CHAPITRE 1

Plus tu dis ça, moins j'y crois. Elle ne semblait pas pour autant disposée à me laisser ren- trer, son corps bloquant le passage dans l'encadrement de la porte. Derrière elle se trouvait l'appartement dans lequel nous avions vécu et travaillé, dormi et parlé, dans lequel nous avions fait l'amour. Le tableau en liège où étaient ...
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CHAPITRE 1

J

e possédais alors la moitié de la tête de Nietzsche. C’est la seule chose que je considérais comme m’appartenant réellement et, le soir où Yasmina me jeta dehors, ce fut le dernier objet que je récupérai avant de gagner la porte et de me retourner pour lui faire part de mes conclusions définitives. Elle parla la première. – J’ai toujours détesté ce truc. Je ne relevai pas. – Excuse-moi, reprit-elle. Je sais que tu l’adores. Mais moi, ça me colle la chair de poule. Je lui répondis que je ne voulais plus discuter. Elle me demanda si j’allais tenir le coup. Je lui rétorquai que ça n’avait aucune importance. Elle m’assura que si, alors je lui affirmai que oui, ça irait. C’était faux. J’avais dit ça pour ne pas la culpabiliser. On ne peut pas vivre deux ans avec quelqu’un sans développer pour lui une sorte de réflexe empathique, et je savais que, si je ne la rassurais pas, elle passerait la nuit sans dormir, à se faire du souci pour moi. Non sans raison : elle me mettait dehors en pleine tempête de neige. Il aurait été normal qu’elle se sente coupable. Mais mon orgueil m’interdisait d’exploiter ce sentiment. – Ça va aller, répétai-je. 11

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– Plus tu dis ça, moins j’y crois. Elle ne semblait pas pour autant disposée à me laisser rentrer, son corps bloquant le passage dans l’encadrement de la porte. Derrière elle se trouvait l’appartement dans lequel nous avions vécu et travaillé, dormi et parlé, dans lequel nous avions fait l’amour. Le tableau en liège où étaient épinglées toutes sortes de photos et souvenirs, preuves d’une histoire commune. Des dîners entre amis. Des week-ends à Salem et Newport. La table basse, une malle en cuir cabossée dénichée dans une vente aux enchères. Sur le chambranle de l’entrée était planté un clou nu. Parfois y était accroché quelque chose, dont l’absence cette fois-ci était le signe cruel de tout ce qui n’allait plus entre nous. Je ne suis pas de ceux à qui les mots viennent à manquer facilement, mais, planté sur le seuil à deux doigts de l’expulsion, je ne savais pas quoi dire. Des larmes roulaient périodiquement sur son visage sans expression, comme par devoir. Le contraste entre nous n’aurait pu être plus saisissant qu’à cet instant. Elle était petite, la peau mate, parée de bijoux, scintillante et raffinée. Et moi, un mètre quatre-vingt-dix, rougeaud, épais, capable de transporter toutes mes possessions – la preuve matérielle complète de mon existence – à la force du poignet sans verser la moindre goutte de sueur. Ce qui en dit long sur le peu que je possédais. Faire mes bagages avait été un processus d’une rapidité déprimante, le tout tenant dans un sac polochon de taille moyenne que j’avais d’ailleurs dû emprunter à Yasmina. La moitié du sac était occupée par mon ordinateur portable, mes livres et quinze centimètres de mémoire de thèse inachevé ; l’autre moitié par mes chemises – râpées aux poignets –, mes vestes – élimées aux coudes –, mes jeans et mes pantalons de treillis froissés. J’avais fourré dans la poche latérale une paire de mocassins marron, usés au-delà du réparable. Au total, une garde-robe parfaitement miteuse, qui reflétait une image de soi entretenue depuis des années : celle d’un universitaire dépenaillé. Les vêtements appartenaient au monde des choses. J’appartenais à celui des idées. Me soucier de mon apparence aurait voulu dire accorder de l’importance à la façon dont les autres me percevaient. À l’époque, je trouvais 12

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cette notion répugnante. Et dans une certaine mesure c’est toujours le cas. Malgré tout, quelque chose en moi ne parvient pas à renoncer à croire que je me situe en dehors de la société, au-dessus de ses jugements. C’est un quelque chose qui rapetisse de jour en jour. Et, enfin, il y avait la tête de Nietzsche. Une demi-tête. La moitié gauche, pour être précis. Je l’avais trouvée sur un marché aux puces à Berlin-Est. Je serais bien en peine de vous dire ce que je faisais là-bas (sur ce marché aux puces, j’entends ; je sais très bien ce que je faisais à Berlin : je dilapidais une énième bourse de voyage pour mener d’énièmes recherches en vue de mon interminable mémoire de thèse). Je n’ai jamais été du genre à faire des achats futiles, or tout ce que l’on peut trouver dans ce type d’endroit est, grosso modo, futile. Si je me souviens bien, je revenais de la Staatsbibliothek et je marchais en direction de mon minuscule studio à Prenzlauer Berg en repensant à mes lectures du jour. J’avais dû m’égarer de mon itinéraire habituel car, lorsque je m’arrêtai, je me retrouvai dans une travée bruyante où je ne me rappelais pas m’être engagé, devant un stand dont je ne me rappelais pas m’être approché, tenant dans la main un objet que je ne me rappelais pas avoir choisi. Froid et lourd, il était en fonte, avec un socle carré dont émergeait un demi-buste, une tête humaine tranchée selon une coupe sagittale : une oreille, un œil, la moitié gauche d’un nez. La grossièreté de l’exécution trahissait les mains maladroites et les outils rudimentaires qui avaient présidé à sa fabrication : les proportions étaient fausses, les surfaces irrégulières, l’œil en particulier possédait une qualité irréelle, enfoncé beaucoup trop profondément dans son orbite comme s’il vous fixait depuis le néant, la chair autour toute balafrée et raturée. Mais, étrangement, ce manque de raffinement contribuait à l’effet d’ensemble, et puis de toute façon la moustache, même réduite à une seule moitié, était trop reconnaissable. Franchement, qui d’autre ça pouvait être ? – Sehr lustig, ja ? Je levai les yeux vers le vendeur. Il ressemblait étonnamment à Joseph Staline, ce qui était d’autant plus troublant 13

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que parmi toutes les babioles de l’ère soviétique éparpillées sur son étalage se trouvait une bouilloire ornée de faucilles et de marteaux et du visage de Staline en personne. Je hochai la tête et retournai l’objet, révélant sous le socle une doublure en velours vert toute râpée. C’était un serre-livres, m’expliqua le marchand. Son ami – c’est le terme qu’il employa, Freund – s’était égaré. Il ne savait pas d’où il provenait, même s’il émit l’hypothèse qu’il avait jadis appartenu à un professeur. Ein Genie, dit-il, un génie, ajoutant que le monde ne serait pas le même sans lui. De la part de quelqu’un qui semblait ne s’être ni lavé ni rasé depuis la perestroïka, c’était une appréciation que je jugeai admirablement intellectuelle et, en tant que philosophe, je fus ému de voir à quel point les idées de Nietzsche, si souvent incomprises, pouvaient encore inspirer le commun des mortels. – E = mc2, dit-il. Ja ? Je crois avoir assez bien réussi à dissimuler ma stupeur, mais à partir de là il me parut de mon devoir de prendre la garde de ce serre-livres. On ne pouvait pas faire confiance à quelqu’un qui confondait Nietzsche et Einstein. Je m’enquis du prix. Le vendeur mit quelques secondes à me jauger, soupesant mon désir en regard de ma veste de sport miteuse, et finit par m’en demander trente euros. Je lui en offris dix, nous coupâmes la poire en deux et je repartis ravi, le sac alourdi de huit kilos. Au fil des années, ce serre-livres était devenu pour moi une sorte de totem, souvenir des temps plus heureux où je pouvais encore décrocher des bourses de voyage. Le soir où Yasmina me jeta dehors, évidemment, tout ça avait bien changé. Mes financements s’étaient taris, sans espoir de renouvellement à court terme. Mes heures d’enseignement avaient été confiées à d’autres étudiants qui en avaient plus besoin que moi, des étudiants encore prometteurs, en troisième ou quatrième année de doctorat plutôt qu’en huitième et des poussières. Ma soi-disant directrice de thèse ne m’avait pas parlé depuis des mois. Autour du bâtiment Emerson Hall, j’étais désormais, sinon persona non grata, du moins une présence superflue. 14

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Je chérissais donc ce serre-livres, que je gardais posé sur le meuble hi-fi du salon, où je pouvais le voir depuis mon bureau dans le coin. Il me donnait du courage. Et puis c’était mon unique contribution à la déco de l’appartement. Yasmina ne s’y était jamais opposée, et l’entendre exprimer ses sentiments véritables me fit l’effet d’un choc. Alors que j’étais là à me creuser les méninges pour trouver une dernière pique appropriée, je le tenais serré contre mon torse, cherchant à le protéger d’elle. – On dirait qu’il a un blaireau sur la figure, dit-elle. – Un demi-blaireau, rétorquai-je d’un ton évasif. Je vais lui faire crédit : je ne pense pas que son comportement visait à infliger le maximum de dégâts. C’était quelqu’un d’égocentrique, mais je l’avais toujours su et je ne l’en aimais pas moins. Même quand j’avais commencé à sentir que notre histoire tournait au vinaigre, je m’étais dit qu’elle n’aurait jamais l’indélicatesse de me mettre à la porte sans préavis. J’avais tort. Bien que j’eusse aimé partir sur un bon mot, au final je ne parvins à produire qu’une vaine tentative d’ironie : – La vie de l’esprit, dis-je en soulevant mes maigres possessions. – Profites-en bien, répondit-elle avant de me fermer la porte au nez. En bas, Drew m’attendait dans sa voiture. Il reposa son sudoku, déverrouilla le coffre et sortit. Puis, voyant le peu d’affaires que j’avais, il claqua le coffre et ouvrit la portière arrière à la place. Nous étions déjà presque à Somerville quand il coupa le son de l’autoradio et dit : – J’espère que tu sais que tu peux rester aussi longtemps que tu voudras. Je compris alors qu’il me fallait trouver une solution de repli au plus vite. Allongé sur un canapé-lit grinçant – sous le regard aliéné de Nietzsche qui me fixait de son œil unique depuis le rebord de la fenêtre, la neige s’amoncelant derrière lui comme un nuage de pensées –, j’entrepris de faire la liste 15

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des pistes à explorer : les sites de recherches d’emploi, Craigslist. Il me traversa l’esprit d’acheter la presse pour les petites annonces. L’idée de trouver mon destin dans un journal me parut désuète – même parfaitement ridicule – et, malgré les sombres circonstances, je me souris à moi-même dans l’obscurité. Quand j’y repense à présent, je me rends compte que me procurer ce journal fut, sinon la première décision significative de ma vie, du moins une étape nécessaire vers tout ce qui s’ensuivit, chacune de mes catastrophes.