Approche microsociologique_Goffman

Je ne cherche pas à éveiller les consciences, je cherche .... Attentif aux compétences dont nous disposons pour recadrer notre ... Si nous passons un peu de temps à élaborer conceptuellement à partir d'EG, c'est .... La microsociologie entend faire la sociologie de ces circonstances, ...... Pourquoi s'excuser de déranger?)
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Béraud - Cours de « Théorie & concepts » - Licence 1 (2009-2010)

GOFFMAN ET LA MICROSOCIOLOGIE

« Je ne cherche pas à éveiller les consciences, je cherche seulement à savoir comment les gens ronflent. » (Goffman). Erving Goffman (EG) (1922-1982)1, d'origine canadienne, est considéré comme l’un des animateurs de la tradition sociologique américaine, son « enfant terrible » 2. Très influencé par George Herbert Mead, formé par Everett C. Hughes, comme tous les Chicagoans des années 19501960 (Howard Becker, Elliot Freidson, Anselm Strauss). C'est l'un des représentants les plus lus de l’École de Chicago, qui s’inscrit dans la mouvance pragmatiste en sociologie. Une autorité importante dans le champ de la sociologie, cité à l’envi, reconnu très tôt sur la scène académique, grâce notamment à son ouvrage désormais classique Asiles (1961, trad. 1968) 3. EG est généralement lu comme le sociologue de l’ordinaire, de l’interaction de face-à-face, du trivial, du banal, etc. Parce qu’il étudie les choses les plus apparemment futiles de la vie sociale, il est invariablement taxé de prosaïsme. Et son style direct, parlé, son sens obsessionnel du détail, son ironie parfois renversante sont autant de marqueurs d’une posture (faussement) anti-théorique, vite perçue par certains comme anti-académique4. Or c’est là un contre-sens qui procède d’une sous-estimation de la portée et de la difficulté de la théorie goffmanienne du monde social. Car EG est un auteur difficile d’accès. Derrière l’exposé très précis et minutieux de l’ordre des interactions et des comportements, à la limite de l’éthologie humaine (i.e. comportementaliste), on trouve en effet une approche rigoureuse de la structuration de la réalité sociale. Il y a chez E.G. comme un impératif descriptif (d'abord donner à voir plutôt que d'expliquer en recourant à des théories massives). Il n’est pas surprenant qu’EG soit l’objet d’un travail d’exégèse conceptuelle important aujourd’hui. Nombreux sont les théoriciens de la sociologie qui se réfèrent à certains ouvrages-clés, parmi lesquels Frame Analysis (Les Cadres de l'expérience 1991 (1974). Signalons aussi qu’EG a été lu très tôt en France. Traduit et publié dans la collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit, à l’initiative de Bourdieu, proche sur bien des points d’EG5 – la connaissance pratique, corporelle, de la place (de la position) de l'agent dans l'espace social. C’est assez remarquable : l’isolationnisme intellectuel de la sociologie française est pourtant une tendance profonde. Même si des contre-sens ont pu être tirés de la non-lecture d’EG (i.e. EG, sociologue trivial), force est de constater qu’il s’est vu décerner dans des délais très brefs le titre d’auteur « classique ». Approche qui s’inscrit dans le courant de l’interactionnisme. EG a refusé de se laisser classer dans la catégorie porte-manteau de l’« interactionnisme symbolique ». Il résiste par principe autant que par méthode à l’imposition ex post des étiquettes6. Ce n’est pas étonnant, puisqu’il est un des initiateurs de la théorie de l’étiquetage (labelling theory), à travers par exemple Stigmates ou 1 2

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Thèse soutenue en 1953 à l'Université de Chicago, sur la communication dans les îles Shetland. Manning, Philip (1992), Erving Goffman and Modem Sociology. Stanford: Stanford University Press. Oromaner, Mark (1980), «Erving Goffman and the Academic Community», Philosophy of the Social Sciences 10 (3). Boltanski, Luc (1973), «Erving Goffman et le temps du soupçon. A propos de la publication en français de La représentation de soi dans la vie quotidienne», Social Science Information 12 (3). Bourdieu, Pierre (1983), «Erving Goffman, Discoverer of the Infinitely Small», Theory, Culture, Society 2 (1) ; Winkin, Yves (1983), «The French (Re)presentation of Goffman’s Presentation and other Books», Theory, Culture, Society 2 (1). Winkin, Yves (1984), «Entretien avec Erving Goffman», Actes de la recherche en sciences sociales 54.

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ses études sur la représentation hyper-ritualisée de la féminité et de la masculinité dans la publicité7. EG propose une vision radicale et novatrice du niveau microsociologique. Radicale, puisqu'il propose, par l'étude des actions ordinaires, de revenir aux fondements du lien social et d'apporter une réponse singulière à la question de philosophie politique « Comment la société est-elle possible? » (Simmel, 1908). Il ne s'agit pas tant de s'interroger sur l'origine et le fondement de la société et de revenir ainsi aux philosophies du contrat, que de savoir si nous pouvons parler de la vie sociale en termes de plus et de moins (i.e. si nous pouvons lui attribuer plus ou moins d'intensité ou de densité relationnelle, plus ou moins de consistance). Partir des expériences communes (importance de la notion d'expérience), plutôt que des produits intellectuels les plus abstraits. L'étonnement de Goffman, sa passion de chercheur le conduisent à voir du sens là où nous n'en voyons guère8. Aux enflûres théoriques, EG. préfère adopter une posture déflationniste. Si la lecture de E.G. est à la fois déroutante et fascinante, c'est que, sans jamais déroger aux principes du métier de sociologue (objectivité et rationalité), il invite à comparer des choses incomparables, à changer constamment de vocabulaire descriptif pour demeurer au plus près de l'expérience individuelle de la vie sociale. Attentif aux compétences dont nous disposons pour recadrer notre expérience et réagencer les apparences, en décrivant les rituels avec désinvolture et les jeux truqués avec sérieux, il a finalement tenté de montrer à la discipline que le regard qui lui convient n'est pas nécessairement le regard convenu. Si nous passons un peu de temps à élaborer conceptuellement à partir d’EG, c’est pour répondre à deux exigences du cours : 1/ EG théorise d’une façon nuancée le rapport micro-macro (que l'on a l'habitude de présenter en termes antagonistes), ses travaux constituent de fait une ressource intellectuelle de premier plan ; 2/ un des objectifs du cours étant d’introduire à la pensée d’auteurs et d'études importants de la sociologie (i.e. le problème de la structuration comme prétexte didactique), c’est l’occasion d’ouvrir les livres d’EG pour voir en quoi sa théorie est conceptuellement conséquente. Il est impossible d’entrer dans les subtilités de la sociologie goffmanienne en une seule séance, d'autant plus que EG n'a pas proposé à proprement parler un ouvrage sytématisant sa pensée. L’exposé assume donc son statut d’introduction. On ne pourra évidemment par en faire la synthèse. La solution proposée est donc la suivante : nous focaliserons sur les écrits d’EG qui font le lien avec la problématique du cours. On abordera donc les thèmes suivants : 1/ une sociologie de la vie quotidienne et l’ordre sui generis de l’interaction ; 2/ la vie sociale est une « scène » ; 3/ une certaine vision de la « condition humaine ». Ce découpage est assez artificiel et lâche ; il sert les fins de l’exposé. Malgré ses limites, ce plan aura permis en bout de course d’évaluer l’intérêt et la pertinence de la contribution d’EG à la thématique de la structuration du social.

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Goffman, Erving (1977), «La ritualisation de la féminité», Actes de la recherche en sciences sociales 14 (1). Par exemple, ce que E.G. appelle les « ressources sûres » (safe supplies). Ce sont toutes ces banalités d'usage, ces phrases toutes fates que l'on dit lorsqu'on ne sait pas quoi dire (« Quel temps ! », « Bientôt le week-end »). Ces phrases, dit-il, sont des ressources de survie pour la conversation, elles « brisent la glace », rompent un silence gênant, etc. De plus, elles sont prononcées dans des circonstances précises : dans un ascenseur, à l'adresse d'un voisin comme un geste de sociabilité minimale ; dans un bus où l'on croise tous les matins le même chauffeur, etc.

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Le micro-monde de la vie quotidienne EG fait donc partie des sociologues qui ont déplacé l’attention sociologue du niveau macro vers le niveau micro dans les années 1950-1960 (i.e. une période dominée par la chimère de la Grande Théorie à la Parsons, très bien exposée par C.W. Mills dans L'imagination sociologique)9. EG s’intéresse à des situations. Les phénomènes sociaux étudiés par la microsociologie10, dont cet exposé voudrait esquisser l'achitecture conceptuelle à partir des travaux de Goffman et des débats qu'il a initiés dans la discipline11, relèvent moins de l'ordre social que de l'ordre de l'interaction, moins de la structure de la vie sociale que de la structure de l'expérience individuelle de la vie sociale. La microsociologie entend par-dessus tout remettre en question cette évidence selon laquelle l'expérience d'Untel est subjective et individuelle. Suivant cette approche, ce qui intéressera un chercheur en sciences sociales dans le cas, par exemple, d'un individu qui vient d'être licencié après 15 ou 20 ans dans la même entreprise, ce ne sont pas ses caractéristiques socio-professionnelles (âge, sexe, diplôme, etc.) - le licenciement est un fait social banal au niveau macrosocial de l'étude de la population des chômeurs - ; il ne s'attachera pas non plus à restituer le « récit de vie » de l'individu licencié, bien que cette expérience soit sans doute subjective. D'ailleurs, lorsque Untel retrace son histoire pour lui-même ou ses amis, pour le conseiller de Pôle emploi ou le sociologue qui l'interviewe, il souligne chaque fois des éléments différents, il « cadre » son récit par des anecdotes significatives qu'il garde en mémoire, qui organisent son expérience et la rendent publique. Cette expérience du licenciement, de la demande d'emploi et du chômage est aussi une « situation sociale », un épisode de la vie privée et publique du licencié-demandeur d'emploi. L'épreuve que traverse Untel peut se décomposer en une série de séquences : l'annonce du licenciement, le départ de l'entreprise et la cérémonie des adieux, la consultation des rubriques d'offres d'emploi, l'inscription au Pôle Emploi, etc. Ces moments et ces contextes ont aussi leur régularité et leur organisation. Pour reprendre un autre exemple, trivial celui-là (encore que...), la question de la qualification d'une séquence d'actions liées à des rencontres sexuelles-amoureuses12 pose la question de savoir à quel moment on se trouve en situation de drague – de drague plus ou moins « lourde »13 -, en situation d'engagement sérieux, à quel moment est-on en couple? Qu'est-ce qui ressort d'une première nuit passée à deux, comment s'engage la relation à la lumière et la « fraîcheur » du premier matin?14 La microsociologie entend faire la sociologie de ces circonstances, ou moments, et analyser l'organisation sociale de ces rencontres comme un ordre de phénomènes sociaux qui ont leur histoire spécifique. Chacune d'elles est un système d'activités situées dont la matière (verbale ou non verbale) est faite d'interactions. Par ce terme, on entendra, avec le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918), des actions réciproques. En l'occurrence, Untel interagit avec ses supérieurs hiérarchiques et ses anciens collègues, avec des agents de services administratifs ou des responsables des ressources humaines, avec des amis et des parents. Dans chacune de ces interactions, il s'engage dans un travail de figuration (l'engagement est une notion importante de l'interactionnisme) : il sauve la face ou fait piètre figure, il se discrédite ou rebondit et surmonte son 9

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Ritzer, George (1985), «The Rise of Micro-Sociological Theory», Sociological Theory 3 (1) ; Stryker, Sheldon (1987), «The Vitalization of Symbolic Interactionism», Social Psychology Quarterly 50 (1). Scheff, Thomas (1994). Microsociology : discourse, emotion and social structure. Chicago : Univ. of Chicago Press. La microsociologie est une reconstruction analytique regroupant des programmes sociologiques certes différents mais entretenant un même air de famille : l'interactionnisme symbolique, l'interactionnisme goffmanien, l'éthnométhodologie. Collins, Randall (2004). Interaction Ritual Chains. Princeton University Press, chap. 6 : « a theory of sexual interaction ». Du genre : http://www.youtube.com/watch?v=s24wrXlA7nU Kaufmann, Jean-Claude (2004). Premier matin : comment naît une histoire d'amour? Paris : Pocket.

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échec. Toute activité située comporte ainsi une part normative qui fait que les protagonistes s'instituent comme entrepreneurs de moralité : ils disent le droit et dénoncent le scandale, prennent position dans un jeu de langage et en évaluent la pertinence. Le licenciement est, dans la vie de Untel, une épreuve comparable à beaucoup d'autres, plus ou moins banales, où il s'agit de reconsidérer ses ressources disponibles, son identité et ses relations. Mais la comparaison qui intéresse le sociologue porte moins sur le vécu subjectif de l'individu (le pathos) que sur ce qui fait d'une épreuve singulière une expérience anthropologique et une histoire susceptible d'être rejouée, une cérémonie publique de dégradation, un rituel de stigmatisation (comment réagir en tant que licencié? Qu'est-ce qu'être un bon licencié? Comment soutenir un licencié? Comment exprimer sa qualité d'ami dans ce caslà?). C'est la même chose avec l'engagement ou la rupture amoureuse (comment bien rompre? La question n'est pas aussi évidente, tout dépendre de la qualité de l'engagement : filer en douce avant que le partenaire d'une nuit se réveille ; rompre par textos ou mails; en faisant une belle lettre ou une déclaration inspirée ; l'annoncer en public pour éviter tout esclandre...). Pensez aussi à ceux qui vous sollicite (e.g. comment bien faire la manche? Les règles et manières peuvent être mulitples, tout dépendra du lieu d'activité et du « public » auquel on s'adresse : solliciter ouvertement quelqu'un dans la rue ; s'effacer derrière une pancarte tout en affichant l'épreuve physique du mutisme et de l'immobilisme ; effectuer machinalement son laïus dans les transports publics ; donner à voir un engagement sincère de rétablissement ; être trop ou trop peu en mauvais état...). En effet, dans la mesure où l'épreuve est socialement cadrée, ce n'est pas l'individu qui constitue l'unité élémentaire de la recherche, mais la situation. A côté des entités constitutives de la sociologie que sont le collectif (groupe, classe, population) et l'individu (acteur, agent, sujet), la microsociologie introduit ainsi un objet nouveau, la situation d'interaction. Ses outils (approche dramaturgique – Goffman -, analyse de conversation – ethnométhodologie) se réfèrent ainsi, implicitement ou explicitement, à un paradigme de la discipline que l'on appellera, à la suite d'Isaac Joseph, « situationnisme méthodologique »15 pour le distinguer des deux autres paradigmes dominants dans les sciences sociales : le holisme et l'individualisme méthodologique. Vous vous souvenez que je vous ai indiqué précédemment qu'il est habituel, lorsqu'on présente le concept de situation en sociologie, d'évoquer William I. Thomas et son fameux théorème: « Si les gens définissent les situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences ». D'une certaine manière, cette formulation résume la conception qui a prévalu jusqu'à présent dans les sciences sociales, qu'elles se réclament ou non de l'Ecole de Chicago. Ce qui est mis en avant alors, c'est l'agentivité des acteurs sociaux, ce que l'on nomme en anglais l'agency16. 15

Bien que la formule n'ait « pas prise », elle reste pertinente. Contrairement aux diverses traditions positivistes et déterministes alors à l'oeuvre (empruntant au comportementalisme ou béhaviorisme, ainsi qu'à une formulation structuro-fonctionnaliste de type durkheimienne), l'agentivité renvoit à l'idée que les humains ne sont pas des robots mais surtout ont la capacité (terme important) d'exercer une forme de contrôle sur eux-mêmes, les autres, et l'environnement. Les humains sont capables de contruire, engager et accomplir leurs intentions (bien entendu ils ne sont pas omnipotents, cela s'exerce dans le cadre de leurs limites propres). Ils sont ont cette capacité de réflexion qui constitue la base de la constitution du sens des actions. Ici, l'activité et l'action sociale ne sont pas prédéterminées mais sont construites dans le cours d'un processus d'agir, lequel est du coup capable d'être altéré suite à la rencontre avec n'importe quelles circonstances rencontrées. Les

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Le point important est que l’univers des significations émerge d’un processus de coopération et d’adaptation mutuelle au sein du groupe social (legs des théories évolutionnistes en sciences sociales, notamment à Chicago). Si ce que l'on appelle les situations sociales sont le résultat émergent des interactions, l'une des tâches des interactionnistes sera d'interroger la force et la stabilité de ces formes conventionnelles d'organisation, de ces ordres sociaux négociés. Car, dans un sens générique, les situations sont ce à quoi des sujets s'ajustent via les définitions qu'ils en donnent, et leur réalité (sociale) leur vient de ces définitions. Celles-ci sont nécessaires pour qu'une décision et une action soient possibles. Dans cette perspective, la définition des situations comporte deux éléments, l'un externe – la sélection et l'interprétation des conditions objectives de l'action -, l'autre interne, la hiérarchisation des impulsions et des attitutdes, « de sorte que l'une d'elles devienne prédominante et se subordonne les autres » (Thomas & Znaniecki 1927 : 68). Cette problématique, qui combine une inspiration néo-kantienne (présupposition d'un sujet tenu pour source du sens et origine de ses actes) et une inspiration pragmatiste (la validité des idées et des propositions est évaluée en fonction de leurs conséquences), a nourri plusieurs programmes de recherche, allant de l'interactionnisme symbolique (Blumer, Becker) à la phénoménologie sociale (Schütz). L'interactionnisme symbolique – Il trouve sa première origine dans l' « Ecole de Chicago » - l'expression a été pour la première fois formulée par Ernest Blumer en 1937 - en prenant le contre-pied de la conception durkheimienne de l'acteur. Durkheim, s'il reconnaît la capacité qu'a l'acteur de décrire les faits sociaux qui l'entourent, considère que ces descriptions sont trop vagues, trop ambiguës pour que le chercheur puisse en faire un usage scientifique, ces manifestations subjectives ne relevant d'ailleurs pas du domaine de la sociologie. A l'inverse, l'interactionnisme symbolique soutient que la conception que les acteurs se font du monde social constitue, en dernière analyse, l'objet essentiel de la recherche sociologique. Les critiques méthodologiques des interactionnistes sont radicales. Ils rejettent le modèle de l'enquête quantitative et ses conséquences sur la conception de la rigueur et de la causalité dans les sciences sociales. Une connaissance sociologique adéquate ne saurait être élaborée par l'observation de principes méthodologiques qui cherchent à extraire des données de leur contexte afin de les rendre objectives. L'utilisation des questionnaires, des interviews, des échelles d'attitude, des calculs, des tables statistiques, etc., tout cela crée de la distance, éloigne le chercheur, au nom même de l'objectivité, du monde social qu'il veut étudier. Cette conception jugée scientiste produit évidemment un curieux modème de l'acteur, sans relation avec la réalité sociale naturelle dans laquelle il vit. L'authentique connaissance sociologique nous est livrée dans l'expérience immédiate, dans les interactions de tous les jours. Il faut d'abord prendre en compte le point de vue des acteurs, quel que soit l'objet d'étude, puisque c'est à travers le sens qu'ils assignent aux objets, aux situations, aux symboles qui les entourent, que les acteurs fabriquent leur monde social. La phénoménologie sociale de Schütz17 – Alfred Schütz (1899-1959) a étudié les sciences sociales à l'Université de Vienne. Il est parti d'une réflexion sur Max Weber pour élaborer son premier ouvrage publié en 1932. Il adressa cet ouvrage à Husserl qui lui proposa de devenir son assistant. Schütz déclina cette offre, mais conserva des rapports de travail avec Husserl, jusqu'à son départ définitif en 1938 pour fuir le régime êtres 17

humains gèrent leur existence, agissent à la construction de mondes sociaux et à la transformation de leurs environnements (la notion d'écologie que l'on retrouve chez Park vient de là). Pour une présentation simple : Corcuff, Philippe. Les nouvelles sociologies. Paris : Nathan « 129 » ; plus l'article : http://www.laviedesidees.fr/La-comprehension-phenomenologique.html Pour approfondir la réflexion (et échapper à l'emprise de la réception d'une certain sociologie sur Schütz, comme sur Simmel d'ailleurs, celle dite « interprétative ») : Céfaï, Daniel. (1998). Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schütz, naissance d'une anthropologie philosophique. Genève : Droz ; Céfaï, D. « Type, typicalité, typification – la perspective phénoménologique », in Fradin, B. (ed.) L'enquête sur les catégories, 1994. Paris : EHESS.

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nazi. Après un an passé à Paris, il s'installe définitivement aux Etats-Unis, où il meurt en 1959. C'est seulement après sa mort qu'il est devenu un classique de la sociologie, grâce notamment à la réception de l'ouvrage de Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité. Revenons à l'ouvrage de 1932, The Phénomenology of the social world (trad. Angl.) qui fonde la phénoménologie sociale. Weber, bien qu'il en est souligné l'importance, n'a pas clarifié la notion de Verstehen – le comprendre opposé à l'expliquer, Erklären – qui se réfère tantôt à la connaissance de sens commun, tantôt à une méthode spécifique aux sciences sociales. Schütz va développer la première signification du Verstehen et proposer l'étude des procédures d'interprétation que nous mettons en oeuvre dans notre vie de tous les jours, pour donner un sens à nos actions et à celles des autres. C'est là probablement l'idée centrale, l'apport essentiel de Schütz. C'est l'idée simple selon laquelle « la compréhension est toujours déjà accomplie dans les activités les plus courantes de la vie ordinaire. »18 Comme le notait Schütz, « le langage de tous les jours recèle un trésor de types caractéristiques préconstitués, d'essence sociale, qui abritent des contenus inexplorés ». Le monde social de Schütz est celui de la vie quotidienne, vécue par des individus qui ne portent pas d'intérêt théorique, a priori, à la constitution du monde. Ce monde social est un monde intersubjectif constitués de significations multiples qui se sont sédimentées au fil de l'histoire, un monde de routines, dans lequel les actes de la vie quotidienne sont pour la plupart accomplis machinalement. La réalité semble « naturelle » et sans problème. Pour Schütz, la réalité sociale, c'est « la somme totale des objets et des événements du monde culturel et social, vécu par la pensée de sens commun d'hommes vivant ensemble de nombreuses relations d'interaction. C'est le monde des objets culturels et des institutions sociales dans lesquelles nous sommes tous nés, où nous nous reconnaissons... Depuis le commencement, nous, les acteurs sur la scène sociale, vivons le monde comme un monde privé mais intersubjectif, c'est-à-dire qui nous est commun, qui nous est donné ou qui est potentiellement accessible à chacun d'entre nous ; et cela implique l'intercommunication et le langage. » (Le chercheur et le quotidien). Les hommes n'ont jamais, en quoi que ce soit, des expériences identiques, mais ils supposent qu'elles sont identiques, font comme si elles étaient identiques, à toutes fins pratiques. L'expérience subjective d'un individu est inaccessible à un autre individu. Les acteurs ordinaires eux-mêmes, qui ne sont pourtant pas des philosophes, savent qu'ils ne voient jamais les mêmes objets d'une manière commune : ils n'ont pas les mêmes places d'observations, ou les mêmes buts, les mêmes intentions, pour les regarder. On ne voit pas la même chose, pour suivre un match de football, selon qu'on est assis dans les tribunes centrales, ou dans les virages. Tout le monde le sait si bien qu'on accepte, pour regarder une même rencontre, que les prix soient différents, parce que la qualité du spectacle, ou plus exactement la qualité du regard, diffère selon le point de vue. Cependant, tout le monde s'accordera pour dire que tous les spectateurs ont suivi le même match. En principe, le fait que les acteurs ne voient pas la même chose devrait empêcher toute possibilité d'une réelle connaissance intersubjective. Ce n'est pourtant pas le cas selon Schütz, grâce à deux « idéalisations » utilisées par les acteurs : celle de l'interchangeabilité des points de vue d'une part (on peut échanger les places et échanger les angles de vue), et celle de la conformité du système de pertinence d'autre part (tous les spectateurs supposent que les autres sont venus voir ce match pour les mêmes raisons que lui, qu'ils y portent tous le même intérêt, ou pour le moins un intérêt empirique identique, cela malgré leurs différences biographiques). Considérées ensemble, ces deux idéalisations composent « la thèse générale de la réciprocité des perspectives », qui marque le caractère social de la structure du monde – vie de chacun. Cette description de Schütz permet de comprendre comment des mondes expérientiels « privés », singuliers, peuvent être transcendés en un monde commun : c'est par ces deux idéalisations que je vois la même chose que mes voisins de match, y compris ceux qui, n'ayant pas fait le déplacement jusqu'au stade, le regardent à la télévision. Nous voyons ensemble le même match en dépit de nos places différentes, de nos différences de sexe, d'âge, de condition sociale, etc., c'est-à-dire malgré une « distribution sociale de la connaissance » disponible hétérogène (le « stock de connaissance », pour reprendre la notion de Schütz, n'est pas la même pour chaque acteur). De même, écrit Schütz, « nous voyons tous les deux le même oiseau en train de voler, malgré nos différences de position dans l'espace, nos différences de sexe, d'âge, et en dépit du fait que vous ayez l'intention de le tirer, tandis que je veux seulement l'admirer. » 18

Pharo, Patrick. « La description des structures formelles de l'activité sociale », in Décrire : un impératif?, 1985. Paris : EHESS : 160.

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Par ce processus d'ajustement, permanent, exprimé dans ces deux idéalisations, les acteurs parviennent à dissiper leurs divergences de perception du monde. L' « attitude naturelle » recèle une extraordinaire capacité de traiter les objets, et plus généralement les actions et les événements de la vie sociale, en vue de maintenir un monde commun. Elle implique également une capacité d'interprétation telle que le monde est déjà décrit par les membres19. La phénoménologie sociale, celle de Alfred Schütz en particulier, a rétabli la composante « contraintes objectives » d'une situation, et esquissée une description plus précise du processus de définition des situations (Schütz, A. (1987). Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris: Méridiens Klincksieck). Ce processus, qui est, pour Schütz, une affaire d'actes attentionnels, présente deux aspects essentiels: un découpage de portions de réalité en fonction d'un thème, et une sélection d'éléments de savoir « pertinents ». L'agent humain ne se contente donc pas d'analyser la situation dans laquelle il se trouve ; il la constitue véritablement. Ce qu'il fait en découpant dans son environnement une zone de pertinence sur laquelle son attention va se focaliser, et en prélevant dans son « stock de connaissances », les éléments nécessaires pour la configurer. Ces opérations sont guidées par un thème, qui émerge en fonction des intérêts et des objectifs présents de l'agent. Ce sont les éléments pertinents ainsi découpés et sélectionnés pour constituer une situation, qui forment le contexte immédiat de l'action. Dans cette perspective, agir c'est traiter une situation, la « voir comme ». L’action émerge d’une expérience de délibération, où un choix s’opère à partir du monde naturel, pris pour allant de soi (taken for granted), qui est le cadre général des possibilités et au sein duquel nous opérons une sélection en réponse à notre situation subjective – c'est la procédure de « typification »20 (des typifications qui sont réciproques, c'est un conflit d'interprétations auquel on a droit). Délibérer, c’est projeter l’action, c'est-à-dire l'intégrer à un système normatif d'attentes (par exemple, il est attendu, ou on s'attend à ce que l'homme en uniforme possédant une arme que je vois au bout de la rue soit un agent de la force publique, j'appréhenderai cet homme en tant que policier, qu'il agisse comme tel – faisant preuve de civilité -, qu'il ne me braque pas son arme pour me détrousser21 ; ou bien, pour reprendre l'exemple de Schütz : « Lorsque je glisse une lettre dans la boîte, je m'attends à ce que des gens inconnus, appelés employés postaux, agissent de manière typique, qui m'échappe d'ailleurs en partie, obtenant comme résultat que ma lettre va atteindre le destinataire dans un temps typique raisonnable. »). L’action se décide non tant par une série de choix posés d’avance, que par une sélection parmi les éléments du monde et de notre stock de connaissance. Certains éléments seront pertinents pour définir notre situation, afin que nous y fassions face et que nous y agissions : ils seront notre motivation22. En la comparant avec d’autres actions du même type déjà accomplies, nous pouvons dire que, si nous l’avions entreprise par le passé, elle aurait été réalisée avec succès – et nous suivons un chemin similaire. Nous anticipons de la sorte ses résultats, imaginairement, en traçant des voies incomplètes au-delà de la bifurcation que nous plaçons devant nous, en faisant presque coexister les projets qui attendent de ne plus être imaginés, mais motivés. Tant que nous agissons, nous réorientons constamment l’action et nous ne choisissons donc jamais l’acte final dès le départ.

Le courant interactionniste, du moins dans sa version « blumérienne », a accentué la dimension interprétative du phénomène (social) : les situations sont déterminées par la façon dont elles sont définies ; et leur définition est une affaire d'interprétation par les acteurs eux-mêmes (ce qui est un pas supplémentaire par rapport à la sociologie dite compréhensive de Weber). En d'autres termes, les gens traitent les situations en fonction de ce qu'ils pensent qu'elles sont et du sens 19 20

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Coulon, Alain (1987). L'ethnométhodologie. Paris : Puf. Schütz choisit délibérément le terme de typification, plutôt que le terme d'idéal-type utilisé par Weber, afin de marquer le caractère non figé, selon Schütz, des typifications qui sont liées au monde vécu (Lebenswelt). Un film comme « Bad Lieutenant » (notamment la version de Werner Herzog) illustre la déroute de ce système d'attente. Schütz établira une distinction de registre motivationnel structurant l'interaction, entre les « motifs en-vue-de » (inorder-to-motive) d'une part, c'est-à-dire les motifs qui se réfèrent à une fin, à un système d'anticipation (l'agent se réfère au résultat de l'action future) ; et les « motifs parce-que » (because motive) qui ne sont pas prospectifs, mais réfèrent plutôt à l'intégration d'éléments passés, nous donnent des informations sur le pourquoi de l'action, sur la manière dont l'agent a réalité son motif en-vue-de (ils ne peuvent être ressaisis qu'après coup, car « aussi longtemps que l'acteur vit dans son action en cours, il n'a pas en vue ses motifs parce que » (Schütz)).

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subjectif qu'elles ont pour eux, du point de vue qui est le leur. La signification sociale des objets provient de ce qu'on leur donne sens au cours de nos interactions. Et si certaines interactions sont stables dans le temps, elles doivent être renégociées à chaque nouvelle interaction. L'interaction est définie comme un ordre négocié, temporaire, fragile, qui doit être reconstruit en permanence afin d'interpréter le monde (on retrouve ce constructivisme dans la phénoménologie sociale). Bref, pour l'interactionnisme, l'espace social se réduit à un simple contexte de conscience (awareness context), c'est-à-dire à un univers de points de vue se réfléchissant les uns les autres indéfiniment (Bourdieu, Méditations pascaliennes: 264). Les situations ont à être dotées de significations pour devenir une réalité humaine. Cette conception, qui est à l'origine de la théorie du labelling23, a souvent été considérée comme un argument de type constructiviste – la réalité sociale est construite par les humains à travers leurs interprétations ; il n'y a donc pas une réalité brute, surplombante, indépendante des valeurs et des significations que les gens donnent aux choses et aux événements, et toute chose doit être définie intellectuellement ou dotée de sens pour devenur une réalité sociale. Cette conception standard de la définition des situations a été plus ou moins directement remise en cause par des sociologies dissidentes, en particulier celles de Garfinkel et de Goffman. Certes, la sociologie de E.G. admet, comme les interactionnistes, que l'action ne se laisse saisir que dans les circonstances concrètes d'une coprésence, en prenant pleinement en considération les exigences qui naissent de l'engagement mutuel dans une relation sociale et de l'incertitude inhérente au déroulement séquentiel des échanges. Mais pour E.G., et c'est ce qui marque nettement sa différence avec les autres interactionnistes, ces circonstances - comme les situations qu'elles spécifient – sont préordonnées : si le cours que prendra l'action est nécessairement imprévisible, il doit toujours s'inscrire dans un contexte particulier qui se reconnaît à un ensemble d'éléments de signification et d'orientation qui imposent un certain régime d'obligations à ceux qui y pénètrent. Autrement dit, si E.G. est le sociologue de l'interaction, il n'est pas celui des échanges entre individus exprimant des points de vue divergents et définissant des situations ensemble, mais plutôt celui de l'ordre de l'interaction sui generis, c'est-à-dire de la structure de contraintes qui encadrent l'engendrement des conduites de chacune des parties liées à une action en commun. Trouvant que la situation restait « négligée » en sciences sociales, E.G. s'est efforcé de lui donner la place qu'elle méritait dans la microanalyse de l'interaction sociale et dans l'enquête sur l'organisation de l'expérience. Liant étroitement situation, co-présence corporelle et perceptibilité mutuelle, et insistant sur le rôle médiateur de l'environnement dans la détermination du comportement, E.G. a, sous plusieurs aspects, anticipé le tournant écologique et pragmatique qui caractérise les recherches actuelles en matière de théorie de la situation. Ce vocable de l'action située sert à décrire, ou à rapporter le raisonnement pratique des agents sociaux. L'accent est mis sur la nécessité de déplacer l'analyse de l'action de la représentation vers l'accomplissement : plutôt que d'abstraire l'action de ses circonstances et de reconstruire sa rationalité à l'aide de modèles ou de types idéaux (Weber), mieux vaut étudier comment les gens se comportent de façon intelligente en situation (on les considère comme capables, ce ne sont plus les « cultural dopes », les idiots culturels envisagés jusqu'alors), en utilisant les circonstances sociales et matérielles dont ils dépendent. Cette théorie s'est développée comme une critique du « plan » - c'est-à-dire de l'idée que l'accomplissement de l'action n'est que l'exécution d'un plan construit dans la phase de délibération (je pense et j'agis dans le sens de ma pensée) -, et, via le plan, des conceptions désincarnées de la rationalité de l'action. L'idée est que 23

Qu'on appelle en français la théorie de l' « étiquetage » ou de la « désignation ». Elle va insister davantage sur les processus à travers lesquels les déviants sont définis par le reste de la société, que sur la nature de l'acte déviant luimême. Selon la théorie de l'étiquetage, le déviant est celui qui est désigné comme tel ; être désigné comme déviant résulte en fait d'une grande variété de contingences sociales, influencées par ceux qui ont le pouvoir d'imposer cette désignation : on devient tel qu'on nous décrit.

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si l'action est un procès, c'est-à-dire quelque chose qui procède graduellement vers un état final à travers un travail interne d'organisation, et se déroule dans le temps, elle n'est ni représentable, ni programmable à l'avance, car elle doit traiter une infinité de contingences liées au changement de son objet et au développement même des circonstances sous l'effet de ce qui est effectué et de ce qui se produit. L'agent aura beau tout planifier, envisager les alternatives entre lesquelles choisir à chaque étape, l'accomplissement de l'action ne pourra pas être la simple exécution d'un plan ; il faudra s'ajuster aux circonstances et les utiliser pour réduire l'incertitude et traiter les contingences, ainsi qu'agir au bon moment en saisissant les occasions favorables. Ce qui requiert une improvisation, étayée sur des embodied skills (des savoirs-faire incorporés), un peu comme une jam session de jazz. D'ailleurs, c'est l'engagement dans l'accomplissement qui fait apparaître, au fur et à mesure, les possibilités ou les alternatives effectives. Les plans, quant à eux, ne sont que des représentations schématiques de l'action, qui peuvent être utilisés comme une ressource parmi d'autres pour guider la réalisation. Ce caractère incertain et imprévisible de l'action fait qu'une analyse en contexte et en mouvement est nécessaire de la part de l'agent. Celle-ci n'est pas de même nature que celle que peut faire quelqu'un au repos, avant de s'engager dans son action. Lorsque l'agent est en train d'agir, il ne dispose pas de son action comme d'un objet à inspecter réflexivement, dans une posture d'observateur désengagé : quand l'action se développe sans accrocs, elle est « transparente » et s'écoule dans le flux de l'activité sociale ; sinon, lorsque l'agent agit, il ne s'intéresse qu'à certains aspects de la situation dans laquelle il est impliqué : son exploration et son activité sont dirigées vers des objets et des événements singuliers (« voir comme »), qui sont en perpétuel changement, au fur et à mesure que l'activité avance, de nouveaux objets et de nouveaux événements apparaissent. Dans sa forme la plus poussée, une telle problématique déplace considérablement les limites de l'analyse. Les différences de points de vue ne sont plus simplement une différence de connaissances entre des personnes dans un groupe, mais de distribution des processus cognitifs dans des systèmes incluant des artefacts et des objets en plus des individus. La cognition est distribuée (J.J Gibson et les « affordances »). Les processus cognitifs sont en grande partie externalisés et rendus concrets. Les capacités cognitives humaines ne sont plus celles d'un esprit individuel séparé du monde, mais celles d'un être incarné, raisonnant et pensant autant avec ses yeux et ses mains qu'avec sa tête, d'un être qui fait corps avec un environnement qu'il rencontre comme un partenaire, et d'un être impliqué dans des systèmes culturels d'activité.

On peut aussi cependant considérer qu'il ne s'est écarté que partiellement de la problématique précédente. La situation est « ce dont un individu est conscient à un moment donné ». Goffman ne conçoit cette conscience ni à la manière de Thomas, ni à celle de Blumer. Il dit considérer le théorème de Thomas comme « littéralement juste », mais « faux dans son interprétation courante » : certes, toute situation demande à être définie, mais « cette définition n'est pas inventée par ceux qui y sont impliquées »24 ; « le plus souvent nous nous contentons d'estimer correctement ce que la situation devrait être pour nous et d'agir en conséquence », et il se peut qu'une définition inadéquate de la situation ne porte pas à conséquence. Par ailleurs, il admet que cette définition puisse ne pas passer par une réponse explicite à la question « que se passe-t-il ici? », mais être incarnée « dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire ». Néanmoins Goffman maintient dans sa théorie une composante essentielle de la conception classique des situations, qui n'envisage leur productivité qu'en termes de contraintes, de limitation des possibles et d'imposition de lignes de conduite. [n.b. : le social s'appréhende par des événements déréglés]. En envisageant l'interaction dans son immédiateté, E.G. déplace le projet analytique : il ne s'agit plus de rendre compte de l'émergence de la réalité du monde social (thèse constructiviste), mais de comprendre les règles qui régissent l'élaboration en acte du jugement pratique. C’est l’ordre local que le sociologue est invité à observer in situ et in vivo. Les contraintes dont il vient d'être question se situent à cette échelle locale. 24

L'espace social est, poursuit Bourdieu, le lieu relativement stable de la coexistence des points de vue […]. Les points de vue, au sens de prises de position structurées et structurantes sur l'espace social ou sur un champ particulier, sont par définition différents, et concurrents (ibid.).

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Ce qui distingue la notion de situation25 n'est pas qu'elle conduit à envisager des conduites individuelles comme le produit des volontés d'une conscience dégagée de toute forme de détermination sociale, mais simplement à rapporter l'accomplissement de l'action aux contraintes internes au cadre d'interaction dans lequel elle s'actualise. Il ne s'agit plus, en ce cas, de comprendre le rapport frontal entre l'individu (tout puissant) et la société (et son édifice intangible de normes et de valeurs) ou la position d'un individu dans un champ (et son ensemble de lois de différenciation, d'attraction et d'exclusion), mais d'analyser les formes d'obligation qu'imposent ces contraintes internes. Pour rendre compte de ce type de contrainte, E.G. (Les rites d'interaction) analyse un phénomène : la communication26. Thème central de la philosophie pragmatique, chez Mead comme chez Peirce, la communication était surtout saisie comme une communication langagière ; Goffman ajoutera à cela la communication comportementale (on retrouve ici le fruit des échanges qu'il aura pu entretenir avec les éthologues et autres chercheurs de Palo Alto27). Il part d'une idée courante – agir demande de traiter des contenus d'information disponibles – et pose que ces contenus sont de deux types: 1. d'une part, la transmission intentionnelle d'informations; 2. d'autre part, les expressions que les individus « exsudent » dès lors qu'ils se trouvent en présence les uns des autres. Pour lui, le contenu d'information véhiculé dans les échanges verbaux ne vaut pas par lui-même. Il ne serait rien s'il n'était étayé par les éléments non verbaux qui l'accompagnent et en précisent la signification : l'intelligibilité d'un énoncé repose sur un ensemble d'indices matériels observables, ou sur le ton et l'attitude qui attestent la congruence de la forme et du contenu du message verbal. Pour E.G., la communication est donc triplement contrainte : par les règles gouvernant la bonne formation des énoncés ; par les expressions qui accompagnent les énoncés et leur affectent un supplément de sens ou ratifient leur justesse ; et par le contexte dans lequel les énoncés sont formés. Il adjoint à ce lot une quatrième contrainte, essentielle à ses yeux : la crédibilité. C'est que, indépendamment de la confiance que l'on accorde a priori à tout interlocuteur, il importe encore de reconnaître sa sincérité, puisque, à en croire E.G., toute forme d'échange verbal serait probablement rendue impossible si chacun devait procéder, constamment, à la vérification précise de la moindre des assertions proposées par chacun de ceux qui y participent. 25

Le rapport entre individu et société peut être conçu à partir d'une des trois notions courantes en sociologie : société, champ ou situation [i.e. de l'échelle macrosociale à celle micro]. Qui adopte les notions de société ou de champ ne se préoccupe pas vraiment de ce que les individus pensent au moment où ils agissent, puisque le principe de leur action se trouve hors de toute d'atteinte de leur conscience. Ce principe se loge, pour les uns, dans l'ordre fonctionnel qui prescrit une place à chaque individu (Durkheim, Parsons), et, pour les autres, dans l'état des rapports de force qui détermine, de façon arbitraire, les conditions du pensable et du légitime dans un domaine d'activité collective (Bourdieu). 26 Ce faisant, nous pouvons rapprocher ces développements des travaux issus de l'Ecole de Palo Alto dans les années 50 et 60 (Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Ray Birdwhistell, etc.). Voir Winkin, Yves (dir.). La nouvelle communication, Paris: Seuil, « Points ». 27 Pour exemple, la proxémie. Champ de recherches mis en oeuvre par Edward T Hall qui s'intéresse à la manière dont les individus prêtent sens et agissent dans l'espace. L'humain communique et interagit dans un rapport à l'espace ; cet espace est lié à l'action. Dans sa forme la plus poussée, il est considéré que l'humain se définit socialement et culturellement par son rapport à l'espace. Hall dresse une typologie de distances : publique, sociale, personnelle, intime (qu'est-ce que se sentir proche ou éloigné?). Pensons au sentiment de malaise de certaines populations devant la proximité de dialogues et l'emprise tactile des membres d'une autre culture.

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Or, cette présomption de crédibilité n'implique pas, pour Goffman, un jugement porté sur la bonne volonté ou les qualités morales du locuteur. Elle est une condition nécessaire de la réussite (fallacy) de l'échange verbal, pour autant que celui-ci est contrôlé par les indices observables attestant du caractère plausible des énoncés qui le composent. La communication est donc subordonnée à un phénomène fondamental : l'incessante activité dans laquelle les acteurs sont plongés et qui consiste à porter, aux fins de l'action, des jugements sur l'ajustement de ce qui se fait et se dit à ce que la situation exige. Et cette exigence est contenue dans les « contraintes d'acceptabilité » propres à chaque situation connue. E.G. a donné un caractère dynamique à ces contraintes, en les fichant dans ce que l'on peut nommer les propensions à l'action, c'est-à-dire l'ensemble des propriétés qui forcent l'action qui se déroule dans une situation à se déployer dans des directions pré-formées28 (cf. les normes et l'obligation chez Mauss et Peirce : would be – on s'attend à...29). Et il distingue ces propriétés selon le genre de contrainte qu'elles exercent : systémiques (prise en considération de l'asymétrie de la relation, signalisation des lieux, accoutrement des personnes, disposition physique des objets et des participants, etc.) et rituelles (règles de politesse et de déférence, respect des principes de responsabilité morale, alignement sur l'ordre temporel des échanges, etc.). Mais cette orientation recèle une contradiction : d'une part, E.G. propose d'appréhender la situation comme une réalité sui generis30, c'est-à-dire une rencontre physique qui engendre ses propres conditions de satisfaction ; d'autre part, il souligne la primauté des éléments de structure sociale que les acteurs « importent » dans la situation et qui leur permettent d'y participer de façon adéquate. Il y a donc une sorte de paradoxe à consacrer l'autonomie de l'ordre de l'interaction tout en neutralisant le contenu effectif de la co-présence puisqu'elle n'explicite jamais comment les relations sociales se nouent, sont reconduites et cessent31. Ce paradoxe exprime certaines des difficultés rencontrées par E.G. dans sa tentative d'élaboration d'une théorie de l'interaction, dont de nombreux commentateurs ont montré comment elle oscillait, en permanence, entre une explication des structures invariantes de l'action et une description des mystères de l'ordinaire du commerce social. Cela s'est avéré surtout juste dans les premiers travaux de E.G., époque à laquelle il entretenait l'ambivalence de l'ordre de l'interaction : ordre négocié vs. ordre rituel ; figure libre vs. figure imposée. Affrontement de deux positions limites, de deux interprétations de l'oeuvre de E.G.

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Ogien, Albert (2007). « Les circonstances et leurs propensions », in Les règles de la pratique sociologique. Paris : Puf. 29 La philosophie analytique tout d'abord, puis les sciences sociales, se sont intéressées à l'argument élaboré par ce qu'il est convenu de nommer le « second Ludwig Wittgenstein » à propos de ce que c'est que « suivre une règle » (Charles Taylor, « suivre une règle », Critique, 1995, n°579-580). Topos de vives disputes, il est malgré tout considéré comme révolutionnaire dans l'étude des normes sociales – entre déterminisme et libéralité -, il aura été une source de réflexion importante chez Pierre Bourdieu (entre autres sociologues qualifiés de déterministes, cf. Bouveresse, Jacques (2003). Bourdieu, savant & politique. Marseille : Agone : 137-162). Pour une présentation générale des difficultés à penser les règles : lire le numéro spécial des Archives de philosophie, 2001/3 ; plus particulièrement l'article de Sandra Laugier, « Où se trouvent les règles? » http://www.cairn.info.gate3.inist.fr/revue-archives-de-philosophie-2001-3-page-505.htm 30 Rawls, Anne Warfield (1987), «The Interaction Order Sui Generis: Goffman’s Contribution to Social Theory», Sociological Theory 5 (2). 31 Comme s'il existait un champ de force (sociale) configurant les interactions dont on ne chercherait pas à connaître la nature. Les critiques de l'école française de sociologie avait déjà adressées des remarques de ce registre à l'époque ; nous pouvons néanmoins imaginer la réponse de Durkheim : en tant qu'adepte de la méthode positiviste, ce n'est pas la métaphysique du social qui importe dans le travail du sociologue mais l'explication d'un fait social par un autre fait social (la question des causes premières ou originaires sont, en l'occurrence, insignifiantes).

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Pourtant, l'héritage durkheimien est alors prégnant32. Sans en renier l'imprévisibilité et l'inventivité, l'étude de l'interaction est avant tout attachée à en restituer la charpente de rituels et de conventions. Pour des interactionnistes symboliques comme Anselm Strauss, la critique est franche : « l'interaction chez Goffman se déroule jusqu'à son terme presque aussi inexorablement que dans une tragédie grecque. » E.G. est selon Strauss un durkheimien déguisé en interactionniste, qui sousestime la liberté de compréhension et d'action des acteurs dans des mondes sociaux. Le caractère relativement ouvert de la notion de contrainte d'acceptabilité offre cependant un avantage. Il permet de ne pas écarter les déviances qui contredisent régulièrement l'analyse. Goffman n'entend surtout pas donner une définition a priori de ce qu'est le social ou l'ordre social ; disons plutôt qu'il élabore une sociologie négative. On peut en effet, avec Goffman, tenir que les contraventions à un ordre censément établi, les relations inédites qui subvertissent les rapports de pouvoir, les écarts à la codification de l'action par les normes et des valeurs censément partagées, les jeux incongrus sur les significations reçues, sont, jusqu'à un certain point, des manifestation qui servent l'analyse, dans la mesure où elles mettent au jour, en les éprouvant, les bornes de l'acceptable dans une situation donnée (i.e. comme la réaction morale chez Durkheim, ces phénomènes servent de révélateurs de l'ordre de la situation). Le social n'existe pas de manière indépendante vis-à-vis de l'individu. Comme Durkheim, E.G. considère que le social, les structures, sont fondamentales, pourtant il s'en démarque pour établir que l'étude du social ne peut se départir de l'étude du comportement des individus. Le social ne s'inscrit ni dans l'ordre réaliste (cf. les idées platoniciennes) ni dans l'ordre nominaliste, il n'existe que par et dans les échanges réglés entre individus. Une sociologie naturelle. On a souvent observé que les phénomènes de la vie ordinaire les plus courants, les plus ordinaires, bref les plus évidents résistaient systématiquement à toute tentative de description, mais on a rarement cherché à savoir pourquoi. Comme disait Garfinkel (un des principaux représentants de l'ethnométhodologie), « autant essayer de faire prendre conscience à un poisson rouge de l'eau dans laquelle il évolue ». Autrement dit, il est d'autant plus difficile d'isoler la naturalité de ces phénomènes qui semblent aller de soi que c'est précisément cette naturalité qui les rend imperceptibles. Ces phénomènes sont, bien entendu, pris en compte par tout un chacun, mais seulement de manière routinière, comme faisant partie de l'arrière-plan de l'action manifeste, et non comme des problèmes explicites. » (Watson, R., in Le parler frais : 84). C'est justement ce qui est secondaire qui aura motivé le travail sociologique de E.G. Le thème du familier, du trivial, de l'ordinaire, à l'allant de soi (fact of the matter) est fondamental pour le pragmatisme. Ainsi, C.S Peirce : « il est extrêmement difficile de porter notre attention sur les éléments de l’expérience qui sont constamment présents… Il faut recourir à des moyens détournés afin de pouvoir percevoir ce qui nous regarde en face avec un regard fixe qui, une fois remarqué, devient presque oppressant dans son insistance ». A l’instar de Peirce et de Wittgenstein, Dewey considère que « la chose qu’il est le plus difficile d’apprendre à voir, c’est l’évident, le familier, l’universellement tenu pour acquis ». Goffman, fin connaisseur de cette tradition philosophique proprement américaine, ne pouvait pas ne pas le connaître. Ce qui semble passer pour de l'accessoire, du fortuit, bref du secondaire, constitue le coeur de l'entreprise sociologique de Goffman.

Contrairement à Durkheim, et à l'instar de Mauss, il constate que l'ordre social ne peut s'objectiver que par des situations qui heurtent et qui dérangent l'ordre établi, bref qui font problème. Il se 32

Cet héritage de la théorie durkheimienne de rituels plutôt que de la tradition de l'interaction symbolique a été souligné par Randall Collins : « The Passing of intellectual generations : reflections on the death of Erving Goffman », Sociological Theroy, 1986, 4. http://www.unlv.edu/centers/cdclv/archives/interactionism/goffman/collins86.html

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manifeste dès lors par des efforts d'ajustements réciproques, des ajustements constants et perpétuels, afin de recouvrer l'ordre routinier. Le social c'est ce qui casse la routine, ce qui perturbe le traintrain familier : c'est une épreuve. L'étude des stigmatisés dans la société, ne provient pas d'un goût prononcé pour les miséreux et les exclus ; E.G. ne s'intéresse pas à eux en premier lieu, car ce qui compte au premier chef dans ses études c'est ce que provoque les « gens différents » chez les normaux (mais nous sommes tous différents les uns des autres) : « D'un point de vue sociologique, l'intéressant vis-à-vis d'une catégorie défavorisée n'est pas le caractère pénible du désavantage qu'elle subit, mais la contribution de la structure sociale à la création et à la stabilité de ce désavantage. » (in, L'arrangement des sexes : 57). Autrement dit, ce que nous explique E.G., c'est que le social est profondément ambigu et faillible. Il n'existe qu'à défaut. Les situations incongrues, choquantes, dérangeantes, faites d'échecs, cassent l'ordre ordinaire du social pour le faire apparaître au grand jour. Pour le sociologue, ce sont justement ces épreuves de remise en cause, puis de réajustement et de réaménagement de nos catégories de penser, d'agir et de sentir les plus banales, afin de retrouver une situation d'équilibre et de stabilité, qui composent l'essentiel des études sociologiques. C'est en effet dans ces moments où s'applique le travail de l'étrange et de l'incongru, que, comme je le disais précédemment, on voit mis à nu les structures (les agencements) ordinaires de l'ordre social « naturalisé », puisque incorporées par l'habitude et la routine. Pour reprendre l'exemple du licenciement, Untel et son entourage entrent en crise et en efferverscence. La sociologie durkheimienne dirait que ces crises se produisent à la frontière du religieux et du profane et mobilisent des valeurs qui permettent aux protagonistes de juger s'ils sont ou non « à la hauteur de la situation », ce qu'ils doivent respecter (de la vie privée, de la dignité, de la tranquillité ou du malheur d'autrui). L'épreuve d'Untel est donc une sorte d'arène symbolique dans laquelle elle-même et son entourage jugent de la consistance ou de la vulnérabilité des liens sociaux. Ces valeurs morales – responsabilité, honte, dignité – qui exercent une emprise normative sur nos conduites « réclament impérieusement notre concours », disait Durkheim. Autrement dit, ces situations exigent que nous soyons capables de répondre à Untel de manière compétente alors même que nous sommes tenaillés par l'embarras ou la peur de commettre un impair. L'attention que porte la microsociologie à ces malaises dans l'interaction la conduit forcément à explorer pas à pas nos convictions minimales (Pourquoi faut-il dire bonjour? Pourquoi s'excuser de déranger?). Dans la mesure où les lunettes de la vie quotidienne font apparaître une constante confusion du sacré et du profane, elle nous invite à penser que nous somme responsables, vis-à-vis de Untel, de beaucoup plus de choses que nous ne l'imaginerions dans une vie structurale de son expérience. Les responsabilités sont plurielles, chacun improvise son rôle dans le cours de la situation ; chacun sait qu'il dépend de lui de réparer, de confirmer ou de réactiver ces liens faibles. Ce qu'il faut bien saisir pour comprendre la particularité de l'appareil descriptif de l'expérience sociale de E.G., c'est que tout d'abord nous sommes constamment confrontés à des situations de ce genre – les catégories de l'expériences sont en perpétuelle transformation, prises dans le processus de leur propre constitution (i.e. sui generis) - ; ensuite que ces expériences sont triviales, banales (c'est, par exemple, s'interroger sur la pertinence de tutoyer son enseignant ; de savoir s'il est adéquat ou pas de prendre la dernière place assise dans un bus ; de savoir comment adopter le bon registre par rapport au genre – être trop ou pas assez masculin/féminin -, qu'est-ce que draguer plaisamment sans passer pour insistant?). L'important n'est pas de dire que les objets de la microsociologie – usages, arrangements, procédures – sont déterminés ou déterminants, structurés ou structurants, mais qu'ils sont constamment émergents (cf. note sur « suivre une règle ») : les régularités et les obligations sur lesquelles porte l'analyse (disciplines du regard et salutations, souci de se montrer présentable) demandent qu'on les réactive constamment, qu'on les re-présente pour autrui et pour soi. Bref, le 13

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social, l'ordre social, n'est pas donné aux agents, ils le négocient et le révisent constamment. La lutte a été sévère entre les sociologues de terrain et les sociologues quantitativistes. Partie pas gagnée d’avance, d’autant que les sociologues de terrain s’attachent à la description d’activités manifestement banales de la vie ordinaire. C’est pourtant une position de méthode. Dans La Présentation de soi, Goffman rompt avec les explications fonctionnalistes en vigueur dans la sociologie américaine de son temps. Au lieu de rapporter les formes que prend l'action en commun à des positions que les individus occupent dans la structure sociale (cf. théories marxistes, fonctionnalistes), il analyse les techniques de gestion de l'impression (management impression) que l'individu doit mettre en oeuvre dans la représentation d'un rôle. EG montre combien les « actions réciproques » et leur mise en forme sociale constituent des objets privilégiés pour l’investigation sociologique. Décrire la façon dont est évaluée, dans une situation, la réception de la représentation d'un acteur (i.e. celle de son action), est pour E.G. un problème plus important que de rendre compte des dispositions – sociales ou psychologiques – de celui qui joue les rôles qu'il doit remplir. En thématisant ainsi la « sociabilité », il se situe dans la continuité de Simmel et de Mead (une « figure simmelienne de premier ordre », selon Quéré 1988). Il faut porter son attention à ce que les gens font entre eux. La « société » résulte précisément, chez Simmel, de la réciprocité des actions, de l’interaction : elle émerge dans ce cadre-là33, à travers des relations de « médiocre importance » (dixit Simmel34) et peu spectaculaires : ce phénomène est déterminant dans les analyses de E.G. : dans la mesure où celui qui tient un rôle dispose rarement de preuves ostensibles et solides lui signifiant la réussite ou l'échec (i.e. la félicité) de l'impression qu'il cherche à produire sur autrui, il doit constamment apprécier l'impact, l'efficacité, de sa représentation d'un rôle en relevant, dans les réactions d'autrui, les indications lui permettant de continuer à agir dans le sentiment de le faire correctement, sans que autrui ait forcément une idée plus claire de la définition exacte de la situation et des modalités d'action (e.g. agir en ami, pour réconforter un proche qui vient de « se faire larguer », ce n'est pas appliquer des techniques ou formules magiques qui du simple fait de leur énonciation résorberaient le chagrin d'autrui, c'est davantage avancer en tatonnant sur le terrain accidenté et sensible d'une personne en souffrance afin d'ajuster les mots et les gestes de réconfort à la situation – tout simplement parce que l'ami en question peut mal ou pas réagir aux formules magiques toutes faites pour ces occasions). C'est une forme de performance sociale en co-présence (par mon action, j'engage nécessairement autrui). Ici la démarche réaliste (c'est-à-dire holiste et dynamique) de EG s'oppose à celle des interactionnismes symbolique constructiviste ; elle admet qu'il est vain de vouloir rendre compte de la coordination de l'action en décrivant l'activité déployée par les individus pour parvenir à un accord sur « ce qui se passe ». Goffman, en s'inspirant de Durkheim, met à mal les conceptions contractualistes et intellectualistes de la coordination de l'action, car cet accord préexiste à tout engagement dans l'interaction et en est même la condition de possibilité (i.e. nous sommes dans l'action avant même de pouvoir délibérer à ce propos). Goffman reprend le principe d'une approche processuelle, telle qu'elle a été développée par G.H. 33

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C'est cette conjonction d'émergence localisée et de pertinence limitée que recouvrait la notion d'action réciproque de Simmel: « Chaque fois que des parties se rassemblent, que des gens se rejoignent pour la réalisation d'une tâche commune, qu'ils partagent un même sentiment ou une même manière de penser, chaque que la distribution des positions de domination ou de suborbination s'exprime clairement, chaque fois que nous prenons un repas ensemble ou que nous nous apprêtons pour d'autres – à chacune de ces poussées des phénomènes de synthèse, le même groupe fait l'expérience de « plus de société » qu'auparavant. Il n'existe pas de société « en tant que telle », c'est-à-dire de société qui serait la condition d'émergence de ces phénomènes particuliers. » (Simmel (1908). Le problème de la sociologie). Exemple simmelien du passant blasé des grandes métropoles, qui révèle l’anonymat et la densité morale et démographique des relations sociales citadines.

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Mead. L’observateur est tenu d’observer des situations et des actions-en-train-de-se-faire et des acteurs-en-train-de-se-lier., de co-opérer. La vie sociale est un flux constant et parfois chaotique d’interactions. Cependant, l’émergence du social à travers l’interaction n’est pas incontrôlée. Néanmoins, pour Simmel comme pour Goffman, il existe des formes instituées de l’interaction (cf. la notion de « sociologie formelle »). Les acteurs s’engagent dans des « configurations cristallisées » de l’action et de l’interaction. On n’agit pas n’importe comment : on (s')ajuste par rapport aux autres à partir de codes et de schèmes socialement recevables. Une logique immanente détermine le mode de comportement : l’action est « configurée » et contrainte. Dans la perspective interactionniste, contrairement à la posture phénoménologique, on ne part pas de l’action isolée d’individus (également postulat de base de l’individualisme méthodologique) mais on « raisonne au contraire en termes d’actions réciproques, c’est-à-dire d’actions qui se déterminent les unes les autres dans la séquence de leur occurrence située »35. L’action se trouve par conséquent stratégiquement décentrée vers l’interaction. L’étude des comportements « mineurs » est pour EG la voie d’accès à ces logiques de formation du social. Les situations les plus éphémères, labiles et anodines sont dignes d’explication sociologique. Pour EG, l’interaction résulte simplement de la rencontre de deux acteurs ou plus. Il part d’une caractérisation très prosaïque : la co-présence physique des individus est le point de départ de la microanalyse, son « domaine ». Ces rencontres de face-à-face, body to body, sont donc socialement situées dans un champ de perception mutuelle. Il faut en dégager les « structures » et les logiques d’engendrement. Une attention analytique sur l’infinitésimal de l’existence sociale. Les situations sont régies par des propriétés particulières qu’il faut mettre au jour. Une sorte de grammaire logique de la co-présence des individus. L’idée importante qu’EG avance est que la vie ordinaire est très ordonnée. Les séquences d’interaction sont régulées par des « schémas naturels » qu’il faut appréhender comme tels, à la façon de l’éthologue, par l’observation minutieuse. Les possibilités sont dès lors innombrables : espèces de situations, propriétés associées à telle identité (par exemple, les « handicapés » de Stigmates) ou encore des types de comportements (par exemple, les relations en public, la salutation, la conversation).

L’analogie dramaturgique C'est par l'étude des civilités de la vie quotidienne que la sociologie de Goffman a fait irruption dans le débat des sciences sociales (Joseph 1998)36. S'emparant du thème de la présentation de soi abondamment décrit par la littérature normative des manuels de politesse pour le transférer à l'ethnographie de la vie publique contemporaine (Nadine de Rotchild, ressource sociologique?), E.G. annonçait deux orientations de recherche parallèles : a) la première posait à titre de postulat que vie sociale et vie publique se recouvrent, aussi bien pour les formes de rassemblement instituées de la conversation et de la table que pour les rencontres dans la rue. b) En même temps, il se proposait de revisiter les formes de socialisation et de normalisation des conduites du « procès de civilisation » (Cf. Norbert Elias, La civilisation des moeurs) pour les étudier dans leur logique immanente, comme des mécanismes d'autorégulation propres à des mondes différents, ayant chacun leur langage, leur répertoire de rôles et leur syntaxe des conduites. Le croisement de ces deux orientations indiquait un programme et signifiait implicitement que le sociologue ne peut ni dissocier les rites d'interaction de la vie quotidienne et les rites d'institution, ni 35

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Quéré, Louis (1989) « “La vie sociale est une scène” ». Goffman revu et corrigé par Garfinkel», in Isaac Joseph (ed.), Le parler frais d’Erving Goffman, Paris: Minuit : 49. Ne pas oublier que E.G. s'inscrit dans un contexte américain, lequel revendique les attributs de la société moderne, c'est-à-dire démocratique, égalitaire (au sens de l'égalité des chances), ouverte, prompte à la discussion raisonnée. Encore une fois, c'est le portrait type de la société façon Dewey.

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croire qu'il a tout dit des civilités en les rapportant à des forces de domination ou d'imposition de normes37. Dans l'univers de la politesse, dans ses usages ordinaires et allants de soi comme dans les guides de savoir-vivre qui veulent en expliciter les normes, on présuppose un ordre des places et des faces. En revanche, et c'est ce que les paradoxes de la politesse permettent d'introduire, dans toute les situations sociales où les places ne sont pas attribuées d'office se développe un drame qu'on appellera : « malaise dans l'interaction ». Son intrigue principale, déjà formulée par Durkheim38 et Lévi-Strauss, tient à la double injonction que doivent respecter les humains : la personne humaine est chose sacrée dont ne doit pas violer les limites (e.g. l'intimité, l'intégrité par la moquerie, la raillerie, la désignation (pointer du doigt)) et, en même temps, le souverain bien commande d'abolir ces limites et de communier avec autrui. Pour obéir à ces deux injonctions, pour se montrer également compétent devant un intrus ou en position de requête devant un supérieur, il faut donc se donner un principe radical, celui de l'offense virtuelle, qui s'énonce ainsi : « Considère toujours qu'il y a une interprétation de tes actes pire que celle que tu pourrais imaginer » (e.g. mésinterprétation, quiproquo, méprise,...). Vulnérabilité de la communication. Ce principe de la pire interprétation peut se comprendre dans un univers de manipulations et d'embarras où l'accord repose sur l'attribution d'intentions par quiconque observe ce que nous faisons, et donc, à la limite, sur le jugement du fou. Dans la plupart des cas, les acteurs 37

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L'héritage de la sociologie urbaine et de la sociologie de l'expérience migratoire que Goffman découvre à l'Université de Chicago n'a pas été pour rien dans la redéfinition du champ des civilités et dans le renouvellement de ses enjeux. Ces réflexions ne sont pas si éloignées de durkheim (i.e. néo-kantisme) qu'on peut le penser de prime abord. L'hétérogénéité des populations urbaines et de leus modes de vie, l'expérience migratoire comme « désorganisation sociale vue de l'intérieur », selon la formule de Robert Park (1864-1994), posent en effet de nouvelles questions au chercheur : non pas celle des manières convenables du savoir-vivre, mais celle des formes d'ajustement à la vie publique en milieu urbain, donc public, des manières de se comprendre dans des sociétés complexes qui produisent de la proximité spatiale et de la densité relationnelle sans réduire pour autant les distances sociales. Quel sens les acteurs les acteurs donnent-ils aux formules de remerciement ou aux salutations dans ces contextes? Tel est le nouveau contexte historique et scientifique dans lequel se pose la question de la présentation de soi. Le dialogue qu'engage E.G. avec Durkheim dans Les relations en public est un curieux dialogue. Il commence par afficher la préférence pour l'accord (« oui, mais »). Oui, il parle le même langage, celui des Formes élémentaires de la vie religieuse. Même si les cérémonies ne sont plus ce qu'elles étaient, lorsque nous demandons l'heure à quelqu'un, nous ne nous contentons pas de formuler une demande, nous faisons une requête qui induit une séquence d'actions : nous nous excusons de le déranger, nous le remercions et il répond à nos remerciements. C'est là une petite vénération, ordinaire et quotidienne et cette religionlà demande à être explorée. Pourquoi alors l'accord avec Durkheim n'est-il pas total et où est donc le « mais »? C'est que, dit E.G., les éthologistes, qui savent observer les échanges de regards et le langage corporel dans un champ de visibilité mutuelle, la perception des menaces et des alarmes sur un territoire utilisent un autre concept de rituel. Il faudra donc traiter des formes de vie religieuse dans les sociétés contemporaines avec des lunettes à double foyer et analyser nos dévotions avec le langage de la co-présence dans les espaces publics (affordance, J.J.Gibson, 1979).. Le Durkheim que reprend E.G. est celui qui rappelait « l'importance primordiale attachée par presque tous les cultes à la partie matérielle des cérémonies, celui aussi qui notait que la ritualité généralisée est une ritualité fragmentée et fuyante : « Il n'y a pas de religion unitaire qu'elle puisse être qui ne reconnaisse une pluralité de choses sacrées. » (F.E.V.R. : 57). Avec cette pluralité, s'installe sinon un relativisme des formes élémentaires de la vie religieuse, du moins un jeu, une « contagion », dit Durkheim, qui fait que le caractère sacré, loin de rester attaché aux choses qui en sont marquées, est frappé d'une sorte de fugacité. Quelle que soit la rigueur des interdits qui séparent le sacré du profane, elle se conjugue avec la mobilité des forces religieuses « que rien n'attache aux choses où nous les localisons. » (ibid. : 455-462). Si la séparation du sacré et du profane est affectée par des contagions et des hybridations, c'est donc bien l'expérience de la confusion des domaines qu'il s'agit d'étudier, l'expérience de leur illisibilité locale (l'embarras), les épreuves de la croyance et de la confiance (le discrédit), la vulnérabilité des valeurs (l'art du faussaire). Les sociétés contemporaines font circuler les valeurs comme leur petite monnaie et accentuent, avec la mobilité des personnes, celle des rituels et des croyances qui les fondent. (Joseph : 33-34).

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sont liés par un réseau d' « obligations réciproques » et d' « intérêts convergents ». Approche endogène de la moralisation de l'ordre social : les rites d'interaction se constituent à partir de la dichotomie durkhiemienne élémentaire sacré-profane, plus précisément de la sacralisation de l'homme à l'époque moderne39. Une forme de « confiance mutuelle » est requise pour que l'échange ait lieu. Le respect et la bienveillance, le ménagement et l'attention, la déférence et la tenue, la réputation et l'honneur sont des qualités interactionnelles capitales à côté de la ruse manipulatrice et de la prudence stratégique40. La politesse et les rites de protection de la face sont donc des dispositions préventives (des munitions, des prémunitions pour être exact) contre le malin génie des interactions, non pas celui qui nous tromperait systématiquement, comme le malin génie de Descartes, mais celui qui jugerait au moins juste et donc au pire. Une personne doit pouvoir « compter sur le tact et la probité d'autrui pour sauver la face et l'image qu'elle a d'elle-même. » (Les rites d'interaction : 39). C'est pourquoi l'ordre de l'interaction se préoccupe sans doute moins de la justice que de la face, c'est-à-dire de sauver la réciprocité des perspectives et le caractère public de l'ordre (par des arrangements de visibilité ou d'accommodements)41. Dans l'ordre de l'interaction, « sauver la face », ce n'est pas endôsser une stratégie égotique – où l'on chercherait seulement à se donner bonne figure -, le processus est plus complexe : on se doit de sauver la face d'autrui (dans une juste mesure qui plus est), ce qui rejaillit alors sur notre présentation de nous-même envers les autres (notre juste réaction en public, confronté à une situation embarrassante d'autrui, nous octroie une bonne image : nous ne l'humilions pas). Pour le formuler autrement, dans une situation perturbante, tout le monde est impliqué, pas seulement la « victime » de la situation : la pression (morale) est peut-être même davantage sur les épaules des autres (malgré eux) que sur celles du sujet ayant subi la perturbation. Cet ancrage émotionnel de la morale, autrement dit de la vie sociale, est chez E.G. une application de la sociologie durkheimienne42. Il existe parfois des règles explicites de (bonne) conduite à l'endroit de ces situations embarrassantes (on nous apprendra par exemple, non pas à ignorer totalement, mais à feindre d'ignorer l'accent d'untel ; à faire attention à ne pas céder trop rapidement sa place à une femme dans le bus de crainte de la faire passer pour une personne âgée ou vulnérable ; ou bien la manière dont quelqu'un mange à table, postillonnant à tire-larigot), cependant il se trouve tout un tas de cas, à l'état implicite, latent, pour lesquels nous n'avons pas le répertoire de réaction adéquat (soit que nous n'ayons pas encore appris entièrement le code de civilité, si tant est que cela soit possible, soit que nous soyons en présence d'une situation originale non répertoriée). Ce sont ces cas qui intéressent en premier lieu E.G. ; car en dépit de l'absence d'un code (i.e. répertoire) sous la main, nous savons que tout n'est pas permis : si on ne sait pas quoi faire au juste, nous savons a minima ce 39

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cf. les remarques à propos du « culte de l'individu humain » produit de la société (mise en oeuvre dans les droits de l'homme), (Durkheim (1906) « Détermination du fait moral », in Sociologie et philosophie). Le recours à la contrainte brute ou la menace de l'usage de la force ne sont pas la règle dans des régimes d'action où prime une dépendance mutuelle entre acteurs, où ils manifestent leur attachement à la paix civile et où ils appliquent des conventions et exécutent des rituels de coopération et de conflit. Ils respectent des règles du jeu, foxées par le droit et par l'usage, qui leur imposent de s'autolimiter dans les moyens qu'ils utilisent et de se plier à des codes de conduite. Il leur est davantage profitable, tout en usant alternativement de promesses et de menaces, en faisant pression et en « lâchant du mou », en accordant du « poids » aux déclarations d'engagement, en usant de diplomatie, en lançant des opérations de concertation et en multipliant les garanties de bonne foi, de trouver des arrangements ou des compromis, des solutions d'équilibre où chacune des parties trouve son compte. Le jeu des concessions mutuelles est souvent moins coûteux que la rupture de l'ordre établi. Ce faisant, l'objectif du maintien de la face n'est pas aussi irénique qu'il n'y paraît. Dans « Calmer le jobard », E.G. fait montre de sa verve caustique en rendant compte méticuleusement de la stratégie par laquelle un escroc, un arnaqueur, arrive à contrôler son « pigeon » (le « jobard »). in, Le Parler frais : 278-279. L'importance de l'émotion dans la structuration de l'ordre interactionnel a été relevée notamment par Scheff, Thomas (1990). Microsociology. Discourse, emotion, and socical structure. Chicago Univ. Press ; Collins, Randall (2004). Interaction Ritual Chains. Princeton University Press.

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que nous pouvons ne pas faire (tout ce qui relève de la mise en cause de l'intégrité d'autrui – humiliation, dégradation -, du fait de nuire à la personne avec qui nous sommes entrés en interaction). Le maintien, ou le cas échéant la restauration de la face s'effectue à tâtons : ni être totalement désengagé de la situation (désintéressé), ni s'exprimer ostensiblement. Si, malheureusement, nous agissons maladroitement ou à mauvais escient (gaffes, impairs), que nous portons atteinte à l'intégrité d'autrui ou que nous perturbons l'ordre interactionnel, autrement dit que les ratés d'une performances mettent en danger son équilibre rituel, alors se met en place des stratégies de réparation : activité rituelle qui se manifeste par des justifications, des excuses ou des prières et par laquelle une personne entreprend de modifier la signification attribuable à un acte pour en atténuer le caractère virtuellemennt ou réellement offensant. Pour qu'une expérience collective soit possible (e.g. être en ménage, être un couple), il faut que les acteurs s'alignent sur la même configuration de sens ; mais tous les participants à une activité collective ne sont pas d'emblée sur la même longueur d'onde (cela se ressent dès lors que l'engagement conjoint dans le collectif est perturbé, parce qu'il semble inéquitable, avec un sentiment d'irritation, de dégradation). Le sens commun n'est pas donné d'avance et ne se profile que dans les ajustements entre des actes qui s'enchaînent plus ou moins heureusement les uns aux autres43. Le « collectif » (dans l'exemple présent « couple ») n'est pas une chose sociale qui s'impose objectivement aux acteurs ; il se fait et se défait à travers de multiples activités d'ajustement et de coordination liées à une topique particulière (e.g. répartition des factures, des tâches de ménage, le temps passé avec les enfants – le tout avec plus ou moins de bonne/mauvaise volonté -, surdité aux conversations, résistance à rectifier l'état des choses jugées inacceptables, etc.). Le social est vulnérable. Dans Les rites d'interaction, E.G. nous explique : « Il est bien possible que l'aptitude générale à être lié par des règles morales appartienne à l'individu, mais les règles particulières qui font de lui un être humain proviennent des nécessités inhérentes à l'organisation des rencontres sociales. » Suivant cette approche, la civilité (comprenez la moralité) n'est pas distribuée seulement par rapport à des positions de classes, à vrai dire cela importe peu, ce qui compte bien plutôt c'est la distribution de la morale en situation, au cours de l'interaction (i.e. votre attitude changera selon votre rôle dans l'interaction : « victime » ou spectacteur d'une situation embarrassante). Que sont ces nécessités inhérentes à l'organisation des rencontres sociales et peut-on aller jusqu'à dire que la condition humaine est faite de dispositions interactionnelles qui vont au-delà des différences culturelles? Il est clair en tout cas que la microsociologie n'est guère tentée par les diverses formes de relativisme culturel. Pour E.G. les hommes sont eux-mêmes leurs propres geôliers et il est donc normal que leurs dispositions rituelles varient, mais pour comprendre la force des rituels (i.e. la normativité du social), ce ne sont pas les personnes elles-mêmes qu'il faut suivre mais les rites comme dispositfs de socialisation et de figuration44. « A la notion de self se substitue ici celle de « face », et l'existence de l'individu dans le monde est le produit d'un travail (face work) plutôt que la manifestation d'une essence. Conçu comme objet rituel, le sujet devient une contrainte sociale qui définit un régime d'obligations structurant, avant même que ne se soit instaurée l'interaction en face à face. En adoptant le point de vue de l'instantanéité, Goffman procède à une opération théorique qui lui permet de réintroduire l'individu dans l'interprétation de l'activité sociale sans y faire réapparaître le problème des motivations. Or son opération n'est qu'à moitié réussie, puisqu'en décrivant les pratiques rituelles accomplissant le face 43 44

Goffman, E., « Felicity's condition » , American Journal of Sociology, 89, 1983/1. C'est la face et la valeur de la face qui nous parlent le mieux en effet des formes élémentaires de la religiosité, et c'est le face-à-face, cette dyade humaine élémentaire qu'il faut analyser pour dresser le vocabulaire des interactions. C'est bien toujours de la face dont il s'agit, mais il s'agit moins de sa sacralité symbolique que du vocabulaire du respect ordinaire.

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work il ne parvient pas à échapper au psychologisme. D'une part, les rites servent à établir et maintenir des attributs moraux propres à l'individu, comme la fierté, l'honneur ou l'estime ; d'autre part, le face work, en tant que pratique maîtrisée et consciente, soutient la constitution d'un sujet unique qui défend sa permanence dans le monde. C'est ce demi-échec que Goffman s'emploie à réparer dans Les relations en public. La solution qu'il propose pour en finir avec l'essentialisme et l'idée d'intentionnalité est habile : il réifie le self en affectant un territoire à chacun des multiples Moi qui le composent. De sorte que le sujet ne requiert plus d'unité biographique : les éléments de sa conduite sont conçus comme autant d'espaces socialement définis par des règles normatives spécifiques. A partir de cette territorialisation, Goffman peut envisager l'activité rituelle à l'égard du sujet dans un langage approprié : celui du droit. Dans ce cadre, le respect des règles ne se déduit pas d'une volonté calculée de ne pas froisser autrui afin de ne pas risquer d'ébranler sa fragile identité ; il émane plutôt de la reconnaissance immédiate du caractère sanctionnable des atteintes à l'individu, qui sont dès lors apparentées à des violations de propriété privée. Hors de toute préoccupation psychologique, Goffman classe ces atteintes dans un genre particulier d'actes sanctionnables : les infractions à l'ordre de l'interaction. […] C'est cette régulation que réalisent les « échanges réparateurs ». Du face work aux échanges réparateurs, le passage peut se lire comme une objectivation radicale du sujet : si dans le premier cas l'individu est le produit d'une activité qui s'oriente par rapport à des valeurs d'identité, dans le second, il est appéhendé uniquement comme le référent des obligations qui portent ces valeurs. La territorialisation du sujet abolit la question de son essence. Elle permet à Goffman d'asseoir sa critique du principe de constitution du sujet proposé par la tradition interactionniste. Si, pour celle-ci, l'individu doit, nécessairement et authentiquement, devenir ce qu'il considère que les autres estiment qu'il doit être, chez Goffman le rapport à autrui est soudain envisagé comme un accommodement de l'individu aux circonstances de l'instant : c'est qu'il lui incombe, d'abord, de veiller à se manifester dans le monde social sous ces « apparences normales » que la situation commande qu'il exhibe. » (Ogien, Albert, « La décomposition du sujet », in Le parler frais d'Erving Goffman : 105-106).

Le travail de figuration (face work) partage les espaces sociaux selon un axe de représentation. D'un côté, la région d'exposition où les acteurs sont sous le regard ou en présence d'un public, de l'autre, la région où ils se préparent à la représentation. La métaphore théâtrale propose ainsi une première formule de l'organisation sociale de l'expérience « territorisalisée » en distinguant deux régions d'activité et de comportement : la scène (frontstage) et les coulisses (backstage). Essentiellement présent au début de sa carrière, E.G a poussé jusqu’au bout l’exploitation du « schème générateur » (Boltanski 1973) du théâtre. Il part d’une intuition très simple : la vie sociale est une « scène ». C’est cette idée qu’il développe dans son premier livre, The Presentation of Self in Everyday Life (1959, trad. fr. 1973), chap.3. Dans ce texte, E.G. rompte avec les explications fonctionnalistes en vigueur dans la sociologie américaine de l'époque. Au lieu de rapporter les formes que prend l'action en commun à des positions que les individus occupent dans la structure sociale, il analyse les techniques de gestion de l'impression (management impression) que l'individu doit mettre en oeuvre dans la représentation d'un rôle. Pour lui, le problème est moins de rendre compte des dispositions – sociales ou psychologiques – de celui joue les rôles qu'il doit remplir que de décrire la façon dont est évaluée, dans une situation, la réception de sa représentation (c'est-àdire celle de son action). Ainsi donc, les individus sont des « acteurs ». Ensemble, ils produisent une représentation (produce a show). Chacun joue un « rôle ». Ils savent qu'ils sont sur scène et doivent le faire savoir. L’interaction est vécue comme et procède d’une « mise en scène » (elle se déroule sur la « scène », elle est préparée dans les « coulisses »). Chacun « gère » la présentation de « lui-même » dans la séquence de l’interaction. La « représentation » (performance) est un accomplissement pratique sous contraintes. En conséquence de quoi l’interaction peut être la source d’angoisses (trac?). 19

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L’enjeu est en effet crucial pour l’individu : il ne faut pas qu’il « perde la face ». Il doit « réussir » sa représentation45. Ces procédés (constitutifs d’un travail) sont obligés, excessivement codifiés, même ritualisés. Lorsqu’on agit, on y met les formes. EG met en avant les « stratégies » mises en œuvre par les acteurs pour contrôler l’ordre de l’interaction. Notez dès à présent que EG n'oppose pas le réel et la représentation, l'acte et sa signification. Il ne reconduit pas le dualisme cartésien (i.e. le corps et l'âme), cette erreur catégoriale relevée précédemment par G.H. Mead. Le monde social est dès lors le produit d'activités continues, qui sont toutes destinées à des auditoires et médiatisées par des symboles – verbaux, gestuels ou perceptifs. Le monde social est une scène de performances, non pas au sens où il serait peuplé d'acteurs qui se cacheraient derrière des masques, mais au sens où il se présente comme des enchaînements spatio-temporels de situations qui ont un caractère scénique. Les performances, si individuées et fluides soient-elles, entretiennent en elles et avec la scène des relations grammaticales qui permettent de les identifier comme des actions, de les lier à des situations, de repérer leurs acteurs, de prêter à ceux-ci des moyens et des fins, des motifs et des stratégies – bref, d'organiser les phénomènes comme un contexte de sens et d'y agir de façon intelligible et recevable.46 Le face-à-face est une structure de socialisation fondamentale, non pas comme équivalent comportemental de l'intersubjectivité mais par la présence active du public (témoin, spectateur ou participant). C'est elle qui donne le ressort de ce langage des façades qui aurait pour formule : « La nature la plus profonde de l'individu est à fleur de peau : la peau des autres » (Les relations en public : 338). On existe que par les autres : « Il serait préférable de pratiquer l'analyse en allant de l'extérieur de l'individu vers l'intérieur plutôt que l'inverse » (La présentation de soi : 82, n.6). Ces performances sont donc avant tout publiques : soit elles se préparent dans les coulisses de la scène principale, qui ont elles-mêmes leur scénarité, soit elles se déploient dans l'horizon de leur réception par des auditoires, sur qui elles entraînent des conséquences pratiques et chez qui elles provoquent leurs séquences d'activités. Dès The Presentation of Self (La présentation de soi dans la vie quotidienne, 1959), E.G. propose une grille analytique des éléments constitutifs d'une situation et de ses « moments ». Les concepts clefs de performance, communication, région, mise en scène, équipe, alignement de l'action, accomplissement dramaturgique, contrôle expressif et définition de soi ne relèvent pas de la psychologie sociale d'individus dont l'authenticité serait dissimulée ou distordue par les simulacres du paraître. Comme nous allons le voir un peu plus loin, le soi (Self) est un jeu de rôle et ne se laisse pas détacher des miroirs où il se voit et des masques dont il se pare – derrière les masques, le néant. L'individu est partagé entre un personnage (character), qu'il s'agit d'imposer durant les interactions, et un interprète (performer), qui dispose des facultés mentales et intellectuelles indispensables pour mettre en scène ce personnage de façon cérédible, voire probante. Ce partage pourrait s'apparenter à celui qui divise le sujet en un Je et ses Moi, mais E.G. n'envisage pas une conscience qui vienne réunir les parties séparées. Tout en ignorant délibérant l'interprète (affaire de la psychobiologie), il ramène l'individu au seul personnage qui doit se présenter dans l'immédiateté des circonstances sociales (situations, expériences). C'est ainsi que E.G. en vient à définir le self comme un « effet dramatique », comme le produit dérivé d'une représentation en situation. Selon E.G., en opposition aux idées reçues alimentant le mythe de l'intériorité, les manifestations d'affects et d'intentions se laissent décrypter dans un monde 45

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Le problème n'est pas de reconduire le fétiche du vrai-faux. Une interaction est juste parce qu'elle est réussie, c'est-àdire qu'elle a réalisé les « conditions de félicité » (cf. John L. Austin, à propos des actes performatifs du langage, in How to do things with word, 1962). Nous pourrions calquer cette grammaire des situations au registre de « vocabulaire des motifs » (C.Wright Mills, 1940) ou de la « grammaire des motifs » (Kenneth Burke, 1945) ; ainsi, ces situations seraient articulées par le « pentaèdre de Burke » : « Qu'est-ce qui a été fait (acte)? Quand et où cela a-t-il été fait (scène)? Qui l'a fait (agent)? Comment l'a-t-il fait (« agency »)? Pourquoi cela a-t-il été fait (visée)? ».

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d'apparences (i.e public). Bref, le théâtre de l'intériorité n'est jamais qu'un repli dans l'interobjectivité des phénomènes. Dans sa théorie de l'interaction, EG précise l'usage de la notion de rôle47, en la décomposant en ses trois dimensions constitutives : son versant normatif, son versant typique, et son interprétation. a) Le versant normatif du rôle est défini par les règles de conduite idéales qu'un individu devrait respecter pour assurer la fonction qu'un rôle particulier est censé remplir. b)Son aspect typique se rapporte aux attributs et qualités qui sont couramment associés à la personne qui remplit tel ou tel rôle sans qu'ils n'entrent dans sa définition officielle : ainsi, un policier devrait avoir du sang-froid, connaître et appliquer la loi, être poli et intègre. c) La troisième dimension du rôle, l'interprétation (au sens théâtral du terme) rapporte plus directement à l'interaction au cours de laquelle un individu tient la place qui lui y échoit, en s'évertuant à ne déroger ni aux normes idéales ni à celles relevant des conceptions typiques. Cette décomposition se résume en trois propositions : 1/ une partie essentielle du rôle (son aspect typique et l'interprétation) échappe à une codification stricte de la conduite à adopter (i.e. alors qu'il existe une ébauche de scénario, le script et les dialogues ne sont pas écrits intégralement) : celui qui occupe une certaine place dans l'interaction (e.g. participant, spectateur) doit se conformer à ce qu'il croit être les attentes d'autrui à l'égard du rôle qu'il remplit (en terme de plus ou de moins de caractère à ce rôle ; le problème étant de trouver la juste mesure - c'est le fameux tact - c'est-à-dire celle qui convient à la situation48) ; 2/ le rôle a une nature nécessairement pratique, car c'est toujours dans le cadre d'un « système d'activité située » qu'il prend réalité dans l'interprétation particulière qui en est donnée ; 3/ le rôle existe indépendamment de l'individu qui vient le remplir et l'interpréter (i.e. c'est la situation qui crée la nécessité du rôle, pas l'individu qui l'impose : nous retrouvons l'adage dukheimien comme quoi le social préexiste aux individus). Ces trois propositions soutiennent une conception de l'identité qui écarte toute tentation essentialiste, puisqu'elle conduit à tenir que : « […] en jouant un rôle, l'individu doit prendre garde au fait que l'impression qu'il donne de lui dans la situation soit compatible avec les qualités personnelles appropriées au rôle qui lui est imputé... Ces qualités personnelles... forment une idée du moi (self-image) à l'usage de celui qui endosse un rôle et donnent un fondement à l'idée que ses associés de rôle (role others) auront de lui. Ainsi, une identité (self) attend-elle virtuellement l'individu qui vient occuper une position ; il n'a qu'à se soumettre aux pressions exercées sur lui pour assumer un moi prêt-à-porter (readymade me) »49.

Il y a là une difficulté cependant. Pour EG, l'individu est à la fois chacun des rôles qu'il doit interpréter et celui qui dispose des capacités requises pour accomplir ces interprétations. Cette division ruine l'idée d'identité. Car si toute conduite individuelle s'accomplit sous le couvert d'un rôle, on peut être fondé à se demander quelle est la nature de l'entité qui endosse successivement 47

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Si la notion de rôle se trouve en germe dans les oeuvres de Pareto et de Weber, et apparaît chez Mead, c'est l'anthropologue (culturaliste) Ralph Linton qui en donne la première définition sociologique (in, The Study of Man, 1936), en établissant une distinction restée célèbre entre statut et rôle. Pour lui, la première de ces notions doit être réservée à l'ensemble des droits et devoirs attachés de façon structurelle à une position institutionnalisée dans un système social ; et la seconde, désigne le type de conduit que devrait tenir l'individu qui met ces droits et devoirs en application. Cette distinction, et le principe de la complémentarité entre ces deux notions, sont devenus des éléments classiques de la théorie sociologique de l'action. Nous retrouvons ce genre de préoccupations pragmatiques chez Laurent Thévenot, « L'action qui convient », in Les formes de l'action, 1990. Paris : EHESS ( http://lodel.ehess.fr/gspm/docannexe.php?id=554 ); Luc Boltanski, « La dénonciation », in Actes de la recherche en sciences sociales, 51, mars 1984. Pour prolonger la réflexion, lire leur ouvrage programmatique : De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard, 1991. Goffman, E. « Role distance » : 87.

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tous ces rôles sans jamais être aucun d'eux. Cette interrogation est devenue un problème répertorié, souvent discuté, et toujours ouvert : celui de la multiplicité des rôles. Dans Role Distance (1961), E.G y apporte une ingénieuse solution. Comme son titre le laisse supposer, ce long article s'intéresse à un phénomène : la distance qu'un individu peut manifester vis-à-vis des exigences du rôle qu'il occupe50. Son analyse part d'un principe : montrer sa « distance au rôle » est une activité qui se réalise de façon ostensible et compréhensible. Pour étayer sa démonstration, EG décrit le travail d'une équipe chirurgicale, en examinant essentiellement les procédés utilisés par le chirurgien pour « faire passer », aux yeux des subordonnés qui l'assistent, ses écarts à la déontologie et à l'ordre courant des choses qui devrait prévaloir dans un bloc opératoire au cours d'une intervention. Ses manifestations de dépit, d'ironie, de plaisanterie, de familiarité, ou d'autocritique, dont EG observe qu'elles accompagnent le déroulement de l'opération, font ostenstiblement valoir que, sous l'impersonnalité de la représentation du rôle de chirurgien, se trouve une somme d'autres facettes de sa personnalité. La conclusion que EG tire de son analyse peut paraître paradoxale : il affirme que l'identité n'est pas une propriété attachée à l'être humain, une somme de dispositions singulière se manifestant dans l'action, mais une « expression », c'est-à-dire un effet de communication qui, pour être reconnu, doit obéir à certains principes d'intelligibilité. L'identité ne serait donc pas au fondement des conduites individuelles, mais, tout au contraire, le produit de procédures réglées et mises en oeuvre de façon rationnelle. Proposition qui permet à EG de contester la prétention, à ses yeux extravagante, de la psychologie à expliquer les conduites individuelles51, puisque, à l'en croire : « Lorsqu'un individu abandonne une identité située (situated self), il ne se retire pas dans un quelconque monde psychologique privé ; mais agit plutôt sous le couvert d'une autre identité sociale disponible. La liberté prise à l'égard d'une identité située l'est en raison de contraintes tout aussi sociales que les premières. »

Ainsi, le problème de la multiplicité des rôles serait-il mal posé tant qu'on considère le rôle comme un aspect de l'identité de celui qui en est l'interprète. C'est que, selon EG, un même individu peut être décrit de mille manières différentes à la fois et au même moment ; et l'enquête empirique atteste qu'il lui est en effet possible de passer de l'une à l'autre de ses facettes dans le cours d'une même interaction, à la seule condition que ce passage ne remette pas en cause le rôle central qu'il occupe dans une activité située. Cette particularité conduit EG à substituer, à la thèse de la multiplicité des rôles, celle de la simultanéité des identités. Pour reprendre l'exemple qu'il donne : tout en effectuant l'acte chirurgical qu'il est le seul à pouvoir pratiquer dans les règles de l'art, un chirurgien peut également montrer qu'il est un humain parmi d'autres, en exprimant des sentiments de dégoût et de lassitude ; un homme, en faisant des allusions sexuelles à une infirmière ; un gestionnaire avisé, en veillant à ce que l'équipe ne gaspille pas les compresses et les lots sanguins ; un patron efficace, en enseignant les gestes chirurgicaux à un jeune assistant ; et bien d'autres choses encore, comme être un membre des Alcooliques Anonymes, en prouvant qu'il peut toujours opérer puisqu'il sait résister à l'envie de boire un verre sans être pris de tremblements. C'est la situation qui permet d'exprimer une portion de son identité ; mais la situation ne fait pas tout, elle ne fait pas survenir le caractère du chirurgien, encore faut-il que celui-ci sache adopter pertinement le rôle et l'action convenant à la situation (e.g. ne pas confondre un comportement intime dans une situation professionnelle, au risque d'être poursuivi en justice pour 50

Repris dans Actes de la recherche en sciences sociales, 143, 2002/3. http://www.cairn.info/article.php? ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_143&ID_ARTICLE=ARSS_143_0080 51 En ce sens, E.G. dépsychologise la psychologie. Sur ce thème, Laugier, Sandra. « Dépsychologiser la psychologie », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 124, 1999/3.

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harcèlement). On ne revêt donc pas le costume que le rôle exige comme s'il était une deuxième peau, comme s'il nous collait à la peau ; il y a « du jeu » dans l'adoption d'un rôle, on peut le déformer. Bref, il y a une part d'interprétation – une interprétation certes réglée - qui permet de créer une distance au rôle, laquelle autorise l'acteur à monter, à exprimer que l'on ne peut pas réduire son identité au rôle qu'il remplit, qu'il est autre chose par ailleurs52. La réflexivité dans l’ordre interactionnel est une composante de la modernité53. En somme, pour E.G, s'il était possible d'isoler une entité qui aurait les allures de l'identité d'un individu – un self ou un sujet -, elle devrait être envisagée comme la totalité des engagements qui s'accumulent et se stratifient tout au long d'une existence, sans s'exclure ni jamais s'annuler.54 La conception de EG paraît décomposer le sujet au point de donner l'impression de le dissoudre entièrement puisqu'elle admet que nulle action ne saurait se concevoir, se mener et se comprendre si elle ne se référait à l'accomplissement d'un rôle, d'avant ou d'arrière-plan. D'où sa conclusion : « Le concept de distance au rôle aide à contrer cette touchante inclination qui consiste à vouloir mettre une partie du monde à l'abri de la sociologie. Or, si l'individu veut établir qu'il est un « brave type » ou, au contraire, quelqu'un de moins humain qu'il ne devrait l'être, c'est en employant la distance au rôle, ou en renonçant à le faire, qu'il peut y parvenir. C'est précisément dans les manifestations de distance au rôle que le style personnel d'un individu se découvre. » [cf. le personnage de « House MD », qui par son irrascibilité et sa misanthropie ne remplit ni les critères du médecin - forcément à l'écoute - ni ceux de l'handicapé - forcément vulnérable].

Les analyses de EG à propos de la notion de rôle invitent à renoncer à tout point de vue essentialiste sur le détenteur d'un rôle, et recommandent de le tenir pour un individu qui maîtrise (capacités, skills) une pluralité de registres d'interprétation de l'action (il faut dire que cette position n'a pas toujours été la sienne, cf. Stigmates). Allons plus loin. Notons par ailleurs que l'intérêt porté par E.G. à l'ordre public permet de souligner que les événements de la vie ordinaire sont essentiellement constitués de dispositions impersonnelles, conférant autant de « prises » à l'interaction à ceu x qui y participent. Les situations ordinaires de la vie publique, anonyme, nous obligent à modifier constamment notre propre qualification sociale et celle que nous attribuons aux autres participants. Du point de vue de l'acteur, cela signifie qu'au rapport rôle/personnage qui fait référence à une identité plus ou moins typifiée (le chirurgien), doit se substituer le rapport position/situation. La notion de statut participatif correspond à cette redéfinition circonstancielle du rôle. La notion essentielle ici est celle de « rôle participatif ». Elle rappelle que les positions ne sont pas assignées de manière rigide mais distribuées tout au long du cours d'action. Imaginez que vous vous retrouviez dans une situation de face-à-face avec des inconnus, comment engager une discussion? Les positions d'énonciations ne sont pas prescrites, il n'y a pas de tours de parole défini ; la ratification de ces positions des êtres 52

Afin d'être en mesure de proclamer, à la manière de John Merrick : « I'm not an animal, i'm a human being! » http://www.youtube.com/watch?v=ye4YTZOq2fk 53 Martuccelli, Danilo (1999), Sociologie de la modernité. L’itinéraire du 20e siècle. Paris: Gallimard. 54 Deux écueils à relever dans cette approche aggrégative : tout d'abord il faudrait attendre au seuil de la mort le dernier souffle de vie, une fois toutes les expériences accomplies, pour être en mesure de proclamer qui on est (il y aurait tout un débat à ajouter pour savoir si la mort est une expérience qui fait partie de la vie ou pas, si oui alors il faudrait attendre que untel soit mort pour déclarer qui il est!) ; par ailleurs, même si nous étions capables de faire la somme de nos expériences, il n'est pas certain que nous aboutissions à un résultat acceptable : chacun de nous est un être incohérent, fait de contradictions...un monstre en somme.

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parlants est négociée par les participants (i.e. qui sera source, auteur, locuteur absent, porte-parole, co-auteur, destinataire, témoin, auditeur, etc.)55, elle modifie constamment aussi bien la force illocutoire d'un propos que le degré de disponibilité et d'attention requis de celui à qui il est adressé. Telle qu'elle est exposée dans The Presentetion of Self in Everyday Life, l'approche dramaturgique de la vie sociale a largement contribué à faire connaître l'oeuvre de Goffman au-delà des limites académiques de la discipline. Elle a aussi soulevé un certain nombre de polémiques et de critiques, précisément parce qu'elle a été perçue comme une facilité rhétorique, une écriture certes brillante des pratiques de la vie publique, mais qui demeurait tributaire d'une conception instrumentale – stratégique – du travail des apparences. En réalité, les hypothèses de Goffman à l'endroit de cette approche dramaturgique sont plus fines qu'il n'y paraît. Cette approche ne se réduit pas à une moralisation de la vie sociale dans laquelle d'une part, l'acteur serait perpétuellement sous le regard d'une audience et, d'autre part, un manipulateur tentant de maîtriser des impressions et dont l'intérêt symbolique serait la gestion stratégique de la crédibilité (bref, les acteurs sociaux ne sont pas pour E.G. des Bree Van Der Kamp ou des Paris Hilton). On peut tenter d'échapper à cette alternative réductrice à la fois psychologique et moralisante – i.e. ou bien victime de la société à laquelle il doit se conformer ou bien stratège machiavélique – en faisant plusieurs remarques. a) La première consiste à rappeler que la grille de lecture éthologique, faisant des rituels des manifestations d'intention, nous met en garde contre la psychologisation sommaire de la vie sociale et nous invite à demeurer à distance des explications des conduites qui auraient recours aux motivations des acteurs et à ce que Jacques Bouveresse a appelé « le mythe de l'intériorité ». Il faut adopter un point de vue réaliste et éviter d'intellectualiser le point de vue de l'acteur : de présupposer une transparence expressive des langages rituels, notamment de l'énonciation, fonctionnant sur la base d'une causalité psychique (intention, identification du sens, appropriation symbolique). L'intérieur n'est pas caché par une mascarade, car c'est par le rituel d'interaction-figuration que s'exprime l'intériorité – autrement dit, l'intériorité ne peut exister sans un rapport à l'extériorité. L'exposition (display) est une ressource d'individuation pour les acteurs. b) La face, dit Goffman, n'est pas logée à l'intérieur ou à la surface de l'individu, elle est diffuse dans le cours d'action. C'est d'ailleurs pourquoi Goffman parle de travail de figuration (face work) : ce n'est pas tant la figure que la figuration, en tant que processus d'ajustement constant, qui intéresse le sociologue. Ce faisant, l'acteur ne peut pas se désolidariser de son rôle : il n'existe que par la manière dont il s'exprime par la figure. c) Ces remarques permettent d'écarter toutes les philosophies de l'intériorité et de l'authenticité (ou de leurs variantes complaisamment critiques, centrées sur la notion de simulacre). Les rites d’interaction attirent l’attention sur un fait massif : la vie sociale consiste en une myriade d’opérations délicates. S’engager dans la « réunion sociale » peut exposer à bien des déconvenues si l’on n’en maîtrise pas les bases normatives. On lutte pour s’imposer – à tout le moins, ne pas être déconsidéré. Les interactions de face-à-face sont donc un domaine stratégique d'étude non pas parce qu'elles mettraient en scène les petites et les grandes manoeuvres d'un acteur social considéré comme manipulateur, mais parce qu'elles sont logées à l'enseigne de la menace et du risque (i.e. de la vulnérabilité). Sûr que nous aimerions tous paraître comme étant le plus beau, le 55

Participer, c'est donc ici manipuler les « cadres » dans les phases successives de la discussion-négociation et mobiliser les autres personnes présentes (par exemple par un échange de regards ou par une plaisanterie), afficher son désaccrod par des comportements d'absence (consulter son téléphone portable), élaborer des compromis (en « détournant la conversation » lorsqu'elle aborde un sujet épineux). cf. Lacoste, Michèle « Parole plurielle et prise de décision », in Le Parler frais : 257-273.

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plus intelligent, le meilleur56, mais...il y a les autres ; et les autres, c'est l'enfer ! Dans l'expérience individuelle de la vie sociale on ne peut pas signifier une chose et son contraire à la fois, ni dire et faire publiquement tout et n'importe quoi à n'importe quel sujet à n'importe quel moment et avec n'importe qui. Encore une fois, l’implication dans l’interaction suppose une sorte d’économie de la cohérence. Le sujet doit renvoyer une image qui correspond à ce qu’il veut (bien) présenter de luimême. Les relations ne doivent pas être disharmonieuses. Les acteurs doivent conserver de la dignité. Les interactions réussies sont celles où aucun des participants ne perd la face. Les maques ne doivent pas tomber. On doit éviter la collision pour remplir les conditions de réussite, de félicité de l'ordre interactionnel (à moins, bien sûr, de vouloir le mettre à bas, au risque de la disqualification sociale). À chacun son petit espace vital – i.e. l’idée de la « territorialité du moi »57 (Goffman 1973). On peut prendre l’exemple des piétons qui, s’entrecroisant dans la rue, se conforment à des codes de circulation plus ou moins formalisés pour éviter d’entrer en collusion. Nous réglons nos pas en observant ceux des autres, en essayant de ne pas se marcher sur les pieds ni de trébucher par peur du contact. Les interactions doivent se dérouler sans heurts, pour que l’intégrité de chaque self ne soit pas mise en question. Nous devons pouvoir déchiffrer le comportement d’autrui – i.e. ce qu’il veut bien laisser transparaître de son self. Nous donnons sens aux signes expressifs que le corps d’autrui laisse entrevoir (gestes, sourires, regards, etc.). L’engagement dans l’interaction impose de l’attention. Donc, si ces exigences de rationalité (de prudence pratique, phronesis58) prévalent le plus souvent, c'est avant tout parce que le jeu se déroule toujours sous le regard d'autrui. « Il n'existe pas d'interaction dans laquelle les participants ne courent pas un risque sérieux de se trouver légèrement embarassés, ou au contraire un léger risque de se trouver sérieusement humiliés. » (Présentation de soi : 230). On est potentiellement vulnérable : « Il y a une grande différence entre la distribution de droits et de pouvoirs réels dans la société et la distribution de civilités conversationnelles. » (Goffman Encounters : 34). On retrouve une fois de plus cette idée de la dualité irréductible des ordres : ordre social (statuts) et ordre de l'interaction (rôles). Contrairement à la descritpion d'un groupe ou d'une organisation sociale (statuts), la description d'une rencontre (engagement fortuit, spontané) a pour conséquence que chaque individu doit gérer sa « façade », négocier son image avec les moyens mis à sa disposition dans le cours de l’interaction. Il faut savoir « décorer » son corps de telle façon que les autres comprennent le sens que nous voulons assigner à la présentation de notre « moi ». Il n’est pas de hasard dans l’ostentation de ses signes distinctifs. Le management de son apparence est crucial. Ce postulat de la vulnérabilité fondamentale de l'expérience sociale59 se traduit, dans le vocabulaire dramaturgique, par la menace de rupture de représentation. « L'idée essentielle d'un point de vue sociologique, c'est simplement que les impressions données dans les représentations quotidiennes sont exposées à des ruptures. » (Présentation de soi : 67). L'analyse dramaturgique est donc l'étude des techniques (des stratégies) destinées à éviter les ruptures de représentation (e.g. sans cesse agir et justifier l'action, sous le regard d'autrui). Il n'y a donc pas de contradiction entre le langage des rites – le sacré et le profane des cérémonies – et celui du drame – où tout n'est qu'apparence. La métaphore théâtrale est un échaffaudage 56 57

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A mettre au féminin le cas échéant. Selon E.G., le « territoire » est un concept qui désigne, comme l'envisage l'éthologie, l'espace fixe, situationnel ou personnel sur lequel un ayant droit exerce un contrôle et dont il défend les limites/frontières. Sur l'héritage des vertus artistotéliciennes dans la sociologie goffmanienne : MacIntyre, Alasdair (1997 [1981]) Après la vertu. Paris : Puf : 113-114. Ce thème de la vulnérabilité de l'autonomie individuelle et du social trouve une nouvelle expression dans les études sociales consacrées au care (qui peut se traduire par « sollicitude »). Voir Paperman, P. & Laugier, S. éd. (2005). Le souci des autres. Ethique et politique du care. Paris : EHESS ; Revue du MAUSS, 2008/2 ; Jouan, M. & Laugier, S. (2009). Comment penser l'autonomie? Entre compétences et dépendances. Paris : Puf ; Molinier, P. & Laugier, S. (2009). Qu'est-ce que le care? Paris : Payot.

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nécessaire tant qu'il est question de réfection des façades mais dont il faut se débarrasser ensuite. Pour comprendre la fonction de cette métaphore, il faut revenir sur la dimension publique de l'expérience sociale et faire de la face un objet ou un bien public, un point d'observation public autour duquel tourne les échanges verbaux et les mouvements des participants à une rencontre organisée. « Les représentations normales de la vie quotidienne ne sont pas « interprétées » ou « mises en scène » au sens où l'acteur connaîtrait d'avance exactement ce qu'il va faire, et le ferait uniquement à cause de l'effet que cela peut avoir. Celles de ses expressions que l'on considère comme indirectes lui « échappent » tout particulièrement. » (Présentation de soi : 74) (e.g. rougissement, regard fuyant, suées, bafouillages, etc.).

Nos activités, précisément parce qu'elles sont publiques, s'inscrivent ainsi dans un milieu constamment parasité par des intiatives non autorisées et se déploient dans l'ambiguïté ou le chevauchement des territoires. Dans un tel milieu, agir c'est mobiliser ou distribuer l'attention et les engagements, savoir ce qui nous regarde (e.g. qu'est-ce qui relève du territoire public, social, personnel, intime). La folie au sens large – la nôtre, celle de l'intrus ou celle de la place, c'est-à-dire du petit monde dans lequel nous évoluons – se manifeste par le dérèglement de l'attention ou par les embardées de l'engagement (emballements, absorptions ou débordement « hors-cadre »). La menace de la folie, constamment présente dans l'oeuvre de E.G. au-delà du reclus et de l'expérience asilaire, a pour fonction de rappeler à la fois la vulnérabilité de la vie publique et la nature normative des environnements sociaux ordinaires. J'espère que vous saisissez la rupture épistémologique opérée par E.G. Il ne s'agit pas de se soucier de l'authenticité de l'acteur « sous » les personnages, ou d'évaluer les convictions qui s'exposent en les interrogeant sur leur conformité avec des croyances subjectives. L'acteur n'est pas ici conçu comme un pur stratège mais comme un être dépendant jouant de ses dépendances (cf. Bourdieu). La rigueur de la métaphore dramaturgique est à ce prix, dans l'emprise qu'exerce le « comme si » sur celui qui s'y livre. L'acteur peut être pris par son rôle et on sait, depuis Sartre60, comment le garçon de café en arrive à « trop en faire », comment ses gestes sont « appuyés » et combien « toute sa conduite nous semble un jeu. » « Mais à quoi joue-t-il? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a là rien qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire. Le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants ; leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie. Il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissairepriseur par quoi ils s'efforcent de persuader leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, 60

Le thème de l’apparence est central dans l’étude des interactions. La vie sociale repose sur un jeu des apparences. On pourrait dire que nous vivons dans un monde de dupes. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que Goffman ait été un moment rapproché de J.-P. Sartre, le penseur de la « mauvaise foi » et de l’absurdité (cf. Anne Warfield Rawls, «Interaction as a Resource for Epistemological Critique», Sociological Theory, 1984/2). À leur niveau respectif, en effet, EG et le Sartre de L’être et le néant (1943) ont approché le problème de la représentation. Nous n’existons finalement qu’à travers le regard de l’autre. Le « pour-soi » (i.e. l’homme qui éprouve sa liberté en situation) n’est pas sans la médiation d’autrui : « j’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être : le pour-soi renvoie au pour-autrui. » (Sartre 1943 : 260-261). Dans le chap. 2 de la 2e partie de L’être et le néant, Sartre fait justement l’inventaire des types d’attitude mises en œuvre par le sujet face à autrui (amour, langage, masochisme vs. indifférence, désir, haine, sadisme). D’une certaine façon, Goffman réfléchit sur les mêmes phénomènes. Et des parallèles théoriques peuvent même être soulignés. En particulier, EG et Sartre adoptent une perspective stratégique. Cependant, comme on l’a dit, EG a nuancé de beaucoup l’interprétation stratégique de la présentation de soi. Parce que l’interaction est rituellement ordonnée, il n’est pas besoin de faire appel au vocabulaire de l’intention subjective : à la façon des pragmatistes, EG montre comment les acteurs s’investissent « naturellement », sans l’ombre d’une réflexion – lorsque l’interaction est sans heurts.

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Béraud - Cours de « Théorie & concepts » - Licence 1 (2009-2010) qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. » (Sartre, L'Être et le Néant : 99).

La présentation de soi passe par les apparences mais elle n'est pas la gestion purement rationnelle et calculée des apparences et des masques (sens étymologique de la persona). Cette rationalité en jeu, elle n'est pas instrumentale mais pratique. Le travail de figuration, parce qu'il est inscrit dans les aléas d'une cérémonie, d'un rite, est un engagement pour autrui et sous son contrôle : tout travail de figuration présuppose un public et l'assistance d'un public. Un « ordre expressif » sous-jacent valide un certain nombre de conventions qu’il faut savoir respecter (i.e.trouver le « style de jeu » (style of play)). Le travail de figuration consiste ainsi tantôt à diriger l'activité d'autrui, tantôt à maintenir la distance sociale efficace à un rassemblement entre différents publics ou les normes morales à respecter. L'objectif de ce travail de figuration n'est pas de réaliser (performer) le meilleur rôle et d'en faire des tonnes, non, le but est de tourver le ton juste et de réaliser l'action qui convient61. C'est dans l'interaction et à travers elle que les critères sont établis, et les critères moraux semblent avoir pour seule fonction de protéger les types d'interaction de la menace d'individus trop expansifs. « Au cours d'une conversation, des critères sont établis pour définir jusqu'à quel point l'individu peut se laisser emporter, entraîner par la discussion. Il lui est interdit de compromettre, par les sentiments et la volonté d'agir qui le gagnent, les limites posées à son affect. […] Quand l'individu s'enthousiasme trop et donne aux autres l'impression qu'il ne contrôle pas sufisamment ses sentiments et ses actes […] alors les autres risquent de se concentrer sur le débatteur plutôt que sur le débat. L'excès d'enthousiasme de l'un sera l'aliénation des autres. […] La disposition à l'enthousiasme excessif est une forme de tyannie que pratiquent les enfants, les prima donna et les seigneurs de toutes sortes, qui placent momentanément leurs sentiments au-dessus des règles morales permettant l'interaction dans la société. » (Goffman Les Rites d'interaction).

Politiques de l’ordre social et de l’identité chez Goffman Nombreux sont les continuateurs d’EG qui ont pris au pied de la lettre l’analogie dramaturgique. La transition du « la vie est comme une scène » à « la vie est une scène » signale une position d’ordre ontologique sur la réalité sociale. Si elle permet d’éclairer sous un jour inédit le jeu des relations sociales, la métaphore théâtrale a aussi des conséquences majeures sur la façon d’envisager la moralité de la vie sociale. (On pourrait ici interroger le statut épistémologique de la métaphore, jusqu’à quel point sa transformation en analogie est significatif en termes de vision du monde.) En considérant ainsi les comportements masqués, EG ne met-il par en avant, peut-être à son corps défendant, une forme de cynisme ? Dans cette perspective, nous sommes donc des acteurs obnubilés par le paraître, la volonté de bien paraître, d’influer sur la perception des autres, afin de contenter une image de soi qui n’a finalement rien de « naturel » : nous mentons aux autres autant que nous nous mentons à nous mêmes. Nous sommes des manipulateurs, dupes de notre propre manipulation. Nous cachons la vérité de notre self. C’est d’autant plus nécessaire que c’est une question de survie. Dans ces conditions, la métaphore dramaturgique implique que nous possédons deux selves : le self qui se dérobe à la vue d’autrui et celui qui n’existe qu’à travers l’impression (située et manipulée) produite sur les autres selves (Manning 1991). Certes. L’intérêt d’une (bonne) métaphore est qu’elle nous donne à voir la réalité d’une façon inattendue. Elle peut aussi avoir des effets sur la perception, en l’occurrence nous voiler des éléments qu’on ne peut plus voir par l’imposition du filtre métaphorique. EG était bien conscient des éventuels dangers de la généralisation de l’analogie 61

Faisons remarquer que nous pourrions compliquer le jeu de l'acteur et rapporter que le jeu social impose aux acteurs un minimum de circonspection dramaturgique, c'est-à-dire la nécessité de s'exposer et de se comporter sur plusieurs scènes, et donc de changer de code.

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dramaturgique. Dans Les rites d’interaction, il montre comment les rapports interindividuels reposent aussi sur une part de ritualisation et de confiance réciproque. La confrontation du cynisme et de la confiance sert ici l’élaboration d’une théorie de l’action faite de tensions et de contradictions in fine constitutives de la vie sociale. La façon dont EG relie les niveaux micro et macro ne laisse pas de poser des questions. Sa pensée est très subtile. Il ne pose que très rarement la question de la relation entre l’individu et la société. Comme nous l'avons maintes fois avancé, le domaine d’analyse propre de sa sociologie est l’ordre de l’interaction. Il pose les sujets comme autant d’« unités » d’analyse. Mais ce sont les situations qu’il convient d’observer, la manière dont les individus y gèrent leur image surtout. On étudie les « modèles de présentation de soi », c’est-à-dire des schémas pratiques que les individus investissent pour sortir indemnes de l’interaction. Autrui doit pouvoir croire que derrière l’image montrée l’individu se livre sincèrement, comme « à fleur de peau ». Une des conséquences de cette dissociation du « je » intime et du moi social est d’impliquer une théorie conséquente du sujet et de l’identité62. Le self procède d’une performance. On retrouve cette idée chez Mead. La consistance de la subjectivité ne se situe pas dans un hypothétique esprit mais s’éprouve à travers les interactions63. Et, finalement, le self n’est pas sans la médiation de l’ordre interactionnel. C'est que l'authenticité ne se présente pas ici comme cette qualité immanente à un self garantissant l'unité de l'individu. Elle est plutôt conçue comme une propriété conférée à l'individu par une audience qui juge, dans l'actualité de la situaiton, de la conformité de ses conduites aux exigences du registre de pertinence dans lequel son action s'inscrit. Goffman l'affirme clairement dans la conclusion de Frame analysis : « Le self , donc, n'est pas une entité à demi-cachée derrière les événements mais une formule variable pour s'y comporter convenablement. » (569) (Ogien, A., in Le parler frais: 108)64. 62

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Sans vouloir créer des filiations impropres entre Goffman et d'autres noms, mais pour vous donner cependant matière à réflexion, rappelons que le thème de la « déconstruction du sujet » a été la pierre de touche des théories post-structuralistes dans les années 60-70 (Foucault, Derrida, Deleuze...). Pourtant, rien de nouveau ici, puisque une bonne partie de la culture européenne fin-de-siècle exprimait déjà ce « tremblement de terre psychique » (Manès Sperber) : il n'y a plus de sujet unitaire unique qui puisse, en regardant d'en haut, embrasser, sélectionner et unifier le multiple ; il n'y a plus de sujet linguistique qui puisse prétendre appréhender le monde dans l'unité de la phrase. Il n'est pas étonnant qu'émerge alors des nouvelles formes littéraires, - « monstrueuses, » « déjantées » - mettant à mal le format romanesque (unité et continuité biographique des personnages conduisant au phantasme de la destinée, qu'elle soit positive ou tragique, comme chez Stendhal, Balzac, etc.). Ces nouvelles formes romanesques sont représentées par trois noms : Proust, Joyce et Musil. C'est d'ailleurs Robert Musil qui déclara dans L'Homme sans qualités que sur tous les fronts « le Moi n'est plus ce qu'il était jusqu'ici : un souverain qui promulgue des édits ». La totalité vient à faire défaut, parce que fait défaut le lien qui devrait pénétrer toutes ses parties et les rassembler en un tout ; le lien vient à faire défaut aussi et surtout à l'intérieur du sujet, qui devrait réduire le monde à l'unité et en vient au contraire à se désagréger lui-même dans son unité individuelle (à l'unité, la discontinuité). L'homme sans qualités, dit Musil, est fait de qualités sans l'homme : ses propriétés ne peuvent plus être référées à une substance qui leur donnerait sens et unité (e.g. l'âme), mais sont comprises comme un amalgame dépourvu de centre. Déjà l'homme du sous-sol de Dostoïevski avait proclamé que l'individu du XIX e siècle avait « le devoir d'être essentiellement dénué de caractère » ; il avait défini la conscience comme une « maladie », célébrant – à l'encontre de son unité – la coexistence de contradictions psychiques irréductibles à une évolution unitaire de la personnalité, et exaltant le bavardage inorganisé et fébrile, -vulnérable - , qui nie toute hiérarchie du discours. Sur ce thème, voir l'étude récente de Chauviré, Christiane, « Délocaliser l'esprit », in Revue de synthèse, 131, 2010/1. La théorie du sujet défendue par les interactionnistes présente un esprit (le self) unissant l'individu (le Je) et ses diverses manifestations spontanées dans l'expérience du monde social (les Moi). Cette théorie conçoit donc l'existence d'un univers de la permanence, peuplé d'entités stables chargées de la vérité des choses : le monde de la réalité. C'est à ce monde qu'appartient le self des interactionnistes. La conception interactionniste du self pose, d'une autre manière, le problème que Durkheim a présenté dans sa critique générale du pragmatisme : si l'individu est défini de façon différente par une multiplicité d'autruis, comment plusieurs autruis pourraient-ils connaître à la fois le même individu ? (Durkeim, E. (1981). Pragmatisme et sociologie, Paris : Vrin : 169-174). L'interactionnisme symbolique ne répond pas à cette question. Il admet a priori

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L’identité « profonde » de l’individu (du performer, de l’interprète) est toujours l’objet d’une définition située par l’intermédiaire de son être-perçu (character, personnage) ; elle est en tension entre ce que l’individu veut renvoyer de lui-même et de ce que les autres perçoivent. L’identité est en ce sens plurielle et possiblement réversible. Là encore il faut reconnaître une critique antisubstantialiste du « sujet ». EG ne pose pas l’individu comme atome du social. En réalité, il ne s'embarrasse pas de définir une ontologie de l'individu et du sujet. Goffman s'est efforcé de penser simultanément la multiplicité des réalités et celle de l'individu. S’il peut être envisagé comme « unité » pour la conduite de l’enquête, c’est aux cadres a priori qu’il faut s’intéresser. « Chacune des manifestations fragmentaires et distinctes de l'individu dans le monde peut être appréhendée comme autonome pour autant que les multiples mondes possibles dans lesquels un individu peut s'impliquer soient saisis dans ce que E.G. définit comme une entité analytique qui les englobe tous : celle de l'expérience. » (Ogien, ibid. : 109). C'est l'objet de Frame Analysis (Les Cadres de l'expérience), dont le sous-titre est : l'organisation de l'expérience. Pour comprendre la façon dont l'action en commun se développe, le phénomène déterminant aux yeux de E.G. est la manière dont se forment les jugements pratiques en situation (ou les procédés et les critères que les individus utilisent pour appréhender les propriétés inhérentes aux choses, aux événements et aux pratiques ; et comment cet ajustement aux circonstances enrôlées dans l'action se règle sur l'anticipation des probabilités de son déroulement65. Bref, la substance est paradoxalement à chercher du côté des structures de l’interaction : c’est là la véritable source de la réalité du sujet – i.e. l’interaction lui confère une identité (sociale, perçue)66. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles certains auteurs ont rattaché, contre toute attente, EG au structuralisme. Dans Frame Analysis, EG veut dégager ces conditions structurelles en références auxquelles les sujets doivent ajuster leur comportement en situation. Chaque activité se déroule en un « cadre » précis67. Pour que l’action conjointe soit un succès, que chacun conserve sa « face », il faut honorer des « conditions de félicités ». L’expérience quotidienne est organisée de façon normative. Les « cadres » sont une définition a priori de la réalité, la notion de cadre désigne des « structures d'attente ». Ils fournissent des réponses pratiques pour que l’acteur s’engage sans tension dans l’interaction. Un cadre est « un dispositif cognitif et pratique d'organisation de l'expérience sociale qui nous permet de comprendre ce qui nous arrive et d'y prendre part. » 68 « Les opérations de cadrage schématisent des constellations de sens, mettent en saillance des thèmes qui captent l'attention, pourvoient des schèmes d'interprétation et enclenchent des séquences d'action. Les un postulat essentialiste qui affirme le primat absolu de l'un sur le multiple. La notion de situation qualifie un moment de la vie sociale dont on peut supposer que tout un chacun a appris la nature et le mode d'emploi. Nous savons tous ce qu'implique (pour l'individu et dans son rapport à autrui) le fait de prendre les transports en commun, de retrouver des camarades le matin en cours, de croiser son directeur, d'assister à un concert, de faire une virée entre amis, etc. On comprend que chacun de ces engagements est contracté dans un cadre déjà donnée qui induit un « sens des circonstances » sociales, des « structures d'attentes » de la manière de s'inscrire dans l'activité sociale. (Ogien, A. (2007). Les règles de la pratique sociologique : 180-181). 66 Frank, Arthur W. (1979), «Reality Construction in Interaction», Annual Review of Sociology 5. 67 Selon Isaac Joseph, « La métaphore théâtrale aura servi à opérer le passage de la notion de rituel, liée au grand partage anthropologique du sacré et du profane, à la notionde cadre ». (La microsociologie d'Erving Goffman, 1998 : 65). La perspective dramaturgique se serait avéré trop rigide pour traiter des « moments de la vie quotidienne ». 68 On retrouve ici les structures de pertinence topique, interprétative et motivationnelle mises en avant par A. Schütz dans les manuscrits de 1948-1952. Ces structures méritent d'être rapportées à la notion de cadre de E.G. (Céfaï, D. (2007). Pourquoi se mobilise-t-on? Paris : La Découverte, note 4 p.557) 65

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protagonistes d'une situaiton projettent alentour leur faisceau de visées intentionnelles, avec ses points aveugles et ses angles morts, ses axes et ses plans focaux, avec ses grandeurs d'échelle, ses gros plans et ses zones floues. Les événements et les actions sont vus sous tel ou tel aspect, avant d'être inclus dans telle ou telle histoire, soumis à telle ou telle procédure, évalués par tel ou tel jugement. « Nous ne cessons de projeter nos cadres de référence sur ce qui nous entoure, mais nous ne nous en apercevons pas dans la mesure où les faits viennent les confirmer et le cours régulier des activités recouvrir nos conjectures. » (Goffman Frame Analysis : 47). Cette vision reste encore trop individualiste et trop statique. Les opérations de cadrage ne sont pas la simple réactivation de dispositifs de catégorisation, de savoirs pratiques ou de schèmes interprétatifs, qui seraient incorporés ou disponibles, pour les appliquer à « ceci » ou « cela ». Elles sont indissociables du déploiement endogène d'une dynamique d'interaction, où des séquences s'enchaînent et font surgir un sens à la fois de ce qui est en train de se passer ici et maintenant entre les interactants, de la chose (Sache, causa) dont il est question dans leur interaction et de la manière dont pratiquement ils ont des réactions à « ce qui leur arrive ». » (Céfaï 2007 :

Le cadre dramaturgique est donc un dispositif méthodologique permettant à la sociologie de s'émanciper clairement du subjectivisme et des phénoménologies de l'intersubjectivité. En invitant à analyser rigoureusement les scènes dans lesquelles le lien social se donne à voir, l'intrigue ou le jeu de circonstances qui servent de prises (i.e. de ressources) aux participants, elle détrône l'acteur au profit de l'action et propose de comprendre l'inter-objectivité dans laquelle elle se déroule et s'interprète (Latour, « Une sociologie sans objet? », Sociologie du travail, XXXVI, 4/94). L’idée-force d’EG est que toutes ces situations sont très codifiées. L’exposition des normes de la dramaturgie sociale s’énonce sous la forme d’une normativité. Les propositions déontiques du type « tu dois » régissent l’entrée dans l’interaction. Ces contraintes sont structurelles. On « doit » maîtriser tel élément, comme la non-ostentation des sentiments d’embarras. On doit pouvoir faire semblant de ne pas éprouver de stress alors que nous devons prendre la parole en public. On doit se contrôler en permanence aux yeux des autres. L’univers social est sévère avec les individus qui ne respectent pas cette charte de codes (déviance). C’est ce qu’il montre, par une multitude d’exemples empruntés à la vie quotidienne, dans Strategic Interaction (1970) et The Presentation of Self in Everyday Life. EG analyse ainsi la dramatisation du monde micro-social. Il montre comment les acteurs manipulent des techniques de communication en situation. Les cadres instituent des modes d’agir et des types de comportement objectifs et fixés à l’avance. Ils sont impersonnels – ils s'imposent à tous – et contraignants – ils font obligation, pour autant qu'on veuille rendre son action intelligible à autrui. Ils forment une « matrice de possibilités » qui s’offrent aux participants de l’interaction : ils marquent les limites sociales de l'acceptable en situation – c'est-à-dire qui assurent, de façon provisoire, qu'une règle a été correctement appliquée, au sens où elle est publiquement tenue pour acceptable (ce qui veut généralement dire : lorsqu'elle n'est pas expressément dénoncée). La conséquence majeure de cette perspective est que les individus sont les « supports » de la perpétuation des cadres ou structures sociales69. Admettre que les cadres (et le jeu qu'ils organisent) structurent « l'expérience individuelle de la vie sociale » revient donc à dire que nos manières habituelles de surmonter l'incertitude et de nous ajuster à l'imprévu sont socialement organisées. EG réaffirme ainsi de façon contre-intuitive la primauté des structures sur l’individu, à la façon de Durkheim (Corcuff 1995). L’ordre social, compris comme ordre interactionnel, se perpétue par l’action ritualisée des supports individuels de l’action. Goffman plaide pour le vertige – ce qui fait tenir le monde est le fait que les individus prouvent qu'il tient en agissant -, mais il démontre que cette absence de fondement n'a rien de 69

Gonos, George (1977), ««Situation» versus «Frame»: The «Interactionist» and the «Structuralist» Analyses of Everyday Life», American Sociological Review 42 (6).

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terrifiant, tout simplement parce que le monde social reproduit continûment son apparence de stabilité. Et que si tel est le cas, c'est que les pratiques ordinaires et les structures sociales sont prises dans ce qu'il nomme un « couplage lâche »70 dont la résistance s'éprouve en permanence dans le flux de l'action et qui manifeste qu'il résiste. Goffman pose donc que, contrairement à l'intersubjectivité présente dans l'interactionnisme symbolique et certaines phénoménologies sociales, des ordres de contrainte existent, mais que, à la différence des thuriféraires du structuralisme des années 60-70, les obligations qui en découlent sont rarement déterminées de façon rigide et uniforme. Pour E.G., ce qui prime est l'incessante activité dans laquelle les acteurs sont plongés et qui consiste à émettre, aux fins de l'action, des jugements d'acceptabilité ajustés à ce que la situation et les circonstances exigent. Cependant que nos activités, précisément parce qu'elles sont publiques, s'inscrivent ainsi dans un milieu constamment parasité par des initiatives non autorisées et se déploient dans l'ambiguïté ou le chevauchement des territoires71. Autrement dit, pour lui, le moteur de la vie sociale est la nécessité de mettre en oeuvre des procédures de détermination du contenu des obligations qui ordonnent nos relations à autrui (en tant que, par exemple, auteur, destinataire, témoin, auditeur, absent,...). Et cette activité de détermination est incessante, la distribution des places et des rôles s'effectue tout au long du cours d'action : le quotidien est une suite interminable de transformations qui se produisent dans la dynamique même des échanges avec autrui et au service de leur bon déroulement. La posture dénonciatrice affleure dans Asiles et Stigmates. La mise au jour des aspects les plus aliénants de l’identité sociale incarcérée ou stigmatisée montre combien l’analytique de l’interaction cède parfois le pas à la critique sociale. Les « institutions totalitaires » entraînent une dégradation morale et un affaiblissement de la dignité des individus claustrés. Même si les individus isolés peuvent mettre en œuvre des tactiques pour contrer les mécanismes d’aliénation dont ils sont l’objet, l’emprise et l’empreinte des organisations totales ou du processus de stigmatisation conduisent à une dépossession de soi. EG vise clairement une conversion du regard (Berger). En l’occurrence, de notre regard. Il montre de façon crue ce que nous ne voulons pas voir ou feignons de ne pas voir. Dans une interview, EG s’est dit « anarchiste ». Dans Stigmates et Asiles, il décrit le combat incessant de ces beautiful losers déconsidérés et donc d’autant plus obligés de déployer des efforts immenses pour gérer leur paraître. Dans Asiles, EG sonde in situ les stratégies d’adaptation employées par les « malades internés » pour survivre dans une institution fermée (e.g. la pratique du sport et autres « dérivatifs », rites d’insubordination, techniques de distanciation, etc.). Le self parvient ainsi à dresser une barrière contre l’hôpital qui le tient à part. Cette dénonciation des « institutions totales » n'est que la face symptomatique, spectaculaire, de ce qui existe aux cours d'interactions publiques. En un sens, la somme des études portant sur les rassemblements en public (Goffman, Behavior in public places) offre à E.G. la possibilité de poser, après l'éthnographie de l'institution asilaire comme « institution totale », les mêmes questions : comment parvient-on à supporter et à confirmer un ordre? Quels sont les seuils du tolérable et quelles sont les adaptations nécessaires au fonctionnement de nos conventions? Mais ici c'est la question de l'ordre public qui prend le pas sur celle de l'ordre institutionnel, et ce sont les interactions entre personnes qui ne se connaissent pas ou guère qui se trouvent au centre de l'analyse plutôt que les relations entre membres d'une même communauté (cf. l'écologie urbaine de Chicago). Les participants aux rassemblements en public ne sont ni des reclus, ni des membres. La norme affichée des lieux publics est d'être accessible à quiconque. C'est là un principe d'ordre (l'égalité d'accès) et une contrainte d'usage (les initiatives non autorisées, la présence de l'importun, 70 71

Goffman, E., « The interaction order », American Sociological Review, 1983, 48 (1) : 11. Voilà qui nous rappelle à quel point la métaphore écologique – la microécologie en l'occurrence chez E.G., est fondamentale dans la tradition sociologique américaine.

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de l'intrus72). Si la folie pointe, c'est parce qu'en étant public, l'ordre social nous publicise dans le même temps. Nos activités, mêmes les plus furtives, s'exposent à la menace du parasitage, du malentendu ; nous devons constamment participer à la vie publique (i.e. sociale), évaluer les apparences : « Dans l'ensemble, on répond à plus d'ouvertures qu'on ne le souhaiterait, et l'on en tente moins qu'on ne le voudrait » (Goffman : Façons de parler) Politiquement (lato sensu), il s’opposait donc à toutes les formes d’hypocrisie et de cynisme ; le dévoilement éthologique de ces mascarades et impostures participaient d’une éthique. Il était fasciné par les acteurs qui parviennent à démasquer ou jouer avec les masques pour mieux les déconstruire. La prise de conscience de l’imposture de la persona participe d’une logique de la révélation. Le jeu social est livré dans son éventuel arbitraire, sinon son absurdité. Si EG n’a pas théorisé l’engagement et les conséquences politiques de la théorie dramaturgique doublée de la Frame Analysis, il a donné du grain à moudre aux sociologues de la mobilisation collective, de la subversion, de la transgression. C’est qu’en effet, la théorie de l’étiquetage porte en elle la dénonciation de l’injustice (éventuelle) des catégorisations stigmatisantes (Gamson 198573). Bien qu’EG n’aborde jamais de front la question de la société, préférant étudier l’ordre de l’interaction, c’est bien une approche de l’ordre social qu’il contribue à poser. Il réfléchit puissamment sur les notions de « normalités », de « sécurité », de conservation de l’identité : il faut y voir autant de processus qui assurent la stabilité de l’ordre social. Même si des incohérences peuvent surgir, la tendance est à la consolidation des cadres en dehors desquels l’interaction est simplement impossible. La vie sociale est essentiellement ordonnée, fondée sur des présuppositions sur les conditions de félicité des formes d’interaction. Les sujets sont attachés à l’ordre, que présuppose d’ailleurs la logique de l’interaction. Dans un monde moderne toujours plus complexe et incertain, les individus aspirent à un minimum de sécurité, de confiance en soi et dans les autres. La normalité est en ce sens une aspiration collective : elle rend les interactions moins dangereuses, soumises à l’imprévisible74.

Conclusion EG est l’auteur d’une microsociologie dense et complexe. Il est franchement difficile d’en donner une vue synoptique en un cours, d’autant qu’EG évolue, depuis Asiles jusqu’aux Façons de parler, il peut être tour à tour socio-linguiste, anthropologue, éthologue, spécialistes de sciences cognitives, sociologue. Mais il est une constante, à savoir la volonté de cerner dans la matrice interactionnelle quelques propriétés saillantes du comportement humain. Et c’est en cela qu’EG suit à sa façon un schéma structuraliste. Cette microsociologie peut-elle informer le questionnement sur le lien micromacro ? Oui, d’une certaine façon. L’idée d’un « ordre interactionnel sui generis » peut donner à penser intuitivement que l’action conjointe des individus est la source du niveau macro de la « société ». Cependant, comme le signale A.W. Rawls (1987), la pensée d’EG est bien plus subtile. Elle ne fait pas dériver l’interaction d’un méta-niveau des institutions ou de la société ; elle abolit dans le même temps le principe de l’individu comme nexus logique du social. L’ordre interactionnel – i.e. l’objet qu’EG s’est donné – est fondé sur les contraintes et les règles morales qui émanent de 72

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Dans « La folie dans place », (Relations en public : 313-361) E.G. s'est intéressé aux formes pathologiques de l'interaction. Il a étudié les formes de coopérations avec celui qui ne tient plus sa place et trouble les arrangements ordinaires et l'intelligence partagée des situations. Trad. fr. « Le legs d'Erving Goffman à la sociologie politique », repris in Politix, 9, 1988 ; voir également David Snow, « Le legs de l'Ecole de Chicago à la théorie de l'action collective », in Politix, 13, 2000 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2000_num_13_50_1092 Misztal, Barbara A. (2001), «Normality and Trust in Goffman’s Theory of Interaction Order», Sociological Theory 19 (3).

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la situation d’interaction en elle-même, à travers notamment les normes de la présentation de soi en public. Il propose une conception totalement éclatée (disséminée) du sujet sans que cet éclatement dissolve l'analyse dans l'inconsistance ou l'évanescence. Ce qui différencie E.G. des interactionnistes, c'est cette intention de saisir l'organisation du monde social dans une temporalité résumée à l'immédiateté de la situation75. Cette logique est immanente à l’ordre interactionnel. En d’autres termes, l’interaction nécessite l’association de deux types d’entités qui d’ailleurs n’existent pas hors le champ interactionnel : les individus et les structures sociales. On mesure ici combien la position d’EG est à contre-courant des théories qui séparent artificiellement l’individu et la société, le micro et le macro. Il choisit de partir de la réalité a priori des cadres de l’expérience ou de la coprésence individuelle, pour ensuite cerner, le cas échéant, les propriétés de ces deux entités. Le self n’est donc pas le point de départ ontologique de la théorie de l’ordre social, mais son point de chute. Il est un produit « dramaturgique » émergent de l’ordre interactionnel. En procédant ainsi, EG pose analytiquement l’indépendance de la situation d’interaction sui generis par rapport aux niveaux micro- et macrosociologiques. Il brise radicalement la dichotomie individu-société, pourtant classique de la théorie sociologique.

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C'est d'ailleurs dans ce rapport singulier à la durée que se développe la critique que E.G. dresse de la notion de self : l'interaction en face-à-face ne rapporte pas aux événements du passé, n'engage en rien ceux du futur. En ce sens, la situation n'est pas un présent (puisqu'il n'y a pas d'orientation vers le passé ou le futur) : elle est l'instantanéité même. (Ogien, A, ibid. : 102).

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