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Baxter Dury

la consécration

Guillaume Canet

en plein cœur

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Allemagne 5,90 € - Belgique 5,30 € - Canada 9,20 CAD - DOM 6,30 € - Espagne 5,70 € - Grande-Bretagne 7,10 GBP - Grèce 5,70 € - Italie 5,70 € - Liban 14 700 LBP - Luxembourg 5,30 € - Maurice Ile 7,20 € - Portugal 5,70 € - Suède 61 SEK - Suisse 9,20 CHF - TOM 1 200 XPF

No.988 du 5 au 11 novembre 2014 www.lesinrocks.com

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cher Bernard Tapie par Christophe Conte

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n t’a tous vu l’autre dimanche, sur I-Télé, frapper la table de ton gros poing pour esquiver par l’intimidation les questions d’Audrey Pulvar à propos de l’arbitrage dans l’affaire du Crédit lyonnais. On t’a vu ensuite renvoyer cette gonzesse à ses casseroles – les vraies, celles de la cuisine, pas les tiennes – lorsqu’elle prétendait vouloir parler foot avec toi. On t’a entendu pérorer, souffler, t’agacer d’un rien, vider des seaux de bile sur les journalistes et jouer les arbitres éclairés du monde politique, proposant un open bar

de démagogie à l’heure de l’apéro, où tout le monde fut servi selon son grade. On connaît bien ton numéro de cirque, il n’impressionne plus personne, même les clowns du Pas-de-Calais foutent plus la trouille que toi. Et tout cela ne serait qu’écume insignifiante si ne tintaient dans ta poche des millions d’euros d’argent public dont la justice dira bientôt s’ils te furent ou non loyalement et légitimement accordés. Tu étais sans doute satisfait, comme toujours, au sortir de cet échange vociférant, d’avoir maté du journaleux, de la journaleuse surtout, et de buzzer encore un peu

comme au bon vieux temps où ton avis importait. Mais dans le brouhaha médiatico-twitterien déclenché par tes mauvaises humeurs phallocrates, personne ne s’attarda sur la partie la plus hilarante de l’interview. Interrogé à propos du Front national, tu répondis que ses électeurs étaient “stupides”. Il y a quelques années, tu les traitais de salauds, on notera la nuance, mais la démonstration qui suivit allait surtout retourner la stupidité à l’envoyeur. Je te cite : “Penser qu’on peut sortir de l’Europe (sic) et revenir au franc, c’est un cours de sixième. On a une dette de deux milliards, si demain on revient au franc on aura une dette de trois milliards…” Ô grand économiste que tu es, Nanard, Pulvar a bien fait de te brancher sur le sujet. Sache toutefois qu’au moment où je t’écris, la dette de la France ne s’élève pas à deux mais à deux mille milliards, et qu’avant la fin de cette chronique elle aura encore augmenté. Même un élève de sixième encarté au FN, tout stupide soit-il, est au courant. Tes analyses de la situation financière, à peine recevables sur le comptoir du bar-tabac Bonnemère-dans-ton-cul-parisien, tu serais dès lors bien inspiré de te les fourrer dans la lucarne. En t’entendant, totalement à la ramasse sur les chiffres d’un pays où tu prétends encore occuper un rôle, je repensais à l’Etat qui a creusé un peu plus son gouffre en t’accordant 405 millions d’euros de dédommagement dans l’affaire Crédit lyonnais/Adidas. Si tu sais si bien compter, un chèque de 4,50 euros et trois Carambar auraient pu tout aussi bien faire l’affaire. Je pense aussi aux journalistes de La Provence, de Corse-Matin et Nice-Matin qui t’ont dans les pattes, j’espère pour eux que tu supervises plus volontiers les pages sport que la rubrique éco. Quant aux fiches cuisine, on n’est bien d’accord, faut laisser ça aux gonzesses. Je t’embrasse pas, n’y compte pas. 5.11.2014 les inrockuptibles 5

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No. 988 du 5 au 11 novembre 2014 couverture Baxter Dury par Tom Oxley pour Les Inrockuptibles

billet dur édito debrief recommandé interview express Christopher Nolan reportage avec les opposants

20 histoire des initiatives alternatives pour sauver les migrants en mer Méditerranée

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le monde à l’envers nouvelle tête C.A.R. la courbe la loupe démontage futurama style food Baxter Dury : dandy cool

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à l’approche du festival les inRocKs Philips qu’il illuminera de sa présence, le songwriter anglais raconte It’s a Pleasure, son passionnant et vicelard quatrième album + un tour de grand 8 avec de nouveaux venus prêts à secouer le festival

50 le théâtre politique de Thalheimer le metteur en scène allemand interroge notre rapport à l’engagement dans deux spectacles au Théâtre national de la Colline

52 Guillaume Canet : la rencontre

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Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles

au barrage de Sivens

Tom Oxley pour Les Inrockuptibles

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il est stupéfiant dans La prochaine fois je viserai le cœur, en salle le 12 novembre

58 De sang-froid et après ? 62 72 86 94 96 98 profitez de nos cadeaux spécial abonnés

pp. 100 et 102

cinémas Interstellar, Une nouvelle amie… musiques Lucas Santtana, Adrien Gallo… livres A. L. Kennedy, Patti Smith… scènes Dieudonné Niangouna… expos Roberto Cuoghi… médias Vice, en expansion ; Peanuts…

ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Edition générale” jeté dans l’édition vente au numéro ; un CD “Un automne 2014” encarté dans toute l’édition ; un supplément “Rock & Surf” jeté dans les éditions kiosque et abonnés PIDF et les départements 09, 12, 24, 31, 32, 33, 40, 46, 47, 64, 65, 81 et 82 ; un supplément “Automne en Normandie” jeté dans les éditions kiosque et abonnés PIDF et les départements 14, 27, 50, 61, 76, 60 et 80.

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22.10.2014 les inrockuptibles 7

The New York Times. Photo Archives/RÉA

pourquoi Truman Capote n’a-t-il plus écrit de roman après De sang-froid en 1966 ?

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Rémi Fraisse est le premier manifestant tué en France depuis Malik Oussekine, poursuivi rue Monsieur-le-Prince, à Paris, puis frappé à mort dans un hall d’immeuble par des membres du peloton des voltigeurs-motocyclistes, dissous peu après. Malik Oussekine n’avait même pas manifesté ce 6 décembre 1986, jour de mobilisation lycéenne et étudiante contre la loi Devaquet : il sortait d’un club de jazz. Il avait 22 ans, Rémi Fraisse 21. Il ne faisait pas bon être jeune et arabe sous Chirac-Pasqua-Pandraud ; il ne fait pas bon être jeune tout court sous Hollande-Valls-Cazeneuve. Au célèbre et ignoble “Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con la nuit” du ministre de la Sécurité d’alors, Robert Pandraud, répondent aujourd’hui les brillantes conclusions du dénommé Thierry Carcenac, sénateur socialiste du Tarn, président du conseil général, donc promoteur du barrage de Sivens : “Mourir pour des idées, c’est une chose, mais c’est quand même relativement stupide et bête.” Ce monsieur est un élu de la République et c’est là sa façon de présenter ses condoléances à la famille de Rémi Fraisse. De son côté, après plusieurs jours d’un silence assourdissant, le toujours plus martial Manuel Valls a fini par s’exprimer devant l’Assemblée nationale : “Avant même qu’une enquête n’ait été conclue, je n’accepterai pas la mise en cause de l’action des policiers et des gendarmes qui ont compté de nombreux blessés dans leurs rangs.” Une déclaration qui augure parfaitement de l’impartialité, de la transparence et de l’indépendance de l’enquête en question. Sans mettre en cause quiconque, comment expliquer qu’un manifestant aux mains nues ait été tué nuitamment par les gendarmes mobiles ?

Remy Gabalda/AFP

déraison d’Etat Comment expliquer qu’il ait eu le haut du dos arraché par une grenade offensive ? De quelle guerre s’agissait-il ? Après le traumatisme de Notre-Damedes-Landes, puis le fiasco de l’écotaxe, l’exécutif est désormais si faible sur les questions environnementales que la présence de quelques dizaines de zadistes sur le site de Sivens a suffi à lui faire perdre complètement les pédales. D’un côté, harcèlement policier et violence disproportionnée, déclenchés sans discernement pour nettoyer la zone humide du Testet de toute opposition qui empêcherait de bétonner en rond ; de l’autre, l’aveu contraint de la démesure, voire de l’absurdité, d’un ouvrage qui sera finalement qualifié de “périmé” par Ségolène Royal, ministre en charge du dossier, aux abonnés absents durant toute la crise. L’Etat aura donc tué Rémi Fraisse avant de lui donner raison. Un Etat en bien piteux état, en vérité, arcbouté sur ses dernières prérogatives régaliennes, celles qu’il n’a pas encore abandonnées de lui-même aux flux libéraux de l’économie mondialisée : les grands projets déclarés d’utilité publique et le “monopole de l’usage légitime de la force physique”, la définition même de tout Etat moderne selon Max Weber. En France, en 2014, force est de constater que la Ve République ne parvient plus à imposer ses infrastructures colossales (aéroport, barrage…) à des citoyens de mieux en mieux informés, parfaitement capables de faire dissidence de la petite politique politicienne, en s’abstenant aux élections européennes, par exemple, pour mieux réinvestir le vaste champ du politique. Alors elle s’énerve, cette Ve République finissante, et manifeste son impuissance à faire entendre sa raison d’Etat en faisant plein usage d’une violence de plus en plus aveugle et illégitime.

Hommage à Rémi Fraisse sur le site de Sivens, 2 novembre

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connaître les transes du trouble grâce aux inRocKs La semaine dernière, des bouffons de l’ordre et des femmes à barbe, de la jouissance autocentrée, de la meuf aperçue dans la glace et de la sexualité secondaire.

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on cher Inrocks, on ne naît pas femme, on le devient, et Romain Duris ouvre la voie. “Devenir femme” ? Le mec le plus sexy du cinéma français transformé en bombe à barbe… Ça laisse entrevoir un nombre incalculable de possibilités. Combien de femmes vont se sentir soudainement mûres pour les plaisirs saphiques ? Une nuit avec une femme comme Romain, tout de même… Combien de types vont se dire que si Romain Duris ose, eux aussi peuvent sortir les bas résille du placard ? Combien vont rêver de sortir les femmes à barbe des foires pour les emmener dans leur lit ? Puissance politique de ta couve : la révolution du genre est en marche et, comme dirait le “mystérieux Comité invisible”, “ceux qui annoncent le retour à l’ordre font à présent figure de bouffons”. Tragédie du célibataire : je n’ai pour seul accessoire féminin qu’un peu de camomille desséchée. Je mets la bouilloire en marche. Je suis hyper transgenre. La lecture du dossier “Douces trans”, consacré à ces hommes “mariés, hétéros, pères parfois” et qui “s’épanouissent en s’habillant en femme”, approfondit le trouble. Je ne suis pourtant pas un obsédé de l’identité sexuelle. Petit, comme Romain Duris, ma grande sœur “s’amusait beaucoup à me mettre un coup de rouge à lèvres, à me faire enfiler ses chaussures”. Un jeu d’enfants, plutôt plaisant, pas de quoi défiler dans la rue. Quant au rapport entre crossdressers et hétérosexualité, c’était une affaire réglée. Etudiant, j’ai constaté que ceux qui se travestissaient étaient rarement les gays. Les joueurs de rugby, beugleurs de férias, auditeurs banlieue Ouest de Michel Sardou et hétérobeaufs qui donnaient du “tarlouze” à celui qui ne buvait pas son litre de picon bière cul-sec formaient le gros des “copines” que l’on retrouvait en bas résille et talons aiguilles dans les soirées déguisées. On les retrouverait plus tard, défenseurs de la famille lors des Manifs pour tous. Mais bon, le coup des homophobes homos refoulés, c’est le classique, le degré zéro du trouble. Qu’on puisse être hétéro et se déguiser en femme ou homo et caricaturalement viril, con et beauf, c’est l’évidence. Plus fin est le point de vue de François Ozon sur les crossdressers : “la sexualité devient souvent une question secondaire. Une sorte d’autoérotisme se met en place. La jouissance est assez autocentrée”. Une analyse qu’éclaire l’expérience de Romain Duris : “Sur le tournage, j’ai eu le temps d’être un peu excité par la meuf aperçue dans la glace, avant de comprendre que c’était mon reflet qui me chauffait comme ça.” Ça, c’est troublant. Etre le sujet et l’objet de ses propres fantasmes ? S’autochauffer, s’autodésirer, s’autofaire bander ? S’échapper de soi en changeant un temps de genre pour mieux se suffire à soi-même ? Fichtre ! Tandis qu’un prince charmant s’apprête à embrasser la bombasse endormie en moi, une autre voix suggère : “Gamelin, avant qu’il ne soit trop tard : arrête la camomille”. Affaire à suivre. Alexandre Gamelin

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une semaine bien remplie Pratiquer l’ultra-sex avec Nicolas et Bruno, célébrer la scène artistique croate à Nîmes, dédramatiser la vie politique française, se demander à quoi ressemblerait un film de Truffaut aujourd’hui et aller voir Joke en concert, au premier ou au second degré.

temps X Message à caractère pornographique Pour les 30 ans de Canal+, Nicolas et Bruno livrent un Message à caractère pornographique – A la recherche de l’ultra-sex. Grand détournement de saynètes érotiques, pas forcément porno mais toujours vintage (le corpus allant de 1974 à 1995), dans la veine de leurs géniaux Amour, gloire et débats d’idées et Message à caractère informatif. minisérie le 8 novembre sur Canal+. Avant-première + débat le 5 à 20 h ; master-class et rencontre avec les auteurs le 10 à 20 h au Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com AdèleHae nel, dans le court métrage Truffaut au présent – Les Acteurs d’Axelle Ropert

split screen

La Croatie, nouveau spot des aoûtiens ? Oui mais pas que, car depuis les 50’s, c’est aussi un haut lieu de l’art contemporain. C’est ce que démontre l’expo Personal Cuts dédiée à la scène artistique de Zagreb de ces soixante dernières années, moins portée sur le rapport à l’objet que sur la redéfinition du statut de l’artiste. Avec, entre autres, Julije Knifer, David Maljkovic ou le Gorgona Group. exposition jusqu’au 11 janvier au Carré d’art de Nîmes, carreartmusee.com

Dimitrije Basicevic Mangelos, Energie, 1978. Courtesy Peter Freeman Inc., New York

Personal Cuts – Art à Zagreb de 1950 à nos jours

vivement vendredi Court-Circuit spécial Truffaut Le magazine Court-Circuit rend hommage à Truffaut via un court métrage, Truffaut au présent – Les Acteurs, de notre collaboratrice Axelle Ropert, qui questionne l’ethos truffaldien. La marionnette en pâte à modeler de François Truffaut, réalisée par Marchouillard, présentera ensuite Antoine et Colette, moyen métrage de 1962, que Fabien Bouly, maître de conférences en cinéma, analysera en clôture de ce numéro spécial. télé sur Arte, le 7 novembre, 00 h

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désir d’avenir La Politique pour tous En ces temps troublés où la vie politique française ressemble à un épisode de la saison 42 des Anges de la téléréalité, La Politique pour tous remet les pendules à l’heure. Apprendre à parler aux minorités, à retourner sa veste comme Eric Besson ou à pratiquer le “DSKâma-sûtra”, autant d’opportunités proposées par ce petit livre illustré à la fois drôle et habile, écrit par le cofondateur de Brain Magazine et un membre du collectif Humour de droite. livre La Politique pour tous de Josselin Bordat et Tristan Berteloot (J’ai lu), 12,50 €, 1 60 pages

punchliner Joke Le nouvel enfant terrible du rap français est en tournée. Il sera en concert cette semaine à Paris (Cigale), puis à Nancy et Colmar, avant de passer à Cenon et Rennes avant la fin du mois. Pour ceux qui n’ont pas peur des punchlines bêtes et méchantes, c’est l’occasion rêvée pour ne plus penser que le rap, c’était mieux avant. concerts le 6 novembre à Paris (Cigale), le 7 à Nancy, le 8 à Colmar, le 15 à Cenon, le 29 à Rennes

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“on ne laisse plus le choix aux artistes” Le dixième long métrage de Christopher Nolan, Interstellar, sort en salle. Le réalisateur en évoque la genèse, parle de science-fiction, d’écologie et de Matthew McConaughey.

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uelle était l’idée de départ d’Interstellar ? Christopher Nolan – Mon frère avait écrit le scénario, Steven Spielberg devait le tourner, ça ne s’est pas produit. Je l’ai récupéré et je l’ai combiné avec un autre de mes scénarios. J’aimais cette idée de père déchiré entre sa famille et le futur de l’humanité. C’est un peu ce que Spielberg a essayé de réaliser avec Rencontres du troisième type. Et si des extraterrestres débarquaient sur Terre ? Et si la nourriture venait à manquer ? Quel impact cela aurait-il ? D’où vient votre intérêt pour la conquête spatiale ? Pensez-vous qu’on devrait y consacrer plus de moyens ? J’ai grandi à une époque où les programmes spatiaux étaient encore très actifs. Les premiers pas sur la Lune ont eu lieu lorsque je suis né (en 1970, soit un an après – ndlr), la navette spatiale américaine décollait régulièrement (à partir de 1981), les Star Wars étaient sur les écrans (en 1977 pour le premier). Dans ces années-là, croyez-moi, tous les gamins rêvaient d’être astronautes. Moi, je rêvais plutôt d’être un cinéaste filmant des astronautes ! Et désormais c’est fait. Quant à l’exploration spatiale, oui je crois qu’on devrait y consacrer plus de moyens. L’humanité a besoin de se projeter vers de grands objectifs. Outre Star Wars, quelles sont les œuvres de SF qui ont compté pour vous ? Plus des films que des livres. A la suite du succès de Star Wars, 2001 : l’odyssée de l’espace est ressorti en Angleterre et j’ai pu le voir en salle, étant enfant. Vous vous doutez que ce fut un choc. Dans les années 80, j’étais fan de Cosmos, une série de vulgarisation scientifique créée par un astronome américain, Carl Sagan. Pourriez-vous être plus précis sur 2001 : quels souvenirs gardez-vous de la première vision ? Interstellar lui rend-il un hommage conscient ? Je l’ai vu avec mon père et mon grand frère. Je me souviens que je n’avais pas compris grandchose mais que ça n’avait pas grande importance. J’étais simplement bercé par le film, par un spectacle dont j’acceptais qu’il me dépasse. Tous mes copains aussi avaient été soufflés. Les enfants ont moins

de problèmes que les adultes avec le mystère. En tournant Interstellar, j’ai évidemment repensé au film de Kubrick, mais je n’ai pas voulu lui rendre spécifiquement hommage. Je ne vis pas dans un monde où 2001 n’existe pas, donc prétendre qu’il n’est pas une inspiration serait absurde. Mais je ne l’ai pas revu, pour ne pas être écrasé. En revanche, j’ai montré à mon équipe L’Etoffe des héros (1983), un film sous-estimé de Philip Kaufman. Et mon chef opérateur, Hoyte Van Hoytema, a insisté pour que je revoie Le Miroir d’Andréï Tarkovski (1975), pour la partie sur Terre, et la façon de filmer la nature, le vent, la poussière… La poussière, justement, est une référence au “Dust Bowl”, fameuse série de tempêtes qui toucha les Etats-Unis dans les années 30, mais c’est aussi une métaphore du temps qui se dépose… Pensez-vous qu’on soit amené à revivre le passé ? Vous avez raison sur la symbolique de la poussière, même si je pense qu’il faut accepter de se laisser porter par les symboles plutôt que de les déterminer a priori. J’aime que les choses aient d’abord un sens littéral, et en l’occurrence la poussière est une menace pour l’humanité, qui s’est déjà manifestée par le passé, et qui m’évitait de faire une référence directe au réchauffement climatique. J’ai vu un documentaire de Ken Burns sur le “Dust Bowl” qui m’a impressionné. Les “témoins du futur” du début d’Interstellar sont en fait des gens qui ont vraiment connu la crise des années 30. On ne revit pas le passé, mais il y a parfois d’étonnants hoquets. L’écologie vous sensibilise-t-elle ? Pas autant que je devrais. Interstellar n’est pas un pamphlet écologiste, même si le fait que certains le perçoivent comme ça me convient. J’utilise les catastrophes naturelles essentiellement comme moteur dramatique, pas pour faire passer un message. Etes-vous pessimiste quant à l’avenir de l’humanité ? Non, au contraire ! D’ailleurs, je crois qu’Interstellar est un film optimiste, bien qu’empreint d’une certaine mélancolie. La Terre telle que je l’imagine, si vous y réfléchissez bien, n’est pas une dystopie. On y mène une vie simple, les hommes sont davantage pacifiques… Je pense que nous trouverons à temps

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Warner Bros.

“on ne revit pas le passé, mais il y a parfois d’étonnants hoquets”

des modes de vie plus propices à notre environnement. Et sinon, Interstellar fournit la solution (rires) ! Après la mémoire, la magie, les rêves, vous choisissez ici de parler du temps, même si c’est un thème qu’on retrouve dans presque tous vos films. Je suis fasciné par la subjectivité du temps, par la difficulté à le définir, si bien qu’il est vécu différemment par chacun. C’est en effet la première fois que je l’envisage de façon aussi littérale. Dans Interstellar, le temps est en quelque sorte l’ennemi. Il n’y a pas de véritable méchant, mais on se bat contre le temps. En parlant de temps, vous êtes un des derniers à filmer en 35 mm, un support que d’aucuns décrivent comme passéiste. Vous ne ferez jamais le saut vers le numérique ? Je ne veux pas dire jamais, comme le fait Quentin Tarantino. Mais il est faux et stupide de dire que le 35 mm appartient au passé. Je sais que tout va très vite aujourd’hui, mais rendez-vous compte : il y a quatre ans, pour la sortie d’Inception, il n’y avait presque que des copies 35. Aujourd’hui, je dois me battre pour en avoir 250 aux Etats-Unis pour Interstellar. La pellicule reste le meilleur support, le plus riche, le plus précis. Le numérique ne lui arrive pas

à la cheville. On est en train d’abandonner le 35 mm pour des raisons uniquement économiques, et non artistiques. Je n’ai rien contre le numérique et je respecte des metteurs en scène comme David Fincher ou Steven Soderbergh qui en ont tôt fait un outil adapté à leurs besoins, mais je dénonce le fait qu’on ne laisse plus le choix aux artistes. Pourquoi avoir choisi Matthew McConaughey pour le rôle principal, et comment est-il sur le plateau ? Aime-t-il être précisément dirigé ou se débrouille-t-il seul ? C’est une question difficile, car ça dépend des scènes. Il aime savoir que vous êtes engagé à ses côtés, que vous pouvez analyser les choses avec lui. Mais il n’est pas non plus excessivement analytique : si une chose lui paraît claire, il y va à l’instinct, simplement. Je l’ai choisi pour jouer Cooper car il me fallait quelqu’un doté d’une présence iconique, une sorte de cow-boy, purement américain. Il a en outre un charisme incroyable, une capacité à s’ouvrir émotionnellement et à captiver les spectateurs. C’est une vraie star. propos recueillis par Jacky Goldberg lire aussi la critique d’Interstellar p. 62 5.11.2014 les inrockuptibles 15

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Le 28 octobre à Lisle-sur-Tarn

Régis Duvignau/Reuters

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zadistes anonymes Depuis la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre, ils sont nombreux à s’être rassemblés à proximité du site du barrage de Sivens dans la “zone à défendre”. Qui sont ceux que le pouvoir qualifie pêle-mêle “d’anarcho-écolo-terroristes”, de “casseurs”, voire d’“ultraradicaux” ? Reportage à Lisle-sur-Tarn.

n n’entre pas comme ça dans le camp des opposants au barrage de Sivens. Sous ses airs de village alter, la place est en réalité quadrillée jour et nuit par les occupants. “Vous ne pouvez pas prendre en photo ni filmer les lieux de vie, les voitures, les visages, ni même les silhouettes.” Mi-punk à chien, mi-agent de sécurité, talkie-walkie accroché au treillis, le garçon chargé de l’accueil poursuit, tout sourire : “Aucun prénom ne te sera donné, et on vérifiera ton appareil avant que tu sortes... Oh, et il y a des horaires à respecter : on ne vous reçoit qu’entre midi et 16 heures à la Métairie.” A ses côtés, un photographe s’énerve contre la “taxe sur la presse” qu’il doit payer : “Jurez-moi que je ne suis pas le seul à qui vous extorquez 5 balles, grogne-t-il. Je ne montre jamais mes images d’habitude. La dernière fois que je l’ai fait, c’était en Tunisie sous Ben Ali !” “Eh ouais, mec, ici c’est la Corée du Nord !”, raille un autre opposant, le visage dissimulé par une capuche et une écharpe, malgré les 25 °C. “Tu donnes le montant que tu veux, mais tu donnes”, ajoute-t-il calmement. “On le demande à tous les photographes ; vous vendez vos images et ce sont nos têtes dessus. Le fric va dans la caisse de soutien aux inculpés. Parce qu’à chaque fois qu’on est inculpés, la police se sert de vos photos comme de preuves à charge...” Et des inculpés, il y en a : “Une vingtaine depuis le début de la mobilisation”, précise Léa, membre de la “legal team” du camp. Leurs procès sont prévus entre janvier et mars. Certains sont accusés de port d’arme pour avoir transporté une matraque ou un marteau dans leur sac à dos. Certains seront jugés pour rébellion, violence sur personne dépositaire de l’autorité publique, d’autres sont mis en examen pour agression sur des bûcherons qu’ils ont tenté d’empêcher de couper les arbres. Deux comparaîtront pour avoir “volé” de la nourriture dans les poubelles du centre Leclerc de Gaillac ; les derniers sont accusés d’avoir participé à des manifestations cagoulés et armés de quatre piles et de deux clous de 5,7 cm – “armes par destination”. A entendre les gendarmes et le gouvernement, les occupants de la ZAD (zone à défendre) de la forêt de Sivens seraient de dangereux écoloanarchistes, adeptes des actions coups

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“je pense être anar, mais je suis vegan et pacifiste” Camille, 33 ans, travailleur saisonnier

de poing, façon Greenpeace, et prêts à en découdre avec les forces de l’ordre, façon Black Bloc. Des “jihadistes verts” selon Xavier Beulin de la FNSEA, des anars. “Ici, il n’y a aucun militant de la Fédération anarchiste ni d’Alternative libertaire, aucun anar ni autonome. En fait, il n’y a qu’un seul mec proche de la CGA (Coordination des groupes anarchistes), mais il n’y a jamais vraiment été”, rétorque Camille 1, un travailleur saisonnier de 33 ans installé sur les lieux depuis la “réoccupation”, le 15 août. “Moi-même, je pense être anar, mais je suis vegan et pacifiste. Enfin… j’ai déjà jeté des pierres sur les flics. Un jour en manif à Rennes, je les ai vus traîner une fille par le col sur le bitume jonché de verre pilé : au bout de cinq mètres, elle était torse nu, les vêtements déchirés, et le verre commençait à lui lacérer le dos, ça m’a révolté.” Samedi, il a participé à la manif à Toulouse en mémoire de Rémi Fraisse. “J’y étais cagoulé et avec un foulard, assume-t-il, Pour l’anonymat et pour me protéger des lacrymos.” Héritée des Anonymous, cette culture de l’anonymat a une triple fonction : les protéger des poursuites, interdire à une quelconque figure médiatique d’émerger et ne pas les griller s’ils veulent un jour réintégrer le système, trouver un job. Une possibilité qu’ils ont, étant issus de la classe moyenne voire de la petite bourgeoisie. “On est un mouvement de petits Blancs, il n’y a aucun Noir, aucun Arabe parmi nous, reconnaît Léa. Malgré les différences de nos parcours, on vient globalement tous de milieux aisés. Ce n’est pas un hasard : on a le temps et l’opportunité de s’intéresser aux questions écologiques alors que dans les quartiers populaires, ils se prennent les violences policières toute la journée, ils ont d’autres priorités. Nous, on est dans une logique de précarisation volontaire ; eux, ils sont dans une injonction d’intégration permanente. La lutte est devenue un luxe.” “De plus en plus de gens se radicalisent sur les questions écolos”, note Christine Poupin, responsable de la commission écologie

et porte-parole du NPA, l’un des partis les plus impliqués dans le mouvement. “Dans tous les autres secteurs, on n’a essuyé que des défaites. Et les gouvernements ont toujours réussi à culpabiliser les luttes sociales et ceux qui y participaient : précaire ou chômeur, on était toujours le nanti de quelqu’un. Alors il ne reste que les luttes environnementales : là, tout le monde se sent légitime, on se bat pour quelque chose de plus grand.” Les zadistes ne se battent pas, ou pas seulement, contre des travaux qui pourraient détruire la biodiversité. Aucun ne peut citer une espèce protégée de la forêt de Sivens. “Le hibou ?”, hasarde Christian, ancien raveur, intérimaire et père de famille. “Le crapaud ?”, poursuit un autre Camille, technicien du son qui vit du RSA. Non, c’est la logique à l’œuvre derrière le projet qui les hérisse : ériger un barrage permettant à quelques agriculteurs de pratiquer la culture intensive du maïs, et qui aurait son utilité dans l’alimentation en eau de la centrale nucléaire de Golfech, pour un montant de plus de huit millions d’euros, à l’heure où les caisses sont vides pour les services publics et où il revient moins cher de venir en voiture, même seul, que de passer par la SNCF. Parce que oui, ils sont fauchés comme les arbres, partagent à deux ou trois un RSA, vivent dans leurs camions, chez leurs parents, chez des amis, et pour certains viennent juste de déménager de Notre-Dame-desLandes. “Ce projet n’est qu’un prétexte, avoue Camille-technicien. J’aime vivre ici, c’est magnifique, on est torse nu le 1er novembre. Vivre en collectivité, c’est cool, et j’apprends énormément : on parle politique, on construit des maisons, on rencontre des gens de partout”, poursuit-il en mettant la dernière main à un four en argile qui servira à faire sécher le sable pour fabriquer du béton. Plus warriors qu’écolos, ce ne sont pas des casseurs ; ce sont des bâtisseurs. Dès l’entrée, c’est saisissant : au milieu de la forêt ravagée, un véritable village s’est construit. Les bouteilles de gaz trouvées par les gendarmes alimentent la cuisine ; les bidons d’essence sont pour le groupe électrogène. Chaque nouvel arrivant peut rejoindre une équipe. La “legal team” gère les recours et les plaintes, la “medic team” est composée d’étudiants infirmiers ou de volontaires formés aux premiers soins, l’Info Zad accueille les médias, 5.11.2014 les inrockuptibles 17

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Rémy Gabalda/AFP

Le 2 novembre à “Gazad”, zone où devait être installé le barrage

reçoit et répercute les alertes sur les contrôles et barrages de gendarmerie, les arrestations ou les manifs. Les autres participent aux chantiers. Face à la tente accueil, un espace bâché protège Radio pirate, qui émet sur un rayon de quatre kilomètres, principalement pour relayer infos et heures des réunions aux habitants du camp. Juste derrière se trouve la Métairie, “une maison abandonnée où l’occupation a commencé, il y a un an, avec les six premiers militants toulousains”, raconte Grogne, le punk de la sécurité. Depuis, le village a grandi. Toute la journée, inlassablement, ils construisent. A coups de scies, de marteaux, à mains nues, avec des cordes, ils assemblent, ils montent, ils récupèrent de vieilles fenêtres, des portes, se fabriquent une maison pour l’hiver. Les noms de leurs camps sonnent un peu beatnik : l’Ile Maurice, pour la cabane d’hiver, Californie, pour le camp à l’entrée surmonté d’un drapeau noir orné d’un doigt d’honneur, Tahiti, la Maison des Druides... “On aimerait bien vivre en paix, mais on est en guerre pour notre survie”, résume Camille-technicien, assis sur le sol jonché de goupilles de grenades lacrymo avec lesquelles il joue machinalement. Derrière la Métairie commence “Gazad”, la zone déboisée et ratissée en septembre, où devait être installé le barrage. Là, il ne reste rien de leur tentative de “cabanisation”. “Les cabanes nous permettent d’empêcher les travaux mais aussi de nous loger”, ajoute Dominique, 50 ans, qui a fait ses armes

“on sait d’où on peut être expulsés, par qui et à quelles conditions” Grogne, chargé de la sécurité

dans les luttes écolos de la fin des années 70. Face au plateau, le coteau duquel surgissaient régulièrement les hélicos de la gendarmerie a été surnommé “Viêt-Nam”. Des sobriquets nettement moins hippies. “C’est une parcelle qui appartient au conseil général, précise Grogne. On est allé vérifier au cadastre. C’est la procédure issue de la culture squat : on sait d’où on peut être expulsés, par qui et à quelles conditions.” Derrière se trouve le Fort, où Rémi Fraisse est tombé le 26 octobre, tué au cours d’un affrontement avec les gendarmes mobiles pendant que les zadistes faisaient la fête à la Métairie. Ici, face au mémorial dressé autour de la palette de bois encore ensanglantée, à l’endroit même où les gendarmes se tenaient, les occupants ont monté une palissade en bois. Entouré de douves remplies d’eau boueuse, accessible par un pont-levis, le Fort est l’ultime rempart de ces nouveaux indigènes. De chaque côté, deux miradors de dix mètres surplombent la prairie.

En face, sur la butte qu’ils nomment “Altitude”, et où se tiennent les AG, les zadistes ont assemblé une catapulte en bois. Aucun képi à l’horizon depuis la mort de Rémi Fraisse, mais les gendarmes ne sont pas leur seul souci. “Il y a quelques semaines, les probarrage avaient lancé une chasse à l’homme, raconte Léa. Ils avaient créé une page Facebook : ‘Pour un zadiste tué, une cartouche offerte.” Quelques jours plus tôt, des agriculteurs énervés s’étaient pointés avec des carabines. D’autres étaient tombés sur deux zadistes en voiture, les avait forcés à s’arrêter puis passés à tabac avant de démolir leur véhicule. “Début septembre, je roulais vers Barat quand j’ai vu deux jeunes filles en train de se battre avec un agriculteur, se souvient Thierry, un habitant de Lisle-sur-Tarn. En m’approchant, j’ai vu qu’il les menaçait d’un couteau ; l’une d’elle s’est même fait taillader.” A la ferme en question, le propriétaire assure que les zadistes lui ont volé du lait au pis de la vache, une nuit, et qu’ils ont ouvert l’enclos des faisans, lui faisant “perdre pour 20 000 euros de volaille”. “J’ai déjà sorti la barre à mine, ils en ont tâté, se vante-t-il. S’ils reviennent, ce sera le fusil. J’ai prévenu les gendarmes : ils m’ont dit que tant que je laissais l’automatique au placard, j’avais tout leur soutien.” Marie-Lys Lubrano 1. Presque tous les occupants de la Zad donnent de faux prénoms, le plus souvent ils choisissent Camille, parce que c’est mixte et parce que c’est le nom de la première militante mise en examen à Notre-Dame-des-Landes

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“la gendarmerie locale avait carte blanche depuis un mois” Rédacteur en chef de Reporterre.net, Hervé Kempf analyse la montée de la violence policière, l’exploitation médiatique de l’image du casseur et les tensions entre le pouvoir et les mouvements écologistes. Depuis le 1er septembre, bien avant la mort de Rémi Fraisse, une vingtaine de plaintes liées à des violences qu’auraient commises des gendarmes ont été déposées par des opposants au barrage de Sivens. Ces violences policières sont-elles plus dures qu’avant ?  Hervé Kempf – Depuis une dizaine d’années, il y a une montée en violence de la police en général. A Nantes, le 22 février, trois personnes ont perdu un œil, il y a de plus en plus de tirs tendus, de policiers en civil qui mettent leurs brassards au dernier moment, et qui sont armés. En comparaison, la violence des opposants est faible. Il me semble que les règles qui encadrent les opérations de maintien de l’ordre, et qui visent à limiter au maximum les dommages causés aux civils, se sont assouplies, comme s’il y avait eu un changement de doctrine policière au niveau de l’Etat. Au Testet depuis un mois, la gendarmerie locale avait carte blanche, elle savait qu’elle était couverte par sa hiérarchie quoi qu’il arrive. La mort dramatique de Rémi Fraisse permet de pointer le projecteur sur ce phénomène et de le documenter.  Les médias de masse et les représentants du gouvernement mettent

beaucoup l’accent sur la violence des opposants. Comment expliquez-vous que l’image du “casseur” soit aussi forte ?  Mis sous pression par des résistances de plus en plus fortes, le pouvoir oligarchique, qui ne se réduit pas au pouvoir politique, évolue vers un autoritarisme de plus en plus grand. Pour justifier le recours à la violence, il profite du contrôle global qu’il exerce sur les médias. A partir du moment où il contrôle les images de la violence, il s’en sert pour faire accepter à la majorité de nos concitoyens qui s’informent en regardant la télévision le choix d’une politique de plus en plus sécuritaire, autoritaire, et de moins en moins démocratique. C’est une illustration de la “stratégie du choc” décrite par Naomi Klein. Quand Xavier Beulin, le président de la FNSEA, et pdg de Sofiproteol, traite de “jihadistes verts” les opposants au barrage de Sivens, il révèle l’inconscient actuel du capitalisme, c’est-à-dire que celui-ci est en guerre contre la société. C’est pourquoi il projette des images d’ennemis, pour justifier la destruction, notamment écologique, qu’il met en œuvre. Il s’agit pourtant d’une inversion, car au Testet, qui a cassé, qui a tué ? L’Etat et le Conseil général du Tarn.  Pourquoi selon vous la violence policière s’exerce-t-elle en

particulier sur des mouvements écologistes depuis quelques années ?  Les mouvements écologistes sont plus dangereux pour le pouvoir que les mouvements sociaux. La gauche a déserté le terrain de la critique radicale du système, les lambeaux de la classe ouvrière s’asphyxient lentement et la majorité des luttes sociales sont défensives, à quelques exceptions près, comme la belle bataille qui a été menée par les ouvriers de Fralib. Dans ce contexte de baisse de la radicalité de la protestation et de la critique sociales, qui met vraiment en danger dans son idéologie le système capitaliste, croissanciste et inégalitaire ? L’écologie politique, dès lors que, pour une large partie du mouvement écologiste, l’articulation entre justice sociale et crise écologique est clairement établie. Par ailleurs, les conflits environnementaux remettent en cause des intérêts financiers forts. De ce point de vue, les luttes écologiques sont très gênantes pour le système, d’autant plus qu’elles proposent des alternatives concrètes. propos recueillis par Mathieu Dejean dernier livre paru Fin de l’Occident, naissance du monde (Seuil Points), 150 pages, 7 € 5.11.2014 les inrockuptibles 19

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Darrin Zammit Lupi/Moas

histoire

Le 4 octobre, au large des côtes libyennes, l’ONG Migrant Offshore Aid Station (Moas) venait en aide à 105 réfugiés africains

deux justiciers millionnaires Alors que l’Italie met un terme à ses opérations de sauvetage des migrants en Méditerranée, l’UE n’offre pas d’alternative. Face à ce naufrage humanitaire, l’initiative d’un couple de millionnaires a tenté se substituer aux Etats riverains.

W  

ait, wait, wait. A spetta !” Un mélange d’anglais et d’italien perce le silence de la mer. Les membres de l’équipe du Moas (Migrant Offshore Aid Station) s’activent pour tenter d’extirper plus de deux cents réfugiés syriens de leur rafiot à la dérive. Un à un, ils font passer les migrants sur le ponton du Phoenix, le bateau de l’organisation. Parmi eux, un petit garçon, en jogging Gap et gilet de sauvetage. Fermement accroché d’une main à son papa, il salue de l’autre la caméra du Moas. Des dizaines de femmes, des bébés et des hommes jeunes sont embarqués, sauvés

de leur périple mortel. C’était il y a deux semaines. Première ONG de sauvetage maritime des migrants, le Moas est un ovni de la mondialisation. A bord du Phoenix, deux officiers retraités des forces armées maltaises et une jeune médecin indienne supervisent les opérations. En renfort, deux drones équipés de capteurs thermiques et d’un système de détection à infrarouge, plusieurs hors-bord et des centaines de kits de survie. A l’origine de l’initiative : Christopher et Regina Catrambone, un couple de fringants millionnaires et fervents catholiques. Un Américain, une Italienne. Premier choc à l’été 2013 : en croisière sur leur yacht, ils découvrent un manteau

flottant en pleine mer, vestige d’un migrant. Le nouveau pape François est alors à Lampedusa pour son premier voyage officiel. Il fustige la globalisation de l’indifférence et “la culture du bien-être” qui nous conduit à regarder paisiblement “le frère à demi-mort sur le bord de la route”. En octobre 2013, la tragédie de Lampedusa coûte la vie à 366 migrants. Les Catrambone décident de partir en croisade, en appliquant l’homélie du pape à la lettre. Seuls et sans attendre. “On ne s’est pas inquiétés du coût. On s’est dit : ‘Allons-y, achetons un bateau, trouvons un équipage, trouvons des gens pour en aider d’autres à ne pas mourir en mer”, explique Regina

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“si deux personnes peuvent agir efficacement, les Etats peuvent faire plus, beaucoup plus” Regina Catrambone, sauveteuse millionnaire

à BBC News en août. En septembre, elle déclare au micro de Radio Radicale qu’il s’agit de conduire “un projet pilote, pour donner un espoir et motiver les Etats européens. Une façon de démontrer que si deux personnes peuvent agir efficacement, les Etats peuvent faire plus, beaucoup plus”. Les Catrambone multiplient les actions et les appels aux dons, persuadés d’être rapidement rejoints par de riches donateurs. Faux espoir. La semaine dernière, Regina Catrambone annonce qu’ils suspendent leur mission le 31 octobre, jusqu’à ce qu’ils trouvent des soutiens financiers. Elle explique que “les ressources destinées à cette opération sont épuisées”. Bilan humain : plus de 3 000 migrants sauvés. Coût financier : ils refusent d’entrer dans les “détails”. L’initiative des Catrambone fait ressortir les manquements des pouvoirs publics face au phénomène migratoire. Des manquements qui vont croissant. Le 16 octobre, l’Italie annonce la fin de Mare Nostrum, mission militaire lancée après le drame de Lampedusa, destinée à apporter une aide humanitaire d’urgence jusque dans les eaux internationales. Un programme inédit, tranchant avec les opérations de l’agence européenne Frontex qui assure la protection des frontières et le contrôle de la Méditerranée dans le périmètre réduit des eaux territoriales. Mare Nostrum a permis de secourir environ 100 000 migrants en un an, mais, malgré les appels renouvelés du gouvernement italien aux autres Etats de l’UE, l’Italie est restée seule à l’assumer. Les autres Etats ont refusé de collaborer à une opération qui a coûté 114 millions d’euros à l’italie et qu’ils qualifient de pull factor (“facteur d’attraction”). La semaine dernière, la Grande-Bretagne a encore déclaré qu’elle refusait de prendre part à toute opération de sauvetage. En Italie, la décision du gouvernement satisfait les députés de la Ligue du Nord. Dans l’hémicycle, Nicola Molteni s’emporte : “(L’Italie est) l’unique pays au monde qui paie pour être envahi par les clandestins.” Anticipant les critiques de la communauté internationale, le ministre de l’Intérieur Angelino Alfano

annonce qu’une opération de l’agence Frontex, la mission Triton, prendra la relève, dès le 1er novembre. Malaise et énorme embrouille. L’agence Frontex réfute en urgence : Triton ne vise en rien à se substituer à Mare Nostrum. Les fonctions (sécuritaire/humanitaire), le territoire des opérations (eaux territoriales/eaux internationales) et le budget (3 millions/9 millions d’euros par mois) ne sont en rien identiques. Contactée par téléphone, Ewa Moncure, la porte-parole de l’agence européenne, confirme : “Le mandat de Frontex est clair. Nous assurons le contrôle des frontières.” Quant à savoir qui répondra désormais à la crise humanitaire, Ewa Moncure peine à masquer son embarras : “C’est difficile, on va voir ce qu’il se passe.” François Crépeau, rapporteur spécial sur les droits des migrants aux Nations unies, avoue son pessimisme : “Le nombre de morts ne devrait pas diminuer. Avec le type de politiciens que nous avons, ça ne changera pas. Les Etats ne font aucun effort pour coopérer sur le long terme” ; sans détour, il critique “des politiques nationales toxiques, fondées sur des fantasmes et des stéréotypes. Nous vivons dans des démocraties libérales qui fonctionnent à l’incitatif électoral”. L’unique solution serait pourtant “de créer des voies d’entrées légales pour les réfugiés et les migrants dits peu qualifiés (…) tout en assurant des contrôles. Les migrations existent parce qu’il y a des push factors (la violence et la misère) et des pull factors (les besoins de main d’œuvre dans bien des secteurs). Les barrières n’empêcheront pas la migration”. Le rapporteur ajoute : “Il ne faut pas s’attendre à de grosses transformations dans les mentalités. Le changement sera générationnel, les jeunes d’aujourd’hui seront beaucoup mieux informés sur la question migratoire.” L’OIM (Organisation internationale pour les migrations) tient le décompte. Depuis janvier, plus de 3 000 migrants ont péri en Méditerranée. Autant qu’en a sauvé le Moas en deux mois. Les rescapés, eux, témoignent avec l’énergie du désespoir face aux caméras du monde entier : “Just, I want to live.” Comme pour s’excuser. Olivia Muller 5.11.2014 les inrockuptibles 21

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Dimitri de Kochko, ancien de l’AFP, tente aujourd’hui de recruter des journalistes favorables au Kremlin. Ici, en 2013, sur le plateau de Prorussia.TV

dans l’œil de Moscou Notre chroniqueur raconte comment le Kremlin tente d’enrôler des journalistes afin qu’ils assurent la propagande du régime de Poutine. Une pratique d’un autre âge.

C

’était le 17 octobre, à deux pas de l’Arc de triomphe. J’avais mis un costume. Après tout, un entretien pour “diriger et présenter une quotidienne radio dédiée aux thématiques internationales” ne se présente pas tous les jours. Je savais peu de choses de l’agence de presse La Fabrique à news qui devait produire ce programme : jeune boîte, jeunes patrons, belle adresse, recommandation professionnelle impeccable et “un financement européen”. On me conduit dans une salle, on me présente une jeune femme au prénom et à l’accent slaves, un homme d’une cinquantaine d’années, genre vieux briscard du journalisme, et un jeune boss. Tout le monde s’assied. L’entretien commence. “Vous savez que c’est la Russie qui finance. Ça vous pose un problème ?” Suit une heure d’affrontement verbal musclé. L’Ukraine ? “Où sont les preuves de l’intervention russe ?” Maidan ? “Un coup d’Etat et des émeutiers manipulés par des nazis.” Le vol MH17 ? “C’est l’armée ukrainienne.” Le déclin démographique russe ? “Redressé depuis deux ans.” La Géorgie ? “Tout est de la faute de Washington.” L’Otan ? “Comment la France peut-elle à ce point se laisser asservir ?” Pendant ce temps, la jeune femme au prénom slave et le jeune patron écoutaient

les bras croisés. En silence. Cet “entretien d’embauche” terminé, je suis sorti un peu humilié (d’avoir été sérieusement convoqué) et surtout perplexe. Quelques minutes de recherche ont suffi à identifier mon interrogateur : Dimitri de Kochko, ancien de l’AFP, qualifié de “troll du Kremlin au service de la propagande” russe par Libération. Vu sa véhémence, on n’est pas loin de la vérité. Quant à la jeune Slave, je ne saurai jamais les raisons de sa présence muette mais attentive. En fait, la question est : que cherche la Russie en tentant d’embaucher (au prix fort) des journalistes français ? La réponse : des relais d’opinion. Le Kremlin ne parvient plus à faire passer son message. En tout cas, plus aussi haut et clair que lorsque l’Union soviétique disposait en France de “compagnons de route” influents et d’intellectuels bienveillants. A Paris, ceux qui soutiennent les positions russes

il existe en Russie des journaux relativement indépendants que personne ne lit

sont si caricaturalement marginaux, à l’image de Dimitri de Kochko, qu’ils finissent par nuire à leur commanditaire. Donc, va pour embaucher des journalistes indépendants. Le problème, c’est que Moscou confond journalisme et communication. A leur décharge, c’est ce qu’ils ont à la maison : des attachés de presse gouvernementaux travaillant pour des médias à la botte du pouvoir. Il est tout de même juste de préciser qu’il existe en Russie des journaux relativement indépendants que personne ne lit. Reste que l’image de la Russie s’est beaucoup dégradée lors de la resoviétisation de sa politique extérieure. Comment pourrait-il en être autrement alors que l’Europe unie s’est bâtie sur la recherche du consensus entre égaux ? Dans un contexte occidental apaisé, où les budgets militaires n’ont jamais été aussi faibles, les démonstrations de force russes sont insupportables. La Russie n’a pas les moyens concrets de cet impérialisme d’arrièregarde. D’autant qu’elle n’a qu’un client sérieux : l’Europe. Cela justifie-t-il un traitement médiatique objectivement déséquilibré de la Russie ? Non, bien sûr. Mais tenter d’enrôler des journalistes occidentaux est contre-productif. Ça finit immanquablement par un article dans Les Inrocks. Anthony Bellanger

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Michael Kelly

C.A.R. En solo, l’ex-chanteuse de Battant illumine d’une douceur pop les fantômes iconiques du début des années 80.



vouons d’emblée la traîtrise : la tête, aujourd’hui blonde et décolorée, n’est pas totalement nouvelle. Les fans de Battant, duo electro cold-wave aux saillies brillantes, n’ont pas oublié le visage anguleux de sa chanteuse, Chloé Raunet : présence scénique forte, intensité du regard, voix cockney criée, comme au début des eighties. Quatre ans après la dissolution du groupe, et après deux ep prometteurs, elle revient en solo sous le pseudo C.A.R. et impressionne. Si la noirceur et l’urgence sont toujours là, une douceur

pop illumine l’ensemble et la jeune femme se déploie dans des registres variés. La production très contemporaine (cosignée Ivan Smagghe) de son premier album My Friend convoque les fantômes de Siouxsie, Laurie Anderson, Cabaret Voltaire ou encore Bowie sur le tubesque et iconoclaste Idle Eyes. On recommande tout particulièrement sa reprise, en français et à la flûte traversière, de La Petite Fille du 3e de Christophe. Géraldine Sarratia album My Friend (Les Disques de la Mort)

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retour de hype

Lacan rockeur

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“moi je préfère les ministres qui mentent, au moins on n’est pas dépaysé”

“novembre, toute l’année. Toute l’année c’est novembre, le ciel est blanc, le ciel est blanc cassé”

Blendle le nouveau Belle And Sebastian

“Vis ma vie de Michèle Alliot-Marie”

Honey Boo Boo “oh ben plus que vingt-etune semaines avant l’heure d’été”

Johnny Hallyday

la Biscuiterie Jeannette

“allez, une p’tite soupe, ça fait pas de mal”

au hasard, Balthazar

Julien Prévieux la biographie non autorisée de Beyoncé

les T-shirts Jacques Chirac

Belle And Sebastian Le groupe préféré des filles qui ont passé leur adolescence à la médiathèque municipale revient. La biographie non autorisée de Beyoncé Pour celles qui ne sont pas passées par la case médiathèque. Julien Prévieux Prix Marcel Duchamp 2014. Lacan rockeur Une rencontre

entre rock’n’roll et psychanalyse à la Gaîté Lyrique le 8 novembre. La Biscuiterie Jeannette Liquidée l’année dernière, occupée par une vingtaine d’ex-salariés, elle a lancé un projet de relance participatif sur Bulb in Town. Et la collecte dépasse déjà toutes les espérances. D. L.

tweetstat Sur l’autoroute de l’information, Yoko Ono a sa propre voie (et elle est la seule à l’emprunter). Suivre

Yoko Ono @yokoono

Remember how the map of the world resembles the map of our nervous system? The same veins and wrinkles, intricate roads, rivers and vessels 22:50 - 26 oct. 2014

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extases multiples Grand émoi en Italie, où le Caravage inédit récemment découvert pourrait cette fois bel et bien être un original.

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Madeleine et Michelangelo La semaine dernière, tandis que le peuple français se déchirait à propos d’un plug anal géant, de l’autre côté des Alpes, c’est l’extase de Marie Madeleine qui faisait débat. Non pas pour son aspect sulfureux (cette posture offerte, ces épaules dénudées, cette tête renversée et ces yeux mi-clos) mais bien pour son authenticité. Car Madeleine en extase, peinte en 1606, est une des trois toiles que Michelangelo Merisi da Caravaggio emporta avec lui à Porto Ercole où il mourut en 1610, attendant le pardon pontifical qui lui aurait permis de rallier Rome. Depuis ? Mystère. Il existe de nombreuses versions de ce tableau “perdu” qui divisent aujourd’hui les experts en la matière.

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avis d’experte

Le 23 octobre, La Repubblica sort un scoop qu’il titre “C’est elle, la vraie Madeleine” : l’article met en avant l’expertise de Mina Gregori, plus grande spécialiste du peintre et seule à avoir pu apprécier l’authenticité de ce tableau découvert chez “une famille européenne”. Grande émotion dans la communauté artistique. Car contrairement aux habituels marronniers liés au Caravage, à qui l’on prête tous les ans de nouvelles œuvres, celle-ci pourrait bien être un original. Il n’y a qu’à lire Mina Gregori : “La carnation du corps, aux tons variés, l’intensité du visage, les poignets forts et les mains aux tons livides avec d’admirables variations de couleur et de lumière et avec l’ombre qui obscurcit la moitié des doigts sont les aspects les plus intéressants et intenses du tableau. C’est Le Caravage.”

3 billet(s) Outre qu’elle vient concurrencer la Madeleine dite “Klein” (du nom d’un de ses propriétaires), jusque-là considérée par la majorité comme l’original le plus probable, cette Marie Madeleine déboule avec une note retrouvée au dos du tableau et mentionnant plusieurs détails recoupés par différentes biographies du peintre. Un petit billet qui pourrait en amener d’autres potentiellement plus violacés. Il existe au final peu d’œuvres du Caravage et sa cote s’élève à des dizaines de millions d’euros. Sa valeur dépendra de l’expertise d’autres spécialistes. Qui n’attendent qu’une chose : contempler cette Madeleine qui, comme une âme sur la ruine de tout le reste, reste peut-être la seule à se rappeler, à attendre et à s’extasier. Diane Lisarelli

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en chiffres

l’arnaqueur Imposteur des lettres US, James Frey publie le premier volet d’une trilogie pour ados. Une opération marketing avec plein de zéros derrière et malheureusement rien dedans.

le sujet Le romancier américain James Frey, auteur controversé qui a fait scandale en 2003 et fâché très fort Oprah Winfrey à cause de Mille morceaux, ses mémoires mytho de toxico, se lance dans la littérature jeunesse, potentiellement lucrative, avec la trilogie Endgame (il avait déjà signé une série pour ados sous pseudo). Le premier volet, L’Appel, écrit avec Nils Johnson-Shelton, est sorti dans le monde entier le 9 octobre. Le propos du pavé tient en peu de mots. Sur fond d’apocalypse et d’espèce humaine en péril, douze ados surentraînés – les petits chéris peuvent tuer un loup à main nue ou égorger de sang-froid un type qui ne leur revient pas – vont se battre jusqu’à la mort pour sauver leur lignée.

le souci Outre qu’Endgame rappelle furieusement Hunger Games par son histoire et Ender’s Game par son titre, il bénéficie d’une opération marketing massive – à se demander si le roman n’est pas un produit dérivé. Présenté comme une expérience “multisupport”, Endgame débarque entouré d’un tas de gadgets : sites internet, trailers, blogs, comptes Facebook et Twitter, novellas, jeu mobile et une vaste chasse au trésor dont le vainqueur empochera jusqu’à 1,5 million de dollars en pièces d’or ! Encore faut-il arriver à la fin du bouquin. Et c’est là que ça coince. Présenté comme “addictif”,

Endgame s’avère répétitif et ennuyeux (douze fois la même histoire de boules de feu dans les cinquante premières pages, les boules !). Enchaînement de phrases plates, formules pseudo-ésotériques (“Ce qui sera, sera”), ribambelles de chiffres, alphabet crypté et parchemins. Parvenir au terme de cette litanie soporifique mérite en effet une récompense.

le symptôme James Frey n’en est pas à son coup d’essai. Même s’il lui est arrivé de publier de très bons romans (L. A. Story), on le sent plus intéressé par l’appât du gain que par l’amour de l’art (bien qu’il accompagne l’édition française d’une lettre clamant son amour pour Hugo et Dumas). Après l’affaire de son autobiographie bidon, il a de nouveau déclenché la polémique en 2009 avec la création de Full Fathom Five, son usine à best-sellers pour laquelle il fait trimer une armée d’OS des lettres payés au lance-pierre. Son business consiste à produire en masse des livres prêts à filmer, de la littérature en kit pour studios hollywoodiens. Ni plus ni moins ce que se révèle être Endgame, avec personnages stéréotypés et dialogues au kilomètre. Les droits du livre ont déjà été acquis par la Fox “pour une somme record”, dixit le luxueux communiqué de presse qui ne précise pas, toutefois, si le pactole a été versé en pièces d’or à James Frey. Elisabeth Philippe

500 000

En dollars, la somme que remportera le premier lecteur à découvrir la “super énigme” qui se cache dans le premier tome d’Endgame sous forme de message codé. Le deuxième volet en fera gagner 1 million et le troisième, 1,5.

2016

L’année où s’achèvera – enfin – cette aventure au long cours avec la parution du troisième tome et la sortie en salle du premier film, dont Frey écrit actuellement le script et qui sera adapté par les producteurs de Twilight et de Nos étoiles contraires, deux cartons du box-office.

1 000 000

Le nombre de points stratégiques à travers le monde permettant de participer au jeu pour smartphone et tablette, “mêlant réalité augmentée et géolocalisation”, fondé sur la “mythologie” (rien que ça) d’Endgame et développé par le laboratoire Niantic de Google.

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ondes positives Un appareil qui scrute le cerveau de son utilisateur pour en connaître l’humeur et la modifier : c’est ce que propose une start-up californienne. De quoi devenir résolument optimiste.

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uel idiot, ce cerveau ! Malgré les loyaux services intellectuels que parfois il nous rend, quel nigaud. On sait par exemple, grâce aux recherches en neurosciences, qu’en cas de stress ou de mauvaise humeur, forcer son sourire pendant quelques secondes permet de duper le cerveau et enclencher un mécanisme physiologique vertueux. Le cerveau ordonne alors au reste du corps de tout mettre en œuvre pour favoriser la bonne humeur : sécrétions d’hormones, baisse du rythme cardiaque, etc. Une technique vieille comme le sourire en somme et qui se passe des gadgets scientifiques modernes. Mais les scientifiques détestent être à la remorque des mécanismes naturels. “Pas assez précis, pas assez efficaces”, ont-ils l’air de dire. La start-up Thync travaille sur un projet de casque EEG (ou électroencéphalographie) capable de déduire de nos ondes cérébrales notre état d’esprit à gros traits : tendu, concentré ou énergique. Mais le casque permet surtout de modifier cet état, s’il est besoin, en envoyant un “neurosignal”, composé d’ultrasons et de signaux électriques, au cerveau pour lui suggérer de se détendre ou de se reconcentrer. Le système, au cas où nous doutions encore de sa modernité, fonctionne à partir d’une application pour smartphone qui permet de contrôler la réponse ! Thync est en phase de test pour l’instant. Mais voilà comment bientôt la moue de dépit

ou la grimace de tristesse seront redressées au profit d’un large sourire. Au vrai, l’idée n’est pas totalement neuve. Ces casques seraient déjà utilisés dans certains laboratoires. L’année dernière, Apple proposait des écouteurs capables eux aussi de lire l’humeur. Cette fois, ils n’envoyaient pas un signal électrique pour modifier les connexions neuronales mais enclenchaient une musique appropriée à chaque circonstance. Triste ? La Compagnie Créole. Stressé ? Des chants d’oiseaux. Démotivé ? La bande originale de Rocky IV. Ainsi, le futur sera-t-il peut-être dénué de toute morosité : interdiction de broyer du noir, le casque lancera ses éclairs de joie factice. Finie la mélancolie. Et donc la poésie. Mais nous n’aurons pas même le bonheur d’être triste de cette disparition. Nous assisterons au triomphe définitif de la blague graveleuse et avinée de fin de dîner. Le malheur aussi prêtera à rire. Toute la population sera flanquée d’un même sourire béat et sera shootée au neurosignal. Le genre de perspective qui peut vite mettre de méchante humeur. Nicolas Carreau illustration Jérémy Le Corvaisier pour Les Inrockuptibles

pour aller plus loin Le site de la start up Thync thync.com

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un automne 2014 Brigitte duo baba, la pop bien trempée de Zola Jesus, Tahiti 80 lumineux, l’ascèse soul de Deptford Goth, Bryan Ferry toujours fringant et La Féline dans le sens du poil… 1. Brigitte Le Déclin extrait en avant-première de l’album A Bouche que veux-tu (B. Records/Sony) Le duo de pétroleuses revient avec un bel album romantique, baba et sophistiqué. Le Déclin est dans l’album mais pas au programme.

2. Zola Jesus Dangerous Days extrait de l’album Taiga (Mute/Naïve) Sur son nouvel album, la toujours jeune Américaine Zola Jesus continue ses expérimentations sonores en trempant son electro anxieuse dans la pop.

3 Tahiti 80 Crush! extrait de l’album Ballroom (Human Sounds/A+LSO/Sony) Parfaite introduction au génial album Ballroom, Crush! est un tube absolu : mélodie lumineuse, refrain collant et rythmique bondissante.

4. The Dedicated Nothing Dawn to Dusk extrait de l’album Dawn to Dusk (Drop In) Au Pays basque, surf et guitares continuent de convoler dans la joie. Signature du label de Quiksilver, les Dedicated Nothing invitent la frénésie des Undertones sous le soleil biarrot.

5. Bryan Ferry Loop De Li extrait en avant-première de l’album Avonmore (BMG) Quatorzième album solo et Bryan Ferry a toujours l’air d’un jeune homme. En témoigne cet aperçu fringant des beautés dont est encore capable ce Dorian Gray.

6. Mark Berube Carnival extrait de l’album Russian Dolls (Two Gentlement/Fargo) Encore une belle promesse venue de Montréal : le folk subtil et intense de Mark Berube a du vent dans les cordes (vocales, violoncelle) et de la fébrilité à revendre.

7. Spookyland Rock and Roll Weakling

8 Rachael Dadd Strike Our Scythes extrait de l’album We Resonate (Talitres/Differ-ant) Deuxième album et voyage magique : les chansons délicates et tortueuses de Rachael Dadd, originaire de Bristol, sont de merveilleuses terres inconnues.

9. Saint Saviour I Remember extrait en avant-première de l’album In the Seams (Surface Area) Sous ce nom solennel, l’Anglaise Becky Jones, voix puissante de Groove Armada, calme le jeu et se lance dans des ballades hantées, produites par Bill Ryder-Jones (The Coral).

10. Deptford Goth The Loop extrait de l’album Songs (Adventures/Pias) Sobrement titré Songs, ce deuxième album est exactement ce qu’il promet d’être : un dépouillement, une ascèse, un abandon des fioritures de la nouvelle soul.

11. La Féline Les Fashionistes extrait de l’album Adieu l’enfance (Kwaidan Records) Premier album mais l’impression de connaître La Féline comme une vieille amie. Ses chansons caressent la pop dans le sens du poil : doux et raffiné comme le chat familial.

12. Cléa Vincent Château perdu (radio edit) extrait du ep Non mais oui 2 (Midnight Special Records) Avec ses chansons fausses ingénues mais vraies coquines, la jeune Française trouve un drôle d’équilibre entre élégante chanson française et electro de nuit chaude.

13. Parad Une cure de sommeil extrait de l’album Le Bonheur inquiet (Another Records) Défroqué du punk-rock, Laurent Paradot s’invente cette nouvelle identité pour se fantasmer Alain Souchon indie-rock, désabusé et goguenard.

extrait du ep Rock and Roll Weakling (PiasModulor) Ce quatuor australien pourrait bien franchir le mur du son en 2015. Ce deuxième single, à la fois roots et glam, servira de perforeuse. 34 les inrockuptibles 5.11.2014

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style

où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

en maillot une pièce, dans un loft

plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com

Ambiance hitchcockienne, très Fenêtre sur cour, pour la nouvelle campagne de Base Range. Créée en 2012, entre la France et le Danemark, cette marque propose des basiques bien coupés dans des textiles organiques et favorise une approche durable. baserange.net

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Christa Holka

à Londres, chez Little Ivy’s Poussez jusqu’au fin fond de l’Est londonien, après Dalston, et arrêtez-vous chez Little Ivy’s. Ce restaurant de poche, qui accueille souvent concerts, performances et expos, propose de petits plats savoureux, sans gluten et organiques, mix d’influences brésiliennes et italiennes. Les brunchs avec œufs pochés et pancakes à la cannelle sont à tomber. facebook.com/LittleIvysLondon

Proposer un habitat confortable, dans le contexte urbain et ultradense tokyoïte : c’est le projet poursuivi par Well, une maison géométrique conçue près d’une voie ferrée. Sa hauteur lui permet de capter un maximum de lumière ; quant à ses parois, blanches et insonorisées, elles procurent un effet apaisant. Pour les envies potagères ou florales citadines, l’arrière de la maison abrite un minijardin. aaat.jp/Well

Hiroyasu Sakaguchi

dans cet habitat cubiste

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vous n’y échapperez pas

le rappeur multitâche Designer, pâtissier ou curateur : comment interpréter l’hyperactivité du rappeur d’aujourd’hui ?

Ned and Aya Rosen/G-Star RAW

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harrell Williams est de passage à Paris pour une poignée de concerts. Tant qu’à faire, il en profite pour inaugurer une exposition de ses créations chez Colette : on découvre alors qu’il a créé ses propres macarons avec Ladurée, une paire de bottines avec Timberland, des malles avec Moynat, un parfum avec Comme des garçons. A ses heures perdues, il trouve le temps d’être commissaire d’exposition, de s’agiter pour l’égalité des sexes. Et, parfois, de chanter. Autrefois, les rappeurs se contentaient de vendre des T-shirts lors de leurs concerts. Aujourd’hui, ils travaillent main dans la main avec diverses enseignes pour lancer des collections capsules ou designer des biscuits et joujoux de luxe – toujours pile au moment d’une tournée ou de la parution d’un album. On pense à Kanye West dévoilant une paire d’escarpins Giuseppe Zanotti intitulée Cruel Summer (comme la compilation des meilleures artistes de son label G.O.O.D. Music) ou à Theophilus London qui choisit Karl Lagerfeld pour la direction artistique de son album Vibes. Cependant, si ces collaborations ont le vent en poupe, le flirt entre rap et business n’a rien de nouveau. Comme l’explique le sociologue E. Jerry Persaud dans The Signature of Hip-Hop, le rap devient une industrie à part entière dans les années 90. Perte de valeurs ? Bien au contraire, “qu’il s’agisse de vêtements ou de musique, le message hip-hop

Pharrell Williams pour G-Star RAW

est le même : il s’agit d’une déconstruction d’une norme dominante blanche. Le rappeur infiltre dès lors le système par une multitude de voies”, écrit E. Jerry Persaud. Aujourd’hui, l’hyperactivité des rappeurs répond à la même fonction. Leur musique passe au second plan d’un self-branding à 360 degrés mais renforce l’idée d’une philosophie politisée, multiple et contemporaine. Selon Theophilus London, “le rappeur n’a jamais été autant accepté et respecté, alors il se doit de construire des ponts vers des univers encore étrangers. Le hip-hop n’est pas qu’un style musical, il est un champ d’expression qui touche aussi à l’attitude, l’humour, et même à l’utilisation d’internet”. La résistance urbaine n’aurait-elle jamais grondé aussi fort ? Alice Pfeiffer

ça va, ça vient : l’oreille unique

1888 Vincent Van Gogh (ici incarné par Martin Scorsese dans Rêves d’Akira Kurosawa) souffrait de troubles mentaux. Un soir, à la suite d’une dispute avec son ami Paul Gauguin, il se tranche l’oreille gauche avec un rasoir et la confie à une prostituée, chargée de “la garder comme un trésor”. Il met ainsi en évidence les déchirures qui parfois accompagnent le processus créatif.

1988 Le gouvernement américain autorise l’université de Harvard à breveter l’oncosouris, une souris sur laquelle des scientifiques ont fait pousser une oreille dans le cadre de la recherche contre le cancer. Elle devient alors le symbole d’une controverse éthique, puisqu’elle contribue à faire du vivant une matière brevetable.

2014 L’artiste Pyotr Pavlensky se coupe l’oreille avec un couteau de cuisine, perché sur le mur d’un hôpital psychiatrique de Moscou. Ainsi veut-il dénoncer “le retour de l’abus de psychiatrie à des fins politiques”, évoquant l’internement des dissidents lors de l’ère soviétique et plus récemment celui de Mikhaïl Kosenko, opposant au régime de Vladimir Poutine. A. P.

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hot spot



bouche à oreille

50 nuances de noir Si le noir fait le buzz dans les cuisines, jusque dans les fast-foods, cette hype du monochrome ne date pas d’hier.

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ne secousse sismique sur la planète food. Début septembre, Burger King lance le Kuro Burger, un sandwich tout noir, du bun jusqu’à la tranche de fromage. Si la hype monochrome continue son chemin dans l’univers fast-food (McDonald’s a depuis sorti sa propre version du burger ébène au Japon pour Halloween, l’Ikasumi Burger), les origines de l’appétence pour la couleur noire sont à chercher dans la grande gastronomie, le terroir et la littérature. En préambule de son livre Collages & Recettes sorti en 2010, Alain Passard montre patte blanche et avoue l’influence des couleurs sur sa cuisine : “Elles sont pour moi une véritable source d’inspiration qui me pousse à conjuguer à l’envi les teintes des ingrédients à la recherche d’une harmonie gustative et visuelle.” Les plats 3 étoiles qu’il cuisine à L’Arpège associent souvent des aliments qui renvoient aux variations d’un même spectre chromatique. Parmi les couleurs qui font mouche dans le monde culinaire, le noir reste une véritable source d’inspiration. Côté vestimentaire, les cuisiniers font le deuil de la traditionnelle veste blanche et les vestes Bragard aux nuances sombres

s’invitent derrière les fourneaux. S’habiller de noir, c’est apparaître un peu moins sale et, dans un milieu où les éclaboussures sont légion, l’habit sombre ne fait plus tache. Côté alimentaire, la liste des matières premières que la nature a pigmenté en noir est vaste comme la mer du même nom. Elle constitue pour le cuisinier un terreau inépuisable dans lequel il vient piocher pour mieux laisser libre court à son imagination. Si le noir est “la couleur d’origine qui nous rapporte à nos origines”, comme dit Soulages, il évoque alors soudain la recette du parmentier au boudin noir, chère aux dimanches chez grand-mère. Il renvoie aux galettes de sarrasin des campagnes bretonnes ou ramène encore à la découverte extatique du Dragibus noir au fond d’un paquet de bonbons Haribo. Georges Perec dans La Vie mode d’emploi imagine à son tour un repas tout en nuances chez Mme Moreau “[…] servi dans des assiettes d’ardoise polie ; il comportait évidemment du caviar, mais aussi des calmars à la tarragonaise, une selle de marcassin Cumberland, une salade de truffes et une charlotte aux myrtilles”. L’eau monte à la bouche et, l’espace d’un instant, on envisage l’impossible : voir et manger la vie tout en noir. Léo Bourdin

scapade en HauteProvence, terre d’agneau, de thym, de sarriette, d’olive et de lavande. Au goût du jour est le bistrot “annexe” de l’étoilé Michelin La Bonne Etape. Dans un cadre provençal simple, pour des tarifs aussi doux que le climat local, on peut grailler une goûteuse cuisine de marché uniquement à base des meilleurs produits du coin. Par exemple, une terrine de campagne épaisse et pleine de caractère, des fleurs de courgettes fraîches et parfumées, avant d’attaquer un civet de biche mijoté dans sa sauce au vin, accompagné d’un gratin de pommes de terre crémeux et d’une ratatouille rectifiée d’une touche personnelle bien vue (des carottes à la place des courgettes). S’il y a de l’agneau, allez-y les yeux fermés mais les papilles en éveil, on est à côté de Sisteron, haut lieu de la viande ovine. On peut conclure avec un nougat glacé, arroser ce repas qui exhale les épices et l’huile d’olive avec un petit jus gouleyant de Provence ou de la vallée du Rhône voisine. La carte change au gré des saisons, pour faire honneur à l’enseigne qui n’est donc pas synonyme de mode. La qualité de cette cuisine de terroir ne change pas. Compter 19 € en formule déjeuner et une petite trentaine le soir à la (courte) carte. Pour avoir Giono ou Pagnol dans l’assiette, c’est donné. Serge Kaganski Au goût du jour 14, avenue du Général-de-Gaulle, Château-Arnoux-Saint-Auban (04), tél. 04 92 64 48 48

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dandy cool Formidable songwriter pop doublé d’un grand entertainer, Baxter Dury revient avec un quatrième album passionnant et vicelard. Bientôt au festival les inRocKs Philips, le Londonien détaille, dans une interview incisive et drôle, le processus en montagnes russes d’It’s a Pleasure. par Thomas Burgel photo Tom Oxley pour Les Inrockuptibles

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u milieu des années 2000, difficile de croire que Baxter Dury ferait un jour se lever les foules pour d’admiratives standing ovations au terme de shows en forme de triomphes, qu’il deviendrait une petite icône pop moderne et que des femmes rendues folles par son improbable sexe-appeal lui lanceraient sur scène leurs soutiens-gorge. Difficile même de croire que le fils de Ian Dury, auteur en 1977 du fameux Sex & Drugs & Rock & Roll et personnage haut en couleur de la scène punk londonienne, aurait le moindre avenir artistique sur cette planète. Auteur d’un merveilleux, psychédélique et vénéneux premier album en 2002, Len Parrot’s Memorial Lift, puis d’un deuxième Floorshow plus musclé, plus direct, en 2005, le cockney semblait déjà promis à la gloire. Las, personne ou presque n’avait suivi et le garçon s’était enfoncé les années suivantes dans une obscurité si totale que, désolante injustice, on l’avait un temps cru perdu à jamais. Comme un diable de sa boîte, Baxter Dury a pourtant ressurgi de l’ombre en 2011 avec Happy Soup, géniale collection de chansons discoïdes au glamour terne et à la brillance vicelarde, increvable alignement de tubes sexy, minimaux et chancelants, chantés avec la délicieuse Madelaine Hart. Endossant un nouveau costard de dandy cool, Baxter Dury ajoutait alors à son indéniable qualité de songwriter pop celle d’un génial entertainer scénique. Et, s’inventant presque par accident un personnage de Gainsbourg british rapidement adoré comme une mascotte, il se faisait prophète en France plutôt qu’en son pays : à la suite de son album, Dury a tourné sans arrêt dans l’Hexagone

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et y a récolté, concert après concert, les lauriers dorés qu’il méritait sans doute depuis le début. Six ans s’étaient écoulés entre Floorshow et Happy Soup : il n’en faudra “que” trois pour que le Londonien puisse à nouveau voir, et offrir, la lumière. Elle se nomme It’s a Pleasure et n’apporte effectivement que du plaisir. Synthétique, minimal, luisant d’un éclat étrange et attirant, ourlé de mélodies obsédantes et porté par des histoires écrites à l’acide, le quatrième album de l’Anglais est, s’il le fallait, une confirmation de son grand talent pour les petits chefs-d’œuvre de pop tordue, malgré un accouchement dans une certaine douleur. Baxter Dury nous détaille ces montagnes russes, succès ou difficultés passés comme jubilations présentes. Comment te décrirais-tu ? Baxter Dury – Depuis peu, je me décrirais comme “fashion”. Pas parce que je pense l’être, mais parce que j’ai l’impression que c’est la manière dont les médias français me perçoivent désormais. A ma grande surprise, j’ai fait plusieurs sessions photo liées à la mode ces derniers jours. Il suffit de regarder mon jean et mon T-shirt pour en douter un peu, mais on finit par se laisser influencer… Peut-être suis-je “fashion” ? Peut-être est-ce vrai ? Peut-être devrais-je le croire ? C’est le côté dangereux de l’autosuggestion, du fantasme dans lequel on doit se placer quand on est artiste (rires)… C’est une question d’équilibre : sans prendre les choses trop sérieusement, il faut croire en ce que tu fais. Existe-t-il un personnage “Baxter Dury” ? Je crois qu’il a grandi avec les années, avec la perception que les gens ont de moi et qu’il est en train de se transformer. Tu as en face de toi une version plus sexuelle, plus “fashion” de Baxter Dury. Ce n’est pas intentionnel, mais je crois que je donne en France l’image d’un Anglais gainsbourgien, un peu tordu. Un type avec une tête de patate grisâtre qui fait des

“je donne l’image d’un Anglais gainsbourgien, un peu tordu. Un type qui fait des remarques sexuelles entre ses chansons”

remarques sexuelles entre ses chansons (rires)… L’existence de ce double facilite les choses sur scène : ça me fournit un costume dans lequel entrer. Je sais désormais comment réagir, quoi dire, comment bouger mes épaules quand je reçois un soutien-gorge en plein concert. Quand tu montes sur scène, quoi que tu joues, quoi que tu portes, il faut te séparer de ton toi “normal” pour devenir autre chose. C’est en plus la seule manière de s’amuser vraiment… As-tu ressenti une certaine attente autour de ton nouvel album ? J’ai senti qu’il y avait eu un changement. J’ai passé trois jours à faire de la promo à Paris, et j’ai pu en juger à la taille de la chambre d’hôtel que le label avait réservée pour moi : quand on te loge dans une chambre qui dispose d’une annexe inutile, avec juste une chaise, tu peux te dire que les choses vont plutôt bien. Etonné, tu vas voir à l’accueil, et on te dit : “Mais monsieur, c’est l’inutilorium ! La pièce où vous pouvez aller vous asseoir pour réfléchir quand vous êtes seul dans votre chambre !” Le label te gâte, c’est appréciable : il te montre qu’il te fait confiance, que tes efforts n’ont pas été vains. Ça renforce ta propre confiance, j’imagine, mais je n’y pense pas vraiment, je ne fais que constater que ça arrive. Je n’en suis pas au point où tout est sûr, je ne sais pas encore à quoi ma vie va ressembler dans un ou deux ans. Il me faut encore me battre, et tant mieux. Il n’y a plus de place pour la complaisance dans ce monde. Tout est trop fragile, chaotique. Tu peux faire plein de couvertures de magazines, on peut voir ta gueule partout, ça ne veut pas forcément dire que ta position est solide ni que tu vas vendre des dizaines de milliers de disques. Tu espères que les choses finiront aussi par décoller en Grande-Bretagne ? Oui, évidemment. Mais je jouis pleinement de ce qui se passe ici. Parce que ce succès en France est agréable, évidemment. Mais aussi parce que cet amour de ma musique signifie aussi que l’argent rentre, donc que je peux continuer. Sans intérêt pour ma musique, pas de musique : c’est la partie basique et pratique du business. Il ne faut jamais oublier qu’enregistrer un disque coûte de l’argent. Surtout dans le cas particulier de cet album. Une ruine. Je n’ai pas fait It’s a Pleasure chez moi. J’ai embauché des gens qui coûtent cher, des gens chic qui font ci, des gens chic qui font ça, et ça n’a pas toujours marché comme je l’aurais voulu. Je suis allé à New York pendant deux semaines, ça a coûté une fortune, j’y ai laissé jusqu’au dernier penny mais ça s’est révélé désastreux, et je le savais ; je ne pouvais m’empêcher de me dire, dans l’avion du retour, que j’avais fait de la merde. J’ai donc dû refaire une partie du boulot en Belgique – une autre dépense. En gros, j’avais presque tout au bout d’une semaine

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“mes textes me donnent l’impression de lire les commentaires d’un serial-killer à propos des femmes” d’enregistrement, puis j’ai passé deux ans à tout éditer, dans tous les sens avant de finalement revenir souvent au matériau originel. Je dirais que 40 % des voix proviennent des toutes premières prises, faites à la maison avec un micro un peu pourri. Etais-tu confiant, après Happy Soup ? C’était un mélange de plusieurs choses. J’avais donné plein de concerts, ça s’était de mieux en mieux passé, j’étais en même temps assez confiant et très fatigué. Mais je me suis, une nouvelle fois, retrouvé sans label. J’avais signé sur Parlophone pour Happy Soup : j’étais tellement fier, une si grande maison, avec un tel catalogue, une telle histoire... C’était une expérience à la fois étrange et excitante : il y avait douze personnes convoquées à la moindre réunion, j’étais au centre d’une grosse machinerie, en plein dans le système des majors. Mais mon contrat ne portait que sur un album et j’ai vite compris que j’étais une sorte d’anomalie au milieu d’artistes énormes comme Coldplay : quelqu’un comme moi représente trop d’efforts, trop de marketing pour trop peu de résultats. Il t’a donc fallu trouver un nouveau label. Ça a été facile ? C’est vraiment un jeu de séduction, pas très éloigné de ce qui peut se jouer entre un homme et une femme. Tu ne vas pas aller voir quelqu’un en lui disant “Salut, je suis le héros d’Happy Soup. Est-ce que ma musique vous intéresse ?”, ce qui est un peu rebutant… Il faut être doué pour un jeu psychologique qui te pousse à essayer de faire croire aux labels que tu n’en as rien à foutre. Ce qui n’était évidemment pas le cas, d’autant que dans ma tête courait une petite phrase me disant : “Tu te fais vieux, tu te fais vieux, bordel, bordel !” Il faut être patient. Pendant plusieurs mois, je n’ai eu qu’un rendez-vous, c’était un peu déprimant. Je commençais à m’inquiéter, presque à paniquer, avant de rencontrer les gens de Pias. Quelles étaient les influences initiales d’It’s a Pleasure ? J’avais vaguement en tête le son du New York du milieu des années 80. Musicalement, ça n’a rien à voir avec It’s a Pleasure mais j’étais fasciné par ce que faisait quelqu’un comme Afrika Bambaataa à cette époque : quelque chose d’assez cru, un mélange par la force de beaucoup de genres différents, l’impression de non-musiciens prêchant par la musique, un funk assez tordu, un rap assez étrange, toujours entre deux eaux. Je pensais aussi

à Blondie ou au Malcolm McLaren de Buffalo Gals notamment. Je voulais également quelque chose d’assez minimal, squelettique : j’avais en tête une sorte d’impression berlinoise, une attitude germanique à rendre les choses un peu froides, comme l’a par exemple fait Kraftwerk. Mais je me sens un peu con de dire tout ça : je n’ai rien inventé, ce n’étaient que de vagues idées. Et certains choix se sont imposés de manière indirecte : quand tu te brouilles avec ton batteur parce que tu ne peux plus le payer, l’utilisation d’une boîte à rythmes est la seule option qui te reste. Et les textes ? J’ai commencé à écrire mes histoires. La première fut Palm Trees. Il y a, pas loin de chez moi, dans l’ouest de Londres, le plus grand centre commercial d’Europe, nommé Westfield. Cette chanson parle de la petite amie d’un homme violent, qui y travaille et passe sa journée à regarder des faux palmiers, rêvant d’une autre vie. C’est la seule dont elle dispose : un paradis artificiel mais une vie de merde. Les paroles viennent assez lentement. Je dois prendre mon temps pour définir précisément le sujet sur lequel porte la chanson, et ce fut particulièrement le cas pour cet album. Ces textes portent sur des sentiments dérisoires et écœurants, les sentiments stupides d’un homme sur son inadéquation. Mais ils sont assez maquillés, je ne crois pas qu’ils puissent être totalement compris par quelqu’un d’autre que moi. Le songwriting n’est jamais une évidence. C’est un exercice assez difficile, et je crois commencer à devenir assez bon. J’essaie d’écrire d’une manière qui soit ouverte, interprétable par chacun. Comment décrire cette inadéquation masculine ? C’est très diffus, difficile à préciser. Ce sont des peurs, la peur des relations entre hommes et femmes, la peur de mûrir, ce que l’on traverse tous. Des comportements bizarres, inexplicables, dans des situations courantes. Je ne devrais pas dire ça, mais en relisant les textes, j’ai eu l’impression de lire les commentaires d’un serial-killer à propos des femmes… Une impression bizarre d’homme en colère. Mais c’est accidentel : il n’y a évidemment aucune intention meurtrière chez moi, pas du tout. album It’s a Pleasure (Pias) concerts le 14 novembre à Tourcoing, le 15 à Paris (Cigale), le 16 à Nantes, le 18 à Toulouse dans le cadre du festival les inRocKs Philips, avec Asgeir, Nick Mulvey et The Acid. Et aussi le 17 à Bordeaux, le 25 février à Paris (Olympia) baxter-dury.com

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le grand 8 Ces nouvelles têtes vont secouer le festival. par JD Beauvallet, Thomas Burgel, Maxime de Abreu, Stéphane Deschamps et Johanna Seban

Pooneh Ghana

Telegram Ces punks anglo-gallois jouent de la guitare comme en 1977, voire en 1972, en pleine vague glam – leur nom renvoie à une chanson de T-Rex et ils reprennent Eno comme des chefs. Dans ce monde fantasmé, ils ont décidé de vivre en toute liberté. Car les quatre garçons ont trop de style pour être vraiment sérieux : cheveux trop longs, chemises trop bariolées, partitions trop jouisseuses pour qu’on ne les accuse pas d’hédonisme aggravé. Ce rock régressif, c’est le signe d’une continuité entre Roxy Music et Palma Violets : quatre décennies de mélodies qui regardent toujours vers l’avenir. le 14 novembre à la Boule Noire (Paris XVIIIe)

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Parmi les noms à retenir pour 2015, celui de Seinabo Sey est une valeur sûre. La jeune femme, suédogambienne, réside à Stockholm. De père musicien – Mawdo Sey fut un des grands noms de la musique gambienne –, elle joue pourtant loin de la tradition. Seinabo Sey compose la soul-music du troisième millénaire, frottant ses chansons à l’électronique, mariant les genres avec une liberté toute contemporaine. Ses chansons, d’ailleurs, qui enveloppent la voix chaude de la chanteuse dans un délicieux mélange d’arrangements tordus, seront les tubes de l’année prochaine. Sur son ep For Madeleine, on conseille fermement Hard Time ou Younger… le 13 novembre à la Cigale (Paris XVIIIe)

Duncan Elliott

Seinabo Sey

Oceaán

Ibeyi

Oceaán, nom idéal pour cette electro aquatique qui commence à faire des vagues, après avoir longtemps joué avec le vague à l’âme. A la tête de ce mystère une fois encore venu de Manchester, le jeune natif de Belgique se révèle au fil des titres égrenés sur le net l’un des plus brillants et troublants adeptes d’un r’n’b fantomatique, d’une housemusic que l’on danse en tanguant, en se tenant aux murs. Musique feutrée, ouatée, éthérée mais bien vivante et charnelle, son électronique sans frontière est déjà l’une des plus belles promesses de la nuit anglaise.

Ce sont des sœurs jumelles qui chantent, mais pas des demoiselles de Rochefort. Les Franco-Cubaines Naomi et Lisa-Kaïndé, filles du renommé et défunt percussionniste Anga Díaz, ont emprunté leur nom à la mythologie yoruba, au vaudou afro-cubain. Et ce n’est pas pour rien. Jusqu’alors distillée au compte-gouttes, leur musique plane et évoque une liturgie néo-soul, une cérémonie secrète présidée par les grandes prêtresses Björk et CocoRosie. Leur premier album sortira en février, mais l’envoûtement a déjà commencé.

le 11 novembre au Casino de Paris (Paris IXe)

le 12 novembre au Casino de Paris (Paris IXe)

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Brounch

Bipolar Sunshine

Cette année, le festival investit la nuit avec une programmation agitée qui s’étale entre Paris, Toulouse, Strasbourg, Lyon et Lille. Les Inrocks Club accueillent ainsi, entre autres jeunes pousses, les turbulents Français de TORB. Ces maniaques du détail fabriquent eux-mêmes leurs instruments – ce qui explique peut-être cette techno qui trouve un supplément d’électricité et de beats en furie pour dépasser les bornes, semer chaos et hébétude sur le dance-floor, comme si Kraftwerk se faisait détourner par les Chemical Brothers. Cette musique vend des raves.

Il n’aura suffi que d’une poignée de morceaux pour comprendre que l’avenir d’Adio Marchant, tête pensante de Bipolar Sunshine, était fait de platine. La plume et la voix du jeune homme, qui se réfère autant à Pharrell Williams qu’aux Smiths, à la soul qu’à la pop, au ska qu’au hip-hop, sont capables de tout, sans limite sinon celles de son imagination fertile. Ses tubes graciles, intenses et universels, se tiennent ainsi sur un fil précieux entre l’amplitude et l’intimité, la lumière et le spleen, l’âme et le corps. Bipolar Sunshine est déjà grand : avec un album en 2015, il sera bientôt célèbre.

le 15 novembre au Showcase (Paris VIIIe)

le 13 novembre à la Boule Noire (Paris XVIIIe)

Steve Gullick

TORB

Bad Breeding

Gengahr

La première fois que l’on a vu sur scène Bad Breeding aurait pu être la dernière, si le cœur avait alors choisi de suivre le rythme affolé, cinglant et très méchant de ces Anglais surexcités. Franchement, peu de groupes jouent encore en toute innocence, comme s’ils étaient les premiers, ce punk-rock éructé, speedé et pourtant capable – magie anglaise – de beautés pop le temps d’un refrain. Parenthèse pop vite refermée par ces hooligans en nage et en rage, incarnant une urgence et une fureur rarement croisées depuis les postillons de Clash ou les ramponneaux de Motörhead.

Sur les maquettes de ces Londoniens turbulents mais bien élevés, on avait découvert le charme éclatant d’un songwriting artisan. Epaulés par l’équipe d’Alt-J, ils sont entre-temps devenus la cible de toutes les convoitises de l’industrie londonienne. Il faut dire que Gengahr incarne une certaine idée de la pop électrique anglaise, à la fois expérimentale et ouverte au monde, cérébrale et physique, un pied dans le labo et l’autre sur les grandes scènes des festivals. Précisons qu’ils possèdent, à la Radiohead, une prodigieuse guitare, cool et tendue, qui sait parler aux nuages.

le 16 novembre à la Cigale (Paris XVIIIe)

le 14 novembre à la Boule Noire (Paris XVIIIe) 5.11.2014 les inrockuptibles 49

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du fond des entrailles Le théâtre politique de Michael Thalheimer mêle l’Histoire aux histoires, pour mieux interroger notre rapport à l’engagement. Le metteur en scène allemand revient pour deux spectacles au Théâtre national de la Colline avec le statut d’artiste invité. par Patrick Sourd photo Hervé Lassïnce pour Les Inrockuptibles 50 les inrockuptibles 5.11.2014

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Sur le plateau de La Colline, octobre 2014

pour régler leurs entrées et leurs sorties. Morceau de bravoure d’une scénographie qui ramène l’action au plus près du public, cette impressionnante croix de bois qui tourne sur elle-même tient à la fois de la grande roue d’une fête foraine où l’on convoquerait les fantômes de la Révolution française et d’une excavatrice de chantier capable d’aller chercher ses personnages dans les entrailles même du théâtre. Pas facile d’ailleurs pour les acteurs de se familiariser avec la pratique de ces plans qui changent sans cesse d’inclinaison au gré de la rotation de l’engin. Mais la métaphore d’un théâtre puisant dans une mémoire ensevelie de la Révolution pour la ramener à la surface fonctionne à merveille.

A

près avoir passé trois semaines à travailler dans le huis clos d’une salle de répétitions, la troupe réunie par Michael Thalheimer est à pied d’œuvre dans la grande salle du Théâtre national de la Colline pour un des premiers filages de La Mission d’Heiner Müller… Confrontés depuis seulement trois jours à l’étrange machinerie du décorateur Olaf Altmann, voici donc les comédiens aux prises avec un drôle de manège à demi enfoncé dans le plateau, conçu comme un ascenseur

C’est tout le propos de Michael Thalheimer qui vise à un théâtre posant avec une sèche cruauté des questions aptes à réveiller nos consciences endormies. “Chacun de nous sait qu’il y aurait beaucoup de choses à changer dans le monde, mais beaucoup préfèrent le prendre comme il est… C’est l’une des questions que pose la pièce de Müller et, en cela, elle reste d’une brûlante actualité. J’ai déjà monté La Mission en Allemagne il y a une quinzaine d’années. C’est un tout autre enjeu de mettre en scène en France cette pièce qui rappelle le goût amer de l’abandon de la lutte contre l’esclavagisme décidé par Bonaparte.” Personne n’a oublié l’entrée fracassante de Michael Thalheimer sur nos plateaux en 2010 avec une première mise en scène en français de Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès. Son coup de génie avait alors été d’inverser le rapport de force entre Noirs et Blancs en faisant interpréter le rôle du nègre du titre par un chœur de dix acteurs noirs. On lui fait remarquer que l’on retrouve dans La Mission Claude Duparfait, Charlie Nelson, Jean-Baptiste Anoumon et le comédien allemand Stefan Konarske qui faisaient déjà partie de la distribution de Combat… “Quand c’est possible, j’aime approfondir le travail avec les mêmes personnes. J’aime l’idée de cette continuité. Ce n’est pas toujours évident d’obtenir ce que je veux et pas

toujours simple pour les acteurs de comprendre ce que j’attends d’eux. En m’appuyant sur notre expérience vécue avec Koltès, je mise sur le fait qu’un premier langage commun est né entre nous et que l’on ne fait que de poursuivre notre dialogue.” Fort du succès de Combat de nègre et de chiens, voici Michael Thalheimer de retour avec le statut d’artiste invité, le directeur de La Colline Stéphane Braunschweig lui offrant à nouveau l’occasion d’être doublement présent avec cette création en français de La Mission et l’accueil d’une de ses mises en scène en allemand, Légendes de la forêt viennoise d’Odön von Horváth – production réalisée avec la troupe du Deutsches Theater de Berlin qui fut honorée en 2013 du prestigieux Faust Theaterpreis. “Naturellement, il y a des liens entre les deux pièces, mais Müller et Horváth font usage de dramaturgies très différentes, précise le metteur en scène. Odön von Horváth raconte l’histoire de gens simples englués dans l’Allemagne de la montée du nazisme. Müller évoque, dans un collage de scènes dignes d’un rêve hallucinatoire, des figures de la Révolution confrontées à la fin de leurs illusions. Deux moments de bascule que chacun des auteurs traite à sa manière.” Alors que la répétition vient de s’achever, que les comédiens sont partis se changer, le metteur en scène continue de batailler avec l’ingénieur du son. “Pour moi, le théâtre doit se concevoir comme une seule et même partition. Tout doit concourir vers un seul but, entraîner les spectateurs dans une histoire et les tenir en haleine jusqu’à la fin.” On ne doute pas que, s’agissant du son, Michael Thalheimer, qui fut batteur avant de découvrir le théâtre, saura obtenir ce grain punk à la limite du larsen qui risque de faire rendre l’âme aux enceintes du théâtre. La Mission d’Heiner Müller, mise en scène Michael Thalheimer, du 5 au 30 novembre Légendes de la forêt viennoise d’Odön von Horváth, mise en scène Michael Thalheimer (en allemand surtitré en français), du 16 au 19 décembre à La CollineThéâtre national, Paris XXe, colline.fr 5.11.2014 les inrockuptibles 51

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“j’ai le complexe du cancre” Plusieurs fois différée au fil des ans pour cause de mauvaises critiques pas pardonnées, rencontre tardive mais affable avec Guillaume Canet à l’occasion de sa composition stupéfiante dans La prochaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger. propos recueillis par Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne photo Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles

E

ntre Guillaume Canet et nous, les choses n’avaient pas très bien commencé. A tel point qu’il avait refusé il y a cinq ans l’entretien que nous sollicitions à l’occasion d’Espion(s) de Nicolas Saada, dans lequel il nous avait beaucoup séduits. Trop de mauvaises critiques dans notre journal sur ses films d’acteur comme de réalisateur, donc non, vraiment, il n’avait aucune envie de nous parler. Pas découragés, et parce que nous l’avons trouvé vraiment sidérant en gendarme serial-killer dans La prochaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger, nous sommes revenus vers lui. Rencontre affable avec un acteur-réalisateur qui, bien que dans le peloton de tête de la power-list du cinéma français, confesse vivre en permanence dans le doute.

Vous n’avez eu aucune difficulté à vous projeter dans un personnage aussi tordu ? Guillaume Canet – Le rôle m’excitait énormément par sa dualité, sa complexité, sa sincérité. Je trouvais assez beau qu’il n’y ait pas une seule scène où je doive jouer le fou. Il est gendarme, et très bon gendarme, ses collègues ont confiance en lui… Et puis, dans sa vie privée, il est fuyant, maladroit, très touchant. Et surtout, en tant que tueur, il a du mal à passer à l’acte. Il est bon tireur mais loupe ses victimes, tellement il est bouleversé par la violence qui s’empare de lui et à laquelle il ne peut résister. On a quand même de l’empathie pour lui – et je dis ça avec tout le respect dû aux familles des victimes. C’est un ange démoniaque, c’est ce qui rend ce rôle attirant. Cette dualité me parle parce que je la vis. J’ai une image qui fait que les gens ne me voient pas jouer des personnages sombres. Pourtant, dans un film de Christine Carrière (Darling – ndlr), j’ai joué un camionneur qui bat sa femme avec un fer à repasser, ce qui n’est pas très “boy next door” ! Avec Zulawski ou Téchiné, j’ai eu des rôles sombres. J’ai une attraction pour ce genre de personnage afin de jouer autre chose que ce qu’on attend de moi. Certaines scènes vous ont-elles fait un peu peur à jouer, dans la difficulté à aller chercher des affects très no irs ? J’appréhendais la scène dans la voiture avec Alice de Lencquesaing. On avait pris du retard, la nuit commençait à tomber, je paniquais un peu parce que cette scène était importante et que je n’avais pas envie de la foirer. Cédric m’a dit que les rushes étaient bons. Mais je l’ai jouée avec appréhension en me demandant si je serais capable de faire passer ce moment de trouble et de passage à l’acte. Ça fait partie de la magie et des dangers du cinéma. Parfois, on attrape des trucs fugaces qui ne se reproduisent pas. Et les scènes de solitude et de flagellation ? Ce n’était pas dur. Peut-être que j’y suis habitué, c’est mon quotidien ! (rires) C’est facile de redevenir juste un acteur quand on est soi-même réalisateur ? Je n’ai jamais eu une énorme confiance en moi, en tant qu’acteur comme en tant que metteur en scène. Le succès ne m’a jamais rassuré, c’est peut-être même l’inverse. Le succès de Ne le dis à personne (2006 – ndlr) m’a quand même un peu conforté.

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J’ai pris plaisir à tourner ce film, il me ressemblait, j’ai ressenti un partage avec les acteurs, les techniciens. En revanche, je n’ai pas aimé faire Les Petits Mouchoirs et encore moins le promouvoir, alors que c’est celui qui a rencontré le plus gros succès. J’aime bien son aspect comédie, mais j’ai livré trop de choses personnelles. C’est un peu comme si dans un dîner, quelqu’un vous raconte un moment important de sa vie en chialant : si vous ne connaissez pas bien cette personne, ça peut être embarrassant. Et puis j’ai perdu un pote, comme dans le film, deux jours avant sa sortie, ce qui fait que je ressentais la promo comme un peu putassière. Je ne me trouvais pas à ma place. Du coup, je n’ai pas apprécié ce succès et ça ne m’a pas donné des ailes. Bref, je n’ai pas l’assurance d’être un metteur en scène, je remets les compteurs à zéro à chaque film. Vous n’avez pas le sentiment de posséder tout de même un savoir-faire dans la fabrication ? J’ai acquis quelques réflexes. Comme acteur, j’ai une exigence à la lecture d’un scénario et dans ma rencontre avec le metteur en scène. Quand je travaille avec quelqu’un comme André Téchiné, je ne me pose aucune question, l’envie est là dès le départ. Mais quand je fais un film avec un metteur en scène novice, là, j’ai une expérience qui peut éventuellement me servir et je pose des questions tout de suite pour ne pas avoir à les poser sur le plateau. Quand je refuse un rôle, c’est souvent parce que j’ai eu des doutes dès le départ. Mais si je suis sur le plateau, c’est que je n’ai plus aucun doute et je suis entièrement disponible à ce que me demande le cinéaste. Rien n’est plus pénible qu’un acteur qui veut réaliser le film à votre place : sur les films que je mets en scène, j’aurais du mal à le supporter et je ne l’impose pas aux autres cinéastes quand je suis acteur. Votre plaisir d’acteur est intact ? Il est beaucoup plus fort qu’au début. Au départ, je ne me voyais pas acteur. A 16 ans, je faisais des films en super-8 et je voulais être metteur en scène. J’ai fait le cours Florent pour savoir comment ça se passait. Et puis les rôles se sont enchaînés. Mais par exemple, sur le film de Pierre Jolivet, En plein cœur (1998 – ndlr), je récupérais des bouts de pellicule pour tourner mes courts métrages. Je n’avais pas une démarche d’acteur, je ne travaillais pas mes rôles, j’arrivais sur le plateau un peu en dilettante. Ça se voit dans Vidocq, où j’étais mauvais. Dès mon premier film, j’ai découvert que je demandais des choses aux acteurs que je ne faisais pas moi-même. Du coup, j’ai changé mon approche d’acteur, j’ai préparé mes rôles, lu des livres ou des journaux liés au rôle… Je demande aux acteurs d’écouter certaines musiques pour se mettre en condition, eh bien je me suis mis aussi à le faire. J’ai des playlists en fonction des personnages que je joue.

C’est quoi la playlist du gendarme de Cédric Anger ? De la variété française ancienne. Christophe, Mike Brant, des choses assez nostalgiques et mélancoliques. Et puis j’écoutais les sons de la forêt, le brame des cerfs, des choses comme ça. Maintenant, vous vous épanouissez plus comme acteur ou comme réalisateur ? Je ne pourrais pas me passer de l’un ou de l’autre. Le problème, c’est que la mise en scène m’abîme un peu trop. Quand je fais un film, j’entre dans des périodes de doute… Et réaliser un film, c’est long. J’ai le complexe du cancre. Je suis un autodidacte, je n’ai jamais autant lu que depuis que je fais du cinéma. J’ai toujours ce complexe du dernier de la classe. Pourtant, votre succès fait plutôt de vous un premier de la classe ? A chaque film en tant que metteur en scène, je me repose mille questions. Est-ce que je vais réussir à raconter mon histoire ? Est-ce que je vais réussir à faire passer ce que je veux faire passer ? Est-ce que c’est fin ? Est-ce que c’est intelligent ? On passe par des phases de torture psychologique. Je n’ai pas ces angoisses quand je suis acteur parce que je ne suis pas seul, je me sens protégé par le metteur en scène. Mais quand je réalise, je suis seul à prendre les décisions et à les porter. Je pense que je n’aurais pas pu être seulement metteur en scène. Etre acteur me permet d’exprimer des choses physiquement, d’aller au-delà de mon image angélique. Je ne parle

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“les gens pensent que parce que j’ai du succès, tout va bien. Les choses ne sont pas aussi simples. On a tous des mauvaises pensées” pas souvent de moi, je ne dévoile pas ma vie privée ou mes opinions politiques, alors les gens font des raccourcis, ils se disent que Les Petits Mouchoirs est un film de droite. Ça vous a heurté ? Pour moi, ce n’est pas un film de droite. Je souhaitais montrer un truc de la nature humaine qui me débecte, et dans lequel je m’inclus, qui est une forme d’égoïsme contemporain, ne pas être présent auprès de ses proches quand il faut… Quand on me dit qu’on ne m’imaginait pas jouer le personnage sombre de La prochaine fois…, je me dis que les gens ne me connaissent pas bien. Ils pensent que parce que j’ai du succès, tout va bien. Les choses ne sont pas aussi simples. On a tous des mauvaises pensées. Votre succès vous donne un certain pouvoir, comme celui de faire exister des films comme celui de Cédric Anger. Que faites-vous de cette responsabilité ? Les films de Cédric Kahn, de Jacques Maillot, d’André Téchiné, celui de Cédric Anger, se sont faits avec difficulté, même après mon accord. Les films de ce genre ont du mal à exister parce que les financiers et les chaînes angoissent, se demandent si le public va venir. Ce qui me semble dangereux, c’est qu’on commence à vivre ce qui s’est passé aux Etats-Unis il y a dix ans avec le cinéma indépendant. On va avoir un Astérix sur lequel la maison-mère va mettre le paquet et les autres films se feront avec moins d’argent. Mais le public évolue vite, il n’y a pas que celui des blockbusters, il y a aussi un public cinéphile pour le cinéma d’auteur. Il faut donner sa chance à ce cinéma-là, et quand on voit la façon dont sont distribués les films, ce n’est pas souvent le cas. Il y a de belles exceptions comme Hippocrate, qui a réussi à marcher avec le buzz, mais il y a tellement de bons films qui ne trouvent pas leur public. Vous allez de plus en plus vers ce cinéma-là ? Je pense, mais il y a des films populaires qui peuvent me donner envie, comme Jappeloup, parce que mon père était éleveur de chevaux. Si le sujet me séduit, je peux avoir envie de faire un film populaire. Ce que je veux, c’est jouer des rôles qui me fassent vibrer. Si je peux faire un film populaire qui me permet de faire des films d’auteur où je ne gagne pas d’argent, ça me va.

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“mon problème de réalisateur, c’est que j’en dis trop, et ça peut devenir un peu épais” Vous n’avez pas envie de faire des films comme La French (un thriller à très gros budget avec Jean Dujardin à sortir en décembre – ndlr) ? Ben justement, celui-là je l’ai refusé. Dans Le Monde 2, Thierry Frémaux vous décrivait avec Maïwenn comme les enfants de Jacques Audiard. Vous vous reconnaissez dans cette présentation ? J’aimerais beaucoup être un enfant de Jacques Audiard. Il fait le cinéma que je rêverais savoir faire. Il y a une vérité dans son cinéma qui me touche vraiment et qui me donne envie de m’approcher de ça. Quand je fais Blood Ties, j’ai envie de m’approcher d’un cinéma que j’aime, le cinéma d’auteur américain des années 70. Votre cinéphilie est plutôt américaine que f rançaise ? Pas forcément. J’adore Renoir. Je suis un immense fan de Sautet, de Truffaut, d’Yves Robert… Par contre, je ne suis pas fan de Godard, même si j’aime beaucoup Pierrot le Fou. J’ai vu récemment un docu sur Godard où on le voit diriger Johnny Hallyday sur le tournage de Détective. C’était assez génial. Je me suis dit que je n’ai peut-être pas vu les films de Godard au bon moment, je n’avais peut-être pas assez de maturité. Vous préférez le cinéma intimiste, romanesque ? Oui, et j’aime surtout le cinéma qui prend le temps, qui laisse respirer les personnages et les situations. J’aime quand la caméra est témoin d’une scène et quand les mots ne sont plus nécessaires. En remontant Blood Ties, j’ai viré tous les dialogues d’une scène. Audiard m’inspire énormément en ne montrant pas toujours les choses, en les faisant comprendre avec le hors champ… Ce qui m’obsède, c’est l’épure, parvenir à en dire beaucoup avec le moins possible. Mon problème de réalisateur, c’est que j’en dis trop, et ça peut devenir un peu épais. C’est dur d’avoir la confiance nécessaire pour se dire qu’un plan suffit à dire autant ou plus qu’un dialogue. Vous n’étiez pas heureux du succès des Petits Mouchoirs. A l’inverse, avez-vous trouvé injuste l’insuccès de Blood Ties ? L’échec de Blood Ties m’a mis un coup, oui. J’ai travaillé deux ans sur ce film qui était sans doute parti sur de mauvaises bases : financement, préparation, tournage, tout a été cauchemardesque, bien que j’aime ce film, mais dans la version remontée après Cannes. Peut-être que ma démarche sur Blood Ties était trop égoïste, à savoir faire un film inspiré du cinéma que j’aime, celui de Jerry Schatzberg, de John Cassavetes, des premiers Scorsese et Coppola… D’ailleurs, le cinéma d’Audiard vient de là aussi. Des gens voient Blood Ties aujourd’hui et disent : “Je ne comprends pas l’acharnement contre ce film, c’est vachement bien.”

Peut-être qu’il aura une seconde vie. En tout cas, il existe, et je l’ai fait avec tout ce que j’avais en moi. A part Audiard, quels sont les réalisateurs français que vous aimez, dont vous vous sentez proche ? Cédric Anger… Kahn aussi. J’ai adoré travailler avec Kahn sur Une vie meilleure, même s’il n’est pas facile sur un plateau. J’aime bien aussi inviter Eric Lartigau à mes projos tests parce qu’il est à la fois cash et bienveillant. Ses critiques sont toujours constructives. A propos de critique, vous avez tourné avec Cédric Anger et Nicolas Saada, anciens critiques. Par ailleurs, vous exprimez beaucoup vos doutes… Quel est votre rapport avec la critique ? Si j’étais plus sûr de moi, je serais capable de les lire, mais ça m’atteint trop. Ne pas les lire est une forme de protection. Je ne lis même pas les bonnes. Mais bon, elles finissent toujours par me revenir aux oreilles. Sur le plateau du Téchiné, quelqu’un est venu me faire signer un autographe sur son exemplaire de Nice-Matin et je me suis rendu compte que sa page du journal, c’était la critique de Blood Ties ! Putain ! Je suis tombé sur des phrases, oh là là ! Je pense qu’une critique pourrait m’aider si elle se faisait en amont, comme avec Lartigau. Quand je vois l’amitié entre Schatzberg et Michel Ciment, et que Schatzberg montre à Ciment ses rushes, je trouve ça intéressant. L’avis d’un critique peut servir quand il y a encore quelque chose à faire. Mais dès lors que j’ai rendu ma copie, c’est trop tard et je suis niqué. Jeune, aviez-vous des acteurs ou cinéastes que vous idolâtriez ? Dewaere ! Mes premières grandes claques, c’était lui : dans Les Valseuses, La Meilleure Façon de marcher, Série noire, Hôtel des Amériques, Beau-père, Coup de tête dans un registre de comédie… J’avais aussi une fascination pour Cluzet dans sa période Chabrol. J’ai aimé Jean Yanne, chez Chabrol et chez Pialat. Yanne, Rochefort, Serrault font partie de ces acteurs français qui peuvent tout jouer. J’avais aussi un poster de Belmondo dans ma chambre, et puis des films comme Mélodie en sous-sol, ça me faisait triper : Delon avait une classe folle. Vous avez pensé à Dewaere en tournant La prochaine fois…, qui se passe dans les années 70 ? Oui. Un jour, je passais devant le combo, c’était le plan où j’entre dans la maison d’Ana Girardot, et à cause du décor, j’ai eu fugitivement l’impression d’être dans une scène de Série noire. La prochaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger, avec Guillaume Canet, Ana Girardot, Alice de Lencquesaing (Fr., 2013, 1 h 51), en salle le 12 novembre

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bas les masques Pourquoi Truman Capote n’a-t-il plus écrit de roman après De sang-froid en1 966 ? Tentativesd e réponsesa vec la publication en un seul volume de son œuvre et de quelques entretiens. par Nelly Kaprièlian

Novembre 1966, Truman Capote se prépareà sa partyd onnée pour Halloween

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e 28 novembre 1966, à 22 heures, cinq cents invités tout droit sortis du Bottin mondain se pressent sous les flashes aux portes du Plaza à New York. Les femmes sont vêtues de robes blanches et d’un masque blanc, les hommes d’un smoking et d’un masque noir : des pions dans un jeu d’échecs organisé par celui qui brille, depuis quelques mois, au firmament des “plus grands auteurs américains”. A 42 ans, Truman Capote vient de balancer un pavé dans la mare du roman américain : De sang-froid, un livre où tout est revendiqué comme vrai, mu par le désir de son auteur d’inaugurer un genre, le non fiction novel, un roman-document qu’il a passé six ans à écrire, enquêtant minutieusement autour de l’assassinat de la famille Clutter, au Kansas, commis par Perry Smith et Dick Hickock. Certains ont dit qu’il n’avait rien inventé, d’autres qu’il innovait. Peu importe. Si Truman Capote reste l’une des plus grandes figures de la littérature contemporaine, c’est que son De sangfroid a influencé et changé la littérature (mondiale) pour des décennies, jusqu’à aujourd’hui : cette vogue de la littérature du fait divers ou des romans mettant en scène des personnages célèbres, sans les fards du roman à clef, c’est à lui qu’on la doit. Mais si sa personne est devenue un mythe, c’est parce qu’il fut une sorte de frère inversé de Salinger : surexposé, animal mondain et médiatique, il n’allait plus écrire, après ce bal masqué, que des bribes de textes – mais plus jamais de roman. C’est ce que l’édition de son œuvre en Quarto aujourd’hui met cruellement en lumière : après 1966, Capote n’a plus écrit que des nouvelles, une foule d’articles et de portraits de stars (dont celui de Brando, Le Duc en son domaine, magnifique), une novella autour d’une série de meurtres (Cercueils sur mesure), comme s’il cherchait à se parodier lui-même, et trois chapitres de ce qu’il annonçait comme son grand roman proustien, Prières exaucées. Dommage que, dans cette édition, ces trois chapitres – “La Côte basque”, “Des monstres

à l’état pur” et “Kate McCloud” – soient placés au rayon nouvelles. Longtemps, Capote prétendit travailler à ce texte ambitieux, mais après sa mort, en 1984, on ne retrouva rien. Après 1966, il avait passé son temps à voyager, fréquenter ses “cygnes” (ces mondaines richissimes et bien habillées qu’étaient Babe Paley, Marella Agnelli, Gloria Guinness ou Lee Radziwill), passer ses nuits au Studio 54 avec la bande de Warhol, se détruire lentement à grands coups d’alcool et de cocaïne. Devenant ainsi, peu à peu, l’un des plus grands mystères de l’histoire de la littérature américaine : que s’était-il passé en 1966, l’année où il avait basculé de l’état de grand écrivain qui était un peu mondain à celui de grand mondain qui était un peu écrivain ? Le film de Bennett Miller, Truman Capote (2005), retraçant l’enquête et l’écriture de De sang-froid, avançait une hypothèse : Capote avait fini par se rapprocher de l’un des tueurs, Perry Smith, au point d’en être un peu amoureux, et l’exécution par pendaison de celui-ci le 14 avril 1965 aurait engendré chez lui un tel sentiment de culpabilité qu’il en aurait été paralysé, s’interdisant inconsciemment de s’accomplir en tant qu’écrivain. Il est vrai qu’afin d’achever De sang-froid, il avait dû attendre (souhaiter ?) la mise à mort des deux assassins. Il en sortira dévasté, écrivant à l’un de ses amis : “Perry et Dick ont été exécutés mardi dernier.

J’étais là. Je suis resté avec Perry jusqu’au bout. Il était calme et très courageux. Ça a été une expérience terrible dont je ne me remettrai jamais. Un jour, j’essaierai de t’en parler. Mais, pour le moment, je suis encore trop secoué. Avec les années, je m’étais beaucoup attaché à Perry. Et à Dick aussi.” Son lien à Perry Smith tenait peut-être au fait qu’ils soient, chacun à sa façon, des enfants abandonnés, souffrant de ne pas avoir été aimés par des mères volages. Capote s’était-il ainsi identifié au jeune tueur au point d’y voir un double, une image exacerbée de luimême, ce qu’il serait devenu s’il n’avait pas écrit ? C’est peut-être sa propre mise à mort qu’il avait vue à travers la pendaison de Perry, se condamnant à hanter le reste de sa vie comme un homme déjà mort, s’interdisant toute possibilité de réincarnation, même et surtout par les mots. A moins de devenir lui-même un tueur et de flinguer ses amies en révélant leurs secrets les plus intimes dans Prières exaucées. Capote commit l’erreur d’en publier quelques chapitres dans la presse. Dès le premier, “La Côte basque”, du nom de ce restaurant chic où déjeunaient ces femmes de l’upper class, publié dans Esquire, ses amies le boycottèrent – parmi elles, Babe Paley, celle qu’il aimait plus que tout, l’abandonna comme naguère sa mère, réitérant ainsi une forme d’exécution, autant sociale

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En 1959, Perry Smith (à gauche) et son acolyte Dick Hickock, cambrioleurs de leur état, assassinèrent la famille Clutter. L’affaire inspira De sang-froid (publié en 1966) à Truman Capote, ici en 1967, sur le tournage du film adapté de son roman

si sa personne est devenue un mythe, c’est parce qu’il fut une sorte de frère inversé de J. D. Salinger qu’affective, qui sonna le glas de l’écriture de ce roman. Si l’interprétation psychologique est plausible, reste que ce Quarto nous offre certaines des interviews majeures de Truman Capote, ainsi qu’un texte qu’il écrivit en 1980 au sujet de l’écriture, où puiser une autre hypothèse, plus littéraire celle-ci. Si l’année 1966 s’impose comme un tournant dans la vie de Capote, c’est qu’elle marque, avec De sang-froid, l’apogée de son projet romanesque : “Le facteur qui a motivé ce choix de sujet – à savoir, écrire un compte rendu véridique d’une affaire criminelle réelle – était entièrement littéraire. Ma décision était fondée sur une théorie que je porte en moi depuis que j’ai commencé à écrire de façon professionnelle, ce qui fait déjà largement plus de vingt années. Il me semblait que l’on pouvait tirer du journalisme, du reportage, une forme nouvelle et sérieuse : ce que j’appelais en mon for intérieur le roman-vérité”, déclare-t-il dans une interview. Le mot “vérité” est déjà lancé, comme un dé à la table d’un casino,

car il s’agira bien d’un mot sur lequel Capote joue tout, sa littérature et sa vie. D’où son intérêt grandissant pour le journalisme comme genre pas suffisamment utilisé en littérature, et auquel il voulut associer les techniques narratives du roman pour en tirer un grand livre novateur. Il se mettra à la rédaction de Prières exaucées en 1972 (il en publiera un quatrième chapitre dans la presse, “Une grave insulte pour le cerveau”, qu’il retranchera par la suite), avant de l’abandonner en 1977, traversant une période de dépression personnelle et créatrice : “Maintenant, quel qu’ait été mon tourment, je ne regrette pas d’avoir subi cette épreuve ; après tout, elle a modifié du tout au tout ma conception de l’écriture, mon attitude envers l’art et la vie et l’équilibre entre celle-ci et cellelà, et la compréhension de la différence entre le vrai et le réellement vrai”, notet-il dans son texte “Ma vie d’écrivain” (1980). C’est peut-être cette quête de la “vérité vraie” qui tua peu à peu l’écrivain en lui,

confronté à la recherche éperdue d’une utopie impossible – car après tout, qu’est-ce que la vérité, et comment capturer cette chose si mouvante ? “Pour commencer, je crois que les écrivains, même les meilleurs, ‘sur-écrivent’. Je préfère, moi, ‘sous-écrire’.” Ce qui donnera son ultime récit, Cercueils sur mesure, sous-titré “Récit véridique non romancé d’un crime américain”, écrit en 1979 sous la forme simple, radicale, presque warholienne, d’une longue suite d’interviews menées par Capote himself. Toute sa vie, il avait oscillé entre la fiction et le réel, le glamour et la vérité, enfin, entre les masques et les visages. Après avoir brillé au centre de son grand bal masqué, il n’eut de cesse d’arracher les masques de ses invités, protagonistes d’une tragi-comédie sociale qu’il avait pour projet de révéler, dans toute sa cruauté, dans son génial Prières exaucées, dont on regrettera à jamais qu’il n’ait pas choisi de le finir plutôt que de se diluer dans le journalisme. Prolongeant en le radicalisant le geste de Proust avec La Recherche, ce roman “n’est pas conçu comme un banal roman à clef, une forme où les faits sont travestis en fiction. Mes intentions sont, à l’inverse, d’abolir les travestissements et non de les élaborer”. Mais pour arracher les masques de toute une société, quel prix faut-il payer ? L’upper class le rejeta, comme la société avait condamné Perry Smith. Le titre de ce roman, Capote l’avait d’ailleurs tiré d’une phrase de sainte Thérèse d’Avila : “Il y a plus de larmes versées sur les prières exaucées que sur celles qui ne le sont pas.” Quelles furent les prières exaucées de Truman Capote pour qu’il ne cesse de les pleurer ? La fortune, la célébrité, certes, mais il y eut une ultime prière sur l’autel de son art : la mort de Perry Smith. Un visage mort au-dessus d’un nœud coulant, enfin dénué des masques de cette fiction qu’est toute existence, qui l’avait ramené, fatalement, à cette ultime et insupportable vérité : un jour ou l’autre, tout s’arrête. Œuvres (Quarto, Gallimard), 1 472 pages, 32 € 5.11.2014 les inrockuptibles 61

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Interstellar

de Christopher Nolan Le nouveau blockbuster SF techno du réalisateur d’Inception relie avec un certain allant John Ford et Stanley Kubrick.

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uelques lettres seulement séparent Interstellar d’Inception, le précédent film de Christopher Nolan (hors The Dark Knight Rises). Quelques lettres de différence mais le geste, lui, est identique : l’hyper blockbuster cérébral, d’une grande complexité apparente, mené tambour battant pour éviter que le spectateur n’ait à en boucher les trous. Inception était un voyage intérieur en direction des couches les plus enfouies du cerveau, Interstellar est au contraire tourné vers l’extérieur – vers l’infini et au-delà. On y découvre, dans une première partie aux accents steinbeckiens, la planète Terre (résumée ici à l’Amérique profonde) dans un futur proche, ravagée par

la surexploitation des ressources naturelles, balayée par d’exténuantes tempêtes de poussière. Au diable les futilités technologiques et militaires, l’humanité est désormais concentrée sur sa survie, qui passe par l’agriculture. Matthew McConaughey (au jeu un peu moins outré que dans True Detective et Dallas Buyers Club) interprète un ancien pilote reconverti dans la culture du maïs, un post-cow-boy écolo qui vit avec son père (John Lithgow, comme toujours magnifique) et ses deux enfants. Jusqu’au jour où d’inquiétants signes paranormaux se manifestent, et forcent le pater familias à partir à la recherche d’un nouveau monde à coloniser (pour faire vite). On pense alors à Robert Zemeckis, dont le sous-

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s’il est une qualité que l’on ne peut nier à Nolan, c’est son sens de la pédagogie

Anne Hathaway

estimé Contact (1997), avec McConaughey déjà, fait figure de modèle pour Interstellar. Mais, plus essentiellement, c’est de deux autres cinéastes qu’il s’agit ici : Ford et Kubrick. Dans un raccord sublime, Nolan passe brutalement de l’un à l’autre : le cow-boy laisse sa famille qui le pleure sous un porche (La Prisonnière du désert) et se retrouve instantanément aux manettes d’un vaisseau spatial en route vers l’inconnu (2001 : l’odyssée de l’espace). De la frontière classique (le monde physique) à la frontière moderne (le monde quantique et sa bizarrerie), il y a là un grand geste de montage. S’il est une qualité que l’on ne peut nier au réalisateur d’Insomnia (encore un titre en “In-”), c’est son sens de la pédagogie, une façon très fluide d’intégrer une certaine complexité scientifique ou philosophique à sa narration. C’était déjà le cas d’Inception – avec cette limite qu’à la revoyure tout paraît appuyé –, ça l’est à nouveau ici. Sont évoqués des concepts tels que les trous de ver, la singularité gravitationnelle, l’horizon des événements ou les tesseracts, sans que ce ne soit jamais rébarbatif, à condition certes d’avoir un petit

Stephen Hawking qui sommeille en vous. Mais évoquer un concept est une chose, lui donner une forme en est une autre. Sans révolutionner l’imaginaire SF, Interstellar offre son lot de visions. On retrouve ainsi le goût du cinéaste pour les immensités désertiques (il glisse même un clin d’œil à Gerry de Gus Van Sant), les ciels sens dessus dessous et les éléments en furie, sans parler du trip final assez stupéfiant (et pour le coup visuellement inédit). Christopher Nolan a toujours eu la volonté d’offrir le plus grand spectacle possible (en l’occurrence en 35 et 70 mm, qu’il est l’un des derniers à promouvoir à Hollywood), de clouer le spectateur sur son siège, de ne lui offrir aucun répit. C’est sa force, mais aussi sa limite. Effrayé par le vide (comme Alfonso Cuarón avec Gravity), il refuse de larguer les amarres du sens pour s’aventurer sur les terres plus aventureuses de la pure sensation. Il est en quelque sorte pris dans le même dilemme que son héros, tiraillé entre un au-delà prometteur mais dangereux, et un ici et maintenant confortable bien qu’insuffisant. Et c’est finalement dans les scènes les plus simples – et surtout pas dans ses montages parallèles au bulldozer, effet de signature de plus en plus ringard – que le film marque des points. Un bête champcontrechamp entre un père et son fils (ou sa fille) soudain réunis après des années, et c’est toute la puissance du cinéma de Nolan – cinéaste obsédé par les pliures du temps et ses effets sur les êtres – qui éclate. Jacky Goldberg Interstellar de Christopher Nolan, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain (E.-U., G.-B., 2014, 2 h 49) 5.11.2014 les inrockuptibles 63

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Romain Duris et Anaïs Demoustier

Une nouvelle amie de Francois Ozon

Glissements d’identités et suspense sentimental : un Ozon particulièrement réussi.



oin de spoiler : tout le monde sait que la nouvelle amie d’Ozon est un homme qui se déguise en femme et qui est joué par Romain Duris. De toute façon, le film n’est pas construit sur le suspense de ce travestissement mais sur les conséquences qu’il va induire pour le personnage et pour son entourage. La question qui intéresse Ozon n’est pas l’homme-femme mais le regard que famille, amis et société posent sur elle/lui. Au départ, deux amies d’enfance, Claire et Laura. Elles se connaissent depuis la maternelle, grandissent ensemble, se marient. Puis Laura décède prématurément, laissant ses proches dévastés. Claire promet à David, le copain veuf, de veiller sur lui et leur bébé. On se dit, ah ah, adultère en vue, Claire va prendre la place de Laura dans les bras de David en un geste d’amitié fusionnelle un peu pervers. Mais non : avec Ozon, les virages scénaristiques sont heureusement plus novateurs et retors. Claire découvre un jour par hasard que David s’habille en Laura et donne le biberon au bébé en étant à la fois le père et la mère disparue, selon un relecture moderne et transgenre du Laura d’Otto Preminger. En mutant ponctuellement en Laura, David effectue-t-il un geste d’amour absolu ? Accomplit-il un original travail de deuil ? Veut-il redonner à sa progéniture le sentiment d’une présence maternelle ? Ou le décès de Laura est-il l’occasion pour lui d’accomplir un fantasme plus ancien et profond ? Alors que tourbillonnent toutes ces questions relatives à David, Ozon s’occupe aussi de Claire. D’abord, elle est choquée. Puis elle accepte progressivement

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que David s’habille en Laura. Claire évolue mais David aussi, et encore leur relation. David se sent tellement bien dans la peau d’une femme qu’il a envie d’y rester. Ou plus exactement, il reste sexuellement un homme mais du genre féminin : il ne change pas de sexe mais s’habille femme, se sent femme, marche femme et adopte un autre prénom, le très approprié Virginia. David devient Virginia avec une telle envie, une telle évidence, un tel plaisir communicatif, une telle absence de culpabilité ou de gêne que Claire en est troublée et séduite. Mais où se situe exactement le désir de Claire ? Est-elle en train de tomber amoureuse de David ? De Virginia ? Voire du fantôme de Laura ? Eprouve-t-elle un émoi adultère, lesbien, morbide ? A-t-elle en face d’elle un être réel, virtuel, un fantasme, une image, une fiction, une projection ? Ozon brasse tous ces questionnements, travestissements, hypothèses sexuelles, glissements d’identité, suspense sentimental, avec une virtuosité confondante. Toujours aussi fort en tout ce qui relève de la surface d’un film (précision des cadrages, netteté de la photo, limpidité du récit, fluidité du montage, décors et costumes stylisés…), Ozon injecte dans son univers ligne claire à la lisière du conte du trouble, du mystère, de l’épaisseur, de la chair et du sentiment. Il réussit ce qu’il n’atteint pas dans tous ses films : l’alliage de la comédie et du drame, du rose et du noir, de l’emballage et du contenu. Et sans agressivité ni lourdeur, il y ajoute une charge politique bienvenue en ces temps zemmouriens de rien. On allait oublier de le dire : Duris et Demoustier sont géniaux. A la fin, ils incarnent le vrai printemps français, celui de la liberté. Serge Kaganski Une nouvelle amie de François Ozon, avec Romain Duris, Anaïs Demoustier, Raphaël Personnaz, Isild Le Besco (Fr., 2014, 1 h 47)

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De l’autre côté du mur de Christian Schwochow La migration d’une Allemande de l’Est vers l’Ouest. Un intéressant exercice de critique politique. oici un film qui vaut apparemment), mais moins pour ses vertus pour changer de vie. cinématographiques Le film décrit très bien le que pour sa manière circuit obligé de tout nouvel d’aller à l’encontre des arrivant. On le loge dans clichés historiques. Le film un centre d’hébergement raconte l’histoire d’une collectif bondé (comme citoyenne de la RDA, Nelly, à l’Est ?) et il doit suivre un qui décide à la fin des cheminement administratif années 70, après la mort aussi minutieux qu’en RDA de l’homme de sa vie, pour pouvoir accéder à la de passer à l’Ouest avec nationalité ouest-allemande leur jeune fils grâce et espérer trouver un travail. à de faux papiers. Elle ne Le film montre que s’installe pas en RFA pour la vie à l’Ouest n’est pas si des raisons idéologiques différente – en tout cas dans (elle n’a aucune conscience ces premiers moments – de politique, comme beaucoup la vie à l’Est : les méthodes d’Allemands de l’Est, brutales de la Stasi



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(la police politique de la RDA) sont remplacées par les interrogatoires serrés des services spéciaux d’Allemagne de l’Ouest et des Etats-Unis. Son défunt compagnon ayant été un grand scientifique russe dont la mort est entouré de mystère, Nelly est immédiatement suspecte, et possiblement surveillée par des agents de l’Est. Ce climat anxiogène trouve ensuite son point culminant dans une très belle scène, dont on se dit qu’elle n’a pu être inventée. Pour l’anniversaire

de sa mère, le fils de Nelly lui offre des fleurs, qu’il met dans un vase. Lorsqu’elle rentre, le soir, elle pique une crise de paranoïa, persuadée que quelqu’un a pénétré dans leur appartement pendant leur absence. Le reste du film est plus conventionnel. Mais certaines idées reçues ont été battues en brèche. Jean-Baptiste Morain De l’autre côté du mur de Christian Schwochow, avec Jördis Triebel, Tristan Göbel (All., 2014, 1 h 42)

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Kim Sae-ron

A Girl at My Door de July Jung Un drame coréen remuant aux vigoureux accents féministes.

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n premier film sous influence, mais cette influence est plutôt bonne. En effet, July Jung fut élève à l’Ecole nationale des beaux-arts coréenne, au moment où le réalisateur Lee Chang-dong (Mother) y enseignait. C’est lui qui a produit ce film. De fait, il y a certains points communs entre A Girl at My Door et Secret Sunshine de Lee Chang-dong. Notamment le contexte géographico-social et la situation générale : une jeune femme originaire de Séoul vient s’installer dans une petite ville coréenne tranquille et tente de s’intégrer à la communauté locale, avant d’être plongée dans un drame. On retrouve ici un ton, et une atmosphère familière et quotidienne assez courante dans le cinéma d’auteur sud-coréen (y compris chez Hong Sangsoo). Si July Jung est sous influence, cela ne l’empêche pas pour autant d’échafauder une intrigue totalement personnelle, complexe et prenante. Young Nam, jeune commissaire de police de Séoul, est mutée dans une ville côtière ; elle y rencontre une adolescente battue, qu’elle va sauver du pire (= père). La situation se compliquera à cause d’une révélation importante, motif de la mutation de la commissaire dans ce trou paumé – on n’en révélera pas la teneur car elle arrive tardivement –, qui rendra le récit encore plus inextricable. La tension ira crescendo, avec des notations frisant le fantastique

et la terreur – notamment dans certaines scènes nocturnes. On pourrait mettre en avant la dimension sociologique sous-jacente (sur le statut des femmes dans une société asiatique toujours très patriarcale) mais elle n’est pas essentielle. Bien sûr, l’arrivée de cette frêle femme flic (incarnée par Bae Doona, remarquée dans un des meilleurs segments de Cloud Atlas des Wachowski) dans ce monde très masculin génère un contraste assez saisissant. Il est symptomatique de la beauté de ce film qui s’avance masqué, instillant goutte à goutte l’angoisse et le désordre. On glisse progressivement d’une certaine bonhomie provinciale à un thriller psychologique assez haletant – sans toutefois complètement basculer dans un genre trop précis. L’intelligence de la mise en scène réside dans ce dosage ; July Jung maintient un climat de normalité parallèlement à la montée de l’horreur dont l’adolescente est la proie. Mélange de registres métaphorisé par la juxtaposition de séquences oniriques où l’enfant battue danse avec grâce en bord de mer, alors que, peu avant ou peu après, elle subit la furie aveugle de son père. Grâce et violence : deux pôles contradictoires et complémentaires de ce mélo brûlant. Vincent Ostria A Girl at My Door de July Jung, avec Doona Bae, Kim Sae-ron (Corée du Sud., 2014, 1 h 59)

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Benicio Del Toro

Paradise Lost d’Andrea Di Stefano avec Benicio Del Toro, Josh Hutcherson (Fr., Esp., Bel., 2014, 1 h 54)

Un portrait convenu de Pablo Escobar, où seul s’illustre l’impressionnant Benicio Del Toro. our aborder le mythe de Pablo Plutôt intrigant dans son Escobar, l’acteur et réalisateur exposition, ce dispositif se heurte italien Andrea Di Stefano malheureusement assez vite à une a fait le pari assez singulier narration poussive et au portrait de raconter son personnage-sujet convenu d’Escobar que dresse par la marge, en l’occurrence le film, rejoignant la grammaire via l’histoire édifiante d’un homme la plus éculée des gangster-movies ayant été proche puis victime interchangeables. On y découvre du narcotrafiquant. Paradise Lost donc un homme ambivalent, suit ainsi le parcours d’un jeune à la fois crapule et philanthrope, Canadien idéaliste expatrié flamboyant et pathétique, dont en Colombie, où il va tomber sous la vraie nature se dévoile au rythme le charme de la nièce d’Escobar d’un laborieux thriller mis en scène et intégrer malgré lui la galaxie selon les codes standards des du célèbre mafieux dans les années biopics contemporains, ponctués de précédant son arrestation en 1991. quelques images lyriques calquées Grâce à ce point de vue de témoin sur les derniers films de Terrence passif, toujours extérieur à Malick – le nouvel académisme du l’histoire officielle, le film s’échappe cinéma world. Seul se distingue ici du traditionnel déroulé linéaire des Benicio Del Toro qui, dans le rôle du biopics, auquel il oppose une forme boss des cartels, rejoue la partition plus éclatée, quasi pointilliste, insondable du Che, dans le film décrivant son antihéros à travers de Soderbergh, avec une intensité ses actes et l’emprise nuisible qui aurait mérité meilleur écrin qu’il exerça sur son entourage. pour s’exprimer. Romain Blondeau



Steak (r)évolution de Frank Ribière (Fr., 2014, 2 h 10)

De l’industrie à l’artisanat, tout sur la viande. Le Mondovino du steak. Autrement dit un tour du monde des (supposés) meilleurs producteurs de viande, sous l’égide du boucher parisien qui monte qui monte, Yves-Marie Le Bourdonnec, grand défenseur de la viande de luxe, bien maturée, pleine de bon gras, bien coupée

et donc chère. Il faut en finir avec la viande de masse du passé ! Sur ce, Ribière part en voyage (Etats-Unis, Argentine, Espagne, etc.) à la recherche du meilleur steak, nous dévoile les différents modes d’élevage, de découpe et de cuisson de notre amie la vache. Le film se termine sur l’observation

d’une belle bouse corse (dans laquelle on peut discerner l’alimentation de la bête). C’est intéressant, sympathique, instructif, drôle, discutable, légèrement lassant, filmé un peu n’importe comment. Végétariens, passez votre chemin. Jean-Baptiste Morain 5.11.2014 les inrockuptibles 67

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Vers Madrid – The Burning Bright de Sylvain George En mai 2011, le documentariste plongeait sa caméra au cœur de la révolte du peuple espagnol. Le printemps madrilène n’aura pas lieu.



e cinéma expérimental (même s’il n’a ici rien de complexe ou d’abscons) n’est-il pas le plus à même de rendre compte d’expérimentations politiques ? Après l’extraordinaire Qu’ils reposent en révolte (2010) et le magnifique Les Eclats (prix du meilleur documentaire au Festival du film de Turin en 2011), le cinéaste (quel sens du cadre !) Sylvain George va voir en Espagne s’il y est, seul avec sa caméra. Et va filmer de l’intérieur ce qu’aucune télévision du monde, pas même espagnole, ne semble vouloir montrer, trop extérieure, indifférente, hostile, sourde à l’effervescence d’idées qui se déroule devant ses yeux. Nous sommes en mai 2011, en pleine agitation politique “grâce” à la crise économique et à la politique de rigueur que veut imposer le gouvernement de droite au peuple espagnol. Les rassemblements, de jeunes, bien sûr, mais aussi de gens d’âge mûr et de vieillards, se multiplient à la Puerta del Sol, à Madrid. Les “indignés” parlent, discutent, réfléchissent, s’expriment sans fard, chantent, dansent même, s’applaudissent ou se contredisent, insensibles aux intempéries, aux provocations policières, seulement concentrés sur les idées qui les animent. En noir et blanc, Sylvain George les filme longuement, patiemment : ils sont beaux. Il laisse également un jeune Africain sans papiers francophone expliquer en contrepoint comment il a réussi à traverser la Méditerranée mais se trouve bloqué en Espagne.

Les Espagnols “énervés” campent là et disent qu’ils ne veulent plus du capitalisme. Rédigent des communiqués, réclament la fin de la monarchie dans la nuit, l’abolition de privilèges établis sous la dictature de Franco. Pour seule réponse, l’Etat leur envoie la police. Des lois iniques sont instaurées, qui condamnent à deux ans de prison ceux qui n’ont fait qu’exprimer leur opinion politique et renverser trois poubelles sur les trottoirs de Madrid. En Europe, en 2011, oui. Les CRS, comme tous les CRS du monde, vont tabasser des gens à moitié nus pour qu’ils se dispersent. Les peuples européens sont toujours prêts à dénoncer les exactions policières quand elles se déroulent en Extrême-Orient et à verser une larme sur les gentils Chinois qui n’ont que des parapluies pour se protéger (à Hong Kong il y a peu). Mais, comme ils sont pour la plupart de droite, ils n’ont que mépris pour ceux qui, pourtant pacifistes, se font tabasser à tour de bras par les CRS, sous le seul prétexte qu’ils tentent d’imaginer une autre politique pour notre continent. Nous, Européens, ne vivons plus sous des dictatures, bien sûr. Mais seuls des artistes solitaires comme Sylvain George peuvent nous montrer ce qui se passe réellement. La télévision, a priori inventée pour ça, a depuis longtemps abdiqué tout désir de montrer l’actualité, la vraie, de l’intérieur. Jean-Baptiste Morain Vers Madrid – The Burning Bright de Sylvain George (Esp., Fr., 2012, 1 h 46)

’71 de Yann Demange avec Jack O’Connell (G.-B., 2014, 1 h 39)

Les affrontements de Belfast au début des seventies, traités sur le mode du film d’action et de poursuite. 1971 en Ulster : prétexte pour tourner le conflit entre catholiques un film de poursuite, indépendantistes et de survie, un thriller. protestants loyalistes, sous Nous ne sommes pas chez l’œil de l’armée britannique, Ken Loach (même si est en train de dégénérer le scénario montre que en guerre civile. Un jeune les soldats anglais se sont soldat anglais, Gary, arrive engagés pour trouver un à Belfast. A la suite boulot, non par conviction) d’une émeute, il se retrouve mais chez John Carpenter seul, perdu et blessé et Walter Hill (deux dans les ruelles du quartier cinéastes dont Demange catholique et la nuit va se réclame). Tous les clans, tomber. Dans ’71, l’arrièreminés par la corruption, plan politique n’est qu’un la trahison, la manipulation,

etc., sont renvoyés dos à dos. Mais enfin : 1) c’est pour un soldat anglais qu’on s’inquiète pendant tout le film ; 2) on peut juger que les Irlandais (à part une femme et un enfant) sont quand même un petit peu filmés comme des

péquenots… Le début de ’71 est efficace, sans grande invention non plus, dans sa réalisation. Mais le récit s’enfonce ensuite dans une série de ruses, de retournements et de labyrinthes scénaristiques improbables. J.-B. M.

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Son + Lumière/Canal+

Engrenages libérée La série policière de Canal+ revient, plus fine dans son approche des personnages. Elle y gagne une nouvelle ampleur.

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ne femme de 40 ans navigue dans le brouillard après la perte de son compagnon. Sans avoir le temps de démêler ses sentiments, elle découvre qu’elle est enceinte. Le vertige de la vie croise celui de la mort. Comment faire exister les deux ? Est-ce même souhaitable ? Ce récit n’est pas celui d’un drame réaliste, mais bien le point de départ de la cinquième saison d’Engrenages, peut-être la plus aboutie d’un chemin entamé sur Canal+ en 2005. C’est une excellente nouvelle : il est possible de décrire l’emblème absolu des séries policières françaises contemporaines sans faire directement allusion au genre qui le structure, plutôt en scrutant le parcours de son personnage principal, Laure Berthaud (Caroline Proust), enfin détachée de sa seule fonction de flic nerveuse mais efficace. Autrefois, dans Engrenages, tout partait d’une affaire criminelle au degré d’horreur croissant avec les années. Anne Landois, scénariste principale (également présente au casting, sur le tournage et sporadiquement au montage, intronisée showrunner) a décidé d’inverser la perspective, y compris dans le processus d’écriture. Tout a démarré dans la tête et dans le corps des personnages. Le reste, les flingues, les interrogatoires et l’enquête, est venu se greffer ensuite.

Ce changement de méthodologie n’a rien d’anodin. L’écran prend tout de suite une autre couleur, comme si une découverte avait lieu, celle des puissances du temps, que les séries ayant la chance de durer un peu se doivent d’apprendre à tutoyer. Engrenages, comme les autres, ne pouvait pas éternellement se reposer sur la promesse de son titre, un cliquetis narratif impitoyable ayant pour but unique de résoudre un mystère criminel chaque saison. Par fidélité au polar, son terrain d’élection, la série avait commencé à tirer quelques fils personnels et intimes, notamment lors de la très bonne saison 4, à travers l’avocate Joséphine Karlsson, jouée par Audrey Fleurot. Mais cette fois, le personnel envahit tout. Vingt ans après NYPD Blue, trente après Hill Street Blues, il n’était vraiment pas trop tôt. Par un effet de bande assez inédit, l’attrait de l’enquête qui traverse la saison (le meurtre sordide d’une jeune mère et de sa fille) s’en trouve décuplé, peut-être parce que cette fois, la vie de la poignée de femmes et d’hommes croisés depuis quelques dizaines d’heures de fiction

après une cinquantaine d’épisodes, les acteurs tiennent fermement la barre de la série

nous importe vraiment. En contraste avec les ripoux saturés de testostérone de Braquo, les personnages d’Engrenages, flics, avocats ou juges, racontent le monde avec une plus grande ampleur de point de vue, une multiplicité bienvenue, un supplément de chair. Cette sensation de vérité a été “décidée” par l’orientation des scénarios (une enquête et une grossesse comme les met en scène cette saison d’Engrenages exigent une discipline narrative aiguë) mais elle naît à l’écran avant tout grâce aux acteurs. Le casting n’a pas fondamentalement évolué depuis 2005. Après une cinquantaine d’épisodes, Caroline Proust, Audrey Fleurot, Grégory Fitoussi (Pierre), Thierry Godard (Gilou), Fred Bianconi (Fromentin) et Philippe Duclos (le juge Roban) tiennent fermement la barre de la série. Ils se trouvent pour ainsi dire les yeux fermés, comme une équipe de foot rodée par la litanie des matches déjà joués côte à côte. Une question de placement dans l’espace, de fluidité collective. Le résultat ? La spontanéité des comédiens défie en permanence la structure forcément raide des scénarios. Lâche d’un côté, serrée de l’autre, voilà comment une série nous cueille et ne nous laisse plus partir. Olivier Joyard Engrenages saison 5, chaque l undi, 2 0 h 50, Canal+. Disponible en intégrale sur Canal+ à la demande.

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à suivre… Son propriétaire Canal+ l’a annoncé par le biais d’un communiqué automnal et glacial : la chaîne Jimmy va disparaître dans quelques mois. Pour une génération de sériephiles née avec cette pépite du câble apparue en 1990 (elle s’appelait alors Canal Jimmy), la nouvelle teinte la saison d’un supplément de mélancolie. On regardait Canal Jimmy en ayant l’impression de faire partie d’une société secrète un peu en avance sur son temps. Durant les nineties, Friends et Seinfeld y étaient diffusées en version originale ; HBO pointait son nez en France à travers Dream on, The Larry Sanders Show, Les Soprano et plus tard Six Feet under ou The Wire ; Destination séries d’Alain Carrazé consacrait trente minutes chaque semaine à l’actualité du genre. Depuis le milieu des années 2000, la nécessité d’une fenêtre spécialisée s’est paradoxalement réduite, les séries entrant dans la culture mainstream. Oubliée puis brièvement relancée, Jimmy a disparu progressivement des offres de fournisseurs d’accès, dépassée par l’explosion actuelle de l’offre légale – Canal+ Séries, OCS… Pour ses derniers mois d’existence, elle fera avant tout office de robinet à rediffusions.

HBO

RIP Jimmy

écran noir

Six épisodes et puis rideau : The Newsroom, la série d’Aaron Sorkin, s’arrête après seulement trois saisons. ans la carrière brillante et chaotique d’Aaron Sorkin, The Newsroom restera comme le moment où l’aura du maître aura décliné. Adulé par beaucoup pour son travail sur les quatre premières saisons extraordinaires d’A la Maison Blanche et le scénario implacable de The Social Network de David Fincher, controversé pour sa belle et éphémère série sur les coulisses d’un show télé hollywoodien (Studio 60 on the Sunset Strip), ce scénariste caractériel a surtout agacé lorsque HBO a mis à l’antenne The Newsroom en 2012. Centrée sur la vie d’une chaîne d’info en continu, la série a été critiquée pour son arrogance et son incompréhension des enjeux contemporains de l’actualité, notamment sur internet. Sorkin est allé jusqu’à s’excuser en promettant une rectification. La troisième saison qui débute serait donc, selon le discours officiel, celle où The Newsroom devient ce qu’elle aurait toujours dû être : une vue en coupe Girls (OCS City, le 8 à 15 h 35) Rediffusion précise et agitée du monde contemporain, de la captivante saison 3 de la série de à travers les écrans qui le reflètent. Lena Dunham, avant son retour à l’antenne Aussi séduisant soit-il, ce “storytelling” au mois de janvier – mais comment est néanmoins insuffisant. Après fait-elle pour écrire aussi vite et bien ? une première saison étrange où Sorkin révélait l’ampleur de sa misanthropie, la deuxième levée de The Newsroom était Olive Kitteridge (OCS City, le 9 à 18 h 35) Ne pas rater cette minisérie déjà captivante et profonde. La dernière gracieuse et triste de Lisa Cholodenko saison de six épisodes (centrée sur une sur vingt-cinq ans de la vie affaire de protection des sources) apparaît d’une femme dans une petite ville donc moins comme celle du rattrapage portuaire de l’est des Etats-Unis. que celle de la confirmation. Aaron Sorkin Avec Frances McDormand. se trouvera ensuite sous les projecteurs en tant que scénariste du film de Danny Boyle sur Steve Jobs, qu’incarnera Christian Bale. Homeland (Canal+ Séries, le 11 à 20 h 55) Profitons encore de lui à la télévision : Après plusieurs épisodes, c’est certain : pas sûr qu’il y revienne de sitôt. O. J. avec sa quatrième saison, Homeland

 D

agenda télé

est parvenue à se réinventer. Même les plus sceptiques devraient revenir faire un tour du côté de chez Carrie Mathison.

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Loiro Cunha

c’était mieux demain Toujours aussi passionnant, Lucas Santtana publie un nouvel album qui redéfinit la musique brésilienne à l’heure de la modernité. Rencontre avec un homme qui pose plus de questions qu’il n’impose de réponses. Et c’est tant mieux.

 I Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

nstallé dans un confortable fauteuil de la Recyclerie, nouveau lieu de vie dans le nord de Paris, Lucas Santtana évoque les travaux de l’essayiste et poète mexicain Octavio Paz, prix Nobel de littérature en 1990. Il pointe du doigt les concepts de “tradition de la rupture” et de “révolte du futur” pour expliquer sa vision de la modernité : un besoin d’assimiler l’héritage du passé pour mieux le dépasser et envisager l’avenir. “Dieu m’a donné l’opportunité d’être au monde à ce moment précis. Je dois en profiter pour essayer de faire une lecture singulière de ce monde. Pourquoi je me priverais de programmer les batteries de mes morceaux sur mon iPhone ?” Il est comme ça, Lucas. D’un calme et d’une douceur absolus, il n’en reste pas moins le témoin agité d’un Brésil parfaitement contemporain qui, musicalement, a beaucoup à faire pour montrer que le tropicalisme

n’est pas la doxa que certains ont cru figée dans le temps. Sur son nouvel album, l’excellent Sobre noites e dias, il continue d’explorer un imaginaire construit entre les plages de Rio et les buildings de São Paulo. On avait déjà beaucoup aimé les précédents, Sem nostalgia et O Deus que devasta mas também cura, mais celui-ci est assez riche et dense pour qu’on puisse poser un regard neuf sur une œuvre sans égale actuellement. Lucas n’arrête jamais de fasciner. “Notre époque se caractérise par la convivance des temps. Sur un ordinateur, on peut être dans plusieurs époques à la fois : on peut gérer, en parallèle, une page sur le design suédois des années 20, une autre pour discuter en temps réel avec un ami qui se trouve au Japon, une autre sur des projets architecturaux de villes du futur… Cette réalité est devenue notre quotidien à tous.” C’est comme ça qu’il explique comment fricotent, dans sa musique, les traditions instrumentales

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“comment est la vie dans les grandes villes ? Comment sont les gens ? Comment les machines influencent-elles nos relations ? Quel est notre rapport au temps ?”

brésiliennes et une approche instinctive de la musique électronique, où l’amour des machines ne tombe jamais dans le piège de la systématisation. Car ses morceaux ne sont pas des équations sonores avec des guitares et des claviers, des samples et des mélodies nonchalantes, des textes en brésilien et en anglais ; plutôt sont-ils les algorithmes d’un nouveau langage musical, dont la volonté est d’apporter un peu d’universalité dans le grand capharnaüm d’une industrie trop cloisonnée. “Dans le monde des arts plastiques, le travail d’un artiste s’exprime à travers son nom, pas selon qu’il est brésilien, français ou allemand. En musique, on a cette tendance de mettre un drapeau sur le travail de chacun. Ça vient notamment du fait que les Américains ont inventé ce terme horrible de ‘musiques du monde’. Une musique qui n’est pas du monde, d’où est-elle alors ?” La réponse tiendrait-elle en trois lettres, celles qui composent le mot “pop” ? “C’est un mot que j’aime beaucoup graphiquement. Ensuite, je pense qu’il a un sens à la fois très ample et très vague. Il peut désigner quelque chose de vraiment populaire, c’est-à-dire de très connu, aussi bien qu’un genre musical qui émerge, qui éclate, comme du pop-corn. Mais le rapport à ce mot est compliqué au Brésil, dans la mesure où il existe une ‘musica popular brasileira’, qui n’a rien à voir avec ce mot anglais.”

Peut-être l’époque veut-elle ainsi qu’on arrête de jouer avec les mots pour se concentrer sur l’essentiel, qui tient ici en dix morceaux bricolés d’une main de maître. Parmi ceux-ci, il y a des choses faussement traditionnelles (Particulas de amor, Mariazinha morena clara), d’autres faussement modernes (Funk dos bromânticos, Let the Night Get High), et au milieu des bizarreries avec Fanny Ardant (Human Time) et Féfé (Diary of a Bike), qui mine de rien témoignent d’un rapport pas vraiment platonique avec la France, et d’une vraie volonté de raconter des histoires. “Mon album précédent, O deus que devasta mas também cura, racontait la fin d’une relation. C’était un album à la première personne. Sobre noites e dias ressemble davantage à des chroniques de notre époque. C’est un album à la troisième personne qui interroge. Comment est la vie dans les grandes villes ? Comment sont les gens ? Comment les machines influencent-elles nos relations ? Quel est notre rapport au temps ?” En vrai, tant pis pour les réponses tant que Lucas Santtana continue de poser les questions. Maxime de Abreu album Sobre noites e dias (No Format/A+LSO/Sony) concerts le 3 décembre à Paris (Café de la Danse, dans le cadre du festival No Format!), le 12 à Fontenay-sous-Bois facebook.com/lucas.santtana.official 5.11.2014 les inrockuptibles 73

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Chill Okubo

Fair de lance

Pierre-René Worms

des nouvelles d’Ellery Roberts

Francis Bebey

L’Afrique enchantée revient sur scène La bonne nouvelle sur les ondes, c’est que l’émission de Vlad et Solo, L’Afrique enchantée, enchante toujours les dimanches après-midi de France Inter. Et la bonne nouvelle sur scène, c’est que Le Bal de l’Afrique enchantée est de retour après un break estival, avec l’orchestre Les Mercenaires De L’Ambiance et un nouveau répertoire – les 8 et 9 novembre au Pan Piper à Paris. Vlad et Solo seront aussi de la fête pour le concert d’Africolor en hommage à Francis Bebey, le 29 novembre à Clichy-sous-Bois.

Il y a deux ans, Wu Lyf explosait en plein vol après un premier album qu’on écoute encore en serrant les dents, en se remémorant des concerts dans le feu et la sueur. Depuis, Ellery Roberts, le leader du groupe, avait seulement lâché un morceau en solo. Il revient désormais avec un nouveau projet nommé LUH (pour Lost Under Heaven), qui promet de nouvelles aventures mystiques pour le jeune Mancunien. Un premier morceau, titré UNITES, est en écoute sur YouTube.

Diabologum enfin réédité Un moment qu’on en parlait et qu’on l’attendait : l’album #3 de Diabologum, sombre pépite dans le rock français des années 90, va enfin être réédité (et avec un deuxième disque de morceaux rares et inédits, s’il vous plaît). Sortie fin janvier sur le label Ici d’Ailleurs. icidailleurs.com

HollySiz

Dimitri Coste

Léonie Pernet

Le Fonds d’action et d’initiative rock apporte son soutien à la scène musicale émergente depuis 1989. Chaque année, une poignée de groupes est sélectionnée pour participer à son programme de professionnalisation. Pour 2015, Feu! Chatterton, Radio Elvis, Isaac Delusion, Set&Match, Léonie Pernet, Fakear ou encore We Are Match sont de la partie, en attendant la tournée qui suivra. lefair.org

Beaujolais nouveau Le festival Nouvelles voix en Beaujolais se déroulera du 18 au 23 novembre à quelques kilomètres de Lyon. Comme chaque année, on y retrouvera une jolie programmation de groupes émergents ou déjà confirmés. Pour cette dixième édition, on pourra ainsi compter sur Frànçois & The Atlas Mountains, Feu! Chatterton, Talisco, HollySiz, Elephanz, Kid Wise ou encore Pethrol. Qui vient ? www.facebook.com/festivalnouvellesvoix

neuf

Diplo Close Counters

Sirena La Suède, la glace, les sirènes fatales des eaux de Stockholm, la pâleur transparente, Lykke Li, JJ, Tove Lo, tout ça, tout ça… Du haut de ses 22 ans, Sirena maîtrise déjà ces équilibres entre torpeur glacée et déhanchements chauds cacao – elle a grandi en alternant Barcelone et Stockholm. On la retrouvera. www.facebook.com/sirenaworld

Vous connaissez l’hyperactif Taz le diable de Tasmanie, publicité cartoonesque pour le Red Bull ? Chez Finn Rees et Allan McConnell, adolescents tasmaniens, les beats sont ainsi affolés mais le chant calme le jeu. Dans la musique de ces futurs souverains, le frénétique et le féerique jouent ainsi à la guerre mais font l’amour à l’arrivée. www.facebook.com/closecounters

John Peel Le 25 octobre 2004 s’éteignait brutalement le DJ John Peel, défenseur farouche de musiques sans frontières, qui diffusa inlassablement, avec son humour bougon, aussi bien le punk que la musique africaine, le hip-hop que le reggae, la pop indé que le psychédélisme sud-américain. Il n’a jamais été remplacé. www.johnpeelarchive.com

Il y a dix ans, estomaqué, voire effaré, ce magazine s’enthousiasmait pour le premier album d’un jeune DJ américain, où culminait un titre qui envisageait le futur dans la fureur : le toujours génial Diplo Rhythm. Pour fêter les 10 ans de Florida (qui n’a pas forcément bien vieilli), Diplo le met en écoute sur son Soundcloud. www.soundcloud.com/diplo

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Adrien Gallo fait chanter sa petite amie, l’égérieHe rmès Ella Waldmann

au double Gallo

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uitte à se faire gronder, on va oser, dans les prochaines lignes, faire l’éloge du premier album solo d’Adrien Gallo. Le leader des décriés BB Brunes s’offre cet automne une parenthèse en marge de la carrière à succès de son groupe de rock teenager. L’occasion de rappeler d’ailleurs que, si ladite formation ne mérite pas pour autant les premières marches du podium musical français, le mépris dont elle est victime paraît injuste au regard de la bienveillance souvent accordée à ses équivalents étrangers. De cette échappée solitaire, en tout cas, on est forcés de reconnaître la qualité. Gemini est une vraie bonne surprise, un disque touchant. Peut-être parce qu’il est arrivé un peu par hasard, sans calcul. “Il y a trois ans, j’écrivais des chansons pour des filles. J’ai proposé à ma copine de les interpréter et j’ai tout de suite adoré sa voix. C’était une voix fragile, avec des failles, pas du tout professionnelle. Comme les voix de femmes que j’aime dans la chanson française : Jane Birkin, Françoise Hardy… J’ai eu envie de faire quelque chose de tout ça et c’est ainsi qu’est né le disque.” Kitsch mais attendrissant, Gemini voit donc Gallo ranger les guitares au placard et opter pour une pop eighties suave et pas

mal portée sur les galipettes, qu’il décline dans un dialogue continu avec sa petite amie, l’égérie d’Hermès Ella Waldmann. Voix de débutante, arrangements désuets, production pop (le disque a été coréalisé avec Antoine Gayet, qui fut producteur de M83) et textes naïfs : la recette est aussi efficace que certains de ses potentiels singles (Voir la mer et Cornet glacé, plaisirs coupables de l’automne ?). Les plus gentils reconnaîtront sur Gallo l’influence lointaine du Gainsbourg des années 80 ou de Chamfort. Les plus ouverts citeront Raphael (le chanteur), Voulzy tendant le micro à Véronique Jeannot (Crocodile) ou Michel Berger (c’est son bassiste, Jannick Top, qui joue sur le disque). De son côté, Gallo, qui a passé beaucoup de temps à l’étranger et réside aujourd’hui à Los Angeles, évoque l’influence des disques de Blood Orange ou de Kindness… Loin des guitares en tous cas, le jeune homme apparaît libéré, délivré des carcans du rock, affranchi de la peur de déplaire,

“j’ai passé l’âge de me soucier de ce que les gens vont penser de moi”

Juliette Abitbol

Comment sortir vivant de l’ornière des bébés-rockeurs ? La réponse d’Adrien Gallo, chanteur des BB Brunes : en débranchant les guitares et en signant un délicieux premier album de chansons pop. parfaitement à l’aise dans son rôle de chanteur de romances ingénues… “J’ai passé l’âge de me soucier de ce que les gens vont penser de moi. Je commence à m’en foutre et c’est libérateur.” Le thème du double et ses déclinaisons (couple, alter ego…) hantent ce disque judicieusement nommé Gemini, dont les oreilles les plus attentives remarqueront qu’il se divise d’ailleurs en deux sections, faisant succéder à une première partie solaire un chapitre beaucoup plus sombre et mélancolique. Le succès devant suivre cet automne, on apercevrait même, dans cette façon de dérouler de rares et précieux tubes de qualité pour les radios, une possible filiation avec Etienne Daho (Oslo). Pas de surprise, aussi, quand Gallo raconte comment ce dernier a agi en parrain officieux du projet. “Il m’a invité chez lui. Il m’a conseillé, a écouté mes morceaux… Il m’a incité à aller au bout de ma démarche et prévenu qu’on ne me comprendrait peut-être pas, mais que ce n’était pas un problème.” Point de problème ici. Au contraire, une belle révélation : ce BB Brunes ne compte pas pour des prunes. Johanna Seban album Gemini (Warner) facebook.com/adriengallo.officiel

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Guts Hip Hop After All Heavenly Sweetness

Vashti Bunyan Heartleap Fat Cat/Differ-ant Retour splendide de la marraine folk sur dix ballades épurées. arce qu’il fallut attendre comme une membre que comme trente-six ans entre le premier la grande marraine d’une scène folk et le second chapitre de son œuvre, contemporaine aussi occupée par on considérera que Heartleap, Julia Holter, Joanna Newsom ou Vetiver. successeur du Lookaftering de 2005 et Heartleap a lui aussi failli ne pas voir troisième volet de la discographie de Vashti le jour – décidément. Il y a cinq ans, Bunyan, est arrivé en Colissimo. A ceux Vashti Bunyan entame l’enregistrement qui auraient oublié le parcours hors norme de ce disque avec Robert Kirby, déjà auteur de la chanteuse anglaise, rappellons qu’elle des arrangements de son premier disque. fut l’auteur en 1970 d’un recueil de folk La disparition brutale de ce dernier fin 2009 devenu mythique. Le disque, nommé vient compromettre les projets de Just Another Diamond Day et enregistré par la musicienne, qui attendra deux ans avant le respectable Joe Boyd, passa inaperçu de se décider à continuer seule. malgré sa splendeur… Vexée ou simplement Elle a bien fait. Le résultat est ce recueil déçue, elle décida de disparaître de la vie de dix ballades folk épurées, au raffinement publique et de quitter à jamais cette sphère rare dans ce monde de brutes. Car si musicale qui l’avait honteusement boudée. elle soufflera ses 70 bougies l’an prochain, Ramenée sur le devant de la scène Vashti Bunyan a conservé la douce voix au siècle suivant via ses jeunes admirateurs d’ange de sa jeunesse. Le temps n’a pas (on l’entendit sur les disques de Piano Magic, de prise sur son chant délicat, que Devendra Banhart, Simon Raymonde ou soutiennent ici des orchestrations subtiles. Animal Collective), Vashti Bunyan ne connut En ami, Devendra Banhart est venu donc la consécration que dans la seconde assurer des chœurs discrets sur Holy Smoke. partie de sa carrière – drôle de scénario Ailleurs, des pianos feutrés côtoient puisqu’elle apparaît désormais autant des guitares brodeuses, des chants de bergères se dévoilent subtilement, comme sur les œuvres d’une autre miraculée du folk, Linda Perhacs. Heartleap est annoncé comme le dernier disque de Vashti Bunyan. Espérons qu’il s’agira là encore d’un mensonge. Johanna Seban

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fat-cat.co.uk/site/artists/vashti-bunyan

Un disque de producteur largement plus riche qu’un disque de producteur. Après avoir taillé du break chez Raggasonic ou Svinkels, Guts s’est retrouvé à l’étroit sur son île d’Ibiza. Le producteur français a alors plié bagage, arraché un billet pour New York et embarqué DJ Fab (La Caution, Hip-Hop Résistance) pour donner une suite – vocale cette fois-ci – à ses premiers disques instrumentaux. Le beat est lourd mais la composition souple, au service d’un perle hip-hop qui s’évade du classicisme boom-bap par le truchement de codas gracieuses (Glympse of Hope), de gimmicks marquants (Man Funk), de structures discrètement bosselées (l’impeccable Innovation, percutée par la voix de Masta Ace). Au micro se croisent Rah Diggah, Cody Chesnutt, Murs ou Lorine Chia, qui accentuent le relief, et rendent le périple tantôt raide, tantôt délicat ou doucement expé, soutenu par un mix efficace qui honore la qualité de la composition. Thomas Blondeau concerts le 13 novembre à Ramonville-Saint-Agne, le 14 à Arles, le 15 à Lyon (festival Riddim Collision), le 19 à Paris (Maroquinerie), le 20 à Bruxelles, le 21 à Lille, le 22 à Saint-Germain-en-Laye (festival Electro choc), le 16 avril à Paris (Cigale) heavenly-sweetness.com

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Standing in the Breach Inside/Warner

Danny Clinch

Jackson Browne

Dans l’apocalypse, le frêle américain se demande où sont ses utopies hippies. e veux savoir qui sont les hommes à la pochette – un couple errant dans l’ombre, je veux entendre au milieu des décombres après un attentat – quelqu’un leur demander pourquoi atrocement symptomatique. nous devons les croire quand ils De prime abord, le troubadour nous désignent ‘nos’ ennemis…” (in Lives californien ne paraissait pas le mieux taillé in the Balance). C’était dans les années 80. pour l’Armaggedon : trop frêle, la voix Régnaient alors le cynisme, la rapacité, douloureusement embuée d’un type au bord Ronald Reagan, Margaret Thatcher, du burn out et des mélodies aussi pures nuisances auxquelles Jackson Browne que l’eau sensée vous laver de vos péchés. n’entendait pas se soumettre. Trente ans Ce nouvel album n’en constitue pas moins un plus tard nous voici carrément dans témoignage précieux, et souvent émouvant, l’ère de la crise finale, de la régression de l’état d’esprit d’une génération démocratique, de la démence religieuse, désemparée s’accrochant aux débris d’un de la finance exterminatrice, de l’abîme idéal naufragé, celui des années hippies. écologique et le même Browne, 66 ans, Compagnon de route de Tim Buckley, reste résolu à ne pas s’en faire une raison, des Eagles, accessoirement amant de Nico, comme le prouve ce quatorzième album Browne est l’un des derniers membres

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de la fratrie dorée du folk-rock de la West Coast. A ce titre, il sait encore accorder ses préoccupations et ses humeurs à la cristalline limpidité d’une guitare douze-cordes (le magnifique et très Byrds Birds of St Marks) ou aux rustiques glissandos d’un Weissenborn (la reprise du You Know the Night de Woodie Guthrie), le tout avec une voix intacte. Loin du pathétique come-back, Standing in the Breach a tout pour séduire ceux qui ont pu trouver en Jonathan Wilson (présent sur l’un des titres), Fleet Foxes ou Midlake des compagnons de route, voire des repères moraux. Francis Dordor jacksonbrowne.com

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Phil Laslett

Scott Walker + Sunn O))) Soused 4AD/Beggars/Wagram

various artists Beaucoup d’amour #1 Beaucoup Music

Un nouveau label ausculte la France : jolies trouvailles. Soutenu activement par la plate-forme de financement participatif My Major Company, le label Beaucoup Music présente sa première compilation, représentative du jeune paysage musical français. Eparpillées sur le territoire, ces quinze nouvelles têtes n’ont pas encore été mises à prix par l’industrie du disque mais leur destin pourrait bien changer avec ce disque. Dans le panier, on étreint chaudement la fragilité maladroite de Cléa Vincent, le franglish chéri du duo De La Montagne, la pop amoureuse du couple annécien Pirouette, qui nous ramène aux dancefloors des années 80, et le fils spirituel d’Andy Warhol assaisonné à la sauce yé-yé : Garçon D’Argent. Bonne pioche également avec le Lyonnais Moi Je : saxophoniste de formation, il est le prochain buzz sur internet avec ses compositions flirtant avec l’électronique, le funk et le disco. Beaucoup d’amour et donc beaucoup de talents. Abigaïl Aïnouz

Entrée en collision de deux astres noirs mais pas sans espoir. l’origine, il y a cinq ans, c’est Sunn O))) qui lança l’invitation, avec pour projet d’attirer Scott Walker dans son filet sonore et de faire camisole commune sur l’album Monoliths & Dimensions. Déclinée à l’époque, l’offre sera retournée par le destinataire, qui aura composé entre-temps cinq tableaux, avec en tête l’idée de leur adjoindre les pigments, matières et gestes avec lesquels le trio américain a bâti sa réputation déflagrante. Cette rencontre, à l’écoute de Soused, tombe évidemment sous le sens, tant ces deux planètes étaient comme programmées pour faire totalement éclipse. Avec The Drift et Bish Bosch, Scott Walker faisait déjà presque du Sunn O))) en solo, tandis qu’en sens inverse les expériences de plus en plus lyriques et dilatées des autres n’appelaient plus qu’à épouser cette voix d’outre-monde. Curieusement, alors qu’on pouvait s’attendre à une compétition de démence, voire à un épuisant théorème nihiliste, ce disque est presque le plus abordable et domestiqué parmi l’œuvre récente de ses auteurs. Le chant de Scott Walker y retrouve même par endroits le satiné et la majesté capiteuse de ses chefs-d’œuvre sixties, même s’il rappelle le plus souvent l’expressionisme des opéras d’Alban Berg. Derrière, les drones calcaires et les coups de grisou bruitistes de Sunn O))), tel un chantier de forage au pied d’une montagne magique, ne malmènent jamais gratuitement cet hôte vénérable, mais le secouent parfois comme un spectre.



Christophe Conte 4ad.com

facebook.com/ TheBeaucoupMusicPage

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The Worry Future Classic/La Baleine

Un troisième album sophistiqué pour ces Australiens méconnus. De Seekae, on ne sait pas grand-chose. Le trio a pourtant anticipé, avec deux albums parus depuis 2008, un genre de dubstep déconstruit, délavé, qu’on retrouve un peu partout aujourd’hui. Tout en préservant ce goût pour l’expérimentation, leur nouvel album rejoint le registre de la pop, en douze morceaux chantés avec une voix de fantôme (le chant, une nouveauté pour Seekae), à écouter quand la lumière est en train de baisser. Maxime de Abreu seekae.com

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Alberte Karrebæk

Seekae

Iceage Plowing in the Field of Love Matador/Beggars/Wagram Les Danois dévient du punk sur un album plus complexe et riche en surprises. ens de la théâtralité à la Nick Cave, comme une mandoline ou des violons), son romantisme morveux à la Libertines, sens de la rugosité ne s’est pas estompé, noirceur bastringue à la Tom Waits : au contraire. Ainsi, en abandonnant ses pour leur troisième album, hurlements punk, le chanteur Elias Bender les Danois de Iceage ont déjà droit à toutes Rønnenfelt (belle petite gueule d’ange les comparaisons possibles et imaginables. cabossée) laisse entendre une voix Et si ces analogies s’avèrent plus ou moins frappante de magnétisme, constamment pertinentes, elles risquent néanmoins au bord de la rupture et au pouvoir d’occulter le fait qu’ils livrent aujourd’hui de fascination persistant. A l’image leur meilleur album. Après les essais de son chanteur transformé, le Iceage inauguraux New Brigade (2011) et You’re nouveau risque dans les prochains mois Nothing (2013), Iceage semble pourtant de faire des ravages. Marc-Aurèle Baly avoir mis de l’eau dans son vin. Mais si le groupe s’est délesté de ses guitares concert le 1er décembre à Paris abrasives, laissant place à des inclinations (Nouveau Casino) iceagecopenhagen.eu plus country (on y croise des instruments



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Holy Sons The Fact Facer Thrill Jockey/Differ-ant

Kevin Morby Still Life Woodsist Record/Differ-ant

Sans surprises mais sympathique, le retour d’un Américain rétro. Excellent élève de Bob Dylan et Leonard Cohen, Kevin Morby enfilait sur son premier album une douzaine de chansons à la production résolument sixties : des chœurs soignés y croisaient des orgues et des guitares surannées. Deuxième chapitre, Still Life reste tout aussi réjouissant. Il voit Morby développer davantage encore la filiation dylanienne : même chant, même phrasé (Motors Runnin, Bloodsucker). Nichée au milieu du disque, la chanson Parade a quant à elle été conçue par l’auteur comme un hommage à Lou Reed ; de là-haut, Loulou devrait être heureux. Rien de neuf ici, mais un vrai savoir-faire dans l’art de ressusciter l’ancien. L’an passé, on conseillait Morby à tous ceux qu’avait séduits l’album de Foxygen. Le nouveau Foxygen étant fort décevant, ce cru de 2014 sera cette année pour nous un bien beau lot de consolation. Johanna Seban facebook.com/ kevinrobertmorby

Drogué, sombre, prog et mystérieux : un Américain très fréquentable. ouvent, dans les chansons d’Holy Sons (soit Emil Amos, croisé chez Grails et Om), les voix sont doublées. Comme pour exprimer une déchirure, ou la schizophrénie entre deux mondes musicaux qui se parlent rarement, mais ont ici plein de choses à se dire : le prog-rock et la lo-fi – soit une forme hybride de psychédélisme. En activité maquisarde depuis plus de vingt ans, Emil Amos bénéficie pour la première fois du soutien d’un “gros” label. Et c’est ainsi qu’on découvre Holy Sons, où défilent nos vieux fantômes préférés (Sentridoh, John Frusciante, Mark Kozelek, Mark Eitzel). Sur une paire de morceaux, Emil Amos chante un peu comme Will Oldham, et c’est ce que Will Oldham a fait de mieux depuis une éternité. Son truc à lui, au-delà des références, c’est une extrême noirceur de l’écriture, atténuée par la méticulosité des arrangements. Et la drogue (il avoue être tombé dedans quand il était petit). Holy Sons altère les morceaux en inventant des sons qui se répercutent, des nappes et des échos. L’ensemble est à la fois dépouillé et labyrinthique, dépressif et créatif, comateux et précis, toujours mystérieux. Ne pas se fier à la pochette : c’est la joie d’avoir découvert Holy Sons qui nous étrangle. Stéphane Deschamps

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holysons.com

New Build Pour It on! Sunday Best/Pias Coop

Des Hot Chip en goguette. Synth-pop, priez pour nous. Deuxième album pour deux Hot Chip en goguette (Al Doyle et Felix Martin, épaulés par Tom Hopkins), Pour It on! précise le son et le projet de New Build : plus monochrome que le vaisseau-mère, pas toujours moins emballant. Si le très Eno The Sunlight et l’assaut pop faiblard de Look in Vain offrent un début plutôt poussif, la chose s’envole haut avec le superbe Your Arrival. Un pic qui ne sera ensuite retrouvé que par intermittence, par un groupe qui joue à nous renvoyer quinze/vingt ans en arrière via d’efficaces sonorités house. On aimerait que la machine bien huilée glitche un peu, New Build n’étant jamais aussi bon que lorsqu’il lorgne ouvertement vers le Depeche Mode vicié d’Ultra ou de Playing the Angel. En témoignent l’indus light de Strange Network et la soul gothique du magnifique Witness, qui précède le long finale exalté du morceautitre. Rémi Boiteux concert le 12 novembre à Lille newbuildband.com

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Jacob Daneman

Parquet Courts, à l’affiche du festival les inRocKs Philips

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Parkay Quarts Content Nausea Rough Trade/Beggars/Wagram Même quand ils jouent aux branleurs, les Parquet Courts restent grands. ouvent, sur les albums, Mais pas besoin d’avoir fait rock + 8 les interludes servent à crâner, pour jouir de ces chansons à explosions, à afficher des prétentions physiques et crâneuses, parfaites pour néoclassiques ou à faire du cacaporter du noir. Le meilleur étant ici phonique. Chez Parquet Courts, ils sont ici le juste milieu entre ballade avachie nécessaires : pour essuyer la bave aux et rock frénétique, où les guitares prennent lèvres et nettoyer le vomi sur les Converse. le temps d’articuler, comme sur le Enregistré une fois encore sous un nom magnifique Uncast Shadow of a Southern à l’orthograhe douteuse, cet ep, riche Myth, étonnamment épique et complexe en ballades déglinguées – des slows punk, pour ces partisans de la première prise, de si on veut –, vaut bien des albums. la dernière crise (de nerfs). JD Beauvallet Et quand le groupe accélère le tempo, on a parfois l’impression d’entendre de la concerts le 13 novembre à Tourcoing, le 14 à no-wave jouée par des vandales (Everyday Paris (Cigale), le 15 à Nantes, le 17 à Toulouse It Starts) ou alors Mark E. Smith (The Fall) au festival les inRocKs Philips, avec Palma éructer sur un riff de New York torché à la Violets, The Orwells et Benjamin Booker parkayquarts.com gnôle (Insufferable) – et tout ça, c’est bon.

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ep Don Rimini Chicago House Opera Booty Call Records

Le Don continue d’explorer avec malice et efficacité la house des 90’s. Depuis son tube Let Me back up en 2008, le Français Xavier Gassemann, alias

Don Rimini, est devenu un personnage incontournable de la scène électronique. Il a su faire les choses à l’inverse de beaucoup tombés dans le piège du succès : parti du maximalisme des années 2000 françaises, il a poursuivi son exploration studieuse du spectre techno-house. Son nouvel ep se place ainsi dans la continuité de ses derniers travaux. Avec un titre qui ne laisse pas de place au doute sur les intentions (Chicago House Opera, hommage évident aux

origines du genre), le Don continue de domestiquer sa nervosité mais sur des rythmes plus réguliers, plus dépouillés (mais pas trop quand même). Ce qui n’a pas changé depuis ses débuts, c’est ce goût pour le brassage des genres. Du hip-hop au rock, la house de Don Rimini demeure un lieu de choix pour les soirées dansantes. Maxime de Abreu concerts le 1er novembre à Vendôme (Rockomotives), le 14 à Paris (Nouveau Casino) donrimini.com 5.11.2014 les inrockuptibles 83

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la découverte du lab Presque L’Amour L’histoire d’Antoine et Julie, c’est une chanson sucrée-salée entre synth-pop et chanson populaire. a rencontre entre Julie Mouchel (auteur-compositrice et chanteuse) et Antoine Graugnard (multi-instrumentiste) date d’il y a quelques années déjà, à Paris, leur ville natale. Ironie du sort, ce n’est qu’une fois que leurs études les séparent géographiquement, entre Montpellier et Rouen, qu’ils commencent à vraiment travailler ensemble. Malgré ce malheureux chassé-croisé, ils se mettent à enregistrer à distance, avec les moyens du bord. Remisant au placard leur bagage folk, ils bricolent des chansons 100 % electro et laissent tomber le banjo : “Les textures synthétiques sont beaucoup plus sincères que les instruments classiques, elles sont le souvenir de la nuit passée en club et expriment beaucoup mieux les sentiments humains car on peut les modeler indéfiniment.” Revendiquant leur appartenance à la culture et à la chanson populaires, leurs compositions s’alimentent de “tous ces groupes des 80’s, la légèreté de ton de cette époque, l’attitude décomplexée vis-à-vis du texte, l’emploi presque innocent des boîtes à rythmes comme chez Elli & Jacno, Mikado, Lio, Niagara…” Abrités depuis peu sous l’aile du label lyonnais Profil de Face, ils vont réenregistrer leurs titres pour sortir un premier ep en mars 2015. En parallèle, Julie offre sa voix pour quelques belles collaborations avec l’Américain I Do Not Love sur Someday Please (Mieux que le silence) et avec Daso, de la scène house allemande. Pour assister au premier concert de Presque L’Amour, rendez-vous le 19 novembre à Rouen, aux 3 Pièces. Abigaïl Aïnouz

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en écoute sur lesinrockslab.com/presquelamour

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

Future Honest Sony Le lascar le plus intéressant du rap américain débarque en France. n ne sait s’il est issu jusqu’à en perdre leurs balles. d’une copulation entre Malgré quelques glissades, Gucci Manne et OutKast, ce chant acide est aussi crédible mais Future planque, que son rap magnétique, peuplé sous son flow élastique, sa lenteur de syllabes avalées et de énergique, quelque chose qui tient répétitions hypnotiques, de de la Dungeon Family des 90’s placements lunaires et de beautés autant que de la trap-music fuyantes. Auréolé de cette grâce moderne. Originaire d’Atlanta, rustre, Future s’engouffre dans il déroule depuis quatre ans un rap une voie singulière : parmi les plus lunaire, rongé par un Auto-Tune belles torsions que le rap ait subies, mesuré qui froisse à peine ses son cosmos lent et âpre, raide et intonations et donne une justesse souple, force un nouveau standard, rugueuse à sa voix étranglée. Une une curiosité qui fera école assise singulière qui le place hors et menace déjà le mainstream des zones de confort du rap actuel de demain. Thomas Blondeau et lui permet de mêler à l’occasion les lignes du rap et celles du chant, concerts le 9 novembre à Paris accouchant d’un r’n’b détraqué (Bataclan), le 10 à Lyon, le 12 à mais couillu, loin des antiennes de Marseille, le 13 à Lille, le 17 à Reims futurefreebandz.com pop-rappeurs poussant la dentelle

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DBFC Leave My Room Her Majesty’s Ship

ep Les historiens connaissent les bienfaits de l’union des guitares et de la musique de club. Vingt-cinq ans après les Charlatans, Happy Mondays et autres bienfaiteurs du nord de l’Angleterre, un collectif made in France décide de convier à nouveau l’écriture pop sur le dance-floor. Le résultat, nommé DBFC, se présente d’ailleurs, dans le texte biographique

Parfaits pour danser, quatre hymnes de nuit par un collectif parisien à suivre. qui accompagne son ep, Stone Roses (Staying moins comme un groupe Home). DBFC rêve que comme un club. d’Haçienda bien sûr, Réunissant notamment mais aussi du retour le Français Dombrance et du disco (Humdrum)… le Mancunien (forcément !) On attend la suite David Shaw, le quatuor cet hiver : le collectif aligne sur ce premier ep se produira aux quatre titres taillés pour Transmusicales la danse, où le fantôme de Rennes. Johanna Seban de LCD Soundsystem joue au chat et à la souris concert le 5 décembre avec ceux du Beta Band à Rennes (Transmusicales) (Leave My Room) et des facebook.com/DBFCtheband

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dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

Asgeir 19/11 Nîmes, 20/11 Nancy Beat Assailant 26/11 Paris, Gaîté Lyrique BRNS 7/11 Rennes, 9/11 Laval, 13/11 Nancy, 14/11 Troyes, 15/11 Strasbourg Christine And The Queens 13/11 Blois, 21/11 Laval, 22/11 Lille, 25/ 11 Dijon, 26/11 Orléans, 12/12 Caen, 13/12 Rennes Etienne Daho les 5/11 et 6/11 Paris, Olympia, 13/11 Marseille Détroit 5/11 Toulouse, 7/11 Montpellier, 8/11 Pau, 12/11 Rennes, 13/11 Caen 3/12 Paris, Zénith The Dø 7/11 Nîmes, 8/11 Nice, 12/11 Bordeaux, 13/11 Nantes, 14/11 Brest, 18/11 Paris, Cigale The Drums 17/11 Paris, Trabendo

Electric Six 20/11 Paris, Maroquinerie

Gesaffelstein 28/11 Paris, Zénith

Bryan Ferry 21/11 Paris, Palais des Sports

I Love Techno France Festival le 13/11 à Montpellier, avec Vitalic, Gesaffelstein, Jeff Mills, Tale Of Us, Paul Kalkbrenner…

Festival les inRocKs Philips du 11 au 18 novembre à Paris, Londres, Tourcoing, Nantes, Toulouse, Lille, Strasbourg, Lyon et Toulouse, avec Damon Albarn, The Jesus And Mary Chain, Lykke Li, Frànçois & The Atlas Mountains, Palma Violets, Asgeir, The Acid, Parquet Courts, Isaac Delusion, Brodinski, Cassius, Claptone, Chet Faker… Gap Dream 6/11 Paris, Petit Bain

Les Indisciplinées Festival du 5/11 au 8/11 à Lorient, avec BRNS, Fakear, Klaxons, Baston, Vundabar, Feu! Chatterton, The Struts, Acid Arab… Isaac Delusion 12/11 Reims, 27/11 Toulouse, 28/11 Bordeaux 3/12 Amiens Jamie T 27/11 Paris, Flèche d’Or Joke 6/11 Paris, Cigale

Julian Casablancas + The Voidz 8/12 Paris, Casino de Paris Kasabian 7/11 Paris, Zénith Klaxons 10/11 Paris, Gaîté Lyrique Florent Marchet 5/11 Paris, Gaîté Lyrique Metronomy 6/11 Bordeaux, 7/11 Marseille, 8/11 Clermont Miossec 5/11 Nantes, 14/11 Paris, Trianon Moodoïd 7/11 Poitiers, 12/11 Casino de Paris, 21/11 Belfort, 5/12 Toulouse, 12/12 Metz Natas Loves You 20/11 Montpellier, 21/11 Lyon, 27/11 Paris, Maroquinerie

sélection Inrocks/Fnac Little Dragon à Paris Dans la tradition de Massive Attack et de Morcheeba, les Suédois de Little Dragon associent une voix féminine éthérée, celle de Yukimi Nagano, à du trip-hop d’orfèvre. A la fois planant et dansant, le groupe investira la scène de la Cigale samedi soir.

Nouvelles voix en Beaujolais festival du 18/11 au 23/11 à Villefranchesur-Saône, avec Kid Wise, Feu! Chatterton, Frànçois & The Atlas Mountains, Talisco, Sammy Decoster… Damien Rice 5/11 Paris, Folies Bergère SBTRKT 18/11 Paris, Trianon Emilie Simon 7/11 Lyon, 12/11 Dijon

St. Lô 19/11 Paris, Flèche d’Or The Struts 5/11 Paris, Flèche d’Or Tahiti 80 21/11 Paris, Maroquinerie, 2/12 Reims, Mina Tindle 24/11 Paris, Gaîté Lyrique The Vaselines 17/11 Lille, 18/11 Paris, Maroquinerie Warpaint 24/11 Paris, Trianon, 28/11 Lille

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sélection Inrocks/Fnac The Dø à Toulouse Après trois ans d’absence, le duo francofinlandais est revenu cet automne avec un album lumineux, symbole d’un virage réussi vers l’electro-pop. Dan et Olivia s’arrêteront à Toulouse dimanche soir pour un concert qui s’annonce sucré au Bikini.

Morrissey le 27 octobre à Paris (Grand Rex) “Est-ce que le monde a changé ou est-ce moi qui ai changé ?”, s’interroge Morrissey quand il entre en scène sur The Queen Is Dead. Après six ans d’absence, il est enfin de retour à Paris, accompagné par un nouvel album captivant et des spéculations inquiétantes sur sa santé – il a récemment déclaré qu’on lui avait retiré des tissus cancéreux. Il bouge moins qu’avant mais cette retenue ne lui va pas si mal. Voix intacte du haut de ses 55 ans, il met en sourdine sa verve flamboyante au profit d’une douceur assez touchante. On entend avec plaisir neuf des douze chansons de World Peace Is None of Your Business et on découvre l’époustouflant One of Our Own, un bonus de l’édition Deluxe. Mention spéciale à Staircase at the University, qui fait oublier les ignobles vidéos de cruauté envers les animaux qui ont plombé Meat Is Murder. A défaut de sujets plus actuels, la diva Moz ressasse ses attaques habituelles contre la corrida et la famille royale britannique. Pour répondre à sa question initiale, peut-être n’a-t-il pas tellement changé finalement. A la fin du rappel, il lance sa chemise dans le public, et la vue de ce torse majestueux rend optimiste sur sa forme physique. Noémie Lecoq 5.11.2014 les inrockuptibles 85

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Un triangle amoureux sur un bateau de croisière. A partir de cette trame en apparence classique, l’Ecossaise A. L. Kennedy navigue dans les eaux troubles des sentiments et du langage. Magique.

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Film Socialisme de Jean-Luc Godard (2010)

magical mystery tour

ais dans quoi A. L. Kennedy nous embarque-t-elle ? Son dernier roman s’ouvre sur des pages d’un lyrisme virtuose, course folle d’un adolescent sur les falaises dans les années 70. Brusque changement de décor : on se retrouve projeté trente ans plus tard à bord d’un paquebot pour une traversée transatlantique, dans une ambiance qui rappelle La croisière s’amuse. Tout y est : moquette moelleuse dans les coursives, couples en quête d’une nouvelle lune de miel et dîner à la table du capitaine. Ne manque plus que le générique disco-kitsch, “Love, exciting and new…” Sauf qu’une tempête vient tout gâcher. Sur le pont, la pluie glace les os. A l’intérieur, les passagers trompent l’ennui devant les tables de bridge et le barman déprime à force de servir des chocolats chauds au lieu de jolis daiquiris rehaussés de parapluies en papier coloré. Elizabeth, la petite quarantaine, se retrouve coincée là avec Derek, son compagnon, cloué au lit par un mal de mer carabiné. Pas vraiment les vacances idylliques. D’autant que leur voyage a commencé sous d’étranges auspices. Au moment de monter sur la passerelle, un inconnu a abordé Elizabeth pour lui faire un tour de magie plutôt pitoyable. Un événement anecdotique qui la trouble plus que de raison. Tout ça ne tourne pas rond. Evidemment, puisque l’Ecossaise A. L. Kennedy, auteur d’une dizaine de romans et recueils de nouvelles, nous mène royalement en bateau

d’un bout à l’autre du Livre bleu. Elizabeth et le magicien de pacotille, Arthur Lockwood, ne sont pas des étrangers l’un pour l’autre. Ils ont été amants et le hasard n’est pour rien dans leurs retrouvailles en pleine mer. On le comprend assez vite quand Arthur s’invite à la table d’Elizabeth et lui lance à propos de Derek : “Elizabeth, est-ce que tu le baiseras ce soir ?” Soudain, avec ces mots crus, tout remonte. Leur intimité, leur passé. Pendant cinq ans, ils se sont produits ensemble dans des salles de spectacle, jouant les médiums devant des spectateurs crédules, “assortiment de clients réguliers, de vierges, de gens de passage et de désespérés : grosses femmes en corsage scintillant à manches courtes sur des bras robustes, paillettes pourpres, éclats roses et argent, papillons, étoiles – chimères de petites filles”. Passé maître dans l’art du boniment, Arthur prétend entrer en communication avec les morts. Il extorque ainsi de l’argent aux veuves éplorées, aux parents endeuillés et même à une rescapée du génocide rwandais. Pour cela, il travaille d’arrache-pied, compulse les rubriques nécrologiques, visite assidûment les cimetières. Quand ils étaient ensemble, Elizabeth l’assistait sur scène. Mais peu à peu, Arthur s’est laissé dévorer par son métier, persuadé d’accomplir une mission, de posséder un don. Et Elizabeth est partie. Les voilà de nouveau réunis. Avec Derek pour jouer les trouble-fête (même indisposé). Le roman semble ainsi s’engager sur la piste classique du triangle amoureux. Mais ce n’est qu’un leurre.

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Le Livre bleu met au jour les limites du langage, qui jamais ne permet d’accéder totalement à l’autre Comme Arthur, dont la technique consiste à enrouler “un faux-semblant autour du faux-semblant, autour du faux-semblant”, A. L. Kennedy s’avère une manipulatrice de génie. Elle joue avec son lecteur comme le faux médium avec son public. Peut-être parce qu’elle est elle-même comédienne de stand-up à ses heures. Surtout parce qu’elle maîtrise à merveille l’art du roman, cette autre forme d’illusionnisme, comme elle l’a déjà prouvé dans Un besoin absolu ou Day. Prestidigitatrice du style, Kennedy ne cesse de transformer son livre en un autre, passant en un tour de main de la comédie romantique au drame, de l’ironie à l’érotisme. Le Livre bleu abonde de scènes charnelles et sexuelles, mais aussi de visions soudaines, ultrasensorielles, semblables aux images qui jaillissent sous hypnose. A. L. Kennedy joue habilement avec la temporalité, parsemant son récit de flash-backs : l’enfance d’Arthur, celle d’Elizabeth, leur rencontre quand elle était encore étudiante et lui, déjà mystérieux, bizarrement séduisant. Mais son tour de passe-passe le plus réussi, le plus troublant aussi, est celui qu’elle opère avec les points de vue. Des passages entiers sont écrits à la deuxième personne du singulier, un “tu” auquel s’identifie immédiatement le lecteur. Le “truc” pourrait paraître usé jusqu’à la corde, mais la romancière le pousse à son paroxysme, déroulant des phrases dans lesquelles chacun ou chacune peut se reconnaître et qui donnent l’illusion que l’auteur lit en nous comme

dans un livre ouvert. Mais bien sûr ce n’est qu’un mirage. Auquel succombe Arthur, convaincu qu’il est “capable de déchiffrer n’importe qui” alors qu’il ne comprend pas ce que ressent sa maîtresse, ne voit pas venir le moment où elle va l’abandonner. Pourtant, avec Elizabeth, ils avaient élaboré leur propre langage codé, une langue rien qu’à eux, faite de chiffres et de signes. Plus encore qu’un roman sur la confusion des sentiments, Le Livre bleu met au jour les limites du langage, qui jamais ne permet d’accéder totalement à l’autre. Les mots peuvent transcrire une expérience commune, donner l’impression que l’on se comprend, il restera toujours une part de soi, une vérité, qui se dérobe à la parole et donc, à l’autre. Finalement, on ne fait jamais que se raconter des histoires. “Toutes des putains d’histoires (…). Et ce sont elles qui actionnent la magie, la magie pure et dure, profonde, qui fourre ses doigts dans les pages de vos livres, endosse votre peau et vous baise dans les grandes largeurs.” Avec sa fin déchirante, Le Livre bleu nous piège en beauté. De la magie pure et dure. Elisabeth Philippe Le Livre bleu (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Ecosse) par Paule Guivarch, 384 pages, 24 €

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Edward Mapplethorpe

l’enfant lumière A 45 ans, en pleine dépression, Patti Smith rédige un court texte salvateur, jamais publié en France, sur son enfance comme terreau poétique. Envoûtant.

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vec Just Kids, en 2010, Patti Smith livrait un récit sobre et poignant sur le New York arty des seventies et sa vie aux côtés de son compagnon d’alors, le photographe Robert Mapplethorpe. Si on a aimé cette confession libre et sincère, couronnée par le National Book Award, on pouvait y regretter l’absence de lyrisme – cette prose poétique, sous forte influence rimbaldienne, à laquelle nous a habitués l’icône du rock, que ce soit dans ses chansons, sur son mythique album Horses (1975) ou ses recueils de poèmes (Présages d’innocence…). Rédigé en 1991, pendant une dépression, Glaneurs de rêves est la célébration, vibrante et merveilleuse, d’une acuité poétique née au cours de ses jeunes années. Patti Smith s’y dépeint enfant puis jeune adulte “saut(ant) de temple

en décharge en quête du mot”. “Je rêvais d’être peintre, mais j’ai laissé l’image glisser dans une cuve de pigments et de crème pâtissière”, écrit-elle. Car rien, en effet, ne prédispose cette jeune adolescente issue du monde rural, fille de Témoins de Jéhovah, à devenir artiste. Or l’enfance est décrite ici comme un accès privilégié au monde de l’étrange, du rêve, des croyances mystiques. Patti Smith invoque un âge, quand elle était “une enfant sombre aux jambes chétives”, où les limites du réel, encore mouvantes, engendrent des visions irréelles. De ces “vérités sauvages et nébuleuses”, elle tire un mystérieux flux poétique au sein duquel des lieux et des figures inquiétantes se déploient : des chiens sauvages, un très vieil homme “vendeur d’appâts”, un cimetière, une salle de bal et une grange noire peuplée de chauves-souris… Sans oublier les “glaneurs

de rêves”, ces créatures étranges parées d’une cape, de bottes et vivant dans les nuages. Au monde de l’enfance, marqué aussi par un chien adoré, Bambi, et une petite sœur souffrant d’asthme, succède une vie bohème à errer dans les cafés du West Village. Là encore, un itinéraire peuplé de visons fascinantes – on est quelque part entre Burroughs, Apollinaire et Orphée de Cocteau – qui évoque un cabinet de curiosités mêlé à un livre de photographies, d’incantations et de fantômes. Emily Barnett Glaneurs de rêves (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, 112 p., 10 €

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les vérités de Woolf Deux recueils d’articles éclairent les facettes du génie de Virginia Woolf. lle n’a jamais lâché la presse. instrument de pouvoir. L’humour, opposé Même après la publication en 1925 au “rire à l’état pur”, est le vecteur qui doit de Mrs Dalloway, qui lui apporte permettre aux femmes de déjouer la société gloire littéraire et argent, Virginia patriarcale et “ceux qui font profession Woolf continue de signer des articles d’érudition” : un joli verdict visionnaire. dans les journaux, dans Nation – dont son Des pages tendres surprennent et touchent mari, Leonard, dirige les pages littéraires – à propos des “excentriques”, injustement et le Times Literary Supplement. Ses textes absents des livres, et des balbutiements sont des manifestes esthétiques – lieux du cinéma dont Woolf prédit qu’il est “un art d’une inlassable réflexion sur une nouvelle qui s’exprimera un jour”. Comptes rendus conception du roman née au sein du groupe de lectures, papier d’ambiance sur un zoo, d’avant-garde littéraire Bloomsbury, mais défense et droits des animaux : nul sujet d’abord du cerveau de la romancière. Les n’échappe à son regard sagace, toujours auteurs dits “matérialistes”, “conventionnels” prêt à se réjouir ou à en découdre. E. B. sont priés d’aller se rhabiller. Entre les livres Entre les livres (Editions de la Différence), défend la notion de “conscience” et “la pluie traduit de l’anglais par Jean Pavans, 288 p., 15 € incessante d’atomes innombrables” qui nous constitue. Exit H. G. Wells ou Joseph Conrad, Rire ou ne pas rire (Editions de la Différence), traduit de l’anglais par Caroline Marie, Nathalie auteur de “drames ankylosés” ; bienvenue Pavec et Anne-Laure Rigeade, 272 p., 22 € à James Joyce, nouveau garant de la modernité. Woolf sait aussi payer son tribut aux anciens, dans des hommages à Herman Melville, Thomas Hardy ou Henry James. Dans Rire ou ne pas rire, Woolf se montre tout aussi taquine et loquace sur des sujets d’une apparente futilité. Parmi les essais inédits réunis, il est question de cette qualité proprement humaine qu’elle érige en

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Library of Congress

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Virginia Woolf en 1928

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le rock dans le sang Durant les années 70, ils contribuèrent à élargir le domaine du discours sur le rock. Aujourd’hui sexagénaires, Greil Marcus et Nick Tosches restent capables de tout – sauf d’être tièdes.

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n 1979, leurs plumes se rencontraient dans une merveilleuse anthologie. Sur Stranded: Rock and Roll for a Desert Island, la crème des critiques américains – Lester Bangs, Dave Marsh, Robert Christgau et une quinzaine de collègues – dissertait sur l’album de rock le plus apte à égayer un séjour sous les cocotiers. Si tous défendaient leur choix avec panache, c’est à Nick Tosches que revenait l’honneur de signer l’essai figurant en ouverture, et à Greil Marcus celui de rédiger le chapitre de conclusion – expert en drogues pures, Nick optait pour le Sticky Fingers des Stones, tandis que Greil, boulimique de musiques, détaillait une liste de plusieurs centaines de 33-tours. Déjà, leurs approches illustraient deux tendances majeures du discours sur le rock. Chez Tosches – chantre de la transe, de Dionysos et de Jerry Lee Lewis –, le mauvais esprit et la lubricité s’en donnaient à cœur joie, tandis que l’universitaire Marcus privilégiait l’analyse, cérébrale et lumineuse. Pour une génération que la flamboyance de la presse rock des seventies avait dispensé de lire des romans, les deux compères devinrent – et demeurent – des stars.

Sexagénaires, c’est à leurs amours de jeunesse qu’ils reviennent aujourd’hui, dans des registres différents. Prenant prétexte de nuits autrefois passées à “s’éclater aux concerts des Doors”, Greil Marcus poursuit son combat contre une bête noire nommée simplisme. Partant du constat que “lorsque les gens affirment que tout est affaire d’évidence – et en particulier tout ce qui concerne l’art –, ils vous incitent à ne plus penser, à ne plus écouter, à ne plus regarder, à vous taire”, il défend mordicus son droit à cogiter, disséquer et extrapoler. The Doors – Une vie à l’écoute de cinq années d’enfer inventorie ainsi des dizaines d’enregistrements pirates, réhabilite le biopic d’Oliver Stone, analyse les ressorts de la rétromanie et du pop art. Adepte du raisonnement en crabe, l’ancien étudiant de Berkeley entend élargir à l’infini le domaine de la critique rock – à moins que ce ne soit ceux de l’impressionnisme en roue libre et de l’hermétisme. S’il figure également au nombre des tics de Nick Tosches, l’étalage d’érudition a chez lui le bon goût de rester teinté d’humour. Voire, dans La Première Cigarette de Johnny, de s’éclipser. Même dans un livre pour enfants – agrémenté de dessins fleur bleue de surcroît –, Tosches reste fidèle à ses valeurs cardinales, qu’illustrent

The Doors d’Oliver Stone (1990)

les carrières entre lesquelles hésite à l’orée de l’adolescence son héros. Archéologue, éboueur et poète, l’auteur d’Héros oubliés du rock’n’roll et d’Hellfire l’aura en effet été avec une constance et une classe folles ; le voir ici donner sa version faussement naïve de la naissance du cool est un pur bonheur. Les nostalgiques du Tosches transgressif peuvent toutefois se rassurer : paru aux Etats-Unis en 2012, son Me and the Devil voit le grand méchant Nick se muer en vampire à prothèse dentaire, écumant les ruelles de Greenwich Village en compagnie de Keith Richards. Sang, stupre et soufre garantis. Bruno Juffin The Doors – Une vie à l’écoute de cinq années d’enfer de Greil Marcus (Gallaade), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Richard Rouillon, 206 pages, 24,90 € La Première Cigarette de Johnny de Nick Tosches (Vagabonde), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, 64 pages, 14 €

la 4e dimension Malcolm Lowry : le paradis retrouvé Aux Presses de l’université d’Ottawa paraît pour la première fois In Ballast to the White Sea. On a longtemps cru que ce manuscrit avait disparu dans l’incendie de la maison de l’écrivain en 1944. Dans la trilogie dantesque de Lowry, ce livre constitue le paradis, Au-dessous du volcan étant l’enfer et Lunar Caustic le purgatoire.

Virginie Despentes de retour

Houellebecq en photos

Quatre ans après Apocalypse bébé, Despentes revient en janvier avec Vernon Subutex, 1 (Grasset), le chemin de croix d’un ancien disquaire en possession du testament halluciné d’un chanteur, traqué par tous les rescapés de la culture rock.

Après la chanson, le cinéma et la BD (Plate-forme, adapté par Alain Dual aux Contrebandiers éditeurs), la photo, avec deux expos parisiennes nées du dialogue entre Houellebecq et le photographe Marc Lathuilliere autour de la muséification de la France : Before Landing au Pavillon Carré de Baudouin et Musée national à la Galerie Binôme. carredebaudouin.fr, galeriebinome.com

l’héritage Derrida Pour le dixième anniversaire de sa mort, trois jours de colloque sont consacrés au philosophe à Paris les 6 et 7 novembre à la Fondation Calouste-Gulbenkian et le 8 à la Maison de la poésie. En présence notamment du sociologue Michel Wieviorka. gulbenkian-paris.org, maisondelapoesieparis.com

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Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg Le Roi des scarabées Sarbacane, 20©8 pages, 24 €

seconde chance Après le phénomène Scott Pilgrim, le Canadien Bryan Lee O’Malley revient avec un conte mélancolique et subtil.

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e 2004 à 2010, en six tomes de Scott Pilgrim, Bryan Lee O’Malley a révolutionné la BD indépendante nord-américaine. D’un même coup de génie, il a créé un langage neuf, à mi-chemin entre manga et comics, capturé l’esprit d’une génération et d’une époque, et hissé un genre underground jusqu’au box-office planétaire. Pour l’auteur canadien, Seconds, c’est donc le “difficile deuxième album”, l’impossible défi de faire à la fois pareil et différent. Sachant qu’il ne pourrait éviter les comparaisons, Bryan Lee O’Malley a choisi de garder quelques ingrédients de la recette (des jeunes gens), d’en changer d’autres (le fantastique remplace le burlesque 2.0, le dessin s’arrondit) et de modifier complètement la présentation (un épais roman graphique en couleurs plutôt qu’une série en noir et blanc). Le résultat est une réussite totale. Si Seconds ne défriche pas de nouvelles terres, il poursuit avec bonheur la fusion stylistique avec le manga (on n’est jamais très loin de Junko Mizuno) et approfondit avec plus de maturité et de sensibilité les interrogations qui ne faisaient qu’affleurer dans Scott Pilgrim. C’est que Katie, l’héroïne de Seconds, a quelques années de plus que Scott. A l’approche de la trentaine, elle a dépassé l’âge

des choix instinctifs, de l’insouciance et des drames sans lendemain. Chef réputé, elle va bientôt quitter son restaurant, le Seconds, pour son propre établissement. Mais les travaux s’enlisent, ses amis se sont éloignés, et la réapparition de Max, son ex, achève de lui donner la sensation que sa vie lui échappe. Lorsqu’un esprit lui offre un moyen de rectifier ses erreurs, elle croit qu’il va lui être possible de reprendre le contrôle. Elle commence par ne changer que les événements de la veille (un accident, une cuite, un coup d’un soir…), mais quand elle revient sur sa séparation d’avec Max, tout dérape : Katie doit affronter comme une amnésique les conséquences inattendues de ses actes, et chaque nouvelle correction l’éloigne un peu plus des autres et d’elle-même. Avec ce conte doux-amer aux accents shintoïstes, Bryan Lee O’Malley ajoute un codicille au dicton selon lequel chacun a droit à une seconde chance : seulement s’il a su tirer les leçons de la première. Comme s’en rend finalement compte Katie, O’Malley sait que le mieux est l’ennemi du bien. Ne pouvant faire mieux que Scott Pilgrim, il a fait quelque chose de bien.

Le romantisme bergmanien d’un duo franco-danois. Au Danemark, à la fin du XIXe siècle, le jeune Aksel, élevé dans l’amour de la nature et des contes, se destine à une vie de poète. L’existence de ce garçon idéaliste et oisif est façonnée par ses rencontres avec des femmes au tempérament libre et ouvert, et par un cousin éloigné, Fredrik, aussi fougueux et sombre qu’Aksel est rêveur et naïf. Unis par une solide amitié, tous deux ont choisi de consacrer leur vie à l’art mais devront l’un et l’autre faire face à l’abandon de leurs illusions. Déjà auteur d’une fine adaptation de L’Astragale d’Albertine Sarrazin il y a un an, le duo franco-danois Anne-Caroline Pandolfo/ Terkel Risbjerg s’inspire cette fois très librement de Niels Lyhne, un roman de l’écrivain et botaniste danois Jens Peter Jacobsen, pour imaginer cet onirique et bergmanien Roi des scarabées. Ce récit subtil, économe en mots mais néanmoins très élégamment écrit, est sublimé par le trait à la fois minimaliste et charbonneux de Terkel Rijsbjerg, qui excelle à suggérer les sentiments les plus puissants. Dépeignant un monde peuplé de fantômes, de souvenirs et de regrets, Le Roi des scarabées est une délicate réflexion au romantisme sombre sur la création, l’amour et la fuite du temps. Anne-Claire Norot

Jean-Baptiste Dupin Seconds (Dargaud), traduit de l’anglais (Canada) par Fanny Soubiran, 336 pages, 19,99 €

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Christophe Péan

le théâtre est un sport de combat Seul en scène, Dieudonné Niangouna déroule le film de son enfance à Brazzaville et nous fait partager sa passion pour le cinéma. Saisissant.



bien écouter Dieudonné Niangouna dans Le Kung-Fu, on peut tenter cette définition : la francophonie, c’est l’imaginaire universel en version originale – comprenez en version française –, chevauchant les mots pour dévaler la syntaxe et la remodeler, rallier les périphéries où les langues se mélangent et rejoindre l’axe autour duquel gravite le cœur de la parole : la vie rêvée, la vie vécue, et leur entremêlement. C’est à cette source que vient s’abreuver ce nouveau spectacle, dont Dieudonné Niangouna est à la fois l’auteur, l’acteur et le metteur en scène. Après l’épopée foisonnante de Shéda (2013), qui réunissait une quinzaine de comédiens et de musiciens d’Afrique et d’Europe, il opère un retour sur lui, apaisé et moqueur, sans pour autant perdre de sa faconde, ni une once de l’énergie sans faille qui le caractérise. Fil conducteur de Kung-Fu : son amour pour le cinéma, partagé depuis toujours avec son père et ses frères dans le quartier Mpila de Brazzaville. Des westerns aux films d’arts martiaux, de Fernandel au cinéma d’auteur, Niangouna retourne sur les traces d’une enfance qui se rêve en Technicolor et en héros de ses films favoris. Il évoque son désir de partir en Chine pour devenir un acteur de kung-fu et le glissement du cinéma dans leurs vies. Jusqu’à son projet de réaliser des films dont il égrène les titres comme autant de fondus enchaînés entre l’Afrique, l’Asie et l’Amérique, tel “Les Yankees contre les sapeurs de la main bleue”…

Un monologue, peut-être, mais pas un soliloque… Souvent, il s’éloigne du plateau pour laisser parler les images, et l’on découvre alors des habitants de la ville où il joue le spectacle, filmés par Wolfgang Korwin, rejouant des scènes cultes de films : Les Bronzés, La vie est un long fleuve tranquille, Ghost Dog, Quand Harry rencontre Sally… Belle façon de partager et de faire passer la dimension collective d’un art où chacun se projette et au centre duquel il place l’acteur, qu’il a fini par devenir en faisant du théâtre. Ses mots pour le dire ont la souplesse et la rapidité du kung-fu : “Le monde, c’est ce que j’écris. La vie, c’est ce que j’envoie sur scène.” Dans l’une des séquences les plus savoureuses du spectacle, il témoigne de son obstination à diriger depuis dix ans à Brazzaville le festival de théâtre Mantsina sur scène, et les réactions en chaîne de rejet qu’il s’attire ; il débite une longue litanie, ponctuée d’un “Voilà ce qui s’est passé !” aussi définitif qu’hilarant… Dans la foulée, il distribue au public le manifeste de sa compagnie, Les Bruits de la rue, pour qu’ensemble, dans une même scansion, on le dise avec lui. Soufflant ! Fabienne Arvers Le Kung-Fu de et par Dieudonné Niangouna, les 6 et 7 novembre au Théâtre des Salins, Martigues, les-salins.net ; du 19 au 21 aux Laboratoires d’Aubervilliers, leslaboratoires.org ; les 20 et 21 janvier à Bonlieu - Scène nationale d’Annecy, bonlieu-annecy.com

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le feu sacré de Lisbeth Révélée par Jan Fabre, la danseuse belge Lisbeth Gruwez s’est émancipée en chorégraphe. Elle se produit en France dans trois spectacles. n 2004, Jan Fabre, et manipulatrice. d’un 100 % Lisbeth Gruwez l’agitateur flamand, Un solo vertigineux. initié par le Tandem Douai crée pour Lisbeth Dans AH/HA, créé Arras, la créatrice donnera Gruwez un solo l’an passé aux Rencontres l’avant-première de Lisbeth d’une intensité rare : Quando chorégraphiques Gruwez Dances Bob Dylan. l’uomo principale è una donna, de Seine-Saint-Denis, “Ce solo dit tout cela : avec son dispositif à base la chorégraphe se glisse l’amitié, la loyauté, d’huile d’olive qui goutte avec quatre solistes dans la transmission du savoir. sur le corps de la danseuse, une pièce chorale qui met Un genre de merci adressé est acclamé. Gruwez le rire en joue. Haletant, à mes guides.” Voetvolk, en devient “prisonnière” le jeu des danseurs, le nom de sa compagnie, des mois durant, enchaînant tout entier contenu dans signifie “infanterie”. “Nous les tournées internationales. le souffle et la respiration, voulons jeter les corps dans Comme se défaire d’un explose au final dans la bataille sans artillerie tel rôle ? Formée à l’école une extase partagée. De la technique.” Feu à volonté. Philippe Noisette bruxelloise de P.A.R.T.S., communion au fanatisme, interprète un temps pour la marge semble plus Wim Vandekeybus ou qu’étroite, et AH/HA montre Gruwez Dances Sidi Larbi Cherkaoui, Lisbeth cela sans facilité. Une heure Lisbeth Bob Dylan les 5 et 7 novembre Gruwez a créé en 2006 durant, le spectateur à l’Hippodrome, Douai, la compagnie Voetvolk avec vibre à cet exercice et AH/HA le 6 novembre Maarten Van Cauwenberghe. où les corps s’affaissent, Théâtre d’Arras, Les pièces du duo gagnent où le groupe implose tandem-arrasdouai.eu It’s Going to Get Worse en visibilité, à l’image de dans un éclat de rire. and Worse and Worse, la chorégraphie de Lisbeth, Lisbeth Gruwez et It’s Going to Get Worse Maarten Van Cauwenberghe My Friend le 13 novembre, Théâtre Saragosse, Pau, and Worse and Worse, affirment un peu plus leur espacespluriels.fr My Friend. La danseuse s’y singularité au regard de la AH/HA et It’s Going to Get approprie la gestuelle d’un production chorégraphique Worse and Worse and Worse, télévangéliste américain, belge qui souvent ne My Friend du 10 au 20 mars, Jimmy Swaggart, et donne à s’embarrasse pas de telles Théâtre de la Bastille, Paris XIe, theatre-bastille.com voir une transe douloureuse subtilités. Dans le cadre

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photo Salomé Joineau, courtesy Le Consortium

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exorcismes Au Consortium, à Dijon, Roberto Cuoghi livre une exposition ensorcelante placée sous le signe monstrueux du dieu démoniaque Pazuzu.

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e nom de Pazuzu paraîtra familier aux adorateurs de L’Exorciste. Dans le film de William Friedkin, c’est lui, le démon assyrien du vent, qui revient habiter le corps de la fillette et la rendre difforme. Toute l’exposition de Roberto Cuoghi travaille de même à déformer les représentations de Pazuzu, ou plutôt l’une d’entre elles, une amulette conservée au Louvre, où le démon apparaît le regard féroce, pattes griffues et

dos ailé. L’Italien la transfère par ordinateur en 3D sur des polystyrènes, qu’il enduit ensuite de résine et peint à l’aérographe de noirs brillants ou de gris éléphant. Les statues peuvent être immenses et, éclairées dramatiquement, ménagent leur petit effet terrifiant, même si la silhouette de la bête, engluée dans la matière, crevassée, mousseuse parfois, du fait des réactions de la résine, est à peine reconnaissable. D’autres versions, plus petites, arborent une facture d’une belle préciosité, mêlant le bois, la corne ou l’os. Si bien que le fétiche pourrait remonter à Mathusalem. Au fond, les pièces n’ont pas d’âge, et sûrement pas celui de l’art contemporain. Cela participe de l’étrangeté radicale du show, et rappelle que l’un des projets de Roberto Cuoghi fut, durant des années, de ressembler à son père. En 1998, à 25 ans, le jeune homme se met à se vêtir en vieil homme, prend du poids, se laisse pousser une longue barbe, chausse d’épaisses lunettes à verres fumés et se déplace en adoptant un pas de sénateur. Devenir un autre que soi, mais le même, en inversant l’ordre de la transmission, puisque c’est son père qu’il devient. Ce sont des histoires de famille, d’identité donc, que tord encore Cuoghi dans sa série de portraits intitulée Asincroni, des espèces de morphings picturaux qui brassent son propre visage et celui des membres de sa famille. Les faces sont boursouflées, violacées, résultat de l’altération à l’acétate des couches de peinture ou des photographies. Ce sont donc des portraits gâchés et plus du tout crachés, mais pas ratés non plus. Portraits plutôt de la déprise de soi, de la dépersonnalisation dans une recherche poussée à bout de la filiation. L’exposition cultive enfin les formes monstrueuses, grotesques et cryptomythologiques, pour permettre à l’artiste d’échapper, non seulement à lui-même, mais aussi à toute lignée artistique. Il n’est sûrement pas un héritier de l’arte povera par exemple, ce que, pourtant, parce qu’il est Italien, on aurait volontiers essayer de placer. En 2008, pendant deux ans, il a étudié, au point d’en devenir un spécialiste, les langues et les rituels assyriens. Et c’est de là que ces travaux viennent donc : d’une forme de dérèglement des formes, de la chronologie de l’histoire de l’art et de soi-même. Possédé par l’esprit de Pazuzu, Roberto Cuoghi s’est en même temps dépossédé de tout le lourd bagage, théorique et formel, de l’artiste contemporain. Une forme d’autoexorcisme. Judicaël Lavrador Roberto Cuoghi Da Ida e Pingala a Ida e Ida o Pingala e Pingala jusqu’au 11 janvier au Consortium, Dijon, tél. 03 80 68 45 55, leconsortium.fr

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photo Iwan Baan, courtesy Fondation Louis-Vuitton

Dans le “grotto”, l’installations ignée Olafur Eliasson

c’est dans l’art

dans quel monde Vuitton ? La magnifique Fondation Louis-Vuitton accueille ses premiers visiteurs. Mais préfère l’autocélébration à la mise à disposition des artistes. On attend la suite. e qui frappe d’abord lorsque Si certains s’en sortent bien l’on visite la Fondation Vuitton, – installation de miroirs c’est l’espace, l’écho, même, et panneaux jaunes fluo d’un des qui fait vibrer l’air dans maîtres incontestés de l’espace, ce grand caisson ajouré, ouvert Olafur Eliasson, ou performance comme une corolle de fleur sonore de Tarek Atoui, qui mixe qu’est le bâtiment de Frank Gehry. en direct l’identité sonore de De ce point de vue, le vaisseau la Fondation –, d’autres, comme de l’amiral Bernard Arnault Sarah Morris, auraient sans doute est sans conteste une réussite. fait mille fois mieux s’ils avaient eu Cette “machine optique formidable le choix du sujet. Surtout, si l’on qui multiplie les points de vue”, croise ici quelques chefs-d’œuvre pour reprendre l’expression issus de la collection Arnault de Frédéric Migayrou (commissaire (signés Ellsworth Kelly, Pierre de la double rétrospective Huyghe ou Bertrand Lavier), on Gehry, l’une au Centre Pompidou, aurait pu s’attendre à une exposition l’autre dans l’un des espaces inaugurale plus généreuse envers de la Fondation), est un modèle le public mais aussi envers les de respiration architecturale artistes, dont on oublierait presque qui, en prime, a le mérite que ce temple de 13 500 mètres de ménager de vrais espaces carrés leur est dédié. fonctionnels pour les expositions. Mais laissons justement le mot Mais d’expositions, justement, de la fin au bâtisseur, Frank Gehry : vous n’en verrez pas vraiment, du “Lorsque Buren interviendra sur moins pas tout de suite. Car pour les surfaces vitrées, cela deviendra l’instant, face à cette “architecture le bâtiment de Daniel Buren et non qui oblige”, dixit Suzanne Pagé, plus le Frank Gehry Building. J’aime la directrice artistique, la Fondation que ce lieu n’ait pas l’air fini, que ça a fait le choix discutable incite les artistes à l’investir. Il faut de l’autocélébration. Et passé du temps pour jouer d’un instrument ; commande à une dizaine d’artistes, pour apprivoiser un lieu, c’est parmi les plus prestigieux la même chose.” Claire Moulène du moment, d’une œuvre en forme fondationlouisvuitton.fr de commentaire sur le bâtiment.



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Vice News

le monde selon Vice L’insolent magazine international poursuit son expansion en lançant en même temps un mini-JT sur France 4 et la déclinaison française de son site d’actu Vice News.

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ice : n. m. (lat. vitium). Penchant particulier pour quelque chose que la religion, la morale, la société réprouvent.” En français et en anglais, la définition est sensiblement la même et reflète plutôt bien l’identité du groupe médiatique Vice. Dès lors, comment ne pas voir dans Le Point quotidien, le nom de leur émission sur France 4, un détournement façon majeur levé de la pieuse expression “notre pain quotidien” du Notre-Père chrétien ? Lancé le 21 octobre, Le Point quotidien propose chaque jour en treize minutes un tour de l’actualité internationale assorti d’un reportage en immersion : à Alep, en Syrie, aux côtés des jihadistes de l’Etat islamique, ou encore dans le Tarn, avec les opposants au barrage de Sivens. Au générique, un montage d’images de manifestations, de catastrophes écologiques, de guerres, sur fond de rock sale et sauvage. Le ton est donné. La version française du site Vice News, lancée elle aussi à la mi-octobre, suit la même ligne éditoriale. On y traite pêle-mêle des élections tunisiennes, d’une nouvelle drogue de synthèse russe, de l’Etat islamique, d’Ebola.

Etienne Rouillon, ancien rédacteur en chef du magazine des cinémas MK2 Trois couleurs, désormais à la tête de Vice News, explique : “On voit le monde comme un réseau de points de tension, de chaos. On s’attache à trouver des situations exemplaires qui ne sont pas forcément partagées par tout le monde mais qui peuvent être compréhensibles par tous, comme Ebola ou les ‘loups solitaires’ du jihadisme.” Quant au choix de créer un nouveau site pour traiter ces actus au lieu de les intégrer à Vice.com – dont la version française a été lancée en 2007 –, il vise, dit-il, à “éviter la confusion des genres”. Le joyeux bordel organisé semble pourtant constituer la marque de fabrique du groupe Vice. Dans sa forme tout d’abord, largement éclatée : un magazine mensuel papier, neuf sites différents, chacun traitant d’un domaine particulier, reliés à la maison-mère Vice.com (Noisey.com, Motherboard.com…) ; trente-six rédactions réparties dans autant de pays et mutualisant leurs contenus. Les sites français proposent ainsi des articles et vidéos réalisés par leurs soins mais aussi des traductions de productions piochées chez leurs confrères étrangers.

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les clés du succès : les séries de photos “DOs and DON’Ts” qui dictent avec humour ce qui relève du bon goût, le journalisme gonzo à tendance punk qui fleure la sueur et la bière bon marché, la distribution gratuite dans des magasins hype comme American Apparel, les soirées fofolles à base de concerts rock. Vice a trouvé comment parler à la génération Y. Shane Smith s’en vantait d’ailleurs au Image extraite Guardian en mars : “Les jeunes ont développé du reportage un détecteur à conneries incroyablement Syrie : le nouveau sophistiqué. La seule manière de le contourner foyer d’Al-Qaeda est de ne pas raconter de conneries. Nous avons créé cette étrange usine à contenus à la Willy Wonka et, à notre connaissance, Au niveau du fond ensuite. Dire que Vice c’est la seule façon de procéder.” ne fait pas dans la demi-mesure serait En l’espace d’une dizaine d’années, un euphémisme. En janvier, la rédaction Shane Smith, qui a toujours clamé vouloir française envoyait un de ses journalistes faire de Vice “le nouveau CNN”, a fondé sous acide couvrir la manifestation une agence de pub, un label, une maison Jour de colère. Les titres, insolents, parlent d’édition, une boîte de prod. Il a aussi mis aux yeux et aux tripes – “Boire beaucoup sur pied la plate-forme de diffusion et vomir tout de suite, une passion de vidéos VBS.tv en 2007 avec son pote le vietnamienne”, “Comment le LSD m’a permis réalisateur Spike Jonze, scellé un accord en d’arrêter de fumer”, “La peste noire est 2013 avec la chaîne HBO pour diffuser les de retour à Madagascar” – et contribuent documentaires Vice, et multiplié les scoops à définir l’identité du média. “Les titres aux quatre coins du monde. Résultat : sont accrocheurs, mais il y a toujours une info chaque mois, le groupe Vice toucherait intéressante derrière, justifie Etienne Rouillon. environ 150 millions de personnes. C’est la manière d’angler nos sujets, L’entreprise tire ses recettes de présenter des réalités en partant parfois de son agence de pub, de ses nombreux d’un événement local qui fait l’identité partenariats, de la publicité “classique” de Vice.” Benjamin Lassale, directeur général et du sponsoring (des marques parrainent de Vice France, ajoute : “On recherche certains contenus). Un modèle économique des histoires originales, et on va toujours florissant qui a tapé dans l’œil de Rupert s’intéresser à l’individu derrière l’histoire.” Murdoch. En 2013, le magnat des médias Le côté frondeur de Vice lui a valu a acquis 5 % du capital de l’entreprise son lot de scandales. Dernièrement, pour 70 millions de dollars, propulsant Vice il s’est retrouvé accusé de faire le jeu sur le devant de la scène. Ainsi, le groupe de la propagande de l’Etat islamique après serait en passe de boucler son année un reportage sur les jihadistes en Syrie. avec un chiffre d’affaires de 500 millions En mars 2013, le magazine créait la de dollars. Un véritable coup de force en polémique en dînant à la table du dictateur pleine crise des médias. Et Vice ne compte nord-coréen Kim Jong-un en compagnie pas s’arrêter en si bon chemin. Shane Smith de la star du basket Dennis Rodman. prévoit d’ores et déjà d’implanter Vice News Vice est à l’image de son créateur, en Allemagne, en Espagne, en Australie, le déjanté Shane Smith. En 1994, à 25 ans, au Brésil et au Mexique d’ici à l’été 2015. Smith et deux comparses rachètent Quatre lettres, tout un programme. le fanzine Voice of Montreal, qu’ils rebaptisent Carole Boinet Vice, puis déménagent dans le quartier de Williamsburg, à New York, berceau des émission Le Point quotidien, du lundi hipsters. C’est là, au milieu des immeubles au vendredi, 20 h 35, France 4 site news.vice.com en brique, qu’ils mettent en place 5.11.2014 les inrockuptibles 99

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Peanuts Worldwide LLC

youpi, revoilà Snoopy Les aventures métaphysiques des Peanuts de Charles M. Schulz adaptées avec bonheur par un studio d’animation français.

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réés en 1950 par Charles M. Schulz, les Peanuts trouvent une nouvelle jeunesse à la télévision. Snoopy, Charlie Brown, Lucy, Woodstock et les autres sont les héros d’une série de cinq cents épisodes d’une minute trente réalisée par les studios français Normaal. Le choix de Peanuts Worldwide, la société américaine détentrice des droits de Schulz, s’est arrêté sur ces studios angoumoisins après avoir vu des épisodes de Gaston Lagaffe réalisés par leurs soins. Les Peanuts avaient déjà eu droit à plusieurs adaptations en animation depuis le milieu des années 60 – le plus souvent des dessins animés réalisés de façon classique, aux épisodes parfois un peu longuets et pas toujours dans la lignée de l’imaginaire de Charles Schulz –, mais cette dernière mouture est bien différente des précédentes. En attendant le long métrage en 3D Snoopy et les Peanuts – une grosse production américaine qui sortira en décembre 2015 –, la fondation Schulz a pris le parti de la simplicité, afin de “rester fidèle à la force motrice de son œuvre : le comic strip”, explique Kim Towner, représentante de la famille Schulz et senior vice-présidente média de Peanuts Worldwide. Un choix qui se révèle totalement pertinent au visionnage des premiers épisodes, remarquablement épurés et merveilleusement animés. Graphiquement, dès le générique, qui s’ouvre et se ferme

sur des cases, on comprend qu’il s’agira bien d’une transcription des strips et que leur forme concise sera respectée. La série reproduit scrupuleusement le trait limpide de Schulz, et les créateurs de Normaal ont fait preuve d’une subtile inventivité en reprenant certains codes de la BD – jeu sur les ombres, les cadrages –, jusqu’à donner une élégante texture de papier tramé aux images, aquarellées en couleurs pastel. Sur le fond, le respect de la philosophie, de la poésie et du mordant des Peanuts est total puisque les épisodes sont la mise en animation directe des planches de Schulz. “Il nous a paru judicieux de partir des dix huit mille strips créés au quotidien par Charles M. Schulz pendant cinquante ans. Leur sélection s’est faite en fonction de leur attrait général, de leur humour et de leur esprit”, explique Kim Towner. On redécouvre ainsi avec joie ces chroniques douces-amères et intemporelles, où les enfants ont des problèmes d’adultes – ennui, routine, colère, indifférence, absurdité de la vie – et où les possibilités de s’en sortir sont symbolisées par l’attitude zen d’un chien à la fois philosophe, frondeur et espiègle. Une véritable réussite, qui fait honneur à l’œuvre de Charles Schulz. Et bonne nouvelle, une deuxième saison est déjà prévue. Anne-Claire Norot Peanuts à partir du 9 novembre. Diffusion le dimanche sur France 3 dans le cadre de l’émission Ludo

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Nathalie Guyon/FTV

Arnaud Muller

un JT bien agité Présenté par le sémillant Arnaud Muller, L’Autre JT s’imagine en contre-programmation sur l’information télévisée. Plus jeune, plus libre, plus déconnant. eter le JT”, comme Les stéréotypes du discours, y invite William l’absence d’analyse Irigoyen dans un essai poussée, les mécanismes récent (Jeter le JT d’une information trop – Réfléchir au ‘20 heures’ institutionnelle font partie est-il possible ?), est devenu des reproches qu’adressent un geste courant pour en particulier les jeunes certains téléspectateurs, téléspectateurs aux JT. même si la messe Prenant au sérieux cette du 20 heures conserve défiance diffuse à l’égard de ses adeptes chez qui l’information télévisée, un la foi ne cède jamais sous nouveau magazine, L’Autre JT, le poids du doute. se lance sur France 4 pour



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faire office de “contre-JT”. Présenté par Arnaud Muller, reporter télé aguerri ayant fait ses preuves au Vrai journal de Karl Zéro ou à Envoyé spécial sur France 2, le magazine veut “remettre le journaliste télé au cœur de l’histoire qu’il raconte”. Marqué par ses années passées au Vrai journal, dont l’une des spécificités tenait à la subjectivité assumée d’un regard journalistique en situation, Arnaud Muller voudrait, avec son équipe de jeunes journalistes “traqueurs et gonzo” pilotée par Nicolas Bourgouin, instiller un “nouveau ton” dans la manière de raconter l’actualité. La grammaire de cette écriture rafraîchie empruntera à des codes diversifiés : le fact cheking en vogue à cause des hoax qui circulent dans tous les circuits médiatiques, l’immersion, mais aussi les pratiques du détournement

de l’information. En cherchant à désacraliser, et recrédibiliser en même temps, le modèle écorné du JT, L’Autre JT laissera aussi la place à des vidéos issues des plates-formes digitales, dans un esprit collaboratif. Le pari d’une autre information télévisée, moins compassée et plus barrée, qui fait écho à d’autres tentatives de renouvellement (outre les reportages de Vice – lire p. 98 –, on pense par exemple à L’Edition spéciale sur Canal+), confirme la volonté de France 4 d’opérer un écart avec l’offre dominante. Souhaitons à L’Autre JT une destinée aussi heureuse que celle de L’Autre Journal, qui dans les années 80 réinventa le modèle du magazine papier. Jean-Marie Durand L’Autre JT à partir du jeudi 6, 23 h 15, France 4

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avantages exclusifs

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Festival Nouvelles Voix en Beaujolais

La Mission

du 18 au 23 novembre au Théâtre de Villefranche (69)

jusqu’au 30 novembre à la Colline – Théâtre national, Paris XXe

musiques Créé en 2005 par le Théâtre et la Communauté d’agglomération de Villefranche Beaujolais, le festival Nouvelles Voix en Beaujolais est devenu en quelques années un des tout premiers consacré à la jeune création chanson. à gagner : 5 x 2 places par soir

scènes La mission dont il est question est celle de trois envoyés de la Convention, partis à la Jamaïque pour inciter les esclaves à se soulever contre les Britanniques. Ils sont arrêtés par un contrordre : à Paris, Bonaparte a pris le pouvoir, et l’abolition de l’esclavage n’est plus à l’ordre du jour… à gagner : 10 x 2 places pour les représentations des 12, 14 et 15 novembre à 20 h 30

George Dandin du 12 novembre au 1er janvier au Théâtre du Vieux-Colombier, Paris VIe

Sons of Anarchy intégrale de la saison 6

DVD / Blu-ray Après avoir fait porter le chapeau à Clay pour le meurtre de Damon Pope, Jax apparaît comme le nouveau leader incontesté du Club. Toujours obsédé par les écrits de son père, John Teller, il fait tout pour aider Tara à sortir de prison, où elle a été inculpée pour complicité de meurtre, tout en essayant de reconstruire le Club… à gagner : 20 coffrets DVD et 20 coffrets Blu-ray

Journal d’un disparu les 12, 13, 15 et 16 novembre à l’Opéra de Lille (59)

scènes Entre opéra miniature et cycle de lieder, le Journal d’un disparu est une œuvre séduisante et inclassable de Leoš Janácek. Cette nouvelle production à l’Opéra de Lille est mise en espace par le chorégraphe et plasticien Christian Rizzo, et le prodigieux pianiste Alain Planès en assure la direction musicale. à gagner : 2 x 2 places pour les représentations du 15 novembre à 20 h et du 16 novembre à 16 h

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scènes Riche paysan, George Dandin a épousé Angélique de Sotenville, fille d’un gentilhomme ruiné, et obtenu le titre de “Monsieur de la Dandinière”. Mais il ne tarde pas à s’apercevoir que son mariage, véritable marché de dupes, en fait un mari confondu… à gagner : 5 x 2 places pour la représentation du 13 novembre à 20 h

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le livre dans le flux Les conséquences de la transposition du livre dans l’univers virtuel : vers un “droit de lecture” ? eci est le compte rendu On peut s’abonner à un site de livres analogique d’un ouvrage comme à un bouquet télé ou à un réel, imprimé sur papier, site de musique. On n’achète plus intitulé Le Livre à l’heure un objet qui s’appelle le livre, mais numérique. Le bon vieux “un droit de lecture”. Les supports mille-feuille en pâte de cellulose eux-mêmes deviennent indifférents. demeure donc encore un référent “Nomade, la lecture glisse d’un type acceptable, même pour évoquer de contenu vers un autre.” les nouveaux supports virtuels. Mais le développement Evidemment, ce livre de du numérique et la disparition Françoise Benhamou, universitaire, graduelle du livre-objet ont spécialiste de l’économie de la certaines conséquences positives : culture, existe également en version on exhume et republie certaines numérique. Logique. Le but premier œuvres épuisées ou confidentielles. de l’auteur n’est ni un plaidoyer Certains éditeurs reviennent même aveugle et moderniste pour au papier comme on est revenu le numérique à tous crins, au vinyle en musique, en se lançant ni un lamento sur la fin programmée dans l’impression de livres à du livre papier. C’est un état des la demande, en quantité modulable. lieux, une analyse des changements Certes, le statut d’éditeur radicaux des pratiques et est en régression, certains auteurs des usages de l’écrit, qui s’opèrent s’autoproduisant et s’autopubliant insidieusement, peu à peu, sur directement sur le net. plusieurs fronts, de façon partielle Le do it yourself gagne du terrain. et diffractée. Autrement dit, en se dématérialisant, L’un des mots-clés de cette lente le système se démocratise. et inexorable révolution amorcée Le corollaire étant un émiettement il y a une vingtaine d’années, total de la création. est peut-être “vagabondage”, inclus Mais quid de la pérennité dans le sous-titre de l’ouvrage des supports virtuels ? Françoise (“Papiers, écrans, vers un nouveau Benhamou n’évoque pas la fragilité vagabondage”). Pour Françoise du numérique, qui nécessite des Benhamou, on n’assiste pas conditions précises (un écran à un simple changement de support alimenté électriquement). Le livre en passant du réel au virtuel. papier, lui, n’a pas besoin d’être Le livre change de statut. Il devient activé. Tant que le virtuel dépendra un élément parmi d’autres de sources extérieures, il y aura dans notre vagabondage à travers toujours une place pour le papier un monde de signes, de textes – en particulier dans les scénarios et d’images stockés et remodelés catastrophe. Vincent Ostria à l’envi. L’une des idées fortes induites par cet ouvrage est Le Livre à l’heure numérique que la notion d’objet ou d’œuvre est – Papier, écrans, vers un nouveau en perte de vitesse. Elle tend vagabondage de Françoise Benhamou (Seuil), 223 pages, 17 € à être remplacée par le flux.

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les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com mail [email protected] ou [email protected] abonnements société Everial tél. 01 44 84 80 34 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 4e trimestre 2014 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Diane Lisarelli, Carole Boinet, Claire Pomarès, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny collaborateurs M.-A. Baly, E. Barnett, A. Bellanger, R. Blondeau, T. Blondeau, D. Boggeri, R. Boiteux, L. Bourdin, R. Burrel, N. Carreau, Coco, M. Dejean, A. Desforges, J.-B. Dupin, A. Gamelin, J. Goldberg, O. Joyard, B. Juffin, H. Lassïnce, J. Lavrador, N. Lecoq, J. Le Corvaisier, M.-L. Lubrano, O. Muller, P. Noisette, T Oxley, A. Pfeiffer, E. Philippe, P. Sourd publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 assistante Estelle Vandeweeghe tél. 01 42 44 43 97 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistants Antoine Brunet et Lou Durand tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion presse Polyka Srey tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz responsable éditoriale du concours création vidéo Anna Hess marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Philippe Locteau tél. 01 42 44 16 62 contact agence Bo Conseil Analyse Média Etude Otto Borscha et Terry Mattard [email protected] ou tél. 09 67 32 09 34 fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Elodie Valet accueil, standard ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini impression, gravure Roto Aisne Société Nouvelle ZI Saint-Lazare Chemin de la Cavée 02430 Gauchy brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles, libre réponse 83378 60647 Chantilly Cedex [email protected] ou 01 44 84 80 34 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2014 tous droits de reproduction réservés. 29.10.2014 les inrockuptibles 103

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sculpture Les fragments d’une statue de l’empereur Constantin Exposés au Musée du Capitole, à Rome, les détails dépareillés d’une sculpture monumentale. Son gigantisme, la beauté des détails et l’agencement surréaliste des restes anatomiques de ce personnage historique m’ont inspiré. Grosse influence pour la pochette de mon album.

livre

Fils de de HPG Le hardeur-auteur fait son 40 ans mode d’emploi. Farceur, poétique et émouvant.

Allah-Las Worship the Sun Une pop plein soleil, éduquée par la riche tradition californienne mais assez dissipée pour exciter 2014.

Frankenstein et autres romans gothiques En rassemblant quelques-uns de ses romans phare, la Pléiade donne ses lettres de noblesse à un genre considéré comme mineur.

Codex Seraphinianus de Luigi Serafini Une encyclopédie sur un monde imaginaire, dans une langue incompréhensible. Le lecteur est ainsi contraint à feuilleter les pages sans le moindre repère. J’aimerais que les auditeurs de mon album découvrent ma musique avec la même innocence et la même curiosité.

film Mais ne nous délivrez pas du mal de Joël Séria Son premier long métrage. Rarement un film m’a autant déstabilisé. C’est génial, léger et terriblement immoral à la fois. Jeanne Goupil ! Les cinéphiles savent… propos recueillis par Noémie Lecoq

Vie sauvage de Cédric Kahn Robinsonnade d’un père qui a soustrait ses deux fils à la garde maternelle. Un drame sec et tendu.

Magic in the Moonlight de Woody Allen Le réalisateur revient une fois encore sur la figure du magicien et approfondit sa réflexion sur le scepticisme et l’aveuglement.

Son nouvel album, La Visite, sort le 24 novembre. Il sera en concert le 18 décembre à Paris (New Morning).

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Thurston Moore The Best Day L’ex-icône de Sonic Youth ressort sa guitaremachette, qui a conservé puissance et jeunesse. Maudits de Joyce Carol Oates Une fresque qui s’attaque frontalement à l’Amérique contemporaine.

Bande de filles de Céline Sciamma De la famille à la bande, de l’école à la rue, un récit d’apprentissage fulgurant.

Etienne Jaumet

Alain Bashung Fantaisie militaire Un riche et passionnant coffret retrace la genèse de ce chef-d’œuvre.

BRNS Patine Les Bruxellois dessinent les contours accidentés et escarpés d’un rock à combustion lente.

Transparent Amazon.com Un père de famille annonce sa transsexualité à 70 ans. Puissant. Olive Kitteridge OCS City Frances McDormand dans la peau d’une femme en lutte avec son ennui. The Affair Canal+ Séries Entre drame conjugal et thriller, un récit ambigu avec Dominic West et son flegme inquiet.

Lola à l’envers de Monika Fagerholm Grande figure des lettres nordiques, la Finlandaise revient avec un thriller onirique d’une affolante beauté.

Le Vrai Lieu d’Annie Ernaux L’écrivaine évoque la création littéraire à travers les endroits réels et symboliques qui ont marqué sa vie. Limpide et lumineux.

Building Stories de Chris Ware Un coffret de 14 BD. Redécouverte d’une œuvre unique.

Autel California de Nine Antico Un retour sur les traces du rock sixties et seventies qui s’interroge sur la féminité et l’indépendance.

Calavera de Charles Burns Ce peintre subtil de l’adolescence tourmentée clôt sa trilogie.

Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Pop, ludique ou apocalyptique, une partition décapante de l’univers de l’écrivain.

Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer mise en scène Vincent Macaigne Théâtre NanterreAmandiers, Festival d’automne à Paris Un happening hystérique aussi drôle que salutaire.

Les Nègres de Jean Genet, mise en scène Robert Wilson Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Ambiance de music-hall tropical pour un brûlot contre le racisme.

Musée Picasso Paris La réouverture du musée, après cinq ans de travaux, replace le maître espagnol au cœur de l’actualité et en ligne de mire des artistes actuels.

Anthropocène Monument Abattoirs de Toulouse Une trentaine d’artistes donnent forme à une nouvelle ère.

Paul McCarthy Monnaie de Paris En résistance à tous les réactionnaires qui ont entraîné la chute de sa sculpture place Vendôme, il faut aller voir sa Chocolate Factory.

The Vanishing of Ethan Carter sur PC Un jeu de piste sur les traces d’un enfant disparu. Une étrangeté qui évoque Twin Peaks.

Sherlock Holmes: Crimes and Punishments sur PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One, PC Un cas à peu près unique dans le jeu vidéo : chacun des épisodes est meilleur que le précédent. La règle se vérifie avec cette livraison 2014.

Smarter Than You sur iPhone et iPad Variation minimaliste mais subtile sur l’éternel pierre-feuilleciseaux, ce jeu est un modèle de dépouillement ludique (et graphique).

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Alberto García-Alix

par Renaud Monfourny

Deux expositions parisiennes pour le tendre photographe espagnol : Un mundo traicionado chez son galeriste Kamel Mennour (Paris VIe, jusqu’au 22 novembre), et De faux horizons à la Maison européenne de la photographie (Paris IVe, jusqu’au 5 janvier).

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