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No.935 du 30 octobre au 5 novembre 2013

Lou Reed 1942-2013

Ardisson

30 ans de télé

Snowpiercer Bong Joon-ho mène grand train

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No.935 du 30 octobre au 5 novembre 2013 couverture Lou Reed. Photo Mick Rock/Photoshot/Dalle couverture régionale Louise Bourgoin et Riad Sattouf par François Rousseau pour Les Inrockuptibles. Dessin : Riad Sattouf, qui sort l’intégrale BD Les Pauvres Aventures de Jérémie le 15 novembre

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06 hommage Lou Reed (1942-2013)

24 nouvelles têtes  We Are Match

26 la courbe 28 à la loupe 30 démontage Blood Ties, caricature de polar

32 futurama l’invisibilité pour tous

Mick Rock/Retna Ltd/Photoshot

La mort de Lou Reed a profondément chamboulé ce numéro. La plupart des pages d’actu ont été supprimées (vous les retrouverez sur notre site) et Thierry Ardisson a bien volontiers laissé sa place en une à l’une de ses idoles.

38 Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles

34 style où est le cool ? ; vous n’y échapperez pas ; bouche

38 Thierry Ardisson, le dinosaure Salut les Terriens ! est l’émission la plus vue de Canal+. Qu’en dit l’homme en noir ?

46 Midlake, miraculeux Antiphon, le quatrième album des Texans

50 l’apocalypse selon Bong Joon-ho 59 Eric Reinhardt et Frédéric Fisbach associés pour une pièce de théâtre corrosive

62 Ginsberg, en lettres capitales l’épistolier de la beat generation

66 Seth Gueko, rappeur punk il défend un rap populaire et ludique

Jack Manning/The New York Times/REDUX-RÉA

Snowpiercer, un film d’action éblouissant

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70 la Déclaration de Michael Hardt l’analyse des révoltes de par le monde

74 cinémas Un château en Italie, Prince of Texas…

84 musiques Peau, Julien Doré, Daniel Darc… 96 livres Kristopher Jansma,

pour l’édition régionale

Rennes cahier 16 pages

Lidia Yuknavitch…

102 scènes festival Crossing the Line 104 expos John Currin, Spot 2013 106 médias Didier Varrod, Maya Lauqué…

retrouvez aussi l’édition régionale sur iPad et kiosques numériques

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l’ange noir Grand poète du réalisme urbain et chanteur écorché, Lou Reed est mort le 27 octobre à 71 ans. Il laisse une trace indélébile dans l’histoire du rock’n’roll qui lui “avait sauvé la vie”.

Contact Press Images

photo Annie Leibovitz

Août 2000, Lou Reed au Player’s Club à New York

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L

a mort de Lou Reed crée l’un des vides les plus béants de l’histoire du rock, toutes générations d’amateurs confondues. Une perte que, à l’aune d’une carrière longue d’un demi-siècle, riche d’une quarantaine d’albums, on peut estimer comparable à celle de John Lennon en 1980. D’après les rares informations diffusées par le site du magazine américain Rolling Stone, le décès serait survenu le dimanche 27 octobre sans que les causes n’en soient précisées pour autant. On savait l’ancien chanteur du Velvet Underground, septuagénaire, malade depuis des mois. En juillet 2011, alors qu’il accordait quelques interviews à Londres aux côtés du groupe Metallica, on l’avait vu diminué, se déplaçant avec difficulté. Atteint d’un diabète mais ne supportant pas l’insuline, il était astreint à un régime strict et soumis à plusieurs séances de massage par jour. En mai dernier, il avait subi une greffe du foie, transplantation hépatique qui n’aurait pas réussi. Lou Reed incarne, aux côtés de Bob Dylan, la rencontre entre rock et poésie. Mais là où Dylan, après sa période protest singer, a ouvert une brèche rimbaldienne dans laquelle s’est engouffré le bataillon des troubadours électriques des années 60, Lou Reed est devenu, à l’inverse, le barde cynique et écorché du réalisme urbain le plus littéral, porté par un son saturé ou élégiaque, d’une brutalité souvent obsessionnelle qui déteindra sur tout ce qui sera osé au cours des décennies suivantes. David Bowie comme le rock dit décadent, le punk comme l’indie rock se réclameront en priorité de lui. Dans l’imaginaire collectif, Lou Reed demeure, avant tout, l’ange noir du rock, célèbre pour son apologie des drogues dures dans des chansons telles qu’Heroin ou pour sa veine de conteur minutieux et pervers du New York dépravé des années Warhol, symbolisé par sa chanson la plus connue, Walk on the Wild Side, en 1972. Né Lewis Allan Reed à Brooklyn le 2 mars 1942, issu d’une famille de la classe moyenne juive, il subit à l’adolescence un traitement aux électrochocs avec l’accord de ses parents, scandalisés par les tendances homosexuelles de leur fils. Cet épisode le marque à vie. Il lui inspirera, des années plus tard, la chanson Kill Your Sons et fera de lui cet être extrême en tout, qui va passer par les expériences sexuelles les plus diverses et par de multiples dépendances aux drogues et à l’alcool. Son salut viendra d’une part de sa rencontre avec la poésie, à travers la personnalité très influente du poète beat Delmore Schwartz qu’il fréquente

à l’université de Syracuse, près de New York. Et avec celle du rock’n’roll auquel il s’initie par l’écoute des disques de Chuck Berry, de Bo Diddley et des ensembles de doo-wop des années 50. Son amour empreint d’absolu pour cette musique s’exprimera dans Rock’n’Roll, “her life was saved by rock’n’roll”, la Jenny de la chanson devenant ici l’équivalent de la Bovary de Flaubert, l’extension romanesque de lui-même. Au milieu des années 60, après une tentative avortée de carrière avec des groupes comme les Shades, The Beachnuts et The Roughnecks, il fait la connaissance du violoniste gallois de formation classique John Cale, avec lequel il forme les Primitives. Ils seront rejoints par le guitariste Sterling Morrison et la batteuse Maureen Tucker et constitueront le noyau dur du Velvet Underground. New York s’offre dès lors aux deux principaux membres comme un théâtre des plaisirs et de la cruauté dont les premières chansons du groupe (Venus in Furs, Waiting for the Man, The Black Angel’s Death Song) deviennent les tragédies miniatures. Pris en charge par le prince du pop art, Andy Warhol, qui leur impose l’actrice et modèle allemande Nico, le groupe enregistre en 1967 un premier album qui, malgré un accueil très réservé, va se révéler être, au fil des années, la pierre angulaire glaciale, morbide et fascinante du rock moderne. Comme le souligne parfaitement l’écrivain et chanteur Elliott Murphy dans les notes de pochettes de l’album live 1969, les disques du Velvet furent achetés lors de leur sortie par un très petit nombre de personnes, mais chacune forma un groupe de rock dès le lendemain. Trois autres albums du Velvet – White Light/White Heat, The Velvet Underground et Loaded – furent édités entre 1967 et 1969, avec à chaque fois des changements dans la composition du groupe, conséquence du caractère difficile de Reed. Le groupe se sépare en 1970. Rendu amer par cet échec, le chanteur se réfugie chez ses parents et prend un emploi de typographe dans la société de comptabilité que dirige son père. Persistant néanmoins dans la composition de nouvelles chansons et sollicité par le producteur

Lou Reed incarne, au même titre que Bob Dylan, la rencontre entre rock et poésie

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Steve Schapiro/Corbis

Richard Robinson, il enregistre à Londres, en 1972, un premier album solo. Lou Reed n’accroche ni le public, ni la critique. Mais retient l’attention de l’un de ses fans parmi les plus fervents, un certain David Bowie, qui lui ouvre la voie d’une rédemption par l’intermédiaire de sa boîte de production Mainman et de son label RCA, tout en lui offrant ses services comme producteur. Cette collaboration donnera l’album Transformer où officie également le guitariste de Bowie, Mick Ronson. Tiré de cet opus majeur Walk on the Wild Side devient un tube aux Etats-Unis comme en Europe et sera utilisé dans de nombreuses publicités, dans la BO d’une dizaine de films et sera samplé par des rappeurs. Ainsi relancée, la carrière de Lou Reed connaît alors une période faste, notamment avec Berlin, album entre tragédie grecque et nouvelle trash signée Hubert Selby Jr., écrivain du désespoir urbain dont le chanteur est un admirateur. L’heure de la revanche a enfin sonné pour le petit junkie new-yorkais, qui part en tournée avec un groupe au son heavy-metal avec lequel il revisite ses grands classiques comme Sweet Jane ou Rock’n’Roll dans des versions longues, agrémentées de solos de guitares extatiques exécutés par le duo virtuose Dick Wagner et Steve Hunter. De cette tournée sera tiré l’album Rock’n’Roll Animal, disque live parmi les plus vendus au monde. Dès lors, sa discographie se décline au fil d’œuvres majeures comme Coney Island Baby (1976), Street Hassle (1978, The Blue Mask (1982) ou New York (1989). Y figurent aussi des bizarreries telles que Metal Machine

En 1965, le Velvet Underground avec Nico et Andy Warhol à L. A.

Music, double album de pur bruit, considéré à l’époque comme un véritable suicide artistique et que Lou réhabilitera sur scène en 2009. Elle se distingue enfin par un ultime pied de nez (ou faux-pas), Lulu, en 2011, enregistré avec le groupe Metallica et qui s’est distingué par son assourdissant échec commercial. Une longue carrière qui le verra se transformer du tout au tout, pratiquer le kung-fu et le taï-chi, la moto et, vers la fin de sa vie, la photographie (il expose à Paris en 2012). Jamais démentie, bien que parfois trahie par des choix musicaux aléatoires, sa verve va se déployer sans faillir au fil des ans, faisant apparaître non pas un simple auteur de chansons mais un artiste majeur d’une littérature chantée, telle que le recueil Traverser le feu (Seuil) la restitue dans toute sa virtuosité, sa variété de tons, alliant humour noir, portraits de personnages abîmés ou prises de positions politiques révélant une humanité que beaucoup ne soupçonnait pas chez lui. Même plongée dans la fange des comportements et des situations les plus glauques, sa vie n’aura été qu’une quête permanente de beauté. Couvert de distinctions (Jack Lang le fera chevalier des Arts et des Lettres en 1992), intronisé dans le panthéon des grands auteurs du XXe siècle – ce que son parcours accidenté ne laissait guère supposer –, Lou Reed aura fait l’une de ses dernières apparitions publiques en compagnie de sa femme, Laurie Anderson, en plein cœur de New York, ville tant aimée, ville qu’il nous a fait tant aimer, lors du mouvement Occupy Wall Street. Comme une dernière balade sur le côté sauvage. Francis Dordor 30.10.2013 les inrockuptibles 9

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sauvé par le rock’n’roll De l’intouchable Velvet Underground à une discographie solo fondatrice, difficile d’isoler douze chansons de Lou Reed. Crève-cœur.

I’m Waiting for the Man (1967) Un gamin blanc qui attend son dealer dans ce qui était alors le ghetto black de Harlem : avec le premier album du Velvet Underground, et des chansons comme Heroin ou I’m Waiting for the Man, le rock passe en force dans l’âge adulte, se fait braquer son innocence au coin de Lexington et de la 125e rue. Alors que Dylan embarque pareillement le folk puis le rock vers un autre niveau de lecture, Lou Reed, lui, préfère le “je” au “nous” : il n’est pas commentateur, il est reporter. A hauteur des trottoirs new-yorkais.

Sunday Morning (1967)

Sister Ray (1968)

Ultime chanson enregistrée pour le premier album du Velvet, Sunday Morning sera l’exception pop d’un album aux sombres desseins. Un moment rare de candeur et de bien-être au milieu d’un carnage dans le noir : on raconte que Lou Reed haïssait, pour cette raison, cette chanson qu’il avait écrite pour Nico avant de se l’approprier en studio. Depuis quarantecinq ans, Sunday Morning vit sa vie, maintes fois reprise ou utilisée par le cinéma et même la pub.

Godspeed You! Black Emperor : des rigolos. My Bloody Valentine : des puceaux. Symphonie vertigineuse pour bruit blanc et idées sombres, les dix-sept minutes de Sister Ray auraient été enregistrées en une prise sous “tranquillisant pour éléphant”. Le texte est à la hauteur : une partouze sous héroïne entre travelos et marins d’eaux troubles, interrompue par un raid de la police après un meurtre. On est loin d’Ob-La-Di Ob-La-Da.

Rock’n’Roll (1969) Texte et riff emblématiques du style Lou Reed : la morgue, le chien et la coolitude absolue de cette phrase de guitare ; la fulgurance en haïku navré d’un poème sur lequel beaucoup ont bâti leur vie : “sa vie a été sauvée par le rock’n’roll” bougonne-t-il, et ce n’est pas rien. Matrice du rock new-yorkais, ce riff changera mille fois de forme, entre les versions du Velvet (dont celle défoncée du 1969 Live) et celles en métal glacé de Lou solo (Rock’n’Roll Animal, 1974). Mais il reste largement en vie en 2013, par exemple chez les Strokes ou les Parquet Courts.

1974, à l’Olympia, Paris

Claude Gassian

Pale Blue Eyes (1969) Assis sur le canapé de cuir de Warhol, le Velvet a l’air jovial, juvénile : un comble pour un groupe qui remonte du gouffre. Mais le son, apaisé et chaud de ce troisième album semble confirmer cette impression : revenu du chaos et du vacarme, le Velvet ose là ses chansons les plus tendres et détendues, à l’image de ce Pale Blue Eyes murmuré par un Lou Reed sur fond de tambourin livide. Immense album, trop souvent traité à la légère.

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Coney Island Baby (1976) Tirée de l’album du même nom, Coney Island Baby joue avec les nerfs : les vagues lentes, infatigables, lancinantes font ici plus de dégâts que tous les tsunamis électriques auxquels Lou Reed s’est essayé dans les seventies. Confession d’une rare intimité – “je voulais jouer au foot/Mais seulement pour l’entraîneur” –, cette ballade déglinguée dans les méandres de la mémoire se bâtit patiemment, pour finir en hymne vaste à l’amour absolu. Sans le moindre pathos ou ridicule.

Street Hassle (1978)

Ritchie/Dalle

13 janvier 1966, époque Velvet, à l’hôtel Delmonico, New York

Walk on the Wild Side (1972) Il faudrait être un sacré snob pour écarter le seul grand tube international de Lou Reed – déjà parce qu’il reste sans doute le tube le plus improbable, pervers et dingue de l’histoire de la pop, avec son carnaval de freaks, de déviants et ses références sexuelles qui ont pourtant fait fredonner “Doot-Doot-Doot-Doot-Doot” à la Terre entière ! Hommage aux personnages extravagants de la Factory de Warhol, cette chanson miraculeusement passée à travers les mailles de la censure était, elle aussi, méprisée par Lou Reed. Elle lui permit pourtant d’avoir carte blanche sur Berlin, son chef-d’œuvre.

The Kids (1973)

Ennui (1974)

Pour la première fois dans l’histoire du rock : un solo de hurlements d’enfants. Point d’orgue (d’ogre) d’un album inouï qu’il serait criminel de saucissonner, The Kids incarne toute la démesure de Berlin, et la dégringolade de ses personnages, la putréfaction des sentiments. L’album le plus violent et malade de Lou Reed, sous ses airs sophistiqués. Chronique de Lester Bangs : “Ceci est le disque le plus brillamment dégueulasse de l’année (…) Il me rappelle la progéniture bâtarde d’une partie de jambes en l’air bourrée et demi-molle entre Tennessee Williams et Hubert Selby Jr.”

“You’re the kind of person that I could do without”… Dans une discographie où la mélancolie et la rage jouent les amants terribles, cette chanson peu connue réussit à s’imposer parmi les plus tristes et poignantes de Lou Reed : même la guitare semble ici être en larmes. Et bizarrement, depuis 1976, Ennui reste, malgré sa noirceur, une andidote au chagrin : une façon de combattre le mal par le mal.

Le scénario dingue d’un film noir, où vient tonner entre deux rafales de violoncelle martial la voix apeurée de Springsteen. Plus qu’une chanson, dont elle ne répond à aucun code, Street Hassle est plutôt une nouvelle vertigineuse, noire, ambitieuse et goguenarde. Car Lou Reed, rappelonsle, est, comme Leonard Cohen ou Morrissey, un auteur extrêmement drôle. Mais attention : l’écoute au casque dans une rue déserte de cet opéra de la déchéance, peut conduire à la panique.

Halloween Parade (1989) Les années 80 et le post-punk avaient largement réhabilité Lou Reed quand il replonge dans les entrailles de sa ville pour un New York où il rappelle qu’il reste l’un des plus cinglants poète du rock – et un guitariste méchant. On craignait les clichés et la facilité sur un NY disparu : Lou Reed revient au contraire de cette virée avec un album castré de toute nostalgie, dénichant à même les rues un fabuleux bestiaire de destins brisés, qui répond ici aux personnages de Walk on The Wild Side. L’insouciance en moins : Reagan et le sida sont passés par là.

Nobody But You (1990) Brouillés depuis des années, John Cale et Lou Reed se réconcilient pour un album hommage à leur mentor, protecteur et éveilleur, Andy Warhol décédé trois ans auparavant. Funèbre, aveuglé par la lumière noire, la réconciliation et son enjeu condamnent l’un et l’autre au surpassement sur Songs for Drella : la compétition redémarre immédiatement entre le Gallois et le NewYorkais, ce qui donne une tension inouïe à des chansons d’apparence apaisée, solennelles. JD Beauvallet

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“je ne voulais pas qu’on puisse jeter notre musique après usage”

J

’ai raté le train qui devait me ramener à New York et je suis resté assis sur la chaussée à en attendre un autre. J’avais salement besoin d’une cigarette et d’un verre d’alcool. Mon Dieu, me suis-je dit, nous ne jouerons plus jamais de guitare ensemble. Plus de Nico. Plus d’Andy. Plus de Sterling.” Dans un article publié le 31 décembre 1995 par le New York Times, Lou Reed concluait sur un ton funèbre une année singulièrement éprouvante. Pas fameuses, les dernières nouvelles : règlements de comptes avec John Cale et Moe Tucker ; fin de l’expérience conjugale, commencée en 1978, avec Sylvia ; licenciement de Mike Rathke et Rob Wasserman, les musiciens virtuoses responsables de l’architecture sonore de New York et Magic and Loss. Et mort de Sterling Morrison, suivie d’une polémique minable sur l’attitude de Lou Reed pendant les derniers moments de son ancien complice. De quoi l’imaginer plus acariâtre et méfiant que jamais. Pourtant, par cette soirée glaciale, trônant derrière un bureau ministériel, Lou Reed souriait. Sous les rides, soudain émouvantes, l’espièglerie. Et, en lieu et place de l’habituelle réserve bétonnée, l’éloquence et un ton complice. Dans le film de Paul Auster et Wayne Wang, Brooklyn Boogie, tu dis que tu ne gardes aucun souvenir de ton enfance avant l’âge de 31 ans. Lou Reed – J’aime bien cette phrase (rires)… Et c’est assez vrai, je n’ai pas eu

une enfance facile. Et je n’ai jamais aimé l’école. Alors, faire aller l’enfance jusqu’à 31 ans, c’est sans doute un peu exagéré mais, dans la plaisanterie, il y a un fond de vérité. C’est un thème qui revient sans arrêt dans mes disques. J’aime bien My Old Man. “A child is raised by a harridan mother” (“Un enfant est élevé par une harpie de mère”). Mais là, j’adopte un ton qu’il est plus habituel de trouver dans une pièce de théâtre que dans une chanson de rock. Le dramaturge Eugene O’Neill, par exemple, a toujours essayé de disséquer ce qui se passe dans les familles. Dans Le deuil sied à Electre ? Oui, même si c’est un exemple un peu extrême. Moi, je ne vais pas forcément si loin. Je parle plutôt de ces familles qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de “dysfonctionnelles”. D’après mon expérience personnelle, il n’y a rien de plus commun que ces familles. Après une telle enfance, comment t’es-tu extirpé de cette vie étriquée à Brooklyn et à Long Island ? Je me suis un peu expliqué sur le sujet dans Small Town, sur Songs for Drella. Dans la chanson, j’ai prêté mes sentiments à Andy Warhol : “Comment peut-on devenir quelqu’un d’important quand on sort d’un tel trou à rat ?” Ce que je faisais dire à Andy correspondait tout à fait à ma propre expérience. Mais ce n’était pas purement autobiographique : si ça l’avait vraiment été, je refuserais de vous en parler. En tant qu’auteur, me taire fait partie de mes prérogatives.

Mick Rock/Retna Ltd/Photoshot

En 1996, l’ex-chanteur du Velvet Underground avait accordé un long entretien aux Inrocks1 à l’occasion de la sortie de l’album Set the Twilight Reeling.

Juillet 1972, dans son appartement de Wimbledon

En fait, je ne peux pas vous dire exactement comment je m’en suis sorti, mais je crois que mes chansons peuvent répondre. Ecoutez attentivement Forever Changed, sur Songs for Drella, vous comprendrez par où je suis passé. Il existe une expression populaire en Amérique : “How you gonna keep them down on the farm after they’ve seen Paris ?” (“Comment les forceras-tu à rester à la ferme lorsqu’ils auront vu Paris ?”). De la même manière, comment peut-on grandir près de New York sans avoir envie de s’y établir ? Pour moi, le salut était à quarante minutes de train. Dans Brooklyn Boogie, tu évoques aussi l’entreprise de montures de lunettes que tu aurais pu fonder, que tu aurais baptisée “Lou’s Views”. J’ai même essayé de faire breveter mes lunettes. J’ai assisté au lancement de la navette spatiale : un tas de savants enlevaient leurs lunettes pour pouvoir

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regarder dans des jumelles, les mettaient sur leur front ou les laissaient pendre autour du cou. Moi, je me suis contenté de relever les verres et ça les a époustouflés, ils m’ont demandé pourquoi je ne les avais pas fait breveter. J’y ai songé, j’aurais pu gagner ma vie comme ça, je n’aurais plus eu besoin de me casser la tête à faire des disques (rires)… “Lou’s views”, ça signifie aussi “les opinions de Lou”. On sait que dans tes disques tu fais volontiers étalage de tes opinions, politiques en particulier. Ainsi, sur Sex with Your Parents, tu t’en prends à un certain Rush Rambo. Son vrai nom est Rush Limbo. On l’appelle Rambo parce que c’est un de ces gros porcs qui n’ont jamais fait l’armée mais disent que tout le monde devrait partir à la guerre. Un type qui travaille à la télé. Je ne peux pas supporter ce genre de mecs, toujours prêts à envoyer les gosses au casse-pipe.

C’est un de ces conservateurs qui s’attaquent aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées, à ceux qui ont le plus de mal à se défendre et ça, ça m’insupporte. Tout me débecte chez ce genre de types. Leur aspect physique, leur façon de parler, ce qu’ils représentent. Ces types de la droite radicale sont des ordures. Prenez le cas de Newt Gingrich (homme politique, membre influent du Parti républicain à l’époque – ndlr). Des gens qui le connaissent personnellement me disent qu’il est d’autant plus dangereux qu’il est très malin. Mais la situation est très complexe. Regardez ce qui se passe avec internet. Moi, je voudrais que l’e-mail soit traité comme du courrier ordinaire. Même si c’est du courrier électronique, ça reste du courrier : personne n’a le droit de s’en mêler, surtout pas le gouvernement. Mais certains législateurs considèrent que c’est comme la télé, que ça doit

être soumis à une réglementation gouvernementale. En privé, je peux vous dire tout ce que je veux, mais si ça passe par l’e-mail, ils s’arrogent le droit de contrôler ce que je dis. Pour toi qui viens du rock, existe-t-il une hiérarchie entre les formes d’art ? C’est une question sur laquelle j’ai sérieusement cogité. Les gens disent : “Le rock’n’roll, ça s’adresse avant tout aux parties génitales. Si vous avez des paroles qui ne visent pas en dessous de la ceinture, le rock’n’roll perd sa raison d’être, il ne vaut plus rien. Le rock’n’roll qui pense, c’est une hérésie.” D’autres disent : “Dans le rock’n’roll, les rimes et les enjambements sont trop primitifs, ils ne méritent pas d’être considérés comme de la vraie littérature ou de la poésie.” Et puis d’autres affirment que “la culture populaire, ce n’est pas de la vraie culture”. Ils oublient que Shakespeare faisait partie de la culture populaire. 30.10.2013 les inrockuptibles 15

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Au même endroit, le même jour, avec David Bowie

Si on est trop obnubilé par ces questions, on ne va nulle part. Il ne faut pas tenir compte de ces querelles de chapelle, sinon on devient dingue, on se laisse décourager par tous les spécialistes pontifiants qui affirment que quoi qu’on puisse écrire, ce ne sera jamais aussi bien que la prétendue écriture académique. Moi, j’aime le rock. J’aime dans le rock ce que j’y ai découvert à l’âge de 9 ou 11 ans, et ce que j’y entends m’excite. Mais j’aime aussi écrire. Ça peut paraître prétentieux, mais je dis ça depuis 1966, ou même 1965. Seulement, à l’époque, on ne me posait pas ce genre de question, les gens se contrefichaient de ce que je pouvais penser. Personne ne savait qui nous étions, John, Moe, Sterling et moi. Il a fallu des années pour que les gens s’ôtent de la tête l’idée qu’Andy Warhol était le guitariste du Velvet Underground. Quand il m’arrivait de parler de ce sujet, je disais “parce que j’aime écrire, et lire, et jouer du rock’n’roll, ce serait super de pouvoir combiner ces divers éléments sans qu’aucun d’entre eux ne perde son pouvoir de stimulation”. Je ne voulais pas que notre musique soit périssable, qu’elle corresponde à une mode passagère, qu’on puisse la jeter après usage comme un vieux

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Juin 1972, au Dorchester Hotel à Londres, avec Angie Bowie (debout) et Iggy Pop (blond)

journal. J’aurais détesté ça. Je suis donc ravi lorsque les gens me disent que les enregistrements du coffret du Velvet Peel Slowly and See n’ont pas vieilli. Quand j’entends une de ces chansons à la radio, j’ai l’impression qu’elle aurait pu être enregistrée par un groupe d’aujourd’hui… Pour la sortie de ce coffret, que je n’ai pas réécouté depuis, je me suis contenté de mettre la maison de disques en contact avec un expert, un obsédé du Velvet qui savait où trouver toutes les bandes égarées. Tout ce que j’ai exigé, c’est d’être responsable du son. J’ai accepté de collaborer au projet à cette seule condition. Je voulais être sûr que, si quelqu’un achetait le coffret, il aurait le meilleur son possible. Il y avait là des choses qui n’étaient jamais sorties, même pas sous forme de disque pirate. Sterling m’a donné ses archives personnelles. Parce que moi, je n’ai rien, même pas ça (il forme un zéro avec son pouce et son index)… A l’époque, qui aurait songé à conserver tous ces enregistrements ? Personne, à part Sterling. C’était lui l’historien, ce qui était tout à fait logique si l’on songe à son milieu d’origine, à son bagage universitaire : un spécialiste du langage, de la littérature médiévale. Il savait tout…

Il avait un caractère difficile, mais c’était un sacré personnage. On ne t’avait jamais entendu jouer de l’harmonica. Je n’ai pas réécouté ces bandes, alors je ne peux pas vous dire qui joue de l’harmonica, mais je doute fort que ce soit moi parce que je ne sais pas en jouer. J’ai lu dans un journal que je jouais de l’harmonica et que je m’appelais Louis Firbank. Il m’a fallu écrire à ces gens pour leur dire que j’étais prêt à leur montrer mon certificat de naissance. Autrefois, je m’inventais des faux noms. Alors maintenant, il y en a un qui est devenu officiel, Louis Firbank. Pourquoi ce besoin de semer des mensonges derrière toi ? Je tiens ça d’Andy. Ensuite, les mensonges acquièrent une existence autonome, je ne peux plus m’en débarrasser. Au Rock’n’roll Hall of Fame, ils ont écrit : “Lou Reed, né Louis Firbank.” Encore un mensonge (rires)… Comment as-tu vécu ton entrée dans ce panthéon très officiel du rock américain ? J’ai trouvé ça merveilleux, j’étais ravi. J’étais présent quand ils ont admis Frank Zappa, et Dion DiMucci (chanteur du Bronx, qui chantait The Wanderer) était

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“un jour, j’ai entendu un tableau de Van Gogh me parler” présent, il m’a donné l’accolade. C’était émouvant. Autrefois, tu as dit des choses absolument perfides à propos de Zappa. Ce n’était pas sérieux. Je n’aime pas toute sa musique mais lui, en tant que personne, je l’admire pour ce qu’il a fait. J’ai dit ces horreurs sur lui parce que j’étais de la Côte Est et lui de la Côte Ouest. A New York, nous étions très agressifs, ça n’a d’ailleurs pas changé… Au Rock’n’roll Hall of Fame, j’ai été ému d’être admis à côté de gens que j’ai toujours admirés, Chuck Berry, Little Richard, Dion DiMucci, les Shirelles. Etre jugé digne de figurer en leur compagnie représente beaucoup pour moi. On a écrit tellement de choses négatives à mon sujet que ce petit honneur m’a fait un grand plaisir. C’est sympa de se faire remonter le moral comme ça. Wim Wenders dit que ta chanson Rock’n’Roll décrit parfaitement la façon dont le rock l’a libéré, lui a donné suffisamment confiance en lui-même pour entreprendre une carrière artistique. L’autre jour, j’en parlais avec un ami : le rock’n’roll ne touche pas seulement les gens d’un point de vue intellectuel ou spirituel, c’est quelque chose de physique, ça peut être bouleversant. Je vois ces petits CD et je me dis que les gens devraient se méfier : ils ne savent pas ce qu’ils font quand ils les ramènent chez eux. Un disque, ce n’est pas une chose inerte, qui va rester dans son coin. Ça peut exploser, vous envoûter, vous emmener ailleurs dans le meilleur des cas. Ecouter un disque, ce n’est pas comme regarder un tableau. C’est physique, c’est une expérience qui peut vous bouleverser. Je parle de ce pouvoir dans Set the Twilight Reeling, la chanson. Tu t’y compares à un chanteur de soul-music. Même s’il t’est arrivé de reprendre The Tracks of My Tears, les gens voient plutôt en toi le père de la new-wave ou de la no-wave. Grattez un peu ce que je fais, regardez un peu sous la surface (rires)… Je considère ma musique presque comme du blues urbain. J’adore le rhythm’n’blues : c’est en écoutant

cette musique que j’ai grandi. Si seulement je pouvais chanter comme Al Green, ou Otis Redding, ou James Brown quand il était encore lui-même et pas la version en circulation de nos jours. Otis Redding ! Qui sait ce qu’il pourrait faire aujourd’hui s’il était encore en vie ? Est-ce que Try a Little Tenderness n’est pas un des plus grands disques jamais enregistrés par un être humain ? L’écouter est une expérience transcendante. Après, vous n’êtes plus le même homme. Même chose pour le nouveau disque de Loraine Allison, Stay with Me Baby : un des enregistrements les plus stupéfiants, les plus transcendants jamais réalisés par un être humain. Tu cites souvent Shakespeare sur tes disques. Dans Legendary Hearts, il y a un Roméo. Sur New York, il y a Roméo et Juliette. Sur Magic and Loss, tu chantes “You can’t be Shakespeare and you can’t be Joyce.” Enfin sur NYC Man, tu cites plusieurs personnages de Shakespeare et tu te compares même au roi Lear. C’est cohérent, non ? Je ne m’en étais jamais aperçu (rires)… Les gens qui se fichent des paroles ne prêteront pas attention à Shakespeare. Et ça ne me dérange pas. J’espère qu’ils aimeront la guitare, le rythme, le son. D’autres s’intéresseront peut-être aux paroles et, dans ce cas, ce sont des références tellement évidentes qu’ils ont de fortes chances de les saisir immédiatement. Comment une personne civilisée pourraitelle ne pas saisir ces références ? Je ne me considère pas comme quelqu’un de cultivé, loin de là, en comparaison avec les gens que j’admire, mais il me semble quand même normal que les gens sachent qui sont Iago, Desdémone ou Macbeth. C’est quand même la base de notre culture. Alors, dans Rock’n’Roll Heart, quand tu chantais “Je n’aime pas l’opéra et je n’aime pas le ballet, et les films français de la Nouvelle Vague me font partir en courant”, c’était une plaisanterie ? Une plaisanterie sur la rock’n’roll attitude. J’adore les films de la Nouvelle Vague, les films noirs français, aussi. Je blaguais. Je vais assez souvent au musée. Un jour, j’ai entendu un tableau de Van Gogh me parler. 30.10.2013 les inrockuptibles 17

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“le rock’n’roll ne touche pas seulement les gens d’un point de vue intellectuel ou spirituel, c’est quelque chose de physique, ça peut être bouleversant” J’ai raconté ça à un ami, qui m’a aussitôt mis en boîte en me demandant si Van Gogh m’avait parlé en anglais, en hollandais ou en flamand (rires)… Pour en revenir à Shakespeare, j’essaie généralement de voir ses pièces plutôt que de les lire. Quand on les lit, il n’est pas possible de tout visualiser, de tout ressentir. Mais quand on entend un bon acteur, on comprend tout. Je vais vous donner un exemple. Je n’ai jamais réussi à lire Finnegans Wake de James Joyce. Mais j’ai eu un professeur nommé Delmore Schwartz. Il s’asseyait dans un bar, ou j’allais chez lui, et il me lisait des morceaux choisis de Finnegans Wake. Et là, je comprenais tout. Mais seul, j’étais incapable de le lire. Pour Shakespeare, c’est pareil : il vaut mieux être spectateur. Avez-vous vu l’Othello d’Orson Welles ? Dans Hookywooky, c’est toi qui joues Othello. Dans cette chanson, j’adore la façon dont tu prononces les mots “the chemical sky” et le son de guitare à la fin. Nous avons sacrément travaillé dessus. J’ai produit l’album, j’ai joué toutes les parties de guitare. Il y a des années que je travaille sur le son, vous pouvez en parler à n’importe lequel de mes musiciens, il vous le confirmera. En général, le son qu’on obtient sur un disque n’est pas le son original, ce n’est qu’une approximation. A la console de mixage, ils égalisent tout. Moi, je veux que les gens qui achètent le disque entendent notre vrai son. Cette fois, c’est le cas, à 100 %. Rien n’a été trafiqué. Ça paraît simple, mais il a quand même fallu deux ans pour parvenir à ce résultat. Dans Trade in, tu évoques l’envie d’échanger ta personnalité contre une autre, comme si tu regrettais de mener la vie que tu as menée. Ça, c’est une question à laquelle je me réserve le droit de ne pas répondre sur le plan personnel. Et puis, ça ne serait pas juste vis-à-vis des auditeurs. Je crois que les plus futés d’entre eux peuvent s’amuser à l’interpréter à leur façon. Ils trouveront peut-être quelque chose à quoi je n’avais pas songé, ça peut être enrichissant pour eux. Pour en revenir

à Trade in, c’est assez simple. Après des années à soulever des amplis, je me suis retrouvé dans un sale état, j’ai dû me faire soigner par un kiné. Et chaque fois que ce genre de choses m’arrive, je me dis : “Si seulement je pouvais faire un échange standard, être quelqu’un d’autre.” C’est la même chose pour la dépression, pour les idées noires : si seulement je pouvais changer d’esprit, avoir un autre cerveau. C’est ce que tu voulais dire quand tu chantais que tes émotions sont “comme un rat dans une cage, qui essaie de sortir pour vous bouffer” ? Exactement. Quand on éprouve des émotions négatives, comme l’envie de meurtre dans Hookywooky (rires)… Ça, ça m’a fait penser au personnage de Selby : Harry. Ah non ! Non, non, non, pas du tout ! Harry est un putain de psychopathe, un peu de sérieux… Vous savez qu’Hubert Selby est un de mes amis, que je l’ai interviewé pour mon livre. Nous avons longuement discuté de ces sujets. Je voulais dire que quand on lit Selby, on a l’impression que ses personnages se battent contre leurs propres émotions. Les personnages d’Hubert Selby sont toujours en proie à d’incroyables guerres internes. Toujours… Mais c’est intéressant de lire ou d’observer quelque chose qui a trait à un conflit. C’est le conflit, la façon dont les conflits se résolvent qui m’intéresse. J’ai connu ma part de conflits, comme tou le monde. Je crois que les thèmes que j’aborde sont universels. Ou alors, c’est que je me trompe et que tout le monde, moi mis à part, mène une vie totalement dépourvue de conflits. Mais tout le monde n’en parle pas de manière aussi évocatrice que toi dans tes chansons. J’aimerais bien que mon pouvoir d’évocation soit encore plus grand. Je travaille là-dessus depuis trente ans, j’ai toujours essayé de m’améliorer. J’ai dû résoudre des tas de difficultés, surmonter bien des obstacles, dont parfois j’étais responsable moi-même,

mais pas toujours. Il y a des choses qui exigent de moi beaucoup plus d’efforts qu’elles n’en demandent à la plupart des gens. J’ai dû travailler pour être plus précis, que ce soit lorsque j’écris ou durant un concert, ou même lorsqu’il s’agit de produire un disque. C’est pour ça que j’ai vraiment les pires difficultés à écouter mes propres disques : j’entends toujours des erreurs, il y a toujours un manque de rigueur qui me fait horreur. J’ai toujours en tête le but que je poursuivais et je me rends compte que ça a foiré. Ça me rend dingue… Pour moi, il faut sans arrêt progresser. J’aimerais être plus malin pour progresser plus vite, pour aller plus loin. Il m’a fallu deux ans pour comprendre ce que je n’aimais pas dans New York et Magic and Loss, pour trouver le moyen d’y remédierJe n’aime pas la production, ces disques ne sonnent pas assez vrais. Mon but est que vous écoutiez le nouveau disque et qu’en fermant les yeux, vous ayez l’impression que je suis là, que nous sommes dans la même pièce, que vous ressentiez la puissance physique du son. New York et Magic and Loss sont de bons disques, mais pour moi, si on raisonne en termes de trois dimensions, ils arrivent à 2,4 ou 2,6 maximum. Il fallait que je comprenne pourquoi ce putain de son refusait de sortir des haut-parleurs. Tu as un “méchant” son de guitare sur Egg Cream et Motherfucker. Merci. Je voulais que vous entendiez vraiment ça. Joué à la façon de New York, ça n’aurait pas fonctionné. Il y a une sacrée différence entre les deux. C’est un des plus fabuleux sons de guitare que j’aie jamais entendus. C’est pour ça que je l’ai enregistré de la sorte, sans me soucier des ingénieurs. Il faut que les gens entendent ça. Un putain de son. C’est aussi excitant que la première fois que j’ai entendu de la distorsion, en 1965. On n’avait encore jamais entendu un son pareil. propos recueillis par Bruno Juffin 1. article paru dans le n° 45 des Inrockuptibles (février 1996) lire l’entretien intégral sur

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Mick Rock/Retna Ltd/Photoshot

Automne 1975, à Londres 20 les inrockuptibles 30.10.2013

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“j’avais le trac comme jamais” Francis Dordor, plume historique des Inrocks et fan de la première heure du Velvet, évoque sa rencontre avec Lou Reed, en juillet 2011. Quatre heures d’attente dans un hall d’hôtel londonien, le temps de se remémorer quarante-cinq ans d’intimité avec les albums du “Rock’n’Roll Animal”.

J

e n’ai jamais voulu rencontrer Lou Reed. J’aurais croisé volontiers son coiffeur, son proctologue, le chihuahua scrofuleux de sa concierge mais pas lui ! Tous sauf lui ! Lorsqu’on exerce ce métier, interviewer des artistes, il est des situations que l’on redoute. Et se retrouver en présence de celui que beaucoup considéraient comme la plus irascible des rock-stars, réputé pour prendre en grippe les journalistes au moindre mot de travers, à les tancer vertement dès qu’une question lui paraissait inappropriée (et elles l’étaient souvent toutes à son goût), en congédiant certains, était pour moi la pire des perspectives. Non qu’une dispute soit de nature à m’impressionner (j’en ai vu d’autres !) mais les conséquences négatives sur cette intimité que j’entretiens avec ses albums depuis quelque quarante-cinq ans me semblaient un prix exorbitant pour quelques minutes en compagnie d’un monument de l’histoire du rock, fût-il l’un des plus précieux à mes yeux. Bref, ne plus pouvoir me repasser Coney Island Baby ou Street Hassle sans pouvoir les dissocier du personnage discourtois et arrogant que beaucoup décrivaient était au-dessus de mes forces. Puis un beau jour de juillet 2011, je fus mis devant le fait accompli. J’avais rendez-vous avec Lou Reed et Metallica à Londres pour parler de Lulu, album monstrueux à tous points de vue. Autant dire que je devais aller gaiement, sans rechigner, me faire dépecer par Attila et les Huns. J’eus beau refuser, prétexter un virus, le mariage d’une cousine, rien n’y fit. Le matin du 13 juillet, je montais dans un Eurostar, la peur au ventre. J’avais passé mon week-end à préparer ces vingt minutes d’entretien comme si ce devait être le dernier, reformulant maintes fois mes questions,

essayant de dégager des angles inédits, tentant de prouver mon érudition et ma perception intime de l’œuvre. Mais toute l’assurance que pouvait procurer cette méticulosité ne pouvait empêcher mon estomac de se contracter : j’avais le trac comme jamais. Les entrevues avec la presse se déroulaient dans la suite 1 203 du Claridge Hotel. Comme pour nous mettre en confiance, les gens d’Universal racontaient comment, et à quelle sauce, avaient été dégustés les confrères européens, jetés en pâture au cours de la matinée. Comment les Espagnols avaient glissé sur une peau de banane en posant d’entrée une question sur la pochette du premier Velvet. Comment les Italiens s’étaient ramassés grave avec des allusions au contenu politique des textes, confondant sans doute l’auteur de Walk on the Wild Side avec un ancien Brigades rouges, un compagnon de cellule de Cesare Battisti. Restaient au menu les Allemands et moi. Sauf qu’avant ces deux derniers rounds, tel un boxeur, Lou devait aller se faire masser. Et prendre une collation. L’attente fut longue. Quatre heures passées dans un hall à siroter du thé, à observer une famille japonaise se prendre en photo dans l’escalier Empire, à écouter sur un Discman pourri, mais en avant-première, les dix boulets de ce “mariage au paradis” (selon ses mots) avec Metallica. Mais surtout quatre heures pour réaliser que vous aviez passé une partie de votre vie à l’attendre. La première fois, c’était en janvier 1972, au Bataclan, pour l’enregistrement de l’émission Pop 2 avec John Cale et Nico, trio généreusement baptisé Velvet Underground. Lou portait une veste de tweed et les cheveux bouclés, presque en afro. Il ressemblait à un étudiant en littérature, ce qui ajoutait une distance supplémentaire au ton détaché des versions acoustiques de Heroin ou Waiting 30.10.2013 les inrockuptibles 21

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Anton Corbijn

“je lui ai avoué que pour acheter mon premier album du Velvet, à 15 ans, j’avais volé dans le porte-monnaie de ma mère”

2011, avec Metallica

for the Man. La seconde fois, c’était à l’Olympia, un an plus tard, où il fallut attendre trois heures avant que, spectre titubant gainé de cuir, visage couleur craie, yeux creusés par les cernes, boucles toujours abondantes, il ne daigne apparaître pour s’acquitter d’un répertoire désormais martyrisé par les guitares hurlantes de Steve Hunter et Dick Wagner. Ajoutant la symbolique du geste à la violence des mots, à la déflagration du son, il poussa la perversité jusqu’à se servir de son fil de micro comme d’un garrot pour bien nous faire comprendre ce que “When I put a spike into my vein” signifiait. Cette première apparition du “Rock’n’Roll Animal” fut suivie, en 1974 et toujours à l’Olympia, d’une autre.

Lou RIP La mort du chanteur a suscité de nombreuses réactions. Florilège. “Pendant un concert de Lou Reed “Le monde a perdu un grand poète et auteur de chansons... J’ai perdu en 1989, j’ai eu un acouphène qui ensuite mon pote de cour de récré.” John Cale n’est jamais parti. Ça valait le coup.” (The Velvet Underground) Judd Apatow “C’était un maître.” David Bowie “Mon ami Lou Reed est arrivé au bout de sa chanson. C’est d’une grande tristesse. Mais bon, Lou, tu vivras pour toujours sur le wild side. Chaque jour est un perfect day.” Salman Rushdie

“Au revoir, Lou Reed. Tu m’as donné la force dans les moments de faiblesse.” Carl Barât (The Libertines) “La prochaine grande ère de la musique commence maintenant.” M. Ward (She & Him)

“Je n’ai pas de mots pour exprimer ma tristesse. Il a été présent tout au long de ma vie. Il restera près de mon cœur et sa musique survivra au temps.” Morrissey (The Smiths)

“Sans Lou Reed, je serais sûrement devenu prof de maths.” Lloyd Cole

“Lou Reed est la raison pour laquelle je fais tout ce que je fais.” Julian Casablancas (The Strokes)

“Malgré sa réputation d’être un peu dur, Lou Reed a été gentil avec moi quand je l’ai rencontré. Il va me manquer.” Buck 65

“Sans Lou Reed, Trainspotting n’aurait sans doute jamais existé.” Irvine Welsh

Cette fois, Lou avait les cheveux très courts d’un blond scandinave avec sur les tempes des croix gammées sculptées au rasoir. Le son était brûlant comme de la lave. D’autres souvenirs eurent le temps de remonter comme cette reformation inespérée, miraculeuse, du Velvet original à la Fondation Cartier, en 1990. Et cette boule dans la gorge se muant soudain en larmes dès les premières notes d’Heroin… Retour en 2011, dans le hall du Claridge. A son arrivée, le pas était lent, presque sénile. Une jeune fille blonde au visage d’ange l’aidait à marcher. Malade d’un diabète aggravé d’une allergie à l’insuline, Lou semblait vraiment au bout du rouleau. Une semaine plus tard, je le vis pourtant sur la scène des Vieilles Charrues se mouvoir avec légèreté sous un crachin tenace en chantant Who Loves the Sun ! Miracle éternel de l’ironie, et du showman retrouvant son élément. Comme prévu, l’interview commença très mal. Il ne supporta pas que je puisse demander aux deux Metallica présents quels étaient leurs albums préférés de lui. Les choses se détendirent dès que je me mis à parler guitare… Je lui demandais s’il avait amené avec lui sa vieille Danelectro en studio, tout en sachant qu’il allait être accompagné par un des groupes les plus heavy de la planète… “Qui aurait l’audace de pénétrer dans un saloon aussi mal famé sans son revolver à la ceinture ?”, fut sa réponse. Je pense aussi avoir gagné quelques points en évoquant la troublante coïncidence entre la pochette du White Light/White Heat et celle de l’album éponyme Metallica : noires toutes les deux, elles ont dans le coin gauche, en surimpression, une tête de mort pour le Velvet et un cobra pour le groupe de heavy metal. Après ça, les choses roulèrent… à mon grand soulagement. A la fin, j’eus même l’audace de lui demander d’être pris en photo avec lui, ce qu’il accepta. Je le serrai dans mes bras, geste de quasi-lèse-majesté. Après que la jeune fille blonde nous eut photographiés, il lui demanda de la doubler. Je profitais alors des quelques minutes restantes pour lui dire combien je l’aimais, pour lui avouer que pour acheter mon premier album du Velvet, à 15 ans, j’avais volé dans le porte-monnaie de ma mère et qu’au même âge je me mettais comme lui du vernis noir sur les ongles. A l’époque, dans ma banlieue, c’était le meilleur moyen d’attirer les insultes, de faire ressortir toute la haine du voisinage. Mais que j’adorais être vomi par tous ces médiocres parce que la première fois que je l’avais entendu chanter “Her life was saved by rock’n’roll” sur Loaded, j’y avais cru. Francis Dordor 

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Jules Lefebvre & Parrot Thief

We Are Match Belle promesse de la rentrée, le quintette pop a été sacré coup de cœur du jury du concours “Sosh aime les inRocKs lab” 2013.

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epérés au printemps dernier lors des sélections inRocKs lab, les cinq garçons d’Alençon sont le nouveau coup de bluff de la scène pop française. En l’espace de quelques mois, ils passent du statut d’outsiders auditionnés dans les sous-sols de la capitale à celui de jeunes premiers, mettant en émoi le microcosme parisien. Ils ont ainsi ravi le cœur de leur public avec des harmonies que ne renieraient pas leurs cousins anglais Alt-J (Δ) et, habile gimmick, leurs masques de chats – stars mondiales de l’internet. La pop de We Are Match frappe en pleine lucarne. Après les chœurs

maraboutés de leur premier single, Violet – tournant en boucle sur la bande FM cet été –, les chats bottés reviennent avec l’ep Relizane, enregistré en un temps record entre Barcelone, Paris et Londres. Travailleurs acharnés et multi-instrumentistes, ces amis d’enfance se payent une intro royale avec des cuivres et scalpent la mousse sur le titre Mohawk (hommage à Taxi Driver). Champagne et lauriers pour nos lauréats ! Abigaïl Aïnouz ep Relizane en écoute sur lesinrockslab.com/wearematch

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l’humasexualité

retour de hype

Planète Marker

Beetlejuice 2

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Chromeo

“Non mais elle est pas si bien que ça Emily Ratajkowski”

Paris

Britney sans play-back

“2014 année de la névrose” R. Kelly

l’au-delà “Non, ça, c’est rien, c’est mon déguisement de Christophe Barbier pour Halloween”

l’autobiographie de Courtney Love

“j’ai attrapé la toxoplasmose au bar à chats”

le pastel

“#onlacherienmaisenfaitquandmêmeunpeu”

“2014 année de la névrose” Youpi. Beetlejuice 2 Tim Burton serait en discussion pour réaliser la suite de Beetlejuice, dont le rôle-titre serait toujours joué par Michael Keaton. L’autobiographie de Courtney Love devrait sortir en même temps que son album, Died Blond. Hmm. L’humasexualité

Morrissey, qui évoque dans sa récente autobiographie sa liaison avec un homme, a tenu à préciser qu’il était “humasexuel”. Paris Le chef du bureau du New York Times en France a annoncé quitter Paris, jugée comme une ville “de nantis, principalement blancs, et de leurs plaisirs prudents.” D. L.

tweetstat La semaine dernière, Diddy lançait en majuscules sa nouvelle chaîne câblée Suivr

Diddy @iamdiddy

ATTENTION WORLD LOG ONTO REVOLT.TV NOW TO WATCH revolttv TV!!!! 4:56 PM - 21 Oct, 13

Répondre

Retweeter

3 % Gil Scott-Heron

Fav

Pour The Revolution Will Not Be Televised : la révolte, c’est plus ce que c’était.

“ATTENTION TOUT LE MONDE LOGUEZ-VOUS SUR REVOLT.TV MAINTENANT POUR REGARDER revolttv TV!!!!”

9 % Che Guevara

Hasta siempre la revolucion.tv.

88 % Patrick Le Lay

Pour le côté patron de chaîne. Ici, une chaîne musicale promouvant les “nouveaux artistes”, dont le fils de Diddy.

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pitch de Nietzsche Pour faire la promotion d’une émission lui permettant de vendre à prix d’or du temps de cerveau disponible, TF1 s’appuie sur la pensée du philosophe allemand.

la citation qui va bien

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Qui a dit que la première chaîne n’avait aucune visée éducative ? Grâce à elle, une génération entière est pourtant capable de citer Oscar Wilde dont une fulgurance (“le meilleur moyen de se délivrer de la tentation, c’est d’y céder”) était mise en exergue dans le générique de ce beau moment de télévision qu’était L’Ile de la tentation. Voilà qu’aujourd’hui une nouvelle émission se paie sa citation d’auteur culte : TF1 convoque carrément Nietzsche pour son concours de danse qui oppose tous les samedis, en prime time, des célébrités plus ou moins sur le retour, jugées par des “professionnels” aux profils hétéroclites (danseuse étoile, chanteuse de r’n’b, triple champion du monde de salsa et professionnel de la danse de salon démesurément énergique).

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bible et exégèse

1 3

2

Pas de philosophe pourtant dans le jury (Alain Manoukian n’était pas libre ?) de cette grosse machine ultrachorégraphiée. Adaptation d’un format anglais décliné partout dans le monde, Danse avec les stars est une émission très calibrée (une bible de 400 pages régit son déroulement, du casting à la lumière) qui plaît à la ménagère (plus de 6 millions de téléspectateurs) pour ses grands moments de paso doble, cha-chacha et autres charlestons mais aussi pour ses séquences émotion, chaque célébrité étant toute la semaine durant suivie à l’entraînement, en train d’essayer de “se dépasser”, pleurant parfois (souvent ?) en pensant, par exemple, à sa mémé décédée.

on achève bien les chevaux de Turin Mais quel rapport avec Nietzsche ? Imagine-t-on le philosophe allemand, sa stachemou et son costume en train de se déhancher sur un fox-trot face à quelques jurés surexcités ? Le dispositif même de l’émission s’impose comme l’exact contraire de la pensée nietzschéenne qui, il est vrai, fait souvent appel à la danse pour glorifier une pensée soustraite à tout esprit de pesanteur. Toutefois le corps dansant

de Nietzsche n’est jamais soumis à une chorégraphie, à une gymnastique réglée. Il est, au contraire, un corps qui échange intérieurement l’air et la terre, qui s’affranchit de toute règle sociale, de toute convenance. Les “pieds de danseur enragé” (Zarathoustra) contre “l’obéissance et les bonnes jambes” (des défilés militaires), une nuance a priori absente des 400 pages de la bible de l’émission star de TF1. Diane Lisarelli

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en chiffres

120 Billy Crudup et Clive Owen

liens exsangues Malgré un casting all-stars et James Gray au scénar, Guillaume Canet et son Blood Ties anesthésient le polar. Sortez les mouchoirs.

le sujet En 2008, Guillaume Canet incarne l’un des premiers rôles des Liens du sang de Jacques Maillot, un polar à la française, un peu cheap et très anecdotique. Jugeant peut-être qu’il y avait là quelques scories à corriger, l’acteur devenu petit prince du box-office décide, cinq ans plus tard, d’en réaliser un remake à sa sauce. Comprendre : une version plus classe, cette fois-ci aux Amériques, avec un casting quatre étoiles (Clive Owen, Matthias Schoenaerts, Marion Cotillard…) et surtout un coscénariste de prestige (James Gray, dont on se demande bien ce qu’il peut faire dans cette galère). Pour le reste, c’est exactement le même film : une banale histoire circa 1970 de rivalité et d’amour contrarié entre deux frères, l’un, flic à la morale infaillible et la moustache bien peignée, l’autre, voyou au grand cœur.

le souci Affrontements virils, jalousies familiales et dilemmes moraux : Blood Ties lorgne du côté de la grande fresque romanesque et puise dans la grammaire classique du polar. Mais le rêve américain de Guillaume Canet a ses limites, qui sont celles d’un bon élève, appliqué, propre sur lui, éternel petit copiste. Tout est à sa place ici : la photographie vintage, les décors d’époque, la soul-funk infligée à chaque séquence, les cols pelle à tarte, les personnages

de gangsters archétypaux et d’autres signes d’appartenance à la mythologie Scorsese. Il ne lui manque que l’essentiel, un point de vue, une idée sur le genre qu’il aborde, ou, à défaut, un peu de mise en scène. Car rien dans cette falsification de polar ne dépasse de la surface du plan, rien n’existe en dehors de la simple illustration publicitaire.

le symptôme On aurait tort cependant de nier à Guillaume Canet toute singularité. Il y a bien une signature identifiée chez l’auteur des Petits Mouchoirs, qui a ses obsessions (l’amitié entre hommes), ses perversions (faire pleurer Marion Cotillard, beaucoup) et sa lecture du monde, une forme de gentillesse naïve, de bienveillance un peu guimauve. Même lorsqu’il se frotte au genre rugueux du polar, qui exige une certaine cruauté, il ne peut pas s’empêcher d’arrondir les angles, de tempérer sa violence par quelques poussées de sensiblerie : ici une leçon de vie adressée à ses enfants par un père mourant, là une emphatique déclaration d’amour entre frères ou encore un dernier acte de sacrifice chevaleresque. C’est plus fort que lui : au Cap-Ferret comme dans le Bronx, chez les vacanciers comme chez les gangsters, la seule loi qui règne est celle de ce petit cœur qui bat.

En nombre de minutes, la durée minimum pour chaque nouveau film de Guillaume Canet.

1

Le nombre de scénarios médiocres écrits par James Gray.

1999

L’année de la publication du livre Deux frères – Flic & truand de Michel et Bruno Papet, les frangins rivaux in real life qui ont inspiré le film.

1 Le nombre de points communs entre Blood Ties et L’Apollonide de Bertrand Bonello : l’utilisation en BO du Bad Girl de Lee Moses.

1970 Décennie majeure pour Guillaume Canet, qui affirme dans le dossier de presse s’être inspiré sur ce film du cinéma de “Cassavetes, Schatzberg, Lumet, et autre Peckinpah”. Rien que ça.

Romain Blondeau

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circulez, y a rien à voir La Corée du Sud a validé un projet américain pour bâtir, à proximité de Séoul, une nouvelle tour. Grâce à une technologie astucieuse, le bâtiment de 450 mètres de haut sera invisible.

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elon un sondage personnel, non représentatif, l’invisibilité se place dans le top 3 des pouvoirs que l’on aimerait détenir, juste après la faculté de voler et celle de ralentir le temps. On a déjà l’avion pour la première, et le Scrabble pour la deuxième. Dernier chantier en date : la quête de l’invisibilité. On entend déjà parler depuis quelque temps de la cape d’invisibilité, capable de courber la lumière et de faire disparaître ce qui en est revêtu. En Corée du Sud, le gouvernement vient de valider le projet fou d’architectes américains : un gratte-ciel invisible. La Tower Infinity mesurera 450 mètres de haut et se classera sixième tour la plus haute du monde. Le bâtiment pourra surtout s’effacer à volonté du paysage. Le principe est assez évident : des caméras filment le panorama d’un côté de la façade et les images sont retransmises, en temps réel, sur la façade opposée. Les faces de la tour deviennent d’immenses écrans diffusant un film dont le scénario s’écrit en permanence derrière elles. Bien sûr, l’intrigue n’est pas palpitante, mais l’illusion sera totale. L’immense building disparaîtra. Etrange idée. Jusqu’à maintenant, les hommes crânaient en exhibant fièrement leurs gigantesques constructions. La fierté réside ici dans leur capacité à dissimuler. Comble de la vanité. Si l’idée fait des émules, New York ne sera bientôt plus qu’une plaine striée de rues perpendiculaires. Il faudra se prémunir des architectes charlatans qui montreront, contents d’eux, un terrain vierge en jurant y avoir bâti le plus beau et le plus grand des édifices. Certains guides touristiques appliqueront le procédé aux monuments déjà existants et réuniront la tour Eiffel, l’Arc de triomphe, le Centre Pompidou et le Taj Mahal sur le Champ-de-Mars, s’épargnant ainsi

des déplacements coûteux en temps, en argent et en efforts. Les touristes ravis pourront dire qu’ils y étaient et économiseront autant et les cartes postales ne montreront plus qu’un ciel vide et bleu. Seule la légende au dos permettra d’identifier le bâtiment. Cette quête dépassera l’immobilier et chacun voudra se cacher dans la transparence. Dans L’Homme invisible de H. G. Wells, Griffin donne libre cours à ses pulsions malfaisantes, étant le seul à se soustraire aux regards. Dans un monde où toute la population disparaît, le problème disparaît aussi – bien qu’il faille admettre que l’on se cogne plus la tête et qu’on a vite fait d’embrasser violemment un lampadaire, indétectable lui aussi. “Vivons heureux, vivons invisibles” sera la maxime de l’époque. Voitures, routes, avions, meubles, animaux, aliments : on ne supportera plus la vue de quoi que ce soit ou de quiconque et la Terre ne sera plus qu’une vaste étendue vide comme au premier jour. Mais ces rochers, ces vallées, ces rivières, quel mauvais goût ! Invisibles aussi ! Nous évoluerons alors dans l’horizon de l’espace intersidéral. Enfin, une fois l’univers lavé de toute impureté visuelle, l’homme se reposera et pourra contempler son œuvre perdue dans l’opacité de la transparence. Nicolas Carreau illustration Claire Le Meil

pour aller plus loin Le site de GDS Architects, le cabinet qui a conçu la Tower infinity. archinect.com/GDSARCHITECTS Sur cette vidéo, l’expérience d’invisibilité du scientifique singapourien Baile Zhang. www.lesinrocks.com

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où est le cool ?

Lubo Stacho

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

en Slovaquie, dans cet ancien échangeur thermique En Slovaquie, dans un des quartiers résidentiels de la ville de Kosice, un ancien échangeur thermique a été transformé en centre culturel et sportif. En restant fidèles à l’esprit industriel, les architectes ont donné naissance à un bâtiment très fonctionnel, aux spectaculaires formes angulaires. www.atriumstudio.sk

dans cette paire de tennis brodée Prix élevé mais beau projet : depuis 2002, les chaussures brodées à la main Twins for Peace sont produites au Cameroun en association avec la fondation Jean-Félicien Gacha. Les gains servent à financer des formations et études supérieures pour les populations locales. www.fondationgacha.org, www.twinsforpeace.com 34 les inrockuptibles 30.10.2013

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sur ce vase Formafantasma

chez les Filles à Papa A mi-chemin entre sportswear américain, élégance plus européenne et culture punk, les deux frangines Carol et Sarah créent un vestiaire graphique, ample et structuré pour filles modernes et décomplexées.

A quoi ressembleraient nos objets si le pétrole n’avait pas été découvert ? Les deux designers hollandais de Formafantasma répondent avec Botanica, une série qui tente de redécouvrir les possibilités offertes par des matériaux réalisés à partir de molécules animales ou végétales. www.formafantasma.com

www.fillesapapa.com

à toutes les pages de Wilder magazine Chefs, jardiniers, architectes, artistes et écrivains viennent nourrir le sommaire de ce superbe trimestriel consacré à mère nature. wilderquarterly.com

Gregory Derkenne

plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com

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vous n’y échapperez pas

le harnais de ville Pourquoi craquer pour un it-bag quand on peut s’offrir un harnais ?

Régis Colin/Nowfashion

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elga a un rencard en ville. Elle enfile des bas à dentelle, des sandales fleuries et son harnais préféré, le rose pâle – quoi de mieux pour paraître à la fois timorée et discrètement olé olé ? Cette pièce de cuir couture, qui lui couvre le visage, lui encercle la gorge et les hanches, c’est la créatrice de corsets bondage Zana Bayne qui la signe. Et si ses designs peuvent évoquer Madonna à sa période Sex ou les photographies de Nobuyoshi Araki, ils se démarquent d’une toute autre façon. Ce sont des objets de mode pensés pour des apparitions publiques. Des créations commercialisables, qui racontent un quotidien décomplexé, où colliers de chien et fouets de poche viennent remplacer les it-bags d’antan. Qui nous rappellent que la vie est pleine de plaisirs ambigus, et que nous, maîtres décadents de notre sexualité, aimons bien nous faire attacher après le bureau. C’est pour ça que Zana Bayne collabore avec des marques branchées américaines telles que Prabal Gurung ou Sally Lapointe. Que le créateur israélo-britannique Ilya Fleet et ses masques spécial fétichisme bestial apparaissent principalement dans des éditos de magazines de mode. Depuis le hit de Fifty Shades of Grey, qui démocratise un intérêt pour le SM (on aura rarement vu des femmes de toutes générations et milieux lire un livre de zizi, l’œil moite, dans les transports en commun), le rideau est levé sur cette pratique de la frange. Catherine Robbe-Grillet publie ses confessions hot, Madonna vend son soutien-gorge (i)conique en cuir aux enchères pour une petite fortune, et la mode rapplique. La top Mariacarla

Boscono apparaît dans la campagne Givenchy avec un collier à loquet, Pucci ou Alexander McQueen laissent entrevoir des harnais sous de sages chemises, Prada d’épais soutiens-gorge noirs sur des robes. Le cuir libère, vous diront les adeptes. Il permet une sexualité expérimentale, qui crée un univers de fantasme très visuel, bien loin d’une fonctionnalité reproductive. Il permet un érotisme assumé et à la porteuse du harnais de s’imposer comme créature désirante et désirée. Paradoxalement, un collier ou harnais de cuir est aussi, pour les experts, le signe de reconnaissance d’un “slave” (ou “soumis”), pour son rappel à une laisse de chien. Attention donc, métaphore à manier avec précaution. Alice Pfeiffer

ça va, ça vient : les lunettes de soleil dans la pénombre

1960 Marcello Mastroianni fait frémir des générations de femmes et pas seulement grâce à sa symétrie faciale irréprochable. Son regard, seul point d’interaction et d’émotion, est barré de lunettes qu’il garde de jour comme de nuit, laissant libre cours à l’imagination de chaque rencontre. Marcello homme mystère, Marcello homme de pierre.

2009 Les montures épaisses d’Anna Wintour révèlent et renforcent à elles seules l’univers impénétrable et élitiste de la mode. A mi-chemin entre Audrey Hepburn et Bernadette Chirac, elle confirme qu’elle est inabordable tant socialement que stylistiquement. Ses émotions ne concernent pas le commun des mortels. Tant pis.

2013 Depuis son clip Boyfriend en 2012, Justin Bieber est le petit ami fantasmé des jeunes filles en fleurs, qui pioche tantôt dans les codes des crooners, tantôt dans ceux des minets. Ses lunettes lui permettent aussi de confirmer son quotidien de star incognito. Ses pupilles à nu dévoileraient un regard de Bambi apeuré, auquel il manque l’essentiel : l’expérience. A. P.

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Félix Vigné

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Encore par Serge Kaganski

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ans un resto, l’essentiel est-il le contenu de l’assiette ? Une déco sert-elle à masquer la banalité de la cuisine ? Ou l’ensemble bouffe-décoatmosphère doit-il s’harmoniser pour une expérience totale ? On se posait ces questions en entrant chez Encore, lieu qui décline tous les signes de la déco néobistrotière : sol en béton brut, tables-tréteaux, chaises de brocante dépareillées, lampes d’usine, portes-fenêtres-verrière… Notre pointe d’agacement face à ce panurgisme de la nouvelle tendance se dissout dans la jolie tenue de l’assiette. La formule déjeuner (25 ou 30 €) envoie d’abord ce jour-là une épure de gambas aux navets : les bestioles se décortiquent aisément grâce à une cuisson parfaite alors que les légumes al dente délaissent, pour une fois, les usuels canard ou pot-au-feu et apportent du croquant à la chair crustacée. Ensuite, le ragoût d’agneau à la livèche nous a semblé plus classique malgré la touche d’exotisme du hakusai, le chou japonais, qui éclairait le plat d’un rayon de Soleil-Levant, rappelant

ainsi les origines du chef Yoshi Morie. Mais la viande était goûteuse, pas grasse, quasiment confiturée après avoir mijoté longtemps dans son jus. Avec un verre de côtes-durhône Galets d’Estézargues épicé et bien rond (4,50 €), ça glissait bien. Le dessert ne payait pas de mine : une demi-pêche pochée faisait trempette dans un petit bain de gelée à la verveine et de glace vanille. Mais un peu de gelée dans la cuillère provoque une explosion en bouche, ajoutant une belle et franche note acidulée à la douceur sucrée du fruit. Pour une fois que la verveine n’est pas qu’une promesse évanescente dont l’arôme délicat se noie dans le sucre mais un ingrédient qui dialogue d’égal à égal avec ses partenaires… Parfait pour clore l’affaire sur une note de fraîcheur et attaquer l’après-midi avec entrain. A la question d’ouverture, je réponds que ce jour-là, l’essentiel était l’assiette. Encore de midi à 14 h (sauf lundi et samedi) et de 19 h 30 à 21 h 30, fermé le dimanche, 25-30 € le midi, 50-70 € le soir, 43, rue Richer, Paris IXe, tél. 01 72 60 97 72 30.10.2013 les inrockuptibles 37

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“ma vraie ambition est de spectaculariser la culture” Depuis la rentrée, Salut les Terriens ! de Thierry Ardisson est devenue l’émission la plus regardée de Canal+. Entretien avec l’homme en noir, histoire de comprendre sa longévité dans un PAF avec lequel il n’est pas toujours tendre. par David Doucet et Pierre Siankowski photo Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles



n cette rentrée télé, on a beaucoup parlé du Grand Journal d’Antoine de Caunes, de la purge access prime time de Sophia Aram, des bonnes performances de Cyril Hanouna, du Before de Thomas Thouroude, de la Clique de Mouloud Achour ou du Tube de Daphné Bürki. On a moins parlé de Salut les Terriens ! et c’est normal : l’émission du “man in black” de la télévision française, Thierry Ardisson, est installée depuis novembre 2006, en clair, sur la chaîne cryptée. Viré du service public, il avait trouvé refuge ici. L’émission a mis du temps à démarrer et Ardisson, connu pour ses sorties, ses concepts à la pelle, s’était mis à rouler au diesel. On s’était habitué. Aux vannes de Stéphane Guillon puis à celles (bien meilleures) de Gaspard Proust. On voyait Ardisson mélanger les invités avec sa science habituelle : un acteur ou une actrice, un mec marrant, un politique, et si possible une émigrée albanaise devenue juge d’instruction (le côté “témoignage”, qui a pris plus d’ampleur depuis le mois de septembre). Jusqu’à cette rentrée 2013 où SLT, comme on dit, a mis un sacré coup de tatane dans les audiences de Canal+.

Le 28 septembre, l’émission rassemblait près de 1,5 million de téléspectateurs et 8,3 % de parts de marché. Miracle du poste, résurrection, retour aux valeurs sûres ? C’est le moment d’aller debriefer tout ça chez Thierry Ardisson himself : 64 ans, presque trente de téloche et des audiences reboostées. L’occasion aussi de passer en revue les troupes du PAF, en compagnie d’un homme affûté. Magnéto, Serge. Les audiences de Salut les Terriens ! sont les meilleures de Canal+, as-tu l’impression qu’Ardisson est devenu une valeur refuge à la télévision ? Thierry Ardisson – A force d’être là, même les téléspectateurs les plus irréductibles se rendent ! (rires) C’est parce que j’aime toujours faire mon travail. Et puis, j’ai changé aussi. Avant, je disais frontalement au chanteur d’Indochine : “Ça te fait pas chier de chanter faux !” ou à Gainsbourg : “Avec tout ce que tu t’envoies, t’avais pas peur que le petit Lulu soit un peu mongolo ?” ou bien encore à Bécaud : “Tu es quand même le seul mec que je connaisse qui arrive à vivre avec deux femmes sous son toit !” Aujourd’hui, je suis un peu plus roué, un peu plus drôle. 30.10.2013 les inrockuptibles 39

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“j’aurai 65 ans à Noël, je ne vais pas me mettre une plume dans le cul. C’est une question de décence” Dans les années 80, tu incarnais la provocation à la télévision. Où est passée la transgression ? Quand je suis arrivé à la télé, en 1985, le discours était assez formaté. Je pense qu’avec Dechavanne, on a décoincé tout ça, en parlant de cul, de drogue, de tout avec les mots de tous les jours. Je trouve qu’à l’époque, il y avait une certaine grandeur à dire “couille” ou “enculé” à la télévision ! (rires) Aujourd’hui, le boulot a été fait. Alors que des filles comme Zahia ou Nabilla deviennent des stars nationales, je pense que la provocation n’est plus là. Confronter Copé à une femme voilée, montrer un paysan au bord du suicide, ou présenter une Rom parfaitement assimilée, je trouve ça plus provocateur que les plaisanteries que je faisais avec Baffie ! Mais tes premières émissions n’ont jamais dépassé la barre des 100 numéros ! A l’époque, j’avais un gros défaut : j’avais tellement d’idées que j’arrêtais de moi-même mes émissions pour en faire d’autres ! Lunettes noires pour nuits blanches, je l’ai arrêtée de moi-même, sinon ça continuerait encore ! Le CSA m’a fait arrêter Double jeu, mais j’ai aussitôt lancé Ardimat ! Après, j’ai compris que plutôt que de faire table rase à chaque fois, il valait mieux faire évoluer les émissions. C’est ce que j’ai fait avec Tout le monde en parle. Pareil pour Salut les Terriens ! Il semblerait que ceux qui tiennent la télévision aujourd’hui – Ruquier, Drucker, toi – sont les mêmes qu’hier. Y a-t-il une difficulté à confier l’access prime time à une nouvelle génération ? C’est vrai qu’il n’y a pas eu de renouvellement des animateurs, mais s’il y avait aujourd’hui un mec de 40 ans énorme, il aurait son émission. D’ailleurs, Hanouna est phénoménal et il y est ! Finalement, le problème est qu’il n’y a pas eu de nouvelle génération pour prendre le relais. Il y a eu Fogiel, désormais à la radio, et Cauet, qui ne fait plus grand-chose. Le second problème est qu’aujourd’hui si tu ne fais pas 50 % de parts de marché dans la demi-heure, tu es viré. C’est une bonne idée de mettre Antoine de Caunes dans une émission qui a appartenu à Denisot ? Je n’aurais pas fait ça, mais un truc complètement différent. Je n’aurais pas appelé ça Le Grand Journal. Si déception il y a eu, c’est qu’à l’instar du générique, aucun changement n’est apparu clairement au démarrage sinon le remplacement de Denisot par de Caunes. Penses-tu qu’il va réussir à redresser les audiences de l’émission ? Oui, il est en train de le faire ! Quand j’ai commencé Salut les Terriens !, j’ai ramé pendant deux ans, c’était pourri. Après le succès de Tout le monde en parle, c’était difficile de redémarrer, je ne savais plus quoi faire. Rodolphe Belmer (directeur général de Canal+ – ndlr) ne voulait plus que je travaille avec Baffie.

Je me retrouvais tout seul. Je disais à Belmer : “Mais qui va faire les vannes ?” Il me répondait : “Toi” Je lui répondais que je n’étais pas comédien. Il me retorquait : “Tu as de bons auteurs, tu n’as qu’à apprendre à vendre les vannes !” Bref, j’ai mis deux ans à trouver le bon ton. Antoine, il n’a jamais fait ce boulot d’animateur de talk. Je pense qu’il lui faudra peut-être un peu de temps pour s’y faire. Mais il y arrivera très bien ! Tu incarnes plus un personnage institutionnel du PAF qu’un animateur qui veut encore révolutionner les codes… C’est normal, j’aurai 65 ans à Noël, je ne vais pas me mettre une plume dans le cul. C’est une question de décence. Mais j’ai toujours fait ce que j’ai voulu. Canal ne m’impose rien. Au bout des deux premières années de SLT, la chaîne était déçue des audiences et de l’image de l’émission. Je suis allé voir Belmer et je lui ai dit : “Laisse-moi encore une année, si ça ne se passe pas bien, tant pis, je m’en irai sans rien dire.” L’avantage de la télévision, c’est que tu peux corriger les défauts toutes les semaines. Au départ, le casting était très Tout le monde en parle, c’est-à-dire un peu people, un peu Madame de Fontenay. Avec Stéphane Simon (producteur de Salut les Terriens !  –ndlr), on a donc décidé de faire une émission avec plus de fond. On a pris ce risque et ça a payé car les émissions en face étaient divertissantes. Il y a quelque temps, Maxime Saada, l’un des dirigeants de Canal+, m’a dit : “Tu es mon pôle de stabilité.” J’étais provocateur dans les années 80, je suis aujourd’hui un “pôle de stabilité” sur une chaîne payante ! (rires) Tu as été le promoteur du mélange des genres à la télévision, notamment avec Tout le monde en parle. Ce type d’écriture télévisuelle ne s’est-il pas banalisé ? J’ai toujours pensé que les gens ne se réunissent plus sur la place du village, mais devant leur télévision. Il faut donc des émissions agora, forum, où tout le monde participe. J’ai été le promoteur du dîner de têtes : une pute et un archevêque. Je n’en changerai pas. Et je pense que Le Grand Journal était plus intéressant à l’époque où Ségolène Royal rencontrait Jamel Debbouze. Le mélange des genres permet de casser les interviews promotionnelles et ramène tout le monde à ce qu’il est. Ne touches-tu pas aux limites de ce concept quand tu as sur le même plateau Nicolas Bedos qui fait des vannes et Marine Le Pen ? Oui, c’est vrai. Mais on ne peut pas ne pas inviter Marine Le Pen. Aujourd’hui, le Front national est habilement entré dans la société médiatique. Je ne suis pas dupe du FN, mais on est obligé de leur donner la parole au même titre que les autres. Je ne suis militant de rien. Laurent Ruquier a été militant une fois en 2007 en défendant Ségolène Royal dans On a tout essayé et l’émission a chuté.

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d’un plateau l’autre Descente de police (1985) Ardisson importe sur TF1 un concept qu’il a vendu à Rock & Folk. Il joue au keuf avec son acolyte Jean-Luc Maître et livre des interviews ultramusclées. L’émission s’arrête à la suite d’une protestation de Karen Cheryl.

Bains de minuit (1987-1988) Ardisson adore aller boire des coups aux Bains-Douches après ses émissions. Pourquoi ne pas les enregistrer là-bas, pour Antenne 2 ? Un petit coup de branchitude dans le poste et des invités de haut standing (Jean-Luc Godard et Anna Karina, Francis Bacon).

Lunettes noires pour nuit blanches (1988-1990) Ardisson quitte les Bains pour le Palace puis le Shéhérazade. Sur le même principe d’interviews, et toujours sur la 2, il change de braquet et offre des entretiens mythiques : Béatrice Dalle, Gainsbourg, Philippe Léotard… C’est le début des interviews-concepts de l’homme en noir.

Paris dernière (1995-1997) Déambulations dans Paris, interviews de stars, de personnalités de la night, de mecs de la rue et de filles un peu coquines, Ardisson traverse les nuits parisiennes en caméra subjective pour Paris Première et offre un bijou de télé à Frédéric Taddeï, Xavier de Moulins, Philippe Besson et aujourd’hui François Simon.

Rive droite/Rive gauche (1997-2004) Toujours sur Paris Première, émission culturelle de très haute tenue pour Ardisson, qui fait défiler les critiques. En vedettes : Frédéric Beigbeder pour les livres, Elisabeth Quin pour le ciné, Philippe Tesson pour le théâtre et Arnaud Viviant.

Tout le monde en parle (1998-2006) Deuxième partie de soirée et mélange des genres réussi. Dans Tout le monde en parle, on croise aussi bien Bret Easton Ellis, Arielle Dombasle que Donovan. Ardisson crée des moments de télé inoubliables et ouvre un boulevard à Baffie et ses snipes de génie.

Salut les Terriens ! (2006-) Lourdé du service public, Ardisson arrive sur Canal+ et s’installe progressivement sur la chaîne cryptée. Invités moins tape-à-l’œil, questions et humour plus calibrés, gags de Guillon puis de Gaspard Proust, l’émission trouve son rythme et devient la plus grosse audience de Canal+ à la rentrée 2013.

Qu’as-tu pensé des reproches adressés par Patrick Cohen à Frédéric Taddeï à propos de ses invitations répétées à Soral, Nabe, Dieudonné… ?  Je pense que, sur le fond, Taddeï a raison, il faut savoir inviter des gens qui ne font pas partie de l’idéologie dominante, surtout sur le service public. J’ai souvent reçu des infréquentables jusqu’au moment où ils prennent des positions indéfendables. Donc je n’inviterai plus Dieudonné, Soral et consorts. Canal+ est devenue ta chaîne ? Oui, mais ça n’a pas été évident car Canal, c’est une secte ! Quand je suis arrivé, on me regardait de manière un peu snob. Au départ, on faisait 750 000 téléspectateurs et là maintenant, nous sommes à 1,5 million ! On a doublé l’audience ! Je ne vais pas bouder mon plaisir. Là, j’ai eu des propositions de Philippe Vilamitjana (ex-directeur de l’antenne et des programmes de France 2 – ndlr) pour retourner sur France 2 et faire l’access, je peux te dire que je n’ai pas donné suite (rires) ! Tes relations avec Laurent Ruquier se sont-elles apaisées ? Il y a eu parfois de l’agacement entre nous, mais ça n’est jamais allé bien loin. Lorsque Patrick de Carolis m’a viré de France 2, j’ai réfléchi à mon remplaçant car il n’était pas question que Catherine Barma perde aussi son boulot de productrice. On avait pensé à Stéphane Bern, mais son producteur historique le lui a interdit… Il s’en est bouffé les couilles mille fois depuis ! On a ensuite songé à Ruquier. Catherine m’a dit : “Oui, mais on fait déjà une quotidienne avec lui, On a tout essayé, c’est impossible.” Sauf que le Laurent, c’est une bête et il a réussi. Il ne peut donc pas y avoir de problèmes avec lui, car c’est moi qui l’ai installé à ma place. Que penses-tu du nouveau dispositif de l’émission avec Aymeric Caron et Natacha Polony ? La même chose qu’avec Eric Zemmour et Eric Naulleau. Je serais très humilié d’avoir besoin de quelqu’un pour poser des questions à ma place. Que ce soit pour interviewer des politiques comme Jean-Michel Aphatie au Grand Journal ou pour dire du mal, comme Aymeric Caron chez Ruquier. Moi, je fais tout moi-même. Je considère que l’animateur, au prix où il est payé, peut être multifonction ! A quel type d’émission aspirerais-tu ? J’aimerais bien que Salut les Terriens ! soit plus longue et que la demi-heure occupée actuellement par Made in Groland nous revienne. Ça me permettrait d’inviter des gens encore plus différents, de perdre du temps dans des conneries… Là, si je dis à un rappeur “fais-nous un truc avec l’orchestre”, je n’ai pas le temps de le diffuser ! Quand on revoit des émissions comme Descente de police, on se dit que la télévision serait incapable de reproduire ce genre de programmes. Comment l’expliques-tu ? Il faut savoir qu’à une époque, c’était vachement important pour les vedettes de passer à la télé. Aujourd’hui, les invités sont devenus très exigeants.

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“descendre un grand escalier avec des girls pour interviewer Michel Houellebecq en bas ! Champs-Elysées avec les invités de Pivot” Ils ont des services de presse très pros. Descente de police n’entrerait dans aucune stratégie de com. On malmenait les invités façon interrogatoire de police. Le chanteur Yves Simon, on lui a cassé deux côtes ! On lui disait : “Tu vas parler, connard”, en lui enfonçant la tête dans une baignoire. Karen Cheryl s’est ouvert un doigt en se protégeant d’un tesson de Kro que je brandissais ! Bref, c’était musclé. On n’en a fait que six. C’est quoi, un bon animateur ? Un animateur, ce n’est pas quelqu’un qui vient d’une classe sociale trop élevée, sinon les téléspectateurs le ressentent. Il ne faut pas, a contrario, que ce soit le lumpenproletariat non plus. La “deep France” façon Cauet aura toujours du mal à discuter avec les intellos. Y a-t-il des animateurs d’avenir ? Cyril Hanouna est phénoménal ! C’est comme un mec qui fait du breakdance. C’est une personnalité exceptionnelle pour de l’entertainment pur. Yann Barthès est génial ! Ensuite, il y a de jeunes espoirs qui vont monter. Thomas Thouroude y arrivera. Il est dans l’incubateur Canal. Il a une émission où il n’y a pas d’enjeux. Il est cool. Il faut qu’il se forme.

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Maïtena Biraben, c’est quelqu’un que j’ai découvert sur la TSR et que j’ai fait venir en France. Je l’ai débauchée, elle ne m’a jamais rapporté un centime, mais tant pis (rires). Que penses-tu d’Alessandra Sublet ? Sublet a une qualité : elle rigole, elle est sympa. Ce qui m’a choqué, c’est qu’elle se vante de son inculture sur la chaîne du savoir. Je trouve que c’est un comble quand tu sais ce que coûte France 5 chaque année au contribuable et que tu as une animatrice qui ne sait pas quand a commencé la Seconde Guerre mondiale ! Elle a fait une erreur monumentale en quittant C à vous. Tu ne quittes pas une émission quotidienne qui marche pour aller faire Fréquenstar chez Carole Bouquet ! Tu as le sentiment de maîtriser “l’écriture Ardisson ?” C’est plus évident, je me pose moins de questions. Cet été, j’ai remis un coup de gaz. Début août, j’ai envoyé une note de dix pages à mes équipes. Ils se sont dit : “Cette année, il commence à nous faire chier de bonne heure !” J’avais envie d’y retourner. L’arrivée d’Hanouna, de De Caunes, tout cela m’a boosté. Le fait d’être obligé de vendre des vannes m’oblige à m’améliorer.

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“peut-être que dans cinq ans, on regardera mes émissions sur la télévision connectée, mais je crois que les gens auront toujours besoin d’une agora, d’un forum” Je suis bien meilleur animateur que dans Tout le monde en parle où je lisais mes fiches et Baffie faisait les vannes. Là, je suis obligé de faire les deux. Tu avais des invités qui te plaisaient plus que d ’autres ? Je pouvais davantage me faire plaisir dans le choix des invités. Le jour où on a eu Donovan sur le plateau, Catherine Barma m’a dit : “C’est qui ?” Je lui ai répondu : “Ecoute, fais pas chier, c’est Donovan.” En plateau, on a commencé à écouter un best-of de ses chansons, ça a duré vingt minutes ! Là, c’est différent, il est 19 h. Les gens reviennent de chez Mammouth, ils défont les paquets, il y a le môme qui hurle. “Oui, on va te donner à manger, arrête un peu, je regarde ! Qu’est-ce qu’il a dit, Ardisson ?” Quand tu es à 23 heures, les téléspectateurs sont sous leur couette, tu peux les embarquer dans des histoires, tu peux leur faire découvrir des gens. On dit que tu as participé à la déconsidération des hommes politiques… Je n’ai fait que constater la déconsidération dont ils étaient victimes. Ils n’ont pas eu besoin de moi pour se déconsidérer. Quand tu voyais Léotard qui chantait Méditerranée ou Jospin Les Feuilles mortes chez Drucker ou Sébastien, tout était dit. Ça a parfois été tendu, comme avec Balladur…  Durant une semaine, son staff m’a appelé avant l’émission pour ne pas évoquer le fait qu’il soit turc. Je ne voyais pas le déshonneur là-dedans. Il arrive sur le plateau et là, évidemment, je lui balance : “Vous êtes turc, Salomon ?” Je le vois très énervé. Le lendemain matin, il m’appelle : “Voilà, c’est Edouard Balladur, je ne suis pas turc et si vous venez à mon bureau, je vous prouverai que je ne le suis pas.” Je lui réponds : “Nous ne sommes pas à l’époque de Xavier Vallat, ça n’importe pas.” Il voulait couper. Il insiste. Michelle Cotta, super-patronne de France 2, m’a dit : “T’inquiète, je m’en occupe.” L’émission passe. Un jour, je bouffe avec Charles Villeneuve et il m’interroge sur le fait que je ne sois jamais allé sur TF1. Je lui réponds : “Sur TF1, Edouard Balladur aurait appelé Martin Bouygues qui aurait appelé Patrick Le Lay qui aurait appelé Etienne Mougeotte et on m’aurait demandé de couper. Au moins sur France 2, je suis tranquille.” Et Villeneuve me dit : “Mais non, Thierry, tu n’y connais rien. Balladur est arménien, mais il ne veut surtout pas que ça se sache.” Il fait partie de la communauté arménienne qui vivait à Izmir (Smyrne) et quand Atatürk a pris le pouvoir, les gens qui n’étaient pas turcs ont été contraints de partir. Je comprends donc pourquoi ça le gênait que je dise qu’il était turc, c’est comme si je disais à un Juif qu’il est palestinien.

Que penses-tu de la critique de la télévision dans la presse ? Les derniers qui ont fait de la critique télé étaient Marie-Eve Chamard et Philippe Kieffer. Aujourd’hui, à Libé, il y a Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, mais c’est dans l’ironie, le LOL, ce n’est jamais vraiment sérieux. Ils ont un tel mépris pour la télévision qu’ils n’en parlent jamais conséquemment. Je pense que l’absence de critique a ouvert la voie au règne du quantitatif. Quand on parle de l’émission d’Hanouna, on ne demande pas si elle est bien, on dit elle fait 1 million ! Aujourd’hui, c’est Ozap et Morandini qui traitent de la télé, mais sous le prisme du buzz. La presse a baissé les bras. L’avenir de la télévision va-t-il être bousculé par le web ? Internet va changer beaucoup de choses, mais pas le désir des gens de communier ensemble devant un programme. D’ailleurs, la durée d’écoute de la télé n’a pas baissé, mais augmenté avec l’émergence d’internet. Peut-être que dans cinq ans, on regardera mes émissions sur la télévision connectée, mais je crois que les gens auront toujours besoin d’une agora, d’un forum. Qu’est-ce qui manque à la télévision aujourd’hui ? A la télévision, il fut un temps où il y avait des géomètres et des saltimbanques. Aujourd’hui, il n’y a plus que des géomètres qui calculent l’audience… Avant, les chaînes étaient demandeuses de nouveaux concepts, aujourd’hui elles les achètent à l’étranger. On avait des directeurs de création comme Alain de Greef ou Marie-France Brière… C’était avant… Ton graal à la télé ? Descendre un grand escalier avec des girls pour interviewer Michel Houellebecq en bas ! ChampsElysées avec les invités de Pivot. Réussir à faire un spectacle intelligent. Ma vraie ambition est de spectaculariser la culture. Je pense qu’on peut parler de tout aux gens à condition de le faire de manière intelligente et agréable. Taddeï, son émission ne marche pas car les gens ne comprennent pas ce qui se dit. Il ne fait pas l’effort de décrypter, de décoder. Quand tu es animateur, tu es l’interface entre les invités et le public. Mon plus beau souvenir de télé, c’est quand ma mère m’a appelé et m’a dit (il prend l’accent du Sud) : “Dis donc, il est vachement bien ce Tom Wolfe.” Ma mère, qui a 80 balais, à Bormesles-Mimosas, avait vu Wolfe dans Tout le monde en parle et l’avait trouvé intéressant parce que l’interview était claire. Moi, que Tom Wolfe pense que je suis intelligent ou pas, je m’en tape, c’est pas ça qui m’intéresse… Salut les Terriens ! tous les samedis, 19 h, Canal+

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le ciel pour limite Amputés de leur leader depuis l’an dernier, les Texans sensibles de Midlake étaient donnés pour morts. Leur quatrième album, réalisé dans l’urgence, est pourtant l’un des plus grands chocs de l’automne. Un petit miracle. par Christophe Conte

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uelqu’un manque à l’appel. Depuis  The Trials of Van Occupanther, fabuleux deuxième album qui les vit passer de l’ombre à la lumière en 2006, on a rencontré les Texans de Midlake quantité de fois, et immuablement Tim Smith et Eric Pulido en étaient les porte-voix. Tim apparaissait toujours comme le plus habité, justifiant son statut de leader et principal songwriter en monopolisant la parole pour expliquer la démarche souvent sophistiquée et tortueuse du groupe. Eric intervenait en contrepoint en tant qu’éternel lieutenant, rôle dont il assumait pleinement l’ingratitude en même temps que le charme effacé. Tout semblait bien réglé et propice à l’harmonie au sein de Midlake, au diapason d’une musique décantée au fil du temps avec une patience d’orfèvre et que l’on sentait protégée des usures et de toute agression, comme sanctuarisée par la sagesse et l’amitié. Las… Fin 2012, Tim Smith a annoncé qu’il quittait le navire, devenu trop lourd pour lui, et on sent bien aujourd’hui que ses camarades n’ont rien fait, bien au contraire, pour l’en dissuader. L’enregistrement de Seven Long Suns, l’album avorté qui devait succéder au très beau mais très déprimé The Courage of Others, a tourné au fiasco après avoir tourné en rond pendant près de deux ans. “Quelque chose gangrenait le groupe depuis un moment, explique Eric Pulido, qui occupe désormais la place du leader et s’accompagne pour les interviews du batteur McKenzie Smith. Il n’y avait aucune violence, plutôt une douleur diffuse partagée entre Tim et le reste du groupe. Beaucoup de gens ont été surpris par la tristesse qui émanait du précédent album, qui était certes due à l’influence du folk britannique mais aussi à l’état dans lequel nous nous trouvions à l’époque. On ne s’en est pas rendu compte sur le moment, mais la dépression de Tim avait fini par déteindre sur le reste du groupe.” 30.10.2013 les inrockuptibles 47

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Dépression, le mot est lâché avec prudence par Eric, qui prend soin de ne pas trop charger son ami de quinze ans et évoque pour l’expliquer “un mélange de problèmes personnels et artistiques” sans insister sur les premiers. “Tim en est arrivé à la conclusion que le groupe n’était plus en mesure de réaliser ce que lui avait envie de réaliser. Nous nous sommes retrouvés après la dernière tournée dans la ferme de Buffalo où nous avions enregistré The Courage of Others et rien d’intéressant n’a émergé. Ensuite, nous avons tenté une sorte d’électrochoc de la dernière chance en allant à Los Angeles dans le studio de Jonathan Wilson (leur collègue de label qui publie ces jours-ci un très puissant nouvel album – ndlr), mais malgré l’aide précieuse de Jonathan, personne n’était vraiment satisfait du résultat.” Dans un texte publié sur le site de son nouveau projet baptisé Harp, où il apparaît très chevelu et très barbu (jamais bon signe, ça), Tim Smith ne dit pas autre chose : “Pour moi ces enregistrements avaient l’air sans vie, usés, dépourvus d’émotion. J’avais l’impression de traîner les autres et ils éprouvaient la même chose de leur côté.” Avant que Tim ne décide de jeter définitivement l’éponge en novembre dernier, Eric lui suggère tout de même d’écrire des chansons pour un projet solo et de mettre le groupe en veille,

profitant également de cette situation bloquée pour écrire lui aussi en solitaire. En réalité, Pulido est déjà en train de bâtir autour de lui le nouveau son de Midlake, notamment lorsqu’il compose Provider, morceau qui deviendra le mètre étalon d’Antiphon, une fois le divorce avec Tim Smith consommé. “J’ai fait écouter Provider aux autres et, tout de suite, chacun a amené ses idées, la chanson a progressé en quelques heures plus qu’aucune autre au cours des sessions précédentes. L’énergie, la vitalité circulaient à nouveau à l’intérieur du groupe, et l’enregistrement d’Antiphon n’a pris que quelques mois.” Lorsqu’on leur parle de catharsis pour qualifier l’impression ressentie à l’écoute de ce quatrième album, Eric et McKenzie approuvent d’une seule voix, et on les sent fiers surtout d’avoir déjoué tous les pronostics. Outre son projet solo, on raconte que Tim Smith aurait aussi repris ses activités d’ornithologue, mais ce sont surtout les oiseaux de mauvais augure que son départ de Midlake aura fait piailler. Pour beaucoup, Midlake sans la plume majestueuse de Smith ne serait qu’un canard sans tête qui retournerait à coup sûr dans l’anonymat. A ceux-là, les cinq membres restants clouent le bec avec fermeté et panache. Sans savoir que le poète sophiste Antiphon, dans la Grèce antique, était un

thérapeute dont certaines des théories préfiguraient la psychanalyse, Midlake a choisi d’en faire l’emblème d’un album voulu comme un défi, aussi bien vis-à-vis de leur ancien chanteur qu’à l’adresse du monde extérieur : “Avant de nous rendre compte qu’il s’agissait d’un personnage, on connaissait le terme “antiphon” comme une réponse chorale dans les chants grégoriens. Cet album est ainsi notre réponse.” On aurait eu tort de sousestimer la capacité de ce groupe à rebondir, même si on n’imaginait pas que ce rebond les propulserait aussi haut vers les sommets, comme si, délestés d’un poids, ils n’avaient plus, selon l’expression de Pulido, que “le ciel pour limite”. A l’origine, Midlake était une formation de jazz créée par quelques étudiants de l’université de musique de Denton, Texas. Convertis à la pop par lassitude des cloisonnements d’une scène jazz trop résiduelle, ils ont conservé de leur première incarnation un sens naturel du collectif et un esprit d’aventure qui ressurgit ici de manière spectaculaire. Après un premier album en 2004 dans la veine de Grandaddy et autres Flaming Lips (Bamnan and Slivercork), puis un changement radical deux ans plus tard avec The Trials of Van Occupanther, inspiré notamment par le soft-rock seventies de Fleetwood Mac ou America, Midlake avait choisi en 2010 de virer à nouveau de cap pour aller s’installer, avec

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à l’origine, Midlake était une formation de jazz créée par quelques étudiants de l’université de musique de Denton, Texas

The Courage of Others, dans les bâtisses ensorcelées du folk britannique autrefois habitées par Fairport Convention, Pentangle ou le Jethro Tull des débuts. Malgré ces transformations successives, il existait toutefois une empreinte Midlake, reconnaissable d’un disque à l’autre, et que l’on retrouve miraculeusement intacte sur le nouveau. “Antiphon n’est en rien une rupture, il s’agit juste d’un chapitre nouveau de la même histoire, écrit un peu différemment mais dans le même esprit, précise McKenzie. Simplement, avant, Tim écrivait d’abord pour lui, alors que les nouveaux morceaux sont essentiellement tournés vers les autres.” La chanson-titre d’Antiphon, qui fut dévoilée il y a quelques mois, était une porte un brin étroite qui n’offrait qu’une vision partielle de la majesté de l’ensemble. Derrière cette façade orgueilleuse où les guitares enfiévrées grimpent tel du lierre autour de claviers millésimés Pink Floyd ’67, Midlake a élaboré ensuite de longues fresques qui s’inspirent tout autant du psychédélisme anglais, mais sans jamais donner l’impression d’un ravalement artificiel. Avec les deux volets de Provider, l’insurpassable The Old and the Young ou l’intense Vale, c’est carrément à un redéploiement des cartes et à une réinvention des lignes que l’on assiste, les yeux souvent écarquillés par

la splendeur du panorama. Exactement comme ils avaient procédé avec le soft-rock ou le british-folk, c’est en immersion totale et en même temps avec leur propre langage qu’ils investissent les territoires jadis occupés par Procol Harum ou les Moody Blues, en contournant la caserne des pompiers et en privilégiant les points de vue culminants comme les diagonales audacieuses, les lumières pâles de l’aurore (Aurora Gone) et les tombées de nuit menacées par l’orage (Ages). L’urgence dans laquelle a été réalisé l’album n’empêche pas son extrême raffinement, sa prodigieuse luxuriance, mais il demeure de cette course contre la montre quelque chose de tendu, d’épique, qui n’avait jamais été aussi palpable dans la musique cossue et tempérée de Midlake. “Nous n’aurions jamais fait ce disque si Tim était resté dans le groupe”, avance, presque désolé, Eric Pulido. Sur son site, Tim Smith souhaite bonne chance à ses camarades mais ne dévoile encore aucun de ses nouveaux titres. Leur dialogue à distance sera sans nul doute passionnant à observer. album Antiphon (Bella Union/ Cooperative/Pias)

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train d’enfer Maître d’œuvre de Memories of Murder, Mother et Host, le cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho réalise, avec Snowpiercer, un film d’action éblouissant sans jamais quitter l’espace clos d’un train lancé autour du monde. par Jean-Marc Lalanne, Romain Blondeau, Anne-Claire Norot et Théo Ribeton

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u’est donc venu faire Bong Joon-ho à Hollywood ? Quelle impérieuse nécessité pouvait conduire le Sud-Coréen à franchir les frontières pour une coproduction internationale, lui qui bénéficiait en son pays d’une totale liberté d’action après le succès de The Host ? Et surtout, son cinéma serait-il vraiment compatible avec l’industrie américaine, dont on sait combien elle peut être normative, hostile à toute forme de singularité ? Au terme des deux heures foisonnantes de l’expérience Snowpiercer – Le Transperceneige, la réponse est sans appel : Bong Joon-ho n’a rien cédé sur sa méthode, ni sur ses aspirations d’auteur. Mieux : il a radicalisé son geste, puisé dans cette nouvelle aventure transfrontalière la matière d’un blockbuster ambivalent, à la fois spectaculaire et politique, fédérateur et transgressif. Librement adapté d’une bande dessinée française, Le Transperceneige, de Jean-Marc Rochette et Jacques Lob, le film s’inscrit dans un futur dystopique où la planète a été dévastée par un cataclysme climatique (une nouvelle ère glaciaire) et où l’humanité survit à l’intérieur d’un train condamné à tourner sans fin autour du globe. Dans ce vaste monde ambulant, segmenté en différents espaces, règne une stricte hiérarchie de classes : les plus pauvres occupent la queue du convoi, tandis que les riches vivent dans l’opulence des wagons de tête sous les ordres d’un mentor baptisé Wilford. Mais la paix sociale est fragile, les inégalités trop criantes, et bientôt un homme mystérieux (Chris Evans) déclenche une révolution armée, entraînant les prolétaires à remonter un à un les compartiments pour réclamer justice. A partir de ce récit élémentaire, aux enjeux schématiques mais aux nombreuses ramifications secrètes, Bong Joon-ho édifie d’abord une pure expérience plastique guidée par les mouvements du train dont il exploite les infinies potentialités. Sans jamais quitter l’espace clos de sa machine de fer, reconstituée avec une belle minutie visuelle, le film adopte ainsi le rythme d’un crescendo affolant et déploie son action à la manière des jeux vidéo modernes dont il emprunte tous les codes : une progression par niveaux, à la fin desquels surgissent

Bong Joon-ho a radicalisé son geste, puisé dans cette nouvelle aventure transfrontalière la matière d’un blockbuster ambivalent, spectaculaire et politique, fédérateur et transgressif

toujours de nouveaux boss, une variation des points de vue et plus encore une interaction sensible avec son environnement. Qu’il passe sous un tunnel, provoquant une superbe chorégraphie de guerre nocturne, traverse un paysage enneigé ou tente de se frayer un chemin dans la roche, le train est soumis à une multitude d’épreuves qui sont autant de défis relevés par la mise en scène virtuose de Bong Joon-ho. Et dans cette forme évolutive qu’épouse le film, le cinéaste trouve aussi l’écrin idéal pour son goût des contrastes et des ruptures de ton, chaque nouvel espace visité par les héros prolétaires libérant un nouvel imaginaire. Le comique grotesque de certaines scènes (emportées par la fougue de Tilda Swinton) se heurte ainsi à la violence tragique du périple des rebelles, et le film maintient jusqu’à son terme cette oscillation détonnante entre plusieurs registres, plusieurs émotions. Léger et grave, il avance par saccades et suspensions (ainsi d’une belle scène de bataille interrompue par la célébration du nouvel an), déjouant les attentes avec un sens aigu de la rupture et dessinant une forme libre de blockbuster, affranchie des conventions du genre. Mais le vrai tour de force de Snowpiercer est ailleurs : il tient dans sa manière profondément retorse de mettre en scène une révolution populaire comme une dynamique tout à la fois juste et malade, une façon de prendre à rebours les figures héroïques du cinéma hollywoodien. Chez Bong Joon-ho, qui a sûrement retenu la leçon de Paul Verhoeven, la révolte est un mécanisme ambigu et l’individualisme précède toujours l’héroïsme. A mesure que le film progresse se dévoilent ainsi la vraie nature et les ambitions secrètes de ses leaders guidant le peuple : tel personnage tentant de réparer un passé trouble (Chris Evans, qui échange la cape de Captain America pour un rôle d’émeutier – on notera l’ironie), tel autre carburant à son addiction pour la drogue. La révolution elle-même n’est ici qu’une chimère, une manipulation intégrée au système. Elle est un des rouages de l’Etat totalitaire, un mensonge auquel seule peut encore résister la force innocente de la jeunesse. C’est l’ultime et déchirant sursaut lumineux d’un grand film tourmenté, une hypothèse de salut au cœur de ses ténèbres nihilistes. Romain Blondeau Snowpiercer – Le Transperceneige de Bong Joon-ho, avec Chris Evans, Ed Harris, Tilda Swinton, Jamie Bell, Luke Pasqualino (Corée du Sud., E.-U., Fr., 2013, 2 h 05)

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Paris, septembre 2013

“toucher des zones taboues et sacrées” Retour, en sa compagnie, sur le parcours du cinéaste de genre le plus virtuose (tous continents confondus) apparu depuis ce début de millénaire. photo Rémy Artiges pour Les Inrockuptibles

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orsque nous le rejoignons sur son canapé, Bong Joon-ho regarde avec une nuance de tristesse le grand aquarium qui borde le salon de son hôtel parisien. On l’interroge sur cette soudaine mélancolie et il murmure qu’il trouve ça bien cruel de traiter des animaux comme un élément de décoration, qu’il n’aime pas voir les poissons dans un bocal. A voir Snowpiercer, son ébouriffant dernier film, on ne l’aurait pas cru si sensible, puisque ce sont les derniers êtres 30.10.2013 les inrockuptibles 53

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Memories of Murder (2003)

de l’humanité qu’il enserre dans un piège de métal et de verre, fendant une planète retournée à l’ère glaciaire. Et, du labyrinthique thriller Memories of Murder (2003) – une enquête-fleuve toujours irrésolue lorsque le film se clôt – aux carnages de The Host (2006) et son monstre glouton, la cruauté structure la vision du monde à l’œuvre dans ses récits. Une fois son attention détournée des poissons, conversation avec un cinéaste fougueux et volubile. Quand vous avez découvert le roman graphique Le Transperceneige, qu’est-ce qui vous a semblé appropriable par votre cinéma ? Bong Joon-ho – J’ai surtout aimé le contraste entre d’un côté l’entassement à l’intérieur, le grouillement de vies en trop grand nombre, et de l’autre, à l’extérieur, l’immensité désertique et glacée où rien n’a survécu. Ça m’a paru un sujet parfait pour moi. Comment mettre en scène l’espace d’un t rain ? Par rapport à l’avion ou au sous-marin, le train est un espace exceptionnel. Des espaces longs et étroits, il y en a plein et tous ne sont pas intéressants. Le train a ceci de particulier qu’il a l’air vivant. C’est un corps serpentin, et j’ai accentué ce côté vertébral de l’assemblage

des wagons. Et puis le fait qu’un train arpente à la fois des tunnels et des espaces largement visibles par des hublots permet de belles alternances dramatiques entre la lumière et l’obscurité, l’ouvert et le fermé. Et puis, tout à coup, le train traverse un pont et là, on a l’impression de s’envoler dans les airs. Je voulais que le film additionne cette variété de sensations procurées par les trains. Enfin, le dispositif permettait d’entrelacer trois mouvements : celui du train ; celui des rebelles qui avancent wagon par wagon ; celui de la caméra qui tantôt les précède, tantôt semble plonger sur eux, grâce à des dollies sur rails glissant au plafond. J’ai essayé d’épuiser toutes les façons de filmer l’intérieur d’un train. D’ailleurs, s’il y a un Snowpiercer 2, il faudra un autre réalisateur, parce que moi j’ai tout donné. Il ne me reste plus une idée. (rires) Le train permet aussi d’horizontaliser un sujet souvent figuré par des métaphores verticales : la lutte des classes. Dans Titanic, par exemple, le conflit social oppose le bas (la cale, le peuple) et le haut (le ponton, la haute société). Ici, ça se joue entre la tête et la queue. C’est vrai que dans le langage, on représente presque toujours les classes sociales de façon verticale : on parle

d’ascension sociale, de chute… En revanche, dans la vie, les classes sont souvent compartimentées de façon horizontale, notamment dans les moyens de transports : les avions, les trains… La conquête vers l’égalité n’est pas ici une escalade mais une avancée. Et j’ai voulu radicaliser le sentiment de marche avant en filmant le personnage de Chris Evans traversant systématiquement le cadre de la gauche vers la droite – de la queue vers la tête. Il n’y a pas un plan dans le film, lorsqu’il avance, où on voit son autre profil. Jusqu’au moment où il rencontre enfin Wilford, le grand manitou, dans la salle des machines. Celui-ci le prend par l’épaule et le fait tourner à 180 degrés et là, il s’effondre psychiquement. Je voulais que ce trajet mental soit lisible physiquement dans l’espace. Vous avez tourné un thriller (Memories of Murder), un film de monstre (The Host), maintenant un film d’apocalypse… Le cinéma de genre, c’est le cœur de votre cinéphilie, non ? Oui, c’est mon péché mignon. Comme spectateur, c’est le cinéma qui m’excite le plus. Mais comme cinéaste, j’éprouve le besoin de tordre les règles du genre. Une façon de se détacher de ces règles, c’est d’inventer des personnages trop faillibles

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“comme spectateur, c’est le cinéma de genre qui m’excite le plus. Mais comme cinéaste, j’éprouve le besoin d’en tordre les règles”

The Host (2006)

Mother (2009)

pour capturer le tueur d’un thriller, combattre un monstre ou survivre à l’apocalypse… En effet, mes héros ne sont vraiment pas des superhéros. (rires) Construire des récits autour de losers – un flic incompétent chargé d’une enquête, un père un peu abruti face à un monstre redoutable – ramène de l’imprévu dans le chemin balisé de la fiction de genre où le personnage principal finit toujours par s’acquitter de sa mission. Dans mes films, ce n’est jamais certain. Curtis (Chris Evans) n’est pas un héros positif classique. Il est écrasé par la culpabilité et la honte… Chris Evans apparaît en effet aux antipodes de son rôle dans Captain America. En revanche, Danny Boyle l’avait utilisé de façon assez proche dans son film de SF Sunshine… Tout à fait. Je me méfiais d’ailleurs de son physique de footballeur américain, de sa notoriété en Captain America… Et c’est en effet en le découvrant dans Sunshine qu’il m’a semblé parfait pour le rôle. Les horribles histoires d’anthropophagie, de bébés qu’on dévore, sont-elles dans la BD ? Non, bien sûr. Je les ai apportées avec moi. (rires) La scène dont vous parlez est la raison d’être du film. Je voulais aller

jusqu’au cannibalisme, toucher des zones à la fois taboues et sacrées. Par ailleurs, même si pour moi on aborde là le registre de mythes fondateurs, le cannibalisme est aussi un phénomène réaliste dans ce type de situation de survie. On peut voir ça dans le film de Frank Marshall Les Survivants (1993), adapté de l’histoire vraie d’une équipe de rugbymen sud-américains qui avaient survécu à un crash aérien dans la Cordillère des Andes. Pendant des semaines, sur des cimes enneigées, certains joueurs avaient mangé leurs camarades pour survivre. C’est plus courant qu’on ne le pense. Il est d’ailleurs aussi question de cannibalisme dans L’Odyssée de Pi. Vous aimez ce film ? Oui, plutôt. Je ne suis pas très fan de 3D mais Ang Lee a su l’utiliser de façon très expressive. Vous n’avez jamais imaginé tourner Snowpiercer en 3D ? Mon producteur, Park Chan-wook (également cinéaste, auteur d’Old Boy, 2003 – ndlr), a beaucoup insisté pour que ce soit le cas. Mais je m’y suis opposé. D’abord, ça aurait fait s’envoler le budget et je n’y tenais pas. Et puis c’était ma première coproduction internationale. Je devais apprendre à maîtriser beaucoup de choses nouvelles, je ne voulais pas

ajouter en plus l’apprentissage de la mise en scène en 3D. D’autant plus que, de façon générale, l’usage de la 3D crée, à mon sens, des zones de flou dans les contours de l’image. Et précisément, j’aime beaucoup utiliser les bords du plan pour intensifier les effets de suspense. Autre transformation que vous avez opérée sur la BD : la suppression de l’histoire d’amour… C’est vrai que je ne sais pas du tout raconter les histoire d’amour. Jamais. Il y a des personnages féminins dans le film mais ils ne sont pas porteurs d’une histoire d’amour. J’espère pouvoir un jour surmonter ce blocage, m’intéresser aux couples. En revanche, vous vous passionnez pour les rapports de filiation. Les couples dans vos films sont souvent composés de mères et de fils, de pères et de filles… Je ne représente en effet que des familles monoparentales. Mais c’est en partie inconscient. A un moment donné, en écrivant The Host, j’ai pensé que la relation père-fille serait plus forte si je supprimais le personnage de la mère. A l’inverse, dans Mother, ça me paraissait très fort d’imaginer un couple mère-fils. Dans Snowpiercer, il y a de nouveau une relation père-fille, incarnée 30.10.2013 les inrockuptibles 55

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par les mêmes comédiens que dans The Host. Fictionnellement, je trouve ça toujours puissant de plonger un parent et son enfant dans des événements cataclysmiques. Snowpiercer est-il un film international ou majoritairement sud-coréen ? Dans sa fabrication, le film est complètement international. C’est impliqué par le sujet. Le Transperceneige est une sorte d’arche où sont concentrés les derniers humains. Ça aurait été bizarre qu’il n’abrite que des acteurs sud-coréens. Il fallait des ethnies différentes. Mais si l’équipe technique et la distribution sont internationales, le financement, lui, est essentiellement sud-coréen. Avez-vous eu des propositions de films purement hollywoodiens ? Après la présentation de The Host à Cannes en 2006, j’ai été contacté par des agents américains. Je reçois donc pas mal de scripts mais pour l’instant je n’ai pas eu de coup de cœur. The Host avait coûté 12 millions de dollars. Snowpiercer en coûte 40. Ça a été une vraie pression. Je crois qu’au fond je préfère tourner des films à petits ou moyens budgets comme Memories of Murder ou Mother. Quel est votre top 3 de films de train ? J’aime bien Runaway Train d’Andreï Konchalovsky. Mais c’est un scénario d’Akira Kurosawa et j’aurais beaucoup aimé voir ce qu’aurait été le film s’il l’avait réalisé. J’ai été très marqué dans mon enfance par un film d’animation japonais, Galaxy Express 999 (Rintaro, 1979). On y suit le trajet d’un train volant qui traverse la Voie lactée. Le film est très sombre, très puissant. Et puis j’aime beaucoup un film de John Frankenheimer qui s’appelle justement Le Train (1964), avec Burt Lancaster et Jeanne Moreau. On y voit des résistants essayer d’empêcher les nazis de voler des œuvres d’art françaises entassées dans un train de marchandises. Je l’aime beaucoup car Frankenheimer accomplit la prouesse de ne jamais quitter le train sans que le film ne paraisse trop confiné ou statique. Au contraire, il nous emporte dans sa dynamique. propos recueillis par Jean-Marc Lalanne et Théo Ribeton

un voyage dans le temps Par miracle, Le Transperceneige a survécu aux décès d’un scénariste et d’un dessinateur.



a genèse du Transperceneige fut compliquée, comme le rappelle Nicolas Finet dans un livre passionnant, Histoires du Transperceneige. Au milieu des années 70, le scénariste déjà réputé Jacques Lob et l’étoile filante du dessin Alexis inventent ce train habité, fonçant dans un monde postapocalyptique vide et glacé. Quelques planches sont réalisées mais le décès brutal d’Alexis, en 1977 met un terme, provisoire, au projet. Après des essais avec divers dessinateurs (Loisel, Schuiten…), Jacques Lob choisit Jean-Marc Rochette pour mettre en image son scénario. Le Transperceneige paraît dans la revue de BD (A suivre) en 1982-1983, puis en album. Rochette délaisse la BD pour la peinture, Lob décède en 1990. Ce n’est qu’en 1998 que Rochette fait appel à Benjamin Legrand pour donner une suite à l’histoire. Paraissent alors L’Arpenteur (1999) et La Traversée (2000). La population du Transperceneige, qui roule sans jamais s’arrêter, est répartie par classes sociales : les pauvres (ou “queutards”) dans les wagons de queue, les riches à l’avant, dans les “wagons dorés”. Un queutard et une bénévole aidant les démunis sont amenés au QG, chez les dirigeants du train qui espèrent les manipuler dans un complot visant à éliminer la plèbe. Mais ils deviendront les grains de sable dans cette machination. Les deux tomes suivants se déroulent quinze ans plus tard, dans un autre

train dont les occupants vivent dans la terreur d’une collision avec le Transperceneige. Un nouveau couple de héros finira par découvrir le secret de ce deuxième engin. Dès le premier volume, Rochette et Lob mettent en place un univers anxiogène et claustrophobe qui perdurera jusqu’à la fin de La Traversée. Il n’est question tout au long de la trilogie que de lutte des classes, de pouvoir, de survie. Dans ce monde cadenassé, les humains reproduisent avec violence les hiérarchies d’avant la catastrophe. Sous le noir et blanc dur et expressif de Rochette règnent l’oppression, la soumission, la manipulation, des révoltes sauvagement domptées, des menaces d’épidémie et de famine, une corruption infinie, et un peu d’amour. Alors que les auteurs attachent une grande importance à la vraisemblance – on apprend par exemple comment cette population en vase clos peut être nourrie –, ils laissent de nombreuses questions sans réponse, laissant s’exprimer nos imaginations et nos terreurs intimes. Pas d’explications superflues, pas de message, juste le vide, l’inquiétude, la douleur, la brutalité. Telle est la beauté, pessimiste et sublime, du Transperceneige. Anne-Claire Norot Le Transperceneige – Intégrale Jacques Lob, Jean-Marc Rochette, Benjamin Legrand (Casterman), 256 pages, 35 € Histoires du Transperceneige Nicolas Finet (Casterman), 96 pages, 19 €

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ressources inhumaines L’écrivain Eric Reinhardt s’associe au metteur en scène Frédéric Fisbach pour une fable sociale où les cadres soumis en prennent pour leur grade. par Fabienne Arvers et Patrick Sourd photo Rüdy Waks pour Les Inrockuptibles 30.10.2013 les inrockuptibles 59

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e rêve d’un metteur en scène est de croiser son regard sur l’époque avec celui d’un auteur. Aujourd’hui est peut-être une grande date, celle de la rencontre entre Frédéric Fisbach et le romancier Eric Reinhardt qui vient de lui confier la mise en scène de sa première pièce de théâtre, Elisabeth ou l’Equité. “Avec cette pièce, je me sens comme à la sortie de mon premier roman”, annonce d’emblée l’écrivain. A travers ses deux derniers livres, Cendrillon et Le Système Victoria, Eric Reinhardt a décrypté les arcanes de la crise du capitalisme à l’heure de la finance mondialisée. Avec Elisabeth ou l’Equité, il conclut au théâtre une trilogie sociétale débutée en 2007 dans la littérature. Pour une fois, le hasard a bien fait les choses. A commencer par la rencontre entre l’auteur et son metteur en scène, comme le raconte Frédéric Fisbach : “J’avais découvert Cendrillon dès sa sortie en librairie. C’était en 2007, un moment où je n’avais pas vraiment le temps de lire, mais le roman m’a passionné. J’étais très enthousiaste et j’avais le sentiment qu’il s’agissait d’un livre d’aujourd’hui qui traitait d’un sujet réservé aux pages économiques, mais qui prenait tout son sens dans la littérature. Ce qui m’a donné envie de rencontrer l’auteur. Eric était en photo partout dans la presse… J’étais en scooter et il se trouve que je l’ai reconnu dans la rue. Je me suis arrêté pour lui dire mon admiration. Lui, de son côté, connaissait mon travail. Nous étions voisins et une amitié est née.” D’autant plus qu’Eric Reinhardt est un habitué des salles de spectacles. “J’adore les arts de la scène. C’est un besoin, une nourriture qui m’aide à me sentir bien. J’ai une vraie curiosité pour ce domaine artistique. Se projeter en tant qu’auteur dramatique, c’est quasiment de l’ordre du fantasme érotique. Pour moi, il n’y a rien de plus magique qu’une salle de théâtre.” Nous les retrouvons au Théâtre du Rond-Point lors des premières séances de répétitions. L’occasion de prendre la température de deux moments forts

“ça pose la question de la désobéissance aux règles imposées par la hiérarchie” Frédéric Fis bach

de la pièce : les empoignades entre syndicats et direction lors d’un CCE (comité central d’entreprise) à couteaux tirés et le face-à-face entre le piquet de grève et le patron américain à la descente de son jet. Un personnage sur mesure pour l’acteur D.J. Mendel, révélé au cinéma par Hal Hartley. Dans le rôle-titre, Anne Consigny, campe une DRH (Elisabeth Basilico), laminée, entre le marteau et l’enclume. A ses côtés, Benoît Résillot, le directeur de l’usine, compose sans forcer le trait la caricature du polytechnicien débordé par les événements et confronté à la bande haute en couleur de trois délégués syndicaux (Valérie Blanchon, Alexis Fichet et Gérard Watkins) déterminés à ne rien lâcher et à défendre jusqu’au bout les 192 salariés sur le point d’être licenciés. Au JT, une telle histoire ferait pleurer dans les chaumières. Transposée sur un plateau, chaque passe d’armes déclenche le rire, tant la tension tragique se mue, pour le spectateur, en une comédie de masques où tous les coups sont permis. “Ce qui m’a intéressé, nous dit Eric Reinhardt, c’est de fabriquer quelque chose qui puisse renaître d’une autre manière. Après l’étincelle initiale de l’écriture, j’ai surtout envie de voir l’œuvre vivre sur le plateau. Avec Elisabeth ou l’Equité, ce qui me plaît, c’est moins d’entendre mon texte proféré que de découvrir comment Frédéric le transpose dans son monde. Avant de le rencontrer, ça n’avait pas de sens pour moi d’écrire une pièce sans savoir ce qu’elle allait devenir.” Fisbach, lui, attendait le bon moment pour passer commande : “J’ai laissé passer la période délirante des prix littéraires (Le Système Victoria figurait sur les listes du prix Goncourt, du Renaudot et de l’Académie française – ndlr) pour lui glisser à l’oreille : ‘J’aimerais bien que tu écrives une pièce pour travailler sur un texte de toi.’ J’adore que les choses se disent et se fassent dans un même élan. En l’occurrence, entre le moment où nous en avons parlé et aujourd’hui, il s’est passé à peine deux ans. Un délai incroyablement court si l’on pense au temps d’écriture et à celui du montage de la production.” Lors de l’écriture du Système Victoria, Reinhardt avait dû renoncer à utiliser la petite mine d’or du récit d’une avocate spécialisée dans le coaching des DRH à l’heure des plans sociaux. “J’en avais fait un scénario que je n’ai pu développer dans le livre. Je voulais formaliser le niveau de responsabilité des cadres dans la marche du monde. De plus, autre élément qui me semblait être une bombe, j’avais récupéré les minutes d’un CCE saisissant sur le vif le jeu des rapports de force dans la réalité des négociations. Car tout est déjà décidé préalablement à ces instances légales, reste donc la représentation d’une comédie humaine extraordinaire où chacun est acculé dans les cordes.” Un bras de fer dont le metteur en scène fait son miel : “Quand je dis aux comédiens qu’il s’agit d’un théâtre

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Au Théâtre du Rond-Point, les deux hommes travaillent aux répétitions d’Elisabeth ou l’Equité. Paris, octobre 2013

épique et que je ne cesse de penser à Shakespeare, je fais référence à Richard II, une pièce de cour où, comme ici, tout le monde est dos au mur. Toutes les situations sont des situations de crise et, en même temps, c’est l’épopée d’une époque. Ça pose la question de la désobéissance aux règles imposées par la hiérarchie. C’est pourquoi Eric ne parle pas de justice mais d’équité, car, faute de repères extérieurs, tous sont obligés de s’en remettre à eux-mêmes et à leur sentiment intime du juste et de l’injuste.” S’il y a une équité, c’est la part de souffrance et de culpabilité partagée par chacun, conséquence des coups de canif portés à la morale dans une mêlée qui se moque de l’éthique. La DRH est la figure emblématique et sacrificielle de ce combat imaginé par Reinhardt : “La pièce raconte le retournement d’une cadre supérieure qui prend conscience qu’elle a passé ses quinze dernières années dans une forme de soumission, d’aveuglement et de démission au regard des responsabilités qui pourraient être les siennes si elle l’avait voulu.” Et Fisbach de renchérir : “Comment

remettre un peu de bon sens dans ce système ? Il nous reste un mois de répétitions pour apporter notre pierre à l’édifice en espérant réussir à démontrer qu’avec une plus grande prise de conscience et d’humanité, les choses pourraient changer.” Et l’auteur de conclure : “C’est aussi un conte social dont j’assume le finale utopique à la Lubitsch. Je ne peux plus supporter que notre réel, avec les arbres, la lumière, l’amour, les enfants, soit dominé par la finance. Tout est parti de cette constatation presque poétique. Comment est-il possible que, du jour au lendemain, des gens deviennent malheureux parce qu’on ferme leur entreprise ? Et qu’on la ferme alors qu’elle gagne de l’argent, simplement parce que des mecs, on ne sait pas où, ont décidé qu’il fallait délocaliser. Ça, j’ai du mal à l’admettre.” Le théâtre est aussi un média où ces choses-là peuvent se dire. On s’en réjouit par avance. Elisabeth ou l’Equité d’Eric Reinhardt, mise en scène Frédéric Fisbach, au Théâtre du Rond-Point, du 12 novembre au 8 décembre www.theatredurondpoint.fr 30.10.2013 les inrockuptibles 61

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lettres d’un affranchi Guerre froide, nucléaire, prosodie, bouddhisme… Adressée à Kerouac, Burroughs ou Bill Clinton, la correspondance inédite d’Allen Ginsberg dessine la personnalité multiple du poète de la beat generation. A travers elle, c’est aussi un demi-siècle de l’histoire américaine qui s’écrit.

1966. Allen Ginsberg lit sa poésie dans le Washington Square Park, à New York

Jack Manning/The New York Times/REDUX-RÉA

par Elisabeth Philippe

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a dernière lettre est datée du 1er avril 1997. Elle est adressée à Bill Clinton, alors président. Atteint d’un cancer du foie, Allen Ginsberg, 70 ans, sait qu’il lui reste peu de temps à vivre. Dans un dernier sursaut, il ose cette demande au président des Etats-Unis, tel un enfant qui réclamerait une image ou un bon point : “Si vous aviez une sorte de prix ou une médaille pour services rendus à l’art ou à la poésie, s’il vous plaît, envoyez-m’en une…” Jusqu’à ce stade ultime, ce genre de requêtes, Ginsberg les a formulées pour les autres, pour ses amis, ceux qu’il a encouragés, protégés, aidés, tout au long de sa vie. Rarement pour lui. Figure peut-être moins emblématique que Kerouac ou Burroughs, Allen Ginsberg fut bien le catalyseur de la beat generation, animateur inlassable de la scène littéraire américaine et internationale des années 50-60. Sa correspondance inédite met en valeur le rôle pivot qu’a joué le poète, endossant les casquettes d’agent littéraire pour ses proches et de VRP de la contre-culture à travers le monde. Se dégage de cette centaine de lettres, souvent longues et intenses – 106 sur les 3 700 retrouvées par son archiviste et biographe Bill Morgan –, le portrait d’un graphomane d’une intelligence bouillonnante et frénétique, mais surtout d’un homme d’une rare générosité, profondément attachant. A la lueur des 400 pages de lettres tous azimuts, adressées aussi bien à Jack Kerouac qu’à Bertrand Russell, à Bob Dylan qu’à Jimmy Carter, à William Burroughs qu’à sa grand-mère “Buba”, on comprend pourquoi ses amis et anciens amants sont venus l’entourer à la veille de sa mort. Allen Ginsberg, qui avait toujours agi et œuvré pour les autres, ne pouvait partir seul. Il est mort le 5 avril, quatre jours après avoir écrit sa lettre à Clinton. A travers cette correspondance qui couvre près de cinquante ans, c’est aussi un demi-siècle de l’histoire contemporaine qui se dessine en creux. Guerre froide, Vietnam, Algérie… Explorateur de la conscience, Ginsberg ne perd jamais de vue le monde extérieur.

Kerouac, beat béat Parallèlement aux lettres de Ginsberg paraît Réveille-toi – La vie du Bouddha, un texte de Jack Kerouac écrit en 1955 et inédit en français. Mieux vaut avoir les chakras bien ouverts pour apprécier ce livre conçu par Kerouac comme “un manuel destiné à aider les Occidentaux à mieux comprendre la Loi ancienne”. Lui-même, élevé par une mère fervente catholique, a découvert la sagesse de Bouddha, le “Jésus d’Asie”, en lisant Thoreau puis via Ginsberg. Dans Réveille-toi, Kerouac

retrace la vie du prince Siddhartha, “émanation suprême” du Bouddha. Entre le sutra illuminé et la légende dorée, Réveille-toi endort à force de nous bercer de contemplations convenues. Autant (re)lire Les Clochards célestes, où il est encore question de bouddhisme, mais dans le plus pur style de Kerouac : en roue libre. E. P. Réveille-toi – La vie du Bouddha (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude et Jean Demanuelli, 224 pages, 19,50 €

Dès l’adolescence, le jeune Allen se révèle un épistolier acharné, envoyant depuis son New Jersey natal de nombreuses lettres au New York Times dans lesquelles il disserte sur la Seconde Guerre mondiale ou sur les droits des travailleurs. La politique est un atavisme. Ses parents – son père est prof d’anglais et poète – sont tous deux très engagés. Sa mère surtout, fervente militante communiste. Poésie et activisme, toute la vie de Ginsberg s’articulera autour de ces deux pôles. Sa correspondance aussi. “(…) la poésie est comme le système nerveux central du corps politique, la projection poétique de l’image a un rôle déterminant dans l’histoire des actions humaines”, écrit-il au président Jimmy Carter en 1979, dans une lettre où il demande qu’un écrivain soit nommé au Conseil national des arts. Le volume qui paraît aujourd’hui débute en 1943. Allen a 17 ans. Il ne jure que par Rimbaud qu’il admire “impudemment” et vient d’être admis à l’université de Columbia. C’est là que sa vie va basculer. Jeune homme anxieux et complexé par une homosexualité qui n’a pas sa place dans l’Amérique puritaine de Truman, il rencontre ceux qui vont devenir les hérauts de la beat generation et ses plus proches amis : Lucien Carr, William Burroughs et Jack Kerouac. Auprès d’eux, il s’émancipe, découvre la drogue et se lance dans des expérimentations poétiques. A la suite de leur mentor, William Carlos Williams, qui voulait écrire dans un “américain courant que même les chats et les chiens pouvaient lire”, ils tentent d’élaborer une écriture au plus près de la conscience, la fameuse “prosodie bop spontanée”. Allen abandonne ses études de droit pour la littérature. Une transformation à tâtons qui s’accompagne d’angoisses et de doutes ; de la peur de basculer dans la folie comme sa mère (thème au cœur de son poème Kaddish). Sur ce point, la lettre qu’il envoie au psychanalyste Wilhelm Reich en 1947 constitue un autoportrait faussement nonchalant plutôt touchant : “Mon principal handicap psychique est, autant que je sache, le classique complexe d’Œdipe. Je suis homosexuel d’aussi loin que je m’en souvienne. (…) j’ai toujours considéré les histoires d’amour avec une sorte de masochisme conscient et contradictoire.” La lettre qui suit, adressée à Neal Cassady, le Dean Moriarty de Sur la route, illustre parfaitement ce goût pour les amours tourmentées. Epris de Cassady, Ginsberg lui écrit une longue et pathétique supplique après avoir été rejeté : “Que dois-je faire pour te récupérer ? Je ferai n’importe quoi. Je suis prêt à toute indécence, révélation, création, souffrance, cela te satisferait-il ?” Entre Ginsberg et Cassady, les rapports seront longtemps ambigus. En témoigne le message vaudevillesque de 1954 dans lequel Ginsberg raconte à Kerouac comment Caroline, la femme de Cassady, les a surpris, Neal et lui, au lit. Avec Kerouac, justement, la relation ne s’abîmera pas dans les outrances passionnelles. Malgré leurs différends – notamment politiques –, il existe entre eux une fusion intellectuelle, mais aussi spirituelle à travers le bouddhisme. Les lettres de Ginsberg à Kerouac, parfois nébuleuses, traitent de la foi bouddhique, mais aussi de ragots,

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Juin 1964. Petit déjeuner en compagnie de Bob Dylan

explorateur de la conscience, Ginsberg ne perd jamais de vue le monde extérieur de drogue et surtout de création littéraire, ponctuées de mots tendres comme “mon chou”. Pourtant, Kerouac ne l’épargne pas. Dans Avant la route (The Town and the City), Ginsberg se reconnaît sous les traits de Levinsky, un personnage de poète raté. Amant éconduit, écrivain loin d’être accompli, Ginsberg n’a pas encore fait sa mue. Pour cela, il lui faudra quitter New York et partir pour San Francisco. C’est là qu’il rencontre Peter Orlovsky, son compagnon. Et c’est surtout là qu’il compose son texte culte, Howl, “cri primal de liberté” et qu’il en donne la lecture mythique du 13 octobre 1955 à la Six Gallery, acte de naissance de la beat generation. De personnage secondaire, Allen Ginsberg devient un acteur central de la révolution poétique. Ce changement de rôle se ressent dans ses lettres. Le voilà dorénavant investi d’une mission, celle du “poète-autorité” comme il se désigne, chargé d’expliquer, défendre et promouvoir le profond changement littéraire à l’œuvre. Qu’il se trouve à Tanger avec Burroughs, en France ou en Inde, il répond aux attaques, défend sans relâche le travail de ses amis – Gregory Corso, Philip Lamantia, Gary Snyder – et se démène pour les faire publier. Dans ses nombreuses missives aux critiques, Ginsberg s’évertue à démontrer le travail sur la forme que nécessitent les vers libres, la discipline intellectuelle requise pour retranscrire la spontanéité du flux mental. Il répète que ses influences sont

à chercher du côté de Walt Whitman, Apollinaire, Lorca et Cézanne. Quitte à perdre parfois patience : “ILS PEUVENT PRENDRE LEUR FICHUE tradition littéraire ET S’ESSUYER LE CUL AVEC”, balance-t-il au critique John Hollander en 1958. Ce n’est pas seulement avec la tradition littéraire que Ginsberg est en rupture, mais avec la société américaine dans son ensemble qu’il compare, dans Howl, au dieu païen Moloch qui dévore ses propres enfants. Ses combats poétiques et politiques sont indissolublement liés. Ginsberg s’élève contre l’Amérique qui bâillonne ses enfants (en 1956, Howl est censuré pour “obscénité”) et qui les envoie se faire tuer. Farouche opposant à la guerre du Vietnam, il explique au ministre des Finances David Kennedy pourquoi il refuse de payer des impôts qui financent les dépenses militaires. A son père, il écrit pour défendre sa position en faveur des Black Panthers. Il correspond aussi avec le philosophe et prix Nobel de littérature Bertrand Russell, avec lequel il évoque à la fois la course à l’armement nucléaire et le poète William Blake, celui qui lui a inspiré sa “vision”. Dans une lettre de 1982 pour obtenir la bourse MacArthur, il résume ainsi sa vie : “Recréer consciemment le rôle du poète comme conscience sacramentelle de la raison nationale. Rester vulnérable comme un trou du cul ou un pauvre type innocent, se retrouver par erreur sur la liste des dangers pour la sécurité de J. E. Hoover et sur les listes noires de la police de Prague et de La Havane, puis à 55 ans, me lever et chanter sur Broadway avec de grands groupes punk new-wave comme les Clash : c’est une sorte de miracle gnostique de faire tout cela sans devenir fou.” Ces multiples facettes de Ginsberg, sa correspondance foisonnante les donne à voir ; elle restitue toutes les inflexions de la voix du poète, sincères, candides ou révoltées. En un mot, sa présence. Lettres choisies (1943-1997) (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Peggy Pacini, 464 pages, 29,50 € 30.10.2013 les inrockuptibles 65

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“je me sens comme le dernier des punks” Héritier du mauvais esprit du rock alternatif français et mitrailleur de punchlines improbables, Seth Gueko se bat pour un rap populaire, ludique et lubrique. par David Doucet photo Manuel Braun pour Les Inrockuptibles

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eth Gueko, c’est le nom du personnage de George Clooney dans Une nuit en enfer de Roberto Rodriguez. Mais depuis le début des années 2000, c’est surtout le sobriquet d’un des rappeurs les plus attachants d’ici. Découvert avec ses mixtapes dont le nom vous reste planté dans la tête comme un tomahawk (Barillet plein, Patate de forain, Drive by en caravane, Les Fils de Jack Mess), puis sacré avec trois albums qu’on peut déjà placer au panthéon hip-hop (La Chevalière, Michto et le très récent Bad Cowboy), Seth Gueko, c’est des textes qui semblent tout droit sortis du recueil des meilleures vannes du syndicat des vendeurs de maxi-churros du nord-ouest parisien. En tournée en novembre, le gars Gueko, 33 ans, devrait arroser les amateurs de punchlines comme un vietcong caché dans un buisson. Avant, il a choisi de poser son gun quelques instants pour un entretien en profondeur où la langue se délie.

Tu n’as pas le sentiment d’être anachronique avec ton rap à mi-chemin entre les Bérurier Noir et San Antonio ? Seth Gueko – Ma musique reste le rap. Mais c’est un rap vachement référencé car j’ai été très influencé par le rock alternatif français : les Wampas, Ludwig Von 88, OTH, Gogol Premier, etc. On me qualifie de rappeur, mais en fait je suis un rockeur qui fait du rap. Et ça, les gens ne le savent pas encore. Es-tu content de l’accueil qu’a reçu ton dernier album ? Franchement ouais, le public comprend enfin que c’est du second degré. Comme j’ai un style brut de décoffrage, une voix assez agressive, ce n’était pas gagné. Ça t’a fait souffrir qu’une partie du public te prenne au premier degré ? Quand j’ai commencé dans le rap à 19 ans, je traînais à Barbès. Un jour, je rencontre Ahmed Koma de la Scred Connexion et il me dit : “J’adore ce que tu fais et j’ai compris que tout ton univers tourne autour du cinéma et du second degré.” C’était en 2003. Ça m’a donné confiance car je me suis

dit que si une pointure comme lui comprenait, d’autres y parviendraient. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être dans la continuité des Garçons Bouchers et des Bérurier Noir. On dit que le punk est mort mais je me sens comme le dernier des punks. Tu fais partie des tauliers du rap français mais tu n’as toujours pas atteint le disque d’or. Comment l’expliques-tu ? Je fais un rap dur et original, donc plus longue est la bataille, plus savoureuse est la victoire. Obtenir un disque d’or avec du rap hardcore, c’est un travail de longue haleine ! De prime abord, ma violence artistique peut effrayer, c’est du cinéma pour aveugle, qui s’écoute avec du pop-corn ! Mais je reste populaire en samplant Les Négresses Vertes et en consacrant une musique au barbecue entre potes. Plutôt que de faire un clip avec des Lamborghini et des Kalachnikov, je préfère aborder des thèmes populaires. C’est une forme d’humilité aussi que de refuser l’ego-trip dans lequel baignent pas mal de rappeurs ?

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“mon rap, c’est celui du bricolo du dimanche, de l’ouvrier avec du plâtre plein les mains” Comme dirait mon associé en Thaïlande (où il vit – ndlr), avec des miettes, on fait une baguette. J’ai la débrouillardise dans le sang. Je viens d’une famille nombreuse de six frères et sœurs. Mon rap, c’est celui du bricolo du dimanche, de l’ouvrier avec du plâtre plein les mains. Revendiques-tu un côté politique ? En brassant les cultures et les langues, mon rap est par définition antilepéniste. Mon public n’est pas forcément celui qui écoute Skyrock. Je rassemble des altermondialistes, des antifas. Bref, des révolutionnaires qui n’ont pas connu la grande révolution. Tu as développé ta propre novlangue… J’aime faire rimer des mots africains ou yougoslaves, piocher des trucs dans la langue manouche ou javanaise. Comme Gainsbourg avec Comic Strip, je joue avec les onomatopées comme mon expression “Zdedededex”, je tords les mots dans tous les sens, j’en invente, comme “Bistouflex”. Ça me permet de me différencier des autres rappeurs et d’être plus ludique. Ce n’est pas trop dur de quitter la Thaïlande pour une tournée en France ? Non, ça me permet d’aller à la rencontre de mon public. En Thaïlande, je tiens un bar, le Bad Cowboy Bar. Des expatriés rencontrés là-bas font désormais partie de mon équipe. Je trouve l’inspiration en voyageant, mon cerveau est toujours en mode avion (rires). Ces deux années passées loin de la France m’ont permis de me renouveler, ça m’a donné un coup de fouet. D’où ce nouvel album. Ma femme est tombée enceinte là-bas, donc j’essaie aussi de gérer ma vie de famille. En ce moment, je visite pas mal de locaux car je projette d’ouvrir un fast-food et un hôtel. Bad Cowboy, c’est davantage que le nom d’un album, je veux que ça devienne une marque repère ! Quel genre de père de famille es-tu ? Imperturbable.

Dans ton album précédent, Michto, tu avais réussi à faire un featuring avec Booba et un avec La Fouine. C’est toi qu’on aurait dû appeler lors du clash ? Je ne suis pas très fan de tout ça. J’ai trouvé que ça ne volait pas très haut et que ça prenait trop d‘importance. Quand on me parle de clashs, je pense plutôt au groupe de punk britannique. Pour moi, c’est London Calling et Sandinista! ! Comment expliques-tu que peu de rappeurs cherchent à te clasher ? Je suis tellement à la marge que les rappeurs français n’ont aucun intérêt à me clasher. Surtout que j’ai du recul sur ma propre personne. Quand je balance “J’ai le ventre de Carlos, les jambes de Damien Alamos”, ça montre mon sens de l’autodérision. A un moment, les gens se demandaient si j’étais gitan : j’ai anticipé en musique ou en interview en disant que j’étais autant gitan que Brad Pitt dans le film Snatch ! Le mec qui veut me faire chier n’a plus rien à dire. Quand j’ai un différend avec un rappeur, je lui propose un featuring et j’essaie de lui casser le cul musicalement… As-tu écouté l’album de Kaaris ? Celui de Joke ? Non, à part les morceaux clippés. Je ne suis pas indifférent à leur musique, elle me parle. Mais en ce qui concerne la relève en général, j’ai du mal à me concentrer dessus, trop de parvenus… J’ai l’impression aussi qu’une bonne partie des médias a volontairement sauté une génération. Des artistes comme Nessbeal, Despo Rutti, Mac Tyer n’ont jamais vraiment eu leur chance et je me retrouve vraiment davantage dans leur musique… Nicolas Salvadori (son vrai nom – ndlr) ressemble-t-il à Seth Gueko ? Quand on voit tes premiers clips, on a l’impression d’une grosse évolution. Seth Gueko, c’est la version light de la personne que je suis dans la vie. Dans mes premiers clips, je ressemblais à un lémurien de l’espace. Mais je n’ai pas à rougir car au niveau de l’écriture, c’était

déjà pas mal. En dix ans, j’ai changé. J’ai pris de la voix, du bagout, du poids. Certains de tes clips se rapprochent beaucoup d’un film dans leur conception. Aspires-tu à faire du cinéma ? J’aimerais bien parce que j’ai la gueule et le bagout pour. Mais tant que je n’aurai pas fait tous les featurings dont j’ai envie, il n’en sera pas question. Je voudrais faire un feat avec Renaud et tourner dans toutes les salles de France. Mais c’est vrai que pas mal de gens du cinéma s’intéressent à moi. Mon personnage les intrigue car je peux faire chier un mec dans son slip juste en le regardant ou le faire exploser de rire avec une grimace en déformant ma bouche… Tu es réputé pour être un excellent punchliner. D’où ça vient ? J’aime bien me faire comprendre avec une image, une métaphore, pour que ça percute direct. Pour moi, Desproges ou Coluche étaient d’excellents punchliners. Il faut trouver les mots mais aussi avoir le souffle, la respiration. Il y a d’ailleurs pas mal d’humoristes – Redouanne Harjane, par exemple – qui ont compris l’intérêt comique de mes textes et qui apprécient ma musique. J’ai l’impression que tu as systématisé ces punchlines dans ton dernier album. J’en chie comme si je m’étais rentré un dictionnaire dans le cul. J’aime bien être drôle et provoquer l’auditeur. Mais je ne suis pas plus violent qu’un journal de 20 heures ou plus vulgaire qu’une cour de récréation. Une punchline pour finir ? J’en ai tellement ! C’est comme si tu me demandais lequel de mes gosses je préfère. Mais j’aime bien “Dis pas que l’argent n’a pas d’odeur à un éboueur” ou “Le husky c’est un chien de traîneau, le chihuahua, un chien de traînée.” album Bad Cowboy (Warner/East West France/Zdedededex) concerts le 7 novembre à Paris (Bataclan), le 9 à Dunkerque, le 29 à Metz

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d’une révolution l’autre Dans l’essai coécrit avec Toni Negri, Déclaration, Michael Hardt analyse les liens entre les différents mouvements de révolte de par le monde et envisage leurs possibles conséquences politiques. propos recueillis par Yann Perreau illustration Emmanuel Polanco, colagene.com



oauteur avec Toni Negri de réflexions politiques et philosophiques majeures des années 2000 – Empire, Multitude –, Michael Hardt pense l’esprit de résistance et de révolte qui souffle de par le monde. L’histoire a souvent confirmé la pertinence de ses théories radicales, comme l’illustre Déclaration, livre écrit dans la foulée des révoltes de 2011. Cet essai a pour objet “la signification des mouvements sociaux contemporains qui, de l’altermondialisme aux Printemps arabes en passant par Occupy Wall Street, entendent faire advenir du changement politique en promulguant des principes d’action en rupture avec les modes traditionnels de conquête du pouvoir.” “Ceci n’est pas un manifeste”, précise d’emblée le sous-titre du livre, prenant ses distances avec le ton péremptoire des prophètes de la Révolution. Et pourtant. Après les révoltes de la place Taksim et de São Paulo, on ne peut que constater la dimension éminemment prophétique de leur analyse, car, écrivaient-ils déjà en 2011, “désormais, chaque année verra un printemps climatique et un printemps politique”. Anticiper, dans leurs motus operandi comme leurs principes, les soulèvements turc et brésilien impose l’admiration. Passé quasi inaperçu lors de sa sortie ce printemps en France, Déclaration est sans doute le livre le plus important des deux philosophes depuis leur célèbre Empire.

Votre essai définit des liens entre les “Printemps arabes” de 2011, Occupy Wall Street, les indignados espagnols, les manifestations anti-austérité d’Athènes ? Qu’ont ces mouvements en commun ? Michael Hardt – Cela se passe à deux niveaux. D’une part, tous ces mouvements ont un certain nombre d’aspirations et de tactiques similaires (critique de la représentation politique, lutte pour le commun, communication horizontale) ainsi qu’une même stratégie, celle de l’occupation, des campements. D’autre part, ils sont liés par le fait qu’ils s’inspirent les uns des autres. Les indignados espagnols ont ainsi repris le message de ce qui s’était passé de l’autre côté de la Méditerranée quelques mois plus tôt. Les mouvements “Occupy” ont, de même, traduit dans leurs contextes ces luttes précédentes. On peut ainsi définir un cycle de luttes certes différentes, mais qui fonctionnent avec des éléments similaires. Vous décrivez ces mouvements comme le résultat “non d’un processus dialectique mais d’un événement, un ‘kairos’ subjectif, qui a donné naissance à une série de situations de révolte et de résistance”. La crise, surtout en Europe, a produit un certain nombre de “figures subjectives de la crise”, comme Toni Negri et moimême les appelons. La dette, par exemple, a ce pouvoir individuant et moralisant. Elle assujettit et culpabilise. Or le fait d’être endetté aujourd’hui n’a rien d’une faute personnelle, c’est un fait collectif, le résultat d’un mécanisme intrinsèque non seulement à la crise, mais aussi

au système économique global. Voyez ce qui se passe en Grèce, en Espagne et même en France : les gens doivent emprunter pour répondre à leurs besoins vitaux. Sans parler des Etats-Unis. Les mouvements dans ces pays, de même qu’Occupy Wall Street, s’opposent à cette tendance. Ils tâchent de l’inverser, de transformer cette subjectivation de la crise en de nouvelles formes de résistance. Que s’est-il passé en particulier en 2011 pour que tant de mouvements se déroulent cette année-là ? D’un point de vue euro-américain, la réponse habituelle est la crise. 2011 serait une réaction tardive à 2008, aux régimes d’austérité imposés. C’est en partie vrai. Mais il y a une autre dimension, politique plus que strictement économique. 2011 est aussi le résultat du vent frais venu de la Méditerranée, la lutte pour la démocratie des pays d’Afrique du Nord, qui s’est traduite dans d’autres pays en quête de nouvelles aspirations démocratiques – une “vraie” démocratie comme disent les indignados. Comment liez-vous 2011 à ce qui s’est passé, cet été, en Turquie et au Brésil ? Même s’ils participent du même processus, ces mouvements sont très différents. Là où, en 2011, la plupart des pays impliqués étaient dans une situation de crise économique, ces deux pays ont des économies en expansion. Il ne s’agit plus de s’opposer à ce qui manque, mais d’attentes frustrées. Au Brésil comme en Turquie, l’espoir d’un futur meilleur, d’une plus grande participation au processus démocratique, pour la jeunesse, semblait mérité avec le boom économique.

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“le cycle de combats se construit comme un virus qui muterait à chaque fois qu’il aurait à s’adapter à un corps nouveau” D’où leur colère. Si l’on prend un peu de recul historique, on sait que les rebelles s’insurgent parfois dans des contextes de prospérité économique. D’une certaine façon, sur ce point, ce qui s’est passé place Taksim fait écho à 1968, en tant qu’affirmation de désirs frustrés, obstrués par les pouvoirs en place. Un bon exemple des liens entre 2011 et 2013 : le fait que le mouvement en Turquie se soit appelé “Occupy Gezi”, en référence directe à Occupy Wall Street ? Oui, le cycle de combats se construit ainsi – cette façon de reproduire ce qui s’est passé auparavant dans un contexte différent. Comme un virus qui muterait à chaque fois qu’il aurait à s’adapter à un corps nouveau. Que répondez-vous à Francis Fukuyama, quand il décrit dans le Wall Street Journal les événements en Turquie et au Brésil, de même qu’en Tunisie et en Egypte auparavant, comme “des révolutions de la classe moyenne, menées non par les pauvres mais par des jeunes au niveau d’éducation et de revenus supérieur à la moyenne” ? Deux choses. D’abord, qu’entend-il par “classe moyenne” ? Aujourd’hui, beaucoup de jeunes font des études supérieures poussées puis galèrent pour trouver un emploi. Je n’appellerais pas ces travailleurs précaires la “middle class”, en fait, ils ne font pas même partie de la “working class”. Malgré leur intelligence et leur éducation, ils n’ont pas d’emploi stable. C’est un élément commun à tous les mouvements. En Tunisie, le jeune homme qui s’immola, à l’origine des événements, Mohamed Bouazizi, diplômé en informatique, gagnait sa vie comme vendeur ambulant de fruits et légumes. Son exemple résonna à travers toute l’Afrique du Nord. D’autre part, dire que ces révoltes furent menées par la classe moyenne est faux. Le trait distinctif qui les caractérise et fait leur force autant que leur faiblesse est qu’elles n’ont pas eu besoin de leader. Pendant les dix-huit jours des événements place Tahrir, le New York Times sortait chaque jour une théorie nouvelle sur le “leader présumé” derrière le mouvement. Ils ne pouvaient comprendre qu’il n’y en avait pas !

On entend souvent : “Oui, mais voyez ce qui se passe en Egypte désormais…” Et en Turquie, ça n’a pas duré. Ces mouvements ne furent pas des échecs, car ils ont été repris, de part et d’autre de la planète. Ce qui s’est passé place Tahrir a continué, de la Puerta del Sol à Zuccotti Park, Athènes ou Taksim. Il y a une continuité, presque souterraine. Vous ne voyez plus la taupe – comme disait Marx –, tapie sous terre, mais elle continue à avancer et réapparaît plus loin. Il faut désormais convertir ces luttes sporadiques en un véritable projet de transformation de la société, solide et durable. Vous décrivez ces mouvements comme une “lutte pour le commun” ? Qu’entendez-vous par ce concept ? Le commun est ce qui n’est ni contrôlé par la propriété privée (dans une perspective néolibérale), ni public, au sens de contrôlé ou régulé par l’Etat. Gezi est un excellent exemple. A l’origine, il y a un projet néolibéral classique (la transformation d’un parc en centre commercial). Mais il n’y a pas même la possibilité de faire appel à l’Etat – c’est le commanditaire du projet. La réponse des occupants de Gezi fut : ce parc doit être un espace commun, ouvert, autogéré de façon démocratique, ni contrôlé par l’Etat, ni privatisé. C’est dans ce sens que nous décrivons le commun comme l’avènement de la démocratie réelle. Les forums à Gezi furent des tentatives, certes insuffisantes mais réelles, de transformer nos pratiques politiques. Vous estimez que le système politique actuel n’est plus pertinent, et que ces mouvements en seraient l’exemple? Absolument. C’est leur dimension éminemment politique. Ces mouvements refusent d’être représentés par des partis politiques. Prenez le mot d’ordre des indignados : “Vous ne nous représentez pas !” C’est bien l’ensemble du système politique qui est remis en cause. Il nous faut construire une nouvelle alternative. C’est un débat ouvert, vivant. Notre imagination politique doit aller plus loin que ce qui nous est pour l’instant donné. Vous allez plus loin, affirmant que “nous devons totalement vider les églises de la gauche, barrer leurs portes et les incendier !”

Nous répondions ici à cette gauche qui a eu tendance à sous-estimer les mouvements : “Les rues sont pleines, mais les églises sont vides”, se lamententils. Autrement dit : ils n’ont pas de ligne politique claire, ni d’idéologie. Mais c’est justement ce qui fait leur force ! N’imaginons pas que le manque d’une ligne de parti signifie l’anarchie. De fait, la question de l’organisation est l’un des principaux sujets de débat et d’expérimentation. Ce que la gauche institutionnelle n’a pas compris, de même qu’elle n’a pas perçu ce qui se passait à Gênes en 1999, aux débuts des mouvements altermondialistes. Comment assurer la pérennité de ces mouvements ? Vous citez l’exemple de pays d’Amérique latine ? C’est une histoire spécifique à plusieurs gouvernements dits “progressifs” d’Amérique latine : ils accèdent au pouvoir grâce aux mouvements sociaux. Puis ils leurs disent : votre boulot est fait, vous pouvez rentrer chez vous maintenant, nous sommes là désormais pour vous représenter. Mais les mouvements continuent leurs luttes, parfois de leur côté, et parfois en dialogue avec ceux qu’ils ont mis au pouvoir. Regardez ce qui se passe en Bolivie. Le gouvernement veut construire une autoroute sur un parc national où vivent des Indiens. Mais ceux-ci savent se défendre. Comme à Gezi. Comment faire reconnaître ces principes nouveaux que vous évoquez ? Une nouvelle Déclaration des droits de l’homme ? Ce n’est pas la rédaction ni la ratification d’un document qui vont changer grand-chose. Il faut soutenir et amplifier les luttes de ces dernières années. Au fond, ces combats ont déjà porté leurs fruits. Occuper un parc pendant plus de deux mois, en Turquie, c’est déjà beaucoup. Leur exemple nous éclaire, comme des étoiles dans le ciel, de nouvelles constellations nous guidant dans notre quête vers une transformation de la société. Mais nous ne sommes qu’au début de ce voyage. Déclaration – Ceci n’est pas un manifeste de Michael Hardt & Antonio Negri (Raisons d’agir, mai 2013), 135 pages, 10 €

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Un château en Italie de Valeria Bruni Tedeschi

La mort d’un proche, le désir de maternité, l’élan d’un nouvel amour : l’actrice-auteur joue à nouveau avec la pelote de l’autobiographie de façon lucide et affûtée.

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u moment de sa présentation à Cannes en mai, le nouveau film de Valeria Bruni Tedeschi avait été accueilli avec une tiédeur printanière. On lui reprochait vaguement d’être à la fois trop méchant et trop autobiographique (la famille aisée de l’héroïne, sa liaison avec un jeune acteur fils d’un cinéaste célèbre et interprété par le jeune acteur lui-même, son frère qui meurt du sida). Comme si l’apparence d’autofiction (terme que récuse d’ailleurs Valeria Bruni Tedeschi) créait une gêne chez le spectateur, convaincu d’avoir été convoqué pour assister au spectacle impudique d’un lavage de linge sale en famille. Or le projet de l’actrice-réalisatrice n’est de toute évidence pas celui-là. Il vaut mieux regarder son film pour ce qu’il est : une fiction qui reprend des éléments sans doute intimes, mais qui n’ont guère d’intérêt en tant que tels. Quoi de neuf

au cinéma ou en littérature ? Rien. D’autant que Valeria Bruni Tedeschi est coutumière du fait. Pour son troisième film en tant que réalisatrice – après Il est plus facile pour un chameau… (2003) et Actrices (2007) –, elle tire toujours sur le même fil, creuse le même sillon avec une lame de plus en plus affûtée (de remarquable directrice d’acteurs, elle est devenue peu à peu cinéaste). Encore une fois, Un château en Italie raconte en gros l’histoire d’une actrice complètement flippée, issue d’une richissime famille turinoise un peu dégénérée, décalée avec les réalités de la vie moderne, où le snobisme et la folie font bon ménage. Elle a seulement vieilli, et se trouve confrontée à des problèmes de son âge : faire le deuil de son enfance (le château familial qu’il faudrait vendre), être mère. S’il faut chercher une source d’inspiration à Bruni Tedeschi, c’est du côté de Woody Allen ou de Nanni Moretti

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Valeria Bruni Tedeschi

(dans leurs films les plus personnels) qu’il faut aller la chercher. Et personne n’a jamais cru qu’ils racontaient leur vraie vie. Si le récit d’Un château en Italie exprime, encore plus et mieux que dans ses films précédents, une cruauté et une certaine agressivité vis-à-vis de certains personnages, il est absolument impossible de négliger qu’il s’en prend avant tout à son personnage principal, Louise, interprétée par Valeria Bruni Tedeschi en personne. Et le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’épargne pas son double de cinéma, le décrivant comme une personne égoïste, capricieuse, hautaine, paresseuse, manifestant assez fréquemment une forme très désagréable de mépris social à l’égard de ceux qui travaillent à son service ou qui ne lui semblent pas faire partie du même monde qu’elle. Il n’y a aucune gentillesse dans ce regard-là. Valeria Bruni Tedeschi affronte ses fantômes ou ceux de sa classe d’origine sans mollesse aucune. Le personnage d’ancien ami de la famille, aujourd’hui banni pour avoir trop profité d’eux et les avoir trahis (interprété par Xavier Beauvois), est à ce titre l’un des plus beaux du film. De plus, comme son personnage d’actrice ayant ab8andonné le métier, Valeria Bruni Tedeschi a su prendre de la distance avec le monde de la scène, qui plombait beaucoup Actrices d’un

un humour vache, extrêmement destructeur, mais qui surprend toujours par sa douce folie discours un peu convenu et très théâtreux alors que l’intérêt du film résidait déjà dans ses aspects familiaux. Si là encore, elle fait appel à Tchekhov pour inspirer son récit et attendrir son ton de touches mélancoliques, elle n’en fait pas une référence culturelle pesante, elle l’intègre merveilleusement à son propre univers. Enfin, la réalisatrice n’a rien perdu de son humour. Un humour certes vache, extrêmement destructeur, mais qui surprend toujours par sa douce folie. Qui raille la mère radine comme la belle-mère désinhibée (la merveilleuse Marie Rivière), le beau-père don juan ou l’amoureux qui veut bien lui faire un enfant mais pas devenir père… Ce film extrêmement tenu, malgré ses multiples fils narratifs, mérite tous les éloges. La gêne qu’il a pu occasionner à Cannes ne s’explique peut-être que par sa violence et sa lucidité. Jean-Baptiste Morain Un château en Italie de Valeria Bruni Tedeschi, avec elle-même, Louis Garrel, Filippo Timi, Marisa Basini, Marie Rivière (Fr., 2013, 1 h 44) 30.10.2013 les inrockuptibles 75

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Paul Rudd (devant) et Emile Hirsch

Prince of Texas de David Gordon Green

Un touchant buddy-movie en forme de ballade folk.

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té 1988 : dans une forêt ravagée l’année précédente par un incendie, deux hommes se lèvent à l’aube, repeignent des lignes jaunes, plantent des poteaux. C’est à peu près tout ce qu’ils vont faire pendant une heure et demie – ça et papoter. L’un, le plus âgé, se prénomme Alvin, porte moustache et salopette, parle un langage des plus châtié (et même l’allemand), écrit de longues lettres d’amour à sa belle et se rêve en Thoreau à ses heures perdues (l’auteur de Walden ou la Vie dans les bois, influence majeure de David Gordon Green – et de son maître Terrence Malick) ; Paul Rudd lui prête idéalement ses traits. L’autre, interprété par le toujours juvénile Emile Hirsch, traîne des pieds, ignore comment évider un poisson et ne pense qu’aux filles qu’il va mettre dans son lit le week-end venu. Nul autre qu’un camionneur alcoolo et une vieille femme errant dans les ruines de sa maison partie en fumée (plus belle scène du film, toute en suspension et murmures fantomatiques) ne viendront les déranger. Deux hommes perdus au fond des bois, buddy-movie dans son plus simple appareil. Celui qu’on croyait définitivement perdu, pour le coup, c’est David Gordon Green, trop occupé à réaliser des comédies fumeuses pour le compte de scénaristes enfumés (Votre Majesté, Baby-sitter malgré lui, la troisième saison de Kenny Powers, absurdes gâchis de talents),

Paul Rudd, éminent quadra du crew Apatow, offre au film toute sa souplesse comique

après une pourtant prometteuse embardée dans le genre grâce à Délire express (2008). Aussi, la joie est grande de le retrouver aujourd’hui sur ses terres, au sens propre comme au figuré : la forêt texane qui sert de décor unique à Prince Avalanche (renommé “of Texas” pour la sortie française) est un lieu idoine pour accueillir le cinéaste sauvageon, et ne se trouve en outre qu’à quelques encablures de sa maison, à Austin – nouvel eldorado du cinéma indépendant, où vivent également Terrence Malick, Richard Linklater et Jeff Nichols. De retour au foyer, donc, Green a toutefois ramené quelques souvenirs de son passage au royaume de la comédie pop-corn – dont rien n’indique d’ailleurs qu’il ne soit qu’un passage. Paul Rudd, tout d’abord, éminent quadra du crew Apatow qui offre au film toute sa souplesse comique. Un flow nouveau ensuite, au sens où le cinéaste se laisse davantage porter par ce que la langue a de plus léger, absurde et drôle, alors que ses (déjà) longs dialogues (ou monologues) le tiraient plutôt vers la mélancolie dans ses premiers essais (les somptueux George Washington et All the Real Girls). Porté de bout en bout par ses acteurs, Prince of Texas n’en ménage pas moins des instants de pure mise en scène, comme cet interlude abstrait où la complainte amoureuse se consume sur l’asphalte filmé en très gros plan et à toute vitesse – sorte d’hommage au scratch cinema de Stan Brakhage. Et même si quelques effets tournent à la coquetterie (un peu trop de séquences musicales au ralenti), Green réussit là la plus charmante – et libre – des escapades. Jacky Goldberg Prince of Texas de David Gordon Green, avec Paul Rudd, Emile Hirsch (E.-U., 1 h 34, 2013)

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Jasmine d’Alain Ughetto Un bel essai autobiographique sur un amour défait par la révolution islamique iranienne. l faudra ne pas confondre La sensualité de la main pétrissant la pâte évoque ce très beau film avec par métonymie la main le nouveau Woody Allen. Cette Jasmine-là est une cherchant l’être aimé absent et invoquant belle étudiante iranienne des souvenirs enfouis, que l’auteur, Alain Ughetto, a connue dans les années 70 à la fois caresse amoureuse et geste d’artisan. à la fac d’Aix-en-Provence. Comme dans le film Il l’a suivie en Iran mais, de Panh, la stylisation pas de chance, c’était des décors miniaturisés au moment de la révolution islamique de 1979. Alain et des figurines évoque et Jasmine sont séparés par avec une force étonnante le puissant vent de l’histoire les années Khomeiny et l’impossibilité d’une histoire mais entretiennent d’amour transfrontière une correspondance pendant de longues années. sous une dictature islamiste. La voix de C’est à partir de ces lettres Jasmine est bouleversante. retrouvées dans un grenier Au départ favorable qu’Alain Ughetto a conçu à la révolution, parce que ce film, comme une lettre la jeunesse est du côté du d’amour tardive. changement, elle déchante Mais comment filmer vite et finit par décrire des lettres, comment faire ce qu’est devenu l’Iran : un film sur une relation un pays gris, mortifère, qui à distance, une séparation, opprime la femme une absence, comment et interdit le bonheur. A un faire un film avec moment de leur histoire, des images inexistantes Jasmine réussit à venir en (ou rares) ? Cinéaste France et vient chez Alain, d’animation, Alain Ughetto a trouvé une solution proche mais ce dernier, ignorant de celle de Rithy Panh ce projet, n’est pas là quand dans L’Image manquante : Jasmine sonne à sa porte. les figurines. A la glaise Aujourd’hui, Alain a retrouvé Jasmine par de Panh répond ici la pâte à modeler animée. internet, mais il y a plus

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de trente ans, bien avant les moyens de communication modernes, il avait filmé Jasmine avec une caméra 16 mm. Cette image incertaine, floue, tremblée, joue un rôle bouleversant, seule trace concrète mais extrêmement précaire de l’image manquante que le film cherche à reconstituer. Comme Rithy Panh, Alain Ughetto dévoile à la fin de son film l’ensemble de son dispositif miniature. Et comme L’Image manquante, Jasmine fait revivre tout un pan d’histoire par les moyens les plus enfantins et a priori dérisoires (auxquels s’ajoutent les voix magnifiques de Fanzaneh Ramzi et Jean-Pierre Darroussin). Aux atrocités khmères répondent ici les horreurs du régime khomeiniste et la douleur d’une histoire d’amour précocement interrompue, mais la puissance évocatrice est du même ordre. Serge Kaganski Jasmine d’Alain Ughetto, avec les voix de Jean-Pierre Darroussin, Fanzaneh Ramzi (Fr., 2013, 1 h 10)

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Avec Dédé de Christian Rouaud (Fr., 2013, 1 h 20)

Le fond de l’air est rouge de Chris Marker Ultime version, restaurée, de la fresque lyrique de Chris Marker sur les secousses révolutionnaires des années 60 et 70.

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’historien, penché sur la machine à remonter le film, s’adresse aux générations futures. “Les chutes du passé ne suffisent pas, il faut rattraper l’histoire”, dit-il, et plusieurs fois à travers les décennies reprend sa fresque, retouche, recouvre, rattrape. L’historien ne se veut pas créateur, il travaille un matériau préexistant, ces chutes qu’il faut rattraper in extremis. Les restes encore vifs d’une reddition. En 1977, les images de dix années de luttes dans tous les pays, tournées par des dizaines d’opérateurs recueillant comme au temps de Lumière l’histoire en marche, deviennent la matière d’un récit, la possibilité fragile d’un savoir. Nous savons si peu, et l’historien lui-même sait très peu, de ces années 60 et 70 qu’il vient de traverser et que nous retraversons avec lui, à toute vitesse, dans les trois heures de cette version définitive de 1998 qui retrouve aujourd’hui ses multiples couleurs d’origine. Gamme et spectre d’un lyrisme dont la base de rouge s’intensifie ou s’efface au rythme des foules et de la prolifération des discours. Il fallait qu’à peine close la période révolutionnaire s’écrive et devienne époque. C’était possible, l’histoire était imprimée sur pellicules, elle était devenue film, pêle-mêle dans l’œil d’une machine désormais accessible au grand nombre. L’historien s’adresse à nous, l’hommeplanète, il détache nos silhouettes sur le fond du rapport de forces créé par tous ceux qui voulaient se déterminer

d’eux-mêmes. Sa voix, litanie off des défaites qui nous précèdent, qui nous encouragent, chronique à distance les temps de la “troisième guerre mondiale”. Il a besoin d’un éloignement infini, depuis sa salle de montage déplacée dans la quatrième dimension, pour ne plus être cinéaste mais devenir historien, pour que nous ne soyons plus spectateurs mais devenions les dépositaires disséminés d’un savoir. Savoir que les choses ne sont pas assignées à la catastrophe de rester comme elles sont. “Pourquoi quelquefois les images se mettent-elles à trembler ?”, interroge le film sur des plans de 1968, en mai à Paris et en été à Prague, qui tressaillent sans explication, et d’autres, tournés à Santiago, pris d’un ralenti incontrôlé. C’est d’émotion, celle que s’interdit l’historien et que contredisent les gouvernements, mais que la caméra éprouve. Le bouleversement, même précaire, même vaincu, celui qui à cet instant est dans l’air et au fond des choses, s’écrit à même le film. Plus encore qu’un savoir d’historien ou de témoin, c’est ce miracle que Marker rattrape. Pour toute politique, des images rouges d’émotion. C’est déjà quelque chose : souhaitons que ce Fond de l’air… vienne encore s’incruster quelque temps sur nos fonds verts. Luc Chessel

Balades avec un musicien breton charmant et habité par son art. Un documentaire comme on les aime : monomaniaques. Enfin ici, le monomaniaque, c’est surtout le personnagetitre, Dédé, alias André Le Meut, un pur Breton, virtuose de la bombarde, petit instrument à vent suraigu qui contraste idéalement avec son corps trop grand. Ce corps encombrant est un des aspects réjouissants du film. Il lui confère une belle singularité, ne serait-ce que lorsqu’on voit Dédé arpenter simplement un chemin à grandes enjambées. Mais Dédé n’est pas qu’un interprète. Il se double d’un ethnomusicologue qui, à l’instar d’Alan Lomax – grand découvreur du blues et du folk américain – ou de Bartók et Kodály – conservateurs de la musique populaire hongroise –, exhume des chansons bretonnes oubliées en allant puiser dans la mémoire collective des anciens. Grâce à Dédé, la tradition musicale revit, exprimant les principaux centres d’intérêt et la vie quotidienne des paysans et gens modestes d’antan. Ce qu’on appelait péjorativement musique folklorique est notre blues français. Dédé l’a bien compris et il transmet sans trêve ce trésor culturel, avec une bonhomie et une maladresse touchante qui font tout son charme. Un portrait cohérent, non dénué d’humour et humainement fort. Vincent Ostria

Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, avec Yves Montand, Simone Signoret, Jorge Semprún (Fr., 1977, 3 h, reprise)

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Chris Hemsworth

Thor – Le monde des ténèbres d’Alan Taylor Le forgeron wagnero-alien revient. En plus drôle que la première fois. pour les nuls. D’où la régression apparente alins, les studios Marvel de ce second volet, confié à Alan Taylor, un recrutent leurs réalisateurs pro de la série TV ayant enfilé les épisodes de afin qu’ils impriment leur style Mad Men, des Soprano et de Game of Thrones. sur leurs films de superhéros : Fausse piste : Taylor ne refait pas ses la mise en valeur collective d’un groupe de personnages foutraques pour Joss Whedon modèles du câble, bavards et sentencieux, mais vise le cinéma pop, frénétique (Avengers), l’humour acide de Shane Black et infusé de l’efficacité sérielle d’un autre (Iron Man 3) et, pour le premier Thor, transfuge télé, J. J. Abrams. C’est plus Kenneth Branagh pour adapter le dieu amusant, moins plombé que le Branagh, viking kitschouille façon Shakespeare

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mais ça a comme défaut de s’éparpiller en auberge espagnole, en pot-pourri sans identité : Star Trek ici, Tolkien par-là et même de fugaces échos de la Natalie Portman barrée de Black Swan. C’est que, d’Avengers à la série Agents of S.H.I.E.L.D., Marvel s’essaie à un langage reliant grand et petit écran, hérité des comic books. On y fait se rejoindre les héros de différents univers mais aussi se clasher merveilleux et quotidien. Pourtant on est moins chez Spielberg que dans la connivence, le clin d’œil permanent. Thor affronte des géants, fait un tour en voiture cabossée : le blockbuster gonflé se fait trouer par la sitcom déflationniste. On voudrait un peu plus de cinéma. Heureusement, le film retient du J. J. Abrams de Mission: Impossible 3 les changements de vitesse dans le crescendo, dans une ébouriffante bataille-zapping du héros entre différents mondes. Et il y a toujours le méchant Loki, séduisant bouffon meurtri(er) parfaitement nuancé par son interprète Tom Hiddleston, un Johnny Depp pas encore tombé dans l’autoparodie. Léo Soesanto Thor – Le monde des ténèbres d’Alan Taylor, avec Chris Hemsworth, Natalie Portman, Tom Hiddleston (E.-U., 2013, 2 h 10)

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Rue des Archives

Philippe Rousselot (au centre) sur le tournage de Mary Reilly de Stephen Frears (à gauche)

homme de l’ombre Directeur de la photographie parmi les plus demandés au monde, Philippe Rousselot sort un petit livre sur ses quarante ans de carrière. Il évoque sa méthode, sa génération, ses influences.

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l a sculpté la pénombre chez Stephen Frears (Les Liaisons dangereuses), Tim Burton (Charlie et la chocolaterie) ou encore Jean-Jacques Beineix (Diva, La Lune dans le caniveau). Oscarisé en 1992 pour Et au milieu coule une rivière de Robert Redford, Philippe Rousselot consigne aujourd’hui dans un livret paru aux éditions Jean-Claude Béhar les impressions accumulées après quarante ans de carrière. La Sagesse du chef opérateur reprend tout à la base : la fabrication des images et l’esprit des tournages sont saisis avec la discrète humilité d’un homme qui n’aime rien tant qu’oublier ce qu’il sait. Quel souvenir gardezvous de votre collaboration avec Patrice Chéreau sur La Reine Margot, qui vous a valu le César de la meilleure photographie ? Philippe Rousselot – Son décès me cause évidemment un grand chagrin. Tout le bien qu’on a pu entendre de lui reste encore en deçà de son génie. Il avait un talent incroyable, une intelligence

immense de la mise en scène – au théâtre comme au cinéma. Surtout, il le diffusait à toutes les personnes avec qui il collaborait, avec une façon sidérante de reconsidérer tous les problèmes, toutes les habitudes de travail en repartant de zéro. Je n’ai jamais travaillé de la même manière après La Reine Margot. Vous n’avez que rarement travaillé sur des “petits films”, à l’exception notable de Thérèse d’Alain Cavalier. Est-ce un choix ? Les films à tout petit budget ont très peu de chances d’accéder aux salles… J’en ai fait mais ils ne sont tout simplement pas sortis ! Prenez Le Secret de Peacock de Michael Lander, un film que je trouve très réussi, et sur lequel je suis fier d’avoir travaillé. Il n’est jamais sorti en Europe (au seul format DVD en France – ndlr) et il y a peu de chances que cela arrive. Quels sont vos chefs opérateurs de référence ? Je peux admirer le travail de directeurs de la photographie comme Néstor Almendros (Les Moissons du ciel), dont je fus l’assistant, ou

Vittorio Storaro (Apocalypse Now), malgré quelques divergences théoriques sur la couleur, qui endosse pour lui une valeur symbolique. Mais je relativise la question de leur influence sur moi : chaque expérience est unique et se nourrit d’une multitude d’acteurs et de forces, voire de hasards, qui interfèrent avec les choix du chef opérateur, ceux du metteur en scène, etc. Vous appartenez à une génération de directeurs de la photo français reconnue au niveau international, notamment aux Etats-Unis, comme Darius Khondji (Se7en) ou Bruno Delbonnel (Faust). Est-ce la marque d’une notoriété particulière du savoir-faire français ? Darius et Bruno sont de très bons directeurs de la photographie, j’apprécie leur travail et ce sont aussi des amis. Cependant, je crois que le cinéma américain a, tout au long de son histoire, fait appel à des talents venus de l’étranger, et notamment d’Europe. Il n’y a donc pas, à mon avis, de savoir-faire spécifiquement français. D’ailleurs, je ne me trouve pas forcément de points communs évidents avec

le travail de Darius Khondji ou Bruno Delbonnel. J’apprécie le travail de ces confrères, même si je trouve que je fais toujours moins bien… La fabrique de l’image est un processus difficile à pister sur le résultat final qu’est le film. Pourtant, comme eux, les films emblématiques de votre carrière – La Reine Margot, Entretien avec un vampire, La Lune dans le caniveau… – s’inscrivent dans une lumière assez racée, souvent nocturne, une découpe particulière des corps dans la pénombre. Cette forme de sensualité de l’image n’a plus tellement cours dans le cinéma hollywoodien moderne. Les choses évoluent. On ne fait plus de films comme Mary Reilly de Stephen Frears ou Entretien avec un vampire de Neil Jordan, que j’ai faits l’un après l’autre. Certains pensent que c’est une question de support, mais je ne suis pas sûr que le numérique révolutionne l’esthétique du cinéma au même titre qu’ont pu le faire par exemple les HMI (lampes halogènes apparues dans les années 1970 – ndlr), même si je n’ai encore jamais travaillé le numérique en long métrage. C’est à mon avis plus simplement une question d’époque, d’évolution des tendances. C’est aussi peut-être une question d’exploitation : une image sombre qui passe très bien dans une salle de cinéma sera peut-être beaucoup moins lisible sur un écran de télévision ou d’ordinateur. Pour ma part, je pense toujours mon travail pour la salle. propos recueillis par Théo Ribeton La Sagesse du chef opérateur de Philippe Rousselot (Jean-Claude Béhar), 112 pages, 13,70 €

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Claude Brasseur incarne le policier séducteur et sans peur

Vidocq ressuscité Edition DVD des Nouvelles Aventures de Vidocq, ou la télé française des seventies en pleine possession de ses moyens. Agité, sexuel et amusant.

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es éternelles lamentations sur la qualité des séries françaises s’arrêteront-elles un jour ? Quelques indices le suggèrent depuis le succès de Ainsi soient-ils, des Revenants ou, dans un tout autre style, l’amour fou porté à Hero Corp par ses fans. Bientôt, on se délectera peut-être sans réserve de plus d’une ou deux productions locales par an. Mais le plus sûr moyen de croire vraiment à la fiction made in France reste de se plonger dans le passé, quand un accès nous y est donné. C’est le cas grâce à la très bonne initiative de l’INA, qui publie pour la première fois en DVD une version majestueusement restaurée de l’intégrale des Nouvelles Aventures de Vidocq – treize épisodes diffusés entre 1971 et 1973. Bonne nouvelle pour les plus étourdis : avant le film plutôt indigne sorti en 2001, il y eut donc un feuilleton diffusé sous l’ORTF. Et même deux. En 1967, Vidocq première manière se dévoile en noir et blanc avec Bernard Noël. Les épisodes durent vingt-cinq minutes. Quatre ans plus tard, quand la deuxième série arrive, la couleur fait son apparition, Claude Brasseur endosse le rôle-titre et chaque épisode atteint quasiment une heure : voici Les Nouvelles Aventures

de Vidocq. A la réalisation, le même Marcel Bluwal, pilier du petit écran depuis les années 50. A l’écriture, Georges Neveux, ex-fan des surréalistes, qui a déjà 70 ans mais une vision sautillante de la fiction. Ensemble, ils forgent avec des moyens conséquents ce qu’on est bien obligé d’appeler aujourd’hui un classique. Le symbole d’une époque où la télé française décomplexée montrait d’étonnants signes de créativité – La Maison des bois de Maurice Pialat date également de 1971. Eugène-François Vidocq avait existé dans la vraie vie, marquant le début du XIXe siècle, c’est-à-dire l’après-Révolution. Un genre de héros frenchy parfait. D’abord voyou condamné au bagne puis flic aux méthodes controversées, cet as du déguisement et de l’évasion avait inspiré Balzac après avoir publié ses Mémoires en 1828. Bluwal et Neveux en font un séducteur à l’aise sur la frontière fluctuante de la légalité, au gré d’enquêtes toujours plus extravagantes. Ce qui frappe en voyant aujourd’hui cette comédie policière sans esprit de sérieux ? Son extrême liberté se trouve constamment chevillée à une vraie rigueur narrative. Les Nouvelles Aventures de Vidocq parvient à joindre ces deux pôles souvent ennemis sans effort apparent, laissant s’épanouir

un esprit bordélique et délirant dans un schéma très construit. A l’intérieur des épisodes, la mode est au grand écart : l’esprit du serial (et du plus emblématique de tous, Fantomas, circa 1913) se mélange tranquillement à celui des années 70. A intervalles réguliers, la fureur entre dans le cadre et tout se déglingue. Depuis la première série, les deux auteurs ont affiné leur ton et Mai 1968 a fait bouger les lignes. Dans un entretien intéressant proposé en bonus du coffret, le réalisateur explique quel a été le mot d’ordre hybride présidant à la série : “Fantaisiste, réaliste, débridée”. Qui oserait un tel mélange aujourd’hui ? Le plaisir devant ce phare tout en légèreté de la télé française vintage se niche aussi dans les détails, souvent sexuels. Neveux et Bluwal – qui venait d’épouser l’actrice principale, Danièle Lebrun – s’amusent beaucoup avec les suggestions plus ou moins voilées. C’est la robe transparente de Loleh Bellon dans le premier épisode, c’est aussi le petit jeu du chat et de la souris ouvertement sadomaso entre Vidocq (Brasseur) et Roxane (Lebrun), menottes comprises. Qui reprendra le flambeau ? Olivier Joyard Les Nouvelles Aventures de Vidocq (1971-73) coffret DVD INA, environ 40 €

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à suivre… HBO prend date La série policière True Detective, avec Matthew McConaughey et Woody Harrelson, est celle que tout le business hollywoodien s’est arrachée. Elle arrivera sur HBO le 12 janvier, le même jour que la troisième saison de Girls. Le 19, la chaîne câblée lancera la nouveauté Looking, une “dramédie” située dans la communauté gay de San Francisco. Scott Bakula fait partie du casting.

intriguants Témoins C’est l’un des alliages les plus improbables qui soient : Thierry Lhermitte tiendra le premier rôle de la nouvelle série écrite pour France 2 par Hervé Hadmar et Marc Herpoux (auteurs de Pigalle, la nuit), Les Témoins. Un polar où l’acteur jouera un ancien inspecteur star de la PJ possiblement mêlé à des crimes. Diffusion en 2014.

ultramoderne solitude

Dans Hello Ladies, Stephen Merchant met en scène un champion de la lose et cherche à s’émanciper de Ricky Gervais a condition déprimante et/ou touchante de l’homme d’âge moyen seul et pas très beau dans le grand marché contemporain de la séduction fait l’objet de l’une des plus grandes séries actuelles, Louie, qui parvient à sublimer son sujet de façon magistrale. C’est tout le The Walking Dead problème de la petite nouvelle Hello Ladies cartonne que de venir après. Mise à l’antenne Avec 16,1 millions de par HBO à la fin du mois de septembre, téléspectateurs en première cette postsitcom du comique anglais semaine et près de 14 millions Stephen Merchant est adaptée de l’un de la semaine suivante pour les ses spectacles de stand-up. Pour mémoire, débuts de la saison 4 sur AMC, ce garçon à lunettes est l’alter ego de The Walking Dead est devenue Ricky Gervais depuis The Office. Il cherche la série d’une chaîne du câble ici à s’émanciper. On suit l’existence la plus regardée. Chez les pleine de ratés vaguement flamboyants de 18-49 ans, cette histoire de cet englishman in Los Angeles dégingandé. zombies coriaces dépasse tous Le principe comique de Merchant repose les autres programmes de la télé américaine, hors sport. sur la gêne, mais de manière moins démonstrative et provocatrice que lorsqu’il partage l’écran avec son collègue Ricky. Plutôt théorique, parfois douce, Hello Ladies décrit le décalage permanent entre un homme et le monde, un pauvre type Tunnel (canalplus.fr, le 30) Quelques jours qui arrive toujours trop tôt ou trop tard avant le lancement (le 11 novembre) de cette et ne parvient pas à vivre dans le bon timing. adaptation de la série suédo-danoise Bron, Une question comique en soi, que certains Canal+ met en ligne gratuitement le premier passages parviennent à mettre en scène épisode – solide – réalisé par Dominik Moll. assez brillamment, proposant un genre de burlesque froid élaboré. C’est peut-être Bates Motel (13ème Rue, le 25 à 22 h 15) un certain manque d’originalité qui Pour parvenir à regarder ce prequel de empêche Hello Ladies de décoller vraiment. Psychose, il faut d’abord faire comme si Mais si le spectateur de série sursollicité Hitchcock n’avait jamais existé. Ensuite, d’aujourd’hui tend naturellement à vouloir la série passe plutôt bien : Norman satisfaire son impatience (en passant Bates et sa maman font vraiment peur. à autre chose dès le premier bâillement venu), cela ne signifie pas qu’elle soit Luck (Canal+ Séries, le 6 à 20 h 50) à jeter. Cette petite chose troublante Ce devait être un carton avec Dustin pourrait même se révéler indispensable Hoffman et Nick Nolte devant la caméra, en confirmant son potentiel. Et si on Michael Mann à la réalisation et David lui laissait une chance de grandir ? O. J. Milch (Deadwood) au scénario. Mais Luck

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agenda télé

a été fauchée en plein vol en cours de saison 1. Le pilote reste très beau.

Hello Ladies le dimanche, 20 h 40, OCS City 30.10.2013 les inrockuptibles 83

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Peau d’âme Elle s’appelle Perrine, et il y a vraiment Perrine en la demeure. Sous le nom de Peau, elle enregistre au grand air une electro-pop habitée, étrange et surnaturelle. Visite alpine.

 L écoutez les albums de la semaine sur

avec

e 4 septembre, Perrine Faillet, dont le nom de plume est Peau, était à Paris pour chanter Aucun express, une reprise de Bashung, en direct sur France Inter, et c’était bien. Vingt jours plus tard, on prenait l’express Paris-Grenoble pour rencontrer Perrine à domicile, sur les hauteurs de la ville, à l’orée du Vercors. Pourquoi y aller, plutôt que de faire l’interview à Paris ou de se contenter d’un coup de fil ? D’abord parce que Perrine a conçu et enregistré Archipel, son deuxième album (sorti fin août dans une trop grande discrétion), chez elle. Aussi, parce que cet album est de ceux qui plantent un décor (surnaturel), posent une atmosphère, révèlent et amplifient une vision personnelle, projettent un monde entre intérieur et extérieur, à la façon d’une chambre noire ou d’une séance de ciné en plein air. Un disque de petite sorcière, harmonieux et un brin dangereux. Des tourneries synthétiques scintillantes, autour desquelles s’enroulent les volutes translucides démultipliées d’une voix comme un coulis

de framboise, tendre et légèrement acide. De l’electronica sensuelle et douce comme du folk, dans le cadre de chansons pop – les entendre une fois, c’est les fredonner en boucle. Des abstractions instrumentales comme des sculptures en allumettes, avant l’incendie. Un disque personnel, intime, inspiré, abouti, qui doit être la bande-son d’une vie ou d’un rêve : cet Archipel méritait bien qu’on y accoste. En route – une route en lacets qui s’affine, puis devient un chemin dans la forêt –, on n’a pas vu le fantôme de Bashung sauter à l’élastique. Mais on a croisé des vaches, des chevaux, des cyclistes aux mollets fermes, des enfants sur des skis à roulettes, et on nous a raconté les chevreuils. Chez Perrine, une ancienne ferme isolée sur la commune de Saint-Nizier-du-Moucherotte, on est à seulement une demi-heure de voiture de Grenoble, mais déjà loin du monde, à mille mètres d’altitude, entre la vallée de l’Isère et le sommet du Moucherotte. Ce jour-là, le soleil brille, pas un nuage dans le ciel. Tant mieux pour le déjeuner dans le jardin

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Lionel Baboulin

“j’aime les œuvres qui n’existeraient pas si leurs auteurs n’existaient pas, les territoires singuliers”

(les chanterelles ont été cueillies par l’artiste, le cornas est aéré). Tant pis pour la recherche d’explication géo-climatique à la grâce vaporeuse d’Archipel. Quand le ciel est bas, on ne voit plus la ville ; Perrine vit alors au-dessus des nuages, voire dedans – juste là où on est en écoutant Archipel. Perrine est du cru. Elle a grandi un peu plus haut sur le plateau, entourée de ses tantes et de sa mère, qui chantaient beaucoup. Puis elle est partie à Lyon pour étudier le cinéma, s’est frottée au théâtre (et au “spectacle vivant” au sens large) et a chanté dans Crise Carmen, un groupe féminin a cappella, entre musique et théâtre. “C’était bien, ça tournait, on a fait de gros concerts. Mais les concessions du collectif ont fini par m’épuiser, j’ai eu envie de partir sur un chemin plus solitaire, de trouver qui j’étais en défendant une création personnelle.” Au départ, Perrine n’est pas spécialement musicienne, ni follement mélomane, plutôt attirée par la création en général (“C’est palpitant, magique, de créer, c’est ce qui me fait me sentir en vie au quotidien”). Elle reconnaît que Le Fil de Camille lui a montré le chemin, elle avoue une passion pour Björk, Radiohead et Portishead, elle a décortiqué la musique de James Blake pour en comprendre les secrets. “J’aime les œuvres qui n’existeraient pas si leurs auteurs n’existaient pas, les territoires singuliers. C’est souvent lié à la voix, très personnelle, mais il n’y a pas que ça. Une identité est déterminée par un ensemble de choix.

Si on creuse, personne ne nous ressemblera.” Même si Perrine n’est pas une fille du bord de mer, mais alors pas du tout, elle est une îlienne, dans son isolement géographique, sa quête, sa façon de travailler, à son rythme. “Les idées émergent quand je ne fais rien de spécial. Et quand j’en ai une, je travaille de manière obsessionnelle. Puis je sors m’aérer la tête, je marche, je cours, je fais du ski de rando. J’ai le luxe du temps et de l’ennui. Parfois, je me demande ce que j’ai fait de ma journée. Mais j’ai besoin de cet espace dans ma tête.” Perrine réalise ses clips elle-même, à la maison – elle en a fait deux, magnifiques, un par album. Le second (qui mériterait le prix Nobel du clip), pour la chanson Instant T, met en scène des centaines de cassettes VHS dans un cadre blanc, animées comme des sculptures, des jeux de dominos ou un antique jeu de casse-briques. Le dispositif occupe la moitié du garage. Perrine a rangé les cassettes, mais le cadre blanc y est encore, volume étrange et fascinant, comme un portail spatiotemporel dans un film de science-fiction, ou de l’art contemporain à domicile. Un jour, ce truc décollera, c’est sûr. Stéphane Deschamps album Archipel (Le Chant du Monde/ Harmonia Mundi) concerts le 5 novembre à Paris (Maroquinerie), le 9 au Chambon-Feugerolles www.peaumusic.com 30.10.2013 les inrockuptibles 85

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… Idris Elba

Damon Albarn collabore avec…

Tom Munro

Linda Brownlee

Justin Timberlake s’offre le Stade de France

Damon Albarn invite du beau monde au Mali Alors que les rumeurs d’album solo pour l’année prochaine se confirment, l’ex-Blur poursuit sa longue histoire d’amour avec le Mali. Selon le Guardian, Albarn aurait convié Brian Eno, Nick Zinner des Yeah Yeah Yeahs, le jeune producteur Holy Other, l’acteur de The Wire et Luther Idris Elba et des artistes maliens à construire ensemble un album à Bamako, où la troupe enregistre en ce moment même.

Sept ans après son dernier concert français et quelques mois après la sortie de The 20/20 Experience, Justin Timberlake fera son retour sur scène en France, à Paris. C’est au Stade de France que l’Américain a choisi de faire monter la température le 26 avril. Les places sont d’ores et déjà en vente.

cette semaine

Keaton Henson au Festival Les inRocKs

Né quelques mois après After the Gold Rush, un album live formé de plusieurs concerts donnés par Neil Young à Washington en 1970 arrivera le 26 novembre, plus de quarante ans après son enregistrement. Disponible en CD, vinyle et MP3, Live at the Cellar Door comportera des versions acoustiques de certains titres d’After the Gold Rush, ainsi que des versions au piano et trois reprises de Buffalo Springfield.

Juliette Lewis

des reprises de Duran Duran pour la bonne cause Un album de reprises de Duran Duran verra le jour le 25 février avec, entre autres, Liars, Juliette Lewis, Warpaint, Little Dragon et Moby. Composé de covers de B-sides et de raretés du groupe, la compilation sera vendue au profit d’Amnesty International.

neuf

Nick Lowe

Avec leurs coupes mulet de compétition, ces Parisiens décalés, décalqués, font fort. Héritiers du très beau mauvais esprit de Sexy Sushi (qu’ils ont remixé), ils inventent une electro puérile et grandiose, qui danse sur la tête et rend le public dingue (à voir au festival Generiq). Après la French Touch, la France Louche. www.salutcestcool.com

Il va falloir se mettre fissa à la langue d’Oc. On parle ici de la pop charnelle, noire et théâtrale que susurre Charlotte Oc, héritière sévère de Bat For Lashes et donc de Kate Bush. Car quand l’Anglaise décentrée à L. A. gémit “colour my heart”, on sait très bien que de toutes les couleurs, c’est le schwartz qu’elle préfère. facebook.com/CharlotteOCOfficial

Beta Band Visionnaires, les Ecossais de Beta Band ont payé au prix fort leurs années d’avance sur le bouzin, en restant méconnus et pauvres de leur vivant, puis en étant allègrement pillés après leur séparation en 2004 – un de leurs jeunes frères fondera Django Django en leur mémoire. Un coffret se souvient de leur génie : nécessaire.

Pilier du pub-rock anglais dans les années 70, fer de lance d’un combo imprononçable (Brinsley Schwarz !), Nick Lowe s’est distingué par l’écriture de chansons pop quasi parfaites comme Heart of the City – que les morveux de The Strypes font battre à nouveau sur leur haletant premier album. www.nicklowe.com

Dan Burn-Forti

Charlotte Oc

Salut C’est Cool

Rama

Neil Young : un live vieux de quarante-trois ans

Mardi soir, le Festival Les inRocKs 2013 ouvrira ses portes dans le cadre religieux de l’église Saint-Eustache, à Paris. Au programme : Keaton Henson, sa barbe fleurie et son folk solennel. Frissons en perspective pour cette soirée d’inauguration. le 5 novembre à Paris (église Saint-Eustache), festival2013.lesinrocks.com

vintage

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Bogdan Frymorgen

“je n’envie pas les jeunes groupes” Pour leurs 20 ans, les Tindersticks ont revisité une partie de leur répertoire. Pour évoquer l’avenir et cet album garanti sans nostalgie, rencontre avec Stuart Staples, vieux loup à l’œil tendre et malin.

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éenregistrer ces dix morceaux, c’était une façon de réécrire l’histoire ? Stuart Staples – C’était une progression naturelle. Cet album parle du groupe tel qu’il est actuellement. L’idée d’un simple best-of me paraissait quelque chose de mort, d’ennuyeux. L’important était de définir ce que ces chansons signifiaient pour nous aujourd’hui. Certaines sont trop liées à des lieux et à des époques. Elles sont gravées dans le marbre.

“il faut s’intéresser au futur. D’un point de vue créatif, rien n’est jamais déterminé”

Mais d’autres sont plus flottantes, comme dans des sortes de limbes : ces chansons-là sont inachevées et ouvertes à de nouvelles interprétations. Il y a toujours eu  de la mélancolie dans Tindersticks. Y a-t-il de la nostalgie ? Je m’attendais à ce que cet album soit nostalgique. Mais quand nous nous sommes retrouvés à jouer tous ensemble, je me suis rendu compte que tout ça n’avait rien de nostalgique. L’important était la réunion du groupe, et ce que nous voulions faire à ce moment-là. Certaines chansons ont été écrites il y a vingt ans, mais à l’époque je n’arrivais pas à les chanter telles que

je le voulais. Je crois que maintenant j’ai réussi à m’en imprégner, grâce à l’expérience et aux émotions découvertes avec le temps. Chanter certaines chansons à 27 puis à 47 ans, c’est complètement différent. Quels groupes t’excitent aujourd’hui ? J’adore Wild Beasts. Je finis toujours par me sentir nerveux si je n’écoute pas de musique neuve, excitante, faite par des jeunes. Ecouter des gamins faire de la musique est une façon de se déconnecter. Je crois aux intentions des nouvelles générations, à leur envie de communiquer. Internet a tout changé ces dernières années… Il y a un quelque chose de vraiment formidable à ce que tout soit accessible. Quand j’étais adolescent, je devais faire de vrais choix avec l’argent que j’avais. Il fallait se déplacer pour acheter un disque. Je me souviens de ces moments. On ne pouvait pas taper David Bowie sur Wikipédia et tout savoir sur lui d’un coup ! C’était en investissant du temps que les choses devenaient précieuses. Je ne sais pas si ce genre de raisonnement est encore possible aujourd’hui. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais quand on a commencé à faire

de la musique, au début des années 90, l’objectif était de produire un disque, c’est-à-dire quelque chose de tangible, que les gens pouvaient toucher. Je ne sais pas si j’aimerais être un jeune groupe et mettre ma musique uniquement sur des plates-formes. Je n’envie pas leur position. L’avenir t’intéresse-t-il ? J’ai arrêté de fumer il y a un an et demi, alors que j’ai été fumeur pendant plus de trente ans. J’avais perdu ma voix. Quand on est jeune, on ne pense pas à ces choses. Il faut s’intéresser au futur. D’un point de vue créatif, rien n’est jamais déterminé. Il s’agit toujours de trouver l’énergie nécessaire à tel ou tel projet, à tel ou tel moment. Si tu es ouvert et engagé, les choses viendront naturellement. propos recueillis par Maxime de Abreu album Across Six Leap Years (City Slang/Pias) www.tindersticks.co.uk en écoute sur lesinrocks.com avec

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Of Montreal Lousy with Sylvianbriar Yann Orhan

Polyvynil/La Baleine

Julien Doré Løve Columbia/Sony D’une cohésion impressionnante, le troisième album du chanteur ne parle que de ça : la douleur de la séparation amoureuse. Un mal pour un (disque) bien. vec ce troisième album, la qu’on te touche, j’volerai les reins des enfantsmanière de Julien Doré subit une rois qui à tes seins pendront leur bouche”). fulgurante rétraction. Rétraction Si le chagrin prend parfois des détours d’abord à un seul motif. Toutes plus désinvoltes (le très gracieux les chansons ici (disons toutes sauf une, Chou wasabi, avec Micky Green), il peut on y reviendra) ne parlent que d’une seule plonger jusqu’aux profondeurs suicidaires chose : la souffrance amoureuse après (l’élégiaque Corbeau blanc). Au cœur le départ de l’être aimé. Rétraction aussi de l’album trône Platini, pur délice qui du crew de collaborateurs aux manettes. échappe néanmoins à l’unité thématique Là où les deux premiers albums (Ersatz, de l’ensemble et apporte une tonalité 2008, puis Bichon, 2011) proposaient un à la fois majestueuse (usage grandiose attelage des auteurs-compositeurs les des chœurs) et clownesque (Julien D. plus en vue sur le marché, Løve est le fait y retrouve le temps d’un pont sa voix de d’une toute petite poignée de garçons : tête drolatique). A la fois dansant et torturé, autour du chanteur, qui a écrit la plupart l’album est à ce jour la plus belle réussite des titres, quelques proches, comme le de son auteur. Jean-Marc Lalanne groupe electro Omoh, Darko Fitzgerald, Julien Noël son pianiste depuis les débuts, concerts le 6 février à Lausanne, Antoine Gaillet à la réal et, pour une seule le 7 à Annonay, le 15 à Nice, le 16 à Marseille, chanson, Arman Méliès. le 19 à Bruxelles, le 20 à Lille, le 21 à Anzin, Ce retour lancinant d’une seule figure le 27 à Luxembourg, le 28 à Lyon, (l’abandon) combinée à la belle homogénéité les 14 et 15 mars à Paris (Folies Bergère) www.juliendoreofficiel.com de sa facture electro-folk donne à l’album lire aussi l’interview de Julien Doré p. 14 sa tonalité cohérente, obsédée, monomaniaque. C’est la chronique bipolaire d’un ressassement. Les réminiscences du bonheur, associées généralement à des villes étrangères traversées en amoureux, remontent parfois en vagues apaisantes (London nous aime, Viborg). Parfois au contraire la douleur se fait rage, comme dans le saisissant Hôtel Thérèse, mix de récriminations et de menaces (“j’veux pas

 A

Pause dans la folie de Kevin Barnes, avec un album plus sobre et semi-réussi. Pour ceux qui avaient fini par s’épuiser à suivre les folies furax du tordu Kevin Barnes, c’est probablement une bonne nouvelle. Lousy with Sylvianbriar est, pour lui, une sorte de pause : la volonté de sortir du dédale dont il avait barbelé les murs, comme un asile éternel. Lousy with Sylvianbriar : revenir vers “la spontanéité”, “plus en ligne avec ce qui se faisait dans les 60’s ou 70’s”. Ça marche ? Pas à chaque coup. Certaines des chansons de Lousy vont effectivement droit au but : un (surf) rock plutôt classique, des méandres qui se plient à la ligne droite, un chant plus sobre, des arrangements malins mais ne s’amusant plus à explorer quatre points cardinaux en même temps. Mais ici, aller droit au but n’est pas toujours une qualité. Si une partie de ces petits tubes directs est rayonnante, enthousiasmante, l’autre semble manquer de quelque chose. D’un brin de folie ? Thomas Burgel www.ofmontreal.net en écoute sur lesinrocks.com avec

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Julien Lachaussée

Daniel Darc Chapelle Sixteen Jive/Sony Sept mois après sa disparition, Darc revient avec un testament bouleversant. ne heure, onze chansons et quatre Variations. Il faut ajouter à cela quatorze titres inachevés, offerts en bonus. Tel est le legs de Daniel Darc. Réalisé comme le précédent par Laurent Marimbert, qui avait pris la précaution de demander à Darc d’enregistrer toutes les voix avant même la mise en place définitive des orchestrations, Chapelle Sixteen sonne ainsi étonnamment abouti. On y trouve aussi des choses surprenantes, comme le jazz-funk légèrement free d’Un peu de sang ou la ballade soul chuchotée à la Al Green qu’il s’intitule Que sont devenus les hommes et se termine sur une envolée

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orchestrale typique des productions noires des années 70. Parmi les morceaux de bravoure, il y a également l’émouvant Des idiots comme moi, où un piano et un discret ensemble à vent accompagnent l’une des mélodies les plus graciles jamais abordées par l’ancien Taxi Girl, qui lui aura ainsi réservé l’un de ses plus grands textes. Mais dans Chapelle Sixteen, on retient d’emblée “sixteen”, un mot lié à l’adolescence, aux origines de rock aussi (Sweet Little Sixteen de Chuck Berry), qui associé à “Chapelle” semble vouloir faire se confronter les deux vies de Darc. D’ailleurs, l’album contient quelques titres parmi

les plus rock du Darc dernière période, même si ce sont les titres les plus recueillis (le très beau Ita beila) qui l’emportent sur toute la longueur de l’album. C’est aussi le disque qui révélera au grand jour un aspect sans doute trop souvent escamoté de la personnalité profonde de Darc : son côté sentimental. Le titre La Dernière Fois, où il fait l’inventaire des filles de sa vie façon litanie des regrets, est à la fois touchant et déchirant, surtout lorsqu’il annonce “Ce n’est pas fini, condamné à vie…” Christophe Conte en écoute sur lesinrocks.com avec

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Gregory Hoepffner

la découverte du lab Appalache Musique de chambre à écouter dans son bain en fumant le calumet de la paix. assionnés par la cassette C90 de notre enfance – dont on remontait amoureusement la bande magnétique avec un crayon –, trois Toulousains créent un label qui lui rend hommage, BLWBCK, avec comme slogan “Life is a walkman”. Au programme des réjouissances : lo-fi, chill-wave et quelques tsunamis psychédéliques encapsulés dans un format désuet et condamné à l’usure, ce qui en fait aussi tout son charme. Parmi les petits protégés de BLWBCK, on compte Jens Bosteen et son folk sombre ou encore les faux jumeaux Noir Cœur (dont un des fondateurs du label fait partie), qui ont participé aux sélections des inRocKs lab 2013. Dernier né du label, Julien Magot, et son projet solo Appalache, vient tout juste de sortir un premier album, Achievement March, en édition limitée à – très précisément – 66 cassettes (et aussi en digital). Enregistrées sur la péniche familiale pendant la trêve estivale, les compositions de Julien surprennent par leur spontanéité : “Je laisse énormément de place à l’instant, la musique de l’instant est celle qui m’intéresse le plus.” Oscillant entre une quête du bonheur et des plaines désertiques, ses morceaux reflètent toutes les nuances des sentiments possibles. De John Cage aux rythmes endiablés du zouk, ce chaman tente de guérir l’âme grâce à une palette de mélodies tantôt sauvages et expérimentales, tantôt pop et lumineuses. Abigaïl Aïnouz en écoute sur lesinrockslab.com/ appalache

Découvrez les noms des lauréats de l’édition 2013 du concours sur lesinrockslab.com

Josh Wehle

 P

Danny Brown Old Fool’s Gold/Warner Un vieux rappeur schizo de Detroit ouvre son cœur et ses tripes. Saignant. anny Brown a le sourire édenté psychédéliques hallucinants. Brown des bluesmen octogénaires pose sobrement ses rimes sur Torture, qui chiquent du tabac depuis puis s’égosille comme un junkie proche le berceau. Le plus punk de la crise de manque sur Wonderbread. des rappeurs de Detroit n’a jamais Il se métamorphose sur des beats funky, remplacé ses incisives cassées malgré old-school, electro et même grime les liasses de dollars encaissées grâce à l’anglaise sur Dubstep. Incorrigible, à ses mixtapes (la série Detroit State il jure que le morceau Side B sera sa of Mind), ses deux premiers albums sur dernière “dope song”, avant d’en le net et ses collaborations avec la moitié rouler une autre sur Smokin & Drinkin. de la planète hip-hop. Le titre de ce nouveau La sagesse ne venant pas toujours avec disque pose une question : en comparaison l’âge, Old déborde de vitalité, d’inspiration, avec la génération de Kendrick Lamar et d’extravagances… et de conneries. Enfin Joey Bada$$, l’ex-taulard de 32 ans est-il l’album de l’immaturité. David Commeillas déjà trop old pour rapper ? Au contraire, sa fougue et sa folie notoire en font l’un des concert le 1er novembre à Paris MC les plus charismatiques de l’époque. (Pitchfork Festival) Ces dix-neuf titres forment xdannyxbrownx.com en écoute sur lesinrocks.com avec un kaléidoscope introspectif aux reflets

 D

Motörhead Aftershock UDR/Motörhead Music Pas en forme dans la vie, Lemmy l’est sur ce vingt-et-unième album. que la sienne ! Et malgré le Là où les récents Motörhead l’enlevé Heartbreaker. Deux blues aussi… Mais bulletin de santé alarmant avaient à la fois un goût comme chaque fois que de Lemmy depuis l’été, de trop peu et de bâclé, Aftershock jamais ne vacille. le groupe se frotte au genre, le jubilé d’or approche pour jamais il ne s’y pique. le roi du rock-testostérone. Outre un son peaufiné et Alors, qu’importe que l’on Espérons juste qu’il ne soit les habituels bolides reçus entende ça et là l’ombre pas posthume, et que de plein fouet (End of Time, d’Overkill ou d’Ace of Spades l’on s’abstienne d’y vendre Paralyzed), le power trio ne – sur l’intro de Going des coussins ou des mugs bloque pas seulement les de l’icône aux verrues. amplis à 11. Dans le cabinet to Mexico ou le refrain Guillaume B. Decherf de Queen of the Damned. de curiosités, on remarque Au moins, Motörhead ne cet entêtant Crying Shame www.imotorhead.com plagie nulle autre légende et son piano bastringue ou

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Jackson Scott Melbourne Fat Possum/Pias Surgi de nulle part, un premier album de pop spectrale, tordue et fascinante. ’est le cauchemar des jardiniers : un parterre impeccable de pensées, violettes et campanules plantées au millimètre, manucurées avec un soin maniaque, qu’envahissent soudainement des hordes d’herbes mauvaises et folles. C’est, au contraire, le bonheur des amateurs de belles trouvailles pop : le surgissement soudain d’un type venu de nulle part (Asheville, Caroline du Nord), inconnu au bataillon il y a quelques mois, qui explique à qui veut l’écouter n’avoir strictement rien à foutre de l’indie bidule et qui sort, au débotté, un premier album formidable d’indie bidule, nommé Melbourne. Bricolés, lo-fi, crades, des titres enregistrés dans sa chambrette sur un vieux 4-pistes, puis triturés à l’infini sur un ordinateur. Des chansons branlantes, épineuses, des morceaux dissonants comme ceux de Pavement, psychédéliques comme ceux de Syd Barrett, aquatiques comme ceux de Connan Mockasin. Des mélodies spectrales, flottantes, d’une simplicité confondante ou tordues comme un esprit diabolique, qui valent celles de l’Atlas Sound de Bradford Cox – comparaison la plus évidente. Melbourne, comme un trésor millénaire perdu sous la poussière d’un grenier oublié. Retrouvé, il irradie la beauté. Thomas Burgel

C   Dick Voodoo Dick Voodoo Dick Voodoo/Papa’s Prod

Primal et fiévreux, du rock remonté des égouts et des caves. Du Havre. Dick Voodoo surgit des brumes havraises, l’imprécation libidineuse en bandoulière et le sortilège en sautoir. S’il faut une filiation, on battra tour à tour le rappel de la moue de Presley au sortir du Sun Studio, de Suicide et ses hoquets de machines ou de Lux Interior entraînant ses Cramps dans l’électricité de la série B et les trains fantômes du binaire. S’il faut une philosophie, on saluera assurément celle du rockabilly, musique des alpages pas sages, entêtée, fruste et séminale, ici transmutée en étrange procession brinquebalante des harmonies. Et s’il faut la définition d’une esthétique, on saluera celle, désarmante, d’une rythmique réduite à la simple expression des battements métronomiques des boîtes à rythmes, et d’un chant réverbéré irradié par une guitare serpentine et acide.

concerts le 30 octobre à Paris (Trabendo), le 31 à Strasbourg, le 2 novembre à Lille, le 3 à Nantes, le 23 à Besançon, le 25 à Lyon www.fatpossum.com/artists/jackson-scott en écoute sur lesinrocks.com avec

Ahmad Jamal Saturday Morning Jazz Village/Harmonia Mundi

La légende du piano américain poursuit sa conquête du bonheur. Lorsqu’on évoque Ahmad Jamal, on pense souvent à Miles Davis, son aîné, qu’il a amené vers de nouvelles conceptions sonores : la respiration, l’esthétique du silence. Dans l’histoire du jazz, Jamal est un ovni, par son mode de vie (sans drogues ni alcool, puisque converti à l’islam) et son jeu de piano : économe, délié, aérien et fondamentalement noir américain. A 83 ans, il sort Saturday Morning, où des ballades sans arthrose, pleines de good vibes, s’immiscent entre un swing juvénile, un joli clin d’œil à Duke Ellington ou un groove ensoleillé. Un enregistrement doux et apaisant, comme le réveil d’un samedi à la campagne, sans gueule de bois. Louis Michaud ahmadjamal.net en écoute sur lesinrocks.com avec

Christian Larrède www.dickvoodoo. blogspot.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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le single de la semaine Parquet Courts Tally All the Things That You Broke Marc Thirouin

Mom + Pop/Pias

Mélanie Pain Bye Bye Manchester Fierce Panda/Sober & Gentle D’une sensibilité rare, un deuxième album porté par des synthés vintage futés. ès ses débuts au sein de Nouvelle Vague, Mélanie Pain a pris le parti de maquiller ses émotions dans une pop caressante, à la dimension romanesque. A l’écoute de Bye Bye Manchester, il sourd ainsi une douce mélancolie dans ses paroles, d’une infinie délicatesse – il faut entendre la façon dont elle déclame ses vers sensibles sur Ailleurs, où il est question de “regards salissants” et de “ciel bleu qui tourne au vert”. Plus que le brio des textes, ce qui compte dans Bye Bye Manchester, ce sont les trouvailles mélodiques, les galipettes musicales. A l’instar de Florent Marchet (en duo sur La Couleur) et d’Albin de la Simone (à la production), la Française ne semble obéir qu’à ses obsessions et livre ici un charmant deuxième album – paradoxalement déjà sorti dans plusieurs pays d’Europe et d’Asie – oscillant entre chanson française et electro-pop british. Maxime Delcourt

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www.melaniepain.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Venu du Texas, révélé à New York, le grand rock de 2013. Dans les années 80 et 90, à force de dogmes rassis, les gardiens du temple rock’n’roll, pour qui le garage devait rester à l’état où il avait été laissé par les Stooges en 1969, avaient fait fuir le jeune. Qui revint, goguenard et insolent, avec les Strokes ou les Libertines pour demander à la poussière de dégager. Mais alors que les puristes de cette énième vague du genre commencent sérieusement à empester le cadavre de chaussette, les Américains de Parquet Courts viennent à nouveau mettre les compteurs à zéro avec un rock hautain, crâneur, mélodique, instruit, mal élevé, new-yorkais, branleur et précieux. Après leur fulgurant album Light up Gold, ils continuent de jouer le punk-rock en aristos de trottoir sur cet ep nerveux, où culmine You’ve Got Me Wonderin’ Now, qui assemble pour la kermesse du bonheur l’euphorie naïve de Jonathan Richman et l’urgence incompétente des dandy punk de New York. Un très grand petit groupe. JD Beauvallet parquetcourts.wordpress.com en écoute sur lesinrocks.com avec

CFCF Molle et benête, la pop faussement inoffensive d’un Canadien. La troisième chanson, épique salon de massage ou boutique et tragique, s’appelle Strange Form Nature & Découvertes. Mais of Life et résume assez bien notre c’est en fait une pop lancinante, perplexité face à cettte musique affluent du Blue Nile voire venue du Canada. Car il s’agit de Peter Gabriel, que marmonne ici à l’évidence d’une créature peu le prolifique Montréalais, qui malaxe répertoriée, à la fois molle, vivante, ici une matière plus organique, visqueuse, ectoplasmique et plus mousseuse, plus épaisse pourtant charpentée de structures que d’habitude. La mélancolie, complexes et vigoureuses elle, continue de prospérer – et armée de poisons dangereux, dans ces chansons étales, qui attaquent la joie et la volonté. dénervées, qui caressent dans Murmures animaliers, aquatiques le sens du poil à gratter. JDB ou végétaux pourraient faire croire www.facebook.com/cfcfmusic à une BO de jungle sécurisée pour

Kevin Pedersen

Outside Dummy/Paper Bag/Cooperative/Pias

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Tal National Kaani Fat Cat/Differ-ant De l’afro-rock venu du Niger pour faire la fête chez vous. La première bonne nouvelle, signe que les lignes bougent, c’est que ce disque d’afro-rock nigérien sorte sur le label indé anglais Fat Cat. La deuxième, c’est donc la découverte de Tal National, groupe mené par un ancien défenseur du Sahel Sporting Club, par ailleurs juriste, qui brasse différents styles, ethnies et langues du Niger dans une musique de transe et de fête impérieuse et groovy, aussi électrique qu’éclectique. Après Bombino, la relève au Niger. Stéphane Deschamps www.facebook.com/TalNational en écoute sur lesinrocks.com avec

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Fuzz Fuzz In The Red/Differ-ant Furieux, le nouveau projet de Ty Segall ordonne des pogos sauvages et velus. vec un nom pareil, il serait facile de ranger Fuzz parmi les indécrottables puristes du garage-rock et du psychédélisme vintage. D’accord, Ty Segall et ses hommes n’évitent pas tous les clichés – on pense ici à Earthen Gate et son excès de gras sur une ligne mélodique qui n’en demandait pas tant. Mais l’essentiel est ailleurs, et plus précisément dans cette fascination maladive, frontale et malsaine pour la noirceur, cette part de psyché lugubre qui anime ce heavy-rock déstructuré, fiévreux, parfois bluesy, mais toujours sauvagement décousu. Mélodique quoique négligé, Fuzz impressionne par son rythme effréné, ses riffs saillants et ses salves de larsens aussi âpres que tendus. Le résultat manque certes un peu de lisibilité,

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de précision et de variété, mais des titres comme What’s in My Head? et Loose Sutures, fascinés par le mythe Black Sabbath, donnent l’impression de transmettre une pensée, une certaine liberté de ton, une force de frappe vierge de toute préoccupation formaliste. Maxime Delcourt ty-segall.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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dès cette semaine

14/11 Paris, Maroquinerie, 15/11 Lille

Ricard Live Session 26/11 Paris, Flèche d’Or, avec Le Prince Miiaou, Balinger, Bow Low

Petit Fantôme 7/11 Rennes, 9/11 Biarritz

Austra Festival Les inRocKs : carte blanche à Domino Cette année, Domino aura sa soirée spéciale organisée au cœur du Festival Les inRocKs. Rendez-vous à La Cigale le 7 novembre avec Austra, Petite Noir, Matthew E. White et The Amazing Snakeheads. jeudi 7 novembre à Paris (Cigale) The Inspector Cluzo 23/11 Paris, Maroquinerie

Nasser 16/11 Le Mans, 30/11 SaintDenis

Lescop 14 & 15 /11 Paris, Badaboum

The National 18/11 Paris, Zénith

Local Natives 20/11 Paris, Bataclan

Pendentif 31/10 Poitiers, 1/11 Biarritz,

en location

Phoenix 12/11 Marseille, 14/11 Lyon, 15/11 Nantes, 16/11 Toulouse, 23/11 Lille

Jackson Scott 30/10 Paris, Trabendo

Pitchfork Festival du 31/10 au 2/11 à Paris, Grande Halle de la Villette, avec Disclosure, Danny Brown, Glass Candy, Ariel Pink, Warpaint, Savages, Blood Orange, Mac DeMarco, Jagwar Ma, Pegase, Hot Chip, The Knife, Petit Fantôme, Sky Ferreira, etc.

Transmusicales du 4 au 7/12 à Rennes, avec Léonie Pernet, Stromae, Louisahhh!!!, A Tribe Called Red, Samba De La Muerte, Rhume, Fakear, Kid Karaté, Edith Presley, Benjamin Clementine, Madame, Superets, etc. Tricky 16/12 Paris, Trianon Tulsa 28/11 Cognac

La Femme

aftershow

Philippe Mazzoni

Africolor du 16/11 au 22/12 en région parisienne, avec Rachid Taha, Ahamada Smis, Sibongile Mbambo, Coqueiros de Olinda, Simon Winse, Batida, Teta, Imperial Quartet, etc. Alba Lua 21/11 Paris, Maroquinerie Aline 11/12 Paris, Flèche d’Or Jake Bugg 21/11 Paris, Olympia, 22/11 Lille, 9/12 Lyon Nick Cave & The Bad Seeds 19/11 Paris, Zénith Etienne Daho 14, 15 & 18/2 Paris, Cité de la Musique, 22/2 Paris, Pleyel, 21/3 Rouen, 25/3 Marseille, 28/3 Toulouse, 29/3 Bordeaux Dominique A du 23 au 25/11 à Paris, Cité de la Musique (lecture musicale) Festival Les inRocKs du 6 au 12/11 à Paris, Nantes, Toulouse, Bordeaux, Nancy, Tourcoing et Caen, avec Foals, Gesaffelstein, Keaton Henson, Suede, London Grammar, AlunaGeorge, Major Lazer, Austra, Petite Noir, Suuns, Valerie June, Laura Mvula, These New Puritans, Jacco Gardner, etc. Festival Generiq du 15 au 24/11 dans l’est de la France avec Hanni El Khatib, Joke, Tristesse Contemporaine, Is Tropical,

Villagers, Joris Delacroix, Micky Green, Bertrand Belin, etc. Foals 1/11 ClermontFerrand, 2/11 Bordeaux, 3/11 Toulouse, 5/11 Nantes, 7/11 Strasbourg, 12/11 Paris, Zénith Griefjoy 1/11 Tours, 8/11 Lorient, 29/11 La Rochelle, 12/12 Angers Half Moon Run 15/11 Paris, Trianon iNOUïS du Printemps de Bourges 6/11, Paris, Centre Barbara, avec Okay Monday, Darko, The Popopopops Heaven 17 10/11 Paris, Bus Palladium

nouvelles locations

La Femme, Naive New Beaters, Alexis And The Brainbow et (pas) Babyshambles le 22 octobre à Paris, Olympia En attendant le début des concerts de la soirée Pression Live organisée par Kronenbourg à l’Olympia, on s’amuse à imaginer l’ambiance en coulisses, où devraient être réunis trois groupes pour le moins déjantés : La Femme, Naive New Beaters et Babyshambles. Sans oublier les lauréats du concours Pression Live, Alexis And The Brainbow, chargés d’ouvrir la soirée. Sur scène, ces Lyonnais passés par l’inRocKs lab déroulent une pop-rock arc-en-ciel qui nous rappelle M83. Pas grand-chose à voir avec les pépites tendance surf music de La Femme, dont le premier album sorti cette année nous colle toujours à la peau. Dans la fumée bleutée qui a envahi la scène débarque une jeune fille blonde, suivie d’une seconde, brune. On se demande qui est qui jusqu’à ce que l’on comprenne que la blonde n’est autre qu’un des deux fondateurs du groupe, qui s’est travesti pour l’occasion. Quelques tubes s’enchaînent (dont Antitaxi introduit par un “on encule les taxis”) et pouf, le groupe disparaît. Naive New Beaters, eux, jouent à fond la carte du Grand-Guignol en invitant une mascotte Mickey à danser sur scène, parmi des palmiers en plastique. Moyen LOL quand même. On se dit qu’on va se rattraper avec les Babyshambles, mais non. Après 1 heure 30 d’attente et quelques sifflets, le concert est annulé. Peter Doherty n’a pas changé… Carole Boinet 30.10.2013 les inrockuptibles 95

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teenage kicks Deux portraits enflammés de la jeunesse américaine révèlent les traits de l’adolescent contemporain : entre héritage littéraire et culture web, idéalisme et nihilisme.



n théorie, tout les sépare. Elle, la mauvaise graine issue de la scène emo-punk underground de Seattle ; lui, l’étudiant new-yorkais aux rêves fitzgéraldiens. Elle, la Côte Ouest, Francis Bacon, Sade et Nico ; lui, la Côte Est, Hemingway et Tchekhov. Or ces spécimens aux joues rondes incarnent bien deux facettes de la jeunesse américaine, tels de faux jumeaux nés de la hanche d’Holden Caulfield, héros culte de L’AttrapeCœurs. Si une multitude de grands frères hantent de nombreux romans, en prise avec le mythe de l’adolescence, ces deux jeunes gens surgissent ici gonflés à bloc, relookés en purs rejetons du troisième millénaire. A commencer par le héros inventé par Kristopher Jansma, jeune auteur new-yorkais qui livre un premier roman ardent et prometteur. Elevés dans les années 80, lycéens dans les nineties, les garçons de La Robe des léopards

ont fait leur nid à New York après une adolescence calamiteuse, concevant très tôt des rêves de gloire au royaume des lettres. Le livre, sous l’influence d’un patronage très littéraire, nous embarque dans l’apprentissage affectif et cérébral de deux baby-romanciers, le narrateur et son acolyte, Julian. Dans la lignée néoclassique de Jeffrey Eugenides ou de Jonathan Franzen, La Robe des léopards conte la rivalité intellectuelle entre ces aspirants écrivains de plus en plus vampirisés par leur obsession. Elle mènera à la soumission croissante du narrateur au règne de la fiction. Incapable d’apprécier la vie pour elle-même, il ne cesse de la maquiller en nouvelles et brouillons littéraires, imbriqués dans le roman, qu’il rêve un jour de voir publiés. De façon très habile, Kristopher Jansma lui tend un piège qui n’est autre que celui réservé par Cervantès à son chevalier

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The Bling Ring de Sofia Coppola (2013)

l’héroïne de Lidia Yuknavitch est assaillie par le flux du web, son trop-plein d’images, de modèles et de références sur les réseaux sociaux

épris d’imaginaire romantique. Le héros de La Robe des léopards se retrouve captif des mythes et des fictions qui l’ont nourri. Et en sera bien puni, condamné à rédiger la biographie de son ancien ami, devenu écrivain célèbre. Il devra écrire la suite de leurs aventures, transformant sans cesse leurs noms, parcourant le monde entre bars jazz de Manhattan, faubourgs de Dubaï et Islande en quête de son modèle ! Cette audacieuse réflexion sur l’art du roman, ses leurres et ses travestissements trouve un écho dans Dora la Dingue. L’héroïne de Lidia Yuknavitch est assaillie par le flux du web, son trop-plein d’images, de modèles et de références sur les réseaux sociaux. Autant de tics contemporains que l’auteur, venue de l’Oregon, affronte vaillamment. Son héroïne est tatouée par son époque. A 17 ans, elle exhibe fièrement ses Dr. Martens, jongle entre son iPod et son iPhone 4, envoie des sextos à sa petite amie et s’adonne aux joies juvéniles de l’autodestruction : beuveries punk, exhibitionnisme dans les grandes surfaces, consommation du Viagra paternel et séances retorses, voire totalement perverses, chez le psy. Inspirée d’une patiente de Freud, Dora rappelle la jeunesse trash des débuts de Bret Easton Ellis (Moins que zéro), mixée

à l’univers déjanté d’un Chuck Palahniuk (Monstres invisibles). Ce dernier, auteur de la postface, justement, ne manque pas de louer la démarche de ce livre qui brocarde les autorités morales pour libérer la voix des fous, des dingues et des marginaux. Une insurrection rendue possible grâce aux nouvelles technologies : “17 ans, c’est pas top. (…) On envoie des textos à s’en fouler les pouces, on tourne des films à l’arrache. On vit par le son et la lumière – par la technologie.” Dora se distingue par sa volonté de rompre avec sa passivité face aux modèles et aux images. Elle puise la force de conjurer son malaise par l’enregistrement vocal de son thérapeute, puis, très vite, en le filmant à son insu. Le pauvre homme deviendra le cobaye de vidéos arty projetées en public – “un troupeau de kepons, de branchagas et de jeunes voyous”. Une sorte de “thérapivertissement” à l’envers, écrit Palahniuk, qui pourrait sembler ubuesque s’il n’était pas si facétieusement exploré, par une langue ado brute et mordante. Dans les deux romans, grandir revient à rompre avec un système de pensée. A cette condition seulement peut advenir la mue adulte, vibrante et singulière. Emily Barnett La Robe des léopards de Kristopher Jansma (Jacqueline Chambon), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Manceau, 368 pages, 23 € Dora la Dingue de Lidia Yuknavitch (Denoël), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par GuillaumeJean Milan, 288 pages, 20 €

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David Plante L’Amant pur – Mémoires de la douleur

Un poignant roman biographique en hommage à un amour disparu. Un jeune Américain épris de culture classique débarque à Londres, y rencontre un esthète au profil altier et voit sa vie irrémédiablement changée. Si on était chez Henry James, la situation déboucherait sur un roman oblique, parcouru par des désirs sublimés. Mais, en 1965, le corset d’homophobie commence à se desserrer entre Mayfair et Trafalgar Square, et David Plante devient rapidement l’amant de Nikos Stangos, avant de former avec lui un couple qui, durant quarante ans, côtoiera peintres et poètes – ces rencontres sont au cœur du journal intime (Becoming a Londoner) que Plante vient de publier. Ecrit cinq ans plus tôt, L’Amant pur opte pour une forme plus dépouillée et préfère l’intimité douloureuse aux mondanités. En la personne de Nikos Stangos s’incarnent à la fois le raffinement britannique et la cruauté d’une terre sanglante. Mère de la tragédie, la Grèce ne prédispose guère aux destins rieurs : quand Nikos meurt au terme d’une longue maladie, Plante, inconsolable, lui consacre un poignant recueil de souvenirs, au terme duquel la luminosité de l’écriture et l’influence de la mythologie hellénique permettent au survivant de confier son amant au char du soleil, et de le voir “transporté par Apollon dans ce char, où que ce soit”. B. J.

C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée (2005)

Plon, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Amélie de Maupeou, 132 pages, 14,90 €

pour qui sonne le glam Dana Spiotta continue d’interroger les liens entre culture et moi intime. Un beau portrait de rock-star du type DIY.



ur la porte de sa chambre, un Lou Reed aux yeux de star du muet. Sur le glaçage du gâteau de treizième anniversaire de sa sœur, une effigie de David Bowie/ Aladdin Sane. En 1973, Nik et Denise Worth sont de purs produits de la culture glam. Et donc de parfaits héros de Dana Spottia : qu’il s’agisse de cinéphilie (Lightning Field, en français Elles à L. A., 2001), de phraséologie militante (Eat the Document, 2006) ou aujourd’hui d’obsessions musicales, l’influence de l’environnement artistique ou politique sur la construction de soi est à l’épicentre de l’œuvre de cette romancière américaine, que fascinent les fluctuations de l’identité. Se construire un personnage, c’est l’option que choisit Nik dans Stone Arabia. Connaissant son Warhol sur le bout des doigts, ce songwriter prolifique sait qu’arriver à 30 ans sans avoir eu droit à son quart d’heure de gloire, c’est avoir raté sa vie. Il entreprend donc

au début des années 80 de devenir une légende – mais une légende qui compose et enregistre uniquement dans son garage et n’a pour miroirs que les yeux complices de sa sœur, que fascine la sensualité de ses refrains. En s’articulant à son tour autour de l’œuvre d’un musicien vivant reclus, Stone Arabia achève de dessiner un triangle littéraire dont les deux autres sommets sont le Juliet, Naked de Nick Hornby et le Great Jones Street de Don DeLillo. Chez Hornby, Spiotta pioche le fétichisme pointilleux dont elle affuble Nik – tellement féru de culture rock qu’il écrit durant trente ans les critiques de ses propres disques et les archive dans de monumentales Chroniques. A DeLillo – dont la rock-star, dans Great Jones Street, s’isolait pour échapper à ses fans, alors que celle de Stone Arabia le fait pour se donner l’illusion d’en avoir –, elle emprunte des procédés narratifs d’une sophistication très maîtrisée et le bourdonnement médiatique qui vient

parasiter des existences confinées dans le fantasme. Des occasions de fantasmer, le Los Angeles des seventies en regorge. Des années Beatles jusqu’à l’insurrection punk, Nik et sa sœur fréquentent l’English Disco, où zonent les petites cousines sexy des Runaways, croisent des managers véreux – les encyclopédistes du rock reconnaîtront en Lee Lux un hybride de Terry Melcher et Kim Fowley – et perdent au passage autant d’illusions qu’ils acquièrent d’habitudes toxiques. Loin de finir en loser lambda, Nik le surdoué solipsiste reste toutefois un paradoxal modèle d’intégrité. A travers sa trajectoire solitaire et son effacement volontaire, programmé pour le jour de ses 50 ans, les frontières entre affabulation et génie créatif se brouillent, tandis que Spiotta élève le méticuleux mensonge au rang d’art pas si mineur que ça. Bruno Juffin Stone Arabia (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, 281 pages, 22,50 €

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L’essayiste italien Emanuele Trevi livre un hommage brûlant et ambigu à Pier Paolo Pasolini, à travers le lien sadomaso qu’il noua avec l’égérie et héritière de l’écrivain et cinéaste, Laura Betti. vec le démarrage de l’exposition Pasolini-Roma à la Cinémathèque française, on pouvait craindre le cortège d’hommages et concerts d’éloges afférents. Une solennité qui viserait à assainir la figure la plus abrasive des arts italiens du XXe siècle, ce trublion dissident et dieu des petits voyous. D’où l’immense surprise d’entendre ici une voix dissonante. Un texte dédié à la dissection du génie pasolinien sans en occulter les zones sombres et les échos de catastrophe. “Parmi les nombreuses, trop nombreuses personnes qui ont travaillé pour Laura Betti au Fonds Pier Paolo Pasolini de Rome, je crois pouvoir me targuer d’une résistance supérieure à la moyenne.” Ainsi débute la confession d’Emanuele Trevi, qui signe un essai virulent sur sa collaboration dans les années 90 avec l’inspiratrice et héritière de l’œuvre de l’écrivain-cinéaste atrocement assassiné en novembre 1975. Actrice fétiche de Pasolini (elle rafle le Prix d’interprétation féminine en 1968 à Venise pour Théorème), figure excentrique

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Dondero/Leemage

la mala vita Laura Betti chez elle, à Rome, 1961

de La Dolce Vita de Fellini, décédée en 2004, Laura Betti y est dépeinte en “gardienne du temple” cataclysmique qui insulte et martyrise ses employés. Chargé de réunir les interviews de Pasolini en vue d’une publication, le narrateur, âgé de 30 ans, endure ce “sadisme protéiforme”, ce “monstre dantesque”, “Tchernobyl mental” auquel il se soumet avec masochisme, comme un rite de passage obligé dans sa vie d’écrivain. En marge de ce portrait apocalyptique, l’auteur offre une étude de Pétrole, le texte de Pasolini, saga érotique et fragmentaire sur les dérives politico-crapuleuses de l’Italie des seventies, bourrée de révélations sur la Mafia qui accréditent la thèse du crime politique dont l’artiste aurait été victime. Soit la confrontation d’un texte antifasciste avec une héroïne qui en possède tous les attributs : terreur, humiliation,

violences physique et mentale. Emanuele Trevi rejoue dans ce récit autobiographique quelque chose du sadomasochisme pasolinien, tressant subtilement deux émanations divergentes du même génie. Un paradoxe que l’auteur justifie en partie par la culpabilité que les vivants éprouvent envers les morts, les premiers étant condamnés “à d’incontournables devoirs de piété”. Pasolini est un “spectre hamletien” qui a enfanté, par son legs, le genre de tyran qu’il abhorre. Surnommée “La Folle”, Laura Betti incarne, elle, toute la violence d’une époque qui a vu naître le capitalisme mafieux de Berlusconi. Emily Barnett Quelque chose d’écrit (Actes Sud), traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, 337 p., 23,50 € expo Pasolini-Roma, jusqu’au 26 janvier à la Cinémathèque française, Paris XIIe

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9 semaines 1/2 d’Adrian Lyne (1986)

le culte du mois

9 semaines ½ Réédition de l’ancêtre de Cinquante nuances de Grey : le 9 semaines ½ d’Elizabeth McNeill, relégué à l’ombre de son adaptation ciné. Ou comment écrire du vrai SM. ’est ce mystérieux roman paru des dernières décennies : le sexe en 1979, écrit par une femme sadomasochiste, oui, c’est certain, mais tout aussi mystérieuse, qui surtout l’amour qui l’entoure, l’autorise, a inspiré le film hollywoodien l’encourage même. Semaine après le plus sulfureux des années 80, semaine, nuit après nuit, cette narratrice signé Adrian Lyne, avec Mickey sans nom, “femme d’affaires expérimentée” Rourke et Kim Basinger. “Si vous n’avez le jour, devient le sujet consentant d’une jamais crié, si vous n’avez jamais perdu tout ribambelle de manipulations perverses contrôle, vous ne pouvez pas vous imaginer et fétichistes. Son amoureux la ligote, ce que c’est.” La littérature sert aussi à ça : l’habille, la déshabille, la lave, la nourrit, faire l’expérience, au plus près, de ce que la bat, lui fait l’amour aussi. Tout cela est l’on ne connaît pas. décrit sans une once de trivialité, et on Dès la première phrase de 9 semaines ½, pense forcément à la pauvreté langagière on comprend ce à quoi on a affaire : de Cinquante nuances de Grey et à la “La première fois que nous avons couché vulgarité à laquelle condamne le manque ensemble, il m’a tenu les mains derrière de talent quand il s’agit de sexualité. la tête”, annonce la narratrice à son journal Mais ce qui rend intéressante la torride intime. Une page plus tard, son amant lui confession d’Elizabeth McNeill, c’est envoie treize roses rouges. Elle commence l’amour partagé, qui permet la brutalité. “déjà à tomber amoureuse”. Et d’entrée de “Je n’ai jamais autant parlé avec quelqu’un”, jeu, nous voilà au cœur de la problématique confie-t-elle. Quand elle tombe malade, de l’un des romans les plus sulfureux son amant sadique la borde, la berce

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et la soigne pendant plusieurs jours. Difficile de savoir si le sentiment dicte la soumission ou si le plaisir préside aux émotions. Toujours est-il que l’idée d’être privée de la source de sa peur et de son plaisir, de sa douleur et de son désir, dicte son objectification. “Il ne restait que le luxe voluptueux d’être la spectatrice de ma propre vie, d’abandonner absolument mon individualité, de jouir sans réserve de l’abdication de ma personnalité”, écrit la narratrice, tentant de s’expliquer le basculement. Développée en préface, l’histoire de la publication du livre fait étrangement écho à cette dernière phrase. Paru en 1979 sous la signature d’Elizabeth McNeill, le roman est en réalité l’œuvre d’Ingeborg Day. Son identité reste secrète jusqu’en 1983, et si on en sait un peu plus aujourd’hui sur Day (elle évoqua, dans Ghost Waltz, son autobiographie parue en 1980, son enfance en Autriche et le passé nazi de son père), le mystère sur la genèse de 9 semaines ½ reste entier. Suicidée en 2011, Ingeborg/ Elizabeth a emporté son secret dans la tombe. Reste ce mystérieux roman culte et son adaptation cinématographique. A lire, à voir. Clémentine Goldszal 9 semaines ½ (Au Diable Vauvert), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Antoine Berman, 208 pages, 15 €

la 4e dimension légendes de la jet-set le retour de Donna Tartt Dix ans après la parution de son dernier roman, l’auteur du Maître des illusions revient enfin avec Le Chardonneret (Plon), l’histoire d’un orphelin de 13 ans survivant d’une gigantesque explosion à New York. De sa mère, il ne lui reste qu’un tableau qui va l’entraîner dans les mondes souterrains de l’art. En librairie le 9 janvier.

Jackie O. à Capri, un couple de beautiful people à Saint-Moritz, Rita Hayworth au bras d’Ali Khan… Dans Swans – Legends of the Jet Society (Assouline), beau livre ultrachic, l’historien britannique Nicholas Foulkes retrace les riches heures du glamour international.

performances littéraires Quatorzième édition du festival Ritournelles, à Bordeaux, qui confronte littérature et art contemporain. Parmi les auteurs invités cette année : Philippe Djian, Olivier Cadiot, Georges Didi-Huberman, Charles Pennequin… du 5 au 9 novembre, www.permanencesdelalitterature.fr

Richard Millet demandeur d’asile Dans une interview victimaire au Figaro, l’éditeur et auteur de l’abject Eloge littéraire d’Anders Breivik explique qu’il songe à quitter la France où, selon lui, “le climat social est devenu délétère” parce qu’on ne peut plus parler des “problèmes liés à l’immigration massive sans être traité de fasciste”. Personne ne le retient.

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Zabus & Hippolyte Les Ombres Phébus, 184 pages, 24 €

Un conte moderne, poétique et glaçant, sur les drames de l’exil. Déjà auteur de superbes relectures de Stevenson (Le Maître de Ballantrae) ou de Stoker (Dracula), le dessinateur Hippolyte adapte ici, avec son auteur Vincent Zabus, une pièce de théâtre qui prend à bras-le-corps des sujets aussi sensibles que l’exil, l’immigration et la condition des réfugiés politiques. Mais, au lieu d’être réaliste et dramatique, le récit de Zabus, inspiré par la fréquentation d’un centre social de Liège, prend la forme d’une fable ô combien moderne. On y croise ainsi un ogre, des serpents ou des sirènes et l’on suit le chemin de deux enfants fuyant le “Petit Pays” pour un meilleur ailleurs. Privilégiant les aquarelles et les silhouettes fantastiques, Hippolyte emmène l’histoire sur des terres encore plus poétiques et oniriques. Mais la douceur et la chaleur des teintes n’empêchent pas les glaçants jets d’encre noire. Et au fur et à mesure de ce bel album d’une cruelle actualité se multiplient “les ombres”, soit les souvenirs des disparus tombés dans l’indifférence. Vincent Brunner

passé décomposé Six ans après Exit Wounds, l’Israélienne Rutu Modan publie son deuxième roman graphique. Une brillante tragicomédie sur des thèmes aussi sensibles que l’histoire, la mémoire ou la famille.

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égina, énergique grand-mère israélienne dont le fils vient de mourir, part à Varsovie, où elle a vécu jusqu’à son entrée dans l’âge adulte, en 1939. Elle entend y récupérer un immeuble confisqué à sa famille pendant la guerre. Sa petite-fille Mica, jeune productrice télé, l’accompagne et s’aperçoit vite que le véritable but de ce voyage est plus mystérieux qu’il n’y paraît. Enquêtant à la fois sur le terrain et dans le passé, elle se retrouve plongée dans un imbroglio compliqué par les non-dits de son irascible grand-mère, et par des individus aux motivations obscures, dont Avram, un ami casse-pieds aux machinations ridicules. Accumulant fausses pistes et rebondissements, Rutu Modan crée une intrigue ébouriffante qui offre en filigrane de nombreuses pistes de réflexion. Par touches subtiles, l’auteur s’interroge sur le sens de l’histoire, le souvenir, la mémoire, la famille (la relation houleuse mais au fond inébranlable entre Mica et Régina), les stéréotypes (les Juifs et l’argent). Elle montre comment les rapports actuels entre Israéliens et Polonais restent distendus, voire brisés. Cette grand-mère, entre nostalgie, déni et répulsion pour

ses jeunes années, exprime toute la difficulté de faire la paix avec son passé, de renoncer aux mensonges familiaux et d’accepter les souvenirs douloureux. Loin d’être dans la démonstration ou l’accablement, Rutu Modan exprime ses interrogations avec une bonne dose d’humour sarcastique. Elle n’hésite pas à se moquer du politiquement correct et de ses compatriotes – pour avoir frappé Avram qui chantait en hébreu, Régina se fait immédiatement traiter d’antisémite ; un prof israélien, qui voyage avec sa classe dans l’avion de Mica et Régina, résume le séjour à venir : “Lundi, Treblinka. Mardi, Majdanek et les chambres à gaz. Moi je préfère Majdanek. C’est plus effrayant qu’Auschwitz”… Le dessin de Rutu Modan contribue aussi à la finesse de l’ensemble. Portant une grande attention aux attitudes de ses personnages et aux détails de la vie quotidienne, elle dissimule élégamment le réalisme des situations derrière son trait simple et extrêmement clair. Les destins contrariés de ses héros sont bouleversants et le romantisme (re)naît là où on ne l’attend pas. Une tragicomédie brillante et enlevée. Anne-Claire Norot La Propriété (Actes Sud BD), traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, 228 pages, 24,50 € 30.10.2013 les inrockuptibles 101

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occupy Broadway Le festival franco-américain Crossing the Line,centré sur l’engagement des artistes face à la crise, a essaimé aux quatre coins de New York.

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n s’interrogeant sur les désordres sociétaux d’aujourd’hui, cette 7e édition du festival new-yorkais initié par le French Institute Alliance française n’aura jamais si bien porté son nom… “Crossing the line” résonne comme un appel à faire bouger les lignes. Cette injonction à faire un pas de côté pour changer notre perception du monde s’incarne cette année à travers un condensé de travaux d’artistes qui, avec une belle dose d’humour et en se nourrissant de l’intime, revendiquent parler du réel pour le transformer. Happening réunissant une cinquantaine d’amateurs recrutés via une petite annonce, A (Micro) History of World Economics, Danced du Français Pascal Rambert, présenté au La MaMa Ellen Stewart Theatre lors de la clôture du festival, témoignait des ambitions déployées par l’événement. Dans une chorégraphie aussi minimale qu’émouvante, le chœur populaire forme une matière en perpétuel mouvement où s’improvise, en quelques saynètes, l’histoire de l’économie mondiale. Cette épopée débute dans les coffeehouses londoniennes, où un certain Lloyd invente l’assurance, puis enchaîne avec la lutte

des classes de Karl Marx en passant par la crise des subprimes, sans oublier l’invention du micro-crédit cher à Mohammed Yunus. Pascal Rambert réussit le pari de transformer en spectacle un exposé du philosophe des pensées économiques, Eric Méchoulan, pour en faire un authentique moment d’utopie partagée. Vingt-cinq jours plut tôt, lors de l’ouverture du festival, c’est au cœur de Broadway, à Times Square, que l’artiste Steve Lambert présentait une installation provocatrice aux allures de baraque foraine. Avec deux buzzers mis à disposition, il offrait aux passants l’occasion de répondre par vrai ou faux à l’affirmation : “Le capitalisme fonctionne pour moi”. Avec 95 pour et 109 contre, les indignés d’outre-Atlantique ont encore beaucoup à faire pour convaincre. C’est pourtant sur le même thème, Occupied Times Square, que les membres du Nature Theater of Oklahoma surprenaient les badauds, quelques minutes avant minuit, en squattant avec un dessin animé de leur composition une bonne moitié des innombrables écrans publicitaires de Times Square, ce temple à ciel ouvert dédié à la frénésie consumériste. Quelques heures plus tôt, on avait pu voir l’œuvre dans son entier au Fiaf’s Florence

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Systema Occam, mise en scène Xavier Veilhan

photo Diane Arques, © Veilhan/ADAGP, Paris, 2013

Xavier Veilhan façonne un bijou de poésie pure qui rompt avec tous ces bras de fer engagés contre la brutalité du réel

Gould Hall. Avec pour star un gentil matou, le cartoon correspond à l’épisode 4.5 d’une saga de performances consacrées à sa maîtresse de 34 ans ayant raconté à la troupe l’histoire de sa vie lors d’une unique conversation téléphonique de seize heures. Suite à la projection, on découvre l’épisode 5, consacré à la première expérience amoureuse de la dame. Tandis qu’un des membres de la troupe se livre à un concert d’orgue tonitruant, chaque spectateur, pourvu d’une lampe frontale, dispose d’une quarantaine de minutes pour lire le récit de ses premières frasques sexuelles dans un livre enluminé d’images pornographiques. Relié cuir, format bible, l’objet blasphématoire devra impérativement être rendu avant de sortir de la salle, comme pour nous rappeler que l’Amérique est encore le pays du puritanisme. Direction le Karaoke Cave, près d’Union Square, pour un autre rendez-vous haut en couleur avec le Spokaoke d’Annie Dorsen, qui a la bonne idée de remplacer les chansons par des discours puisés dans le catalogue des coups d’éclat des politiques de toutes époques. Des excuses de Clinton suite à l’affaire Lewinsky au fameux “Mission accomplished” de George W. Bush en passant par un appel à la Terreur signé Robespierre et une diatribe du libertaire Abbie Hoffman, cofondateur du mouvement Yippies, personne n’aura de mal lors de l’exercice déclamatoire à faire se tordre de rire l’assemblée des buveurs. Une manière de “décompenser” en groupe en se moquant des fiascos de la comédie du pouvoir.

Puisant dans l’expérience de sa propre vie en victime de l’urbanisme sauvage à l’œuvre dans les années 60 à Chicago, Kyle deCamp revient avec Urban Renewal sur les lieux de son enfance et le trauma de la destruction de la maison familiale. Au Fiaf’s Florence Gould Hall, sur des images du vidéaste Joshua Thorson, cette plongée dans l’intime version stand-up comedy se double d’une leçon d’architecture. On en arriverait à détester les fameuses skylines des villes américaines au vu des drames personnels dont elles sont le prix. Reste Systema Occam, un bijou de poésie pure qui rompt avec tous ces bras de fer engagés contre la brutalité du réel pour littéralement nous ensorceler. Aux commandes, Xavier Veilhan, qui propose un précis d’exercices artistiques en forme de prologue à un solo pour harpe composé par la grande Eliane Radigue. Multipliant les jeux de lumières et les installations baroques, les cinq performeurs construisent une trouble liturgie nous préparant en douceur à l’acmé musicale interprétée par le harpiste britannique Rhodri Davies. La parenthèse divine d’un paysage sonore hypnotique que l’on se réjouit de retrouver à Paris, ainsi que le spectacle de Kyle deCamp, dans le cadre de New Settings #3. Patrick Sourd Systema Occam un spectacle de Xavier Veilhan pour une pièce sonore d’Eliane Radigue, les 4, 5, 15, 16 et 17 novembre ; Urban Renewal conception texte, design et performance Kyle deCamp, vidéo Joshua Thorson, les 5, 7, 8 novembre, dans le cadre de New Settings #3 au Théâtre de la Cité internationale, Paris XIVe (4 au 17 novembre) 30.10.2013 les inrockuptibles 103

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John Currin, courtesy Gagosian Gallery, photo Rob McKeever

San Remo, 2013

les effrontées Une exposition de tableaux de l’Américain John Currin : lubrique, osé et onaniste.

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u mieux, la peinture de John Currin passait pour anachronique ; au pire, pour une peinture destinée aux riches (qui le lui rendent bien), et pire encore, pour une peinture réactionnaire en ce qu’elle n’est ni conceptuelle ni abstraite, puis enfin en ce qu’elle est bien faite. Mais ça, c’était avant, avant que la peinture figurative ne se réinvente une généalogie plus grinçante,

proche du vulgaire et flirtant avec le kitsch, à partir des figures tutélaires de Francis Picabia ou de Martin Kippenberger. N’empêche que les toiles de l’Américain, dont deux seulement sont entrées dans les collections publiques françaises et dont les autres n’ont été que très rarement montrées dans l’Hexagone, restent de drôles de trucs. Ses portraits ont pu dépeindre des personnages hébétés, harassés, mal proportionnés,

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pari à l’hôtel Ici, vous êtes au cœur de l’hôtel de Miramion, à un saut de puce de Notre-Dame, où trois galeries d’art et de design, les milanaises Nilufar et Gio Marconi, et la bellevilloise Balice & Hertling, donc, ont élu provisoirement domicile. Très loin de la neutralité du white cube, ce lieu hors du temps que théorisa si bien, jusque dans ses impasses, l’historien de l’art Brian O’Doherty. Loin aussi des stands sans qualité, trop formatés et souvent hors de prix des foires d’art contemporain internationales qui essaiment sur la planète, de Paris à Miami en passant par Hong Kong ou Bâle. De salon en boudoir, d’antichambre en couloir feutré, le spectateur (visiteur lambda ou collectionneur avisé ravi qu’on lui mâche le travail) est ici invité à prendre possession des lieux, le temps d’apprécier la raideur d’un fauteuil des années 50

dans une touche si appliquée qu’elle trahissait une maladresse insurmontable, comme celle de petits maîtres anciens. Et puis, John Currin, aujourd’hui âgé de 51 ans, s’est amélioré. Ou bien on s’est habitué. Ou bien encore, il n’y a plus lieu de forcer le trait : “La peinture figurative ne semble plus aussi vouée à l’échec qu’elle a pu l’être, alors je peins moins à propos de cela”, dit-il dans le communiqué de presse de la galerie Gagosian. Certes, les personnages (que des filles) gardent des traits parfois trop prononcés : l’une a des jambes trop fines, fuselées dans un jean étroit, qui supportent mal son petit ventre replet ; ces deux autres ont les seins voluptueux, que peinent à contenir des dessous aguichants, tandis qu’une autre encore est affligée d’un visage rectangulaire et d’un long nez à la géométrie similaire. Pourtant,

ce ne sont pas du tout des caricatures. Plutôt des filles ni vraiment belles ni vraiment laides, ni sexy ni atroces. Mais elles cherchent à plaire et à séduire. Poses provocantes ou effrontées, tenue affriolante, gestes coquets, elles laissent affleurer leur désir sur la toile. Mais le plus beau, c’est que même si la plupart ont le regard braqué sur vous, c’est avec la peinture elle-même que les femmes tiennent cette conversation intime. Avec le fond du tableau, chargé de motifs érotiques, de corps dénudés et enchevêtrés, peint dans un camaïeu de brun ou d’ocre et qui s’avance sans ambiguïté vers le personnage du premier plan. Ces muses lubriques de l’arrièreplan, qui viennent ainsi titiller les jeunes filles du premier rang, glissant une langue près de leur entre-jambe, ou les effleurant d’un doigt, représentent sans doute

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Ruy Teixeira

Trois galeries, une parisienne et deux milanaises, ont élu domicile dans un hôtel particulier du centre de Paris, le temps de la Fiac. Une prise de risque déjà payante. e white cube n’est pas un modèle plus valable.” Sousentendu, pas plus qu’un autre. C’est avec ce rond de phrase alambiqué, cette pirouette sémantique que Daniele Balice, cofondateur de la galerie Balice & Hertling, justifie l’orientation de la foireexposition Spot, qui a ouvert ses portes en marge de la Fiac. Ce parti pris, audacieux bien que très marqué historiquement (pensez à ces “period rooms” dont les musées raffolaient au XIXe siècle et qui proposaient de recontextualiser les œuvres au sein de reconstitutions à échelle 1 d’intérieurs domestiques), c’est celui d’un accrochage comme à la maison. Ou presque, si tant est que vous possédiez un hôtel particulier en plein cœur de Paris et une collection de pièces de design et d’œuvres d’art valant des millions d’euros. Mais là n’est pas la question.

signé Gio Ponti, de poser son verre sur le Hot Rock Cabinet de Bethan Laura Wood ou de se prendre pour le maître de maison, accoudé à la sublime table architecturée de l’Espagnole Patricia Urquiola. Ici, rien n’est laissé au hasard, ni les luminaires (des néons détournés d’Isabelle Stanislas à la lampe totem de Pae White) ni les murs qui se parent de soies très “bad painting” signées Adele Röder, complice (au sein du collectif Das Institut) de Kerstin Brätsch, également présentée dans cette exposition qui ne dit pas son nom. Car l’autre tour de force de cette foire “off”, c’est sa capacité à faire dialoguer le mobilier, l’ornement, avec des pièces aussi exigeantes et finalement assez peu décoratives que celles d’artistes tels Neil Beloufa (qui présente pour l’occasion des modules à prises électriques beaux comme des tableaux),

l’Autrichien Markus Schinwald (avec deux de ses portraits classiques retouchés) ou encore l’iconoclaste John Bock, qu’on attendait partout sauf dans ce palais du luxe et de la volupté. D’où la formule de départ du galeriste Daniele Balice, pour qui ces œuvres radicales sauront aussi bien se fondre ou résister – au choix – dans cet écrin fastueux que dans l’espace soi-disant impartial du white cube. Après son escale à Paris, Spot poursuivra son chemin à Beyrouth, Hong Kong et Los Angeles, avant de revenir comme un boomerang, mais dans un autre lieu, promettent les organisateurs, qui visent notamment un hôtel particulier vacant situé du côté de l’avenue d’Iéna. Claire Moulène Spot 2013 jusqu’au 12 novembre à l’hôtel de Miramion, Paris Ve

la peinture des siècles passés, le XVIe siècle grivois ou le XVIIIe des fêtes galantes. A moins que ce ne soit, tapis derrière, les fantasmes inavouables des jeunes filles qui posent. Un des tableaux montre en effet une fille au verre de vin, dont la robe rouge colore tout le second plan. Autrement dit, l’ivresse la gagne, et si le rouge ne lui vient pas aux joues, c’est qu’il détrempe tous ses fantasmes, et tout le reste du tableau. Ce sont donc des toiles à double tiroir où, malgré les apparences, le modèle n’est jamais vraiment seul. Des toiles onanistes en somme. Ce qu’est au fond la peinture : une pratique qui se regardeet jouit de se regarder faire. Judicaël Lavrador jusqu’au 21 décembre à la Gagosian Gallery, Paris VIIIe, www.gagosian.com 30.10.2013 les inrockuptibles 105

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l’homme-orchestre Arrivé en toute discrétion, le directeur artistique et musical de France Inter Didier Varrod a redonné à la musique une place prépondérante dans la grille de la radio, alliant idées novatrices et fidélité aux fondamentaux.



n doux rêveur”, “il n’y arrivera pas”. Lorsqu’en septembre 2012 Didier Varrod présente son projet éditorial aux programmateurs musicaux de France Inter, il n’entend pas le chorus doucement persifleur qui fait écho, mezzo piano, à l’ambition un peu échevelée de ses idées. Le chroniqueur d’Encore un matin – petit exercice de style niché dans la matinale de Patrick Cohen – connaît pourtant bien la maison, mais il prend les rênes d’une équipe aux habitudes très ancrées. Et succède à Bernard Chérèze (décédé il y a quelques jours), qui pendant treize ans a façonné l’identité artistique de la station en lui donnant une cohérence indélébile. Un an après, les bruits de couloir se sont tus. Le nouveau directeur artistique et musical semble en passe de réussir son pari : replacer la musique au cœur de la stratégie de France Inter, retrouver une excitation émoussée ces dernières années. D’évidence, l’homme est un obsessionnel. Un des murs de son bureau est couvert des pochettes de 33t de ses favoris du moment (Arcade Fire) ou de toujours (Barbara, une compile Lenoir). Un ado dans sa chambre, avec ses posters. Quand il parle de Woodkid ou d’Agnes Obel, il vibre, littéralement, comme une corde de Fender. Régénérant chaque matin sa capacité à frémir sans frimer… L’ado qu’il fut, justement, il le dépeint comme un “radio-maniaque pas loin de la pathologie”, sniffant tous les hitparades des années 70 pour les synthétiser sur des fiches sans fin. Ses héros de toujours ? “Mychèle Abraham et Jean-Loup Lafont sur Europe 1, Julien Lepers sur RMC, André Torrent sur RTL…” Avec un faible pour les fondus comme Alain Maneval, “dingue, sulfureux, capable de faire de la musique une contre-culture”, par opposition au polissage actuel de “personnalités dénaturées, des pousse-disques”. A jamais dopé par sa boulimie de singles et son sens du zapping, Didier Varrod, 53 ans, est un jeune de son temps, un homme-Deezer : savoir encyclopédique et capacité intuitive au grand écart stylistique. Cette oreille-radar au champ d’écoute

démesuré lui a permis, lors d’une carrière plus dense qu’un disque de MGMT, de défendre la chanson française coûte que coûte – jusqu’à réaliser un documentaire sur Tryo, c’est dire – tout en restant aux aguets sur le rock, la pop et l’electro (Electron libre sur Inter, 2003-2011). Grâce à ce cofondateur du (défunt) magazine Serge, la radio publique compte faire de la musique la valeur-étalon de son éclectisme éditorial et un afflux sanguin irriguant chaque case de la grille, lui donnant une carnation propre. Après un temps de réflexion, le premier geste définitif de Didier Varrod fut d’augmenter les doses. La part de la musique passe de 12 à 17 voire 20 % du temps d’antenne, le nombre de chansons diffusées par jour de quarante à soixante (hors le classique de Frédéric Lodéon). “Je veux briser les habitudes de la maison, raconte-t-il, remettre les compteurs à zéro tout en retrouvant les fondamentaux.” De ce quasi-paradoxe est née l’idée de retrouver le parfum d’antan des soirées exclusivement musicales. L’axe Foulquier (Pollen)-Lenoir-José Artur (Pop Club) est ici décalqué avec le Cosmic Fantaisie de Barbara Carlotti, les live d’Ouvert la nuit et le tonitruant Laura Leishman Project. Sans compter les deux heures de concert chez Valli le samedi, les Addictions de Laurence Pierre, etc. Composée de 84 références (dont 60 % de nouveautés) tournant pendant trois mois, la playlist de la station intègre aussi le désir d’un spectre plus large et d’une réactivité boostée. Deux nouvelles catégories permettent à certains titres jugés hors norme, comme ceux de Sexy Sushi ou de Fauve ≠, d’être dorénavant diffusés dans la journée, et non confinés dans les replis de la nuit : “Buzz”, “pour rester en cohérence avec le net ou la presse musicale et intégrer des artistes qui n’ont pas encore de support physique”, et “Actu”, qui donne leur chance à des chansons sur cinq semaines, comme pour le nouveau Cantat. La couleur musicale s’enrichit de nouvelles nuances mais l’ambition de Didier Varrod tournerait à vide

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Christophe Abramowitz

son coup de force : demander aux artistes d’investir la place, de renouer physiquement avec la radio si elle n’était génératrice de créativité radiophonique et ne se doublait d’un sens certain de l’événementiel. Les fameux “partenariats France Inter” ne sont plus attribués automatiquement aux barons pop (comme Higelin, qui en est privé cette année) mais aussi aux premiers albums (Woodkid, Lescop), donc sans aucune certitude de succès. “Je veux aller vers de nouvelles identités, confie celui qui revendique sa subjectivité, comme Alex Beaupain ou Bertrand Belin, ces trentenaires reconnus par la critique mais sans reconnaissance sur les ondes.” Son coup de force : demander aux artistes d’investir la place, de renouer physiquement avec la radio. “A quoi cela sert-il de mettre un logo sur une affiche, s’il n’y a rien derrière, pas d’incarnation, pas de valeur ajoutée ?” Ainsi a-t-on

entendu ces derniers mois de vrais moments créatifs, de belles idées de radio : Woodkid rhabille les jingles maison, Belin décrit sa musique piste par piste, Camille chronique, Daft Punk truste la matinale, Fauve ≠ désape l’écriture de Beaupain, etc. Mais le projet le plus solaire de Didier Varrod vient tout juste de prendre son envol : un radio-crochet à l’échelle du pays, ouvert à tout auteur-compositeurinterprète (solo ou groupe). Faisant fi des piteux avatars télévisuels, cet amateur de Trénet offre du direct, un album, une tournée à une jeune pousse, comme au temps de Piaf (voir lien ci-dessous). A la recherche d’un âge d’or : un doux rêveur, qui y arrivera peut-être. Pascal Mouneyres www.franceinter.fr/evenement-on-a-lesmoyens-de-vous-faire-chanter 30.10.2013 les inrockuptibles 107

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Delphine Ghosarossian/Studio Submarine/France 5

“un jour, on m’a demandé de jouer les doublures pour régler la lumière (…) Cinq minutes plus tard, on m’annonçait que je débutais comme présentatrice”

Maya Lauqué, le buzz du 12/13 Venue d’I-Télé, la journaliste anime désormais un magazine de consommation à la mi-journée sur France 5. Un défi compliqué dans une case horaire auparavant dévolue aux kids.

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t si la vraie difficulté en cette rentrée télé n’était pas de succéder à Michel Denisot mais à Tchoupi et à Oui-Oui ? C’est la difficile mission assignée à Maya Lauqué dans La Quotidienne, un magazine de conso qu’elle anime avec Thomas Isle entre midi et 13 heures sur France 5, qui a remplacé les fameux Zouzous. “Nous allons mettre un peu de temps à nous installer puisqu’on passe d’un programme jeunesse existant depuis dix ans à une émission pour les parents voire les grands-parents”, reconnaît Maya Lauqué.

Mais cette jeune journaliste de 34 ans ne regrette pas d’avoir délaissé les plateaux surchauffés d’I-Télé pour le décor cosy d’un salon où elle débat des “nouvelles formes de consommation, collaboratives, solidaires et responsables”, entourée d’une joyeuse bande de chroniqueurs. Après huit années passées à faire de l’actu en live, elle souhaitait changer de cadre. “Je sors d’une véritable lessiveuse, confie-t-elle avec le sourire. J’avais envie de me renouveler et d’obtenir davantage de responsabilité.” Native de Bayonne, Maya Lauqué a découvert le journalisme en autodidacte.

Après un Deug de lettres, elle entre en licence à l’Institut français de presse en 2000. Sollicitée pour des piges sur Infosport, elle ne passera pas ses exams. Recrutée pour faire du desk, elle est rapidement happée de l’autre côté de l’écran : “Un jour, on m’a demandé de jouer les doublures pour régler la lumière, raconte-t-elle. J’ai prononcé quelques mots devant la caméra. Cinq minutes plus tard, on m’annonçait que je débutais comme présentatrice.” Elle participe ensuite à l’aventure TPS Star, où elle va jusqu’à présenter en direct des matchs de foot de Premier League à Londres. “J’avais quelques connaissances en foot grâce à mon frère, se marre-t-elle. Quand j’étais gosse, on avait un deal : j’allais voir ses matchs et il venait à mes spectacles de danse. Quand j’ai dû présenter Arsenal-Manchester, ça m’a aidée.” Repérée par I-Télé en 2007, elle sera la dernière journaliste embauchée par Bernard Zekri, alors directeur de la rédaction. Elle en est aujourd’hui très fière. “Je suis un bébé Zekri”, dit-elle avec un grand sourire. Aujourd’hui, Zekri ne tarit pas d’éloges lorsqu’il évoque sa protégée : “Son évolution ne m’étonne pas. A I-Télé, c’était déjà une grosse bosseuse, précise, rigoureuse.” Il ajoute : “Je me rappelle qu’elle est arrivée sur la pointe des pieds. Dans ce métier, elle a un physique qui la dessert car elle a souvent dû le faire oublier pour démontrer ses compétences.” Sa plus grande difficulté a été de se faire adouber par Nicolas Domenach et Eric Zemmour pour présenter Ça se dispute, émission hebdomadaire de débat entre les deux éditorialistes. “Ce n’était pas évident, avoue-t-elle. Au début, ils m’ont regardée avec méfiance, je sentais qu’ils me testaient, j’ai dû leur prouver que je pouvais être à la hauteur.” Rapidement, elle trouve ses marques. Son sens de l’humour et la douce rigueur de ses interventions apportent un zeste de fraîcheur aux débats. Désormais sur France 5, Maya espère avoir le temps d’installer son émission à une case horaire qu’elle sait très compliquée. “Aujourd’hui, la mode est de dézinguer les programmes dix jours après leur lancement. France 5 nous a dit qu’elle nous laisserait le temps de nous installer, je suis confiante.” David Doucet La Quotidienne du lundi au vendredi, 12 h, France 5

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) Family’81 du 5 au 9 novembre à la Maison des Métallos, Paris XIe

scènes Partant du constat de l’historien Marc Bloch qui disait qu’on était l’enfant de son époque plutôt que de ses parents, Marjolijn Van Heemstra est partie à la recherche, à travers le monde, de personnes nées comme elle en 1981. à gagner : 5 x 2 places pour la représentation du samedi 9 novembre à 19 h

Suuns et Jacco Gardner

Nouvelles Voix en Beaujolais

1 place achetée = 1 place offerte sur présentation des Inrocks, le 6/11 (Suuns) et le 11/11 (Jacco Gardner) à la Coopérative de Mai à Clermont-Ferrand (63)

Du 19 au 23 novembre au Théâtre de Villefranche (69)

musiques C’était peut-être l’album le plus excitant de l’an passé. Suuns arrive comme une nuée sombre et électronique, très rock, à l’esthétique inouïe. Jacco Gardner, lui, viendra défendre un premier album aux humeurs chargées de pop. offre valable pour les lecteurs des Inrocks dans la limite des places disponibles (30 places maximum par concert)

musiques Créé en 2005, le festival Nouvelles Voix en Beaujolais s’est imposé comme une manifestation originale et conviviale qui met à l’honneur la jeune création musicale. à gagner : 6 places pour les 20 et 21 novembre et 4 places pour les 22 et 23 novembre.

Life &Times du 5 au 9 novembre à la grande salle Jean-Pierre Vernant, Théâtre de Montreuil (93)

scènes Ils ont la flamme du spectacle chevillée au corps. Ils chantent, dansent, jouent la comédie et donnent des ailes à l’histoire d’une jeunesse ordinaire. Une vraie saga, en quatre épisodes. Attention : ovni. à gagner : 5 x 2 places pour la représentation de l’intégrale des épisodes, le samedi 9 novembre, à 14 h

Nick Cave & The Bad Seeds le mardi 19 novembre au Zénith, Paris XIXe

musiques Après une tournée des festivals de l’été très remarquée, Nick Cave et ses Bad Seeds viendront défendre Push the Sky Away, leur quinzième album studio, au Zénith de Paris. à gagner : 10 places

Festival Picardie Mouv Du 14 au 23 novembre dans toute la Picardie

musiques Depuis 2006, la Picardie initie son festival de musiques actuelles avec, entre autres, cette année : Woodkid, Alexis HK, La Femme, Juveniles, Sound Pellegrino Thermal Team…. à gagner : 6 places pour La Femme à Sissonne le 15 novembre et 12 places pour Woodkid, Juveniles… au Zénith d’Amiens le 23 novembre

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fin des participations le 3 novembre

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La Grande Evasion fiscale série documentaire de Patrick Benquet. Les mardis 5 et 12 novembre, 20 h 40, France 5

les deux sœurs Le pourquoi de la division de la Corée en 1945 et les diverses tentatives de réunification au fil du temps. Une histoire parallèle déchirante.

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n documentaire sur l’histoire des deux Corée, du début du XXe siècle à nos jours, avec pour horizon la réunification, toujours espérée des deux côtés, mais difficile. Ou comment le surnom traditionnel de la Corée, le “pays du Matin calme”, sied mal à l’une des régions du globe ayant connu le plus de souffrances et de conflits. D’abord avec sa colonisation par le Japon à partir de 1910, puis sa libération en 1945, suivie d’une partition arbitraire du pays le long du 38e parallèle, décrétée par les Américains, lesquels reviendront dans les années 50 pour combattre le Nord communiste et mettre le pays à feu et à sang. On suit l’évolution parallèle des sœurs ennemies plongées dans la misère après ces bouleversements. D’abord le succès de la dictature communiste du Nord plus industrialisé, assistée par l’URSS. Puis sa déconfiture graduelle, jusqu’aux années 90, où la famine entraînera une hécatombe. La démocratie du Sud, soutenue par les Etats-Unis, connaît, malgré divers soubresauts politiques, une évolution presque inverse, un lent mais irrésistible essor économique. Ce film en deux parties suit le fil des événements de part et d’autre, sans réellement entrer dans les détails.

des personnalités politiques et militaires du Sud et du Nord s’expriment

Les images d’archives et les commentaires en voix off sont complétés par des propos de personnalités des deux camps (politiques, militaires) ainsi que de divers diplomates étrangers. En gros, le cas de la Corée rappelle assez celui de l’Allemagne au XXe siècle, mais aussi celui d’Israël, tant la situation semble inextricable. Le documentaire a le mérite de relativiser un grand nombre d’idées reçues, notamment sur la Corée du Nord. Malgré un endoctrinement dément et un culte de la personnalité maniaque autour de Kim Il-sung et de ses descendants, les Coréens du Nord ne semblent pas toujours si obtus qu’on le croit. On comprend aussi que si Pyongyang a acquis l’arme nucléaire, c’est surtout pour ne pas se faire écraser entre le marteau (la Chine) et l’enclume (les Etats-Unis). On assiste aux nombreuses tentatives de rapprochements entre le Nord et Sud, qui allèrent assez loin dans les années 2000. Mais elles furent mises à mal, voire réduites à néant, par la volonté du gouvernement Bush de diviser le monde pour mieux régner, qui lança une véritable fatwa sur la Corée du Nord, située sur “l’axe du Mal”. L’avenir de la Corée du Nord reste la Chine, qui y installe peu à peu son système économique. Et quand elle sera à son tour passée à l’économie de marché, elle pourra plus facilement envisager la fusion avec sa sœur du Sud. Vincent Ostria Corée, l’impossible réunification ? documentaire de Pierre-Olivier François. Mardi 5 novembre, 20 h 50, Arte

Une série éclairante sur le fléau financier de notre temps, qui perdure. Après le film de Xavier Harel, Evasion fiscale, le hold-up du siècle, diffusé récemment sur Arte, cette série documentaire de Patrick Benquet confirme qu’après avoir longtemps été occultée, la question fait désormais l’objet d’une attention tous azimuts, journalistique et politique. Ce qui ne signifie pas que le problème soit réglé. De ce point de vue, l’enquête de Benquet – inspirée du travail d’Antoine Peillon, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France (Seuil) – éclaire les impasses persistantes de la lutte contre l’évasion fiscale. Démontant précisément le fonctionnement perverti de la banque suisse UBS, leader mondial en gestion privée, soupçonnée d’avoir mis en place un système illégal d’évasion fiscale, le film en trois parties prend acte du fait que la banque incriminée ouvre aujourd’hui des succursales en Asie, en quête des ultrariches qui y séjournent. Patrick Benquet a interrogé d’anciens salariés de la filiale française qui, emportés malgré eux dans cette grande machinerie démoniaque, tentèrent d’y résister, sonnés, en colère. Si le second volet rappelle que la banque a été contrainte de payer aux Etats-Unis un milliard de dollars d’amende après la révélation du pot aux roses (le scandale Birkenfeld), la troisième partie, évoquant l’affaire Cahuzac, souligne le maintien des verrous opposés à la révélation du secret bancaire : en France, le ministre du Budget reste le seul habilité à déclencher des poursuites judiciaires en matière fiscale… Bref, l’évasion n’a toujours pas trouvé de contre-feux vraiment efficaces. Jean-Marie Durand

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société Everial au 01 44 84 80 34

BuzzFeed débarque Des scoops, du people et des chatons : BuzzFeed, site d’info d’un nouveau genre, part à la conquête de l’Europe via la France. ’avenir de la presse réside et la marque Nike en 2001, peut-être dans des articles comme le rapporte The Independent. sous forme de listes Encore étudiant, il cherchait ponctués de gifs animés. à commander une paire de C’est la marque de fabrique baskets customisées avec les mots du site américain BuzzFeed, “sweatshop” (un atelier qui exploite qui mélange habilement infos les travailleurs). La réponse de sérieuses et infos LOL. Avec Nike a bien entendu été négative. ses 80 millions de visiteurs uniques Jonah Peretti a ensuite fait tourner par mois, ce catalyseur de buzz le mail à son entourage. Surpris se met à marcher sur les platesde voir son mail dépasser son bandes des gros sites d’information cercle de connaissances, Peretti américains et à rêver d’une s’est mis à réfléchir aux raisons révolution du journalisme web. de la viralité sur le web. C’est Le 4 novembre, BuzzFeed le point de départ de BuzzFeed. va d’ailleurs poser un premier Jonah Peretti fait tout pour orteil sur le Vieux Continent en attirer le chaland qui s’ennuie lançant une déclinaison française. sur le web durant ses (longues) Dans un premier temps, journées de travail. A chaque info les articles seront traduits people ou news insolite, le site directement de l’anglais par est souvent le premier sur le coup. des étudiants bénévoles. Avant Mais BuzzFeed parvient aussi peut-être de s’installer de pied à sortir des scoops classiques, ferme dans l’Hexagone si le succès comme l’annonce du soutien est au rendez-vous. Selon du sénateur John McCain (candidat Business Insider, la société, évaluée malheureux face à Barack Obama actuellement à 200 millions de à la présidentielle de 2008) dollars, pèserait plus d’un milliard. à Mitt Romney pour l’investiture Si BuzzFeed n’accepte aucune républicaine à l’élection de 2012. pub, elle diffuse des “advertorials” Le fondateur de BuzzFeed déclare qui ressemblent à s’y méprendre régulièrement que son ambition est à ses propres articles. de concurrencer le New York Times. Créé en 2006 par Jonah Peretti Jonah Peretti a d’ailleurs recruté (39 ans), également cofondateur du le journaliste du site Politico, Huffington Post, BuzzFeed repose Ben Smith et, plus récemment, sur l’humour et le partage de le prix Pulitzer Mark Schoofs, pour contenus sur les réseaux sociaux. développer son pôle investigation, L’idée serait venue d’un échange entre deux vidéos de chatons… David Doucet de mails entre Jonah Peretti

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rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski rédactrice en chef adjointe Géraldine Sarratia rédacteurs Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net rédacteur en chef adjoint Jean-Marie Durand collaborateurs R. Artiges, E. Barnett, R. Blondeau, D. Boggeri, M. Braun, V. Brunner, N. Carreau, B. Cerulli, L. Chessel, D. Commeillas, M. de Abreu, G. B. Decherf, M. Delcourt, A. Desforges, M. Garcia, J. Goldberg, C. Goldszal, A. Hervaud, E. Jorand, O. Joyard, B. Juffin, C. Larrède, J. Lavrador, N. Lecoq, C. Le Meil, H. Le Tanneur, L. Michaud, P. Mouneyres, M. Nasi, Y. Perreau, A. Pfeiffer, E. Philippe, E. Polanco/ colagene.com, T. Ribeton, F. Rousseau, L. Soesanto, P. Sourd, R. Waks lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet, Claire Pomarès éditeurs web Clara Tellier-Savary, Olivier Mialet, Julien Rebucci graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem projet web et mobile Sébastien Hochart lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee, Agathe Hocquet photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Laurence Morisset, Frédéric Aron, Anne-Gaëlle Kamp conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 stagiaire Arnaud Turnani tél. 01 42 44 43 97 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 coordinateur Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07 Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistante Joséphine Hébert tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion presse Cassie Quintin tél. 01 42 44 16 68 marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Laura Debard tél. 01 42 44 16 62 contact agence A.M.E. 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Ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Edition Rennes” jeté dans l’édition vente au numéro des départements 22, 29, 35 et 56 ; un cahier de 16 pages “Spécial Rennes” broché dans l’édition kiosque et abonnés des départements 22, 29, 35 et 56 ; un encart 4 pages “Uniqlo” broché au centre de l’édition kiosque et abonnés Paris-IDF ; un supplément de 16 pages “Total Danse” jeté dans l’édition abonnés et kiosques Paris-IDF et dans l’édition kiosque La Réunion 30.10.2013 les inrockuptibles 111

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film Drive de Nicolas Winding Refn On a toujours aimé les BO, notamment celles de Thomas Newman, dont l’influence est manifeste dans les ambiances de notre album. Drive nous a sidérés par son austérité. On a fait une reprise de la chanson d’ouverture, Nightcall de Kavinsky.

livre Histoire de ma mort d’Albert Serra Le cinéaste catalan ose le cross-over Casanova versus Dracula dans un trip contemplatif foudroyant de beauté.

Darkside Psychic Nicolas Jaar et Dave Harrington inventent le blues de l’espace et décrochent la lune.

La Bible du boudoir de Betony Vernon Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander.

Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde Un roman capable de changer légèrement notre façon de penser.

album Rumours de Fleetwood Mac Le seul album que nous pouvons citer tous les trois comme l’un de nos préférés de tous les temps. Les influences des différents songwriters se mélangent, entrent en conflit : c’est ce qui lui donne un côté unique. propos recueillis par Noémie Lecoq

Heimat d’Edgar Reitz Nouvel épisode d’une fresque monumentale sur l’Allemagne entamée dans les années 80.

La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche Un coup de cinéma époustouflant qui revisite les codes du roman d’apprentissage.

Omar d’Hany Abu-Assad Un film palestinien engagé qui joue des complexités et ambiguïtés des hommes et de la politique.

June et Jim Noche primera Le deuxième album du duo franco-espagnol organise une procession magique à travers le folk des Andes.

Louie saison 1 à 3 OCS City Une sitcom hilarante dans la lignée de Jerry Seinfeld. Borgen saison 3 Arte Dernière saison de cette brillante série politique danoise. Masters of Sex OCS City En direct des années 50, l’examen des désirs et blocages d’une société puritaine.

Leur premier album, If You Wait, est disponible. Ils seront en concert le 9 novembre à Paris (Cigale) et le 10 à Nantes, au Festival Les inRocKs, puis le 12 à Nancy, le 13 à Lille, le 15 à Lyon, le 16 à Strasbourg, le 18 à Toulouse et le 20 à Bordeaux.

sur

Docteur Sleep de Stephen King Pari osé mais réussi : trente ans après, l’écrivain américain reprend Shining là où il l’avait laissé.

C’est toi ma maman ? d’Alison Bechdel Sept ans après Fun Home, l’auteur s’intéresse à sa relation avec sa mère.

Brigitte Fontaine J’ai l’honneur d’être Encore un grand album poétique et humain de notre Mamie Zinzin à tous.

Arcade Fire Reflektor Avec leur quatrième album, les Montréalais envahissent le dance-floor, un pied au bord du précipice.

London Grammar

Critique de la raison nègre de Achille Mbembe Cet intellectuel africain majeur s’interroge sur “le devenir-nègre du monde”, notion englobant tous les laissés-pourcompte du néolibéralisme.

Bacchus et moi de Jay McInerney Passionné de vin, l’écrivain réinvente le lexique œnologique en y injectant de belles doses de métaphores rock et de pop culture.

Eve sur la balançoire de Nathalie Ferlut Le destin hors norme d’une starlette de la Belle Epoque.

Wizzywig – Portrait d’un hacker en série d’Ed Piskor Un sujet d’actualité inspiré par de vrais personnages.

Ebauche d’un portrait ; Correspondances et entretiens avec “Attoun et Attounette” mise en scène François Berreur Théâtre Ouvert, Paris Hommage à Jean-Luc Lagarce par François Berreur.

La Tragédie d’Hamlet mise en scène Dan Jemmett Comédie-Française, Paris Dan Jemmett transpose Shakespeare dans l’arrière-salle d’un pub.

Aïda de Giuseppe Verdi, mise en scène Olivier Py Opéra Bastille, Paris Une mise en scène brillante et sans concession pour une histoire furieusement actuelle.

Philippe Parreno Palais de Tokyo, Paris Dans une exposition comme une séance de cinéma, l’artiste clé des années 90 rend visite à quelques-unes de ses créatures, de Marilyn à Zidane.

Modernités plurielles de 1905 à 1970 Centre Pompidou, Paris A l’occasion du réaccrochage des collections, vaste tentative de réécriture de l’histoire de l’art dans une perspective mondialisée.

Pierre Huyghe Centre Pompidou, Paris Une rétrospective généreuse en forme d’expérience live et organique. Où chiens, araignées et abeilles cohabitent avec les films.

Beyond – Two Souls sur PS3 Dernière création du Français David Cage, avec Ellen Page dans le rôle principal, Beyond propulse le jeu vidéo vers des hauteurs rarement atteintes.

Grand Theft Auto V sur PS3 et Xbox 360 Le retour du titre qui a fait entrer le jeu vidéo dans le monde adulte.

Gone Home sur PC, Mac et Linux Une narrationpuzzle, un chef-d’œuvre d’écriture vidéoludique où l’on explore son foyer comme une terre inconnue.

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Amira Casar

par Renaud Monfourny

Présidente du jury du Festival international du film de La Roche-sur-Yon, qui vient de récompenser Computer Chess d’Andrew Bujalski. Elle tourne actuellement avec Bertrand Bonello dans Saint Laurent, où elle tient le rôle d’Anne-Marie Muñoz, sa directrice de studio.

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No.935 du 30 octobre au 5 novembre 2013

Louise Bourgoin Riad Sattouf leur vie secrète de jeunes

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Ionesco suite d’Emmanuel Demarcy-Mota, du 19 au 23 novembre au festival Mettre en scène

Rennes, ses rois, ses reines Pour cette troisième édition spéciale, Les Inrocks tirent le portrait de personnes ayant un lien fort, passé ou présent, avec la ville. Et font le point sur deux événements culturels majeurs. coordination Carole Boinet et David Doucet

Agathe Poupeney

spécial Rennes

II Louise Bourgoin et Riad Sattouf entretien croisé entre deux beaux gosses, aussi drôles l’une que l’autre

VI Pauline Parigot comme son nom ne l’indique pas forcément, cette jeune actrice a débuté à Rennes

VIII les Transmusicales notre sélection de l’incontournable festival

X Marion Costentin illustratrice, elle a découvert sa vocation entre les beaux-arts et les Trans

XII Mettre en scène entretien avec François Le Pillouër, directeur du festival + reportage lors des répétitions du prochain spectacle de François Tanguy

XIV Mario Piromalli patron de plusieurs McDo, il défend le “capitalisme et la réussite”

XV Juveniles une moitié du duo nous fait faire un petit tour en ville 30.10.2013 les inrockuptibles I

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spécial Rennes

“alors toi aussi tu étais au lycée Anne-de-Bretagne ?” Ados à Rennes, ils se sont croisés mais ne s’étaient jamais parlé. Il était donc tentant de provoquer, aujourd’hui, une rencontre entre Louise Bourgoin et Riad Sattouf. Profs, concerts, flirts foireux, les souvenirs ont fusé…

R

iad Sattouf – Alors toi aussi tu étais au lycée Anne-deBretagne ? Je pensais qu’on avait juste fait le collège des Ormeaux ensemble. Louise Bourgoin – Oui, oui. Je me souviens même un peu de toi. Riad Sattouf – Moi aussi, mais on ne s’est jamais parlé. Il faut dire que j’étais deux classes au-dessus de toi, je crois. Mais un peu plus tard, au réveillon de l’an 2000, on s’est retrouvés à la même fête rue Le Bastard, chez une connaissance commune, Christophe… Louise Bourgoin – Ah ! Mais oui ! Mais, même là, on n’a pas fait connaissance ! Pourtant, on m’a souvent parlé de toi. Comme je dessinais, des amis me disaient qu’il y avait un mec au lycée qui dessinait super bien et qui s’appelait Riad. Longtemps après, je suis allée voir Les Beaux Gosses, j’ai vu que ça se passait à Rennes, et même en partie dans le bus n° 5 que je prenais tous les jours… Et là, j’ai fait le lien ! Tu es arrivé à quel âge à Rennes, Riad ? Riad Sattouf – A 12 ans, en sixième. Je venais de Syrie avec mes parents. Nous sommes restés quelques mois au cap Fréhel chez ma grand-mère, puis mes parents ont divorcé et je me suis installé à Rennes avec ma mère. Même si j’ai fait toute mon école primaire

en Syrie, je connaissais quand même déjà pas mal la France et mon installation à Rennes n’a pas du tout été un choc culturel. Tu as fait tes études à Rennes ensuite ? Riad Sattouf – Jusqu’au bac, puis j’ai fait une école d’arts appliqués à Nantes. Ensuite, j’ai passé le concours des beaux-arts à Rennes. J’ai été pris, mais j’ai préféré l’école des Gobelins à Paris, en animation. Je suis arrivé à Paris à 20 ans. Louise Bourgoin – Ah c’est fou ! On aurait pu aussi être ensemble aux beaux-arts ! J’y suis restée cinq ans et après mon diplôme, je suis arrivée à Paris pour essayer de gagner de l’argent rapidement. J’avais raté le Capes de dessin, j’étais terrorisée à l’idée de devoir dessiner à la craie dans la rue pour gagner ma vie, je me voyais traveller avec un chien. Il faut dire que Rennes est un peu la ville qui a inventé les punks à chiens (rires)… Une fois, j’ai vu une fille tellement pas drôle, tellement pas bonne présenter les programmes sur Disney Channel, que je leur ai envoyé un CV. Et j’ai été prise dans une émission pour les gamines. Quand j’ai dit au directeur de mon école que j’étais présentatrice télé, il m’a regardée comme si je lui avais dit que j’étais devenue agent de sécurité à la station Châtelet-Les Halles !

Vous aviez des profs en commun ? Riad Sattouf – Au collège, tu te souviens de Leclerc, le prof de musique ? Louise Bourgoin – Oh oui ! Il ressemblait à Corbier, du Club Dorothée ! Riad Sattouf – C’est vrai, mais en plus dur. C’est le seul prof qui nous obligeait à nous lever quand il entrait… Louise Bourgoin – … et il nous plaçait dans la classe sur le mode une fille/ un garçon/une fille/un garçon. Et c’est lui qui faisait le plan. Du coup, on était intimidés, rouge écarlate, et il avait la paix. Il était bien malin ! Riad Sattouf – Il nous demandait aussi de corriger nous-mêmes nos copies et on pouvait se mettre 19 si on voulait. Mais il fallait qu’on apprenne à justifier

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nos notes… Son enseignement était vraiment marquant, il était assez génial. Louise Bourgoin – Il nous rebaptisait avec des noms de musiciens… Riad Sattouf – Mais oui ! On devait écrire son nouveau nom sur un carton qu’on tenait devant soi, il fallait faire un truc artistique et soigné. Louise Bourgoin – A un moment donné, j’étais Bartók. Il gueulait : “Bartók, au tableau !”, et je me levais. Une autre année, j’étais Chostakovitch, mais c’était trop long pour tenir en entier sur la pancarte. Riad Sattouf – Moi, j’étais Xenakis. Les profs des Beaux Gosses sont inspirés de ceux d’Anne-de-B. ? Louise Bourgoin – Le prof suicidaire ?

Riad Sattouf – Non, pas vraiment. Mais je me souviens aussi d’une prof de sciences physiques un peu fragile, dépressive, avec qui on était très salaud. Quand elle écrivait au tableau, on échangeait nos places en silence. Et quand elle se retournait, elle sentait bien que quelque chose n’était pas normal, mais elle n’arrivait pas à le formuler. Elle paraissait très démunie, aux abois.

Louise Bourgoin – Il y avait aussi monsieur Renaud, le prof d’arts plastiques. Riad Sattouf – Il était tout petit. Louise Bourgoin – Ses cartons à dessin étaient plus grands que lui. Il m’aimait bien et m’offrait des feuilles que je remplissais de dessins pornos. Il les affichait mais dissimulait les zones de coït. C’est lui aussi qui m’a incitée à passer le concours des beaux-arts.

“quand j’ai dit au directeur des beaux-arts, que j’étais présentatrice télé, il m’a regardé comme si j’étais devenue agent de sécurité à la station Châtelet-Les Halles” Louise Bourgoin 30.10.2013 les inrockuptibles III

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spécial Rennes

“je ne suis jamais sorti avec une fille à Rennes. Pour moi, c’était la ville de la lose. Pourtant, j’en garde un super souvenir” Riad Sattouf

Riad Sattouf – Je me rappelle de Madame Chapalain au collège : la seule prof qui m’ait conseillé de devenir dessinateur. Ça lui paraissait évident ! Elle était supercool, je lui dois tout ! Ça veut dire quelque chose pour vous d’être bretons ? Louise Bourgoin – Quand j’entends de la musique bretonne dans la rue, ça m’émeut, ça me donne envie de pleurer. Quels étaients les lieux que vous fréquentiez à Rennes ? Riad Sattouf – J’y vais de temps en temps pour voir ma famille, mais la plupart des lieux où je sortais ont disparu. Par exemple, Rennes Musique, meilleur disquaire de France, où on laissait des petites annonces pour trouver un groupe, ou Les Tontons Flingueurs, super minisalle de concerts… Et puis, aussi, il y a de moins en moins de bars. A notre époque, Rennes était la ville de l’alcool ! Tout cela a disparu. Louise Bourgoin – Il s’appelait comment ton groupe ? Riad Sattouf – Je n’avais pas vraiment de groupe. J’essayais de faire du metal, je cherchais des mecs avec qui jouer. Moi j’étais habillé en Celio, j’étais un gringalet avec un pantalon trop court et je rencontrais des mecs tatoués avec des cheveux longs qui me demandaient “Tu joues quoi, mec ?” (rires). Rennes était une ville très rock dans les années 90. Nirvana avait joué aux Transmusicales en 1991, prémices à leur explosion mondiale. Et ils sont revenus en 1994, précisément parce que c’était le lieu où ils avaient

explosé. Je les ai vus ce jour-là, un mois et demi seulement avant la mort de Kurt Cobain. Le concert était mortel. Mais il y avait un guitariste qui accompagnait Cobain parce qu’il n’arrivait plus à tout jouer. Il avait l’air complètement dépressif, il ne bougeait presque plus. Tu écoutais beaucoup de grunge, de n oisy ? Riad Sattouf – Oui, j’adorais Sonic Youth. Ils étaient venus aussi aux Trans, mais j’étais en sixième et je n’avais pas pu y aller. Aux Trans, j’ai vu The Jesus Lizard, meilleur concert de tous les temps ! Il y avait eu aussi le premier concert au monde de Portishead, à l’Ubu ! Les Trans, c’était quelque chose. Toi aussi, Louise, tu fréquentais les Trans ? Louise Bourgoin – Ah oui ! J’y ai même bossé ! Je servais les verres ! J’étais fan de Kurt Cobain moi aussi, mais j’étais trop petite pour le concert de 1994. J’étais tellement fan que je me souviens d’un cours de sciences physiques où la prof avait concocté un liquide rougeâtre dans une éprouvette. J’avais trempé une mèche de cheveux dedans pour qu’elle devienne rouge, comme lui, sur une photo que j’adorais. C’est la première personne dont je suis tombée amoureuse, Kurt. Après, ça a été Patrick Swayze. Il y a un groupe qui vous fait penser à Rennes ? Louise Bourgoin – Fauve. C’est déprimant, mais il y a un élan, une sincérité chez eux… J’aime beaucoup.

Riad Sattouf – Moi c’est Duane Denison de The Jesus Lizard qui me fait penser à Rennes ! Le son de sa guitare me rappelle Rennes. Vous connaissiez l’histoire du rock rennais, la génération punk/new-wave… ? Riad Sattouf – Marquis De Sade, Etienne Daho… Louise Bourgoin – La grande légende au lycée, c’était de dire qu’Etienne Daho avait été pion à Anne-de-B. Mais tout le monde est passé par ce lycée ! Riad Sattouf – Oui, ça paraît classe, mais en fait je n’en ai pas de très bons souvenirs, c’était un peu pourri quand même ! Louise Bourgoin – Moi, j’ai obtenu une dérogation pour y être, parce qu’étant originaire de la ZUP sud, j’étais censée être dans un lycée avec de moins bons résultats. Mais ma mère voulait que je sois en centre-ville, dans un établissement plus chic. Pour moi, à Anne-de-B., il n’y avait que des gros bourgeois. Riad Sattouf – Ah bon ?! Ce n’est pas le souvenir que j’en garde. Pour moi, c’était Zola le lycée mégabourgeois. A Anne-de-Bretagne, on disait même qu’à la sortie rodaient des skins qui cassaient la gueule aux Arabes. Mais il est vrai que je ne les ai jamais vus. Vous alliez où en boîte ? Riad Sattouf – Moi, je n’y allais pas. Au collège, je n’avais pas le droit et au lycée, je n’avais pas assez d’amis. J’étais trop solitaire. La première fois que je suis

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sorti en club à Rennes, c’était pour la fête de fin de tournage des Beaux Gosses, au Delicatessen. Louise Bourgoin – Ah oui, la boîte des bourges… Riad Sattouf – Mais vas-y, traite-moi de bourge direct ! Moi aussi, je viens de la ZUP sud, du Landrel. Louise Bourgoin – Ah bon ? Mais on était voisins ! J’habitais au square de Slovaquie. Riad Sattouf – Oui, je vois. Moi, rue Paul-Bourget. Louise Bourgoin – Non ? On habitait à une rue. Moi, j’étais dans une tour des années 70. Mais ma meilleure pote habitait rue Paul-Bourget, Claire Evin. Riad Sattouf – Son nom me dit quelque chose... Louise Bourgoin – T’es sortie avec peut-être… Riad Sattouf – Non, je ne suis jamais sorti avec une fille à Rennes. Pour moi, c’était la ville de la lose (rires). Pourtant, j’en garde un supersouvenir. Il y avait une vraie contre-culture. J’adorais la radio Canal B, par exemple. Louise Bourgoin – Ah oui ! Ils passaient que de la bonne musique, des trucs hyperpointus… Ils invitaient même des artistes contemporains. C’est là que j’ai découvert Pipilotti Rist. Riad Sattouf – Il y avait aussi beaucoup d’auteurs de BD sur Rennes : Michel Plessix, Le Tendre, Loisel pas loin… J’ai tous tenté de les rencontrer, ils étaient ultrasympas, ils regardaient mes dessins nuls, essayaient de me

Louise et Riad ont une actu… Louise Bourgoin sera à l’affiche d’Un beau dimanche de Nicole Garcia (en salle en février 2014) aux côtés de Pierre Rochefort et Dominique Sanda. Quant à Riad Sattouf, il repasse derrière la caméra avec Jacky au royaume des filles (en salle en janvier 2014) dans lequel il dirige Charlotte Gainsbourg et Vincent Lacoste.

conseiller d’arrêter… Disons qu’ils n’ont pas su voir mon génie (rires). Quelle lose ! Imaginez qu’il se produise en vous le phénomène vécu par le personnage de Noémie Lvovsky dans Camille redouble. Quelle journée de lycée voudriez-vous revivre ? Louise Bourgoin – Moi, j’ai été traumatisée en cinquième par un truc dont j’ai appris ensuite qu’il était plus commun que je ne le pensais. J’étais amoureuse comme jamais d’un garçon et des filles de la classe m’ont fait croire pendant des mois qu’il m’écrivait des lettres tous les jours. Elles glissaient les fausses lettres, enflammées, dans mon casier et moi je cristallisais à fond. Après, elles venaient vers moi surexcitées en disant : “Qu’est-ce qu’il t’a écrit ? Qu’est-ce qu’il t’a écrit ?” Quand j’ai réalisé que c’était faux, je n’ai rien dit. J’aimerais pouvoir revivre ce jour-là et les défoncer. Et j’ai aussi un autre souvenir humiliant. J’ai eu un premier petit ami dont j’étais folle. J’aurais pu mourir pour lui. Et un jour il m’a dit : “Non, mais tu vois, toi pour moi, c’est comme les Beatles. J’aimerai toujours, mais j’ai plus envie d’écouter.” (rires) Riad Sattouf – Pas mal comme phrase ! (rires) Moi, un jour, une fille est venue me voir pour me demander de sortir avec elle et j’ai dit non. J’étais hypercoincé. En y repensant, je me suis dit que j’étais con, que ça aurait peut-être changé ma vie. Et il y a un autre truc. J’ai fait un stage chez le beau-frère d’Etienne Daho qui s’occupait d’une imprimerie. Un jour, il m’avait hyperengueulé en disant que je ne disais jamais “bonjour”. Alors même que personne ne faisait attention à moi. Je regrette de ne pas m’être cassé et de l’avoir laissé être aussi dur et agressif avec moi. Je me suis toujours dit que si je rencontrais Etienne Daho un jour, j’aurais des choses à lui dire sur son beau-frère ! (rires) propos recueillis par Carole Boinet et Jean-Marc Lalanne photo François Rousseau pour Les Inrockuptibles 30.10.2013 les inrockuptibles V

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spécial Rennes

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ne révélation” : Pauline Parigot, 21 ans, a ravi la presse avec sa prestation dans Les Lendemains de Bénédicte Pagnot, premier rôle au cinéma de cette jeune actrice originaire de Rennes. Ces éloges n’ont toutefois pas suffi : les spectateurs ont plutôt boudé ce film sorti en avril. Les Lendemains suit le parcours d’Audrey, débarquée de sa campagne pour étudier à Rennes. Loin de ses proches, elle délaisse la fac pour les squats, se frottant à l’activisme plus ou moins radical. Prix du public au festival Premiers Plans d’Angers, le long métrage a été écrit, tourné et monté principalement à Rennes – une gageure dans le milieu du cinéma français, plus parisien que la tour Eiffel. La “carte bretonne” a-t-elle joué en sa faveur ? Simple coïncidence en vérité, d’autant qu’elle n’habitait plus Rennes mais Paris à l’époque du tournage. “J’ai passé le casting sans stress, très naturelle, parce que je pensais n’avoir aucune chance, je voyais ça comme un exercice”, confie-t-elle quand on la rencontre mi-septembre, sur le point de déménager vers Cannes et son conservatoire de musique et théâtre pour au moins deux ans de formation. Quitter Rennes une fois le bac en poche, en 2010, n’a d’ailleurs pas brisé le cœur de Pauline, plutôt pressée d’en partir, même si elle s’y est initiée à la scène dès l’adolescence.

elle n’en fait qu’à sa tête Originaire de Rennes, elle a étudié l’art dramatique à Paris et vient de rejoindre le conservatoire de Cannes. Entre-temps, elle est revenue ici pour tenir son premier rôle dans un long métrage. Rencontre avec Pauline Parigot, jeune femme libre.

Le théâtre est une histoire de famille. Ses parents se séparent quand elle a 5 ans : sa mère est médecin (“C’est la meilleure comédienne de la ville, elle a toujours plein d’histoires à raconter”), son père, directeur délégué du prestigieux Théâtre national de Bretagne (TNB). Ici, le nom de Parigot est lié au TNB, cofondé par Guy Parigot, comédien, metteur en scène, partisan de la décentralisation culturelle. Et grand-père de Pauline. “Je ne l’ai vu jouer qu’une fois. Il est mort il y a six ans, et on n’a hélas que peu parlé du métier de comédien ensemble”, explique l’actrice, qui garde un bon souvenir du TNB. “La programmation est vraiment bonne, et comme c’est le seul lieu de ce genre à Rennes, le choix est vite fait. Par comparaison, quand je suis arrivée à Paris, je ne savais pas où aller tant il y a de théâtres, et je me suis souvent retrouvée en face de belles merdes”, s’amuse

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celle qui a lâché son DUT de logistique à Saint-Nazaire au bout de trois mois pour tenter sa chance à la capitale. La raison qui l’avait amenée à choisir cette formation est très simple. “Mon père connaît la difficulté du métier de comédien, et d’après lui, ce n’était pas pour moi. Il voulait que je décroche un diplôme pour avoir un métier sûr. A part la comédie, l’humanitaire était la seule chose qui m’intéressait. Et dans ce milieu, hors bénévolat, il faut faire soit médecine, soit logistique.” La vocation fait long feu. Bye-bye Saint-Naz, coucou Paris, où Pauline termine l’année dans une école privée d’art dramatique. A la rentrée suivante, elle intègre, par concours, le conservatoire du XVIIIe arrondissement. Avec quelques mois de retard, le temps de boucler le tournage des Lendemains. De ces semaines devant la caméra de Bénédicte Pagnot, Pauline retient l’excitation des “moments truqués”, quand il faut “vraiment faire semblant”, par exemple conduire de nuit à contresens

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“l’Elaboratoire, c’est libre, les gens ne t’y jugent pas et tu peux faire la fête comme tu veux” sur l’autoroute, entourée de techniciens. Elle se souvient aussi de la préparation des scènes de squat ; une vie connue par certains des autres acteurs. “Pour cette partie, filmée à Caen, on a d’abord répété sans caméra en discutant de politique. Bénédicte enregistrait nos conversations pour construire ses dialogues.” Comme de nombreux ados, Pauline a connu les manifs lycéennes, mais “plus pour contredire que pour proposer”. Les discussions sur le tournage l’ont nourrie : “J’ai réalisé à quel point ne pas aller voter pouvait être politique, comme vivre en

squat.” On comprend dès lors mieux son coup de cœur pour l’Elaboratoire, un des lieux rennais qui trouve grâce à ses yeux. Ce squat d’artistes, actif depuis la fin des années 90, accueille concerts, ateliers, hackerspace, etc. “Dans le centre-ville, les bars ferment tôt et tu te fais emmerder par des mecs bourrés… L’Elabo, c’est libre, les gens ne t’y jugent pas et tu peux faire la fête comme tu veux.” Une bonne description de (certaines) soirées des Trans où Pauline a traîné ses guêtres. Pas vraiment l’ambiance qui l’attend à Cannes, mais peu importe pour cette fan de Bertrand Bonello et Christophe Honoré, qui a tourné il y a peu dans un clip signé Manuel Pradal. Ses yeux s’illuminent à l’idée de rencontrer tel ou tel metteur en scène pendant ses cours, travailler telle ou telle pièce… On a rarement vu une vingtenaire aussi pressée de rentrer en classe. C’est prévu pour quand, déjà, le spectacle de fin d’année ? Alexandre Hervaud photo Elie Jorand pour Les Inrockuptibles

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spécial Rennes

les Trans, genre

Micky Clément

Du 4 au 8 décembre, les 35e Transmusicales vont enflammer Rennes. Les Inrocks vous proposent une double sélection : d’un côté nos chouchous, de l’autre nos chouchous, mais cette fois issus des inRocKs lab.

Benjamin Clementine On trouve un tas de vidéos sur internet, postées par des anonymes, immortalisant Benjamin Clementine qui chante dans le métro parisien. L’histoire est donc en train de changer, mais pas la voix : toujours large et belle, bouleversante, posée entre blues et soul sur des accords dépouillés. Installé de ce côté-ci de l’Eurostar depuis deux ans maintenant, ce Londonien d’origine ghanéenne a de beaux jours devant lui. Et nous aussi. Maxime De Abreu

concert  du 4 au 7 décembre – Aire Libre www.facebook.com/benjaminclementine

Benjamin Clementine

Fyfe

Léonie Pernet

Labelle

Paul Dixon, alias David Lyre, aka Fyfe, distille une pop adoucie aux arrangements electro. Mais ce qui fait surtout la force de ce gamin de Manchester, ville du rock et du foot, c’est cette voix d’or et de soie tissée à même des instrumentations sobres et délicates, comme dans ce premier ep, Solace, aux faux-airs soul ou r’n’b, discrètement relevé aux guitares. Il sera à l’Ubu le 8 décembre, accompagné de Jungle, Larry Gus, Golden Teacher et Optimo.

On l’a connue batteuse méchante chez Yuksek, avant qu’elle ne parte à Brooklyn rêver et vibrer plus fort… Avant, il y avait eu le conservatoire, l’apprentissage du rock avec Patti Smith, le militantisme lesbien, la plongée forcenée dans la nuit électronique ou les aubes pâles et leurs musiques de cristal, de Satie à Aphex Twin. De toutes ses vies, Léonie Pernet tire une musique tout en cliquetis et murmures, puissante et pourtant frêle. Une de ses chansons s’appelle Un rêve. C’est exactement ça.

Retour de l’enfant prodigue : pas inconnu des Trans (il y a joué en 2010), l’ancien Rennais Jérémy Labelle, DJ techno (option Detroit) a quitté l’Atlantique pour l’océan Indien. Direction la Réunion (son père en venait) pour mijoter Ensemble, merveilleux premier album de rencontre intelligente, magique et inédite entre les rythmes de la techno et les musiques croisées de la Réunion, du maloya à l’Inde ou l’Afrique. Pas inconnu des transes, donc.

Benjamin Cerulli

JD Beauvallet

concert  dimanche 8 décembre – Ubu www.thisisfyfe.com

concert  du 4 au 7 décembre – Aire Libre soundcloud.com/leonie-pernet

concert  vendredi 6 décembre – Parc Expo, hall 9 www.labelle.re

Stéphane Deschamps

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Moodoïd Plus besoin de présenter le brillant projet imaginé par Pablo Padovani. Brillant dans tous les sens du terme : entre les live pailletés et les subtiles envolées psychédéliques, ce n’est pas un hasard si la presse anglaise (NME ou Guardian) s’est amourachée de l’extravagant français. De Folie pure, dernier single issu d’un premier ep remarquable, remet l’esprit bollywoodien au goût du jour, avec cette flamboyance et cette démesure qui font déjà sa grandeur. Michaël Garcia concert  jeudi 5 décembre – Parc Expo, hall 3 www.lesinrockslab.com/moodoid

Le Vasco Si ce groupe devait être minutieusement répertorié dans le large panel des genres existants, c’est bien dans

celui d’ovni sonore qu’il trouverait sa place. Le Vasco se veut indomptable quand retentit son electro-punk déstructurée. Les couches explosives se superposent une à une jusqu’à la détonation, toujours imprévisible. Attention, il est recommandé de venir à leur concert avec le minimum d’idées reçues, de certitudes et de petites cases où les ranger. M. G. concert  vendredi 6 décembre – Parc Expo, hall 4 lesinrockslab.com/levasco

Disco Anti Napoléon Avec une moyenne d’âge de 20 ans, les Nantais de Disco Anti Napoléon impressionnent : leur unique ep les place directement parmi les groupes français à suivre de près, même s’il faudra cavaler derrière ce rock véloce et illuminé, produit

Fiona Torre

Moodoïd

en hauteur par Pégase. A l’exemple de leur riche Blue Lawn, premier single psychédélique, entre ciel et terre, peut-être quelque part sur la Lune. M. G. concert  vendredi 6 décembre – Etage (entrée gratuite) www.lesinrockslab.com/disco-anti-napoleon

Superets Les Superets joueront à domicile. Les choses vont plutôt bien pour les précurseurs du Yéyétronique, avec une récente signature sur le label Entreprise et l’arrivée prochaine d’un nouvel ep. Comme si ça ne suffisait pas pour ces joyeux excentriques, ils nous feront aussi twister lors de la tournée des Trans, fameuse série de dates pré-festival. M. G. concert samedi 7 décembre – Parc Expo, hall 3 www.lesinrockslab.com/superets 30.10.2013 les inrockuptibles IX

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spécial Rennes

jeux d’encre

Passée par les beaux-arts de Rennes, Marion Costentin produit une œuvre qui balance entre ténèbres et douceur. Rencontre avec une artiste qui a fait ses premières armes en Bretagne.

la lâche pas. En 2011, elle réunit des portraits d’artistes (David Bowie, Ian Curtis, Jay Reatard...) et les expose au festival briochin Art Rock. Son dessin de Bryan Ferry à l’encre de chine trouve acquéreur : le chanteur de Roxy Music himself, programmé au festival cette année-là. “Il attendait son massage dans sa loge. On a discuté. Il était charmant.” Outre Roxy Music, Marion Costentin écoute Jesus and Mary Chain, Mazzy Star, The Cure… “La musique m’inspire. Parfois, je trouve le titre d’un dessin dans une chanson, ou le dessin tout entier va être inspiré par deux mots d’une chanson.” Côté idole, elle cite Courtney Love : sa biographie par Poppy Z. Brite l’a marquée, comme les premiers albums de son groupe. “Ecouter Hole c’est libérateur. Il y a tellement de colère là-dedans et moi je suis incapable de crier.” Ses dessins sont-ils “rock” ? “Si on veut parler du côté dur et du côté à fleur de peau, alors oui ! Je veux que mon travail soit puissant et en même temps très sensible.”

Naissance, 2012

Parallèlement à son travail de création, Marion Costentin anime un atelier pour enfants, et réalise des illustrations, en se basant, souvent, sur des photos. Elle en a placé dans Vogue et dans la revue POLI. Dernière réalisation : le portrait de la chanteuse du groupe Saintes, amie de longue date, une couronne de fleurs dans les cheveux. “Faire une illustration me permet de souffler un peu car quand je crée j’explose.” La dessinatrice réserve maintenant la thématique musicale à ses illustrations, et se consacre dans ses dessins à ses l vaut mieux avoir le moral avant de explique-t-elle souriante, ses grands yeux sujets de prédilection, “les tueurs en s’engouffrer dans le site internet de bleus s’éclairant à mesure qu’elle nous série, le paranormal, la magie”. S’y ajoute Marion Costentin, 25 ans. S’y côtoient expose son amour du noir, qu’elle n’aura un nouveau leitmotiv : la nature. Outre des dessins représentant de sombres “jamais fini d’explorer”. des forêts tortueuses, elle dessine forêts, des ombres fantasmatiques, Marion Costentin a grandi à Fougères, des vagues, clin d’œil à celles d’Hokusai, des corps disloqués, vulnérables, mais avec ses parents commerçants et ses mais aussi, dernièrement, une tornade aussi de doux animaux. Comme ceux qui deux sœurs. A 17 ans, bac en poche, blanche sur fond de ciel noir. “La nature entourent une jeune femme nue, couchée elle s’inscrit aux beaux-arts de Rennes. est un support fantastique pour exprimer dans l’herbe (le tableau Naissance). Elle en est mise à la porte après un an : des émotions. Ça a un côté très passionné, Ailleurs, une créature menaçante aux plutôt que d’aller en cours, elle écumait et je me retrouve là-dedans.” Sombre, allures de loup se penche sur une jeune les salles de concerts (Ubu, Mondo abîmée, agressée, la nature reflète ses fille endormie. A quelques exceptions Bizarro...) armée d’un appareil photo. tourments. Ce qui ne la freine nullement près, tous ses dessins sont en noir “Tout ce que j’ai fait à Rennes était lié à la dans son désir de montrer ses œuvres. et blanc, à l’encre de chine ou au fusain. musique. Ça a forgé ma personnalité.” Elle “J’aimerais bien exposer à Rennes, ça “Ce que j’adore dans le noir, c’est qu’on expose à l’Ubu, participe au fanzine rock serait cool !” Carole Boinet l’utilise pour faire apparaître la lumière. Et Mademoiselle Age Bête. Partie s’installer marioncostentin.com tout ce noir c’est ma façon de crier”, à Paris, sa passion pour la musique ne

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spécial Rennes

Ciel de Volmir Cordeiro, photo Laurent Friquet

“les arts de la scène sont attaqués” Directeur du festival Mettre en scène, François Le Pillouër réaffirme son combat pour la reconnaissance, en Europe, de la création en théâtre et en danse.

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’actrice Valérie Lang nous a quittés en juillet, vous lui dédiez cette 17e édition.  François Le Pillouër – C’est une perte immense, Valérie Lang a été pour nous à l’origine de créations magnifiques. Choqués par la nouvelle de sa maladie puis bouleversés par celle de sa mort soudaine, nous avons décidé de lui dédier cette édition. Que ce soit avec Stanislas Nordey ou Christine Letailleur, Valérie Lang a participé à quatorze spectacles au Théâtre national de Bretagne et a été présente lors de sept éditions de Mettre en scène. C’est considérable. Tout lieu de théâtre se constitue autour d’une famille d’artistes… Par son talent d’actrice et sa lucidité dans le domaine de l’art, Valérie Lang a contribué à l’essor de notre théâtre. Elle avait une énergie débordante et son engagement de comédienne comme de femme dans la vie publique était extraordinaire. Comment se construit un festival qui essaime sur dix-huit lieux en Bretagne ? Au fil des années, de nombreuses villes de la région nous ont rejoints. Les spectacles naissent en Bretagne, mais à travers les tournées, ils sont vus dans toute la France. La Bretagne se doit de montrer qu’elle peut construire un chemin de modernité. A ce titre, le projet Prospero développé par le TNB, Centre européen théâtral et chorégraphique, nous aide à tisser des liens avec des partenaires dans cinq villes d’Europe. C’est toujours un pari de réunir les deux disciplines sur un pied d’égalité. Mettre en scène met un point d’honneur à proposer une rencontre internationale de metteurs en scène et de chorégraphes…

L’ouverture à la création passe donc par l’Europe ? C’est une question essentielle. Je pense qu’il faut réussir l’Europe malgré les libéraux. Je suis dans le camp des Européens convaincus… Mais il peut exister une Europe différente : démocratique, sociale, attentive aux autres cultures. Une Europe pacifiste qui s’appuie sur ses traditions d’ouverture et demeure une force de proposition pour les autres continents. Nous essayons de faire vivre cette “autre Europe” avec les artistes. Une forme de résistance pour contrer une crise économique qui n’épargne pas la culture ? Notre idée est qu’il est indispensable de se regrouper pour défendre le théâtre et la danse. En ce moment, les arts de la scène sont attaqués, voire asphyxiés économiquement. On le voit avec les baisses de budget du ministère de la Culture qui frappent durement le spectacle vivant. Il faut réunir tous ceux qui pensent que la création contemporaine est indispensable à la vie de notre société. Avec eux, il faut créer des fractures, inventer les leviers d’un rapport de force apte à faire naître de nouvelles utopies. Le succès public confirme cette ligne éditoriale ? En Bretagne, on publie toujours les affluences des festivals de rock, je me félicite que Mettre en scène tienne aussi son rang avec 35 000 spectateurs ! Les gens sont passionnés par ce qu’ils découvrent sur leurs écrans tactiles, mais ils se rendent compte aussi que le retour au réel et à la rencontre humaine est une nécessité… C’est précisément ce que nous leur proposons. propos recueillis par Patrick Sourd festival Mettre en scène du 4 au 27 novembre, www.t-n-b.fr

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la machine magique

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ne chambre noire où se développent des images. Telle est la tente sous laquelle François Tanguy et l’équipe du Théâtre du Radeau travaillent à mettre la dernière touche à leur prochaine création, Passim, présentée dans le cadre du festival Mettre en scène. Les images fulgurantes qui illuminent les spectacles de François Tanguy ne naissent pas d’un seul coup. Elles sont le fruit d’un long processus de maturation où l’accumulation de possibilités se réduit peu à peu pour laisser la place aux formes incomparables de son théâtre. Au milieu de la verdure et des arbres, l’obscurité de la tente contraste avec la luminosité du monde extérieur. Sur des tables, des piles de livres éparpillées : La Jérusalem délivrée du Tasse, Le Territoire du crayon de Robert Walser, Les Mythes grecs de Robert Graves… Sur un prompteur défile un extrait de La vie est un songe de Calderón ou de La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Certains de ces textes seront repris dans le spectacle, d’autres non. Progressant vers l’avant-scène dans

un étrange mouvement diagonal, l’actrice Laurence Chable interprète un passage de Penthésilée de Kleist, pièce dont elle jouait déjà une scène inoubliable dans Orphéon, précédent spectacle de François Tanguy. Les créations du Théâtre du Radeau communiquent les unes avec les autres par des effets de résonance. Un peu comme si l’on ouvrait des portes sur les pièces abandonnées d’une vieille demeure pour découvrir toujours d’autres espaces ; un couloir que l’on n’avait encore jamais remarqué, un panneau qui coulisse découvrant un passage secret. Ce grenier ancien à la plasticité mouvante, c’est le théâtre de François Tanguy. A l’œil nu, cela ressemble à un enchevêtrement de lignes, de plans, de surfaces coulissantes, de seuils dissimulant des arrièrefonds insoupçonnés. Une trame complexe dont les lignes de fuite révèlent parfois des perspectives inattendues. La plasticité de l’espace est telle dans ce théâtre qu’elle semble faire corps avec le comédien. L’acteur habite autant cette scénographie active, mouvante, qu’il est habité par elle, comme s’ils

François Fauvel

Textes, images et personnages s’entrechoquent. L’orfèvre réussira-t-il à assembler les éléments ? Reportage sur le lieu des répétitions de Passim, la prochaine création de François Tanguy.

formaient un tout. D’où sa capacité à apparaître et disparaître avec parfois dans le corps une curieuse raideur, comme devenu un objet que les autres acteurs vont manipuler. Un panneau coulisse, dévoilant un cheval monté par Don Quichotte. Il cite Calderón : “Pues el delito mayor es haber nacido.” (“La plus grande faute est d’être né”). Des mots surprenants dans la bouche du héros de Cervantès, mais dont l’écho revient un peu plus tard avec la figure de Lear partageant son royaume entre ses filles. Autant de moments fabuleux d’un spectacle en cours d’élaboration

qu’interrompt parfois le metteur en scène. Tout magique qu’il soit, ce théâtre est d’abord une machinerie impliquant une somme de détails. Un travail d’orfèvre dont l’impact est d’autant plus subtil qu’il ne laisse rien voir de sa préparation. “Nous faisons des raccords, explique François Tanguy d’une voix calme aux quelques personnes qui assistent à la répétition. Ce n’est pas un spectacle. On ne peut même pas décrire ce qui se passe. Il n’y a rien à décrire.” Rendez-vous à la première à Rennes. Hugues Le Tanneur Passim du 7 au 16 novembre, au TNB, www.t-n-b.fr 30.10.2013 les inrockuptibles XIII

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“j’ai fini par m’accepter : je n’ai rien volé à personne, je n’ai pas de problèmes à m’acheter une belle voiture”

le big boss des Big Mac Simple équipier en 1979, Mario Piromalli est aujourd’hui à la tête de dix-neuf McDonald’s, tous en Ille-et-Vilaine. Un pur produit du capitalisme sauce barbecue.

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n terroriste de la restauration”, voilà comment se définit Mario Piromalli. Sortir d’une excellente école hôtelière pour aller travailler dans une chaîne de restauration rapide a quelque chose de subversif. “J’ai commencé en tant qu’équipier dans le premier McDo de France, à Strasbourg. J’étais habillé comme un pingouin, je me cachais quand je croisais les élèves de l’école hôtelière”, se souvient-il. Qu’est-ce qui a rapproché le jeune apprenti de la chaîne de fast-food ? “Le hasard”. Ses études terminées, il part en Iran pour le compte du shah qui bâtit un complexe hôtelier sur l’île de Kish. C’était compter sans la révolution iranienne de 1979 : Mario Piromalli rentre à Strasbourg et y découvre McDo : “Je suis allé voir par curiosité. Derrière le comptoir, je reconnais un manager qui était avec moi en Iran. J’apprends que McDo recrute et je postule.” Issu d’une famille plutôt désargentée d’émigrés italiens, il est “séduit par les valeurs de la chaîne : capitalisme, réussite, foi dans la diversité des talents”. Aux sceptiques, il rétorque : “Rentrez dans un McDo et regardez qui y travaille : tout le monde.”

Et puis, il y a cette envie d’ailleurs. “Je pensais faire le tour du monde avec McDo. Finalement j’ai fait le tour de France.” Metz, Mulhouse, Montpellier, Toulouse, Marseille, Grenoble… Mario Piromalli aide les franchisés à ouvrir leur McDo. Avant d’atterrir à Rennes. “Le premier restaurant de la ville venait d’ouvrir, mais on n’arrivait pas à le vendre.” Mario Piromalli a 28 ans, pas d’argent, mais l’enseigne lui propose de louer le restaurant. Il a trois ans pour le racheter. “Au début je ne flambais pas : je travaillais énormément, je mangeais tout le temps dans le McDo.” Il rachète le restaurant au bout d’un an et demi, puis un deuxième au bout de deux ans. Aujourd’hui, il en a dix-neuf, tous en Ille-et Vilaine. Avec un chiffre d’affaires de 65 millions d’euros, ce pur produit McDo est “super à l’aise financièrement. Au début, j’avais peur de parler d’argent. J’ai fini par m’accepter : je n’ai rien volé à personne, je n’ai pas de problèmes à m’acheter une belle voiture.” Pour lui, la France a un problème avec l’argent. “Ça doit être le côté 1789. C’est brusque, mais il faut savoir le dire.”

C’est d’ailleurs pour revaloriser l’image des entreprises qu’il vient de lancer Yao, un fonds de dotation pour la jeunesse. “J’aimerais qu’il y ait une réciprocité dans l’aide. Les chefs d’entreprise doivent aller vers les jeunes.” Changer les regards, voilà qui plaît à Mario Piromalli. Il évoque sa rencontre avec le sculpteur Georges Fortuna, à qui il commande des œuvres. “Il faisait partie d’un collectif, des gens qui traînent avec des chiens, le genre de personnes que je mets à la porte de mes restaurants.” Au début, l’artiste ne souhaite pas travailler pour “le diable de Mc Donald’s.” Il finit par fournir cinq sculptures à l’enseigne. “Il y a beaucoup d’a priori sur McDo. Les Français sont très interrogatifs face à la réussite. Et quand je dis interrogatif, je suis poli.” Or pour ce fils de mineur, “la réussite n’est pas quelque chose d’impossible”. Deux de ses anciens salariés sont devenus franchisés. Une des choses dont il est le plus fier, avec l’éducation de ses enfants. “Il n’y a rien de plus dur pour un ancien pauvre que de faire une éducation de gosse de riche. Mes enfants et moi, on a toujours gardé les pieds sur terre.” Margherita Nasi photo Elie Jorand pour Les Inrockuptibles

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Yann Morrison

Jean-Sylvain et Pierre, Rennais d’adoption

un tour en ville avec Juveniles Galette saucisse, bars, punks à chiens : Jean-Sylvain, moitié de Juveniles, dit tout ce qu’il faut savoir pour réussir sa virée.

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n morceau qui représente la ville ? Jean-Sylvain Le Gouic – N’importe quel titre de Marquis de Sade, mais allons-y pour Wanda’s Loving Boy. Que mettre dans sa g alette ? Une saucisse ! Avec ou sans moutarde, je ne sais plus ce que disent les puristes. Pour les plus courageux, il y a le marché de la place des Lices le samedi matin et tu peux acheter les premières galettes vers 6 heures. C’est un bon plan quand

tu reviens affamé du Parc Expo pendant les Transmusicales. Un bar préféré ? Depuis la fermeture du 1929, on a tendance à nous retrouver au Melody Maker, sinon dans le vieux Rennes au Café du Port, qui fait aussi à manger, ou au Oan’s Pub. S’il n’y avait qu’un seul Instagram à faire ? Une façade de la place Sainte-Anne. Elles se tombent les unes sur les autres, elles sont toutes penchées. Avec les poutres apparentes, ça fait partie du cliché rennais je pense.

Où aller pour un premier rendez-vous ? Au parc du Thabor, en plein centre-ville. Il y a une grande cage à oiseaux où tu peux tenir des branches et ils viennent s’y poser à plusieurs. Et pour danser ? Plus qu’un lieu, ce sont les soirées Crab Cake & Midi Deux qu’il faut guetter aujourd’hui. Sinon, toutes les soirées electro à l’Ubu, et les Trans. Un endroit préféré ? Le centre-ville est très beau et piétonnier, ou le vieux Rennes, un peu plus bas avec ses pavés,

ses vieux bâtiments. Il y a même des ruines de vieilles fortifications par endroits. Plutôt Salma Hayek ou Louise Bourgoin pour être la Marianne de la ville ? Salma Hayek, clairement, à cause d’Une nuit en enfer. Pourquoi Rennes est-elle la ville où l’on rencontre le plus de punks à chiens ? (Rires) Le plus, vraiment ? Aucune idée… La plupart sont sympas. propos recueillis par Carole Boinet 30.10.2013 les inrockuptibles XV

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