930


29MB taille 4 téléchargements 260 vues
No.930 du 25 septembre au 1er octobre 2013

Cate Blanchett

Woody et moi Obama

spécial mode 24 pages

les limites du cool

Pixies nouveau départ

l’avis dʼAdèle l’héroïne M 01154 - 930 - F : 3,50 €

de Kechiche met les choses au point

Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

08 930 cover adele.indd 1

23/09/13 15:06

GAB Pub.indd 1

18/09/13 12:15

cher Jean Roucas par Christophe Conte

A

llez, je ne vais pas t’accabler, mon Jeannot, tu dois l’être bien assez comme ça. Et puis, on me reproche suffisamment de tirer sur des ambulances pour que j’évite de sortir la kalach pour un corbillard. Non, je cherche juste à comprendre. Je m’interroge sur les raisons profondes qui peuvent conduire un humoriste à jouer les marionnettes pour le collabo show, comme ce fut ton cas l’autre jour à Marseille. Certes, humoriste, tu le fus vaguement dans une vie antérieure que les moins de 30 ans, les chanceux, ne peuvent pas connaître. Là est d’ailleurs peut-être le nœud

(nœud) de cette sombre histoire, si banale finalement tant elle ressemble à la fin de parcours désespérée de beaucoup de gens encore moins célèbres que toi. Ceux-là, de plus en plus nombreux, qui choisissent le FN comme mouroir tout en le faisant rimer avec espoir, pour l’honneur, cette chose fragile qu’ils ont perdue depuis longtemps. Je me souviens d’un reportage, il y a quelques années, où tu racontais la lancinante décrue qui était la tienne, les cachets des spectacles remplacés peu à peu par des anxiolytiques, l’évaporation soudaine des courtisans de la veille, l’alcool pour refuge et la menace

de te retrouver SDF. Tu ne cherchais pas encore à l’époque de boucs émissaires, on les devine mieux aujourd’hui, éclairés par ton récent coming-out frontiste. Peut-être penses-tu, comme tes nouveaux copains, que ce sont les métèques et les nègres qui t’ont piqué ton job. Jamel et son Comedy Club, Gad Elmaleh, Fabrice Eboué, Jean Amadou et Mariam, que sais-je… On n’est plus chez nous, même dans la poilade, tu dois penser. Bientôt, le Théâtre des 2 Anes, le dernier à héberger tes prestations de chansonnier obsolète, deviendra si on n’y prend garde le Théâtre des 2 Chameaux. C’est faux, farfelu, mais ça soulage probablement un peu ta fierté de le croire. C’est moins douloureux que de voir un has-been dans le reflet du miroir. Un ancien fabriquant prospère de blagues de comptoir à la télé et à la radio auquel il ne reste plus de ses prestiges d’autrefois que le comptoir et l’aigreur des mauvais vins. Cherche bien pourtant, Jeannounet, est-ce tant la faute des autres si tous ceux que tu parvenais à (mal) imiter jadis, les Marchais, Krasucki, Mitterrand ou Chirac, sont morts ou séniles ? Et ton ami maître Collard qui t’a traîné dans cette kermesse, c’est sa proximité patronymique avec Collaro qui fait naître en toi des émois nostalgiques ? C’est vrai qu’en matière de patronyme, Jean Avril, ton vrai nom, résonne déjà comme une épiphanie au FN. Quant à ton pseudo, hérité du quartier de Marseille qui t’as vu grandir, le Roucas Blanc, on le croirait également prédestiné. Mais est-ce suffisant pour t’afficher tel un Dupont Lajoie en pleine déprime, auprès des partisans de l’autodéfense, de la chasse à l’homme généralisée, de la peine de mort, du nationalisme social et du saucisson-pinard ? Tu penses en retirer quoi ? Quelques animations misérables de banquets BBR où les vannes racistes ne seraient pas malvenues ? Un duo avec Dieudonné ? Je t’embrasse pas, tu m’embarrasses (roucasserie !). 25.09.2013 les inrockuptibles 3

08 930 03 Billet.indd 3

23/09/13 14:26

GAB Pub DB.indd 2

27/08/13 15:09

GAB Pub DB.indd 3

27/08/13 15:09

GAB Pub DB.indd 2

18/09/13 09:17

GAB Pub DB.indd 3

18/09/13 09:17

GAB Pub.indd 1

19/09/13 11:06

No.930 du 25 septembre au 1er octobre 2013 couverture Adèle Exarchopoulos par Nicolas Hidiro (stylisme Aurélien Storny & Alexandre Misericordia. Manteau & Other Stories)

46

03 billet dur cher Jean Roucas

12 édito 14 debrief par Alexandre Gamelin

16 recommandé une semaine bien remplie

18 interview express

Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles

police partout, justice très tard

avec Booba

20 événement les risques sanitaires du diesel

24 le monde à l’envers Iran, la bombe qui fait pschitt

26 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

54

spécial mode

27 à la loupe quand Facebook like le bijoutier de Nice

cahier central

28 histoire 2 la petite histoire derrière la grande... Miss America : concours de beauté et racisme

30 démontage sur France 2, rien ne va plus pour Sophia Aram

Veste de costume et chemise CARVEN, gilet pareballes et short KOMAKINO

32 futurama un exosquelette pour recommencer à marcher

34 nouvelle tête

CG Watkins

Trajal Harrell elle est la révélation de La Vie d’Adèle, le film d’Abdellatif Kechiche, Palme d’or à Cannes. Entretien

36 Barack Obama en cinq années de présidence, il a beaucoup déçu et perdu de sa superbe. Reportage à Chicago, son ancien fief

54 spécial mode tendances et rencontres : Azzedine Alaïa, jeunes créateurs, le selfie, le néo-caillera, Caroline de Maigret, le rappeur modasse

Brian Vander Brug/L. A. Times/Contour by Getty Images

46 Adèle Exarchopoulos

78

78 Pixies ils font leur grand retour, mais sans Kim Deal Trunk Archive/Photosenso

82 Cate Blanchett elle illumine le dernier Woody Allen

86 Ken Kesey auteur-clé de la scène psyché des années 60, on lui doit Vol au-dessus d’un nid de coucou

82 25.09.2013 les inrockuptibles 9

08 930 09 Sommaire.indd 9

23/09/13 15:17

les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société Everial au 01 44 84 80 34

90 Blue Jasmine de Woody Allen

92 sorties Mon âme par toi guérie, Lettre à Momo, Rush, Les Conquérants…

96 festival mystères du désir à Toronto

98 séries

Breaking Bad, c’est fini : rencontre avec son créateur Vince Gilligan

100 Agnes Obel grande musique de nuit

102 mur du son Moriarty, Deltron 3030, Fair 2014…

103 chroniques Grégory Privat, Mazzy Star, Willard Grant Conspiracy, Machinedrum, Troumaca…

111 concerts + aftershow Portugal. The Man

112 Mathieu Lindon itinéraire d’un accro à l’héro

114 romans Patrick Flanery, Arnaud Viviant, Jonathan Ames

116 tendance la rentrée littéraire, c’est aussi dans les poches : sélection

119 bd le temps des revues

120 une saison d’opéra en HD des opéras live au cinéma et au Louvre : rencontre avec le directeur du Metropolitan Opera, Peter Gelb

122 quand l’art est vivant la vie autonome des œuvres, de Pierre Huyghe à Edith Dekyndt en passant par Julian Charrière

124 Le Canard enchaîné où va le journal satirique ? Entretien avec son rédac chef Louis-Marie Horeau

126 programmes Irak, dans les coulisses d’une guerre + journée “Peuples en danger” sur Arte

128 best-of profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 118

sélection des dernières semaines

130 carte blanche (et noire) dans l’objectif de Renaud Monfourny : Georg Baselitz

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski rédactrice en chef adjointe Géraldine Sarratia rédacteurs Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net rédacteur en chef adjoint Jean-Marie Durand collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, N. Barrome, A. Bellanger, R. Blondeau, D. Boggeri, J. Branco, M. Brésis, N. Carreau, B. Cerulli, Coco, D. Commeillas, A. Comte, M. Delcourt, A. Desforges, A. Gamelin, V. Glad, C. Goldszal, A. Guirkinger, N. Hidiro, O. Joyard, B. Juffin, C. Larrède, N. Lecoq, G. Lombart, P. Noisette, E. Perrin, A. Pfeiffer, E. Philippe, J. Provençal, T. Ribeton, M. Robin, A. Vicente, CG Watkins lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem projet web et mobile Sébastien Hochart lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Fabien Garel photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee, Agathe Hocquet photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Frédéric Aron, Delphine Duprat (stagiaire) conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 stagiaire Arnaud Turnani tél. 01 42 44 43 97 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 coordinateur Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07 Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistante Joséphine Hébert tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion presse Cassie Quintin tél. 01 42 44 16 68 marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Laura Debard tél. 01 42 44 16 62 contact agence A.M.E. Otto Borscha ([email protected]) et Terry Mattard ([email protected]) tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne Société Nouvelle ZI Saint-Lazare Chemin de la Cavée 02 430 Gauchy brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied, Frédérique Foucher administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés. ce numéro comporte un catalogue “Printemps” dans l’édition abonnés des départements 75, 78 et 92.

10 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 09 Sommaire.indd 10

23/09/13 15:17

GAB Pub.indd 1

23/09/13 09:22

Joel Saget/AFP

A Clichy-sous-Bois, unhom mage à Zyed Benna et BounaT raoré signé Muhittin Altun, seul rescapé du transformateur EDF

police partout, justice très tard 1. Ils s’appelaient Zyed Benna et Bouna Traoré. Ils sont morts le 27 octobre 2005, à Clichy-sousBois, brûlés vifs, électrocutés par une décharge de 20 000 volts. Le troisième, le survivant, celui dont la peau est restée collée à ses vêtements, s’appelle Muhittin Altun. Un Tunisien, un Mauritanien, un Kurde : trois jeunes Français du 9.3, issus de l’immigration comme on dit, aux noms difficiles à prononcer, comme ceux de L’Affiche rouge. Ils sont morts pour avoir prolongé une partie de foot un jeudi de ramadan, morts pour rien. C’était il y a huit ans, huit ans déjà, que cela passe vite huit ans… Depuis huit ans, leurs familles attendent qu’on leur explique ce qui s’est passé. Elles attendent le procès qui leur dira peut-être comment et pourquoi leurs enfants sont morts. Enfin. 2. En 2005, le ministre de l’Intérieur s’appelle Nicolas Sarkozy, l’homme du Kärcher. Il a porté la version officielle, reprise en boucle par la plupart des médias, le mensonge qui mettra le feu aux banlieues : de retour du foot, le petit groupe aurait rôdé autour d’une baraque de chantier, dans l’intention évidente de commettre un larcin ; repérés par un employé qui prévient la police, les jeunes auraient pris la fuite et se seraient stupidement réfugiés sur le site d’un transformateur EDF, alors que personne ne les poursuivait. Huit ans plus tard, au moins deux choses sont certaines : il n’y a jamais eu la moindre tentative de cambriolage et la BAC les a bel et bien poursuivis, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent coincés devant les hauts murs du site EDF. Totalement affolés, ils les ont escaladés. Pourquoi ont-ils fui le contrôle policier ? Parce

qu’ils étaient mineurs, sans leurs papiers (précieusement conservés chez eux, on ne les prend pas pour jouer au foot), et qu’un contrôle signifiait rater la rupture du jeûne, gâcher la fête, un séjour de quelques heures au commissariat et la colère des parents, contraints de venir les chercher. Ils n’avaient rien à se reprocher. Strictement rien. Ils avaient faim et soif, en cette fin de journée de ramadan, et ils étaient pressés de rentrer chez eux. Ils ont eu peur d’être en retard, peur d’être punis et encore plus peur de la police. La force de l’habitude, sans doute. 3. Les deux fonctionnaires de police, finalement renvoyés en correctionnelle par la cour d’appel de Rennes pour non-assistance à personne en danger, devront expliquer pourquoi la BAC n’a pensé qu’à encercler Zyed, Bouna et Muhittin au lieu d’essayer de les sauver, alors que les conversations radio tendent à démontrer que les policiers étaient parfaitement conscients du risque mortel. Quatre véhicules de police, onze fonctionnaires au total, pour cerner trois ados dans un générateur au terme d’une véritable course-poursuite. S’agissait-il de les interpeller coûte que coûte ? D’attendre qu’ils finissent par ressortir ? Personne n’a rien tenté pour les prévenir du danger ? Personne n’a prévenu EDF que trois mineurs allaient griller ? On aimerait comprendre. Au plus tôt, si les deux policiers ne se pourvoient pas en cassation, ou si ce pourvoi est refusé, l’audience aura lieu au printemps. La société française a besoin de ce procès. Pour savoir si Clichy-sous-Bois ne serait pas notre affaire Rodney King, somme toute, les mêmes causes ayant souvent les mêmes conséquences…

Frédéric Bonnaud 12 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 12 Edito.indd 12

23/09/13 14:28

GAB Pub.indd 1

20/09/13 14:55

debrief

faire des cookies grâce aux Inrocks La semaine dernière, il était question de renard argenté et d’araignée blonde, de trips et de clochards célestes, de rock et de roll. Relecture.

C

her journal, choc à la sortie de l’école où, en avance d’un bon quart d’heure, j’attends Romuald, un pain au lait et une briquette de jus de pomme à la main, entouré de mamans bien coiffées, de nounous lasses, de trottinettes chromées et en compagnie de mon seul ami : toi. “Soderbergh libère Michael Douglas”, annonces-tu en couverture. Putain Michael, merde ! C’est quoi ce rimmel, ce fard à paupières et ce rouge à lèvres ? Tu te lâches ? Tu ME lâches ? C’est l’édifice de ma vie de petit hétéro étriqué, de mari parfait et ennuyeux, mon “pari douglassien” qui s’effondre, là ! Moi qui croyais encore que l’aventure était au coin de la normalité. Que lorsqu’on n’est pas “particulièrement jeune”, pas “particulièrement beau ni grand, ni charismatique” (p. 48), il suffisait d’avoir une vie banale, puisque la “normalité stimule les fantasmes les plus hystériquement carnassiers”. J’étais certain qu’avec mon petit pain au lait et ma briquette de jus de pomme, j’allais bien finir par devenir “la proie d’une Glenn Close hors de ses gonds. (…) l’insecte captif d’une sublime araignée blonde” à la Sharon Stone et qu’une Demi Moore quelconque finirait bien par “happer (mon) pénis presque de force avant de (m’)enjoindre de toute son autorité hiérarchique de la pénétrer sur un échafaudage”. La force de l’aventure avec la bonne conscience de la victime : le paradis du “héros inadéquat (…), un peu plus veule, un peu moins beau que dans les rêves de midinette”. Du sur mesure. Et voilà que pour me libérer, il faudrait jeter la panoplie grise et sortir comme Liberace le maquillage et “la cape en renard argenté de cinq mètres à 300 000 dollars” ? (p. 51) Ça va jaser à la sortie de la récré ! “What an experience!” comme dirait la chanteuse Janelle Monáe (p. 81), “quel trip, quelle histoire, quelle aventure !” Sauf que pas du tout. On ne se réinvente pas, on suit sa route, et on attend Romuald. “La belle idée (…) selon laquelle il suffit de revivre sa vie, de repasser par les endroits où on a échoué autrefois pour la réparer”, ça n’existe que pour Catherine Deneuve, dans le film d’Emmanuelle Bercot (p. 70). On ne refait rien, ni le monde, ni sa vie. On en serait presque comme les personnage de Génération A, le roman de Douglas Coupland (p. 92), à se désoler : “La vie est-elle obligée de ressembler à ça ?” Heureusement, comme toujours mon cher Inrocks, tu as la réponse à mes angoisses. Ce n’est pas un hasard si Michael Douglas, “le mythe de l’Américain mâle moyen”, est aujourd’hui travesti et fardé. Qu’y a-t-il de moins subversif, de plus banal que la subversion ? De plus normal que la marge ? Philippe Djian le dit (p. 67) : “Aujourd’hui, tout le monde veut faire du rock, et n’importe qui en fait, alors ça ne veut plus rien dire.” Sex, drugs and rock’n’roll, c’est ça la parfaite panoplie du petit bourgeois. Les aventuriers, ce sont ces clochards célestes qui osent affirmer, comme Willis Earl Beal (p. 62), “Je ne veux pas mourir en martyr ou me faire péter le caisson à la manière de Kurt Cobain. Putain, non ! Je veux juste être heureux.” Ce soir, je mets mon tablier Vichy, je cuisine des cookies et merde au rock !

Alexandre Gamelin 14 les inrockuptibles oc up b es 25.09.2013 50 0 3

08 930 14 débrief.indd 14

23/09/13 15:20

GAB Pub.indd 1

23/09/13 09:21

une semaine bien remplie

Ai Weiwei

Daniel Darc sur la terre comme au ciel, Marseille capitale des écritures contemporaines avec Actoral, Reporters sans frontières et Ai Weiwei associés, les 20 ans de Sélest’art et la très attendue saison 3 d’Homeland.

résistant Ai Weiwei sans frontières Reporters sans frontières publie 100 photos de Ai Weiwei pour la liberté de la presse, un ouvrage fruit d’une collaboration de l’association avec l’artiste et dissident chinois. Au sommaire : les clichés les plus emblématiques du travail photographique du plasticien mais aussi une série exclusive documentant l’étendue du système de surveillance mis en place par l’Etat chinois… 132 pages, 9,90 €, disponible en librairie

contre-courant

jusqu’au 27 octobre à Sélestat, selest-art.fr

Scott King, A Balloon for Selestat, 2013

Biennale Sélest’art Des biennales, il y en a partout. Mais celle de Sélestat allie le charme de la province, le professionnalisme de ses intendants et une certaine expérience de la durée à contrecourant du turn-over de mise dans le champ de l’art contemporain. Cette année, elle fête ses 20 ans en allant chercher deux commissaires du Palais de Tokyo : Julien Fronsacq et Marc Bembekoff. Avec la vingtaine d’artistes qu’ils ont sélectionnés (de Jeremy Deller à Raphaël Zarka), ils revisitent le folklore et la mythologie de cette petite ville du Bas-Rhin.

16 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 16 Recommande.indd 16

23/09/13 15:20

scenic youth

The Pyre de Gisèle Vienne, photo Maarten Vanden Abeele

Actoral Un festival dédié aux écritures contemporaines ou, comme le dit poétiquement Rudy Ricciotti, “terre d’accueil des pensées fugitives, fief des mots librement beaux, territoire des vents d’esprit”, Actoral mêle théâtre, danse, poésie, lecture et film. Avec JeanChristophe Meurisse, Gisèle Vienne (photo), Dennis Cooper et Jonathan Capdevielle, Lina Saneh et Rabih Mroué, François Chaignaud, Motus ou Amir Reza Koohestani. Que du bon ! jusqu’au 13 octobre à Marseille, actoral.org

crève-cœur l’album posthume de Daniel Darc Le projet, dit-on, était largement avancé lorsque Daniel Darc a eu la mauvaise idée de disparaître en février dernier. Réalisé par Laurent Marimbert (déjà derrière La Taille de mon âme), Chapelle Sixteen sort donc aujourd’hui à titre posthume. Onze titres parmi les plus personnels et autobiographiques jamais écrits par l’ancien Taxi Girl, parés d’orchestrations souvent solennelles, alliant sobriété et élégance.

Julien Lachaussée

le 30 septembre dans les bacs

boum !

la rentrée d’Homeland Après le faux départ de la saison 3 début septembre (le premier épisode avait fuité sur le net), la vraie rentrée des classes pour la série choc de Showtime aura lieu le dimanche 29 septembre à la télévision américaine. Le final explosif – dans tous les sens du terme – de la précédente saison ayant brouillé les cartes, l’excitation est d’ores et déjà à son comble. à partir du 29 septembre le dimanche soir sur Showtime 25.09.2013 les inrockuptibles 17

08 930 16 Recommande.indd 17

23/09/13 15:20

“je suis dans la vérité” Une version augmentée de son dernier album, un bilan du clash avec Rohff et La Fouine, Guy Lux et A$AP Rocky, ses voisins à Miami, Booba dit tout.

O  

n voit des pubs partout pour ta marque Unkut. Quelle est la part du Booba entrepreneur et celle du Booba rappeur ? C’est du 50/50. Je peux travailler sur des sapes et en même temps recevoir des instrus, réfléchir à de futurs titres. Je n’aime pas déléguer donc j’essaye de superviser tous les business dans lesquels je me suis investi. Tu poses les dernières touches à la réédition de ton album ? Oui, j’ai bossé dessus cet été et il va bientôt sortir. C’est un peu comme les mixtapes Autopsie que je peux faire habituellement, mais sans invités. Je n’ai pas réussi à dénicher de nouveaux talents donc j’ai choisi de travailler à la réédition de mon album avec des inédits. Comme sur mes précédents albums, il y aura pas mal d’instrus de Therapy. C’est quoi la prochaine étape, un nouvel album ? Oui, il sortira fin 2014 ou début 2015. Ecrire un album en anglais ? J’y ai pensé mais c’est impossible. Je n’en suis pas capable. Discuter avec une meuf en boîte ou écrire une chanson, c’est pas la même chose. Jay Z, Kanye West, 2 Chainz, Earl Sweatshirt, Tyler, A$AP Rocky, Drake, Joey Bada$$ c’est plutôt une bonne année pour le rap, non ? Bof, je ne sais pas, je n’ai pas trop kiffé l’album de Kanye West. Je ne comprends pas sa musique sur cet album. Il est tout seul là-haut. Il faut qu’il arrête de faire

des albums à Paris, et croire qu’il a une plume parfaite comme Léonard de Vinci. Les derniers trucs que j’ai écouté, ce sont des musiques qui passent en boîte. J’ai hâte d’entendre le nouveau Dre. J’apprécie A$AP Rocky même s’il lui manque encore deux ou trois ingrédients pour être incontournable. Les clashs, c’est terminé ? Pour ma part, c’est terminé depuis longtemps. Depuis mon morceau T.L.T, j’ai tourné la page. La suite s’est réglée à mains nues. Une bonne bagarre à l’ancienne sur les parkings de Miami. Malheureusement pour La Fouine et ses potes, ça s’est mal terminé. Aujourd’hui, ils évacuent l’épisode. Il a de la chance,

il n’y avait pas de vidéo. Sur Instagram, j’ai juste posté une photo d’une basket pleine de sang. C’était juste après. Au début, on avait l’impression d’un clash bon enfant entre vous… Je n’ai jamais été dans cet esprit. Avec Rohff, ça fait quinze ans. Je sais qu’il me déteste et qu’il ne jure que par moi en même temps. Il faisait que des piques cachées donc il fallait bien que ça arrive. Mais l’autre mongol de La Fouine, alors lui, il est hors sujet. Il a voulu entrer dans le truc mais c’est du buzz empoisonné. Aujourd’hui, il est beaucoup moins tranquille. Avant, il avait son petit créneau, ses petites chansonnettes, il était pépère. Personne ne le faisait chier.

18 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 18 ITW.indd 18

23/09/13 14:42

“Kanye West, faut qu’il arrête de croire qu’il a une plume parfaite comme Léonard de Vinci” Il avait rien à faire dans cette histoire ? La Fouine croyait quoi ? Qu’il allait gagner ? Et me terrasser ? Je trouve ça stupide, il m’a vraiment sous-estimé. A mon avis, il a pris le melon et il s’est dit : “J’habite dans le même immeuble que lui, je vais l’enculer.” Il lui a poussé des couilles du jour au lendemain. Il se voyait déjà prendre mon appart et ramener sa boniche. On est où là ? Moi, même si j’aimais pas la musique de La Fouine, je le laissais tranquille. Dire du mal de quelqu’un délibérément, c’est bizarre. Ce que je déteste en plus, c’est sa lâcheté. C’est vraiment un clown, un menteur, un manipulateur. C’est clair que je ne fais pas de vidéos de vingt minutes où je balance des mensonges. Je suis dans la vérité. Avant ses vidéos, je l’avais chopé dans un parking. Il m’a juré qu’il me respectait, qu’il me connaissait depuis longtemps, que c’était pas contre moi. Il était à genoux. Après il se met devant la caméra et c’est un autre homme. Il est incroyable lui, c’est un sacré personnage. Ils en pensaient quoi les voisins ? Les voisins avaient un peu peur. La Banlieue Sale (le label de La Fouine – ndlr) à Miami, c’est de la petite délinquance dans un building de haut standing. Les gens n’ont pas trop compris. En plus, c’était à deux reprises car il y a eu la bagarre dans la salle de musculation puis le lendemain devant l’immeuble. Les Américains hallucinaient de voir deux rappeurs français s’affronter, Il habite encore dans le même immeuble que toi ? J’en sais rien. Il a mis sa voiture en location et je ne le vois plus trop. Musicalement, ce clash était-il intéressant selon toi ? Oui, je pense. Quand je fais mes titres A. C. Milan ou T.L.T en concert, c’est un succès. Ces clashs m’ont motivé. C’est comme avant un combat de boxe, le trash talking, c’est galvanisant. La Fouine et Rohff m’ont mis la haine. J’étais en mode Dragon Ball, ils m’ont transformé en super guerrier. C’était irréel de voir débarquer La Fouine dans mon immeuble, et en plus il me parle mal. Je ne sais pas si tu connais la série X-Or, quand le ciel devient gris et qu’on passe dans la quatrième dimension. Eh ben, c’est comparable. Tu es content d’avoir installé l’expression “bah bravo morray” ?

(Rires) C’était pas voulu. Elle était bien placée. Les gens ont apprécié. J’écris comme je parle. Quand je doute, des mots me viennent en tête. Akhenaton cherche de beaux mots, de belles formules, des trucs littéraires. Moi, mon truc, ça n’a jamais été l’école, je puise dans le quotidien. Lorsqu’il y a un blanc, j’ajoute un “easy”. Faut que ça sonne. Je raisonne plus en termes de musicalité et de sens des mots. La baston à Liège, tu aurais pu t’en passer ? J’assume, mais j’aurais dû tracer. D’habitude, je vais vers le mec et il ferme sa gueule. Là, il a continué à parler. Tu es sûr d’avoir tapé le bon ? Ben, oui, mais bon, au pire, c’est l’intention qui compte. (rires) Après des années d’attente, Rohff vient enfin de sortir son nouvel album. A un moment, tu ne t’es pas dit que tu allais mourir sans jamais l’écouter ? Non, je savais qu’il allait le sortir et je savais que ça allait être pourri. C’est d’autant plus nul qu’il a mis trois piges à le préparer. Je pense qu’il avait plein de morceaux en stock mais le niveau en face était trop haut et il n’avait pas confiance en lui. Je dis ça parce que la plupart de ses titres reposent sur des musiques actuelles. Il a dû mettre plein de titres à la poubelle pour recommencer. Le Padre du rap game, c’est un bon titre d’album ? C’est honteux d’appeler son album comme ça. Tu regardes la télé ? Non. Quand je rentre chez moi, même si je me fais chier comme un rat mort, je n’allume pas la télé. Parce que je ne veux pas tomber sur un Confessions intimes qui peut faire empirer mon état. (rires) Tu trouves ça nul la télé en France ? Ce sont toujours les mêmes têtes : Patrick Sébastien ou Arthur. Guy Lux serait encore vie, qu’il aurait encore son émission sur Intervilles. Je trouve que c’est antiprogrès, antijeunes. Tu préfères le web ? Juste Instagram parce que c’est artistique, ce sont des photos. Je suis pudique. Quand je lis qu’un mec tweete qu’il a pris un Coca Zero, je me dis que je m’en bats les couilles, donc j’ai pas envie d’infliger la même chose aux gens. propos recueillis par David Doucet et Pierre Siankowski photo David Balicki pour Les Inrockuptibles 25.09.2013 les inrockuptibles 19

08 930 18 ITW.indd 19

23/09/13 14:42

Cash Investigation/Premières lignes télévision

cette pollution qui carbure au diesel Depuis plus d’un an, les gaz d’échappement des moteurs diesel sont classés parmi les produits cancérigènes. Le parc automobile français est pourtant composé aux deux tiers de véhicules au gasoil. Enquête, en partenariat avec l’émission Cash Investigation.

J

uin 2012, point de départ de notre enquête : le Centre international de recherche contre le cancer – un organisme dépendant de l’Organisation mondiale de la santé – classe les gaz d’échappement des moteurs diesel, qui carburent au gasoil, parmi les produits cancérigènes certains pour l’homme. Les conclusions de l’évaluation, émises par les meilleurs spécialistes au monde, ne font que confirmer ce que les scientifiques savaient depuis des décennies : le gasoil tue. En dépit d’alertes sanitaires très précoces, à l’étranger comme en France, le parc automobile français est aujourd’hui composé aux deux tiers de véhicules diesel. Un des plus “dieselisés” au monde. Le résultat d’une logique à sens unique. Un cas d’école en matière de politique industrielle, économique, fiscale et environnementale. Une histoire bien française. Ce moteur diesel, c’est la panacée pour un ingénieur : à volume égal,

20 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 20-23 ENQ Cash.indd 20

23/09/13 14:45

la maréchaussée n’a pas les moyens de débusquer les fraudeurs du pot d’échappement

Particules en suspension, dioxyde d’azote… Le diesel : une passion bien française

le “moteur à huile lourde” développé par Rudolf Diesel produit plus d’énergie qu’un moteur à essence. Raison pour laquelle il intéresse tous ceux qui souhaitent faire avancer des véhicules de la manière la plus économique possible. Dans la première moitié du XXe siècle, on le retrouve très vite partout, cheval de trait moderne : dans les navires, les locomotives, les camions, les sousmarins… Mais il n’était pas prévu de le coller sous les capots de la voiture de M. Tout-le-Monde : il fume, il pue et reste très poussif. Bref, pendant longtemps il a une très mauvaise image. Mais grâce à une fiscalité du gasoil très favorable par rapport à l’essence, le diesel séduit quand même. La petite niche fiscale du gasoil, destinée aux agriculteurs, aux taxis, aux routiers, a attiré un nombre croissant de particuliers. Je pue du pot, certes, mais à la pompe, c’est moins douloureux. Le résultat de ce cadeau fiscal : les ventes de voitures diesel ont explosé. En 1983, il y avait à peine plus d’un million

de moteurs diesel sur nos routes. Trente ans plus tard, il y en a vingt fois plus. Les conséquences sanitaires de cette histoire d’amour entre les Français et le diesel, il suffit de traîner le long des rocades pour les constater. En passant quelques heures avec la famille Rezki, par exemple. Leur logement social à Paris, ils en rêvaient depuis longtemps. Aussi, quand ils emménagent dans un deux pièces-cuisine en 2009, Farida et Benaouda Rezki se disent qu’ils ont de la chance, vu les listes d’attente. Quatre ans plus tard, leur obsession, c’est de quitter les lieux, au plus vite : depuis leur immeuble, ils ont une vue imprenable sur le périphérique et sur la bretelle autoroutière de la porte de Bagnolet. Chez eux, la pollution, on l’entend et on la voit. Une poussière noire et grasse, qui s’infiltre à longueur d’année. Bien plus qu’une nuisance visuelle, un danger sanitaire pour eux, et surtout pour leurs trois enfants. A 8 ans, l’aînée, Shaineze, souffre d’asthme sévère. La benjamine, Iliana, est elle aussi abonnée au nébulisateur alors qu’elle a tout juste 6 mois. Les parents s’inquiètent aussi pour leur garçon de 3 ans, Mohammed, avec ses bronchites à répétition. Ce n’est pas en allant à l’école que Shaineze change d’air. Sa classe appartient au groupe scolaire Le Vau, lui aussi installé au bord du périphérique. Comme dit son père : “Ça ne change rien pour Shaineze, l’école ou l’appartement, c’est pareil.” A force d’écumer les services d’urgence et le Centre de l’asthme de l’hôpital Trousseau, Farida et Benaouda ont compris que le seul remède serait de déménager 1. Leur logement est empoisonné, et ils en ont la preuve. Grâce au Laboratoire d’hygiène de la Ville de Paris qui a posé des capteurs dans leur appartement. Résultat : un taux de particules fines aussi élevé dans leur salon que dans les rues les plus fréquentées de la capitale. Les particules fines, ces poussières microscopiques très nocives, pointées du doigt dès qu’on parle des effets sanitaires de la pollution atmosphérique. 25.09.2013 les inrockuptibles 21

08 930 20-23 ENQ Cash.indd 21

23/09/13 14:45

Cash Investigation/Premières lignes télévision

Cash Investigation/Premières lignes télévision

Test respiratoire pour Shaineze, très exposée aux particules fines. Ci-dessous, des capteurs de pollution à Paris (XIVe)

En ville, selon Airparif, la moitié de la pollution aux particules provient de la combustion des moteurs automobiles. Ce sont les moteurs diesel, et de loin, qui en recrachent le plus. Le classement des gaz d’échappement des moteurs diesel, parmi les produits cancérigènes certains pour l’homme, par le Centre international de recherches contre le cancer a eu l’effet d’un coup de tonnerre chez les constructeurs en juin 2012. Des années qu’ils clamaient que le diesel était devenu propre et tout est à refaire. On reparle d’interdire le diesel dans les villes et surtout de mettre un terme au cadeau fiscal dans les stations-service. En septembre 2012 au Salon de l’auto, l’argumentaire de la contre-attaque est rodé. Le diesel cancérigène, c’est du passé. Sur le stand de Citroën, un responsable des ventes nous annonce que désormais, “l’air qui sort du pot d’échappement de la voiture est plus propre que celui que vous respirez dans votre salon”. L’arme fatale qui permet ce miracle s’appelle le filtre à particules.

Une merveille technologique inventée chez Peugeot, qui piège les sales poussières à la sortie du moteur. Grâce au filtre, promis juré, la pollution aux particules c’est fini. Mais, attention ! Le filtre à particules n’est obligatoire en France que depuis 2011. Ce qui veut dire qu’à ce jour, à peine plus de 15 % des voitures diesel en sont équipées. Sans compter qu’à l’usage, le filtre n’est pas un modèle d’infaillibilité. Surtout en ville, où il aurait tendance à se boucher. Et là, c’est un peu la patate dans le pot d’échappement : votre voiture s’étouffe. Passage obligé chez le garagiste, et facture bien salée à la clé pour remplacer le filtre à particules. En moyenne, la facture tourne autour de 1 200 euros. Dans les publicités, ça, on ne l’entend jamais. Ce que notre enquête a mis au jour, c’est toute une filière parallèle de garagistes qui proposent tout simplement d’enlever le filtre. Pour eux, le filtre à particules, c’est “le filtre à puissance, le filtre à problème, le filtre à pognon…” Leur business est florissant. Selon l’un d’eux : “C’est devenu commun.

On en a quatre ou cinq par semaine minimum. On a été sollicités de plus en plus. Filtres à particules, filtres à particules… Et il n’y a pas de marques qui y échappent.” Ni vu ni connu, pour 700 euros, ils règlent définitivement le problème. C’est strictement interdit, mais les petits malins qui s’amusent à cela ne risquent pas grand-chose. Selon les policiers de la brigade anti-pollution de Paris, la maréchaussée n’a pas les moyens de débusquer les fraudeurs du pot d’échappement. Les contrôles techniques non plus. Autre fruit de la passion des Français pour le diesel, un gaz toxique dont on n’entend guère parler : le dioxyde d’azote. Tenez-vous bien, les nouveaux diesels dont nos constructeurs sont si fiers en recrachent plus que les anciens ! La faute à qui ? Au fameux filtre, pardi ! En brûlant ses particules, le filtre produit du dioxyde d’azote. Trois à cinq fois plus qu’un moteur essence. C’est sans doute pour ça qu’aucune ville française ne respecte les seuils limites pour ce polluant. Il suffit d’ailleurs de se promener en voiture avec des capteurs pour mesurer l’overdose. Alors que la norme recommandée par l’OMS est de 200 microgrammes par mètre cube et par heure, nos mesures montrent qu’en plein trafic, en ville, on dépasse bien souvent les 500 microgrammes, voire les 1 000 dans les tunnels, compteur bloqué ! Les ingénieurs ont conçu des dispositifs pour piéger ce gaz à la sortie du pot. PSA a accepté nos caméras dans son centre d’essai de Poissy 2. Pour nous montrer que “les oxydes d’azote, ils les travaillent”. Prudents, nous sommes venus avec notre propre capteur, histoire de comparer. Les taux de dioxyde d’azote affichés sur leurs ordinateurs se sont révélés bien plus bas que ceux relevés sur notre appareil. Après avoir mis en doute nos relevés, puis être allé refaire ses calculs avec ses ingénieurs, Pierre Macaudière, le spécialiste pollution est venu reconnaître, face caméra, que “nos chiffres collaient”. Si nos constructeurs ont massivement parié sur le diesel, c’est parce qu’ils ont toujours pu compter sur le soutien de l’Etat. Au mépris des enjeux de santé publique. Le diesel mauvais pour la santé, c’est tout sauf un scoop : les publications scientifiques sur le sujet se comptent par dizaines. En 1983 déjà, le rapport Roussel estimait qu’il n’était “pas souhaitable” de laisser le parc diesel

22 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 20-23 ENQ Cash.indd 22

23/09/13 14:45

augmenter. En 1996, la Société française de santé publique demande aux autorités de renoncer à favoriser fiscalement le gasoil. En vain. La même année, un rapport rédigé à la demande du gouvernement Juppé par un haut fonctionnaire, Yves Martin, recommande également au gouvernement d’en finir avec l’avantage fiscal. Dans ce document, les motivations ne sont pas simplement sanitaires. Elles sont aussi économiques. D’abord, le cadeau fiscal coûte une fortune à l’Etat. A l’époque 6 milliards d’euros, aujourd’hui 11 milliards. Pire, nos constructeurs se sont spécialisés dans le diesel, au risque de se retrouver dans une impasse “en cas de retournement du marché”. Mais le brûlot ne sera jamais rendu public, et ses conclusions resteront évidemment lettre morte. Quelle que soit la majorité, l’exécutif a toujours prêté une oreille attentive aux doléances des constructeurs nationaux. Les élus chargés de voter les lois de finances

08 930 20-23 ENQ Cash.indd 23

à Paris, la moitié de la pollution aux particules vient de la combustion des moteurs automobiles n’étaient pas en reste. A l’instar du sénateur Alain Lambert, qui déclarait dans Le Point qu’après avoir rencontré Jacques Calvet, alors pdg de PSA, il avouait être “capable de comprendre qu’il faille laisser du temps à Peugeot pour amortir ses investissements dans le secteur du diesel. Je ne suis pas opposé à la création d’un calendrier pour étaler la hausse des taxes sur le gasoil.” PSA, mais aussi Renault ont misé très gros sur le diesel. Pas question de les mettre en danger. Augmenter le diesel, forcément, cela n’est pas très populaire. Onze années plus tard, à la faveur du

Grenelle de l’environnement et du bonus écologique, basé sur les émissions de dioxyde de carbone, les petites citadines diesel connaissent des ventes record. Mais il n’y a pas grand monde pour s’émouvoir des mauvaises performances de ces voitures en matière de pollution. Notamment au dioxyde d’azote. Depuis 2008, la crise est passée par là, les constructeurs souffrent, à commencer par PSA. Il est très malaisé pour le gouvernement d’en rajouter en tirant sur le diesel. Le mois passé, la part du gazole dans la consommation française de carburants a été de 79,1 %. Cela fait beaucoup de Français très susceptibles sur le sujet… Edward Perrin Edward Perrin a réalisé le documentaire Diesel : la dangereuse exception française, produit par Premières Lignes, à voir le 25 septembre, 22 h 35, sur France 2, dans l’émission Cash Investigation 1. La famille Rezki, depuis le tournage, a déménagé un peu plus loin du périphérique 2. Renault nous a fait savoir que la marque ne souhaitait pas s’exprimer sur le diesel.

23/09/13 14:45

Vue Google Earth de l’usine d’enrichissement d’uranium de Fordo, le 20 septembre 2013

Iranium enrichi L’Iran s’est dit prêt à renoncer à la bombe contre une levée des sanctions occidentales. Et si la force de frappe nucléaire du régime de Téhéran ne représentait aucun danger ?



es lignes commencent à bouger. La semaine dernière, Der Spiegel rapportait que l’Iran serait prêt à démanteler l’usine d’enrichissement d’uranium de Fordo en échange d’une levée des sanctions occidentales. Un scoop ! Fordo est la perle des installations nucléaires du pays. Opérationnelle depuis 2011, elle concentre la crème des centrifugeuses pour enrichir l’uranium et la fine fleur des ingénieurs du pays. Pourquoi diable l’Iran fermeraitil ce bijou de technologie ? D’abord pour donner des gages de sérieux aux Occidentaux. Fordo, c’est du lourd. Ensuite, parce que Téhéran n’en a probablement plus besoin. La république islamique a déjà enrichi assez d’uranium pour remplir une petite dizaine de charges nucléaires. En clair, elle a déjà la bombe. Ou du moins, la capacité de la produire. Or, la nuance est cruciale. Sans doute les plus pragmatiques au sein du régime sont-ils convaincus que si posséder une bombe prête à l’emploi est inacceptable pour les Etats-Unis, s’arrêter juste avant est négociable. Après tout, d’autres pays – le Japon, la Corée du Sud, le Brésil ou l’Afrique du Sud – se sont arrêtés “juste avant” tout en conservant les capacités techniques d’assembler une bombe rapidement… au cas où. Et ce, avec la bénédiction des grandes puissances. Le deal ? les Iraniens ne produisent pas de bombes et les sanctions sont levées. Mais si ce deal est envisagé à Téhéran, c’est parce que les sanctions économiques sont redoutablement efficaces. Pour l’Iran, les principales sources de revenus à l’exportation sont le pétrole… et les pistaches. L’embargo sur ces deux produits, couplé à un isolement financier total, a affaibli le régime des mollahs. Or, tous les pouvoirs, et surtout les moins légitimes, ne sont intéressés que par une chose : leur propre survie. Mais mettons que je me trompe et que cette annonce soit une mesure dilatoire de plus pour gagner du temps,

lorsqu’on a la bombe, on est “perché”, comme à “chat perché”, c’est-à-dire intouchable

fabriquer cette fameuse bombe et la tester. Serait-ce si grave ? Je pense que non. Reprenons : depuis Hiroshima et Nagasaki, la bombe atomique est la seule arme au monde que l’on fabrique pour ne surtout pas l’utiliser. Alors pourquoi diable dépenser tant d’énergie et d’argent pour la posséder ? Parce que lorsqu’on l’a, on est “perché”, comme à chat perché, c’est-à-dire intouchable militairement. C’est énorme pour un régime que tout le monde, dans la région et en Occident, s’efforce d’abattre depuis son installation en 1979. Ensuite, les pays qui ont la bombe sont-ils plus dangereux ? Non. L’histoire montre qu’ils deviennent plus raisonnables et moins belliqueux. Plus conscients de leur responsabilité globale. Avant d’avoir la bombe, la Chine a mené plusieurs guerres dont la dernière avec l’Inde en 1962. Depuis 1964 et son premier essai nucléaire, plus rien. Depuis que l’Inde et le Pakistan ont la bombe, “l’équilibre de la terreur” fonctionne. Les deux ennemis jurés ont même signé un traité en 1991 pour se promettre de ne pas toucher à leurs installations nucléaires respectives. Israël, enfin, disposerait de la bombe depuis la fin des années 60. L’a-t-elle utilisée lors de la guerre des Six Jours en 1967 ? Non. Et en 1973 lors de la guerre du Kippour ? Pas plus. J’entends d’ici les remarques : Israël est un pays démocratique et raisonnable, pas le régime iranien (ni le nord-coréen, bien sûr). C’est faux, il n’y a pas plus rationnel que les ayatollahs – ou les Nord-Coréens – quand il y va de leur survie. Depuis la fin de la guerre avec l’Irak en 1988, ont-ils bloqué le détroit d’Ormuz par lequel transite 30 % du pétrole mondial ? Non. Menacer, oui, le faire, jamais. Pourtant rien de plus simple : une torpille et on n’en parle plus ! Ont-ils une seule fois renoncé à s’asseoir à la table des négociations ? Les Iraniens sont des négociateurs hors pair, retors et subtils. Et un de leurs meilleurs diplomates, Hassan Rohani, vient d’accéder à la présidence. Profitons-en donc, alors que les conditions semblent idéalement réunies, pour tricoter ce qui arrangerait tout le monde : un accord subtil et retors avec le très rationnel régime des mollahs… qu’ils aient ou non la bombe… Anthony Bellanger

24 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 24 Monde.indd 24

23/09/13 14:30

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:12

GTA V

“tu trouves pas que je ressemble un peu à Léa Seydoux ?”

“je me déguise en Jean Roucas pour Halloween”

“black is the new black”

Britney Spears

Josh Homme vs Jay Z

Connan Mockasin

retour de hype

Emmanuel Kant

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

l’équipe de France de basket

Noah

les amandes

“à cause de l’été indien, j’ai perpétuellement Joe Dassin dans la tête”

les gens debout dans les émissions de télé

les notes de frais de Jérôme Cahuzac

tout plaquer

Connan Mockasin sortira son Caramel le 4 novembre. Noah Présenté au Festival de Toronto, ce court métrage montre la vie d’un adolescent via son écran d’ordinateur et obtient un succès fulgurant sur ces mêmes écrans. Emmanuel Kant aurait été l’objet d’une dispute entre

deux Russes qui, essayant de déterminer qui des deux était le plus grand admirateur du philosophe, ont fini par se tirer dessus. “A cause de l’été indien, j’ai perpétuellement Joe Dassin dans la tête” Toute la vie sera pareille à ce matiiiin… Les gens debout dans les émissions de télé Pourquoi ? D. L.

tweetstat Pour la promo de son single Applause, Lady Gaga se laisse aller à quelques réflexions existentielles... Lady Gaga Suivre

@ladygaga

Entertainment makes people happy, I the ‘Applause,’ to know I’ve spread to hear you cheer, to just be a part o 8:48 AM - 18 Sept, 13

Répondre

“L’entertainment rend les gens heureux. Je vis pour les “appplaudissements”, pour savoir que je peux provoquer ça. Je vis pour vous entendre applaudir, pour faire partie de ça.”

50 %

Cindy Sander “Rien n’est plus fort qu’être en scène/Petite chenille j’rêvais déjà.”

Retweeter

49 % Staline

Pour le côté petite mère des peuples Favori

1 % Guy Debord

Parce que “l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir…”

26 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 26 Courbe.indd 26

23/09/13 15:13

Facebook de doléances Sur la fan-page du “bijoutier de Nice”, on manifeste sa solidarité, on s’inquiète de l’insécurité, on prend la pose. Et, comme toujours sur le réseau, on parle de soi.

1

le bijoutier et ses fans Il est des faits divers plus glauques que d’autres. Il en est aussi de plus ou moins récupérés. Nul doute que celui concernant le “bijoutier de Nice” fera date en la matière. Non pas pour les faits eux-mêmes, mais bien pour l’élan populaire qu’ils auront provoqué. Les uns soutiennent le bijoutier – et certains le font avec virulence –, les autres ne comprennent pas très bien ce tsunami de “likes” sur Facebook. Le réseau étant devenu, on ne sait trop comment, le porte-voix officiel du bon peuple de France.

3

likes to move it

1 3 2

2

une page qui ne fait que son travail “Soutenons ce bijoutier qui ne faisait que son travail” : voilà la phrase d’accroche de la “fan-page” en question qui, en quelques heures, a réuni des centaines de milliers de personnes – tant et si bien que certains dénoncent un gonflement artificiel du nombre de soutiens. Plus étonnant que ces chiffres pourtant, cette phrase censée fédérer la “communauté” laisse entendre, de par sa construction malheureuse, qu’un bijoutier abattant un de ses braqueurs d’une balle dans le dos ne ferait là “que son travail”. Le signe d’un profond malaise d’une partie de la population pour qui le sentiment d’insécurité se double d’une impression d’être abandonné par les institutions. Des gens qui, en caleçon dans leur salon, cliquent sur leur souris et semblent se vivre en véritables résistants.

Tandis que l’opposition récupère le fait divers pour contester la “loi Taubira” et que l’autre camp répond parfois avec la même virulence et le même manque de recul, la véritable nouveauté se situe au niveau de “la base”. Et donc de ce fameux groupe Facebook où certains “fans” n’hésitent pas à payer de leur personne. Ainsi trouve-t-on, dans le formidable et fascinant dépotoir d’images que constitue la galerie photo du groupe, des clichés personnels postés par certains membres pour marquer leur engagement. Un couple de seniors au camping (?), un moustachu devant son minifrigo (??) ou une jeune femme portant son chat sur la tête (et ayant ajouté sur son cliché un singulier “NOUS AUSSI ON SOUTIENT LE BIJOUTIER !!! CECI EST UN LIIIKKKKE !!!!”) s’affichent donc de manière un peu absurde sous nos yeux ébahis. Drôle d’époque. Diane Lisarelli

25.09.2013 les inrockuptibles 27

08 930 27 Loupe.indd 27

19/09/13 17:26

histoire 2

il faut sauver miss America Le sacre de Nina Davuluri, d’origine indienne, élue miss America 2014, a été terni par de nombreux tweets racistes. Choqués, des internautes ont multiplié les initiatives pour stigmatiser ces réactions haineuses et relancer le débat sur la diversité aux Etats-Unis.

The Miss America Organization

P

Nina Davuluri, la lauréate 2014

eu importe ce que disent les haineux, elle est notre miss America.” C’est le message diffusé sur YouTube par des étudiants de l’université de Duke, abondamment relayé sur les réseaux sociaux grâce au mot-clé #StandWithNina. Les soutiens à la nouvelle miss America se sont multipliés en réaction aux attaques dont la jeune femme a été la cible. Des commentaires violents et stupides que le Tumblr PublicShaming a choisi de pointer du doigt plutôt que d’oublier. Matt Binder, le créateur du site, a mis en ligne des captures d’écran des tweets les plus honteux – noms des auteurs inclus. De “Comment une étrangère peutelle gagner miss America ? C’est une Arabe !” à “Sors d’ici, tu ressembles à une terroriste” en passant par “Félicitations Al-Qaeda, notre miss Amérique est l’une d’entre vous”, ou encore “C’est une gifle pour les victimes du 11 Septembre”, la compilation fait froid dans le dos. Matt Binder commente ironiquement : “Mais où cette femme étrangère, ‘non-américaine’, est-elle donc née ? (…) Oh, elle est née dans cette lointaine contrée appelée Syracuse, New York.” Dans une vidéo hilarante, Nicola Foti, alias “Soundlyawake”, parodie l’Américain “pure souche” perturbé par les origines de la jeune femme. Peu à peu, sa réflexion l’amène à réaliser que tous les Américains ont une ascendance “étrangère” : le gouverneur du New Jersey, le président Obama,

28 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 28 Histoire 2.indd 28

19/09/13 17:51

08 930 28 Histoire 2.indd 29

histoire 1

En 1984, Vanessa Lynn Williams est la première miss America afro-américaine

“sors d’ici, tu ressembles à une terroriste” lu sur Twitter

par Kishwer Vikaas, éditrice du blog The Aerogram, qui ajoute : “J’imagine que plus d’une petite fille américaine, originaire de l’Asie du sud, a été à l’école ce matin avec la tête un peu plus haute. Car même si les concours de beauté me frustrent en tant que féministe, je me souviens de mon envie d’être acceptée et de me sentir belle dans ma peau sombre.”

The Miss America Organization

et, comble du comble, “la reine des actrices américaines” en personne : Meryl Streep ! Il conclut : “Je suppose que pour être américain, il faut juste être né ici, en fait. être un citoyen. Alors : félicitations, Nina.” Autre réaction, celle de Lilly Singh, alias “Superwoman”, une jeune Canadienne très populaire sur YouTube. Dans une vidéo vue plusieurs centaines de milliers de fois, elle lit les tweets incriminés en éternuant, simulant une crise allergique devant “tant d’ignorance”. Oscillant entre la colère et l’humour, elle commente : “Est-ce qu’il vous arrive d’avoir une seule pensée rationnelle ? Tous les Américains, quelle que soit leur couleur de peau, ont été affectés par le 11 Septembre, crétins.” Elle finit par porter un toast à tous ceux qui ont soutenu Nina sur Twitter. Et ils sont des milliers, comme le rappelle l’écrivaine Anna John dans une tribune publiée sur le site de la radio publique américaine NPR. Selon elle, les tweets les plus agressifs ont d’ailleurs été supprimés grâce à la contre-attaque des internautes choqués. Elle explique : “La plupart des gens n’aiment pas être montrés du doigt : c’est ce qui s’est passé lorsque les pires tweets ont été retweetés pour exposer ceux qui faisaient étalage de leur ignorance.” Le site The Atlantic Wire leur propose une petite leçon de géographie et de démographie. Carte à l’appui, le site rappelle que l’Inde n’est pas un pays arabe et que 49,9 % des enfants américains de moins de 5 ans ne sont pas blancs. “La victoire de Nina Davuluri force l’Amérique à s’interroger sur ce que veut dire être américain”, analyse la journaliste Ruchika Tulshyan dans un édito publié sur Forbes.com. “Davuluri est née et a été éduquée aux Etats-Unis. Son héritage culturel indien constitue une part importante de son identité, mais elle est avant tout américaine. Dans une nation d’immigrants, construite sur une terre d’opportunités, elle incarne le rêve américain, celui d’une société méritocratique.” Des propos appuyés

Le 15 septembre, Nina Davuluri – miss New York – a été élue miss America 2014. Sa dauphine, Crystal Lee – miss Californie – est, elle aussi, d’origine asiatique. Arrivée troisième, Kelsey Griswold – miss Oklahoma – était considérée comme la grande favorite. Enfin, beaucoup d’internautes ont soutenu miss Kansas, Theresa Vail, qui présentait le double avantage d’être sergent de l’US Army et blonde. Todd Starnes, éditorialiste de Fox News, a ainsi résumé le sentiment de nombre d’internautes : “Les juges libertaires de miss America refuseront de l’admettre, mais miss Kansas a perdu parce qu’elle représentait vraiment les valeurs de l’Amérique.” Quant à miss America, elle a réagi sur Associated Press en assurant être “contente que des enfants qui regardent le show à la télévision puissent enfin voir un nouveau genre de miss America”.

De nombreux internautes rappellent enfin qu’il y a tout juste trente ans, en 1984, Vanessa Lynn Williams fut la première femme noire élue miss America. A l’époque déjà, la reine de beauté avait reçu des lettres racistes. “Depuis, sept autres femmes afro-américaines ont gagné un concours qui à ses origines exigeait que les concurrentes soient en bonne santé et de race blanche”, souligne Anna John. L’affaire Nina braque une nouvelle fois les projecteurs sur cette frange de la vieille Amérique, repliée sur elle-même, qui ne veut pas voir les nouveaux venus prendre une place sur la “photo de famille”. Alexandre Comte

19/09/13 17:51

en chiffres

Charlotte Schousboe/France 2

6,9 % Soit 943 000 téléspectateurs à l’audience de la première, lundi 16 septembre. Un peu moins que les best-of d’On ne demande qu’à en rire diffusés la semaine précédente.

les malheurs de Sophia Un début cata et un échec collectif, l’émission de Sophia Aram sur France 2, Jusqu’ici tout va bien, porte mal son nom.

le sujet Jusqu’ici tout va bien est l’histoire d’un naufrage annoncé. Comme si le Costa Concordia avait commencé sa croisière par échouer sur cette île italienne, et que le seul enjeu du voyage était de le redresser pour l’envoyer à la casse. France 2 a annoncé il y a plusieurs mois vouloir dynamiser son access prime time avec – comme tout le monde – un talkshow. Plusieurs boîtes de production ont tourné un pilote sans animateur, ce qui déjà semblait bizarre. Là débute le naufrage... Quatre mois avant le lancement. Le Tout-Paris refuse l’émission : Laurent Ruquier, Stéphane Bern, Frédéric Lopez, Marie Drucker, Flavie Flament, Daphné Roulier, Nathalie Iannetta, Ariane Massenet et AnneElisabeth Lemoine. Sophia Aram finit par accepter dans le scepticisme général. Le jour du lancement, elle déclare dans la presse : “Je n’ai pas de concept.” En rock, les albums maudits deviennent souvent cultes. En télé, une émission maudite ne passe pas l’hiver.

le souci Avant la cruelle étude quanti du lendemain matin (les audiences), il y a encore plus cruel : l’étude quali en direct (Twitter). Dans ce contexte médiatique, mieux vaut ne pas rater sa première. Sophia Aram, abandonnée à son sort sur un plateau trop grand pour elle, avec une invitée qui ne jouait pas le jeu (Carole Bouquet) et des chroniqueurs terrorisés, s’est retrouvée dans la peau du seul lapin face à une armée de chasseurs. Ce micro-

trottoir nouvelle génération fait les gros titres de la presse : “Sophia Aram fait l’unanimité contre elle sur Twitter” pour le Huff Post, “Sophia Aram : un naufrage en direct” pour Le Nouvel Obs. Pour une première, il y a plus réconfortant. Le lendemain, Elie Semoun, invité sur le plateau, veut en blaguer mais ne fait que renforcer le malaise : “S’il vous plaît [les internautes], dites un truc gentil, que Sophia est jolie, que c’est sa deuxième, qu’il faut être gentil avec elle, qu’il faut l’aider.” Avec Twitter, les amateurs ont pris le pouvoir. Et ne tolèrent pas l’amateurisme dans leur poste.

le symptôme Sophia Aram n’a pas grand-chose à se reprocher, sinon d’avoir accepté cette émission. L’échec est d’abord celui de la production, reflet du manque criant d’inventivité de la télévision française. Quand les chaînes n’ont pas d’idées pour un nouveau talk-show, elles annoncent qu’elles vont passer l’actu à la moulinette de l’humour. “Ce sera une émission souriante où on tord l’actualité”, annonçait Philippe Vilamitjana, le directeur des programmes de France 2, soit une très bonne définition de l’absence de concept. Pourtant, France 2 savait que ça ne marche pas. L’année dernière, la chaîne avait lancé une hebdo présentée par Bruce Toussaint avec cette promesse : “Une émission d’humour et de dérision où le journaliste revisitera l’actualité avec une bande de personnalités.” Avant de la supprimer quelques mois plus tard, faute d’audience. Vincent Glad

3 676

Le nombre de tweets parlant de l’émission lors de la première. Et quasi aucun de positif. Encore plus dur à vivre qu’une mauvaise courbe d’audience.

-35 %

La chute d’audience entre la première et la deuxième. Malgré une nette amélioration de l’émission, avec une Sophia Aram plus à l’aise, les téléspectateurs n’ont pas suivi.

20 Le nombre d’émissions de la quotidienne Roumanoff et les garçons programmées l’année dernière avant le journal de 20 h. Avec 5 % d’audience, France 2 avait préféré arrêter les frais.

30 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 30 Demontage.indd 30

19/09/13 17:21

GAB Pub.indd 1

18/09/13 15:08

un espoir en marche Financés par l’Europe, des scientifiques travaillent sur le projet Mindwalker, un exosquelette mû par la pensée, capable de rendre l’usage de leurs jambes à ceux qui l’ont perdu.

D

epuis l’homo erectus, chaque homme, après une première année d’observation étonnée du monde dans lequel il a atterri, expérimente un étrange concept : la marche. La jambe droite d’abord, puis la jambe gauche (ou l’inverse), puis de nouveau. Et encore une fois, et ainsi de suite : le voilà bipède. C’est ce qui va lui permettre d’évoluer avec une certaine classe dans la société, les épaules légèrement en arrière et le menton parallèle au sol. Ou un peu voûté et les bras ballants à l’adolescence. Mais toujours debout. Lorsque la maladie ou un accident le cloue sur un fauteuil roulant, la perte d’autonomie est immense. Un trottoir devient un tracas quotidien, l’escalier, c’est l’Everest. La science tente de pallier ce défaut de motricité. Au-delà des fauteuils roulants de base, on croise maintenant des bijoux technologiques proches de modules lunaires. Mais l’homme restait assis. Jusqu’à maintenant… Des chercheurs belges ont décidé de remettre tout cela d’aplomb avec le Mindwalker. Littéralement : l’esprit qui marche. Un exosquelette, une armure commandée par la pensée. Bardé de technologie high-tech, le Mindwalker capte l’énergie, les ondes émises par le cerveau lorsqu’il cogite et transmet l’information. Vous pensez “jambe droite”, les moteurs de l’exosquelette font bouger la jambe droite, “jambe gauche“, etc. Rompez, vous pouvez fumer. Ici, pas de mini-joystick, pas de boutons-poussoirs à déclencher du bout de la langue ou d’un battement de paupières. Et ça marche ! Le professeur Guy Chéron, en charge du projet au laboratoire de neurophysiologie et

de biomécanique de l’Université Libre de Bruxelles, a testé sa machine sur cinq patients tétraplégiques en mai dernier. “Le concept est établi, reste à affiner la sensibilité de la commande du cerveau et améliorer l’exosquelette pour le rendre autonome plus longtemps. Mais il ne faudra pas dix ans pour que ce procédé soit opérationnel.” Pour l’instant, la marche est heurtée et saccadée, le patient se déplace comme un Terminator qui bugue à la fin du film. Mais Guy Chéron travaille sur un mouvement plus fluide en utilisant notamment les muscles des bras : “En analysant les mouvements alternés des bras, les moteurs produisent un mouvement plus proche d’une marche normale.” Lève-toi et marche. Le projet Mindwalker représente un bel espoir pour ceux qui ont perdu l’usage de leurs jambes. On attend les modes course, saut et vol. Iron Man n’a qu’à bien se tenir. Nicolas Carreau illustration Nicolas Barrome

pour aller plus loin Le site officiel du projet https://mindwalker-project.eu Flashez le QR code pour retrouver la vidéo de démonstration sur www.lesinrocks.com Sur le même principe que le Mindwalker, le HAL, son équivalent japonais, vient d’obtenir sa certification européenne www.humanoides.fr/2013/09/04/lexosquelette-hal-bientotutilise-dans-les-hopitaux-europeen

32 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 32 Science.indd 32

19/09/13 17:25

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:09

Antoine Tempé

Trajal Harrell Ce danseur et chorégraphe new-yorkais confronte l’exubérance du voguing et la danse postmoderne.

 D

ans (M)imosa / Twenty Looks or Paris Is Burning at the Judson Church, Trajal Harrell s’improvisait petite frappe dissertant sur l’importance d’avoir un sac Vuitton et il y était irrésistible. Depuis 2001, il développe une œuvre à part où le voguing se frotte à l’avantgardisme de la danse postmoderne américaine. Soit un précipité de culture

pop et transgenre doublé d’une culture chorégraphique certaine. Récompensé en 2012 par la bourse Guggenheim, un must, collaborant avec ces deux agités de la performance que sont François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Trajal Harrell est l’un des invités du Festival d’Automne à Paris. Il y donne Antigone Sr. et rappelle au passage que tous les rôles féminins du théâtre grec étaient

joués par des hommes. Son Antigone casse les codes et randit l’ambiguïté comme une arme à double tranchant. Vogue au pays des mythologies, sacré programme. Philippe Noisette Antigone Sr. du 26 au 28 septembre au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris (www.festival-automne.com), les 13 et 14 décembre au Théâtre Garonne de Toulouse (www.theatregaronne.com)

34 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 34 NT.indd 34

19/09/13 17:24

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:13

Double-Face Après un premier mandat pendant lequel il a beaucoup déçu et une réélection laborieuse, Obama a perdu de sa superbe. Il peine aujourd’hui à convaincre qu’il est bien l’homme de la situation. Autant à l’extérieur qu’à l’intérieur des Etats-Unis. par Juan Branco, David Doucet, Anne Laffeter, Diane Lisarelli et Maxime Robin

08 GPAP 930 36 Obama ouve.indd 36

19/09/13 18:12

Pete Souza/White House 08 GPAP 930 36 Obama ouve.indd 37

19/09/13 18:12

ses grands discours, empreints de classe naturelle et de com sexy, résistent mal à l’épreuve des faits

B

arack Obama, en 2008, est le superman que les Etats-Unis attendent – à son corps défendant tant il perçoit les dangers d’une popularité démesurée. Une appréhension prémonitoire. 2012 : Barack Obama a déçu son électorat le plus à gauche mais est réélu grâce au vote féminin et à la nullité de son opposant Mitt Romney. 2013 : le héros est fatigué. Barack Obama est plus Double-Face que Superman. Ce personnage, à la fois allié et ennemi de Batman, incarne le visage sombre de la puissance : son ambiguïté, sa schizophrénie et son inéluctable compromission. Les hésitations et l’apparente improvisation dont a fait preuve Barack Obama dans le dossier syrien – capable d’insister sur l’impériosité d’agir tout en repoussant la discussion au Congrès – a déçu la résistance syrienne et inquiété les interventionnistes soucieux de l’influence américaine dans le monde. “Le discours ambivalent de Barack Obama sonne comme de l’impuissance. C’est la redéfinition de la puissance américaine qui est en jeu. La puissance est la capacité à agir et la volonté d’agir… Les pays alliés estiment que la puissance se situe dans l’action. Rien n’est pire pour eux que de penser que la parole américaine ne porte pas à conséquence”, commente l’historien Thomas Snégaroff1. Pour des durs comme l’ancien candidat à la présidence John McCain et Chris Christie, nouvelle star républicaine aux airs de Tony Soprano, c’est la preuve qu’Obama, incapable de protéger les intérêts américains, n’est pas l’homme de la situation. Pendant la campagne de 2012, Mitt Romney avait qualifié la Russie d’“adversaire géopolitique numéro un” des Etats-Unis. Revenu au centre des négociations grâce à l’accord sur les armes chimiques, Vladimir Poutine arrange pourtant bien les affaires de Barack. Cette “sortie” de crise lui permet de marteler que ses menaces ont poussé la Russie à s’engager et à convaincre son allié Bachar al-Assad d’accepter le démantèlement de son arsenal chimique, le tout sans avoir à s’engager dans une guerre dont les Américains ne voulaient pas, après les désastres irakien et afghan. Car Obama, élu pour solder les années Bush, a parfois malgré tout revêtu ses habits. “Il y a une forme de continuité avec la politique héritée de son prédécesseur : Obama s’est emparé à bras-le-corps de son rôle de Commander in Chief pour combler son manque de crédibilité et jouer les durs en vue de l’élection de 2012”, estime Thomas Snégaroff. Ainsi, le prix Nobel

de la paix 2009 a pris des accents guerriers lorsqu’il annonçait, suite à la mort de Ben Laden, que “justice (venait) d’être faite”. En cinq ans, Barack Obama a beaucoup promis et beaucoup déçu. Le retour à la réalité fut brutal. Sa pratique du pouvoir est ambivalente. Il compose entre ses amis et ses ennemis et gouverne au centre. Ses grands discours, empreints de classe naturelle et de com sexy, résistent mal à l’épreuve des faits. “Obama est un grand théoricien, il manipule le verbe, il fait beaucoup de rhétorique mais agit peu… Les républicains moquent souvent son amour de sa voix”, commente l’historien. Dans un article mis en ligne le 16 septembre, Foreign Policy dresse une liste non exhaustive de ses ambiguïtés : dans un même discours, le Président a annoncé l’augmentation du nombre de troupes en Afghanistan et leur futur retrait ; après s’être opposé au non-respect des lois internationales par l’administration Bush, Obama viole régulièrement la souveraineté des pays en étendant les attaques de drones ; il défend les libertés civiles, mais Edward Snowden dévoile que la NSA écoute le monde ; il demande au congrès d’approuver l’action en Syrie mais se réserve le droit d’attaquer sans autorisation. Une forme de gouvernance qu’Hillary Clinton, l’ex-secrétaire d’Etat, appelle le “smart power”, perdu quelque part entre le “soft” et le “hard”. Pour que le portrait soit complet, il faut ajouter qu’Obama n’a pas fermé Guantánamo et guère fait cas de la crise écologique. Sa réforme de la santé annoncée comme révolutionnaire fait finalement la part belle au système d’assurance privée. Surtout, alors qu’il avait les coudées franches après le cataclysme de la crise financière de 2008, Barack Obama n’a ni révolutionné ni moralisé la finance. Cinq ans après la faillite de Lehman Brothers, les 1 % des plus riches dénoncés par Occupy Wall Street sont toujours de plus en plus riches et les inégalités plus criantes. Ce qui lui vaut parfois quelques déconvenues politiques : son candidat à la présidence de la FED (banque centrale des Etats-Unis), Larry Summers, a dû jeter l’éponge. Trop proche de Wall Street. Le dossier syrien n’est donc pas le seul où Barack Obama donne l’impression de naviguer à vue. S’il réjouit les pacifistes de gauche, les isolationnistes du Tea Party et l’administration américaine, cet accord sur les armes chimiques ne règle en rien l’horrible guerre civile qui a fait depuis deux ans environ 120 000 morts et plus 2 millions de réfugiés. Barack Obama doit encore gouverner trois ans. Ils sont plus d’un à se demander où vont les Etats-Unis. A. L. 1. Auteur de L’Amérique dans la peau – Quand le président fait corps avec la nation (Armand Colin), 290 pages, 18 € ; Kennedy, une vie en clair-obscur (Armand Colin), 240 pages, 19,90 €

38 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 38 Obama.indd 38

19/09/13 18:12

Jon Lowenstein/NOOR

Sur ce mur du South Side, les noms de ceux qui sont tombés sous les balles des gangs

Obamaland

Avant Washington, il y a eu Chicago (Illinois) dont Barack Obama fut le sénateur. Reportage sur l’héritage qu’il a laissé dans une ville que l’on surnomme désormais “Chirak” à cause de sa dangerosité.

U

ne semaine avant sa mort, Hadiya Pendleton était en voyage scolaire à Washington. Elle participait aux cérémonies d’inauguration du second mandat de Barack Obama, le Président, son idole. Si on pouvait donner un seul visage aux victimes de la guerre des gangs de Chicago, ce serait celui de cette ado prometteuse du South Side, fauchée par une fusillade dans un parc, l’hiver dernier. Deux tireurs, de 18 et 20 ans, avaient confondu Hadiya et sa bande avec un gang rival. Le lieu du crime est à deux kilomètres de la résidence de la famille Obama.

Le Président a tenu un discours lors de sa dernière venue à Chicago, peu après sa réélection, en février. “L’administration travaille pour que chaque enfant de ce pays ait une chance dans la vie ; qu’ils atteignent la classe moyenne et au-delà ; et surtout, leur offrir la sécurité.” En passant la barre des 500 meurtres en 2012, à trois jours du Nouvel An, Chicago (2,7 millions d’habitants) a attiré l’attention des médias nationaux. A titre de comparaison, Los Angeles, avec 4 millions d’habitants, a compté moins de 300 homicides. La ville a hérité d’un nouveau surnom : “Chirak”, parce que selon l’adage, plus d’Américains sont morts sur les trottoirs de Chicago que de militaires 25.09.2013 les inrockuptibles 39

08 GPAP 930 39-42 Obama.indd 39

19/09/13 18:49

Jon Lowenstein/NOOR Jon Lowenstein/NOOR

Des quartiers abandonnés : “Le rapport entre communauté noire et démantèlement des programmes est flagrant”, dit un syndicaliste enseignant

08 GPAP 930 39-42 Obama.indd 40

19/09/13 18:49

les gens sont méfiants et taiseux. “Ici, il faut ouvrir les yeux et fermer sa bouche”, explique une Caribéenne rencontrée dans un McDonald’s du South Side

américains en Irak. Dans la moitié sud de la ville, on meurt pour un bout de territoire, un regard de travers, ou parce qu’on est au mauvais endroit au mauvais moment. Les balles perdues terrorisent les habitants. Les lois sur les armes à feu sont strictes à Chicago, mais les armes proviennent de l’Indiana tout proche, aux lois plus laxistes. Pour faire baisser le taux d’homicides, la mairie a fait appel l’an dernier à une association d’inspiration bouddhiste, composée de gangsters repentis, CeaseFire. “En gros, c’est des anciens voyous qui ont pris un virage à 180 degrés”, explique Carlos, familier de l’organisation basée à Woodlawn, le quartier où est morte Hadiya Pendleton. “L’idée d’une association entre flics et ex-voyous était excitante car sans précédent à Chicago. Les 24 employés de CeaseFire avaient un casier judiciaire chargé.” Mais la police s’est rapidement plaint que CeaseFire ne partageait pas ses informations. Faute de subventions, l’association ferme ses bureaux et licencie ses employés à la fin du mois, sans qu’on lui donne l’opportunité de protéger toutes les Hadiya Pendleton qui partent chaque matin sur le chemin de l’école. “Le vrai problème, c’est qu’ils étaient trop seuls, sans appuis. Une fois que tu convaincs quelqu’un de ne pas tuer, de ne pas vendre de drogue, s’il n’y a pas d’opportunités pour lui derrière, ça ne marche pas, résume Carlos. Il n’y a pas d’investissements dans le South Side.” Depuis son élection au Sénat de Washington en 2005, Obama a quitté Chicago. Il n’est pas né ici ; il a grandi en Indonésie et à Hawaii au sein d’une famille multicolore et attentionnée. Mais il a choisi Chicago, il y a séduit Michelle, “fière représentante du South Side”, et fondé une famille. C’est sa base électorale. Son ascension vers la Maison Blanche a débuté par le South Side. A Altgeld Gardens, exactement. Une cité de 4 000 habitants à l’extrême sud de la ville, construite en 1945 pour les vétérans noirs de la Seconde Guerre mondiale. Trente ans après son passage en tant que travailleur social, le souffle d’optimisme du jeune Barack a disparu. Le quartier, une succession de maisons en briques avec fenêtres grillagées,

est entouré du même canal industriel putride – un des endroits les plus pollués des Etats-Unis, selon l’Agence nationale de l’environnement. Aucun commerce en vue, à part une laverie (le règlement intérieur de la cité interdit aux habitants d’avoir une machine à laver). Sous un porche, un mur peint rend hommage aux morts par balles. Les noms sont écrits en tout petits tags et commencent à se chevaucher. La présence policière se résume à une caméra sur un poteau, surmontée d’un gyrophare bleu. Comme si les habitants faisaient la police eux-mêmes, une Chevrolet Malibu grise, conduite par un jeune du quartier, piste toute voiture inconnue pénétrant dans la cité. “Il y a très peu d’activité policière ici, sauf pendant les coups de filet antidrogue”, se plaint Bernadette Williams, croisée à la laverie avec un sac de jute sous le bras. Bernadette a un strabisme à la Jean-Paul Sartre et d’énormes boucles d’oreilles. Elle raconte qu’en 2011, un camion garé devant la laverie a été criblé de balles et se plaint que les auteurs n’aient jamais été arrêtés. “Si installer des caméras est la solution, pourquoi n’ont-ils pas épinglé les tireurs ?” L’inactivité, le désintérêt des pouvoirs publics sont la source des problèmes du South Side depuis plus de vingt ans. A l’est d’Altgeld, face au lac Michigan, se trouvent les aciéries de Chicago – ou ce qu’il en reste. D’énormes béhémoths dont l’acier fait tenir debout tous les buildings de la skyline. Leurs fumées noires signifiaient travail et bonne paie. En 1992, le dernier des fourneaux a fermé et depuis, le ciel est désespérément bleu. Il ne reste qu’un énorme terrain vague. D’après des panneaux publicitaires, il s’y construira un jour un complexe immobilier et une marina qui abritera 1 500 bateaux. Sur Commercial Avenue, autrefois une artère animée où les ouvriers aux trois-huit pouvaient boire des bières à toute heure du jour et de la nuit, des femmes en survêtement poussent des caddies ; les hommes sont avachis sur les perrons des églises. On est loin du nord de la ville, vertical, multiracial, lumineux. Les gens sont méfiants et taiseux. “Ici, il faut ouvrir 25.09.2013 les inrockuptibles 41

08 GPAP 930 39-42 Obama.indd 41

19/09/13 18:49

les syndicats reprochent à Obama d’avoir laissé en route ses idéaux de jeunesse

les yeux et fermer sa bouche”, explique Lisa Thompson, une Caribéenne rencontrée dans un McDonald’s du South Side, un lieu qu’Obama utilisait dans le temps comme quartier général entre activistes. Lisa n’habite pas le coin, “Dieu merci”. Elle évoque la tuerie du Navy Yard de Washington, qui s’est déroulée ce lundi matin. Sans que l’on sache encore le nombre de victimes, elle spécule que d’ici à la fin du mois, “on aura l’équivalent d’un Navy Yard dans le South Side, facile”. Le job de Lisa n’est pas très riant : elle vend au porte-à-porte de la morphine aux malades en phase terminale qui n’ont pas les moyens de se payer l’hôpital. Elle travaille entre 10 heures et midi dans le South Side. “Quoi qu’il arrive, je pars avant 13 heures, avant que les gangs ne s’activent, sinon, c’est trop dangereux.” La ségrégation fait partie de l’identité de Chicago, elle a longtemps été encouragée politiquement. Notamment par le maire emblématique Richard Daley, alias The Boss, dans les années 50. Le tracé de son autoroute baptisée Eisenhower, révolutionnaire à l’époque, a été choisi pour séparer sa communauté, les Irlandais de Bridgeport, de l’arrivée des Noirs. C’est aussi à Daley qu’on doit la fabrique du système démocrate local, fait de renvois d’ascenseurs et d’achats de voix, qui régit la ville encore

aujourd’hui : le système est surnommé la “Machine”. Son propre fils a tenu la ville pendant sept mandats et n’a passé la main qu’en 2011. Il se dit d’Obama a su amadouer la fameuse “Machine” de Chicago sans se compromettre. Sa trajectoire fulgurante (sénateur de l’Etat d’Illinois, benjamin du Sénat de Washington) et son exceptionnel sens politique lui ont permis de grimper les échelons sans se salir les mains. La ségrégation des années Daley persiste aujourd’hui, plus insidieuse. “Il n’y a pas d’investissements dans le sud, appuie Jackson Totter, porte-parole d’un syndicat d’enseignants de Chicago. Les écoles, les cliniques, les lignes de bus ferment. Pour moi, le rapport entre communauté noire et démantèlement des programmes est flagrant.” Aujourd’hui, la ségrégation commence à l’école, avec seulement 8 % de Blancs scolarisés dans le public à Chicago. Dans une centaine d’écoles à risques du South Side, en cette rentrée, la mairie a massivement investi dans des “couloirs de sécurité” pour éviter aux enfants de se faire tirer dessus en allant à l’école. Concrètement, des intérimaires escortent les enfants avec des gilets fluo et des talkies-walkies. Sur la 115e rue, la Curtis School doit par exemple absorber tous les élèves de l’école

voisine, Songhai, qui a fermé en juin. “Les fermetures d’écoles ont rendu le safe passage obligatoire, déplore un enseignant syndiqué du South Side, parce que les enfants transférés dans l’école voisine tombent sur des gangs rivaux. (…) Au lieu d’investir dans le conseil, l’éducation, on dépense dans la sécurité.” Les employés qui escortent les enfants de la Curtis School sont payés 10 dollars de l’heure, sans assurance-santé ni retraite. Après une énorme grève l’an dernier – perdue par les syndicats –, Chicago fait sa rentrée des classes avec cinquante écoles en moins. Dans les écoles publiques, les équipes fondent, tandis que les fonds publics alloués aux charters schools, ces écoles privatisées, non syndiquées et concurrentes entre elles, ont augmenté jusqu’à 20 % cette année. Une politique instaurée par l’administration Obama dans le cadre de son récent programme Race to the Top, qui récompense les Etats qui dégraissent le public et investissent dans les charter schools. Les syndicats reprochent à Obama d’avoir laissé en route ses idéaux de jeunesse. “Comme les républicains, les démocrates croient en l’idée de compétition. Au fond, c’est le même credo : le marché et la libre concurrence sauveront l’école.” M. R.

les bons points La déception Obama est à la hauteur de l’espoir qu’il avait su engendrer. Retour sur les promesses de campagne tenues, avec plus ou moins de panache. le retrait d’Irak Après huit années d’occupation, les troupes américaines quittent l’Irak dans la nuit du 21 décembre 2011, laissant derrière elles un pays très fragilisé. réforme du système de protection sociale La réforme (qui contraint tous les Américains à souscrire une assurance avant 2014 et interdit aux compagnies de refuser de les couvrir en raison de leurs antécédents médicaux) reste bien en deçà des promesses électorales. Ni régime universel, ni assurance publique, Obamacare laisse tout de même 5 % des résidents américains sans aucune couverture maladie (contre 15 % avant). la fin du “don’t ask, don’t tell” “Ne demandez pas, n’en parlez pas”, doctrine en vigueur dans les forces armées américaines depuis 1993 (pour assouplir l’interdiction faite aux homosexuels de s’engager), a donc été abolie. “Notre voyage ne sera pas terminé tant que nos frères

et sœurs homosexuels ne seront pas traités comme tout le monde par la loi”, avait affirmé Obama lors de son second discours d’investiture. la suppression des cadeaux fiscaux de Bush Obama a restauré le taux maximal d’imposition sur le revenu à 39,6 % pour les contribuables les plus riches et supprimé des dizaines de niches où s’engouffraient des entreprises, notamment pétrolières. Toutefois, selon le magazine Forbes, les inégalités ne cessent d’augmenter aux Etats-Unis : tandis que le taux de chômage peine à baisser et que les salaires stagnent, les 400 Américains les plus fortunés ne l’ont jamais autant été. réforme du système financier A minima, la timide loi Dodd-Frank promulguée en 2010 prévoit d’accroître le contrôle des autorités sur le système financier (avec, notamment, la création de nouvelles agences de réglementation). Ce texte, extrêmement long et complexe, peine toujours à entrer en application. D. L.

42 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 39-42 Obama.indd 42

19/09/13 18:49

Alex Milan Tracy/Zuma/RÉA

les ennemis de l’intérieur Manning, Snowden… Le début du second mandat d’Obama a été marqué par l’intervention des lanceurs d’alerte. Et jamais à son avantage.

A

vant d’accéder au pouvoir en 2008, Barack Obama pensait sans doute que l’opposition la plus coriace proviendrait du camp républicain. Pourtant, les coups les plus rudes portés à son administration l’ont été par des anciens alliés du camp démocrate : les whistleblowers. Des citoyens vigilants qui choisissent de porter aux yeux de l’opinion des éléments qu’ils considèrent comme menaçants pour les libertés publiques. A travers leurs révélations, ces lanceurs d’alerte ont montré la distorsion entre les promesses de campagne d’Obama et la réalité – surtout marquée par une continuité de la politique de sécurité intérieure de George W. Bush. Le 6 juin 2013, l’administration Obama a vacillé. Un ancien employé de la NSA a mis au jour le plus gros projet d’espionnage mondial – depuis 1988 et la révélation du réseau Echelon1. Son nom ? Edward Snowden. Après une fracture des deux jambes dans l’US Army, il intègre la CIA et accède alors à des dossiers classés secret défense qui vont changer le regard qu’il porte sur son pays. Transféré à la NSA en 2009, il découvre Prism, un programme américain de surveillance électronique. “Ils voulaient (la NSA) pouvoir être au courant de toutes les conversations et de tous les agissements de n’importe quel individu, partout dans le monde”, confiera-t-il plus tard. Snowden fait éclater l’affaire dans la presse en révélant que la NSA avait accès aux serveurs de géants du net comme Facebook, Google, Microsoft ou Apple. Ce scandale arrive au moment le plus inopportun pour Barack Obama. Trois jours plus tôt avait en effet débuté le procès de Bradley Manning, ce soldat américain jugé coupable d’avoir transmis au site WikiLeaks des documents diplomatiques classés secret défense. Verdict : trente-cinq ans de prison dans une relative indifférence politique. “Sous Bush, les lanceurs d’alerte étaient soutenus par les démocrates, analyse le sociologue Francis Chateauraynaud qui a inventé le terme en France dans les années 90. Maintenant qu’ils sont au pouvoir,

ça ne les arrange plus de voir ces affaires sortir et ces lanceurs d’alerte manquent de soutiens politiques.” Aux Etats-Unis, ils bénéficient pourtant d’un statut sanctuarisé depuis un siècle et demi grâce au Whistleblower Protection Act. Face à l’ampleur de ces scandales, Obama n’a cessé de défendre son administration et pour ne pas subir le même sort que Bradley Manning, Edward Snowden a été contraint de trouver refuge en Russie. D’autres ont eu moins de chance, l’ancien agent de la CIA John Kiriakou a été condamné le 25 janvier à trente mois de prison pour avoir divulgué au New York Times les noms des agents de la CIA impliqués dans les interrogatoires des militants d’Al-Qaeda. “Ces poursuites judiciaires resteront comme l’un des grands points faibles de son bilan, analyse Pierre Gervais, spécialiste des Etats-Unis à l’université de Paris-VIII. De manière assez surprenante, Barack Obama a adopté et même renforcé la répression contre les lanceurs d’alerte. Ces affaires sèment le désordre dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et pourrait le fragiliser lors des élections intermédiaires de 2014, une partie des militants démocrates, défenseurs des droits civiques et des libertés publiques ne se retrouvant plus dans ses orientations.” Frédérick Douzet, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique confirme cette analyse : “Barack Obama n’a pas rompu les pratiques de Bush dans la lutte antiterroriste. Il a même été plus loin que lui notamment avec l’utilisation de virus informatiques tels que Stuxnet ou bien encore en généralisant l’usage des drones.” Il y a quatre ans, Barack Obama recevait le Nobel de la paix. Aujourd’hui, des milliers de militants des droits de l’homme se mobilisent pour que Bradley Manning l’obtienne tandis que d’autres se battent pour que Snowden reçoivent le prix Sakharov. Changement d’époque. D. D. 1. Réseau international d’interceptions de communications révélé par un journaliste écossais, Duncan Campbell, dans un article du New Statesman. 25.09.2013 les inrockuptibles 43

08 GPAP 930 43 Obama.indd 43

19/09/13 18:21

“avoir laissé l’initiative aux Russes constitue un immense risque” Pour le spécialiste des questions internationales Jolyon Howorth, Obama veut rompre avec l’ère Bush et se tourne vers la politique intérieure.

A

près un moment de fusion qui laissait présager un événement politique majeur, le soufflé est retombé. Les commentateurs improvisés ont disparu des écrans et les correspondants ont laissé place à la politique intérieure. Plusieurs jours durant pourtant, les chaînes d’information en continu n’avaient cessé de couvrir, heure par heure, les derniers développements de ce qui semblait être le prologue d’une énième intervention américaine. Le recul de Barack Obama à la dernière minute et la tribune publiée par Vladimir Poutine dans le New York Times ont perturbé les plus fervents détracteurs de l’intervention, et laissé Fox News comme CNN sans munitions. Une nouvelle fois, la Maison Blanche donne l’impression de s’être livrée à un numéro d’improvisation, laissant à la Russie un leadership inespéré. Retour sur un épisode qui pourrait marquer un tournant au Moyen-Orient, et plus largement dans les jeux de puissances à l’échelle mondiale. Vladimir Poutine a publié une tribune dans le New York Times qui laisse Barack Obama sur la défensive. Comment expliquez-vous que la Russie affirme avec une telle facilité son leadership alors qu’elle apparaissait isolée au début de la crise syrienne ? Jolyon Howorth – Vladimir Poutine profite des faiblesses que laisse transparaître l’administration américaine. Le nœud du problème réside dans le fait que Barack Obama a, dès le départ

de la crise syrienne, très clairement refusé de s’impliquer en première ligne. Le commentaire sur la ligne rouge que constituait l’emploi des armes chimiques n’était qu’une manœuvre pour se protéger ; il n’avait probablement jamais pensé qu’elle serait un jour franchie, du moins avec une telle ampleur. Le petit nombre d’alternatives qui se sont présentées à lui lorsque l’attaque de la Goutha a été révélée l’ont mis face à un dilemme inextricable. L’attaque des stocks d’armes chimiques n’a jamais été une option militaire, tout comme le fait de déployer des troupes au sol. Il a été très clair sur le fait qu’il ne tenterait pas de faire tomber le régime d’une façon ou d’une autre, persuadé que l’alternative à Bashar serait pire pour les intérêts américains. Aucune option ne semblait alors viable, d’où la mise en scène de la demande d’autorisation au Congrès, manœuvre qu’il a certainement dû croire brillante au départ. Je pense qu’il a voulu en faire un défi lancé au Congrès par lequel il cherchait à réaffirmer son autorité sur celui-ci, ce qui l’aurait renforcé par ricochet sur les questions intérieures. Mais il est possible qu’Obama ait alors déjà cherché à se défausser – en y cherchant un prétexte. Dans les deux cas, il s’est agi d’un échec, et d’un très mauvais calcul politique. Peut-on attribuer la responsabilité de ce renversement à Obama ? La situation aurait pu être évitée si Obama ne s’était pas laissé prendre en tenaille entre une scène intérieure réticente à toute intervention et certains alliés, dont la France en particulier, qui se sont montrés extrêmement volontaristes. Il n’aurait jamais dû s’exposer à une telle situation, alors

qu’il est évident qu’il n’a jamais souhaité une intervention militaire. Il l’a d’ailleurs très clairement expliqué ces derniers jours, ce qui est quelque peu paradoxal lorsque l’on voit la force des paroles qu’il a pu utiliser – et montre clairement une faiblesse que les Russes ont brillamment su exploiter. La véritable question qui se pose à lui maintenant est de savoir : dans quelle mesure les Etats-Unis sont prêts à laisser la Russie redevenir un acteur majeur de la scène géopolitique. Avoir laissé l’initiative aux Russes constitue un immense risque. Dès le lendemain de son élection, on a l’impression qu’Obama est passé d’une stratégie visionnaire et mondiale – discours du Caire, priorité au Pacifique, reset avec la Russie… – à une realpolitik, si ce n’est isolationniste, du moins subie et en reflux. Il faut d’abord rappeler qu’Obama ne s’est jamais pensé comme un grand stratège. Dès son arrivée, il s’est surtout montré préoccupé par l’héritage de Bush et la nécessité d’en combler les failles. Il n’a cessé de tendre la main – au monde musulman, à la Russie, à l’Iran… – sans en récolter les fruits. Alors qu’il croyait que l’Afghanistan était une “bonne guerre”, il s’est rendu compte de l’incapacité d’y remporter une victoire. C’est, en somme, après une première période d’ouverture, à un véritable mouvement de recentrage vers la politique intérieure qu’il s’est consacré, conscient des difficultés qu’il éprouverait à obtenir des victoires sur la scène extérieure. Il pense aujourd’hui que son héritage – et ce qui déterminera la façon dont on se souviendra de lui – sera défini par son action politique

44 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 44 Obama.indd 44

19/09/13 18:55

Pablo Martinez Monsivais/AFP

“il a accepté le postulat que les Etats-Unis ne peuvent, ni ne devraient essayer, de régler tous les problèmes du monde”

Avec Vladimir Poutine au G20, septembre 2013

au sein des Etats-Unis et non pas par son action diplomatique. Je pense qu’il analyse à juste titre l’histoire récente américaine – du Vietnam jusqu’à nos jours – en y voyant une leçon sur les limites de l’interventionnisme américain et des mirages de la toute-puissance

08 GPAP 930 44 Obama.indd 45

militaire. Au fond, Obama a accepté le postulat que les Etats-Unis ne peuvent, ni ne devraient essayer, de régler tous les problèmes du monde. C’est une stratégie qui, si l’on s’y arrête un instant, a été appliquée de façon plus que cohérente tout au long de son

mandat. Une reconnaissance des limites américaines qui pourrait, au final, s’avérer salutaire. propos recueillis par J. B. retrouvez l’intégralité de l’entretien sur

19/09/13 18:55

l’avis d’Adèle La promotion de la Palme d’or 2013 a été entachée de polémiques. Reste que La Vie d’Adèle est un séisme de cinéma, et un écrin pour ses deux actrices. Entretien avec Adèle Exarchopoulos, majestueuse révélation du film d’Abdellatif Kechiche. par Serge Kaganski photo Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles stylisme Aurélien Storny & Alexandre Misericordia

08 GPAP 930 Adèle 46 50.indd 46

19/09/13 20:30

08 GPAP 930 Adèle 46 50.indd 47

19/09/13 20:30

veste de smoking Lanvin sous-vêtements Simone Pérèle

“La Vie d’Adèle a été une école magnifique. Abdel m’a tirée vers le haut… tout le reste, c’est des conneries”

E

nfin, on va revenir à l’essentiel. Parce que figurez-vous qu’avant d’être un cas d’espèce du droit social dans la sphère du spectacle, un bouc émissaire de la convention collective du cinéma, un punching-ball médiatique entre un réalisateur et ses actrices, un moulin à rumeurs plus ou moins déformées sur les réseaux sociaux, La Vie d’Adèle est un film. Pas un film de plus qui remplirait honorablement (ou pas) la case de l’actu ciné de la semaine, non, un séisme de cinéma, vibrant et secouant de tous ses plans, un objet filmique saillant dans le flot impétueux des sorties. Face à la puissance tellurique de ce portrait de femme(s) tout en intensité, nuances et précision, qui convoque les plus beaux spécimens du genre à ses côtés (pensez, Loulou, Pas de printemps pour Marnie, Monika, L’Avventura, Opening Night, A nos amours, Mulholland Drive…), tout le bla-bla polémique apparaît bien dérisoire. Des têtes d’affiche au moindre second rôle, tout le monde est bon sous l’œil d’Abdellatif Kechiche, cinéaste qui sait regarder les actrices et acteurs et sublimer leur génie. Léa Seydoux, plus durement encore qu’Adèle, a beau critiquer les conditions de tournage (peut-être à raison), elle se rendra bien compte un jour qu’elle a trouvé là son expression la plus forte et son plus beau rôle. Si La Vie d’Adèle est un écrin d’acteurs, un film de couple où l’alchimie entre les deux protagonistes est fondamentale, à son sommet trône Adèle Exarchopoulos, révélation aux sens classique, photochimique et quasi mystique du terme. Dernière pépite d’une mine d’or kechichienne où figurent Sara Forestier et Hafsia Herzi, c’est elle qui tient le film du premier au dernier plan, c’est son visage et son corps qui en sont les sujets en majesté et on la voit grandir, se transformer, dans ce qui est finalement un double portrait initiatique d’actrice et de personnage. On a rencontré Adèle Exarchopoulos, et ça tombe bien : elle est autant saturée que nous par les remous parasitaires qui occultent la réussite exceptionnelle d’un travail filmique auréolé d’une Palme d’or méritée. Mélange de beauté glamour et de jeune femme encore éclaboussée d’adolescence, exprimant déjà une belle maturité avec les tournures et le phrasé de sa génération, Adèle E. revisite avec clairvoyance son jeune parcours, de ses premiers petits pas au théâtre à l’énorme aventure d’un film qui fera date.

L’envie de devenir comédienne t’es venue très tôt ? Adèle Exarchopoulos – J’ai fait du théâtre avec mes potes, rue Lepic, pendant pas mal d’années. J’avais 7 ou 8 ans quand j’ai commencé et pendant toute cette période, je ne savais pas si je voulais devenir actrice. Je ne me souviens plus de ce qui m’a donné envie de faire du théâtre à l’origine. Je crois que j’avais envie d’essayer pour le plaisir enfantin de jouer, de se déguiser. Un jour, une directrice de casting est venue nous voir, j’ai passé un test pour Le Cou de la girafe et je n’ai pas eu le rôle. Mais ma vidéo a circulé dans les agences et, un jour, on m’a proposé un essai pour un court métrage en bénévolat. Je l’ai fait et un acteur a parlé de moi à son agent, qui est devenu mon agent. Mais, même à ce moment-là, je n’étais toujours pas consciente que je voulais en faire un métier. Quand est venue cette prise de conscience ? Plus on grandit, plus on mesure qu’on peut avoir ses chances. Et plus on enchaîne les tournages, plus on y prend plaisir. La prise de conscience que c’était mon métier est très récente : juste avant le film d’Abdel, sur le film Des morceaux de moi, mon premier premier rôle. J’avais certes déjà fait quelques films (Tête de Turc, La Rafle…), mais que des petits rôles. J’y prenais du plaisir mais je n’y croyais pas comme à un métier solide. Je viens d’une famille qui n’est pas dans le cinéma et quand t’as 14 ans, un salaire, une régie autour et que tu t’éclates avec plein de gens, tu prends ça comme un jeu, pas comme un métier sérieux et durable. Etais-tu cinéphile ? As-tu des actrices ou acteurs qui t’ont marquée, servi de boussole, d’inspiration ? Je n’ai pas vu tous les classiques du cinéma, loin de là, mais j’adore regarder des films de tous genres et apprendre. Mon père avait beaucoup de DVD à la maison et j’en regardais énormément. Au bout d’un moment, à force de chercher, on trouve ce qui nous plaît le plus. Car tout m’intéresse, mais tout ne me plaît pas. Moi, ça a été Hitchcock, Scorsese, Tarantino, le cinéma italien, plein de choses différentes, en fait. C’est toujours difficile de citer les films qui marquent, il y en a tellement. The War Zone de Tim Roth m’avait beaucoup impressionnée. Des acteurs de Scorsese comme De Niro ou DiCaprio m’ont bercée. Quand on regarde leur filmo, il y a peu d’erreurs, on sent qu’ils construisent leur carrière, qu’ils savent s’abandonner dans plein de rôles différents… C’était trop bien de les voir jouer. Sinon, j’avais beaucoup aimé American History X. Edward Furlong a disparu depuis, il s’est fait blacklister à cause de ses problèmes d’alcoolisme. J’admire certains acteurs pour un seul rôle, d’autres pour leur carrière, mais je n’ai pas de modèle précis. Comment Abdellatif Kechiche et toi vous êtes-vous rencontrés, d écouverts ? Par un casting. Je faisais de l’impro avec plein de gens différents, j’ai eu plein de call back sans suite, jusqu’au jour où j’ai rencontré Abdel. C’était dans son café habituel, à Belleville, on a bu un verre. Au début, on ne s’est pas vraiment parlé, et je voyais déjà qu’il avait quelque chose, qu’il était à la fois rêveur et habité. Il m’a dit “parle-moi de toi”, je lui ai répondu “ça va être chiant, j’ai que 19 ans…

48 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 Adèle 46 50.indd 48

19/09/13 20:30

08 GPAP 930 Adèle 46 50.indd 49

19/09/13 20:30

“c’est ça le cinéma, un système relationnel dont la nature et l’intensité n’ont pas d’équivalent ailleurs”

Je vais pas te faire un parcours de vie, mais si tu veux me poser des questions, vas-y…” Et on est restés dans le silence. Puis il m’a rappelée, on s’est vus plusieurs fois, il me testait, me demandait de faire du sport, de faire des essais avec plein de rôles différents, y compris le rôle qui serait celui de Léa. Tout ça pendant deux mois, mais je n’avais toujours pas de réponse. Et il m’a finalement libérée en me disant que j’allais jouer dans son film. Je n’étais pas la seule candidate, il a vu tout Paris pour ce film. Etre choisie dans ces conditions, ça fait plaisir. On a toutes connu les castings où t’es en compète avec tout le monde, y compris avec tes copines, les petites humiliations où on te refuse parce que t’es trop vieille, trop jeune, trop petite, trop ci, trop ça… Mais le principal était de travailler avec Abdel. Mon état d’esprit de départ, c’était de ne pas me prendre la tête, de tout faire pour correspondre au rôle. Un premier rôle, ça fait peur aussi, on se dit qu’on va porter le film sur ses épaules. Connaissais-tu le travail de Kechiche ? Je connaissais les films d’Abdel, leur intensité, leur façon de rendre justice aux femmes, à leur puissance

et leur mystère. J’ai découvert plus récemment La Faute à Voltaire, je crois que c’est mon préféré. Son cinéma me parlait. Abdel peut partir d’un quotidien tout simple, banal, et en faire quelque chose de bouleversant. Il parvient à tenir en haleine sur de longues heures, et t’en redemande. Il veut s’approcher au plus près du mystère de la vérité. Ses films sont comme certaines rencontres marquantes dans une vie. J’adore sa façon de partir de pas grand-chose pour monter vers des sommets d’intensité. Et j’adore la place centrale des femmes dans ses films, les scènes de repas, de transe… La présence des hommes dans son cinéma est plus pudique, pour une fois, et ça me plaisait énormément. Dans La Vie d’Adèle, il fallait jouer une passion. C’était un immense défi. Connaissant les films d’Abdellatif, t’attendais-tu à un tournage aussi difficile si l’on en croit tout ce qui s’est d it ? Je m’attendais à un tournage intense, exigeant, mais pas à ce point-là. Je savais que j’allais jouer un personnage depuis le lycée jusqu’au métier d’institutrice, je savais qu’il me faudrait être constante

50 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 Adèle 46 50.indd 50

19/09/13 20:30

sur la durée sans que ça sonne faux. Il y avait aussi la question de l’alchimie entre Léa et moi. Comme on a commencé direct par les scènes de cul, ça a très vite brisé la glace entre nous ! Abdel avait raison sur ce plan-là, ça nous a décoincées direct. Avec Léa, au début, je me disais qu’il ne fallait pas que je me force à être amie avec elle : on va travailler, jouer ensemble pendant cinq mois, elle est plus connue, plus expérimentée, elle joue le personnage le plus masculin des deux… Je me suis dit, laisse-toi porter, tu verras bien : au pire, on est là pour travailler. Et en fait, on s’est super bien entendues, dès le début. On est vite devenues amies, alliées. Notre complicité était essentielle à la réussite du film. Avec Léa, j’ai vécu des choses condensées en cinq mois que je n’ai vécues avec personne d’autre. Il y a eu pas mal de polémiques autour des conditions de tournage, dont certaines alimentées par des entretiens avec Léa et toi. Qu’en est-il vraiment ? La dureté du tournage et la beauté du film vont ensemble ! Un tournage, c’est une aventure humaine, avec ses hauts et ses bas. C’est un piège de nous poser des questions sur les difficultés du tournage, surtout dans le cas du cinéma d’Abdel qui est un cinéma de création. Bien sûr que l’on peut passer des heures sur une scène à chercher, à rater, à refaire, à s’énerver, à se bloquer, etc. C’est dur de vivre et de travailler pendant cinq mois avec les mêmes gens, surtout sur une histoire de passion. Il y a eu des difficultés, mais c’est normal ! Quand tu joues la souffrance, il est évident qu’à un moment tu en veux à celui qui te la fait jouer comme s’il te l’infligeait. Et c’est vrai qu’il m’est arrivé parfois d’en vouloir à Abdel, mais c’était pour le film et je suis sûre que lui-même le comprend. Mais je m’en voulais aussi à moi-même, me posant un tas de questions : est-ce que je donne trop ? Pas assez ? Est-ce que mon personnage souffre autant ? Est-ce que je suis juste ? Mais bon, faut arrêter, ce n’était pas non plus la torture. Tous les grands cinéastes, Hitchcock, Kubrick, étaient durs et exigeants sur un plateau. Léa et toi avez quand même dit des choses très dures, parlant de tournage “horrible”, de l’inhumanité de Kechiche… Tout le monde s’est excité sur nos propos, sauf que j’ai lu des trucs que je n’ai jamais dits ou des interprétations malveillantes de mes propos. Par exemple, quand je dis qu’Abdel nous manipulait, ce n’était pas du tout péjoratif dans mon esprit. On se manipule tous, notamment sur un tournage. Je voulais employer un autre mot que le cliché habituel de la “séduction” entre un réalisateur et ses actrices. Le réalisateur veut amener son actrice vers quelque chose, et l’acteur ou l’actrice aussi veut conduire le réalisateur vers un endroit… C’est ça le cinéma, un système relationnel dont la nature et l’intensité n’ont pas d’équivalent ailleurs.

En faisant le bilan, entre les difficultés du tournage et le résultat à l’écran, la réception critique à Cannes, la Palme d’or, regrettes-tu d’avoir fait ce film ? Mais pas une seconde ! Il est évident que ça valait amplement le coup de faire ce film, même si c’était parfois difficile. A un moment, je ne comprends même pas toutes ces polémiques. Tout ça est parti de propos cités hors contexte et montés en épingle. Si les gens voyaient l’intégralité de ce fameux entretien (à Daily Beast), ils seraient morts de rire. On a raconté quelques anecdotes difficiles avec beaucoup de distance, de légèreté, on en souriait entre nous. C’était digéré pour nous depuis longtemps, mais tout le monde en a fait un scandale. On oublie qu’à côté de ces anecdotes difficiles, on a aussi dit qu’Abdel était un génie. Le film est magnifique et c’est quand même ça le plus important. Votre entretien entrait en résonnance avec les propos des techniciens au moment de Cannes… On a tout amalgamé. Le vécu des techniciens était très différent du nôtre. Eux ont soulevé des questions de droit du travail, nous, c’était plus émotionnel. Mais faut arrêter, Abdel ne nous a ni frappées ni torturées, il nous a juste demandé de tout donner. Alors il y a des jours où on donne tout, et d’autres où on a moins envie de tout donner, parce que c’est dur de garder une même intensité pendant des mois. Mais je ne regrette absolument rien et je ne me plains pas. Des gens triment tous les jours, moi je fais un métier où j’apprends énormément. La Vie d’Adèle a été une école magnifique, j’ai appris sur moi et mon métier comme jamais. Abdel m’a tirée vers le haut… tout le reste, c’est des conneries. Abdel et Léa, je les aimerai toujours, je ne les oublierai jamais. Pendant le tournage, au-delà des difficultés, tu sentais que vous étiez en train de faire un grand film ? Léa et moi, on n’avait pas envie de décevoir Abdel parce qu’on sentait bien qu’il était en train de nous offrir un personnage et une histoire rares. On ne savait pas si ça allait fonctionner complètement, mais on savait que ce n’était pas un film conventionnel et que ça allait marquer. Le système d’Abdel pousse à la création, à donner le meilleur de soi-même. Parfois c’est difficile, parce que cinq mois, c’est dur, parce que jouer une passion, c’est dur… Mais au final, Abdel nous a élevées. Comment as-tu reçu le film quand tu l’as découvert sur l’écran ? C’est dur de jauger un film dans lequel on joue. Quand je découvre le film à Cannes, ça me rappelle plein de choses, ça me touche, me manque, me bouscule, me questionne, ça me fait mille choses à la fois. Mais je me dis que je n’ai jamais vu ça. Et ce qui me fait vraiment plaisir, c’est que ça raconte une histoire à laquelle tout le monde peut s’identifier. 25.09.2013 les inrockuptibles 51

08 GPAP 930 Adèle 51 52.indd 51

19/09/13 16:42

“j’aime ces scènes de sexe parce qu’elles sont nécessaires au film, elles sont belles, puissantes, viscérales” Quand je vois des potes qui me disent “putain, là, j’avais l’impression d’être avec ma meuf”, c’est ce qui me touche le plus. Même dans le cinéma d’Abdel, je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi moderne, d’aussi intense. Que penses-tu des scènes de sexe dont on a aussi beaucoup par lé ? Les gens qui ont durement jugé ces scènes expriment à mon avis un sentiment de frustration. Je ne vois pas comment on peut juger. Le sexe, c’est personnel, subjectif, intime. J’aime ces scènes parce qu’elles sont nécessaires au film, parce qu’elles sont belles, puissantes, viscérales et montrent que ce qui se passe entre ces deux nanas est plus fort que tout. Le film se joue au niveau de la peau, de la chair… A côté de ça, ce qui a pu me gêner dans ces scènes la première fois que je les ai vues relève d’un truc très personnel, lié au fait que c’est moi qui les joue. Pas facile de se voir nue sur un grand écran pendant sept minutes, avec tous mes défauts, tout ce que j’essaie de cacher aux autres et peut-être à moi-même. Normal que ça me touche. Mais à part ce point qui ne concerne que moi, je ne comprends pas bien les critiques. En Amérique, beaucoup les vivent moins bien. Je crois que c’est lié à de la frustration : ces scènes les excitent autant qu’elles les dérangent. Pourtant, c’est de l’amour pur. Ce qui est dingue, c’est que les films américains montrent beaucoup de sang, de violence, de crimes… et que ça dérange moins qu’une scène d’amour. Le film a été présenté au moment des débats et manifs autour du mariage pour tous. Es-tu sensible à cet aspect du film, même s’il est secondaire ? J’adore le film, on y apprend plein de choses, mais je ne sais pas comment il va être reçu par le public. J’ai hâte de voir comment réagissent les gens. La Vie d’Adèle montre une histoire d’amour entre deux femmes et il est tombé en plein débat sur le mariage pour tous, mais au début du tournage, il n’était pas du tout question de cet aspect sociétal. Moi, je ne suis pas engagée, pas militante de la cause homosexuelle. C’est le jour de la Palme qu’on a réalisé l’ampleur de la coïncidence entre le film et la loi sur le mariage pour tous. A part dire que c’est une magnifique coïncidence, je n’ai pas grand-chose à ajouter. Ce n’est pas un film militant, ce n’est pas un film sur le lesbianisme, c’est une histoire d’amour et d’apprentissage de plein de choses : sexe, sentiments, culture, sortie de l’adolescence… Il est très riche, ce film. J’espère qu’il fera se poser des questions aux spectateurs, qu’il fera évoluer certaines mentalités, c’est aussi pour ça que je vais au cinéma.

Le film a obtenu une triple Palme d’or, pour Abdel, Léa et toi. C’est historique. Vous avez chamboulé la règle cannoise qui stipule un seul prix par film. C’était un rêve, je n’y crois toujours pas, on a halluciné. On était dans la chambre à se coiffer avec Léa, on se disait “putain, pourvu que le film ait la Palme”, et en même temps, on se disait “s’il a la Palme, nous, les actrices, on n’aura rien”. On était tiraillées. Quand Spielberg s’est levé et a annoncé nos trois prénoms, j’ai rien compris ! Sur le moment, on ne réalise pas. On monte sur une scène où se trouvent des cinéastes et acteurs avec les films desquels on a grandi… Spielberg, quoi, et Christoph Waltz, et Nicole Kidman, et Cristian Mungiu… T’es là, tu sais pas quoi dire, c’est énorme. J’ai pris ce qu’il y avait à prendre. On a une triple Palme, c’est magnifique parce que c’était vraiment une collaboration, on est tous les trois essentiels au résultat produit. Cette triple Palme est historique certes, mais je crois surtout qu’elle est juste. Moi, à 19 ans, j’étais déjà toute contente d’être sélectionnée à Cannes, alors la Palme, j’y pensais même pas. La réception critique à Cannes a aussi fait énormément plaisir. C’est bien de se sentir comprise. Après cinq mois à bosser dur au fin fond de Lille, ça y est, on y était, avec un film magnifique, précieux, singulier. Tu as échangé avec Spielberg ? Un peu, à la soirée après le palmarès. Il nous a dit que c’était la plus belle histoire d’amour qu’il ait vue au cinéma, qu’il montrerait le film à ses enfants et ne pourrait plus se passer de gros plans. Trop bien ! On a parlé aussi à Christoph Waltz qui nous a dit qu’il fallait garder précieusement notre talent, et travailler. Lui aussi c’est un génie, un maître dans son art. Il est dément dans les films de Tarantino. Après une telle aventure, comment sens-tu l’après ? La Palme d’or, c’est génial mais ça peut faire peur. Faut pas que je me prenne la tête à me dire que tout le monde va m’attendre au tournant, faut pas se mettre la pression… Je me donne le droit de toucher à d’autres sujets, de rencontrer d’autres gens, de faire d’autres types de films… Je vais faire un film avec Sara Forestier, c’est génial, d’autant qu’on vient toutes les deux de la même “école”. J’aurai un rôle de composition puisque je jouerai une bègue. C’est sûr que la Palme change des choses pour moi, les gens s’excitent un peu plus que quand je galérais, je reçois plus de propositions, mais l’essentiel, c’est de lire de bons scénarios et de s’impliquer dans de beaux projets. La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, en salle le 9 octobre

52 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 Adèle 51 52.indd 52

19/09/13 16:42

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:10

spécial mode

54 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 ALAIA.indd 54

19/09/13 15:58

Alaïa est grand C’est au célèbre couturier tunisien que le Palais Galliera dédie son exposition de réouverture. Retour sur le parcours d’un homme qui a su dompter le luxe et célébrer la femme.

En 1985, avec une de ses muses, Farida Khelfa

Jean-François Rault/Kipa/Corbis

par Géraldine Sarratia et Alice Pfeiffer

D  

ans la grande cuisine d’un hôtel particulier du Marais, à Paris, une vingtaine de convives se régalent de tomates mozzarella assaisonnées de piments ramenés d’Egypte et d’Israël, de spaghettis aux pignons de pin et raisins secs et de grandes rasades de thé. Azzedine Alaïa quitte un instant la table. Vêtu de son inévitable costume Mao noir, il se dirige vers un angle de la pièce et montre un petit chien noir, couché dans un grand panier. “Celui-là s’appelle Waka. C’est Shakira qui me l’a donné à la fin d’un concert. Elle voulait me faire un cadeau : je pensais recevoir un livre, et là, elle me met un chien dans les bras. Je l’adore. Waka ! (il chante) Comme la chanson, oui, oui, c’est ça ! 25.09.2013 les inrockuptibles 55

08 MODE 930 ALAIA.indd 55

19/09/13 15:58

spécial mode Mars 1990. En Alaïa, Vanessa Paradis reçoit le César du meilleur espoir féminin pour Noce blanche. A droite, Grace Jones, une des grandes inspiratrices du couturier, lors de la présentation de la collection printemps-été en octobre 1985 

généreux Depuis trente ans, Alaïa tient table ouverte. Des déjeuners et des dîners qui se poursuivent souvent jusqu’au bout de la nuit et devenus légendaires. Politiques, top models, intellectuels, artistes, designers, actrices, mais aussi proches venus de Tunisie : tous ont partagé la table d’Azzedine avec sa famille et son équipe – cadres comme ouvrières de l’atelier attenant. Pas de hiérarchie, tout le monde est logé à la même enseigne. Bourreau de travail et forte tête, le couturier ne sort presque pas : le monde et la mode viennent à lui. On passe le voir et il vous dit : “Assieds-toi et mange. Alors on reste”, raconte l’ancienne top model Farida Khelfa, une des meilleures amies du créateur et sa muse. Alaïa n’est pas du genre à se fondre dans le moule. Tout au long de sa vie, il a inventé ses propres règles et affirmé sa vision du monde et de la mode avec obstination en refusant les diktats : ses défilés se déroulent toujours hors fashion week, de façon très privée, et il y invite “un peu qui il veut” ; il se vante aussi de n’avoir jamais acheté une page de publicité. Inlassablement, il creuse le même sillon : un sexy assumé, incandescent mais jamais vulgaire ; une dolce vita piquée de piment méditerranéen, divinement carrossée avec taille de guêpe et jupe corolle ; une silhouette sensuelle aux courbes organiques, lascive et rugissante de confiance en elle. Une formule dont il détient le secret et devenue un classique de la mode. unique Une rétrospective, la première en France, au Palais Galliera, qui rouvre le 28 septembre après quatre ans de travaux, célèbre et récompense ce parcours.

B.D.V./Corbis

Waka, Waka ! (il part dans un grand éclat de rire). J’ai un autre chien, c’est Naomi Campbell qui me l’a offert.” Alaïa rejoint ses invités et se rassoit. L’ambiance est bon enfant, on se marre. Azzedine rabroue son cousin, qui fait le pitre devant quelques convives : “Mais il se tait jamais celui-là, ma parole ! C’est Radio Caire !”

“C’est un des derniers auteurs de la mode contemporaine, explique Olivier Saillard qui dirige le musée. Pour moi, c’était une évidence d’ouvrir le Palais Galliera avec lui. Son indépendance, son “chemin de solitude” comme le disait récemment Françoise Lacroix à son égard, doivent servir de modèle pour toutes les générations, actuelles et futures.” Soixante-dix robes sont exposées, de ses débuts rue de Bellechasse dans le VIIe, lorsqu’il habillait Garbo ou Arletty, à celles portées plus récemment par Naomi Campbell, Lady Gaga (grande fan) ou Michelle Obama. Actrices, chanteuses et bienheureuses viennent se faire habiller par Azzedine, pour une bonne et simple raison : dans une robe Alaïa, elles se sentent belles. “Ses vêtements resculptent le corps, ce sont des machines de guerre, explique Olivier Nicklaus, réalisateur de la série documentaire Fashion. Très techniques, ses créations sont aussi très confortables.” Ancien élève des beaux-arts de Tunis section sculpture, Alaïa a un signe distinctif : il conçoit ses

56 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 ALAIA.indd 56

19/09/13 15:58

Pierre Vauthey/Sygma/Corbis

une silhouette sensuelle aux courbes organiques, lascive et rugissante de confiance en elle

robes en trois dimensions, en circulant autour de la robe, l’imaginant dans tout son mouvement. Il tournoie autour d’un Stockman ou de mannequins cabines qui vivent chez lui en permanence, et sa méthode rappelle la précision et la profonde connaissance du corps féminin des grands couturiers historiques. S’inscrivant dans la lignée d’une Madeleine Vionnet ou d’un Cristóbal Balenciaga, il modernise ce travail à l’aide d’astucieux jeux de zips tournants. Résultat : ses robes épousent parfaitement les formes, les galbent et les mettent en valeur comme jamais – lors de ses premiers défilés, les mannequins refusaient d’être payées et préféraient repartir avec les robes. étranger L’habileté du petit homme en noir ne date pas d’hier. Après une enfance et une adolescence passées à Tunis à se gaver de films dans les salles du Ciné-Soir (il voue un véritable culte à Arletty), Azzedine commence

à réparer des robes et à faire quelques menus travaux de couture avec sa sœur. Il consolide son apprentissage de tailleur chez une couturière de Tunis qui faisait des copies de Dior pour les riches femmes locales, puis trouve une place chez le vrai Dior, à Paris. Nous sommes au début des années 60, la guerre d’Algérie touche à sa fin. Cinq jours après son arrivée, on lui signifie qu’il n’est pas le bienvenu : “Tu es un étranger, tu ne peux pas rester ici.” “J’ai vraiment appris le mot racisme en arrivant en France”, se souvient-il. Dépité, Alaïa est alors recueilli par Simone Zehrfuss, la femme d’un célèbre architecte. Elle l’introduit auprès de Louise de Vilmorin, la compagne d’André Malraux, qui fréquente tout le gratin d’alors : Jean Prouvé, Orson Welles… Alaïa commence par faire les ourlets, puis des robes qui tapent dans l’œil des mondaines de l’époque. Le bouche à oreille fonctionne. Rue de Bellechasse, dans le petit appartement encombré par les nombreuses machines à coudre, le va-et-vient s’accélère. Azzedine habille madame de Rothschild, ou même Garbo à qui il confectionne des costumes masculins. Après deux ans passés chez Guy Laroche, il décide, sur les conseils de Thierry Mugler qu’il assiste un moment, de créer sa propre maison. Il monte son premier défilé en 1982. Peu enclin à se plier aux calendriers de la mode et à ses contraintes, il les organise chez lui. Parmi les mannequins, on trouve les débutantes Stephanie Seymour ou Naomi Campbell, 14 ans à peine, ou encore Linda Evangelista et Christy Turlington. Le couturier les prend sous son aile et développe avec elle des liens très forts – aujourd’hui encore, Seymour l’appelle “Papa”. Chaleureux et ultradoué, Alaïa, qui refuse toujours d’apprendre l’anglais, devient très vite le chouchou des rédactrices mode et des mannequins : “Avec les mains et les sourires, on peut tout dire”, rigole-t-il. “Je me souviens avoir défilé pour lui dans cet appartement. C’était très impressionnant. On était très proche des gens. Il y avait des parterres de grandes actrices, de femmes riches”, raconte Farida Khelfa, qui le rencontre en 1983 sur le tournage d’une pub réalisée par Jean-Paul Goude. 25.09.2013 les inrockuptibles 57

08 MODE 930 ALAIA.indd 57

19/09/13 15:58

spécial mode

Robe-bustier crééepour la collection printempsété 2003

dans les années 80, son apogée coïncide avec le retour d’un certain glamour

Patrick Demarchelier

je dévoile le plus beau, j’habille élégamment le reste. Elles se sentent elles-mêmes. On leur court après. Mieux, on leur fait la cour.”

Sur une photo restée célèbre, une Farida gigantesque fait face au tout petit Alaïa. “L’association Goude-Alaïa incarne vraiment la seconde moitié des années 80, les années Mitterrand, ce moment où la mixité éclot, où l’on croit très fort à l’intégration”, analyse Olivier Nicklaus. inspiré En 1985-1986, son apogée coïncide avec le retour d’un certain glamour et l’arrivée de filles telles que Béatrice Dalle. Dans les très mercantiles années 80, dominées par les power suits des working girls (ces tailleurs aux épaules très marquées), il propose un nouveau rapport au corps, sublimé plutôt que théâtralisé. Contrairement à ses compères Montana ou Thierry Mugler, il ne s’intéresse pas aux lignes spectaculaires ni à des fantasmes préétablis, mais à son sujet magnifié : “J’aime profondément les femmes. Ma robe est belle si elle rend belle.” Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre l’attente de ses clientes. “Quand je fais un vêtement, je pense à la femme qui l’achète, à ses raisons de l’acheter. En général, elle vient pour se remonter le moral, ou pour une occasion spéciale. Elle veut une robe dans laquelle elle se sente bien. Ce n’est pas rien : une robe qui te va bien peut même t’aider à trouver un mari !, plaisante-t-il. Dans mes robes, les femmes sont enveloppées,

bousculé Les années 90 lui sourient moins. D’un côté, l’avènement du grunge et sa remise en question de la société de consommation ; de l’autre, le règne d’un luxe exacerbé. Tom Ford pour Gucci et Carine Roitfeld dans Vogue militent pour une orgie de démesure, baptisée “porno chic” : dans les campagnes de pub d’alors, des codes venus de l’industrie porno tentent de faire vendre sacs ou escarpins hors de prix. Enivré par ses excès, le luxe se démocratise : petites maroquineries, sacs et portefeuilles de piètre qualité – dont l’intérêt unique est d’être généreusement siglés – bombardent le marché. Précisément l’inverse de la démarche d’Alaïa. La disparition de sa sœur, dont il était très proche, plonge Azzedine dans la dépression. Et sa maison connaît de grosses difficultés financières. En 2000, Alaïa cède une partie de son capital à Prada mais, prudent, garde le contrôle et la majorité. L’association ne dure pas. En 2007, Azzedine reprend ses billes et s’associe avec le groupe Richemont, toujours en gardant le contrôle. rassurant Aujourd’hui, la crise économique mondiale a forcé le luxe à se recentrer. Les gros logos qui cannibalisaient il y a peu sacs et T-shirts sont devenus les signes des excès qui ont entraîné la société dans une spirale descendante. Suite au krach boursier, les métiers d’art et les artisans sont revenus sous les projecteurs. Le local, le made in France, le made in “très patiemment”, “en petites séries”, voilà la nouvelle rareté. Alaïa en devient le parrain incontestable. Loin du storytelling agressif des jeunes marques sans histoire ni connaissance de la couture, son enseigne est devenue un monument français, rassurante par sa stabilité, son indépendance et surtout son luxe si extrême qu’il est imperceptible. C’est aussi une success story comme la France en a peu connues : un jeune homme haut comme trois pommes quitte la Tunisie pour la France et rêve d’habiller des princesses. Mission accomplie. rétrospective à partir du 28 septembre au Palais Galliera, 10, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, Paris XVIe, tél. 01 56 52 86 00

58 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 ALAIA.indd 58

19/09/13 15:58

GAB Pub.indd 1

19/09/13 10:25

spécial mode

Etudes, urbain et arty Pantalons amples, bananes, sweat-shirts : entre New York et Paris, le studio Etudes, le projet mode monté par les artistes Aurélien Arbet et Jérémie Egry, malaxe de manière très arty une grammaire ultra-urbaine à dominante bleu cobalt. etudes-studio.com

où est le cool ? spécial jeunes créateurs par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

I

plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com

Jacquemus, tomboy et néo-workwear Chouchou des rédactrices, le charismatique Simon Porte Jacquemus a réussi à capter quelque chose de l’époque avec ses filles frondeuses et glandeuses. Une mode androgyne et doucement 80, qui intéresse surtout pour son détournement du workwear – blouse de cuistot croppée ou sa néodjellaba en tissu de tablier. jacquemus.com

SasuKauppi, street et underground Diplômé du Central Saint Martins, le Finlandais Sasu Kauppi brouille les frontières entre sport et couture. Coupes looses, casquettes surdimensionnées, imprimés tribaux, amour du jean : inspirées par le streetwear et les subcultures des années 80 et 90, ses collections sont unisexes. sasukauppi.com

Jukka Ovaskainen

ls sont français (Laurence Airline, Jacquemus, le studio Etudes, Etienne Derœux) ou encore finlandais (Sasu Kauppi), nés dans les années 80 – ou tout juste pour le plus jeune et très médiatisé Jacquemus. Ils portent avec eux désir de renouveau, énergie, impulsion hip-hop et sportswear. Loin du corps contraint, rock, “slim” et victorien de la décennie précédente, ces créateurs inventent un vestiaire urbain aux formes amples, confortables qui laissent libre le mouvement. Ici, le jeu entre les genres est palpable et l’égalité est de mise : les filles marchent à plat, les vêtements sont souvent mixtes. Les excès du luxe ont également laissé des traces. Pour cette génération, plus question d’être hors de prix ou happy few : on veut être portable et abordable avant tout. Signe phare des années 90 et 2000, l’ostentation est passée de mode : le savoirfaire se fait discret. S’ils sont de très bonne facture, issus d’une connaissance précise des coupes et de l’histoire de la mode (en particulier chez Etienne Derœux), les vêtements font profil bas et se contentent d’afficher avec superbe leur coolitude plus que jamais descendue dans la rue.

60 les inrockuptibles 25.09.2013

07 MODE 930 68 6 CREA.indd 60

19/09/13 16:22

Etienne Derœux, fluide et architectural Passé par les beaux-arts d’Anvers et par l’école de la Cambre, le Lillois impulse élégance et fluidité à ses lignes très architecturales, influencées par le Bauhaus et les débuts du sportswear américain.

Brett Rubin/Laurence Chauvin-Buthaud

Tine Claerhout

Laurence Airline, wax et dandy Fondée par la Franco-Ivoirienne Laurence Chauvin, la marque, fabriquée à Abidjan, crée des ponts entre les deux continents et dessine une silhouette contemporaine, colorée et voyageuse. laurenceairline.com 25.09.2013 les inrockuptibles 61

07 MODE 930 68 6 CREA.indd 61

19/09/13 16:22

spécial mode

Instagram de Cara Delevingne

C

onnais tes angles flatteurs. Fais des expériences. Prends en 20 pour en avoir une bonne.” Voici les conseils de la top Crystal Renn pour réussir un selfie – un autoportrait pris avec son smartphone en étendant son bras devant soi. Miss Renn, comme tout mannequin un brin ambitieuse, est devenue une pro de la photo calculée au millimètre pour paraître spontanée. Crystal arty, Crystal bonnasse, la jeune Américaine construit un roman-photo à l’allure intimiste au cœur de l’industrie de l’artifice. Si le mot hybride a fait son entrée dans l’Oxford English Dictionnary cette année (tout comme le mot “twerk” d’ailleurs), c’est surtout pour le récit qu’il fait de la société actuelle et de sa puissance grandissante. En particulier (mais sans surprise) dans le milieu de la mode. Après un concours de mannequinat via selfie chez l’agence Next, c’est au tour du magazine anglais i-D d’orner sa couverture de la jolie Jourdan Dunn en train de se prendre en photo avec son iPhone. Depuis le boom des blogs de mode et la démocratisation d’outils technologiques toujours plus convaincants et développés, le vrai graal aujourd’hui est la proximité avec une intimité supposée impénétrable et forcément authentique. Précisément la promesse du selfie, photo si spontanée qu’on n’a même pas eu le temps de demander à un pote d’appuyer sur le bouton.

me, my selfie and I Castings de mannequins, couvertures de magazines, Instagram : la mode est accro au selfie, cet autoportrait réalisé à bout de bras avec son smartphone. Décryptage. par Alice Pfeiffer

Instagram de Gisele Bündchen

Jourdan Dunn en couve d’i-D (automne 2013)

Pour les mannequins, ça présente de sérieux avantages. Souvent réalisé en backstage, le selfie permet d’actualiser son CV en live, et de certifier de sa beauté “naturelle”. “Je tiens à souligner que je défile pour Chanel cette saison, que mon grain de peau est intact malgré les soirées folles que je fais avec mes amis très connus”, semble susurrer Lindsey Wixon aux marques via ses clichés par milliers. Idem pour Gisele Bündchen : quand elle pose en Bikini près de sa piscine, elle rappelle discrètement à son booker qu’elle a perdu ses kilos de grossesse et qu’elle est prête au cas où Gucci appelle. Mais cette documentation systématique du quotidien, symptomatique de notre temps, a un impact plus fort encore : elle permet la construction efficace de sa propre marque, un self-branding en flux constant, non déterminé par ses clients. Si Cara Delevingne est déclarée “Queen of Cool” par le Vogue Australie, c’est pour sa personnalité fofolle… découverte presque exclusivement sur ses selfies méticuleusement mis à jour : facilité à tirer la langue, galochage de copines connues (dont Rihanna), Cara s’est inventé un rôle dont l’unique scène est Instagram. Un rôle qui dit aussi qu’elle est affriolante en toutes circonstances… L’écrivain anglais John Berger a décrit le pouvoir du male gaze, ou l’idée d’un œil masculin imaginaire. Intériorisé par chaque femme, il régulerait ainsi son comportement et son apparence, maintenant en permanence ses normes antiques de désir et de domination. Aujourd’hui, cette surveillance est toujours là, version 3.0 et réinjectée dans la lentille de l’iPhone. Et c’est bien pour elle que, perchée bien haut au-dessus de leur tête, Cara, Doutzen, Karlie écarquillent les yeux et font la moue, mi-Lolita, mi-Pokémon. Mannequins pro oui, mais baisables avant tout.

62 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 GPAP 62 ModeSelfie.indd 62

19/09/13 16:45

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:16

néo-caillera

“Je me souviens de mon premier Lacoste/Quand toute la France dansait le Mia comme Akhenaton”*. Les codes hip-hop du début des années 90 font leur grand retour via un look sportswear et décalé, à la nostalgie assumée. photo CG Watkins stylisme Jean-Paul Paula modèle Johan *Booba feat. Kennedy, Je me souviens

sweat-shirt Nike parfums Azzaro, Bleu de Chanel bande-son Polygon Window de Polygon Window

spécial mode

64 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 série caillera.indd 64

19/09/13 17:37

25.09.2013 les inrockuptibles 65

08 MODE 930 série caillera.indd 65

19/09/13 17:37

veste sans manches Kaporal sweat-shirt à capuche Supreme pantalon de jogging, claquettes et chaussettes Adidas bande-son Crumbs 2 Bricks de DJ Screw

C

survêtement Cottweiler T-shirt Acne chaussettes et claquettes Adidas bande-son You Don’t Know (Reservoir Dogs Remix 1) de 702

laquettes de piscine chez Jacquemus, joggings et bananes du studio Etudes, casquettes retournées chez Julien David : les années 90 font leur grand retour (et pas seulement via le grunge). Le look “racaille”, observé sur les petits mecs de banlieue et canonisé par des films tels que La Haine ou des groupes comme IAM et NTM, refait surface. Sur les podiums, les couvertures des magazines branchés (Hero à Londres, Novembre en Suisse) et surtout dans les centres-ville, où les bobos chaussent des Air Max. Stylistiquement, cette mode est l’indicateur d’un changement majeur. Ces dernières années, c’était en effet les items de la culture bourgeoise et le look “chasse et pêche” qui dominaient. Le rockeur, comme les autres, s’habillait bourgeois. Le retour de ce look caillera, twisté avec des inspirations plus contemporaines, réaffirme avec force des codes puisés dans les cultures et subcultures populaires. Bombers, survêtements, requins, gourmettes ont supplanté veste de chasse et mocassins, et sont aujourd’hui mixés avec des pièces plus classiques. Le tout donne un look plus agressif, plus urbain mais aussi plus confortable, en phase avec l’époque et la génération Y : mobile, hybride, à la recherche d’une nouvelle transversalité. Certes emplie d’une nostalgie quelque peu adulescente pour l’esthétique lo-fi des années précédant la massification du net, cette mode réjouit par la confiance qu’elle a dans le futur : elle assume avec force la valeur du sportswear, un champ qui, par ses innovations technologiques, tente d’inventer le vestiaire de demain. Loin de la mode “héritage”, qui prévalait encore il y a peu, c’est un métissage stylistique et social que l’on veut. Géraldine Sarratia

66 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 série caillera.indd 66

19/09/13 17:37

25.09.2013 les inrockuptibles 67

08 MODE 930 série caillera.indd 67

19/09/13 17:37

veste de survêtement et casquette Lacoste col roulé Hermès bande-son The Flat Earth de Thomas Dolby

68 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 série caillera.indd 68

19/09/13 17:37

col roulé Hermès pantalon de jogging, casquette et sneakers Nike bande-son The Dream de Ghetto (ft. Big Sean)

25.09.2013 les inrockuptibles 69

08 MODE 930 série caillera.indd 69

19/09/13 17:37

bombers Komakino top à rayures Raf Simons jeans Levi’s Made & Crafted bande-son Second Skin de The Chameleons

70 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 série caillera.indd 70

19/09/13 17:37

chemise en flanelle à carreaux Saint Laurent Paris short de basket, casquette, manches et chaussettes Nike sneakers Converse bande-son Wonderful Days de Charly Lownoise (ft. Mental Theo)

25.09.2013 les inrockuptibles 71

08 MODE 930 série caillera.indd 71

19/09/13 17:37

pull et col roulé Kenzo casquette Nike bande-son Love Will Ruin Your Mind de Lungfish

spécial mode

Caroline redouble Adoubée par Lagerfeld, plébiscitée par les jeunes créateurs, le très rock mannequin Caroline de Maigret revient au top à 37 ans, vingt ans après ses débuts. par Géraldine Sarratia photo Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles

P  

rintemps 2013, Singapour. Dans une immense propriété de style colonial, la fête bat son plein. Pour la présentation du défilé Croisière (ces collections estivales qui sortent en automne), Karl Lagerfeld et Chanel ont vu grand : plus de 1 000 invités (parmi lesquels toutes les rédactrices mode Asie, qui manquent de s’évanouir à la vue de l’homme au catogan blanc) papotent dans l’immense jardin en étanchant leur soif. Près d’un des bars en bambou, on croise la top Cara Delevingne qui fait un peu la moue, comme à son habitude ; la vénéneuse et tatouée Jamie Bochert, petite copine de Michael Pitt ; Anna Mouglalis en grande discussion avec son mari ; ou encore Clotilde Hesme, magnifique, cheveux lissés en arrière. Toutes sont des filles Chanel : elles défilent, participent aux campagnes, aux événements ou se contentent de porter des créations maison. Lagerfeld a bon goût en matière de femmes. Il les aime un peu têtes brûlées, à l’élégance atypique, volontiers rock’n’roll. Chaque année, au gré des rencontres et des affinités, le crew s’agrandit. Caroline de Maigret l’a rejoint il y a deux ans. “L’Officiel m’avait demandé de tenir une radio dans un camion. J’interviewais les personnalités des premiers rangs lors des défilés, avec l’idée de leur faire parler d’autre chose que de mode. Karl avait parlé de son enfance, de tout un tas de trucs. Ça s’était super bien passé.” Quelques jours plus tard, le couturier la contacte et lui propose de défiler. Mais elle a décroché des podiums, a monté un label de musique (Bonus Tracks Records) avec son compagnon Yarol Poupaud, a un gamin, et surtout “35 balais et des formes”

– toutes relatives : Caroline de Maigret est grande, brune et longiligne. On retient instantanément son visage à la beauté singulière, préraphaélite, son attitude. De Maigret n’a rien de la it-girl du moment ou du mannequin qui suit les tendances à la lettre. Elle a un style “pas prise de tête”, composé le plus souvent d’un jean slim, d’un T-shirt et d’un perfecto, agrémentés d’une paire de baskets montantes Adidas. Des incontournables qu’elle rehausse, si besoin, de quelques pièces plus luxe. “La mode ne m’intéresse pas, explique-t-elle. J’ai une approche décalée et je fais tout pour la garder.” Ado, Caroline se sent “déplacée”. Pas à l’aise dans l’univers familial, aristo, où la passion de la politique se transmet depuis plusieurs générations et où l’on fait naturellement Sciences-Po. Son père, Bertrand de Maigret, a “bossé sur la mise en place de l’euro”. Sa mère, la nageuse Isabelle Poniatowski, est la fille de Michel Poniatowski, ministre de l’Intérieur de Giscard. A 15 ans, elle fait le mur et s’évade tous les soirs du XVIIe arrondissement familial pour sortir en boîte. Direction le Boy, les Bains. Elle est canon, on la laisse entrer partout. On est au début des années 90, elle danse pendant des heures sur de la soul, du rock ou sur la techno naissante. Pour la première fois, elle rencontre d’autres personnes que celles auxquelles l’avait destinée son éducation. On la repère, on lui propose le mannequinat. Elle dit non une première fois, puis accepte quand, bac en poche, ses parents lui refusent une inscription en histoire de l’art.

“j’ai toujours eu du mal avec le fait d’être payée pour marcher”

Elle part à New York : une libération. “On ne te demande pas d’où tu viens, ni ce que tu fais. A Paris, je me mettais à mal parler pour essayer de faire plus street.” Elle apprend sur le tas en traînant avec des artistes, des musiciens, des photographes et des créateurs. “Si tu es curieuse, ce métier est génial. Sur les shootings, je me trimballais avec un bloc-notes. J’essayais d’absorber toutes les références.” Elle défile pour Marc Jacobs, alors en plein boom, qui vient d’entrer chez Louis Vuitton. Il bloque sur son côté Birkin. “Il était fou de musique.” Elle revient à Paris avec l’idée de monter un label. “J’avais envie de promouvoir des gens qui avaient du talent. J’ai toujours eu du mal avec le fait d’être payée pour marcher, je le vivais comme une frustration.” Elle rencontre Yarol Poupaud, qu’elle voit en concert. “Il jouait heavy, blues, totalement mon style.” Le label se crée deux mois plus tard. Le couple se forme dans la foulée. Dans leur studio du IXe, ils enregistrent les demos de la nouvelle vague rock parisienne, des Parisians à Naast en passant par Second Sex. “Il y avait une sacrée énergie. On mettait tout ce qu’on faisait sur le net. Quand les gros labels les ont signés deux ans après, c’était trop tard. Puis le marché de la musique s’est cassé la gueule, c’est devenu moins amusant. On vendait des prestations à des opérateurs de téléphonie, plus à un public.” C’est à cette époque que la mode et Lagerfeld recroisent son chemin. Elle saisit cette deuxième chance, ce scénario à la Peggy Sue, comme un “formidable cadeau”. Si on repassait par les mêmes chemins, ferait-on les choses à l’identique ? Cette saison, il suffit de regarder le visage de Caroline de Maigret, que l’on retrouvera dans la campagne, presque goth, de Prada shootée par Steven Meisel, ou à de nombreuses pages de magazines (le Vogue US, le très trendy Candy) pour avoir la réponse : avec singularité et plus sereinement.

72 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE CAROLINE DE MAIGRET.indd 72

19/09/13 15:42

Paris, juillet 2013. Veste Chanel jeans Levi’s

08 MODE CAROLINE DE MAIGRET.indd 73

19/09/13 15:42

spécial mode

rappeurs modasses

Name-dropping de créateurs indé, collaborations avec des designers en vue, omniprésence dans les défilés. Plongée dans les coulisses du hype-hop. par Alice Pfeiffer

C

’est quoi cette veste ? Margiela ?” Ceci n’est ni une réplique de la série culte Ab Fab, ni un tchat de blogueuses de mode en train de se crêper le chignon. C’est Kanye West, drapé de Givenchy, qui, en 2010, interpelle Jay Z lors d’une performance de leur chanson Niggas in Paris. Bienvenue dans l’ère où les “ta mère” ont été remplacés par “ta veste en peau lainée”. Car ce vers de Kanye West a valeur de révolution : il est devenu l’hymne d’une nouvelle génération de rappeurs métrosexuels, plus soucieux de souligner leur crédibilité fashion que leur hétérosexualité. “Je vois ton Jil Sander, ton Costume National, ton Ann Demeulemeester, ton Damir Doma, ton Thom Browne”, rétorque deux ans plus tard A$AP Rocky dans sa chanson Fashion Killa, qui répertorie une trentaine de marques niches à des années-lumière des Snoop Dogg endiamantés d’antan. Entre deux concerts, ce minet aux nattes plaquées prend la pose en couverture de Jalouse, est l’égérie d’Alexander Wang et se fait shooter par Terry Richardson.

Wiz Khalifa, son alter ego bad boy et tatoué comme un marin, mêle codes street et rock’n’roll, arbore perfecto vintage, bottines Margiela et accessoires à n’en plus finir. Quant au Londonien Tinie Tempah, il est élu l’homme le plus élégant de 2012 par le GQ anglais, pour son talent à fusionner le dandysme de Mayfair et l’attitude de Shoreditch en une tenue. Même constat côté féminin : Rihanna, Angel Haze et Azealia Banks mixent fringues de créateurs avec des creepers et des détails plus punk. Un swag certifié 100 % sans bling. Cette quête d’un nouveau raffinement accompagne une autre libération, bien plus grande : celle de l’acceptation de l’homosexualité chez les rappeurs. Quel plus grand pas que celui du coming-out de Frank Ocean, ou des performances décomplexées de Mykki Blanco ? Jusqu’alors, l’hétéronormativité était de rigueur dans le milieu. Elle était indissociable de la street cred transpirante de testostérone et de son discours ultramacho. Toute sensibilité avait comme unique échappatoire le port de gros bijoux clinquants. Aujourd’hui, un discours queer et transversal se dégage de cette nouvelle génération de rappeurs. Soudain, sexualité, style et musique peuvent cohabiter

sans jamais se discréditer. Kanye, jeune papa, s’autorise les jupes en cuir et les chemisiers en soie Céline pour femme (sans oublier sa collaboration avec A.P.C. !), Pharrell Williams dessine des lunettes de soleil oversize avec Moncler en toute fierté, et will.i.am des Black Eyed Peas défile pour le créateur japonais Rynshu. Car c’est une autre ascension sociale que recherchent ces chanteurs, en quête d’une identité et d’un combat distincts de ceux du passé. Culture internet oblige, une nouvelle mixité s’offre à eux : tantôt musicalement (on pense notamment à Kendrick Lamar qui collabore avec la chanteuse du groupe indie Sonnymoon, Anna Wise), tantôt vestimentairement. Ainsi, le rappeur Drake arborait, lors des derniers Grammy Awards, un costume cintré Saint Laurent dont les codes évoquent la britpop ou les mods. “Ce que Drake veut, comme beaucoup de rappeurs, c’est un look à la fois inhabituel et subtil, ce qui est le contraire du bling, analyse sa styliste Laura Jones, qui habille aussi Alicia Keys. Aujourd’hui, il y a une vraie fierté à dénicher des jeunes marques. Comprendre la qualité, la fabrication, les coupes, le tombé d’un vêtement tout en ignorant son logo, c’est ça le nouveau luxe”, poursuit-elle.

74 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 RAPPEUR.indd 74

19/09/13 17:41

Phil Knott

Sportswear chic et pointu pour A$AP Rocky, le plus minet de la bande

08 MODE 930 RAPPEUR.indd 75

19/09/13 17:41

Matt Barnes

spécial mode

Creepers rosefluo et détails punk viennent pimenter le look d’Azealia Banks

Jason Squires/WireImage/Givenchy

Kilt en cuir et T-shirt oversize pour Kanye West dont les tenues de scène sont signées Riccardo Tisci pour Givenchy

Une démarche qui explique certainement le succès de petits labels comme Pigalle, marque du nord de Paris créée par le collectif Pain O Chokolat. Le style néosportswear raffiné compte parmi ses fans A$AP Rocky, Rihanna ou Diplo, pour son côté à la fois made in France et avant-garde. “C’est l’idée d’un mouvement plutôt que d’une énième marque, d’une conscience, et d’un sens d’identification qui fait toute la différence, explique le fondateur de la marque, Stéphane Ashpool. Le bling est ouvert à tout le monde, mais à l’heure où l’on a accès à toutes les informations sur internet, le vrai challenge est de rester original, de trouver des choses vraiment neuves et personnelles.” C’est donc, on peut le parier, cette quête vers le jamais-vu qui mène Kanye West à assister à des dizaines de défilés avec une passion débridée. On le voit au premier rang de créateurs underground comme Manish Arora, Haider Ackermann ou Anthony Vaccarello, répéter, encore et encore comme un mantra “Fashion breaks my heart” (“La mode me brise le cœur”). Pour Smiley Stevens, fondatrice du label new-yorkais Guns Germs $teal, les rappeurs actuels sont à la recherche d’une nouvelle crédibilité. “Leur truc, c’est la culture de la frontière. Ils veulent véhiculer un message beaucoup plus complexe à leur sujet, ils veulent dire : je suis moderne et multiculturel, mes influences sont l’union de diverses couches, ma conscience est profonde, mon goût est impeccable et mon style tout à fait naturel”, explique la créatrice, qui compte parmi ses clients Chris Brown, Rihanna ou Dom Kennedy. Cette hybridité culturelle, elle la raconte dans ses designs en mêlant des références aux débuts d’internet, au skate et à l’histoire – dont notamment une collaboration autour d’un sweatshirt avec l’artiste Robert Yager, qui a shooté la vie des gangs de L. A. pendant les années 90. “Depuis l’arrivée de Kim et Kanye, une nouvelle royauté hip-hop est née qui s’allie à des royaumes jusqu’alors inconnus”, explique Kristopher ArdenHouser, journaliste au Vogue Italie. Ainsi, après Damir Doma et Rick Owens, c’est au tour du monde de l’art de flirter avec les rappeurs : la performance de Jay Z avec Marina Abramovic ou les œuvres signées Kanye West et Takashi Murakami n’ont pas fini de nous prouver, comme le chantait Snoop Dog, que le “hip-hop is what makes the world go round” : le hip-hop est ce qui fait tourner le monde, gros.

76 les inrockuptibles 25.09.2013

08 MODE 930 RAPPEUR.indd 76

19/09/13 17:41

GAB Pub.indd 1

18/09/13 12:28

Deux concerts complets à l’Olympia et un nouvel ep très digne : cette fois, c’est certain, les Pixies sont bien de retour. C’est quoi, les Pixies ? Lors de notre entretien, le leader Frank Black donnait sa définition : “C’est de l’art, avec une esthétique, mais sans manifeste.” par Stéphane Deschamps

R

etour des années 90, épisode 8 328. On pouvait commencer l’étonnante quatrième semaine du mois de septembre 2013 en achetant la rééditionanniversaire de l’In Utero de Nirvana (ou le nouveau Sebadoh, c’est un choix de vie) et la finir en allant voir les légendaires Pixies dimanche

Brian Vander Brug/L. A. Times/Contour by Getty Images

bossa nova

Plein soleil sur le groupe de Frank Black (à gauche). A ses côtés, Kim… Shattuck, venue remplacer Kim Deal à la basse. Sherman Oaks, Californie, septembre 2013

à l’Olympia. Ce retour sur scène des Pixies n’est pas un événement en soi : le groupe s’est reformé en 2004, et n’a jamais cessé de tourner depuis. La (triste) nouveauté, c’est que la délicieuse bassiste et chanteuse Kim Deal n’en sera pas, puisqu’elle a jeté l’éponge il y a presque un an, au moment où le groupe entrait en studio pour enregistrer plein de nouvelles chansons. La vraie nouveauté, c’est donc que pour la première fois en vingt ans,

les Pixies ont de nouvelles chansons (cinq sont sorties, en digital, d’autres suivront), et qu’elles sont plutôt bonnes. Le point P avec Frank Black et Joey Santiago. Frank Black – On a fait une tournée de reformation pendant un an, puis deux, puis trois, quatre et cinq… Ça va faire dix ans maintenant ! Un groupe qui tient sur ses anciennes chansons, ça ne me gêne pas sur le principe. Mais ça ne me

78 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 78 GPAP Pixies.indd 78

19/09/13 15:54

satisfait pas complètement non plus. C’est mieux d’avoir de nouveaux morceaux. Il y a cinq ans, on a commencé à en parler. Le processus a pris du temps, il fallait que tout le monde se mette d’accord sur les modalités : le moment, le choix du producteur, l’écriture des chansons… Il y a deux ans, on s’est retrouvés à Boston en studio de répétition pour réaliser des nouveaux morceaux… et ce n’était pas très bon. Avant cela, il y a quatre ans, j’étais à

Los Angeles, je composais des chansons dans un studio. Joey Santiago et David Lovering étaient là. On a travaillé ensemble, c’était une étape de ce retour à l’enregistrement, même si on ne l’a dit à personne. Pour le nouveau disque, vous retrouvez Gil Norton et Vaughan Oliver, le producteur et le graphiste historiques des Pixies… Frank Black – Nous, on fait de la musique, on touche le cerveau des gens

en passant par leurs oreilles. Mais pour l’aspect visuel, qui est important, c’est Vaughan Oliver qui a fait le boulot, et un très bon boulot. Comme on n’avait rien sorti depuis très longtemps, c’était important de retrouver l’identité visuelle de groupe. Même chose avec Gil Norton. C’est le producteur avec lequel nous avons le plus travaillé, et celui que nous aimons le plus. Il nous comprend, on lui fait confiance. Pour beaucoup de fans, il est associé à la musique des Pixies. 25.09.2013 les inrockuptibles 79

08 930 78 GPAP Pixies.indd 79

19/09/13 15:54

Avril 1991, L. A. Le groupe est alors au sommet de sa gloire et Kim Deal (à gauche) est bien là

Renaud Monfourny

Au tout début de notre carrière, on avait une énorme énergie et un tout petit son. Puis avec Steve Albini (qui a produit les deux premiers disques, Come on Pilgrim et Surfer Rosa), on a gardé l’énergie, avec un son plus gros, plus puissant, plus agressif, mais encore assez décousu. Avec Gil Norton, on a gardé l’énergie et la puissance, mais il a su faire émerger la douceur, le côté pop, les mélodies. On est passés à un troisième niveau avec lui. Vous vous êtes retrouvés en studio après vingt ans sans avoir fait d’album. Etait-ce comme un voyage dans le temps ? Frank Black – Non, on s’est retrouvés comme avant. On n’a pas du tout eu l’impression que vingt ans s’étaient écoulés. Peut-être cinq, mais pas vingt. En studio avec Gil, c’est comme si le temps n’avait pas passé. Parce que c’est le même groupe, les mêmes personnalités avec le même producteur. Que s’est-il passé avec Kim Deal ? Elle vous a annoncé son départ au début de la session d’enregistrement, c’est bien ç a ? Frank Black – Oui, l’idée générale, c’est ça. Sa décision de quitter le groupe et ses raisons, c’est une histoire privée. Je ne sais pas exactement pourquoi elle est partie, elle ne me l’a pas dit et je ne peux pas parler pour elle. Elle nous a dit qu’elle ne voulait pas continuer, mais elle n’a absolument pas dit “arrêtez le projet d’enregistrement, arrêtez les Pixies”. Elle a tenu le temps qu’elle a pu, puis elle a décidé d’arrêter. Ça n’a pas été une catastrophe. Joey Santiago – Elle avait d’autres projets, la tournée des Breeders était planifiée. Elle savait qu’on prévoyait une tournée des Pixies et elle ne pouvait pas faire les deux. La tournée de retour des Breeders, pour les 20 ans de Last Splash, c’était sans doute plus gratifiant pour elle que les Pixies. Ce qui compte à mon avis, c’est qu’elle soit heureuse. Si quitter les Pixies signifie qu’elle est plus heureuse, elle a notre bénédiction, et la porte reste ouverte.

Son départ a-t-il mis le projet de nouveau disque en péril ? Frank Black – Sans doute que oui, dans le sens où on s’est demandé comment on allait continuer les nouvelles chansons sans elle. Bon, on fait quoi maintenant ? On suit la musique ou les lois du show business ? Quelle est la définition du groupe ? C’est quoi, les Pixies ? C’était les mêmes personnes depuis le début, est-ce que ça pouvait changer, ou pas ? Bien sûr, on a discuté de tout ça. Je ne sais pas si son départ a mis les Pixies en péril. Je ne suis pas certain. Peut-être que le projet aurait été plus en danger si elle était restée. Elle vous a manqué ? Notamment sa voix, très importante dans la musique du groupe ? Frank Black – Ce qui s’est déroulé dans le studio est privé. Je ne dirai pas ce qui s’est passé exactement. Parler de ça n’est pas dans notre politique éditoriale. Elle n’est pas sur les nouvelles chansons, ça, je peux le dire. Joey Santiago – Oui, elle a beaucoup manqué pour les chœurs. Kim est une très bonne bassiste, mais elle a surtout une voix unique, on voulait tous l’entendre chanter sur ces morceaux.

Pour la scène, vous avez remplacé Kim Deal par Kim Shattuck. Quitte à rester dans les Kim, vous auriez pu embaucher Kim Gordon, qui n’est plus dans Sonic Youth… Frank Black – La vérité, c’est qu’on y a pensé. Je respecte énormément Kim Gordon. Mais elle est dans son propre truc, sa place n’est pas dans les Pixies. Alors que Kim Shattuck, qu’on connaissait bien, qu’on aime et avec qui on avait joué il y a quatre ans, avait sa place dans les Pixies. Cinq nouveaux morceaux sont sortis. Vous en avez enregistré combien ? Joey Santiago – Une vingtaine de chansons et on prévoit d’en sortir douze. On a la chance d’être un de ces groupes avec une fan-base importante. On a un million et demi de “like” sur le Facebook du groupe. Ce dont on a besoin, c’est d’une bonne promo, pas d’un label. Internet, le format digital, c’est parfait pour nous. Frank Black – Je n’ai rien contre les labels, mais on n’en a plus vraiment besoin aujourd’hui, il y a d’autres options. La priorité pour un musicien, ce n’est plus d’avoir un contrat avec une maison de disques. C’est de faire

80 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 78 GPAP Pixies.indd 80

19/09/13 15:54

“on a explosé en plein vol, on ne s’est pas arrêtés dans un état comateux. Et c’est important, parce qu’on a laissé de bons souvenirs” des concerts et d’aller en studio pour enregistrer. L’objet disque n’est plus au centre, mais la musique oui. Ce qui compte, c’est la musique qu’on propose. Il n’y a rien d’autre. Avec le recul, pouvez-vous me dire pourquoi les Pixies se sont séparés il y a vingt ans ? Frank Black – Parce que j’étais fatigué. Trop de stress, des problèmes de drogue, d’alcool, beaucoup de choses négatives dans l’air… On n’était pas heureux. Il fallait que je sorte de là. Joey Santiago – C’était la décision de Charles (Frank Black – ndlr). Il savait qu’il serait plus heureux seul qu’avec les Pixies. C’est pareil pour Kim aujourd’hui : Charles est parti à l’époque pour être plus heureux. Moi, ça ne m’a pas rendu heureux. J’étais très triste, et en même temps soulagé, parce que je sentais l’insécurité à chaque fin de tournée. Et puis dans ce groupe, je ne contrôlais pas mon avenir. Libéré du groupe, ça m’a rendu le contrôle sur ma vie. On s’est séparés au moment de l’explosion grunge. Je ne sais pas quel album on aurait fait si on avait continué. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne ressemblait pas à un groupe grunge ! Mais je ne pense pas qu’on ait raté le coche. On a explosé en plein vol, on ne s’est pas arrêtés dans un état comateux. Et c’est important, parce qu’on a laissé de bons souvenirs. La reformation n’aurait sans doute pas été aussi bien accueillie si on s’était séparés sur un disque merdique. Quel est votre plus beau souvenir dans l’histoire des Pixies ? Frank Black – Je dirais l’année 1988, quand on est passé des petits clubs de 500 personnes à ceux de 2 000. C’est allé très vite, le public était à fond, l’air était enfumé, humide, les concerts étaient explosifs. Plein de choses arrivaient en même temps. Le groupe devenait très vite populaire, le public était très excité par la nouveauté qu’on représentait. C’était chaud et fort, les gens étaient fous. Quand je vois des photos de l’époque, je me souviens précisément du concert.

Tout le monde, groupe et public, savait que c’était un moment spécial, qui ne durerait pas toujours. Il fallait en profiter à fond, c’est ce qu’on a fait. Joey Santiago – Mon meilleur souvenir reste le tout début du groupe, avant les disques, quand notre but était d’avoir suffisamment de bonnes chansons pour les jouer en concert. J’aimais ce processus, ça me manque. On prenait des risques, et ça a payé. Imaginiez-vous, il y a vingt-cinq ans, que les Pixies seraient encore là ? Frank Black – Non, parce que mon cerveau ne fonctionne pas comme ça. Je n’imagine pas. Tout ce que j’ai en tête, c’est baiser ou ce que je vais manger à midi. Je suis très basique. Même l’écriture de chansons ne me demande pas d’imagination. (Il chantonne)… “Where is my mind? Where is my mind?” D’où vient ce refrain ? Je n’en ai aucune idée. C’est ma façon de travailler. Quand j’ai entendu une chanson des Beatles, j’ai voulu être dans les Beatles, j’ai voulu faire une chanson, j’ai voulu être en studio, j’ai voulu faire un concert. Et comment faire tout ça ? “Hey Joey, tu veux qu’on monte un groupe ? On va jouer un peu. Puis trouver un batteur. Puis un concert.” C’est de l’art, avec une esthétique, mais sans manifeste. Je suis dans le réel. Joey Santiago – Après la séparation, je savais que ça finirait par arriver, qu’on se reformerait. Tous les ans, des producteurs de spectacles nous demandaient quand on ferait un concert de reformation. Il y avait une énorme demande. Mais quand on s’y est remis, on a commencé par s’assurer qu’on était encore bons. Sinon on ne l’aurait pas fait. Au final, il faut contenter les fans. concerts les 29 et 30 septembre à Paris (Olympia), complet ep ep-1, disponible sur www.pixiesmusic.com et commercialisé en digital par Pias Signalons la sortie officielle de l’excellent Oddballs, recueil de chansons inédites de Frank Black, enregistrées entre 1994 et 1997, à l’origine vendu uniquement pendant une tournée en 2000. 25.09.2013 les inrockuptibles 81

08 930 78 GPAP Pixies.indd 81

19/09/13 15:54

“Woody Allen peut être brutal mais c’est rafraîchissant” Cate Blanchett illumine le dernier Woody Allen, Blue Jasmine, puissant portrait d’une femme à la dérive. Rencontre avec une actrice au sommet de son art. par Alex Vicente

S  

urprise !”, crie-t-elle de l’autre côté de la porte où une tête flottante apparaît, l’air légèrement clownesque. En l’espace d’une seconde, Cate Blanchett aura réussi à briser l’image qu’on se faisait d’elle. Dans le raffinement désuet de cet hôtel parisien, on s’attendait plutôt à l’entrée d’une grande dame du cinéma entourée d’une constellation d’assistants. Il n’en est rien. L’actrice australienne se révèle une star accorte, passionnée par son métier et obsédée par nombre de ses personnages, qui ne cessent d’apparaître tout au long de la conversation. Le dernier en date est, pour beaucoup, parmi les plus mémorables. Dans Blue Jasmine, elle incarne une élégante New-Yorkaise bourrée d’antidépresseurs et forcée d’emménager avec sa sœur dans un modeste appartement de San Francisco. Là-bas, Jasmine essaie de se remettre de son brutal déclassement. Sous le visage décomposé de cette banale épouse de milliardaire, Blanchett scrutée par Allen fait affleurer une héroïne de tragédie grecque.

Depuis de longues années, Woody Allen répétait à qui voulait l’entendre qu’il souhaitait travailler avec vous. Attendiez-vous son appel jour et nuit ? Cate Blanchett – Tout le monde me répète la même chose aujourd’hui, mais à l’époque je n’en avais pas la moindre idée ! J’ai toujours voulu qu’il me propose un rôle, mais je croyais qu’il ne voulait pas de moi. Tous les réalisateurs ne sont pas obligés d’être intéressés par ce que vous avez à leur proposer, c’est leur droit. Quand Woody vous appelle, vous savez que vous allez lui dire oui sans hésitation, même si vous n’avez pas vu le scénario en question. Quand j’ai finalement eu droit de le lire, je lui ai été encore plus reconnaissante. Décrocher un rôle comme Jasmine relève du rêve. Comment s’est déroulée votre collaboration ? J’étais aussi heureuse que terrifiée. Travailler avec vos héros peut être assez paralysant. Le danger pour les comédiens de ma génération ayant grandi avec ses films est de le considérer comme un monstre sacré. En réalité, Woody est quelqu’un de très pragmatique. Quand il n’aime pas quelque chose, il ne tourne pas autour du pot. Il peut

même être un peu brutal, mais je trouve ça rafraîchissant. Comme le dit la légende, c’est un homme économe de ses mots qui ne vous donne pas énormément d’indications, mais je n’ai aucun problème avec ça. Quand vous vous entendez bien avec un réalisateur, la communication permanente n’est pas toujours nécessaire. Pas besoin d’avoir un moulin à paroles en face de vous. Le trajet de Jasmine, sa chute, en fait une héroïne de tragédie classique, mais on peut la voir aussi comme une personne ultracontemporaine : droguée en permanence, incapable d’accepter la réalité qui l’entoure et aussi victime que complice de son effondrement financier. La voyez-vous ainsi ? Jasmine est un personnage très contemporain. Il existe des centaines de Jasmine dans les rues de n’importe quelle ville, des fragments de Jasmine dans beaucoup d’entre nous. Jasmine est le résultat de l’écroulement du système bancaire, de la crise financière globale et des déchets humains qu’ils ont provoqués. Quand je travaille sur mes personnages, j’ai tendance à laisser de côté cette dimension symbolique dans mon jeu, même s’il me semble très intéressant de l’analyser après coup.

82 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 GPAP Blanchett.indd 82

19/09/13 13:11

Trunk Archive/Photosenso 08 930 GPAP Blanchett.indd 83

19/09/13 13:11

Je trouve, par exemple, qu’il s’agit d’un personnage très américain. Dans quel sens ? Dans les symptômes cliniques de Jasmine, on peut trouver pas mal de traits de la société américaine d’aujourd’hui : l’isolement affectif, la culture de la médication ou l’impossibilité d’accepter un état autre que le bonheur. Là-bas, on parle du bonheur comme si c’était censé être permanent. Ils ne comprennent pas qu’il s’agit de quelque chose de presque insaisissable. Quand une catastrophe arrive, ils ont du mal à accepter le sentiment de tristesse qui va avec et s’acharnent à l’ignorer. Jasmine préfère être fantaisiste que lucide, ce qui fait écho au moment présent, où les Etats-Unis découvrent le schisme entre la place qu’ils croyaient occuper dans le monde et celle qu’ils occupent vraiment... On a beaucoup comparé Jasmine à Blanche DuBois, d’Un tramway nommé Désir, que vous avez interprétée au théâtre en 2009, ainsi qu’à Ruth Madoff, l’épouse du fraudeur responsable d’une escroquerie de 65 milliards de dollars. En quoi ont-elles été des modèles pour vous ? Woody n’a jamais voulu parler de modèles, et surtout pas Blanche DuBois, peut-être parce qu’il ne voulait pas se rapprocher des archétypes du sud des Etats-Unis. En tout cas, la ressemblance était pour moi assez évidente. Blanche et Jasmine sont toutes les deux des femmes brisées, avec une vision très romancée d’elles-mêmes, qui deviennent des victimes de la brutalité de l’Amérique capitaliste. En ce qui

Avec Woody Allen sur le tournage de Blue Jasmine, 10 août 2012

concerne Ruth Madoff, j’ai regardé certaines des interviews qu’elle a accordées après la détention de son mari, mais l’intention n’a jamais été de parler de ce cas en particulier. La crise économique n’a pas touché que la côte Est des Etats-Unis, elle est globale. On peut trouver des riches qui sont tombés de leur piédestal partout dans le monde. Croyez-vous, comme on l’a beaucoup souligné, que Blue Jasmine soit un film “différent” dans la filmographie de Woody Allen ? Je n’en suis pas sûre. Quand j’ai reçu sa proposition, j’ai revu presque tous ses films – comme je le fais à chaque fois qu’un grand réalisateur fait appel à moi. C’est vrai qu’il ne fait jamais des films liés à l’actualité, même si je crois qu’ils finissent toujours par refléter l’air du temps. Woody s’interroge sur la nature humaine et se pose souvent les mêmes questions : qui sommes-nous ?

qu’est-ce qu’on fait ici ? qui suis-je pour toi et qui es-tu pour moi ? Et puis, ce film explore une fois de plus la frontière entre réalité et fantaisie, ce qui arrive souvent dans ses œuvres, parfois d’une façon évidente et parfois d’une manière plus subtile. Mes films préférés sont Crimes et délits et Hannah et ses sœurs. J’aime beaucoup ce que Dianne Wiest fait dans ce dernier. Depuis quinze ans, vous êtes très sollicitée par Hollywood, mais le système n’a jamais réussi à vous formater. Comment faites-vous pour maintenir cette saine distance vis-à-vis du cinéma mainstream ? Quand les gens me parlent d’Hollywood, je ne comprends pas vraiment à quoi ils font allusion. J’ai l’impression qu’on identifie Hollywood avec des blockbusters et ce type de films à gros budget. Je n’ai pas l’impression d’avoir participé à ce genre de films. A une exception près : Le Seigneur

84 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 GPAP Blanchett.indd 84

19/09/13 13:11

Paul Chinn/San Francisco Chronicle/Corbis

“les films que je préfère de lui sont Crimes et délits et Hannah et ses sœurs”

des anneaux, qui s’est tourné très loin d’Hollywood, en Nouvelle-Zélande, et sous les ordres d’un vrai auteur, Peter Jackson… Avez-vous donc consciemment évité les projets commerciaux et à gros budgets pour préserver votre différence ? (elle hésite) Je ne sais vraiment pas quoi vous répondre. Je n’ai jamais eu de plan de carrière et je n’ai jamais voulu arriver où que ce soit. Ma devise a toujours été la même : travailler avec des gens intéressants dans des projets qui me paraissent stimulants, tant au cinéma qu’au théâtre. Vous venez de quitter la direction de la Sydney Theatre Company, que vous conduisiez avec votre compagnon Andrew Upton. Quel bilan tirez-vous de l’expérience ? Je viens de finir les représentations de ma dernière pièce, une mise en scène des Bonnes de Jean Genet, où j’ai donné

la réplique à Isabelle Huppert. J’ai passé cinq ans très enrichissants à la tête de la compagnie, où j’ai eu le plaisir de produire le travail des autres, mais aussi celui de monter sur scène régulièrement et d’expérimenter une connexion avec le public qu’on a tendance à perdre quand on travaille beaucoup pour le cinéma. Le théâtre vous rend plus intrépide. Je serais un peu idiote si je n’avais rien appris, si je ne m’étais pas améliorée ne serait-ce qu’un peu en tant qu’actrice. Vous avez travaillé avec Martin Scorsese, Steven Soderbergh, David Fincher et Wes Anderson. Prochainement, on verra vos nouveaux films avec Todd Haynes, George Clooney et Terrence Malick. Quels grands réalisateurs manquent encore à votre tableau de chasse ? J’adorerais travailler avec Scorsese à nouveau, et aussi avec Michael Mann. A chaque fois que je les croise, je leur demande : “A quand un film avec une femme comme personnage principal ?” Ils éclatent de rire avant de s’éclipser, donc je ne sais pas trop comment le prendre ! Tourner avec Malick était aussi l’un de mes rêves. Il s’agit d’un homme fascinant, qui ne fait pas de films mais des études philosophiques, théologiques. Je ne sais pas si je finirai par être dans le film, mais c’est le contrat que vous signez avec lui. Et, quitte à demander, j’aimerais vraiment que Woody pense à moi une deuxième fois. En ce moment, il est dans la chambre à côté. Ça ne vous ennuie pas d’aller lui demander de ma part ? (rires) lire critique de Blue Jasmine pages 90-91 25.09.2013 les inrockuptibles 85

08 930 GPAP Blanchett.indd 85

19/09/13 13:11

un regard acide Vol au-dessus d’un nid de coucou, c’est lui : Ken Kesey. L’édition inédite en France de son deuxième roman, Et quelquefois j’ai comme une grande idée, permet de redécouvrir cet auteur-clé de la scène psyché des années 60. par Emily Barnett pour s’inscrire à l’université de Stanford, en Californie. Jusque-là, tout va bien. En 1960, l’étudiant est happé par son destin : il accepte de servir de cobaye à la clinique de Menlo Park afin de tester les effets du LSD sur le corps humain (drogue, on le sait, utilisée jusqu’en 1966 par le gouvernement américain à des fins officiellement médicales et en partie militaires). Fasciné par les explorations du psychisme humain que permettent les substances hallucinogènes, Ken Kesey observe les freaks atteints de maladies mentales qui errent dans les couloirs : quelques mois plus tard, il se fait engager comme aide-soignant et entame la rédaction de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Dans le recueil d’entretiens Kerouac et la beat generation, Kesey révèle à son interlocuteur, l’auteur Jean-François Duval, avoir “écrit les premières pages complètement high. (…) Nuit après nuit, j’observais et je tapais. Tout le monde pensait que je me coltinais des rapports sur les patients, des comptes rendus pour les infirmières”. Paru en 1962, le roman, aujourd’hui réédité, offre une très curieuse descente aux enfers, bien plus grotesque et déjantée que son avatar filmique. On retrouve le turbulent McMurphy, ex-taulard se faisant passer pour un psychopathe, en butte à la discipline de fer que fait régner l’infirmière en chef, surnommée “La Major”. Le quotidien des “Chroniques”, des “Brouettes” et des “Légumes” nous étant relaté par Chef Broom, Indien sourd-muet et narrateur du livre. Gavage de médicaments, salle d’isolement, “bloc à choc” et incitation à la délation : Kesey fait un portrait au vitriol du corps médical et psychiatrique, qu’il transcende en hymne claironnant, féroce et souvent très drôle, à la liberté.

Ted Streshinsky/Corbis



ans un couloir d’hôpital, le regard vide et la lèvre pendante, un homme s’avance. Ce patient, interprété par Jack Nicholson, n’est plus que l’ombre de lui-même. Son cerveau a été lobotomisé, soumis à des chocs électriques qui, en d’autres temps, neutralisaient la folie et, avec, son emballage d’humanité et de neurones. Sorti en 1975, Vol au-dessus d’un nid de coucou, réalisé par Milos Forman, jetait un éclairage inédit et inquiétant sur le monde caché des instituts psychiatriques. Tourné en pleine crise post-Watergate, le film est une charge désillusionnée contre le système : l’autorité, désormais faillible, y est en outre allergique à toute forme de dissidence, jusqu’à broyer les individus. Entrant en résonance avec l’Amérique malade, aux idéaux érodés des années 70, qui sera la clé de voûte du Nouvel Hollywood, Vol au-dessus d’un nid de coucou est pourtant né, à l’orée des années 60, du cerveau (encore) intact d’un garçon de 26 ans. Treize ans avant son adaptation au cinéma, le roman remporte un succès immédiat, apportant argent et célébrité à son auteur. Le propulsant, surtout, sur le devant de la scène littéraire américaine, en héritier de Jack Kerouac et de la beat generation, puis en symbole d’un mouvement culturel naissant aussi diabolisé que fulgurant : l’ère psychédélique. Il faut dire que Ken Kesey a su d’emblée se faire remarquer par ses méthodes d’écrivain peu orthodoxes : né en 1935 dans le Colorado, ce jeune homme athlétique aux faux airs de Paul Newman (qui adaptera son second roman en 1970 sous le titre Le Clan des irréductibles) quitte la coopérative laitière familiale

86 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 KESEY.indd 86

19/09/13 13:12

Ted Streshinsky/Corbis

Ken Kesey, avant l’un de ses “Acid Tests” censés convertir la jeunesse américaine aux joies du trip sous LSD et du transcendantalisme. San Francisco, Californie, 1er octobre 1966

08 GPAP 930 KESEY.indd 87

19/09/13 13:12

Allen Ginsberg/Corbis

Timothy Leary, l’un des pionniers de la recherche en matière de substances psychédéliques, et Neal Cassady, ancien compagnon de route de Kerouac, dans le bus “Further” (photo prise par Allen Ginsberg)

avec l’interdiction en 1966 du LSD, son inspiration torrentielle s’est-elle brusquement tarie ? Car les échappées belles, ça le connaît. Et pas seulement par l’exploration des multiples dimensions du réel grâce à l’acide. En 1964, Kesey retape un bus scolaire à bord duquel il s’embarque pour une traversée d’Ouest en Est des Etats-Unis. A son bord : une bande de jeunes proto-hippies, les Merry Pranksters (“joyeux lurons”), et Neal Cassady, ancien compagnon de route de Kerouac et légendaire modèle du héros de Sur la route, Dean Moriarty. Véritable cheval de Troie du psychédélisme, couvert de motifs bariolés et flashy, le bus “Further” a pour vocation de convertir la jeunesse américaine aux joies du trip sous LSD et du transcendantalisme par le biais des “Acid Tests” – sortes de soirées son et lumière sous trip. Ginsberg en parlera comme de “la concrétisation matérielle des rêves les plus fous et les plus colorés”. Ce voyage, relaté par Tom Wolfe dans Acid Test en 1968 (réédité en poche), qui a aussi fait l’objet d’un film documentaire en 2011, Magic Trip, atteint son apogée lors d’une fête à Manhattan en présence de Jack Kerouac. L’apôtre de la beat generation est alors âgé de 42 ans. Mais la grande fête prévue vire au fiasco. Dans un entretien, paru en 1994 dans le Paris Review, Kesey raconte que “Kerouac était offensé par notre

aspect sauvage, en particulier par l’habitude qu’on avait de se mettre un drapeau américain sur la tête. Il pensait qu’on se moquait des Etats-Unis”. Lorsqu’il évoquera cette soirée dans Acid Test, Tom Wolfe décryptera ce pénible malentendu en ces termes : “L’étoile de Kerouac décline, celle de Kesey monte au firmament.” Devenu en un rien de temps le nouveau chantre de la contre-culture, Kesey finit de consolider son aura en publiant, également en 1964, son second livre : Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de son propre aveu “la meilleure œuvre que j’aie jamais écrite”. Drame shakespearien et sauvage, écrit en partie sous champignon, ce roman encore jamais publié en France se déroule dans une ville forestière de l’Oregon, autour d’une toute-puissante famille de bûcherons en conflit avec la population locale. Le refus acharné des Stampers, géants virils et descendants de pionniers, de s’associer à une grève générale est le prétexte d’une fresque mystique et barrée sur fond de duel fratricide. En 800 pages, Ken Kesey bâtit un grand roman des origines, opposant homme et nature, patriarches et héritiers, individualisme et collectivité. La fiction, chez Kesey, découle du bras-de-fer entre ces diverses puissances, combiné à une audacieuse expérimentation formelle. Proche du cut-up, son système de glissement de points de vue (par le jeu calligraphique des italiques et des parenthèses), d’emboîtement des époques, renforce les distorsions spatio-temporelles de la narration pour lui donner, au final, l’aspect d’un grand chant polyphonique – et parfois, disons-le, bavard. Pour former cette fable aux accents melvilliens, mixant argot et incantations magiques, Kesey aura travaillé pendant deux ans sans interruption, parfois jusqu’à trente heures d’affilée.

88 les inrockuptibles 25.09.2013

08 GPAP 930 KESEY.indd 88

19/09/13 13:12

“Les gens me demandent parfois pourquoi je n’écris pas autre chose de ce style et je leur réponds que je ne peux tout simplement pas. Je ne peux plus contenir tout ça à la fois dans ma tête”, explique l’auteur dans une citation dévoilée en quatrième de couverture. De fait, Kesey fait partie de ces écrivains aux carrières littéraires fauchées (ne suivront, bien qu’il ait consacré sa vie à l’écriture, que des textes courts, journaux, livres pour enfants), inhérentes, semble-t-il, à la folie furieuse d’une époque. Avec l’interdiction, en 1966, du LSD, clôturant l’ère d’innocence psychédélique, son inspiration torrentielle s’est-elle brusquement tarie ? Dès 1963, Kesey a fait l’acquisition d’une superbe maison à La Honda, en Californie : s’y retrouve le gratin de la culture underground américaine : Ginsberg, Burroughs, Cassady et même les Hell’s Angels, en 1965, “pour trois jours de défonce et de musique à plein tube”. “C’était la jonction de deux univers complètement différents : d’un côté, celui de la bière, de l’autre celui des hallucinogènes”, relate Kesey dans le livre de Jean-François Duval. Parallèlement, il est poursuivi par le gouvernement américain pour possession de… marijuana ! Il fuit au Mexique, puis, à son retour aux Etats-Unis, passera six mois en prison – expérience qu’il relate dans son “journal de prison” qui ne sera pas publié avant 2003 chez Penguin.

08 GPAP 930 KESEY.indd 89

A l’auteur de Kerouac et la beat generation venu lui rendre visite en 1998, dans sa ferme au fin fond de l’Oregon, Kesey exposait ses craintes face à l’uniformisation de l’édition : “En ce moment, on assiste à un vrai tremblement de terre dans le monde de la littérature telle que nous la concevons. A force de rachats et de concentration, toute l’édition américaine – et mondiale – est aujourd’hui aux mains de gens qui ne connaissent rien à la littérature, et qui ne sont plus intéressés qu’aux best-sellers et aux chiffres d’affaires. Avec leur politique stupide à court terme, les meilleures maisons d’édition de New York se retrouveront bientôt sans un seul vrai lecteur… Vous comprenez pourquoi la conquête par le net devient un enjeu vital pour nous ?” A l’aube de la culture numérique de masse, Kesey, mort en 2001, était déjà fin prêt pour ce nouveau voyage. Après l’évasion par les drogues, l’épopée en bus tape-à-l’œil des sixties, l’évocation littéraire de la conquête des grands espaces, internet recelait aux yeux du gentleman farmer de 63 ans la promesse d’une nouvelle escapade vers l’infini. Vol au-dessus d’un nid de coucou (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Deutsch et révisé par Virginie Buhl, 382 pages, 22 € Et quelquefois j’ai comme une grande idée (Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Antoine Cazé, 800 pages, 24,50 €, en librairie le 3 octobre

19/09/13 13:12

Blue Jasmine de Woody Allen

La déchéance sociale d’une épouse de milliardaire. Une fable virtuose, où la drôlerie le cède peu à peu à une noirceur inouïe.



asmine (Cate Blanchett, extraordinaire) descend de son avion à l’aéroport de San Francisco. Depuis New York, elle n’a cessé de soûler de paroles sa voisine, une vieille dame qui s’en plaint auprès de son fils venu la chercher. Jasmine est complètement flippée, parle tout le temps, exprime son angoisse, ne supporte pas la promiscuité, avale des médicaments comme des bonbons, et elle débarque sans prévenir chez sa sœur, Ginger (Sally Hawkins), qu’elle avait perdue de vue depuis des années. Il faut dire que Jasmine est mariée à un homme d’affaires fortuné, Hal (Alec Baldwin) qu’elle vient de quitter, tandis que Ginger est restée une prolétaire. Le choc des cultures va s’avérer rude.

Donc aussi source de drôlerie. Par un jeu de va-et-vient, nous allons découvrir le passé new-yorkais de Jasmine et les péripéties de son séjour à Frisco. De toute évidence inspiré d’Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams, qui n’a jamais fait personne se taper les cuisses de rire, Blue Jasmine commence comme une comédie. Sans dévoiler la fin du film, tout l’art de Woody Allen va consister (le spectateur le comprend assez vite), de façon extrêmement progressive, à le transformer en drame psychologique. Ce qui faisait rire au début – un personnage de femme névrosée, que le spectateur identifie immédiatement comme étant le héros classique et familier d’un bon vieux film de Woody Allen – va devenir la source de notre émotion.

90 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 86 SCINE OUV.indd 90

19/09/13 14:54

le moins que l’on puisse dire, c’est que le regard que porte Woody Allen sur l’humanité ne s’améliore pas avec l’âge

Cate Blanchett et Alec Baldwin

Le moment où tout bascule, où la dégringolade commence, est assez facile à identifier. C’est celui où soudain, entre la poire et le fromage, dans une discussion marrante entre Jasmine et les copains dragueurs et lourdingues de Ginger, nous apprenons par inadvertance un détail capital sur le mari de Jasmine. Ce personnage fat et antipathique que nous regardions avec ironie dans la scène précédente (un flash-back), nous ne le verrons plus du même œil. Le point de vue change. Il aura suffi d’un seul mot, d’un petit grain de sable dans la machine comique emballée de Woody Allen pour renverser la vapeur dans l’autre sens. Blue Jasmine, c’est d’abord cela, un projet esthétique : comment passer de la distance du rire (au début d’un film, la complicité avec le personnage principal n’est pas encore établie) à l’identification et à l’empathie ? C’est presque à une leçon d’écriture cinématographique (si le terme n’était pas déplacé chez un auteur si peu professoral) que nous assistons donc : comment se rapproche-t-on d’un personnage ? C’est le premier point : la grâce d’écriture retrouvée de Woody Allen,

qu’il perd et oublie dans certains de ses films – sans qu’on comprenne bien pourquoi d’ailleurs. Comme souvent chez Allen, l’art de la parodie (qui lui vient de son admiration pour les grands humoristes du New Yorker qu’étaient dans son enfance S. J. Perelman, Robert Benchley ou Will Cuppy) s’assortit d’une satire sur son époque. Chez Tennessee Williams, Blanche Dubois (Jasmine ici) devenait folle quand elle découvrait que son riche mari, qu’elle vénérait, était homosexuel. Chez Allen, rien de tout cela. Le mari de Jasmine est manifestement inspiré du financier véreux Madoff (chez qui le spectateur français s’amusera aussi à reconnaître certains points communs avec un récent ministre du Budget…). C’est la superficialité de Jasmine, sa naïveté et sa bêtise qui seront cause de la chute du couple et surtout du mari. Jamais peut-être, depuis les personnages qu’interprétaient Mia Farrow (comme par exemple dans Alice) ou Gena Rowlands (dans Une autre femme), Allen n’avait décrit un personnage féminin avec tant de cruauté. Chez lui, les femmes sont souvent victimes des hommes (Scarlett Johansson dans Match Point ou Anjelica Huston dans Crimes et délits), des hommes qui s’en sortent en toute impunité. Dans Blue Jasmine, Jasmine est responsable, sinon coupable. Si Alice, malgré l’échec de son couple, survivait et triomphait, si Blanche DuBois chez Williams finissait en hôpital psychiatrique, Woody Allen abandonne Jasmine dans la rue, livrée à elle-même, sans aide. Seule et sans espoir de guérison. Les mêmes mots, les mêmes tics qui nous faisaient tant rire au début ont perdu tout aspect comique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le regard que porte Woody Allen sur l’humanité ne s’améliore pas avec l’âge. Il est sans pitié. Jean-Baptiste Morain Blue Jasmine de Woody Allen, avec Cate Blanchett, Sally Hawkins, Alec Baldwin (E.-U., 2013, 1 h 38). lire aussi l’entretien avec Cate Blanchett pp. 82-85 25.09.2013 les inrockuptibles 91

08 930 86 SCINE OUV.indd 91

19/09/13 14:54

Miele de Valeria Golino avec Jasmine Trinca (Fr., It., 2013, 1 h 40)

Grégory Gadebois et Céline Sallette

Mon âme par toi guérie de François Dupeyron Chronique attachante du quotidien bluesy d’un prolo désœuvré qui pense être doté d’un don : guérir par imposition de la main.

A  

vouons-le, on avait un peu lâché le cinéma de François Dupeyron depuis son néo-académique La Chambre des officiers (2001). Dans le dossier de presse, le réalisateur pousse un cri de rage et de détresse sur les cruelles réalités du marché, qui laissent chaque année sur le flanc des dizaines de projets de films. Dupeyron a en partie raison (difficultés de financement accrues, rétrécissement du goût des argentiers du cinéma, etc.), mais il devrait aussi prendre conscience que des dizaines de jeunes cinéastes déboulent chaque année sur la piste et que, l’écosystème français n’étant pas extensible à l’infini, fatalement cela pousse vers la sortie certains de ceux qui sont de l’autre côté de la pyramide générationnelle. L’histoire de Dupeyron se termine provisoirement bien : il a trouvé refuge chez le producteur flibustier Paulo Branco, un nom synonyme de maigres budgets mais de liberté artistique totale, toutes choses qui se ressentent dans ce film. On y colle au blues de Frédi, quadra motard solitaire qui vient de perdre sa mère. Signe particulier, Frédi aurait hérité du don

une communauté guédiguianesque filmée au naturel, dans une recherche de vérité saisie à vif

de celle-ci, celui de guérir par simple toucher de la main. Dans son lotissement HLM, il y a aussi son père, moraliste désenchanté, son pote d’enfance, et Nina, jolie alcoolique qui s’abîme de bière en bière sur les terrasses du bord de mer. Dupeyron et son chef op star Yves Angelo filment cette communauté guédiguianesque au naturel, dans une recherche de vérité saisie à vif et de dépouillement de tout effet de signature, même si la caméra à l’épaule et l’image non apprêtée finissent aussi par faire effet de style. Ce parti pris un peu usé ainsi que certains remugles de cinéma vieillot (Darroussin et ses tirades désabusées semblent venir d’un Carné ou d’un Duvivier) n’empêchent pas le film de se déployer sur la durée, d’installer un climat et un décor (la riviera à l’envers des palmiers), et d’y inscrire des personnages attachants. Dupeyron n’en fait pas trop non plus sur les miracles guérisseurs : entre réel don, hasard d’une guérison et charlatanisme, le film ne tranche pas et préserve le mystère. Ce don sans doute bidon, c’est juste la part de rêve, de croyance, d’utopie qui reste dans des existences où les rétributions concrètes ont foutu le camp. Pas parfait mais attachant par sa liberté de ton et de fond, Mon âme par toi guérie se révèle une fable sombre de notre ère de crise, un blues poisseux où pointe un peu de lumière – mais pas trop. Serge Kaganski

Premier film de la comédienne italienne. Sujet intrigant, traitement routinier. Valeria Golino a-t-elle eu raison de passer à la réalisation, comme tant de comédiens ? Elle a, en tout cas, déniché un sujet fort et a su le faire émerger petit à petit dans son récit grâce à un beau travail sur l’ellipse – on met un certain temps à comprendre de quoi il retourne (l’héroïne, Irène, pratique clandestinement l’euthanasie). Mais une fois le mystère initial éclairci, le film n’évolue plus et reste sur ses rails. La cinéaste en herbe s’en tient à un programme paresseux et bien huilé, utilisant un montage mécanique, peut-être pour refléter la monotonie du personnage. Par exemple, les séances de natation d’Irène, totalement inutiles. Des séquences récurrentes qui servent à intriguer au départ n’ont plus de raison d’être ensuite. Notamment, les voyages de la jeune femme qui se rend régulièrement au Mexique pour acheter un barbiturique interdit en Europe. Il y a quelque chose de fastidieux dans cette histoire aux prémisses insolites. La routine de la mort sera interrompue par une amitié amoureuse entre Irene et un vieux misanthrope, et se clôturera sur une pirouette poéticonunuche. Au bout du compte, on se sent floué par ce film qui n’est finalement qu’une plate chronique de la solitude. V. O.

Mon âme par toi guérie de François Dupeyron, avec Grégory Gadebois, Céline Sallette, Jean-Pierre Darroussin (Fr., 2013, 2 h 04)

92 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 92 93 SCINE SEQ.indd 92

19/09/13 13:27

Lettre à Momo de Hiroyuki Okiura Un manga plein de vie où une petite fille commerce avec des esprits farceurs. près la mort soudaine de son mari, une jeune femme quitte Tokyo pour son île natale avec sa petite fille de 11 ans, Momo. Ce retour, conséquence d’un bouleversement émotionnel, est relativisé par l’irruption de trois êtres surnaturels et espiègles, des “gardiens” de l’au-delà, que seul l’enfant perçoit. Reprenant sa carrière de réalisateur quatorze ans après son premier long métrage remarqué – Jin-Roh, la brigade des loups –, Hiroyuki Okiura ne persévère pas dans sa veine noire futuriste mais rejoint la cohorte des cinéastes d’animation qui font peu ou prou allégeance

 A

08 930 92 93 SCINE SEQ.indd 93

au style et à l’esprit de Miyazaki – influence qui semble écrasante au Japon. On ne s’en plaint évidemment pas. D’autant plus qu’Okiura s’en sort avec brio, eu égard à la finesse de son trait (dû à Masashi Ando, chef de l’animation, transfuge du studio Ghibli) et à son talent d’observation. Le film, qu’on peut assimiler à Mon voisin Totoro ou à d’autres œuvres des studios Ghibli (Kié la petite peste ou Kiki la petite sorcière), brille autant par sa vision aiguë et détaillée du quotidien, des plaisirs qui jalonnent les journées d’enfants en vacances, que par l’intrusion intempestive du fantastique, celui-ci

constituant à la fois une soupape pour évacuer le pathos sous-jacent de l’histoire et un formidable “oufanpo” (ouvroir de fantaisie potentielle). Voir la fabuleuse séquence où Momo part en pleine nuit de tempête chercher du secours pour sa mère malade et traverse un pont grâce à une myriade d’êtres surnaturels qui forment un tunnel pour la protéger. Si le film est si réussi et euphorisant, c’est

également par son soin presque maniaque du détail ordinaire, qui ne vise pas une restitution vériste de la réalité (de toute façon contrecarrée par les accents fantastiques) mais une impression de proximité et de fraîcheur, une plénitude sensorielle, que seuls certains dessins animés japonais, jamais égalés, parviennent à communiquer. Vincent Ostria Lettre à Momo de Hiroyuki Okiura (Jap., 2011, 2 h)

19/09/13 13:27

Players de Brad Furman avec Ben Affleck, Justin Timberlake (E.-U., 2013, 1 h 32)

DanielB rühl est Niki Lauda

Rush

de Ron Howard L’histoire d’une rivalité sportive mythique dans un biopic classique mais assez séduisant.

 D

ans la filmographie sans éclat de Ron Howard, qui alterne depuis plus de trente ans science-fiction et prestigemovie, cinéma d’action et comédie pour kids, Rush occupe une place très particulière. Premier film que l’Américain réalise en dehors du système des studios, dont il a longtemps été un simple faiseur anonyme, c’est aussi son plus personnel, celui qui manifeste enfin une singularité, un point de vue. A l’origine de ce captivant race-movie, il y a donc la passion du cinéaste pour les courses automobiles, un penchant fixé dès son enfance, à l’époque des seventies, dans laquelle s’inscrit ce biopic inspiré de la rivalité féroce que se menèrent deux champions toqués de Formule 1. Ils s’appelaient James Hunt et Niki Lauda, gravirent ensemble les marches du succès et devinrent, au milieu des années 70, parmi les plus célèbres frères ennemis de l’histoire du sport, livrés à un duel à mort sur leur terrain de jeu. Le premier était blond, athlétique, dandy séducteur dopé au risque et à la coke (c’est Chris Hemsworth, aka Thor, qui l’incarne idéalement) ; le second était un cynique fils de riche, insensible et obsédé par la gagne (c’est Daniel Brühl, moins antipathique qu’à l’accoutumée).

Dans un souci plutôt élégant de reconstitution vintage, tout en filtres jaunes et scansions glam-rock, le film déploie les histoires croisées de ces idoles selon la grammaire la plus usée du biopic, mêlant les scènes de courses aux bourrasques intimes, la splendeur des champions à l’ordinaire des hommes. Le parcours est certes classique, semé d’embûches orchestrées par un scénario rudimentaire, mais la force de Rush tient à sa manière de déborder la simple dialectique entre l’insouciance de son héros casse-cou et la rationalité de l’autre. Ce qui intéresse Ron Howard, qui a visiblement choisi son camp, c’est la vitesse, l’euphorie des courses, le souffle du risque. Ainsi, le film s’emballe dès lors qu’il se concentre sur le personnage de l’excessif James Hunt, érotisé et mythifié, ou lorsqu’il investit le champ des runs automobiles avec une maestria technique saisissante, privilégiant la courte focale et un montage heurté dans sa quête d’urgence. Il y a en creux une fascination nostalgique et un désir contagieux dans cet hommage aux héros flamboyants d’une époque révolue, qui offrent à Ron Howard de bousculer un peu le cours académique de son cinéma.

Un vrai-faux remake de Wall Street dans le milieu des paris en ligne : bling et convenu. “Greed is good” (“la cupidité, c’est bien”), entendait-on dans le premier Wall Street d’Oliver Stone, instantané kitsch des eighties décadentes et de leur culte du fric. Près de vingt-cinq ans ont passé mais la formule est restée pertinente si l’on en croit le pitch de Players, le nouveau film du yes man Brad Furman (La Défense Lincoln). C’est en réalité un remake officieux de Wall Street, à ceci près que l’action a été déportée des places boursières aux nouvelles sphères de l’argent facile : soit le milieu des jeux en ligne, ces casinos immatériels auxquels va s’initier un jeune loup de la finance (Justin Timberlake) sous l’emprise de son mentor manipulateur (Ben Affleck). Entre le récit d’apprentissage et le film de casse, Players emprunte une mécanique de thriller hyper datée, empesée par une mise en scène brouillonne et clinquante, une écriture nonchalante et un esprit de sérieux frisant le grotesque. Il souffre surtout de la même schize que son modèle : cette manière d’employer les mêmes armes que l’objet dénoncé, d’ébaucher une critique du bling tout en s’y vautrant fièrement. R. B.

Romain Blondeau Rush de Ron Howard, avec Chris Hemsworth, Daniel Brühl (E.-U., All., G.-B., 2013, 2 h 03)

94 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 94 95 SCINE SEQ.indd 94

19/09/13 16:59

Mathieu Demy et Denis Podalydès

Les Conquérants de Xabi Molia Deux frères, une relique maudite, un père défunt : un road-movie pyrénéen sans grand relief. alédiction familiale, décors par les noms biblique et arthurien de ce film un peu plus qu’un banal voyage tourbeux, fraternité houleuse ; on de ses personnages) ne le laisseraient initiatique à la fantaisie bien lourdaude. voudrait sauver ces Conquérants présager, Les Conquérants échoue très vite Noé (Mathieu Demy) et Galaad (Denis pour les passerelles qu’ils à faire agir la moindre chimie entre Podalydès, pas si loin de son personnage ne cessent de jeter, contre toute attente, cette mixité de registres, qui s’évitent plus d’Adieu Berthe), partent donc conjurer vers un certain cinéma américain moderne, leur malchance en remettant en place, qu’ils ne se rencontrent dans l’écriture du Jeff Nichols de Shotgun Stories téléfilmesque de Xabi Molia. au fin fond des Pyrénées, une relique au David Gordon Green de L’Autre Rive Il y avait là quelques conditions propices maudite dérobée par leur défunt aventurier (troquant la torpeur du Mississippi à une œuvre intelligente ; elle cogne sans de père. Le récit de leur pèlerinage est pour la brume pyrénéenne). Mais rien cesse à l’intérieur de la triste normalité un emmêlement de comique bon enfant à faire : s’il y a bien une surprenante qui plombe le film – mais n’en prend hélas (éternel attrait burlesque de la lose), parenté des ingrédients, Xabi Molia navigue de fantastique très, très pauvre (effets jamais les rênes. Théo Ribeton à des années-lumière d’un quelconque spéciaux grotesques) et de crise de la mysticisme tragique – il travaille le quarantaine un brin téléphonée. Les Conquérants de Xabi Molia comique français le plus ordinaire qui soit, Ni vraiment drôle, ni aussi malin que avec Mathieu Demy, Denis Podalydès, et y noie toutes les chances de faire ses quelques indices intellos (à commencer Christian Crahay (Fr., Bel., 2012, 1 h 36)

 M

08 930 94 95 SCINE SEQ.indd 95

19/09/13 16:59

La Martienne dévoreused ’hommes ScarlettJ ohansson dans Under the Skin de Jonathan Glazer

un Toronto nommé désir Pour sa 38e édition, le Festival de Toronto a confirmé son statut d’antichambre des oscars et accueilli à sa marge de superbes films hantés par la question du désir et de ses mystères.

L

oin des rivalités intestines et de la concurrence acharnée que se livrent les hauts lieux cinéphiles du Vieux Continent – Cannes, Venise et Berlin –, le Festival international du film de Toronto affichait dès l’ouverture de sa trente-huitième édition une arrogante santé. Avec plus de trois cents films disséminés entre plusieurs sélections, des avant-premières mondiales, un tapis rouge saturé de stars et un marché toujours plus attractif, le festival canadien a poursuivi cette année sa politique de conquête et de développement, au risque, parfois, d’une certaine confusion. Sans compétition officielle, sans ligne éditoriale ni système de hiérarchie autre que celui arbitraire du buzz, les films s’enchaînent ici au rythme d’une litanie fastidieuse, d’où se distinguent néanmoins quelques traits saillants. Le premier et plus évident est celui des prestige-movies, ces titres d’auteurs internationaux propulsés ici-même dans la course aux oscars, au sommet desquels trônait cette année le nouvel opus de Steve McQueen (Hunger, Shame) : 12 Years a Slave. Récompensé de la seule distinction du festival (prix du public), ce film d’époque calibré pour les awards (un grand sujet – l’esclavage –, des acteurs en hyper-performances – Michael Fassbender, Brad Pitt) étonne surtout par sa sécheresse et sa rigueur

après Shame, Steve McQueen embrasse un classicisme racé et signe un puissant mélodrame

formaliste. Libéré des effets de style et du surmoi d’auteur qui faisaient sa signature, Steve McQueen embrasse un classicisme racé et signe un puissant mélodrame. Mais c’est à un autre Britannique que l’on doit la plus belle vibration de cette édition torontoise : Jonathan Glazer, auteur de Birth en 2004, qui venait présenter Under the Skin. Récit d’initiation sexuelle d’une Martienne dévoreuse d’hommes (Scarlett Johansson), c’est un conte morbide et sensuel traversé de superbes fulgurances plastiques, un geste singulier qui aura donné la mesure d’un festival hanté dans ses marges les plus stimulantes par la question du désir et de ses mystères. Il y eut ainsi Abus de faiblesse de Catherine Breillat, où la cinéaste retrace sa liaison toxique avec l’escroc Christophe Rocancourt (incarné par Kool Shen) dans une nouvelle étude au scalpel du couple et de ses rapports de force qui renoue avec la force transgressive et la grâce formelle de Romance. Puis le nouveau film des frères Larrieu, L’amour est un crime parfait, adapté d’un polar de Philippe Djian, Incidences. Une histoire de désirs, encore, qui plonge un Mathieu Amalric animal dans une sombre affaire de crime passionnel. Il y a là en germe l’habituelle manière des Larrieu (l’hédonisme mêlé à un humour cinglant, le portrait d’une bourgeoisie déréglée), mais cette fois travaillée par une puissance plus noire et mélancolique. Ici, le sexe est triste, les corps sont glacés, saignés, et l’amour ne peut être qu’un crime. Un tournant majeur dans la filmographie des frères, et l’une des plus grandes sensations de ce Toronto électrique. Romain Blondeau 38e Festival international du film de Toronto

96 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 96 SCINE SEQ.indd 96

19/09/13 16:01

GAB Pub.indd 1

19/09/13 10:02

Doug Hyun/Sony Pictures Television

Bryan Cranston, le héros de Breaking Bad, et le créateur de la série Vince Gilligan, sur le tournage de la saison 1

dernier shoot L’une des plus grandes séries actuelles se termine ce mois-ci. Entretien avec le créateur de Breaking Bad, Vince Gilligan, qui revient sur la genèse de ce finale très attendu. Et parle déjà de la suite.

C  

omment va finir le prof de chimie loser devenu narcotrafiquant génial ? L’ultime épisode de Breaking Bad est diffusé ce dimanche 29 septembre aux Etats-Unis, mais la tension ne retombera pas de sitôt autour de la série la plus folle du moment. De passage au Festival du cinéma américain de Deauville, son créateur Vince Gilligan a accepté de lever le voile sur les dessous d’une dernière saison déjà mythique. On sait que vous avez versé une larme en écrivant le scénario du dernier épisode de Breaking Bad. On sait moins quel a été le processus créatif afin de trouver une idée satisfaisante pour conclure la série. Vous aviez un plan depuis longtemps ? Vince Gilligan – Ma carrière dure depuis plus de vingt ans et j’ai fini par comprendre deux ou trois choses concernant l’écriture. Les instants “Eureka, j’ai trouvé”, ça n’existe quasiment pas. Les idées s’imposent souvent de manière bizarre, après avoir grandi dans leur coin. Parfois, on imagine une piste et on l’enterre… C’est ce qui s’est passé ici. La personne qui a pitché la fin en salle d’écriture – je ne me souviens même plus qui c’était ! – l’a fait presque en l’air. Sa proposition était une hypothèse

de travail parmi cinquante autres. Un jour, nous y sommes revenus, mais quelque chose me dérangeait. J’ai cru qu’il existait une meilleure fin. Puis nous y sommes de nouveau revenus, en changeant quelques détails. On s’est tous regardés : “Ça y est, on la tient ? Il faut croire que oui !” La rédaction du scénario n’a été achevée que dans les tout derniers jours précédant le tournage. Si on résume, j’ai mal dormi pendant six mois. Vous en êtes content ? J’en suis très content, alors que je ne suis pas du tout un type confiant de nature. Je pense que je vais payer cette satisfaction excessive d’une manière ou d’une autre ! Conclure est toujours un enjeu, surtout pour une série devenue culte comme Breaking Bad. Il y a trois ans, l’épilogue de Lost a été violemment critiqué. Vous y avez pensé ? Je vous mentirais si je disais que je n’y ai pas pensé. Les fins des séries marquent les gens. Il y a trente ans, c’était le finale de M*A*S*H. J’étais ado. Le jour J, j’ai trépigné devant mon poste de télé une heure avant. Pendant la soirée, il y a eu plusieurs coupures de courant aux Etats-Unis – heureusement pas chez moi – et les gens sont devenus fous, ils ont envoyé des lettres de protestation à leurs députés ! J’ai adoré cette fin, à mes yeux l’une des plus abouties

de l’histoire des séries, mais pour réfléchir à la conclusion de Breaking Bad, j’ai surtout pensé aux séries qui ont raté leur sortie – je ne vous donnerai pas de noms ! Et je suis passé par des moments sombres. Parfois, je disais à mes coscénaristes : “Et si on s’était trompés de chemin ?” Je me mettais la pression, car mon idée est tout de même, au bout du chemin, de faire plaisir au public, qui a été sympa avec nous. Même si je sais que naturellement tous les fans ne seront pas convaincus par la fin. Le public n’est pas monolithique. Chercher à plaire au public n’est de toute façon pas la bonne solution. C’est vrai. Cela peut être un piège. Mais le contraire serait aussi un piège. Comme avec toutes les grandes choses de la vie, on espère trouver un moyen terme heureux. Nous avons passé un temps infini à nous demander ce que veut dire une bonne fin de série. Y a-t-il des règles ? Des interdits ? Est-elle forcément heureuse ? Probablement pas… Pour une série sombre comme Breaking Bad, est-elle forcément triste ? Pas sûr… On s’est aussi interrogés sur l’idée de créer une surprise ou non. On a essayé de comprendre ce que voulaient tous nos personnages. Après la litanie des questions, nous avons fini par nous mettre d’accord. Plutôt que de tenter de séduire

98 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 98 SERIES.indd 98

19/09/13 15:04

“pour cette ultime saison, nous avons pu passer environ un mois sur chaque épisode, sans écrire une ligne, juste à réfléchir et lancer des idées. Un luxe incroyable” une infinité abstraite, nous avons essayé de plaire aux sept personnes présentes dans la pièce – mes six coauteurs et moi. Vous avez eu le temps de peaufiner la dernière saison, qui comprend au total seize épisodes, mais diffusés par blocs de huit, à un an d’écart. Je me souviens que sur un épisode d’X-Files, avec Frank Spotnitz, nous avions du ré-imaginer entièrement et écrire un scénario en huit jours… Pour cette ultime saison de Breaking Bad, nous avons pu passer environ un mois sur chaque épisode, sans écrire une ligne, juste à réfléchir et lancer des idées. Comme des joueurs d’échecs, nous envisagions toutes les solutions. Ensuite, un scénariste partait écrire l’épisode seul pendant environ deux semaines. Un luxe incroyable que nous devons à AMC et Sony. Cette dernière salve d’épisodes donne le sentiment d’une maîtrise totale dans sa conception. Mais ce qui est raconté se révèle de plus en plus instable, comme une matière chimique dangereuse : tout peut exploser n’importe quand.

08 930 98 SERIES.indd 99

Plus on approche de la fin, plus la situation devient en effet incontrôlable. Walter White, le héros, pense néanmoins qu’il peut en avoir la maîtrise par la seule force de sa volonté et de son intelligence. Il faut dire qu’il est beaucoup plus brillant que moi. Il met parfois quelques minutes à trouver la solution à un problème sur lequel mes scénaristes et moi-même passons des semaines ! Je connais mes limites, plus que Walt ne connaît les siennes. Il imagine qu’il est habité par un genre de force divine, mais je crains qu’il ne se fourvoie (rires). Qu’allez-vous faire après la diffusion du dernier épisode ? Prendre six mois de vacances pour vous remettre ? J’avais imaginé cela après sept ans passés à travailler sur X-Files. Mais j’ai changé d’avis en réfléchissant un peu. Hollywood bouge vite. On voit passer beaucoup de films ou de séries qui sont de grands succès, et puis on n’entend plus parler ensuite de leurs réalisateurs ou de leurs créateurs pendant des années. Nous sommes tous à peu près habitués à l’échec dans nos vies, mais le succès peut être

aussi lourd à porter. Donc, j’ai surtout envie de passer à la suite le plus vite possible. Le spin-off de Breaking Bad centré sur les débuts du personnage de l’avocat véreux (et hilarant) Saul Goodman (Bob Odenkirk) vient d’être acheté par AMC. Il se murmure aussi que vous pourriez réaliser un film. Concernant le spin-off, je pense que nous pourrions beaucoup nous amuser avec une comédie, mais pas en format sitcom, plutôt avec des épisodes longs comme pour Breaking Bad. Il y aura des éléments dramatiques. J’aimerais créer cette série avec Peter Gould, qui a eu l’idée du personnage de Saul Goodman, la lancer avec lui, puis le laisser mener le navire. Ensuite, j’aimerais soit inventer une série qui n’aurait rien à voir, soit réaliser un film. Je me demande parfois pourquoi j’ai envie d’être cinéaste, étant donné qu’un nombre limité d’œuvres intéressantes sortent du système hollywoodien en ce moment. Mais j’ai envie d’essayer. propos recueillis par Olivier Joyard Breaking Bad saison 5, épisode 16, le 29 septembre sur AMC

19/09/13 15:04

la vie Obel Avec un deuxième disque façonné à la maison, la Danoise Agnes Obel continue de chanter la mélancolie sur des folksongs nocturnes, dans un espace-temps connu d’elle seule.

écoutez les albums de la semaine sur

avec

100 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 100 SMUS OUV.indd 100

19/09/13 13:13

C  

e disque a été mon obsession ces deux dernières années. Je n’ai vécu que pour lui, je n’ai pensé qu’à lui. C’est mon fonctionnement : je ne sais faire les choses que dans l’excès.” A la question de savoir comment donner suite à un premier album acclamé de toutes parts, certains artistes répondent en cherchant à surprendre. D’autres s’entourent de producteurs à la mode, veulent être bousculés. D’autres, enfin, gardent le cap, mais redoublent d’efforts, ne pensent plus qu’à ça. C’est le cas d’Agnes Obel, Danoise exilée à Berlin que son premier recueil Philharmonics avait hissée, en 2011, au sommet des charts et des palmarès de la presse musicale. Pour façonner son successeur, un disque auquel elle a donné, sans le savoir, le nom de la colline romaine Aventine – “je ne savais même pas que cette colline existait, je l’ai découvert en donnant des interviews” –, la musicienne s’est enfermée dans son appartement du quartier de Kreuzberg. Là, loin des gros studios et des grands producteurs, elle a composé, enregistré et arrangé en solitaire un nouvel album qui continue de l’ériger en souveraine d’un folk au piano boisé et mélancolique, un folk qui sent l’ébène, la nuit ou le grenier, mais jamais la poussière. En 2011, elle a vendu près d’un demimillion d’exemplaires de Philharmonics, remporté cinq Danish Music Awards dans son pays natal et multiplié les concerts dans des salles sans cesse plus vastes. “Je ne m’attendais pas du tout à ça. Lorsque le disque est sorti, j’étais convaincue que ma musique, plutôt calme, n’était pas faite pour les masses. Au début, j’avais même exclu l’idée de partir en tournée, je trouvais mes chansons guère taillées pour la scène. Le succès m’a offert de nouvelles possibilités, m’a ouvert des portes. Mais j’ai décidé de les fermer pour continuer à œuvrer comme avant, seule à la maison. Cette méthode m’avait été imposée pour le premier album ; je n’avais pas les moyens de faire autrement. Cette fois, ce fut un choix.” Seule, Agnes Obel ne l’est pas totalement : pour façonner Aventine, la belle a fait appel à deux musiciens. On la retrouve aujourd’hui entourée

“pour ce disque, je me suis inspirée de musiques modernes, c’est-à-dire des choses sorties après le XIXe siècle”

de Mika Posen, échappée du groupe canadien Timber Timbre, rencontré au gré des tournées, et de la violoncelliste Anne Müller, déjà présente sur Philharmonics. “Je voulais donner un rôle central au violoncelle sur ce disque. J’aime cet instrument car il est versatile : il peut évoquer une basse, une batterie, une voix même. Il trouve sa place autant dans la musique classique que dans les genres contemporains, et ça me plaisait.” Quand Agnes Obel évoque les genres contemporains, elle a sa propre manière de concevoir le temps qui passe. “Pour ce disque, je me suis inspirée de musiques modernes, c’est-à-dire des choses sorties après le XIXe siècle, après la musique classique. Dans ce qui est très récent, j’ai beaucoup écouté Roy Orbison : j’aime le désir, le chagrin et l’onirisme qui s’échappent de ses chansons.” Avec toutes ces influences en tête, la Danoise a agencé un disque dont elle explique qu’il traite, pour la première fois dans sa carrière, de choses qui lui sont arrivées dans sa vie personnelle. Elle n’en dira pas plus, Obel masquée. Aventine, d’ailleurs, est un beau disque de secrets, un album mystérieux qui ne se dévoile jamais totalement et sur lequel plane une brume comme échappée d’un conte filmé par Tim Burton. S’inscrivant dans la lignée de son prédécesseur pour cette façon de jouer la mélancolie et d’ignorer le réchauffement de la planète, Aventine donne tout de même à son auteur un nouveau lien de parenté : celle en qui on avait vu une héritière d’Erik Satie et une cousine de Fiona Apple apparaît aujourd’hui comme une sœur spirituelle de Lana Del Rey, le strass en moins (l’impérial Run Cried the Crawling, Pass Them by). Avec Dorian, potentiel petit tube de folk choral, la Scandinave pourrait connaître la même consécration que l’Américaine. Belle de jour, Obel de nuit. Johanna Seban photo Alexandre Guirkinger pour Les Inrockuptibles album Aventine (Pias), sortie le 30 septembre concerts le 30 novembre à Roubaix, le 1er décembre à Hérouville-Saint-Clair, les 2 et 4 à Paris (Trianon) www.agnesobel.com 25.09.2013 les inrockuptibles 101

08 930 100 SMUS OUV.indd 101

19/09/13 13:13

Le Vasco

Transmusicales : déjà 38 noms La programmation du festival rennais se dévoile petit à petit, et l’excitation monte doucement. Avec trente-huit noms confirmés, la 35e édition des Trans, qui aura lieu du 5 au 7 décembre, promet d’être palpitante. On y verra notamment le déjà bien connu Stromae, mais aussi London Grammar, Samba De La Muerte, La Yegros, Daughn Gibson, et même des amis des sélections inRocKs lab de cette année : Superets, Disco Anti Napoleon ou Le Vasco. Hâte. www.lestrans.com

Moriarty, un retour et des reprises Après avoir joliment bourlingué avec la Réunionnaise Christine Salem et les Suisses Mama Rosin, le groupe franco-américain sortira son nouvel album le 14 octobre. Il s’appelle Fugitives et ce sera notre refuge de l’automne. Des reprises d’incunables du folk-blues (Hank Williams, Woody Guthrie, Mississippi John Hurt…), des invités, une incursion en Inde, et le meilleur album de Moriarty, les doigts dans le nez. Joie à confirmer sur scène le 16 octobre à Paris (Cigale) et le 17 à Nancy. www.moriartyland.net

cette semaine

Anna Calvi à la Gaîté Lyrique

Fauve ≠

et les lauréats du Fair 2014 sont… Devenu essentiel pour la jeune scène musicale française, le Fonds d’action et d’initiative rock continue chaque année de soutenir des groupes parmi les plus prometteurs. Pour la sélection 2014, on retrouvera les jolis noms suivants : Fauve ≠, Benjamin Clementine, Chassol, Dom La Nena, Maissiat, Saint Michel ou encore Mermonte. Voilà qui promet une belle tournée du Fair l’année prochaine, et une compilation soignée à paraître le 4 novembre. www.lefair.org

One Breath, le second album de la belle Londonienne, arrive le 7 octobre. Pour fêter sa sortie, Anna Calvi partagera ses rêves en chansons électriques sur la scène de la Gaîté Lyrique jeudi soir. Immanquable. le 26 septembre à Paris (Gaîté Lyrique), annacalvi.com

Deltron 3030, treize ans après En 2000, ce projet tricéphale (Dan The Automator, Del The Funky Homosapien, Kid Koala) inventait le futur du hip-hop avant de disparaître. Contre toute attente, Deltron 3030 revient avec un deuxième album et encore tout plein d’invités, musiciens et acteurs cool (Damon Albarn, Zach de la Rocha, Mike Patton, Jamie Cullum, Joseph Gordon-Levitt, David Cross…). Atterrissage de Event 2 le 1er octobre. www.deltron3030.com

neuf

Scud Mountain Boys Mélanie De Biasio

Omniprésent à force de maxis et de remixes, notamment pour Warp, ce jeune Londonien défendu par Jamie xx a designé en soufflerie une bass-music futuriste et audacieuse. Son single Black Acre, à peine troublé par les murmures de Brolin, est un ravissement basé sur un cliquetis de claps et clics. www.facebook.com/ southlondonordnance

Olivier Donnet

South London Ordnance

Elle va faire très mal aux petits cœurs fragiles en cet automne 2013. Les mélopées de la chanteuse jazz belge flottent en brumes épaisses au-dessus d’un triangle des Bermudes délimité par Portishead, Talk Talk et Jeff Buckley. Son prochain album s’appelle No Deal. Big deal, au contraire. www.melaniedebiasio.com

Goldie Lookin Chain Venus du pays de Galles, ces rappeurs nombreux, édentés, éméchés, “dératés” avait affolé la scène anglaise à l’aube des années 2000. Parodie de hip-hop prolo et foncièrement briton, leur absurde musique de branleurs s’était même permis quelques visites au sommet des charts. Ils se reforment. On a peur. www.youknowsit.co.uk

Jolie réédition pour cette pépite cachée de l’americana douce et romantique, fortement conseillée aux fans des disciples morts de Big Star – Sparklehorse, Elliott Smith… Les deux premiers albums des Américains resurgissent pour accompagner un nouveau trésor, leur premier depuis 1996. Fête au village ! www.scudmountainboys.com

vintage

102 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 102 SMUS SEQ mur.indd 102

19/09/13 13:14

Cyparis m’était conté



ans les coulisses des concerts, on le charriait gentiment. Les autres musiciens le traitaient de “pianiste par intermittence”, sans dénier pour autant son talent précoce et évident. Après avoir quitté son île martiniquaise à 20 ans, obtenu son diplôme d’ingénieur informatique à Toulouse en 2007, autoproduit son premier album en 2011, Grégory Privat continuait de considérer la musique comme “un peu plus qu’un hobby”. Il en parle avec un rictus espiègle au coin des lèvres : “Lorsque je travaillais, j’étais obligé de poser des congés pour donner mes concerts.” Pour le fils de José Privat, pianiste du célèbre ensemble antillais Malavoi, la question de l’instrument ne s’est jamais posée. Sa mère l’inscrit au piano dès le primaire. “J’ai travaillé le classique pendant dix ans. Ça m’a permis d’acquérir une certaine vélocité et un vocabulaire technique qui permet d’aborder tous les autres styles sans problème.” Sur son second album Tales of Cyparis, cette

Sarah Robine

Sur un second album traversé d’inspirations mystiques, le pianiste Grégory Privat ressuscite Cyparis, héros du peuple martiniquais. En concert cette semaine. vélocité ne gouverne plus son jeu. Au contraire, elle sert désormais une délicieuse sensation d’aisance. Ce disque sans cuivres s’avère parfois épuré et minimaliste dans la forme, jamais dans l’inspiration. Lorsque les gwokas antillais et les percussions brésiliennes relaient la batterie, on entend les peaux, les bois, et la terre surtout, l’humus d’une Martinique mystique et mystérieuse. La voix du conteur Joby Bernabé exhume dans un vieux jargon créole puissant l’histoire centenaire que Privat interprète au piano : la légende de Cyparis. En 1902 à Saint-Pierre, alors capitale économique de la Martinique, située au pied de la montagne Pelée, un pêcheur “au vin mauvais” fut emprisonné suite à une bagarre au couteau. Il croupissait dans son cachot de roches épaisses lorsque le volcan s’éveilla et réduisit la ville en une vallée de cendres. Trente mille âmes périrent dans la catastrophe, mais Cyparis survécut. Plus tard, il fut enrôlé dans le cirque Barnum, alors très populaire aux Etats-Unis, pour exhiber ses brûlures et

on entend les peaux, les bois, et la terre surtout, l’humus d’une Martinique mystique et mystérieuse ses cicatrices monstrueuses aux foules épouvantées. “Je fais le macaque pour vous plaire ! Cyparis est mon nom macaque !”, scande Joby Bernabé en introduction du titre Cyparis. Mais pourquoi le jeune et brillant Grégory Privat s’est-il approprié une histoire si sombre ? Se sent-il macaque et bête de foire lui aussi, lorsqu’il monte sur scène ? “On a organisé une petite fête dans un petit pavillon pour la sortie de l’album. Tous les journalistes et les gens du business sortaient fumer et boire sur la terrasse pendant que je jouais, personne ne prêtait attention à ma musique, c’était décevant. Là, tu te sens un peu macaque. Mais ce n’est pas pour ça que j’ai choisi l’histoire de Cyparis, c’est juste qu’elle m’impressionne depuis que je suis gamin. Je m’imagine à sa place dans son cachot, à l’écoute de tous ces bruits horribles, ces cris… Et la température

qui monte sans cesse… J’ai voulu transformer tout ça en mélodies. Dans le morceau Cyparis, je joue d’abord un premier thème d’adieu, son adieu à la vie puisqu’il a dû penser qu’il allait mourir dans ce cachot. Et puis la seconde partie est plus nerveuse, il se bat pour rester en vie malgré ses blessures et malgré la chaleur insoutenable.” Cyparis a finalement survécu bien au-delà de ses espérances : cent onze ans plus tard, il ressuscite encore dans le piano volcanique de Grégory Privat. David Commeillas album Tales of Cyparis (Plus Loin Music/Abeille Musique) concerts les 30 septembre et 1er octobre à Paris (Duc des Lombards) www.gregoryprivat.com

25.09.2013 les inrockuptibles 103

08 930 103 SMUS SEQ.indd 103

19/09/13 13:16

Mazzy Star Seasons of Your Day Rhymes of an Hour Records/La Baleine Dix-sept ans après son dernier album, Mazzy Star revient et rien n’a changé. Bonne nouvelle, donc. ’interview se de sirène venimeuse, dernier, il n’est pourtant déroule à distance. aussi fascinante parlée pas question de faire un “Comment que chantée. “On ne s’est pas en arrière, mais plutôt allez-vous ?” jamais vraiment arrêté un pas de côté. C’est toute Dix-huit très de jouer ou d’enregistrer, la magie de Mazzy Star, longues secondes nous avons écrit beaucoup qui a toujours flotté en d’un lourd silence de chansons qui n’ont jamais marge des tendances, qui s’écoulent, puis la voix vu le jour, et qui ne verront ne s’est concentré que sur caverneuse de Dave Roback sans doute jamais le jour, le cœur et l’âme de son art, surgit du néant : “Ça va.” que seuls quelques amis ses langueurs faussement Le reste des réponses ont entendues.” monotones, son du duo, jamais plus de Malgré les diverses psychédélisme obsédant, dix mots, sera à l’avenant. occupations, de Sandoval son mélange unique Rassurons-nous : les notamment (ses deux de douceur et de violence, années n’ont donc pas beaux albums enregistrés de soies et d’épines. changé Mazzy Star, fameux avec The Warm Inventions, Seasons of Your Day duo de têtes de lard, sans ses collaborations avec et ses plus beaux doute l’un des groupes les les Chemical Brothers, morceaux (l’introduction moins loquaces du monde. Massive Attack, The Jesus In the Kingdom, le single Le temps est, de toute & Mary Chain…), Mazzy California, l’acide Flying façon, une donnée inconnue Star a donc poursuivi Low, la splendide Lay de Hope Sandoval et son chemin, dans un secret Myself down…) sont ainsi, David Roback : ces dix-huit absolu. Et sans aucun sans doute, œuvres secondes pourraient tout souci de modernité, de d’immobilisme. Mais aussi bien être les dix-sept changement, d’explication, savoir rester immobile années séparant Among comme si rien, absolument dans une telle beauté My Swan, précédent album rien n’avait affecté mérite louanges et respect. Thomas Burgel de Mazzy Star, de Seasons le duo depuis 1996, comme of Your Day. si le monde s’était pour “Le temps n’a aucune lui et lui seul arrêté www.facebook.com/ importance pour nous. Nous de tourner. Seasons of Your MazzyStarOfficial ne portons pas de montre – Day reprend les choses j’en ai une mais elle assez précisément là est brisée depuis des années”, où Among My Swan les avait explique Roback. Sans rire, laissées – certaines de évidemment. “Nous aurions ses chansons ont d’ailleurs pu publier plusieurs été enregistrées dès 1997. albums depuis 1996”, Si Seasons of Your Day poursuit Sandoval de sa voix aurait pu paraître au siècle

L  

104 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 104 105 SMUS SEQ.indd 104

19/09/13 15:41

Scott Of The Antarctic Same Savoury Snacks Records Sur un riche ep, les chansons prometteuses d’un Français illimité. Entre attraction des pôles (hommage à Robert Scott, pionnier de l’exploration de l’Antarctique) et fascination pour la langueur brésilienne (l’immobilisme de Gilberto, la munificence mélodique de Jobim), rock altermondialiste (David Byrne) et scansion krautrock, cette première livraison de cinq chansons faussement modestes éclate à chaque mesure d’une beauté saisissante. Le jeune homme, remarqué en compagnie de quelques amis (La Féline), est du bois dont on fait les guitares acoustiques. Et ses airs, épatants comme ceux d’un bon copain talentueux, recquièrent une attention évidente. C. L. facebook.com/ scottantarcticmusic

08 930 104 105 SMUS SEQ.indd 105

Willard Grant Conspiracy Ghost Republic Loose/Modulor Des chansons de cow-boys tristes, tombés du cheval dans le feu de camp. n partira à Nashville, je ferai carrière en fils barbelés, sur une guitare en bois dans la chanson triste et je serai payé de cercueil. L’ambiance, solennelle jusque à la larme”, chantaient autrefois dans le violon éploré, évoque ici les plus les géniaux Silver Jews. Une carrière grands traités d’americana, de Townes que peuvent désormais aussi envisager ces Van Zandt à Johnny Cash. La voix, sortie vétérans bostoniens, qui ont enfin compris du chaos et des tourments, est également qu’à force de surcharger la décoration et à la hauteur : très basse. On pense aux le luxe de leur saloon pour cow-boys tristes crooners dématés comme Bill Callahan ils commençaient à sérieusement sentir ou Scott Walker. Un album crépusculaire la cocotte et le Disneyland. Une saison et majestueux qui, hormis quelques blanche et sèche : adieu la luxuriance avec faiblesses mélodiques, reste une très cet album qui chante à l’oreille, sur des féconde source de larmes. JDB mélodies de pauvres hères, mais de grands airs. Car c’est fou ce qu’on peut écrire et www.willardgrantconspiracy.com en écoute sur lesinrocks.com avec surtout décrire avec seulement six cordes



19/09/13 15:41

Golden Suits

Thème de prédilection de la culture pop et symbole de romantisme : ce nom, le quartet belge ne le porte pas par hasard. ’est à l’occasion d’un concours de remixes organisé par The Creators Project que La Plage se fait remarquer sur la toile en postant une version détournée et décomplexée du titre phare Trying to Be Cool, extrait du dernier album de Phoenix. Revendiquant des horizons musicaux assez vastes – de Justin Timberlake à France Gall –, le quartet a toujours partagé la même obsession pour la pop triomphante des Versaillais. Reprendre leur modèle est ainsi “une démarche libératrice”, permettant d’“aller au bout d’une obsession et de s’en soulager un peu”. Tuant la figure du père, La Plage peut maintenant quitter le nid familial. Un mois plus tard, on découvre leur single Rendez-vous. Entre artificialité et naïveté, les guitares funky y caressent une voix féminine et sensuelle. Et si pour eux la musicalité pop se prête plus à des paroles délassantes en anglais, les Belges achèvent poétiquement leur single en français, “langue assez touchante lorsqu’elle est exploitée avec retenue et élégance”. On espère que leur route des plages les mènera bientôt vers les côtes de l’Hexagone pour un premier concert permettant de confirmer leurs vers libres, inspirés de Paul Eluard (via Daho) : “Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous.” Abigaïl Aïnouz

 C

lesinrockslab.com/laplage

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

Un proche de Grizzly Bear joue une pop désuète et tordue. Le costard est en or, il est taillé par quelques-uns des taylors les plus riches de Brooklyn – Grizzly Bear, Milagres, ce genre de bons copains. On connaissait d’ailleurs Fred Nicolaus en couple très fertile avec Daniel Rossen de Grizzly Bear, sous le nom Department Of Eagles. Depuis la séparation, on sait qui avait apporté

le folk dingo et qui était venu chargé de pop oblique à la Randy Newman – les deux ingrédients fondamentaux de ce curieux groupe cool et coincé pourtant. C’est donc le côté un peu raide et mélancolique qu’a conservé Nicolaus dans ce divorce amical (Rossen fait ici les chœurs). Et il va très bien à sa voix plane, translucide,

qui raconte la vie à hauteur d’homme romantique, un peu vieux garçon maniaque, avec ce détachement désuet, ce chant suranné d’une comédie musicale sans la moindre comédie. JD Beauvallet www.goldensuits.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Matt Barnes

La Plage

Yep Roc Records/Differ-ant

Eric Schwortz

la découverte du lab

Géraldine Thiriart

Golden Suits

Machinedrum Vapor City Ninja Tune/Pias Post-dubstep ? Jungle ? Cet Américain brouille les pistes et les repères. lors que son dernier album (seul effort jazzy parmi ces Room(s) explorait sagement dix titres), Vapor City remonte le fil les connexions possibles du temps dans une course effrénée, entre le footwork et moins anachronique que sans âge, l’ambient, le hip-hop ou la musique volage plutôt que schizophrène. rave, Machinedrum semble Le bouillonnement d’idées et cette fois pris par la fièvre. une production parfois brouillonne Libre et indiscipliné, Vapor City auraient pu le conduire à des confond les musiques urbaines sans impasses. Mais urgence n’est pas ménagement, nous cerne entre approximation. Dans ces mélanges trois ou quatre soundsystems et fait devenus étranges, Machinedrum ne de nous les témoins d’un prodigieux se déjuge pas et conserve la touche accident. Le retour en grâce pulsative, cardiaque, qui l’a introduit de la jungle rend à Travis Stewart au monde. Sa ville est un rêve et un bien grand service : elle est une nous y entrons vivants. Gaël Lombart constante de l’album. Comme en facebook.com/machinedrum témoigne l’indomptable Infinite Us

 A

106 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 106 107 SMUS SEQ.indd 106

19/09/13 17:02

A Grave With No Name Whirlpool Jérôme Walter Gueguen

Kütu Folk/Differ-ant

le single de la semaine Moodoïd Moodoïd ep Entreprise/Third Side Records Entre mesure et démesure, un trésor français qui affole déjà Londres. Vengeur masqué à la voix d’or, leur excentricité dans les vieux Pablo Padovani fait irruption dans films bollywoodiens que dans le paysage musical et inonde de les effluves de tabac à la rose lumière l’Hexagone. Accompagné des temples de prière. Désinhibé, de grâces féminines, ce fils Moodoïd célèbre l’orientalisme de jazzman, aussi guitariste pour moderne et fait réduire à gros Melody’s Echo Chamber, enjambe et bouillons toutes les règles de sublime les genres (rock, pop, jazz) bienséance. Cerise sur le gâteau, en un esperanto psychédélique. c’est Kevin Parker de Tame Impala Passe-muraille, Pablo enfile son qui a réalisé le mixage de ce turban de charmeur de serpents premier ep qui affole déjà blogs, et récite des chants initiatiques gazettes et labels anglais. Abigaïl Aïnouz ravivant le talent de ses aînés et modèles : Robert Wyatt et David Bowie. Les randonnées sonores de lesinrockslab.com/moodoid son premier ep, Je suis la montagne en écoute sur lesinrocks.com avec et De folie pure, piquent autant

08 930 106 107 SMUS SEQ.indd 107

Premier album chez Kütu pour ces Londoniens sous influence de l’éther. A se laisser guider par le titre, on aurait imaginé, en écoutant Whirlpool (“Tourbillon”), pénétrer l’univers sombre et destroy d’un groupe dépressif, souffrant à chaque note. On aurait eu tort. Le monde suggéré par A Grave With No Name, aussi étrange qu’entêtant, est autrement plus éthéré, plus flottant aussi. Impression confirmée dès le deuxième morceau (le magnétique Aurora), où le groupe londonien inscrit ses pas dans ceux d’aînés imposants (The Jesus & Mary Chain, Cocteau Twins), mais sans jamais avoir à en rougir. C’est que les trois Anglais visent haut. Qu’ils parent leur dream-pop de riffs bruitistes, d’élégance suave ou d’arrangements luxuriants, Alex Shields et ses troupes font preuve d’une constante inventivité, livrant ainsi un troisième album sensoriel étonnant, à la fois sépulcral et vaporeux, sublimé par des rengaines indie-pop aussi foudroyantes que Steps ou Bored Again. Maxime Delcourt www.agravewithnoname.net en écoute sur lesinrocks.com avec

19/09/13 17:02

Younghusband Dromes Sonic Cathedral/La Baleine Premier album défoncé de Londoniens bien élevés. accompagnés de Nicolas de la volonté trouvent Vernhes (Deerhunter…) ici un étrange aplomb, pour mettre un peu d’ordre à la fois sautillants dans leur chaos étoilé. et avachis, sifflables Car de moins en moins indie- sous la douche comme pop et de plus en plus étirée, sous une pluie acide. effilochée, immatérielle, la Le label s’appelle Sonic musique des Anglais aurait Cathedral : c’est aussi une pu se perdre dans l’espace. bonne description de ce Mais ramenés dans la Voie son qui pousse doucement lactée par leur courageux les portes de la perception. producteur/garde chiourme, JD Beauvallet ces jolis hymnes à la fuite intérieure, à l’abandon younghusbandmusic. du corps, à la démission tumblr.com

Julien Mignot

Jeunes mariés ? On sait ce qu’était la dot : un semiremorque de drogues et quelques caisses de disques écornés : Galaxie 500, Spacemen 3, The Jesus And Mary Chain, Suicide, Modern Lovers, Felt, Can, Pavement, Yo La Tengo, My Bloody Valentine, Velvet Underground… En compagnie assidue des unes et des autres, les jeunes Londoniens se sont enfermés dans un garage,

Dissonant Nation We Play We Are Cinq7/Wagram Du rock trilingue français-anglais-marseillais, par de bonnes petites teignes. ien sûr, le caractère juvénile (Sonic Youth contre Blessed du trio d’Aubagne pourrait Virgins). Mais, pour deux ou trois les inclure à coups de choses que l’on sent (l’innocence, maillet dans l’improbable la capacité à trousser un binaire génération des bébés rockeurs. d’adolescents prolongés), Certes, l’alternance du français on se laisse emballer par et de l’anglais des treize chansons le disque frénétique – vite au début, de ce premier album (après encore plus vite vers la fin – une poignée d’autoproductions) de ces poids mouche culottés. Christian Larrède peut provoquer un certain tournis sémantique, ça et des influences www.dissonant-nation.com lisibles jusqu’au mimétisme

B 108 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 108 109 SMUS SEQ.indd 108

19/09/13 16:14

Kandodo k2o Thrill Jockey/Differ-ant

Christina Kernohan

Troumaca The Grace Brownswood Recordings/Pias

La pop nonchalante d’Anglais qui rêvent des tropiques. es apparences sont souvent trompeuses. Troumaca ne vient pas des Caraïbes, mais est en fait le dernier rejeton d’une scène electro-pop british trop souvent prisonnière de ses propres codes. Bien plus qu’une référence à une plage de l’île Saint-Vincentet-les-Grenadines, la pop débridée de Troumaca évoque bel et bien des envies d’ailleurs, un ailleurs musical lointain avec des cocotiers, l’océan et le sable blanc. Calé dans un hamac, mâchouillant la paille d’un sex on the beach tiède. Dès l’ouverture de The Grace, les protégés du DJ-producteur Gilles Peterson posent avec fougue et savoir-faire les jalons d’un disque singulier, s’affranchissant de toute influence.

 L

08 930 108 109 SMUS SEQ.indd 109

On s’éprend alors de l’ingénieuse combinaison d’un songwriting entêtant et d’instrus aux arrangements exotiques (Trees, comptine lounge où electro swingue avec tropico). On est séduit par la parfaite alliance entre les synthés industriels très nineties et les guitares ensoleillées de Kingdom. A l’image du titre phare Lady Colour, ce premier album flirte avec les genres et les couleurs sans jamais tomber dans le piège de la facilité, et s’épanche dans une fausse nonchalance tout à fait jouissive. Benjamin Cerulli concert le 8 novembre à Paris (Boule Noire) au Festival Les inRocKs www.troumaca.co.uk en écoute sur lesinrocks.com avec

Dans la lignée de Mogwai, du rock défoncé et démoli, pour nager vers le soleil. Derrière ce pseudo se cache l’Anglais Simon Price, membre de The Heads, groupe mitraillant du rock psychexpérimental depuis bientôt vingt ans. En solo, le garçon ne s’éloigne guère de ces turbulentes sphères. La plupart des titres, assez croustillants (Slowah, Kandy Rock Mountain, Swim into the Sun…), planant entre Mogwai et Spacemen 3, défoncent (c’est bien le mot) allègrement les portes de la perception, à grands coups de guitares fébriles et de synthés vibratiles – le trip culminant au long des 22 minutes du stupéfiant dernier morceau, le susnommé Swim into the Sun. Jérôme Provençal www.thrilljockey.com

19/09/13 16:14

GAB Pub.indd 1

19/09/13 08:58

Alba Lua 21/11 Paris, Maroquinerie Aline 3/10 SaintGermain-en-Laye, 4/10 Saint-Brieuc, 18/10 Bordeaux, 23/10 SaintEtienne, 26/10 Lyon, 11/12 Paris, Flèche d’Or Babyshambles 3/10 Paris, Zénith Jake Bugg 21/11 Paris, Olympia, 22/11 Lille, 9/12 Lyon Nick Cave & The Bad Seeds 19/11 Paris, Zénith Coconut Music Festival du 27 au 29/9 à Saintes, avec Brigitte Fontaine, The Black Angels, Le Vasco, Zombie Zombie, Petit Fantôme, Pendentif, Ladybird, Caandides, etc. Coming Soon 4/10 Paris, Flèche d’Or Etienne Daho 14, 15 & 18/2 Paris, Cité de la Musique, 22/2 Paris, Pleyel, 21/3 Rouen, 25/3 Marseille, 28/3 Toulouse, 29/3 Bordeaux Elektricity du 20 au 28/9 à Reims, avec Juveniles, Yuksek, Chilly Gonzales, Is Tropical, Tristesse Contemporaine, Rone, Connan Mockasin, Simian Mobile Disco, Breakbot, Monsieur Monsieur, etc. Festival Les inRocKs du 6 au 12/11 à Paris, Nantes, Toulouse, Bordeaux, Nancy, Tourcoing et Caen, avec Foals, Suede, AlunaGeorge, Major Lazer,

Austra, Petite Noir, Suuns, Valerie June, Laura Mvula, London Grammar, These New Puritans, Jacco Gardner, etc. Foals 26/10 Nîmes, 1/11 ClermontFerrand, 2/11 Bordeaux, 3/11 Toulouse, 5/11 Nantes, 7/11 Strasbourg, 12/11 Paris, Zénith Half Moon Run 15/11 Paris, Trianon Jay Z 17 & 18/10 Paris, Bercy Local Natives 20/11 Paris, Bataclan Marsatac jusqu’au 29/9 à Marseille, avec Moderat, Vitalic, Tricky, Laurent Garnier, Carl Craig, Cassius, Fauve ≠, Bonobo, Zombie Zombie, Aufgang, Fuck Buttons, Gramme, Discodeine, etc. MGMT 8/10 Paris, Olympia Nasser 28 & 29/9 Marseille, 11/10 Saint-Brieuc, 16/11 Le Mans, 30/11 Saint-Denis The National 18/11 Paris, Zénith Pendentif 28/9 Saintes, 10/10 Rennes, 17/10 Bordeaux, 19/10 Troyes, 31/10 Poitiers, 1/11 Biarritz, 14/11 Paris, Maroquinerie, 15/11 Lille Petit Fantôme 28/9 Saintes, 5/10 Nîmes, 8/10 Tours, 12/10 Poitiers, 7/11 Rennes, 9/11 Biarritz Phoenix 12/11 Marseille, 14/11 Lyon, 15/11 Nantes, 16/11 Toulouse, 23/11 Lille Piers Faccini 12/10 Coutances, 17/10 Paris, Trois Baudets, 18/10 Limoges, 19/10 Agen, 20/10 Toulouse

nouvelles locations

Pitchfork Festival du 31/10 au 2/11 à Paris, Grande Halle de la Villette, avec Disclosure, Deerhunter, Yo La Tengo, Danny Brown, Glass Candy, Ariel Pink, Warpaint, Savages, Blood Orange, Mac DeMarco, Jagwar Ma, Pegase, Hot Chip, The Knife, Petit Fantôme, Sky Ferreira, etc.

en location

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com Pixies 29 & 30/9 Paris, Olympia Réception au Dandy 26/9 Paris, Dandy, avec Charles-Baptiste, Aline, Bengale, Equateur Tamikrest 15/10 Paris, Maroquinerie

aftershow

Sébastien Tellier 12/10 Paris, Cigale Transmusicales du 4 au 7/12 à Rennes, avec Léonie Pernet, Stromae, Louisahhh!!!, A Tribe Called Red, Samba De La Muerte,

Rhume, Dead, Kid Karaté, Fakear, The Skins, Edith Presley, Benjamin Clementine, Madame, Superets, Moodoïd, etc. Tricky 16/12 Paris, Trianon

Pierre Veillet

dès cette semaine

Portugal. The Man le 17 septembre à Paris, Nouveau Casino Il aura fallu sept ans, autant d’albums et la patte toujours leste de Danger Mouse sur le récent Evil Friends pour que frémisse un début de hype autour de Portugal. The Man. Un Nouveau Casino bondé et heureux était la preuve chaleureuse (dans tous les sens du terme) que le groupe de Portland n’a plus vocation à être cette petite kermesse psyché qu’on regarde de loin avec amusement et un peu d’indifférence. Sur scène, c’est tout de même encore un peu ça : des chansons qui s’allongent parfois dangereusement dans une espèce de transe artificielle parcourue de spasmes stoner et de relâchements prog. La voix de fausset de John Gourley n’arrange pas forcément les choses et c’est à l’usage, en montant progressivement en intensité, que la mécanique un peu poussive finit par devenir redoutable. L’imparable So American coincé dans une suite de plusieurs morceaux déboutonne vraiment l’ambiance et on réalise que Portugal. The Man est un peu la synthèse magique des plus grandes réjouissances des dernières décennies américaines : Mercury Rev, Flaming Lips, MGMT, Of Montreal et, via une conversion plus tardive au glam-garage, les Black Keys. Qui ouvriraient les portes de la perception. Christophe Conte 25.09.2013 les inrockuptibles 111

08 930 111 SMUS CONCERTS.indd 111

19/09/13 15:20

veines tragiques Mathieu Lindon retrace le parcours d’un héroïnomane, entre manque, désir et jouissance impossible. Un roman sans complaisance, beau et toxique, sur la vie envisagée comme dépendance.

C  

’est un titre trompeur. Un titre cache-sexe. Car de sexe, justement, il n’y en a pas ou si peu. Une vie pornographique, le dernier roman de Mathieu Lindon, 58 ans, écrivain et journaliste à Libération, n’est pas un déballage de chair, mais la mise à nu d’un héroïnomane. Maître-assistant à l’université, Perrin est accro, même si le mot le rebute. Propre sur lui, inséré socialement, il ne ressemble pas à la caricature du camé. Il tente d’ailleurs de “conserver une toxicomanie bourgeoise”, maîtrisée, civilisée jusque dans ses rapports cordiaux avec les dealers. Perrin est lucide, même dans le déni de son addiction. Mais de sexe, donc, il est peu question. Ou plutôt, il n’est question que de ça, de son absence, de sa défaillance. “L’héroïne est un serpent qui lui mord la queue ; il n’y a pas meilleur aphrodisiaque pour l’impuissance.” Perrin doit choisir entre la poudre et la baise, entre la poudre – la plus impérieuse des maîtresses – et ses amants. Choix tendu, fébrile. Polyamour imposé et intenable. Ainsi, quand son amoureux japonais débarque à Paris après douze heures d’avion, Perrin ne savoure pas de retrouver ses bras, obsédé par la dose qu’il lui faut acquérir de toute urgence. “Parfois, l’héroïne surpasse tout amour parce qu’on l’aime sans devoir coucher avec. Ou parce que coucher avec ne réclame aucun effort, aucune attention.” L’héroïne est pour Perrin un produit de substitution à l’amour, voire à la vie même. La drogue intoxiquait déjà Ce qu’aimer veut dire (prix Médicis 2011), précédent livre de Mathieu Lindon, récit autobiographique

dans lequel il racontait son amitié avec Michel Foucault et, en creux, la relation avec son père, Jérôme Lindon, éditeur mythique des Editions de Minuit. Opium, acide, héroïne, cocaïne, Mathieu Lindon écrivait avoir tout pris. Perrin, son personnage, vit une relation presque exclusive avec l’héroïne. Une passion triste que l’écrivain décrit dans ses moindres aspects : les contacts avec le dealer et le langage codé qu’ils impliquent, les “amitiés opiacées” qui se nouent autour du produit d’élection, le manque et ses manifestations physiques, la peur de la déchéance – “Quoique la déchéance ait sûrement son charme dont l’héroïne rend curieux du goût, il préférerait être moins bien informé – ainsi que tu as tout intérêt à ne pas chercher à savoir pour qui sonne le glas, puisque c’est pour toi” –, l’arrêt, enfin, après d’infructueuses tentatives. Tout est dit, montré, sans outrances ni complaisance. La phrase accidentée et sinueuse de Lindon ne bascule jamais dans la surenchère ou dans l’impudeur, même si l’on suit Perrin dans les “chiottes” ou qu’il est question de son sexe ratatiné. On est loin de la débauche stylistique hallucinée de Burroughs dans Le Festin nu, autre texte psychotrope. Loin aussi de l’exploration maniaque, frontale, d’un ars erotica sous substances comme chez Guillaume Dustan, ou du récit asphyxiant d’une descente aux enfers à la façon du Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme de l’Américain Bill Clegg. On se trouve dans la peau froide et fragile d’un homme qui a l’héroïne dans le sang. Au plus près, et pourtant tenu à distance

112 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 112 SLIV OUV.indd 112

19/09/13 14:55

Ewan McGregor dans Trainspotting de Danny Boyle (1996)

nous sommes tous en quête permanente d’un fix émotionnel ou chimique pour tenir et avancer

par une prose comme détachée du corps et qui, à aucun moment, ne jouit de ce qu’elle raconte. Mais que raconte Une vie pornographique ? L’addiction de Perrin, mais beaucoup plus que cela encore. C’est de l’existence tout entière conçue comme dépendance que ce roman nous entretient : “(…) il voit maintenant sans problème l’addiction dans les vies qui l’environnent, à l’amour, au sexe, à la famille, au boulot, aux conventions, et, fort de cette découverte, en arrive à compter pour rien sa dépendance à un réel stupéfiant.” Nous sommes tous sous l’emprise d’un produit, d’un affect ou d’un être à même de nous aider à traverser la vie ; en quête permanente d’un fix émotionnel ou chimique pour tenir et avancer. Lors d’un congrès universitaire, Perrin doit délivrer une communication sur l’image du désir “de Don Juan à Manon Lescaut”. En manque et en nage quand il arrive devant le pupitre,

il se lance dans une tirade sur Des Grieux, l’amant épris de Manon Lescaut, héroïne du roman de l’abbé Prévost : “Aimer, c’est ne pas avoir le choix. Des Grieux est mené hors de soi-même, dans un nouveau soi-même dont il n’avait jusqu’alors aucune idée, ignorant que l’humiliation était son monde puisque l’occasion ne lui avait pas encore été donnée d’y baigner. Il s’y trouve comme un poisson dans l’eau marécageuse.” Des Grieux aime Manon, archétype romanesque de la femme vénale, de la prostituée ; il sacrifie pour elle sa fortune et son honneur. Etymologiquement, le mot “pornographie” signifie écrire ou représenter la prostitution. Ce que fait Lindon puisque Perrin, son personnage, paie lui aussi pour l’objet de son addiction, met en péril sa carrière, dilapide son argent. Un soir au restaurant, Taroumond, un de ses collègues à l’université, spécialiste de Faulkner fermement accroché à sa flasque de whisky, traite Perrin de drogué devant une assistance consternée : “Ce sont les ratés qui se droguent, reprend Taroumond. C’est de la pure pornographie.” Lui-même est ivre mort, obscène, aveugle à sa propre dépendance alcoolique. La vie de Taroumond aussi est pornographique. Et toute vie l’est, à des degrés divers, exhibition plus ou moins consciente de failles et d’expédients, de béances et de tentatives pour les remplir. On “deale” littéralement avec ce que l’existence nous offre d’adjuvants. Toujours pour combler un manque. Le roman de Mathieu Lindon agit comme une puissante piqûre de rappel. Elisabeth Philippe Une vie pornographique (P.O.L), 272 pages, 17 €. En librairie le 3 octobre

polyaddictions De Thomas de Quincey à Baudelaire, d’Henri Michaux à Hunter S. Thompson, le champ littéraire se shoote à la drogue en intraveineuse. La toxicomanie est un thème ultrarécurrent et un motif d’expérimentations diverses et limites. Outre le texte de Mathieu Lindon, deux autres livres parus récemment abordent ce sujet. Dans Le Produit (Seuil), premier roman de Kevin Orr, le narrateur accro à un produit jamais

nommé (mais toujours écrit en majuscule, tic un peu agaçant), écrit le journal de son sevrage, façon de montrer que la littérature est le meilleur des produits de substitution. Un peu trop fabriqué, Le Produit a un petit côté drogue de synthèse. D’autre part, l’actrice, cinéaste et écrivaine Marina de Van signe Stéréoscopie (Allia), récit clinique de son addiction à l’alcool et la cocaïne. 25.09.2013 les inrockuptibles 113

08 930 112 SLIV OUV.indd 113

19/09/13 14:55

Jonathan Ames Tu n’as jamais été vraiment là

Andrew van der Vlies

Joëlle Losfeld, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias, 98 pages, 12,90 €

la griffe du passé Les fantômes empoisonnés de l’Afrique du Sud reviennent hanter une vieille écrivaine acariâtre. Le premier roman de Patrick Flanery interroge les mensonges de bien des pays.

C  

lare Wald est une romancière sud-africaine renommée. “Terreur” autoproclamée, cette Tatie Danielle intello vit recluse dans une petite maison du Cap. Une folie, par les temps qui courent, alors que les riches vont chercher la sécurité derrière les hautes grilles de lotissements ultraprotégés. Mais Claire est têtue. Il faudra un cambriolage pour qu’elle accepte, à contre-cœur, de piétiner ses idéaux pour se faire enfermer dans une sécurité qu’elle abhorre. Autre contrariété dans son quotidien de vieille dame acariâtre, le journaliste qui lui est envoyé pour écrire sa biographie et à qui elle ne trouve rien d’agréable à dire, ni rien de significatif à raconter. Et pour cause. En Afrique du Sud, nation divisée par excellence, on ne remue pas le passé impunément. Vingt ans seulement après l’abolition de l’apartheid, les destins individuels en portent toujours le sombre sceau. Ainsi Clare, bien que publiquement

engagée à gauche, a été un temps membre du comité de censure, alors que sa fille Laura avait décidé de rejoindre la lutte armée. Et puis il y a Sam, le biographe, de retour dans son pays natal après des années d’exil aux Etats-Unis… Alternant les récits de Clare et de Sam, à la première personne, avec la terrible histoire des derniers jours de Laura, disparue en 1989, Patrick Flanery met au point une machine de guerre romanesque qui dévoile progressivement sa mécanique complexe et limpide. Qu’est donc devenu “le garçon”, ce petit que Laura avait pris sous son aile avant de disparaître ? Clare, l’irréprochable moraliste, cacherait-elle quelque chose sous sa sévérité exagérée ? Plus que les personnages, c’est l’Afrique du Sud elle-même qui prend vie à mesure que Flanery déploie son récit, une terre terriblement romanesque où la honte le dispute au mensonge, où dissimulation et réconciliation cohabitent de plus en plus difficilement. Patrick Flanery est né en Californie et habite aujourd’hui à Londres. Fin connaisseur de la réalité sud-africaine, il en fait jaillir l’universel et écrit, en filigrane, sur la honte des collabos français ou les démons ségrégationnistes américains. Un premier roman édifiant. Clémentine Goldszal Absolution (Robert Laffont), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Marny, 468 pages, 22 €

Entre pastiche de polar hard-boiled et apologie de la justice rendue à coups de marteau, Ames continue de jouer avec la littérature de genre. Après s’être imposé comme l’un des maîtres contemporains du pastiche – Réveillez-vous, Monsieur ! permettait en 2006 au Jeeves de P. G. Wodehouse de reprendre du service aux Etats-Unis, tandis qu’Une double vie, c’est deux fois mieux rendait, en 2012, un hommage oblique à Raymond Chandler –, Jonathan Ames s’attaque aujourd’hui au polar vengeur, tendance Mickey Spillane. Plus que le brio des dialogues, ce qui compte dans Tu n’as jamais été vraiment là est la férocité des séances de bourre-pif et de concassage de crânes, que dispense un détective privé préférant le marteau au revolver et dont font les frais un sénateur corrompu et une escouade de flics à la solde de proxénètes mafieux, tous empruntés à la vieille mythologie d’une Amérique vénale et vérolée de vices. Mais, quitte à s’amuser avec les clichés et à faire son beurre des figures ancestrales du roman noir, Ames opte pour une version postmoderne, désinvolte et survoltée du genre, joue sur l’élasticité du temps, condense des chapitres entiers en un paragraphe, endiable avec un brio très musical les scènes de pugilat et fait de son miniroman un exercice de style maxi-jouissif. Bruno Juffin

114 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 114 115 SLIV SEQ.indd 114

19/09/13 14:56

le doux amer Critique littéraire, notamment au Masque et la Plume, Arnaud Viviant se dévoile dans une autobiographie littéraire spirituelle et (dé)culottée. rnaud Viviant est partait de loin : amoureux un critique installé. de Michèle, celle qui lui Il est “dans la inocula la passion des livres, place”, comme on lourdée pour une fille de dit. Depuis de nombreuses bonne famille, cet “obsédé années : jadis critique textuel” découvre Balzac à Libé et aux Inrocks, entre deux “branlettes” membre de jurys littéraires, auxquelles succèdent de tribun infatigable à la radio “ridicules épisodes maniaco(à l’émission Le Masque dépressifs”. Voilà pour et la plume) et à la télé. le pedigree. Et tant pis pour De cette débrouillardise les bonnes manières, qui omnipotente, le journaliste n’ont pas davantage droit au aurait pu tirer un crédit chapitre dans les allergies melonesque, se prendre du critique (le Salon pour le grand chanoine du livre, le café de Flore, des lettres. Rétif à tout les polars scandinaves, esprit de sérieux, La Vie “véritable chienlit”). critique est au contraire Avec un plaisir non feint, un livre qui se cabre, un texte Viviant débat de la vie risqué, plein à ras bord littéraire, mêle souvenirs de piques irrévérencieuses de vieux combattant et et de fine bonhomie. anecdotes aussi délectables Un élan d’autant plus que consternantes, louable que le petit Arnaud, et s’octroie le plaisir lycéen introverti, futur coupable de dresser des adulte accro à “la giclure listes, péché mignon du élégiaque des sites pornos”, critique (top 5 des écrivains

08 930 114 115 SLIV SEQ.indd 115

Patrice Normand/Opale/Editions Belfond

A  

motards, morts trop tôt, etc.). Ce qui est bien la moindre des élégances dans un livre conçu aussi comme un exercice d’admiration. Tout entier écrit à la troisième personne, La Vie critique sème toute velléité d’autosatisfaction au profit d’un joyeux panthéon personnel (la Série noire, le Nouveau

Roman, Ellroy, Sartre et Debord, John Berger, Jérôme Beaujour…). Pas d’inventaire à la gloire du “grantécrivain” donc, mais une balade régénérante à travers la littérature et une ode subtile à “un métier en voie de disparition”. Emily Barnett La Vie critique (Belfond), 192 pages, 17,50 €

19/09/13 14:56

AH+CB

plein les poches C’est aussi la rentrée pour les livres de poche, avec une belle guirlande automnale de sorties et de rééditions. Petit guide de rattrapage pour amateurs de petits formats – et budgets.



etits budgets, petits sacs, la rentrée littéraire se joue aussi en session de rattrapage au rayon poches. Pour coller à l’actu, on se replongera dans le premier roman de Laura Kasischke, A Suspicious River, publié en 1996 et qui reparaît au Livre de Poche. On y retrouve toute la sève de l’univers de Kasischke : secrets enfouis sous les sourires d’une Amérique proprette mais au fond plus que jamais opaque et trouble. Un incontournable, à ranger à côté du fascinant Les Apparences de Gillian Flynn (Livre de Poche), une autre Américaine qui dépèce méticuleusement les

artifices d’un mariage parfait pour en révéler les failles dans un thriller bluffant. Jennifer Egan, elle, autopsie les ambitions déchues (et déçues) d’une poignée de rêveurs attrapés par les années 80 et rattrapés par la décennie suivante. Qu’avons-nous fait de nos rêves ? (Points Seuil) a été couronné par le prix Pulitzer en 2011, cerise sur le gâteau pour ce livre kaléidoscopique passionnant. De grandes idées, les personnages de Raymond Carver en ont sans doute eu aussi, mais nous faisons en général leur connaissance alors qu’elles ne sont plus que cendres. Parce qu’on ne saurait se lasser de son

découragement flamboyant, Points Seuil poursuit la réédition de ses nouvelles. Une (re)lecture qu’éclaire brillamment Ciseaux, de Stéphane Michaka (Pocket). Erudit mais pas rabat-joie, il décortique la relation qui lia Carver à son éditeur Gordon Lish. Autorité, influence, codépendance… Un roman-essai passionnant sur la construction d’un mythe littéraire. Le mythe – du rock’n’roll cette fois –, cela fait quelques décennies que le journaliste anglais Nick Kent s’applique à l’ériger pour mieux l’analyser. Apathy for the Devil, ses mémoires de journaliste au NME à l’époque où ça devait

encore être plutôt marrant, reviennent sur ces années fastes. On y croise les Rolling Stones, Iggy Pop, les Sex Pistols ou Bowie et l’on médite sur l’avenir de la révolte mélomane (Rivages Poche). Mémoires, mémoires… Le Just Kids de Patti Smith est, lui aussi, déjà culte et reparaît chez Folio augmenté de textes et de photos inédits. On aimerait bien faire dialoguer la prêtresse rock avec le génie Pasolini, dont paraît un choix de poèmes ébouriffants, réunis sous un titre qui parle de lui-même : Adulte ? Jamais (Points). Iconoclaste d’un autre genre, Salman Rushdie raconte sa vie, et son destin reste grand en petit format : Joseph Anton sort ces jours-ci chez Folio. Ultime recommandation, mais pas des moindres : ceux à qui aurait échappé l’an dernier l’incroyable roman choral de l’Américaine d’origine japonaise Julie Otsuka peuvent s’offrir en 10/18 Certaines n’avaient jamais vu la mer, qui revient sur une période méconnue de l’histoire américaine : la spoliation et l’internement dans des camps, après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, de milliers de Japonais émigrés en Californie. Clémentine Goldszal

la 4e dimension les cinq jours de Manosque Marie Darrieussecq, Yannick Haenel, Cloé Korman, Céline Minard ou encore Philippe Vasset seront présents aux Correspondances de Manosque, festival littéraire qui célèbre sa quinzième édition. du 25 au 29 septembre, www.correspondances-manosque.org

Claude Simon, art total Pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, le Centre Pompidou lui consacre une exposition mise en scène par Alain Fleischer. Un parcours dans l’œuvre du prix Nobel de littérature, qui était aussi peintre et photographe. à partir du 2 octobre, www.centrepompidou.fr

Alexis Jenni, le nouveau Delerm ? Lauréat du Goncourt en 2011 pour son très académique L’Art français de la guerre, Alexis Jenni revient avec Elucidations (Gallimard, 3 octobre), méditations sur les impressions fugaces de la vie. Comme un arrière-goût de La Première Gorgée de bière de Philippe Delerm. Gueule de bois en vue ?

Franzen vs Rushdie Dans un article pour le Guardian où il fustige internet, Jonathan Franzen écrit regretter que Salman Rushdie s’abaisse à une activité aussi vile que Twitter. Rushdie lui répond… dans un tweet : “Amuse-toi bien dans ta tour d’ivoire.” Le début d’une querelle de quinze ans, comme celle qui opposa Rushdie à John le Carré ?

116 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 116 SLIV SEQ.indd 116

19/09/13 15:14

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:10

avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 129 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com)

Il n’y a que les chansons de variété qui disent la vérité er

Focus Groupov du 1er au 7 octobre au Centre Wallonie-Bruxelles, Paris IVe

e

du 1 au 5 octobre au Centre culturel suisse, Paris III

scènes Alexandre Doublet revisite Platonov. De cette pièce-fleuve est né le projet d’en faire un spectacle en trois épisodes, correspondant aux quatre actes de l’œuvre de jeunesse d’Anton Tchekhov. à gagner : 5 x 2 places pour les représentations des 1er, 2, 3 et 5 octobre

Please, Continue (Hamlet) du 3 au 19 octobre au Nouveau Théâtre de Montreuil – Grande salle J.-P. Vernant (93)

Babyshambles le 3 octobre, au Zénith, Paris XIXe

musiques Cinq ans que les Babyshambles n’avaient rien sorti. Ils sont de retour avec un disque et un concert événement au Zénith de Paris le 3 octobre prochain. A gagner : 10 places

scènes Le Groupov est un collectif d’artistes de différentes disciplines, fondé en 1980 à Liège par Jacques Delcuvellerie. Le Focus conçu par le Centre Wallonie-Bruxelles fait découvrir les trois aspects indissociables de l’aventure Groupov : la création, le questionnement théorique et la culture active. à gagner : 5 x 2 places pour Discours sur le colonialisme le 2 octobre et 5 x 2 places pour Bloody Niggers! le 4 octobre

scènes Habitués des projets où le public est à la fois spectateur et acteur, le duo formé par Yan Duyvendak (Made in Paradise) et Roger Bernat (Le Sacre du printemps) a imaginé une immersion… dans un tribunal. Dans ce lieu idéalement dramatique, on juge le crime étrangement shakespearien d’un Hamlet moderne. à gagner : 5 x 2 places pour la représentation du 5 octobre à 20 h 30

pour profiter de ces cadeaux spécial abonnés Perturbation du 27 septembre au 25 octobre au Théâtre de la Colline (Grand Théâtre), Paris XXe

scènes

Pour son second spectacle en français, Krystian Lupa a choisi Perturbation : l’histoire d’un fils qui suit la tournée de son père, médecin de campagne, et découvre le désarroi multiforme des vies humaines. à gagner : 10 x 2 places pour les représentations des 10 et 12 octobre à 19 h 30 et du 13 octobre à 15 h 30

08 930 Club Inrocks.indd 118

munissez-vous de votre numéro d’abonné et participez sur 

http://special. lesinrocks.com/club

fin des participations le 29 septembre

19/09/13 15:09

L’Enfant de Bastien Vivès

pas sages en revues La BD succombe au format revue. Papier, pilotée par Lewis Trondheim, et La Revue dessinée, consacrée au reportage, osent et proposent de vraies pépites.

A  

lors que depuis quelques années l’univers de la presse redécouvre le format revue (XXI, Schnock), la bande dessinée suit à son tour la tendance. Papier, créée à l’initiative de Lewis Trondheim et de l’éditeur Yannick Lejeune, propose des fictions de taille variée, par des auteurs connus ou débutants. Cette revue format manga, en noir et blanc, mélange sans vergogne les styles graphiques – dessin léché chez Le Général lapin de l’Américaine Jennifer L. Meyer, minimalisme cartoon pour Histoire d’oiseau de Jérôme Anfré – mais aussi les types de récits – polar métaphysique avec Pet Killer de Gregory Panaccione, autobio douloureuse avec Sale clebs de Florence Dupré La Tour. Malgré un thème imposé (“un animal est mort”), Papier offre une grande diversité qui relance

sans cesse l’intérêt de la lecture. En revanche, elle révèle aussi l’inégalité des contributions. Parmi les meilleures, on découvrira la passionnante relecture du Livre de la jungle par Bastien Vivès, au dessin tout en souplesse. Immanquables aussi, les mésaventures technologiques et touristiques de Richard, le héros félin de Lewis Trondheim, en visite au Père-Lachaise. La Revue dessinée, lancée par un collectif d’auteurs, se consacre quant à elle à la BD de reportage. Là aussi, les récits sont disparates, puisqu’on trouve aussi bien un reportage de Jean-Philippe Stassen sur la diaspora congolaise en Belgique qu’une saga de l’informatique par Hervé Bourhis et Adrien Ménielle. Mais tout le monde ne possède pas le talent de Joe Sacco. Du choix des sujets et de leur traitement sérieux se dégage une impression d’application scolaire, et la pédagogie prime

malheureusement parfois sur le rythme du récit – à l’image de l’enquête pourtant bien documentée de Sylvain Lapoix et Daniel Blancou sur les pionniers du gaz de schiste. Certains reportages, hors de toute actualité brûlante, pimentent néanmoins la revue : l’hilarante enquête de Marion Montaigne à la ménagerie du Jardin des Plantes à Paris, le puissant reportage de Christian Cailleaux, embarqué à bord de la frégate de surveillance Floréal, l’émouvant récit fictionné d’Olivier Bras et Jorge Gonzalez sur le dernier jour d’Allende. Un véritable souffle jaillit de ces trois récits qui, par leur humour, leur humanité ou leur pudeur, arrivent à se distancier de leur sujet. Anne-Claire Norot Papier (Delcourt), 192 pages, 9,95 €  La Revue dessinée (LRD SAS), 228 pages, 15 € 25.09.2013 les inrockuptibles 119

08 930 119 BD.indd 119

19/09/13 15:21

A la tête du Metropolitan Opera de New York, Peter Gelb a révolutionné le monde du lyrique en proposant ses créations sur grand écran. La nouvelle saison débute simultanément au MET, au cinéma et à l’Auditorium du Louvre !

D   réservez Belgrade d’Angélica Liddell, mise en scène Julien Fisera Point de départ du texte d’Angélica Liddell : les obsèques de Slobodan Milosevic à Belgrade en 2006. On suit les tribulations d’un jeune Espagnol, Baltasar, parti recueillir les témoignages d’habitants de la ville, et ses rencontres avec le gardien du musée où est exposée la dépouille du dictateur, un reporter de guerre de retour du Kosovo ainsi qu’un ancien militaire. De retour chez lui, en Espagne, le conflit prend une tournure familiale… du 8 au 12 octobre au Théâtre de Vanves, tél. 01 41 33 92 91, www.theatre-vanves.fr

e passage à Paris comme n’importe quelle star d’Hollywood en promo, Peter Gelb “fait le job”. Sauf que le patron du Metropolitan Opera de New York, la plus puissante maison d’opéra au monde, n’a pas un film à défendre mais une bonne dizaine de productions lyriques retransmises sur grand écran dans les salles de cinéma. En France, la saison passée, il s’est vendu pas loin de 200 000 billets pour ces opéras – le tout sans 3D ! Au niveau mondial, les chiffres prennent encore une autre dimension et avoisinent les 2,5 millions de tickets de cinéma vendus dans cinquante-quatre pays. En ces temps de disette budgétaire, ce n’est pas négligeable. “Disons que nous ne nous sommes pas lancés dans ces retransmissions HD pour gagner de l’argent, mais au final on en gagne.” En bon manager à l’américaine, celui qui fut le directeur de Sony Classical et abandonna “un navire en perdition, le disque”, sait qu’on ne peut compter que sur soi-même. “Le gouvernement ne nous donne pas d’argent. Seuls les recettes propres et les sponsors aident à boucler le budget. Mais vous ne pouvez agrandir une salle de spectacles alors qu’avec le cinéma, vous multipliez le public potentiel.” Pour défendre son point de vue, il a bataillé avec les syndicats de musiciens et de techniciens, et essuyé quelques critiques. Y compris de la part des stars de l’opéra, qui touchent un faible pourcentage sur ces retransmissions HD. Et puis ces dernières saisons ont vu un tassement de la fréquentation, même au MET.

Ken Howard

une haute définition de l’opéra Concernant la captation, sa réponse est sans appel : “Certains observateurs ont suggéré que nous faisions des changements pour ces diffusions, mais en aucun cas nos artistes ne changent leur vision pour cela ! Ce que nous essayons, c’est de trouver une façon moderne de montrer l’opéra. Vous savez, un grand chanteur doit penser au spectateur du dernier rang. Alors, il n’a pas besoin de changer quoi que ce soit dans sa façon d’être pour le cinéma !” Si Peter Gelb n’a aucun complexe à parler d’argent, il aime aussi défendre ses artistes. Heureusement. Il a ainsi imposé à un public plutôt conservateur dans ses goûts un projet fou comme Ring vu par le Canadien Robert Lepage. “Si vous ne prenez pas de risques, il est difficile de marquer les esprits. Robert Lepage a créé une machinerie scénique qui colle à chaque temps du cycle de Wagner. Il a l’habitude de dire : ‘Les problèmes techniques sont mes amis’. Je suis là pour qu’il y ait le moins de problèmes possible.” Ce Ring a fait couler beaucoup d’encre outre-Atlantique pour son coût – “pas plus cher que quatre opéras…” –, ses défaillances avec un décor bloqué ou des chanteurs menaçant de quitter la production. “Il y a peu de metteurs en scène qui méritent qu’on les soutienne. Robert est de ceux-là.” Pour ouvrir sa saison 2013/14 – et donc le direct au cinéma –, Peter Gelb donne Eugène Onéguine de Tchaïkovski, dirigé par le chef du Mariinsky, Valery Gergiev. Star de cette production, Anna Netrebko. Rien que cela. Fiona Shaw signe

120 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 120 SCENES OUV.indd 120

19/09/13 13:15

Parsifal de Richard Wagner, création phare de la saison 2012-2013 au MET

la mise en scène, en remplacement de Deborah Warner, victime de problèmes de santé, qui en assure la production. On fait remarquer à Peter Gelb qu’il y a peu de femmes dans ce milieu. “Je ne suis pas intéressé par le genre des artistes que j’engage. J’étais à Londres pour rencontrer Katie Mitchell ce printemps. Mais si nous travaillons ensemble, c’est parce qu’elle a du talent, pas parce qu’elle est de sexe féminin. Pourtant je constate par exemple que, du côté de Broadway, de plus en plus de productions sont montées par des femmes. C’est plutôt encourageant.” Lorsqu’on interroge le directeur du MET sur ce qu’il recherche chez un metteur en scène, la réponse ne se fait pas attendre : qu’il sache raconter une histoire. “Je ne suis pas partisan de ces créateurs qui veulent absolument déconstruire l’œuvre. L’opéra est un genre à part : il faut, pour y entrer, que l’on vous donne des clés de compréhension, pas que l’on vous égare. Ici, à New York, j’ai une frange du public qui voudrait que rien ne change et une autre qui veut des opéras où tout est repensé. Je suis entre les deux.” Disons qu’il est plus du côté de Laurent Pelly que de Krzysztof Warlikowski. Ce qui n’empêche pas Gelb d’orchestrer une petite révolution en ses murs. Ccertes, il y a toujours un Franco Zeffirelli d’arrièregarde (La Bohème) au répertoire ou le style international chic d’un Robert Carsen adoré de Paris à New York. Mais au fil des ans, des artistes comme Luc Bondy (Tosca), François Girard ou le turbulent Russe Dmitri Tcherniakov ont été invités au MET. Cette année verra également la première

“un grand chanteur doit penser au spectateur du dernier rang. Alors, il n’a pas besoin de changer quoi que ce soit dans sa façon d’être pour le cinéma !” d’une réussite signée William Kentridge, Le Nez de Chostakovitch, qui a déjà triomphé au Festival d’Aix et à l’Opéra de Lyon. “Parce que c’est Kentridge et que je le voulais ici. Nous avons d’autres projets ensemble dont une Lulu.” Peter Gelb a bouclé sa saison 2017/18 et ne se repose pas. L’opéra se prévoit trois années à l’avance. Il se félicite d’autant plus de ce cycle de projections au Louvre comprenant quelquesunes des productions emblématiques de son institution, véritable plongée dans le temps. Plus proche de nous, il a supervisé le lancement d’une bibliothèque virtuelle réunissant les projets maison, mais aussi des heures d’enregistrements. Une façon de rendre l’opéra accessible. Peter Gelb ne l’est pas moins. Philippe Noisette Début de la saison MET Opéra HD Live, Pathé live le 5 octobre à 18 h 55 avec Eugène Onéguine de Piotr Tchaïkovski, direction Valery Gergiev, www.pathelive.com une saison au Metropolitan Opera onze productions emblématiques du MET à l’écran, du 30 octobre au 9 mars à l’Auditorium du Louvre, tél. 01 40 20 55 00 25.09.2013 les inrockuptibles 121

08 930 120 SCENES OUV.indd 121

19/09/13 13:15

Pierre Huyghe, Zoodram 4, 2011

la vie au musée L’art contemporain n’a jamais été aussi vivant. Au sens propre, puisque les œuvres ont tendance chez certains artistes à se mouvoir et à se développer en tout autonomie.

vernissages Les Pleïades Clou du spectacle pour le trentième anniversaire des Frac. Après avoir offert chacun une carte blanche à un artiste pour revisiter leurs collections, les vingt-trois Fonds régionaux d’art contemporain organisent une grande exposition collective aux Abattoirs de Toulouse. Avec, entre autres, des œuvres de Dora Garcia, Anita Molinero, Raphaël Zarka ou Alejandro Cesarco.  du 28 septembre au 5 janvier aux Abattoirs, Toulouse, www.lesabattoirs.org

Masculin/masculin Du nu, du nu, du nu. Oui, mais exclusivement masculin. C’est le beau programme que s’est fixé, cet automne, le Musée d’Orsay, qui présente deux cents œuvres consacrées à ce genre mineur de l’histoire de l’art.  jusqu’au 2 janvier au Musée d’Orsay, Paris VIIe, www.musee-orsay.fr



ous êtes-vous déjà demandé ce qu’il advenait des expositions les jours de fermeture ? Avez-vous déjà imaginé qu’une œuvre puisse devenir autonome au point d’échapper tout à fait à son créateur ? Pierre Huyghe, oui, qui fait de sa rétrospective à Beaubourg une expérience live et organique, et enfonce le clou de ce qu’il nomme, depuis quelques années, un “art de la situation”. “Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est d’intensifier la présence de ce qui est.” Comme lorsqu’il scénarise un bout de jardin sauvage en marge de la Documenta de Kassel et revisite les standards paysagistes : le banc – renversé –, la sculpture d’ornement – un corps de femme dont le visage est dissimulé sous un essaim d’abeilles – ou encore la présence erratique d’un chien, étrange lévrier à pattes roses. Dans ce tableau vivant, les œuvres se contaminent et se pollinisent, flirtent avec le temps long du monde animal ou végétal. Rejouée dans la galerie sud du Centre Pompidou aux côtés des bernard-l’ermite nichés dans des masques brancusiens et de la colonie de fourmis et d’araignées venues envahir les murs de l’exposition, cette expérience est symptomatique du virage opéré par Pierre Huyghe. Exit, le montage artificiel du temps d’exposition devenu aussi suspect que son cadre

spatial : chez Huyghe, l’exposition n’a ni début ni fin et ne s’encombre d’aucun créneau horaire. Or, l’on remarquera que cette façon de concevoir une exposition ou une œuvre comme un écosystème, avec sa vie propre et ses lois du genre, est un motif partagé par nombre d’artistes aujourd’hui. Prenez le très jeune artiste suisse Julian Charrière. Exposé lors de la Biennale de Lyon, dans les modules “Hors-les-murs” du Palais de Tokyo, il présente une dizaine de tours de Babel miniatures réalisées à partir de prélèvements de sédiments dans une dizaine de fleuves à travers le monde, du Danube au Rhin en passant par le Mékong ou le Mississippi. Voués à l’érosion, ces mélanges explosifs, évolutifs et potentiellement nocifs développent une existence solitaire, dissociée du cadre de l’exposition (ils ne nécessitent aucune activation ou mise en marche) comme du regard du spectateur dont ils n’ont que faire. Chez Huyghe comme chez Charrière, les spectateurs sont ainsi appelés à se transformer en simples témoins. Témoin contingent, on l’est encore face à ces vivarium studios (qui donnent leur nom à la compagnie du très expérimental metteur en scène Philippe Quesne) et autres aquariums géants peuplant actuellement le champ de l’art :

122 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 122 EXPOS OUV.indd 122

19/09/13 17:54

Courtesy La BF15 Ecosystème marin vivant, aquarium, masque en résine de La Muse endormie (1910) de Constantin Brancusi © Collection Ishikawa, Okayama, Japon, photo Guillaume Ziccarelli

Edith Dekyndt, Water Album 01 (La Saône, Lyon, France), 2013

ces mélanges explosifs, évolutifs et potentiellement nocifs développent une existence solitaire

de Markus Schinwald l’an dernier, qui faisait de la maquette de son exposition un terrain de jeu pour iguanes, à l’apprenti chimiste Hicham Berrada, qui fait de ses paysages aquatiques des tableaux mouvants, en passant par Edith Dekyndt, qui expose à la BF 15 un échantillon d’eau de la Saône. Avant eux, Michel Blazy conféra lui aussi à l’œuvre d’art le pouvoir du vivant, instable et mutant, et s’interrogea au passage sur une certaine expérience de la durée. Au Plateau l’an dernier, il servait ainsi les restes d’un petit déjeuner méticuleusement absorbé par une armée de fourmis et les drippings accidentels d’escargots baveux lâchés dans un coin de l’exposition. Mais si, chez Michel Blazy (et d’autres), cette convocation du vivant est monnaie courante depuis une vingtaine d’années, elle se trouve aujourd’hui régénérée par l’écho qu’offre un courant philosophique lié à la crise écologique. “Avec l’apparition de nouveaux objets écologiques, l’accumulation de la radioactivité ou le trou dans la couche d’ozone par exemple, dont la temporalité excède l’échelle et l’expérience humaines, le champ de la connaissance et donc la position de l’art demandent une reconfiguration”, estiment ainsi l’historienne de l’art Ida Soulard et l’artiste Fabien Giraud, à l’initiative d’un programme de séminaires visant à définir un équivalent artistique à cette nouvelle mouvance au titre barbare : le réalisme spéculatif. Notamment portée en France par Quentin Meillassoux, cette théorie du “monde sans nous”, pour le dire rapidement, refuse le présupposé selon lequel les hommes ne peuvent exister sans le monde et, qu’inversement, le monde ne peut exister sans les hommes.

Dans un drôle de tour de passe-passe, Meillassoux et ses homologues anglais ou américains s’intéressent à cette réalité antérieure à l’apparition de l’espèce humaine (et donc possiblement à ce qui nous succèdera), réalité signalée par ce qu’il appelle des “archifossiles”. Cette équation, a priori intenable tant elle demande de penser ce qui précède ou excède la pensée, infuse depuis quelques années le champ artistique et littéraire. Chez Tristan Garcia par exemple, qui signe cet automne (ce n’est pas un hasard) un texte dans le catalogue de Pierre Huyghe et publia il y a trois ans ses improbables Mémoires de la jungle, un roman de “désapprentissage” avec un singe dans la peau du narrateur. “Nous comprendre parmi les animaux et comprendre l’animalité en nous”, écrivait à l’époque Garcia, qui rencontre sur ce point la commissaire de la Documenta, Carolyn ChristovBakargiev. Cette dernière, à rebours de l’anthropocentrisme de rigueur, jeta en juin 2012 un pavé dans la mare en affirmant : “Je pense que tout a sa culture. La production culturelle d’un plant de tomates est la tomate. (…) Quand vous regardez pourquoi les hommes des cavernes peignaient, cela ne se différencie pas fondamentalement de la raison pour laquelle l’araignée tisse sa toile.” Claire Moulène et Jean-Max Colard Pierre Huyghe jusqu’au 6 janvier au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr Julian Charrière dans l’exposition Des présents inachevés, jusqu’au 3 novembre, bâtiment Euronews, Lyon, www.palaisdetokyo.com Edith Dekyndt jusqu’au 16 novembre à la BF 15, Lyon, labf15.org à lire The Matter of Contradiction, programme de séminaires, lamatiere.tumblr.com 25.09.2013 les inrockuptibles 123

08 930 122 EXPOS OUV.indd 123

19/09/13 17:54

“l’irrespect est une vertu” Rédacteur en chef du Canard enchaîné, où il travaille depuis 1979, Louis-Marie Horeau évoque la concurrence stimulante de Mediapart, l’absence de l’hebdo satirique sur internet et la légère baisse des ventes. Pas de quoi casser une patte à un Canard toujours solide.



ous venez de publier vos comptes annuels : ils révèlent une baisse des ventes de plus de 5 % en 2012. Comment l’expliquez-vous ? Louis-Marie Horeau – Nos ventes ont toujours été fluctuantes, et nous avions atteint des sommets en 2007 et 2008. En 2012, nous vendons 475 859 exemplaires en moyenne par semaine. Le contexte politique a une forte influence sur nos chiffres. Les gouvernements de gauche nous sont souvent défavorables. Ils éloignent de nous deux types de lecteurs : ceux de gauche qui trouvent qu’on tape trop sur le gouvernement et ceux qui trouvent au contraire qu’on ne tape pas assez dessus. Et puis n’exagérons rien, nous avons de beaux jours devant nous.

Avec internet, la presse écrite est en pleine mutation. Or vous êtes le seul journal sans véritable site. Excluez-vous d’en avoir un ? On sera sans doute conduits un jour à faire une édition sur internet. Nous y réfléchissons, mais nous ne sentons pas d’urgence. D’autant que l’on ne voit pas de modèle économique viable. Si nous faisons un site, il doit être payant, avec du contenu tous les jours, ce qui suppose une rédaction à part entière et un changement de culture. Mediapart enchaîne les succès dans votre domaine de prédilection, l’enquête. Vous êtes souvent amené à les citer, alors qu’on était plutôt habitué à l’inverse… Cela ne me gêne pas du tout de citer Mediapart quand ils travaillent bien. Il est vrai que nous sommes concurrents,

124 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 124 SMEDIAS OUV.indd 124

19/09/13 15:01

et c’est plutôt stimulant. C’est à nous de nous secouer un peu pour y faire face et pour être bons sur notre créneau. De plus, cette concurrence donne au lecteur de l’appétit pour les enquêtes, elle crée chez lui des habitudes de lecture. Historiquement, Le Canard est un journal d’opinion. Quelles sont vos valeurs ? Nous avons toujours eu le cœur à gauche, sans nous ranger derrière un homme, un parti ou une faction. Nos principes sont ceux qui ont fondé le journal. Nous sommes de vieux laïcards anticléricaux, des républicains intransigeants avec une sensibilité sociale. Et le caractère satirique du journal fait que l’on essaie d’être précis sans jamais se prendre au sérieux. Vous trouverez rarement dans Le Canard un article engagé au premier degré. L’humour, l’ironie, la satire, l’irrespect sont les vertus principales de ce journal. Votre anticléricalisme semble aujourd’hui moins virulent. On vous a reproché par exemple votre discrétion lors de l’affaire des caricatures de Mahomet publiées dans Charlie hebdo… Notre anticléricalisme est historiquement lié à l’Eglise catholique, à ses interventions

dans le domaine politique. Or il faut bien reconnaître qu’elle a perdu de sa superbe, sauf ces derniers temps avec la Manif pour tous, et on a réagi à la hauteur de l’événement. Quant à l’islam, il y a matière à être anticlérical face à la montée de mouvements radicaux, mais ils ne sont pas au pouvoir. Si nous sommes anticléricaux, nous ne sommes pas antireligieux. J’irais même plus loin : que des musulmans puissent prier dans des mosquées et des catholiques dans des églises fait partie des droits fondamentaux des personnes. Sur une autre de vos valeurs fondatrices, l’antimilitarisme, on a la même impression de recentrage, par exemple à la lecture d’éditoriaux pas vraiment opposés à une intervention armée en Syrie… La réponse est un peu la même que sur l’anticléricalisme. Au début du XXe siècle, l’armée était une puissance politique fondamentale, beaucoup de députés en étaient issus. Aujourd’hui, l’armée est totalement soumise au pouvoir politique. Le Canard était antimilitariste par refus de voir les militaires se mêler de politique, et pas uniquement par fibre pacifiste. Si l’armée et l’Eglise ont perdu de leur pouvoir, une nouvelle puissance influence les politiques : la finance. Est-elle pour vous une priorité en matière d’enquête ? C’est en effet là que beaucoup de choses se passent. On a d’ailleurs publié pas mal d’articles sur le sujet. C’est un domaine passionnant que l’on va développer. Vous côtoyez la classe politique depuis plus de trente ans. On la décrit parfois plus technique et froide qu’avant, moins vivante et truculente. On dit ça souvent, en effet, par nostalgie de certains personnages. Sans doute ne retrouvera-t-on jamais un Clemenceau, un de Gaulle ou un Mitterrand. Mais je n’ai pas l’impression que la vie politique s’affadit. Peut-être dira-t-on dans vingt ans : “Ah ! du temps de Sarko, qu’est-ce qu’on se marrait !” Notre ancien directeur, Roger Fressoz, disait : “La matière du Canard enchaîné, c’est la sottise des hommes politiques et c’est un filon qui ne se tarira jamais.” propos recueillis par Martin Brésis photo Renaud Monfourny

“l’influence de la finance sur le politique est un domaine passionnant que l’on va développer dans Le Canard” 25.09.2013 les inrockuptibles 125

08 930 124 SMEDIAS OUV.indd 125

19/09/13 15:01

Déchiffrage – La croissance, à quel prix ?

Eric Draper

Mars 2003, George W. Bush, son vice-président Dick Cheney, le directeur de la CIA George Tenet et le chef d’état-major Andy Card discutent des actions militaires en Irak

la mécanique du chaos Comment, après avoir détruit les infrastructures et éliminé les élites dirigeantes en Irak, les Etats-Unis y ont créé les conditions d’une guerre civile…

Q  

uelques mois après le documentaire de Jean-Pierre Krief, Tonnerre roulant sur Bagdad, à propos des débuts de la guerre, voici Irak, dans les coulisses d’une guerre, un point de vue sur les soubresauts politiques du pays durant son occupation par les Etats-Unis. Un solide documentaire britannique, produit par Brian Lapping, truffé de témoignages des principaux acteurs du conflit. L’enquête, centrée sur la gestion américaine de l’Irak, éclaire la manière dont la destruction du pays et de ses structures a débouché sur une guerre civile permanente, alimentée notamment par la rivalité entre les deux courants antagonistes de l’islam : chiisme et sunnisme. Le documentaire rappelle comment le diplomate américain Paul Bremer, chargé de la reconstruction du pays, a mis le feu aux poudres en démobilisant sans compensation financière des milliers de militaires irakiens. Ces militaires chômeurs constitueront, dès juillet 2003, l’essentiel du contingent qui mettra le pays à feu et à sang. Parallèlement, deux factions séditieuses entrent dans la danse et attisent la terreur :

dès 2003, les militaires irakiens démobilisés mettront le pays à feu et à sang

côté chiite, l’armée du Mahdi, une milice puissante dirigée par Moqtada al-Sadr ; côté sunnite, la branche irakienne de la célèbre organisation terroriste Al-Qaeda. Les chiites attaquent les sunnites et vice-versa, sans oublier de s’en prendre à l’armée d’occupation, évidemment… Contraint et forcé de mettre le holà aux actions extrémistes, le Premier ministre lancera tout de même avec succès les troupes gouvernementales contre ses coreligionnaires du Mahdi, retranchés à Sadr City, enclave chiite de Bagdad, puis à Bassorah, principal terminal pétrolier, donc ville stratégique. L’autre faction néfaste, Al-Qaeda Irak, sera elle largement décimée après l’élimination de son leader jordanien al-Zarqaoui en 2006. Malgré tout cela, l’instabilité perdure en Irak. Actuellement, on constate une recrudescence des violences sectaires ; en 2013, elles auraient été les plus meurtrières depuis cinq ans, causant quelque sept cents morts. Depuis 2003, la guerre d’Irak aurait fait 170 000 victimes. Voilà pour le constat. Le dessous des cartes reste plus embrouillé. On a un simple indice, un propos de Tony Blair : “J’estimais vraiment qu’il fallait qu’on remodèle le Moyen-Orient et par conséquent qu’il fallait en passer par cette interminable période de transition, parfois sanglante.” Un aveu révélateur qui mériterait à lui seul un long développement. Vincent Ostria Irak, dans les coulisses d’une guerre documentaire de David Alter et Charlie Smith, mercredi 25, 20 h 50, Canal+

revue documentaire économique de Bruno Masi et Jacques Goldstein. Mardi 1er, 22 h 35, Arte

Remise en question étayée de la doxa économique de la croissance. Disséquer rigoureusement les mécanismes de l’économie, tout en déplaçant le curseur vers une déconstruction des préceptes néolibéraux en vogue dans les médias de masse : à l’image du magazine Alternatives économiques, avec lequel elle s’associe, la nouvelle revue documentaire d’Arte, Déchiffrage, vise à éclairer les téléspectateurs lassés de la petite musique des journalistes économiques dominants. L’émission, construite comme un documentaire classique, ouvre avec brio des horizons de pensée à contre-courant de la doxa, sans sacrifier le goût de la pédagogie. Pour ce premier numéro, Déchiffrage s’attaque à la croissance en ironisant sur l’hypocrisie ou l’aveuglement des discours de ceux qui promettent son retour rapide. S’appuyant sur les analyses critiques de chercheurs – Dominique Méda, Joseph Stiglitz, Daniel Cohen, Patrick Viveret, Jean Gadrey, Eloi Laurent… –, la revue offre une leçon convaincante dénonçant la logique de démesure du régime capitaliste actuel. Inventer un autre modèle, prenant en compte la contrainte écologique : les voies qui se dessinent ici se détachent de l’obsession d’un retour, quasi impossible, à une croissance élevée. Il faut alors imaginer un autre type de croissance : celle de l’égalité et de la justice sociale, sacrifiées par trente ans de politiques productivistes soumises aux règles de la finance. Jean-Marie Durand

126 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 126-127 SMEDIAS PROG2.indd 126

19/09/13 16:39

Trashamerica

Papous, entre deux mondes de Daniel Vigne

extinctions de voix Arte consacre une journée spéciale aux peuples dont l’identité culturelle, et en particulier la langue, est menacée à plus ou moins long terme. l existe entre 6 000 et 7 000 langues Wood qui entraîne à la découverte des parlées dans le monde, mais combien Pirahãs et de leur langue très particulière, le téléspectateur en entend-il amenant à remettre en question les régulièrement ? Donner la parole (2009), théories admises sur le langage humain. le superbe moyen métrage de Raymond Le film pointe également le changement Depardon et Claudine Nougaret, diffusé qui s’opère au sein de ce peuple se à 17 h 55 lors de la journée spéciale d’Arte convertissant, lentement mais sûrement, consacrée le samedi 28 septembre aux au mode de vie occidental. “Peuples en danger”, porte parfaitement Inscrite dans son titre, la dualité son titre. Composé de plans fixes cadrés tradition/modernité se trouve au cœur au cordeau, le film – portant la marque brute de Papous, entre deux mondes (20 h 50), du cinéma des origines (poser une caméra documentaire inédit de Daniel Vigne. pour enregistrer le cours du monde) – Un témoignage du tiraillement que vit va patiemment à la rencontre de membres le peuple papou, à travers le parcours d’un de diverses communautés, les montre dans jeune homme, citadin insatisfait, choisissant leur cadre de vie en train de parler de leur de revenir vers sa tribu pour devenir existence, sans commentaire ni doublage. “homme-crocodile” au terme d’un rituel Ici, la parole est d’abord donnée à ceux initiatique. S’exprime ici le désir d’un retour qui sont filmés puis offerte ensuite supposé régénérateur aux sources à ceux qui les regardent et les écoutent. fondatrices d’une culture (en l’occurrence “Quand on perd une langue, on perd la culture papoue) face à l’hydre toujours une partie d’une culture, un produit unique plus menaçante de la mondialisation, de la créativité humaine. On perd une source cette forme de colonialisme généralisé qui de données sur le fonctionnement de l’esprit”, ne veut pas dire son nom. Jérôme Provençal affirme l’un des linguistes interrogés dans La Langue cachée d’Amazonie (22 h 50), Journée “Peuples en danger” documentaire de Michael O’Neill et Randall samedi 28 à partir de 12 h 05, Arte

 I

Marc Dozier

documentaire de Didier Allouch. Mardi 1er, 22 h 55, Canal+ Cinéma

Enquête sur le cinéma trash, expression stylisée de la nature perverse de l’Amérique. Une exploration – avec force extraits, visites de tournages et interviews de cinéastes – du cinéma américain dit “trash”, c’est-à-dire les films d’horreur, de SF et les polars caractérisés par leurs excès de violence et d’hémoglobine. La thèse de cette enquête consiste à considérer ce cinéma déviant et excessif, qui existe finalement depuis longtemps sous diverses appellations, comme une sorte de surmoi des Etats-Unis, un réceptacle et un déversoir du trop-plein de ses malaises et de ses frayeurs récurrentes. Ce serait aussi, pour certains pseudo-gauchistes d’Hollywood, une catégorie qui permettrait à ses auteurs de glisser en douce des idées subversives dans un contexte ludique et extraverti. Une façon de révéler, de manière très stylisée, la vraie nature de l’Amérique, qui serait profondément maléfique. Le plus remonté parmi les réalisateurs interrogés est Oliver Stone, auteur de quelques fleurons de ce cinéma outrecuidant : Scarface (scénario), Tueurs nés ou le récent Savages. D’après lui, ses personnages de hors-la-loi ou de marginaux violents sont des enfants de chœur par rapport aux politiciens qui dirigent les Etats-Unis et font la guerre au monde entier, qui seraient, eux, les vrais gangsters. Autrement dit, si l’on en croit Stone, le cinéma dit “trash” n’est qu’une vision imagée de la réalité foncièrement perverse de son propre pays, qui serait une sorte d’enfer. V. O. 25.09.2013 les inrockuptibles 127

08 930 126-127 SMEDIAS PROG2.indd 127

19/09/13 16:39

film We are the Lambeth Boys de Karel Reisz Très beau documentaire sur la jeunesse du quartier de Lambeth, à Londres, au début des années 60. J’aime aussi beaucoup le film Samedi soir, dimanche matin du même réalisateur.

album et DVD

Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh Les entrées et sorties de scène du show-man le plus extravagant d’Amérique dans un savant dosage de noirceur et de drôlerie.

Willis Earl Beal Nobody Knows Ce clochard céleste sauvé de la misère, de l’errance et de la folie, ressuscite le blues primitif.

Love Song de Philippe Djian Une ballade libre et vénéneuse sur les traces d’une rock-star avec d’invraisemblables rebondissements et en fond sonore beaucoup de chansons tristes.

Live at Bern’s Salonger de Miriam Makeba Il y a quelques mois, je suis tombée par hasard sur une vidéo de ce concert à Stockholm en 1966, où elle interprétait la chanson When I’ve Passed on. C’était magnifique. Je me suis immédiatement procuré le reste. Elle incarne pour moi la beauté, le talent et la grâce.

livre Love on the Left Bank d’Ed Van Der Elsken Un Paris intemporel, des modèles vivant en marge de la société, le tout capturé par le regard poétique du photographe néerlandais. Un livre qui m’accompagne depuis des années. propos recueillis par Noémie Lecoq

La Bataille de Solférino de Justine Triet Une ronde folle au cœur de la journée cruciale de l’élection présidentielle de 2012.

Elle s’en va d’Emmanuelle Bercot Une ode tout en finesse à la palette aux nuances infinies de Catherine Deneuve.

Tip Top de Serge Bozon Indics et flics se surveillent et se punissent dans un polar au comique déchaîné et strident.

Keaton Henson Birthdays Chef-d’œuvre de musique romantique et empoisonnée d’un homme qui vit dans sa chambre.

La Violence des riches de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon Dans un essai cinglant, le couple de sociologues rebelles poursuit son travail de sape des dominants.

Janelle Monáe The Electric Lady En écoute sur lesinrocks.com, l’album inventif, ambitieux et sexy de l’Américaine fait faire le grand saut à la soul music.

The Clash The Clash Sound System Un coffret rend hommage au plus grand des groupes punk et le replace au cœur de l’actualité.

The Good Wife saison 3 en DVD En attendant la cinquième saison, il faut voir et revoir ce classique en devenir. La Gifle Arte Une famille australienne se déchire après une fête qui a mal tourné. House of Cards Canal+ La série fascinante et tragique de David Fincher.

Génération A de Douglas Coupland Portrait d’une génération globalisée et globalement paumée.

Une matière inflammable de Marc Weitzmann Un livre comme un détonateur pour mettre à nu les mensonges du jeu social et des jeux de pouvoir.

Giacomo Foscari – Livre 1 : Mercure de Mari Yamazaki La mangaka livre une évocation tout en délicatesse du parcours d’un homme entre son Italie natale et le Japon.

Saveur coco de Renaud Dillies La fantaisie, l’humour et la poésie d’un héritier de Fred.

Tyler Cross de Nury et Brüno Entre western et roman noir, une ode à la culture de genre américaine.

Alceste de Christoph Willibald Gluck, mise en scène Olivier Py Palais-Garnier, Paris L’élégance et la beauté de la mise en scène d’Olivier Py accompagnent un chant d’amour.

L’Affaire Makropoulos de Leo Janácek, mise en scène Krzysztof Warlikowski Opéra Bastille, Paris La mythologie d’Hollywood et l’avant-dernier opéra de Janácek pour une hallucinante soirée lyrique.

Swan Lake chorégraphie Dada Masilo Théâtre du Rond-Point, Paris Tchaïkovski bousculé. Les sexes sont égaux ; tutus et iroquoises pour tous.

Marie Modiano Son premier roman, Upsilon Scorpii, sort le 26 septembre et ses deux nouveaux albums, Ram on a Flag et Espérance mathématique, le 30 septembre. Elle sera en concert le 30 novembre à Massy et le 14 novembre à Paris, au Café de la Danse.

Philippe Decrauzat Galerie PrazDelavallade, Paris Une peinture moins abstraite qu’il n’y paraît, qui a du corps et du tape-à-l’œil.

Entre-temps… Brusquement, et ensuite Biennale de Lyon Une biennale déroutante, placée sous le signe du récit. Avec Matthew Barney, Robbe-Grillet, Erro, et Robert Gober en guest-star.

La Vie matérielle Fondation d’entreprise Ricard, Paris Avec son titre durassien, le 15e prix Ricard réunit huit artistes pour donner à voir le processus de création.

Grand Theft Auto V sur PS3 et Xbox 360 Le retour du titre qui a fait entrer le jeu vidéo dans le monde adulte.

Gone Home sur PC, Mac et Linux Une narrationpuzzle, un chef-d’œuvre d’écriture vidéoludique où l’on explore son foyer comme une terre inconnue.

Papers, Please sur PC et Mac Un jeu à la portée symbolique immense qui nous met dans la peau d’un douanier au temps de la guerre froide.

128 les inrockuptibles 25.09.2013

08 930 128 Best.indd 128

19/09/13 15:03

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:14

Georg Baselitz par Renaud Monfourny

Le Côté sombre. Peintures et sculptures monumentales exposées jusqu’au 2 novembre à la galerie Thaddaeus Ropac, Pantin (ropac.net)

130 les inrockuptibles 25.09.2013

08 130 CARTE.indd 130

19/09/13 13:17

GAB Pub.indd 1

23/09/13 09:35

GAB Pub.indd 1

18/09/13 09:18