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No.916 du 19 au 25 juin 2013

+ édition régionale

www.lesinrocks.com

MONTPELLIER 16 pages

audience et décadence

Kevin Costner

papa poule de Superman

John Fante le perdant magnifique

Kanye West ressuscité M 01154 - 916 - F: 3,50 €

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Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

Le Grand Journal

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par Christophe Conte

cher Frédéric Lefebvre

E

nfin, tu es de retour, bel enfant prodige ! De retour à l’Assemblée nationale, dont le strapontin de député des Français de l’étranger (on va pas qualifier ça de siège, faut pas déconner) t’avait été honteusement volé l’an dernier par une femme, Corinne Narassiguin. Une inconnue, noire, brillante et socialiste, ce qui ne l’avait pas empêchée de te coller une branlée mémorable, qu’heureusement le Conseil constitutionnel, pour une nébuleuse histoire de comptes de campagne, s’est empressé d’invalider pour t’offrir une seconde chance au tirage. C’est vrai que c’était

un peu ballot, ce trébuchage, les circonscriptions exotiques ayant été à l’origine créées par ton ancien mentor de Président avec un double dessein : exfiltrer quelques copains en vue de la défaite de 2012 et éloigner au passage des boulets dont il n’aurait su que faire une fois revenu à la vie normale. Bref, au terme d’un vote qui aura passionné les foules (86 % d’abstention), tu fais donc ton come-back à la buvette du Palais-Bourbon en tant que représentant des Français de l’Amérique du Nord, soit quelques expats ayant choisi d’aller vendre leurs talents loin de cette France

étouffée par l’impôt, des fans de Joe Dassin, des Québécois d’adoption (chacun ses perversions) ou encore Dany Boon et Michel Polnareff. Député de la fuite des cerveaux, voilà qui était assurément taillé sur mesure, Frédo. Je n’évoquerai pas ici tes approximations en termes de littérature et de chiffons, c’est un vieux dossier et chacun a droit à sa minute d’éternité dans les bêtisiers, n’en parlons plus. Je constate toutefois que ton inconscient n’a pas fini de te jouer des tours, des loopings même, car l’association que tu as inaugurée pour servir de plate-forme à ton élection porte un nom qui n’aura pas échappé aux amateurs de contrepèterie : L’Ame Nord ! L’Ame Nord, Frédounet ! Non, il ne s’agit pas d’un hommage à Pierre Mauroy mais bien d’une tentative de fédérer en diaspora les compatriotes éparpillés sur les territoires des Etats-Unis et du Canada. On s’en fout. 86 % d’entre eux s’en foutent. Et parmi ceux qui ont voté, 46 % s’en foutent aussi. Mais L’Ame Nord, quoi ! Hé oh, Jacques Lacan, tu connais ? Non, il ne défile pas à la prochaine fashion week, cherche un peu, regarde sur Wikipédia, j’ai pas le temps. L’Ame Nord, bon sang, ça fait “l’âne mord”, voire “l’âne mort” ! Franchement, dis-moi que tu l’as fait exprès, un soir avec tes potes, bourrés dans un bar d’hôtel sur Sunset Boulevard. Ne me laisse pas seul avec ces doutes, par pitié. A moins que ce ne soit André Santini, le coussin péteur de l’Assemblée nationale, avec lequel tu partageais avant ton départ pour le Nouveau Monde un fauteuil du 92, qui t’ait fait cadeau de la vanne au nom de votre longue et parfois conflictuelle amitié. En tout cas, Michalon, c’était vraiment pas du luxe d’investir dans une paire de lunettes pour paraître plus intelligent, mais il va falloir songer à repasser chez Afflelou pour vérifier la correction. Je t’embrasse pas, car l’âne mord.

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No.916 du 19 au 25 juin 2013 couverture Michel Denisot d’après une photo de Jeff Lanet, graphisme Christophe Alexandre couverture régionale Joke par David Richard

Cette semaine, une œuvre inédite de Loris Gréaud s’est glissée dans cinq exemplaires des Inrockuptibles. Félicitations aux heureux gagnants !

03 billet dur cher Frédéric Lefebvre

08 édito man on the moon

10 quoi encore ? 12 portrait Delphine Batho, ministre de l’Ecologie

16 hommage Maurice Nadeau (1911-2013)

Maxime Bruno/Canal+

en terrasse avec le Palmashow

32

18 roman-photo Les Parapluies de Cherbourg en feuilleton

20 nouvelle tête

40

Angel Haze, un flow queer prometteur

22 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

24 à la loupe Kanye West se prend pour Yeesus

26 où est le cool ? Lilja Birgisdóttir

dans l’artisanat geek de Risto, dans les soundsystems, sur un skate-board…

30 idées le sociologue Jacques Donzelot appelle à développer une nouvelle “citoyenneté urbaine”

32 Le Grand Journal en péril l’émission survivra-t-elle au départ de son grand manitou, Michel Denisot ?

40 Sigur Rós, le côté obscur de la force 44 John Fante ressuscité réédition des trois premiers romans de l’écrivain américain culte

50 Kevin Costner, l’hyper-Américain le papa de Superman est un pur enfant de l’Amérique. Rencontre à l’occasion de la sortie de Man of Steel

54 Damir Doma prend de l’ampleur le jeune designer rend les femmes puissantes et les hommes délicats

59 Loris Gréaud, blockbooster deux expositions en forme de superproductions dans deux lieux parisiens symboliques

50

Warner Bros 2013

les Islandais se sont retranchés dans les ténèbres pour se réinventer

pour l’édition régionale

Montpellier, la mix cité cahier 16 pages au centre du journal retrouvez aussi l’édition régionale sur iPad et kiosques numériques 19.06.2013 les inrockuptibles 5

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société Everial au 01 44 84 80 34

64 Bambi de Sébastien Lifshitz

66 sorties Man of Steel, The Bay, Le Fils unique, Eat Sleep Die, People Mountain People Sea…

72 jeux vidéo

Animal Crossing – New Leaf

74 séries Orphan Black : dans les vertiges de l’identité + WorkinGirls

78 Bertrand Belin une voix orageuse sort de la nuit

80 mur du son Kings Of Leon, Janelle Monáe…

81 chroniques The Aikiu, Chateau Marmont, CSS, Dirty Beaches, Black Sabbath…

82 dvd un triple DVD pour la mort de LCD

90 concerts + aftershow festival Villa aperta à Rome

92 écrivains-détectives au top David Gordon et David Carke signent deux métapolars palpitants

94 romans Holly Goddard Jones, Clément Bénech

96 tendance Sartre est de retour

98 bd Atelier mastodonte par Trondheim & Co.

100 le Tanztheater à Paris quatre ans après la mort de Pina Bausch, un avenir à réinventer + Saadallah Wannous au Français

104 Markus Schinwald l’artiste autrichien met le CAPC de Bordeaux sens dessus dessous

106 RMC, les secrets d’un succès comment la station est devenue incontournable, par tous les moyens

108 La Marseillaise vs Tapie un quotidien local toujours en résistance

109 programmes Le Ben & Bertie Show La Planète des cons…

110 net Atelier des médias : sur RFI et sur internet, un outil démocratique efficient profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 111

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

avril 1998 : Pam Grier, héroïne érotique

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski rédactrice en chef adjointe Géraldine Sarratia rédacteurs Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net rédacteur en chef adjoint Jean-Marie Durand collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, G. B. Decherf, R. Blondeau, T. Blondeau, D. Boggeri, M. Brésis, Coco, A. Comte, M. de Abreu, M. Delcourt, G. Delmas, E. Fusco, J. Goldberg, C. Goldszal, T. Goubin, O. Joyard, B. Juffin, C. Larrède, N. Lecoq, H. Le Tanneur, P. Mouneyres, P. Noisette, A. Pfeiffer, E. Philippe, T. Pillault, D. Richard, A. Ropert, L. Soesanto, P. Sourd, S. Triquet lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Fabien Garel photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, François Burkard, Anne-Gaëlle Kamp, Amelie Modenese conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 stagiaires Caroline Mira tél. 01 42 44 44 26, Estelle Vandeweeghe (festivals) tél. 01 42 44 43 97 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 coordinateur Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07 Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Antoine Brunet tél. 01 42 44 15 68 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 service des ventes chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Elliot Brindel tél. 01 42 44 16 62 contact agence A.M.E. Otto Borscha ([email protected]) et Terry Mattard ([email protected] tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied, Frédérique Foucher administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Edition Montpellier” jeté dans l’édition vente au numéro des départements 11, 30, 34, 48 et 66 ; un cahier de 16 pages “Montpellier” broché dans l’édition kiosque et abonnés des départements 11, 30, 34, 48 et 66 ; un encart “Quai Branly” jeté dans les édition kiosque et abonnés Paris-Ile-de-France ; une œuvre originale de Loris Gréaud encartée aléatoirement dans cinq exemplaires.

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man on the moon 1. De quoi parle VRAIMENT Shining ? C’est la question de Room 237, le film de Rodney Ascher – enfin en salle, un an après sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs. La famille Kubrick ne doit pas être ravie. On la comprend. Elle a exigé qu’il soit précisé sur l’affiche qu’elle ne cautionnait en rien cette exégèse amusante – et délirante ! Déjà qu’ils ont bidouillé les images de Stanley, laissant croire que Tom Cruise va voir Shining dans Eyes Wide Shut, alors que jamais de la vie… Mon Dieu, Stanley aurait été furieux… 2. Mais de quoi parle VRAIMENT l’antépénultième film de Stanley Kubrick ? La création artistique, la famille américaine, la persistance du passé, Sigmund Freud et Bruno Bettelheim mis à part, car trop évidents ? Pour les analystes dingos de Room 237, c’est la confession cryptée d’un artiste qui raconte comment il dut : – participer à un projet qui a berné le monde entier. – mener une double vie dont il n’a pu parler à personne et dont il est resté traumatisé. Mais e ncore ? 3. Après 2001, Kubrick a été enrôlé – de force ? – par la Nasa et a mis en scène les images de la Lune par Apollo 11. Si. 2001 devenant le sublime et gigantesque brouillon de la supercherie à venir… On ne dit pas que personne n’est allé sur la Lune ce 20 juillet 1969, on dit que les images du “petit saut pour moi, grand pas pour l’humanité, gna-gna” ont été réalisées en studio par Kubrick, puis retransmises dans le monde entier. Faux direct, vrai Méliès. Dix ans plus tard, Kubrick parsème son Shining de cailloux blancs et lunaires, autant d’indices, autant d’aveux : pourquoi Danny porte-t-il un pull Apollo 11 quand il reçoit la balle jaune des jumelles ? Et pourquoi Jack se met-il en colère contre Wendy en évoquant ses “obligations” et ses “commanditaires qui lui font confiance” ? Et pourquoi la chambre 237 et pas 217, comme dans le roman de Stephen King ? Kubrick a prétendu que la direction de l’hôtel craignait que plus aucun client ne veuille de la 217, alors va pour la 237 ! Sauf qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu de chambre 217 dans l’hôtel qui servit de modèle à l’Overlook du film ? Alors que 237 000 kilomètres, c’est la distance exacte de la Terre à la Lune, enfin celle qu’on pouvait mesurer à l’époque… 4. On le voit, Room 237 ne manque ni d’humour érudit ni d’imagination seconde. Mais il n’épuise

pas les sens secrets de Shining. Dans le numéro 623 de la revue Positif, Laurent Vachaud donnait des pistes plus convaincantes sur Shining et Eyes Wide Shut. Par exemple, cette affiche de ski marquée “Monarch” sur le mur ? Room 237 ignore que c’est un programme de conditionnement de l’individu que la CIA aurait mis au point… Alors que Vachaud en fait son miel… Lisez Positif.

Illustration de l’affiche de Room 237, documentaire sur Shining de Stanley Kubrick

5. Chez Kubrick, le hasard n’existe pas. Si quelque chose apparaît dans le cadre, c’est que sa présence est désirée, qu’elle a un sens. D’où la tentation de voir des motifs dans le tapis et de suivre d’autres fils narratifs que celui que Kubrick est censé nous raconter. Il tournait un film tous les dix ans, mais il en faisait trois ou quatre à la fois… 6. Dans I Am Spartacus! (Capricci), le magnifique livre de souvenirs de Kirk Douglas, on apprend comment Kubrick a découvert la nouvelle de Schnitzler qui allait donner Eyes Wide Shut quelque quarante ans plus tard. Pendant le tournage de Spartacus, comme il ne pouvait plus le supporter, l’acteur-producteur a emmené Kubrick chez son psychiatre, le Dr Herbert Kupper. Celui-ci n’a pas réussi à pacifier les rapports entre les deux hommes, mais il a recommandé à Kubrick de lire “Rien qu’un rêve” et d’en faire un film… 7. Le cinéma, c’est quand même mieux que tout, non ?

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j’ai scruté les passants avec

le Palmashow



h ! l’apéro de fin d’aprèm, le printemps enfin, les arbres en fleurs, la terrasse “sympa”. Et ce jeu simple et universel : observer les gens, leurs attitudes, leur dégaine. Se moquer un peu, vanner gentiment. Pour Grégoire Ludig et David Marsais, les compères de Very Bad Blagues, c’est plus qu’un passe-temps : ça fait partie de leur travail. Le spectacle de la vie quotidienne ? Leur terrain de chasse. “On travaille 24/24, en fait, on est en observation constante. C’est limite fatigant”, soupire David. “Tu vois le serveur, par exemple ? C’est un vieux qui essaie de se faire passer pour un jeune. Regarde, il porte un ‘bracelet-boules’. Il est grillé”, analyse Grégoire. “On cherche toujours le petit détail, celui qui signe un personnage”, explique David. Des petits détails, il leur en a fallu pour nourrir les trois cents sketchs diffusés sur D8 (et avant, Direct 8) depuis 2010. Après La Folle Histoire du Palmashow, ils se sont imposés avec Very Bad Blagues. Des pastilles de trois minutes, en plan fixe, qui parodient des situations de la vie de tous les jours. Humour absurde et découpage cut caractéristique des comiques 2.0. On a droit à une illustration en live. Un homme muni de deux grandes cannes passe près de notre table. Grégoire : “Lui, tu vois, il a oublié ses skis.” On rigole. “Nan, elle était facile. Par contre, vous avez vu le pendentif du serveur,

“lui, je suis sûr qu’il se parfume avec du Brut”

pour accompagner son bracelet-boules ?” David : “En fait, le mec, il a 22 ans.” Grégoire : “Tu parles. C’est le genre à draguer les trentenaires un peu célib’ du IXe.” David : “Les trentenaires à frange.” Grégoire : “Qui boivent du vin rouge.” David : “Je suis sûr qu’il se parfume avec du Brut.” Grégoire : “Mais il doit avoir bon fond. Enfin, on sait pas. S’ça se trouve, c’est un chacal.” Ça fuse comme ça tout le temps, en mode ping-pong. Dans la déconne comme dans le sérieux, leur complicité est évidente. Potes depuis le collège, ils ont bricolé leurs premières vidéos le week-end, dans le jardin des parents de David. Sont passés par le théâtre, la radio, la scène. En 2008, ils rencontrent Christophe Lambert : “Highlander quoi, le mec qui coupe des têtes.” L’acteur les aide à monter leur propre boîte de production. Ils font un peu de télé, gagnent des fans sur internet. Le directeur des programmes de Direct 8 les appelle en 2010. Leur dit : “Les mecs, pour l’instant l’humour sur Direct 8, c’est Papa Schultz.” Carte blanche, donc, et gros carton. Quand Canal+ rachète la chaîne en 2012, la direction les rassure très vite : “Vous, les gars, vous restez.” David et Grégoire en profitent pour se renouveler avec un format plus long : Palmashow, l’émission. Les épisodes étant déjà tournés, ils pourraient souffler un peu. Mais non. Ils se réunissent tous les jours dans l’appartement de David, pour écrire leur premier long métrage. Et le soir, à l’heure de l’apéro, ils partent à la chasse, à l’affût de tout ce qui pourrait les aider à construire leurs futurs personnages. Genre un vieux dragueur de trentenaires à frange. Avec son bracelet-boules. texte et photo Alexandre Comte Palmashow tous les dimanches, 20 h 10, D8

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Batho, ça rame Se revendiquant bosseuse et militante, Delphine Batho affirme connaître ses dossiers sur le bout des doigts. Mais son travail de ministre de l’Ecologie comporte plus d’annonces que de faits concrets.

E

lle défait puis refait son chignon dans un même mouvement furtif. A peine le temps d’apercevoir sa chevelure frisée. Comme si distraire son interlocuteur de tout sujet de fond risquait d’entacher sa crédibilité. “Ma culture à moi, ce n’est pas d’être dans le superficiel, lâche-t-elle au détour d’une phrase. Il faut d’abord conquérir une crédibilité et ça se fait en bossant.” Tout ne doit être que boulot, dossiers, fiches, chiffres. Delphine Batho est une élève appliquée. Austère, sérieuse au premier abord. Un brin psychorigide pour les uns, carrément cassante pour les autres. “Pour Delphine, c’est comme si la politique était quelque chose de trop sérieux pour pouvoir sourire”, balance un ministre. “Mais elle commence à me dire bonjour en Conseil des ministres, je sens qu’on franchit une étape”, lance, caustique, un collègue. Pour d’autres, l’explication serait à chercher du côté de son CV. “Seulement le bac en poche”, comme elle le répète. Elle, “ministre de la République”, veut prouver aux “sachants” qu’elle sait. “Si vous ne voulez pas vous faire balader, il faut rentrer dans les dossiers. Sinon ce sont les sachants qui décident”, dit-elle avec autorité en affichant volontiers une froideur un peu hautaine, dont se plaignent nombre de ses interlocuteurs. Quitte à déplaire, elle pourrait ruer dans les brancards pour s’imposer. Façon Montebourg très en verve. Façon Duflot qui n’a pas sa langue dans sa poche. Mais celle qu’on avait connue archimilitante – et qui dit le rester –, et qui depuis 1990 a été présidente

du syndicat lycéen de la Fidl, viceprésidente de SOS Racisme, secrétaire nationale du PS en charge des questions de sécurité et députée des Deux-Sèvres, demeure en retrait. “On a toujours l’impression qu’elle ménage tout le monde, mais c’est impensable”, commente Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace qui, de guerre lasse, a fini par boycotter les débats sur la transition énergétique initiés par la ministre. “On n’a jamais réussi à avoir de réponse claire de sa part sur le plan qu’elle mettrait en œuvre pour appliquer l’engagement du Président de passer de 75 % à 50 % du nucléaire à l’horizon 2025. Selon nos calculs, il faudrait engager la fermeture de dix centrales d’ici à la fin du quinquennat. Seule celle de Fessenheim est dans les tuyaux. Pour le reste, comment fait-on ?”, se plaint le directeur de Greenpeace. Il y a vingt ans, François Mitterrand ne tarissait pas d’éloges sur Delphine Batho : “Une tête bien faite, elle sait y faire, celle-là on va la retrouver.” Un autre François à l’Elysée, on la retrouve ministre déléguée à la Justice puis, un mois plus tard, elle est nommée en catastrophe dans un jeu de chaises musicales à la place de Nicole Bricq, ministre de plein exercice là où on ne l’attend pas : l’Ecologie, le Développement durable et l’Energie. Onzième dans l’ordre protocolaire, avant Michel Sapin en charge du Travail et Jean-Yves Le Drian à la Défense. A tout juste 39 ans. Certains proches du Président estiment qu’elle a peut-être été promue trop vite. “Elle manque un peu de bouteille.” Certains pensent qu’elle aurait “fait un malheur” auprès de Valls à l’Intérieur, son sujet de prédilection, et “avec qui elle s’entend

bien”, précise-t-elle. Mais le Président en a décidé autrement. “Ça me passionne”, insiste-t-elle quand on lui demande si elle a quelque chose à ajouter à la fin de l’entrevue. Elle, si réservée, clame que “l’écologie, c’est tripal”. Pourtant, là où les écolos attendraient qu’elle pousse les murs pour porter haut la cause de l’environnement, elle a surtout endossé les habits d’une ministre très techno. Pas de doute, ses dossiers, elle a appris à les connaître et même très bien. Mais d’autres voudraient plus : une vision politique, un cap, une ligne. “Elle reste assez discrète, regrette François de Rugy, président du groupe Vert à l’Assemblée nationale. Elle met ses pas dans ceux du gouvernement. En matière d’écologie, si vous ne prenez pas de risques, vous ne faites pas avancer

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“pour Delphine, c’est comme si la politique était quelque chose de trop sérieux pour pouvoir sourire” un ministre

A Besançon, le 10 juin, pour l’un des débats sur la transition énergétique 19.06.2013 les inrockuptibles 13

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les choses. Par exemple, sur Notre-Damedes-Landes, elle aurait pu être solidaire du gouvernement, mais exprimer une position propre au ministère de l’Environnement.” Pas de pli pas de bruit. Et un bilan pour l’instant en demi-teinte. Beaucoup de chantiers lancés – transition énergétique, mix énergétique, loi-cadre sur la biodiversité, réforme du code minier, modernisation du droit de l’environnement –, mais encore peu de résultats concrets. “Ça va très lentement, regrette Jean-François Julliard. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux et de l’urgence du moment. Tout ceci se fait à une petite échelle, locale. Il faudrait réfléchir à l’échelle européenne et mondiale.” François de Rugy poursuit : “Ce n’est pas la fonction qui crée l’espace. C’est au ministre de le créer. Il faut constamment jouer des coudes pour pousser des murs. Quand on est ministre de l’Ecologie, c’est en desserrant l’étau qu’on peut avancer.” Un cadre important d’Europe-Ecologie les Verts (EE-LV) insiste. “Je suis frustré. Sur un certain nombre de sujets, elle pouvait aller plus vite.” La ministre prend

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ces critiques avec beaucoup de distance. Trop techno, elle ? “Tout est politique, disait Marx, s’amuse-t-elle. Ce n’est pas une surprise que les écolos puissent critiquer. Ça fait partie de la façon dont, étant dans la majorité, ils conservent une expression autonome. Et je ne leur demande pas de renoncer à leur identité.” Elle marque un temps. “Après, si la question c’est : ‘Est-ce que c’est bien d’avoir un socialiste à ce ministère ?’, je pense que c’est bien de ne pas être dans la sous-traitance et que ça arrange EE-LV. Au fond, ça permet aux écologistes de conserver une liberté d’expression sur ces sujets qui sont au cœur de leur identité.” Elle réfléchit. Dans le contrôle toujours. “Depuis le début, j’ai compris la règle : tout ce que je fais de bien, c’est grâce à eux, et tout ce que je fais de mal, c’est ma faute !” Pour autant, la militante formée à l’école Julien Dray n’oublie pas ses classiques. Qui sont ses alliés, sur qui s’appuyer ? “Sur un certain nombre de questions, on pourrait considérer que les socialistes n’ont pas fait leur révolution culturelle écologique et que les Verts sont

des alliés.” Même si elle insiste sur la différence entre EE-LV et le PS : “Nous ne sommes pas sur une ligne de décroissance, nous mettons la question écologique au service d’une nouvelle croissance.” Un ministre avance : “Sa candeur idéologique sur le sujet est compensée par une acuité politique.” Celle qui a toujours avancé en bande (celle de SOS puis celle des royalistes) n’en a pourtant plus. “Aujourd’hui, la vie interne du PS est assez limitée, le débat a davantage lieu au gouvernement qu’au sein du PS. Et les cartes ont été rebattues par la primaire.” On l’a ainsi vue se déplacer ces derniers temps avec Arnaud Montebourg. “Nous sommes d’accord sur beaucoup de choses. Je l’ai notamment soutenu au moment de Florange mais il y a un sujet majeur entre nous, les gaz de schiste.” Elle est contre, il est pour. Elle tacle. “Sur la question de l’écologie, Arnaud a encore beaucoup de progrès à faire !” Elle rit, un rire qui rappelle celui de Ségolène Royal dont elle fut proche un moment (et dont elle a récupéré le garde du corps). “Je ne pense pas que les

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“je suis la ministre des choses irréversibles” solutions à la crise soient le modèle industriel d’hier.” Face aux critiques, elle défend sa première année : “On a semé, on a planté les racines, fait un travail pour changer les choses en profondeur”, en s’appuyant sur les territoires avec un vocabulaire très ségoléniste. “On a fait quelque chose sans précédent le 25 mai dernier : quatorze régions en simultané et un système de démocratie participative pour réfléchir sur la transition énergétique et se projeter dans l’avenir. Ça n’avait jamais été fait à cette échelle. Et, le 8 juillet, je ferai une réunion à Paris avec ce qui remonte des territoires. Il faut faire la démonstration que la croissance verte est un levier de croissance et un levier de compétitivité.” L’ex-porte-parole de François Hollande pendant la campagne est plongée dans ses dossiers : nucléaire, Notre-Damedes-Landes, gaz de schiste. “Un ensemble de sujets et de dossiers qui sont

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ma nitroglycérine”, s’amuse-t-elle. Et pour convaincre dans un contexte où la préoccupation première est le chômage, elle a compris la méthode pour gagner ses arbitrages budgétaires, elle parle “en équivalent emplois”. “Je sens que c’est la bonne approche pour convaincre. Même l’autre jour, quand j’ai parlé des travaux qu’il fallait faire pour la prévention des inondations, j’ai parlé en équivalent emplois. Tant de digues, tant d’emplois.” Pascal Canfin, un des deux ministres écolos du gouvernement, la classe dans “ceux qui font”. “Il y a ceux qui parlent et ceux qui font. Elle fait partie de ceux qui font. Mais nous l’incitons à être encore plus offensive. Car dans nos combats, elle est une alliée.” Un constat partagé par Jean-Vincent Placé, président du groupe écologiste au Sénat : “Delphine Batho est une ministre sérieuse. Elle fait ce qu’elle peut. Je ne lui jetterai pas la pierre. C’est difficile quand le Président ne s’intéresse pas à l’écologie et ne donne pas d’impulsion.” Son dossier sous le bras, un café sucré avalé, dès 7 h 23 dans ce train

qui l’emmène vers Besançon pour voir sur le terrain comme se passent les débats sur la transition énergétique, elle est au taquet. Prête pour l’interview. Puis elle demande à son chef de cabinet de revoir son agenda. “Là, ça ne va pas”, s’agace-t-elle en voyant les intitulés, les parenthèses. Elle n’aime pas quand il y en a. Et quand on lui pose la question du turnover conséquent qui touche son cabinet, elle botte en touche : “C’est toujours une question qu’on pose aux ministres femmes. La vie de cabinet est simplement épuisante.” Et elle, dans un an, où se voit-elle ? “Je ne me pose pas la question. Je suis dans l’action.” Pourtant, un peu plus tôt, elle avait glissé : “Je suis la ministre du long terme, la ministre des choses irréversibles. Je veux enclencher des choses sur lesquelles il sera impossible de revenir en arrière. C’est maintenant sur l’an II qu’on doit voir les résultats de ce travail.” La bonne élève saura alors si elle a une bonne note. Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P. pour Les Inrockuptibles

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Ulf Andersen/Gamma

il se définissait avant tout comme journaliste

Maurice Nadeau en 2002

mort d’un honnête homme L’éditeur et journaliste Maurice Nadeau s’est éteint le 16 juin à 102 ans. Proche de Breton et d’Aragon, il avait défendu Beckett et Henry Miller, découvert Sarraute, Perec et Houellebecq.

C

’est un monument d’une extrême discrétion qui est mort le 16 juin à l’âge de 102 ans : Maurice Nadeau avait pleinement vécu le siècle via ses engagements, politiques mais surtout littéraires, sans jamais se mettre en avant ni accepter les compromissions. Né à Paris le 21 mai 1911, placé quelque temps à l’Assistance publique, communiste puis trotskiste, proche des surréalistes (il publie une Histoire

du surréalisme en 1945), d’André Breton, de Louis Aragon, résistant sous l’Occupation, journaliste d’abord à Combat (dirigé par Albert Camus) puis à France-Observateur et à L’Express de Françoise Giroud, il devient éditeur chez Julliard, Denoël, Laffont, avant de fonder sa propre maison d’édition, découvre Nathalie Sarraute et Georges Perec, sera le premier à écrire sur Samuel Beckett et à défendre Henry Miller contre une campagne de censure… En 1994, il publie le premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, alors refusé de tous : “J’étais tellement fatigué du roman lorsque j’ai reçu ce texte que j’ai gardé le manuscrit pendant un an. (…) C’est un livre désespéré qu’il m’avait donné. C’était d’ailleurs un collage de textes, au départ, des textes écrits à différentes époques, et il se trouve qu’ensemble ils fonctionnaient bien. C’est ça, au fond, l’histoire d’une création littéraire, il faut un rythme, une progression, qu’on se déplace et qu’on soit constamment intéressé. C’est difficile à faire. (…) Depuis, je reçois des tas de manuscrits de cadres supérieurs qui racontent leur vie – c’est d’un ennui !” nous confiait-il dans un entretien en 2002. Ce grand lecteur, de plus en plus exigeant voire sévère avec le temps, nous avait aussi confié lire de moins en moins de romans : “Il y a vingt ans, j’ai proclamé que le roman était la voie royale de la littérature, et puis… Les romans publiés, et les manuscrits de ceux que je reçois, c’est toujours la même chose : l’enfance, le premier amour, et puis le deuxième, si c’est un peu cochon tant mieux. Mais ça ne m’intéresse plus, c’est ça le malheur. Je dis le malheur parce que les romans étrangers continuent de me passionner. (…) J’aime quand le roman me donne la sensation du monde dans lequel on vit, et pas seulement de l’individu.” Et de citer La Tache de Philip Roth comme ultime exemple de réussite romanesque. Celui qui se définissait avant tout comme un journaliste – le terme de “critique” convenant mieux, selon lui, à Blanchot ou à Barthes – avait fondé en 1966 La Quinzaine littéraire, une revue bimensuelle, véritable laboratoire de critique littéraire qui avait connu bien des difficultés financières et pour laquelle il avait, cette année, livré son dernier combat, pour la sauver du dépôt de bilan. “Les honneurs déshonorent” avait lancé Nadeau, paraphrasant Flaubert, aux officiels qui lui rendaient hommage lors de son centième anniversaire il y a deux ans. Toujours parfaitement cohérent, il avait refusé la Légion d’honneur à deux reprises, comme il avait toute sa vie évité toute forme de compromission avec le milieu de l’édition. C’était La Quinzaine littéraire et la lecture qui le maintenaient en vie, disait-il – une vie longue et juste d’honnête homme. Nelly Kaprièlian dernier ouvrage paru Le Chemin de la vie, entretiens avec Laure Adler (Verdier, 2011)

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Les Parapluies épisode 1/3

Ciné-Tamaris

L’affaire est entendue : Les Parapluies de Cherbourg est le plus beau film du monde. Il suffit pour s’en assurer de découvrir la version numérique restaurée, en salle cette semaine. En appetizer de cette grande claque en couleurs et en chanté, un document d’époque : un extrait de la version publiée en roman-photo peu après la sortie du film, dénichée dans les archives Demy de Ciné-Tamaris. A retrouver aussi dans les deux prochains numéros. JML

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Mathieu Young

Angel Haze Bonne copine d’Azealia Banks, cette rappeuse queer surgit avec grâce sur un morceau de Woodkid.

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lle est née à Detroit, mais c’est à New York que l’histoire d’Angel Haze s’écrira. D’un haut lieu du hip-hop à l’autre, cette jeune rappeuse de 21 ans ne mettra pas longtemps à s’imposer dans l’avant-garde du renouveau musical new-yorkais, en collaborant notamment avec Azealia Banks. Musicalement proche de celle-ci, Angel Haze n’est d’ailleurs pas sans évoquer le reste de la scène hip-hop queer : revendiquer sa bisexualité n’est pas un détail dans ce milieu, et la cohérence artistique de ce nouveau rap ne peut que rapprocher ses représentants.

Comme Mykki Blanco ou Le1f, Angel Haze jouit d’un flow puissant et fluide, ultrarapide, et ne lésine pas sur la mise en scène. Sens pointu du style, univers un poil burlesque et freak friendly, noirceur travaillée : chez Angel Haze, l’esthétique est indissociable de la musique. Ce n’est peut-être pas un hasard, donc, si on l’a récemment entendue en featuring avec Woodkid sur I Love You. Il faudrait s’attendre à d’autres surprises à l’avenir. Maxime de Abreu album Dirty Gold (à venir)

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“je me suis acheté un maillot de bain en K-Way”

“du coup, Denisot, il va être toute la journée à Vanity Fair ?”

Greta Gerwig

retour de hype

Disclosure

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Montréal

la Suze

la terre battue Cascadeur

“c’est pas à Bernard Tapie les 20 euros qui traînent ?”

Woodkid

Alban Ivanov

“tiens, ils viennent de couper France Inter…”

la place Taksim

Rudi Garcia à la Roma

Cascadeur Le prochain album du Messin, Ghost Surfer, est tout simplement bluffant. Greta Gerwig Révélée dans Greenberg et à l’affiche de Frances Ha le 3 juillet. Alban Ivanov Un des comiques les plus poilants du moment. Montréal fête les 25 ans des Francofolies, propose une prog dingue pour

“Thomas Dutroux, c’est le fils de Marc Dutroux ?”

son Festival de jazz et abrite Half Moon Run et Suuns. Disclosure Et si on tenait là le groupe de l’été ? La terre battue On en fait quoi de la terre battue jusqu’en mars ? On la met dans la cave. Woodkid I Love You est ressorti avec Angel Haze en featuring et un bon vieux remix de Pharrell. P. S.

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23 % Mammouth Le mec écrasait les prix. 4,90 le champ, c’est coma éthylique garanti

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la conception de Yeezus Pour son prochain album sobrement intitulé Yeezus, Kanye West opte pour un artwork minimaliste, inversement proportionnel à son ego.

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En attendant la sortie officielle de son album et la naissance de son enfant (c’est désormais chose faite), Kanye West donnait la semaine dernière une interview au New York Times où il revient sur Yeezus (contraction de son surnom, “Yeezy”, et du nom du Christ) et se laisse aller à un délire intense. Des propos repris par de nombreux sites qui n’ont pas résisté à élaborer un

CD vierge et dévotion

En s’identifiant au Christ, Kanye West puise-t-il en lui humilité, simplicité et sobriété ? Contrairement aux images parvenues aux pèlerins priant pour une mise à jour de son site (qui montrait un premier artwork baroque mi-marbré, mi-or), le rappeur publierait un CD vierge visuellement. Produit de l’immaculée conception ? West se vante régulièrement de ses choix pseudo-radicaux. Ici, l’absence d’artwork signifie quelque chose de relativement profond : “finalement, ben y a que la musique qui compte vraiment” (cf. “Pour cet album, pas de single, pas de grosse campagne de pub, rien de tout ça. Putain, on n’a même pas de pochette ! On fait juste de la vraie musique”). En vrai, l’absence d’artwork (si ce n’est ce bout de scotch rouge) met l’accent sur celui-ci. Rappelant un passé pas si lointain où le CD (même simplement gravé) était un objet de dévotion privée.

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mégalomanie feat. paternité panaché de ses sorties les plus folles. Parmi elles : “Je suis dans la lignée de Gil Scott-Heron, ce genre de grands artistes activistes. Mais je suis aussi dans la lignée d’un Miles Davis, vous savez, qui aimait aussi les belles choses.” Ou encore : “Je serai le leader d’une entreprise qui gagnera des milliards de dollars parce que j’ai les réponses. Je comprends la culture. Je suis le noyau.” Oh, la grosse quetsche.

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3 malaise dans la culture L’homme fait en tout cas preuve d’une certaine lucidité car en gérant sa production artistique comme un homme d’affaires, Kanye West est à la pointe des changements à l’œuvre dans l’industrie culturelle. Ainsi, si l’artwork ici présent nous rappelle l’ère pas si lointaine où le CD (même gravé) était un fétiche, Yeezus n’en reste pas moins un objet de son temps. Car pour

éviter que l’album ne leake sur internet (exploit précédemment réussi pour Watch the Throne), West a instauré une nouvelle manière de travailler. Installer des studios d’enregistrement éphémères dans des chambres d’hôtel, n’interagir qu’avec un tout petit cercle de collaborateurs, travailler systématiquement avec des disques durs externes gardés

dans des valises incassables, insubmersibles, imputrescibles et surtout ne masteriser l’album que quelques jours avant sa sortie… Autant d’efforts qui n’ont pas vraiment payé, l’album se retrouvant finalement sur le net quelques heures avant sa sortie. Peu importe, il semblerait que pour Kanye West arrive bientôt l’heure de la quête. Diane Lisarelli

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où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

dans l’artisanat geek de Risto Influencé par la science et la technologie, Risto Bimbiloski propose un prêt-à-porter très graphique et edgy, qui se combine avec des savoir-faire macédoniens (son pays d’origine) plus ancestraux. Spécialisé dans la maille, Risto travaille également pour Carole Lim et Humberto Leon chez Kenzo.

Courtesy Miranda July. Photo RJ Shaughnessy

risto.com

dans un e-mail de Miranda July “J’essaie que mes amis me forwardent les e-mails qu’ils ont envoyés à d’autres – mère, petit ami, agent. Plus c’est banal, mieux c’est. La façon dont on se comporte par e-mail est si intime”, explique Miranda July. Pour We Think Alone, son “e-mail project”, elle a collecté les mails de quelques artistes (dont ses potes Lena Dunham et Kirsten Dunst), qu’elle classe et envoie par salves à ceux qui s’inscrivent sur son site. wethinkalone.com 26 les inrockuptibles 19.06.2013

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Série Sound Bikes de Katie Callan

dans les soundsystems dans ce poster psyché A Rotterdam, l’association Printroom publie The Archaic Revival Review, une collection de vingt posters totalement psychés réalisés par des artistes californiens. Le titre, ainsi que deux textes, font référence à l’écrivain américain Terence McKenna, ethnobotaniste et mystique dont la philosophie a largement inspiré la culture rave à la fin des années 80.

A travers de nombreuses installations, photos et vidéos, l’expo Say Watt! s’intéresse au soundsystem, né dans les caves américaines, et à ses déclinaisons musicales, géographiques et politiques. Indissociable de l’éclosion du hip-hop, du reggae ou de la techno, cette culture du bidouillage pose avec acuité la question de l’appropriation de l’espace urbain. jusqu’au 25 août, www.gaite-lyrique.net

avec ce fétiche pour cyclistes Du style et plus de traces de cambouis avec cet élégant serre-pantalon en cuir, né de la collaboration de la marque masculine Melinda Gloss et du fabricant de vélos haut de gamme et sur mesure Héritage. heritage-paris.com, www.melindagloss.com

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boîte à outils

la planche à roulettes, ce it-bag pour homme



endredi soir, lancement d’un bar au concept approximatif dans l’Est parisien. De jeunes messieurs à la coupe très Full Metal Jacket, jean slim et T-shirt ironique, font leur entrée, skateboard sous le bras. Flambant neuf. La thèse de l’après-midi passé au skatepark à faire des ollie air s’évanouit instantanément. Ces trublions sortent de leur nid douillet, leur planche à roulettes faisant office – d’encombrant – it-bag. Perdre 50 % de leur capacité à tenir des pintes ne semble pourtant pas les ennuyer : parés d’un tel accessoire, leur potentiel séduction explose. Depuis les débuts du skate, ceux que beaucoup traitaient de “poseurs” ont compris l’incroyable pouvoir

sémantique de la planche à roulettes. On incarne à la fois un message universel (la victoire de l’homme sur la forêt urbaine, dans une relecture très asphalte de David et Goliath ) et une carte postale exotique un poil sulfureuse (les films de Larry Clark, Harmony Korine, et downtown L. A.). Devenus skateurs, nous voilà empreints d’une rébellion importée, aux cicatrices imaginaires. Seulement voilà, une petite révolution sémiologique est survenue. Autrefois, les lycéens pouvaient passer des après-midi entiers à frotter leurs planches sur des rebords de caniveaux pour simuler l’usure, et faire croire à toute la classe qu’ils avaient le niveau de Tony Hawk. Les traces de vécu allaient de pair avec leur symbolisme. A l’image des gender theorists qui s’acharnaient à nous expliquer que la féminité n’existait qu’au moment de la rencontre entre le corps et la robe, le skate aussi ne naissait que lors de son affrontement à la route. Aujourd’hui, feindre l’authenticité n’est plus nécessaire. L’objet est devenu sujet, il porte à lui seul toute l’histoire des quatre petites roues. Comme les lunettes sans verres ou les rasoirs sans lames dessinés par Jean Paul Gaultier lors des années punk, le skate, long objet phallique et purement décoratif ne nécessite plus d’incarnation (ça pourrait l’abîmer). Ce qu’il raconte n’est plus un hobby de groupe mais une appartenance à un fantasme commun : une enfance passée à regarder les mêmes films, à partager les mêmes impossibilités. Ce rêve se résume désormais à une apparition de quelques minutes en chair et en os qui sera photographiée, likée, et deviendra partie prenante de son attirail symbolique sur Facebook. “Comme les portraits de la Renaissance, où les navigateurs se faisaient peindre avec leur compas, la définition du soi passe par les objets dont on se pare, dénués de leur sens premier”, explique Alice Litscher, professeur de communication à l’Institut français de la mode. Mark Gonzales peut enfin ranger ses protège-genoux et boire un verre avec nous. Il était temps. Alice Pfeiffer

1890

Ignace-Henri-Théodore Fantin-Latour, A Basket of Roses, about 1890 © The National Gallery, London

ça va, ça vient

Connu pour ses portraits de groupes et ses natures mortes à la matière brumeuse et finement colorée, le Grenoblois Henri Fantin-Latour, par ailleurs passionné de musique (Richard Wagner), peint ce Panier de roses aujourd’hui exposé à la National Gallery de Londres.

1983 En charge de l’artwork de l’album Power, Corruption & Lies de New Order, Peter Saville se rend à la National Gallery en vue de trouver un portrait de la Renaissance. En vain. Il rentre chez lui avec une carte postale de ce Panier de roses qui lui apparaît comme une parfaite illustration de la séduction malsaine qu’exerce le pouvoir.

2013 Pour les 30 ans de la sortie de l’album, de nombreuses marques, telles que Supreme et Vans, reprennent le travail de Saville – et par ricochet de Fantin-Latour. Plus originale, la marque April 77 recrée le bouquet de roses originel. Adoubée par Saville, photographiée, l’iniatitive a été reproduite sur un T-shirt déjà collector.

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quand la ville se refait Après le développement social des quartiers et leur rénovation, le sociologue Jacques Donzelot invite à développer une nouvelle “citoyenneté urbaine”. Un chantier politique urgent pour conjurer les effets persistants de la ségrégation. recueilli par David Doucet et Jean-Marie Durand

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epuis ses débuts, dans les années 80, quelles ont été les grandes lignes de la politique de la ville ? Jacques Donzelot – Il faut distinguer deux périodes. La première, de gauche, va de 1981 à 1995. Le souci prédominant est alors le développement social des quartiers : on y renforce les moyens des habitants, par le financement de la vie associative, et ceux de l’Etat, en augmentant le nombre de fonctionnaires ; on y offre des emplois subventionnés. Durant la période suivante, de droite, il s’est agi plutôt de faire pénétrer le marché dans ces quartiers, grâce aux zones franches mais aussi par la rénovation urbaine ; d’en extraire les individus méritants, à travers des programmes tels les internats d’excellence qui vont mettre l’accent sur la réussite individuelle par la sortie du quartier. Seule la rénovation urbaine fait consensus entre la droite et la gauche, au nom de la mixité sociale qu’elle doit permettre. Quel bilan peut-on tirer de la loi sur la rénovation urbaine adoptée en 2003 ? Par les programmes de tramway auxquels elle est associée, par le dessin d’une nouvelle trame urbaine et la diversification de l’habitat, cette rénovation a permis que la ville pénètre les cités, les désenclave. Mais elle n’a guère produit la mixité promise, ce retour des classes moyennes blanches ; ceux qui achètent en accession à la propriété sont souvent issus du quartier. Surtout, elle n’a guère permis le mouvement inverse, celui d’ouverture de la ville aux gens du quartier. On assiste plutôt à un certain repli des habitants… Assiste-t-on à une forme de dérive communautariste ? Le communautarisme est une vieille obsession française, héritée de la

Révolution, quand l’Etat se donnait comme but de construire la citoyenneté contre des particularismes provinciaux vécus comme réactionnaires. Dans une société mondialisée, faite de migrants, le problème est d’une tout autre nature : il n’est pas tant de faire pénétrer les lois de la République dans un réduit attardé que de ménager des ouvertures vers les opportunités de la ville à ceux qui n’en maîtrisent pas les codes, qui ont tendance à se replier logiquement vers ceux, rassurants, du pays d’origine. Dans toutes les villes qui accueillent des migrants, il y a ces quartiers que Doug Saunders appelle des “quartiers tremplin” parce qu’ils exercent cette double fonction : regrouper et donner l’élan aux individus. C’est aussi le sens de la distinction faite par l’Américain Mark Granovetter, entre les “liens forts” – ceux de la communauté – et les “liens faibles” – ceux qui connectent ses membres avec le dehors. Comment interprétez-vous la vogue actuelle de la notion d’empowerment, que vous aviez promue il y a déjà dix ans à travers plusieurs livres (Faire société, Quand la ville se défait…) ? Cette notion d’empowerment est très intéressante mais très difficile à transposer en France. Elle signifie élever la capacité de pouvoir des habitants, augmenter leur “pouvoir d’agir”, selon la traduction qu’en ont donnée les professionnels de la politique

“le conservatisme des élus locaux constitue la barrière à abolir”

de la ville – quand ils ont voulu la reprendre, après un premier rejet lorsque, avec d’autres, je la leur avais proposée en 2003. Ce terme renvoie, aux Etats-Unis, à une philosophie du pouvoir comme quelque chose que l’on construit, que l’on produit par des techniques organisationnelles. Et cela a un sens dans un pays où, pour compter, il faut démontrer que l’on est capable de s’organiser, où cette démarche permet de disposer de financements – par des fondations ou par l’Etat fédéral – qui font de ces organisations des interlocuteurs autonomes des pouvoirs municipaux. En France, le financement des organisations d’habitants passe presque entièrement par le pouvoir municipal. C’est lui qui décide lesquelles sont “bonnes” ou non. De sorte que le pouvoir, c’est lui qui le donne. Quand il le veut bien. Et qui, pour le coup, fait de ces associations des organismes en dette vis-à-vis de lui. Soit une philosophie du pouvoir comme un avoir, un avoir dont on donne des miettes à des associations qui deviennent vos obligées. Bref, un pouvoir qui vous revient toujours. Comment mettre de l’empowerment dans cette démarche française sans entamer ce système clientéliste qui constitue la base du pouvoir municipal ?  Que veut dire alors intégrer l’urbain dans la citoyenneté ? Prendre en compte le fait que nous vivons dans des sociétés totalement urbaines. Ce phénomène pèse sur les conditions de l’égalité et engage la crédibilité de la citoyenneté, à travers les processus de ségrégation plus ou moins discrète qui accompagnent cette urbanisation. On voit bien comment les droits civils sont menacés à travers la montée des fameuses “incivilités”. Comment les droits politiques

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Cyrus Cornut/Dolce Vita/Picturetank

depuis la tour Utrillo à Montfermeil, vue sur la cité des Bosquets et les opérations de renouvellement urbain

se trouvent menacés à travers l’absentéisme électoral ou la montée du populisme, cette manière de refuser la transaction parlementaire et de faire perdre à la démocratie sa raison d’être. Comment les droits sociaux se dévalorisent dès lors qu’ils ne servent plus de moyen d’intégration mais de lot de consolation pour une situation d’exclusion : pensez aux faux étudiants boursiers qui viennent hanter les facultés lors des examens, qu’ils doivent faire semblant de passer pour toucher cette bourse en guise de revenu minimum ! Comment cette citoyenneté urbaine peut-elle concrètement se déployer ? La question est : comment faire en sorte que la ville – ou plutôt les agglomérations urbaines qui l’ont remplacée – forme un ensemble favorisant l’accès physique aux échanges, l’accès social, c’est-à-dire la maîtrise des codes permettant de disposer de ces opportunités, en termes d’emplois, de formations, de services… ? Cela signifie qu’il faut veiller à égaliser autant que possible le capital spatial dont les habitants d’une agglomération disposent, c’est-à-dire éviter que certains lieux ne soient vécus comme des espaces de

relégation en raison de leur enclavement physique. C’est ce qu’ont montré les émeutes de 2005 (déclenchées après la mort, dans un transformateur électrique, de deux ados fuyant la police – ndlr) : une situation à la fois proche de Paris et privée d’accès aux lieux d’emplois possibles pour ses habitants. A égaliser également, le capital social, si l’on entend par là la maîtrise des codes qui font que l’on peut se concevoir un avenir dans l’espace large de l’agglomération où l’on vit car on en connaît les opportunités, on s’y trouve initié. C’est enfin, et surtout, le fait de placer le suffrage politique local à l’échelle de cette agglomération, d’en finir avec ces seigneurs de village que sont les élus locaux. Là se situe l’enjeu principal, celui dont tout dépend : élire au suffrage universel direct les dirigeants de ces agglomérations. C’est le seul moyen de lutter efficacement contre les effets de la ségrégation discrète qui mine les contenus de la citoyenneté, qui défait les droits égaux de tous au profit de privilèges accordés aux mieux placés. Une vraie réforme des collectivités locales s’impose donc ? Seule une instance d’agglomération élue directement disposera des pouvoirs

de lutter contre ces effets de ségrégation et pourra se trouver interpellée par les habitants à proportion de leurs frustrations. Le conservatisme des élus locaux actuels, la défense de leurs privilèges “seigneuriaux” constituent la barrière qu’il faut abolir pour engager une nouvelle étape, urbaine, de la citoyenneté. En France, on subit un héritage étrange et paradoxal : on a à la fois un Etat très fort et un pouvoir local puissant. C’est à la fois l’Ancien Régime et la Révolution qui continuent à cohabiter. C’est notre transaction originelle. On n’arrive pas à en sortir, à créer un mode de gouvernement aéré. On reste dans la vanité du centre et dans la stagnation notabiliaire du local. Ce propos peut paraître excessif à des élus locaux dont on connaît le dévouement. Mais il s’inspire beaucoup de celui que tiennent, en privé, ces mêmes élus lorsqu’ils sont devenus responsables d’une communauté urbaine sans disposer vraiment des pouvoirs que cette responsabilité impliquerait. La France des cités – Le chantier de la citoyenneté urbaine (Fayard), 194 p., 17 € 19.06.2013 les inrockuptibles 31

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le grand départ Le Grand Journal de Canal+, c’était lui. Chef incontestable et pourtant contesté en sourdine, Michel Denisot tenait la barre du talk-show d’access prime time depuis toujours. L’émission survivra-t-elle à son absence ?

C

’est par mail qu’il l’a annoncé à ses collaborateurs. Après neuf saisons à la tête du Grand Journal et plus de 1 700 émissions, Michel Denisot a raccroché. “Denise” a préféré un courriel pudique à des obsèques éplorées façon Kim Jong-il. Pourtant, une semaine plus tôt, il a versé une larme lors du départ de Daphné Bürki. Une larme rapidement essuyée mais pas passée inaperçue. “Tout le monde a été surpris car la cohabitation entre Michel et Daphné n’a pas toujours été évidente. Avait-il des regrets de ne pas s’être entendu avec elle ? Ou bien vivait-il déjà par procuration sa propre sortie ?”, s’interroge un chroniqueur de l’émission. A 68 ans, Michel Denisot se dit las. “J’ai senti un désir quasi biologique d’arrêter. Comme si j’étais arrivé au bout de mon envie. Pourtant j’en ai eu tellement, d’envies, pour cette émission”, confie-t-il, mélancolique. En télé, les sorties se font avec le sourire. Pourtant, dans les coursives, on distille une vérité plus

complexe. “La chaîne a souhaité introduire son successeur dès l’année prochaine pour préparer une transition et ça l’a un peu vexé”, confie un cadre de KM, la société de production du Grand Journal. Ce remplaçant devait intervenir une semaine sur cinq dès la rentrée. “Michel Denisot ne souhaitait pas partager son fauteuil, il a pris les devants en annonçant son départ, c’est aussi simple que cela”, analyse, placide, un autre collaborateur. Victime d’une grosse baisse d’audience depuis un an et d’une crise de son image depuis la sortie du livre On/ Off de l’ex-chroniqueur Ollivier Pourriol, Michel Denisot ne semblait plus indéboulonnable. Après quarante ans de télé, il est trop expérimenté pour être surpris mais il doit sans doute penser que la chaîne a la mémoire courte : après 2001, Canal+ a tout tenté pour trouver “la” formule qui fasse oublier Nulle part ailleurs : le Burger Quiz d’Alain Chabat, l’Hypershow de Frédéric Beigbeder, Merci pour l’info (et le monosourcil) d’Emmanuel Chain et même Maurad contre le reste du monde, produit par Nagui, une cata.

d’après une photo de Jeff lanet

par David Doucet

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d’après une photo de Jeff lanet

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Daphné Bürki

d’après une photo de Maxime Bruno

Jean-Michel Aphatie

Dans la voiture qui le ramène un soir de Châteauroux, en 2004, Denisot trouve l’inspiration. Le lendemain, il se rend avec quelques notes gribouillées dans le bureau de Rodolphe Belmer, directeur général délégué de Canal+ depuis novembre 2003. “Je n’ai pas inventé le micro, la table et l’équipe autour mais j’ai proposé de poser un regard décalé et distancié sur l’actu, explique-t-il. Au départ, je ne pensais pas incarner moi-même le présentateur, je songeais plutôt à Guillaume Durand.” “Ça correspond à l’idée que je cherchais, lui rétorque le nouveau DG. Et puisque tu la proposes, ce serait bien que ce soit toi qui la présentes.” Expert en marketing – il vient de chez Procter & Gamble –, Belmer voit en Denisot l’occasion de renouer avec les fondamentaux de Canal+ et ses marqueurs identitaires (cinéma, foot, info). Après tout, qui mieux que l’homme qui a ouvert l’antenne de la chaîne, le 4 novembre 1984, pour incarner ce fameux “esprit Canal” que tout le monde brandit sans être capable de le définir ? Après plus de vingt années au sein de la chaîne cryptée et à peu près autant à des postes de direction, Denisot a tout connu ou presque – sans un faux pli à son costume. Le Grand Journal est diffusé dès le 30 août 2004. Avant l’été 2005, Michel Denisot se déleste de son barda et de ses postes de directeur adjoint en charge des chaînes thématiques et de chef du service des sports de Canal pour se concentrer sur le front des émissions en clair. Objectif : grappiller des parts d’audience pour faire venir des annonceurs, bien sûr, mais aussi être une vitrine chic de la chaîne à une tranche stratégique, celle de l’access prime time. L’alchimie de l’émission, composée d’un seul bloc diffusé de 19 h 05 à 19 h 55, ne prend pas tout de suite. Le premier soir, Le Grand Journal fait 2,8 % de parts de marché, pas de quoi soulever les foules. En plus d’une petite équipe de chroniqueurs dans laquelle on trouve déjà Yann Barthès, Frédérique Bel ou Laurent Weil

(le type qui aime tous les films), Michel Denisot se débat avec trois éphémères (et ridicules) personnages en 3D, clones de Marc-Olivier Fogiel, Christophe Dechavanne et Thierry Ardisson. Après une saison de rodage de 19 à 20 heures, Belmer donne son feu vert pour prolonger l’émission jusqu’à 20 h 50. La première partie couvre l’actualité, la seconde est plus culturelle et showbiz. Machine médiatique hyperminutée, Le Grand Journal fait tout pour ne pas perdre l’attention du téléspectateur à l’heure où il sort son plat du micro-ondes. Entre une interview de Michel Sapin et une de Lady Gaga, chroniques et saynètes s’enchaînent à un rythme effréné. Dans un paysage audiovisuel français figé, l’infotainment à l’américaine, savant mélange d’information et de divertissement, finit par trouver son public. Lors de la présidentielle de 2007, plusieurs candidats sont propulsés “rédacteur en chef d’un jour”. L’émission s’institutionnalise et pulvérise les records d’audience de Nulle part ailleurs, avec une moyenne de 1,75 million de téléspectateurs fidèles au poste. “Les gens citent souvent Nulle part ailleurs en exemple, mais l’émission n’a jamais dépassé 3 % d’audience, analyse Dominique Farrugia, qui participait à l’émission avec les Nuls. Le seul qui a réussi ce tour de force sur cette tranche horaire, c’est Michel Denisot, avec un objet qui ne ressemble que de très loin à ce que l’on pouvait faire.” Durant l’élection présidentielle de 2012, l’émission bat tous ses records et donne l’impression de pouvoir durer mille ans. Douze mois plus tard pourtant, la machine s’est totalement déréglée, l’audience a chuté de 15 % – même si c’est la troisième meilleure saison de l’histoire – et l’inoxydable Michel Denisot a fini par jeter l’éponge. Que s’est-il passé ? Quand on enquête sur Le Grand Journal, tout le monde (ou presque) témoigne mais personne ne veut donner son nom, comme dans une affaire d’Etat. Même cinq ans après avoir quitté

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d’après une photo de Xavier Lahache

Mouloud Achour

d’après une photo de Xavier Lahache

d’après une photo de Xavier Lahache

Augustin Trapenard

les studios, d’anciens collaborateurs craignent les éventuelles retombées de leurs propos. Retour en juin 2012. Soucieuse de renouvellement, la chaîne a cherché à faire évoluer Le Grand Journal par petites touches, mais a trébuché chaque fois sur sa figure totem. “Michel Denisot a toujours représenté un casse-tête : d’un côté, il est le père tutélaire qui rassure le spectateur, de l’autre il est dur à faire évoluer”, confie un ancien responsable du programme. En début d’année, elle pensait avoir trouvé la formule miracle en recrutant Daphné Bürki. Extravertie et spontanée, l’ex-animatrice des Maternelles rejoint l’équipe pour coanimer la partie culturelle. “Au début, ils étaient comme cul et chemise et voulaient partager le même bureau, confie un chroniqueur. Mais très vite, ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas tout à fait sur la même longueur d’onde et leur relation s’est détériorée.” Entre eux, le point de non-retour est atteint en avril 2013 lors d’une interview de Phoenix. Daphné Bürki pose une question, un peu trop longue au goût de Michel Denisot, qui se met à taper sur la table du plateau avec son stylo-plume avant de balancer : “Allez, on passe à une autre question.” La scène sera coupée au montage (la dernière partie de l’émission est enregistrée) et Daphné Bürki le vit comme une humiliation. “La dernière fois qu’on avait vu Denisot faire ça, c’était avec Ollivier Pourriol”, confie un journaliste. A Cannes, les dissensions s’accentuent. “Daphné pensait animer l’émission avec Michel comme à Paris, mais elle était reléguée sur le banc des chroniqueurs, ça n’a rien arrangé”, note un membre de l’équipe technique. Une sévère dispute éclate même sur la Croisette. Pendant les répétitions, Michel Denisot écoute les questions posées par ses chroniqueurs et, comme souvent, s’accapare les meilleures pour les poser lui-même lors du direct. Habituellement, Daphné Bürki ne réagit pas. Mais cette fois, après l’émission, elle se

cette année à Cannes, les dissensions s’accentuent dans l’équipe rend dans la loge de Denisot, furibarde. “Tu ne peux pas me piquer toutes mes questions comme ça. On ne peut pas continuer à travailler dans ces conditions !”, s’exclamet-elle. Guère habitué à se voir remis en question, Denisot accuse le coup, mutique. Quelques jours plus tard, le vendredi 17 mai, Canal+ coupe brutalement l’antenne pendant la diffusion du Grand Journal. Les spectateurs ont à peine le temps de voir et entendre quelqu’un tirer deux coups de feu (à blanc). “Au départ, nous pensions que c’était une animation liée à la chronique de Mouloud qui venait de parler de coups de feu, commente un technicien présent en régie. Puis le public s’est mis à envahir le plateau pour aller vers la mer. C’était très impressionnant.” Le lendemain, plusieurs membres de l’équipe fondent en larmes, Michel Denisot le premier. “Cet incident m’a beaucoup plus choqué que je ne le pensais, reconnaît le présentateur. C’est un choc traumatique que j’ai eu du mal à surmonter. Après cela, on réfléchit forcément au sens de la vie et on se demande si tout cela vaut le coup.” Comme si la coupe cannoise n’était pas pleine, le lundi 20 mai, l’émission phare de Canal+ se fait dépasser par Touche pas à mon poste, présentée sur D8 par Cyril Hanouna. Ce qui n’est alors qu’un symbole de la concurrence acharnée sur cette tranche horaire 19.06.2013 les inrockuptibles 35

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avec l’émergence des chaînes de la TNT est également perçu comme un symptôme des difficultés que connaît le talk-show : crise oblige, le chic ostentatoire et les marques de luxe qui gravitent autour de l’émission font débat. Censé capter l’air du temps, Le Grand Journal cristallise aussi les frustrations de son époque. “Le Grand Journal est en crise car aujourd’hui le public attend davantage d’une émission que l’idée qu’elle vous surplombe, estime Ollivier Pourriol, chroniqueur culturel durant la saison 2011-2012. Les gens préfèrent une émission de plain-pied avec les téléspectateurs, comme Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna ou C à vous d’Alessandra Sublet, plutôt que la posture régalienne de Michel Denisot sur son plateau.” A Cannes, pour la première fois, Le Grand Journal semble avoir perdu de sa force d’attraction. “On était tous sidérés par le manque de grands invités sur le plateau cette année”, relève un observateur. Sur la Croisette comme à Paris, il apparaît moins incontournable pour les tournées promotionnelles. “Par le passé, nous ne pouvions pas concurrencer la puissance du Grand Journal, confie un membre de l’équipe de production de C à vous, diffusée à la même heure sur France 5. Aujourd’hui, notre discours – qui est de dire aux invités : ‘Vous avez le choix entre 12 minutes de temps de parole ou 1 minute 30 entre deux magnétos’ – commence à trouver un écho.” Consciente du danger, Canal+ n’hésite pas à employer des mesures de rétorsion – en termes d’invitation – à l’égard des invités qui n’accordent pas leur témoignage exclusif au Grand Journal, au profit de France 5. Loin de la Riviera, mais toujours au cours de ce mois d’avril meurtrier, Ollivier Pourriol a dégainé un pamphlet intitulé On/Off, qui révèle l’arrière-cour cynique de l’émission. Si les spécialistes de la télévision n’y ont rien appris, le livre a montré au grand jour les défauts d’une émission de masse telle que Le Grand Journal. Aux yeux de l’ancien chroniqueur, l’émission est plus un lieu de sacre ou de lapidation que d’échange culturel. Son remplaçant, Augustin Trapenard, croit, au contraire, encore aux valeurs prescriptrices du programme : “Le Grand Journal est la seule émission d’infotainment, dans cette tranche horaire et avec un si large public, qui prend le risque de la littérature, avec un journaliste spécialisé dans ce domaine. Une à trois minutes de culture, c’est déjà ça de gagné – et je remarque que Le Grand Journal prend tous les jours ce risque de la prise de hauteur et de la prescription culturelle.”

“l’émission a décliné quand Aphatie a pris la défense de Jérôme Cahuzac” Jean-Luc Mélenchon

Sur son versant politique également, l’émission a été très critiquée. Jean-Michel Aphatie, chroniqueur politique de RTL et pilier du Grand Journal, sort essoré de l’affaire Cahuzac. Depuis le mois de décembre 2012 et les accusations de fraude fiscale contre le ministre du Budget, l’éditorialiste a réclamé à cor et à cri des preuves au site Mediapart. Mais le 2 avril 2013, coup de théâtre ! Jérôme Cahuzac reconnaît l’existence d’un compte à l’étranger. Aphatie devient une victime médiatique collatérale. Sur les réseaux sociaux, l’éditorialiste est raillé. “Cette affaire ne m’a pas affecté au sein de l’émission, j’ai reçu du soutien, au contraire”, se défend l’éditorialiste. Son “meilleur ennemi”, Jean-Luc Mélenchon, n’est pas de cet avis : “L’émission a décliné quand Aphatie l’a transformée en bastion avancé de la défense de Jérôme Cahuzac. Il a plombé le marqueur impertinent et souriant du Grand Journal.” Même si elle se bat pour garder une image pseudo hype, l’émission est victime de la concurrence et de l’érosion – ou de la vacuité – de certaines de ses pastilles. “Toutes les émissions télévisées ont une durée de vie limitée. A part Thalassa et Motus”, concède l’humoriste Sébastien Thoen. Et c’est désormais un fait, l’audience du Grand Journal a bien vieilli. “Beaucoup de jeunes préfèrent aller sur internet ou regarder Cyril Hanouna. C’est un vrai problème car les annonceurs préféreront toujours des CSP+ à des retraités”, analyse un membre de l’équipe de réalisation. Or bon an, mal an, l’émission continue à rapporter un trésor de guerre d’une cinquantaine de millions d’euros de recettes publicitaires. Maintenant que Michel Denisot a annoncé son départ, le plus difficile commence peut-être pour Canal. “Lorsque Philippe Gildas a quitté Nulle part ailleurs après une décennie, l’émission n’a plus jamais été la même. Le départ de Michel Denisot provoquera la même rupture”, estime Ariane Massenet, ex-coanimatrice de l’émission. Chroniqueur du Grand Journal, Chris Esquerre estime, lui, que la chaîne est confrontée à une problématique industrielle : “Comme Renault avec l’Espace. C’est compliqué de renouveler un modèle précurseur qui cartonne toujours mais dont les ventes s’érodent. Changer le modèle trop tôt peut être désastreux, et tarder à le renouveler fait prendre le risque de se faire doubler par ses concurrents.” Denisot en scrutera de près l’évolution. “La télévision est très moutonnière, analyse-t-il au moment de tirer le bilan. Notre modèle a été décliné partout – en interne comme en externe –, mais aujourd’hui tout le monde ne jure que par Cyril Hanouna et veut une émission d’humour à la rentrée. On verra combien de temps ça va durer. Je pense que mon départ est une très bonne décision, pour moi comme pour la chaîne. Je vais rester à Canal, et pas pour inaugurer des chrysanthèmes.” Qui sait si Denisot, surnommé “le passe-muraille”, ne sera pas une fois de plus appelé à la rescousse ? retrouvez notre dossier sur

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Augustin Détienne

La montée en puissance de Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna sur D8 a contribué à ébranler le talk-show de Denisot

l’âge de l’accès Tranche horaire où se jouent des affaires de gros sous, d’identité et d’image pour les chaînes, l’access prime time provoque une concurrence inédite et acharnée.

E  

ntre 18 heures et 20 heures, la télé s’échauffe et sort de la torpeur des après-midis qui écrasent de leur morgue les spectateurs égarés. Soudain, paillettes, tambours et trompettes résonnent dans le poste égayé. Pour désigner cette tranche horaire stratégique, le monde de la télé a inventé dans les années 80 un néologisme : l’access prime-time. Une voie royale d’accès à l’heure bleue de la télé, 20 heures, pic d’audience de la journée. Faire le plein avant la soirée, c’est la promesse d’un prime time placé en pole position, la garantie d’entrées publicitaires par cargos (pratique en temps de crise) ; c’est surtout le moyen pour une chaîne de valoriser son image et d’affiner son identité. Ce que Canal+

a toujours compris en mettant ses magazines d’access en clair. Ironie du sort : la crise actuelle du Grand Journal provient en partie du succès d’une formule qui inspire la concurrence, de plus en plus forte à ces heures indues. Le carrefour de l’access prime time, qui représente 17 % de l’audience totale d’une journée pour les grandes chaînes, sera, à la rentrée, encombré comme jamais. Toutes les chaînes s’y engouffrent avec voracité, y compris France 2 – en mal d’émissions (et d ’animateurs !) rassembleuses – à 19 heures, ou France 5, qui vient de recruter Anne-Sophie Lapix pour présenter C à vous aux côtés de Patrick Cohen, pour lui conférer probablement une touche plus “actu” (de quoi inquiéter Le Grand Journal).

La TNT aussi mise sur l’access : Julien Courbet sur TMC, les pénibles Ch’tis et autres démons de la téléréalité sur NRJ12, W9…, mais surtout Cyril Hanouna avec Touche pas à mon poste sur D8. Redistribuées par la TNT et le modèle d’une télé qui promet au public l’absence de “prise de tête” (touche pas à mon cerveau), les cartes de l’access prime time se recentrent autour de ces deux registres dominants : le modèle de l’émission de plateau légère et carrée à la fois s’oppose à l’humeur déconneuse d’Hanouna, aux jeux pénibles de TF1 et aux dîners imparfaits de M6. S’il risque de mousser pour certains, ce grand bain d’avant le souper annonce en tout cas quelques sévères glissades, déployées sur des eaux à la fois trop denses et trop tièdes. Jean-Marie Durand 19.06.2013 les inrockuptibles 37

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Jeff Lanet

“concurrence interne avec D8, externe avec France 5 : dans le même marigot, il y a plusieurs crocodiles qui se bouffent”

“Le Grand Journal, c’est l’émission de Denisot, point” Ancien directeur des programmes de Canal+, Alain de Greef analyse les difficultés rencontrées par le talk-show.



votre avis, pourquoi Le Grand Journal connaît-il autant de difficultés ces derniers mois ? Alain de Greef – Il y a une concurrence qui s’est établie avec d’autres talk-shows. Concurrence interne avec D8, externe avec France 5. Tout cela fait que dans le même marigot il y a plusieurs crocodiles qui se bouffent. Je ne crois pas du tout au fait que Denisot soit dépassé, qu’il soit moins bon à 68 ans qu’à 64, ça ne change pas grand-chose. Je pense que Le Grand Journal paye aujourd’hui de façon assez forte ce qui a été son péché originel dès le départ. Je m’explique : l’émission a choisi de traiter sur le même plan – celui de la promo, qui est le dispositif de cette émission, comme c’était celui de Nulle part ailleurs – les hommes politiques, les chanteurs, les acteurs et les écrivains. On ne peut pas avoir des politiques en promotion à la télévision, c’est débile. On a beaucoup reproché aussi au Grand Journal de ne pas donner assez de temps à ses invités.

C’est Le Grand Journal qui a mis en scène cette idée-là. Si un invité a trois fois une minute trente pour s’exprimer dans l’émission, il est content. C’est une dérive marketing, on pense qu’en maximisant et en diversifiant le nombre d’invités on maximise et on diversifie le nombre de spectateurs. Ce n’est pas le cas, même si l’émission a connu de bonnes audiences. Denisot est parfait pour faire le passe-plat, il est brillant, mais il y avait trop de monde autour de lui : c’est cela, je crois, qui lui a donné trop d’importance, malheureusement. On reproche aussi à l’émission d’avoir un peu mis de côté l’humour. Les humoristes n’ont jamais été investis dans Le Grand Journal, ils sont simplement de passage. Ils sont sur le plateau mais ça n’est pas leur émission. Je crois que Nulle part ailleurs était autant l’émission des Nuls, de de Caunes, d’Edouard Baer ou des Guignols que c’était celle de Philippe Gildas. Le Grand Journal, c’est l’émission de Denisot, point.

Sortir Le Petit Journal de l’émission, ça a été une erreur ? Le Petit Journal, c’était un moment vraiment mené, dix ou douze minutes ou quelqu’un traitait d’égal à égal avec Denisot. Aujourd’hui, le format de trente minutes est peut-être un petit peu long, . Mais je trouve que Le Petit Journal est l’une des meilleures créations récentes de la chaîne, et il équilibrait le “grand”. Selon vous, faut-il arrêter Le Grand Journal, ou peut-on encore le toiletter ? S’il y a des gens pour penser, cette émission peut continuer, être remodelée. Mais si c’est pour faire la même chose, Canal+ ne trouvera pas mieux que Denisot, c’est une évidence. On ne peut pas faire l’émission de Denisot sans Denisot. Des s olutions ? Une nouvelle émission dans l’émission, des pastilles qui permettent de sortir du plateau, des nouveaux talents humoristiques. A l’époque, on allait chercher des gens sur Nova : Jamel, Edouard Baer. Il faut retrouver ce genre de profils, même s’ils sont un peu plus dispersés aujourd’hui : ils sont dans les magazines, à la radio, sur internet, dans la bande dessinée. C’est peut-être moins facile qu’avant, je le concède. Jean-François Bizot et Nova nous avaient facilité la tâche. Maïtena B iraben ? Je me souviens qu’à l’époque de Nulle part ailleurs, le responsable des divertissements de la télévision suisse m’avait dit : “J’essaie de faire mon Nulle part ailleurs, j’aimerais que tu regardes, l’animatrice est super.” C’était Maïtena Biraben, et c’est vrai qu’elle s’en sortait extrêmement bien. Mais si c’est pour faire Le Grand Journal tel qu’il est là, elle aura autant de mal que Denisot, même avec son talent. recueilli par Pierre Siankowski

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le feu sous la glace Avec un nouvel album ténébreux et surpuissant, les Islandais Sigur Rós se réinventent en attaquant de front les crises qui ont touché le groupe et leur pays. Rencontre sur leurs terres, à Reykjavík. par Noémie Lecoq

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Lilja Birgisdóttir

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Jónsi Pór Birgisson (chant, guitare)

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uand l’heure est venue de dévoiler le tout premier extrait d’un nouvel album, le choix n’est jamais anodin. Certains artistes optent pour la facilité : une chanson de transition, qui rappelle leur disque précédent et annonce le suivant. D’autres brûlent d’emblée toutes leurs cartouches en misant sur le tube potentiel. Les Anglais de Foals ont la malice de sélectionner à chaque fois le morceau le plus surprenant, (Spanish Sahara, Inhaler), diamétralement opposé à leur répertoire habituel. Cette année, Sigur Rós a visiblement eu la même idée quand il a mis en ligne Brennisteinn fin mars. On a d’abord cru à une erreur dans le nom du groupe. Une intro postindustrielle, avec des guitares pulvérisées et un rouleau compresseur en guise de batterie – de toute évidence, on assistait au retour tant attendu de Massive Attack ou de Nine Inch Nails. Et puis, une voix s’est élevée au-dessus du magma, asexuée et inimitable : celle de Jónsi, l’ange gardien de Sigur Rós. Après avoir épuisé les théories improbables (Jónsi en duo avec Trent Reznor), on a fini par admettre qu’on n’aurait pas cru Sigur Rós capable de provoquer un tel effroi. Dans la langue de Björk, “brennisteinn” signifie “soufre”, cette vague odeur d’œuf pourri qui caractérise les innombrables

fumerolles d’Islande. A une lettre près, ça donne “souffre”. La douleur et la menace s’installent insidieusement dans les moindres recoins de Kveikur, septième album du groupe. Comme pour soigner le mal par le mal, le quatuor devenu trio s’est retranché dans les ténèbres pour se réinventer et faire face aux crises qui ont failli le terrasser. Depuis fin 2008, le pays a l’habitude des catastrophes : éruption volcanique dévastatrice, dégringolade de l’économie, séquelles de la crise financière internationale, effondrement de la couronne et des trois principales banques. Encore en convalescence, l’Islande cherche la stabilité à tâtons. Son nouveau Premier ministre libéral centre-droit, Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, en poste depuis seulement quelques semaines, est déjà critiqué pour son appartenance au Parti du progrès. Au pouvoir de 1995 à 2007, ce parti allié au Parti de l’indépendance (droite) est jugé responsable d’avoir préparé le terrain aux désastres financiers de la fin des années 2000 en privatisant les banques et en favorisant les emprunts à l’étranger. Si certains partis ont choisi des noms qui voient la vie en róse (Aube, Avenir radieux, Arc-en-ciel…), la stabilité est encore loin. Pour le romancier Sjón, cette période de trouble peut être salvatrice : “Ce sera une bonne chose pour l’Islande que notre image ait été ternie, expliquait-il au Guardian en 2011.

GeorgHólm (basse)

Qui voudrait être un elfe amateur de musique pour toujours ? Il était temps que les Islandais montrent leur côté obscur.” Longtemps, Sigur Rós a soigneusement ignoré le marasme quotidien, préférant la crise de rire à la crise tout court. Pour tenir tête, le groupe s’est plongé dans des visions enchanteresses et des mélodies d’un monde parallèle, chantées dans un langage inventé par Jónsi. Pour Með suð í eyrum við spilum endalaust (2008), la pochette signée Ryan McGinley montre de dos des gens qui courent nus : la liberté incarnée. Sur la tournée qui s’ensuit, l’euphorie prend la forme d’une pluie de confettis multicolores à la joie contagieuse. Pourtant, après une longue pause, un certain essoufflement créatif est palpable sur Valtari, sorti l’été dernier. Le départ il y a quelques mois de Kjartan Sveinsson, qui officiait aux claviers depuis 1998, aurait pu affaiblir ou décourager les trois membres restants. Au contraire, cette nouvelle dynamique les a renforcés plus que jamais. On arrive à Reykjavík en plein printemps : 3 °C, neige, visibilité réduite et vent glacial. Ce n’est pas un hasard si le nom de la capitale islandaise signifie “baie des brumes”. Ici, la population a élu pour maire un ancien acteur et humoriste, Jón Gnarr, en poste depuis 2010, année qui l’a vu défiler en drag queen en pleine Gay Pride : la routine dans ce pays pas comme les autres.

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Orri Páll Dýrason (batterie)

Ici, tout commence autour d’une table : le climat est plutôt léger au restaurant, quand leur manager nous fait écouter du reggae islandais, ou quand Kjartan, l’ex-claviériste, ricane gentiment en nous voyant tester une spécialité locale, le hákarl (requin faisandé) dont on doit faire disparaître le goût tenace en buvant fissa du brennivín. Loin du Harpa, cette salle de concerts monumentale construite en pleine crise et inaugurée en 2011, on retrouve Jónsi dans un théâtre historique, au bord du lac du centre-ville, dans un grenier aménagé comme un club anglais de la fin du XIXe siècle. Il confirme tout de suite notre impression : “Kveikur fait partie de nos albums les plus puissants. Agætis byrjun et () ont été déterminants, même si tous nos albums ont une évolution qui leur est particulière. Certains ont leur propre ambiance, des caractéristiques très fortes qui les rendent à part.” Le groupe fêtera ses 20 ans en janvier prochain, mais cette longévité ne le surprend pas plus que ça. “On a tendance à ne pas trop y penser, mais on a quand même beaucoup évolué. Pour cet album, on n’avait jamais autant discuté entre nous, alors qu’on avait l’habitude de ne jamais parler de ce qu’on était en train de faire, de ce dont on avait envie. C’est l’instinct qui continue de nous guider depuis toujours. Pour la première fois, on voulait un album plus sombre, plus tourmenté, sans pour autant prévoir précisément comment serait le résultat.”

Lilja Birgisdóttir

le groupe fêtera ses 20 ans en janvier prochain, mais cette longévité ne le surprend pas plus que ça

Avec cette idée de départ, ils s’adaptent à leur nouvelle configuration en trio. “Nous avons eu une approche différente, plus expérimentale, notre claviériste ayant quitté le groupe. C’était à la fois bizarre, triste mais aussi excitant d’être obligés de chambouler nos méthodes et notre songwriting.” Ce qui frappe chez cet écorché vif, c’est son besoin fondamental de créer. Quand on lui demande comment il occupe ses journées quand il ne touche pas à la musique, il confie ses activités récentes : restaurer de vieux fauteuils, cuisiner, inventer une recette de schnaps qui ressemble au Pernod. “Je crois que la créativité, sous toutes ses formes, est bénéfique pour l’âme et l’esprit. En ce moment, je me contente de cuisiner et de concocter du schnaps. La raison en est très simple : il y a un grand tournoi mondial de billard à la télé, comme un marathon, de 9 h du matin à 9 h du soir ! J’avoue que ça commence à faire beaucoup de temps libre…” Georg et Orri, respectivement bassiste et batteur, le rejoignent. Comment expliquer la noirceur presque terrifiante et claustrophobe de certains passages de Kveikur, où le groupe se change en Sigur Rósse ? Avec un air inquiétant, Georg répond : “La colère, la frustration… Non, je rigole. La musique ne reflète pas forcément une ambiance ou un état d’esprit. En revanche, elle peut en créer. On peut parfois faire des erreurs,

quand on enregistre. Ce n’est pas nécessairement mauvais. Par exemple, sur l’une de nos vieilles chansons, Ny batterí, j’avais loupé une note de basse, ce qui a donné une hésitation très bizarre qu’on a quand même gardée.” Si Kveikur s’épanouit dans le cambouis, les torrents de lave et les terrains de mine, certains passages s’élèvent vers les altitudes habituelles. Habitué à fréquenter les cieux, le trio explore maintenant le tréfonds des gouffres avec la même dignité, le même soin. L’album a de quoi déstabiliser. Il fait entrer en contact gravité et légèreté, à l’image d’un pays qui fait côtoyer sur une petite surface le feu (“kveikur”, c’est une mèche de bougie prête à être embrasée) et la glace (Isjaki, “iceberg” en VF, est l’un des grands moments épiques de l’album). Mais là où tant d’artistes tomberaient dans un sérieux pompeux, le trio laisse exploser son originalité et son humour. Avec un joli sens de l’autodérision, le groupe a accepté de figurer dans un épisode des Simpson diffusé en mai outre-Atlantique, avec Homer en pull islandais de rigueur. A la fin de l’épisode, le générique habituel, composé par Danny Elfman, est interprété en version Sigur Rós : la musique de nos plus beaux rêves. album Kveikur (XL/Beggars/Naïve) concert le 30 juillet à Lyon (Nuits de Fourvière) www.sigur-ros.co.uk 19.06.2013 les inrockuptibles 43

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ces photographies sont tirées de l’ouvrage Dommages collatéraux de Dan Fante (éditions 13e Note, 2012)

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plein de vie

Tombé dans l’oubli puis redécouvert dans les années 80, John Fante fait partie des rares écrivains qui ont changé l’écriture. A l’occasion de la réédition de ses trois premiers romans, retour sur une vie et une œuvre hors du commun. par Bruno Juffin photo coll. particulière Dan Fante

A   John Fante devant sa maison à Malibu

vant de lui fournir l’une des meilleures métaphores de son rapport au monde, un ring de boxe marqua les jeunes années de John Fante. Dans le livre de souvenirs signé par son fils Dan (Fante, A Family’s Legacy of Writing, Drinking and Surviving, 2011), on apprend que, pendant ses études chez les jésuites, le futur auteur de Demande à la poussière se frotta au noble art, avec dans le rôle du corner man préposé à l’application de glaçons son propre père, Nick Fante. Et il se retrouva ainsi doté en guise de conseiller tactique de l’homme contre l’emprise duquel il devait lutter toute sa vie, un maçon italien buveur, volage et mal embouché, dans la bouche duquel “American” se prononça jusqu’à sa mort “A-merda-di-cane” – ce qui ne l’empêchait nullement, la soixantaine venue, de jouer du couteau pour envoyer à l’hôpital un Yankee coupable d’avoir mis en doute sa fidélité à la bannière étoilée. Un homme d’autant plus encombrant qu’au fil des années, John devait lui ressembler de plus en plus, au point de finir par illustrer à son tour le stéréotype honni du wop (“rital”) coureur, buveur et bagarreur. 19.06.2013 les inrockuptibles 45

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avec sa femme et leurs quatre enfants

Du punch, le pugiliste à stature de jockey qu’était John Fante en avait à revendre. Né en 1909 dans une famille de dagos (“macaronis”) égarée au Colorado, il y grandit entre privations (la dèche deviendra l’un de ses thèmes fétiches) et ostracisme (le Ku Klux Klan local fait la loi), file vers Los Angeles en pleine dépression économique (et emprunte pour cela l’un des trains de marchandises à bord desquels voyagent les hobos) pour, vingt ans plus tard, jouir à Malibu de tous les attributs du rêve américain, épouse wasp et poétesse incluse. Entre-temps, il a signé à la fin des années 30 un trio de romans rageurs dont vont quarante ans plus tard s’éprendre écrivains français (Philippe Djian en tête) et hipsters d’Hollywood – avant d’échoir en 2006 à Colin Farrell, le rôle de son alter ego Arturo Bandini fit rêver Johnny Depp puis Val Kilmer. Pour le découvreur et traducteur français de Demande à la poussière, Philippe Garnier, “ce qui a séduit les gens chez Fante, c’est son individualité, le truc du mec qui écrit dans sa

chambrette, en pétard contre le monde entier, capable de faire preuve d’une drôlerie et d’une cruauté phénoménales envers lui-même comme envers les autres. Une cruauté qui, quand elle s’exerce aux dépens de son double de fiction, Bandini, relève toutefois de la litote : dans la vie, Fante se comportait encore plus mal, surtout à l’égard des femmes.” En matière de cruauté, le livre le plus radical de Fante reste le premier volet de sa saga d’Arturo Bandini, La Route de Los Angeles. Dans ce roman commencé en 1933, Fante commence par tuer le père – il le ramènera à la vie dans les épisodes suivants – pour faire d’Arturo un orphelin de 18 ans, condamné à trimer dans une conserverie de poissons afin de subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur. Plus que par sa dimension sociale, le livre frappe par la faconde insensée du narrateur, prototype de l’adolescent péroreur, raisonneur, phraseur, hâbleur, ergoteur et pinailleur jusqu’au délire. La tête farcie de citations de Nietzsche, Arturo tue

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le temps et une armée d’animaux, démembre un criquet, écrabouille des fourmis et extermine une colonie de crabes, ce dernier massacre culminant dans “le plus bestial des crimes pour un surhomme : l’exécution d’une femme” – ou, du moins, d’une “princesse crabesse”, victime de l’ire du “Führer Bandini”. Les femmes, Bandini en rêve, tendance wet dream : tiraillé entre ses fantasmes de gloire littéraire, une culpabilité héritée de son éducation catholique et les tourments que lui inspire sa riche collection de pin-up, il s’adonne à l’onanisme dans la penderie maternelle, devenant au passage le chaînon manquant entre le Stephen Dedalus du Portrait de l’artiste en jeune homme (James Joyce) et le branleur forcené de Portnoy et son complexe (Philip Roth). De quoi effrayer la vénérable maison d’édition Knopf, qui rejette le manuscrit de La Route de Los Angeles, passant ainsi à côté de l’un des premiers (et plus grinçants) romans américains sur les affres des années teenage. Relégué au fond d’un tiroir, La Route de Los Angeles n’en sortira que deux ans après la mort de son auteur, survenue en 1983. Figurant en ouverture de la réédition française de la saga d’Arturo Bandini, ce florilège d’exactions adolescentes y précède Bandini, où Fante remonte le temps pour se pencher en 1938 sur l’enfance de son double. En VO, le roman s’intitule Wait Until Spring, Bandini, et l’attente est effectivement au cœur de ce drame hivernal : au pied des Rocheuses enneigées,

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pour Philippe Garnier, découvreur et traducteur français de Demande à la poussière, “dans la vie, Fante se comportait encore plus mal que Bandini, son double de fiction, surtout à l’égard des femmes”

le petit Arturo grelotte sous sa couche de chandails, se castagne avec son frère et est le témoin impuissant de l’humiliation de sa mère, affligée d’un époux menteur, picoleur et fugueur. Face aux manquements paternels, le gamin oscille entre fascination – il aimerait bien, lui aussi, tomber une veuve friquée et frimer en bagnole de luxe – et révulsion, avant que le roman ne débouche sur une scène finale digne du scénariste chevronné que Fante est alors en passe de devenir : grâce à l’irruption d’un sympathique chien errant, dont la vocation semble être de ressouder les familles, Bandini s’achève sur la petite note d’espoir chère aux producteurs de cinéma des années 40. On ne saurait en dire autant du livre auquel Fante, tombé dans l’oubli, devra de tardivement triompher. Au début des années 80, les fans de Charles Bukowski sont intrigués par la chaleur avec laquelle le postier en pétard évoque un auteur dont nul n’a entendu parler. Histoire d’en avoir le cœur net, Philippe Garnier se risque alors dans un vaste mausolée pour livres défunts :

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Demande à la poussière est le “meilleur roman jamais écrit sur Los Angeles”, d’après Robert Towne, le scénariste de Chinatown les pieds sur tes rues, ma jolie ville, je t’ai tant aimée, triste fleur dans le sable, ma jolie ville”) tout en voyant dans la métropole californienne un vaste cimetière à rêves, où échouent des gogos venus “en train et en automobile, histoire de mourir au soleil, avec juste assez d’argent pour vivre jusqu’à ce que le soleil les tue”. Curieusement jumeau d’un épisode de L’Incendie de Los Angeles (le chef-d’œuvre de Nathanael West qui, publié la même année que Demande à la poussière et Le Grand Sommeil de Raymond Chandler, achève de faire de 1939 une année en or pour la littérature californienne), ce dernier passage donne le ton d’un ouvrage dont l’humour, la vitalité et les flambées de lyrisme ne font jamais oublier le très moderne désenchantement. Car les héros de Fante ont un penchant fatal pour l’autodestruction, via l’alcool, la drogue (substances auxquelles sont accro les deux femmes du roman, la Juive Vera et la Mexicaine Camilla) et le sexe – quand un tremblement de terre dévaste Long Beach, où il vient de coucher avec Vera, Arturo se persuade aussitôt que c’est lui et lui seul que le ciel entend châtier. A 20 ans, Bandini junior reste en effet affligé d’une mégalomanie galopante, rêve de triomphes littéraires comme autrefois de home runs sur les terrains de baseball et est obsédé par sa propre prose : ballotté par les rouleaux du Pacifique, il voit sa noyade “noir sur blanc sur la page” et se soucie “seulement d’éviter les adjectifs excessifs”.

avec son fils Dan devant leur maison de Los Angeles vers 1950

“Je traduisais Bukowski, et il n’arrêtait pas de parler de Fante et de Bandini. Mais aux Etats-Unis, Bandini, c’est une marque d’engrais, et je soupçonnais tout ça d’être une blague. Alors, pour vérifier si ce Fante était ou non un personnage fictionnel, je suis allé à la bibliothèque publique de Los Angeles, et j’ai trouvé une trace de Demande à la poussière dans l’index. On m’a dit de revenir le lendemain, le temps d’explorer les réserves, et, à ma grande surprise, le bouquin m’attendait. Je l’ai lu sur place, d’une traite, et j’ai tout de suite été emballé par la fraîcheur du style, c’est un livre qui offre un plaisir de lecture très immédiat. Du coup, j’ai fait un papier de trois pages dans Libé, histoire d’étaler ma science. Très vite, Bourgois a acheté trois romans de Fante, et m’a demandé si j’avais envie d’en traduire un. Puis c’est devenu un phénomène de librairie en France…” Parmi les raisons justifiant le statut de livre culte dont Demande à la poussière jouit aujourd’hui – avant d’en reconstituer en 2006 les décors sur deux terrains de foot d’Afrique du Sud, le scénariste de Chinatown, Robert Towne, le proclama “meilleur roman jamais écrit sur Los Angeles” – figure l’épatant portrait d’une ville aux cent visages, qu’Arturo Bandini célèbre sur le mode rhapsodique (“Los Angeles, donne-toi un peu à moi ! Los Angeles, viens à moi comme je suis venu à toi,

Cette éthique de l’élagage favorise la fluidité de la plume et assurera la longévité du roman, le dernier que Fante ait signé avant de se laisser happer par Hollywood, de s’y ruiner au jeu et d’y picoler en compagnie de l’élite des écrivains mercenaires, de Faulkner à Bezzerides. Dans sa préface à la réédition de 1980, Bukowski voit dans le début du livre “un gigantesque miracle”, accompli par “un homme qui avait changé l’écriture”. Des miracles, Demande à la poussière en accomplira un dernier durant l’automne 1979. Requinqué par la réédition du livre, un John Fante aveugle et diabétique reprend la plume. Ou plutôt dicte à son épouse Joyce un petit roman sexy, cocasse et élégiaque, Rêves de Bunker Hill, qui paraîtra en 1982. En offrant ainsi à Arturo Bandini un retour à la colline, à l’hôtel et aux bars miteux de Demande à la poussière, son créateur retrouve la sève d’une jeunesse envolée : exemptes d’amertume et de pathos, ces ultimes aventures d’un loser épris de Knut Hamsun et Jack London voient l’écrivain septuagénaire remonter sur le ring littéraire, pour y remporter un dernier combat – initialement intitulé How to Write a Screenplay (“Comment pondre un scénar”), le roman permet à la vie de John Fante de se clore sur un épisode digne des films qui firent longtemps les frais de ses plus vicieux anathèmes épistolaires. La Route de Los Angeles/Bandini/Demande à la poussière (Christian Bourgois), traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier et Brice Matthieussent, 752 pages, 22 €

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mister America Son rôle dans Man of Steel signe le grand retour de Kevin Costner sur les écrans. Récemment césarisé pour l’ensemble de sa carrière, il nous raconte son attachement à la morale, à l’éducation, aux westerns et à son pays.



oici quelques années qu’on n’avait plus de nouvelles de Kevin Costner, ou seulement de façon éparse, atténuée, par le biais de films mineurs, que les distributeurs ne faisaient parfois même plus l’effort de sortir en France – qui a vu Swing Vote ou Instinct de survie ? Restés sur l’image de loser magnifique d’Open Range, son dernier western en tant que réalisateur, en 2003, on en avait presque oublié qu’il avait été l’un des acteurs les plus précieux des années 80 et 90, chez lui-même (Danse avec les loups, Postman – à réévaluer), chez De Palma (Les Incorruptibles), chez Tony Scott (Revenge), chez Sam Raimi (Pour l’amour du jeu, tout à sa gloire légèrement fanée), et surtout chez Clint Eastwood, en fugitif idéaliste dans Un monde parfait. Sans oublier ses grands succès au box-office, dans des films pas toujours géniaux mais ayant indéniablement marqué leur époque : Robin des bois, JFK, Bodyguard, Wyatt Earp. A Paris pour tourner Trois jours à tuer de McG, produit par Besson, il a été gratifié d’un prix honorifique lors de la dernière cérémonie des César. Man of Steel, nouvelle tentative de relancer la franchise Superman, offre au plus attachant des cow-boys contemporains l’occasion de se replacer sur la carte du cool. Il y reprend le (petit) rôle de Jonathan Kent, tenu jadis par Glenn Ford (dans la version de Richard Donner en 1978). De l’un à l’autre se transmet une certaine idée de l’Amérique, old school, mélancolique, fantasmée – un paradis perdu qui n’a peut-être jamais existé ailleurs qu’au cinéma. Entretien.

Est-ce davantage le scénario, le personnage ou le metteur en scène, Zack Snyder (300, Sucker Punch), qui vous a poussé à accepter Man of Steel ? Kevin Costner – Zack Snyder souhaitait insister sur la jeunesse de Superman. Le personnage qu’il m’a proposé de jouer était donc assez consistant. Il y avait de la matière. C’est la première raison pour laquelle j’ai accepté le rôle. Ensuite, Zack est un véritable artiste, il a un sens de l’image, et j’étais curieux d’essayer de m’intégrer à son univers, tout en apportant ce que je suis, ce que je représente. Avec Diane Lane, en tant que parents adoptifs du jeune Clark Kent, nous essayons de lui inculquer une bonne moralité, nous lui enseignons la différence entre le bien et le mal. C’est important à mes yeux. Cette idée de “bonne moralité”, vous la poursuivez plus ou moins dans tous vos rôles ? C’est vrai, mais ce n’est pas systématique. Par exemple, j’ai joué un escroc dans Destination Graceland, ou un serial-killer dans Mr. Brooks. Mais même quand j’incarne un personnage mauvais, j’essaie de trouver une humanité chez lui, j’essaie de comprendre ce qui le pousse à agir comme il le fait. Vous avez fait un discours très apprécié durant les derniers César, l’un des rares moments sincères de cette cérémonie par ailleurs très grinçante… (interrompant) Vraiment ?! Je me sentais si fébrile, si gêné, et mon français est si limité que je n’arrivais pas à m’exprimer comme je le voulais. Je ne suis jamais très à l’aise dans ce genre de situations. Mais bon, si vous me dites que vous avez apprécié, merci.

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De façon récurrente, Costner incarne deux piliers de l’americana : le héros de western (ci-contre, dans son propre film Danse avec les loups, 1990) et le joueur de base-ball (ci-dessus, dans Pour l’amour du jeu de Sam Raimi, 2000)

A un moment, vous avez été filmé les yeux fermés, alors qu’Emmanuelle Riva faisait son discours. Vous d ormiez ? (rires) Non ! Bien sûr que non ! Je me concentrais sur ce qu’elle disait. Quelqu’un me traduisait à l’oreille, mais je voulais entendre sa voix, le son de sa voix. C’était dur, alors j’ai fermé les yeux. Dans votre discours, vous avez dit, en français dans le texte, “pas de mystère, je suis américain, je fais des films de cow-boys”... (interrompant à nouveau) Il n’y a aucun doute sur le fait que je sois américain. Je ne m’en cache pas. Quand les gens me voient, ils pensent “America”… C’est ce que je voulais dire. Je sais que dans certains cercles, en France, ce n’est pas très bien vu. But I am who I am… Pourquoi pensez-vous que ce serait mal vu ? (il réfléchit) Ne vous méprenez pas : je me considère aussi comme un citoyen du monde, je comprends ce qui se passe dans le monde – en tout cas, j’essaie. J’ai beaucoup voyagé, je ne suis pas un de ces Américains sans passeport, qui ne s’intéresse qu’aux quelques hectares autour de lui. Mais mon identité profonde, mon goût sont américains… Je veux dire, regardezmoi : je m’appelle Kevin, je joue au base-ball, je fais des films de cow-boys… (en souriant) Franchement, vous douteriez une seconde que je suis américain ? Aucun doute ! C’est vrai que lorsqu’on pense à vous, on pense au western : Silverado, Danse avec les loups, Wyatt Earp, Open Range, Postman, encore récemment Hatfields & McCoys (une minisérie pour History Channel, succès public et critique). Pourquoi cette fidélité au genre, en dépit des modes ?

Ecoutez, je viens à nouveau d’en écrire un avec un ami : il est censé durer dix heures, les huit premières pour la télé, et les deux dernières pour un film que j’aimerais réaliser… J’en reviens toujours à ce genre, parce que c’est une façon de raconter des histoires auxquelles les gens, qu’ils soient français, russes ou polonais, se raccrochent depuis que le cinéma est cinéma. Raconter la fondation de l’Amérique, qu’on le veuille ou non, c’est raconter une histoire universelle. C’est raconter le jardin d’Eden. C’est un schéma très simple sur le papier qui offre d’infinies variations. L’Amérique était un territoire ouvert, où tout était possible. Les gens qui sont venus d’Europe, mes ancêtres, vos ancêtres, pour en prendre possession, étaient pleins d’espoir. Ils voulaient une vie meilleure. Mais les passions humaines s’en sont mêlées. Et cette terre qu’ils considéraient comme vierge ne l’était pas : elle appartenait à quelqu’un… Voilà, pour ces raisons, je crois qu’il sera toujours pertinent de faire des westerns. Quels sont vos westerns favoris ? L’homme qui tua Liberty Valance et La Prisonnière du désert de John Ford. Des westerns assez crépusculaires donc, moralement am bigus ? Oui, j’aime les westerns complexes. Un bon western l’est forcément. Ce sont deux films qui creusent très profondément dans les fondements de l’Amérique pour en révéler la complexité : la loi, la famille, le territoire. J’aurais pu vous en citer beaucoup d’autres, mais ces deux-là sont vraiment les meilleurs à mes yeux. L’autre genre auquel on vous associe, vous le disiez, est le film de base-ball (Bull Durham, Pour l’amour du

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jeu, Jusqu’au bout du rêve, Les Bienfaits de la colère). Encore un genre très américain… Oui, même si a priori ça n’a pas le même caractère universel que le western. Moi, j’aime les films qui partent de choses simples, des histoires d’hommes et de femmes, et qui vont au bout de cette idée, qui la creusent au maximum. Or les films de base-ball dans lesquels j’ai joué avaient tous cette qualité. Dès lors, même si le sport est américain, je crois que ces histoires peuvent toucher tout le monde. Comment jugez-vous l’évolution d’Hollywood ? Est-il plus difficile pour vous de réaliser des films aujourd’hui ? L’inflation des budgets me paraît malsaine. On refuse de produire des films à petit ou moyen budget, qui seraient pourtant facilement rentables. Quand je demande 15, 25, 35 millions de dollars pour faire un film, on me répond que c’est impossible… C’est de plus en plus dur de faire de bons films. Et de trouver les bons partenaires financiers. Alors je préfère attendre que la bonne porte s’ouvre. Je n’ai plus l’âge des compromis. Je veux faire des films comme je l’entends. On vous a peu vu au cinéma ces cinq ou six dernières années. Qu’avez-vous fait ? J’ai écrit… J’ai fait de la musique… J’ai éduqué mes enfants… J’ai vécu. En 2008, vous vous êtes engagé pour Barack Obama, mais pas en 2012. Il vous a déçu ? J’ai été déçu par Obama, oui. Particulièrement dans le domaine de l’écologie. Il a dit une chose et fait son contraire. On apprend beaucoup plus des gens par ce qu’ils font que par ce qu’ils disent. Je veux bien croire

qu’il a essayé, mais l’argent a fini par reprendre le pouvoir. L’argent ne fait pas que du bien à l’Amérique vous savez : il affecte la politique, il affecte notre jugement moral, il affecte notre quotidien de façon bien trop importante… Vous avez connu de très grands succès (Les Incorruptibles, Bodyguard, Danse avec les loups…), mais aussi de cinglants échecs, et même glané quelques Razzie Awards (Postman, Waterworld). Ça vous a affecté ? Et que vous ont appris ces échecs ? J’ai appris à relativiser. Les échecs comme les succès. Le cinéma m’a beaucoup donné, mais il n’est pas toute ma vie. Je sais aussi que le résultat d’un film au box-office ne dépend pas toujours de sa qualité. Prenez Waterworld : ça n’a pas été un gros succès – quoique le film a rapporté beaucoup d’argent, contrairement à ce qu’on a écrit – et pourtant je sais que c’est un très bon film. Je sais pourquoi il a échoué, et ça n’a rien à voir avec le réalisateur : c’est le studio qui l’a en quelque sorte sacrifié. En coupant certaines scènes essentielles, en le rendant plus court qu’il n’aurait dû être, puis en refusant d’en faire correctement la promotion… Pourquoi un film ne pourrait pas durer quatre heures si c’est nécessaire ? Ces gens veulent rendre les films tous identiques, conformes à un modèle prédéterminé. Les films ne sont pas des concepts, ce sont des objets vivants, qui fonctionnent sur l’émotion plus que sur l’intellect. Si vous vous coupez de l’émotion, vous perdez l’essentiel.

Toujours au plus près du ventre de l’Amérique, K. C. est le bon papa fermier de Superman dans Man of Steel (2013)

lire aussi la critique de Man of Steel page 66 19.06.2013 les inrockuptibles 53

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pump up the volume

Avec ses femmes puissantes, ses hommes délicats et ses lignes amples, Damir Doma compte parmi les créateurs les plus prometteurs du moment. Il est cette semaine le designer invité du salon de la mode masculine de Florence. par Géraldine Sarratia photo David Balicki pour Les Inrockuptibles



uand on lui demande son film préféré, Damir Doma répond du tac au tac : “Dune de David Lynch. Je l’ai regardé des dizaines de fois. J’aime tout dans ce film. L’histoire, les costumes, la musique. Je suis un gros fan de science-fiction.” Et, à la réflexion, on se dit que le genre, avec son côté résolument tourné vers le futur et ses personnages de femmes fortes souvent à rebours des représentations du cinéma traditionnel, offre une bonne porte d’entrée pour comprendre les créations radicales et infiniment poétiques de ce Croate installé depuis plusieurs années à Paris. Il n’existe en effet aucune tentation nostalgique dans la mode de Damir Doma. A l’heure où de nombreuses maisons ont la tête plongée dans leur passé, revisitant jusqu’à plus soif leurs archives et la notion d’héritage, le créateur semble occupé à habiter le présent d’hypothèses futuristes, à tenter d’échafauder ce à quoi pourraient ressembler l’homme et la femme du futur. On se souvient encore du frisson ressenti lors de son dernier défilé femme prêt-à-porter (un des plus beaux de la dernière fashion week avec Hermès, Céline et Dries Van Noten), en voyant ses longues amazones aux teintes taupe et à l’allure post-Gattaca fouler le catwalk de leurs creepers or ultracompensées. Ces descendantes directes du lieutenant Ripley (le personnage de Sigourney Weaver dans Alien) portent avec superbe des tuniques aux manches aux ourlets

froncés et élastiques façon jogging Lacoste et des pantalons androgynes aux plis décentrés. Des femmes puissantes, limite austères (le cheveu se porte en chignon, minimal et gominé) mais pas coincées, suffisamment confiantes en leur pouvoir de séduction pour ne pas avoir besoin de trop en montrer : la peau reste la plupart du temps invisible, à deviner sous les jeux subtils de doubles volumes. “Ma femme imaginaire est très indépendante, elle n’est contrôlée par personne, explique Doma de sa voix légèrement atonale, que l’on pourrait prendre pour fluette au premier abord. C’est quelqu’un de très fort, qui voyage et a besoin de confort. C’est une idée fondamentale pour moi.” Chez lui, les mouvements ne sont jamais contraints, et les lignes, amples et épurées, sont le résultat d’un mix subtil d’influences traditionnelles (japonisantes pour l’essentiel) et de sous-cultures plus contemporaines. Doma défile pour la première fois avec une ligne femme pour l’automne/hiver 2010, deux ans après ses débuts chez l’homme. “Ce sont deux processus de réflexion liés mais très différents. L’homme est plus intuitif pour moi, il suffit que je me demande ce que j’ai envie de porter. La femme m’a totalement obligé à repenser l’homme. Il a fallu le restructurer pour lui donner de l’espace à elle.” Tous deux émergent chaque saison d’un gros cahier dans lequel Doma colle ses inspirations, dessins, silhouettes. “Il existe une correspondance entre eux deux, un équilibre à retrouver chaque saison. C’est une relation.”

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“je me pose vraiment la question de savoir jusqu’où tu peux aller seul, sans t’appuyer sur un groupe”

ci-dessus, collectionhom me, printemps-été 2013. Ci-contre, collection femme, automnehiver 2013

Quand il défile pour la première fois à Paris avec sa ligne homme pour le printemps-été 2008, Doma détonne avec ses silhouettes amples et cérébrales, dans une époque encore façonnée par le slim et les années Dior Homme. Doma, qui refuse de passer par les figures imposées (pas ou peu chez lui de vestes à trois boutons ou de classiques masculins), joue au contraire ostensiblement avec des éléments féminins et compose un vestiaire radical, qui se décline dans des teintes sombres. A cette époque, le jeune homme est basé à Anvers, qu’il a rejoint sitôt ses études de mode achevées à Berlin. “Anvers me semblait alors la seule ville capable de comprendre ce que j’avais envie de faire. La scène mode à Paris était beaucoup moins excitante qu’aujourd’hui. Je voulais également voir comment les gens travaillaient. On ne t’apprend pas ça à l’école.” Il devient l’assistant de créateurs confirmés tels que Dirk Bikkembergs, Ann Demeulemeester ou encore Raf Simons, l’actuel directeur artistique de Dior, dont il dit avoir appris l’ambition et observé l’immense créativité. Il y apprend aussi l’importance de l’image, de la communication, et de l’extrême fragilité d’une marque : un développement trop rapide peut s’avérer fatal. “Mais plus important, poursuit-il, à Anvers j’ai compris que la clé en tant que créateur était de se trouver soi-même. Il faut être capable de répondre à quelques questions basiques : qui tu es, d’où tu viens et qu’est-ce que tu aimes profondément ?” Ces réponses, Doma les a formulées très tôt. Beaucoup se seraient embourbés dans des troubles identitaires, des questions de légitimité. Pas lui. On le sent habité d’une grande force tirée en partie d’une juste distance aux choses, et de la certitude, tout en connaissant ses racines, de n’appartenir à aucun pays en particulier. Cette certitude l’autorise à multiplier les emprunts sans pour autant perdre une identité, forcément mouvante. “Je n’ai pas peur d’emprunter, confirme-t-il. Je prends ce qui m’intéresse.” Damir Doma est né en Croatie il y a trente-deux ans. Alors qu’il est encore tout gamin, ses parents quittent leur pays pour s’installer dans le sud de l’Allemagne. “Mon père est venu pour le boulot, ma mère par amour, plaisante-t-il. Je pense que c’est une époque finalement assez proche de l’actuelle, où l’on voit tous ces jeunes Grecs ou Espagnols migrer.” L’enfance, dans une petite ville de Bavière, se passe sans accroc. “Mon nom sonnait étranger bien sûr, mais ma tête aurait pu être de n’importe où. Je ne me suis pas senti rejeté. Les gens du sud de l’Allemagne sont très cool. Ils me font penser aux Basques : parfois durs à approcher mais authentiques et vrais une fois qu’on y parvient.” Le père est dans les affaires, la mère designer de vêtements. Le jeune garçon apprend énormément en regardant travailler celle qui œuvre toujours à ses côtés. “J’étais fasciné par les machines, la confection, l’architecture d’un vêtement. C’est d’ailleurs ce qui continue de me passionner le plus dans mon travail : la matière. Je me sens un peu comme un sculpteur. Mais, à l’époque, je ne faisais pas le lien avec la mode. J’ai développé ma sensibilité au style plus tard, principalement avec la rue.”

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On est dans les années 90. Damir écoute du hip-hop de la Côte Est des Etats-Unis et porte des baggies. “Les vêtements étaient très codifiés : on savait précisément ce qu’on pouvait porter et comment. Je pense que c’est la dernière fois qu’une culture musicale a énoncé les choses si clairement. Aujourd’hui, que ce soit dans la mode ou dans la musique, les choses sont plus mêlées. Je ne sais même plus ce qu’est le sportswear aujourd’hui, les frontières s’abolissent. Je crois que du coup, il devient encore plus fondamental d’être capable d’exprimer sa vision et son identité très clairement. Je crois que c’est la même chose pour la presse, non ?” Six ans après ses débuts, son parcours impressionne. Car en dépit de son jeune âge, Damir Doma est bien plus qu’un talent émergent. Il rivalise avec les meilleurs et a su creuser un sillon extrêmement singulier, à la manière d’un Rick Owens. Pour preuve, il est cette semaine l’invité du Pitti Uomo, le plus influent et pointu salon de la mode masculine, qui se tient deux fois par an à Florence. Doma y présentera une sélection des pièces les plus emblématiques de sa marque. Chaque année, ses lignes homme et femme, et Silent, sa ligne plus jeune, sportswear et accessible, gagnent en densité, en reconnaissance. Il a ouvert l’an passé une boutique rue Saint-Honoré à Paris et habillé Rihanna, Kirsten Dunst ou encore Asap Rocky,

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qui le tient pour l’un de ses créateurs préférés. Reste à savoir combien de temps il pourra rester indépendant. “Les risques deviennent économiquement de plus en plus grands. Je me pose vraiment la question de savoir jusqu’où tu peux aller seul, sans t’appuyer sur un groupe.” On ne serait pas étonné que son nom circule pour reprendre une grosse maison. Avant-gardiste et peu compréhensible du grand public à ses débuts, sa silhouette est aujourd’hui devenue totalement acceptée, presque normale. “C’est vrai, reconnaît-il. Cette idée de volume, que j’ai peut-être un peu exagérée à un moment, a été totalement reprise. Toutes les grandes marques jouent à présent avec l’ampleur. C’est le cycle de la mode. Ça me fait immédiatement me demander ce que je vais faire après. Peut-être chercher de nouvelles combinaisons.” Il ira les découvrir, à son habitude, en scrutant ses besoins personnels. “Je pense que c’est la base d’un bon design, explique-t-il. Un vêtement juste est celui qui montre la personnalité de celui qui le porte. C’est l’opposé du déguisement, du vêtement qui tente de projeter quelque chose qu’on n’est pas.” Pitti Uomo jusqu’au 21 juin à Florence, www.pittimmagine.com www.damirdoma.com

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Loris Gréaud/Gréaudstudio, the Pace Gallery, New York

The Unplayed Notes, exposition de Loris Gréaud à la Pace Gallery de New York, en 2012

en lutte avec l’ange Le plasticien Loris Gréaud expose simultanément dans deux espaces parisiens symboliques : le forum du Centre Pompidou et sous la pyramide du musée du Louvre. Deux superproductions conçues par un admirateur de Lynch et de Burroughs. par Jean-Max Colard

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n léger tremblement de terre dans la salle d’exposition, un stadium où s’affrontent des paintballers, un appartement fantôme dans Paris, un nanomusée, un concert de rap pour créatures des fonds marins : depuis son apparition dans le champ de l’art au milieu des années 2000, marquée notamment par sa première expo solo au Plateau en 2005 et surtout par l’exposition Cellar Door qui investit la totalité du Palais de Tokyo en 2008, l’artiste Loris Gréaud, 34 ans, est une figure étonnante du paysage artistique international. Travaillant au long cours sur des projets à la fois ambitieux et hermétiques, montant des superproductions expérimentales, des blockbusters conceptuels, il met le spectateur face à des énigmes, à des équations complexes. Œuvre d’art totale et Total Recall : comme si ses œuvres revenaient du futur pour mieux interroger notre présent. 19.06.2013 les inrockuptibles 59

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“et, soudainement, on voit une personne tomber, sans acrobatie, du haut de cette structure verticale”

La preuve cette semaine, où l’artiste intervient simultanément dans deux lieux culturels hypervisités et à forte charge symbolique : une mystérieuse sculpture sous la pyramide du Louvre, et dans le forum du Centre Pompidou une immense tour du haut de laquelle, à chaque minute, s’élancent des plongeurs. D’où émergent ces idées sidérantes ? Comment s’y prendre pour les faire exister dans le réel ? Parce qu’on suit son travail depuis ses débuts, parce qu’il est régulièrement attaqué et critiqué sur son œuvre, nous avons voulu l’entendre nous raconter sa vision de l’art.

Les projets de LorisG réaud pour [I], son exposition au Centre Pompidou et au Louvre

montré des films de Richard Serra et de Chris Burden où l’on voit tomber des sculptures, des corps, mais aussi le saut d’Yves Klein, ou une vidéo de Bruce Nauman en train de tomber de sa chaise dans son atelier afin qu’ils se projettent dans une histoire de la sculpture. Je leur ai demandé de ne pas faire d’acrobatie, et pour eux c’est le plus dur. Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec les événements du 11 Septembre… Certes, l’image du “falling man” tombant du World Trade Center a basculé dans l’imaginaire collectif. Mais cette sculpture et cette manière complètement neutre de tomber, même si c’est évidemment une pièce dramatique, désamorcent toute relation aux tours du 11 Septembre. C’est plutôt une machine et dans ce sens, c’est antispectaculaire.

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Comment a commencé ce projet d’exposer simultanément dans le forum du Centre Pompidou et sous la pyramide du Louvre ? Loris Gréaud – C’était la volonté de l’ex-président du Louvre Henri Loyrette et du président Alain Seban au Centre Pompidou d’associer pour la première fois les deux institutions. L’idée m’a été proposée il y a trois ans environ. Très vite j’ai renoncé à faire une double exposition traditionnelle pour me positionner au cœur des deux musées, dans la partie gratuite et la plus visitée, le forum et la pyramide. Ces deux œuvres doivent offrir une immédiateté, ce qui est assez nouveau pour moi. Que présentes-tu au Centre Pompidou ? Le visiteur passe les portes et découvre au milieu du forum une structure noire, haute de quatorze mètres, qui semble avoir toujours été là car elle reprend des éléments et des codes de l’architecture du Centre proposée par Renzo Piano et Richard Rogers. Et, soudainement, on voit une personne tomber, sans acrobatie, du haut de cette structure verticale. Puis une autre personne chute à son tour, et ainsi toutes les 60 secondes environ, de manière répétitive, mécanique, tandis que d’autres montent à leur tour l’escalier. Qui sont ces gens qui tombent ? C’est une compagnie française de professionnels du saut de haut niveau, hommes et femmes, des “cliff divers”, qui s’entraînent à tomber de 30 mètres de haut dans un bassin… Je leur ai

Et au Louvre ? J’ai choisi un chef-d’œuvre, l’Esclave rebelle de Michel-Ange, ce personnage qui est comme prisonnier de la pierre. Nous avons drapé puis scanné en 3D une copie prise dans les réserves. Plusieurs choses se combinent : l’histoire du drapé dans la sculpture ; mais aussi le moment de l’inauguration, où l’on enlève le drap qui recouvre une sculpture publique. J’ai voulu étirer ce moment liminal, prolonger l’attente sur huit mois. Aussi, pendant l’hiver à Paris, les jardiniers recouvrent les sculptures des Tuileries pour les protéger du froid. C’est un geste fonctionnel, non esthétique. J’ai cherché à fusionner ces trois manières très différentes de draper une sculpture dans une même forme. Ce sera sous la pyramide… Il y a là une grande colonne vide qui, en

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Fahd El Jaoudi/Minsk Studio

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vérité, est un socle en attente perpétuelle d’une sculpture : le Louvre avait eu le projet d’y installer la Victoire de Samothrace mais ça n’a jamais pu se faire. Je voulais quelque chose de très immédiat, mais qui ne sonne pas juste, pour créer une inquiétante étrangeté. Les dimensions de la sculpture ne sont pas à l’échelle du socle ni de la pyramide. Ça crée comme un déséquilibre. Enfin le drapé est brut, plein de poussière, des cordes l’enserrant. J’aimerais donner l’impression que cette sculpture a toujours été là, ou qu’on l’a exhumée des sous-sols du Louvre. Ou qu’il s’agit d’une sculpture postapocalyptique, restée là, bien après la catastrophe. Est-ce qu’il y a un récit entre les deux ? J’ai des histoires sur les deux œuvres, pour moi elles sont intimement liées, c’est une seule et même œuvre, mais je ne veux pas imposer mon récit : j’espère

que les visiteurs feront eux-mêmes des liens et construiront leur propre histoire. Que signifie le titre énigmatique du projet : [I] ? C’est un signe, on ne sait pas comment ça se prononce, à chacun d’en décider : ça peut être une simple barre, un i phonétique, un 1, un I donc “je” en anglais, ou la formule chimique de l’iode, ou de l’intensité électrique… Et aussi le chiffre imaginaire des mathématiques : j’espère que ces deux œuvres immédiates constituent une équation complexe. Il y a souvent chez toi cette volonté de contrarier le spectacle par de l’antispectacle, de donner à voir une machine mais de recouvrir une sculpture… Pour moi l’antispectacle ne produit pas de la frustration chez le regardeur, mais du désir. Exposer une sculpture

drapée pendant des mois sous la pyramide du Louvre, c’est jouer avec l’attente, c’est étirer au maximum ce désir de voir le drap soulevé et la sculpture apparaître. Au vu des superproductions que tu mets en œuvre, as-tu un attrait particulier pour le blockbuster ? J’ai fait des études de cinéma : parallèlement au lycée, j’ai suivi des cours à l’Atelier des arts, en banlieue nord, et ensuite aux beaux-arts de Cergy, j’ai suivi les cours de Patrice Rollet, un proche de Serge Daney. A force, je ne pouvais plus regarder un film sans voir le montage, les changements de plan, etc. Dans l’esthétique du blockbuster, il y a un ponçage de surface. Pour deux heures d’entertainment, tout est fait pour que le spectateur ne sente pas le montage, c’est extrêmement fluide. 19.06.2013 les inrockuptibles 61

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L’intérieur du Pavillon Geppetto, un cétacé échoué en résine présenté par LorisG réaud à la 54eB iennale de Venise en 2011

Pourquoi avoir fait le choix de l’art, et ne pas avoir poursuivi dans le cinéma ? Je reviens actuellement vers le cinéma avec le tournage d’un long métrage. Mais par exemple The Snorks, réalisé il y a trois ans, n’est pas seulement un film : c’est une expédition scientifique dans les fonds marins, une musique du groupe Anti-Pop Consortium produite pour les créatures abyssales, une narration particulière, etc. C’est un agrégat de plusieurs champs où le film est comme un corps conducteur. Et puis, je suis convaincu que l’exposition est le dernier espace de liberté. Un film impose des horaires précis, une durée et un fil narratif. Ce qui se rapprocherait le plus d’une exposition, ce serait de pouvoir circuler à l’intérieur du film, et c’est pourquoi j’ai eu autant de passion pour le cinéma de David Lynch, Lost Highway par exemple, qui était pour moi une expérience d’exposition. Dans une exposition réussie, tu fais le trajet comme tu le souhaites, tu associes les œuvres entre elles selon ta culture, ta psyché, tu te racontes l’histoire que tu veux et tu décides de ton temps. Comment en es-tu venu à l’art ? En parallèle du lycée. L’école et le corps enseignant n’arrivaient pas à m’intéresser, une lutte perpétuelle contre le sommeil… Mais j’étais passionné par les livres de Burroughs. Et mon premier choc esthétique : le film de Stan Brakhage, Anticipation of the Night. Je ne connaissais rien au cinéma expérimental, mais c’était comme un premier accès à la poésie, qui te communique quelque chose avant même que tu en comprennes le sens. Ça me dépassait comme une puissance supérieure. L’autre choc a été l’exposition Bruce Nauman au Centre Pompidou. Puis j’ai étudié les arts graphiques. Et le week-end, je jouais dans les free parties avec le groupe Triphaze, un groupe de l’underground techno. C’était le début de l’utopie free-techno-hardcore. L’art des années 90, notamment incarné en France par des artistes comme Pierre Huyghe, Philippe Parreno ou Dominique Gonzalez-Foerster, a aussi beaucoup compté pour toi…

Ça a été plus que structurel. Etudiant, je regardais cette génération au-dessus de la mienne, dotée d’une visibilité internationale et qui déployait de nouveaux systèmes. Pour moi, c’est Philippe Parreno qui a le plus de longueur d’onde. Je continue de penser qu’il est l’un des artistes vivants les plus frappants. Donc j’ai regardé leurs formes, leurs enjeux, leurs systèmes. Dans les premières années de mon travail, j’avais une vraie volonté de prolonger cette aventure. C’était écrit, annoncé et assumé comme tel de ma part, sauf par ceux que ça arrangeait de ne pas le voir, afin d’argumenter un éventuel plagiat (rire). Mais ceux qui étaient considérés alors comme les chiens de garde des années 90 sont aujourd’hui appréhendés comme une arrière-garde amère et réactionnaire ; les choses trouvent toujours leur place. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, presque naturellement, sans que ce soit une stratégie de ma part, mon œuvre s’est progressivement détachée de cette génération. Je fais ce que j’ai envie de voir en prenant soin de dessiner une belle trajectoire. Tu es arrivé très jeune à faire tes premières grandes expositions…

En fait, il y a eu un changement de paradigme : pendant longtemps, l’évolution dans la création contemporaine française se faisait de manière générationnelle, avec des personnes qui “montaient” ensemble. Quand j’ai eu ma première exposition au Plateau à Paris en 2005, les attaques les plus acerbes sont venues de la génération supérieure, parce qu’on ne respectait plus la “pyramide des âges” dans l’art contemporain français. Mais après cela, on a assisté à ce qu’on pourrait appeler une “dégénération” : il n’y a plus de problème aujourd’hui à voir émerger des artistes qui ont déjà 45 ans, à côté d’un très jeune artiste qui déboule à moins de 30 ans comme une flèche. Tes œuvres mobilisent souvent beaucoup d’argent : es-tu dans une logique de superproduction ? C’est la nature du projet qui veut cela. Je travaille dans une économie, une temporalité et des procédures qui se rapprochent du cinéma ou de l’architecture. Mais pourquoi s’étonner qu’une exposition puisse demander un budget important ? Quand elle se prépare sur vingt-quatre mois, mobilise

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“j’engage tout ce que j’ai, mon énergie, mon corps et ma vie”

des intervenants différents, et qu’à la fin elle fait un nombre d’entrées aussi important qu’un film, pourquoi est-ce que le budget ne serait pas équivalent ? Dans un monde en crise, ce niveau d’argent et de production n’est-il pas un peu déplacé ? Je suis perpétuellement en crise, toujours à deux doigts de m’effondrer financièrement. Des collectionneurs, des musées achètent mes œuvres mais c’est l’argent généré par mon travail qui produit mon travail. En tous cas, il ne s’agit pas pour moi de faire une démonstration. Après les expositions au Palais de Tokyo, à l’ICA de Londres, à la Conservera de Murcie, la Kunsthalle de Saint-Gall ou de Vienne, certains faisaient croire que mon père était banquier, que les choses étaient faciles pour un gosse de riche… La réalité est bien loin de tout ça : j’ai grandi en banlieue nord-ouest où je continue de vivre, mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu. Je n’ai pas été élevé dans le fric mais avec des valeurs de travail, d’acharnement, d’engagement. La superproduction peut être un piège… Je ne fais pas beaucoup de projets, je ne suis pas dans une course à la production et

encore moins aux expositions. En dix ans, j’ai fait seulement deux expositions en galerie. Je préfère prendre le temps et développer un vrai projet. La force de ce système, c’est d’avoir des galeristes, des collectionneurs et des collaborateurs qui ont compris cette mécanique et qui m’accompagnent dans cette temporalité. Ceux qui te connaissent savent que tu consumes aussi toute ton énergie dans tes projets… J’engage tout ce que j’ai, mon énergie, mon corps et ma vie. Ça peut paraître romantique, mais ça ne l’est pas. Il n’y a pas que les limites de la production, des institutions ou des galeries qu’il faut repousser et réinventer, mais également ses propres limites. Le travail exige le dépassement de soi. Mais c’est un jeu dangereux, avec sa part de combustion, de burn out dont traite largement mon travail. Une chose frappante dans tes œuvres, c’est cette noirceur. Ce drame post-apocalyptique, cet imaginaire post-humain… Plutôt qu’une question d’imaginaire, c’est lié à la façon dont j’envisage ma pratique de l’exposition. Pour moi, seul le projet fait vraiment autorité. Je dédie ma vie à l’idée, et, à ce titre, je peux être considéré comme un artiste “conceptuel”, sauf que ça ne veut plus rien dire pour moi aujourd’hui. Ma responsabilité, c’est de faire advenir cette idée, de tout entreprendre pour l’amener dans le réel. Mais au final, la mise en forme sonne toujours comme un dépôt de bilan de la pensée, comme un échec. Tout ce que je tente de faire, c’est de mener à bien mes projets, peu importe le temps et l’énergie. Mais c’est la lutte avec l’ange : tu n’obtiens jamais ce que tu as en tête. Ça ne me rend pas amer, au contraire. Mais je ne serai jamais un artiste satisfait. [I] du 19 juin à janvier 2014 sous la pyramide du Louvre, Paris Ier, www.louvre.fr, et du 19 juin au 15 juillet au forum du Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr 19.06.2013 les inrockuptibles 63

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Bambi (au centre) dans les loges du cabaret Madame Arthur, au début des années 60

Bambi

de Sébastien Lifshitz De l’Algérie française au gay Paris sixties, un trajet de vie trépidant et romanesque documenté par le réalisateur subtil et sensible des Invisibles.

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ne femme élégante est de retour à Alger, longtemps après. Après quoi ? Quel mystère dissimule cette blondeur hitchcockienne ? Qu’elle n’est ni blonde, ni tout à fait une femme. Ou plutôt que lorsqu’elle était petite, elle était un garçon prénommé Jean-Pierre. Très tôt, avec une obstination qui ne se démentira jamais le reste

de sa vie, celle qui est devenue Marie-Pierre aujourd’hui se sent fille. Sa mère s’y oppose évidemment (nous sommes dans les années 30-40). Et puis une troupe venue de Paris va l’aider à sortir de son enfermement. C’est celle du Carrousel, une boîte de travestis des Champs-Elysées. Jean-Pi (comme l’appelle affectueusement sa tante) découvre à 17 ans qu’il n’est pas seul

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Marie-Pierre/Bambi exprime avec pudeur et pourtant sans inhibition les sentiments ambivalents d’un être humain qui se sent différent au monde. Il obtient son émancipation de sa mère, qui n’y comprend rien, et monte à Paris. Marie-Pierre, alors qu’elle ne sait ni chanter ni danser, va devenir Bambi, l’une des vedettes des boîtes de travestis (comme Madame Arthur) et surtout l’amie de la plus célèbre d’entre elles à l’époque, Coccinelle (1931-2006). Les travestis n’ont de toute façon que deux manières de survivre : le spectacle ou la prostitution. Bambi aime pourtant ce milieu si joyeux. Elle enregistre des disques. Elle prend des hormones féminines à qui mieux mieux, se fait opérer à la suite de Coccinelle. Et puis elle comprend qu’elle va vieillir. A 33 ans, elle passe le bac, entre à l’Université dont elle sort avec un Capes de lettres. Pendant vingt-cinq ans, jusqu’à sa retraite, elle sera enseignante au collège de Garges-lès-Gonesse, loin du strass et des paillettes des Champs, sans que personne ne s’avise jamais de s’occuper de sa vie passée. Elle recevra les palmes académiques. Voilà l’histoire que raconte le film de Sébastien Lifshitz, auteur il y a quelques mois d’un remarquable documentaire sur l’homosexualité, Les Invisibles. Bambi, diffusé sur Canal+ dans le cadre d’une soirée trans, n’est pas à proprement parler un film sur l’homosexualité, puisqu’il y est essentiellement question d’identité sexuelle, d’un destin singulier au travers duquel on peut retracer l’histoire générale des transsexuels dans la société française depuis plus de cinquante ans. La réalisation alterne scènes de la vie moderne (notamment ce retour saisissant sur les lieux de son enfance en Algérie) et de nombreuses archives montrant les travestis des années 50 et 60. MariePierre/Bambi est une femme remarquable et intelligente, qui sait exprimer avec pudeur et pourtant sans inhibition les sentiments ambivalents d’un être humain qui se sent différent, parfois à son grand dam, affolé par des pulsions qui le dépassent,

le choquent presque, le surprennent toujours. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant et de troublant dans le film de Lifshitz : ce qu’il dit de la sexualité des gens, de tous les gens, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels. Quand elle est encore un garçon à Alger, Jean-Pi a une histoire avec un homme, Jules. Mais celui-ci ne se considère pas comme homosexuel, et Jean-Pi non plus – idée qui lui faisait horreur, comme elle l’explique aujourd’hui. Ils ne se sépareront que le jour où Jean-Pi annoncera à Jules qu’il veut désormais vivre habillé en femme… C’en est trop. Jean-Pi ne veut pas être homosexuel, il veut être la femme d’un homme. Et puis des années plus tard, après sans doute des aventures avec ses partenaires de spectacle sur lesquelles elle n’insiste pas, Bambi, qui a désormais l’apparence d’une femme, tombe amoureuse d’une autre femme, une grande et belle Suédoise avec laquelle elle vit toujours aujourd’hui, qui est son grand amour. Il aura donc fallu qu’un garçon devienne une femme pour qu’elle devienne homosexuelle… On s’y perd, mais c’est cette perte de sens qui est magnifique dans Bambi. L’amour, le sexe sont irrationnels et, au-delà des tabous, des idées reçues, des conventions sociales, devraient être des lieux de liberté absolue, tant qu’ils se pratiquent entre gens consentants et majeurs. Un domaine de recherche qui semble encore infini. C’est enfin Jocelyn Pook qui a composé la musique de Bambi. Elle fut l’auteur de la BO du dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut. Qui se terminait, on s’en souvient, par ces mots d’une épouse (Nicole Kidman) à son mari (Tom Cruise) : “Let’s fuck.” C’est un peu ce qu’on a envie de dire à la fin de la vision de Bambi qui ne retire rien aux mystères de nos sentiments, en y ajoutant seulement : “Let’s love.” Jean-Baptiste Morain Bambi de Sébastien Lifshitz (Fr., 2013, 52 min) 19.06.2013 les inrockuptibles 65

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Man of Steel de Zack Snyder A l’heure où Hollywood mise sur ses superhéros, Superman n’échappe pas à son reboot. L’auteur de Watchmen se hisse à la hauteur du mythe grâce à sa seule mise en scène.

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etour à la case reboot pour Superman, huit ans après Superman Returns, tentative ratée du valeureux Bryan Singer d’offrir à la franchise un nouvel horizon – ratée en tout cas selon les pontes de la Warner, pour qui 350 millions de dollars de recettes sont un échec – tout en rendant hommage aux premiers films, ceux de Richard Donner (1978 et 1980). Produit par Christopher Nolan, écrit par le scénariste des nouveaux Batman, David S. Goyer, et réalisé par Zack Snyder (Watchmen, Sucker Punch), ce nouvel épisode a pour ambition de remettre les compteurs à zéro et de faire entrer le plus célèbre des superhéros dans la modernité – du moins l’idée que ces trois-là s’en font. Dans une longue séquence d’ouverture, sur la planète Krypton, Snyder rejoue peu ou prou la partition du premier Donner, le teintant néanmoins d’un tragique shakespearien de bon aloi. Russell Crowe y reprend le rôle de Jor-El, tenu jadis par Marlon Brando, noble scientifique soucieux de sauver son fiston – et, partant, toute l’espèce – en l’envoyant sur Terre voir si l’herbe est plus verte, tandis qu’une

guerre civile fait rage et que sa propre planète est sur le point d’exploser pour cause de surexploitation des ressources. Cette ouverture, étrangement belle, détermine l’horizon esthétique du film : s’y manifeste le goût habituel de Snyder pour le pompiérisme et la pesanteur, que vient heureusement contrarier une conception tourbillonnante de la mise en scène. A l’opposé du Star Trek de J. J. Abrams, chaque plan semble ici peser des tonnes, impression accentuée par le déploiement d’une troisième dimension ; pourtant, par on ne sait quel miracle, Snyder fait voltiger ces plans avec une facilité déconcertante. C’est tout le paradoxe de ce cinéaste, danseur étoile qui ne semble capable de trouver la grâce que les pieds lestés de fonte. Dès lors, qui mieux que lui était qualifié pour réaliser un film intitulé Man of Steel – l’homme d’acier ? Il est ainsi parfaitement logique que le principal enjeu dramatique du film soit l’établissement d’une gravité, dans les deux sens du terme. Sur Terre, le petit Kal-El est devenu Clark Kent, recueilli et élevé par un couple de fermiers sans enfants, interprétés par Kevin Costner et Diane Lane, formidablement émouvants.

le feu d’artifice débute : un pur désir de vitesse et d’abstraction Là, il a appris la morale, le prix d’une vie, le poids des actes, la gravitas ; mais il s’est aussi familiarisé à la gravité terrestre, différente de celle de sa planète d’origine, que des renégats kryptoniens – échappés de sarcophages cryogéniques en forme de pénis, sacré Zack – vont tenter de rétablir brutalement sur Terre, quitte à en exterminer la population. Avoir (ou pas) les pieds sur terre est ainsi le sujet du film, sujet très beau sur le papier, que Snyder ne réussit hélas qu’à moitié – mais la moitié la plus importante, hourra. Ainsi, à quelques scènes près, tout ce qui a trait au psychologique ne prend pas, empesé par un scénario laborieux (trop de flash-backs) et un acteur principal très fade (Henry Cavill, qui pour sa défense, ne fait pas exception dans la lignée des Superman). En revanche, tout ce qui touche à la physique, donc à la mise en scène, est proprement éblouissant.

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Les Beaux Jours de Marion Vernoux avec Fanny Ardant,  Laurent Lafitte, Patrick Chesnais (Fr., 2013, 1 h 34)

Ce n’est qu’au bout d’1 heure 30 (sur 2 heures 30), au moment où, convention désormais propre à tout blockbuster, le feu d’artifice débute, que Zack Snyder montre l’étendue de son talent. Puisant manifestement son inspiration dans le futurisme italien – 300 avait déjà dévoilé sa fascination pour l’esthétique fasciste, joyeusement pervertie par une tendance queer et un sens de la dérision –, il affiche là un pur désir de vitesse et d’abstraction. Aéronefs, voitures, missiles, gratte-ciel, feu, glace, verre, métal : tout finit par s’entrechoquer dans un fracas étourdissant, une tornade d’effets numériques qui, téléguidée par Michael Bay (au hasard), aurait été harassante. Au contraire, on ressort de cette lessiveuse certes un peu sonné, mais bel et bien revigoré. Si Snyder venait à réaliser la suite, espérons juste qu’il s’intéressera un peu plus au Man, sans rien perdre du Steel. Jacky Goldberg

La crise de la retraite en comédie lacrymale plan-plan. Rien à voir avec Oh les beaux jours, la pièce de Beckett… Mais alors rien. Les Beaux Jours appartient (comme Et si on vivait tous ensemble ?, avec Jane Fonda, et Song for Marion, avec Terence Stamp…) à l’une des veines montantes du cinéma : le film de retraités ou “gérontofilm”. Tiré du roman Une jeune fille aux cheveux blancs de Fanny Chesnel, le film explore sur le mode de la comédie amère (argh) les gentilles affres des débuts de la retraite. Une dentiste sexagénaire (Fanny Ardant), déprimée par la mort de sa meilleure copine, a une histoire d’amour avec un animateur de centre culturel pour le troisième âge (Laurent Lafitte). L’histoire, très neuneu, n’a vraiment aucun intérêt, ses pseudorebondissements pleins de clichés sur le début de la fin non plus. Un piano numérique joue des valses quand les personnages marchent sur la plage d’un air inspiré. Les acteurs principaux sont pourtant parfaitement dirigés (dont le grand Patrick Chesnais), en premier lieu Fanny Ardant, toute blonde, toute belle. Heureusement qu’elle est là, vraiment. Jean-Baptiste Morain

Man of Steel de Zack Snyder, avec Henry Cavill, Russell Crowe, Amy Adams, Kevin Costner (E.-U., 2013, 2 h 23) lire aussi l’entretien avec Kevin Costner page 50 19.06.2013 les inrockuptibles 67

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My Movie Project de Peter Farrelly, Brett Ratner, James Gunn, Steve Carr… avec Halle Berry, Richard Gere, (E.-U., 2013, 1 h 30)

The Bay de Barry Levinson Un réalisateur étiqueté nineties s’essaie sur le tard au cinéma d’horreur et réussit un singulier exercice de found footage sur fond de contamination virale.

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l n’y a guère plus que la série B pour produire ce genre de films miraculés, ces accidents heureux sur lesquels personne n’aurait parié. Dans le cas de The Bay, tout semblait ainsi être joué d’avance, condamné par un cahier des charges pour le moins inquiétant : soit un film de commande piloté par les producteurs de Paranormal Activity et confié à un auteur étranger au cinéma d’horreur, l’ancien wonderboy des années 90 Barry Levinson (Rain Man, Des hommes d’influence). Pour ne rien arranger, le contrat stipulait une économie très légère et un impératif de forme : tourner en found footage, suivant cette mode des faux films amateurs dont la popularité se vérifie régulièrement au box-office. La réussite de The Bay vient du tour de force paradoxal réussi par Barry Levinson, qui a choisi d’assumer ces contraintes tout en les dynamitant un peu. Sans jamais se soucier de l’idée de vraisemblance propre au found footage, le film multiplie les artifices (voix off omnisciente, flash-backs, ellipses, musique en continu) pour raconter l’histoire d’une catastrophe écologique survenue dans la ville balnéaire de Claridge. Une journaliste, en charge de la narration, y a été témoin de l’hécatombe provoquée par des parasites marins,

les isopodes, d’affreuses petites bestioles qui se sont infiltrées dans les eaux polluées de la ville et ont contaminé tous ses habitants – ce qui offre au film quelques furieuses saillies gore. A partir de cet argument plausible, traité avec un sérieux quasi documentaire et un ton de manifeste politique, la grande force de The Bay est d’épouser lui-même la forme d’une contagion par les images : via les écrans de surveillance, smartphones, webcams, et même endoscopes, le film édifie un complexe réseau de points de vue, suivant en temps réel la propagation d’un virus invisible. Ce captivant motif de la viralité, Barry Levinson l’applique également à son récit, chaque nouvelle fenêtre de caméra menant à une histoire inédite dans une mosaïque de portraits où se croisent micro(les confessions d’une adolescente victime des isopodes) et macro-événements (un complot ourdi par les autorités sanitaires). C’est ici, dans sa dimension proliférante orchestrée par un montage limpide et l’écriture habile – quoique très classique – de Barry Levinson, que The Bay trouve la vraie mesure de son effroi. Romain Blondeau

Gros casting pour des sketches très inégaux. Le cinéma américain peut encore réserver des surprises, comme cette anthologie de sketches dégénérée, déjà estampillée outre-Atlantique comme “le Citizen Kane des mauvais films”. Un casting impressionnant vient s’encanailler dans une dizaine de segments vaguement reliés (Dennis Quaid, scénariste allumé, pitche de force des films à un producteur). Le ton est donné lors d’un dîner entre Kate Winslet et un Hugh Jackman doté d’une particularité anatomique (indice : sous la ceinture). Ni plus ni moins qu’un attentat-suicide artistique à Hollywood, tourné sur plusieurs années, en fonction de l’emploi du temps des célébrités. Réalisé entre autres par Peter Farrelly ou Brett Ratner, My Movie Project est forcément inégal dans ses attaques d’humour pipi-caca et ses guests pas toujours concernés. L’erreur a été de sortir en salle ces vignettes qui auraient été mieux accueillies sur le net ou à la télévision. Mais elles confirment ce que l’on savait déjà : la belle veine comique trash des actrices Anna Farris et Elizabeth Banks. Nouvelle venue au club : Naomi Watts dans un sketch-malaise où elle prône l’enseignement à domicile pour son fils. Et un peu l’inceste. Léo Soesanto

The Bay de Barry Levinson, avec Kristen Connolly, Christopher Denham (E.-U., 2012, 1 h 28)

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People Mountain People Sea de Cai Shangjun Un faux film de vengeance qui vire à la chronique cinglante de la barbarie dans la Chine moderne. e l’aveu même de son auteur aussi de la beauté vénéneuse de ce film Cai Shangjun, une figure de aux contours indéfinis, à la fois western la “sixième génération” chinoise contemplatif hyperstylisé, rugueux mélo jusqu’ici inconnue de nos radars, familial et chronique sociale embedded People Mountain People Sea serait un film dans la Chine moderne. incomplet. Certaines scènes, jugées trop Tout commence pourtant de la plus démonstratives, auraient été coupées au classique des manières, par une scène montage ; d’autres, simplement oubliées. de polar : dans une carrière, un homme Tel qu’il nous parvient, deux ans après son est sauvagement assassiné, sans mobile sacre à la Mostra de Venise (prix de la mise apparent. Le frère de la victime, Lao Tie, en scène), le film affiche ainsi quelques entreprend alors de retrouver le tueur béances et zones d’ombre, risquant et se lance dans une traque qui le mène au passage de dérouter ceux qui ne jurent du Sud au Nord, de sa province rurale au encore que par les récits linéaires et leurs tourbillon de la ville mutante de Chongqing. enchaînements inflexibles de causes Bientôt, d’autres personnages surviennent et d’effets. Mais ces nombreuses absences, sans plus d’explication, l’histoire se désaxe, fussent-elles accidentelles, participent la chronologie s’accélère ou s’interrompt

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brutalement, tandis que l’on ne saisit plus ce qui guide la quête du héros vengeur, dont la proie reste toujours fuyante. Sa trajectoire devient une perdition, et le film une odyssée dans les enfers chinois, un portrait composite d’un pays gangrené par la misère et la brutalité qui n’est pas sans rappeler la furie abstraite de My Joy, de Sergei Loznitsa. Au terme de ce périple, conclu dans l’obscurité suffocante des mines illégales, ne reste plus qu’une seule image, entêtante analogie de tout un pays : un champ de ruines. R. B. People Mountain People Sea de Cai Shangjun, avec Chen Jian Bin, Wu Xiubo. (Chine, 2011, 1 h 31)

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Deux filles au tapis de Robert Aldrich avec Peter Falk, Vicki Frederick, Laurene Landon (E.-U, 1981, 1 h 53, reprise)

Le Fils unique de Yasujiro Ozu Un inédit du génie nippon. Une histoire de famille, bien sûr. Et un modèle d’élévation spirituelle à partir d’une trame banalement réaliste.

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e qui est super avec le cinéma, c’est qu’on peut voir la même semaine deux films que tout oppose, et les aimer ensemble. D’un côté, Deux filles au tapis, une bombe surexcitée de Robert Aldrich (lire ci-contre). De l’autre, un film d’Ozu, qu’on n’imagine pas compatible avec la rudesse survoltée de son collègue américain. Et pourtant, oui : en allant voir les deux, vous apprendrez comment le cinéma sait faire exploser le cœur des spectateurs. De joie ou de tristesse, grande différence certes, mais avec un effet de libération similaire. Le Fils unique est inédit en France. Réalisé en 1936, en noir et blanc, c’est le premier film parlant d’Ozu. Comme d’habitude, c’est l’histoire de gens d’une même famille qui se comportent comme d’inconsolables orphelins. Un petit garçon est élevé par sa mère, qui y tient comme à la prunelle de ses yeux. Pauvre, elle se sacrifie pour lui payer des études. Quinze ans plus tard, elle va le retrouver, alors qu’il est parti dans la grande ville pour se marier et faire carrière, bref réussir sa vie. En dépit des signes de réussite exhibés par son fils, elle comprend peu à peu qu’il a raté sa vie et qu’il donne le change, misérablement. Elle lui pardonne. Au nom de quoi ? C’est ce mystérieux “au nom de” qui donne toute sa profondeur au film. On pourrait croire que le film raconte un amour maternel si fort qu’il est prêt

à supporter les ratages de son fils. C’est le cas, mais pas seulement. Le pardon répond à un autre impératif. Les personnages ozuyens marchent la tête droite ; pourtant, faites l’expérience, on se souvient d’eux comme ayant la tête ployée, accablés sous le coup d’un savoir qui décourage tout espoir en une vie meilleure. Si la mère pardonne, c’est parce qu’elle sait qu’on ne peut pas échapper au malheur. Pourtant nul naturalisme social là-dedans (examiner la vie au ras des pâquerettes n’est pas du goût d’Ozu), nul pessimisme à la Simenon (dont on pourrait le rapprocher par ce goût commun pour les “petites gens”, les décors désolés, les marches solitaires, sauf que la clarté de l’art ozuyen est très loin des climats sordides du romancier), mais une manière extraordinaire d’élever très haut ces humbles trajectoires. Détail important : dans le film, la mère est tisseuse de soie. D’une manière peu ragoûtante (les vers à soie gluants), elle tire une matière brillante et noble. Ce métier n’est pas qu’un hasard du scénario. Par sa manière plastique d’élever ses personnages (graphisme absolu), Ozu tire lui aussi de la matière informe des malheurs humains une fresque haute et claire, de la tourbe une ligne mélodique si haute qu’elle brise les cœurs. Axelle Ropert

L’ultime film d’Aldrich, où il regarde enfin les femmes. Le dernier film d’un cinéaste avant sa mort est un genre en soi. Deux filles au tapis est un testament bien plus qu’honorable dans la filmographie masculine et butée de Robert Aldrich (En quatrième vitesse), décédé en 1983. Que ce soit dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? ou le génial Démon des femmes, le cinéaste n’a jamais été tendre avec l’autre sexe. D’où la surprise de ce baroud, où deux catcheuses multiplient les matches de seconde zone avant d’atteindre la gloire. Cela pourrait ressembler à un mix de Drôles de dames (pour les brushings) et Rocky (pour Burt Young, le beauf de Stallone dans les Rocky, à bon contreemploi ici en petite frappe). Les combats sont cadrés large ou en plongée pour apprécier le sport sans fioritures. Et ne pas cacher le public macho et gueulard. Comment garder la tête haute pour ces amazones, c’est ce qui intéresse Aldrich, attentif à la sueur comme aux cœurs lorsqu’il décline le film en roadmovie nonchalant. Il y a surtout le charmant trio formé par les belles et leur impresario – Peter Falk au top de son charisme fripé. Son œil tordu, narquois mais tendre, est celui d’Aldrich sur le ring, qu’il embrasse bien comme il faut. Léo Soesanto

Le Fils unique de Yasujiro Ozu, avec Choko Iida, Shimichi Himori (Jap., 1936, 1 h 23, inédit)

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Eat Sleep Die de Gabriela Pichler Les tribulations d’une ouvrière musulmane en Suède filmées avec empathie. ette chronique du combat de Rasa, jeune Suédoise musulmane née en ex-Yougoslavie (comme la mère de Gabriela Pichler, la réalisatrice), pour préserver son emploi, n’a rien à envier à certaines œuvres de Ken Loach ou des frères Dardenne. Mais contrairement à ces modèles, Eat Sleep Die n’est pas mélodramatique. Cela rend le tableau encore plus vrai. Rasa emballe des légumes dans l’usine d’une petite ville ; la direction annonce des licenciements. Parallèlement, le père de Rasa, chez qui elle vit, part travailler en Norvège… Tout le film repose sur les épaules de l’excellente comédienne amateur Nermina Lukac, dont l’énergie communicative constitue la moitié de la réussite du film. Personnage romanesque

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qui par sa seule présence fait advenir et transmute le réel, Rasa est une battante, comme certaines héroïnes des Dardenne. Fort heureusement, l’histoire ne reste pas en vase clos et se complète par le tableau de la petite ville, à mille lieues de la légende du miracle suédois – un pur cliché journalistique, ce film en est la preuve. Il tombe à pic pour expliquer le type de malaise (emploi, immigration) qui a entraîné il y a peu en Suède des émeutes urbaines rappelant celles de contrées plus turbulentes (France, Grande-Bretagne). Loin du pays de cocagne des meubles en bois blanc et du socialisme policé, Eat Sleep Die offre un constat nuancé sur un climat social qui transparaissait déjà dans les nouveaux polars suédois (de Morse

à Millénium), excellents révélateurs de l’ambiance du pays. Le contraste entre la réalité et le cliché est particulièrement éloquent dans la séquence du Pôle emploi local, où l’on projette aux chômeurs un riant publireportage sur la ville de Malmö, où ils risquent d’être délocalisés. La Suède du film ressemble plus à un quelconque pays de l’Est qu’au paradis social-démocrate. Gabriela Pichler a pleinement rempli son programme : “Réaliser un film non sentimental et honnête sur les gens de la classe ouvrière, sans avoir à céder aux conventions ni aux stéréotypes.” CQFD. Vincent Ostria Eat Sleep Die de Gabriela Pichler, avec Nermina Lukac (Suè., 2012, 1 h 44)

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Resident Evil – Revelations

braves bêtes Bucolique et charmant, Animal Crossing donne envie de flâner le nez au vent. Un jeu rare, qui offre plus de temps qu’il n’en prend.

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n 2001, un drôle de petit jeu débarquait sur les consoles Nintendo 64 japonaises, une simulation de vie qui, contrairement aux Sims parus un an plus tôt, ne visait pas à reproduire notre monde mais à nous en offrir un autre, bucolique et rieur, kawaii à croquer et moins niais qu’on ne pourrait le penser. Il avait pour nom Animal Crossing et, après un lancement prudent – l’Europe dut attendre 2004 pour le découvrir –, il donna naissance à l’une des séries ludiques les plus populaires de l’époque, avec 23 millions d’exemplaires vendus toutes versions confondues. C’est à présent au tour de la 3DS d’accueillir la sienne. Après des années d’évolution prudente, celle-ci apporte de vraies modifications à la formule d’origine. Pas de révolution à attendre, cela dit : on continuera à jouer les garçons de course pour la brebis Karen, à défier Henri la grenouille à la pêche ou à apporter nos trouvailles (fossiles, insectes…) au musée. Mais, cette fois, le joueur est le maire du village d’animaux rigolos et, en tant que tel, c’est à lui qu’échoit la tâche de l’aménager – en commençant par un banc public ou une fontaine avant de voir plus grand. Auriez-vous été élu par la population locale ? Nullement, car Animal Crossing n’a rien d’une démocratie, et pas seulement parce que vous êtes ici le seul humain (même si d’autres joueurs peuvent

vous rendre visite via internet). Ce serait plutôt une communauté antiautoritaire adepte du troc, du droit à la paresse et des cadeaux à gogo. Et si l’accumulation (de meubles, de vêtements et même d’argent) est au centre de l’expérience, c’est dans un esprit léger, dépassionné, façon “jouons un peu à la marchande, les amis, et après on jouera à autre chose”. Plus ouvert que jamais sur les tendances du jeu vidéo contemporain, cet Animal Crossing frappe par sa façon de les aborder de biais, faisant siennes leurs promesses tout en désamorçant leurs pièges toxiques. Sim City, FarmVille, les jeux à univers persistants ou ceux qui font du gamer un créateur d’objets ou de défis sont en vue, mais Animal Crossing ne dévie pas de sa ligne fleurie et demeure un monde parallèle qui, plutôt que de chercher à vous engloutir, vous donne de petits rendez-vous charmants. Un espace où la pluie, le soleil et la neige sont d’égales bénédictions. Une réalité d’accompagnement (plutôt que de substitution) au sein de laquelle l’attente n’est pas une souffrance, mais une occasion de flâner le nez au vent. Un truc singulier, qui nous restitue paradoxalement ce (sens du) temps que d’autres jeux voudraient nous dérober, et qui fait un bien fou. Erwan Higuinen Animal Crossing – New Leaf sur 3DS (Nintendo), environ 40 €

Sur PS3, Xbox 360, Wii U et PC (Capcom), de 30 à 50 € Paru en janvier 2012 sur 3DS, Resident Evil – Revelations s’invite aujourd’hui sur PC et consoles de salon. Aussi mercantile soit-elle, l’opération remake est une aubaine pour ceux qui seraient passés à côté de cet excellent épisode de la saga d’épouvante. Découpé à la manière d’une série télé, le jeu trouve en effet un parfait équilibre entre l’ambiance angoissante de ses premiers volets et le dynamisme musclé des plus récents. Mention spéciale à la version Wii U qui, avec son affichage HD et sa manette dont l’écran tactile prend le relais de celui de la console portable, allie le meilleur des deux mondes ludiques. E. H.

Fuse Sur Xbox 360 et PS3 (Insomniac Games/EA), environ 60 € De Ratchet & Clank à Resistance, le studio californien Insomniac Games avait jusqu’ici toujours su apporter quelque chose (une touche de fantaisie, un sens du drame humain…) aux genres dont il s’emparait avec, par ailleurs, une indéniable efficacité. La découverte de Fuse n’en est que plus décevante, tant ce jeu de tir “à la troisième personne” manque de personnalité. Ni beau ni profond, et même un peu pataud, il souffre de la comparaison, dans un registre proche, avec le duo nippon VanquishBinary Domain. Pour une fois, les partis pris d’Insomniac (orientation multijoueurs, exubérance pyrotechnique) ne suffisent malheureusement pas. E. H.

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Sarah et ses sœurs Une jeune femme et ses clones égarés dans la jungle de l’identité. C’est Orphan Black, une bonne surprise américano-canadienne.

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l me manque une chose : moi-même.” Avec cette phrase férocement contemporaine, poétique et mystérieuse, l’héroïne d’Orphan Black lance les hostilités avec une certaine classe. Elle s’appelle Sarah. Un jour d’ennui comme les autres, cette brune de presque 30 ans a été le témoin d’une scène tristement banale. Une jeune femme s’est jetée sous un train de banlieue à New York, alors que Sarah se trouvait sur le quai, à quelques mètres de là. Escroc à la petite semaine, petite amie d’un dealer, Sarah a eu le réflexe immédiat et un peu fou de s’enfuir avec le sac de la suicidée. Bientôt, elle lui volera son identité et se rendra compte que le hasard n’a pas grand-chose à faire dans le cirque qu’est devenue sa vie depuis cet événement morbide. La morte était flic. Sarah a le même âge qu’elle et lui ressemble beaucoup. Comme deux gouttes d’eau. Deux sœurs jumelles. Voire… deux clones. A partir de ce twist initial, le contrat de croyance proposé par Orphan Black réjouit l’imagination. Sans plus de cérémonial, il nous est demandé d’entrer dans la vie agitée d’un personnage forcé de composer avec plusieurs versions d’elle-même, au cœur d’une intrigue où se mêlent thriller d’anticipation, mélodrame et science-fiction.

Mère d’une petite fille qu’elle n’a plus le droit de voir pour cause de problèmes avec la justice, Sarah (Tatiana Maslany, ébouriffante, jouant jusqu’à cinq rôles par épisode) a été adoptée. Son seul confident, Felix, est le garçon avec qui elle a été élevée en famille d’accueil. Elle découvre quelques semaines après avoir usurpé l’identité de la policière morte que d’autres femmes lui ressemblent un peu trop. Sarah a fait partie d’un programme de clonage expérimental aujourd’hui abandonné. Une organisation secrète a pour but de les décimer, elle et ses copines clones, parmi lesquelles une geekette mémorable et une mère au foyer fan de football, excellente tireuse au pistolet. La pure comédie en moins, l’argument d’Orphan Black se rapproche de celui d’un film de Harold Ramis avec Michael Keaton sorti en 1996 – Mes doubles, ma femme et moi –, qui faisait joyeusement le point sur plus d’un siècle de littérature et de cinéma consacré à la figure du döppelganger et aux troubles de l’identité afférents. Par chance, la création de Graeme Manson et John Fawcett (initialement diffusée sur BBC America) attaque la montagne par le biais le moins prétentieux qui soit. Avec son sens aigu de la vitesse, sa sécheresse, sa recherche constante de la ligne droite, Orphan Black relève le plus

souvent de la série B. L’expression n’a rien de péjoratif : elle a été inventée pour qualifier certains films de studio des années 40/50 (comme Les Amants de la nuit de Nicholas Ray) produits à Hollywood dans une économie moins flamboyante que les grands films de série A, mais surtout pas moins inventifs… Orphan Black s’inscrit aussi dans la droite ligne d’une tendance narrative puissante depuis une dizaine d’années dans le monde des séries télé, celle des personnages à identités fluctuantes. Ces derniers mois, la passionnante série The Americans, avec ses agents doubles américano-soviétiques, a confirmé que la multiplicité était un motif sériel majeur. Plus les héros parviennent à déployer des facettes nombreuses et contradictoires, plus ils passionnent au fil du temps. Sans être forcément un chef-d’œuvre, Orphan Black est aussi adulte dans ses thèmes que fun dans son exécution. Fluctuante et imprévisible, la série possède plusieurs visages, comme son héroïne barrée. La découvrir aujourd’hui devrait lancer l’été sur de bonnes bases. Olivier Joyard Orphan Black créée par John Fawcett et Graeme Manson, avec Tatiana Maslany

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à suivre… HBO dans les étoiles Après s’être frottée à la fantasy avec Game of Thrones, la célèbre chaine câblée américaine pourrait faire ses premiers pas dans la science-fiction. Le scénariste Karl Gajdusek (Oblivion, Last Resort) développe The Spark. Le pitch ? La Terre reçoit un signal venu d’une autre galaxie et une révolution commence.

Xavier Lahache/Canal+

Eastbound annulée

Claude Perron et Blanche Gardin

bureau blues Retour de la série burlesque et angoissante de Canal+ sur le monde du travail, WorkinGirls. Inégal mais parfois touchant.

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e chantier de la série comique est sinistré en France, sauf pour les formats courts (les shortcoms) qui s’épanouissent depuis plus d’une décennie – de Un gars, une fille à Bref. Il fallait une certaine folie et une dose d’inconscience plutôt revigorantes pour imaginer une formule hybride entre le très court et un format plus classique de vingt-six minutes. C’est ce que tente WorkinGirls avec ses épisodes de treize minutes. Dans cette variation féminine autour de The Office navigue une poignée d’archétypes du monde du travail – de la patronne à la femme de ménage. Le but ? Faire passer le malaise, l’absurdité et parfois la violence du libéralisme appliqué aux relations quotidiennes dans les bureaux. Le résultat se veut burlesque et grinçant. Il l’est par moments, mais pas toujours. Peut-être parce que la série hésite entre le simple empilement de gags-vignettes et un travail un peu approfondi sur ses personnages. La plus convaincante dans ce bizarre aréopage s’appelle Hélène. Aucun garçon ne lui tourne autour. Cette fille pas très jolie, la tête perpétuellement rentrée dans le cou, traîne son mal-être, ses tocs et sa frustration à longueur de couloirs. Dans cet univers glacial, seule la moquette paraît encore plus triste qu’elle. Révélée par le Jamel Comedy Club, l’actrice Blanche Gardin est une bombe de terreur rentrée qui mérite d’être revue aussi souvent que possible. Grâce à elle, la série émeut et dévoile sa vraie nature : WorkinGirls fonctionne le mieux quand elle fait peur. O. J. WorkinGirls le jeudi à 22 h 35 sur Canal+

Depuis quatre ans, l’ancienne star du base-ball en perpétuel come-back Kenny Powers incarnait une certaine idée de la comédie potache et mélancolique. Problème : la troisième saison de Eastbound & Down sentait le réchauffé. HBO vient de dire stop. La décision prendra effet après un dernier tour de piste diffusé à partir de septembre. L’acteur et producteur Danny McBride s’est déjà consolé. La nouvelle chaîne FXX lui a commandé la série d’animation Chozen, sur les mésaventures d’un rappeur blanc et gay.

les fans attaquent Le sentiment d’appartenance et de deuil ressenti par les amateurs de séries prend parfois des formes extrêmes. La productrice principale de The Walking Dead, Gale Anne Hurd, a expliqué avoir reçu des menaces de mort de la part de fans mécontents de la disparition de certains personnages.

agenda télé Six Feet under (OCS choc, le 22 à 16 h 35) Les épisodes 7, 8 et 9 de la cinquième saison de Six Feet under sont parmi les plus beaux de toute la série. Font-ils toujours le même effet huit ans après ? A vérifier. Dallas (TF1, le 22 à 20 h 50) Ce reboot du soap star des années 80 n’est ni génial ni déshonorant. Mais il se retrouve un peu perdu dans la jungle des séries actuelles, où J. R. ne fait plus figure d’exception, tant les bad guys sont légion. Homeland (Canal+, le 30 à 20 h 55) Surtout, ne pas croire les rumeurs alarmistes sur la saison 2 de Homeland, qui reste une grande série d’amour paranoïaque, instable et bouleversante.

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présentent

avec le magazine du 26 juin

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Parcs de triomphe Sa voix grave sonne comme le tonnerre et ses dégats sont considérables. Revoici Bertrand Belin, qui sort de la nuit avec l’éblouissant Parcs. L’un des meilleurs albums de l’année, déjà.

 O Ecoutez les albums de la semaine sur

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n s’en souvient comme si c’était hier (d’ailleurs c’était hier). Le printemps 2013 fut en France un fiasco météorologique complet, conjuré par les musiques de trois artistes qui ont chanté sous la pluie, qui survivront aux modes de saison : d’abord Fauve ≠ (alias les chasseurs de blizzard), puis Stromae et les parapluies de Bruxelles d’une chanson Formidable, enfin Bertrand Belin, dont le single Un déluge, épure rock’n’roll, est un de ces morceaux faits pour être écoutés en voiture – prendre la route sans destination précise, juste pour le plaisir érotico-existentiel de rouler, de préférence la nuit entière, le chemin dévoilé par le faisceau des phares à travers les essuie-glaces. Maintenant, après huit heures au volant, baissez les vitres et sortez les lunettes de soleil : Parcs, le quatrième album de Bertrand Belin, est un disque éblouissant du début à la fin. Le précédent s’intitulait Hypernuit. Là, c’est l’aube, la ligne d’horizon qui commence à rougeoyer, la fatigue qui se transforme en bien-être cotonneux, le moment de s’arrêter et d’aller dormir sous un arbre ou sur la plage. Quand j’étais petit, j’aimais me cacher sous les draps avec une lampe de poche, pour lire tard le soir en cachette des histoires de chasse au trésor,

d’Indiens ou de trappeurs du grand Nord. Aujourd’hui, j’ai le droit de lire jusqu’à pas d’heure si je veux. Mais le moment sacré de la lecture illicite s’en est allé. La musique de Bertrand Belin a pris le relais. Peut-être parce qu’on a dévoré les mêmes livres, Cormac McCarthy ou Jack London, et que Bertrand Belin s’en est inspiré pour Parcs. Un album comme une couverture magique déposée sur mes épaules par un conteur, un chaman bienveillant. La première chanson s’appelle Comment ça se danse, et ce n’est sans doute pas pour rien. Celle-là se dansera comme une valse country en haut d’une falaise. Une autre se dansera immobile, un filet de sueur sur le front comme dans un duel de western. D’autres se danseront à l’horizontale, seul ou à deux. Ou en tapotant des doigts sur le volant. Rien de fondamentalement booty mais des chansons toujours en mouvement. Bertrand Belin porte toujours de très élégants souliers, et ce n’est pas un hasard. “Je veux bien suivre un chemin mais sans qu’il y ait des murs sur les côtés”, déclare-t-il, et c’est magnifique. Entre Hypernuit et Parcs, il n’a pas changé de cap, juste un peu de tête : une barbe le fait ressembler à un loup de mer ou à Ray Lamontagne (voir à Lamontagne à la mer, donc). Mais ses chansons ont gagné

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on connaît la chanson

un peu de r ecul !

Phulippe Lebruman

La web-série Piège de freestyle dénonce le boycott du rap. Et si on en parlait vraiment ?

en parties charnues, en sensualité, en déclivités, en panoramas, en vertiges, en harmonie, en ouverture et en plénitude. Bertrand Belin promène une réputation de musicien lettré, voir un peu poète sur les bords. Avec Parcs, plus que jamais, il a trouvé une parfaite correspondance entre les mots et les sons. Dans la chanson Ruine, il enfile les mots “Sous une pluie/ fine fine fine/Parmi les digitales/Rouge/ Sentimental”. Après “Parmi”, un ample accord de clavier vient se poser là comme un vaisseau spatial sur un tapis de pétales en feu. Grand moment, qu’on s’écouterait en boucle. Le clavier, c’est un Solina String Ensemble, un synthé des années 70, Bertrand Belin s’en est acheté un sur eBay. Bien loin d’un naturalisme folk, l’album est plein de ces petits arrangements inattendus et suggestifs, de ces subtiles mises en sons du texte. Donc, ne plus jamais dire ou écrire que sa musique est austère.

un ample accord de clavier vient se poser là comme un vaisseau spatial sur un tapis de pétales en feu

Le secret de cette production voluptueuse, Belin le doit à Shez Sheridan, guitariste de Richard Hawley, avec qui il a enregistré l’album à Sheffield, dans un studio (Yellow Arch) qui ressemble plus à un chalet de montagne qu’à un laboratoire. “J’ai commencé par composer des chansons osseuses, âpres, qui avaient l’allure d’une suite programmée à Hypernuit. J’ai senti le besoin de me défaire de ma boucle, d’aller voir ailleurs. Avec Shez, c’était possible, on a fait connaissance dans un pub où il jouait de la musique traditionnelle. Il a empoigné mes chansons, les a dégagées de l’importance du texte. Il a tenté des choses que, seul, j’aurais peut-être censurées, des riffs de guitare, des arrangements. On est plus dans la matière sonore, c’est plus pop. Dans ce disque, il y a une invitation, j’ai congédié le physionomiste. Au dernier jour de l’enregistrement, on était déjà dans le taxi que Shez était encore en train d’enregistrer une partie de guitare. On a vécu des choses tellement belles. Ça s’est terminé comme la fin de deux mois de vacances à l’adolescence.” Stéphane Deschamps album Parcs (Cinq 7/Wagram) concerts le 20 juin au Havre, le 30 à Frontignan, le 27 juillet à Lyon (Nuits de Fourvière), le 15 octobre à Paris (Trianon) www.bertrandbelin.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Piège de freestyle est un excellent concept : chaque semaine, des MC rappent sur un sujet imposé ; shooting en pleine rue, trente secondes par artiste et de belles découvertes. Mais récemment, certains ont trébuché sur le thème du boycott du rap à la télé, et par extension dans les médias. Quand on voit Booba en une de GQ, des MC aussi peu connus que LIM ou Georgio ici-même, Nemir sur France Inter, Rimcash dans Le Monde et les autres chez Ruquier, on s’interroge en effet – et on se souvient de l’époque où le rap ne s’exprimait que dans une poignée de canards lus par trois spécialistes. La réalité est plus nuancée : pour beaucoup de journalistes actuels, qui ont grandi avec le rap, cette musique fait partie des meubles ; ils n’ont aucun problème avec elle, aucune autre exigence que sa qualité. Mieux, ils savent l’apprécier ou la critiquer. Il est donc temps que certains rappeurs réalisent que leur absence de propos, leurs lacunes artistiques, leur nombrilisme, leurs points de vue tantôt débiles ou réactionnaires entrent peut-être en compte dans le désintérêt parfois ressenti – tout comme leurs piètres prestations live en télé. Personne n’a abordé ces sujets dans Piège de freestyle. Mais qui êtes-vous pour traiter tout le monde d’enfoirés ? Agiter le chiffon du boycott est facile ; c’est faire l’économie d’un raisonnement. Cet ostracisme existe mais nous, fans ou créateurs de hip-hop, devons aussi nous regarder, avec notre musique parfois déphasée, en mal de créativité ou de sens. Et ne pas s’étonner de n’être parfois qu’une ligne en bas de page. Le rap, ça se travaille, sinon c’est nul – au passage, un groupe rock lambda de Nancy ou Lyon n’est pas mieux traité par les fenêtres musicales TV qui, de toute façon, n’existent pas.

Thomas Blondeau 19.06.2013 les inrockuptibles 79

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Andrew Zach

Janelle Monáe s’offre Prince sixième rodéo pour les Kings Of Leon Alors qu’on les croyait au bord de la séparation, les frangins Followill viennent de confirmer leur retour dans les bacs à la rentrée avec un sixième album. Successeur du trop pompier Come Around Sundown, Mechanical Bull arrivera le 23 septembre et voit le producteur historique du groupe, Angelo Petraglia, reprendre du service auprès de la fratrie de Nashville. concert le 12 juillet à Bilbao (BBK Live)

cette semaine

Disclosure à la Cigale bad vibes pour Vibrations Encore la grosse misère pour la presse musicale : l’estimable mensuel Vibrations, défricheur de la sono mondiale, disparaît, victime de la mauvais santé financière du groupe de presse auquel il appartenait. Les papiers de Jackie Berroyer et David Commeillas nous manquent déjà. Une partie de la rédaction continuera ses activités sur le site internet du mag. www.vibrationsmusic.com

Jeudi soir, les deux frères de Disclosure seront sur la scène de la Cigale pour fêter la sortie de Settle, premier album classieux étiré entre house et electro. Immanquable. le 20 juin à Paris (Cigale), www.disclosureofficial.com

Après Big Boi et P. Diddy, l’Américaine recevra la visite de Prince sur son second album. “C’est beau d’avoir un ami – quelqu’un qui se préoccupe de ta carrière et veut te voir aller aussi loin que possible, repousser les frontières – prêt à donner tout ce qu’il peut pour servir ta cause”, a confié Janelle Monáe au magazine Billboard à propos de sa collaboration avec son compatriote. Intitulé Electric Lady, le successeur de The ArchAndroid est attendu pour septembre.

iTunes lance son service de streaming La rumeur courait depuis un moment, c’est désormais confirmé : Apple se lance dans la course au streaming avec iTunes Radio, concurrent direct des plates-formes Deezer, Spotify et Google Play Music. Seulement disponible aux Etats-Unis pour l’instant, le service, gratuit, sera, contrairement aux autres plates-formes, fondé sur les goûts de l’utilisateur selon sa bibliothèque iTunes. www.apple.com/itunes/itunes-radio

neuf

le jazz 3.0

Laura Couston

Princess Chelsea

Mind Entreprises Ayant quitté Turin pour Londres par goût des brumes et des musiques fluctuantes, ce guitariste de formation post-punk a enregistré son brillant My Girl seul, dans sa chambre : en branchant son barda sur son cerveau, transformant en musique enchantée ses rêves accidentés comme ses songes radieux. facebook.com/MindEnterprises

Cette douce excentrique venue de Nouvelle-Zélande reprend Nirvana à l’orgue ou installe Beach House dans la baie d’Auckland, un kaléidoscope à portée de main pour regarder danser les dauphins, peut-être les sirènes. Doux et soyeux, son psychédélisme aux airs de jouet vous fera danser des slows tout seul s’il le faut. facebook.com/wonderfulprincesschelsea

Todd Rundgren S’il existait des charts mesurant l’influence d’un musicien sur ses pairs, le génial et fou Todd Rundgren serait au top. Ça explique pouquoi sa récente tournée anglaise était baptisée “Visite d’Etat officielle” – tapis rouge de rigueur : demandez, juste en France, à Phoenix ou Daft Punk ! www.tr-i.com

Cette musique n’a pas de nom, pas de label attitré, pas de stars indentifiées, elle appartient aux gamins qui dansent dessus, dans d’obscurs clubs de Manchester ou de Londres. Ce n’est surtout pas de l’acid-jazz, plutôt de l’acid-house-jazz, tant ce son semble avoir envie de tabasser, tête contre tête, jazz et house.

vintage

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Ohlman & Consorti

born in the 80’s Joyeux et dansant en apparence, le premier album des Parisiens de The Aikiu révèle un intérieur grave et profond.

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in 2010, on découvrait The Aikiu à la faveur d’un tube irrésistible à l’esthétique toute synthétique. Porté par des nappes de claviers téléportées de 1983, The Red Kiss venait alors lécher les contours froids et anguleux du squelette de la new-wave pour finalement embrasser de la même étreinte les néophytes et les nostalgiques, les apprentis et les sorciers. Pas pressé et à la recherche de la meilleure formule pour réussir l’aventure de son premier album, le duo à l’origine de la chanson a préféré prendre son temps pour (bien) s’entourer. Rejoints par un bassiste, une batteuse et un guitariste, Alex (chant) et Julien (guitare, claviers) avancent aujourd’hui à la tête d’un groupe où chacun trouve son mot à dire, sa partition à écrire. “On laisse tout ce qui concerne la communication et la direction artistique au label et aux personnes compétentes. Ça nous permet de rester concentrés sur ce qui nous intéresse : la musique. Pendant les répétitions, les chansons naissent parfois de petites improvisations solitaires

quelques bombes à retardement pourraient bien réchauffer l’été tiédasse prédit par les météorologues

mais au final chaque membre du groupe est impliqué dans leur composition”, explique Alex, rencontré au Social Club un jour de répétition, justement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le groupe nous reçoit ce jour-là dans la pénombre stylisée du club du IIe arrondissement de Paris. L’enceinte electro est la seconde maison de Savoir Faire, maison de production parisienne hype et maligne qui oriente les directions artistiques de The Aikiu et d’une grosse vingtaine de groupes ou DJ en vogue – des Bewitched Hands à Gesaffelstein en passant par Léonie Pernet, Brodinski, Club Cheval ou Bambounou. De près ou de loin, tout ce petit monde gravite autour du Social en profitant des réseaux qui entourent l’activité nocturne du club. Ainsi, une conversation de comptoir entre Alex et Panteros666 (membre de Club Cheval et serial clippeur le plus recherché du moment) a donné lieu à la seconde naissance du groupe. “On avait une vague idée de ce qu’on voulait faire pour le clip de Pieces of Gold. J’ai croisé Panteros lors d’une soirée au Social et je lui ai dit que ce serait cool de faire un travail sur la décomposition. Assez vite, il m’a confié qu’il voulait jouer avec des images de films porno. J’ai réfléchi à peu près deux secondes et j’ai dit : ‘OK, fais ce que tu veux !’ Quand on a visionné le résultat tous ensemble, on a su qu’on tenait quelque chose qui pouvait faire du bruit !”

Avec près d’un million quatre cent mille clics, la vidéo de Pieces of Gold a apporté au groupe une vitrine inespérée pour colporter la pop dansante et contagieuse contenue dans son ep sorti en 2012. Clin d’œil reconnaissant, la chanson ouvre Ghost Youth, premier album un peu avare en volume (dix chansons seulement) mais riche d’influences variées et de quelques bombes à retardement (Fools, Let Me Freak out, Somehow) qui pourraient bien réchauffer l’été tiédasse prédit par les météorologues. Plus osée, Win vient caresser le souvenir désuet de Cyndi Lauper alors que Barbarella, avec son rythme rockabilly, rappelle les fusions de fluides concoctées jadis par Suicide. Comme un fil rouge tendu tout au long du disque, la voix grave et sereine d’Alex s’amuse de compositions joyeuses et entraînantes pour décrire le quotidien morose vécu par “la jeunesse fantôme, celle qui grandit trop vite, étranglée par des responsabilités prématurées”. Pour vaincre le mal par le mal, on conseille le remède infaillible que l’album renferme en piste 8, avec le titre The Fear et ses trois minutes d’épouvante, pendant lesquelles The Aikiu s’invite dans le New York inquiétant de l’époque no-wave. De quoi soigner les crises existentielles de toute une génération. Azzedine Fall album Ghost Youth (Sony/Jive) concert le 12 juillet à Paris (The Peacock Society) www.theaikiu.com 19.06.2013 les inrockuptibles 81

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LCD : la belle mort Un triple DVD, dont un doc d’exception, revient sur le concert d’adieu de LCD Soundsystem au Madison Square Garden en 2011. Enfin en France.



e me retrouvais confronté à deux possibilités : soit l’échec possible, soit le triomphe énorme. Et aucune de ces deux solutions ne m’attirait vraiment.” Ainsi James Murphy explique-t-il le sabordage, sur scène, dans la liesse, de son groupe LCD Soundsystem. Enfin disponible en France (avec sous-titres), le triple DVD Shut up and Play the Hits, qui documente cette ultime nuit, contribue depuis plus d’un an, à force de festivals, à entretenir la légende de LCD Soundsystem, le groupe electro le plus important des années 2000. Si on peut se lamenter que le public d’ici ait un peu boudé, au Zénith, leur ultime (et grandiose) show parisien, les New-Yorkais tenaient leur revanche quelques mois plus tard, en jouant complet devant le vénérable Madison Square

“si c’est un enterrement, alors qu’il soit le plus joyeux de l’histoire”

Garden de leur ville. C’était le 2 avril 2011. On aurait rêvé que ça soit le 1er avril et que tout ceci ne soit qu’une mauvaise plaisanterie. Mais non : on attend encore et toujours le retour sur scène de James Murphy, entouré ou non du groupe qu’il a formé avec les 2 Many DJs. On a souvent comparé, sur scène, notamment lors de la monstrueuse dernière tournée, LCD Soundsystem à ses illustres concitoyens les Talking Heads. Shut up and Play the Hits renforce cette filiation, offrant le film de concert le plus excitant et intime depuis le Stop Making Sense qu’avait réalisé Jonathan Demme pour, justement, les Talking Heads. Comme James Murphy avait prévu depuis le départ cette fin-couperet avant d’atteindre l’âge fatidique de 40 ans, le suicide en direct de son groupe est donc déjà largement digéré par les protagonistes, qui se laissent aller à une transe joyeuse plus qu’à une veillée funèbre. “Si c’est un enterrement, alors qu’il

soit le plus joyeux de l’histoire”, matraque ainsi un préambule qui ne ment pas. On a rarement vu autant d’étreintes émues, de free hugs, à la fois sur scène et dans le public, que lors de ce concert d’adieu étonnamment euphorique – mon Dieu, la joie, voire l’extase, de ces gens donne envie de pleurer. “LCD RIP MSG”, résument les logos, qui auraient pu ajouter LOL. On pourrait se contenter, sur deux des trois DVD, de ce live incandescent, prenant – presque trois heures de show, remixé par le boss en personne ! Mais le moment de grâce de ce coffret reste le documentaire, malgré une interview exaspérante. On est dans l’avant et l’après-show, notamment ces moments où la caméra suit James Murphy, dès le lendemain matin, pour le premier jour de sa nouvelle vie. Promenant son chien Petunia, traînant en pyjama, checkant sa boîte vocale par habitude, se baladant en métro, gérant déjà, bouleversé, la revente

du matériel du groupe, il semble ausi hagard que soulagé. Mais avant ça, noyé dans ses draps, il pose la question essentielle : “Est-ce que je dois me lever ?” La réponse doit alors être un vertige : “J’ai envie de faire du café.” On ne sait alors pas s’il parle d’un besoin de se réveiller d’une nuit d’excès ou d’une possible carrière. Un an après, on lui a posé la question : il rêvait toujours, goguenard, d’ouvrir une chaîne de coffee houses. Nescafé Soundsystem. JD Beauvallet coffret triple DVD Shut up and Play the Hits (Pulse/Gimme Shelter) shutupandplaythehits.co.uk

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Motorama Alps Talitres/Differ-ant

Black Sabbath 13 Vertigo/Universal Trente-cinq ans après, retour oppressant et réussi des pionniers du heavy-metal qui fait peur. nventeur du heavy-metal, le Black Sabbath originel – moins le batteur Bill Ward, dont la récente éviction a donné lieu à un psychodrame comme seul le genre en connaît – sort son premier disque depuis 1978. Ajoutons que le guitariste Tony Iommi souffre d’un lymphome depuis deux ans et qu’Ozzy a replongé dans la dope en studio et on verra qu’à côté Dallas n’était pas si impitoyable. Au contraire de 13, au son lourd et clean à la fois, et où – miracle ! – la voix d’Ozzy mixée au premier plan ne déraille jamais. L’über-producteur Rick Rubin voulait un retour à l’inspiration des débuts – intros démesurées, basse ronflante et soli-froid

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dans le dos. Il a eu gain de cause, en sachant préserver ce grain un peu crade et ce malaise sous-jacent. Mais le Sab’ n’a cure des tables de la loi métallique, comme le prouve le rire sardonique lançant le folky Zeitgeist, où bongos et tambourin achèvent une montée psyché à la Planet Caravan. Quant au bluesy Damaged Soul, lancé tout harmonica dehors, son arrièregoût de soul un peu râpeuse fond bien en bouche. Alors, Dieu est peut-être mort (God Is Dead?, premier single de neuf minutes) mais Black Sabbath, lui, bouge encore. Et sacrément bien ! Guillaume B. Decherf www.blacksabbath.com

La pop à la fois raide et sensible de Russes obsédés par Manchester. A Rostov-sur-le-Don, en Russie, on s’y connaît en matière de grand froid : pas étonnant que les garçons de Motorama aient longtemps surfé sur la cold-wave. Mais, réchauffement climatique oblige, ils ont abandonné leur obsession pour Joy Division et découvert le reste du catalogue Factory, notamment The Wake. C’est cette pop à la fois chétive et sautillante, austère et romantique, que révèle cet album oublié de 2010, qui donne envie de porter des pardessus et de danser avec, sur un bon pied. Il s’appelle Alps, c’est un petit sommet du genre – The Drums pourraient en prendre de la graine. Simon Triquet www.wearemotorama.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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se dévoilent. n ne sait pas grand-chose de ces quatre Alençonnais qui rationnent leurs fans avec seulement une poignée de titres et de concerts. Mais la blogosphère en émoi a déjà épuisé tous les jeux de mots possibles pour encenser la pop harmonieuse de Match. Travailleurs acharnés et multi-instrumentistes, ces amis d’enfance ont commencé à jouer ensemble dans une grange par un bel été, apprivoisant des influences allant de Tinariwen à Damon Albarn. Leurs compositions sont le fruit d’une démocratie exemplaire où “on commence souvent par jouer en acoustique et chanter tous ensemble”. Emigrés à Paris, ils partagent le même appart et répètent infatigablement. Leur premier single, qui balaie un riche spectre de nuances, se baptise Violet et ne cesse de nous rappeler la pop des Britons d’Alt-J. Minutieusement paramétré, ce petit théâtre optique est truffé d’harmonies qui se mordent entre elles et réveillent tous les dieux de l’olympe pop, heurtant à toute vitesse la lucarne de notre sensibilité.

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Abigaïl Aïnouz premier single Violet disponible le 17 juin en digital, ep prévu pour l’automne, et actuellement en compétition dans la sélection d’Ile-de-France du concours en écoute sur lesinrockslab.com/match

Yasmine Hamdan Ya Nass Crammed Discs La folk-pop ondoyante d’une troublante Libanaise. Juste avant d’apparaître dans le prochain film de Jim Jarmusch, l’ancienne étoile des nuits electro de Beyrouth, collaboratrice de Mirwais et de CocoRosie, se lance en son nom propre, sur un mode aussi envoûtant, hypnotique et ondoyant qu’un conte oriental. Car la Libanaise ne se joue pas uniquement des idiomes, alternant avec talent dialecte bédouin et égyptien, koweïtien et palestinien. Par sa sensualité, elle se place dans la lignée de ces chanteuses arabes qui, à la suite d’Oum Kalthoum, surent rendre compte sur un mode piquant des travers du siècle écoulé. La chanteuse, dont la palette sonore et les différents registres vocaux semblent infinis, décline cet héritage, puis élabore avec la complicité de Marc Collin (Nouvelle Vague) une folk-pop irisée de synthés vintage et de dentelles de guitares acoustiques, pour nous mener d’une piste de danse cairote à un cabinet de musique savante, romantique et délicieusement surannée.

Mariana Juliano

Match Les francs-maçons de la pop

Jules Lefebvre/Parrot Thief

la découverte du lab

CSS Planta SQE/Modulor

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Christian Larrède

actualités du concours

Les Brésiliennes de CSS se libèrent et reviennent à la malice, avec des creux. n 2006, alors que déboulait un premier album porté par une hype en forme d’hydre (fluo pop, baile funk, proximité des Klaxons…), on n’avait investi que quelques réals sur le futur de CSS. D’où la surprise de voir les Brésiliennes, girl-band auto-manigancé, sortir aujourd’hui un quatrième album qui ne fait pas : 1. grincer des dents ; 2. pitié ; 3. honte. Un miracle, après la catastrophe promise depuis le départ d’Adriano Cintra en 2011 – après moi le déluge, promettait celui qui se vantait d’avoir composé tous les tubes des filles qui, comme on sait, sont juste bonnes à chanter ce que les hommes leur offrent, à être jolies, cruches, incompétentes et obéissantes. Leur précédent album, très mauvais, s’appelait La Libéración (2011), mais la libération, c’est maintenant. Produites par l’immense émancipateur David Sitek, déménagées à Los Angeles, Lovefoxxx et ses survivantes retrouvent parfois vitalité, dynamisme et malice – même si l’effet de surprise fait souvent et cruellement défaut. Il y a du Gossip dans cette volonté de défoncer le toit, mais CSS se retient encore avant de succomber à l’ultrapop, ce qui donne des chansons hésitantes et charmantes dans leur indécision, à la fois revêches et trop lissées. Le single s’appelle Hangover (“gueule de bois”) : ç’aurait été bien que tout l’album pétille comme un Alka-Seltzer. JD Beauvallet

www.yasminehamdan.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Adrian Mesko

découvrez la nouvelle scène d’Ile-de-France avec notre application “Sosh aime le lab”, Facebook.com/lesinrocks

www.facebook.com/CSSSUXXX

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Dirty Beaches Drifters/Love Is the Devil Zoo Music/Differ-ant Le “psycho” canadien Alex Zhang Hungtai sort son meilleur album. Et en plus, il est double. eux (sales) plages, deux méandres d’une musique ambient ambiances. Sur ce double inconfortable, déliquescente, conçue album, Alex Zhang Hungtai, pour les cauchemars solitaires alias Dirty Beaches, ajoute plutôt que la relaxation, new-age de la schizophrénie à la liste des glace. Morceau de bravoure : I Don’t psychoses qui hantaient déjà sa Know How to Find My Way back to You, discographie. Sur les huit premiers dont la mélodie rappelle le Moon morceaux, on le retrouve malsain River de Mancini dans une version et sauf, retourné à la cave viciée, qui suinte la désillusion et à ses occupations préférées : sentimentale – la lune est morte, torturer l’héritage de Suicide le fleuve est pollué. On savait et du rockabilly le plus primitif Dirty Beaches capable de nous (qui en redemandent). Morceau vriller les nerfs, on découvre qu’il de bravoure : Au revoir mon visage, peut aussi nous déchirer le cœur. chanté en français, qui semble Génie du mal. Stéphane Deschamps attester des cicatrices identitaires d’AZH. Sur les huit morceaux dirtybeaches.blogspot.fr suivants, instrumentaux, il concert le 11 juillet à Cannes (Pantiero) en écoute sur lesinrocks.com débranche sa boîte à rythmes et avec cherche son chemin dans les



Still Corners Strange Pleasures Chona Kasinger

Sub Pop/Pias

Ceci n’est pas un disque pop, c’est de la poudre de perlimpinpin pour trip infini. Pour comprendre le deuxième album de Still Corners, se fier au titre. Ni léché, ni convenu, cet étrange plaisir est un croisement habile entre l’onirisme de Cocteau Twins et les rythmiques froides d’Au Revoir Simone. Etranges, Tessa Murray et Greg Hughes le sont en outre par leurs divagations

pop, très construites, indolentes ou exaltées, mais toujours délicates, à l’image de cet ambitieux The Trip placé en ouverture. Et si Strange Pleasures tourne parfois en rond, malgré quelques refrains langoureux (I Can’t Sleep) et des mélodies intemporelles (Beatcity, Berlin Lovers), il parvient toujours

à s’extraire des évidences grâce au chant de Tessa Murray. Un morceau s’appelle We Killed the Moonlight, mais la musique des Londoniens va bien plus loin : elle rend l’aube incertaine. Maxime Delcourt www.facebook.com/stillcorners en écoute sur lesinrocks.com avec 19.06.2013 les inrockuptibles 85

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Chucho Valdés & the Afro-Cuban Messengers Border-Free

Julien Mignot

Jazz Village/Harmonia Mundi

Chateau Marmont The Maze Chambre 404/Arista/Sony Jusqu’au-boutistes et aventuriers, les Français livrent un premier album ample et ambitieux. ormé il y a sept ans autour de sur tout ce qu’on cite depuis toujours, merci l’amitié de quatre Tarbais, Chateau les gars (rires)… Ce qui est intéressant, c’est Marmont, inspiré du nom de l’hôtel l’accumulation de toutes les influences, les du Sunset Strip, a écrit les chapitres fenêtres qui s’ouvrent sur d’autres musiques.” de son histoire petit à petit. On a vu Conséquence de ce refus du sectarisme, le groupe écumer les salles parisiennes, le groupe a enregistré un album ample, multiplier les ep et remixes (Midnight singulier et ambitieux, qui s’inspire Juggernauts, La Roux…), partir à la autant de l’histoire électronique que du conquête de l’Europe et des Etats-Unis. mythe prog-rock, avec notamment une Il aura fallu sept ans, à une époque où tout impressionnante trilogie finale, Colonization, va vite, pour que le groupe accouche de The en forme de péplum prog. “Le prog est Maze, un album enregistré et produit chez souvent la musique la plus détestée du lui, dans le studio qu’il a peu à peu meublé monde. Esthétiquement, ça a été accolé sur les hauteurs des Buttes-Chaumont. à des trucs où les mecs se déguisent “On a toujours été long et pointilleux. On a nos en lutins dans les bois. C’est une musique propres outils, notre propre studio. On peut extrêmement écrite mais il y a plein se permettre de mixer un morceau pendant de morceaux qui ne sont pas virtuoses, trois semaines si on le veut. C’était dur c’est bête de refuser tout ça en bloc.” ce disque, je pense même qu’on a pleuré.” Sur The Maze, on croise aussi l’Anglaise Outre sa patience, Chateau Marmont Stella Le Page ou la sublime Alka Balbir peut revendiquer son ouverture d’esprit : qui chante un Affaire classée qui n’aurait son panthéon réunit Michel Colombier, pas détonné chez Isabelle Adjani produite Kraftwerk, Steely Dan, François de par Gainsbourg. Surtout, ce que l’on Roubaix… “On a grandi dans des petits retiendra sur ce disque de Chateau villages, il n’y avait rien, ça nous a ouvert Marmont, annonciateur d’une œuvre forte l’esprit. Avant, dès qu’on parlait de Jean et complexe, c’est ce jusqu’au-boutisme Michel Jarre, les gens avaient peur. Moroder classe et cascadeur, cette volonté de aussi. L’album de Daft Punk va nous légitimer produire une musique pure et généreuse, envisagée sur la longueur. Johanna Seban et Pierre Siankowski

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Album posé du pianiste cubain, fils de Bebo, qui se frotte aux mélodies arabo-andalouses. Le 22 mars, à 94 ans, s’éteignait sur sa terre d’adoption suédoise le pianiste cubain Bebo Valdés. A 72 printemps, son hijo, géant aux mains d’argent (voire d’or), poursuit sa brillante carrière en pleine forme avec ses protégés, les Afro-Cuban Messengers. Au Théâtre du Châtelet, au mois de mai, le sextet a offert une prestation caliente pour fêter la sortie du nouvel album, BorderFree. Huit titres plutôt classiques, assez longs mais joliment structurés, offrant la part belle au duo percus-batterie, qui distribue de grosses claques rythmiques sur des pulsations généralement posées. Côté piano, pas de débauche de technique : on se régale des petits interludes de Chucho en solo, des contrepoints à la Bach, des emprunts à la musique arabo-andalouse et du lyrisme un brin romantique des mélodies, notamment celle de Bebo, spécialement composée pour papa. Louis Michaud concerts le 10 juillet à Jazz à Vienne, le 19 à Marseille (festival Jazz des cinq continents), le 29 à Jazz in Marciac www.valdeschucho.com en écoute sur lesinrocks.com avec

concert le 20 juillet à Biarritz (BIG festival) www.facebook.com/chateaumarmont retrouvez l’interview de Chateau Marmont sur en écoute sur lesinrocks.com avec 86 les inrockuptibles 19.06.2013

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Tunng Turbines Retour tordu des pionniers de la rencontre entre folk et electro. Après s’être installé en Islande pour rejoindre sa dulcinée et créer son premier album solo sous le nom de Cheek Mountain Thief, Mike Lindsay, le fondateur de Tunng, a retrouvé ses amis pour des jam-sessions décontractées, devenues la base de ce cinquième album. Fondé en 2003, le groupe londonien élabore ainsi neuf nouvelles mélodies virevoltantes et féeriques, unissant une délicieuse simplicité folk et des dégénérescences électroniques culottées. En découlent des chansons foisonnantes et riches telles que So Far from Here et Embers. Plus concis mais toujours aussi contemplatifs, leurs morceaux se transforment progressivement en des mosaïques bariolées, acidulées et parfois empoisonnées. De la graduelle Once à la pop attrape-cœurs Trip Trap, du boogie festif The Village à Heavy Rock Warning – ballade cosmique clôturant l’album –, le spectre des styles et des émotions parcourus s’agrandit mais Tunng n’est jamais avare de ritournelles mélancoliques (By This). Regret, nostalgie, lueur d’espoir : Turbines hache les cœurs menu. Brice Laemle www.tunng.co.uk

Camille Vivier

Full Time Hobby/Pias

Acid Washed House of Melancholy Recordmakers/La Baleine

C’est la fiesta au labo, avec un vibrant hommage à toutes les musiques electro. e titre de l’album peut être pris dans tous les sens – et tous sont justes. Il peut évoquer la mélancolie de la house-music, il peut aussi décrire un lupanar où la chair serait lasse mais danserait avec l’énergie du désespoir. Maîtres de maison, Richard D’Alpert et Andrew Claristidge en seraient les DJ du Titanic, recyclant furieusement quelques décennies de musiques corporelles en un hommage bouleversé aux pionniers de Detroit, New York, Chicago ou Madchester. Leçon d’histoire ? Le son d’hystérie, plutôt, tant cette auberge espagnole (autre traduction possible de “house of melancholy”) vire à la house party où chacun – le producteur Joakim, le crooner Yan Wagner, les Géo Trouvetou Turzi ou Hypnolove – a apporté son ivresse. Un même morceau, dansé poings levés à en décrocher la lune – ou au moins la boule à facettes –, peut ainsi contenir les sequencers de Moroder, les cowbells du label DFA, les boucles dictatoriales de Fingers Inc. ou la noirceur doucereuse de Tangerine Dream. Car toute musique électronique passionnante se joue ainsi sur ces dialogues entre mélancolie et extase. Celle d’Acid Washed n’échappe pas à cette règle implacable et, toute savante et romantique soit-elle, se présente quand même en vrac, en liesse : le slip sur la tête, no sleep sur la fête. JD Beauvallet

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www.facebook.com/acidwashed en écoute sur lesinrocks.com avec

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Boards Of Canada Peter Iain Campell

Tomorrow’s Harvest Warp/Differ-ant

Arès huit ans de méditation, l’énigmatique duo écossais se réinvente. vec un teaser digne du Da Vinci Code, à faire passer celui de Daft Punk pour une campagne de la Matmut, les Ecossais de Boards Of Canada ont pu mesurer la persistance de l’effet magnétique qu’ils exercent sur leurs contemporains. Nombreux pourtant étaient ressortis déboussolés du précédent, The Campfire Headphase (huit ans déjà), qui voyait le duo casser l’ambient pour introduire des guitares et des rythmiques anguleuses, ressemblant par moments à du Ratatat sans le fun ou à du post-rock à la traîne. Le beau Reach for the Dead, premier titre dévoilé de leur quatrième album, signait un retour aux climats argileux et complexes de Geogaddi et aux obsessions tangerine-dreamesques. L’ensemble de cette “moisson” nouvelle en provenance des landes écossaises est du même calibre, les guitares ayant regagné

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leurs fourreaux pour laisser place à de longues et languides plages que balayent des vents synthétiques aux tourbillons jamais apaisants et encore moins décoratifs. Ces deux têtes chercheuses qui interrogent depuis toujours un passé fantomatique des continents électroniques engloutis (ceux du krautrock le plus métaphysique, des BO planantes des 70’s et des disques d’illustrations naturalistes) s’élèvent encore plus haut que la concurrence, pourtant pléthorique, au point de banaliser le genre. S’ils n’évitent pas certaines longueurs, Boards Of Canada impressionnent toujours par leur capacité autarcique à repousser certaines frontières sonores, laissant les touristes suiveurs s’occuper de la maintenance des lieux. Christophe Conte www.boardsofcanada.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Saint Michel Ceci n’est pas une chanson Dièse/Un Plan Simple/Sony

Ceci n’est plus de l’electro-pop, disent les romantiques Versaillais. Ceci n’est pas une chanson ? Ceci n’est pas non plus de la pop. Ou plus, déjà. Comme si la pop n’était qu’une fille trop facile, que le duo avait mise à sa botte l’an passé sur son éclatant premier single Katherine. Déjà dans l’outre-pop, Saint Michel

Léonce Barbezieux

le single de la semaine

voltige haut sur un album prévu en septembre : après Phoenix et Air, Versailles devrait remettre au plus vite les clés de la ville à Emile et Philippe. Ou plutôt la clé des champs, si on en croit cette (ceci n’est pas une) chanson d’évasion, où les hommes chantent comme des femmes mystiques, où les synthés ont des vapeurs, où l’electro devient une

science totalement aléatoire, inexacte, songeuse. Avec une musique d’une telle audace, d’une telle autonomie, on ne serait pas du tout étonné que Saint Michel devienne très vite un nouveau quartier à la mode de Brooklyn. JDB www.saintmichelmusic.com en écoute sur lesinrocks.com avec 19.06.2013 les inrockuptibles 89

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dès cette semaine

Aline 13/7 La Rochelle, 20/7 Colmar, 22/8 Sète Atoms For Peace 6/7 Paris, Zénith Beauregard du 5 au 7/7 à HérouvilleSaint-Clair, avec New Order, Local Natives, Nick Cave & The Bad Seeds, Vitalic, Bloc Party, The Hives, Juveniles, etc. Babyshambles 3/10 Paris, Zénith

Big Festival du 17 au 21/7 à Biarritz, avec Neil Young & Crazy Horse, Wu-Tang Clan, The Bloody Beetroots, Gary Clark Jr., Orelsan, Breakbot, Busy P, Kavinsky, Cassius, Brodinski, Is Tropical, etc. Benjamin Biolay 7/7 HérouvilleSaint-Clair, 9/7 Albi, 14/7 La Rochelle, 20/7 Carhaix, 22/7 Carcassonne Jake Bugg 21/11 Paris, Olympia, 22/11 Lille, 9/12 Lyon, 10/12 Toulouse, 11/12 Nantes Calvi on the Rocks du 5 au 8/7, avec Brodinski,

Yuksek, Gramme, Black Strobe, Jagwar Ma, Midnight Juggernauts, Tahiti Boy, Mai Lan, Isaac Delusion, Louisahhh!!!, Cassius, etc. Riff Cohen 25/7 Grenoble Days off Festival du 1er au 9/7 à Paris, avec Two Door Cinema Club, Patrick Watson, Chilly Gonzales, Lou Doillon, James Blake, Beck, Jacco Gardner, Lambchop, Band Of Horses, Rover, etc. Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Dour Festival du 18 au 21/7, avec Gramatik, Thee Oh Sees,

nouvelles locations

en location

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com Mark Lanegan Band, The Smashing Pumpkins, Pelican, Terror, Youssoupha, etc. Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Eurockéennes de Belfort du 4 au 7/7, avec Blur, Phoenix, M, Asaf Avidan, Two Door Cinema Club, The Smashing Pumpkins, Boys Noize, Jamiroquai, Tame Impala, My Bloody Valentine, Major Lazer, etc. Fnac Live du 18 au 21/7 à Paris, parvis de l’Hôtel de

Ville, avec Concrete Knives, Natas Loves You, Isaac Delusion, Christine And The Queens, Mesparrow, Alex Beaupain, Granville, etc. Foals 26/10 Nîmes, 1/11 ClermontFerrand, 2/11 Bordeaux, 3/11 Toulouse, 5/11 Nantes, 7/11 Strasbourg 12/11 Paris, Zénith Local Natives 20/11 Paris, Bataclan Midi Festival du 26 au 28/7 à Hyères, avec Peter Hook & The Light, The Horrors,

aftershow

AlunaGeorge, King Krule, Christopher Owens, Mount Kimbie, Mykki Blanco, Only Real, etc. The National 18/11 Paris, Zénith The Peacock Society les 12 & 13/7 à Paris, Parc Floral, avec Richie Hawtin, Gesaffelstein, Luciano, Hot Natured, Carl Craig, Brodinski, T. E. E. D., The Magician, Joris Delacroix, The Aikiu, Bambounou, etc. Phoenix 12/11 Marseille, 14/11 Lyon, 15/11 Nantes, 16/11 Toulouse, 23/11 Lille Ricard SA Live Music le 21/6 à Paris, avec Aline, Stuck In The Sound, Sarah W_Papsun et Hyphen Hyphen

TheM aster Musicians Of Joujouka

Villa Aperta du 5 au 8 juin à Rome Quoi qu’ils tentent, les autres festivals d’été auront bien du mal à rivaliser avec le cadre surréaliste et époustouflant de beauté  de Villa Aperta. C’est en effet au beau milieu des jardins de la Villa Médicis, sur les hauteurs de Rome, que se tient depuis quatre ans le festival initié par son directeur, Eric de Chassey, résolu à développer les musiques actuelles dans une institution française plus habituée aux concerts classiques qu’aux riffs de guitare. Si, côté electro, le set paresseux d’Erol Alkan déçoit par son manque d’audace, les beats tapageurs d’Arnaud Rebotini, eux, manquent de décrocher les bas-reliefs de la façade de la Villa. Alors qu’on revient en 2007 avec les tubes nu-rave toujours aussi imparables des Klaxons et leur son costaud désormais bâti pour les stades, c’est Christine And The Queens qui surprend le soir de la carte blanche consacrée au label Because. Toujours sur le fil du ridicule sans jamais y tomber, la Française, mi-Beyoncé, mi-Michael Jackson, peut tout se permettre, y compris de reprendre Photos souvenirs de William Sheller. Tandis que Concrete Knives happe par sa “heavy world” tribale qui convoque Kurt Cobain en terres zouloues, ce sont les Berbères The Master Musicians Of Joujouka qui raflent finalement le titre de héros du festival en transportant le mont Pincio en plein Rif marocain. Benissimo. Ondine Benetier

Rock en Seine du 23 au 25 août à Saint-Cloud, avec Phoenix, A$AP Rocky, Franz Ferdinand, Alt-J, Kendrick Lamar, Tame Impala, La Femme, etc. Sziget Festival du 5 au 12/8 à Budapest, avec Azealia Banks, Bat For Lashes, T. E. E. D., Michael Kiwanuka, Dizzee Rascal, Regina Spektor, Woodkid, Skip & Die, Gesaffelstein, Tame Impala, The Bots, The Cribs, etc. Festival Vie sauvage du 21 au 23/6 à Bourg-enGironde, avec Fauve ≠, Archipel, Pendentif, Arch Woodman, Kim, etc. World For Tchad 26/6 Paris, Showcase

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le flingue et la plume Un romancier raté, un linguiste légèrement paranoïaque. David Gordon et David Carkeet mettent en scène des écrivains-détectives qui mènent l’enquête malgré eux dans deux métapolars hilarants.

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u placard le privé et son imper défraîchi. Dépassées les escouades de flics surentraînés. L’écrivaindétective s’impose comme le nouveau héros de polar. Longtemps incarné par la sémillante Jessica Fletcher, l’héroïne mi-Miss Marple, mi-Mamie Nova de la série télé Arabesque, l’archétype s’est modernisé. Parmi ses avatars, Jonathan Ames dans Bored to Death, romancier fan de Raymond Chandler et enquêteur malgré lui, ou encore Lew Griffin, personnage récurrent dans l’œuvre de James Sallis (Le Faucheux, Papillon de nuit, Le Frelon noir), un ancien privé reconverti dans l’écriture après un long passage à vide, façon Dashiell Hammett. L’hybridation écrivain/détective n’est pas du tout contre-nature, tant ces deux figures présentent de similitudes. Certaines mauvaises langues diront qu’ils partagent surtout une même passion pour le bourbon. Mais les points communs sont bien plus profonds. Comme l’enquêteur, le romancier sait décrypter les signes et débusquer les secrets les plus inavouables. Autant d’aptitudes qui ne l’empêchent pas de faire tache sur une scène de crime, et c’est souvent ce décalage qui fait le sel des romans noirs dont le héros est un écrivain.

Sans oublier la mise en abyme qui fait de ces livres des sortes de méta-polars dans lesquels l’enquête se dédouble, à la fois policière et littéraire. Pour son premier roman, l’Américain David Gordon joue à fond la carte postmoderne en détournant les clichés à des fins parodiques. Dans Polarama – que l’on peut entendre comme un écho au Glamorama de Bret Easton Ellis –, Harry Bloch est un écrivain en galère. Ses piges pour Chaud Lapin, un magazine porno, lui ont un temps assuré un petit succès. Mais depuis la disparition de la revue, Bloch tente de joindre les deux bouts en écrivant de la SF de série Z, des romans afro-américains façon Chester Himes du pauvre, ou encore de la bit-lit, ces fameuses histoires de vampires, sous le pseudonyme très baroque et croquignolet de Sibylline Lorindo-Gold. La chance semble enfin sourire à cet antihéros quand un certain Darian Clay, serial-killer détenu à Sing Sing, lui écrit pour lui demander de rédiger ses mémoires. Le condamné à mort veut aussi que Bloch rencontre les filles avec qui il entretient une correspondance en prison afin d’imaginer des scénarios érotiques. Du sang, du sexe, du sensationnalisme : Bloch sent enfin la caresse du succès l’effleurer, mais elle tourne vite au baiser de la mort.

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linguiste vs pornographe

Jason Schwartzman (àgauche ), alias Jonathan Ames, écrivaindétective dans la série Bored to Death

David Carkeet est né en 1946 en Californie. Après des études d’allemand et de littérature anglaise, il a enseigné la linguistique à l’université du Missouri, expérience qui lui a sans doute inspiré Jeremy Cook, le personnage du Linguiste était presque parfait. Le deuxième volume des aventures de Cook, Une putain de catastrophe, doit paraître en France l’année prochaine. Carkeet collabore au Village Voice et au New York Times Magazine. David Gordon est originaire de New York. Il a étudié la littérature comparée à Columbia et lui aussi a puisé dans son expérience personnelle pour façonner le personnage de Polarama, son premier roman. Comme Harry Bloch, son héros, il a en effet travaillé pour un magazine porno. David Gordon collabore aussi à la Paris Review, et Polarama vient d’être adapté au cinéma au Japon.

Les groupies du tueur se font refroidir les unes après les autres et le romancier a une fâcheuse tendance à se trouver sur les lieux du crime. Pour se disculper, le voilà contraint de mener sa propre enquête. A travers la voix de son personnage, David Gordon tente, pour sa part, de résoudre un problème autrement plus épineux que ces sanguinolentes histoires de filles éviscérées et décapitées : comment écrire un bon polar ? Le narrateur entrecoupe régulièrement son récit de réflexions sur l’art de composer un roman. Ainsi, au sujet de l’importance de la première phrase : “Je veux une entrée en matière classique, accrocheuse, un vrai grappin qui retienne le lecteur en otage (…). Quelque chose comme ça : Tout a commencé le matin où, affublé d’une robe de ma défunte mère, en compagnie d’une collégienne de quinze ans qui était par ailleurs mon associée, j’ai reçu une lettre d’un pénitencier et découvert qu’un tueur en série était mon plus grand fan.” Et ainsi commence Polarama. Autre marque de distanciation : les extraits des livres de Bloch insérés tout au long du récit, pastiches plutôt drôles et réussis, ou encore les nombreuses allusions littéraires telles les évocations de Dave Eggers ou Don DeLillo. A l’enquête policière se superpose une enquête sur l’état de la littérature américaine contemporaine qui donne de l’épaisseur à ce livre composite et malin. David Carkeet, lui, offre une déclinaison originale et pointue de la figure de l’écrivain-détective avec son personnage de linguiste-détective, Jeremy Cook, héros de trois de ses romans. Le premier de la série, Le linguiste était presque parfait, est sorti en 1980 aux Etats-Unis et vient d’être traduit

en France. Dans ce roman allégrement tordu, Cook étudie l’acquisition du langage chez les très jeunes enfants à l’Institut Wabash, sorte de “maison du docteur Edwardes” avec des bébés en lieu et place des aliénés du film d’Hitchcock. L’un des linguistes du centre est retrouvé mort dans le bureau de Cook. Là encore suspect numéro un, le personnage principal cherche à élucider lui-même le meurtre pour prouver son innocence. Parallèlement, il veut aussi savoir qui a pu le traiter de “parfait trou du cul”. Evidemment, c’est grâce à sa fine connaissance des subtilités de la syntaxe que Cook va finir par confondre l’assassin – et le calomniateur : “En tant que linguiste, Cook, lui, savait que chaque jour, dans presque chaque phrase, les gens livraient régulièrement (quoique souvent par inadvertance) des informations à leur auditoire sur ce qu’ils savaient. Il allait devoir se montrer patient.” Le jeu de pistes se mue littéralement en jeu de mots. Dans Polarama comme chez Carkeet, l’intrigue policière fait presque office de MacGuffin, simple prétexte à l’élaboration d’une théorie sur le pouvoir du langage. Parce qu’il nous trahit, parce qu’un petit lapsus peut ruiner le plus béton des alibis ou qu’un mot suffit parfois à déclencher un règlement de comptes, on est à la merci des mots. Que l’on soit coupable ou innocent. Elisabeth Philippe Polarama de David Gordon (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Manceau, 416 pages, 22,80 € Le linguiste était presque parfait de David Carkeet (Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 288 pages, 19 € 19.06.2013 les inrockuptibles 93

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quitter Roma

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oma, Kentucky, est une “ville modeste”, un bled sans envergure où quelques familles se débattent pour trouver un sens à leur vie. Holly Goddard Jones est née dans le Kentucky. Comme ses personnages les plus ambitieux, elle est partie à l’âge de 19 ans pour étudier à la Western Kentucky University. Et comme le devraient ses personnages si le drame ne se mettait pas sans cesse en travers de leur chemin, elle a épousé son amour de lycée. Elle lui adresse d’ailleurs ses remerciements “éternels” à la fin du livre, assortis d’un troublant “Tu mérites mieux que moi. Mais je suis heureuse que tu ne t’en rendes pas compte.” De la vie à l’œuvre, la frontière est mince : c’est en effet cette question fondamentale – celle du mérite – qui sous-tend les huit nouvelles de ce beau premier recueil. Si le style est simple comme les métiers des personnages (chauffeurs routiers, profs de sport, ouvriers…), si Goddard Jones a justement le verbe “modeste”, les destinées sont elles désespérément alambiquées. Parce qu’on ne quitte pas comme ça son histoire, sa famille, son milieu, et que ceux qui s’y risquent s’exposent à bien des déconvenues, ces nouvelles regorgent d’ambitions sapées, de désirs fauchés en plein vol, de tentatives d’évasion mort nées. “Le pire arrive bel et bien”, a ainsi été forcée de constater la narratrice de “Pièce détachée”, mère d’une adolescente violée puis brûlée vive dans sa chambre d’étudiante. “C’était une fille bien”, déclaret-elle un peu plus loin. Mais qui l’ignore encore ? Etre une “fille bien”, ou un “chic

Morgan Marie

Une poignée de personnages en quête d’une vie meilleure dans un bled du Kentucky : huit nouvelles d’Holly Goddard Jones pour dire des vies fêlées. type” ne protège de rien, en littérature comme dans la vie. Alors, “un homme droit”, Matt, le héros de la nouvelle éponyme ? “Je désirais quitter Roma plus que tout. Je me croyais supérieur à un type comme Robbie, supérieur à mon propre père. J’avais 18 ans. J’étais un imbécile.” L’ambition, mère du mépris ? Autant concernée par les adolescents au bord du gouffre que par leurs parents déjà ensevelis mais pas encore tout à fait résignés, Goddard Jones croque ces vies américaines ordinaires, même pas brisées mais si durablement ébréchées qu’elles en deviennent invivables. Dans “Rétrospective”, Libby se retourne ainsi sur son mariage et constate amèrement : “Il était impossible de recréer ce genre d’espoir, cette naïveté. Quand on l’avait perdu, c’était pour de bon.” Elle avait pourtant désiré “si peu”… Qu’ils visent haut ou qu’ils tentent de rester à leur place, peu s’en sortent sous la plume désenchantée d’Holly Goddard Jones. Elle a été sauvée par la littérature et écrit comme une rescapée, auscultant ce à quoi elle a échappé. Poignant. Clémentine Goldszal Une fille bien (Albin Michel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Fournier, 382 pages, 22,50 €

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l’amour en pente douce Une excursion estivale tourne au fiasco amoureux. Premier roman délicat du très jeune Clément Bénech. éditation affûtée qu’elle est moins éprise que l’horaire de fermeture sur (la fin de) du parc ; la trouvaille lui, ou l’inverse, que cette l’amour à 20 ans bizarre, dans un appareil virée motorisée en Europe ou mignonnerie photo acheté, de clichés de l’Est a peut-être pour glacée ? L’Eté slovène, pédophiles… vocation de les rabibocher. premier roman d’un étudiant On ne leur a pas appris que Tel un vernis qui s’écaille en lettres de 21 ans, n’est insidieusement, le la route des vacances peut pas étranger à une sorte sentiment amoureux révèle être périlleuse, semée de vacuité. Au final, ses zones d’ombre et les d’embûches et d’obstacles le livre surpasse cependant détails dérangeants chez pour de jeunes amoureux. une première (mauvaise) l’autre : elle et sa manie de Evitant la pente impression, osant suggérer ne rien voir sans le prisme explicative, L’Eté slovène plutôt qu’affirmer, ayant évoque le secret délitement de son guide touristique, la hardiesse de se frotter lui et sa difficulté “à d’un couple, ces maillons au vide, à l’ennui, au silence qui sautent un à un, transgresser avec plaisir”. entre une garçon et Et une liste longue comme sans bruit et sans fureur. une fille qui n’ont peut-être le bras de déconvenues et de Une série de péripéties plus rien à se dire. choses blessantes, sortes s’ordonnent, dénuées Pas encore adultes, de piquants à la surface de liens entre elles : plus vraiment ados, Eléna des phrases tranquilles, crise d’angoisse du garçon et le narrateur ont le profil encore gorgées d’innocence. au beau milieu d’un lac, de ces personnages qui “Nous étions venus secouru à la nage par se définissent confusément, sa dulcinée ; sortie de route en Slovénie pour changer à travers un brouillard d’air, mais il semblait du véhicule (sans bobos de paroles et de gestes. qu’il se viciait à notre approche mais quand même) ; une On saisit qu’à eux deux, et nous suivait comme nuit involontaire à la belle ils forment une “histoire”, étoile après avoir laissé filer une nuée de moucherons.”

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Lea Crespi/Flammarion

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L’Eté slovène suit la courbe de ces entrelacs intimes, légers et obscurs, qui vont conduire deux êtres à ne plus s’aimer. Malaise inoculé dans deux jeunes cœurs, par petites touches modianesques et doucesamères. Emily Barnett L’Eté slovène (Flammarion), 127 pages, 14 €

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Jacques Robert/Gallimard

retour vers Sartre Figure un peu oubliée de la philosophie, le père de l’existentialisme reste une ombre tutélaire qui plane partout dans le monde. Annie Cohen-Solal réactive son héritage.

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ans une scène magistrale du film d’Abdellatif Kechiche La Vie d’Adèle, les deux héroïnes, en train de faire connaissance, discutent sur un banc public : le personnage interprété par Léa Seydoux évoque son admiration pour Sartre et sa conception de la liberté ; Adèle, troublée, qui n’a jamais lu L’existentialisme est un humanisme, se dit intéressée et devine dans la pensée Sartre des motifs communs avec son idole Bob Marley ! Par-delà son intensité et sa drôlerie, cet échange remet au centre du jeu social et

amoureux les mots d’un philosophe qu’on croyait perdu pour la jeunesse actuelle. Autrefois adulé, Sartre subit une forme d’effacement depuis vingt ans, surtout en France. Dans le paysage de la pensée, son œuvre, en dépit de son foisonnement, semble circuler en arrière-plan, comme si d’autres auteurs subversifs et subtils (Foucault, Deleuze, Derrida…) occupaient désormais la fonction du maître à (re)penser. Faisant indirectement écho aux filles de Kechiche, Annie Cohen-Solal se demande si nous ne serions pas “en train de vivre une sorte de retour vers Sartre” dans son nouveau

livre Une renaissance sartrienne, prolongeant d’autres essais sur le penseur, dont une biographie publiée en 1985. Jean-Clet Martin affirme sur son blog Strass de la philosophie que si nous nous sommes un peu écartés de Sartre, “ne conservant de l’animal qu’une ombre difficile à formuler, une ombre vaporeuse comme après une soirée trop festive”, cette ombre plane encore sur nous. L’œuvre sartrienne tire probablement sa force inépuisée dans ses multiples résonances contemporaines. Sartre reste aujourd’hui “l’écrivain-philosophe le plus étudié et le plus cité de son temps”, rappelle Annie Cohen-Solal, qui travaille sur le sujet depuis trente ans et constate que sa pensée irrigue une “multinationale sartrienne” composée des générations successives de chercheurs et de militants. Diagnostiquant les mouvements de sa pensée, elle affirme que c’est d’abord “un modèle, une pratique, avant d’être une doctrine”. Son impact ne réside pas tant “dans un système de pensée bouclé, fermé et apaisant, que dans ses tentatives obstinées pour repenser le modèle occidental (…), dans son attention permanente à ce qui se tramait aux marges de la société, dans ses intuitions fulgurantes pour esquisser des pistes, tentant de donner à l’Autre le moyen de légitimer son propre projet, mais ne revendiquant aucun pouvoir, aucune supériorité, aucune hiérarchie”. Du Brésil aux Etats-Unis, où les études sartriennes sont en vogue à l’ère d’Obama, des études postcoloniales à la globalisation des mouvements de libération, beaucoup puisent chez Sartre la possibilité d’élaborer de nouvelles configurations politiques, mais aussi la puissance d’un “non-attachement à la dimension conventionnelle de la vie”, comme le remarquait l’ancien ministre de la Culture du Brésil, le musicien Gilberto Gil. Réconcilier la liberté et le sens du collectif, ce qui fut l’une de ses obsessions, reste un horizon des années 2010, dont Adèle porte l’espérance renouvelée. Jean-Marie Durand Une renaissance sartrienne (Gallimard), 82 pages, 9,50 €

la 4e dimension Franzen, tueur de chats “Pour les défenseurs des oiseaux, il faut se débarrasser des chats sauvages, ce qui signifie qu’ils doivent mourir.” Ornithologue obsessionnel, Jonathan Franzen a pris position (cinq pages dans le New York Magazine) dans le débat qui agite l’Amérique : faut-il tuer les chats pour laisser les oiseaux vivre ? Cruel dilemme.

Foster Wallace : l’hommage de sa femme Karen Green, artiste et épouse de l’écrivain David Foster Wallace, vient de publier un recueil de poèmes et de collages, Bough down, méditation sur le deuil après le suicide de l’auteur d’Infinite Jest en 2008.

Amazon, Big Brother et l’ironie de l’histoire Effet inattendu du scandale de cyber-espionnage aux Etats-Unis, les ventes de 1984 de George Orwell s’envolent sur Amazon

passant en un jour du 6 208e au 193e rang. Ironie : en 2009, Amazon l’avait supprimé des livres électroniques de ses clients.

mobilisation des écrivains turcs Après les éditeurs et le romancier Nedim Gürsel, c’est au tour d’Orhan Pamuk d’apporter son soutien aux manifestants de la place Taksim. Dans un texte repris dans le New Yorker, le Nobel de littérature a dénoncé le gouvernement d’Erdogan, “oppressif et autoritaire”, et s’est déclaré empli “d’espoir” par la révolte.

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la petite bande Le fameux Atelier mastodonte de Spirou sort en recueil. Lewis Trondheim et ses acolytes y font preuve d’une réjouissante verve iconoclaste.

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râce à Spirou, les coulisses de la bande dessinée se sont dévoilées avec humour ces dernières années. Ainsi, depuis 2006, Animal lecteur, hilarante série de strips de Libon et Sergio Salma, retrace la vie d’un libraire de BD. Et depuis bientôt deux ans, le magazine régale également ses lecteurs avec L’Atelier mastodonte, dont les premières planches sortent en recueil. L’Atelier mastodonte est une série de strips réalisés par Lewis Trondheim et une compagnie hétéroclite composée de Yoann, Guillaume Bianco, Cyril Pedrosa, Alfred, Julien Neel et Tébo. Elle relate

le quotidien d’un atelier fictif de BD, dans lequel travailleraient tous ces auteurs. Chacun y raconte donc de manière faussement autobiographique son travail en communauté, ses relations avec les autres, dans des planches qui se suffisent à elles-mêmes ou se suivent et se répondent comme un cadavre exquis. Et les auteurs s’en donnent à cœur joie. Pratiquant allègrement l’autodérision et la mise en abyme, ils entrelacent faits réels et éléments totalement imaginaires, s’amusent avec leurs personnages, avec ce que le lecteur sait ou imagine d’eux, manipulent les clichés qui leurs sont attribués (le stakhanovisme et l’irascibilité

de Lewis Trondheim qui terrorise ses camarades, la sensibilité écolo de Cyril Pedrosa, auteur d’Autobio, la scatologie de Tébo, dessinateur d’In caca veritas…). Ils n’hésitent pas à forcer le trait pour mieux se moquer de leurs propres défauts ou de ceux des autres – l’hilarante joute entre Bianco et Trondheim où les pires insultes volent. La fine équipe en profite pour égratigner gentiment ses collègues – Frédéric Niffle, rédac chef de Spirou, est leur tête de Turc favorite –, pour tacler quelques institutions comme Tintin et les éditions Moulinsart, ou pour chahuter l’incontournable Festival d’Angoulême (formidables épisodes du collectionneur prêt à tout et des déguisements imposés aux auteurs par les éditeurs). Angoulême est aussi l’occasion d’ouvrir les strips à des auteurs invités comme Bastien Vivès ou Mathieu Sapin. Au-delà des blagues et du jeu sur la notion de personnage, ce facétieux recueil est une éclatante preuve de l’amour que tous ces auteurs portent à leur art et à leur profession. Anne-Claire Norot L’Atelier mastodonte (Dupuis), 128 pages, 14,50 €

Alan Moore et Eddie Campbell La Coiffe de naissance Editions Çà et Là, traduit de l’anglais par Jean-Paul Jennequin, 52 pages, 20 €

Entre souvenirs et poésie, un récit fort et troublant. arallèlement à la publication de From Hell (1999), leur chef-d’œuvre commun sur Jack l’éventreur et les recoins sombres du Londres victorien, Alan Moore

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et Eddie Campbell ont travaillé à un projet bien différent, plus intime. La Coiffe de naissance est l’adaptation graphique par Eddie Campbell d’une performance réalisée en 1995 par Alan Moore,

inspirée par la découverte dans les affaires de sa mère récemment décédée d’une coiffe céphalique – partie de la poche des eaux qui recouvre parfois le crâne des nouveau-nés. Mêlant

souvenirs et considérations ésotériques et poétiques, Alan Moore y remonte le temps pour raconter avec acuité ses années de jeune adulte, son adolescence, son enfance. La justesse du propos et l’aisance littéraire d’Alan Moore sont sublimées par la virtuosité d’Eddie Campbell, qui entrelace avec fluidité différentes techniques en noir et blanc. Un récit puissant et troublant. A.-C. N.

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réservez Une flûte enchantée d’après Wolfgang Amadeus Mozart, librement adapté par Peter Brook, Franck Krawczyk et Marie-Hélène Estienne Pour finir en beauté une saison magnifique, les Bouffes du Nord reprennent cette Flûte enchantée librement adaptée d’après Mozart, créée en 2010 lors du Festival d’Automne à Paris. Un projet qui se place sous l’angle du souvenir poétique et d’une relecture de l’opéra à la fois légère et effervescente. du 28 juin au 31 juillet aux Bouffes du Nord, Paris Xe, tél. 01 46 07 34 50, www.bouffesdunord.com

Dumy Moyi chorégraphie François Chaignaud Concepteur, chorégraphe et interprète de ce solo, François Chaignaud se jette dans “l’expérimentation d’un écosystème dynamique particulier, propice à un certain type d’inventions et de gestes”, conçu pour un cadre spatiotemporel précis et destiné à une jauge réduite. Un solo imaginé comme un cabinet de métamorphoses. du 3 au 6 juillet au festival Montpellier Danse, tél. 08 00 60 07 40, www.montpellierdanse.com

après Pina Bausch Alors que la compagnie du Tanztheater donne son Kontakthof de légende à Paris, son avenir est plus que jamais à inventer.

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’est un rituel : la venue en fin de saison du Tanztheater Wuppertal au Théâtre de la Ville. Depuis la disparition brutale en 2009 de sa chorégraphe, Pina Bausch, on scrute avec attention le moindre signe. Annoncé avec éclat, le quarantième anniversaire de la compagnie, qui débutera par une programmation d’envergure en septembre, est assombri par des rumeurs alarmantes sur le futur de la troupe. En quelques mois, on a appris la nomination de Lutz Förster à la direction artistique du Tanztheater, puis la possibilité de nouvelles créations à l’horizon 2015. La situation de la compagnie allemande, qui n’a que des pièces de Pina Bausch à son répertoire, est paradoxale. En l’absence d’un testament qui aurait énoncé les volontés de la chorégraphe quant au suivi de son œuvre, les danseurs ont continué à honorer des engagements toujours plus nombreux : une série de dix spectacles donnés sur un mois à Londres l’été dernier en marge des JO, une présence multiple, à Paris comme ailleurs, durant la célébration des 100 ans du Sacre du printemps, des tournées toujours aussi fructueuses. Mais une institution de création se doit… de créer. Alors qu’un Merce Cunningham avait décidé

avant sa disparition de la marche à suivre – arrêt de la compagnie après une tournée d’adieu, création de capsules de danse pour remonter, à la demande, ses pièces –, rien de tel du côté de Wuppertal. Après le décès de la créatrice, Dominique Mercy, un de ses danseurs fétiches, et Robert Sturm, son assistant personnel, ont ainsi pris les rênes, tandis qu’une Fondation Pina Bausch, sous la houlette de son fils et héritier, s’attachait à penser la mise en valeur du fonds chorégraphique. Dominique Mercy a jeté l’éponge en ce début d’année, préférant se consacrer aux ballets à remonter. Et danser. “Avec le répertoire de Pina, chacun a la possibilité de grandir ensemble, d’avancer en âge avec ce que l’on a fait. On se porte mutuellement – les pièces et les danseurs”, nous déclarait-il il y a peu. Outre les représentations, un documentaire en 3D, Pina, a été tourné par Wim Wenders, qui l’avait pensé avec la chorégraphe. A sa mort, le réalisateur a choisi une autre direction. Le succès sera au rendez-vous dans le monde entier. Wenders a également filmé certains des chefsd’œuvre de Pina : Le Sacre du printemps, Café Müller ou Vollmond, qu’Arte diffusera à la fin du mois avec Pina. Sans oublier Kontakthof, à l’affiche du Théâtre de la Ville.

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Olivier Look

Wuppertal n’est pas Munich ou Francfort. La culture y compte ses sous

Mais alors, qu’est-ce qui coince ? Il y a bien sûr des questions d’argent. Wuppertal n’est pas Munich ou Francfort. La culture y compte ses sous. La mairie aussi. Et même si la renommée du Tanztheater est mondiale, cela ne pèse pas lourd dans la balance. Trente danseurs salariés, des guests, mais aussi une particularité allemande : après quinze ans dans une compagnie, un interprète ne peut plus être renvoyé d’un théâtre. Mais cette sécurité est aussi un blocage : le Tanztheater aurait en effet besoin de jeunes danseurs pour reprendre les rôles – souvent physiquement exigeants – des grandes créations de Pina. Le budget maison n’est pas extensible, on l’aura compris. Seul le départ de certains membres pourrait alléger les charges. Surtout, Lutz Förster, autre figure historique du Tanztheater, pense à l’avenir : dans un entretien au Figaro, il lève un presque tabou, ne voyant d’autres solutions que de donner des spectacles en collaboration avec d’autres lieux et, surtout, de confier certaines pièces à d’autres compagnies. Pour l’instant, seul le Ballet de l’Opéra de Paris danse Le Sacre… et Orphée et Eurydice. Brigitte Lefèvre, la directrice de la maison parisienne en poste jusqu’en 2014, avait trouvé les mots pour convaincre Pina Bausch. Mais ce qui est possible à Garnier – moyens, danseurs, répétiteurs – ne le sera pas partout. Il est question d’envisager de nouvelles pièces pour la compagnie de Wuppertal. De tous bords, les avis sont venus, partagés pour beaucoup. Qui pour

remplacer Pina ? Ou simplement pour donner un second souffle ? La compagnie devrait exister sous sa forme actuelle jusqu’en juin 2015. Une personnalité devrait d’ici peu être engagée pour aider le Tanztheater à imaginer la suite. Mais des quinze pièces actuellement au répertoire maison, on passera sans doute à quelques chorégraphies. Et pourquoi pas des nouveautés ? Ce n’est pas le moins attendu des virages. Ce que les compagnies de Cunningham ou de Trisha Brown n’ont pas voulu envisager, les Allemands orphelins de Pina vont-ils le réussir ? En attendant, il faut toutes affaires cessantes voir ce Kontakthof de légende. Une pièce qui a connu plusieurs vies. En 2000, Pina Bausch se lançait dans la folle aventure d’une version avec des personnes âgées de plus de 65 ans. Quelques années plus tard, c’était au tour d’une troupe d’adolescents de s’emparer de Kontakthof et sa cérémonie de séduction amère, entre larmes et rires. On voit cette troupe d’apprentis danseurs dans le documentaire Les Rêves dansants. La pièce revient à Paris avec la compagnie première du Tanztheater Wuppertal, des anciens et des plus jeunes. Comme une tranche de vie et de danse. Philippe Noisette Kontakthof jusqu’au 21 juin au Théâtre de la Ville, Paris IVe, www.theatredelaville-paris.com soirée Pina Bausch le 26 juin, 20 h 30, Arte, avec Pina, documentaire de Wim Wenders, suivi de Vollmond (2006), chorégraphie Pina Bausch, réalisation Wim Wenders 19.06.2013 les inrockuptibles 101

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de et par Joël Pommerat Reprise du spectacle enchanteur de Joël Pommerat inspiré du conte de Grimm. Joël Pommerat aime les contes. Il aime en écrire. Que ce soit pour les adultes ou pour adultes et enfants. Ainsi, quand il revisite l’histoire de Cendrillon, c’est sous un jour différent qu’il aborde le récit des frères Grimm. Un demi-jour en l’occurrence, car les éclairages, dans les spectacles de cet auteur et metteur en scène, sont toujours tamisés. Mais aussi parce que dans la version de Pommerat, Cendrillon, rebaptisée Sandra, nourrit une obsession à la fois comique et quelque peu maladive. Sur son lit de mort, sa mère lui aurait demandé de penser à elle toutes les cinq minutes. Sandra a mal entendu. Mais, pour respecter les volontés de la morte, elle porte une montre qui sonne toutes les cinq minutes, suscitant l’irritation d’un entourage déjà hostile. Son père s’est remarié avec une femme déjà mère de deux filles. Sandra est soumise aux pires tâches ménagères. Ce qui lui vaut le surnom de Cendrier. Aux humiliations qu’on lui fait subir, elle répond par une promptitude qui excite la marâtre à en inventer d’encore pires. Une tendance masochiste typique des héros de Pommerat. Isolée, dormant à côté des poubelles, Sandra reçoit la visite d’une fée un peu branque et accro à la cigarette. Car chacun a son grain de folie dans ce spectacle drôle et enchanteur qui traite avec beaucoup de finesse la question épineuse du deuil. Hugues Le Tanneur avec Alfredo Canavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, Catherine Mestoussis, Déborah Rouach, jusqu’au 29 juin à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, Paris XVIIe, www.theatre-odeon.eu/fr/ les-ateliers-berthier

Cosimo Mirco Magliocca

Cendrillon

sur le chemin de Damas Avec une farce dramatique aussi osée qu’engagée, le Syrien Saadallah Wannous devient le premier auteur de langue arabe joué au Français.

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ous sommes à Damas, dans la cour du palais du prévôt des notables (Denis Podalydès), qui s’accorde du bon temps avec Warda (Sylvia Bergé), une prostituée qui le maltraite pour son plaisir et le chevauche nu en portant sur la tête son turban mauve, symbole de son pouvoir sur les nantis de la ville. Bientôt surpris, le prévôt, victime d’une machination, est conduit en prison tandis que la honte retombe sur sa maison. L’occasion pour sa femme Mou’mina (Julie Sicard) de sacrifier sa réputation pour le sauver avant de reprendre sa liberté et de devenir une héroïne qui anticipe sur les égéries des Printemps arabes. On serait presque choqué par l’orientalisme de pacotille d’un décor prétexte à une scène d’ouverture digne d’une version non expurgée et limite porno d’un conte des Mille et une nuits. Mais c’est l’une des élégances notables de la mise en

scène du Koweïtien Sulayman Al-Bassam que de s’amuser à grossir le trait, façon farce du Moyen Age, pour mieux faire entendre, derrière la caricature revendiquée, la subtile dénonciation des pouvoirs en place en Syrie signée en 1994 par Saadallah Wannous, qui en fait un texte aussi prémonitoire que testamentaire – le dramaturge mourra en 1997. Véritable décryptage du mal syrien, “un texte engagé, à la fois classique dans sa construction mais également subversif, comme savait l’être Molière en son temps”, commente l’administatrice Muriel Mayette, Rituel pour une métamorphose est la première pièce de langue arabe jamais montée sur la scène du Français. Impeccables dans leurs rôles, Thierry Hancisse, Hervé Pierre et Bakary Sangaré complètent cette distribution où la troupe de la Comédie-Française interprète avec talent le double jeu de la comédie grotesque et d’un sous-texte qui en dit très long sur la société syrienne, ses intrigues de palais et ses groupes minoritaires qui n’arrivent jamais à se mettre d’accord autrement que sur le dos du peuple. On comprend alors la multitude des courages individuels réunis pour tenter de changer les choses et l’héroïsme populaire nécessaire pour que perdure cette révolution tentant de balayer la toile d’araignée de ceux qui les dirigent et ne reculent devant aucune atrocité pour se maintenir au pouvoir. Face à l’inconséquence des grandes nations qui refusent d’intervenir pour trouver une résolution au conflit en Syrie, on ne saurait trop soutenir l’initiative de la Comédie-Française. Un premier pas qui la place aux avant-postes d’un deuxième front, celui d’une culture qui pourrait jouer son rôle de groupe de pression en multipliant les mises en scène d’auteurs syriens sur les plateaux des théâtres de la planète. Patrick Sourd Rituel pour une métamorphose de Saadallah Wannous, traduction Rania Samara, mise en scène Sulayman Al-Bassam, avec Denis Podalydès, Julie Sicard, Sylvia Bergé, Thierry Hancisse, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, jusqu’au 11 juillet à la Comédie-Française, salle Richelieu, Paris Ier, www.comedie-française.fr

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vernissages Loris Gréaud Cet été, Loris Gréaud prend d’assaut le Centre Pompidou et le Louvre avec deux projets monstres, en libre accès (lire pp. 59-63) à partir du 19 juin au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr et au Louvre, Paris Ier, www.louvre.fr

nouvelles vagues C’est une déferlante qui arrive sur le Palais de Tokyo et la trentaine de galeries associées : celle d’une nouvelle génération de curateurs, pour la plupart nés dans les années 80. Parmi les 53 propositions, on compte de nombreux projets liés à des figures oubliées (de la mathématicienne victorienne Ada Lovelace au pionnier du cinéma scientifique Jean Painlevé), deux cadavres exquis (dont l’un, The Floating Admiral, est une enquête sur la mort de la peinture), quelques expériences sensorielles (boîte à musique immersive et exploration du flux qui irrigue l’espace d’exposition) et une “exposition-film” qui raconte la rencontre d’un homme et d’une femme dans une expo imaginaire. à partir du 21 juin au Palais de Tokyo, Paris XVIe, www.palaisdetokyo.com

perspectives infinies L’artiste autrichien Markus Schinwald investit le CAPC de Bordeaux et le remodèle à sa curieuse façon. Attention : ce maître de l’espace peut provoquer déséquilibres et hallucinations chez le spectateur.

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ertains se souviennent peut-être de la maquette qu’il présenta l’automne dernier au Palais de Tokyo : un container sur le départ, comme un théâtre miniature et portatif qui mettait en scène la grande nef du CAPC, découpée à l’aide de miroirs, mais aussi des fragments de corps sculptés dans du bois, et un intrus, minuscule iguane bleu cobalt, progressant à pas de loup dans cet univers feutré traversé d’une lueur jaune. Auparavant, c’est à Hanovre et Murcia que Markus Schinwald était allé expérimenter une nouvelle manière d’œuvre d’art totale, très inspirée par les vivariums, aquariums et simulations artificielles. Au CAPC de Bordeaux, c’est le visiteur que Schinwald met en boîte. Une grande boîte certes, puisqu’il pourra évoluer dans les quelque mille mètres carrés que compte la nef mais une boîte tout de même, cernée par un immense rideau de scène et

des alcôves très théâtrales qui dentellent son pourtour. Ici, c’est un précipité, une rétrospective presque, que présente l’artiste autrichien, qui rejoue pour l’occasion quelques-unes de ses obsessions : l’obstruction du regard d’abord – comme un écho lointain à l’installation magistrale qu’il orchestra il y a deux ans à la Biennale de Venise –, qui dès l’entrée du musée se heurte au lourd rideau rouge et ne perçoit que le mouvement saccadé d’une poignée d’automates en bois. Le “décrochage” contre-nature ensuite, d’une dizaine de peintures classiques dénichées dans des maisons de vente et retouchées à la main, celles-là même qui ont fait sa fortune depuis le début de sa carrière. Et toujours le geste architectural, caractéristique de sa lecture contorsionniste de l’espace. Aux arches et colonnes de pierre qui rythment le volume de la salle, Markus Schinwald oppose ainsi un dédoublement

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CAPC musée d’Art contemporain, Bordeaux. Photo F. Deval, mairie de Bordeaux

Vue de l’exposition Markus Schinwald

aérien, un quadrillage de barres de laiton qui projettent une nouvelle architecture fantôme et recomposent entièrement l’espace existant. Sur le devant de la scène, un escalier en colimaçon de treize mètres de hauteur se hisse jusqu’au plafond, tandis que les peintures citées plus haut, ces étranges portraits hérités de la très convenue période Biedermeier qui contraria les artistes du début du XIXe siècle en Allemagne et en Autriche, mais se retrouvent chez Schinwald affublées de prothèses en tous genres, s’accrochent haut sur une cimaise transversale et suspendue, qui interdit toute lecture rapprochée de cette altérité sans épiphanie. Des fragments de ciel, scènes de genre collectionnées, redécoupées et montées sur une cimaise ajourée, offrent encore une nouvelle ligne d’horizon à ce paysage troué de toutes parts, quand une nouvelle série de pièces, sortes de culbutos aux formes anthropomorphiques et à l’équilibre précaire, finissent de donner le vertige au spectateur-cobaye. Les poèmes que l’artiste publie dans le catalogue de l’exposition en regard de ses croquis renseignent parcimonieusement sur la façon dont Schinwald conçoit et la place du visiteur et l’écrin que constitue l’exposition : un grand corps malade, grinçant, encombré de toutes sortes

l’exposition : un grand corps malade, grinçant, encombré de toutes sortes de protubérances qui entravent sa bonne tenue

de protubérances qui entravent sa bonne tenue et la lecture univoque qu’il faudrait en donner. “Ces pièces désolées sont planquées entre des espaces aussi peu fréquentés qu’elles/Des clairières inutiles attendent toujours entre deux chaos oubliés/ Des jambes, des jambes/Des jambes qui poussent/Des jambes qui attrapent/Des jambes ouvertes/Des jambes violemment nouées/Des jambes ballantes impuissantes. Suspendues et légèrement complices” Une exposition de Markus Schinwald, et celle-ci plus encore que les précédentes, c’est avant tout une expérience à vivre. Une immersion dans un environnement global qui prend en charge vos émotions, votre perception sonore et visuelle, et finit par brouiller les frontières entre l’espace et votre propre corps. De part et d’autre de ce spectacle grandeur nature, Schinwald diffuse deux fois, dans un bégaiement très assumé, son film Orient, présenté la première fois à Venise. Soit la chorégraphie très kafkaïenne de cinq personnages aux prises avec les contraintes architecturales (ici encore un espace perforé) d’un bâtiment désaffecté. Chez Schinwald, le spectateur se retrouve dans la peau de l’iguane du Palais de Tokyo, pris au piège de son vivarium, face à une même disproportion de l’échelle, à la même sensation de déséquilibre et à ces hallucinations visuelles que provoquent toute immersion en milieu non naturel. L’expérience se conclut par un ultime renversement des perspectives. Avec la possibilité de revoir l’exposition depuis les coursives, d’en haut donc. Rembobinez, vous êtes sortis du film, vous avez pris du champ et c’est désormais une exposition-paysage qui se joue sous vos yeux. Claire Moulène jusqu’au 16 septembre au CAPC de Bordeaux, www.capc.fr 19.06.2013 les inrockuptibles 105

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un franchouillard succès Talk à tout-va, parole aux auditeurs, animateurs grandes gueules : RMC a trouvé les clés de la réussite. Si le modèle économique est efficace, que reste-t-il du journalisme ?



ur RMC, nous allons défendre la marque France. Et je serai le premier à le faire. C’est du protectionnisme ? Eh bien oui.” Au micro ce lundi matin 3 juin, Jean-Jacques Bourdin est plus en forme que jamais. A 64 ans, il anime depuis douze ans avec une même vigueur la tranche 6 h-10 h. Et symbolise la fulgurante percée de cette radio. Souvent taxée de populiste, elle est devenue incontournable. De mars 2001 à mars 2013, son audience est passée de 1,9 à 7,8 points, soit de 900 000 à 4,1 millions d’auditeurs (selon Médiamétrie). Du jamais vu. Propriétaire de RMC, le groupe NextRadioTV, fondé par Alain Weill, a également réussi à imposer la radio BFM et la chaîne tout info BFM TV, qui devance désormais i-Télé et LCI. Bilan négatif, en revanche, dans la presse écrite. En 2007, NextRadioTV rachète le groupe Tests (Micro Hebdo, 01 Informatique) et en 2008 le quotidien économique La Tribune. Avec le

premier, il cumule plans sociaux et baisses des ventes, et en mai 2010, vend 80 % des parts du second pour un euro symbolique. L’aventure commence en 2000. Alors numéro 3 du groupe NRJ, Alain Weill est chargé de racheter une radio moribonde : RMC. L’opération échoue en raison de la loi anticoncentration qui interdit à un groupe de dépasser 150 millions d’auditeurs : NRJ possède déjà Nostalgie, Chérie FM et Rire et chansons. Alain Weill décide de faire le grand saut : quitter NRJ et acheter RMC. Pour cela, il lui faut un investisseur. Ce sera le fonds Alpha Développement Finance, situé au Luxembourg et associé à Wendel, la holding familiale d’ErnestAntoine Seillière, alors patron du Medef. Le président-fondateur d’Alpha, Alain Blanc-Brude, est l’un des cinq administrateurs de NextRadioTV, dont il est actionnaire (4,4 % des parts). Il dirige plusieurs sociétés financières basées au Luxembourg (Midas Gestion, Monab SC et Penshire Luxembourg, cette dernière

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Jean-Jacques Bourdin anime depuis douze ans la tranche 6 h-10 h

Pascal Potier/Visual Press Agency/RMC

revers de la médaille : des opinions souvent mal argumentées, et pas mal de vulgarité

étant issue d’un montage avec Penshire Inc., une société panaméenne…). On est assez loin de la “marque France” et du modèle d’entreprise “artisan-petit commerçant” que RMC défend à longueur d’antenne. Quand Nicolas Sarkozy donne le 3 juin une conférence payée par Goldman Sachs, à Londres, Jean-Jacques Bourdin s’emporte à l’antenne : “Faut pas s’étonner que la finance gouverne le monde !” Il ne sait pas à quel point il a raison : la finance, il lui doit son job. Très loin de la “marque France” également, le concept qui va faire la réussite de la radio. En 2000, Alain Weill recrute Frank Lanoux, ancien de NRJ et actuel directeur général de RMC. Il l’envoie aux Etats-Unis pour étudier le principe des talk-radios, qui donnent la parole aux auditeurs. Avec un consultant américain, ils mettent en place une grille très lisible partagée en deux grandes tranches : actu de 5 heures à 14 heures, sport de 16 heures à minuit. Avec un mot d’ordre, se souvient Frank Lanoux dans La Deuxième Vie de RMC (éditions du Rocher) : “Sur RMC, les auditeurs auront l’antenne tout le temps.” Tandis que les autres changent de grille chaque année, eux misent sur la clarté et la durée. Et sur un élément clé : le ton.

Sur RMC, les animateurs ont de vraies “voix de radio” et de fortes personnalités : Jean-Jacques Bourdin, Jean-Michel Larqué, Luis Fernandez, Vincent Moscato, Rolland Courbis, ou encore les “grandes gueules” d’Alain Marschall et Olivier Truchot... Frank Lanoux ne parle d’ailleurs pas d’émissions mais de “shows”. Quand on tombe sur un programme, on l’identifie tout de suite. Deux éléments vont faire décoller l’audience et les bénéfices. En 2001, RMC réalise un “coup”. Alain Weill décide d’acheter les droits exclusifs de diffusion radio de la Coupe du monde de football 2002. Jusque-là, les radios en disposaient gratuitement. Malgré la fronde et les recours des concurrentes, il les acquiert auprès du groupe Kirch pour une somme dérisoire : 564 000 euros. Pour la télévision, TF1 déboursera 168 millions… Le second élément clé, c’est la libération de la parole. Tandis que la crise fait rage, RMC fait témoigner des personnes précaires qui posent une réalité palpable sur des chiffres et des discours. Telle retraitée raconte sa survie avec quelques centaines d’euros mensuels, telle caissière évoque ses tickets restos à 2 euros, tel autre son unique repas quotidien… Ce fut aussi la première radio à faire témoigner des musulmanes voilées. Des tabous tombent. Revers de la médaille : des opinions souvent mal argumentées, et pas mal de vulgarité (de la part des animateurs aussi). Aux accusations de démagogie, Jean-Jacques Bourdin répond : “Le travail d’enquête et de recoupement du journaliste demeure le complément du témoignage.” Le problème, c’est que pour l’enquête et le recoupement, il faut chercher ailleurs. Sur RMC, les animateurs sont rois. Les journalistes de terrain, eux, voient leurs conditions de travail dénoncées par les syndicats. Ils accusent le groupe NextRadioTV de faire de l’info “low cost” en démultipliant les tâches, avec des “charges de travail surdimensionnées” : radio, TV, web. On trouve aussi à RMC des stagiaires recrutés pour douze mois, avec un niveau bac +4 et un revenu mensuel de 436 euros. Entre 2011 et 2012, Alain Weill a fait passer le sien de 357 816 à 557 816 euros annuels. Une forme très personnelle de protectionnisme… Martin Brésis 19.06.2013 les inrockuptibles 107

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L’imprimerie de La Marseillaise

Marie-Laure Thomas

“à ses premiers jours, le journal était un mensuel clando, distribué par les anciens, sous le manteau” un rédacteur

La Marseillaise en résistance Face à la nouvelle Provence de Tapie, le quotidien né de la lutte contre l’occupant défend sa conception d’un journalisme critique et citoyen. ernard Tapie, avec fierté dans les locaux personnage haut en couleur nouveau de la rédaction phocéenne. également boss du propriétaire Ce n’est qu’au lendemain “Mondial La Marseillaise à de La Provence, de la Libération que le pétanque”, l’événement qui a le goût du paradoxe. premier numéro légal éponge quelques dettes. Selon lui, l’un de ses rares paraîtra. Les rédacteurs “Je pense que notre journal, concurrents locaux, rédigeront cet exemplaire comme le reste de la presse La Marseillaise, est “le depuis les locaux du régionale, est encore quotidien le mieux fait de Petit Marseillais, titre beaucoup trop dépendant toute la région”. “Je voudrais collaborationniste saisi, des collectivités”, explique que les miens soient faits aujourd’hui encore Philippe Pujol, spécialiste comme ça”, affirmait-il propriété de La Marseillaise. des faits divers marseillais, récemment. Vieille Si le titre n’est plus prix Varenne de la PQR institution du journalisme officiellement d’obédience pour un reportage sur les local, fondé pendant la communiste, il revendique SDF de la ville. “A Marseille, Seconde Guerre mondiale toujours la ligne d’un il est évidemment complexe en soutien à la résistance journalisme en phase avec de couvrir l’affaire Guérini communiste, le quotidien les luttes sociales, l’activité (sénateur PS des Bouchesbrille encore aujourd’hui syndicale… “Depuis sa du-Rhône mis en examen par son engagement création en 1943, La dans une affaire de et la qualité de ses plumes. Marseillaise continue d’être marchés publics – ndlr) “On pourrait penser que la un journal de résistance, sans craindre une baisse situation difficile du journal précise un salarié, mais de l’achat des espaces pousse les journalistes les sous-effectifs ainsi publicitaires émanant à quitter La Marseillaise, que l’extrême précarisation du conseil général. mais en fait, beaucoup de ses employés figurent La corrélation n’est pas restent par engagement au rang des principales nette, mais dans l’esprit citoyen”, souligne la menaces pour le journal et des journalistes la crainte photographe Marie-Laure l’information qu’il délivre.” existe, et peut générer Thomas. “A ses premiers L’avenir du journal de l’autocensure.” jours, le journal était un repose en partie sur Pour la jeune équipe mensuel clando, distribué les épaules de Michel en charge du web au par les anciens, sous le Montana, directeur des journal, “la presse locale manteau”, explique-t-on relations extérieures, souffre d’abord et surtout

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du manque d’investisseurs dans la région. A Marseille et ses alentours, nous n’avons pas assez de grands groupes et d’entreprises, susceptibles d’acheter des espaces publicitaires. La diversité des annonceurs peut garantir une certaine forme d’indépendance. La diffusion du titre constitue également un enjeu majeur. La topographie de la ville est insolite. Ici, on aurait vraiment intérêt à poster des vendeurs dans les embouteillages, les ventes grimperaient en flèche.” En attendant, le service web de Lamarseillaise.fr continue de moderniser son outil : “Les contenus rich media font leur apparition, comme le webdoc paru récemment sur la saison 2012-2013 de l’OM.” Face à une Provence dominante, la petite Marseillaise – menacée mais loin d’être muette – continue de résister. Théophile Pillault www.lamarseillaise.fr

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du 19 au 25 juin

La Légende du Tour de France Documentaire de Jean-Christophe Rosé. Mardi 25 juin, 20 h 45, France 2

Avec Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard, l’émission musicale acquiert une drôlerie dandy unique à la télé.

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e duo Burgalat-Forgeard récidive, après un premier programme musical déjà diffusé sur Paris Première. Intitulée L’Année bisexuelle pour fêter le nouvel an le 31 janvier, cette émission qui au départ devait être un one shot trouve aujourd’hui une suite tout aussi barrée. Le programme s’est maintenant doté d’un titre qui laisse espérer une suite, Le Ben & Bertie Show (hommage à Maritie et Gilbert Carpentier ?) avec un sous-titre, “Ceux de Port Alpha”, à mi-chemin entre le western et la sciencefiction. Difficile de toute façon de donner une cohérence à tout ça, ou même de ranger dans un genre cet ovni auquel on aurait du mal à donner un nom. La programmation musicale est toujours aussi éclectique mais a des parfums de Tricatel. On y retrouve les habitués du label (A.S. Dragon et April March), des stars des ondes FM (BB Brunes et La Grande Sophie), du groupe hipster (La Femme), du carrément inattendu (Elie Semoun) et même un morceau aux ondes Martenot et à la harpe absolument renversant. Entre les chansons s’installe surtout une trame narrative qui donne un écho à la nature même des émissions musicales à la télé. Un maire (Bertrand Burgalat) et son adjoint à la culture (Benoît Forgeard) décident de monter un festival hors de prix intitulé Les Coolinades (gros LOL tout de même) qui finira par sombrer dans les sables mouvants après une marée noire de CD. Alors que France Télévisions a décidé de supprimer Taratata pour des raisons de coûts, Forgeard et Burgalat ont trouvé la formule salvatrice et lo-fi d’un type d’émission qui s’était peut-être trop acoquiné avec les maisons de disques. Romain Charbon Le Ben & Bertie Show fiction musicale de Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard. Jeudi 20 juin, 23 h, Paris Première

Fiction de Gilles Galud et Charlie Dupont. Mercredi 19 juin, 22 h 30, Canal+

Six cons sont sur une île. Un film drôle, potache mais cohérent. La connerie nous entoure, rien de neuf ; pire, elle nous obsède. De la connerie, on fait des livres (Travailler avec des cons, Les Nouveaux Cons…) et des films, tel ce Planète des cons diffusé dans le cadre de la collection La Nouvelle Trilogie. Ecrite par Julien Simonet et Philippe Plunian, sur une idée de Laurent Foulon, cette comédie efficace pose un cadre cohérent avec son sujet potache. Un misanthrope se retrouve avec six cons propulsés sur une île (genre Lost) qui se transforme en terrain de jeu de la connerie humaine, incarnée en autant d’archétypes (l’intello vaniteux, le dragueur bas du front, le beauf agressif…). A partir de cette trame loufoque, Galud et Dupont mettent en scène des situations enlevées où la connerie s’avère plus tendre que la certitude (conne) d’en être préservé. Fantaisie absurde et souvent très drôle, cette Planète des cons expose une lucidité joyeuse sur le rien qui sépare les belles âmes des esprits cons, l’enfer du paradis, les autres de soi.

Vincent Ostria

Phares et Balises/INA

décalage immédiat

La Planète des cons

Panorama de cette épreuve légendaire, ternie par les excès du commerce et de la triche. Cent dix ans de Tour de France, ou la traversée du XXe siècle sur la petite reine, engin inoffensif et non polluant mais objet de folie qui, depuis le début, rend chèvres organisateurs, sponsors et concurrents, sans parler de l’hystérie collective des spectateurs. L’épreuve est ici retracée à l’aide d’archives (hélas hideusement colorisées), commentées par le goguenard André Dussollier. Commentaire grâce auquel on réalise à quel point l’épreuve était dure à ses débuts (étapes de 18 heures), vraiment héroïque. On constate aussi que si le dopage a changé de produit et de méthode, il a toujours existé (de la cocaïne à l’EPO, en passant par les amphétamines et le pinard). Mais ce documentaire est aussi une vue en coupe d’un pays pendant un siècle. Ces archives permettent de mesurer l’évolution de la France, de son paysage et de ses habitants. Précieux regard transversal. Malgré son aspect un peu (trop) bon enfant parfois, le commentaire nous fait mesurer avant tout l’entreprise commerciale qu’a été, dès ses origines, la prestigieuse course. Elle fut d’ailleurs fondée en 1903 pour doper les ventes d’un journal intitulé L’Auto (sic), lequel tira une manne substantielle des recettes publicitaires que le Tour lui permit d’engranger par brassées. Même principe à la fin des années 80 quand Bernard Hinault recrute des Américains (dont Greg LeMond) pour intéresser leurs compatriotes à la course et leur vendre des accessoires de vélo de sa propre marque. Mais c’est aussi par les Américains (Armstrong) que le scandale du dopage a atteint son comble et l’épreuve perdu de son prestige.

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blogueurs de tous pays A la pointe de l’actualité, l’Atelier des médias de RFI se décline aussi sur le net. Un extraordinaire outil démocratique à vocation internationale.

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n a découvert ces dernières années l’Atelier des médias par la bande. Sur la fréquence de RFI, mais aussi par les nombreux liens fournis par les moteurs de recherche dès lors que l’on s’intéresse à la redistribution des rapports de force dans les médias. Après avoir pressenti qu’il se passait des choses dans cet antre parfois foutraque, on a rencontré un empressement à sortir des cadres, un appétit pour l’expérimental rendu plus aigu par les potentialités du numérique. A force de thématiques essentielles à son époque – réseaux sociaux et dictatures, par exemple –, L’Atelier a tissé sa toile, devenant une référence à force de référencements. L’émission s’affirme aujourd’hui comme le curseur d’un renversement de perspective. Ici, on surnomme les nouveaux seigneurs de la presse (XXI, Schnock, Usbek & Rica) les “pure players du print”. Tout est dit. “Il y a quelques années, on entendait qu’internet était une bulle à nettoyer, à civiliser, que tout cela ne tiendrait pas sans économie, affirme l’animateur de l’Atelier Ziad Maalouf. L’émergence de WikiLeaks et des printemps arabes a changé la donne. Depuis, les institutions respectent internet et en redemandent.” L’Atelier préfigure cette nouvelle génération d’émissions que l’on voit (sur écran) avant de l’entendre, dont on lit les pitchs avant d’écouter les talks. Une approche différente pour le public favorisée par une nature de média extensif. Car, au rendez-vous hertzien du samedi sur RFI

– une heure d’exploration métamédiatique incisive et décontractée – s’est arrimé un site foisonnant, bien plus ambitieux qu’un simple dépôt à podcasts et forums éventés. Le défi d’Atelier.rfi.fr est de dérouler un réseau social parallèle et vraiment actif, ce qu’on appelle sans doute un peu vite une communauté – au moins une constellation d’esprits en alerte susceptibles de se faire passer des messages, infos ou idées. 13 000 inscrits, dont beaucoup d’Africains – le Sud, ligne d’horizon de L’Atelier – et sans doute beaucoup de vocations à naître. Mieux, Ziad Maalouf et son équipe se sont investis dans de vastes actions formatrices, apportant leur savoir-faire et la visibilité de RFI – dont l’écho est bien plus puissant en Afrique qu’en France – à de jeunes pousses avides de démocratie participative. Mondoblog, plate-forme éditorialisée, est le fruit de cette sélection de blogueurs francophones. Concept similaire en Libye mais encore plus crucial avec Libyablog dans un pays où L’Atelier a joué un rôle non négligeable dans l’annonce des résultats des dernières élections. “Nous jouons un rôle de service public, conclut Ziad Maalouf, d’autant plus que nous ne nourrissons pas notre émission avec leurs contributions. Notre idée est de former tant de blogueurs que les censures soient submergées, incapables de les maîtriser.” Pour citer l’une des membres : “Derrière chaque URL, quelqu’un IRL” (in real life). Pascal Mouneyres L’Atelier des médias chaque samedi, 8 h 10, R FI, a telier.rfi.fr

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com)

festival Extension sauvage

Days Off

du 28 au 30 juin à Combourg et Bazouges-la-Pérouse

scènes Le 28 juin à Combourg et les 29 et 30 juin à Bazouges-laPérouse, en Bretagne, le festival Extension sauvage est une aventure chorégraphique en milieu rural. Porté par l’association Figure Project, le programme est ouvert à tous et a pour ambition d’être à la fois généreux et innovant, exigeant et jubilatoire. à gagner : 5 x 2 places pour le 29 juin

Dead Can Dance le 30 juin au Zénith (Paris XIXe)

musiques Après la sortie d’Anastasis en 2012, et une tournée envoûtante qui a ravivé la flamme, les mythiques Dead Can Dance seront en concert le 30 juin au Zénith de Paris, pour une date unique dans la capitale. Un concert à ne pas manquer, bien évidemment. à gagner : 20 places

Le Rock dans tous ses états les 28 et 29 juin à Evreux

musiques

Pour sa 30e édition, Le Rock dans tous ses états accueille les 28 et 29 juin, à l’hippodrome d’Evreux : The XX, Woodkid, Band Of Horses, Klaxons, Bonaparte, Kadavar, Archive, Die Antwoord, The Black Angels, Stupeflip, Poni Hoax, Jil Is Lucky, Aufgang, Curtis John… à gagner : 20 pass pour les deux jours

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du 1er au 9 juillet à la Cité de la Musique (Paris XIXe) et à la Salle Pleyel (Paris VIIIe)

musiques Lambchop et Band Of Horses ouvriront le festival le 1er juillet à la Cité de la Musique, suivis le lendemain par Beck. Le même jour, Lou Doillon sera à Pleyel. Puis, se succéderont dans les deux salles : Rover, James Blake, Aloe Blacc, Yael Naim, Chilly Gonzalez, Two Door Cinema Club ou encore Patrick Watson. à gagner : 10 places pour Lambchop le 1er juillet, 6 places pour Beck le 2 juillet et 4 places pour James Blake le 4 juillet

Festival international du film de La Rochelle du 28 juin au 8 juillet

cinémas Pour sa 41e édition, le Festival international du film de La Rochelle consacre de grandes rétrospectives à Billy Wilder, Max Linder et au centenaire du cinéma indien. Il rend également hommage à Valeria Bruni Tedeschi, Andreas Dresen, José Luis Guerin, Heddy Honigmann, William Kentridge, Jerry Lewis, au nouveau cinéma chilien et à la peinture animée. à gagner : 20 x 2 places pour une séance au choix

pour profiter de ces cadeaux spécial abonnés munissez-vous de votre numéro d’abonné et participez sur 

http://special. lesinrocks.com/club

fin des participations le 23 juin

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art Valley Curtain de Christo et JeanneClaude Plus jeune, j’ai écrit à Christo… et il a répondu ! Je voulais lui dire que j’adorais le côté éphémère et immatériel de ses œuvres. Il m’a envoyé une photo signée de Valley Curtain, alors que j’étais un parfait inconnu.

film

Star Trek into Darkness de J. J. Abrams Second mouvement de la reprise en main de la vieille Enterprise. Encore un sans-faute.

The Bling Ring de Sofia Coppola Chronique malicieuse d’une bande d’ados dévalisant les people de Beverly Hills.

La Fille du 14 Juillet d’Antonin Peretjatko Le retour d’un comique comme seul un certain cinéma français en a le secret.

Laura Mvula Sing to the Moon Un premier album en état de grâce. Elle ne chante pas la soul, elle l’enchante.

Œuvres I – Dans ma chambre ; Je sors ce soir ; Plus fort que moi de Guillaume Dustan A l’occasion de la parution de ses œuvres complètes, redécouverte de cette figure trash, apôtre maudit des drogues et du sexe sans capote, mort en 2005.

livre Les Magiciens de Lev Grossman Le premier tome d’une série de romans qui m’ont époustouflé, pour les fans d’Harry Potter, Narnia ou Alice. Les conceptions habituelles de la magie sont transposées brillamment pour un lecteur adulte sophistiqué. Le deuxième tome, Le Roi Magicien, est aussi génial. recueilli par Noémie Lecoq

Ryan McGinley

L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie Un thriller désirant, exalté et sublime.

Michael Jackson’s This Is It de Kenny Ortega Je suis un admirateur éternel de son travail, sa musique, ses danses et son style. Ici, il n’est pas habillé sur son trente et un et il ne se comporte pas comme s’il faisait intentionnellement ce film. Ses fans n’auront jamais été aussi près de lui.

Christopher Owens Son nouvel album, Lysandre, est disponible. Il sera en concert le 28 juillet au Midi Festival de Hyères

Juveniles Juveniles Les Rennais prennent la relève, prometteuse et flamboyante, de l’electro-pop française.

Queens Of The Stone Age …Like Clockwork Le groupe se réinvente une vie et un son. Et révèle son leader charismatique, Josh Homme.

Primal Scream More Light Le nouvel album d’un groupe increvable dont le génie, la rage et l’énergie ne prendront jamais une ride.

Odysseus Arte Un huis clos comme un Lost antique. South Park Game One Une quinzième saison qui débute par un épisode consacré à Apple. Enlightened saison 2, OCS Novo La belle création californienne de Laura Dern s’achève par une seconde saison bouleversante.

Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre de Martin Amis L’Anglais dresse un portrait féroce de son pays.

Wakolda de Lucía Puenzo Une dissection du mal doublée d’une drôle de fable sentimentale.

Journal, volume II de Susan Sontag Autoportrait fragmenté d’une figure intellectuelle du XXe siècle.

Villa Mauresque de Flo’ch & Rivière Le duo ressuscite Somerset Maugham le temps d’un roman graphique.

Opus volume 1 de Satoshi Kon Une mise en abîme qui ausculte la relation entre l’auteur et ses créatures.

Mathilde –  Danser après tout de Mathilde Monnier et François Olislaeger La chorégraphe se réinvente entre souvenirs et inspiration.

Rituel pour une métamorphose de Saadallah Wannous, mise en scène Sulayman Al-Bassam ComédieFrançaise, Paris Le Syrien est le premier auteur de langue arabe joué dans la Maison de Molière.

Federico según Lorca chorégraphie Eva Yerbabuena Biennale d’art flamenco, Théâtre de Chaillot, Paris Une vision de Lorca contemporaine, sans effets de mode.

Ugzu Jean-Claude Leguay, Christine Murillo et Grégoire Œstermann Théâtre du Rond-Point, Paris Un trio ravageur pour définir des mots qui n’existent pas.

Loris Gréaud Louvre et Centre Pompidou, Paris Coup double pour l’artiste postapocalyptique qui a, en prime, glissé une œuvre fantôme dans dix numéros des Inrocks de cette semaine.

Metro – Last Light sur PS3, Xbox 360 et PC Survivre dans un Moscou postatomique.

Biennale de Venise Une Biennale un peu tournée vers le passé mais qui laisse émerger des trésors : le pavillon lituanien et le film de la Française Camille Henrot, entre autres.

Remember Me sur PS3, Xbox 360 et PC Ce premier jeu d’un studio français invente une bluffante version futuriste de Paris

Danh Vo Musée d’Art moderne de la Ville de Paris Le Vietnamien présente un ensemble de neuf pièces politiques et plastiques.

Monaco – What’s Yours Is Mine sur Xbox 360 et PC Le film de casse a enfin son pendant vidéoludique. Une expérience ébouriffante à vivre en mode solo ou collectif.

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par Serge Kaganski

avril 1998

le jour où la fièvre est montée avec

Pam Grier

 E

n feuilletant les “Print the legend”, je me rends compte que j’ai très peu parlé d’actrices, alors que je les admire, les aime et en ai interviewé une légion. Pour réparer cette faute, j’ai longuement hésité entre l’intelligence pugnace de la reine Catherine Deneuve, les quilles sans fin et la british touch de la liane Uma Thurman, la classe vive et chaleureuse de la sublime Carole Bouquet, la simplicité piquante de l’extrême-orientale et sympathique Maggie Cheung… Entre toutes ces fleurs éclatantes, j’ai finalement opté pour la moins célèbre, la moins présente sur nos écrans, mais peut-être la plus culte : Pam Grier, inoubliable panthère de Harlem, éternelle foxy lady de la blaxploitation, à la filmo longue comme un mois sans sexe, majoritaire en séries Z, téléfilms B et sitcoms C, rehaussée parfois d’un Carpenter ou d’un Burton. C’est le splendide Jackie Brown qui nous a donné, à Olivier Père et votre printeur, l’occasion de croiser cette éblouissante incarnation du féminin. Dans le film, Pam est géniale de beauté lasse, usée, enrobée, qui sait qu’elle a laissé derrière elle les meilleures années de sa vie mais reste toujours prête à bondir sur un éventuel second acte. Un mélange de combativité sexy et de mélancolie revenue de tout. Dans le palace parisien où nous la cuisinons, elle est encore plus belle et beaucoup plus affûtée physiquement : une bombe, qui semble avoir 35 ans

alors qu’elle en a forcément x de plus. Olivier et moi mutons en loups de Tex Avery, langues pendantes, sueur au front, gorges sèches, bégayant nos questions (quelques glaçons dans ton Evian, Olivier ?). Questions auxquelles lady G répond avec acuité : “La blaxploitation créait des exemples pour les Noirs. Je suis devenue une icône. On voulait créer des figures mythologiques, servir et aider la communauté noire. Mais mes films ont fini par lasser le public à cause du manque de renouvellement des scénarios.” L’ex-queen of blaxploitation est noire, certes, mais pas que… Un peu blanche aussi, indienne, asiatique. Une ode faite femme à la splendeur du métissage, avec un cerveau et une sagacité que lui envieraient bien des starlettes : “J’ai refusé le milieu parano du cinéma, le mythe de la réussite. Je préfère être comédienne que star. Il faut qu’on me propose quelque chose d’assez motivant pour me faire quitter ma ferme du Colorado.” On approuve ce sens du discernement. Elle a ainsi bien fait de laisser son Colorado pour tourner avec son fan, Quentin Tarantino, dont elle a manifestement aimé la méthode. “Il cherche à imiter la réalité, avec des plans très longs. Le spectateur a une impression de temps réel grâce à des plans-séquences de neuf minutes de dialogues.” Les Français n’oublient pas Pam Grier, même si depuis ce film, elle est retournée dans son Colorado et à ses caméos télévisuels américains. “Jackie Brown”, le film et le rôle, sont taillés dans l’étoffe dont on fait les légendes.

Le redécouvreur de genres et de talents Tarantino a trouvé sa Jackie Brown

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No.916 du 19 au 25 juin 2013

www.lesinrocks.com

Joke

le rap provoc

R E I L L E MONTP dossier 16 pages

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spécial Montpe

llier

Département de l’Hérault. Architecte : Zaha Hadid. Photo : Simon Borysko

Pierresvives, la Cité des savoirs et du sport pour tous

la mix cité

Pour la deuxième fois, Les Inrocks ont arpenté les rues de Montpellier. Première ville de France à célébrer un mariage gay, elle s’illustre par son ouverture d’esprit et son goût pour les mélanges. Une audace que l’on retrouve dans son urbanisme mais aussi dans une scène hip-hop qui, en pleine explosion, ne recule devant aucune hybridation. coordination David Doucet

II Joke renouvelle le rap portrait d’un rappeur qui n’a pas son flow dans sa poche

VI les inRocKs lab la scène locale regorge de talents musicaux : quatre d’entre eux sont passés sous notre microscope

VIII Rémi Gaillard confessions intimes (ou non) d’un fauteur de troubles qui met sa zone sur le net

X innovations architecturales depuis trente ans, la ville attire des créateurs de renom

XII Carlos Valderrama rencontre avec un footballeur qui a écrit quelques-unes des plus belles pages du club

XIV les Maisons pour tous focus sur la MPT Léo-Lagrange, moteur de mixité sociale et accompagnatrice de talents

XV lieux sûrs les bons plans de la rédaction 19.06.2013 les inrockuptibles I

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r e i l l e p t n o M l a i c spé

Joke rappe salace Nouvel espoir du rap français, Joke sort Tokyo, un ep cogné à l’electro, et revendique son mauvais esprit. Parcours d’un rappeur hors norme.

C

’est un Planète Rap étonnamment calme qui se tenait fin mai. Habituée des freestyles en équipe et des studios bondés, l’émission phare de la station Skyrock accueillait Joke, simplement accompagné de Titan et Bip’s – son crew, Les Monsieur. Mais dans ce studio désert, quelque chose se trame : Joke évolue sur un terreau bling-bling qu’il est le seul à arpenter en France. Il se fout d’un prétendu “message” et lui préfère rimes salaces et punchlines défiantes, versifiant sur “la chatte à Catwoman” ou celle “à Prévert”. Mères et sœurs y passent, dans

d’étonnantes positions, tandis que le champagne dégouline entre les dents en or d’une génération élevée aux excès électroniques de Lex Luger ou Juicy J, de Diplo ou des Neptunes, nourrie de désinvolture et de vidéoclips américains. Du magnétique Triumph aux acides de synthèse de Louis XIV, ce radicalisme cogné à l’electro signe l’avènement d’un rap français qui assume enfin son côté club, sa grossièreté et son mauvais goût, appuyant avec plaisir là où ça fait sale. L’ambiance contraste avec le visage poupin de Gilles Soler, 23 ans, qui nous retrouve le lendemain à la gare de Montpellier. Swaggé jusqu’au bout des cheveux, il affiche une simplicité presque timide en évoquant

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“paradoxalement, je ne voulais pas venir à Montpellier, mais c’est cette ville qui m’a poussé à faire du rap” mais il me manquait une forme intéressante pour les poser. Quand j’ai entendu du rap, je me suis dit que c’était ça.” Branché sur Agora FM, à une époque où Skyrock n’émet pas encore sur la région, il enregistre des cassettes, met en boucle les codas d’une poignée de hits et pose ses premiers textes. Comme pour de nombreux rappeurs de sa génération, l’avènement du web 2.0 va jouer à plein, ouvrant à la province l’accès au rap game. Comme Reims (Starlion), Caen (Orelsan) ou Perpignan (Nemir), Montpellier monte au créneau et se désenclave : “Pour moi, ça a vraiment démarré via internet. C’est comme ça que je suis entré en contact avec Teki Latex (TTC), vers 2008, via MySpace, et qu’on a fini par se rencontrer.”

son parcours. Une trajectoire amorcée à Narbonne, avant de débarquer à Montpellier à l’âge de 10 ans et de goûter au rap par esprit de contradiction : “J’étais pas super chaud pour venir habiter ici. Ma ville, c’était Narbonne. J’ai alors commencé à faire un peu tout ce que ma mère n’aimait pas. Et elle n’aimait pas trop le rap…”, se souvient-il dans le calme d’un restaurant du centre-ville. Marqué par la poésie, qu’un parent lui fait étudier, c’est entre l’album live du Secteur Ä et le Chronic 2001 de Dr. Dre qu’il trouve le véhicule pour son propre verbe : “Je faisais facilement des rimes, j’avais saisi le mécanisme, j’écrivais parfois des poèmes pour ma mère,

La connexion est étonnante pour un jeune loup qui veut percer : TTC a toujours évolué en marge du rap français. A une époque où la mode est aux attitudes racailleuses et au moralisme chiant, le trio parisien vise la pop, le gimmick efficace, une forme d’hédonisme mainstream soutenu par les sauvageries dance-floor de Para One. “C’était pas les mecs les plus tendance mais j’aimais ce qu’ils faisaient. C’était très electro, ça rappait bien, c’était bien salace aussi…” Pour Joke, le mouvement est logique : depuis l’âge de 14 ans, il tracte pour des boîtes de nuits locales et passe ses week-ends sur le dance-floor – même si maman insiste sur les études. Il ira jusqu’au bac pour la forme et jusqu’en fac pour la bourse, mais songe surtout à monter à Paris. C’est là qu’en 2009 il enregistre son premier disque avec Teki Latex, Orgasmic et Cuizinier, et découvre les cascades du dubstep, “un mélange de rap et de quelque chose que j’avais jamais entendu ! C’était mortel d’enregistrer là-dessus, et complètement inédit”. Mais sa base arrière reste Montpellier. Sur le toit du Corum, le palais des congrès où il nous conduit, une poignée de jeunes tirent sur des joints et nous regardent passer en écoutant son hit, Triumph. Joke se plie à l’exercice de la photo avec ses fans, comme il l’a fait plusieurs fois depuis ce matin : “Paradoxalement, je ne voulais pas venir à MTP (le surnom donné à la ville – ndlr), mais c’est cette ville qui m’a poussé à faire du rap, c’est cette ville que je représente aujourd’hui, et c’est cette ville qui me soutient.” En désignant, au loin, les tours de la Paillade, 19.06.2013 les inrockuptibles III

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“il y a un certain plaisir à appuyer sur des trucs un peu grossiers”

facilités qui agacent. “Ce que je raconte sur disque n’est pas si étranger à ce que je vis, ça reste mon univers, mais on en rajoute un peu. La dimension de divertissement, de show, est importante”, analyse-t-il. S’il réfléchit à travailler des thèmes plutôt que d’enchaîner les vantardises, il refuse de se focaliser sur la police, la drogue ou l’amour : “Je suis attiré par des trucs plus hybrides, comme la chanson Indifférente de Gainsbourg où il parle à une femme et finit par dire que la seule lueur d’intelligence qu’il a vue dans son regard, c’est son propre reflet. J’aime ces trucs un peu inattendus, un peu violents.”

le quartier où il vit aujourd’hui, il poursuit : “J’aime être ici, c’est une ville qui bouge, il y a plusieurs salles de concerts, de bonnes soirées. Et ça ne m’empêche pas de travailler avec des types de l’extérieur.” Dont acte : comme ses voisins de Set&Match, aussi signés sur un label parisien, il sortait fin 2012 l’ep Kyoto, via Golden Eye Music Group, complété ce mois-ci par Tokyo, second volet de ce projet-concept cristallisant ses envies esthétiques – amour de l’egotrip et de la rime salace, options électroïdes racées. “Je crois que c’est l’egotrip qui me plaît le plus, il y a un certain plaisir à appuyer sur des trucs un peu grossiers... Quand j’entends Teki Latex ou Booba sortir ce genre d’énormités, c’est un vrai kiff.” Ce verbe assuré contraste un peu avec l’humilité qu’il affiche. Mais c’est ici que se niche la distance, ce recul qui permet de fomenter un verbe inspiré mais exagéré – quitte à tomber parfois dans un systématisme et quelques

Mais c’est aussi la musique, référencée au-delà du rap, qui donne à son verbe ludique un attrait supplémentaire. Si ses baskets immaculées et son slim soigneusement descendu évoquent Asap Rocky, il cite plus volontiers Ludacris, Kanye West, Booba ou même les Arctic Monkeys. Mais il célèbre surtout l’electro de ses compères Wealstarr ou Leknifrug, et celle de Para One, DJ Mehdi ou Brodinski – qui produit un titre sur Tokyo. Un background singulier où s’enracinent là un cloud rap nonchalant, là un banger stylé pétri de sirènes et de basses dantesques. Et on ne sait jamais si c’est le son des mots, leur sens ou bien le beat qui mène la danse : “Les éléments marquants d’une chanson peuvent aussi bien être un mot qu’une ligne de basse, une connerie bien dite ou un gimmick mélodique. Il faut penser ça comme un tout.” Une esthétique qui lui a valu d’être repéré par le label Def Jam, pour lequel il prépare un album. “Je veux approfondir ça, travailler avec Para One, peut-être avec les Neptunes…” On attend qu’il radicalise encore son sujet, qu’il démonte le gimmick jusqu’à en fracturer son flow, qu’il invite dDamage et les Squarepusher de demain sous ses mots. En France, il est probablement le seul à en avoir l’audace. En remontant la rue de la Loge vers l’esplanade du Peyrou, il désigne un magasin de fringues : “C’est là que tout a commencé. Quand j’avais 10 ans, La Brigade est venue faire une séance de dédicaces ici. J’y suis allé au culot, je leur ai fait un freestyle et ils ont été bluffés. Le soir, ils m’ont fait monter sur scène avec eux, c’était dingue ! Je crois que c’est là que j’ai décidé d’en faire un métier. Depuis, je n’ai pas d’autre option dans la vie.” Thomas Blondeau photo David Richard/Transit/ Picturetank pour Les Inrockuptibles

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Jabberwocky

Perfect Hand Crew

le vivier inRocKs lab Rap, folk, pop ou rock… ces jeunes pousses locales pourraient bien dessiner le futur de la musique hexagonale.

Set&Match

Jabberwocky

Perfect Hand Crew

Reverso Mecanic

Jiddy Vybzz, Bunk & Faktiss forment un crew né sous le soleil d’ici. Finalistes inRocKs lab 2011, ils incarnent le renouveau du hip-hop français, en mêlant le rap jerk ou new-yorkais, la house et la pop. “Le rap, c’est mieux maintenant”, disent-ils. Leurs inspirations vont de Gainsbourg à Marley, en passant par Marvin Gaye, Kid Cudi, Theophilus London ou encore les mythiques Time Bomb. Loin du bling-bling, la bande narre un quotidien modeste grâce à des punchlines douces et efficaces. lesinrockslab.com/setmatch

C’est l’histoire d’une jeune fille seule avec sa guitare, qui chante des ballades folk avec douceur. En tendant l’oreille, on perçoit nettement une touche de blues, héritage de sa passion pour Cat Power et PJ Harvey. Comme elles, Jabberwocky parvient à lier dans un dialogue permanent le jazz et la pop, la joie et la mélancolie. On écoute Echoes, son premier ep, pour le plaisir de réveiller son cœur ou son imaginaire. lesinrockslab.com/jabberwocky

Faire de l’electro-hip-hop avec une pointe de dubstep, le tout en anglais : c’est le pari tenté par le collectif Perfect Hand Crew. Influencé par Dizzee Rascal ou Wiley, le trio survolté prend le pari de faire adopter le grime, genre quintessentiellement londonien, aux Montpelliérains, sans se prendre au sérieux. Ils ont adopté cette science complexe du rythme, leur flow acrobatique débordant d’inventivité et de sensualité. Pionniers d’un mouvement FR garage ? lesinrockslab.com/perfecthandcrew

Trois garçons dans le vent originaires de Lozère ont planté leur étendard pop à Montpellier. En dosant savamment ses influences entre pop sixties et rock nineties, le trio développe arrangements gracieux et rythmique hypnotique. Aussi puissante qu’élégante, leur musique invite à la rêverie grâce à de merveilleuses aubades solaires. lesinrockslab.com/reverso-mecanic Chloé Dalibon

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La Grosse Equipe

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nimportnawak the fuck C’est en faisant n’importe quoi qu’il est devenu célèbre sur le net. Emmerdeur rigolard, Rémi Gaillard vient de tenir son premier rôle au cinéma. Portrait.

T

reize ans déjà que Rémi Gaillard écume internet. Autant d’années avalées à coup de sketchs et d’impostures filmés. Des milliards de vues. Des millions de fans. Aujourd’hui, entre deux conneries tournées dans les rues de Montpellier, son fief, sa bataille, Rémi Gaillard vient de finir de tourner un film sur sa vie. “Je ne réfléchis pas, je m’amuse”, nous dira-t-il plusieurs fois. Si la seconde partie est évidente, la première laisse perplexe. Et ce n’est pas TF1 et Confessions intimes, récemment piégés, qui nous contrediront. Ce coup n’est que le dernier d’une liste d’impostures qui jalonnent sa carrière. “ils m’ont niqué, je vais les contrer” Un calcul abracadabrantesque à Des chiffres et des lettres, une intrusion dans l’Emission des records, une autre dans

le Morning Live, le petit écran est sa cible préférée, juste après la police. Son histoire avec la télé s’avère compliquée, puisque c’est grâce et à cause d’elle qu’il est devenu une star du net. Le déclic a eu lieu dans son canapé : “C’était en 2000, je venais de me faire virer, j’en avais marre de l’autorité (…). Voir les mauvaises caméras cachées de la télé à l’époque, ça m’a motivé. J’ai chopé une caméra et on est partis arpenter les rues. Comme je n’avais pas la repartie d’un Lafesse ou d’un Baffie, je me suis dirigé vers des sketchs plus visuels.” “J’ai proposé mes premières vidéos à des gens de la télé (Dechavanne et Michaël Youn notamment – ndlr) et je me suis fait piquer mes idées, mais j’ai l’esprit de compétition, et je me suis dit : ‘Ils m’ont niqué, je vais les contrer’. C’est comme ça que j’ai lancé un site sur le nouveau média qui montait, internet”, sourit-il. Un site

fait de bric et de broc, des vidéos hébergées à même le site (“deux heures pour charger une vidéo de 30 secondes, c’était l’enfer”, rigole-t-il) et une audience en constante augmentation. D’abord les potes, puis les potes des potes. Aujourd’hui, plusieurs millions de personnes. La vraie bonne idée de Rémi Gaillard : miser sur le comique de situation, sans texte. “Le visuel, c’est une langue internationale”, résume-t-il. Ses vidéos touchent ici et là-bas avec le même impact. Parmi ses fans, Joëlle a une place à part. Patronne d’une boutique de sapes à Sommières, elle a rencontré Rémi il y a quatre ans, par le biais d’une connaissance commune. “On s’est plus quittés depuis, il vient me voir à la boutique quand il a le cafard”, lance-telle. Elle ne tarit pas d’éloges sur son “chouchou”, à propos duquel elle ajoute :

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“des petits jeunes comme Norman et Cyprien me citent parfois comme un pionnier de l’humour sur internet” “Il est fidèle en amitié et aime bien s’entourer d’une équipe de copains pour monter ses coups.” Ces potes l’aident pour tester, filmer, organiser ses vidéos et faire tourner le site. Aujourd’hui, “le plus dur, c’est de trouver des idées, de temps en temps je souffre de la page blanche, et puis, quand j’y pense le moins, des idées se pointent”, remarque Rémi. enjoliveur Depuis ses débuts, Rémi Gaillard a une idée bien précise de son ambition : devenir célèbre par l’absurde. Le fameux slogan “C’est en faisant n’importe quoi qu’on devient n’importe qui” singe le “Pourvu que ça dure !” de Lafesse et accompagne le trublion partout. Un footeux qui jouait dans le même club se souvient qu’“au tout début, ses sketchs tournaient sur des VHS auprès de ses potes du foot, il soignait déjà le packaging en imprimant des jaquettes A4 pour personnaliser les boîtes, qui arboraient déjà le slogan”. Comme dans toute mise en scène de soi, il y a un côté narcissique, souvent dissimulé sous des atours altruistes. “Je le fais pour vous, je le fais pour la France”, aime à lancer l’humoriste avant un sketch périlleux. Si ses talents d’enjoliveur lui servent dans ses vidéos et surtout dans ses impostures, il arrive qu’ils débordent sur sa vraie vie. “A une époque, lors de ses premiers passages télé, il aimait bien laisser entendre qu’il avait failli être pro, alors qu’il n’a jamais joué plus haut qu’au niveau régional”, tacle un ancien du centre de formation du MHSC qui le croisait régulièrement. Un autre habitué des terrains de la région raconte : “Quand il a commencé à être un peu connu nationalement, il jouait à l’agent. Il ‘suivait’ des jeunes joueurs ou des mecs de DH, venait voir des matchs mais il se mettait seul dans un coin, comme s’il venait scouter un joueur. Il avait proposé à un joueur de Lattes de le mettre en contact avec des clubs et de lui faire rencontrer des gens. Sans suite.” Cette passion du foot lui inspirera d’ailleurs l’une de ses impostures les plus célèbres lorsqu’en 2002, à l’occasion de la finale de la Coupe de France, il parvient à serrer la main de

Chirac et à célébrer la victoire sur la pelouse déguisé en joueur de Lorient. “j’ai envie de leur montrer qui est le patron” Rémi Gaillard agace ou amuse, mais ne laisse pas indifférent. Au fil de ses treize ans d’activité, le filou a fait montre d’une quasi-science du buzz. Certaines de ses vidéos ont été vues des dizaines de millions de fois (63 millions pour Mariokart !) partout sur la planète. Mais surtout il est l’un des premiers à avoir tenté l’aventure de l’humour sur le net. L’idée paraît naturelle aujourd’hui, mais ne l’était absolument pas à l’époque et positionne le Montpelliérain en pionnier. “J’ai vu il n’y a pas longtemps que des petits jeunes comme Norman, Cyprien et compagnie me citaient parfois comme un pionnier de l’humour sur internet, ça me fait plaisir mais en même temps ça me motive, parce que j’ai envie de leur montrer qui est le patron”, se marre-t-il. Le patron vient de terminer le tournage d’un film, N’importe qui. Pour sa première expérience d’acteur, il campe Rémi, 36 ans, qui décide d’arrêter les conneries sur internet et d’embrasser une vie normale et rangée. “C’est une fiction, prévient le réalisateur du film Raphaël Frydman, une comédie où l’on joue avec l’univers de Rémi et certains de ses personnages, mais ce n’est pas une enfilade de sketchs. C’est plutôt un ovni !” “Rémi était hyper-investi et il s’en est très bien tiré”, précise Frydman, dont c’est le deuxième film au cinéma. L’humoriste avoue avoir décliné plusieurs propositions avant d’accepter celle de Jean-François Richet (réalisateur du diptyque Mesrine), ici producteur. “Le premier contact remonte à trois ans, Richet avait aimé le sketch de l’escargot, va savoir pourquoi, il a tenu à me rencontrer, et je me suis dit pourquoi pas.” Tourné à Montpellier (“sur les lieux du crime”, rigole Frydman), le film est au montage et devrait sortir fin 2013. “Que ça marche ou pas, je sais que mon public est ailleurs, nuance Rémi Gaillard, je vois déjà venir les critiques mais je les emmerde, je m’amuse.” Gino Delmas 19.06.2013 les inrockuptibles IX

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archibien Remarquée pour son audace et ses innovations architecturales depuis trente ans, la ville ne cesse de s’étendre et d’attirer des créateurs de renom.

L’hôtel de ville par Jean Nouvel et François Fontès

confirme l’architecte Paul Chemetov, qui est en charge de la construction du nouveau quartier Saint-Roch. Depuis vingt ans, ce grand nom de l’architecture française – aujourd’hui âgé de 84 ans – fréquente régulièrement les rues ensoleillées de la ville. La ZAC Nouveau Saint-Roch se développe sur les friches urbaines de l’ancienne gare de marchandises, dans la continuité de la gare de Montpellier. Le projet a pour ambition de créer un nouveau quartier et de moderniser la gare. A ce tableau d’ensemble s’ajoute les folies montpelliéraines, qui sont inscrites dans la politique d’urbanisme de la ville depuis une trentaine d’années.

“en parcourant les différents quartiers, des âges et des styles différents se superposent” Paul Chemetov, architecte

Ville de Montpellier

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es stars de l’architecture à Montpellier ? C’est une tradition ancrée dans la cité depuis que Georges Frêche a décidé de confier à l’architecte catalan Ricardo Bofill la création du monumental quartier d’Antigone dès son arrivée à l’hôtel de ville en 1977. Décrit comme un visionnaire mégalomane et comme un insatiable bâtisseur, l’ancien maire de Montpellier a tout fait pour attirer les meilleurs architectes dans sa ville. Du Corum (palais des congrès) édifié par Claude Vasconi à la médiathèque Emile-Zola de Paul Chemetov (avec Borja Huidobro) en passant par l’hôtel de ville signé par Jean Nouvel (avec François Fontès), les plus grands architectes ont laissé leur empreinte dans cette ville du Midi. Des pointures internationales, comme Christian de Portzamparc pour les Jardins de la Lironde ou Zaha Hadid pour le complexe qui doit abriter les archives départementales de l’Hérault, ont également construit à Montpellier. “Montpellier mêle désormais fondations médiévales, style haussmannien autour de la place de la Comédie et tentatives de modernisme avec le quartier néoclassique de Polygone”, analyse Alexandre Brun, maître de conférences au sein du département de géographie et d’aménagement à l’université Paul-Valéry Montpellier III. “15 % de la ville actuelle ont été créés ex nihilo. Quand on lève les yeux, on ne voit que des grues”, poursuit-il. “Ce qui me plaît à Montpellier, c’est ce mélange d’architectures. En parcourant les différents quartiers de la ville, des âges et des styles différents se superposent”,

L’opération vise à transformer douze terrains au bord des lignes de tramway. Folies, pour les changements. Mais les folies montpelliéraines font surtout référence aux demeures bâties sous l’Ancien Régime par la noblesse de robe ou la riche bourgeoisie de la ville, qui contribuent à l’identité de la ville et de sa région. Les nouvelles folies du XXIe siècle témoignent, elles, de la vitalité architecturale de Montpellier. “Après avoir souffert d’une marée pavillonnaire, la ville de Montpellier a fait le choix de refaire des quartiers dans la ville”, raconte Paul Chemetov, notamment pour ne pas “gâcher la campagne”, ajoute-t-il. Depuis Antigone, chaque opération relance le débat entre partisans de l’architecture contemporaine et sceptiques. C’est pourtant ce mélange de styles qui a plu au New York Times. Le quotidien américain avait retenu Montpellier parmi les quarante-cinq sites à visiter absolument en 2012 ! La cité du Languedoc était la seule ville française à figurer dans ce classement, grâce à sa richesse architecturale… et ses lignes de trams habillées par Christian Lacroix. Car, à Montpellier, même les trams sont signés. Elena Fusco

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“je reste attaché au club et à la ville” Il a joué avec le bouillant Cantona, participé à la conquête de la Coupe de France en 1990 : rencontre au Mexique avec Carlos Valderrama, milieu de terrain mythique.

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e 1988 à 1991, Carlos Valderrama, sa chevelure luxuriante et sa culture du toque (jeu fait de passes courtes et rapides), a constitué une attraction majeure du championnat de France sous le maillot de Montpellier. Mais bien plus qu’une curiosité exotique, c’est alors le meilleur joueur d’Amérique du Sud que le club de Louis Nicollin engage. A 51 ans, le cheveu toujours aussi prolifique, l’idole colombienne se remémore ses années héraultaises. Quel souvenir conserves-tu du premier contact avec Montpellier, un club que personne ne devait connaître en Colombie ? Carlos Valderrama – Quand on m’a parlé de ce club, j’ai demandé : ‘Mais où se trouve cette ville ?’ Le Brésilien Júlio César, qui jouait là-bas et dont l’agent s’était rendu à Cali pour me faire part de l’intérêt de Montpellier, m’a beaucoup aidé. Il m’a donné des infos, m’a dit que le club allait monter en Première Division. Moi, mon rêve était de jouer en Europe, et je n’ai pas voulu rater cette occasion. Quand je suis parti, personne en Colombie ne connaissait encore Montpellier. Comment s’est passée ton adaptation à la culture française ? Les six premiers mois ont été difficiles, à cause de la langue, mais on m’a vraiment bien traité à Montpellier.

Je n’ai que des choses positives à dire sur la ville et le club. Jean-Louis Gasset, qui s’occupait de la Troisième Division, m’a notamment beaucoup aidé. Monica aussi, la prof de français. Nos trois familles passaient beaucoup de temps ensemble, avec Monica en guise de traductrice. On habitait dans le même quartier. On sortait au restaurant, ça c’est la culture française. On n’avait pas de lieu fétiche, on changeait souvent d’adresse. Avec la famille, on aimait beaucoup aller à Palavas-les-Flots. Quand tu as débarqué à Montpellier, tu venais d’être élu meilleur joueur sud-américain et l’entraîneur, Pierre Mosca, ne te faisait pas jouer. Comment as-tu réagi ? En matches amicaux, cela s’est d’abord très bien passé, puis j’ai été évincé du onze de départ, mais je n’ai jamais désespéré. En fait, Mosca en voulait au président Nicollin de m’avoir engagé sans le prévenir, et il m’a fait payer cela alors que je n’étais pas responsable de la situation. Finalement, ça m’a servi. Je me suis dit qu’il fallait que je travaille encore plus. Nicollin m’a toujours appuyé, il ne voulait pas que je parte. Je suis d’ailleurs toujours reconnaissant envers lui et sa famille. C’est l’un des rares bons dirigeants que j’ai rencontrés dans ma carrière. Que te disaient tes coéquipiers de la Colombie, à une époque où le narcotrafic vampirisait l’image du pays ?

Ils ne connaissaient pas grand-chose, je ne crois pas non plus qu’ils avaient de préjugés négatifs. En tout cas, pour moi, ça a été une satisfaction de jouer avec des grands joueurs comme Laurent Blanc ou Eric Cantona. Ce sont des légendes du football mondial. On s’entendait très bien, on a gagné la Coupe de France ensemble. Ce sont de bons amis, ils ont toujours été respectueux envers moi. Cantona arrive à Montpellier un an après toi. C’est alors un jeune joueur que tu ne connais sans doute pas. Quel souvenir conserves-tu du premier entraînement en sa compagnie ? J’ai tout de suite mesuré sa qualité technique. C’était vraiment un joueur complet, exceptionnel. Il s’entraînait dur, arrivait avant les autres et partait après. Qu’il soit devenu l’un des meilleurs joueurs du monde ne m’a pas surpris. Cantona était aussi un joueur impulsif, qui multipliait les esclandres. Tu as été témoin du fameux incident qui l’a opposé à son coéquipier, Jean-Claude Lemoult1 : que s’est-il passé exactement ? Cantona n’était pas un joueur problématique, mais de tempérament. Il s’est battu avec Lemoult parce qu’il voulait gagner. On était dans la dernière ligne droite de la Coupe de France (il s’agissait en fait d’un simple match de championnat – ndlr). Cantona voulait toujours aller vers l’avant. Ce genre d’accrochages est courant dans le football.

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Pedro Ugarte/AFP

Quelle relation as-tu entretenue avec Aimé Jacquet, qui prend les commandes de Montpellier en 1989 ? Ah, le professeur Jacquet. C’est un monsieur. Il travaillait très bien, j’ai un immense respect pour lui. Notre groupe comptait beaucoup de vétérans, de poids lourds, et lui restait toujours tranquille. Il te disait ce qu’il avait à dire toujours avec calme. C’était un grand connaisseur du football. Avec Jacquet, j’étais titulaire. Il me disait toujours : “Carlos, avec la technique que tu as, tu n’as pas le droit de perdre le ballon.” (rires) Habitué aux ambiances bouillantes des stades colombiens, la pression étaitelle moindre pour toi en France ? Moi, sur le terrain, j’ai toujours été tranquille. Je jouais avec la tête. Après, les stades en Colombie sont sans doute plus bruyants qu’en France, mais la pression est inhérente au football. Jouer en France, en Colombie, ou ailleurs, c’est la même chose. Le Deportivo Cali et Montpellier étaient deux clubs similaires, très bien structurés, où il fallait être performant. Un match reste particulièrement dans la mémoire des Montpelliérains, ce quart de finale de Coupe des Coupes face à Manchester United (1991). La victoire semblait à votre portée… On a très bien joué, mais on a aussi fait des erreurs. Et à ce niveau, ça ne pardonne pas. Manchester United était vraiment une grosse équipe, ça reste un bon souvenir.

“Nicollin m’a toujours appuyé, il ne voulait pas que je parte. Je lui en suis toujours reconnaissant”

Reviens-tu parfois à Montpellier ? Oui, je reste attaché au club et à la ville. De temps à autre, je vais revoir des amis. La dernière fois que j’ai été en contact le président Nicollin, ce fut pour les 30 ans du club. Je lui ai amené un maillot pour sa collection. Je sais que ça lui fait plaisir (rires). C’était un maillot des Colorado Rapids, le club où j’ai terminé ma carrière. En 1991, pourquoi choisis-tu de quitter Montpellier pour t’engager avec le Real Valladolid ? En fait, je suis parti du club à contre-cœur. La durée de mon contrat était de quatre années et le club a préféré se séparer de moi car il voulait récupérer de l’argent sur mon transfert. C’est le foot, les affaires, c’est comme ça partout. Avec Valladolid, le projet était intéressant, j’allais rejoindre plusieurs compatriotes : René Higuita, Leonel Alvarez, et l’entraîneur, Pacho Maturana. Au final, le club a connu des problèmes financiers… Pour terminer, quelle musique écoute Carlos Valderrama ? J’aime beaucoup la salsa. Si j’avais un artiste à conseiller, je dirais Carlos Vives, qui est né à Santa Marta, comme moi. recueilli par Thomas Goubin 1. A la suite d’une défaite à Lille (1-0, en octobre 1989), Cantona prend pour une attaque personnelle une déclaration de son coéquipier Lemoult sur le manque d’efficacité de l’équipe. Il lance ses crampons au visage de Lemoult. Bagarre au sein du vestiaire. 19.06.2013 les inrockuptibles XIII

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Khalid Bouazaoui, un album au compteur et fondateur de l’association Condamnés à réussir, dans le studio de la MPT

une illustre Maison Construite à deux pas du quartier populaire de la Paillade en 1977, la Maison pour tous Léo-Lagrange a été la première du genre. Révélatrice de talents, elle assure aussi la solidarité entre les habitants.

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ieux mas au teint beige rosé, la Maison pour tous Léo-Lagrange est “le premier bâtiment du quartier”, souligne Vincent Ferraris, son directeur depuis deux ans. Aujourd’hui, l’ancienne ferme détonne dans ce paysage de grands ensembles. Avec sa dégaine de vieux rockeur, jean et veste en cuir sur le dos, le directeur raconte l’histoire de ces murs en faisant tourner sa bague sur son annulaire : “Le lien avec le quartier est historique. Créée en 1977 par l’ancien maire Georges Frêche, la MPT Léo-Lagrange avait pour but de drainer du public des autres quartiers de la ville”, explique-t-il. La Maison héberge quarante associations et recense près de mille adhérents, enfants et adultes confondus, dont une partie ne vit pas dans le quartier. “Il n’y avait que des vignes et des champs, avant l’urbanisation massive qui a accompagné l’arrivée de nouvelles populations d’Afrique du Nord dans les années 60”, continue Vincent Ferraris. Depuis trente ans, le réseau des MPT n’a pas cessé de se développer. Aujourd’hui, Montpellier compte vingt-six centres. “Les Maisons favorisent les rencontres, le développement personnel et la solidarité entre habitants, par le biais d’ateliers artistiques et de rencontres.” Elles sont un relais efficace de la politique de la ville dans les quartiers.

Depuis les années 80, la situation n’a pas évolué, la Paillade reste le quartier le plus pauvre et le plus peuplé de Montpellier : 22 000 habitants, 40 % de chômage chez les moins de 30 ans. “On a rarement des soucis avec les gens du quartier. Le dernier épisode du genre était avec un groupe de jeunes qui entraient par effraction dans le centre. Il a fallu être patient pour réussir à leur parler et, maintenant, ils sont intégrés. Certes les tensions existent et se ressentent, surtout en cette période de crise. Mais ça n’a jamais pété.” Lors des émeutes de 2005, alors qu’une grande partie des quartiers populaires de France s’enflammait, celui de la Paillade est resté calme “grâce au travail de relais des différentes associations de la MPT qui ont permis d’éviter que la tension ne dégénère”, affirme Vincent Ferraris. Entre les murs de la MPT, la musique sert de catalyseur. Vraie vedette du centre, le studio est situé au premier étage. De ses fenêtres, on surplombe le patio interne. Dans la pièce, des CD

Léo-Lagrange héberge quarante associations et recense près de mille adhérents

accrochés. Tous ont été enregistrés ici. Polo et short baggy, Khalid Bouazaoui répète son dernier titre, casque sur les oreilles. Rappeur de 24 ans dont 20 à la Paillade, il fait partie de ces jeunes qui ont tiré bénéfice de la Maison pour tous Léo-Lagrange. Avec une quinzaine de scènes et un premier album intitulé Rap Full HD, l’artiste commence à se faire un nom sur la scène hip-hop locale. Conscient des difficultés auxquelles les jeunes sont confrontés, ce jeune homme a créé l’association Condamnés à réussir. “Dans le quartier, c’est difficile d’assumer son côté artistique. Il y a de vrais talents, et on veut les accompagner.” Tous les mercredis dans le studio d’enregistrement, avec Mounir Retaiba, ils animent des ateliers de rap pour les jeunes afin de les aider à composer. Fier, il regarde le clip vidéo de fin d’année les yeux pétillants. “Il y a une énergie à la Paillade et il faut la valoriser. Mais quand tu ne gagnes pas d’argent, t’es pas crédible aux yeux des autres”, conclut-il, amer. Dans la cour du mas, le calme règne. Loin du boucan de la ville, l’atmosphère est paisible comme à la campagne. Un timide bruit. Cinq femmes traversent la cour en riant discrètement. Un enfant monte les marches d’un escalier au fond du patio. Un jeune pousse la porte d’entrée. Khalid Bouazaoui regarde par la fenêtre : “Dans cinq ans, j’aimerais que ce soit ces jeunes qui prennent ma relève.” texte et photo Elena Fusco

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spécial Montpell

ier

lieux sûrs Si vous cherchez une toile de Paul Signac ou une belle entrecôte, suivez le guide.

centre d’art/ musées La Panacée Ce centre d’art contemporain flambant neuf ouvre le 22 juin au cœur du vieux Montpellier, dans un quartier qui grouille d’étudiants (entre les facs de droit et de médecine). Outre une résidence étudiante, l’ancienne bâtisse entièrement rénovée abrite quatre espaces d’expositions, un auditorium, trois hébergements pour artistes, un café et un patio central, le tout hypermoderne et modulable. On mise une pièce sur ce petit nouveau, point de rencontre entre la Gaîté Lyrique et la Villa Médicis, le patio en plus. 14, rue de l’Ecole-de-pharmacie, tél. 04 34 88 79 79, lapanacee.org

musée Fabre

Brice Pelleschi

Depuis sa mue en 2006, le musée Fabre continue à enchaîner les grosses expos. Le 13 juillet, c’est le peintre Paul Signac (1863-1935), navigateur passionné et théoricien du pointillisme, qui prend ses quartiers jusqu’au 27 octobre. Cette exposition au fil de l’eau fait voyager dans de nombreuses villes du Sud, Collioures, Sète, Marseille, Saint-Tropez,

Venise, notamment. Bonne complémentarité avec le Pavillon populaire du Musée, de l’autre côté de l’Esplanade, qui propose des expos photos bien senties. 13, rue Montpelliéret, tél. 04 76 14 83 00, museefabre.montpellier-agglo.com/ Pavillon populaire, esplanade Charles-de-Gaulle, tél. 04 67 66 13 46

resto/bars Les Bains Peut-être une des plus belles terrasses de la ville. A l’abri des épais murs des anciens bains municipaux derrière l’Opéra, le patio semble hermétique à l’agitation du centre-ville et au temps qui passe. L’entrecôte y est mémorable. La pause parfaite dans une journée de travail ou de shopping. 6, rue richelieu, tél. 04 67 60 70 87, les-bains-de-montpellier.com/

L’Appart’thé Niché dans une descente entre la rue de l’Aiguillerie et le musée Fabre, ce resto cache bien son jeu. Les prix sont accessibles (12 euros le plat à midi), la cuisine ouverte sur la salle, les serveuses discrètes et le chef officie en chemise et jeans sous son tablier. Mais l’assiette est une surprise.

L’animal a tanné son cuir dans plusieurs gastros avant de lancer son affaire. De très bons plats du jour, servis jusque tard dans l’après-midi. 6, rue Glaize, tél. 09 51 13 37 84

quartier Saint-Roch Le centre névralgique arty, branché et populaire. A l’heure où le meilleur coiffeur de la ville, le “K”, ou les boutiques indépendantes de la rue du Petit-Saint-Jean ferment, les rockers tatoués du St-Roch, le rade increvable qui fait l’angle avec la rue du Plan-d’Agde, attaquent déjà leur pintes. Juste en face, des bobos attablés à la brasserie du Bouchon Saint-Roch décortiquent la carte. Un peu plus haut dans la rue du Plan-d’Agde, quelques potes plutôt branchés se marrent autour d’une bière et d’une portion de fish and chips du Beehive. Ils sont nombreux à venir se perdre dans ce triangle des bermudes, pour ne réapparaître parfois qu’au petit matin. Café St-Roch, 22, rue du Petit-Saint-Jean, tél. 04 67 66 09 55 ; Bouchon Saint-Roch, 14, rue du Plan-d’Agde, tél. 04 67 60 94 18 ; The Beehive, 15, rue du Plan-d’Agde, tél. 09 66 94 53 71 Gino Delmas

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