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France 0 Hollande 1

Austin, Texas

le nouvel Hollywood

Vanessa les histoires dʼA.

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Allemagne 4,40 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

No.909 du 30 avril au 7 mai 2013 www.lesinrocks.com

éditio régionnale

BRUXELLES

16 pages

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par Christophe Conte

cher Francois Hollande

C  

’est ton premier anniversaire de Moi Président, mon Françounet, et je dois bien t’avouer qu’après un an d’exercice, on a la bougie un peu molle et la flamme vacillante. Souviens-toi pourtant, c’était un joli soir de mai comme tu les aimes, enfin comme on les aimait. Le peuple de gauche revenait triomphant à la Bastille, la droite et l’extrême droite consolidaient leur alliance en dénombrant quelques drapeaux algériens dans la foule, hurlant déjà à la légalisation prochaine des prières de rue et du piétinement des principes républicains et laïcs par des fous de Dieu extrémistes. Un an plus tard, on en rigole pour ne pas en pleurer, ce sont les mêmes qui s’agenouillent sur le bitume et bafouent la démocratie au nom d’un obscurantisme qui n’a rien d’islamiste. Mais cette victoire sur les cons, cette application

méthodique d’une des propositions fortes de ton programme, est bien la seule raison de se réjouir franchement de cette première année de mandat. Oh si, remarque, il y en a une autre, d’importance : on préférera toujours ta bonhomie un peu empruntée à l’hystérie vulgaire et dangereuse de celui que tu boutas hors du Palais. Comme à tout prendre on se satisfait de s’endormir dans la paix de savoir qu’on n’est plus dirigés par Hortefeux, Buisson, Guéant, Wauquiez, Pécresse ou Douillet. On se satisfait de peu, et on s’endort beaucoup, faut dire. Cette gauche camomille que tu incarnes, on en viendrait presque à lui préférer la gauche caviar d’autrefois, bien qu’avec Cahuzac on en ait retrouvé à nouveau brièvement le goût et le dégoût, et qu’accompagné de fromage suisse, le caviar soit encore plus indigeste. Mais la camomille, tiède de surcroît, sucrée à l’aspartame du réalisme

économique et de la rigueur budgétaire, n’est pas non plus la tasse de thé qu’on attendait en te confiant l’argenterie et la porcelaine élyséennes. Ton “ennemie” la finance t’a finalement accepté pour ami sur le Facebook du renoncement et de l’impuissance, et Merkel a liké avec des cœurs et un smiley radieux. Si encore tu paradais comme un cador sur la crête des sondages, si ta politique de droite maquillée de quelques fards sociaux t’avait rendu populaire, on pourrait se sentir cocus mais contents, au moins pour toi. Mais à 25 % d’opinions favorables, chiffre sans doute corrigé à la baisse d’ici la parution de ce billet, tu dégraisses plus vite encore que pendant la campagne tout en imposant à tous ton régime de merde. Ou tu n’as rien compris, François II, ou alors tu es au contraire le plus grand stratège socialo depuis François I et personne encore ne s’en est aperçu. Le capitaine de pédalo dans la semoule, pour parodier ce con de Mélenchon, serait ainsi un croisiériste averti qui trouvera la bonne vitesse pile au moment où il faudra franchir la ligne d’arrivée, avec pour objectif un second tour de bassin. D’ici là, combien de pauvres gens auront passé par-dessus bord ? Combien finiront dévorés par les requins dont tu préserves étrangement la prolifération ? Combien auront eu la gerbe ? Quelles tempêtes aura-t-il fallu traverser et combien d’avaries auront entamé ton rafiot ? A quoi aura servi tout ça, hormis à t’assurer un strapontin pas trop miteux dans l’histoire de France ? Putain, Francesco, il reste quatre ans, fais pas ton Raymond, mets la barre à gauche ! Si tu échoues sur le sable ou plonges dans les abysses, qu’au moins l’honneur soit sauf et les regrets moins salés. Je t’embrasse pas, t’as du boulot. participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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03 billet dur cher François Hollande

08 on discute

Jean-Baptiste Mondino

No.909 du 30 avril au 7 mai 2013 couverture Vanessa Paradis par Jean-Baptiste Mondino couverture régionale Stéphane De Groodt par Colin Delfosse/ Out of Focus pour Les Inrockuptibles

32

et voilà le travail…

10 quoi encore ? à l’Assemblée avec Vikash Dhorasoo

12 anniversaire

12

présidence de François Hollande : un an d’action et d’inaction, 8 pages spéciales

20 nouvelle tête Virgil Vernier, cinéaste libre

22 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat le président de la République tchétchène est chelou

26 idées

Coll. MJS, Paris, Courtesy of Metro Pictures, New York, Courtesy of  Mike Kelley Foundation for the Arts, Estate of Mike Kelley All rights reserved

Régis Duvignau/RÉA

24 à la loupe

et si un bug informatique menait à l’effondrement de l’économie mondiale ?

30 où est le cool ? à Montréal, dans un peigne pliable, chez la femme Jacquemus…

32 Vanessa Paradis, belle idylle

38

c’est en compagnie des hommes, et surtout de Benjamin Biolay, qu’elle revient à la chanson. Entretien

38 Mike Kelley, en état de grâce un an après son suicide, le Centre Pompidou rend hommage à ce plasticien érudit et irrévérencieux. Story

44 Valerie June, le chant de la sirène une voix qui donne le frisson, à la fois ancienne et virginale, à la croisée du blues, du folk, de la soul et de la country. Portrait

pour l’édition régionale No.909 du 30 avril au 7 mai 2013

www.lesinrocks.com

48 Austin, the place to be Vanessa Paradis

le cinéma indé US a sa ville et une toute nouvelle génération de cinéastes y accourt. Reportage et entretien avec le réalisateur de Mud, Jeff Nichols, qui s’y est installé

les histoires d’A. Veence Hanao

rappeur des abîmes

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Stéphane De Groodt mais qu’est-ce qu’il a ?

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le petit groom au calot rouge a 75 ans. L’occasion d’un recueil illustré par 200 auteurs d’aujourd’hui

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retrouvez aussi l’édition régionale sur iPad et kiosques numériques 30.04.2013 les inrockuptibles 5

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société Everial au 01 44 84 80 34

64 Mud – Sur les rives du Mississippi de Jeff Nichols

66 sorties The Lebanese Rocket Society, Stoker, Entrée du personnel, Orléans, L’Intervallo, L’Ultimatum des trois mercenaires…

73 jeux vidéo

Runner 2 dans le bon rythme

74 séries Israël en force au festival Séries Mania

76 The Child Of Lov portrait d’un Hollandais volant et groovy

78 mur du son King Krule, Richie Havens, Lana Del Rey…

79 chroniques Swann, Lady, Hanni El Khatib, Cayucas, The Apartments, Dean Blunt, Miss Kittin…

89 concerts + aftershow Phoenix à Londres

90 Patrick Modiano la mémoire pour se débarrasser du passé

92 romans Joyce Maynard, Florence Seyvos, Michèle Bernstein, Don Carpenter…

96 tendance Bruce Bégout dans la ville monstre

97 bd Dungeon Quest, tome 3 de Joe Daly…

98 Oliver Frljic dynamite antinationaliste dans les Balkans + Iphis et Iante par Jean-Pierre Vincent

102 Frac troisième génération les Frac, 30 ans et l’avenir devant + Ron Mueck à la Fondation Cartier

106 Karine Le Marchand l’animatrice de L’amour est dans le pré est devenue une icône populaire

108 programmes retour de la série d’Arte Architectures + Fini de rire, les caricaturistes en danger

110 net A Day Without News?, un site pour rappeler les risques d’être reporter de guerre profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 111

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

mars 1991 : et si on parlait des Byrds ?

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski rédactrice en chef adjointe Géraldine Sarratia rédacteurs Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net rédacteur en chef adjoint Jean-Marie Durand collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, S. Beaujean, R. Blondeau, T. Blondeau, D. Boggeri, N. Capart, R. Charbon, Coco, C. Cohen, M. de Abreu, M. Delcourt, C. Delfosse, A. Edwards, E. Fusco, P. Garcia, J. Goldberg, O. Joyard, B. Juffin, B. Laemle, P. Le Bruchec, H. Le Tanneur, Lili, L. Michaud, J.-B. Mondino, P. Morais, P. Noisette, T. Pillault, J. Provençal, A. Ropert, L. Soesanto, P. Sourd, C. Stevens, F. Stuccin, L. Vignoli, R. Waks lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Fabien Garel photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Anne-Gaëlle Kamp, Audrey Leclere, Laurence Morisset (stagiaire) conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 coordinateur Nicolas Rapp tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Antoine Brunet tél. 01 42 44 15 68 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 service des ventes chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 assistant marketing direct Elliot Brindel tél. 01 42 44 16 62 contact agence A.M.E. Otto Borscha ([email protected]) et Terry Mattard ([email protected] tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Spécial Bruxelles” jeté dans l’édition vente au numéro des départements 59, 62 et Belgique ; un cahier de 16 pages “Spécial Bruxelles” broché dans les éditions kiosque et abonnés des départements 59, 62 et Belgique ; un encart “Kunstenfestivaldesarts” jeté dans les éditions kiosque et abonnés Paris-Ile-de-France, 02, 60, 80, 59, 62 et Belgique

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Jean-Christophe Marmara/figarophoto

Le 13 avril, des salariés de PSA Aulnay s’invitent au conseil national du PS, à la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette

l’édito

et voilà le travail… 1. Le gouvernement a donc décidé de célébrer la fête du Travail en s’opposant à la loi d’amnistie syndicale, pourtant adoptée de justesse par le Sénat le 27 février. “La position du gouvernement dans ce débat sera ‘non’, nous ne sommes pas favorables à cette amnistie, ni à aucune autre”, déclarait mercredi dernier le ministre chargé des Relations avec le Parlement, Alain Vidalies. Cette proposition de loi prévoyait l’amnistie des délits et sanctions pour des faits commis lors de mouvements sociaux entre le 1er janvier 2007 et le 1er février 2013. Exemple célèbre : le 21 avril 2009, les ouvriers de Continental (usine de Clairoix, Oise) apprennent qu’ils sont déboutés de toutes leurs demandes contre la fermeture de leur usine. Ils saccagent la sous-préfecture de Compiègne. Xavier Mathieu (délégué CGT) et ses camarades seront condamnés. 2. Catherine Tasca, sénatrice PS des Yvelines, vice-présidente du Sénat, lors de la séance du 27 février : “C’est un message de pacification que nous envoyons aux salariés victimes de la violence sociale qui se perpétue dans les entreprises. Nous restaurons aussi leur honneur, et c’est un point majeur. L’amnistie efface une peine qu’ils peuvent vivre comme infamante.” Précisons que cette loi d’amnistie était déjà fort restreinte. C’est ainsi – par exemple – que les militants de RESF (Réseau éducation sans frontières) en avaient été soigneusement écartés… Dans leur infinie sagesse, les sénateurs socialistes prenaient soin de ne pas mélanger les torchons syndicaux et les serviettes angéliques.

3. Depuis mercredi dernier, le gouvernement a donc renoncé à “restaurer l’honneur” des Conti incriminés et celui des autres ouvriers en colère devant les délocalisations et autres licenciements boursiers. Interruption du “message de pacification” après les années Sarkozy. Encore heureux que le Parti socialiste n’ait pas porté plainte contre les ouvriers de PSA Aulnay qui ont osé interrompre le 13 avril les importants et solennels travaux de son conseil national – et contraint le Premier ministre à se tirer vite fait par la porte du fond. 4. J’écris ces bêtises une semaine avant publication. Je prends donc le risque que dès demain, lundi au plus tard, l’exécutif et le groupe socialiste à l’Assemblée nationale se disent que non – quand même pas, allô, quoi, pas juste avant le 1er mai ! –, retrouvent leurs esprits, votent la loi et rendent ces lignes outrancières et grossièrement accusatrices. Après un an de hollandisme, allez savoir pourquoi, je prends le risque, hélas. 5. La droite bête et méchante qui manifeste contre le Mariage pour tous se plaint de ne pas être entendue par le pouvoir. Henri Guaino en a le menton qui tremble. Tout ça sent le manque de pratique, l’amateurisme. Un mouvement tous les trente ans (1984, l’école dite “libre”), c’est peu. Même en ajoutant les processions. Comme j’ai la grande habitude de ne jamais être entendu quand je manifeste, il n’est pas absolument impossible que je remette ça le 5 mai. Et pas avec Frigide Barjot.

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je suis allé à l’Assemblée nationale avec

Vikash Dhorasoo

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endez-vous dans le bar près de l’Assemblée nationale”, nous a dit Vikash Dhorasoo. La veille, au même endroit, le 23 avril, c’était la grosse marave : les anti-mariage pour tous se la collaient contre les forces de l’ordre, c’était lamentable. Le 24 avril, c’est plus cool. Les policiers sont détendus, ils nous sourient presque, et c’est dans une atmosphère pré-estivale que l’on attend l’ancien joueur du Havre, de Lyon, du Milan AC ou du PSG. Qui déboule plutôt chic au Bourbon – le bar qui jouxte l’Assemblée – suscitant l’admiration des femmes installées en terrasse. “J’étais reçu par des députés pour parler des grandes évolutions du foot, on a parlé Tatane, c’était pas mal”, explique Vikash Dhorasoo en accrochant sa veste à sa chaise. Tatane, c’est le nom du mouvement issu du manifeste (à lire sur tatane.fr) que l’ex-footballeur a publié il y a deux ans (avec le soutien de So Foot, de Daniel CohnBendit, du comédien Olivier Barthélémy ou de l’écrivain François Bégaudeau), pour un football avec moins de business et plus de joie. Le parrain du Paris Foot Gay s’étonne du calme qui règne dans les environs de l’Assemblée. “Je n’ai pas compris ce qui s’est passé autour du mariage pour tous. Pour moi et mon entourage, c’était un truc acquis depuis dix ans, tout ça. En donnant ma voix à Hollande, j’avais voté pour ça, donc je ne me suis même pas senti obligé d’aller manifester. C’est comme le droit de vote des étrangers, c’était dans son programme,

Bayern-Barça : “un match fou, tu ne vois ça que dans le foot”

il doit le faire, et vite. Quand Sarkozy a été élu, il a fait passer des lois qui étaient dans son programme, personne n’a rien dit”, explique-t-il en commandant un verre de vin. Avec Tatane, Dhorasoo donne dans l’utopie : il fixe de nouvelles règles, célèbre la démocratie qui règnait dans le club pauliste des Corinthians, veut faire disparaître la notion de défaite – et celle de victoire aussi d’ailleurs. “C’est marrant, on parlait foot avec les députés là, on leur disait ce qu’il fallait faire évoluer dans le business, le jeu, tout ça. Et on sentait qu’ils disaient oui mais qu’au final rien n’allait jamais se faire. En faisant Tatane, on sait un truc, c’est que l’on ne verra probablement pas les changements que l’on essaie d’initier. C’est une attitude saine, je pense.” Il y a quelques mois, Dhorasoo et Tatane ont organisé un tournoi de foot au CentQuatre, avec des enfants, des hommes et des femmes, selon les règles rêvées de Tatane. “J’étais hyper ému. Une femme, mère de deux enfants, est venue me voir pour me dire que ça lui avait fait du bien de jouer, qu’elle en avait rarement eu l’occasion.” Le jeu, le beau jeu. Le 23 avril, il y a eu un événement, le mariage pour tous, mais il y a aussi eu BayernBarça : 4-0. “Un match fou. Tu ne vois ça que dans le foot.” On parle du gros match du joueur hollandais du Bayern, Arjen Robben. “Il a été hyper bon, mais il n’est pas dans les cinq meilleurs. Pour moi c’est Rooney, Van Persie, Ronaldo, Messi bien sûr, et Iniesta surtout. Contre le Bayern il a fait un geste technique : on aurait dit du basket.” Puis Vikash Dhorasoo nous parle d’un spectacle de danse avec Gilles Coronado, de l’expo d’Eva Jospin, du nouveau disque de Devendra Banhart, du single 2023 de La Femme : ses yeux s’illuminent. Il est presque 21 heures, c’est bientôt le début de Dortmund-Real. Il a “rencard chez des potes” pour le regarder. Ça, c’est Tatane. texte et photo Pierre Siankowski

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A

vant de se demander ce qu’a fait François Hollande un an après son élection, demandons-nous d’abord ce qu’il n’a “pas fait”. En un an, François Hollande n’a pas organisé un pot de victoire au Fouquet’s, il n’a pas passé ses vacances sur le yacht de Vincent Bolloré, il n’a pas non plus prononcé de discours absolument stupide à Dakar, et, enfin, il n’a pas lancé à un type venu l’interpeller au Salon de l’agriculture le désormais légendaire “Casse-toi, pov’con”. C’est déjà ça. Après on peut discuter. On peut recenser, comme nous l’avons fait pour ce dossier, les promesses du candidat Hollande et les mettre

en correspondance avec la réalité de son mandat. On peut alors se dire que François Hollande n’a pas encore été au bout du fameux “lui, président de la République” (et que, parfois, il a franchement fait l’inverse. Exemple : il ne devait plus recevoir de dictateur à l’Elysée – certains, visiblement, se sont invités tout seuls). On peut aussi se frapper le front en recensant les ricochets parfois sordides qui suivent les erreurs, couacs, couillonneries et autres lâchetés qui parsèment déjà le quinquennat : du tweet de Valérie Trierweiler au compte en Suisse de Jérôme Cahuzac (plus grave), on est parfois face à une réalité un peu trop augmentée, que l’on ne

Régis Duvignau/RÉA

Un an déjà… et pour quels résultats ? Décorticage de l’action du chef de l’Etat, dans laquelle ses électeurs peinent à se retrouver. Huit pages d’analyses et de regards décalés.

Le 10 janvier, en visite au laboratoire Amplitude Systèmes (Gironde)

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on s’en doutait pendant la campagne : Florange était un test

s’imaginait pas, surtout vu de l’isoloir. Mais il y a pire : il y a Florange notamment, les promesses de campagne, le renoncement, le show Montebourg (marinière + nationalisation + croissants), la décision de Mittal, la fermeture du haut-fourneau, une région presque définitivement sinistrée. On s’en doutait pendant la campagne, Florange était un test : l’occasion de fixer la marge de manœuvre et la volonté politique du Président Hollande. Elle sont donc bien faibles. En 2000, Jospin avait déclaré aux ouvriers de Michelin licenciés : “L’Etat ne peut pas tout.” Treize ans plus tard, Hollande a servi le même bouillon à ceux d’ArcelorMittal, encore une fois, les yeux tournés vers ses chaussures. A l’inverse de Mitterrand, François Hollande n’aura même pas essayé de changer de cap. Mais son bilan fait déjà bien pâle figure en comparaison. L’adoption chaotique du mariage pour tous (et la PMA dans tout ça ?) peine à masquer la forêt de promesses non tenues. Le vote des étrangers aux élections locales : aux oubliettes. Pourtant, lorsqu’il est arrivé à l’Elysée, il y a un an donc, Hollande disposait de tous les leviers de pouvoir. Majoritaire à l’Assemblée et au Sénat, la gauche détient également la moitié des conseils généraux, la quasi-totalité des conseils régionaux et la plupart des grandes villes du pays. Une première depuis 1958 ! Si l’on ajoute à cela une droite fossilisée, on se dit que Hollande avait – et a toujours, la vérité – un boulevard pour réformer le pays. Alors maintenant, qu’est-ce qu’on “fait” ? David Doucet et Pierre Siankowski

promesses

engagements, dégagements Le candidat Hollande avait dressé un “agenda du changement”. Après un an de pouvoir, quelques réussites, des accommodements et des reniements.

F

rançois Hollande avait relativement peu promis pendant la campagne électorale. Rien à voir avec ses prédécesseurs. Seul l’“agenda du changement” et ses 60 propositions puis l’anaphore du débat de l’entre-deux-tours devaient servir de canevas pour le début de quinquennat. Sauf que l’économie de promesses est en train de se retourner contre le Président. “Ses 60 engagements datés

ne sont pas forcément une bonne idée, sourit un de ses proches conseillers. Chaque journaliste s’y réfère pour vérifier si la date a été respectée et si, par exemple en décembre, une mesure n’a pas été concrétisée, on se fait rappeler à l’ordre même si nous l’appliquons trois mois plus tard.” Quant à l’anaphore “Moi, président...”, certains, dans l’entourage de Hollande, y voient “le dernier cadeau empoisonné de Nicolas Sarkozy”. Ce dernier,

qui n’avait pas interrompu son adversaire, le laissant dérouler ses engagements, “l’a pieds et poings lié”. Impossible pour le Président de donner une interview depuis l’Elysée ou de recevoir l’ensemble des parlementaires de la majorité au Château... Il s’y était refusé pendant l’anaphore. Et chacun, observateur ou citoyen, est là pour veiller au grain. Bilan des grandes étapes de cette première année de mandat.

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LiLi

Parlement Le Parlement a voté pour le projet de loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe. La France devient ainsi le neuvième pays européen et le quatorzième dans le monde à accorder ce droit. Le droit de vote des étrangers aux élections locales d’ici aux municipales de 2014. Cette promesse, faute de majorité suffisante des trois cinquièmes au Congrès, ne sera pas honorée. Et le calendrier reste flou pour l’avenir de cette mesure. Le Conseil des ministres a examiné le 1er avril le projet de loi interdisant le cumul des mandats, mais la règle ne sera instaurée qu’en 2017 et non aux municipales de 2014, comme promis. Certains élus, notamment au Sénat, respirent...

fiscalité

Etat

Le candidat Hollande avait beaucoup insisté sur la fiscalité pendant la campagne. Peu étonnant donc que ses premières réformes en soient imprégnées avec la création de la Banque publique d’investissement pour les PME, l’alignement de la fiscalité du capital sur celle du travail, et la création de la symbolique taxe à 75 % pour les hauts revenus payée par les entreprises. Marotte de la campagne, à tel point que tous les ténors de la gauche réunis derrière le candidat Hollande le martelaient : on allait assister à la réforme de la fiscalité avec la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG pour parvenir à un impôt prélevé à la source. Le 6 janvier, sur France Inter, Pierre Moscovici, ministre de l’Economie, indique qu’il n’y a pas d’“urgence” pour cette réforme. Et deux jours plus tard, face à Jean-Luc Mélenchon sur France 2, Jérôme Cahuzac, alors encore ministre délégué au Budget, joue sur les mots et annonce qu’elle a eu lieu. Ah bon ? En off, des proches du Président concèdent qu’il n’en est rien. Le projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires est sur les rails mais cela ne concernera qu’un faible pourcentage des activités des banques. La réforme a été très édulcorée après l’intervention du lobby bancaire.

François Hollande s’était engagé à ne pas réduire le nombre de postes à l’Education, la Justice et l’Intérieur. Promesse tenue avec la création de 5 000 postes en cinq ans pour la justice, la police et la gendarmerie dont 1 000 prévus dans le budget 2013. A l’Education, 60 000 postes sont prévus sur cinq ans. Dès 2012, 1 000 sont créés dans le primaire et 2 355 dans le secondaire. Le budget 2013 prévoit 8 781 postes pour l’Education nationale, plus de 1 000 dans les universités et 230 dans l’enseignement secondaire, selon les chiffres de www.luipresident.fr, site qui tient au jour le jour le bilan des promesses de François Hollande. Le déficit public devait être ramené à 3 % du produit intérieur brut pour l’année 2013. La Commission européenne a estimé qu’il serait de 3,7 % pour la France. Le 19 février, François Hollande annonce qu’il renonce à atteindre cet objectif. Quelques jours plus tard, Pierre Moscovici, son ministre de l’Economie, repousse l’objectif des 3 % à 2014. Le candidat Hollande avait promis de ne pas se mêler de la désignation des responsables de l’audiovisuel public, indiquant qu’elle serait le fait d’une autorité indépendante, en l’occurrence le CSA. Sauf que le patron du CSA reste toujours choisi par le Président. Et le nom

de l’élu n’est pas passé inaperçu : Olivier Schrameck, ex-directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon.

emploi

promesse tenue promesse non tenue petits arrangements

Mise en place des contrats de génération et des contrats d’avenir pour faciliter l’embauche des jeunes, départ à la retraite à 60 ans rétabli pour les personnes ayant commencé à travailler tôt et ayant cotisé toutes leurs annuités. A cinq jours du premier tour, le candidat Hollande avait insisté “sur un coup de pouce au smic”, “conscient, avait-il dit aussi, qu’il n’a pas été augmenté depuis quatre ans”. Le coup de pouce a été de 0,6 %. Certains ont gardé le pouce en travers la gorge... François Hollande avait promis de “défendre l’égalité des carrières professionnelles et des rémunérations entre les hommes et les femmes”. Si un ministère des Droits des femmes a bien été créé, la loi qui sanctionne les entreprises ne réduisant pas les écarts de rémunération commence seulement à être appliquée. Le candidat Hollande s’était aussi engagé à renforcer la parité au Parlement en alourdissant les sanctions financières contre les partis politiques qui ne la respectent pas. Et là, le compte n’y est pas. Marion Mourgue 30.04.2013 les inrockuptibles 15

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vu d’ailleurs

Francois, t’as du courrier international Pour son premier anniversaire, cinq correspondants de presse étrangers font sa fête à Hollande. Leurs analyses ne sont pas un cadeau.

François Hollandee t Xi Jinping

Angela Merkel

à l’avant-garde des libertés ?

politique étrangère : la déception

la crise économique sous-estimée

Miguel Mora, correspondant du quotidien espagnol El País “En Espagne, on a beaucoup de mal à comprendre comment le mariage gay a pu déclencher de telles protestations et devenir le sujet central de la vie politique française durant plusieurs mois. Chez nous, le mariage homosexuel a été légalisé en 2005, il y a eu quelques manifestations mais c’était bon enfant. Rien à voir avec la France, qui est pourtant, sur le papier, un pays laïc et beaucoup moins catholique. Dans les débats parlementaires, Christiane Taubira a paru à la hauteur mais, dans la rue, le pouvoir socialiste n’a pas réprimé assez durement les manifestations d’homophobie. En Espagne, on perçoit toujours la France comme le pays à l’avant-garde des libertés publiques et nous avons été très déçus.”

Zheng Ruolin, correspondant du quotidien de Shanghai Wen Hui Bao “François Hollande a déçu en matière de politique étrangère. C’est le seul chef d’Etat d’une grande puissance mondiale qui a attendu un an pour poser le pied sur le sol chinois. Pendant dix mois, il n’a pas prononcé un mot sur la Chine alors que c’est la deuxième puissance économique au monde. Quand on sait que la France a impérieusement besoin d’exporter, c’est curieux de constater que François Hollande ait mis tant de temps à s’intéresser au pays qui dispose de la plus grande capacité d’investissement au monde. Il avait promis de rompre avec la politique étrangère de son prédécesseur et il fait quasiment pareil. Le président Hollande a adopté la même posture atlantiste et le même regard sur le Proche-Orient. Le seul point positif de ce bilan concerne l’Afrique. Il n’a pas reproduit l’erreur du discours de Dakar et tente de rompre avec la Françafrique. Quant à l’intervention au Mali, c’est une réussite militaire, même s’il faudra observer prudemment les résultats de cette opération sur le long terme.”

Sophie Pedder, chef du bureau parisien du magazine britannique The Economist “La déception que François Hollande suscite aujourd’hui est le résultat de sa campagne. Il n’a pas du tout préparé les esprits à la crise économique qu’il serait contraint d’affronter. Il a essayé de faire passer l’idée qu’il parviendrait à obtenir un budget à l’équilibre en faisant peser les efforts sur les classes aisées. Il a de toute évidence sous-estimé la situation. Il faut cependant reconnaître qu’en matière de consolidation budgétaire, il va plus loin que Nicolas Sarkozy, qui a laissé filer les déficits et la dette. Mais François Hollande peine à s’imposer dans le débat européen face à l’Allemagne. Quand il parle, il n’est pas entendu car la France se retrouve dans une situation économique très affaiblie. Sans réformes structurelles dans son propre pays, la France ne parviendra pas à impulser une nouvelle politique économique européenne.” Sophie Pedder est l’auteur de Le Déni français (JC Lattès)

Zheng Ruolin est l’auteur de Les Chinois sont des hommes comme les autres (Denoël)

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Jérôme Cahuzac

Le député Pascal Cherki, à l’aile gauche du PS

un manque de réactivité et de charisme

trop de compromis ambigus

Giampiero Martinotti, correspondant du quotidien italien La Repubblica “Seuls 26 % des Français se déclarent satisfaits de l’action de François Hollande, les bras nous en tombent. Tous les doutes de départ sur son manque de charisme, d’autorité ou d’expérience semblent se confirmer. C’est un politicien de la IIIe République, un homme qui avance par compromis et qui cherche surtout à ne mécontenter personne. Je crois qu’il s’est trompé de rythme et d’époque. L’instauration du quinquennat, la démocratie d’opinion, imposent un autre rythme. Sa réaction dans l’affaire Cahuzac est en cela assez symbolique. Il a répondu qu’il fallait “donner du temps au temps”, vieil adage mitterrandien qui ne semble pas adapté à cette période de crise. Hollande est également prisonnier du style présidentiel de Sarkozy. C’était un hypercommunicant qui avait compris l’accélération du temps médiatique, même si ses réactions étaient souvent brouillonnes. On ne peut pas imputer la responsabilité de la crise à François Hollande, mais il donne l’impression de ne pas avoir de ligne directrice à son action. Son problème est celui de la social-démocratie européenne qui ne dispose d’aucun remède face à la politique d’austérité.”

Steven Erlanger, chef du bureau parisien du quotidien américain The New York Times “Le grand problème de François Hollande, c’est son manque d’autorité. Il n’a pas la stature d’un chef d’Etat pour le moment. C’est un homme qui, tout au long de sa vie politique, est passé maître dans l’art du compromis ambigu, mais ce qui marchait à la tête du Parti socialiste ne marche plus lorsqu’il est à la tête de la nation. En période de crise, les Français attendent une forme de “roi républicain”, un leader qui prend des décisions difficiles, qui tient un langage de vérité et donne un cap au pays. François Hollande peine à adopter cette posture car ce n’est pas dans sa personnalité et, surtout, ça le contraindrait à affronter l’aile gauche du Parti socialiste. Une épreuve qu’il redoute, alors que l’équipe gouvernementale donne déjà l’impression de manquer de cohésion.” recueilli par David Doucet

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Amadou Keita/News Pictures

étranger

“la realpolitik l’a emporté” Mali, Syrie, Union européenne… Pour le directeur du Centre d’études et de recherches internationales Christian Lequesne, les inflexions de la politique étrangère sont surtout formelles.

L

e 22 janvier 2012, en campagne au Bourget, Hollande avait dit : “Présider la République, c’est ne pas inviter les dictateurs en grand appareil à Paris.” Depuis, sont notamment passés à l’Elysée les dirigeants de l’Azerbaïdjan, du Bahreïn, du Gabon et d’Abou Dhabi… Christian Lequesne – Ça pose problème, mais la France veut être en Afrique. Et ce, quelle que soit la couleur politique du gouvernement. Ce qu’on appelle la Françafrique, ce sont des réseaux très structurés : des diplomates, les services secrets et des intérêts économiques. Au pouvoir, on est toujours rattrapé par d’autres logiques… C’est inévitable ? Sans être cynique, oui. La guerre au Mali, par exemple, revient à soutenir un gouvernement issu d’un coup d’Etat. Mais il y avait aussi la question de l’avancée du djihad, des groupes salafistes, de nos intérêts au Sahel… La realpolitik l’a emporté car, au final, on peut dire que la France a sauvé un gouvernement issu d’un putch. Le Parlement a voté, le 22 avril, la prolongation de l’opération militaire

au Mali. Se dirige-t-on vers une guerre plus longue qu’annoncée ?  Toutes proportions gardées, le schéma ressemble au scénario afghan. Je crois qu’on va rester. On aimerait passer le bébé à l’armée malienne, mais ce n’est pas possible. On peut toujours considérer que c’est du néocolonialisme. L’idéal serait que l’Europe prenne le relais. Mais pour le moment, on n’a pas le choix.  Sur la réintégration de la France dans l’Otan (effective depuis 2009), la rupture annoncée n’a pas eu lieu non plus… A l’époque dans l’opposition, la gauche avait beaucoup critiqué la décision de Sarkozy de revenir dans la structure militaire de l’Otan. Après son élection, Hollande a demandé à Hubert Védrine (ministre des Affaires étrangères de Jospin de 1997 à 2002 – ndlr) de faire un rapport sur cette question. Ce qui n’est pas neutre puisque ce même Védrine avait à l’époque critiqué ce choix de Nicolas Sarkozy. Au final, son rapport dit : mieux vaut rester, à un certain nombre de conditions certes, mais finalement on reste dans la structure intégrée. 

Hollande s’inscrit dans la continuité de Sarkozy ? Si on analyse le fond des positions françaises, on a plutôt le sentiment que, sur l’essentiel, on est dans la continuité. Il y a en revanche une rupture sur le style. Hollande se veut plus discret et beaucoup moins flamboyant que Sarkozy. Cela a permis de se réconcilier avec un certain nombre de partenaires. Il y a aussi une petite exception avec la politique européenne, qui se trouve davantage traitée comme de la politique intérieure. Mais on ne perçoit pas de grandes propositions françaises sur l’élargissement ou sur les réformes institutionnelles de l’Union européenne. Disposez-vous d’exemples concrets en matière de “rupture stylistique” ? Nicolas Sarkozy contrariait par exemple sans ménagement l’ambition de la Pologne qui n’est pas encore dans l’euro. L’ex-président ne cessait de dire “à la table des 17, il ne doit y avoir que ceux qui ont déjà l’euro”. Les Polonais prenaient ça comme une marque de mépris et d’arrogance. Hollande a dit : “mais non, ce qui est important, ce sont ceux qui veulent avoir l’euro”. Pareil avec la Turquie, notre relation bilatérale est aujourd’hui bien meilleure. Sarkozy avait un vrai problème, il était idéologiquement opposé à l’entrée des Turcs dans l’Union européenne. Je ne sais pas si Hollande est pour, mais pour le moment il n’a pas fait tant d’histoires. Pour la gestion du dossier syrien, la droite aurait-elle agi différemment ?  Bien que ce soit de la politiquefiction, je ne crois pas qu’il y aurait eu une grosse différence. Nicolas Sarkozy avait simplement dit, avant de quitter le pouvoir, qu’il regrettait d’avoir accueilli en grande pompe Bachar al-Assad un 14 juillet. En revanche, je ne sais pas si un gouvernement de droite aurait reconnu aussi rapidement que Hollande l’opposition syrienne… recueilli par Geoffrey Le Guilcher dernier ouvrage paru La Politique étrangère de Jacques Chirac (Riveneuve Editions), codirigé avec Maurice Vaïsse, 248 pages, 19 €

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Eric Feferberg/AFP

Boutin en pleine descente de lacry

Pour Plenel, l’enquête passe avant tout

#CroisonsLes@GuillaumeTC

Jean-Sébastien Evrard/RÉA

Nan mais allô, t’arrête de tweeter là, Valérie

grands moments

des filles et des gars collatéraux La première dame ne chante pas, la moustache à la Magnum est à la mode, un spécialiste en implants capillaires devient (brièvement) ministre, la droite se frite avec les CRS… La gauche au pouvoir, c’est vraiment n’importe quoi. ìGérard Depardieu s’embrouille avec le Premier ministre et devient Russe allant jusqu’à louer les qualités humaines et politiques de son hôte Vladimir Poutine. ìle ministre délégué chargé du Budget pratique en secret l’évasion fiscale, avec pour circonstances aggravantes un flagrant délit de mensonge caractérisé battant tous les records contemporains en la matière (en deuxième place, la lettre de départ de Xavier Dupont de Ligonnès et son “PS : inutile de s’occuper des gravats et autres bazars entassés sous la terrasse.” ìla nouvelle première dame met les gens encore plus mal à l’aise que la précédente. Et ce, sans même avoir sorti de disque préalablement.

ì lors du premier voyage présidentiel vers l’Allemagne, le Falcon du Président est frappé par la foudre. Aïe. ìla moustache d’Edwy Plenel revient à la mode et Mediapart gagne en quelques semaines 10 000 abonnés, faisant monter le nombre de ses fidèles à plus de 75 000. ìle débat politique en France est réduit pendant plus de six mois à la seule question du mariage pour tous. Et, en conséquence, pour beaucoup de médias, la principale force d’opposition est menée par une personne se faisant sérieusement appeler Frigide Barjot. ìFrigide Barjot… Sérieusement. ìla droite prend plaisir à manifester et le fait n’importe comment.

ìManuel Valls annonce publiquement qu’il n’a que 16,94 € sur son compte épargne à la BNP et Arnaud Montebourg une demi-place de parking à Dijon. ìla seule décision applaudie de François Hollande est une guerre en Afrique, votée en quelques heures, contrairement à beaucoup de mesures promises pendant la campagne et que l’électeur socialiste pourra attendre longtemps. ì Henri Guaino vote oui au mariage pour tous avant de se reprendre et d’affirmer : “Il y avait trois boutons qui clignotaient, je me suis trompé.” ìChristine Boutin se fait gazer par des CRS et s’évanouit sur les Champs devant une boutique Cartier, telle une martyre qui surjoue un peu.

ì Claude Guéant critique la répression policière et préfère les chiffres des manifestants à ceux de la police. ì les blagues autour de l’adjectif “normal” continuent encore aujourd’hui. Arrêtez, les gars. ìle bilan du premier conseil des ministres porte principalement sur le mommy jean de Cécile Duflot, alors qu’on pouvait aussi parler des cravates de Benoît Hamon. ì la cote de popularité de Nicolas Sarkozy remonte à toute vitesse et celle de Hollande chute encore plus rapidement. ìle printemps est visiblement repoussé au prochain quinquennat. C’est bien là le plus tragique. Diane Lisarelli 30.04.2013 les inrockuptibles 19

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Virgil Vernier Avec Orléans, ce cinéaste libre nous livre un objet étonnant, où le strip-tease côtoie Jeanne d’Arc.

V  

oilà presque quinze ans que Virgil Vernier fait des films qui défient les normes dans lequel le cinéma s’est enfermé. Documentaire ou fiction ? Court ou long ? On serait nous-mêmes bien à mal de ranger Orléans, sa dernière réalisation, dans une catégorie. Déambulation poétique de deux stripteaseuses pendant les fêtes où la ville célèbre Jeanne d’Arc, Orléans est une œuvre géniale qui, à une minute près (elle en dure 59), fait la nique aux formats – et révèle la jeune Andréa Brusque dans le rôle de la presque Pucelle. Le parcours de Vernier est à l’égal de ses films, atypique. Pas d’école de cinéma, mais un an passé aux Beaux-Arts auprès de son “maître à penser”, Boltanski. Ce qui le décide à tout plaquer et à se lancer dans la vidéo : “Il m’a poussé à devenir un grand garçon et à partir seul dans la forêt.” Orléans marque le point de maturité d’un auteur déjà remarqué qui n’a jamais fait de distinction entre documentaire et fiction, “comme un retour à une sorte d’état archaïque du cinéma”, mais qui s’annonce désormais comme l’un des cinéastes les plus passionnants de l’Hexagone. Romain Charbon photo David Balicki pour Les Inrockuptibles lire aussi la critique p. 70

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Spirit et Opportunity

retour de hype

les Stone Roses à la Cigale

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

refaire les chorés de Beyoncé dans sa chambre

“c’est marrant, à trois lettres près, “bar à chats” ça fait “bar à chier”

sainte Thérèse

l’adaptation de Fifty Shades of Grey par Gus Van Sant

“moi, président de la République, je ferai tout ce que j’ai dit que je ferai pas finalement”

le divorce pour tous

Sorrow de The National

les “quoi” à la fin des phrases

Enrico Letta

la randonnue

“je suis debout toute la nuit pour être chanceeeeux”

“je suis jury à Cannes, mais pour un concours de Pan Bagnats”

Gus Van Sant serait en lice pour adapter le fameux Fifty Shades of Grey. Les Stone Roses à la Cigale, à Paris, 3 et 4 juin. Oui, oui. Spirit et Opportunity Un des robots explorateurs de la Nasa envoyés sur Mars a, le 24 avril, “accidentellement” dessiné un pénis sur le sol de la planète rouge. Bon esprit. Sainte Thérèse Natasha St-Pier, qui se dit descendante de Pie X,

“objets inanimés, avez-vous donc un nem ?”

sort un album mettant en musique (via l’inénarrable Grégoire) les écrits de sainte Thérèse de Lisieux. Featuring Anggun, Elisa Tovati et Monseigneur di Falco. Doux Jésus. Sorrow de The National sera joué six heures durant par le groupe pour une performance imaginée par l’artiste islandais Ragnar Kjartansson. RDV le 5 mai, à midi, au MoMA (genre). D. L.

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Nadine Morano @nadinemorano

Le syndicat de la magistrature doit être dissout 7:39 AM - 24 Avr, 13

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31 % Bescherelle

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Favori

pour cette belle erreur de conjugaison de l’ex-ministre chargée de l’apprentissage et de la formation professionnelle

62 % pin-up

car madame Morano semble ici un tantinet vexée d’être l’une des “pin-up” du “mur des cons” du Syndicat de la magistrature

7dix%sous3 francs hihihi

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Kadyrov sème le KO Pulsions violentes et mise en scène grossière du pouvoir, le président de la République tchétchène Ramzan Kadyrov livre un combat sévère contre les principes démocratiques.

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le poto à Gégé

Depuis “l’affaire Depardieu”, un grand nombre de Français connaissent le nom du président de la République de Tchétchénie, qui cumule son poste avec celui d’“ami” de l’acteur – ami chelou, mais ami quand même. Peu connaissent vraiment le parcours de cet homme dont la pilosité faciale laisse apparaître un visage à l’air narquois. Fils de l’ancien président tchétchène et grand mufti Akhmad Kadyrov (assassiné en 2004), Ramzan est officiellement président de son pays depuis le début de l’année 2007. Proche de Poutine qui l’a placé au pouvoir, Kadyrov est régulièrement accusé par les défenseurs des droits de l’homme de couvrir enlèvements, exactions et assassinats. Pour Gérard Depardieu, en revanche, il n’y a pas motif à s’inquiéter, si l’on en croit sa déclaration récemment reprise par un communiqué de la présidence tchétchène : “Je suis sûr que ce sont des gens heureux qui vivent ici. Pour danser et chanter comme les Tchétchènes, il faut être vraiment heureux.“

le ministre punching-ball

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En début de semaine dernière, le président publiait sur Instagram un montage de quatre photos montrant un combat de boxe dans une salle à la décoration douteuse (ring, faux plafond, marbre (?) aux murs et briques dans les coins, censées sans doute donner une touche “loft new-yorkais”). Ramzan Kadyrov y affronte (sans casque, évidemment) son ministre des Sports, ici accusé de mal entretenir le bâtiment abritant son ministère. Voilà qui valait bien un uppercut au foie et une grosse mandale dans la face. “Avec un crochet du gauche et du droit, je lui ai expliqué” qu’il devait “faire marcher (sa) tête”, écrivait Kadyrov victorieux et transpirant en légende. Voilà, voilà.

applaudimaître Selon les observateurs internationaux, Kadyrov se comporte en monarque, possédant, entre autres, montagne artificielle, mosquée, hippodrome et palais personnels. Immanquablement applaudi par ses ouailles, il se permet aussi d’insulter un arbitre (“Vendu, connard”) au micro du stade de Grozny. Voilà qui paraîtrait potache si tout cela ne cachait pas une pratique effrayante du pouvoir. Quelque temps avant d’être assassinée, la journaliste Anna Politkovskaïa dressait un portrait terrifiant de Ramzan Kadyrov et écrivait : “En Tchétchénie, les Kadyrovsky frappent les hommes et les femmes

à partir du moment où ils pensent que c’est nécessaire. Ils les décapitent de la même façon que leurs ennemis wahhabites. Et tout ceci est justifié et commenté par les plus hautes autorités comme des détails permettant de placer les Tchétchènes en faveur de la Russie.” Sur Instagram, @kadirov_95 multiplie les photos légendées à sa gloire (au volant de son gros gamos, il commente par exemple : “Arrivé sur le marché pour faire des courses”). Mais ce côté “ado attardé” mis en scène sur Instagram ne doit pas faire oublier une réalité plus dangereuse qu’un simple sidekick dans les dents. Diane Lisarelli

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les dangers du krach Les échanges boursiers dépendent de systèmes informatiques ultrarapides et sophistiqués. Le journaliste financier Frédéric Lelièvre a enquêté sur les possibilités accrues de bugs pouvant provoquer l’effondrement de l’économie mondiale. Entretien. recueilli par Serge Kaganski

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epuis quelques années, la finance vit au rythme endiablé du trading à haute fréquence (THF). Des logiciels ultrasophistiqués conçus par les plus brillants informaticiens et physiciens de la planète sont lancés sur les marchés. Ils ont la capacité de passer des milliers d’ordres en quelques microsecondes. Les plates-formes informatiques ont remplacé la traditionnelle corbeille et ses traders hystériques, les sociétés financières et autres hedge funds se livrent à une folle “course à l’armement” pour posséder des algorithmes de plus en plus rapides. Ce trading automatisé à une vitesse dépassant de très loin les capacités humaines décuple les risques de tricheries et les probabilités de bug systémique, comme lors du minikrach du 6 mai 2010, inaperçu du grand public et dont les causes sont toujours incertaines. Jusqu’ici tout va bien, mais attention au maxi-krach qui provoquerait l’effondrement du système financier et de l’économie mondiale. Dans Krach machine, les journalistes financiers suisses Frédéric Lelièvre et François Pilet racontent façon roman noir cette histoire inquiétante mais vraie. Nous avons rencontré le premier.

Le trading informatique existe depuis une quinzaine d’années. Quelle est la nouveauté que vous décrivez dans Krach machine ? Frédéric Lelièvre – La vitesse. Avec les nouveaux moyens technologiques, les transactions se font désormais en microsecondes, soit au millionième de seconde ! La vitesse ultime sera celle de la lumière. A ces échelles, l’intervention humaine n’est plus possible. Mais cette vitesse a entraîné d’autres nouveautés, comme la masse de données traitée sur les marchés et le nombre d’acteurs de la finance. Ces nouveaux logiciels sont programmés pour travailler en autonomie, sans même le pilotage d’un t rader ? L’image des traders qui hurlent des ordres dans la salle des marchés relève aujourd’hui du cinéma. Les deux principales plates-formes boursières sont des hangars informatiques surprotégés à Mahwah, New Jersey, et Basildon, Essex. Vous décrivez la plate-forme de Basildon comme une centrale atomique secrète, on se croirait dans un James Bond ! Dans la finance, la réalité dépasse la fiction. Cette plate-forme est

La finance, ce monde où les machines échappent à l’homme…

un élément de la course à l’armement dans la sphère du THF. La vitesse est devenue déterminante pour réaliser un gain boursier. Basildon est un lieu qui incarne la sophistication de notre société technologique. C’est petit : la coque d’un ancien hangar de supermarché. Dedans, on construit un sarcophage avec des murs en béton conçus pour prévenir une attaque de missiles. Et un serveur central qui tient sur une table. C’est vraiment tout petit, et c’est pourtant le cœur du système économique. Cette miniaturisation fera peut-être qu’un jour, ce serveur tiendra dans un smartphone. N’est-il pas inquiétant que l’économie mondiale dépende de ce type de lieux ? D’un côté, cette automatisation apporte des gains. Elle fait baisser des coûts, fluidifie l’économie… Mais de l’autre, elle présente des risques accrus de manipulation des cours. Les bidouillages boursiers ont toujours existé, mais la vitesse les rend quasi indétectables. Les traders haute vitesse sont en Ferrari alors que les gendarmes boursiers roulent en 2CV. Et puis, il y a le nouveau risque du bug, du krach éclair. Vous racontez celui du 6 mai 2010. Que s’est-il passé ce jour-là ? En quelques minutes, sans qu’on comprenne pourquoi, tout s’est effondré.

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2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968)

Même chose en 2012 avec Knight Capital, société financière réputée qui réalise 10 % des transactions de Wall Street, qui va mettre quinze à vingt minutes à comprendre qu’il y a un problème, puis encore autant de temps pour couper l’ordinateur qui posait problème. En une demi-heure, tous ses fonds propres ont disparu, la société est en faillite. On ne sait toujours pas expliquer à coup sûr ces minikrachs. Qu’est-ce qui déclenche ? Qu’est-ce qui accentue la tendance ? Il y a là un risque systémique dont on ne connaît pas l’origine exacte. Le 6 mai 2010, on a fait comme avec un ordinateur : on a coupé, on a attendu cinq secondes, puis on a rallumé, et le système est reparti plus calmement. Mais en l’espace de quelques secondes, des actions à 5 dollars en valaient 100 000, d’autres qui en valaient 30 tombaient à zéro, etc. Les autorités boursières ont annulé ces milliers de transactions qui n’avaient aucune logique. Le cœur du système capitaliste ne peut pas fonctionner avec des risques de variations de prix aussi énormes et sans fondement. Le THF est-il utile à l’économie réelle ? Poser la question, c’est y répondre. Quantité de marchés sont victimes

du THF : pétrole, bétail, blé, cacao, le spectre est large. Comme tous ces marchés sont de plus en plus interconnectés, la grande crainte, c’est que si ça coince à grande vitesse sur tel marché, les autres coincent aussi. Le 6 mai 2010, on a eu de la chance, le krach s’est produit en milieu de journée, on a eu le temps d’y remédier. Mais si un tel événement survenait un vendredi soir ? Ce manque de maîtrise du système est inquiétant. Il y a une bataille en cours entre la sphère financière et les régulateurs pour trouver le moyen de contrôler ces algorithmes. L’ONG Finance Watch compare les algorithmes à des voitures pilotées par GPS qu’on lancerait sur les routes sans les avoir bien vérifiées. Une fois qu’elles sont lancées, difficile de les ramener au garage et de les empêcher de provoquer des accidents. La Bourse relève-t-elle de la physique quantique ? On peut y penser puisque nous sommes dans l’infiniment rapide, qui échappe complètement au contrôle humain. Ces transactions ultrarapides sont comme les microfractures dans une aile d’avion : on ne les voit pas, et puis un jour, soudainement, l’aile se brise. Les traders à haute fréquence

disent : “Il y a certes des petits bugs, mais jamais de graves problèmes.” Accepte-t-on de vivre avec de pareils risques, ou vaut-il mieux tenter de les éviter ? Il faut comprendre que ces pertes ne concernent pas que les spéculateurs, mais tous les gens qui placent leurs économies. Vous imaginez des retraités à qui on dirait “désolé, il y a eu un minikrach, vous avez tout perdu !” Si un vrai krach arrivait, il faudrait sauver le système, comme en 2008. Mais quel acteur est encore en mesure de le sauver ? Les Etats et les banques centrales sont surendettés. Que font les gendarmes boursiers ? Ce qu’ils peuvent, mais c’est David contre Goliath. Ils ne sont pas assez nombreux, manquent de moyens, leurs enquêtes demandent du temps alors qu’une irrégularité boursière peut prendre une microseconde… Techniquement, ils sont dépassés par les mathématiciens et physiciens de haut vol qui élaborent aujourd’hui l’ingénierie boursière. De plus, les régulateurs de certains pays, comme l’Angleterre, ont une attitude ambiguë. L’approche anglaise est très différente de la française. En gros, ils disent : “On interviendra si quelque chose de grave se passe. Faites 30.04.2013 les inrockuptibles 27

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“les bidouillages boursiers ont toujours existé, mais la vitesse les rend quasi indétectables” la preuve qu’il y a des voleurs et nous irons peut-être les arrêter.” Que font les Etats, les pouvoirs politiques ? Agir au niveau d’un Etat seul, c’est de la blague. Bercy a fait beaucoup de marketing mais, fondamentalement, ils n’ont rien fait. Au niveau européen, les discussions sur la Directive concernant les marchés d’instruments financiers (Mifid 2 – Markets in financial instruments directive) se déroulent en ce moment : un de ses buts est de limiter la vitesse du THF, un peu comme sur une autoroute. Si on va moins vite, on peut réagir plus rapidement et éviter les accidents graves. Commission et Parlement européens ont voté, on attend maintenant le vote du Conseil (constitué des chefs d’Etat et de gouvernements européens). La Grande-Bretagne est évidemment très concernée par Mifid 2. Le texte ne passera pas sans elle, mais il a une très forte légitimité grâce au vote écrasant du Parlement – ce qui, en l’occurrence, contredit l’idée que l’Europe n’est pas démocratique. Les politiques savent qu’ils ne peuvent plus interdire le THF mais ils essaient de bâtir les outils pour le ralentir, et donc limiter les risques de krach ou de magouilles. L’intérêt de Mifid 2, si c’est adopté, est que ça concernera toute l’Europe. Si la France et l’Allemagne prenaient seules des mesures contre le THF, peu importerait aux traders si tout se passe à Londres.

Les crises que l’on observe, par exemple celle de Chypre, ont-elles un rapport avec le THF ? Le cas chypriote est un bon exemple. Le citoyen se dit : “J’ai mon livret A, mes économies placées, ma banque est solide, ça va.” Et en une nuit, à Bruxelles, on se dit que pour sauver cette banque, on va aller ponctionner les économies des déposants. Si une banque place beaucoup d’avoirs en Bourse et que la Bourse s’effondre à cause du THF, où aller chercher l’argent ? L’Etat n’en a plus, la banque centrale, pas sûr, restent les dépôts des épargnants. Vous expliquez aussi que la course à la vitesse en devient économiquement absurde. Pour jouer à la Bourse en trentesept microsecondes, il faut investir énormément dans la technologie. On est en train de poser un câble transatlantique pour gagner cinq millisecondes ! Les marchés financiers sont comme un jeu vidéo ultime pour les ingénieurs qui construisent les outils informatiques. J’ai rencontré un trader à Londres dont le bureau comprend un mur de verre couvert d’équations. Ce trader est polytechnicien et quand il parle, c’est à un très haut niveau. Ces gens-là sont dans les formules mathématiques et tentent d’appliquer leur science à la haute finance, tels ces radars qui repèrent les vraies tendances dans un océan de fluctuations.

Le remède politique à ces dérives doit être coordonné internationalement ? Il est inquiétant de voir à quel point les gouvernements raisonnent à une échelle nationale. Le problème, c’est qu’ils sont élus par leur corps électoral national alors que les enjeux sont internationaux. David Cameron peut toujours clamer qu’il lutte contre la fraude fiscale, il a divisé par deux le budget de l’organisme anglais chargé d’enrayer la fraude ! Pourtant, la directive Mifid 2 est très importante, ce serait pour les dirigeants européens l’occasion de dire clairement aux citoyens que l’Europe, que ce n’est pas uniquement le marché mais aussi le moyen de mettre de l’ordre dans une finance qui dérive. Et ils ne le font pas ! Parce qu’ils sont dans des agendas électoralistes nationaux. C’est plus payant de faire des déclarations tonitruantes, mais fausses, du type “je vais stopper la fraude fiscale”, que de dire “collectivement, tous ensemble en Europe, nous essayons de réguler à nouveau la finance”. Vous citez, en exergue de votre livre, 2001 : l’odyssée de l’espace – bonne métaphore de cette finance où les machines échappent à l’homme… Oui, mais dans le film, l’ordinateur finit par être débranché ! Ce n’est pas encore le cas dans la réalité boursière. Krach machine de Frédéric Lelièvre et François Pilet (Calmann-Lévy), 232 pages, 17 €

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où est le cool ?

Adrien Williams

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in the mood for Love Songs Benjamin Biolay fait revenir Vanessa Paradis à la musique sur un album qu’elle considère comme un gâteau au chocolat. par Johanna Seban et Stéphane Deschamps photo Jean-Baptiste Mondino

C

es derniers temps, Vanessa Paradis avait plus souvent alimenté les pages people que les chroniques culturelles. A 40 ans, la Française revient là où elle ne nous était pas apparue depuis le carton de Divinidylle il y a six ans, exception faite d’un best-of accompagné d’un inédit signé Gaëtan Roussel (Il y a) : dans la rubrique musicale. Quelques mois avant de la retrouver au cinéma, elle sort Love Songs, un copieux double album dont elle a confié la réalisation à B. B., alias Benjamin Biolay, et l’écriture des chansons à toute une ribambelle de garçons fréquentables. Ainsi Mathieu Boogaerts, Mickaël Furnon (Mickey 3D), Carl Barât, Ben Ricour ou François Villevieille (Elephant) sont tous allés au Paradis, emportant dans leur besace ce qui fut à l’époque de son dernier disque le titre d’un film de Christophe Honoré : des chansons d’amour. Au final, Love Songs évoque donc l’amour en extra-large : il y est question de joie, de désillusions, mais aussi d’amitiés, d’espoir et de bilans, le tout enrobé d’une enveloppe qui oscille entre chanson française et pop british, funk et rock, inspirations world et soul. “Je ne voulais pas faire un disque sombre”, confie-t-elle. La pochette

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balance d’ailleurs entre une photo en noir et blanc et un logo aux couleurs chatoyantes. Sur celui-ci, on peut imaginer à la fois une petite larme et une petite flamme qui se réfléchissent. Un disque de “flarme” en quelque sorte, dont l’interprète réfléchit d’ailleurs beaucoup. Ici, elle évoque la genèse et la réalisation de son album, son passé, ses concerts et ses projets. Ton dernier album studio (Divinidylle) est sorti il y a six ans. Quand as-tu commencé à penser au suivant ? Qu’est-ce qui a donné le déclic ? Vanessa Paradis – Au moment où je travaillais sur mon best-of, il y a trois, quatre ans, je voulais avoir une chanson originale, et plein d’auteurs m’en avaient envoyé. J’avais choisi celle de Gaëtan Roussel. Les autres qui me plaisaient, je les avais mises de côté. Puis d’autres chansons sont arrivées il y a un an, surtout de Benjamin Biolay. Il m’a envoyé des chansons déjà arrangées qu’il avait faites pendant qu’il enregistrait son album. La première, c’était Prends garde à moi. J’ai entendu les arrangements et j’ai pris une claque. L’idée qu’il réalise le disque est venue pratiquement en même temps. L’album est très varié musicalement, c’était ta volonté ? L’éclectisme est dû aux chansons que j’ai reçues. J’ai souvent envie de faire un album assez épuré, je rêve de faire un disque guitare, basse, batterie. Et je n’y arrive jamais car j’aime aussi les cordes et les cuivres, je n’arrive pas à m’arrêter dans les arrangements. Et puis j’étais avec un réalisateur qui adore ça. Ce sont les chansons qui me donnent envie de faire un album, je ne les rassemble pas pour qu’elles aillent bien ensemble, je choisis celles qui me parlent le plus, et ensuite c’est le travail de l’arrangement qui les lie, qui les rend cohérentes les unes avec les autres. L’album est très fluide, liquide, il donne envie d’aller se baigner… Ça me plaît cette idée, car ça veut dire soleil, vacances. C’est vrai qu’il y a beaucoup de textes qui ont un rapport à la mer, à l’océan. Et puis il y a une chanson italienne, une un peu british, une autre un peu africaine… C’est un voyage, on part dans plein de cultures, plein de langues. C’est ça, la variété. On a bien réussi son truc si on fait un album qu’on a envie d’écouter en vacances, un album pour se faire du bien. Au départ, j’avais tous ces textes forts, mais je n’avais pas envie de faire un disque sombre, je ne voulais pas faire un album qu’on écoute seulement quand ça va mal. Il y a des disques sublimes que je ne peux pas écouter certains jours. Je voulais qu’il puisse s’écouter quelle que soit l’humeur. Benjamin Biolay a donc réalisé l’album, et vous chantez Les Roses roses en duo. Ça sonne très gainsbourien, non ?

Je ne l’ai pas vu comme ça. C’est vrai que sur certains mots, quand il parle dans ses chansons, il a parfois des intonations gainsbouriennes. Ça doit être pénible pour lui qu’on le compare tout le temps à Gainsbourg. En même temps, il y a pire comme comparaison ! En France, on est tellement en manque de ce Gainsbourg qui faisait partie de notre vie de tous les jours, pour la musique ou dans le commentaire du quotidien… on se raccroche à lui, on en est fiers. Je comprends cette envie qu’on a d’évoquer un passage, un héritage. Biolay est fort dans les mélodies, les textes, les arrangements, la direction de musiciens. En plus de ses études au conservatoire, il est autodidacte pour le piano et la guitare. Il n’a donc pas cette espèce de carcan de la musique classique. C’est ce qui lui donne une grande liberté comme compositeur et cette aisance en studio. Le fait que Biolay ait beaucoup travaillé avec des chanteuses, ça t’a rassurée ? Je n’y ai pas forcément pensé. Travailler avec quelqu’un d’intelligent, gentil et respectueux, c’était indispensable. Si j’avais senti autre chose, malgré le talent, j’aurais dit non. J’ai la chance dans mon métier de pouvoir choisir les gens avec qui je travaille. C’est formidable quand le talent et la bienveillance sont là. Benjamin a fait ce disque pour qu’il me ressemble et pour qu’il me plaise. Il y a quand même eu des surprises, dans les détails qui font la finesse des arrangements. On a des goûts musicaux assez similaires. On aime les arrangements de soul, les cuivres, les cordes, le côté Marvin Gaye.

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“je n’avais pas envie de faire un disque sombre, qu’on écoute seulement quand ça va mal” On écoutait plein de trucs en studio, pour s’inspirer ou pour penser à autre chose. Pourquoi un double album ? C’est venu avec un problème de riche, d’avoir trop de belles chansons. Moi, je préfère les albums de dix chansons, mais je ne voyais pas comment me passer de certaines et je n’avais pas envie de les garder pour plus tard. Je prends les choses comme elles viennent, c’est peut-être la seule occasion que j’aurai de faire un double album. Et puis j’aime bien l’idée de revenir à une ancienne école, quand on faisait de vrais albums, comme un livre, dans lequel on peut se plonger. Pourquoi un disque de chansons d’amour ? Les auteurs et compositeurs ne m’ont envoyé que ça. Ça tombe bien car c’est ce que je préfère chanter. Mais même à 14 ans je chantais des chansons d’amour, ce n’est pas nouveau. Et puis ce ne sont pas que des chansons à l’eau de rose entre un homme et une femme. Il y a aussi des chansons d’amitié, et de désillusion. Chanter les textes qu’on m’a donnés, c’était comme se perdre dans une prise au cinéma ou une scène de théâtre, c’est une telle évasion de l’âme et du corps. J’ai cette sensation avec les chansons, elles m’envahissent et me permettent de m’évader dans leur histoire. Elles expriment des émotions différentes, ça fait du bien, ça sort. La Chanson des vieux cons est très touchante, elle semble coller à ta vie, au fait que tu viens d’avoir 40 ans… J’ai mis très longtemps à pouvoir la chanter sans pleurer. Je m’entraînais, mais je la finissais rarement intacte. Ça y est, maintenant, c’est digéré, mais si je ne fais pas gaffe, elle peut encore me choper par la corde sensible. Il faut que je me détache et que je la chante pour nous tous, pas que pour moi. Sans évoquer ta vie privée, cet album à ce moment-là dans ta vie a-t-il été utile ? Il t’a fait du bien ? Tous mes albums me font du bien, car chanter me fait du bien, ça met de l’oxygène dans mon cerveau, ça me détend le plexus solaire. Je conseille à tout le monde de chanter, même ceux qui chantent faux, c’est une thérapie. C’est difficile de dire si celui-ci m’a fait du bien plus que les autres. C’est comme quand on mange un gâteau au chocolat : c’est souvent le dernier qui est le meilleur, c’est difficile de se souvenir si celui d’il y a cinq ans était meilleur ou pas. Est-ce que cet album était facile à manger ? Extrêmement facile à manger. J’ai adoré le studio ICP à Bruxelles, même si j’ai à peine vu Bruxelles. Souvent, on était trois ou quatre en studio, j’étais loin de mes amis, de ma famille, il n’y avait aucune distraction. On a enregistré vingt-cinq chansons en un mois et demi. Benjamin est non seulement gentil et talentueux, mais d’une efficacité et d’une rapidité prodigieuses.

C’était un espace de totale création et de liberté, sans être jugé, une bulle magnifique. A la fin, je n’avais pas envie que ça s’arrête. Tu travailles toujours dans un milieu très masculin. Tous les gens qui t’ont écrit des chansons pour cet album sont des hommes… J’ai enregistré mon premier album à 15 ans avec des hommes, je suis bien rodée maintenant, c’est une question que je ne me pose plus. J’ai besoin de la compagnie des femmes, des musiciennes sont venues dans le studio, mais la compagnie des hommes me va très bien, ils me font rire. J’ai reçu des chansons écrites par des femmes, mais je ne les ai pas gardées, c’est comme ça, c’est peut-être le hasard. Sur l’album, il y a quand même un texte écrit par Ruth Ellsworth Carter. Cette chanson est cosignée Lily Rose Depp/Johnny Depp/Vanessa Paradis. Comment ça s’est passé ? Cette chanson-là a été composée il y a très longtemps, il y a huit ans. Il n’y avait que les accords, je cherchais une mélodie que je ne trouvais pas. Ma fille, qui avait 6 ans à l’époque, s’est mise à fredonner quelque chose de sublime. Cette mélodie est restée, avec la première phrase du texte, telle qu’elle l’a chantée à 6 ans. Et le texte a été écrit il y a un an. Tu as écrit une seule chanson sur l’album, Doorway. Aimerais-tu composer tout un album ? C’est un désir très profond, mais je ne m’en sens pas capable. Je vois le mal que j’ai à en écrire et composer une, deux ou trois. C’est ce qu’il y a de plus beau, aller voir un artiste sur scène qui chante ses

une vie avec Vanessa De L’Ecole des fans à Love Songs, voici plus de trente ans qu’on la voit grandir. Longue idylle. Sa carrière de (future) star remonte à l’enfance candide des radio-crochets télévisés : à L’Ecole des fans de Jacques Martin, elle chante Emilie Jolie en 1981. Le mignon début d’une longue et souvent successful histoire dans la chanson, au cinéma, dans la mode. En activité depuis plus de trente ans, donc. A la longue, on aurait dû se lasser. Mais non. Il y a chez Vanessa Paradis quelque chose qui résiste à l’usure, au cynisme. Des bons souvenirs, déjà. Cette chanson magique dont le compteur tourne encore,

suivie d’une poignée de tubes. La gravité du film Noce b lanche et la légèreté de sa présence. Ce sourire comme si elle n’avait jamais perdu ses dents de lait. Ce visage de chatte prête à se transformer en moineau pour une pub mémorable. Ce parfum de lolistar qui allait enivrer le plus beau pirate d’Amérique, et justifier la lecture assidue de magazines habituellement réservés aux salles d’attente des docteurs. Pour les gens de sa génération, grandir avec Vanessa Paradis, c’était la garantie de ne pas vieillir. S. D. 30.04.2013 les inrockuptibles 35

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“il y a une grande liberté à pouvoir s’exprimer à travers les mots des autres. Dans ces chansons, on peut se cacher” propres chansons. J’admire Feist ou Melody Gardot pour ça. Mais je n’ai pas cette capacité à écrire beaucoup de chansons. Je joue très mal de la guitare et du piano – suffisamment pour écrire des chansons, absolument pas pour m’accompagner. Après, il y a aussi une grande liberté à pouvoir s’exprimer à travers les mots des autres, comme au cinéma, mélanger son rôle avec ses choses à soi, on ne sait plus où on est, dans la réalité ou la fiction. Dans les chansons apportées par les autres, il y a ça aussi, on peut se cacher. Quel est ton premier souvenir de musique ? Pierre et le Loup, la version avec Gérard Philipe. Je passais beaucoup de temps chez ma grand-mère pendant mon enfance, et il y avait ce vinyle… Je l’ai usé. Je l’ai fait écouter à mes enfants, mais pas au bon moment. Ils étaient trop petits, je me souviens qu’un de mes enfants a eu peur, alors j’ai arrêté. Comment est venu ce morceau italien, Tu si na cosa grande, que tu chantes sur le disque ? John Turturro, par qui j’ai eu la chance d’être dirigée l’automne dernier, m’a demandé de chanter cette chanson pour le film. Je l’ai donc enregistrée pendant que je faisais l’album. Benjamin en a fait une jolie version. C’est un classique italien que beaucoup de gens ont chanté, mais on a fait quelque chose de plus doux, éloigné du côté passionné originel. Que t’a appris la tournée acoustique il y a trois ans ? J’ai ressenti des choses plus puissantes que lors des concerts électriques. J’avais tardé à faire des tournées, j’avais attendu mon troisième album. A 15 ans, je ne me sentais pas prête. Mes premiers rapports avec la

Woody Allen, Sharon Stone… et moi Fading Gigolo de John Turturro est le premier film qu’elle a tourné aux Etats-Unis. Sortie à l’automne. “J’étais folle de joie à l’idée d’être dirigée par cet acteur mais aussi par ce metteur en scène – j’adore son film Romance & Cigarettes. Il réalise toujours des films choraux, avec une folie et une poésie insensées. Nous avons tourné à New York ; mes partenaires étaient Woody Allen et lui. Sharon Stone joue aussi dans le film. J’interprète une veuve hassidique mère de six enfants. On a tourné pendant l’ouragan Sandy et l’élection présidentielle, c’était fou. New York, c’est la première ville dans laquelle j’ai vécu seule, à l’époque de mon

troisième album. Ce n’est jamais une ville tiède, on en tombe raide dingue si on a la chance de la connaître. Les New-Yorkais, ce sont des instinctifs, des courageux, qui passent leur temps à marcher dans la rue à deux cents à l’heure, quelles que soient les conditions météorologiques. Ils sont proches des Bretons je trouve. Après l’ouragan, il y a eu une solidarité magnifique entre toutes les classes sociales, toutes les couleurs. Je pourrais en pleurer tellement c’était beau, génial. Oh mince, je dis tout le temps génial, alors que je n’ai pas 14 ans.” (rires)

scène à l’époque de Joe le taxi avaient été assez violents. Du coup, la première fois que j’ai donné des concerts, j’ai voulu faire le show. Et puis sur scène, je ne suis toujours qu’une interprète, et pas une interprète à voix, en plus. J’ai longtemps eu la sensation que ma voix ne suffisait pas, qu’il fallait que je danse ou que je sois féminine pour tenir un Zénith. C’était violent. Pour la tournée acoustique, ce fut l’inverse. Je commençais assise sur un tabouret, tout était centré autour de la musique. Les textes ont pris une nouvelle ampleur, en particulier ceux que je chantais à 15 ans. Aujourd’hui, je vais faire des concerts électriques, mais j’espère retrouver ces sensations. A côté de ça, j’adore les gros shows. J’adorerais voir Beyoncé sur scène, j’ai adoré voir Prince. Ton premier disque, Joe le taxi, est devenu un tube, puis un classique. Que représente cette chanson pour toi vingt-cinq ans après ? Le jour où ça m’a le plus surprise, c’est quand Afrika Bambaataa m’a dit qu’il la remixait à New York. Pour moi, cette chanson est un symbole. D’abord, c’est une bonne chanson, l’arrangement était vraiment culotté pour l’époque, ce n’était pas du tout programmé pour faire un tube avec une gamine de 14 ans. Je la chante toujours, ça me lie à ses auteurs. Je me sens toujours en contact avec cette Vanessa-là, je ne peux pas être détachée de qui j’étais. C’est ce qui fait que ma vie est comme ça aujourd’hui, je n’ai pas envie de la nier. Penses-tu que ton nom, Paradis, a déterminé des choses ? C’est un nom qui fait nom de scène, alors que jamais je n’aurais osé en prendre un pareil… Je pense souvent à mon grand-père qui était ouvrier et qui en a bien bavé dans sa vie, et s’appeler Paradis, ça n’a pas changé grand-chose pour lui. Tu as maintenant 40 ans. Comment le vis-tu et comment imagines-tu ta vie dans vingt ans ? Le fait d’avoir 40 ans, c’est une fatalité. On regarde en arrière, on imagine la suite… Quand la question de l’avenir me traverse l’esprit, j’essaie d’y échapper, je n’y réponds pas. Je me demande comment je pourrais vivre sans chanter – et en même temps, m’imaginer sur scène à 60 ans, je ne sais pas… Les journées sont trop courtes, j’ai tellement à faire dans le moment présent. Et ça me plaît de ne pas savoir. J’aurai peut-être progressé, je pourrai peut-être écrire des chansons pour les autres, ou faire un film. Ou vivre très simplement, faire des travaux manuels toute la journée, n’importe quoi, de la terre glaise, de la peinture, du dessin, du collage. Des trucs que m’a transmis mon père artisan. C’est tellement bon d’arriver à faire quelque chose de ses mains. Pendant ce temps-là, l’esprit se repose. album Love Songs (Barclay/Universal), sortie le 13 mai

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tragic Mike

Artiste emblématique de la Côte Ouest, érudit et irrévérencieux, Mike Kelley était en guerre contre toutes les formes de hiérarchies. Le Centre Pompidou lui rend hommage. par Jean-Max Colard

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Peter Rigaud/Corbis Outline

Mike Kelley en juin 2005 au musée d’Art moderne de Vienne pour l’ouverture de son exposition The Uncanny



’était le 31 janvier de l’an dernier. Alors que les plus grands musées de Californie s’étaient organisés pour raconter la folle histoire esthétique de la Côte Ouest et son imposante scène artistique, voilà que son plus intense représentant, figure majeure de l’art américain d’aujourd’hui, Mike Kelley, 57 ans, était retrouvé mort dans sa baignoire à South Pasadena. Un suicide au gaz et aux médocs quelque peu préparé : l’artiste avait réorganisé

son studio et pris ses dispositions pour la gestion future de son œuvre. Pas un coup de déprime passager, donc ; peut-être même, au contraire, un trop grand moment de lucidité. Si ses amis proches, à commencer par les artistes John Miller, Paul McCarthy ou Jim Shaw, ont évoqué la très sombre dépression dans laquelle il était tombé depuis quelques années, certains ont dépassé les raisons strictement personnelles (une rupture sentimentale, une retombée dans l’alcool) pour mettre en avant la position devenue insoutenable de cet artiste dans le champ de l’art tel qu’il va.

Car lui qui prenait l’art pour une chose si sérieuse, si complexe, salvatrice pour les uns et inconfortable pour tous, cet artiste hyper-exigeant, cet esprit critique attentif aux répressions dont nous faisons quotidiennement l’expérience, était alors saturé de travail, demandé de partout, harcelé par le star-system de l’art et le monde marchand ; et il déplorait souvent devant ses proches la dérive financière et “corporate” du champ de l’art contemporain. “Il me disait, confie ainsi Emi Fontana, directrice de l’espace alternatif West of Rome Public Art : ‘Si je devais commencer maintenant, jamais je ne deviendrais un artiste plasticien.” 30.04.2013 les inrockuptibles 39

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Herbert Foundation, Courtesy of Mike Kelley Foundation for the Arts, Estate of Mike Kelley All rights reserved

Trickle down and Swaddling Clothes, 1986

“Il était très émouvant, et assez inquiétant, témoigne Bernard Blistène du Centre Pompidou. On sentait dans l’intensité de son visage qu’il y avait autour de lui de la douleur, une fragilité extrême.” “Un écorché vif, corrobore le directeur du Magasin, le Centre national d’art contemporain de Grenoble, Yves Aupetitallot, complexe, pas à l’aise dans ses propres personnages.” Et qui se protégeait par une certaine dureté dans ses relations sociales. Mais pour ce même monde artistique, son suicide fut un énorme choc : en le perdant, on mesura l’importance de son œuvre, et son influence profonde, puissante, exercée sur le champ de l’art actuel. “Je suis dévasté, confia à sa mort l’ex-curateur du Museum of Contemporary Art de Los Angeles Paul Schimmel. Il est l’un de ceux qui ont changé la donne pour des générations entières. C’était réellement un géant.” L’un des artistes les plus importants du dernier quart du XXe siècle : retour sur un artiste-monstre.

Detroit/Destroy Avant la Californie, la story de Mike Kelley commence à Detroit, où il naît et grandit dans les années 60. La ville phare de l’industrie automobile connaît déjà la décroissance : Kelley est adolescent sur fond de faillite et de bruits industriels. Milieu ouvrier catholique : sa mère est cuisinière à la cantine de l’usine Ford, et son père, abusif, est chargé de la maintenance d’un établissement scolaire. Un univers enfermant qu’il retraitera des années plus tard dans son œuvre Educational Complex : soit une maquette représentant son école et sa maison d’enfance, symbolisant un lieu de “maltraitance institutionnelle”, et qui sera le point de départ d’une vaste réflexion et d’une série de projets mélangeant politique, psychanalyse et sociologie. Mais à 15 ans, l’adolescent se plonge dans la contre-culture du rock et des comics, au point de fonder en 1973

avec l’artiste et ami de toujours Jim Shaw un groupe de rock noisy, hurleur et proto-punk au titre furibard : Destroy All Monsters. “Quand j’étais ado, confia-t-il aux Inrocks en 2000, les pochettes de vinyles et les affiches de concerts étaient vraiment intéressantes. J’adorais le graphisme psyché. Je me souviens des pochettes de Cream, de leurs roues enflammées, qui n’étaient après tout qu’une forme recyclée de l’expressionnisme abstrait. C’est comme cela que j’ai découvert Willem de Kooning et Arshile Gorky. J’ai découvert l’art par sa version populaire.” Tout l’apport de Mike Kelley à la culture de son temps est déjà là : dans cette manière de confronter le haut et le bas, dans son refus des hiérarchies sociales et culturelles, dans cette volonté même de défier la “hauteur” prise par l’art moderne tout au long du XXe siècle. Sur cette voie, il est donc allé beaucoup plus loin que les artistes du pop art

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Eileen and Michael Cohen Collection, Courtesy of the Artist and Metro Pictures

“j’ai découvert l’art par sa version populaire”

de la génération précédente qui s’en tenaient grosso modo à un retraitement superficiel d’icônes mass media, du type Elvis, Marilyn ou Coca-Cola. Car Mike Kelley est un monstre de culture, un véritable érudit des cultures populaires qu’il prenait très au sérieux et considérait comme des phénomènes éminemment complexes. Bernard Blistène : “Il était profondément imprégné de toute la culture américaine, mais il connaissait aussi admirablement bien celle des avant-gardes artistiques, il pouvait évoquer le surréalisme européen des années 30, la littérature noire des années 40, la peinture abstraite française d’après-guerre et les peintres du Far West de la fin du XIXe siècle.” Au fil de multiples entretiens réalisés avec d’autres artistes, on le voit débattre des relations entre le mouvement hippie et l’histoire du syndicalisme américain, des connexions entre minimalisme et psychédélisme, tandis qu’il trouve

Playroom Decor, 1995

l’inspiration de ses Garbage Drawings dans la bande dessinée Sad Sack. C’est dans son studio de South Pasadena, où il travaillait à un rythme d’ouvrier, de 9 h à 18 h avec une pause à midi, qu’il collectionnait avec une précision totale tout un ensemble d’images : “Il était comme un archiviste compulsif, classant les images par thèmes de prédilection”, raconte Bernard Blistène. Mike Kelley a ainsi pratiqué un croisement incessant de références d’ordinaire cloisonnées, a procédé à des juxtapositions considérées impensables. S’acharnant par exemple à retracer l’histoire de la couleur “sale” depuis les fonds terreux des toiles de Rembrandt jusqu’à l’abstraction des années 40 : “J’adore la couleur sale, je trouve cet espace érotique”, ajoutait celui qui ne voulait pas pour autant qu’on lui colle l’étiquette de trash, de bad boy ou d’“abject art”. Mais qui fournira un visuel iconique à la pochette de l’album Dirty (“sale” en anglais) de Sonic Youth en

1992 : en gros plan, une tête de poupée rouge mal tricotée. Invité par le groupe de Thurston Moore, Kim Gordon, Steve Shelley et Lee Ranaldo, l’artiste a glissé à l’intérieur de l’album un petit portrait de lui parmi d’autres doudous tout aussi mal fagotés. Agé de 38 ans, il ressemble encore à un adolescent de 15 ans qui porte sur son visage son mal-être et son acné. “Pas de portrait, nous avait-il dit six ans plus tard quand on l’avait rencontré pour la première fois lors de son exposition personnelle au Magasin de Grenoble, je me trouve laid.” made in California En 1975, Mike Kelley et Jim Shaw quittent enfin Detroit pour intégrer le California Institute of the Arts (CalArts), situé au nord de Los Angeles, sans doute la plus fameuse école d’art au monde, où est passé l’essentiel de la scène californienne. “Il n’y avait rien dans la zone, sinon des maisons 30.04.2013 les inrockuptibles 41

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Courtesy of Mike Kelley Foundation for the Arts, photo Fredrik Nilsen, Estate of Mike Kelley All rights reserved

Kandor 15, 2007. Kelley a reconstitué sous verre la capitale de Krypton, planète natale de Superman

de banlieue qui s’étendent comme des champignons le long des rubans de bitume, témoignera le futur vidéaste Tony Oursler. Et des inadaptés de partout se rassemblaient là pour étudier la musique, le film, la danse et l’art.” Parmi lesquels les artistes John Baldessari, Michael Asher ou Douglas Huebler. “John Cage était en résidence. La piscine était découverte. Alain Robbe-Grillet est venu parler. Et Mike fabriquait d’étranges petites maisons pour oiseaux dans l’atelier bois et métal de la CalArts, le Super Shop.” Assistant aux orgies de l’Autrichien Hermann Nitsch ou aux “performance classes” de Laurie Anderson, il se livre alors à des expériences musicales, souffle dans des tuyaux en métal pour moquer la “wood music” des hippies californiens, joue des morceaux de batterie sans parole, fonde avec Tony Oursler le groupe des Poetics, met en scène des concerts sans chanteur dédiés à la toxicomanie, au désir sexuel et à l’adolescence perpétuelle. Pratiquant un crossover permanent de rock, d’actions scabreuses, d’objets performés et d’arts visuels, Mike Kelley et ses amis incarnent l’émergence d’une scène punk californienne au milieu des années 70 :

“j’aime penser que je fais mon art d’abord pour ceux qui ne l’aiment pas” “La radicalité est devenue la négativité, théorisera-t-il plus tard. C’est comme ça que le punk a commencé. C’était une esthétique de la négativité pure.” Si une photo le montre tout jeune homme, étendu en maillot de bain au bord d’une piscine bleutée, Mike Kelley n’avait donc rien d’un “California dude”. Contre une vision trop souvent superficielle de la Côte Ouest, notamment entretenue par le milieu new-yorkais, sa Californie à lui est un bric-à-brac de cultures populaires, de foyers de contre-culture, de métissages sociaux, sans oublier la part de théorie critique alimentée sur les campus

des plus prestigieuses universités des Etats-Unis. Au Magasin de Grenoble en 1999, il exposa justement une masse informe de béton, ornée d’objets bouddhistes ou chrétiens complètement kitsch : la réplique d’une fontaine chinoise trouvée dans le quartier de Chinatown de Los Angeles, et qu’il considère comme “la plus belle sculpture publique de la ville”. Au fond, Mike Kelley se reconnaît dans cette fontaine populaire de L. A. où se reflète l’instabilité des cultures quand elles se frottent les unes aux autres. On touche là aux principes de son œuvre : rompre avec les conventions formelles et sexuelles, préférer l’informe et l’artisanat aux canons classiques, inciter le spectateur à se défaire de ses jugements établis, refuser l’idée d’une culture stable qui regarderait de haut toutes les autres. Cet attachement à la Côte Ouest se retrouve encore dans sa carrière ultérieure : contrairement à la génération précédente des plasticiens californiens, obligés d’aller à New York pour se faire une place dans le monde de l’art, Mike Kelley est l’artiste qui assumera le plus fortement son statut de provincial : “J’ai déjeuné une fois avec

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Coll. MJS, Paris, Courtesy of Metro Pictures, New York, Courtesy of  Mike Kelley Foundation for the Arts, Estate of Mike Kelley All rights reserved

Ahh… Youth!, 1991. Pour la pochette de Dirty de Sonic Youth, Mike Kelley s’invite au milieu de ses créatures

lui à New York, témoigne Yves Aupetitallot, et il m’a dit combien il détestait cette ville et l’arrogance du milieu new-yorkais. Il est le premier artiste à avoir fait toute sa carrière en Californie, sans passer par la case New York. Il a en quelque sorte “déprovincialisé” la Côte Ouest !” On ne s’étonnera pas non plus de le voir collaborer avec l’artiste Paul McCarthy à des performances trash et douteuses dans des décors de sitcom : les artistes gravitant autour de la CalArts, et Mike Kelley en premier, incarnent l’envers critique et déjanté de l’industrie hollywoodienne de l’entertainment. la grâce Kelley En trente ans d’activité, Kelley n’a pas seulement redistribué les cartes culturelles du champ de l’art, il a aussi laissé des œuvres complexes et formellement impeccables. A l’image de ces petites peluches usées, tranquillement disposées sur ou autour de petits tapis de sol ou plus tard allongées comme sur des tables d’hôpital ou d’école. “Parce qu’elles étaient énigmatiques, on a souvent considéré ces œuvres comme une

évocation de mon enfance !” Comme si tout se ramenait toujours à soi, quand il s’agit plus largement d’incarner une Amérique infantile, régressive et inerte. Ou de montrer comment la société produit en série les images-mémoire de l’enfance. Car derrière bien des pièces de Mike Kelley surgissent les contraintes collectives, le discours social ou historique, voire l’encadrement idéologique des individus. A côté de ses dessins comiques et irrévérencieux des années 80, de ses peintures-sculptures informes où s’agrègent quantité de menus objets kitsch et ordinaires, de sa grande exposition The Uncanny dont il fut le commissaire et qui explorait les formes les plus troubles de l’art et de la nature, à la recherche de “l’inquiétante étrangeté” développée par Freud, il faut reconnaître que les grandes œuvres de Mike Kelley sont à regarder comme des complexes. Tel est le cas encore du vaste projet intitulé Day Is Done : soit un corpus d’œuvres diverses, sculptures, installations et films inspirés par des images d’activités extrascolaires d’étudiants, que l’artiste réimagine en plus déjanté et comique.

On la retrouvera dans cette première rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou : “L’exposition offrira un parcours chronologique autour de projets ciblés, explique la commissaire Sophie Duplaix, mais dans un espace déstructuré qui ressemble bien à son œuvre et qui permettra de voir combien celle-ci est diverse.” Si elle continue d’influencer des générations d’artistes, et même des cinéastes comme Harmony Korine, l’œuvre de Mike Kelley est pour autant une œuvre retorse, ouverte, disruptive, disjonctive, tout sauf empathique, tout sauf œcuménique et qui se refuse à plaire : “En fait, j’aime penser que je fais mon art d’abord pour ceux qui ne l’aiment pas.” rétrospective Mike Kelley du 2 mai au 5 août au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr lire catalogue Mike Kelley (Centre Pompidou, 2013) ; Prières américaines, textes de Kim Gordon, Mike Kelley, John Miller, etc. (Les Presses du réel, 2002) ; Educational Complex Onwards (1995-2008) de Mike Kelley (Les Presses du réel, 2009) ; Interviews, Conversations, and Chit-Chat (1986-2004) de Mike Kelley (Les Presses du réel, 2005) 30.04.2013 les inrockuptibles 43

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la sirène du Mississippi Voix de prêtresse, physique (et coiffure) de poupée vaudoue : pas étonnant que les blues et les folks ancestraux rasent les murs sur l’album de Valerie June. Une boule de nerfs et de feu produite par un Black Keys : on ne s’y expose qu’à ses risques, périls et délices. par Stéphane Deschamps photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles

A

u dernier Festival des Inrocks, dans une Cigale pleine à craquer, l’Américaine Valerie June avait fait une petite apparition sur scène avant les Alabama Shakes. Une apparition, vraiment. Une grande fille chocolat avec une jungle de dreadlocks sur la tête, martelant son banjo tout en miaulant comme un lynx affamé d’antiques chansons dans le style du folk américain le plus rustique. Faille spatio-temporelle. Paris, Tennessee (oui, ça existe) en 1934. Le public retourné, rendu fou, tapant des pieds et hurlant comme un samedi soir dans une grange de campagne après la fermeture du bar. Valerie June existe vraiment. On la retrouve six mois plus tard, un matin, dans un petit hôtel parisien où séjourna Louis Armstrong. Moins vive que sur scène, déjà rincée par les semaines de concerts et d’interviews qui précèdent la sortie imminente de son album. Valerie June n’est pas du matin. Les yeux cachés derrière des lunettes noires et la voix encore plus traînante que d’habitude, du miel plein la bouche. Coquetterie de star en devenir, elle ne veut pas dire son âge – on lui donne la trentaine. Mais c’est peut-être tout simplement parce que l’état civil importe peu, 30.04.2013 les inrockuptibles 45

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parce que son style est totalement hors d’âge, ou venu de l’âge d’or, dans la lignée de ces chanteuses de folk-blues oubliées, d’Elizabeth Cotten à Jessie Mae Hemphill, qui ont fait l’histoire souterraine de la musique américaine. La voix haute et pure, elle chante souvent comme une petite orpheline qui inventerait ses propres berceuses, ses prières naïves. Au détour d’une question anodine, elle lâche cet étrange aveu : “J’aimerais pouvoir voyager entre la vie et la mort… Pour le silence et l’espace. C’est difficile à expliquer…” Mais facile à comprendre, au fond, tout au fond. Il suffit de l’écouter. Elle chante depuis ce monde parallèle, imaginaire et légendaire, que l’écrivain Nick Tosches appelait “where dead voices gather”, “où se réunissent les voix mortes”. Le crossroad sudiste mythologique où le blues, le folk, la soul et la country s’harmonisent comme par magie. A une époque – celle où le saint musicologue Alan Lomax laissait traîner son micro dans le Sud –, tout cela était normal, c’était la vie, les interprètes étaient plus importants que les styles. Mais aujourd’hui, des voix américaines comme ça, aussi pures, mystérieuses et indomptées, on en croise une par décennie – la fois d’avant, c’était la Californienne Alela Diane en 2007. “Bien sûr, je suis consciente de porter cette histoire, et je sais qu’il y a de la magie dans ce que je fais. Mais je ne suis pas intimidée. Le folk, la musique roots, c’est quelque chose de très personnel. Des gens qui travaillent dur la journée et chantent le soir à leur façon unique, d’abord pour eux-mêmes. Et c’est ce que j’ai fait.” Son album s’appelle Pushin’ Against a Stone, et son premier single Workin’ Woman Blues. Le blues de la femme qui a roulé sa bosse, pour résumer. Et ce n’est pas pour rien. Sa vie ressemble à une bonne vieille chanson country, un truc dur et romantique qu’aurait pu chanter Dolly Parton ou Loretta Lynn. Valerie June a grandi à Jackson, Tennessee, aînée d’une fratrie de cinq enfants. L’église deux fois par semaine, le mercredi et le dimanche, sans faute, avec obligation de chanter. Puis la famille s’installe à la campagne, du côté de la bourgade d’Humboldt (8 000 habitants). Le père organise des concerts de gospel et travaille dans la construction, il y a des camions et des bulldozers dans la cour. Comme ses frères, Valerie apprend à conduire un tracteur. Très jeune, parce qu’elle entend une voix dans sa tête, elle commence à écrire des petites chansons, invente ses paroles sur des mélodies de Willie Nelson, sans accompagnement. “Je n’avais pas le temps d’apprendre à jouer d’un instrument, je devais m’occuper de la maison, aider ma mère pour la cuisine, le ménage.” A 18 ans, elle part vivre à Memphis avec son amoureux, et choisit de ne pas faire d’études. “J’avais des amis qui sortaient d’écoles d’art, ils étaient fauchés,

ne trouvaient pas de boulot. J’étais dans la même situation. Je n’étais pas boursière, pourquoi payer une école pour me retrouver sans rien au bout ? Je disais à mes parents que je voulais être juriste ou docteur. Mais c’était juste pour les rassurer. En fait, je voulais être chanteuse, même si personne n’y croyait, et surtout pas moi.” Ce qui nous rappelle cette maxime proverbiale du bluesman du Mississippi T-Model Ford (93 ans) : “Je ne fais confiance à personne, pas même à moi.” A Memphis, elle peint et vend quelques toiles, fait la cuisine, garde des maisons, promène des chiens, fait les courses pour la bourgeoise locale. Avec un ami guitariste, elle fait ses premiers concerts, le soir, dans le café où elle travaille comme serveuse le matin. Sa voix de sirène touche le public. Elle monte un groupe, et tourne dans le Tennessee, le Mississippi, l’Arkansas, joue dans le circuit des festivals de musique roots.

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elle chante comme une petite orpheline qui inventerait ses propres berceuses Il y a trois ans, elle s’installe à New York avec son nouvel amoureux. “Mon arrivée à New York ? Un cauchemar. On vivait dans un quartier très affairé, juste à côté d’une caserne de pompiers. Je ne pouvais pas dormir. J’avais besoin de nature et de silence, comme dans le Tennessee. Après, on s’est installés à Williamsburg, un quartier plus calme et vert, et ça s’est arrangé. On était proches de l’aéroport, je pouvais prendre l’avion et retourner dans le Sud facilement – ce que je faisais tout le temps.” C’est pourtant à New York que son destin se dessine, qu’un réseau se crée autour d’elle. Elle décroche des concerts réguliers, puis est contactée par l’ex-Fugees John Forté, qui cherche des collaborateurs pour son album. Ils enregistrent cinq morceaux ensemble, dont un seul est diffusé. Mais c’est le bon : Give Me Water, une pure perle de blues/hip-hop roots et sexy, dont la vidéo révèle au monde cette chanteuse aux cheveux étranges et au charisme fou. Les médias commencent à la remarquer, voire à la qualifier de Lauryn Hill bluesy – pour la connexion Fugees, et parce qu’elles ont un peu la même bouille de beauté nonchalante. Alors qu’elle n’a enregistré qu’une paire de disques autoproduits, Valerie June décide de lancer une souscription Kickstarter pour s’offrir un vrai album. Quinze mille dollars plus tard, elle projette de travailler avec Craig Street (producteur de Norah Jones, K.D. Lang, Cassandra Wilson…). Entretemps, sa musique est tombée dans l’oreille de Dan Auerbach, le chanteurguitariste des Black Keys, néosudiste installé à Nashville où il a ouvert son studio d’enregistrement. C’est lui qui, le premier, nous avait parlé de Valerie June en novembre 2011. Deux mois plus tard, elle joue pour la première fois en France, à la Loge, minuscule salle parisienne. Peut-être une trentaine de spectateurs, dont la moitié du business venus flairer la sauvageonne dont la réputation commence à bourgeonner hors des Etats-Unis. C’est d’ailleurs

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lors de ce concert qu’elle a scellé le deal avec le label anglais Sunday Best. Seule sur scène, elle nous avait surpris par sa radicalité : à l’opposé d’une scolaire interprète, elle jouait son folk-blues en roue libre, presque mal techniquement, mais avec les tripes, un style brut très personnel. “Je sais, c’est comme ça, mes concerts solo peuvent être assez sauvages. Je ne suis pas virtuose, je joue d’un instrument pour accompagner ma voix, pas pour devenir Hendrix. Ma méthode, c’est de me lancer, sans filet, de découvrir les choses en les faisant. Les musiciens avec qui je joue ont souvent du mal à me suivre. Depuis peu, j’ai une guitare électrique. Il m’est arrivé de vouloir en jouer sur scène et aucun son ne sortait. J’avais oublié de tourner le bouton de volume.” Dan Auerbach, lui, a trouvé les bons boutons pour produire la musique de Valerie June sans la dénaturer. Eclectique, son album ressemble à une carte, de visite et du Tennessee (des plaines du Sud aux collines des Appalaches). On y entend des morceaux de folk hanté en solo, du bluesrock hypnotique, de la soul bucolique. On y entend surtout cette voix qui donne le frisson, à la fois ancienne et virginale, unique. Reste la question de la coiffure, aussi fascinante et fantasque que celles de Dolly Parton, mais version boucles anglaises-rasta-vaudoue. “J’ai les dreads depuis une douzaine d’années. Tu as déjà été une femme noire ? Non, sinon tu saurais que le plus dur dans la vie d’une femme noire, c’est de s’occuper de ses cheveux. Je n’ai pas de temps à leur accorder, je préfère jouer de la guitare. Mes cheveux ne sont pas faciles à coiffer, ils font ce qu’ils veulent, et je les laisse faire.” album Pushin’ Against a Stone (Sunday Best/Pias) www.valeriejune.com concerts le 6 juillet aux Eurockéennes de Belfort, et à Rock en Seine (domaine national de Saint-Cloud), sous réserve

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Austin power En quelques années, la capitale du Texas est devenue le nouvel Eldorado du cinéma indépendant américain. Reportage dans cette ville aux mille plateaux de tournage.

GSI/Abaca

par Jacky Goldberg

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Ryan Gosling et Rooney Mara sur le tournage du dernier Terrence Malick. Austin, septembre 2012

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“il n’existait pas de communauté de cinéastes capable de s’entraider ; j’ai donc voulu en créer une” Richard Linklater

C

’est l’histoire d’une drôle de ville – comme le clame sa devise (“Keep Austin Weird” : quelque chose comme “Austin doit rester bizarre”) inscrite au frontispice des brochures touristiques – en train de devenir la nouvelle Babylone du cinéma indépendant américain. Les amoureux de musique étaient depuis longtemps capables de punaiser la capitale du Texas sur une carte, mais Austin voit désormais affluer une foule de cinéastes et de producteurs, jeunes pour la plupart, trouvant là un havre que les rugueuses New York ou Los Angeles ne parviennent plus à offrir. En deux (ou trois) décennies à peine, avec une accélération notable ces cinq dernières années, la ville aux mille salles de concerts (plus qu’à Nashville, dit-on), s’est ainsi muée en ville aux mille plateaux de tournage. Comment en est-elle arrivée là ?

Richard Linklater, du slacker au leader L’histoire commence au milieu des années 80, dans la chambre d’un ado attardé nommé Richard Linklater. Alors âgé d’une vingtaine d’années, le jeune homme originaire de Houston, fatigué d’esquinter ses mains sur les platesformes pétrolières du golfe du Mexique, part s’installer dans la plus hospitalière Austin. C’est là, en 1985, après quelques années à s’abreuver de classiques et à bricoler des films en super-8 avec son colocataire et chef op Lee Daniel, qu’il décide de créer l’Austin Film Society (AFS). Au départ, il s’agit d’un simple ciné-club, une façon pour ce slacker (titre de son premier long métrage, semi-professionnel, sorti en 1991, qui signifie “glandeur”) de mettre la main sur des copies 16 mm rêvées (des films d’Ozu, de Fassbinder, de Godard…) et de les partager en public. Mais l’association ne cesse de grandir et, une fois la carrière du cinéaste lancée – Dazed and Confused, son deuxième film, est un carton indé en 1993, Before Sunrise remporte un Ours

Pierre Le Bruchec

Pierre Le Bruchec

Richard Linklater, du cinéphile teen au mogul indé

d’argent à Berlin en 1995 –, celui-ci décide de lui donner de l’ampleur. Dans les bureaux de sa société de production Détour (hommage au film d’Edgar G. Ulmer), au milieu d’une impressionnante collection d’affiches qui dénotent un goût pointu, il raconte cet envol : “Quand je suis arrivé ici, il n’y avait que la musique qui comptait. Tobe Hooper y avait bien tourné son Massacre à la tronçonneuse quelques années auparavant, mais il n’existait pas de communauté de cinéastes, capable de s’entraider ; j’ai donc voulu en créer une. On a commencé, avec quelques amis, à s’éduquer mutuellement par la cinéphilie, puis, dès que j’en ai eu les moyens, j’ai lancé une campagne de levée de fonds et j’ai mis un peu de sous de ma poche pour créer une structure capable d’attirer des jeunes cinéastes et d’aider ceux déjà présents.” L’AFS se dote ainsi, au milieu des 90’s, d’un projet de bourses destinées aux cinéastes texans, d’un programme d’éducation à l’image pour les enfants et, depuis 2000, de véritables studios capables d’attirer de gros tournages.

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Aubrey Edwards

Bob Byington, réalisateur ressourcé Un temple du cinéma ancré dans la ville

le plus grand green screen du Texas Sur le tarmac de l’ancien aéroport, prêté par la municipalité à ces moguls en herbe, Ryan Long, chargé de la programmation et des opérations de l’AFS, nous fait visiter les installations. Outre les bureaux de Détour et de l’association (“à but non lucratif”, insiste-t-il), on trouve six studios opérationnels, dotés de tout le confort moderne (“et du plus grand green screen du Texas !”). “C’est préférable, lorsque vous avez 150 personnes qui viennent tourner ici en juillet, par 40 degrés à l’ombre, explique Ryan Long, débonnaire. Nous avons pu construire tout ça grâce à deux prêts de la ville, votés par les habitants avec un référendum, pour un montant supérieur à 10 millions de dollars. Ils nous aiment !” C’est sûr, Austin l’aime, sa film society, mais la ville y voit surtout un moyen de développement économique et de rayonnement culturel colossal. Austin attire ainsi régulièrement des tournages hollywoodiens, délocalisés pour raisons fiscales (tax credit), et parce que les studios trouvent là un

tissu de techniciens compétents. Robert Rodriguez, qui vit à Austin depuis qu’il y a étudié le cinéma à la fac, y a par exemple tourné presque tous ses films (dont les plus récents : Spy Kids, Planète Terreur, Machete). D’autres tournages, comme ceux de True Grit, Predators, Bliss ou celui de la belle série sur le football américain, Friday Night Lights, figurent également sur la liste de plus de 300 films made in Austin que Ryan Long est fier de nous communiquer. Terrence Malick, le secret le mieux gardé de la ville Récemment, un tournage a fait jaser plus que de coutume. Depuis quelques mois, la ville bruisse de rumeurs sur le nouveau film de son mystérieux génie : Terrence Malick. Vivant là depuis des décennies, Malick, fidèle à sa légende, est une présence à la fois fantomatique et centrale à Austin. Tout le monde connaît quelqu’un qui le connaît, certains l’aperçoivent de temps en temps se balader sur les berges du fleuve au bras de son épouse, beaucoup ont assisté, de plus ou moins loin,

au tournage de son Untitled Terrence Malick Project l’automne dernier, mais personne n’acceptera de vous en parler – surtout pas à un journaliste. Rarement l’expression “secret le mieux gardé d’une ville” n’aura fait autant sens. Seule une musicienne, membre d’un groupe de rock, a accepté de nous raconter son expérience sur le tournage, sous couvert d’anonymat. “Notre concert avait été filmé, et nous avions convenu de rester après la fin. J’étais dans la salle, des gens buvaient des bières, lorsque soudain Michael Fassbender se pointe. Des assistants nous demandent de rester naturels, de discuter avec lui comme si de rien n’était. Ça a duré comme ça un certain temps, sans que je sache quand j’étais filmée ou non. A un moment où j’étais seule, en retrait dans un coin de la salle, je me retourne et vois une caméra à quelques centimètres de mon visage. L’opérateur tourne autour de moi et me dit de continuer comme ça, que c’est très bien ; son visage passe brièvement dans la lumière : c’est Terrence Malick. Voilà, ma rencontre avec lui se résume à ça !” 30.04.2013 les inrockuptibles 51

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RobertR odriguez, les frères Coen… : ils ont tourné à Austin

Outre Michael Fassbender, Ryan Gosling, Natalie Portman, Christian Bale, Rooney Mara, Cate Blanchett et Val Kilmer sont censés s’y donner la réplique, mais comme toujours avec Malick, le casting est à prendre au conditionnel. Tout ce que l’on sait, c’est que le film devrait parler de “triangle amoureux, de trahisons et d’obsessions dans la scène musicale d’Austin”. Actuellement en salle de montage, où il travaille aussi sur un autre film tourné à Los Angeles, le cinéaste devrait en sortir… un jour prochain.

“à Los Angeles, tout le monde parle de faire des films ; ici, on fait des films”

un havre Si Hans Graffunder, l’un des producteurs de Malick, refuse de communiquer sur son protégé, il est en revanche très prolixe sur les raisons qui l’ont poussé à s’installer à Austin. Ce quadragénaire, originaire de New York, a posé ses valises dans la capitale texane en 2007, essentiellement pour la qualité de vie et la richesse de la scène culturelle, sans se douter qu’ils étaient autant à faire le même choix. “J’ai trouvé un vivier encore plus important que je ne l’imaginais. Ici, des gens font des films dans tous les coins, c’est dingue. Et surtout, ils restent. Il y a dix ou quinze ans, un producteur indépendant comme moi aurait pu considérer Austin comme une étape vers quelque chose de plus gros. Aujourd’hui, L. A. ne me fait pas rêver : j’ai tout ce qu’il me faut ici.” De nombreux cinéastes ont fait le même constat, qu’ils soient du Texas (David Lowery, dont Les Amants du Texas est annoncé comme l’un des temps forts de la Semaine de la critique cette année à Cannes), ou d’ailleurs (Jeff Nichols, qui a quitté son Arkansas natal pour

Bob Byington, réalisateur de l’excellent Somebody Up There Likes Me

vivre à Austin – lire page ci-contre). Bob Byington, un réalisateur pincesans-rire dont Graffunder a produit le dernier film (l’excellent Somebody Up There Likes Me, sorti cet hiver dans les salles françaises), nous donne une raison encore plus parlante : “A Los Angeles, j’étais dans une impasse créative, je ne supportais plus la pression constante exercée par les milliers de types qui ne rêvent que d’une chose : en être. C’est simple, là-bas, tout le monde parle de faire des films ; ici, on en fait.” Depuis 2008 et son hilarante comédie Registered Sex Offender, Byington a donc écrit et réalisé trois films, tous présentés lors du plus grand raout de la ville, le célèbre South by Southwest. cap sud-sud-ouest Créé en 1987 autour de la musique, le festival s’est doté dès 1993 d’une section cinéma, complétée en 2007 par une partie “interactive” (internet et nouvelles technologies). Peuplant chaque année au mois de mars Austin

d’une foule bigarrée de music fans, de cinéphiles et de geeks, South by Southwest (SXSW) est aujourd’hui au top dans chacune de ses catégories. En matière de cinéma, face au mastodonte Sundance colonisé par les studios (même si la tendance s’est calmée ces derniers temps), SXSW se veut un peu plus sauvage, plus authentique, plus radicalement indépendant. Un genre en particulier y a brillé ces dernières années (et cette année encore) : la comédie. On y a ainsi vu, dès 2005, les premiers films estampillés “mumblecore”, cette vague de comédies de babil ultrafauchées, influencées par Cassavetes et le premier film de Linklater, Slacker. Ses “membres” – qui, bien entendu, récusent l’étiquette mumblecore – sont tous passés par la case SXSW : Lynn Shelton (Humpday), les frères Duplass (Cyrus), Joe Swanberg (dont le dernier film Drinking Buddies est parmi ce qu’on a vu de plus fort lors du festival), Andrew Bujalski (Computer Chess), ou plus récemment Lena Dunham (avec son premier essai Tiny Furniture en 2010). Et que ces jeunes gens soient d’Austin ou d’ailleurs, nul hasard au fait qu’ils aient trouvé là des interlocuteurs susceptibles d’entendre leurs beaux bredouillements. Voici peut-être ce qui résume le mieux le “miracle Austin” : à l’ombre des tours qui poussent comme des champignons pour accueillir la ruée des actionnaires du Nasdaq, il y aura toujours quelques farfelus sans préjugés, quelques glandeurs (de génie) et glaneurs (de pépites) capables de faire rimer “bizarre” avec “grand art”. merci à Olivier Père et Eleonore Klar

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“je fais partie de la communauté d’Austin” Remarqué dès son deuxième film, Take Shelter, Jeff Nichols appartient à cette génération de jeunes cinéastes installés dans la nouvelle Babylone du cinéma. Rencontre. par Jacky Goldberg photo Aubrey Edwards pour Les Inrockuptibles

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l Azteca. C’est dans ce rade mexicain, sous le soleil écrasant des quartiers Est d’Austin, que Jeff Nichols nous a donné rendez-vous, là où, nous confie-t-il, “il a l’habitude de se poser dès qu’il revient de voyage”. Nul mieux que lui n’incarne la vitalité actuelle du cinéma indépendant américain, qui a trouvé ici un havre inespéré. Agé de 34 ans, natif de Little Rock en Arkansas, il est venu s’installer dans la capitale texane après la sortie de son premier long métrage, le déjà très impressionnant Shotgun Stories en 2007 – une histoire de vengeance entre demi-frères, empreinte d’une tranquillité vénéneuse, caractéristique de son cinéma. Nous avions ensuite découvert, à la Semaine de la critique à Cannes en 2011, son second opus, Take Shelter, appelé à devenir un hit (à l’échelle d’un tel film). Il y a exactement un an, enfin, Cannes lui faisait l’honneur de la Sélection officielle avec Mud, son film le plus cher qui n’en demeure pas moins radicalement indépendant. Alors que la commande de beef quesadillas est partie en cuisine, la discussion s’engage sur John Milius, le mythique scénariste (Apocalypse Now) et réalisateur (Conan le barbare) du Nouvel Hollywood, sur qui nous venons tous deux de voir un documentaire au festival South by Southwest.

Jeff Nichols – John Milius est un génie. Le monologue qu’il a écrit pour Robert Shaw dans Les Dents de la mer – un de mes films préférés – est un modèle du genre. Ce moment hors du temps où le personnage raconte sa guerre, laissant bouche bée ses auditeurs, wow, ça me colle des frissons rien que d’y penser. J’adore l’idée de cette bande de mecs (Coppola, Lucas, Spielberg, Milius, entre autres – ndlr) qui s’écrivaient des dialogues, qui partageaient leurs idées… Si tant de cinéastes viennent vivre à Austin, est-ce justement pour retrouver ce genre de communauté ? Oui, je crois. Ça fait longtemps que cette communauté existe ici et je commence tout juste à en faire partie. Je traîne pas mal avec David Gordon Green – qui n’habite pas à Austin, mais dont les premiers films, notamment George Washington en 2000, m’ont montré la voie –, avec Andrew Bujalski (un jeune réalisateur de comédies fauchées – ndlr), plus un tas

“comment toucher plus de monde sans me renier ? C’est une question compliquée…”

de jeunes gens pas encore connus mais appelés à le devenir. On se donne beaucoup de conseils, ce qui est nouveau pour moi car je suis naturellement plutôt solitaire dans le processus créatif. Vos films se situent tous à la campagne, pourquoi ? Pourriez-vous réaliser un film urbain ? J’ai un projet de film à Chicago dans les 60’s, mais à part ça, c’est vrai que la ville ne m’inspire pas beaucoup. Quand je fais le trajet de l’aéroport de Los Angeles jusqu’au centre-ville, ça ne me parle pas. Ici, quand je vais de l’aéroport à chez moi, chaque maison m’inspire. Il y a plein de films qui se passent à L. A. et que j’adore, Die Hard en est un exemple, mais ce n’est pas le genre de films que je pourrais faire. Et tourner un film pour une major ? Avec des contraintes artistiques mais aussi plus de moyens, cela pourrait-il vous tenter un jour ? Dompter la bête (rires) ? C’est une question compliquée… Beaucoup de cinéastes que j’admire s’y sont confrontés, et je me dis qu’un jour je devrai peut-être me poser la question : comment toucher plus de monde sans me renier ? Pour Take Shelter, un des producteurs m’avait fait des remarques qui ne me semblaient pas pertinentes au départ. J’ai quand même essayé, et il s’est révélé qu’il avait raison et j’ai tenu compte de son avis. Mais seulement parce que rien ne m’y obligeait. C’était mon choix. J’ai toujours eu le final cut sur mes films, et j’y tiens énormément. C’est pour ça que je limite mes budgets. Je suis très précis dans ma façon de travailler : si vous lisez mes scénarios, ils sont presque équivalents à mes films. Je ne tourne pas inutilement, je prépare beaucoup. Je ne suis pas le genre de réalisateur avec qui un producteur aura de mauvaises surprises. Mais si je travaille avec un studio, il faudra que ce soit dans de bonnes conditions : je ne suis pas capricieux, mais je ne laisse personne décider à ma place. Faire un gros film pour faire un gros film ne m’intéresse pas. J’ai lu que vous travaillez sur un film qui s’inspirerait du John Carpenter des 80’s. C’est assez surprenant… De quoi s’agit-il ? Oui, ça s’appellera Midnight Special. Ça sera proche, dans l’esprit, de Starman et Rencontres du troisième type. Un film de chasse à l’homme avec des éléments fantastique/SF, ou plus précisément a government chase movie (“un film de chasse à l’homme par le gouvernement” – ndlr). Je ne veux pas faire un remake, mais plutôt donner ma propre vision de ce sous-genre très particulier. Quel est le point de départ de vos films ? A quel moment vous dites-vous “OK, ça c’est une histoire pour moi, je brûle d’envie de la raconter” ? Au départ, j’ai besoin de trouver une émotion palpable. Quelque chose qui se réfère à ma propre vie, qui me parle intimement. Je construis toujours mes histoires sur ce genre d’émotions, comme la peur ou bien… (il réfléchit), non en fait c’est toujours une peur qui me guide au départ. Shotgun Stories, c’était la peur qu’un de mes frères meure. Take Shelter, c’est la peur de perdre la stabilité. Mud, c’est la peur d’avoir le cœur

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brisé, d’être rejeté. Et Midnight Special, c’est la peur de perdre mon fils... Ça a l’air déprimant, non (rires) ? Donc, je pars de cette émotion, je choisis un genre de film qui pourrait lui correspondre, et ensuite je cherche à déconstruire ce genre. Shotgun Stories, par exemple, c’était le film de vengeance et le western. Normalement, dans ce genre de films, il y a un moment où le héros met un bandana sur le front, accroche des armes à sa ceinture, et sort de chez lui l’air pas content. Moi, je voulais travailler à rebours de cette idée. Et pour Mud, quel est le genre de départ ? La plupart des gens l’ont étiqueté comme une coming of age stor” (“histoire initiatique du passage de l’enfance à l’âge adulte” – ndlr) alors que pour moi c’est plutôt un getaway movie (“un film de fugitif” – ndlr). Je pensais à Sam Peckinpah en premier lieu, avant même de penser à Mark Twain. Quels enseignements avez-vous tirés de vos trois films ? Ils sont techniques, surtout. Je pourrais écrire un livre avec. Je travaille avec le même chef opérateur depuis l’université (Adam Stone), et on a progressé ensemble. Je n’en changerais pour rien au monde. Je suis très fidèle à mes techniciens et à mes

producteurs (Sarah Green, qui a aussi produit les derniers films de Terrence Malick – ndlr). Et le fait de travailler avec des stars (Matthew McConaughey, Reese Witherspoon), ça change la donne ? (il réfléchit) C’est un peu différent dans la préparation, mais sur le plateau, non, c’est comme travailler avec des acteurs moins célèbres. En tout cas dans ma courte expérience. Matthew et Reese ne sont pas des divas. Si je leur demande de jouer une scène d’une certaine façon, ils s’exécutent. Mais j’ai eu de la chance : ce n’est pas le cas de tous les acteurs. Et je n’ai aucune patience pour les caprices. Marlon Brando se faisait régulièrement souffler les dialogues… Ouais, je sais. Bon, Brando, c’est Brando, mais moi je ne pourrais pas travailler avec quelqu’un comme ça. En tout cas, je crois pas… Michael Shannon jouait dans vos deux premiers films, comptez-vous retravailler avec lui ? J’espère bien ! Pour moi, c’est le meilleur acteur du monde… Il a un rôle écrit dans Midnight Special, j’espère qu’il pourra le faire. Les décors ont une grande importance dans vos films. Ecrivez-vous pour des lieux précis, que vous

Jeff Nichols et Matthew McConaughey sur le tournage de Mud

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“Rencontres du troisième type me bouleverse, Les Dents de la mer me fascine : c’est une leçon de mise en scène parfaite” connaissez, ou est-ce que vous indiquez “île sauvage – extérieur jour”, et partez ensuite en repérage ? Ça dépend. Pour Mud, je connaissais l’endroit, donc j’ai écrit pour ce lieu précis. Mais vous avez raison : le lieu est déterminant pour moi. Je ne pourrais pas filmer un lieu abstrait. Take Shelter, par exemple, devait se dérouler en Arkansas, d’où je suis originaire, et pour des raisons de budget, on a dû tourner dans l’Ohio. Alors j’ai adapté le scénario : il était hors de question de mettre des fausses plaques minéralogiques et de demander aux gens de changer leur accent. Chaque lieu est chargé d’une histoire, je tiens à la respecter. Vous avez toujours tourné en pellicule, comment vivez-vous le passage inexorable au numérique ? Tant que je pourrai, je tournerai en pellicule. C’est pour l’instant le seul support où une image est plus belle que ce que je vois de mes propres yeux. Je me suis tué pour tourner Shotgun Stories en pellicule. Je ne suis pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche, et j’ai dû faire des sacrifices pour ça. Du coup, ça m’énerve quand on prend ça pour une coquetterie. Tourner en pellicule pousse à la précision, à l’économie, c’est une leçon importante, qu’on oublie si on commence directement à shooter en numérique. Je ne sais pas si je pourrai tourner mon prochain film en pellicule, or c’est une vraie question, car la lumière y joue un rôle très important, et beaucoup de scènes sont nocturnes. Je dois faire des tests. Tous vos films ont un aspect mythologique : Shotgun Stories était d’une certaine façon une tragédie shakespearienne, Take Shelter une tragédie grecque, comment pourrait-on décrire Mud ? Déjà, ce n’est pas une tragédie. Ce serait plutôt une “classic american story”… C’est presque une fable… Oui, et vous avez raison pour l’aspect mythologique. Il réside ici dans le système de croyance de Mud, le personnage. C’est un type qui croit en l’amour, avec un grand A, sans aucune ironie, mais qui est capable de mentir sur tout le reste. Ou plutôt qui passe son temps à brouiller la frontière entre mythe et réalité. Il est comme le fleuve au bord duquel il vit : tortueux, boueux, mais majestueux. Cette idée était la colonne vertébrale du film. Mon job, c’est de croire ce type envers et contre tout. D’être avec lui, mais à travers le regard des enfants. Emotionnellement, il est sincère, qu’il raconte la vérité ou qu’il affabule. Certains cinéastes utilisent leurs personnages comme des pions, qu’ils bougent cyniquement sur un échiquier. Je n’ai pas cette conception de la fiction.

C’est exactement ce qu’a réalisé William Friedkin dans Killer Joe… Exactement ! Bon, le film est suffisamment camp pour être amusant malgré tout, mais au fond je n’aime pas ça. Je trouve que Quentin Tarantino se laisse aussi parfois aller à cette tendance. Parlons cinéphilie : dans votre top ten des meilleurs films publié par la revue Sight and Sound, vous ne citez pratiquement que des films des années 60 et 70. Pourquoi cette période vous fascine tant ? Je ne m’en suis rendu compte qu’après, c’est venu comme ça. Je ne sais pas pourquoi… (il réfléchit). J’aime les ruptures stylistiques propres à cette époque, dans la narration, la mise en scène, le jeu des acteurs. J’adore Paul Newman, et j’ai cité quatre films avec lui (Luke la main froide de Stuart Rosenberg, Le Plus Sauvage d’entre tous de Martin Ritt, L’Arnaqueur de Robert Rossen, Butch Cassidy et le Kid de George Roy Hill – ndlr). J’ai omis Rencontres du troisième type, qui a eu un énorme impact sur moi, mais pas Les Dents de la mer. Le premier me bouleverse, le second me fascine : c’est une leçon de mise en scène parfaite. A la fac, un vieux réalisateur nous avait raconté qu’Universal lui avait proposé de reprendre le tournage des Dents de la mer à un moment où le studio doutait de Spielberg et de sa capacité à finir le film. Le vieux réalisateur (qu’il ne veut pas citer – ndlr) a regardé les rushes et a refusé le job : ce jeune Spielberg savait parfaitement ce qu’il faisait, et il fallait lui faire confiance, a-t-il dit aux producteurs… Hollywood fourmille d’histoires comme ça : Coppola sur Le Parrain est un autre exemple… En l’occurrence, ça s’est bien terminé, mais quand j’entends des trucs comme ça, vous comprenez pourquoi je ne suis pas très enthousiaste à l’idée de faire un film de commande ! Il y a aussi La Balade sauvage dans vos dix films. Comment ce film vous a influencé ? Quel est votre rapport avec Terrence Malick ? Etes-vous amis ? (il sourit). Je ne le connais pas personnellement. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, grâce à Sarah Green. Mais je vois ses films, et c’est ma façon de communiquer avec lui. Il utilise les images et le son pour représenter des pures sensations, des purs souvenirs, des purs affects. Il y a quelque chose de très abstrait dans son cinéma, qui me fascine mais que je serais bien incapable de reproduire. En revanche, La Balade sauvage est son film le plus concret. C’est du “classic storytelling”, c’est ce que j’essaie moi aussi d’accomplir. Récemment, quels films vous ont plu ? Le dernier qui m’a laissé sans voix, c’est The Master de Paul Thomas Anderson. Mais le dernier grand cru, pour moi, c’est 2007. Je me souviens avoir vu Les Promesses de l’ombre et m’être dit “OK, c’est le meilleur film de l’année”. Puis après L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford : “OK, c’est celui-là, le meilleur film”. Puis No Country for Old Men, et ça m’a paru être un des meilleurs films jamais tournés. Et enfin There Will Be Blood : mais comment exister au milieu de ça (rires) ?! Si je fais un film, un seul film du niveau de ces quatre-là, je peux mourir heureux. lire critique de Mud pp. 64-65

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le Spirou dans le vent de Nicolas de Crécy “Le Spirou de Franquin fait partie, avec les dessins de Sempé, des rares œuvres qui me fascinaient quand j’étais enfant et que je peux encore regarder aujourd’hui en y découvrant des choses nouvelles. Sans nostalgie ni plaisir régressif, mais avec le recul dans le temps qui permet de reconnaître les œuvres fortes.”

Spirou vu par… Pour fêter dignement les 75 ans de Spirou, des auteurs racontent leurs liens avec le personnage et le journal. Extraits d’un magnifique recueil, La Galerie des illustres. recueilli par Anne-Claire Norot 30.04.2013 les inrockuptibles 59

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le Spirou fantasmé de Riad Sattouf “La première fois que j’ai vraiment lu Spirou, c’est quand Frédéric Niffle (rédacteur en chef du magazine Spirou – ndlr) m’a abonné d’office il y a trois ou quatre ans ! Petit, je lisais Tintin. Le style de Franquin me faisait très peur, je préférais Hergé. J’ai évolué sur la question, bien sûr… J’aimerais beaucoup proposer une série à Spirou !”

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le Spirou volé de Blanquet “Spirou, c’est un journal que je volais régulièrement chez mon marchand de journaux étant enfant. C’est donc avant tout le souvenir de mes mains moites, d’un trésor caché sous mon T-shirt, et de la découverte du casse dans ma chambre, des premiers dessinateurs repérés… Ces souvenirs qui marquent et donnent envie de se faire voler ses propres créations imprimées à son tour…”

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le Spirou (et Fantasio) de Lewis Trondheim “Quand j’étais enfant, mes parents m’offraient le recueil du Journal de Spirou. C’était très épais et je me sentais obligé de tout lire, même ce qui ne me plaisait pas. Je n’avais pas compris le concept du libre arbitre. Puis un jour, il y avait vraiment des trucs réalistes trop trop trop moches et bêtes et j’ai commencé à trier. Merci à Spirou.”

La Galerie des illustres (Dupuis), 392 pages, 45 € 62 les inrockuptibles 30.04.2013

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Mud – Sur les rives du Mississippi de Jeff Nichols Sur les brisées de Mark Twain ou de La Nuit du chasseur, une œuvre très maîtrisée et très riche sur la présence/absence des pères, réels ou symboliques.

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eux pré-ados, Ellis (Tye Sheridan, déjà excellent dans The Tree of Life de Terrence Malick) et Neckbone, découvrent un jour sur une île située au milieu du Mississippi un homme fascinant et en fuite, qui se fait appeler “Mud” (Matthew McConaughey), et prétend avoir assassiné l’amant de la femme qu’il aime (Reese Witherspoon, magique et mystérieuse). Fascinés, les deux jeunes garçons vont l’aider à renflouer un bateau abandonné afin qu’il puisse échapper à la justice. A la fin de La Nuit du chasseur, le jeune John décidait de rompre le pacte qu’il avait passé avec son père, pendu pour avoir commis un hold-up meurtrier : garder caché le butin, n’en parler à personne. Ce geste cathartique impressionnant et inattendu constitue l’un des plus beaux moments

du film de Laughton. D’un point de vue moral (et religieux), évidemment : on ne peut tenir sa parole, protéger un secret taché de sang. Mais surtout d’un point de vue psychanalytique : on a le droit de se rebeller contre son père, même après sa mort, de lui reprocher de vous avoir confié une mission trop grande pour vous, trop dangereuse pour un enfant. Surtout quand d’autres figures paternelles, néfastes, elles – le “pasteur” Powell (Robert Mitchum) –, rôdent au bord du fleuve, convoitent le trésor, le canif à la main. Cette trahison de la parole donnée au père est en réalité un acte de libération qui projette John dans l’âge adulte. On trouve dans Mud, le troisième film de Jeff

Nichols (après Shotgun Stories et Take Shelter), une scène paroxystique un peu similaire, qui donne tout son sens au film. Celle où Ellis comprend que Mud, l’homme qu’il admire (substitut de son vrai père, qu’il juge falot) et aide de tout son cœur et de tout son corps depuis plusieurs jours, prenant des risques inconsidérés pour qu’il retrouve la femme qu’il aime, n’est en réalité qu’un homme comme tous les hommes – et peut-être un peu moins (ne s’appelle-t-il pas “boue” ?), parce qu’il est mythomane et manipulateur. Alors, en larmes, Ellis vient rompre le pacte d’amitié et de fidélité qu’il avait conclu avec lui. Et c’est par cet acte de rupture, avec la candeur de l’enfance, qu’Ellis

il n’y a pas que les enfants qui grandissent ; les pères aussi peuvent grandir

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le grand chef

se plonge vers un avenir qui passera par un retour vers son vrai père. Mais tout à sa colère, il tombe dans un trou plein de serpents venimeux. Mud, lui aussi, va grandir, passer du stade d’adolescent attardé à homme responsable. Mud est un récit initiatique à plusieurs étages, comme les deux premiers films de Jeff Nichols, ce cinéaste de 34 ans au talent incroyable, qui porte sur ses épaules tous nos espoirs dans le cinéma américain futur. Présenté en compétition de la sélection officielle 2012, Mud n’est peut-être pas son meilleur film à ce jour. Moins austère, extrêmement classique dans le filmage, plus mainstream en apparence, plus vissé scénaristiquement, il démontre malgré tout l’étendue du talent et de l’intelligence de la mise en scène comme la richesse de la culture et de l’imaginaire de Nichols, baignés de

la littérature et des mythes américains (les références aux Aventures de Huckleberry Finn, le chef-d’œuvre de Mark Twain, sont nombreuses et évidentes). Mud nous permet aussi de mieux comprendre ce qui travaille Nichols en profondeur (et ce n’est pas sans rapport avec La Nuit du chasseur) : l’histoire des pères. Réels ou imaginaires, politiques ou artistiques. Il y eut le père invisible (car décédé) et pourtant omniprésent de Shotgun Stories, un homme qui avait vécu deux vies différentes, père alcoolique et maltraitant puis père aimant et repenti, qui n’avait laissé que haine derrière lui. Il y eut le père de Take Shelter, qui entraînait, avec son consentement amoureux, toute sa famille dans la folie dont il était la proie – mais était-il vraiment fou ou génial sauveteur, moderne Noé ? Voici donc Mud, où les pères sont démultipliés et portent tous la folie en eux.

Il y a le vrai père, qui n’a pas réussi grand-chose dans sa vie, sinon faire fuir son épouse, la mère d’Ellis ; il y a le symbolique, le héros aventureux et fou d’amour (Mud), le père de substitution qu’Ellis se choisit parce qu’il le juge plus beau que le vrai ; il y a le dieu protecteur, Dieu le père (Sam Shepard), ange de vie et de mort qui veille sur Mud ; et il y a enfin le père indigne, le “parrain” mafieux qui poussera tous ses fils vers la mort (la bande de tueurs qui poursuit Mud). Les temps ont changé depuis La Nuit du chasseur : il n’y a pas que les enfants qui grandissent ; les pères aussi peuvent grandir, ou “se” grandir. Jean-Baptiste Morain Mud – Sur les rives du Mississippi de Jeff Nichols, avec Matthew McConaughey, Tye Sheridan (E.-U., 2012, 2 h 10) lire aussi l’interview de Jeff Nichols, pp. 53-56

Dans les années 80, ce film était diffusé chaque année sur les quatre ou cinq chaînes de télévision qui existaient en France. Il eut même l’honneur d’un soir d’élection, sans doute à cause de son titre, La Grande Cuisine. Moi, quand j’étais enfant, j’aimais bien cette comédie policière qui se déroule à Paris. Pour des raisons multiples, dont la plus superficielle était que Jean-Pierre Cassel y finissait carbonisé dans son propre four, et que je n’aimais pas Jean-Pierre Cassel (j’ai changé d’avis depuis, et je ne dis pas ça seulement pour éviter que l’adorable Monica Bellucci vienne me filer un coup de boule). Aujourd’hui que ce film sans génie mais agréable, qui date de 1978, a disparu des écrans de télévision, les éditions Carlotta ont la bonne idée de le sortir en DVD. Bonne idée parce que ce film charmant mais mineur n’a jamais vraiment disparu de mon esprit, et que j’ai mis un certain temps à comprendre pourquoi – pourquoi parfois des films secondaires vous habitent plus que les grands chefs-d’œuvre ? Parce qu’au-delà de l’intrigue et de la beauté de Jacqueline Bisset, j’y retrouve à chaque fois la lumière du Paris des années 70, comme je retrouve dans Belle de jour celle des années 60. Oui, dans aucun autre film de cette époque-là on ne retrouve, aussi bien rendue, la lumière à la fois grise et lumineuse qui était celle de Paris. Par quel miracle ? Ce n’est sûrement pas au pauvre Ted Kotcheff (futur réalisateur de Rambo ou de Retour vers l’enfer) qu’en reviendrait le mérite. Alors ? Pendant toutes ces années où ce petit film m’était devenu à la fois invisible et intérieur, j’ai parfois tenté de comprendre, puis finalement trouvé en consultant une célèbre base de données numérique de cinéma. Celui qui a su si bien reproduire l’air de Paris n’est autre que le grand chef opérateur britannique John Alcott (1931-1986), l’homme qui forgea les images d’Orange mécanique, de Barry Lyndon et de Shining de Stanley Kubrick. Il n’y a pas de hasard. Gloire aux chefs opérateurs.

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The Lebanese Rocket Society de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige L’incroyable mais pourtant réel programme spatial lancé par le Liban dans les années 60, déterré par le couple d’artistes Hadjithomas-Joreige.

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endant la vision de ce film sur la conquête spatiale libanaise, il arrive que l’on s’interroge. Poisson d’avril ? Documenteur ? Mais non. Dans les années 60, le Liban a modestement mais réellement participé à l’aventure de l’espace. Si l’on doute parfois de cette réalité, c’est que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige eux-mêmes sont passés par ces doutes. Au Liban, on ne parle jamais de cet épisode, ni dans les livres d’histoire, ni dans les discours politiques, ni dans les médias. Au fur et à mesure du tournage, ils ont découvert de plus en plus de documents et d’archives, ils ont rencontré les protagonistes du programme spatial libanais, notamment un petit groupe de scientifiques rêveurs d’origine arménienne. Ce film revêt une dimension de thriller historique très prenante, mais pas

une ère d’utopies, où le monde arabe avait confiance en sa force et en son avenir

seulement. Lorsque les auteurs reconstituent la période des premiers essais, on croit voir des universitaires qui s’amusent avec des pétards dans des plantations d’oliviers, séquences qui prennent une dimension artisanale quasi surréaliste, à la lisière du comique. Dans ces moments-là, on ne sait plus trop si on est dans un documentaire sérieux ou un essai-canular pince-sans-rire de Luc Moullet. Le programme spatial libanais était pourtant réel, contemporain du panarabisme, des révolutions en Europe, aux Etats-Unis et dans ce qu’on appelait à l’époque le tiers-monde. Ere d’utopies, de rêves, de croyances en toutes les transformations possibles, où le monde arabe, synchrone avec le reste de la planète, avait confiance en sa force et en son avenir. Période que les cinéastes observent non sans une certaine mélancolie (normal, leur point de vue est d’aujourd’hui), d’autant que la fusée made in Liban fut stoppée net dans son élan par le manque de moyens et par de probables pressions géopolitiques. Hadjithomas et Joreige ne se sont pas contentés d’exhumer un pan très enfoui

de l’histoire libanaise et arabe, puis d’en saisir les traces politiques, romanesques et poétiques (“la trace de la trace”, comme ils le disent avec justesse), ils ont prolongé en actes cet esprit créatif des années 60 en faisant bâtir une sculpture-réplique de la fusée et en lui faisant traverser Beyrouth jusqu’à l’université et au musée. Cette performance artistique est incluse dans le film, de même qu’une dernière partie de pure science-fiction animée, rêvant un Liban futuriste qui n’aurait jamais cessé son aventure scientifique. A la croisée de la mémoire et du contemporain, de l’histoire et du futur, de la réflexion et de l’action, de la mélancolie et de l’optimisme en marche, ce film ne tombe pas par hasard à l’heure des révolutions arabes. A sa modeste échelle, il révolutionne le passé du Liban et réactive la possibilité de projets communs pour un pays si prompt à se déchirer. Serge Kaganski The Lebanese Rocket Society de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (Fr., Liban, Qat., 2013, 1 h 35) à lire Le Cinéma de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, entretiens avec Quentin Mével (éditions Independencia), 194 pages, 12 €

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Mohamed Dubois d’Ernesto Oña avec Eric Judor, Sabrina Ouazani (Fr., 2013, 1 h 32)

Paresseuse comédie sur le choc des cultures. Lorsque Mohamed Dubois découvre un matin qu’il a été adopté, et donc qu’il n’appartient pas tout à fait à sa famille de bourgeois blancs, il renoue avec ce qu’il considère être ses origines, s’installe en banlieue, tente de se convertir à l’islam et s’éprend d’une belle Rebeu. Il y avait ici un concept potentiellement délirant et subversif (faire de l’identité française dite “de souche” une sorte de malédiction), qu’Ernesto Oña neutralise peu à peu pour dérouler une banale comédie potache, informe et poussive, rejouant l’air éculé du choc des cultures dans la tradition du cinéma d’Etienne Chatiliez – auquel il emprunte tous les archétypes publicitaires. Même la partition d’Eric Judor dans le rôle-titre semble ici trop mécanique, confirmant encore une fois que l’acteur n’est à son meilleur que dans les comédies surréelles (Steak, Seuls Two) où s’épanouit son personnage d’idiot buté et rêveur. Romain Blondeau

Entrée du personnel de Manuela Frésil Une vision forte et militante du monde ouvrier : l’enfer du travail dans un abattoir. e vrai film gore de la semaine n’est pas le remake d’Evil Dead, mais Entrée du personnel, documentaire sur un abattoir industriel en Bretagne. On a déjà vu de telles scènes, au moins depuis Le Sang des bêtes de Franju, mais jamais aussi précisément le travail de la mort à la chaîne. Vision éprouvante, dont la résultante inéluctable est le bout de viande méconnaissable dans la barquette de supermarché. C’est la répétition de ce massacre industriel ordinaire segmenté en micro-étapes qui rend le film si obsédant. Mais au-delà de la dimension esthético-horrifique, c’est surtout un film sur les ouvriers et ouvrières de cet abattoir : “l’enjeu de ce film est bien la question du travail”, dit Manuela Frésil. On touche du doigt non seulement la pénibilité du travail dans un tel environnement, malgré son aseptisation, mais aussi l’accélération pharamineuse des cadences qui tend à transformer en robots les humains qui ne peuvent pas (encore) être remplacés par de vraies machines. On jurerait d’ailleurs que certaines séquences sont accélérées. Cela a des conséquences directes sur la santé des ouvriers : problèmes moteurs (tendinites et autres douleurs incapacitantes) et psychologiques (cauchemars). Un double travail de destruction du vivant : d’un côté les bêtes, de l’autre les humains. Aucun n’en sort gagnant. On peut être un peu dérouté par la rareté de témoignages directs de ces ouvriers, le plus souvent remplacés par leurs voix off, manifestement écrites et lues plutôt que dites spontanément. Ce procédé participe de la différence de ce documentaire fort, dont la plus belle séquence est filmée en plein air : côte à côte, des ouvriers miment leurs actions répétitives dans la chaîne de l’usine. Pantomime poétique qui est le supplément d’âme de cette symphonie de la mort industrielle. Vincent Ostria

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Entrée du personnel de Manuela Frésil (Fr., 2011, 59 min) 30.04.2013 les inrockuptibles 67

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Matthew Goode et Mia Wasikowska

Stoker de Park Chan-wook L’auteur coréen de Old Boy réussit un film à la fois spectaculaire, gothique et pervers. Une première incursion à Hollywood dans le sillage d’Hitchcock.

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n’a jamais été tendre avec le cinéma de Park Chan-wook : trop tape-à-l’œil, hystérique, sadique. Certes techniquement doué, le Coréen en fait des tonnes quand il pousse ses personnagesmarionnettes vers l’abîme (Vengeance ! Culpabilité ! Désastre !). Epuisant, donc. On est d’autant plus surpris par la réussite de ce Stoker que le film sentait le piège. C’est la première réalisation de Park aux Etats-Unis – ce qui signifie ferrailler souvent avec les studios, la censure ou les stars (de Jean-Marie Poiré à John Woo, la condition du cinéaste étranger tentant Hollywood est très contrastée). Alors, que s’est-il passé ? Park dit avoir coupé vingt minutes à la demande du studio Fox Searchlight mais, en l’état, le film reste délicieusement tordu, presque sobre selon ses critères. Une explosion chromatique, pop, chic, typique de Park, mais dont la délocalisation a filtré le grotesque poussif. Fan d’Hitchcock, le réalisateur s’attaque à une relecture moderne de L’Ombre d’un doute, écrite en douce par l’acteur Wentworth Miller, l’évadé tatoué de la série Prison Break. Hitchcock et Park ont tous deux étudié dans une école jésuite et forcément

beaucoup appris question répression. Un séduisant oncle Charlie vient tenter, séduire, corrompre sa jeune nièce India, mais aussi, pendant qu’on y est, la mère de cette dernière. Durant un long moment, perturbé par le titre (le nom de l’auteur de Dracula) et le teint trop lisse de prédateur de tonton (Matthew very Goode, indeed), on s’égare sur la piste du film de vampires. Alors qu’il n’en est rien. C’est la grande réussite de Stoker de paraître surnaturel, éthéré, gothique, parfois illogique, alors que son histoire est juste terre à terre, crapuleuse. Pour faire passer cela, Park s’en donne à cœur joie avec des travellings en arabesque ou une palette de couleurs saturées. Il transforme la rencontre Charlie/India en conte de fées pervers, avec une fixette sur Cendrillon (notamment au rayon chaussures). Fidèle à lui-même, Park veut bien sûr tout casser

Mia Wasikowska impressionne en ado bizarre, introvertie et en fleur, mais prompte à sortir ses épines

côté bienséance, avec l’aide précieuse de Mia Wasikowska et Nicole Kidman, fille et mère intenses sans jamais surjouer. C’est encore l’idée de famille qu’elles éclatent, à coups d’Œdipe et d’amour contrarié de maman pour sa progéniture. En un monologue glaçant, Kidman, en mode Milf maximum, finit par cracher son fiel sur ses devoirs maternels (“On veut que ses enfants réussissent là où on a échoué”), tandis que Wasikowska impressionne en ado bizarre, introvertie et en fleur, mais prompte à sortir ses épines. On pense forcément aux ados rageurs, passifs/agressifs de l’autre disciple hitchcockien Brian De Palma (Carrie en tête). Mais Stoker finit même par chambouler l’idée d’hérédité, de répétition et d’initiation avec une série de twists. Dont celui, et non des moindres, qui consiste à avoir in fine tricoté une variation sur Old Boy (personnage trop longtemps captif + inceste). Un relookage sexy où les femmes auraient (enfin) le meilleur rôle. D’old boy à young girl, il n’y avait donc qu’un pas. Léo Soesanto Stoker de Park Chan-wook, avec Mia Wasikowska, Nicole Kidman, Matthew Goode (E.-U., 2013, 1 h 40)

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Upside Down de Juan Solanas avec Kirsten Dunst, Jim Sturgess (Can., Fr., 2012, 1 h 45)

Les Yeux fermés de Jessica Palud avec Simon Buret, Linh-Dan Pham (Fr., 2013, 1 h 27)

Petits moyens, belles actrices, mais regrettable vacuité. Trop fragile, peut-être, ce premier film. Travaillant sans producteur, se réclamant de Cassavetes ou de Jarmusch, Jessica Palud (fidèle assistante de Philippe Lioret) a tourné son film “à l’arrache”. Hélas, le résultat est assez mou et sans relief. Certes, on y découvre ou revoit avec plaisir des actrices trop rares (l’admirable Clémentine Poidatz, révélée par Philippe Garrel dans La Frontière de l’aube, ou Linh-Dan Pham, César du meilleur espoir féminin pour De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard), qui brillent ici encore par leur évident talent. Mais on a du mal à croire à l’histoire de ce jeune homme qui tente de reprendre vie, neuf ans après un grave accident, mais qui connaît tous les codes vestimentaires de notre époque… Le tout aboutit à ce cinéma de sous-entendus dans lequel se perdent les films à la dérive. Des sous-entendus si lourds qu’ils obligent la réalisatrice à surajouter une voix off sans intérêt à sa bande-son, comme pour combler le vide des images. Jean-Baptiste Morain

Une romance SF pompière et désincarnée. Dans le monde dystopique imaginé par Upside Down de l’Argentin Juan Solanas, deux planètes et deux peuples se font face tout en restant séparés par la gravité, ainsi contraints de se voir sans jamais se toucher. Mais comme les règles sont faites pour être transgressées, un Roméo et sa Juliette du futur (Jim Sturgess, Kirsten Dunst, charmants quoique assez peu concernés), lutteront contre ces lois arbitraires au cours d’une fable new age où se mêlent sans jamais s’incarner vraiment une piste de satire politique et une artificielle love story, saisies dans des décors numériques très approximatifs. Romain Blondeau

I Want Your Love de Travis Mathews avec Jesse Metzger (E.-U., 2012, 1 h 11)

Une œuvre pionnière qui efface la frontière entre gay porn et film d’auteur. Jesse, un jeune gay de San Francisco, s’apprête à repartir avec appréhension dans l’Ohio… Juste après avoir sorti le film serbe Clip, annulant définitivement la barrière entre cinéma d’auteur et porno, KMBO récidive dans le registre homo avec ce film sobre et simple sur la vie sentimentale d’un groupe de gays, où le sexe est clairement pratiqué et exhibé par les comédiens (il a d’ailleurs été interdit en Australie, comme Clip l’avait été en Russie). Mais bien qu’il exprime une sensibilité post-Nouvelle Vague, le film reste focalisé sur le sexe ; le récit reste flottant, sa dramaturgie évanescente ; les scènes de baise semblent être sa seule vraie raison d’être. C’est la limite de cette œuvre pionnière. Vincent Ostria 30.04.2013 les inrockuptibles 69

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Orléans de Virgil Vernier Entre fiction et documentaire, sacré et trivial, le fascinant portrait d’une strip-teaseuse en réincarnation contemporaine de Jeanne d’Arc.

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oilà quelque temps déjà que l’on avait inscrit très haut sur nos tablettes le nom du jeune cinéaste Virgil Vernier qui, de film en film (Commissariat, Pandore, Thermidor…), trace une ligne singulière et cohérente à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Adoubé par la plupart des festivals défricheurs, ce long travail méthodique qu’il mène sur les genres et leurs frontières instables, sur le regard et ses manipulations, semble trouver aujourd’hui sa forme la plus accomplie et ambitieuse avec son dernier opus, Orléans. C’est un film court (58 minutes) mais ample, qui n’a pas peur de mélanger les registres et les époques, ni de puiser son imaginaire dans la mythologie française ou de brouiller les pistes. Ainsi faut-il d’abord se méfier de son introduction, qui nous lance sur l’hypothèse trompeuse d’un documentaire dans une suite de banals plans informatifs, topographiant la ville d’Orléans, son architecture, ses édifices historiques et ses routes empruntées par des passants anonymes. Il faut s’en méfier car Virgil Vernier a une autre idée en tête, un autre sujet à filmer, qui le conduit dès la tombée

de la nuit dans un club de strip-tease lugubre, comme aimanté par les lueurs rouges des néons sous lesquels danse une belle effeuilleuse dont on va peu à peu découvrir l’identité. Elle s’appelle Joane, elle doit avoir à peine 20 ans et rêve de “monter à la capitale” pour y faire carrière. En attendant, elle se déshabille le soir, l’œil triste, et déambule le jour dans les rues orléanaises, où elle connaîtra sa première révélation mystique à l’occasion d’une messe collective célébrant comme chaque année la mémoire de Jeanne d’Arc. Entre la légende de la Pucelle d’Orléans et le parcours contemporain de cette héroïne strip-teaseuse, on comprend dès lors qu’une seule et même histoire se raconte selon Virgil Vernier : une histoire d’éternelle jeunesse, d’humiliation et de femmes sacrifiées, dont il va filmer la persistance à travers les siècles.

une histoire d’éternelle jeunesse, d’humiliation et de femmes sacrifiées qui persiste à travers les siècles

Partant de ce constat, selon lequel le mythe de Jeanne d’Arc peut être ouvert à toutes les interprétations et identifications, Orléans dresse ainsi un fascinant portrait en miroir de deux femmes victimes de leur époque en opérant une série de rapprochements élusifs. Ce sont des images du présent qui se fondent aux gravures anciennes, des chants religieux qui dérivent en messe electro, une barre de pole dance qui ressemble au pieu d’un bûcher, et toutes autres rimes visuelles reliant le calvaire de Jeanne d’Arc à celui de la strip-teaseuse. La grande force du film, sa beauté vénéneuse, tient précisément dans ces écarts qu’il provoque dans son dispositif documentaire, basculant peu à peu en rêverie hallucinée, quelque part entre Jacques Rozier et Kenneth Anger. Il y a là l’affirmation d’un style en même temps qu’un geste politique fort (reprendre le mythe de Jeanne d’Arc aux idéologies, lui redonner son mystère) qui, au moment de la sortie du film, le 1er mai, devrait sans aucun doute trouver un écho particulier. Romain Blondeau Orléans de Virgil Vernier, avec Andréa Brusque (Fr., 2012, 58 min). Lire aussi p. 22

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Le cœur a ses raisons de Rama Burshtein avec Hadas Yaron, Irit Sheleg (Isr., 2012, 1 h 30)

Une plongée dans le milieu juif intégriste. Très beau. Voilà un film retors et subtil. Il se situe dans le milieu juif intégriste, d’où l’aveuglement idéologique et une certaine incapacité à regarder de la part de ceux qui hurlent à la propagande religieuse. Le cœur a ses raisons nous fait entrer dans un monde méconnu et fermé : c’est son premier intérêt, d’ordre anthropologico-esthétique. Ces rabbins et femmes couvertes sont “exotiques”, mystérieux et cinégéniques. Rama Burshtein filme cette bulle sociale avec beaucoup de sensualisme. Le film se focalise sur Shira, 18 ans, secrètement amoureuse du mari de sa grande sœur. Quand celle-ci décède, leur mère a l’idée de la remplacer auprès du veuf par Shira. La petite sœur se braque : gênée de prendre la place conjugale de son aînée défunte, elle est aussi troublée par la perspective d’un mariage de convenance avec un homme qui ne la laisse pas insensible… Tout l’enjeu de la mise en scène, en pleine symbiose avec le sujet, est de ne rien formuler explicitement, de tout suggérer. Le cœur a ses raisons dévoile finement les complexes stratégies amoureuses d’une jeune femme qui finit par parvenir à ses fins dans un contexte socio-familial ultra-rigide. Serge Kaganski

L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo Huis clos à deux dans un gigantesque espace des possibles. Enfance du jeu et des genres. a veine qui réussit actuellement dialecte napolitain) grâce au lieu, réceptacle le mieux au cinéma italien, inépuisable de genres et de possibles. par laquelle il pourrait se régénérer Un espace propice au cache-cache et à plus vite que la production hexagonale, l’aventure, où le sous-sol inondé figure une bridée par son professionnalisme, grotte et une rivière ; Veronica et Salvatore c’est la fiction teintée de documentaire, y découvrent même une portée de chiots. ou vice versa. La liste des réussites On arrive aux confins du fantastique dans dans ce registre hybride, excitant pour l’ancienne chambre peut-être hantée où cette raison même, commence à devenir est morte une jeune fille. Le bâtiment est longue. L’Intervallo rappelle L’Eté de Giacomo idéal pour ce type de dérives surnaturelles. d’Alessandro Comodin, sorti l’année passée. Idée géniale sur laquelle tout le film repose : Là aussi, un adolescent et une adolescente la transposition d’un simple huis clos dans sont livrés à eux-mêmes et enclins un édifice virtuellement sans limites, qui à toutes sortes de jeux et joutes verbales multiplie à l’infini les possibilités de jeu et qui flirtent avec la sensualité. de mise en scène. Beauté du paradoxe : une La différence majeure, c’est le contexte. ado rebelle enfermée dans une prison vide Dans L’Intervallo, Salvatore, jeune marchand pouvant contenir des milliers de personnes. ambulant de granita (sorte de sorbet) Par ailleurs, le film joue aussi avec à Naples, est contraint par la Camorra le dedans et le dehors, utilisant les jardins d’assurer la garde de la nerveuse Veronica et la rue comme contre-champ et référent. dans un gigantesque bâtiment désaffecté, Cela pour situer et cadrer cette histoire où elle est mise en pénitence pour avoir de mafia déphasée, où la présence fréquenté un garçon d’une bande adverse. de la Camorra est indirecte et incidente. De loin en loin, des sbires, puis le parrain Elle n’apparaît clairement que lorsque lui-même, viennent faire un tour. le capo vient poliment menacer la rebelle. Le reste du temps, les jeunes sont seuls. On sort alors, presque à regret, de ce jeu A la nature exubérante et désordonnée de chat et de souris sans limite entre ados, de L’Eté de Giacomo se substitue le décor de cette métaphore idéale de leur fabuleux de cet ancien hôpital psychiatrique ; imaginaire encore enfantin. Vincent Ostria la confrontation entre adolescents, d’abord hostiles puis complices, L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo, va transcender sa théâtralité potentielle avec Alessio Gallo, Francesca Riso (c’est essentiellement un dialogue, en (It., Sui., All., 2012, 1 h 30)

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en salle fantômes de l’histoire allemande L’élaboration d’une identité et d’une histoire est en grande partie liée aux arts. C’est ce que s’attache à démontrer le Louvre, en accordant un large cycle au cinéma allemand, en lien avec l’expo controversée De l’Allemagne, 1800-1939. Cinéaste héritier de Wenders et chef de file de l’école de Berlin, Christian Petzold dispose d’une carte blanche. On verra aussi une intégrale de la série Berlin Alexanderplatz de Fassbinder, ainsi qu’une sélection de cinéastes majeurs (Murnau, Fritz Lang, Werner Herzog ) . Du mythe à l’histoire, les fantômes de la nuit du 2 mai au 16 juin à l’auditorium du Louvre, Paris Ier

Jean Marais a 100 ans Jean Marais est incontestablement une belle gueule aux bras d’acier, mais également un monstre du cinéma français. La cinémathèque de Toulouse lui rend hommage avec, notamment, jeudi à 21 h, Les Parents terribles de Jean Cocteau ; vendredi à 21 h, Le Bossu d’André Hunebelle ; samedi à 21 h, L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau ; dimanche à 18 h, Peau d’âne de Jacques Demy ; mardi à 21 h, La Princesse de Clèves de Jean Delannoy. Thématique Jean Marais jusqu’au 10 mai à la cinémathèque de Toulouse, www.lacinemathequedetoulouse.com

box-office cour de récré En cette période de vacances, le box-office enregistre un nouveau record. Les Profs, la comédie potache de Pierre-François Martin-Laval, crée la surprise en réunissant dès sa première semaine plus d’un million d’entrées. Elle détrône ainsi Django Unchained en prenant la première place de lancement pour l’année 2013 en terme de spectateurs par salle. Juste derrière, le film d’annimation Les Croods réalise 500 000 entrées en deuxième semaine d’exploitation, ce qui lui permet de passer le cap du million d’entrées. La troisième place revient à une autre comédie française, Les Gamins. Le duo Alain Chabat/Max Boublil réunit 462 231 spectateurs (508 copies) pour sa première semaine.

autres films Denis de Lionel Bailliu (Fr., 2012, 1 h 30) La Fleur de l’âge de Nick Quinn (Fr., 2011, 1 h 23) Infiltré de Ric Roman Waugh (E.-U., 2013, 1 h 52) J’demande pas la lune, juste quelques étoiles de Robert Coudray (Fr., 2012, 1 h 30)

L’Ultimatum des trois mercenaires de Robert Aldrich Une merveille de film de casse, visionnaire, avec une brochette d’acteurs upper-class.

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u’est-ce qui sépare un film de casse lambda d’un excellent film de casse ? Qu’est-ce qui sépare, par exemple, la série des Ocean’s Eleven de Steven Soderbergh de L’Ultimatum des trois mercenaires ? Le tempérament explosif de Robert Aldrich sans doute, qui enrichit le genre de développements inattendus. Son film le plus célèbre, Kiss Me Deadly (1955), finissait sur l’ouverture d’une mystérieuse boîte de Pandore maléfique, réservoir à fantasmes dont une des interprétations possibles était l’annonce d’un âge nucléaire catastrophique. Vingt ans plus tard, c’est encore autour de la terreur atomique qu’Aldrich organise son film virtuose. Un trio de mercenaires s’empare d’une base militaire américaine et, menaçant de lâcher des missiles, exige de l’argent, action de base organisée par le biais du split-screen, figure formelle chouchou du film de casse, entre le pôle militaire et le pôle politique de la Maison Blanche. L’argument du film d’action s’enrichit peu à peu – et là réside la surprise du film – d’un argument politique : la principale revendication des mercenaires concerne en fait la publication de documents secrets sur la guerre du Vietnam. La sécheresse millimétrée du film de casse prend peu à peu une ampleur

troublée, sous l’effet d’une panique politique qui ébranle même le président des Etats-Unis, très atypique ici, à l’honnêteté bonhomme et sincère. Quatre anciennes gloires hollywoodiennes composent quatre facettes de la politique et apportent leur sagesse aux rôles : Burt Lancaster met toute sa sensibilité de gauche au service de son personnage de mercenaire politisé ; Joseph Cotten compose un secrétaire d’Etat troublé ; Melvyn Douglas un secrétaire à la Défense sarcastique, et Richard Widmark un militaire va-t-en-guerre. Pour des raisons de production internationale, le film a été tourné en Allemagne, et ce déplacement géographique insoupçonnable à l’écran accentue encore l’irréalité prophétique de l’ensemble, travaillé par une inquiétude étonnante dans le genre souvent “paresseusement cool” du film de casse. Au fait, le plus grand film de casse du monde est français et empreint d’une morgue aristocratique qui renvoie tous les Soderbergh au rang de “films d’ascenseur” : c’est Le Trou (1960) de Jacques Becker. Axelle Ropert L’Ultimatum des trois mercenaires de Robert Aldrich, avec Burt Lancaster, Richard Widmark, Charles Durning, Joseph Cotten (E.-U., 1977, 2 h 24, reprise)

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Guacamelee!

des fourmis dans les jambes Jeu (musical) de rythme, Runner 2 multiplie les propositions d’action pour propulser le coureur du rang d’exécutant à celui d’interprète. Let’s dance !

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n l’espace de deux ans, de mars 2009 à février 2011, le studio californien Gaijin Games a réalisé une performance rare : lancer pas moins de six jeux Bit.Trip bien différents (“Beat”, “Core”, “Void”, “Runner”, “Fate” et “Flux”) mais qui creusaient le même sillon rétro-expérimental en s’appuyant sur quelques piliers de la préhistoire vidéoludique (Pong, Pitfall!…). Alors que l’industrie prend souvent comme modèle le cinéma ou les séries télé, la démarche évoque plutôt celle d’un groupe de rock enchaînant fiévreusement les singles, sans perdre de temps quand l’inspiration est là. Des singles qui ont été ensuite réunis sur les très recommandables “albums” Bit.Trip Complete (pour Wii) et Bit.Trip Saga (pour 3DS). Avec Runner 2 – Future Legend of Rhythm Alien, Gaijin offre une suite à l’un des volets les plus réussis de cette collection, qui ne gagne pas ici qu’un habillage moins dépouillé que celui d’origine. Cousin esthète du genre endless runner qui, de Canabalt à Temple Run, triomphe sur les smartphones, Runner 2 se révèle d’abord, comme ses devanciers Bit.Trip, une affaire de rythme. Au Commander Video qui nous sert d’alter ego est proposée une série de niveaux. Si le personnage

une douce euphorie nous gagne lorsque l’on commence à croire au run parfait

avance de lui-même, il nous faudra intervenir pour lui faire éviter les obstacles et ramasser les trésors qui jonchent le parcours. Ce qui n’a rien d’une promenade de santé : alors que les actions possibles se multiplient (sauter, se baisser, se protéger…) et que le tempo s’accélère, on sent affleurer comme un sentiment de panique – puis c’est une douce euphorie qui nous gagne lorsque l’on commence à croire au run parfait. Osera-t-on choisir le plus délicat des passages ? Car Runner 2 – c’est l’une de ses nouveautés – propose régulièrement des embranchements. Et, entre deux dangers, prendra-t-on le risque de danser ? Le coup de génie des développeurs est là : l’une des actions disponibles – la danse, donc – ne possède aucune réelle utilité. Pourtant, la tentation de s’y adonner est permanente, ce qui en dit long sur la véritable nature de l’expérience. Runner 2 s’apparente à un jeu musical dont l’image tiendrait à la fois lieu de partition et de scène. La manette est notre instrument sur lequel il faut faire ses gammes (et apprendre à maîtriser chaque niveau-morceau) avant de pouvoir l’oublier. Alors, dans le détail, la nuance, tout paraîtra possible. Les jeux de rythme, avec leurs boutons à presser au bon moment, ont souvent pour limite de faire du joueur un simple exécutant. Mine de rien, Runner 2 nous promeut au rang d’interprète – et ça change presque tout. Erwan Higuinen

sur PS3 et PS Vita (Drinkbox Studios), environ 13 € en téléchargement Les créateurs indépendants n’en finissent pas de réinventer le jeu d’actionplate-forme 2D des décennies passées. Comme Knytt Underground ou Toki Tori 2 avant lui, Guacamelee! relève du sous-genre “Metroidvania” – issu des séries Metroid et Castlevania –, qui lâche le joueur dans un enchevêtrement de salles où certains passages, visibles dès le départ, ne seront accessibles qu’après l’acquisition de nouvelles capacités. Mais les facétieux Canadiens de Drinkbox, déjà auteurs du réjouissant diptyque Tales from Space, y ajoutent une bonne dose de jeu de combat (d’obédience beat’em all), une multitude de références (à Mario et à Zelda, d’abord) et, surtout, une irrésistible ambiance de cartoon mexicain au dessin particulièrement soigné. A propos de son film Agent secret, qui se déroulait en Suisse et ne négligeait aucun signe distinctif supposé du pays, Hitchcock expliqua jadis à Truffaut sa volonté d’“utiliser dramatiquement tous ces éléments locaux”. C’est à peu près la même chose, mais ludiquement, avec le Mexique, pour le très dynamique et inventif Guacamelee! Parmi ses ingrédients : sombreros, cactus, tequila, catcheurs masqués, musique de mariachis et incursions à volonté dans le monde des morts. Finement épicé, le cocktail est un pur délice. E. H.

Bit.Trip Presents: Runner 2 – Future Legend of Rhythm Alien sur Wii U, Xbox 360, Mac et PC (Gaijin Games), environ 15 € en téléchargement. A paraître sur PS3 30.04.2013 les inrockuptibles 73

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Mom and Dads

séries of the world Il n’y a pas que les Etats-Unis dans la vie d’un sériephile. Tour d’horizon des pépites cosmopolites repérées au quatrième festival parisien Séries Mania, dont plusieurs prélevées dans le prodigue gisement israélien.

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ongtemps restreints à une pratique solitaire de leur passion, les amateurs de séries ont désormais envie de se rencontrer, de se parler et plus si affinités. La quatrième édition du festival parisien Séries Mania (du 22 au 28 avril) était là pour le prouver. Entre tables rondes, rencontres avec des créateurs et projections bondées, l’effervescence habituelle du rendez-vous printanier du Forum des images, en plein bunker des Halles, ne s’est pas démentie. Dans une sélection très large, on a décidé de s’intéresser aux créations hors Etats-Unis. Après la belle minisérie du réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda, Going Home (cf. Les Inrocks n° 908), deux créations anglophones ont retenu l’attention. L’anglaise In the Flesh est une série de zombies, mais à dix mille lieues du modèle dominant incarné par The Walking Dead. Ici, les “partiellement décédés”, comme on les appelle, sont soignés avec des médicaments qui leur permettent de mener une vie presque normale, à quelques détails près – par exemple, ils ne mangent rien. Le problème ? Ils sont ostracisés, détestés, pourchassés. Le scénario de Dominic Mitchell fait d’eux une minorité opprimée. Une façon intéressante de

renouer avec la tradition politique du genre initié par George Romero. Plus classique mais pas moins fine, l’australienne Puberty Blues rejoue, comme son titre l’indique, la chanson du mal-être adolescent. Mais elle le fait avec une grande frontalité et une vraie hauteur de vue, grâce notamment aux personnages adultes traités avec la même intensité que leurs enfants. C’est désormais une habitude : on a encore vu plusieurs séries israéliennes stimulantes. Se trouve-t-il parmi elles les prochaines Beti Pul ou Hatufim, respectivement à l’origine des remakes américains In Treatment et Homeland ? Mother’s Day, l’enfer quotidien d’une mère de famille qui ment tout le temps, est en tout cas déjà en cours de développement, avec Debra Messing. Ce ne sera sans doute pas le cas d’Ananda, mollasson road-trip en Inde d’une quadra sonnée par une rupture qui se fait arnaquer par deux Arabes israéliens un peu perchés. Ce ne sera pas non plus le cas de la très drôle Mom and Dads, mais pour d’autres raisons. Cette chronique de la vie à trois (un couple d’hommes et leur copine célibataire avec qui ils ont un enfant) ressemble trop, sur le papier, à The New Normal, l’audacieuse sitcom de Ryan Murphy sur l’homoparentalité.

Son créateur, le talentueux Avner Bernheimer (scénariste de Yossi & Jagger, hit gay du cinéma israélien en 2002), avait pitché son projet dès 2007, alors que lui et son compagnon étaient en train de vivre un processus similaire. C’est peu de dire que sa série sent le vécu : chaque situation est auscultée avec une justesse implacable. L’ashkénaze névrosé (quatre séances de psy par semaine), père biologique ayant des difficultés à “reconnaître” son bébé, son compagnon fêtard qui se découvre papa poule, et la mère, célibataire endurcie supportant mal l’invasion généralisée de son petit appart bordélique : tous traversent des montagnes russes émotionnelles dont ils n’avaient pas forcément mesuré les enjeux. Rien que de très classique à l’arrivée d’un enfant ? Bien sûr, mais encore faut-il le mettre en scène. La série est pleine de nuances très belles, loin du catalogue sociologique, comme les regards impuissants et gênés des deux hommes devant le corps étranger de leur copine à la maternité. Indifférente au timing comique à l’américaine, Mom and Dads se consacre d’abord à l’intimité d’une famille nouveau genre. Une manière franche de s’attaquer à un sujet brûlant, en Israël comme ailleurs. Clélia Cohen

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à suivre… après Dexter, Debra ? Alors que la fin des aventures du serial-killer de Miami a été confirmée officiellement par Showtime, après huit saisons en pente descendante côté qualité, le président de la chaîne David Nevins n’a pas démenti les rumeurs faisant état d’un projet de série dérivée autour du personnage de Debra (Jennifer Carpenter), sœur de Dexter. Une bonne nouvelle, car cette jeune femme troublée est de loin la figure la plus forte du show aujourd’hui.

The Newsroom en juillet 14 juillet, jour de fête : la série d’Aaron Sorkin sur les coulisses d’une émission de news télé reviendra sur HBO pour une deuxième saison. Selon son créateur, les douze épisodes évoqueront notamment “le Tea Party, ces talibans américains ; l’élection présidentielle ; la réforme de la santé”… On ne serait pas étonné que les attentats de Boston s’ajoutent à la liste.

QI au paradis

Deuxième saison d’une comédie française plaisante sur la reconversion d’une ancienne porn-star en fille qui pense. ontrairement au cliché communément accepté, la qualité des séries hexagonales n’a pas toujours grand-chose à voir avec l’argent. La preuve depuis l’année dernière avec l’étonnante QI. Tournée au gré des rues parisiennes dans des conditions “proches du court métrage”, selon l’aveu du scénariste/réalisateur Olivier de Plas, Breaking Bad en août cette comédie discrètement mélancolique Pour ceux qui, après l’info diffusée sur les chaînes OCS réussit ci-dessus, ne savent toujours à dépasser ses limites intrinsèques pour pas quoi faire de leur été, inventer une forme à la fois modeste et c’est le 11 août que débuteront ambitieuse. Alors que la première saison les huit derniers épisodes racontait la reconversion de l’ancienne star de Breaking Bad sur AMC. du porno Candice Doll (pimpante Alysson Un sprint final pour entrer Paradis) en étudiante en philo, la saison 2 définitivement dans l’histoire suit la même bimbo reconvertie dans son de la télé ou pour décevoir des fans intransigeants. parcours vers la foi et peut-être l’amour d’un scientifique brillant mais coincé. Plus éclatée dans sa narration (les personnages secondaires prennent beaucoup de place), parfois inégale, cette Real Humans (Arte, le 2 à 20 h 50) nouvelle salve d’épisodes a pourtant Déjà la conclusion pour la saison l’immense mérite de prendre son héroïne inaugurale de cette passionnante série et son sujet au sérieux, sans baisser de robots fabriquée en Suède, succès les yeux. Candice veut croire, Candice lit d’audience surprise sur la chaîne la Bible et sainte Thérèse d’Avila, mais franco-allemande. La saison 2 est elle doit composer avec son ex lancé dans actuellement en tournage. le porno gay, ses parents gérants de boîte échangiste et sa nouvelle amie catho Being Human (MCM, le 5 à 20 h 45) qui lui recommande l’abstinence. Un vampire, un loup-garou et un Comment jouir – de Dieu, d’un sexe –, fantôme emménagent ensemble dans voilà une excellente question morale et le but de mener une vie simple. Bien esthétique, qui doit être posée avec juste sûr, ils n’y parviennent pas. Remake ce qu’il faut de délicatesse et de légèreté. pas inintéressant d’une série anglaise. Ne manquant ni de l’une ni de l’autre, QI poursuit sa route singulière dans l’univers des séries françaises dont elle participe Girls (OCS Max, le 7 à 20 h 45) Piqûre à la refondation. Olivier Joyard de rappel : la saison 2 de Girls est une

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agenda télé

déflagration qui va crescendo. A voir absolument en entier pour comprendre le talent sans restrictions de Lena Dunham.

QI, saison 2 à partir du 3 mai, 22 h 10, OCS Max (8 épisodes) 30.04.2013 les inrockuptibles 75

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into the groove De Hollande, The Child Of Lov fait une drôle de tresse avec la soul, le hip-hop et le funk de son enfance et invite Damon Albarn sur son très grisant premier album.

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’est sous la grisaille de Deptford Bridge, quartier lugubre du sud-est de Londres, que l’on rencontre enfin The Child Of Lov. Après de longs mois de traque commencés à l’écoute d’un unique titre au funk diabolique, Rotisserie, le mystère est enfin levé : l’énigmatique musicien a désormais un visage, et un chouette bonnet. Il s’appelle Cole Williams, Néerlandais de 25 ans, de 1,90 mètre et sosie potentiel du footballeur Zlatan. “Je ne voulais pas faire ma Mariah Carey”, précise-t-il, demi-sourire aux lèvres, pour expliquer son entêtement à cacher jusque-là son identité. On s’étonne de la référence. “Je ne devrais pas dire ça, j’adore Mariah Carey”, rétorque-t-il. Cole Williams a beau avoir à peine dépassé le quart de siècle, il ne reflète en rien le cliché du hipster que l’on s’était fait de lui (la faute à son Tumblr), ni le mode de vie de la génération Y dont il fait fortuitement partie. Le jeune homme, carrure imposante mais gêne évidente, ne va que très peu voir des concerts – “deux ou trois par an”, dit-il. Il télécharge rarement et n’a, pour preuve, qu’un album dans son téléphone (on n’ose lui parler d’iPod) : Voodoo de D’Angelo, qu’il avoue encore écouter en boucle treize ans après sa sortie. S’il parle souvent de ce dernier, d’Erykah Badu et de Jai Paul, cette encyclopédie vivante de la soul et du funk ne jure pourtant que par des icônes d’une époque bien antérieure à son année de naissance, découvertes à partir d’une vieille compile de Stevie Wonder trouvée dans les disques de sa mère : Prince, son héros absolu,

écoutez les albums de la semaine sur

avec

“j’aime quand les choses ne sont pas nettes, pas claires, quand il y a de la poussière. C’est aussi ça le funk”

Sly & The Family Stone et Otis Redding – il en veut d’ailleurs beaucoup à Kanye West et Jay-Z d’avoir profané Try a Little Tenderness, sa chanson préférée. “Aussi loin que je puisse remonter, la soul est le premier genre de musique qui m’a bouleversé. Depuis, j’écoute les mêmes disques tout le temps. Je ne fais pas d’effort pour aller chercher la nouveauté sans cesse. Je sais ce qui me plaît d’un point de vue musical, je suis très heureux avec ça”, explique-t-il posément comme pour justifier son obsession d’une époque qu’il n’a pas connue. Nostalgique, Cole ? “Non, parce que je ne crois pas que les périodes précédentes étaient mieux que celle-ci. Etre nostalgique, c’est se leurrer sur ce qui existait avant.” Un poil sur la défensive, timide et solitaire, enrôlé dans un label “accidentellement”, sourit-il, le gaillard se range dans la même case un peu floue, un peu folle, que son tout aussi génial collègue américain Zach Condon de Beirut. Comme lui, il a tout appris seul – du piano à la guitare en passant par la production. C’est de sa chambre qu’il a posé, lors des absences de sa mère et de son frère (“j’avais trop peur qu’ils m’entendent chanter”), les premières pierres de l’édifice The Child Of Lov, en créant des loops de beats hip-hop inspirés par le rap hollandais, Tupac et Dr. Dre. Williams partage surtout avec Condon un trait plutôt perturbant pour qui tentait de l’imaginer avant qu’il ne sorte de son anonymat : une voix chaude de centenaire qui a déjà vécu mille vies, qu’il utilise comme un instrument à part entière. “J’attache plus d’importance à l’émotion qui se dégage de la voix qu’à ce qu’elle raconte, plus au son des mots qu’aux mots eux-mêmes.” Ce timbre au groove inné, c’est justement le fil conducteur de son premier album, enregistré à Londres dans le studio de Damon Albarn, qui pose d’ailleurs sa voix sur le captivant One Day. Produit par le

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on connaît la chanson

double contact De l’influence de la musique sur les performances vidéoludiques : choisissez le bon disque et vous deviendrez imbattable.

Hollandais, The Child Of Lov se révèle un parfait condensé des obsessions de son créateur. Aussi bien rêvés chez Prince que chez le rappeur Doom, qui prête son flow assassin au puissant Owl, les dix titres de l’album empruntent leurs beats au hip-hop, leurs cuivres au funk, leur âme à la soul à la manière d’un Gnarls Barkley ou d’un Gorillaz sous amphètes. The Child Of Lov ne fantasme pas le passé mais le célèbre avec une modernité effarante et une décontraction à mille lieues de la personnalité de son instigateur. On loue les talents de production de Williams, sa capacité à réhabiliter un certain son sans essayer de le copier et à insuffler de la crasse là où d’autres auraient sorti le fer à lisser. “J’aime quand les choses ne sont pas nettes, pas claires, quand il y a de la poussière. C’est aussi ça le funk” Un purisme qu’on ne lui

reprochera pas tant Fly et Give Me touchent juste, entre le bassin et le cœur, et tant leur groove implacable paraît provenir des entrailles d’un jeune type incapable de faire semblant. Ondine Benetier photo Frédéric Stucin pour Les Inrockuptibles album The Child of Lov (Double Six/Domino/Pias) facebook.com/thechildoflov retrouvez l’intégralité de l’entretien sur

La mine grave d’avant les batailles historiques, il pénètre dans le stade. Wembley, Maracana, Camp Nou, Stade de France, San Siro, Allianz Arena : le critique musical/coach/ renard des surfaces est partout chez lui. Logique, puisqu’il est littéralement chez lui, vautré sur le canapé que son cul finira par user jusqu’au sol : les doigts inspirés et l’adrénaline à flot, il s’apprête à entamer un match de foot sur sa PlayStation. L’homme en question, bien évidemment, a coupé les commentaires et mis sa propre musique. Finale de Ligue des Champions Stade Rennais-Juventus, ou Clásico promettant sang, sueur et larmes contre un humain plus doué, ou match de poule couperet entre la France et les Iles Cook : la rencontre débute. Mais dès les premières secondes, il le sait, il le sent, quelque chose ne va pas. Sur le terrain, donc sur le canapé, les joueurs sont mous, la hargne est fade, les contrôles parkinsoniens. Il éructe sur ses joueurs qui ne lui répondent pas – c’est un jeu, c’est sa faute. Puis eurêka : essayer d’affûter ses sens et réflexes jusqu’à la prescience en écoutant les magnifiques mais peu footballistiques albums de Taken By Trees ou Rachel Zeffira est une lourde erreur de coaching. Trop lent, trop beau, trop pacifique. Il tente Dan Deacon, Metz, Fidlar, l’échec est inverse : il commet attentat sur attentat, ramasse quatre cartons rouges et renverse de colère sa bière tiède sur son chat innocent. Puis, après s’être lui-même soufflé dans les bronches à la mi-temps, il met Images du Futur de Suuns. Soudain, la symbiose. Absolue : rage sur disque, rage sur le terrain, idées foisonnantes dans les chansons, inspirations magiques dans les passes, morceaux compacts et ramassés, défense itou. OK, il perd 4-0. Mais il a pris un sacré double pied.

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Archy Marshall n’en finit pas de nous faire tourner la tête. Après avoir été Zoo Kid, il dévoilait avec King Krule, dans une série d’ep hypnotiques, des ambiances lourdes et enfumées, tellement amples pour cet Anglais à peine majeur. Ces ambiances, on les retrouve toujours chez Edgar The Beatmaker, nouveau projet où Archy s’essaie au hip-hop. Une série de morceaux est déjà disponible sur le Bandcamp de ce nouveau MC. edgarthebeatmaker.bandcamp.com

(pas) cette semaine

Jean-Marc Lubrano

Mikael Gregorsky

nouveau projet pour King Krule

stairway to Richie Havens Et on coupe le son ! Le folk-singer américain Richie Havens est mort à l’âge de 72 ans d’un arrêt cardiaque. L’histoire du rock retiendra d’abord sa performance chamanique en ouverture du festival de Woodstock en 1969. Mais il avait sorti quelques bons albums avant (les Beatles

et Dylan se croisaient sur le manche de sa guitare), et il en sortirait beaucoup d’autres après, tout en enchaînant les tournées. On l’avait redécouvert barbu, chenu et vénérable en 2008 avec un nouvel album et lors des 40 ans de Woodstock. www.richiehavens.com

Set & Match

Pierre Ströska

My Bloody Valentine reporte Lille et Paris

les Inouïs du Printemps de Bourges à Paris Comme chaque année, les Inouïs du Printemps de Bourges proposent de découvrir une sélection d’artistes français prometteurs. Petite session de rattrapage pour ceux ayant séché le festival berruyer : le 22 mai, ils pourront retrouver Set & Match, Grindi Manberg et Laura Cahen au Centre musical FGO-Barbara, à Paris. Une belle façon de prolonger les joies du Printemps. www.reseau-printemps.com

Il faudra encore patienter pour revoir MBV sur le sol français. Le groupe devait se produire à Lille (Aéronef) et Paris (Bataclan) cette semaine. Le concert parisien est reporté au 5 juin (même salle). Pour les Lillois, l’attente sera un peu plus longue puisque les Irlandais visiteront l’Aéronef le 3 novembre. On note le rajout d’une date à Toulouse dans un peu plus d’un mois. le 3 juin à Toulouse, le 5 juin à Paris (Bataclan), le 3 novembre à Lille www.mybloodyvalentine.org

Lana Del Rey sur la BO de Gatsby Alors que Gatsby le magnifique version Baz Luhrmann (Roméo + Juliette, Moulin Rouge…) sort dans quelques jours, Lana Del Rey dévoile un nouveau titre, à retrouver sur la bande originale du film : le bien nommé Young & Beautiful. Produite par Jay-Z tout de même, cette BO devrait sortir début mai et contenir également des morceaux de Jack White, The xx ou encore une reprise du Back to Black de la regrettée Amy Winehouse par Beyoncé et André 3000 d’OutKast. Décidément, le réalisateur australien ne se refuse rien. www.lanadelrey.com

neuf

Public Image Limited Casual Sex

Parquet Courts C’est dans les saintes écritures new-yorkaises – la noirceur maléfique du Velvet Underground, l’élégance hautaine de Televison – que ces Texans de Brooklyn ont appris à lire, quitte à sauter quelques lignes et à inventer un argot vivant, crado, accéléré par une énergie de poux faméliques bien de leur âge. parquetcourts.wordpress.com

L’expression “casual sex” décrit le sexe sans lendemain, sans promesses. On regrette le nom de ce groupe : on imagine volontiers une relation riche, longue et passionnée avec ces gandins, ultimes héritiers à Glasgow d’une longue tradition de groupes locaux à guitares frénétiquement besognées, de Josef K à Franz Ferdinand. www.facebook.com/casualsexmusic

Robbie Basho Folk médiéval ? Hobo d’un étrange village (et non du Village) ? Premier adepte du freak-folk ? Robbie Basho fait partie des influences les moins réputées de Dylan et compte parmi les plus beaux trésors cachés de la musique boisée d’Amérique, à la hauteur de ses collègues de label, John Fahey et Leo Kottke. www.robbiebasho.com

Après la publication du premier single pour le Disquaire Day, le label Light In The Attic réédite l’album inaugural de P.I.L, First Issue (1978). Outre les convulsions reptiliennes de la musique et les scansions démentes de John Lydon, on découvre dans une interview d’époque pour la BBC que l’exPistols était loin d’être un abruti. www.lightintheattic.net

vintage

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Sophie Jarry

un amour de Swann Parfaitement entourée sur un premier album éclatant, la jeune Française Swann promet des lendemains qui chantent.

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on auteur a beau porter le nom d’un héros proustien, il ne sera pas question, sur Neverending, de temps perdu. Le premier album de Swann se révèle au contraire une belle victoire sur le temps qui passe, ou le triomphe d’un songwriting éminent plus souvent aperçu outre-Manche qu’en France. A 24 ans, la Parisienne Chloé Lenique – son vrai nom – marche dans les pas des grandes chanteuses folk-rock, enroulant sur un fil d’or des ballades hantées par un certain sens de la mélancolie. “Mes parents écoutaient de la musique classique, mais aussi Leonard Cohen, Simon & Garfunkel, Lou Reed, le Velvet Underground et les Rolling Stones. J’ai été nourrie par toutes ces influences.” Dans la voiture familiale, lors de vacances au ski, on écoute même les chansons de Frank Zappa, et des années plus tard, la demoiselle choisira de revisiter son Bobby Brown en face B de son premier ep. Choix audacieux, pour une jeune fille courageuse. En stage à Londres dans le cadre de ses études de communication, elle a ainsi téléphoné à tout ce que la capitale anglaise compte de bars pour proposer ses services de musicienne. Se produisant dans les pubs de l’East End et de Soho, la Française a peaufiné sur scène les chansons que déroule aujourd’hui un premier album enregistré

sous la houlette de Rob Ellis (Anna Calvi, PJ Harvey, Fredrika Stahl…). “J’aimais le fait que Rob sévisse dans un registre rock tout en ayant un grand intérêt pour la musique classique. J’aimais aussi qu’il travaille avec des femmes.” Partie dans un studio du pays de Galles, la jeune femme a agencé autour d’elle un casting de qualité : on entend sur Neverending le musicien anglais Stephen Munson ou le guitariste de Holden (Mocke Depret). Elle a également convié, sur deux chansons, l’ancien Coral Bill Ryder-Jones, venu apporter une douceur supplémentaire aux déjà suaves Poem #1 et Love You Tonite. Dirigée par Ellis, cette belle équipe a façonné un recueil à l’ancienne, en live, enregistré sur bandes, en analogique. “Ça s’ajoutait au choix des instruments. Ces méthodes sont pour moi gage d’authenticité. J’avais envie que ces chansons puissent s’écouter dans dix ou trente ans, qu’elles ne soient pas imprégnées de notre époque.” Opération réussie puisque ce premier album place la Française en reine d’une époque imaginaire où l’on croiserait Patti Smith chantant chez Lou Doillon, Lou Reed

“j’avais envie que ces chansons puissent s’écouter dans dix ou trente ans”

et Nico s’acoquinant avec une VV des Kills apaisée. “Ça ne rime pas” , dit le titre du morceau inaugural (It Don’t Ryme). Swann parvient pourtant à agencer une poésie folk à la fois impressionnante par sa maturité et touchante dans sa délicatesse. Tour à tour rageuse (Show Me Your Love), songeuse (Loneliness) ou velvetienne (Trying Hard to Find Myself Again), elle porte, de son timbre grave puissant et caressant, de grandes petites chansons. Erudite, son écriture n’en fait pourtant jamais trop et ne perd jamais de son charme. “J’ai voulu appréhender l’enregistrement du disque comme une ascension de montagne, je me suis remise au sport avant de rejoindre le studio. Finalement, ça ne s’est pas du tout passé comme ça et j’en suis ravie. J’étais très à fleur de peau pendant l’enregistrement, c’était bouleversant pour moi d’accoucher de ces chansons. Je suis heureuse que le disque ait une certaine fragilité au final.” Comme chez toutes les grandes, cette fragilité est une force, et ce premier disque en est un tour. Johanna Seban album Neverending (Atmosphériques) concerts le 15 mai à Mérignac, le 16 à Onetle-Château, le 17 à Toulouse, le 18 à Cognac, le 24 à Saint-Jean-de-la-Ruelle, le 23 septembre à Paris (Café de la Danse) www.swannmusic.com en écoute sur lesinrocks.com avec 30.04.2013 les inrockuptibles 79

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sweet soul sisters Repérées auprès de Missy Elliott ou des Black Keys, Nicole Wray et Terri Walker sortent sous le nom de Lady un disque de soul de poche à la fois rétro et moderne.

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n rythme cool glisse entre les couloirs déserts d’un club parisien. Caressé par un orgue daté qui risque une montée chromatique, le son mat et feutré projette cet après-midi glacial dans un ailleurs vintage. Sur scène, une Fender Jazz Bass, un Hammond B3, une Ludwig pailletée : “La soul, c’est un feeling, une voix, mais c’est aussi un son, une chaleur qui est très liée aux instruments utilisés à l’époque. L’orgue, la basse très ronde… Pour l’enregistrement de l’album, ça a été un point crucial”, expliquent Terri Walker et Nicole Wray, deux chanteuses réunies sous le nom de Lady qui grimpent sur cette scène dans quelques heures pour leur premier showcase parisien. Le disque qu’elles viennent d’enregistrer possède en effet ces caractéristiques de l’enregistrement soul. Et pour cause : la petite bombe sort des studios de Truth & Soul, un label basé à Brooklyn qui participe au revival soul amorcé par les Dap Kings ou Menahan Street Band.

Comme les grandes officines soul, Truth & Soul est à la fois un label et une équipe de production, pilotée par Leon Michels, fondateur du label et frontman du groupe maison, El Michels Affair – auquel on doit un excellent album de reprises instrumentales du Wu-Tang Clan. A l’instar des Funk Brothers chez Motown, des MG’s chez Stax, El Michels Affair compose et enregistre les disques du label. “Truth & Soul ressemble à un modèle réduit des grandes écuries soul. Il y a un groupe, le patron joue dedans, tout le monde donne son avis. C’est familial, une sorte de petite production entre amis, s’amuse Terri en évoquant les sessions. Ils ont ce son caractéristique qui procède d’un vrai choix, car tout est vintage : les orgues, les batteries, même la console. Dès que tu les entends jouer, tu es projeté quarante ans en arrière. Ils ont ce truc funky, coloré, riche.” Repérées par Michels alors qu’elles se connaissaient à peine, les deux chanteuses n’en sont pas à leur coup d’essai, même

“la soul, c’est un feeling, une voix, mais c’est aussi un son, une chaleur très liée aux instruments utilisés à l’époque”

si elles n’ont pas toujours visé la soul. L’Américaine Nicole, connue pour ses participations aux disques de Missy Elliott où elle forçait une sensualité un peu cheap, trouve enfin ce relâchement propre aux voix soul qui débordent de leur lit sans baver. Terri, l’Anglaise, se rapproche du gospel de sa paroisse natale plutôt que de l’esthétique garage qu’elle suivait quelques années plus tôt dans l’underground londonien (Shanks, 187 Lockdown). “Nous avons toutes les deux un vrai patrimoine soul, mais nous n’avons pas toujours évolué dans ce style. Lorsqu’on s’est rencontrées à New York, on a jammé avec les musiciens du label et il s’est passé un truc. C’est une question de culture musicale, je crois”, dit Nicole. En dépit de quelques arrangements où l’exercice rétro demeure visible, Lady ne procède pourtant pas d’une simple nostalgie. Au contraire : minutieusement ancrée dans les architectures 70’s, leur soul de poche préfère une prise de son moderne à la poussière contrefaite des studios d’antan. L’esthétique est rétro mais le groove finalement moderne ; une étincelle vintage au service d’une interprétation bien dans son siècle. Thomas Blondeau album Lady (Truth & Soul) facebook.com/LadytheBand en écoute sur lesinrocks.com avec

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The Leisure Society Alone Aboard the Ark Retour plaisant des Anglais avec douze chansons dorées chez un Kinks. Il y a quelques années, on tombait sous le charme de la pop baroque de The Leisure Society – Ray Davies des Kinks aussi. Il conviait même, l’an passé, le groupe à participer à la production de ses propres morceaux et l’invitait à l’affiche du Meltdown Festival de 2011. Prolongement de cette amitié, Alone Aboard the Ark a été façonné dans la caverne londonienne de Ray Davies, les mythiques Konk Studios. Si le groupe continue d’y afficher son don pour les parenthèses contemplatives (The Sober Scent of Paper, évoquant la destinée de Sylvia Plath), les Jeux olympiques de Londres ont en revanche inspiré à Nick Hemming la ballade la plus accrocheuse et dansante de l’histoire du groupe, un Fight for Everyone sautillant. C’est d’ailleurs le chemin que semblent emprunter les Anglais avec Everyone Understands, Life Is a Cabriolet ou One Man and His Fug : jouer la pop qui fait danser et chanter en chœur. Johanna Seban concerts le 6 mai à Paris (Café de la Danse), le 7 à Bruxelles (Nuits Botanique) www.theleisuresociety.co.uk en écoute sur lesinrocks.com avec

Cara Robbins

Full Time Hobby/Pias

Cayucas Bigfoot

Secretly Canadian/Pias

Baba et béate, de la sunshine-pop apprise chez les Beach Boys. orsqu’on pense à où rythmiques trépidantes la sunshine-pop et aux sixties, et ritournelles élégiaques se on songe instinctivement trémoussent comme pour à la Californie, terre fantasmée mieux renouer avec les bonnes par nombre de clochards célestes vibrations du Flower Power. D’où depuis plusieurs décennies. ce sentiment, merveilleusement Cayucas, dernier petit miracle de entretenu par la folie créative l’écurie Secretly Canadian, est de de Will “The Thrill” ou Deep Sea, que ceux-là. Ancien employé d’un label cet album n’est pas uniquement de jazz indépendant, Zach Yudin un spot offert à la naïveté convole aujourd’hui avec fraîcheur mélodique, mais avant tout un autour d’harmonies solaires méli-mélo euphorisant de guitares héritées des Beach Boys sur des guillerettes et de carillons titres comme High School Lover enguirlandés, un prétendant ou East Coast Girl. Le ton singulier sérieux au titre de l’album et assez placide de Bigfoot, premier le plus insouciant de l’année. Maxime Delcourt album produit par et dans le studio du grand Richard Swift (Foxygen), est d’ailleurs donné dès l’ouverture : concert le 19 mai à Paris (Espace B) www.cayucas.com Cayucos, véritable feu de joie



PVT Homosapien Modulor De l’electro australienne de chair et de sang. Apocalyptique. Moins machiniste que le besoin de s’en échapper le précédent et formidable par l’outre-espace. Church with No Magic, Enregistré en autarcie et en le synthétique et tordu pleine nature australienne, Homosapien est plus Homosapien sonne ainsi humain. Plus Humain paradoxalement comme avec un grand H. Habité la bande-son d’un saut notamment par la voix plus entre deux étoiles, comme présente de Richard Pike, les songes de nouveau le groupe imagine une foyer que pourrait faire humanité projetée vers son un spationaute fuyant propre devenir d’espèce, sa planète mourante. quelque part entre le Apocalyptiques, rock, désespoir de l’extinction et electro, inclassables, ses

morceaux sont durs et froids comme le métal mais faits de chair et de sang. Les lacérations des seconds par le premier, sur Evolution, Cold Romance, Homosapien, le single Nightfall ou New Morning, notamment, passionnent. Thomas Burgel pvtpvt.net en écoute sur lesinrocks.com avec 30.04.2013 les inrockuptibles 81

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Pat Metheny The Orchestrion Project Nonesuch/EastWest/Warner

Le guitariste américain avec son orchestre robotisé, en mode retour vers le futur. Orchestrion (2010) était un enregistrement surréaliste où les instruments étaient joués par des robots. Seul au milieu de pianos, banjos, xylophones, congas et autres percussions, le guitariste contrôlait les bras électromagnétiques et pneumatiques qui donnaient vie à cet improbable orchestre. Ce double album en est une version live enrichie, oscillant entre pop instrumentale et jazz-funk, avec une bonne dose de musique répétitive. Les pulsations sont relevées, les mélodies raffinées, et les orchestrations, qui frôlent parfois le kitsch, sonnent comme le futur. Louis Michaud

Frank Loriou

www.patmetheny.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Florian Mona Les Héroïnes H.Y.P./L’Autre Distribution Le Breton offre une pop romantique et scintillante à la française. uatre ans après un premier album éponyme, l’univers songeur du trentenaire rennais reste intact, l’envie d’en découdre en plus. Le son pop-folk de son premier essai devient new-wave rageuse, presque frontale. Les guitares résonnent maintenant dans des espaces élargis par des nappes de synthétiseurs, notamment avec la remuante et imparable Je te laisse avec la nuit. Florian Mona confesse son penchant pour les relations sentimentales tempétueuses (Petite conne et Plein de toi) et les femmes aux destins hors du commun – Chicago May et Malory (Knox) – en leur dédiant autant de pop-songs addictives. Epaulé par Mathieu Languille du groupe Montgomery et Samuel Chapelain de Manceau, il maîtrise ce complexe équilibre entre chant français et culture musicale anglo-saxonne. Pas un hasard donc si le single Le Large rappelle les bouleversantes épopées bricolées par Jason Lytle et l’écriture métaphorique d’Etienne Daho ou Dominique A. Brice Laemle www.facebook.com/florian.mona.1

Vanessa & The O’s Stories for Watering Skies Grand Palais/Modulor La pop effrontée et malicieuse d’une Française exilée à Londres. collaborations avec Lou Egérie yé-yé pour canons de la pop FM, d’une Reed, James Iha (Smashing variété de nos fantasmes : Anglo-Saxons traumatisés Pumpkins), Scott Walker par Gainsbourg dans le sur un autoradio d’Aston ou Madness. Moins vintage, Martin, cheveux au vent (les rôle de l’homme à femmes, plus electro, ce nouvel la Française Vanessa siens). Benjamin Montour album aguicheur gagne en Contenay-Quinones fermeté, en assise, ce qu’il gère avec une insouciance www.vanessaandtheos.com ne perd pas en malice, en bluffante un agenda en écoute sur lesinrocks.com avec candeur, redéfinissant les où se bousculent des

Owen Richards

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Marika Hackman That Iron Taste Dirtyhit, en import Une très jeune Anglaise rénove le British folk avec grâce et culot. A tomber raide. Fan du poète et romancier D. H. Lawrence (L’Amant de Lady Chatterley), proche de Benjamin Francis Leftwich ou de Johnny Flynn, proche donc de la jeune relève de l’antique orfèvrerie British folk, la très jeune Anglaise Marika Hackman rénove les vieilles boiseries avec autant de grâce que de culot. Pensez à une descendante de Syd Barrett ou de Nico, à une cousine de Stina Nordenstam, de Cat Power, de Tunng ou de Joanna Newsom, laissez ses chansons, ravissantes, venimeuses, nues et tristes ou enlevées et piquantes planter leurs épines dans vos sens et installer le beau flou dans vos âmes, et vous ne vous en relèverez sans doute pas tout de suite. Thomas Burgel www.marikahackman.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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The Apartments Emmanuel Tellier

Seven Songs talitres.bigcartel.com

Un superbe live en vinyle des Australiens, enregistré à Radio France. e ne remercierai jamais assez le vendeur de la boutique Rough Trade de Londres qui, de visite en visite, me met de côté des nouveautés venues du monde entier et partageant toutes ce trait unique : une séduction insidieuse qui, parfois, vire à l’obsession – il m’a par exemple fait découvrir il y a plusieurs vies le label néo-zélandais Flying Nun. Il m’avait aussi gardé sous le comptoir le single d’un groupe australien, dont la pop de chambre attisée

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par le spleen fut un ravissement : nous étions en 1984, le single était All You Wanted, le groupe s’appelait The Apartments et, quelques mois plus tard, littéralement obsédés par leur album The Evening Visits… and Stays for Years (1985), une poignée d’étudiants leur offrait à Tours leur première date française. Dans le public, un jeune ado n’en perdit pas une miette et continue, avec son groupe 49 Swimming Pools, de chaperonner le groupe du délicieux Peter Walsh. Ainsi circule la foi.

Cette chanson, All You Wanted, conserve, trente ans plus tard, son vénéneux ensorcellement. Jouée à la Maison de la radio en décembre dernier pour l’émission Label pop, elle achève ce joli et court live, édité en vinyle pour le Disquaire Day. Elle achève aussi l’auditeur, déjà ébranlé par la majesté de tous ces Mr. Somewhere (sublime) ou Every Day Will Be New, joués en retenue voire recueillement par un groupe franco-australien entièrement au service

du chant de Peter Walsh, une flamme remontée des abysses, une voix qui gambade légèrement avec des chaînes de malheur aux chevilles. On ne connaît pas beaucoup de chansons comme All You Wanted, dont le refrain ne dit que “na na na na” et qui pourtant arrache des frissons à chaque fois, depuis trente ans. JD Beauvallet www.facebook.com/ theapartments en écoute sur lesinrocks.com avec

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Nick Walker

Hanni El Khatib Head in the Dirt Because Music L’Américain rate le virage du deuxième album et se fourvoie sur une autoroute embouteillée par les références. n avait apprécié, en 2011, ou du fantôme des White Stripes qu’Hanni El Khatib ne nous et de leur Elephant sur l’inaugural fasse pas perdre notre titre éponyme, nous voilà taraudés temps avec des ritournelles par une question : était-il superfétatoires et ampoulées. nécessaire de filer la métaphore Tel un uppercut, Will the Guns d’une telle filiation, jusqu’au Come out allait droit au but, même pastiche qui tache ou sans alcool ? s’il ne prenait pas de gants, avec sa La production de Dan Auerbach, déferlante de riffs crasseux et de binôme en chef des Black Keys mélodies équarries tout droit sortis recruté ici comme gage de qualité, de l’Amérique garage. A l’instar ne fait qu’élever Head in the Dirt de la voiture de flics affichée en au rang de blitzkrieg sonore devanture d’album, nous restions, derrière lequel pointe, une fois passé ces 31 minutes d’un le nuage de ce bombardement rock’n’roll teigneux, joué pied au retombé, une terrible vacuité. plancher mais avec une économie El Khatib était suffisamment doué de col bleu, sur le flanc. pour se soustraire à un tel parrain, Etant donné les trésors dont on se demande s’il n’a d’ingéniosité déployés à l’époque, pas volontairement pissé on s’attendait à ce que le sur la copie de l’élève de peur Californien frappe encore plus fort de se faire dépasser. à l’occasion du deuxième album, La boursouflure et la fatuité bizutage en règle qu’on l’imaginait en moins, Head in the Dirt fait relever haut la main. Las. Au bon à peu près autant d’effet que goût astringent d’un Tom Waits cette autre éponge saturée ou à l’urgence rageuse du d’influences qu’était le Mama Says Gun Club et de Jon Spencer, qui de Lenny Kravitz. Aussi abrasif en faisaient jadis un outsider de qu’une Gratounette : l’album compète, Hanni a cette fois préféré d’un fort en thème à qui il manque le schéma d’un rock fourre-tout, pourtant la magique équation. Claire Stevens fédérateur, sans nuances ni puissante inspiration. Au fil de ce Penny qui ne vaut pas concerts le 25 mai à Nîmes tripette, de l’évocation du reggae (festival This Is Not a Love Song), blanc des Clash (Nobody Move), le 1er juin à Nantes (festival Indigènes), de la surexcitation souvent gratuite le 20 juillet à Carhaix (Vieilles Charrues) www.hannielkhatib.com d’un Jerry Lee Lewis (Family)

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Slava Raw Solutions Software/Differ-ant

L’electro mutante d’un New-Yorkais né en Russie et élevé à Chicago. En débarquant de Moscou aux Etats-Unis à l’âge de 12 ans, Slava semble avoir découvert toutes les musiques occidentales en même temps, en un prodigieux cours de rattrapage. Pas de questions d’époque, pas de hiérarchie, pas de géographie chez lui : tout remonte à ce jour zéro où commence la musique. On entend donc aussi bien dans son electro concassée, dissonante, des samples de pop-stars comme Britney Spears que les sons anglais les plus menaçants de la British bass, des souvenirs déformés de house primitive (il a longtemps vécu à Chicago) que le genre de r’n’b futuriste qui fait la gloire d’AlunaGeorge. Comme chez ces derniers, malgré l’aridité des beats et l’austérité des mélodies, malgré les vrilles acides et les blitzkriegs 2-step, c’est le traitement des voix qui transforme ce Raw Solutions en une étrange pop-music – le genre de sons que l’on n’entend généralement en boucle que lorsque la fièvre atteint les 41°. JD Beauvallet www.facebook.com/teamslava en écoute sur lesinrocks.com avec

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Miss Kittin Calling from the Stars wSphere/Cinq 7/Wagram

On ne croyait plus en Miss Kittin, héroïne electro. On avait salement tort ! a fait déjà plus de dix ans que Miss Kittin & The Hacker sont apparus avec leur premier album farci de tubes intergalactiques. Il propulsait illico les deux Grenoblois, fans des années 80, au sommet de la tempétueuse vague electroclash qui déferlait à ce moment-là. S’il a eu le mérite de ne pas chercher à capitaliser au plus vite sur ce fulgurant succès, le duo n’a pas doublé la mise, loin s’en faut, avec un deuxième album (Two) paru seulement en 2009 – tandis que l’electroclash avait presque totalement disparu des radars (et des radios). Les deux albums sortis par Miss Kittin en solo – I Com (2004) et Batbox (2007) – n’avaient guère convaincu non plus, rendant par contraste encore plus scintillant son nouvel opus, judicieusement baptisé Calling from the Stars. Cet album traduit un vrai accomplissement et témoigne d’un lent mûrissement. Ayant de toute évidence pris le temps de peaufiner ces vingt-trois (!) nouveaux morceaux, Miss Kittin, griffes affûtées et miaulements affinés, se montre ici très inspirée. De pop synthétique en techno mélodique, de refrains futiles en spirales fatales, de plages atmosphériques en assauts énergiques, taillés pour les dance-floors (on imagine sans peine les ravages que peuvent causer Flash Forward, Bassline, Life Is My Teacher et Blue Grass), elle file avec agilité d’un point à l’autre, sous une voûte drôlement bien étoilée. Jérôme Provençal concerts le 3 mai à Bruxelles (Nuits Botanique), le 17 à Paris (Trianon) www.misskittin.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Youn Sun Nah Lento Act/Harmonia Mundi La chanteuse coréenne perturbe des ambiances jazz, folk et minimalistes. La notoriété de Youn Sun Nah, chanteuse aussi douée que timide, a explosé en 2010 avec Same Girl, un album minimaliste aux mélodies aériennes. Malgré une instrumentation plus riche (avec guitare, contrebasse, accordéon et percussions), l’esthétique de Lento est assez similaire. Pas grave : on ne se lasse pas de cette voix au timbre suave, de son ambitus qui file des frissons et de ses excentricités mélodiques. Sur Momento magico, un morceau tout en scat boosté par une rythmique saccadée, Youn fait des breaks dubstep à bout de souffle. Ghost Riders in the Sky se transforme en pétage de plombs : elle pousse des cris, s’arrache les cordes vocales façon metal, avant d’enchaîner sur un folk coquet accompagné par les cordes suédoises de Lars Danielsson et Ulf Wakenius. Prière d’éteindre la lumière et se plonger dans une écoute totale, onirique. Louis Michaud concerts le 22 mai au GrandQuevilly, le 23 à Tours, le 24 à Conflans-Sainte-Honorine, le 25 à Fleury-les-Aubrais, le 30 à Lèves, le 31 à Blois www.younsunnah.com 30.04.2013 les inrockuptibles 85

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playlist de nuit(s)l

&

5 chansons pour monter en pression

1 h du mat’ Osunlade – No Way Quasiment inaudible sur Internet, Pyrography est l’un des grands albums house de la décennie. On recommande l’achat de l’objet en physique et l’écoute infinie de No Way, pépite electro-tribale qui éveille les sens et les déhanchements.

2 h du mat’ Kavinsky – Dead Cruiser Le plus motorisé des djs de la French Touch vous conduira sans mal sur la route d’une electro noble et placide.

3 h du mat’ Jagwar Ma – Four Après avoir travaillé sur les productions de Foals, Jono Ma décolle (enfin) avec son propre groupe. Et réveille les humeurs dansantes du vieux Madchester.

4 h du mat’ The Knife – Full Of Fire The Knife revient avec Shaking The Habitual, premier album en sept ans riche d’une douzaine d’incantations expérimentales. Et les maléfices électroniques des Suédois n’ont pas fini de nous faire transpirer. Exemple imparable avec le magma de beats de Full Of Fire.

5 h du mat’ Gesaffelstein – Control Movement Bande originale idéale des ténèbres, l’electro inquiétante de Gesaffesltein brille de mille noirceurs. A écouter au casque, les bras en croix, sur le chemin du retour.

de la musique jusqu’à l’aube sur villaschweppes.com

aftershowl 4 questions à Poni Hoax Le 24 avril à Paris Avant leur concert à la salle Wagram pour le lancement de la Villa Schweppes, on a arrêté Laurent (synthé) et Nicolas (chant) un gros quart d’heure pour parler musique, cinéma et soirées. Pour la première fois, l’album (A State of War) n’est pas sorti sur Tigersushi. Vous vous êtes écartés de l’electro ? Laurent : On a décidé d’arrêter notre collaboration avec Joakim, mais il n’y a pas eu de clash. Pour écrire l’album, on a écouté de la vieille soul, du funk. Les chansons sont dansantes et les textes sont tristes. J’aime bien ce contraste. J’aime aussi les pianos dépouillés, comme chez Tellier ou Michel Berger, même si tout le monde se fout de ma gueule. Nicolas : Il y a de quoi ! Comment vous-êtes vous remis du succès de la chanson Antibodies ? Nicolas : En général, les gens la connaissent et ils ne savent même pas que c’est nous. Mais c’est plutôt cool : quand on la joue en concert, certaines personnes nous regardent éberlués : « Ah, mais c’est eux ! » Laurent : En fait, quand le morceau est sorti, on ne l’a pas trop entendu. On sort rarement… Nicolas : A part dans les bars de clochards du

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Nicolas Ker, chanteur de Poni Hoax

18e! Mais on a plus de chances d’y écouter du raï ou Louise Attaque. J’attends d’être chez moi pour retrouver mes groupes fétiches. En ce moment, je n’écoute que du black metal et de la k-pop. Laurent : Moi, je suis plus sur la musique thaïlandaise des années 60 : j’écoute des espèces de reprises de standards du blues en version thai. C’est mortel. Sinon j’ai découvert une fille super : Phoebe Jean + The Airforce. En ce moment, tout le monde écoute Get Lucky de Daft Punk. Vous pensez quoi de l’ultracommunication qui entoure la sortie de l’album ? Nicolas : Je ne l’ai pas écouté, mais c’est vrai

que Daft Punk ou Air sont des groupes qui ont beaucoup apporté. C’est vrai aussi que le côté marketing est insupportable. Quand KLF faisait ça, au début des années 90, ça avait plus de gueule. Dernière question : vous avez fait quoi de tous les groupes à noms de poney ? Il ne reste presque plus que vous ! Nicolas : Poni Hoax, ça n’avait rien à voir avec les poneys, en fait. Laurent est un skater à la base. Il était fan de Tony Hawk. A moins que ce ne soit une histoire de fille qui marchait un peu comme un équidé… Laurent : Il y a plusieurs versions. On va dire qu’on va garder celle du skate.

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Get Lucky

retour de hype

Le premier bar à chats parisien pourrait ouvrir cet été

Wanderlust Printemps été 2013

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

la courbe de la nuit Depeche Mode

le “beanie”

Say Watt ?

« J’connais pas encore la prog mais j’ai déjà mes places pour Calvi »

Lorie

Marilyn Manson chez Saint-Laurent

La Femme : hype soline

Say Watt ? La Gaîté Lyrique prépare une expo sonore et visuelle sur le culte du Sound System. Elle restera en place tout l’été. Get Lucky Rois du funk, rois du disco, rois de la french touch, rois du marketing… Daft Punk multiplie les casques et les casquettes. Et ça marche plutôt bien ! La Femme : hype soline Surf-pop, electro, psyché : le premier album de La Femme réunit plusieurs courants contradictoires pour imposer

Biarritz comme capitale sonore. Le « beanie » L’hiver vient de s’achever, les filles vont pouvoir lâcher le bonnet moitié schtroumpfette moitié hip-hop qui les accompagne en soirée depuis septembre. Quel accessoire pour habiller la collection printemps-été ? Lorie Devant le (très) faible nombre de places vendues, la « chanteuse » a été contrainte d’annuler sa tournée. Ses fans auraient-ils grandi subitement ?

noctambule Le meilleur des soirées à venir

dès cette semaine Aluna George 7/5 Paris, Nouveau Casino Astropolis Festival du 4 au 7/7 à Brest avec Gesaffelstein, Kavinsky, Woodkid, Nina Kraviz, Mondkopf, Pachang Boys,

SebastiAn, Blawan, Kink etc. Austra 12/6 Paris, Nouveau Casino Bambounou 4/5 à Paris, Social Club Calvi On The Rocks du 5 au 8/7

Europride 10/7 à Marseille avec Fatboy Slim Free Music Festival les 7 et 8/6 à Montendre avec Kaiser Chiefs, Kavinsky, Breakbot etc. Joe Goddard

(Hot Chip) 18/5 à Paris, Social Club Gramatik 11/5 à Paris, Nouveau Casino Midi festival du 26 au 28/ 7 à Hyères avec The Horrors, AlunaGeorge, Peter Hook &

The Light, King Krule, Christopher Owens, Mount Kimbie, Mykki Blanco etc. Nuits Sonores 7 au 12/5 à Lyon avec Acid Washed, AlunaGeorge, Anika, Blackstrobe,

Breton, BRNS, Disclosure, Jamie XX, King Krule, Vitalic etc. Poyz&Pirlz Party 5/5 Paris, Wanderlust avec Arthur King, Kazey, Gero, Matt’ Primeur,

Dabaaz etc. Primavera du 22 au 26 mai à Barcelone avec Blur, Phoenix, Hot Chip, The Knife, Animal Collective, Tame Impala, DIIv, Solange Knowles etc.

SBTRKT (dj set) 31/5 à Paris, Social Club Vampire Weekend 29/5 Casino de Paris Woodkid 25/5 Marseille, 26/5 Toulouse, 8/6 Lyon

plus de soirées sur villaschweppes.com

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la découverte du lab

Jabberwocky

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en écoute sur lesinrockslab.com/ jabberwocky

actualités du concours découvrez la nouvelle scène du Sud-Est avec notre application “Sosh aime le lab”, Facebook.com/lesinrocks

Dean Blunt The Redeemer World Music/Hippos in Tanks/Modular Chimérique, insondable, caverneuse : la musique de Dean Blunt est un vertige. epuis qu’on l’a découvert au sein et bruitistes entre les morceaux, d’Hype Williams, duo anglo-russe The Redeemer fait éclore un étrange basé à Berlin, Dean Blunt s’est mal-être, à la fois envoûtant et funèbre. plutôt montré insaisissable, optant C’est dire si, sous le vernis expérimental, pour une musique trop agitée pour être les ballades sont ravagées, les mélodies immédiatement captivante. Si, à entendre sentimentales et les notes glissantes The Redeemer, rien n’a foncièrement bougé, comme des larmes. Parmi ces divagations, la mise en forme est ici plus maîtrisée, un seul point de repère : sa voix, imprégnée comme s’il avait saisi qu’on pouvait du groove insidieux de la maison Stax explorer le fond du gouffre avec élégance. (Isaac Hayes en tête !). En une vingtaine de Plutôt que d’opposer deux mondes, la lo-fi titres, Dean Blunt amasse donc beaucoup et la soul-music, le Londonien les fait d’intentions pour un seul album, mais se rencontrer dans le tumulte de petites toujours avec un magistral équilibre entre sonates orchestrales, à l'exemple du génial candeur et nonchalance. Maxime Delcourt Papi. Arrangé comme une suite, avec www.tumblr.com/tagged/dean blunt de courts intermèdes destructeurs

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le single de la semaine Pendentif Embrasse-moi Discograph Le printemps de la pop française continue en beauté avec ces Bordelais. Figure de proue du renouveau de la pop chantée en français (Aline, Granville), Pendentif continue sa croisade romantique – amorcée il y a déjà quatre ans avec leur tube éponyme –, et profitait du récent Disquaire Day pour dévoiler un second ep, en vinyle. Au menu de cette édition limitée à 500 exemplaires, un artwork soigné mettant à l’honneur l’industrie fruitière et une devise pop élémentaire : “Ça se chante et ça se danse.” Traduisant avec élégance la recette West Coast, les paroles collent à la peau comme un maillot mouillé, la voix

Steven Monteau

Princesse des papillons noirs, une digne héritière de Cat Power. garée de l’autre côté du miroir, à mille lieues des bastions du rock, cette Montpelliéraine multi-instrumentiste a grandi sur les berges d’une grande tasse de romans et de poésies shakespeariennes. Boulimique de musique, elle s’éduque rapidement avec une collection pantagruélique de vinyles de jazz, se frotte les veines de grunge et cauchemarde d’Animal Collective. Approchant l’âge de raison, Jabberwocky compose des ballades folk en solitaire et vient tout juste de sortir Echoes, son premier ep – enregistré en cinq jours seulement. Dans ses mélodies, cette soliste révèle l’humeur la plus trouble du corps, une bile noire qui s’épanche et qui frappe vigoureusement les tempes. De la belle Ophélie noyée (Ophelia) à des lettres perdues en mer (Letter to the Sea), ses paroles réveillent toutes les strates de la mélancolie. Sur Howls, les touches du clavier s’affolent et grelotent, portées par une voix médusée. La pop d’Echoes, plus primesautière, dévoile quant à elle le chant d’une Psyché abandonnée sur les cimes d’un pays en mal d’amour. A découvrir le 3 mai en concert avec John And The Volta à l’Alimentation Générale à Paris. A. A.

féminine et sensuelle venant prolonger le plaisir. Enregistré dans les vignes girondines avec Antoine Gaillet (Herman Dune, M83), cet ep pioche autant son inspiration dans les vieux pots de confiture variétés (Lio, Polnareff) que le bon chutney (The Drums) et la pâte à tartiner chillwave (Toro Y Moi). Avis aux DJ : des pistes a capella sont à

disposition pour défier les remixes de Jérôme Echenoz (Tacteel) et Memory Tapes. Abigaïl Aïnouz concerts le 31 mai à SaintDenis-de-Pile (festival MKP), le 14 juin à Toulouse (Noisepresso), le 22 à Bourgen-Gironde (Vie sauvage), le 23 juillet à Lège-Cap-Ferret (Bordeaux Rocks) www.pendentifmusic.com

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dès cette semaine

Alba Lua 17/6 Paris, Point Ephémère Aline 3/5 Arles, 4/5 Aubagne, 28/5 Paris, Alhambra Alt-J 2/10 Paris, Olympia AlunaGeorge 7/5 Paris, Nouveau Casino Animal Collective 29/5 Paris, Trianon A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan Atoms For Peace 6/7 Paris, Zénith Beach Fossils 27/5 Paris, Maroquinerie Jake Bugg 21/11 Paris, Olympia, 22/11 Lille, 9/12 Lyon, 10/12 Toulouse, 11/12 Nantes Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Death Grips 12/5 Paris, Trabendo Mac DeMarco 14/5 Paris, Maroquinerie Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Eurockéennes de Belfort du 4 au 7/7, avec Blur, Phoenix, M, Asaf Avidan, Two Door Cinema Club, The Smashing Pumpkins, Boys Noize, Jamiroquai, Tame Impala, My Bloody Valentine, Major Lazer, etc. Europavox du 23 au 25/5 à ClermontFerrand, avec Benjamin Biolay, Lescop,

Fauve, Miles Kane, Villagers, Skip & Die, Vitalic, etc. Fauve 28/5 Paris, Flèche d’Or Festival Papillons de nuit du 17 au 19/5 à Saint-Laurentde-Cuves, avec Foreign Beggars, 1995, Willy Moon, Tricky, Two Door Cinema Club, Woodkid, Hyphen Hyphen, Mermonte, etc. Festival This Is Not a Love Song du 22 au 25/5 à Nîmes, avec Animal Collective, La Femme, Mac DeMarco, Fauve, Connan Mockasin, Black Strobe, Dinosaur Jr., Melody’s Echo Chamber, Death Grips, TNGHT, etc. Foals 26/10 Nîmes, 1/11 ClermontFerrand,

2/11 Bordeaux, 3/11 Toulouse, 5/11 Nantes, 7/11 Strasbourg 12/11 Paris, Zénith Gesaffelstein 2/5 Paris, Cigale Grems 7/6 Paris, Gaîté Lyrique Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia Hanni El Khatib 29/5 Paris, Trabendo Kim 30/4 Paris, New Morning The Knife 4/5 Paris, Cité de la Musique The Liminanas 30/4 Tours, 1/5 Paris, 2/5 Bruxelles, 3/5 Nantes, 4/5 Limoges, 10/5 Bourges, 11/5 Lyon Local Natives 20/11 Paris, Bataclan Low 7/5 Paris, Maroquinerie

nouvelles locations

en location

Palma Violets 12/6 Paris, Trabendo

Suuns 9/5 Paris, Trabendo Swann 15/5 Bordeaux, 17/5 Toulouse The Undertones 29/5 Paris, Maroquinerie Vampire Weekend 29/5 Casino de Paris Vie sauvage festival du 21 au 23/6 à Bourg-surGironde, avec Fauve, Archipel, Pendentif, Arch Woodman, Kim, etc. Villette sonique du 23 au 26/5 à Paris, avec The Flaming Lips, Mendelson, TNGHT, Zombie Zombie, Thee Oh Sees, The Intelligence, etc.

Midi Festival du 26 au 28/7 à Hyères, avec Peter Hook & The Light, The Horrors, AlunaGeorge, King Krule, Christopher Owens, Mount Kimbie, Mykki Blanco, Only Real, etc. Jean-Louis Murat 2/5 Lille, 14/5 Auxerre My Bloody Valentine 3/6 Toulouse 5/6 Paris, Bataclan 7/7 Belfort Nuit Belge 8/5 à Bruxelles avec Soldout, Vismets, Joy Wellboy, BRNS, The Peas Project, PAON, Liesa Van der Aa, Warhaus, etc.

Peace 20/5 Paris, Flèche d’Or, 21/5 Rennes, 22/5 Nîmes Phoenix 26/5 Paris, Cigale The Peacock Society les 12 et 13/7 à Paris, parc Floral avec Richie Hawtin, Luciano, Gesaffelstein, Hot Natured, Carl Craig, Brodinski, T.E.E.D, The Magician, Joris Delacroix, The Aikiu, Bambounou, etc. The Postal Service 21/5 Paris, Trianon

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Phoenix le 22 avril à Londres (Shepherd’s Bush Empire) Pour ceux qui douteraient encore du succès international de Phoenix, ceux-ci fêtaient la sortie de leur cinquième album à Londres, en Angleterre. Bankrupt! se dévoilait ainsi au Shepherd’s Bush Empire, salle chic de l’Ouest. Que l’auditeur un peu trop rock’n’roll s’écarte : sur scène comme sur disque, la musique des Versaillais se pratique sans taches sur la chemise, sans trous dans le perfecto. Après une première partie des locaux The History Of Apple Pie, ils donnent le ton avec Entertainment. Oui, la musique de Phoenix est bien un divertissement, un plaisir sucré qu’on s’accorde dans le confort de plus d’une décennie de pop ouverte au monde. Viendront ensuite quelques morceaux acoustiques, puis les tubes d’un passé déjà touffu : Lisztomania, Long Distance Call ou encore 1901. Entre : des retours sur quelques morceaux de Bankrupt!, négociés entre énergie cristalline (Trying to Be Cool, Drakkar Noir) et vagues de claviers entêtants (Chloroform). Avant de conclure, Thomas Mars se jettera dans la foule, avant de se hisser jusqu’au premier balcon. Tout en continuant de chanter, il redescend finalement et rejoint la scène, porté à bout de bras par le public. C’est ainsi : Phoenix n’a peur de rien, et c’est pour ça que ces Français volent désormais si haut. Maxime de Abreu 30.04.2013 les inrockuptibles 89

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Catherine Hélie

partition nocturne Rassemblés en un seul volume, les meilleurs romans de Patrick Modiano révèlent encore davantage ses obsessions. Ou comment l’auteur n’écrit pas par nostalgie du passé, mais pour s’en débarrasser.

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l arrive que la fiction et votre réel coïncident étrangement, souvent en des détails apparemment les plus anodins. Pardon de vous raconter ma vie, mais ce type de coïncidence m’est arrivé en lisant Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano à 18 ans, dans une chambre de bonne au 11, rue de Berne, dans le VIIIe arrondissement à Paris. Le personnage central du roman, amnésique, essaie de reconstituer son passé et découvre, au cours de son enquête, avoir vécu un temps au… 11, rue de Berne. Avouez que c’est une adresse à laquelle on pense peu. Pourquoi Modiano y avait-il songé ? Y avait-il vécu un moment

de sa vie ? S’y était-il rendu régulièrement ? Longtemps après, je l’ai interviewé sans lui avouer ce qui m’intriguait : pourquoi ce fichu 11, rue de Berne ? Jusqu’au jour de juin dernier où, le rencontrant à l’occasion de la sortie de L’Herbe des nuits, je craque, et Modiano de s’illuminer : c’est le genre de hasard que l’écrivain adore. Dans les années 60, le 11 était un hôtel étrange, m’assure-t-il, ce qui m’étonne, vu les vastes appartements bourgeois qui semblent y avoir toujours été en l’état. Oui, c’était un hôtel bizarre, peuplé de gens bizarres, poursuit-il, où il s’était rendu plusieurs fois quand il était très jeune et avait d’étranges fréquentations, des gens

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en marge

“les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent (…), comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil” Patrick Modiano

s’y cachaient, des activités louches s’y déroulaient, etc. La porte était bleue, me dit-il ; je lui assure que, de mon temps, elle était verte ; aujourd’hui, elle est rouge (sur Google Maps, dont Modiano ne se sert jamais). Qu’importe au fond. Il suffit de me souvenir de ces dimanches d’août désœuvrés, de la place de l’Europe vide d’où l’on regarde les trains filer de la gare Saint-Lazare vers un ailleurs heureux, de ces rues désertes, où l’on a l’impression que derrière les tentures de ces balcons bourgeois une vie merveilleuse se déroule sans nous, ou que laissés vides par leurs occupants le temps d’un week-end, des fantômes s’y promènent en silence. Pourquoi le 11, rue de Berne ? Parce que cette rue dont personne ne parle, ce quartier étrange comme un no man’s land à la croisée de quartiers plus importants, aura dû marquer profondément le jeune Modiano par sa mélancolie fantomatique, au point qu’il le dupliquera dans tous ses romans, même s’il prendra plus tard la forme du XIIIe ou du XIVe arrondissement… Villa triste, Rue des boutiques obscures, Accident nocturne, Dans le café de la jeunesse perdue, L’Horizon… Pour la première fois rassemblés en un seul volume, les plus importants des romans (choisis par l’auteur lui-même) de Patrick Modiano rendent encore plus évidente la récurrence géographique, parisienne et romanesque de l’auteur. “Alors, que puis-je dire au sujet de ces ‘romans’ réunis pour la première fois ? Pas grand-chose, écrit-il dans l’avant-propos. Ils forment un seul ouvrage et ils sont l’épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil.” Et les mêmes obsessions, comme le même Paris, se répètent de livre en livre, comme si chaque texte se devait de les épuiser, enfin. Une femme aimée disparaît, un héros mène l’enquête et se souvient, condamné à errer dans les rues de Paris

en quête de signes qui lui livreraient les clés d’un secret. Pour le lecteur, les clés de l’univers modianesque lui seront dévoilées dans Un pedigree, autobiographie fulgurante de moins d’une centaine de pages, radioscopie sans pathos d’une enfance et d’une adolescence vécues dans les brumes de l’après-guerre, où chacun semblait se réinventer une identité pour échapper aux bousculades du passé et, se réinventant ainsi un nom, basculait dans le statut de personnages de roman. “Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces ‘romans’ sont une sorte d’autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire, poursuit Modiano au début du recueil. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels. Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l’album, en noir et blanc ? J’utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n’étaient plus pour moi que des notes de musique.” Qu’y a-t-il de plus menaçant que de percevoir ses parents comme des personnages fictifs ? Comment se fier à leur parole s’ils n’ont aucune réalité ? A leur capacité de vous aimer s’ils vous abandonnent sans cesse (ce qui fut le cas de l’auteur et de son frère Rudy) ? La seule façon, peut-être, de neutraliser l’angoisse, et la tristesse, que ses parents-personnages auront suscitées, aura été de devenir écrivain : celui qui maîtrise, dans l’espace du roman et le temps de son écriture, ses figures parentales dont l’évanescence, rimant avec désamour, aurait pu par onde de choc contaminer la vie entière d’un Modiano devenu adulte. Alors il ne s’agira plus que de cela, rejouer infiniment la même envoûtante partition : celle d’un homme qui, contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, n’écrit pas par nostalgie du passé, mais pour pouvoir jouir du présent. Nelly Kaprièlian Patrick Modiano – Romans (Quarto/Gallimard), 1 088 pages, 23,50 €. En librairie le 7 mai

un chat dans l’impasse A force de se prendre pour un touche-à-tout de génie, Joann Sfar se plante avec son premier roman. Il y a des livres dont on peut deviner la médiocrité par simple imposition des mains : quand nom et titre en couverture sont inscrits en relief – attention, best-seller ! La littérature ? Quelle littérature ? C’est tout le problème de L’Eternel (Albin Michel), premier roman du petit prince de la BD, Joann Sfar : lettrages en relief sur couve mauve criard, et à l’intérieur, une typo “Oui-Oui au pays des jouets” pour rendre digeste des phrases indigentes : “Les deux chevaux qui gouvernent les âmes, celui immaculé que dirigent nos pensées et le cheval noir qui possède un cœur de flammes à la place du cerveau, se disputaient en lui : le noir piaffait.” Peu écrit, mal écrit, L’Eternel pose deux autres problèmes : un artiste peut-il être bon dans tous les domaines ? Avec Sfar (bédéaste, cinéaste, et à présent romancier), la réponse est non. L’autre, qui revient régulièrement : peut-on faire n’importe quoi avec l’histoire la plus tragique sous prétexte qu’on aime “raconter des histoires” (Sfar le clame partout) ? Soit deux frères juifs en pleine Première Guerre mondiale en Russie, entre meurtres, viols, destruction, avec au centre une histoire de vampire, qui oscille entre merveilleux et humour potache. Mais quel sens a donc cette figure du vampire en pleine tragédie ? Ici, aucun. A force de croire qu’il suffisait de transférer les thèmes de ses BD (vampires, rabbins, etc.) à un roman pour devenir écrivain, Sfar a tout juste pondu un pavé pour pré-ados qui veulent apprendre l’histoire en s’amusant. Pas de quoi y voir, comme l’a pourtant fait la presse de façon sidérante, un mixte de Roth et Singer. A moins de confondre ses éternuements avec Proust.

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teen spirit Deux témoignages sur l’Amérique des sixties signés Joyce Maynard, ex-girlfriend de Salinger et chroniqueuse acérée d’une décennie mythique.

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appelons l’histoire de Joyce Maynard : étudiante précoce à Yale, elle publie un article dans le New York Times en mai 1972 et c’est la célébrité foudroyante. S’ensuit la déclaration d’amour par lettre de Salinger et leur liaison malgré leurs trente-cinq ans d’écart, que Maynard a évoquée dans un livre-confession, Et devant moi, le monde, paru en 1998. Ce qu’on ignorait, c’est que la jeune fille de 18 ans, une fois installée chez l’écrivainermite, ne se contenta pas de contempler béatement son vieil amoureux, sorte de dieu vivant : elle écrivit. Pendant ces quelques mois de vie ascétique, se nourrissant essentiellement de fruits et de graines (régime alimentaire imposé par Salinger), s’adonnant à la méditation zen, la toute jeune Joyce Maynard a rédigé ses mémoires. Une adolescence américaine nous parvient quatre décennies plus tard. Posant l’adolescente en porte-parole

de sa génération, cette “chronique des années 60” est introduite par une préface aussi digne d’intérêt que le texte original. L’auteur y fait amende honorable, revenant sur ses écrits et la jeune fille qu’elle a été. Pas tendre, l’auteur de To Die for (Prête à tout, porté à l’écran par Gus Van Sant) raille cette “version 18 ans de moi-même”, cette “Miss Je-sais-tout” qui ne doute de rien, brassant grandes vérités et certitudes sur la jeunesse dont elle prétend être le symbole. Autre hic selon Maynard senior : les constantes recommandations de son mentor et les nombreux non-dits qui planent sur le texte. “Dans ce livre, on ne trouve pas mention du fait que j’ai grandi dans une famille d’alcooliques (…). La fille qui écrivait vivait dans la terreur de grossir, montait sur la balance plusieurs fois par jour et se faisait régulièrement vomir (un talent instillé en elle par l’homme qu’elle aimait).” Outre qu’elle alimente un magnifique cas de schizophrénie littéraire,

Maynard complète, en le corrigeant, le portrait d’une teenager dans l’Amérique ordinaire des années 60. La jeune femme examine la décennie qui l’a vue grandir, qu’elle a observée derrière ses lunettes de bonne élève : la crise des missiles de Cuba et les caves transformées en abris antiatomiques ; le système scolaire fondé sur la punition et la compétition ; la peur des rouges et du “socialisme rampant” ; les couvertures spectaculaires du magazine Life, “illustrations d’une décennie d’expériences” ; le boom spirituel et psychédélique de la fin des sixties. Une cohorte d’événements spectaculaires qui fissurent la banalité du quotidien. Pontifiante ou tendre, d’une lucidité tout-terrain, l’adolescente construit un discours aux allures de manifeste générationnel (“nous” plutôt que “je”). Elle se fait anthropologue de ses contemporains : une génération désabusée, selon elle, qualifiée de “raisonnable, réaliste, prosaïque, sans romantisme”. Son Adolescence américaine en est l’empreinte : autoportrait à vif d’une outsider de l’enfance, un document précieux et vivant sur une jeunesse qui a déjà mis son innocence au placard. Paru en 1981 aux Etats-Unis et une première fois en 1983 en France, Baby Love traite, lui, d’un sujet en germe dans Une adolescence américaine : la condition féminine. Sur le thème de la grossesse précoce, le premier roman de Joyce Maynard raconte les destinées de quatre filles-mères dans un trou paumé des States. De galères en rêves de gloire, Maynard dresse un portrait de femmes de sa génération enfermées dans leur statut de mère au foyer. Dans ses mémoires, l’auteur écrit : “Comme beaucoup de mes contemporaines, malgré la puissante montée du féminisme au cours de ces années-là et mon soutien intellectuel aux propos des féministes, j’étais une brave gamine, élevée pour plaire.” Une fable lucide sur les inconvénients et les avantages, parfois, de grandir trop vite. Emily Barnett Une adolescence américaine – Chronique des années 60 (Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simone Arous, 192 pages, 17 € Baby Love (Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mimi Perrin, 240 pages, 18 €

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Buster Keaton dans Frigo et la baleine (1923)

de la chute des corps Sur fond d’errance à Hollywood, Florence Seyvos érige un parallèle entre un enfant handicapé et Buster Keaton. Une acrobatie romanesque réussie. e corps a musclées d’un côté, sourire en imprimant ses humeurs. et la construction du corps leur bizarrerie au texte, La littérature burlesque de l’autre. mais aussi d’incarner l’affectionne désirant La section consacrée à puissamment ce corps, de et exultant, stigmatisé par Keaton restitue les débuts le rendre familier et beau. la maladie ou le deuil. Plus effarants du “spécialiste En alternant les deux rarement quand ses facultés mondial de la chute”, adulé tableaux, l’auteur sont d’emblée réduites. pour ses cascades. Un don échafaude un lien entre Pour son quatrième roman, qui lui vaut, enfant, d’être deux registres : comique Florence Seyvos sonde rebaptisé Buster à la place et tragique, toute-puissance le corps amoindri par de Joseph (en anglais, et défaite du corps. Dans un handicap. Sujet difficile, “buster” désigne une chute les deux cas, deux êtres car vecteur de pathos spectaculaire) et embrigadé presque siamois, marqués et peu romanesque. C’est dans le spectacle parental. par le même moule de tout l’inverse qui se produit Tous deux artistes itinérants, souffrance et une sorte de ici, dans ce double portrait les Keaton montent singularité folle. Scénariste débutant sous la forme un vaudeville dont le ressort au cinéma, notamment d’une errance à Hollywood. comique repose sur les des films de Noémie Lvovsky, Qui est “le garçon chutes monumentales de l’auteur livre une fable incassable” ? Le petit Henri, leur fils de 7 ans – expédié à la fois intime et cinéphile. 9 ans, partiellement plus d’une fois aux urgences. Un émouvant spécimen handicapé depuis Ce corps maltraité transgenre. E. B. sa naissance, ou Buster trouve un écho dans les Keaton, le génie comique du exercices incessants auquel Le Garçon incassable (Editions de l’Olivier), 176 pages, 16 € cinéma muet ? Demi-sœur est soumis Henri, frère du premier, la narratrice de la narratrice : les séances se trouve à Los Angeles de rééducation sous la pour enquêter sur le second. poigne paternelle, le régime Une légère déficience wagnérien pour déployer optique – un strabisme les facultés de l’ouïe, dédoublant les objets – lui l’apprivoisement du langage révèle ainsi la symétrie en apprenant par cœur des entre ces deux destinées, listes de jurons du capitaine entre l’enfant soumis à Haddock… Détails cocasses des séances de rééducation qui ont pour effet de faire

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Michèle Bernstein, 1956

les visiteurs du soir Réédition du deuxième roman de Michèle Bernstein, première femme de Guy Debord et cofondatrice de l’Internationale situationniste. Entre exercice de style maîtrisé et roman à clés.

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n boit beaucoup dans La Nuit, mais on boit bien. Publié pour la première fois en 1961, le deuxième roman de Michèle Bernstein raconte l’histoire de Gilles et Geneviève, couple officiel auquel s’ajoutent d’autres jeunes gens dont les prénoms fleurent bon le début du XXe siècle. Ici, c’est de la frange la plus libre de la jeunesse des années 50 qu’il est question. Celle qui, loin des schémas conventionnels, revendique “une vie absolument passionnante” faite d’errances, de rencontres et d’amours passagères. Sur le fond, il s’agit là de la même histoire que Tous les chevaux du roi, premier roman de Michèle Bernstein sorti un an plus tôt (et réédité par Allia en 2004). La différence tient dans la forme. Si Tous les chevaux du roi a été vu comme un pastiche maîtrisé

du style de Sagan, La Nuit s’impose comme une parodie du Nouveau Roman. Descriptions appuyées et sophistiquées, récit fragmenté et allers-retours permanents du futur au passé, l’exercice est réussi avec brio et ironie. Car au-delà de la performance, La Nuit révèle une grande finesse d’écriture. Aujourd’hui, pourtant, c’est un autre sous-texte qui fascine. Derrière Gilles, Geneviève, Carole et les autres, le lecteur cherche presque malgré lui à reconnaître les protagonistes de l’Internationale situationniste dont Michèle Bernstein sera quelques années plus tard la cofondatrice. S’il est facile de voir ici une transposition littéraire des théories situationnistes, il est aussi tentant d’en tirer des conclusions sur l’intimité de ces jeunes gens alors

à l’avant-garde de l’avant-garde. Le libertinage, les coupes de cheveux à la garçonne, l’alcool, les cafés de la rive gauche, le mouvement Cobra (rebaptisé “Python” pour Paris, Yokohama, Tunis, Hambourg, Oslo et Namur) mais aussi et surtout la dérive dans un Paris aujourd’hui perdu se retrouvent ici. Une certaine mélancolie et une grande élégance aussi. Alors, exercice de style ou roman à clés ? La Nuit offre plusieurs niveaux de lecture, comme un labyrinthe où la sortie n’existe pas. A moins que celle-ci ne se trouve simplement dans la phrase mise en exergue sur la quatrième de couverture de cette réédition : “Ce ne sera qu’une plaisanterie.” Diane Lisarelli La Nuit (Allia), 160 pages, 9,20 €

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Sur la route de Walter Salles (2012)

Don Carpenter La Promo 49 Cambourakis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, 144 pages, 17,50 €

Dans l’Oregon pluvieux, une génération de lycéens passe à la douche. Un roman lapidaire, entre teen comedy et tragédies intimes. e remarquable roman qui permit l’an dernier à la France de découvrir Don Carpenter, Sale temps pour les braves, s’intitulait en VO Hard Rain Falling. Avec La Promo 49 (publié aux Etats-Unis en 1982), la même pluie continue de s’abattre sur l’Oregon, d’y doucher les enthousiasmes et d’y noyer les illusions : “des gouttes par milliers, par millions, qui tombaient sur les smokings et les robes du soir, tombaient sur des permanentes et des bananes, la pluie de Portland qui tombait sur tout et gâchait tout”. Il faudrait toutefois plus que quelques averses de coups durs pour dompter la vitalité d’une génération de lycéens middle class dont les hantises (acné, impopularité, sexualité corsetée) et les rêves (de gloire cinématographique, de succès littéraire ou de chamboulement politique) nourrissent un entêtant petit livre, où s’esquissent tous les types de personnages qui feront le succès de la teen comedy, du jock tout en biceps à la reine de beauté écervelée ou à l’intello déphasé. Portés par la plume désenchantée d’un écrivain qui avait en 1949 l’âge de ses personnages, vingt-quatre vignettes font revivre l’ivresse et les détresses de l’adolescence, la virulence du désir, l’élan des engouements grégaires et la cruauté des échecs secrets, la sécheresse de l’écriture ayant pour effet de souligner la profondeur des solitudes individuelles dont est tissé ce poignant portrait de groupe. Bruno Juffin

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Martin Suter Le Temps, le temps Christian Bourgois, traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Mannoni, 320 pages, 18 €

Deux veufs tentent de changer le passé, dans un roman qu’on aurait aimé plus mordant. Depuis l’assassinat de sa femme, Peter Taler essaie de nier sa mort en passant ses journées emprisonné dans une routine morbide. Jusqu’au jour où Knupp, son voisin, veuf lui aussi, l’entraîne dans un projet fou : revenir au 11 octobre 1991, jour heureux d’avant le décès de sa propre épouse. Knupp ne croit pas à l’existence du temps, pour lui seules comptent les modifications : en recréant maison et voisinage tels qu’ils étaient à l’époque, il pense revivre ce jour et reconstruire sa vie. Moyennement séduit par le fatras ésotérique de Knupp, Peter Taler trouve toutefois dans ce projet maniaque un moyen d’oublier son chagrin – et de récolter des indices sur le meurtre. Débutant comme un polar, ce roman du Suisse Martin Suter part d’une idée séduisante : comme le temps ne guérit rien, essayons de l’abolir. Malheureusement, ce point de départ se dilue vite. Chose rarissime chez Suter, Le Temps, le temps manque de tension, de mordant et se perd dans des pistes et développements vains. Son sens du détail confine à l’ennui – les descriptions de remodelage du jardin de Knupp –, son traitement du conflit entre passé, présent et futur est nébuleux. Roman du chagrin, du deuil et de la reconstruction – thèmes chers à Martin Suter qui a récemment perdu son fils de 3 ans –, Le Temps, le temps passe mais n’émeut pas autant qu’on l’espérait. Anne-Claire Norot 30.04.2013 les inrockuptibles 95

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Los Angeles. Au premier plan, Mulholland Drive

dans les villes sans fin Le philosophe Bruce Bégout dérive dans les méandres infinis des espaces suburbains qui, comme à Los Angeles, déstabilisent tous les repères. hamp d’exploration “où l’étalement infini des pour architectes, lumières s’étend aussi loin sociologues ou que le regard porte et sature romanciers, l’espace entièrement l’horizon visuel”, urbain suscite une curiosité il décrit cette extension inédite auprès d’une des villes au-delà nouvelle génération de de leurs propres limites. penseurs qui, d’Eric Chauvier Ses évocations, habitées (Contre Télérama) à Marc par le vertige d’une Berdet (Fantasmagories dérive spatiale, éclairent du capital), sonde les affects la principale aporie de de nos errances dans la suburbia. Qu’est-ce, des espaces de plus en plus au fond, qu’un espace urbain étendus et insaisissables. dépouillé de toute urbanité ? Auteur de plusieurs livres Que ressent-on dans ces sur les villes américaines zones sans centre ni (Zéropolis, Lieu commun…), périphérie, auxquelles on le philosophe Bruce Bégout associe des motifs négatifs s’inscrit dans cet élan avec – enlaidissement, peur, Suburbia, magistrale isolement, ennui ? Comment étude phénoménologique s’accommoder d’une vie de la condition urbaine dans des ersatz de ville où de ce début du XXIe siècle. il manque de tout – intimité, Evoquant cette étrange historicité, présence atmosphère qui a gagné urbaine ? Où les bretelles toutes les villes du monde d’autoroute, les parkings et en mutation, associant les malls constituent des banlieues pavillonnaires, repères spatiaux habituels, grands ensembles, où l’on prend sa voiture zones commerciales, pour aller chercher du pain,

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où l’on compte les distances à parcourir en temps et non en espace. On ne flâne pas dans la suburbia : les piétons n’y arpentent pas le bitume, les automobilistes y tournent en rond, moins pour se perdre par plaisir que pour tenter de se retrouver dans un espace sans frontières. Los Angeles incarne à la perfection cette cité sans urbanité ni urbanisme, “où l’on peut rouler des heures sans même pouvoir dire que l’on a quitté la ville, sans parvenir à saisir le moindre signe tangible qui nous indiquerait une quelconque sortie”. Ville “décontextualisée”, “atmosphérique, sans corps ni matière”, L.A. exhibe ce “degré zéro de la société”. Elle est une “ville sans intériorité qui se tient dans ses surfaces (exopolis)” ; son organisation spatiale et mentale déstabilise les

oppositions canoniques privé-public, centrepériphérie. Dérivant lui-même entre ses lectures de Walter Benjamin et de Guy Debord, pour marquer les points de rupture entre les villes du XIXe siècle, où l’on flânait, et les villes d’aujourd’hui, caractérisées par les bords, Bruce Bégout esquisse pas à pas une théorie ouverte de la suburbia, traversée par un certain rapport à l’illimité, à la difficulté de rencontrer l’autre. Mais, refusant une position de surplomb, l’auteur suggère qu’au cœur de cette expérience surburbaine loge aussi “une faculté d’acceptation résolue de l’inachèvement de la ville, de ses trous, de ses absences” : l’homme suburbain est un “ange de la trivialité”, qui ne se formalise pas du caractère négligé de son cadre de vie, s’y adapte, y projette ses désirs, y tisse des stratégies d’adaptation locale. L’espace fragmenté contraint l’homme suburbain à “respatialiser” ses gestes. Bégout déploie une vraie poétique de la ville, qui est aussi une manière de consigner l’invention d’une science spatiale et urbaine empirique. Jean-Marie Durand Suburbia (Inculte essai), 360 pages, 20 €

la 4e dimension dans la bulle de Somerset Maugham Floc’h et Rivière, les auteurs de la série Albany & Sturgess, reviennent avec Villa Mauresque (La Table Ronde), un roman graphique consacré à l’écrivain anglais Somerset Maugham, raconté par lui-même et ses proches. Le 7 mai.

capsules et tablettes un nouveau Franzen en octobre Début octobre paraîtra aux Etats-Unis The Kraus Project, le nouveau livre de l’auteur de Freedom. Un essai autour de l’œuvre de Karl Kraus, critique autrichien du début du XXe siècle, dont Franz Kafka et Walter Benjamin furent les disciples.

crème anglaise Comme chaque année, Granta consacre les vingt meilleurs jeunes auteurs britanniques. Parmi eux : Zadie Smith, Sarah Hall ou encore Adam Thirlwell, qui signent des textes inédits dans le dernier numéro de la revue. www.granta.com

Après David Foenkinos qui vantait les mérites de capsules de café, c’est au tour de Marc Levy, Joël Dicker ou Maxime Chattam de jouer les hommessandwichs. Ils ont écrit des nouvelles inédites pour faire la pub d’une tablette. Tous ces pauvres auteurs de best-sellers qui ont besoin d’argent… Saleté de crise.

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Luke Pearson

Simon Roussin

Loin des yeux…

Heartbreak Valley

Nobrow, traduit de l’anglais par Judith Taboy, 40 pages, 14 €

Editions 2024, 78 pages, 23 €

Simon Roussin perd ses couleurs mais pas sa clarté dans un récit littéralement “noir”. Simon Roussin s’est inventé une esthétique au feutre de couleur, tout en tonalités pimpantes et aplats imparfaits, écho aux dessins de l’enfance tracés sur les cahiers d’école. Cette manière de tisser des liens entre reproduction naïve et vieux film hollywoodien faisait ses preuves à chaque nouvel ouvrage mais la fioriture et l’effet de style commençaient à guetter. D’où ce nouveau livre, uniquement en aplats noirs et gris, intelligemment construit en réaction. Que faut-il comprendre ? Que l’esthétique, chez Roussin, a toujours été faite de lumière plus que de couleur. Ici, en tout cas, c’est vrai. Avec le noir, inévitablement, débarquent le registre du polar et les codes de l’expressionnisme. Heartbreak Valley raconte donc l’errance onirique d’un privé, le regard chaussé d’une paire de lunettes de soleil, le jour de la plus longue éclipse de l’histoire de l’humanité. Une jolie fable sur l’amour impossible où les motifs symboliques s’ourlent de névroses et d’angoisses.  Stéphane Beaujean

king of fantasy Le troisième tome en mode jeu de rôle de la trilogie Dungeon Quest du Sud-Africain Joe Daly… qui en comptera en fait quatre ou cinq !

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près trois années d’attente, voici enfin la suite de Dungeon Quest, hilarante série du SudAfricain Joe Daly. On y retrouve ses quatre héros impayables – Millenium Boy, Lash Penis, Steve et Nerdgirl –, lancés dans leur quête mystico-épique à la recherche d’une guitare magique. Joe Daly continue à construire son récit sur le modèle des jeux de rôle et, d’emblée, le quatuor prend de nouveaux ordres de mission et part à la recherche d’un golem à vaincre avant de continuer la quête – et de passer au niveau suivant (et au prochain tome). Joe Daly reprend avec le plus grand sérieux les ingrédients de la fantasy déjà utilisés dans les précédents volumes (magie, combats, animaux fantastiques…). “L’interaction entre l’imaginaire et le réel, la manipulation de la perception et de la réalité, ça m’intéresse. La fantasy me semble parfaite pour explorer ces idées du mystère de la psyché et du réel”, explique-t-il au Comics Journal. Pour porter le tout, il imagine des dialogues affûtés, crus et potaches, et son imagination se fait toujours plus délirante. Il invente une succession de bad trips sous influence (les héros fument sans vergogne) et de bagarres ridicules, ou montre le quatuor à poil pendant une partie de l’histoire. Toujours plus ambitieux, il ajoute des digressions fouillées – l’histoire de l’Atlantide en hiéroglyphes, un passage du Livre des morts romiche –, fidèles à l’esprit jeu de rôle. Graphiquement, son dessin en noir et blanc appuyé est magnifique, particulièrement dans des pleines pages qui apportent respiration au récit et mystère à l’expédition. Dungeon Quest était envisagé comme une trilogie mais Joe Daly avoue qu’il y aura un quatrième tome, voire un cinquième. Tant mieux. Anne-Claire Norot

Dungeon Quest, tome 3 (L’Association), traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Fanny Soubiran, 296 pages, 19 €

Un jeune auteur anglais regarde les hommes et la vie qui leur passe entre les doigts. Surréaliste et poignant. La jeune maison d’édition britannique Nobrow continue d’exporter ses talentueux auteurs outre-Manche. Après le poétique Jon McNaught (prix de la révélation à Angoulême cette année), Luke Pearson, illustrateur et créateur de l’attachante série pour enfants Hilda, publie Loin des yeux…, court mais dense récit sur la dislocation d’un couple. Sous l’œil de curieux insectes spectateurs muets du drame, le héros, quitté par son amie, se laisse envahir par des idées sombres, par la colère, par le désespoir, représentés par Pearson sous l’inquiétante forme de créatures fantomatiques. Dans cette atmosphère doucement surréaliste, renforcée par une bichromie orange et noire, et parallèlement au désespoir du jeune homme, à sa tristesse et à sa solitude, le monde continue de tourner, le temps passe. D’autres gens ont des problèmes, ratent leur vie, ne se rencontrent pas, sans qu’il s’en rende compte. Loin des yeux… est une bouleversante histoire de suspicions infondées, de malentendus, de rendez-vous manqués, de coïncidences qui n’ont pas lieu et, finalement, comme son titre anglais à double sens (Everything We Miss) le laisse entendre, de regrets et de vie bêtement ratée. A.-C. N. 30.04.2013 les inrockuptibles 97

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le pays de la mémoire Dans Maudit soit le traître à sa patrie !, le théâtre-performance d’Oliver Frljic dynamite les nationalismes qui ravagent l’ex-Yougoslavie. Une découverte réjouissante du festival lorrain Passages.

réservez Une saison au Congo d’Aimé Césaire, mise en scène Christian Schiaretti Une trentaine de comédiens, dont un collectif d’acteurs burkinabé, sont sur le plateau pour une création réalisée avec l’écrivain-poète Daniel Maximin. du 14 mai au 7 juin au TNP de Lyon, tél. 04 78 03 30 00, www.tnp-villeurbanne.com

Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis Un tour du monde chorégraphique ouvert à l’Afrique du Sud avec Boyzie Cekwana, Thabiso Heccius Pule et Hector Thami Manekehla, une dizaine de créations françaises et européennes et une douzaine d’artistes du monde entier. du 14 mai au 13 juin en Seine-Saint-Denis, tél. 01 55 82 08 01, www.rencontreschoregraphiques.com



ace aux gradins de bois où se serre le public, dans une salle en sous-sol aux voûtes de pierre rappelant la courbe d’un destin qui a transformé une chapelle en théâtre, les acteurs et leurs instruments de musique sont couchés sur le sol, immobiles, à l’exception du souffle de l’un d’eux s’échappant de son cor. Nous sommes à Ljubljana, en Slovénie, au Théâtre Mladinsko, fondé en 1955 et qui fait figure d’exception à la règle du théâtre dramatique de la période titiste, puisqu’il fut dès l’origine le seul théâtre subventionné expérimental de l’ex-Yougoslavie. Une institution, un espace de résistance et de création qui fut naguère invité au Festival de Nancy dirigé par Jack Lang, et qui continue, plus de vingt ans après la chute du Mur, la mort de Tito et les guerres des années 90 en Croatie et en Bosnie, à promouvoir et à produire un théâtre de recherche et de critique sociale de haute volée, à l’image du spectacle d’Oliver Frljic, Maudit soit le traître à sa patrie ! De père croate et de mère serbe, Oliver Frljic refuse de construire son identité à partir d’une nationalité. Le théâtre et la performance, qu’il pratiquait déjà en 1993, sont pour lui le moyen de parler de la violence ethnique toujours présente et d’instruire les procès que l’histoire officielle

et les politiques ne font pas : “Pendant la guerre, le fascisme latent est devenu bien réel. Mais vingt ans plus tard, les criminels de guerre ne sont toujours pas jugés. Ce qui m’intéresse, c’est la responsabilité collective, celle des acteurs et du public.” Maudit soit le traître à sa patrie ! est un spectacle en deux temps, provocateur et vindicatif pour la forme, qui emprunte autant à la performance qu’au théâtre, créé avec les comédiens du Théâtre Mladinsko pour interroger les ravages du nationalisme sur les ruines fumantes des guerres en Yougoslavie et son éclatement en plusieurs Etats indépendants. Sur scène, on meurt et ressuscite à l’envi tout en égrenant les souvenirs nés de la mort d’un vieil acteur du Théâtre national et de son rôle préféré, celui “du branleur dans Les Slaves d’Oliver Frljic”. Chacun évoque ce qu’il faisait au moment de l’annonce de la mort de Tito, on parade enroulé dans un drapeau aux couleurs des Etats indépendants dans une parodie de défilé de mode où le couteau fait figure d’accessoire chic et choc, on s’en prend aux origines d’un acteur, pas assez slovène, ou on invective le public dans une salve d’insultes : “Métèques, rentrez chez vous ! Suceurs de bites serbes ! Connards de Slovènes ! Où étiez-vous pendant Srebrenica ?”

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côté jardin

beau travail

Ziga Koritnik

La danse se penche de plus en plus souvent sur cette valeur aujourd’hui vacillante.

“métèques, rentrez chez vous ! Suceurs de bites serbes ! Connards de Slovènes ! Où étiezvous pendant Srebrenica ?”

Un passage qui laisse de marbre le public slovène mais suscite des réactions à Sarajevo ou Belgrade, nous dit Oliver Frljic, ou même à Montréal et en Belgique ; bref, partout où les nationalismes s’affrontent. Puis vient le moment où une comédienne chante, réticente, la prétendue chanson antiguerre de celle qui épousa ensuite un criminel de guerre. S’ensuit une discussion entre les comédiens où le conflit des générations s’expose sans fard et rejoue ce moment de bascule et de crise, bien réel, né pendant les répétitions du spectacle, à quelques jours de la première. Un moment captivant qui donne tout son sens à la violence performative des scènes précédentes et indique clairement l’enjeu actuel de la création, quand un jeune acteur lance à son aînée : “Tu dis que le seul théâtre politique, c’était dans les années 80. C’est de la merde le communisme, comparé au capitalisme néolibéral que je vis aujourd’hui.” C’est clair. Fabienne Arvers Maudit soit le traître à sa patrie ! mise en scène Oliver Frljic, avec Primoz Bezjak, Olga Grad, Blaz Sef, Boris Kos, Uros Macek, Draga Potocnjak, Matej Recer, Romana Salehar, Dario Varga, Gregor Zorc, du 10 au 12 mai à Metz, festival Passages (4-18 mai), www.festival-passages.fr, le 14 mai à la Filature, Mulhouse Spectacle en slovène surtitré en français

Ce n’est sans doute pas un hasard si au fil d’une saison danse plusieurs projets chorégraphiques essaient de cerner la valeur du travail et son implication dans nos vies. Dans un monde où le plein-emploi est une chimère, que peut la danse pour dire ces souffrances, cette aliénation, ces espoirs et ces échecs ? Après tout, le danseur est un travailleur (presque) comme les autres. C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’ouvrage de Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser (Editions de la Découverte). Prestige et précarité voisinaient dans ces pages, entre autres constats accablants. Une artiste comme Maguy Marin, avec Ça quand même, tentait de donner à voir cette part invisible du métier de danseur qui commence bien avant le lever de rideau. Philippe Jamet, dont on avait suivi la folle histoire des portraits dansés, propose avec Travail un objet chorégraphique singulier, qui repose sur des témoignages et sur une création. Cette dernière est sans doute moins riche d’enseignements que les vidéos qui ouvrent Travail. Par séries de six, Jamet interroge finement des acteurs du monde du travail, parfois retraités ou en recherche d’emploi. Et filme leurs gestes. Cela pourrait être vous ou moi. Les corps disent alors cette endurance ou cette fuite en avant. Mais également le plaisir de travailler. Dans un autre registre, un duo tunisien, Selma et Sofiane Ouissi, avec Laaroussa, se sont plongés sur un groupe de potières d’une communauté rurale. Leur chorégraphie s’inspire directement des gestes de ces femmes entre mécanique minimaliste et intimité et fait de la danse un prolongement du labeur. Travail de Philippe Jamet, du 2 au 4 mai à Calais, puis en tournée Laaroussa de Selma et Sofiane Ouissi, du 4 au 8 mai, Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles

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Raphaël Arnaud

When the Mountain Changed Its Clothing

mariage pour tous Joyeux plaidoyer en faveur de la liberté d’épouser qui vous plaît, Iphis et Iante, écrit par Isaac de Benserade en 1634, trouve avec Jean-Pierre Vincent une nouvelle actualité.



oin de l’activisme fascisant et de la violence des crispations hystériques des opposants à la loi sur le mariage pour tous, il fut un temps où le débat sur l’égalité de chacun face au mariage se jouait sans interdits en France sur la scène des théâtres. C’est le metteur en scène Jean-Pierre Vincent qui nous le prouve en sortant de ses cartons la pièce oubliée d’Isaac de Benserade, un jeune auteur qui, à 22 ans, monta son libelle prônant la libération des mœurs sur le plateau de l’Hôtel de Bourgogne en 1634. Cinquante ans avant la naissance de Marivaux (notre champion des amours qui s’affranchissent de la norme hétérosexuelle), voilà donc une comédie qui ose faire l’apologie du plaisir entre femmes tout autant que du désir entre les hommes. S’inspirant des Métamorphoses d’Ovide et en appelant aux Grecs à travers le choix de prendre comme deus ex machina la déesse Isis, Isaac de Benserade s’amuse à faire trembler l’ordre social de son temps en ouvrant les hostilités sur un conte cruel dans lequel un père enjoint à sa femme de tuer son enfant si elle ne donne pas naissance à un garçon. Ainsi, pour gagner le droit de vivre, la jeune Iphis (Suzanne Aubert) va devoir donner le change durant toute sa jeunesse en s’habillant et en se comportant comme un garçon. Amoureuse de sa copine Iante (Chloé Chaudoye), Iphis goûte l’innocent plaisir de cette idylle jusqu’à l’annonce faite aux

deux adorables colombes qu’il est temps de régulariser leur situation avec l’approbation de leurs familles. Commence alors le cauchemar d’Iphis, qui sait qu’elle n’est pas un garçon et s’inquiète de la réaction de Iante. Pour pimenter l’action, le secret mal protégé de sa condition de femme a été révélé au bouillant Ergaste (Barthélémy Meridjen) qui, lui aussi, veut l’épouser – même s’il doit annoncer à la cantonade qu’il aime Iphis que tout le monde prend pour un homme. L’imbroglio des sexes atteint son sommet après la nuit de noces et un mariage que nos deux filles ont consommé comme dans un rêve. Jouant à l’homme qui tombe à pic, Jean-Pierre Vincent apporte avec une belle élégance sa pierre au débat sur les enjeux du mariage pour tous. C’est toute une joyeuse troupe qui nous fait rire, tandis qu’au même moment d’autres en viennent aux mains et envahissent les rues en poussant des cris d’orfraie. L’histoire oubliera l’attitude des fâcheux ; avec Isaac de Benserade, elle montre aussi qu’elle a de la suite dans les idées, forte de l’antienne qui veut que les paroles s’envolent et que les écrits restent. Patrick Sourd Iphis et Iante d’Isaac de Benserade, mise en scène Jean-Pierre Vincent, avec Eric Frey, Charlie Nelson, Anne Guégan, Catherine Epars, Antoine Amblard, Mathilde Souchaud, jusqu’au 6 mai au Théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis, www.theatregerardphilipe.com

d’Heiner Goebbels, avec le chœur Carmina Slovenica La première œuvre d’Heiner Goebbels pour un chœur féminin, d’une grande délicatesse. Elles fixent le public presque les yeux dans les yeux. Une force étrange émane de ces regards pleins de fraîcheur où affleure une douce insolence. En travaillant avec le chœur féminin Carmina Slovenica, Heiner Goebbels ne se contente pas de nous faire découvrir une formation vocale exceptionnelle, il met en scène la situation de ces jeunes chanteuses, âgées de 10 à 20 ans. La chanson traditionnelle slovène Da Pa Canynu Sednu Dow – “Quand la montagne a changé ses vêtements” –, qui donne son titre au spectacle, renvoie à l’idée de transformation, évoquant ainsi ce temps intermédiaire où, sans être encore des femmes, ces chanteuses ne sont plus des petites filles. S’appuyant sur des textes de Gertrude Stein, Marina Abramovic, Jean-Jacques Rousseau ou Adalbert Stifter, Heiner Goebbels insiste aussi sur l’évolution rapide de la Slovénie. Les musiques de Johannes Brahms, Arnold Schönberg, Karmina Silec ou Heiner Goebbels lui-même participent de la dimension onirique portée par ces chanteuses dont la présence magique recèle une part de danger. Ce qu’illustre parfaitement la citation d’Alain Robbe-Grillet en forme de question-réponse, dont le motif sous-tend en quelque sorte l’atmosphère subtilement trouble de cette belle partition : “A quoi rêvent les jeunes filles ? Au couteau et au sang.” Hugues Le Tanneur du 4 au 6 mai à Bruxelles (Belgique) dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, les 10 et 11 mai à Luxembourg, dans le cadre du festival Passages

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bienvenue dans les Frac 3G Alors que l’on célèbre les trente ans des vingt-trois Fonds régionaux d’art contemporain par une multitude d’expos de haut vol, de nouveaux locaux à l’architecture ambitieuse sortent de terre. L’avenir est (toujours) en marche.

Q  vernissages à Beaubourg Une fois n’est pas coutume, Beaubourg inaugure deux expos d’art contemporain : la rétrospective Mike Kelley (lire pp. 38-43), et une plus conceptuelle conçue par Christine Macel qui met en scène quatre artistes – Navid Nuur, Nina Beier, Simon Denny et Yorgos Sapountzis –, en écho à une expo mythique du MoMA new-yorkais dans les 70’s intitulée Photography into Sculpture. à partir du 2 mai au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr

au Consortium Nouvelle session d’expos au Consortium qui, en plus de l’excellente présentation du sculpteur anglais visionnaire Phillip King, accueille le peintre italien Dadamaino, le conceptuel américain Robert Barry et l’artiste française Lili Reynaud-Dewar. à partir du 3 mai au Consortium, Dijon, www.leconsortium.fr

u’est-ce qu’un Frac ? D’abord, sans aucun doute, l’une de ces anomalies à la française qui ont contribué à alimenter la mythologie de la fameuse exception culturelle. Lancés en 1982 par le tandem visionnaire Jack Lang (alors ministre de la Culture) et Claude Mollard (chargé des Arts plastiques), les Fonds régionaux d’art contemporain ont pour but de compenser un fort penchant centralisateur et de repeupler le désert culturel français dénoncé en son temps par Malraux. En clair : il s’agit de mettre de l’art partout et surtout dans les régions les plus reculées pour favoriser ces îlots culturels qui surnagent à la surface de l’Hexagone. Deuxième objectif : faire la part belle à l’art contemporain, les Frac ayant pour mission de collectionner les œuvres d’artistes vivants, français et internationaux. Cette année, les Frac fêtent leurs 30 ans et se sont offert pour l’occasion un anniversaire en grande pompe. A Matignon d’abord, où, le 26 mars, un Jean-Marc Ayrault plus inspiré que d’habitude salua leur rôle dans une démocratisation culturelle toujours brandie par la gauche comme le graal ultime. Pour célébrer cette “utopie réalisée” – selon la formule concoctée par la communication

Cindy Sherman, Sans titre #106 (1982) et Sans titre #107 (1982), exposition Transformations réunie par Vincent Lamouroux, à Lyon

du ministère –, les Frac ont décidé de mettre en valeur leurs collections, souvent gigantesques. Avec l’idée de souligner certains des axes sur lesquels s’appuient dès le départ leurs orientations respectives (l’architecture pour le Frac Centre, les questions de genre et la dématérialisation des œuvres pour celui de Lorraine, ou une génération plus postconceptuelle pour le Plateau-Frac Ile-de-France ou en Champagne-Ardenne). Aussi, plutôt habilement, les vingt-trois Fonds régionaux ont-ils décidé de passer la main aux artistes,

invités pour l’occasion à jouer avec les collections et à imprimer leur patte. C’est le cas de Marc Camille Chaimowicz au Frac des Pays-de-la-Loire, qui, de son propre aveu, n’a répondu qu’à des “critères purement subjectifs” pour prélever et suspendre des œuvres aux étranges coloris pastel, en accord avec sa propre esthétique décorative. A Lyon, tandis que Vincent Lamouroux insère dans l’imposant siège de la Région Rhône-Alpes “paqueboté” par Portzamparc un dialogue formel entre les œuvres

les Frac ont l’ambition de faire valoir leur voix dans un paysage culturel saturé

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collection IAC par Vincent Lamouroux, Le Plateau, Hôtel de la Région Rhône-Alpes, photo Blaise Adilon

historiques, l’artiste Laurent Montaron curate à l’IAC (Institut d’art contemporain) les plus jeunes générations d’artistes collectionnés par le Frac. Vers Montpellier, Bertrand Lacombe et Sophie Dejode ont piraté la commande du Frac Languedoc-Roussillon en débarquant avec leur navire-résidence sur l’aqueduc du pont du Gard pour créer un dispositif d’expo, un ruban de Möbius fait de parois en bois, comme un immense intestin qui aurait absorbé les œuvres d’artistes qu’ils aiment. Une digestion de leurs passions, en quelque sorte. Le Frac Paca, lui, a choisi de privilégier la dimension prospective

au moment où il rentre dans ses nouveaux murs, en invitant des artistes à collaborer avec des astrophysiciens ou des scientifiques spécialistes de l’environnement, pour réactiver la possibilité de nouvelles utopies et l’esprit défricheur des avant-gardes. Mais répondons à cette énigme : qu’est-ce qu’un Frac troisième génération ? La question, si elle peut paraître technique, recouvre pourtant une réalité aussi massive que les nouveaux bâtiments livrés à Marseille (pour le Frac Paca donc), à Besançon pour la Franche-Comté (avec, comme à Marseille, un ouvrage signé Kengo Kuma) ou à Orléans pour le Centre (avec une architecture étonnante de Jakob & MacFarlane). A Dunkerque, il faudra attendre septembre pour inaugurer les nouveaux espaces du Nord-Pasde-Calais, tandis qu’à Bordeaux, on annonce la livraison d’un Frac Aquitaine flambant neuf pour 2016. Un Frac troisième génération (après une étape intermédiaire à la fin des années 90 qui pourrait correspondre à la phase de “professionnalisation”),

Œuvres du Frac des Pays-de-la-Loire. photo Marc Domage

Dispositif de Marc Camille Chaimowicz, exposition En suspension…, à Carquefou

c’est donc avant tout de vrais beaux espaces, des mètres carrés en pagaille (5 000 et 4 plateaux pour le seul Frac Paca) pour accueillir expos temporaires et projet pédagogique, et l’ambition de faire valoir leur voix dans un paysage culturel saturé. Car à l’heure d’une recentralisation culturelle de l’art – loin des ambitions portées dans les années 80 –, face encore à la concurrence des grandes métropoles étrangères accessibles par TGV, les Fonds régionaux se devaient de grossir, de s’étoffer, pour ne pas mourir. Au risque de s’institutionnaliser et de perdre la réactivité originelle de leur structure. Au risque encore de créer de la confusion jusque dans l’esprit de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, qui, lors de l’inauguration du nouveau Frac Paca et de sa façade en verre pixélisée, le 22 mars, se réjouissait de l’émergence d’un nouveau “musée”, quand les Frac défendent un modèle inédit, au statut associatif, et se targuent de n’être justement ni des centres d’art, ni des musées, mais des entités à part. Claire Moulène et Pedro Morais 30.04.2013 les inrockuptibles 103

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Courtesy Hauser & Wirth, Anthony D’Offay, Londres, photo Thomas Salva/Lumento

Couple under an Umbrella, 2013

la mort des monstres L’Australien Ron Mueck est de retour à la Fondation Cartier : splendeurs et misères d’une exposition blockbuster. disproportion tout de suite, la sauce ne prend plus. Fini Une des pièces de l’exposition montre Ron Mueck en personne qui, avec son autoportrait géant mais assoupi, livre une version grotesque de lui-même. Fils d’un fabricant de jouets australien, immigré à Londres et un temps collaborateur de Jim Henson, créateur du Muppet Show, Ron Mueck fait son entrée sur la scène de l’art dans les années 90. A l’époque, Mueck est encore à la tête d’une entreprise de fabrication de mannequins qu’il shoote pour des publicités. Avec une petite sculpture à l’effigie de Pinocchio, il tape dans l’œil du collectionneur Saatchi et met le doigt sans le savoir dans un engrenage qui le conduira jusqu’à la Biennale de Venise en 2001 et au Grand Palais à Paris en 2005, où son géant introverti réveillera la Mélancolie de Jean Clair. Ce printemps, Ron Mueck signe son retour à Paris, à la Fondation Cartier, où il avait déjà exposé en 2005. Et, autant le dire

l’effet de sidération qui vous saisit lorsque vous vous trouvez pour la première fois, spectateur lilliputien, face à ces “monstres” si familiers. La foudre, c’est bien connu, ne frappe qu’une fois au même endroit.

déréalisation Dans la lignée du sculpteur américain Duane Hanson (l’humour en moins), qui décortique la classe moyenne américaine, les neuf sculptures présentées dans l’exposition Ron Mueck jouent la carte de l’hyperréalisme : un couple d’adolescents anodins au vilain jeu de mains, en arrièreplan ; une petite bonne femme solidement plantée sur ses deux jambes portant un fardeau plus lourd qu’elle ; de tendres retraités grossis à la loupe, bien à l’abri de leur parasol, etc. Comme dans le mythe de Pinocchio, les personnages de Ron Mueck sont plus vrais que nature. Comme

dans le mythe, Ron Mueck est ce Gepetto dépassé par ses créatures. De ces hommes et femmes sans qualité, croisés un jour dans la rue, qui se tiennent là sans autre objectif que de donner à voir cette humanité qui les traverse et parfois les terrasse. La grossesse, la naissance, l’adolescence, la vieillesse et la mort. Rien de moins, rien de plus. Un clonage sans dérapage, si ce n’est ce jeu d’échelle qui déplace ces tristes cires loin du musée Grévin. Car en changeant de focale, agrandissant tantôt de façon exagérée ses modèles, réduisant ailleurs les personnages en bout de course – son père sur son lit de mort, par exemple –, Mueck nous les donne à lire tels qu’ils se voient, eux. Tel que l’on se voit parfois. Les personnages de Ron Mueck, c’est nous au pire de notre forme.

fabrication Le comment, c’est justement toute la question chez Ron Mueck. Et sans doute, aussi, la limite de son œuvre. Car une fois n’est pas coutume, ce qui fascine tant chez cet artiste, c’est bien le making-of. A Cartier d’ailleurs, la salle la plus peuplée est celle qui projette le documentaire tourné dans son atelier londonien. Comment fait-il ? Combien d’heures de travail ? Pourquoi si peu de sculptures ? Voilà à quoi se résument souvent les commentaires sur l’œuvre de Mueck ramenée (malgré lui ?) à un “savoir-faire” évacué depuis belle lurette par les sculpteurs de sa génération. Autre bémol : il n’y a pas ou très peu d’évolution dans le travail de Ron Mueck, qui, hormis l’apparition progressive de personnages en couple (quand la plupart de ses figurines affichaient leur solitude), malgré les références de plus en plus évidentes à la peinture classique (pensons à ce jeune garçon contemplant l’entaille qui perfore son poitrail et dont la posture rappelle celle des héros du Caravage), Mueck ne tente aucune sortie de route et répète, imperturbable, sa formule plus si magique que ça. Claire Moulène Ron Mueck jusqu’au 29 septembre à la Fondation Cartier, Paris XIVe, www.fondation.cartier.com

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Le Marchand de bonheur Animatrice de L’amour est dans le pré, médaillée du Mérite agricole, élue femme la plus sexy de la télé, Karine Le Marchand s’amuse des signes d’une reconnaissance toute populaire.



e midi, dans son restaurant préféré, assis face à elle, on aurait aimé jouer au célibataire endurci uniquement pour entendre ses conseils avertis et se noyer dans ses grands yeux gourmands, comme dirait son collègue de M6 Cyril Lignac. Karine Le Marchand excelle si joliment dans l’art de la médiation entre sujets solitaires qu’elle pourrait mettre à terre toutes les agences matrimoniales ayant pignon sur rue. Animatrice depuis quatre ans de l’une des émissions les plus populaires de la télé française, L’amour est dans le pré sur M6, qui reprendra d’ici quelques semaines, auteur avec Alix Girod de l’Ain de L’amour est tout près, une sorte de guide pratique et analytique à destination des 18 millions de célibataires qui peuplent les campagnes (et les villes) de France, Karine Le Marchand a acquis le statut d’icône télévisuelle et champêtre. La majorité des agriculteurs en ont fait leur héroïne : une icône chaleureuse qui sauve de la tristesse à travailler la terre sans réconfort affectif à l’heure de la soupe.

Dans les choux, les paysans célibataires sont devenus ses patients, allongés sur un divan terreux, prêts à confier à l’ombre d’une étable les secrets de leurs faillites sentimentales. Peu importe le flacon du spectacle télévisuel pourvu qu’ils aient l’ivresse de la rencontre fusionnelle. Souvent, le miracle surgit, preuve que le pipeau supposé sortir du poste de télé tient plus de l’Adagio ou de l’Hymne à la joie. Dans son livre, Karine Le Marchand élargit sa gamme de psychologue de pâquerettes en cartographiant de manière précise et humoristique les catégories de célibataires qu’elle côtoie dans chaque recoin de l’Hexagone. Chacun s’y reconnaîtra vaguement : les filles parmi les sorcières, hystériques, coincées, grandes brûlées, nunuches, panthères… et les mecs arrêteront de se moquer lorsqu’ils s’identifieront parmi les zizi addicts, mutiques, monomaniaques, flippés de l’engagement, bons potes rigolos ou radins… Ces idéaux types, ici éclairés par les propos de vrais psys, s’incarnent dans son émission, avant qu’elle ne transforme les éconduits

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Jean Brice Lemal/M6

et les vicieux en amoureux vertueux (même si certains restent indécrottables, certes). A quoi tient son secret d’entremetteuse et de grande prêtresse de l’amour champêtre ? A sa manière subtile de les faire parler d’eux-mêmes, de les valoriser à travers son “approche bienveillante” ? A ses efforts pour “ne caricaturer aucun” (hum), pour “saisir leurs nuances ou leurs failles”, à “emmener les gens là où ils ne veulent pas aller” ? Telle la fée de Peau d’Ane égarée dans les fermes du XXIe siècle, elle propose un chemin par ses soins tout tracé… En toute innocence. En se marrant, sans cesse, en pleurant presque autant. “Je suis une hyper-émotive ; mais surtout, j’ai toujours aimé faire rire mon entourage, confie-t-elle. J’avais un carnet de blagues quand j’étais petite.” Rire oui, mais, plus encore, bavarder, son tropisme le plus marqué. “Je suis une grande bavarde ; quand je prends un taxi, je discute, pose des questions à tout-va ; le parcours des gens me passionne en toutes circonstances ; ça rend dingue Lilian (un ancien joueur de foot, son mec dans la vie – ndlr).” Elle avoue être particulièrement sensible aux affects contrariés des autres, à leurs difficultés à assumer leurs différences : un sujet clé depuis son enfance passée à Nancy avec sa mère abandonnée par son mari burundais. “Etre métisse à Nancy dans les années 70, ce ne fut pas toujours simple ; c’était chaud. Je me souviens avoir griffé à

l’âge de 5 ans un garçon qui m’avait traitée de ‘sale Chinoise’. Il a été sanctionné par l’école ; cela m’a apaisée ; cette reconnaissance a été comme un événement fondateur.” Sensible à la souffrance des autres, au rejet, à la solitude : “C’est ma manière d’être dans la vie”, insiste-t-elle. Au plus près des amoureux dans le pré, elle mesure combien “les gens crèvent de ne pas parler et du sentiment que personne ne s’intéresse à eux”. A force de les écouter, de mettre en musique leurs rêves et en scène sa joie bucolique, elle a eu droit en retour à leur reconnaissance : elle s’est vue remettre en mars dernier la médaille de chevalier de l’ordre du Mérite agricole “pour services rendus à l’agriculture”. Le hasard voulut que la même semaine, un sondage du magazine Stratégies la consacra “animatrice la plus sexy” du PAF. Ce télescopage curieux d’un adoubement agricole et d’une idolâtrie plastique l’amuse, l’émeut même un peu, surtout pour la reconnaissance de ses services rendus à la cause agricole. Son statut de fille sexy la laisse plus indifférente. Mais l’amour est dans l’apprêt, elle le sait aussi. “Potiche” : elle a baptisé ainsi sa boîte de production, comme si elle voulait rire d’elle-même, du système médiatique qui l’assigne à ce statut, du cirque dans lequel elle joue depuis ses débuts à la télé en 1995 (elle est passée par TV5, France 3 Paris). Avec Les Maternelles, émission qu’elle présenta sur France 5 de 2004 à 2009, avant de rejoindre M6, elle s’est fait un vrai nom en sus d’une silhouette avantageuse. Inscrire potiche sur une carte de visite, c’est une manière, à la fois désinvolte et enjouée, de ne pas du tout l’être, tout en le restant un peu : une vraie pote, diraient plutôt les agriculteurs qu’elle sortit de l’ornière ; une pouliche exquise qui galope dans le champ télévisuel avec un air de star, oseraient ses soupirants cachés. Jean-Marie Durand livre L’amour est tout près de Karine Le Marchand et Alix Girod de l’Ain (éd. Philippe Rey), 280 pages, 18 € L’amour est dans le pré M6 à partir de juin Un air de star présenté par Karine Le Marchand, M6, à partir du 14 mai

Christophe Abramowitz/Radio France

“je suis une grande bavarde ; le parcours des gens me passionne en toutes circonstances”

hommage

Philippe Chaffanjon (1958-2013) Le directeur de France Bleu, ancien de RTL et France Info, est décédé le 24 avril. “Nous aimions tout de ce garçon, son talent de journaliste, sa manière d’être patron, sa gentillesse, son attention aux autres et son humour”, déclarait Jean-Luc Hees, président de Radio France, après l’annonce du décès de Philippe Chaffanjon, directeur de France Bleu et ancien directeur de France Info. L’émotion que sa disparition a suscitée au sein de Radio France, et au-delà, notamment à RTL où il travailla durant vingt ans comme grand reporter et directeur adjoint de la rédaction, souligne combien sa personnalité faisait l’unanimité. Apprécié par ses équipes, il possédait, outre ses qualités humaines, un vrai sens de l’actualité et réfléchissait aux manières de réinventer sans cesse l’art du récit journalistique, de renouveler les rythmes et les modes de l’info en continu. Atteint par la disparition de son adjoint Francis Tyskiewicz en janvier 2012, il avait préféré s’éloigner de France Info l’été dernier pour diriger France Bleu, dont les audiences sont depuis en nette progression. Sa disparition brutale, à 55 ans, survient quelques mois après celle, en novembre, du directeur de la rédaction du Monde Erik Izraelewicz, 58 ans. Par-delà ces cas particuliers, cette concordance temporelle et générationnelle pose des questions sur l’exercice d’une profession soumise à la pression de la concurrence. Une récente étude révélait que le métier de journaliste (de presse écrite, plus que de radio) était considéré comme le pire du monde : l’excès de stress, nouveau poison des patrons de médias ?

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Les films d'ici

Rolex Learning Center, Lausanne, conception Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa

des bâtiments et des hommes La belle collection Architectures d’Arte revient et pose un regard toujours aussi passionnant et dynamique sur l’art de construire.

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écouvrir des œuvres de pierre, de verre ou de béton, que l’on embrasse du regard, saisi par la beauté imposante des formes, les volumes enveloppants, les jeux d’ombres et de lumières sur la peau miroitante d’un immeuble… Apprendre à “lire” un bâtiment, à déchiffrer le principe qui a présidé à sa construction… C’est un cérémonial auquel nous convie “Architectures”, collection documentaire de Stan Neumann et Richard Copans, qui depuis 1996 porte un regard éclairant sur des pièces majeures de l’architecture mondiale. Enrichie de cinq épisodes inédits, la série affiche toujours la même ambition : filmer une matière en apparence inerte pour en restituer le dynamisme

en mode immersion Les films d’architecture, à l’image de la collection d’Arte, se proposent de démonter un bâtiment comme un jeu de Lego afin d’en analyser les principes constructifs et les qualités esthétiques. Avec leur projet Living Architectures, Ila Bêka & Louise Lemoine proposent une autre voie, cherchant plus à saisir les modalités de représentation de l’architecture contemporaine, à s’intéresser à ses usages pratiques. Plus que des portraits de bâtiments, ces films se présentent comme des “immersions architecturales” valorisant l’expérience du lieu et l’émotion qu’il procure. Le coffret propose ainsi plusieurs immersions au cœur de bâtiments : la célèbre maison expérimentale de Rem Koolhaas 

à Bordeaux ; une étable du château de Pétrus sur le plateau de Pomerol par Jacques Herzog et Pierre de Meuron ; une église dans la banlieue de Rome par Richard Meier ; la vie de quartier autour du musée Guggenheim à Bilbao par Frank Gehry ; la Fondation Beyeler à Bâle et l’Ircam par Renzo Piano. Autant de récits de villes et de quartiers, de déambulations dans des espaces qui évoquent précisément les modes d’emploi et les façons de vivre l’architecture, par-delà les réflexions théoriques qui l’ont guidée. Jean-Marie Durand

Living Architectures – Diaries/journaux, films/dvd de Ila Bêka et Louise Lemoine (3 DVD + 380 pages, BêkaPartners, env. 100 €)

intrinsèque, la rendre vivante et lisible sans céder aux pièges de la “visite guidée” qui plaquerait un même parcours fléché sur tous les bâtiments sans tenir compte de leur spécificité et des lignes de forces qui les sous-tendent. Dans chacun des petits films de 26 minutes, l’édifice étudié impose, au contraire, sa propre dramaturgie : filmage languide au plus près de la matière, commentaire sobre et rigoureux, décorticage technique qui désosse la bâtisse et, par un jeu de maquettes et de croquis, rappelle les étapes de sa construction. C’est le système nerveux d’un édifice, emblématique par sa singularité et le rôle essentiel qu’il a pu jouer dans l’histoire de l’architecture, qui nous est ainsi révélé dans ces lents mouvements de caméra, s’attardant sur le grain d’une paroi ou l’éclat iridescent d’une cloison de verre. Lecture sensorielle qu’accompagne une réflexion sur le tissu urbain et les grandes mutations de l’époque dont il est à la fois le signe et le témoin. C’est le cas, par exemple, du Rolex Learning Center de Lausanne – dont la visite privilégiée, réalisée par Juliette Garcias, ouvre la série. Espace dédié à la connaissance et lieu de vie abritant bibliothèques, restaurants, salles de conférences et d’expositions, le bâtiment tout en horizontalité ondoyante, conçu en 2010 par les architectes japonais Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa, se présente comme une immense vague aplatie de béton et de verre, offrant une porosité sidérante entre le dedans et le dehors. Une architecture organique dont l’homme est à la fois la mesure et un élément évoluant au sein de ce paysage. Nathalie Dray Architectures série documentaire. Le dimanche à 12 h 30, du 5 mai au 14 juillet, Arte

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du 30 avril au 7 mai

Homo touristicus

L’artiste palestinien Khalil graffe sur le mur de Jérusalem, du côté israélien

documentaire de Jérôme Scemla et Charles-Antoine de Rouvre. Vendredi 3 mai, 23 h 45, Planète+

Enquête humoristique sur les pratiques touristiques. Adoptant d’emblée un ton pince-sans-rire en débarquant à Ibiza sous couvert d’enquête sur le tourisme, le début de ce documentaire tente d’imiter un soap opera ou un roman-photo d’antan. S’ensuit un descriptif parodique de l’homo touristicus, considéré comme une nouvelle espèce animale – farce pseudo-scientifique à laquelle apportent leur caution in situ deux sociologues, dont Jean-Claude Kaufmann, une anthropologue et un philosophe. Lesquels partagent les loisirs de leurs objets d’étude et ne se foulent pas trop en énumérant les habitudes évidentes des pékins en vacances (sea, sex and sun + souvenirs). Le genre de docu rigolo avec musiquette easylistening dont on était férus dans les années 1960. Là, la farce se retourne presque contre les rieurs, qui, s’ils ont beau esquisser un bref historique du tourisme (né au XIXe siècle en Angleterre), retombent vite dans les travers évidents du docu-spectacle : scrutage de nymphettes dévêtues en micro-monokini. V. O.

dessins en danger Olivier Malvoisin sonde le ras-le-bol des caricaturistes de presse, contraints à de plus en plus d’autocensure, en Iran, en Palestine mais aussi aux USA ou en Europe. iffusé dans le cadre d’une Théma sur la censure, cette enquête expose les aléas d’un métier mal connu : caricaturiste de presse. On ne se rend pas compte à quel point ces dessinateurs risquent leur vie dans de nombreux endroits du globe. Le cas le plus célèbre, autour duquel tourne la première partie, est l’affaire des caricatures de Mahomet publiées par un journal danois. Sans traiter directement ce cas précis, le réalisateur interroge divers dessinateurs à propos de la représentation de l’islam et de la religion en général. A cette occasion, on apprend l’existence d’une association internationale de caricaturistes nommée Cartooning for Peace, à laquelle appartient par exemple le célèbre Plantu du Monde. On rencontre aussi bien des artistes européens que certains œuvrant dans des conditions plus dures, Iraniens ou Palestiniens par exemple. En dehors du monde arabe et musulman, le film fait également des incursions aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Belgique ; même là, les croqueurs professionnels ont de moins en moins de liberté pour s’exprimer. L’intolérance monte. Vincent Ostria

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Fini de rire documentaire d’Olivier Malvoisin. Mardi 7 mai, 22 h 40, Arte

Shanghai blues – Nouveau monde téléfilm de Fred Garson. Vendredi 3 mai, 20 h 50, Arte

Les tribulations d’un jeune couple français en Chine. Ce téléfilm sur la vie d’une famille d’expatriés à Shanghai semble bien documenté sur les rapports des Français avec les Chinois, sur les Français entre eux, et sur la vie de la mégalopole. Il y a de tout dans ce film, mais à dose homéopathique. Outre le couple central, Rémy, architecte, et sa femme Marine, on a droit en parallèle à des bribes du destin de leurs amis et compatriotes locaux. On passe constamment d’un personnage à l’autre, sans s’attarder. C’est inconsistant, voire anodin. La musique a une fonction d’enrobage et d’atténuation qui n’arrange rien. Tout tourne court, aucune ligne narrative ne prend le pas sur l’autre. S’il y a du potentiel et un travail évident en amont, on se refuse à creuser, à déséquilibrer. Tant qu’à tourner en pleine fourmilière chinoise, il faudrait s’inspirer du cinéma de Lou Ye, qui fonce dans le tas et remue ses personnages de fond en comble pour leur faire cracher leurs tripes. V. O. 30.04.2013 les inrockuptibles 109

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Kuni Takahashi/ADWN

John Moore, en Libye, 2011

mission reporter Un an après la mort de la journaliste américaine Marie Colvin et du photographe français Rémi Ochlik à Homs, en Syrie, une campagne online, A Day Without News?, rappelle les risques encourus sur le terrain.

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epuis 1992, 971 journalistes sont morts dans l’exercice de leur fonction, dont 90 en 2012. Une partie de la profession s’insurge : “Il fallait faire quelque chose”, tempête Aidan Sullivan, créateur du département Reportage chez Getty Images et ex-directeur de la photographie du Sunday Times Magazine. Aux côtés d’autres photojournalistes, il a lancé A Day Without News? (ADWN) le 22 février 2013 – soit un an jour pour jour après la mort de Rémi Ochlik et Marie Colvin, tués lors du bombardement par les forces armées syriennes d’un centre de presse improvisé. Cette vaste campagne de communication vise à sensibiliser le public aux menaces qui planent sur l’information en temps de guerre : “ADWN est une initiative globale, qui associe réseaux sociaux, parutions presse et sensibilisation auprès des dirigeants. Tous les moyens sont bons pour s’inviter dans le débat public ou diplomatique et ainsi faire évoluer les conditions de travail des journalistes dans le monde. Sans eux, ce monde deviendrait terriblement silencieux.” “Dès que j’ai entendu parler de cette campagne, j’y ai immédiatement souscrit”, s’exclame Jean-François Leroy, fondateur de Visa pour l’image, le plus grand festival international de photojournalisme. Mais, “malgré son enjeu crucial pour l’information, A Day Without News? est une initiative peu relayée par les médias hexagonaux”. Du côté des rares signataires français, on trouve

Régis Le Sommier, directeur adjoint de Paris Match : “A Day Without News? consiste en un rappel. Une mobilisation pour honorer nos disparus et redire à nos lecteurs à quel point l’information est précieuse. Que derrière un reportage ou une photographie se cache toute une profession, très exposée, qui met parfois sa vie en jeu pour documenter une guerre.” Une réalité qui ne date pas d’hier, bien que les causes soient aujourd’hui redessinées par la crise de la presse : “En période de conflit armé, les journalistes ont toujours été pris pour cibles. Et malgré ce que l’on peut entendre sur les risques actuels, la profession n’est pas plus dangereuse aujourd’hui que dans les années 80, époque à laquelle nous avons payé le prix fort pour documenter une guerre comme le Liban, analyse Régis Le Sommier. Néanmoins, parmi les phénomènes nouveaux, on assiste à une précarisation des conditions des journalistes envoyés sur le terrain, à qui on ne donne pas toujours les garanties nécessaires à la bonne réalisation de leurs sujets à l’étranger. D’autre part, de plus en plus de jeunes reporters s’aventurent sur le terrain, certes avec des gilets pare-balles,

“nos reporters sont vus comme des espions à la solde de l’Occident” Aidan Sullivan, initiateur de la campagne

mais pas toujours avec une assurance, ni une promesse de publication. Ils sont pigistes ou freelance, sans l’appui solide d’une rédaction, et veulent se faire les dents en couvrant leur premier conflit armé.” Ici, le risque est considérable. Le directeur adjoint de Paris Match tire l’alarme : “J’étais à Gao, au Mali, il y a peu, et un militaire français me confiait alors que ces jeunes journalistes, souvent inexpérimentés, représentaient de véritables otages potentiels.” Aidan Sullivan est catégorique : “Tu ne sais pas faire un garrot ? Alors ne pars pas couvrir la guerre en Syrie. Des formations existent, elles enseignent les savoirs de base pour s’en sortir dans les zones de combats. Tous les reporters devraient bénéficier de ces instructions qui peuvent les sauver, eux ou leurs partenaires sur le terrain. Les avancées technologiques et notamment l’instantanéité de la diffusion de l’information font des journalistes des cibles de choix. Lors de conflits armés, nos reporters ne sont plus vus comme de simples observateurs, mais comme des espions à la solde de l’Occident. Enfin, certains titres doivent cesser d’accepter des contenus produits par des freelance, alors que ces journalistes ne bénéficient d’aucune reconnaissance ni de couverture sur le terrain. Il faut en finir avec cette hypocrisie qui régit certaines rédactions, dans lesquelles on est prêt à publier une image, sans s’impliquer ni protéger celui ou celle qui l’a ramenée, parfois au péril de sa vie.” Théophile Pillault www.adaywithoutnews.com

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) Rachid Taha Dynamo jusqu’au 22 juillet au Grand Palais (Paris VIIIe)

expos Sur près de 4 000 m2, l’exposition montre comment, de Calder à Kapoor, de nombreux artistes ont traité les notions de vision, d’espace, de lumière et de mouvement dans leurs œuvres, en réalisant souvent des installations dans lesquelles le visiteur est partie prenante. à gagner : 15 x 2 places

La Femme en tournée dans toute la France

musiques

Le premier album enfin sorti, les joyeux lurons de La Femme s’en vont sur les routes de France présenter leur musique du futur à tous ceux qui croient en eux dur comme fer. à gagner : 4 places par soir pour les concerts de Brest le 16 mai, de Marseille le 23 mai et de Nantes le 6 juin

Sons of Anarchy saison 4 une série de Kurt Sutter

DVD Tout juste sortis de prison, les Sons sont de retour dans le business ! Mais Charming a beaucoup changé en leur absence. Ils y trouvent Eli Roosevelt, le nouveau shérif, qui les attend de pied ferme ; Jacob Hale, le nouveau maire, qui ne veut plus les voir dans sa ville et Lincoln Potter, l’assistant du procureur, qui ne désire qu’une chose : faire tomber le club pour ses multiples trafics. à gagner : 25 coffrets DVD

en concert le 16 mai au Trianon (Paris XVIIIe)

musiques A l’occasion de la sortie de son nouvel album, Zoom, Rachid Taha sera sur la scène du Trianon pour un concert unique, histoire de faire part au public parisien de ses éclectiques divagations rock, raï et folk. à gagner : 10 places

Stoker un film de Park Chan-wook

cinémas A la mort de son père dans un étrange accident de voiture, India, adolescente, assiste au retour de son oncle, un homme mystérieux dont elle ignorait l’existence et qui s’installe avec elle et sa mère. India commence à soupçonner que les motivations de cet homme charmeur ne sont pas sans arrière-pensées et ne tarde pas à ressentir pour lui des sentiments mêlés de méfiance et d’attirance. à gagner : 20 x 2 places

pour profiter de ces cadeaux spécial abonnés munissez-vous de votre numéro d’abonné et participez sur 

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fin des participations le 5 mai

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Le Berceau du chat de Kurt Vonnegut Une religion fictive, le bokononisme, résume la plupart de ses idées. Cet écrivain est défini par des contradictions qui semblent toutes provenir de son enfance et de ses années de guerre, et pourtant l’humanité et la gentillesse inondent son œuvre. A la fois sérieux et sage, sage et absurde.

album Iron Man 3 de Shane Black La troisième aventure de la carcasse high-tech est aussi la plus trépidante et la plus drôle.

The Grandmaster de Wong Kar-wai Fresque historique, action ultrastylisée, amour impossible… Le grand cinéaste hong-kongais est de retour.

Promised Land de Gus Van Sant Une fable tout en nuances écrite et interprétée par Matt Damon.

3 – Chronique d’une famille singulière de Pablo Stoll Ward Le cinéaste uruguayen dévoile sans ostentation sa foi dans l’amour et dans l’Autre.

The Knife Shaking the Habitual Le duo suédois revient avec l’un des albums electro les plus fous du moment.

Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre de Martin Amis Une charge satirique contre l’Angleterre d’aujourd’hui, violente, vulgaire et parcourue de pulsions venimeuses.

Smiley Smile des Beach Boys Doté d’une énergie créatrice folle à la fin des 60’s, Brian Wilson atteint ici son point le plus brut et enthousiasmant. Avec Good Vibrations, pure perfection pop inégalable.

film La Famille Tenenbaum de Wes Anderson Ce film regorge de personnages géniaux qui, bien qu’attachants, sont tous profondément névrosés. Avec une excellente bande originale (Nico, Elliott Smith). recueilli par Noémie Lecoq

Paul Heartfield

livre

The Leisure Society Leur nouvel album, Alone Aboard the Ark, est disponible. Ils seront en concert le 6 mai à Paris (Café de la Danse).

!!! Thr!!!er Du groove dément, la cure de jouvence des boums de 2013.

Junip Junip Les Suédois viennent de sortir un deuxième album capiteux mariant folk et world. Une invitation à la transe.

Phoenix Bankrupt! Adulés des Etats-Unis au Japon, les Versaillais ont mélangé haute et basse technologie.

Hannibal NBC et iTunes US, prochainement sur Canal+ Le tueur est en série. Plutôt inspirée. Bunheads OCS Happy Plongée dans une petite ville de Californie à travers l’histoire d’une prof de danse. Charmant. Game of Thrones OCS Choc Troisième saison de la saga médiévale : épique et intense.

Delta noir de Bernice L. McFadden Les destins scandaleux et insolites des membres d’une famille afroaméricaine sur fond d’émeutes raciales.

Lettres à Eugène – Correspondance 1977-1987 d’Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya Correspondance aux accents amoureux entre deux “frères d’écriture”.

L’Origine de la danse de Pascal Quignard Un textemaïeutique beau et intime.

La Fille de Christophe Blain et Barbara Carlotti Un livre-disque tentaculaire.

La Vie rêvée du Capitaine Salgari de Paolo Bacilieri Hommage à un grand écrivain italien.

Les Voleurs de Carthage, tome 1  – Le serment du Tophet d’Hervé Tanquerelle et Appollo Une chasse au trésor par un scénariste surdoué.

Maudit soit le traître à sa patrie ! mise en scène Oliver Frljic Festival Passages, Metz Oliver Frljic dynamite les nationalismes des Etats de l’après-Yougoslavie.

Iphis et Iante d’Isaac de Benserade mise en scène Jean-Pierre Vincent Théâtre GérardPhilipe, Saint-Denis Ecrit en 1634, un plaidoyer pour la liberté d’épouser qui vous plaît.

La Maison d’os de Roland Dubillard, mise en scène Anne-Laure Liégeois Théâtre du Rond-Point, Paris Pierre Richard en impose en vieillard régnant sur son armée de valets.

Keith Haring musée d’Art moderne de la Ville de Paris Une rétrospective explore la dimension politique du génie du street art.

Dynamo – Un siècle de mouvement et de lumière dans l’art, 1913-2013 Grand Palais, Paris L’art cinétique retrouve des couleurs.

Nouvelles impressions de Raymond Roussel Palais de Tokyo, Paris Une monographie augmentée interroge l’influence de l’écrivain sur les artistes contemporains.

Toki Tori 2 sur Wii U Modeste et follement créatif, un petit jeu qui s’invite dans la cour des grands.

Luigi’s Mansion 2 sur 3DS Le frère ahuri de Mario est à nouveau plongé dans une maison hantée, cette fois-ci en 3D.

Sly Cooper – Voleurs à travers le temps sur PS3 et PS Vita Retour au jeu de plate-forme des années 90 pour le quatrième volet de cette saga, mariage réjouissant de rigueur et de fantaisie.

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par Serge Kaganski

mars 1991

le jour où Roger McGuinn ne voulait pas parler des

Byrds

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es Byrds étaient l’un des groupes séminaux des sixties. Avec le Velvet, les Stooges, Creedence, ils ont écrit les tables de la loi du rock américain que talmudisent encore les trois quarts des groupes actuels. Sans les Byrds, leurs harmonies célestes, leurs guitares cristallines (le fameux jingle jangle), pas de Crosby, Stills & Nash, R.E.M., Smiths, Fleet Foxes… Profitant de l’actu d’un album solo anecdotique de Roger McGuinn (Back from Rio), je m’envole pour Los Angeles en cette fin d’hiver 91 pour recueillir la story Byrds. Chemise et jeans noirs, mais pas de coupe au bol ni de lunettes carrées, McGuinn arbore la cinquantaine fit. Je le rencontre dans le lobby d’un modeste hôtel, il a un talkie-walkie avec lequel il reste en liaison permanente avec son manager. Je lance l’entretien en douceur avec Back from Rio, album qui m’indiffère mais qui semble lui tenir à cœur. De temps à autre, Mister Jingle Jangle interrompt notre conversation pour causer dans le talkie et régler d’obscurs détails promo. J’en viens à mon vrai sujet, les Byrds. Notre Oyseau majeur déroule l’histoire sans enthousiasme particulier. Il raconte le L. A. des sixties, l’influence de Dylan, le mélange folk-rock-jazz de leur musique, le choix de la marque de guitare Rickenbacker (parce qu’il avait vu George Harrison en jouer), mais je sens chez lui comme une réticence à décrire cette période exaltante. A un moment, il me fait : “Bon, c’est bien joli les Byrds, mais je préférerais parler de Back from Rio.” “Euh, oui m’sieur, on va y revenir, mais s’il vous plaît, encore quelques questions sur les Byrds.” Il accepte poliment et m’explique le secret du jingle jangle, mélange entre le son acide des Rickenbacker,

la technique folk (jouer en arpèges, avec tous les doigts) et un peu de réverb. Puis il revient à la charge : “Posez-moi plutôt des questions sur Back from Rio”. Je suis au bord de m’énerver mais parviens à conserver une courtoisie diplomatique : “Ecoutez, je viens de faire 9 000 kilomètres juste pour vous. Je comprends que vous soyez plus dans votre actu que dans le passé, mais vous pouvez aussi comprendre qu’on ne peut pas vous interviewer sans évoquer les Byrds !” Je ne lâche pas l’affaire, je me suis fadé un aller-retour Paris-L. A. sur deux jours pour avoir cette putain de story Byrds ! Mâchoires serrées, maugréant, McGuinn continue de répondre à mes questions mais je le sens au bord de la rupture, sauf quand je lui demande s’il est nostalgique des années 60. Belle perche qu’il saisit pour m’enfoncer dans le crâne à quel point le passé est derrière lui, qu’il joue et crée au présent, et d’ailleurs, si je voulais bien prêter un peu plus attention à Back from Rio… Décidément. Au bout de cinquante-cinq minutes, il arrête lui-même les frais et se casse. L’entretien est plus court que je l’espérais mais ça va : j’ai obtenu à peu près ce que j’étais venu chercher. Je réalise quelques semaines plus tard que c’est même une belle exclusivité. Feuilletant un Best ou un Rock & Folk, je tombe sur un entretien McGuinn réalisé à Paris ; le journaliste, très déçu, explique en intro que McGuinn refuse catégoriquement de dire le moindre mot sur les Byrds ! Sans le faire exprès, j’ai grillé tout le monde sur le sujet. McGuinn s’est avéré aussi mesquinement terre à terre que la musique des Byrds est aérienne. Eight miles down. La déception fait aussi partie des rencontres avec ceux qu’on admire.

1991 : cinq ans d’existence pour Les Inrocks valent bien un numéro double avec Momo en couve

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No.909 du 30 avril au 7 mai 2013

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Stéphane De Groodt mais qu’est-ce qu’il a ?

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spécial Bruxel

Rehausse d’un immeuble/M. Vandenbulcke architecte. Photo Yvan Glavie

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Bruxelles la vie Pour la deuxième fois, Les Inrocks ont fait une “montée” à Bruxelles. Capitale de l’Europe mais aussi capitale d’une Belgique bouillonnante, nous y avons découvert des artistes libres et précieux, une ville verte qui se déploie, des festivals aussi pointus que généreux. Et tout ça, c’est arrivé près de chez vous. coordination Lisa Vignoli et Pierre Siankowski

II Stéphane De Groodt, en supplément rencontre avec un acteur qui ne veut pas être “le Belge de service”

VI écoloville revue des atouts qui pourraient mener la ville à être nommée capitale verte européenne de 2015

VIII le Kunstenfestivaldesarts son directeur, Christophe Slagmuylder, livre les clés de sa programmation

X Nawell Madani, à la sauce sketch-up portrait d’une révélation du stand-up formée au Jamel Comedy Club

XII Veence Hanao, ketje obscur “ma musique est sombre car cette ville est sombre”, dit le rappeur qui sort son deuxième album

XIV les Nuits Botanique un cru d’exception pour les 20 ans du festival. Et nos coups de cœur

XV lieux sûrs ils sont sept ces lieux dont on ne peut se passer 30.04.2013 les inrockuptibles I

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s spécial Bruxelle

De Groodt espérances Bruxellois d’adoption et parisien par obligation professionnelle, l’humoriste et acteur Stéphane De Groodt est un vrai nomade. Rencontre avec l’un des types les plus drôles du moment.

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téphane De Groodt n’est pas très rassurant. Quand il vous donne rendez-vous, c’est A la mort subite. La journaliste découvre assez vite que le lieu n’a rien d’effrayant. Que la Mort subite est juste une bière (une “gueuze”, pardon), créée au début du XXe siècle. C’est à ce stade-là de l’éveil intellectuel que Stéphane De Groodt est entré dans ce bar au décor classé et géré par la même famille depuis quatre générations. Ici, à deux pas des galeries royales, dans le bas de la ville, c’est son quartier du moment. Le soir même, comme depuis trois semaines, il joue au Théâtre Royal des Galeries, LE théâtre privé de Bruxelles, où il interprète, dans une mise en scène du Prénom, le rôle d’un type gouailleur et joyeusement désagréable. Le reste du temps, on ne peut pas dire qu’il ait un quartier de prédilection. “Il y a des quartiers très typiques de la ville que j’aime bien, comme celui des Marolles près de la place du Jeu de balle, ou comme ici, très touristique mais très beau. Mon coin à moi, c’est peut-être en Flandre, là où j’ai habité. Un endroit à cheval entre la campagne et la ville. Mais je n’ai pas vraiment d’unique point de chute, j’ai dû déménager douze, treize fois en dix ans.” D’ailleurs, en y réfléchissant bien, il ne s’est jamais vraiment senti “bruxello-bruxellois”, davantage comme “une espèce de mélange”. “Côté paternel, on est flamands, maternel francophones bruxellois, et du côté de mes aïeuls, je crois bien qu’il y a un peu de France”, explique monsieur un tiers, un tiers, un tiers. Faux Bruxellois, faux Wallon, faux Flamand mais vrai Belge, même s’il n’a pas commandé de Mort subite. A quoi le reconnaît-on ? “Parce que j’ai cet état d’esprit. Le côté anglo-saxon des Belges. On est dans le compromis permanent. C’est un pays qui rassemble

différentes régions avec des langues différentes, ça tend à nous éparpiller.” Côté humour, celui qui officie chaque semaine dans le Supplément de Canal+ et réalise en plateau une chronique décalée intitulée “Retour vers le futur” s’explique : “On est prêts, nous les Belges, à mettre le nez rouge, à prendre le poteau, la peau de banane en premier, à passer pour des idiots si c’est pour servir une cause. On a moins d’amour propre. Moins ce sentiment patriotique que les Français.” Moins la grosse tête, en fait. Pour autant, passer pour le Belge de service est hors de question. Il y a deux ans, Stéphane De Groodt s’est vu proposer un rôle dans un long métrage français pour lequel il devait prendre l’accent belge (qu’il n’a pas). A l’époque, l’échange avec le réalisateur ressemblait un peu à une mauvaise blague : “Je vais devoir être le Belge de service ? – Ben oui ! – Ben non !” C’est peut-être en ça que Stéphane De Groodt se différencie de ses compatriotes (Benoît Poelvoorde, François Damiens et consorts). Il a même une expression pour parler d’eux : “Je les reconnais bien là.” Autrement dit, on ne peut pas s’y tromper. “François Damiens, c’est marqué sur tous les pores de sa peau qu’il est belge.” De Groodt est plus passe-partout, et paradoxalement il pense que c’est très belge, la discrétion. “On s’excuse un peu d’être là. Regardez, pendant plus d’un an, on n’a pas eu de gouvernement, on est descendus une seule fois dans la rue.” A moins que Stéphane De Groodt n’ait réussi (mieux que les autres), avec ces deux ou trois allers-retours en Thalys par semaine, à échapper aux affres de la célébrité cathodique parisienne ? A la sortie du théâtre, où il a été longuement applaudi au moment d’entrer en scène, Stéphane De Groodt part s’installer dans une institution bruxelloise, la Taverne

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“on est prêts, nous les Belges, à mettre le nez rouge, à passer pour des idiots si c’est pour servir une cause” du passage, à une tablée pleine d’amis et de quelques membres de sa famille, dont sa mère et son frère… le genre d’atmosphère qui aide sans doute à garder la tête froide. A moins que ça ne soit aussi parce que le succès est arrivé un peu par chance – même si ce quadra a l’air d’un sacré besogneux. Pendant quinze ans, il a d’abord eu “une autre vie”. Celle d’un pilote automobile qui faisait de la compétition. Une passion survenue par accident, au sens propre. “C’était en 1982, Gilles Villeneuve est mort en pleines qualifications du Grand Prix de Belgique. A partir de là, tout le monde s’est mis à parler de lui comme d’un demi-dieu. Et moi, je me suis retrouvé dans une voiture de course.” Ce type de révélation avait déjà eu lieu, plus tôt, sur les bancs de l’école. “Un soir, je regardais de Funès à la télé belge et le lendemain tous mes copains en parlait.” Le petit Stéphane, à l’époque peu sociable, se dit : “C’est donc ça ! Si on fait rire les gens, on vous trouve super”. Il sera pilote et comédien. Et, plus tard, lucide : “J’avais juste envie d’exister, en fait.” Aujourd’hui, le seul volant qu’il tienne est celui du 4 x 4 dans lequel il traverse les rues de Bruxelles. Mais côté comédie, les projets n’en finissent plus de tomber. Une chose est sûre, Stéphane De Groodt existe (il dit même “faire du De Groodt”) et, à 47 ans, il se loverait bien dans cette célébrité apaisante. Avec, en prime, le luxe de pouvoir faire des choix. Récemment, il a dit à son agent français (puisque, en

Belgique, la profession est interdite) qu’au théâtre, seuls les premiers rôles étaient susceptibles de l’intéresser. Pourtant, sa première fois sur les planches à Paris, c’était il y a trois ans seulement. “Mon ami Stéphane Freiss m’a embarqué au Théâtre Montparnasse. Et mis le pied à l’étrier.” Mais c’est le théâtre belge qui lui a offert un rôle principal. Aujourd’hui, on lui propose même du classique. Dernièrement il s’est essayé à la lecture, laborieuse dit-il, du Misanthrope avec Daniel Prévost. Pour le cinéma, il vient de terminer Chez nous c’est trois, le prochain film de Claude Duty (Filles perdues, cheveux gras), avec Noémie Lvovsky et Judith Godrèche, et entame le tournage de son court métrage Palais de justesse pour lequel il a réussi à s’entourer de Pascale Arbillot et François Berléand. Le comédien, scénariste, humoriste devient réalisateur : “C’est une nouvelle corde à mon arc, qui ressemble à une harpe.” Pour le reste, il semble être en bonne voie pour de nouveaux projets avec Canal+, mais quand on lui demande pour en savoir un peu plus, il élude d’un “bien sûr” dont il use à chaque fois qu’il veut balayer une question à laquelle il n’a pas de réponse ou qu’il fait face à une situation embarrassante. A la rentrée, il va “tenter l’aventure” à Paris et quitter Bruxelles pour arrêter de vivre dans le Thalys. Mais promet de revenir, dans un an. On pense alors à la chanson de Dick Annegarn, sobrement intitulée Bruxelles. De sa voix suave, le Néerlandais fredonne : “Tu vas me revoir mademoiselle Bruxelles, mais je ne serai plus tel que tu m’as connu.” Espérons que le plus français des Belges n’aura pas trop changé. Lisa Vignoli photo Colin Delfosse/Out of Focus pour Les Inrockuptibles

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la green attitude Des parcs à n’en plus finir, des projets eco-friendly, le développement des zones cyclables… Bruxelles figure dans le top 4 des villes en lice pour décrocher le titre de capitale verte européenne en 2015. Décision le 24 mai.

B

onjour, vous êtes arrivé à Bruxelles-Midi. Welkom op Brussel-Zuid.” Quartier de la gare, dans le centre : du bruit, des pots d’échappement, quelques petits arbustes. Un peu plus bas, une borne de vélos en libre-service. Il suffit de sortir de ce capharnaüm et de faire quelques mètres pour remarquer les arbres bordant les boulevards. “Au XIXe siècle, l’urbanisation de Bruxelles s’est développée sur la base de grandes allées plantées, ce qui explique son maillage vert”, explique l’urbaniste Marie Demanet, coordinatrice du bureau d’études ERU, spécialisé dans l’urbanisme durable, qui participe activement à la construction de la ville. Bruxelles compte en tout 8 000 hectares de pelouses à tondre. L’administration de Bruxelles-Environnement s’occupe d’un quart des hectares, le reste est entretenu par les différentes communes de la ville et est “géré de façon exemplaire” : aucun pesticide ne serait utilisé pour prendre soin des plantes. Autour des pelouses du parc Tenbosch, à Ixelles, les chiens ont même leur propre espace, évitant aux flâneurs de bien mauvaises surprises.

A Bruxelles, 75 % des consommations d’énergie et 70 % des émissions de CO2 proviennent du secteur du bâtiment. Depuis 2004, l’administration régionale multiplie les initiatives et les aides en faveur du développement durable dans

ce secteur. Le but : “Inciter à rénover, mieux isoler et surtout équiper les bâtiments pour réaliser des économies d’énergie et réduire les émissions”, analyse l’architecte Bernard Deprez, professeur à la fac d’architecture La Cambre Horta et coauteur avec Jean Cech de Les bâtiments exemplaires se racontent (à Bruxelles). Depuis, toitures vertes, citernes de récupération d’eau de pluie et façades en bois apparaissent comme des champignons dans le paysage urbain. Les résultats, discrets, semblent satisfaisants : “En moins de dix ans, les techniques dites de rénovation durable commencent à se répandre. Entre 10 et 15 % des constructions obéissent aux normes. Mais il y a encore du chemin à faire”, explique-t-il. Il détaille : “Cette technique s’appuie sur quatre axes : la qualité de l’intégration du bâtiment dans le tissu urbain, l’efficacité énergétique, l’utilisation de matériaux durables pour la construction comme le bois et surtout l’accessibilité des coûts”, avant de souligner que “c’est bien ce dernier point qui a permis la diffusion du phénomène.” Le durable passe surtout par le vivre ensemble. “La revalorisation des quartiers n’est pas propre à Bruxelles. Elle s’inscrit dans l’air du temps, explique Marie Demanet. Par contre, ce développement à une échelle locale est parfait pour la ville, divisée en dix-neuf communes indépendantes et où la vie de quartier est bien ancrée.” En 2009, les contrats de quartiers deviennent ainsi

des contrats de quartiers durables, ils permettent d’améliorer le cadre de vie des citoyens, par l’aménagement d’espaces publics avec une forte dimension écologique aussi bien dans le bâtiment que dans le secteur socio-économique. Marie Demanet ne doute pas de l’efficacité du projet : “On retrouve cette stratégie à Copenhague, capitale connue pour sa politique de développement durable. Certes, les résultats sont encore perfectibles, mais travailler en relation avec les citoyens permet de mieux répondre aux besoins sociaux et environnementaux.” Bruxelles verra bientôt la construction de nouveaux quartiers verts. “Les enjeux seront divers : économies d’énergie, diminution des déchets, rationalisation des consommations, qualité de l’air, utilisation réfléchie de l’espace, valorisation des espaces naturels et renforcement de la cohésion sociale”, ajoute-t-elle. Actuellement, de nombreux projets fleurissent à travers toute la ville, notamment celui du quartier Canal-Midi, à Anderlecht : 3 500 mètres carrés de potagers urbains doivent être plantés d’ici 2014. Près de 225 000 voitures entrent et sortent de Bruxelles chaque jour. S’ajoutent celles utilisées au quotidien par les Bruxellois. Les alternatives ne manquent pas, entre train, tram, bus, métro, vélo… La SNCB dessert 28 gares bruxelloises et le réseau de la STIB

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Yvan Glavie

Rue Traversière, la rénovation d’une maison, dotée d’un mur végétal, signée par l’atelier d’architecture Matz-Haucotte

comprend plus de 2 200 arrêts. Le système Villo! possède 180 stations de vélos en libre-service. Dans le même style, Cambio propose des voitures. Enfin, un abonnement d’un à deux ans aux transports publics est octroyé aux plus écolos qui se débarrassent de leur voiture. Certes, Bruxelles voit la vie en vert. Mais des progrès sont encore à faire. “A vélo, c’est un massacre. Il y a très peu de vraies pistes cyclables. Et les automobilistes sont inattentifs”, déplore Guillaume Hénaut, adepte de la combinaison casquette-fixie. Son amie,

Mo Alleron, s’est déjà pris une portière de voiture : “Je confirme… Qu’ils soient au volant d’une voiture ou d’un bus, aucun conducteur ne fait attention aux cyclistes. Parfois, j’ai même l’impression qu’ils le font exprès. Peut-être parce qu’on se faufile plus vite qu’eux dans les embouteillages”, ironise-t-elle. Sceptique, Guillaume Hénaut continue : “Il y a tout de même des initiatives comme les Villo!, sauf que 15 kilos de bike au milieu des collines bruxelloises, je ne suis pas sûr que ça plaise aux touristes ou aux cyclistes du dimanche… En tout cas, peu à peu, les projets avancent. La première rue cyclable a été

inaugurée. Elle est en plein centre-ville.” Amusé, son acolyte Damien Kerlouet conclut : “On a gagné.” Dimanche sans voiture, marché bio, ateliers de compost, voire tri sélectif draconien… Bruxelles pourrait bien devenir la capitale verte 2015. En attendant le résultat, le printemps pointe son nez et à l’heure de l’apéro, dans les parcs, les Bruxellois se mettent eux aussi “aux verres”. Elena Fusco Les bâtiments exemplaires se racontent (à Bruxelles) de Bernard Deprez et Jean Cech (éditions Racine), 232 pages, 29,95 € 30.04.2013 les inrockuptibles VII

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Christophe Slagmuylder

une promesse de bonheur Danse, théâtre, cinéma, performances : le Kunstenfestivaldesarts déploie ses découvertes à travers la ville. “Programmer un festival, c’est comme construire un puzzle”, explique son directeur, Christophe Slagmuylder.

Dominique Vanakan

S

i la lecture de certains catalogues génère l’ennui, parcourir le programme du Kunstenfestivaldesarts produit l’effet inverse. Chaque page recèle son lot de surprises à découvrir du 3 au 25 mai. Et peu importe si les noms de certains artistes invités sont inconnus. Au contraire. Qu’ils viennent de l’autre bout du monde ou de la rue d’à côté. Le beau, disait Stendhal, est une promesse de bonheur. “Le Kunstenfestivaldesarts est à l’image de Bruxelles, ville insaisissable mais dont le caractère est cependant indéniable”, analyse Christophe Slagmuylder, directeur du festival depuis 2006 où il a pris la suite de sa fondatrice, Frie Leysen. Une des particularités de cette manifestation née en 1994 est son inscription dans la réalité bruxelloise. “Ce qui frappe avec Bruxelles, c’est son absence d’identité claire ; ni tout à fait flamande, ni tout à fait francophone. Sachant qu’aujourd’hui, ce clivage linguistique est dépassé du fait qu’y vivent aussi beaucoup d’étrangers qui participent du tissu humain de la ville. Il en résulte une sorte de flou artistique qui ajoute de la complexité à ce qui déjà n’était pas simple. D’autant que Bruxelles n’est pas une entité unique, mais se divise en dix-neuf communes indépendantes.” Déployé dans la ville, le Kunstenfestivaldesarts crée des passerelles entre les communautés et

propose une forme de dérive au sens situationniste, réinventant une géographie urbaine. Il est intéressant à cet égard d’écouter comment Christophe Slagmuylder compose sa programmation. Comme si, tout en parcourant le monde à l’affût de ce qui s’invente dans le domaine des arts de la scène – ce qui inclut aussi la performance, les arts plastiques et le cinéma –, il déployait mentalement une carte de la ville. “Je ne construis jamais une programmation à partir d’une thématique, mais plutôt comme un puzzle. D’abord, je choisis chaque pièce sans me préoccuper de l’ensemble. Mais peu à peu, quelque chose se dessine. A ce moment-là, ce qui a déjà été choisi va influencer le reste de la programmation dans la mesure où je sais que telle ou telle création va accentuer ou atténuer la couleur générale.” Cette année, les questions de l’imaginaire, de la liberté d’expression et de la censure sont centrales. Christophe Slagmuylder a été choqué par les manifestations d’extrême droite contre les spectacles de Romeo Castellucci et de Rodrigo García la saison passée. “Je suis aussi très inquiet quand je vois à la télé ces images de manifestations contre le mariage pour tous. Cela me fait peur. J’y vois le début d’un nouvel ordre moral. Le programme de cette édition 2013 est l’écho

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“le programme de l’édition 2013 est l’écho d’une inquiétude face à la montée de l’intolérance”

Jorge Macchi

Verdonck confronte l’imaginaire fantastique d’un artiste irréductible à la folie de notre monde contemporain.

de ces inquiétudes face à la montée de l’intolérance et de la tentation du repli sur soi un peu partout en Europe.” Plusieurs spectacles abordent ainsi la question de la censure. Três dedos abaixo do joelho (“Trois doigts sous le genou”) du Portugais Tiago Rodrigues évoque la façon dont le théâtre était censuré au Portugal sous la dictature de Salazar. Magic Bullet, du plasticien vidéaste Markus Ohrn, assemble toutes les scènes de films coupées par la censure suédoise entre 1934 et 2002. Soulignant ainsi comment, en montrant ce qu’elle veut interdire, on révèle le vrai visage d’une société. Time Has Fallen Asleep in the Afternoon Sunshine, de Mette Edvardsen, s’inspire de Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, pour reconstituer des livres vivants, c’est-à-

dire appris par cœur par des comédiens. The Moscow Trials, du Suisse Milo Rau, revient sous la forme d’une lecture-conférence sur les procès fictifs qu’il a organisés à Moscou. Rassemblant artistes, hommes politiques, prêtres, avocats et citoyens ordinaires, il opposait la Russie dissidente à l’officielle. Une démarche inspirée, entre autres, par le procès des Pussy Riot. De même, H, an Incident, du metteur en scène et plasticien Kris Verdonck, invente un opéra multimédia interprété notamment par des instruments de musique robotisés et un chœur de chanteuses islandaises, autour de la figure de Daniil Harms. A travers le destin de ce poète soumis à la censure dans la Russie révolutionnaire, Kris

Cineastas de l’Argentin Mariano Pensotti sera présenté au Théâtre Les Tanneurs du 16 au 18 mai

de l’année à Bruxelles, ça nous oblige du coup à faire un effort pour proposer quelque chose qui soit différent. Heureusement, il y a le Brésil, où il y a un tas de choses passionnantes côté chorégraphes.” CRACKz, du Brésilien Bruno Beltrão, relecture inspirée du hip-hop, dont le chorégraphe détourne les codes, devrait d’ailleurs être un des temps forts de l’édition. Tout comme De repente fica tudo preto de gente de Marcelo Evelin, où l’essai d’Elias Canetti Masse et puissance est le point de départ d’une création sur la notion de foule pensée comme un seul corps – un corps opaque, d’un noir intense. A l’écoute du monde, le festival offre une multiplicité d’expériences fortes et singulières. Christophe Slagmuylder insiste sur l’une des interventions les plus surprenantes, celle de Sarah Vanhee, dont les conférences de quinze minutes, Lecture for Every One, auront lieu dans des endroits incongrus – un conseil d’administration, une école, une prison – sans que nul ne soit prévenu. Un happening comme une parenthèse pour suspendre le quotidien. Un peu à l’image du festival qui, pendant trois semaines, se propose telle une utopie au cœur d’une capitale éminemment symbolique de l’Union européenne.

Prise au sens large, la censure, c’est l’interdiction de rêver, une entrave à l’imaginaire de l’artiste. Ce dont témoigne Melanie Daniels, création de Claude Schmitz dans laquelle il s’agit de tourner une suite des Oiseaux d’Hitchcock. Sauf que le tournage ne cesse d’être entravé par de multiples tracasseries qui perturbent la création. La question de l’imaginaire de l’artiste est aussi abordée dans Cineastas de l’Argentin Mariano Pensotti. Ce metteur en scène venu du cinéma juxtapose la vie d’un cinéaste à Buenos Aires et les fictions qu’il a filmées. Les deux existant simultanément jusqu’à se brouiller grâce à un dispositif scénique superposant deux plateaux. Chaque édition du festival fait une large place à la création. Sur trente et un projets, dix-huit sont des créations. C’est le cas de Ground and Floor du Japonais Toshiki Okada, conçu comme un nô moderne sur des musiques interprétées sur scène par le trio tokyoïte Sangatsu. Ou de Partita 2 – Sei solo d’Anne Teresa De Keersmaeker et Boris Charmatz sur une musique de Bach. Mais Christophe Slagmuylder remarque qu’il n’est pas Hugues Le Tanneur facile de programmer de la danse : “Il y a déjà une www.kfda.be/fr telle profusion tout au long

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spécial bruxelles

joyeuse Nawell Anderlechtoise et révélation du Jamel Comedy Club, Nawell Madani sera cette semaine à Bruxelles pour jouer son spectacle. Portrait.

L

égèrement essoufflée, Nawell Madani, 23 ans, déboule avec un quart d’heure de retard. “J’ai failli me faire verbaliser par la police en me garant mais ça s’est bien passé. Je n’ai même pas eu besoin de sortir un sein”, se marre-t-elle avant de commander un jus de fraise. Elle a le débit rapide et le tutoiement facile. Née à Bruxelles, elle passe toute son enfance à Anderlecht. “Si tu connais un peu le foot, tu connais les Mauves d’Anderlecht, non ?” Fière de ses origines, Nawell Madani finit pourtant par quitter la Belgique pour embrasser une carrière en France façon Eden Hazard. “C’est très difficile de faire carrière en Belgique, il n’y a pas de vitrine ou d’émission de variétés pour avoir un peu d’exposition. Si tu ne parles pas flamand, c’est très difficile”, regrettet-elle. A 21 ans, elle débarque donc à Paris avec l’ambition de devenir danseuse professionnelle. Les débuts sont difficiles. “Quand mes parents m’appelaient pour prendre des nouvelles, je tentais de les rassurer en leur disant : ‘Je travaille chez Hermès, ils m’adorent’ mais c’était la débrouille totale. Je me suis retrouvée à dormir sur des canapés de filles que je ne connaissais que de la veille”, raconte-t-elle avec le sourire. Avant d’ajouter en rigolant : “Durant des mois, je me suis nourrie avec les céréales les moins chères au Lidl. Ça coûtait 16 centimes à l’époque. Je m’en souviens encore.” Durant cette période de galère, elle suit des stages à l’AID (Académie internationale de la danse) où on lui propose rapidement des apparitions dans de nombreux clips dont ceux de Diam’s ou encore de Factor X. Après avoir fait ses preuves en tant que

danseuse, elle passe derrière la caméra et chorégraphie des artistes comme Rohff, Kayliah ou bien encore Lord Kossity. Passionnée par la comédie dès son enfance, elle suit ensuite des cours d’art dramatique. Bizarrement, ce n’est pas sur les planches mais dans un aéroport que son destin bascule. A la descente d’un avion, à Roissy-Charles-de-Gaulle, courant 2011, Nawell croise un homme d’une cinquantaine d’années qui lui demande l’emplacement des arrêts de bus. Avenante par tempérament, elle se propose de le raccompagner sur Paris. “Dans la voiture, je me rappelle, je lui disais que je voulais être comédienne, je lui parlais de mes projets. Lui, il écoutait, sans rien dire.” Une fois arrivé à bon port, l’homme s’engage à venir la voir jouer au Pranzo, un café-théâtre, boulevard de Bonne-Nouvelle, où elle fait du stand-up. Une semaine plus tard, il tient promesse. Après le show, le quinquagénaire lui balance, sûr de lui : “C’est pas mal, mais tu ne rentres pas assez dans tes personnages. Tes interactions avec le public ne fonctionnent pas terrible.” Nawell est scotchée. “Je me demandais qui était ce mec que j’avais juste ramené de l’aéroport. En plus, ce soir-là, j’avais l’impression d’avoir cartonné”, confie-t-elle. La réponse ne tarde pas à venir. Il s’agit d’Alain Degois, alias Papy, l’homme qui a découvert Jamel Debbouze à Trappes et qui est accessoirement le directeur artistique du Jamel Comedy Club. Il lui propose de faire des essais quelques jours plus tard. Nawell s’y rend et intègre la troupe avec brio.

Perfectionniste, Papy prend le temps de la former et de corriger les tics d’ancienne danseuse de Nawell. Il l’incite à se mettre davantage en danger et à se renouveler sans cesse. A force de travail, elle ne tarde pas à devenir l’égérie du Jamel Comedy Club, même si elle estime qu’elle possède moins de liberté que les humoristes masculins. “On m’a parfois reproché ma vulgarité. Une fille, quand elle est fâchée, elle doit dire ‘merde’, elle ne peut pas dire ‘putain’. La sexualité, c’est pareil. Je ne peux pas l’aborder comme un mec”, regrette-t-elle.

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“ce que je fais c’est du ‘sketch-up’, un mélange entre stand-up et sketch” Dans ses sketchs, Nawell étend sa palette, revendique son côté “urbain et féministe” : “Ce que je fais c’est du ‘sketchup’, un mélange entre stand-up et sketch. Je balance de la vanne, je rentre dans des personnages mais j’en ressors très vite.” Il y a deux ans, elle commence même à faire de la télé. Elle rejoint MTV

en tant qu’animatrice sur l’émission MTV Shake ton booty aux côtés de Cut Killer. Puis elle est repérée par Canal+ qui cherche de nouvelles têtes pour booster Le Grand Journal. “On m’a contactée le 21 août 2012, le 28 je faisais ma première chronique.” Tout va très vite.Trop, peutêtre ? “C’était très dur de faire du stand-up assise. J’étais à côté de Chris Esquerre qui faisait ça depuis cinq ans. Ils s’attendaient à ce que le concept vienne de moi mais je n’en avais aucun à donner”, explique-t-elle. Nawell fait trois mois et s’en va. Sans regrets. “A la télé, soit tu t’accroches, soit ils te laissent le temps. Perso, je ne me

suis pas accrochée et je ne leur ai pas demandé de me laisser le temps. C’était sans doute trop tôt”, analyse-t-elle. Aujourd’hui la pétulante brune joue sur scène à un rythme effréné – sept à douze fois par semaine – et rêve de réaliser un film. Elle vient d’ailleurs d’achever l’écriture d’un scénario. Le pitch ? “L’histoire de trois michetonneuses, des filles qui vivent en pigeonnant des mecs.” David Doucet photo Rüdy Waks pour Les Inrockuptibles Nawell sur scène le 3 mai au festival Kings of Comedy à Bruxelles, le 4 à Maubeuge 30.04.2013 les inrockuptibles XI

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rappeur des abîmes Bientôt dix ans que Veence Hanao promène sa carapace et sa plume vénéneuse dans les rues de la ville. Il sort Loweina Laurae, son deuxième album.

S

i les rares heures de gloire du rap made in Belgium remontent à loin, Veence Hanao, par ses mots, s’attache à en redorer le blason. Incompris par ses pairs du hip-hop mais trop racé pour la catégorie chanson, V. H. est un rappeur du troisième type. Un amoureux du verbe qui met les poils en brandissant ses rimes obscures et sa réalité. Un natif des années 80 biberonné aux rimes d’Oxmo Puccino et d’IAM. Qui prit sa première claque dans la fosse lors d’un live du Suprême NTM. Parcours commun, presque classique. Rayon inspiration, c’est après que les choses se compliquent. “J’ai été influencé par des artistes, mais aussi des postures, des démarches… Celle d’un Gainsbourg, qui fascine. J’ai toujours aimé échapper à la compréhension car moi-même je ne me comprenais pas. Je n’avais pas envie de communiquer quelque chose de logique. Sur ce point, il m’a inspiré. Babx aussi, ou Léo Ferré. A mon échelle, un gars comme Carl (autre artiste bruxellois et mutant – ndlr) et sa plume surpuissante m’ont souvent stimulé et me stimulent encore. Avec lui, j’ai découvert que l’on pouvait être dans la narration et la quête poétique sans forcément être dans une transmission de sens ou de morale. Détaché. Faire une musique à textes mais pas à messages. Je me suis donc défait de cette dimension et cet engagement social que je pensais inhérents au hip-hop. Il n’y a qu’à voir les titres rap des années 90 : l’argent, l’amour, le respect… Quand tu commences à rapper, tu pars d’une idée du genre et tu composes autour. Aujourd’hui, c’est quand j’y mets le point final que je sais de quoi mon morceau parle.”

Notre homme est donc bien un rappeur, aucun doute sur ce point. Pourtant, à l’instar des géniaux Bordelais d’Odezenne en France, Veence se sent bien seul dans les couloirs du rap-jeu. Une différence qui l’a longtemps freiné – et entrave d’ailleurs encore sa progression – mais qu’il chérit et entretient comme un atout. Pour ce faire, Hanao n’hésite pas à mouiller le maillot. Sans aucune prétention, il nous livre quelques secrets de fabrication : “Dans le hip-hop, les gars qui ont l’air à l’ouest ne sont juste plus connectés à la réalité. Ils essaient d’appliquer les codes du genre alors que leur quotidien n’y correspond plus. Ma seule règle, c’est la transparence. Etre vrai pour être crédible et continuer d’écrire des trucs intéressants. C’est la condition sine qua non. C’est sûr qu’il y a des moments où je me suis foutu en l’air, en devenant otage de mon envie d’écrire. Il est arrivé que je traverse de grosses phases down, que je m’abîme et me retrouve à vivre les soirées de mes 20 ans alors que j’en ai 30. Errer dans les rues et les bars, pour me sentir vivant, vibrer, avoir mal… et reprendre contact.” On n’oserait dire de lui qu’il est un triste sire, mais force est de constater que le jeune homme n’est pas un boute-en-train. Musicalement, s’entend. C’est la sempiternelle théorie du poète maudit. Et Veence l’explique aisément : “Ce n’est pas très original, mais j’écris uniquement quand je ne vais pas bien. Sinon, je n’ai pas grand-chose à dire (c’est faux, il sourit). Mes textes traitent de ce que je vis ou de ce que j’observe. Surtout sur ce nouvel album. Ce sont des promenades nocturnes, qui sentent le béton et la pluie. Si l’on peut me croiser

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Kmeron

“ma musique est sombre car Bruxelles est sombre, mais j’aime sa mixité, sa richesse, sa chaleur…” en journée et me trouver souriant, en fin de nuit je ne tire pas la gueule, je suis triste tout simplement. Après m’être mis la mine dans des plans insensés que je préférerais ne pas connaître, comme dit Dominique A.” Après l’electro-rap et la moiteur des boîtes d’after au sein du trio Festen, la chaleur des clubs jazzy et des arrière-salles d’Autumn (projet en collaboration avec avec Noza, beatmaker français expatrié qui signait il y a peu l’Algèbre 2.0 de Grems), la froideur du bitume en solo de l’ep V. H., le vent du littoral et les manèges de Saint-Idesbald (du nom de son album de 2009), et sa sortie en costume de producteur aux côtés du Ricain Subtitle le temps du side-project Les Voix du 8, le ketje bruxellois est de retour dans sa capitale. “J’ai toujours vécu ici. Ma famille habitait au Ban-Eik, puis j’ai grandi à Wezembeek et dans le quartier Andromède. Vers mes 10 ans, mes parents ont acheté une maison pour une bouchée de pain du côté de Stockel. Elle était bouffée par la mérule, mon père l’a entièrement retapée. Ça a duré un an, j’ai beaucoup de bons souvenirs de cette période. Donc oui, Bruxelles est mon décor, je m’y sens chez moi.” Son nouveau manifeste se nomme Loweina Laurae, du nom d’un curieux poisson-lanterne, contre-pied quasi métaphorique pour un artiste habitué des refrains obscurs. Une immersion éprouvante dans cet univers

atypique et fascinant. Veence y traverse ce Bruxelles qui l’inspire, l’énerve, le met en joie ou le dégoûte, pour balancer dans les vitrines ses morceaux “pavés”, comme il aime les appeler. Une plume trempée de fiel qu’on aime ou qu’on déteste, dont les textes qui en ressortent ne laissent pas indemne. “Ma musique est sombre car cette ville est sombre, mais j’aime Bruxelles, sa mixité, sa richesse, sa chaleur, sa complexité. Mais cette ville m’abîme, je m’y abîme (…) L’album s’ouvre sur un titre qui pue le trottoir bruxellois à 5 heures du mat. Tous ces retours de soirées à pied, en remontant la chaussée de Waterloo. Voir des gars tituber, parler seul dans la rue… Les corps et les cerveaux imbibés. Et cette espèce de latence du fait divers. Ces files de gens qui s’empressent d’entrer dans des boîtes où tu n’as aucune envie de mettre les pieds. Ça te fait peur de voir qu’ils sont si nombreux… Le visage belliqueux de ces videurs. Le contraste entre les petites pétasses apprêtées et les blédards de la Bourse. Les regards qu’on s’échange, ou qu’on ne s’échange plus. Et les filles apeurées qui détournent les yeux.” Heureusement, au-delà des maux, V. H. sait aussi nous faire rire en jouant les blasés (Chasse et Pêche), nous bousculer pour nous faire cogiter (Mickey Mouse), bouncer sur l’infrabasse (Kick, Snare, Bien) ou émouvoir à coups d’amours manquées (Faut bien qu’ils brillent). Autant de petites bombes que le Belge s’apprête à balancer en territoire français. Nicolas Capart veencehanao.bandcamp.com/releases concert le 11 mai au Museum (Nuits Botanique) 30.04.2013 les inrockuptibles XIII

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Neil Krug

Folk, rock et lo-fi, Unknown Mortal Orchestra, sera à la Rotonde le 11 mai

côté jardin Chaque début de mois de mai, les fans de musique du plat pays se retrouvent sous les serres ou au détour des parterres. Pour fêter leurs 20 ans, les Nuits Botanique déroulent une de leurs plus belles affiches. Visite guidée.



n mesure souvent l’ambiance d’un événement au nombre d’âmes présentes pour y goûter sans pour autant y prendre part. Ainsi, à l’instar du Dour Festival où quantité de gaillards festoient quatre jours durant sans aller voir le moindre concert, pour l’atmosphère qui y règne, les Nuits Botanique sont avant tout un rendez-vous prisé. Et pour peu que les astres soient cléments, un prélude à l’été. Un joli écrin vert au milieu du béton de la ville où l’on trouve un peu de répit. Installé au cœur de la capitale, le festival a su s’imposer, pour qui a l’oreille verte, comme un rendez-vous incontournable. Terreau propice à l’envie, aux découvertes et à la curiosité, jardin jonché de belles plantes ou de jeunes pousses prêtes à bourgeonner. Parc classé aussi, qui pour la première fois fera partie intégrante de l’événement et verra le traditionnel chapiteau y occuper une position plus centrale. Comme à chaque édition, les visiteurs retrouveront les planches de l’Orangerie, la coquette Rotonde, un Cirque Royal mais excentré et les tapis du Grand Salon. Ne reste plus qu’à causer programmation. Ce cru 2013 s’étendra pour l’essentiel du 3 au 14 mai (plus quelques dates

satellites) et risque de faire tourner bien des têtes. D’abord avec des artistes belges tous azimuts, tant la bannière musicale noire-jaune-rouge tend à reprendre des couleurs. Une Nuit leur sera d’ailleurs consacrée, le 8. Vous y découvrirez le génial quatuor BRNS, que la rumeur porte tant et plus et qui, sans chauvinisme de mauvais aloi – ou alors presque pas –, est en passe de renvoyer les gars d’Alt-J à leurs études et à leurs raccourcis clavier. Aussi le duo electro Soldout revenu récemment aux affaires, les petits “nouveaux” de Paon (ex-Tellers et Lucy Lucy!) ou le Jeff Buckley de l’arrière-pays gantois Bony King Of Nowhere. Autres fiertés nationales du moment, Balthazar jouera une semaine plus tôt à guichets fermés, l’ovni surdoué Carl hantera le Musée, et Mélanie De Biasio déclinera son No Deal faiseur de chair de poule en première partie du rappeur Ghostpoet. Parlons hip-hop d’ailleurs. Seul genre où le bât blesse encore au menu de Nuits qui manquent toujours de swag. Car à part le poète fantôme précité et l’habitué Veence Hanao (lire page XII), c’est le désert au rayon b-boys. Si ce brave Chilly Gonzales est d’humeur à rimer avec le Mons Orchestra, ça en fera trois…

Par contre, il y aura du rock, sous toutes ses acceptions… De la revanche de Girls Against Boys à celle de Low, en passant par les guitares psyché de Woods, le British Miles Kane, les Spanish Mujeres, le garage italo-français de J.C. Satàn ou Mikal Cronin, bassiste de Ty Segall à ses heures. De la soul et du blues, celle de la protégée d’Auerbach (Black Keys) Valerie June, celui des hobos Seasick Steve et Phosphorescent ou de Two Gallants. De la pop et de la hype, avec Woodkid, Concrete Knives, Dan Deacon, Connan Mockasin ou La Femme. De quoi se trémousser aussi aux sons des nouvelles plaques de !!! ou Miss Kittin et de l’Ed Banger Night. Et puis les mots de Françoiz Breut, Murat, Fauve, Bertrand Belin ou Dominique A. Enfin, deux coups de cœur indie dont les dernières sorties devraient sonner le glas de l’anonymat. Suuns d’abord, formation canadienne friande de basses vrombissantes, de gémissements hypnotiques et d’ambiances inquiétantes, dont l’excellent second album Images du futur est paru en mars. Et Unknown Mortal Orchestra, équipée folk, rock et lo-fi, dont le II date de février. Nicolas Capart www.botanique.be

XIV les inrockuptibles 30.04.2013

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spécial Bruxel

les

lieux sûrs Si vous cherchez une librairie à la coule, un cinéma pointu, un marché qui va bien et un restaurant camerounais, suivez le guide.

restaurants/ bars/marché Le Petit Canon Quand il y a du soleil, Le Petit Canon n’hésite pas à sortir les tables, les planches de charcuterie et… les canons. Le reste du temps, les snacks élaborés et leurs cocktails chic se savourent sur les tables en bois. Dans ce bar à vins – savamment choisis – se presse la jeunesse cool de Bruxelles, tendance rock le vendredi. 91, rue Lesbroussart, 1050 Bruxelles, tél. 02 640 38 34, www.facebook.com/ pages/Le-Petit-Canon/80893210680

le Selecto Bruxelles n’a pas complètement cédé à la vague – tendance folie – bistronomique. A quelques (bonnes) exceptions près, comme le Selecto. Décor bistrot, cuisine pas chichiteuse et taille pas XXS. Le plus, déjeuner dans la cuisine, sur un mange-debout en discutant avec le chef. 95-97, rue de Flandres, 1000 Bruxelles, tél. 02 511 40 95, www.leselecto.com

Le Vieux Mila Il faut aller derrière le parvis de Saint-Gilles, au croisement de la rue de Moscou, pour trouver ce restaurant camerounais qui est aussi une sorte de bar, hommage au grand Samuel Eto’o.

On y mange extrêmement bien (goûtez le Saka Saka), on y rit beaucoup avec le patron, et on peut y voir tous les grands matchs de foot européens. Que demande le peuple ? 28, rue de Moscou, 1060 Bruxelles, tél. 02 850 29 14

le Cinéma Galeries

marché Saint-Gilles Le marché qui se tient chaque lundi devant la Commune de Saint-Gilles est un petit miracle. On y trouve des produits d’une qualité remarquable, des commerçants toujours bien lunés, et surtout on y passerait la journée, passant d’un chai tea à une pinte, d’une frite à une paëlla. C’est familial, c’est cool, c’est parfait. tous les lundis devant la Commune de Saint-Gilles

galerie/librairie/ cinéma Alice Gallery Après avoir consacré une exposition à l’artiste français Olivier Kosta-Théfaine, partisan de la technique vandale sur motif bourgeois, cette galerie audacieuse branchée street art – mais pas que – accueillera dans ses murs l’artiste américain Stephen J. Powers du 16 mai au 22 juin. 4, rue du Pays de Liège, 1000 Bruxelles, tél. 02 513 33 07, www.alicebxl.com

le Selecto

le cinéma Galeries

Les Yeux Gourmands

Planté dans la sublime galerie de la Reine, le Cinéma Galeries, c’est d’abord une salle où l’on joue des films d’auteurs, où l’on propose des rétrospectives audacieuses (comme celle récemment consacrée à Harmony Korine), mais c’est aussi une boutique où l’on trouve des raretés en DVD, toute la littérature nécessaire sur le cinéma, et aussi une sélection pointue de disques. Un endroit jeune mais déjà indispensable. 26, galerie de la Reine, 1000 Bruxelles, tél. 02 514 74 98, www.galeries.be

Planquée rue Jean Volders à Saint-Gilles, Les Yeux Gourmands c’est tout simplement l’une des librairies les plus cools de Bruxelles. On y trouve une sélection fine et toujours d’actualité, on y reçoit des conseils incroyablement avisés, et l’on passerait des heures à se déplacer d’un rayon à l’autre. Un must discret. 64 A, avenue Jean Volders, 1060 Bruxelles, tél. 02 642 97 05, www.lesyeuxgourmands.be par Lisa Vignoli et Pierre Siankowski 30.04.2013 les inrockuptibles XV

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