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electro coupante

Denis Robert

prophète en son pays

David

Lynch

pourquoi fait-il TOUT sauf des films ?

M 01154 - 908 - F: 3,50 €

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Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

No.908 du 24 au 29 avril 2013 www.lesinrocks.com

The Knife

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par Christophe Conte

la chanson des (fausses) jumelles Frigide et Christine Nous sommes deux sœurs jumelles Nées dans la haine des homos Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Toutes deux sur le missel On se fait de la pub à bon dos Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Frigide Nous fûmes toutes deux élevées par papa et maman C’est la seule façon d’avoir des enfants Christine Nous ne voulons pas de vos bébés en kit Si jamais dans un couple il n’y a que des bites Frigide et Christine Nous sommes toutes deux nées du petit Jésus Cela ne se voit pas, mais quand nous sommes nues Nous avons toutes deux au creux des reins C’est chaud… Frigide … là, une croix dessinée Christine … qu’il avait dans son dos Frigide et Christine Nous sommes deux sœurs jumelles Nées avec le combat des fachos Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Vive la guerre civile, Civitas, le GUD, le père Guaino Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Frigide Nous sommes toutes deux pieuses et illuminées… Christine … parties en croisade contre le mariage gay Frigide On ne veut pas de ça, c’est pas dans la nature

Christine Et pour l’humanité… Frigide C’est la déconfiture… Frigide et Christine Nous sommes deux sœurs jumelles Nées dans les pages du Figaro Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Du pus dans la cervelle, de la connerie à gogo Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Christine Je n’ai pas toujours été une vieille réactionnaire Plus jeune j’avais même le feu au derrière Si bien que ma famille pour qu’il fût éteint Me conseilla vivement d’épouser mon cousin Frigide Moi comme ancienne comique j’ai perdu mes galons J’adorais les pédés quand j’étais à Jalons Je fais durer la lutte contre la loi Taubira Car de retour au néant, je m’ferais chier comme un rat Frigide et Christine Nous sommes deux sœurs jumelles Avant en foulard Hermès et Repetto Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Maintenant, comme les prolos, c’est CRS et lacrymo Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Frigide J’ai promis du sang au dictateur Hollande Ce mariage pour tous c’est vraiment les glandes Mais j’irai jusqu’au bout n’en déplaise à Zéro On le fera chuter, le projet fou d’Ayrault Christine J’ai pleuré pour le Pacs, j’ai même sorti ma Bible A la Manif pour tous, j’ai été prise pour cible On aime tant les enfants nés de deux vrais parents Que pour faire des martyrs, on les envoie devant Frigide et Christine Nous sommes deux sœurs jumelles Certains nous prennent pour des travelos Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do L’époque nous trouvait belles On squatte du matin au soir les plateaux Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do Frigide Et si cette loi était pour nous une aubaine Pour briser nos tabous et devenir lesbiennes… Christine … on saurait enfin comment s’aiment les homos Et même que pour la peine, on adopterait Guaino… Frigide On s’embrasse Cricri ? Christine On s’embrasse Frifri… P.-S. : pardon à la famille de Jacques Demy et à Michel Legrand d’avoir détourné cette chanson merveilleuse pour deux personnes qui le sont beaucoup moins.

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03 billet dur Barjo, Boutin, les (fausses) sœurs jumelles

08 on discute 6 ans de réflections

10 quoi encore ?

Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles

No.908 du 24 au 30 avril 2013 couverture David Lynch par Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles

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au Photomaton avec Anna Mouglalis

12 récit Denis Robert poursuit son périple lorrain et s’attaque aux prédateurs de la finance

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16 enquête les groupuscules d’extrême droite se font la main aux Manifs pour tous…

18 polémique Pascal Fayolle/Sipa

l’exposition du Louvre, De l’Allemagne (1800-1939), vivement critiquée par certains journaux allemands

20 nouvelle tête Anika, voix froide et mélancolique

22 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

24 à la loupe l’esthétique rétrofuturiste de Daft Punk

26 idées la mort de l’homme politique : entretien avec l’écrivain Christian Salmon

30 où est le cool ? 34 in Lynch empire peinture, design, photographie, méditation transcendantale… Depuis 2007 et l’échec de son dernier film, David est partout, sauf au cinéma. Enquête sur le mystère Lynch

Armando Gallo/Starface

dans le jean denim

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46 The Knife, bien aiguisés le duo suédois balance Shaking the Habitual, album fou et electro – un manifeste, loin des habitudes et des normes

52 les dessous de Harlequin la maison d’édition, dont la filiale française fête ses 35 ans, a su multiplier les collections, genres et sous-genres

56 Mia Wasikowska, vazykoi en six ans, la jeune Australienne de 23 ans a enchaîné les rôles marquants chez Burton, Jarmusch, Van Sant… Elle est à l’affiche de Stoker de Park Chan-wook. Portrait

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société Everial au 01 44 84 80 34

60 Iron Man 3 de Shane Black

62 sorties L’Ecume des jours, Paradis, La Sirga, What Richard Did, 3 – Chronique d’une famille singulière, Land of Hope…

68 dvd Fast-Walking & The Man I Love

70 jeux vidéo

Toki Tori 2 et BattleBlock Theater : deux petits jeux chez les grands

72 séries Going Home, belle série d’Asie…

74 !!! Les Américains groovent plus que jamais sur leur nouvel album, Thr!!!er

76 mur du son Stone Roses, CSS, Sakifo, Pulp…

77 chroniques Junip, Raphael Gualazzi, The Flaming Lips, The Durutti Column, Julia Holter, Mudhoney, Hypnolove…

87 concerts + aftershow Booba

88 Martin Amis l’Angleterre au scalpel

90 romans Bernice L. McFadden, Mark Greene

92 essais Didier Eribon : peut-on vraiment échapper à sa condition ?

94 tendance Greta Garbo, icône absolue

96 bd La Fille de Christophe Blain et Barbara Carlotti…

98 Le Journal d’une machine le mix trash-poésie de Matsuo Suzuki + Roland Dubillard + Célie Pauthe

102 photo d’expo en question un genre rattrapé par l’histoire de l’art + Roe Ethridge et la Biennale de Lyon…

106 Charles Enderlin l’inamovible correspondant de France 2 en Israël sort un livre sans concessions, à son image

108 radio le CSA dans la mire des radios indés

109 programmes Chine, le nouvel empire…

110 net un site capture l’éphémère du travail de street artists sur le chantier du club mythique les Bains-Douches profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 101

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

mai 1997 : à l’assaut de Cannes

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs L. Astier, E. Barnett, S. Beaujean, M. Besse, R. Blondeau, D. Boggeri, N. Chapelle, M. de Abreu, M. Despratx, T. Geffrier, N. Hidiro, O. Joyard, B. Juffin, B. Laemle, C. Larrède, R. Lejeune, H. Le Tanneur, Luz, J.-L. Manet, L. Michaud, P. Mouneyres, E. Philippe, D. Robert, A. Ropert, L. Soesanto, P. Sourd, S. Triquet, B. Valsson, A. Vicente lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Fabien Garel photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Anne-Gaëlle Kamp conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 coordinateur Nicolas Rapp tél. 01 42 44 00 13 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistant Antoine Brunet tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 assistant marketing direct Elliot Brindel tél. 01 42 44 16 62 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un CD “Ibrahim Maalouf” encarté dans toute l’édition abonnés ; un encart “Art rock” jeté sur l’ensemble de l’édition abonnés et sur l’édition kiosque des départements 14-17-22-29-35-44-49-50-53-56-72-85-86 ; un encart “This is not music” de 48 pages jeté dans l’édition Paris-IDF & Paca kiosques et abonnés

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l’édito

6 ans de réf lections 1. Six ans déjà. Six ans qu’il n’y a pas eu de “nouveau Lynch”, depuis Inland Empire, sorti en France le 6 février 2007. La couverture du n° 584 des Inrocks, avec Laura Dern floue et hurlante sur un boulevard de Los Angeles. Inland Empire, vu par presque personne, et compris par le seul Stéphane Delorme – qui y avait consacré un mémorable article des Cahiers du cinéma, dans lequel il tentait d’expliquer un film fermé à double tour. Tout le monde était encore sous le choc provoqué par Mulholland Drive, encore six ans avant, et l’on n’avait pas besoin de comprendre pour aimer, se disait-on. Erreur. J’ai vraiment aimé Mulholland Drive quand j’en ai compris les ramifications narratives. Et parler de (bad) trip à propos d’Inland Empire ne suffisait pas à rendre le film aimable. Son évidente noirceur restait si indéchiffrable qu’elle en devenait presque gratuite. 2. David Lynch déteste qu’on  lui demande la signification de ses films. Ça, tout le monde le sait, et c’est normal. Mais en janvier 2007, dans ce salon d’un grand hôtel parisien, interview après interview, David Lynch s’est aperçu que personne ne comprenait Inland Empire. Il en était sincèrement étonné, malheureux et passablement agacé. Un parmi bien d’autres, j’eus le malheur de lui dire qu’il n’y avait pas vraiment d’histoire, que c’était plutôt une suite de sensations, une logique de cauchemar, bref, le bla-bla habituel du critique paumé et admiratif : il se mit presque en colère et me signifia qu’il y en avait bien une, d’histoire, et parfaitement claire… Des amis, pourtant fans de Mulholland Drive, me demandaient si le film était une merde opaque ou s’ils avaient raté un truc… 3. La vérité : j’aime bien Inland Empire, surtout l’ouverture, après je vous renvoie au texte de Delorme. Mais là, tout de suite, c’est plutôt Lost Highway ou Blue Velvet que je préférerais revoir. Et Lynch, lui, ne s’est pas remis de l’échec total du film, comme le raconte l’enquête menée par Romain Blondeau : comment un cinéaste en exil, carbonisé à Hollywood, et fragilisé auprès de ses producteurs français, se demande s’il va pouvoir se retourner. Parce qu’il a besoin d’acteurs, d’une certaine imagerie coûteuse à ordonner, et des moyens qui vont avec. Le film

fauché et artisanal à la Eraserhead, c’était il y a trente-cinq ans. Et Lynch n’a plus 20 ans. Il a besoin d’idées et d’argent. Dans cet ordre. 4. En attendant, il fait des lithographies, du café, des bouteilles de champagne, du rock, des vitrines de grand magasin, des campagnes de pub pour Louboutin, des clubs privés, des expos à la Fondation Cartier et de la porcelaine de Limoges. Et je préfère oublier la propagande sectaire pour la méditation transcendantale… Lynch est devenu une marque et orchestre une foultitude de produits dérivés. C’est très chic, très warholien et tout, “artiste global” à mort. Il n’est pas question de le lui reprocher. Mais tout ça plaît beaucoup aux snobs qui détestent le cinéma – parce que ça prend du temps social et qu’on ne peut même pas parler pendant. Que Lynch s’occupe en attendant des jours meilleurs, très bien. Mais toutes ces babioles ont un intérêt très limité (ses photos et lithos, à la rigueur) et ne suffisent pas à combler le vide de son absence. Lynch est partout ; “lynchien” est devenu un adjectif fréquemment employé. Mais ses films manquent terriblement. 5. En regardant les beaux portraits de Nicolas Hidiro, je constatais que Lynch ressemble de plus en plus à James Stewart période Vertigo, le personnage de Scottie et le film le plus séminal de l’histoire du cinéma, avant que Mulholland Drive ne le détrône en le vampirisant. Lynch est vraiment devenu Scottie. Bouleversante gémellité.

rectification Dans notre hors-série consacré à David Bowie (en kiosque actuellement), on peut lire p. 13 : “Je suis allé voir Orange mécanique au cinéma et je suis tombé en admiration devant les fringues de la bande de casseurs : combinaisons à fermeture éclair, chaussures de catch, bandeau sur l’œil…” Le mot “éclair” ayant été écrit sans majuscule, la société ECLAIR PRYM FRANCE nous demande de publier le texte suivant : “La marque ECLAIR est une marque déposée et enregistrée, jouissant d’une notoriété importante depuis plus de cinquante ans, appartenant à la société ECLAIR PRYM FRANCE.” Dont acte.

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j’ai fait des Photomaton avec

Anna Mouglalis

A

nna Mouglalis est jolie comme un cœur mais un peu pâlotte ce matin-là, rue Lafayette. L’égérie de Chanel a accepté d’être filmée en douce en train de faire des photos d’identité dans un Photomaton de la RATP. Ça la fait rire – ce qui n’est guère légal pour une photo de passeport, puisqu’il est désormais universellement recommandé de tirer la gueule aux employés des douanes. On sent tout de suite la pro : en à peine quelques secondes le tabouret est vissé à la bonne hauteur et elle appuie sur le gros bouton vert et carré. J’avais fait de la monnaie pour avoir plusieurs planches, mais le premier essai est le bon. Je suis frappé par sa photogénie. Même sa pâleur a disparu. C’est comme si son visage chopait toute la lumière. On a beau avoir entendu parler du phénomène, c’est impressionnant. Je lui dis qu’elle est très jolie sur la photo, elle me remercie sans chichis. On se débine avant d’être repérés par les caméras de surveillance et on file à la terrasse d’un café (il fait chaud à Paris). Elle commande un citron pressé. Anna Mouglalis sourit beaucoup dans la vraie vie. Rien du tirage de gueule obligé des mannequins vedettes. Elle est à l’affiche d’un film, Photo de Carlos Saboga (le scénariste de Mystères de Lisbonne de Raoul Ruiz et des Lignes de Wellington de Valeria Sarmiento), sorti il y a deux semaines. L’histoire d’une jeune femme qui découvre, en observant de près l’œuvre de sa mère photographe, qui vient de mourir, que celui qui s’est toujours présenté comme son père ne l’est pas, et qui part au Portugal à la recherche de son véritable géniteur. Un voyage dans l’espace et le temps qui la ramènera à l’histoire de ce pays, à ces temps troublés où les résistants à la dictature

“c’est seulement quand Karl Lagerfeld a commencé à me shooter que j’ai pu y prendre plaisir”

de Salazar n’avaient pas toujours les mains propres. Anna Mouglalis, modèle, actrice, a forcément un rapport spécial à la photographie. Non ? “A mes débuts, quand j’avais 16 ans, je n’aimais pas ça. Les séances photo m’ennuyaient. Je ne voyais pas l’intérêt de ce métier. C’est seulement quand Karl Lagerfeld a commencé à me shooter que j’ai pu y prendre plaisir. Peut-être parce qu’on a une relation amicale-distanciée très singulière. Evidemment, parfois, on peut l’attendre quatre heures, Karl, avant qu’il arrive. Mais ça fait partie du jeu, presque du plaisir, de la mise en scène.” Et son rapport à sa propre image ? “Il a changé au cours du temps… Dans les journaux, les photos sont tellement photoshopées de toute façon.” On n’en saura pas plus. On ne la sent pas si narcissique que ça. Elle se méfie des cinéastes qui veulent “casser son image”. Je lui dis : “C’est plutôt votre voix qu’il faudrait changer, si jamais… Je vous vois bien avec une petite voix aiguë.” On sourit. ^ Alors on parle très vite de cinéma. Elle nous raconte qu’elle tient le rôle principal féminin dans La Jalousie, aux côtés de Louis Garrel, dans le prochain film du père de ce dernier, Philippe, et qu’elle en est ravie. Nous parlons de tout et de rien, de Claude Chabrol (avec lequel elle avait débuté en beauté dans Merci pour le chocolat), de Juliette Gréco, qu’elle adore, qu’elle voit parfois depuis qu’elle l’a interprétée dans Gainsbourg (vie héroïque) de Joann Sfar. Avec elle, elle a même enregistré une chanson. Et aussi de Toni Morrison, dont elle a enregistré un roman et qu’elle a rencontrée. Elle aime ces femmes fortes et libres, plus toutes jeunes, rieuses (elle me raconte combien Gréco et Gérard Jouannest, son mari, peuvent se bidonner), capables de carburer à la vodka ou au vin blanc au petit-déjeuner, juste pour le plaisir, comme ça. Et qui, à plus de 80 ans, sont encore capables de faire des bras d’honneur aux gens qu’elles n’aiment pas (elle a vu Gréco faire ça). Et elle sourit à l’idée de devenir elle aussi, un jour, une vieille dame “indigne”. Jean-Baptiste Morain Photo de Carlos Saboga (Fr., 2013, 1 h 16), en salle depuis le 10 avril

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happy days (ép. 2) Suite de la semaine dernière : entre réalité et fiction, Denis Robert poursuit sa déambulation désenchantée, entre Offshore Leaks et pokers menteurs dérégulés.

O  

n a laissé l’écrivain dans une pizzeria lorraine, en pleine discussion avec son ami mafieux Etsio. Deux pizzas jambon, mozza, roquette viennent d’arriver sur la table. Etsio prend la parole. “Tu as des infos sur la liste avec les noms (celle d’Offshore Leaks – ndlr) que les journalistes ont récupérée ? – Ils ne veulent pas publier tous les noms. Mais ce n’est qu’une première liste… Il y en aura d’autres… Ça va devenir de plus en plus dur de planquer son oseille… – Je le sais et ça coûte de plus en plus cher. Je vais te parler franchement… Je n’ai pas mis un centime là-bas. Tu me vois aller à Singapour ? J’aime pas l’avion. Mais tu as vu ce qu’à dit Frieden (le ministre des Finances luxembourgeois – ndlr)… Ils veulent lever le secret bancaire au Luxembourg. Qu’est-ce que tu en penses, toi qui les connais bien ? – Tu les connais mieux que moi… Je pense que c’est du flanc. Et tu as le temps de te retourner. C’est pour 2015. Il suffit que tu mettes tes économies au nom d’une société. Ils ne lèvent pas le secret pour les sociétés… – Donc, rien ne va changer d’après toi… – Non, pour toi, rien… – Tu sais combien on leur a donné l’an passé ? – Non, combien ? – Beaucoup…” Etsio a l’air satisfait. Il demande à Léa d’aller chercher un vieux chianti. Les pâtes vont arriver. Il sourit… “Michele me dit qu’ils t’ont encore baisé dans ce journal. Pas un mot sur toi… Quelle bande de putes… T’en as pas marre ? – Laisse tomber, j’ai tourné la page… – Ils te foutent le nez dans la merde. Ils t’envoient presque en taule et après ils recrachent mot pour mot ton enquête. Comment tu peux supporter ça ?” Etsio sort un exemplaire du Monde daté du 6 avril et lit : “Paradis fiscaux, deux banques françaises épinglées…’ Tu l’avais écrit, ça, il y a dix ans, non ? Pourquoi ils s’énervent aujourd’hui ? Et la veille, tu as lu ?” Etsio ajuste ses lunettes et lit l’édito : “Il est urgent de renforcer les règles, les contrôles, la coopération transfrontalière. La lutte contre le blanchiment passe par là. Et les banques occidentales amatrices de schémas opaques pourront difficilement…’ Attends, ce journal défend le système et les

banques depuis trente ans. Et là, parce que le vent tourne… – Laisse tomber Etsio. Je te dis que je m’en fous. C’est un épiphénomène… – Un quoi ? – Rien…” On mange en silence. J’ai le cerveau en fusion. Comment lui dire que le capitalisme est devenu une machine folle qui peut le balayer lui aussi ? Une usine à faire voyager les richesses clandestinement, à creuser des abysses. Hollande et ses amis, même gonflés à bloc, n’y parviendront pas. Il le sait bien, il peut montrer qu’il essaie. Il peut attaquer Chypre, pas le Luxembourg. Et encore moins la City ou Francfort. Les banquiers sont les piliers du système. Un œil partout, ils restent les plus forts. Ils en seront les fossoyeurs. L’argent n’est jamais un problème pour eux. Ce doit être l’ambiance de Rosselange où sont enterrés tous ces travailleurs italiens, les pénitents à genoux sur les tombes, les vieilles dames astiquant les plaques en marbre, le chianti, la faconde et la morgue d’Etsio, le souvenir du Dalflex et des petites voitures que je faisais glisser des heures durant. Ce doit être mon fils qui joue au soldat dehors avec un fusil mitrailleur offert par son oncle. Je nous sens alourdis, lents, attirés par le passé, lestés de béton, rattrapés par les morts, trop perplexes face à l’avenir. “Toi, tu devrais faire de la politique plutôt que des livres qui ne servent à rien”, glisse Etsio. Je connais sa leçon par cœur. Quand viendra la grappa, il dira qu’il est même prêt à me financer. “On était presque tous communistes dans la famille, tu le sais…” Je nous sens désemparés, prêts à dire que le Diable et le bon Dieu, c’est pareil. Je revois Guido me mettre la main sur l’épaule et je l’entends me glisser : “Tu sais, Etsio et ses amis en ont dépanné beaucoup ici. Inutile de te le mettre à dos.” Je sais. Je n’ai pas la pêche aujourd’hui. Je reprends la route vers Moyeuvre, après les avoir embrassés et décliné la

le capitalisme n’est pas devenu de plus en plus fou, mais de plus en plus clandestin

grappa. Là aussi, les maisons s’effondrent à cause des galeries de mine abandonnées trop vite. Peu de signes d’espoir dans ces villages qui rentrent dans le sol. Des cafés fermés. Des usines rouillées. Des enfants emmitouflés buvant de la Valstar. Je me demande si Copé, Wauquiez ou Hollande pensent à la mort, au temps qu’il leur reste pour arrêter de mentir. Je pense à l’aveu de Cahuzac. Rien que pour ce message, ça valait le coup d’attendre. La vie réserve aussi de belles surprises. C’est grâce à lui tout ça. Ce soudain basculement. On appauvrit les nations. On ferme les mines, les écoles. On s’est détaché du travail des hommes. On les a vampirisés. On a sucé leur force de travail. Mittal a racheté Arcelor qui avait mangé Usinor qui avait phagocyté Sollac et Sacilor qui avaient racheté Wendel. Cinquante ans d’histoire de la sidérurgie ainsi résumés. Les maîtres des forges ont bien vendu, ont su réinvestir ailleurs. Dans l’édition par exemple. Regardez la mauvaise mine d’ErnestAntoine Seillière, gérant la fortune du clan Wendel. Avec l’argent de la sidérurgie, il a embauché un trader de luxe et s’est lâché sur les marchés financiers. Après avoir revendu en 2008 le groupe Robert Laffont aux Espagnols de Planeta, il a investi dans les énergies renouvelables, les batteries ou le nucléaire. S’il est si riche aujourd’hui, il le doit aux Ritals de la vallée de l’Orne, aux Polaks de la vallée de la Fensch. En quoi est-il différent des oligarques russes qui ont pillé l’économie soviétique ? Il a compris qu’on ne ferait plus d’argent dans l’acier à moins de s’appeler Mittal et de penser monde, de délocaliser, de fusionner, de défiscaliser. Prédateurs contre prédateurs. Seillière va peut-être finir en zonzon. Mittal pas encore. Alors oui, les Ritals se vengent et s’organisent entre eux pour jouer sur la petite table à côté de celles des barons. La mafia s’est policée, s’est fondue dans le moule de l’époque. Elle achète des hôtels, des entreprises de transport, des pizzerias. Elle achète des banques plutôt que de les braquer. Elle paie des ingénieurs financiers qui ont toujours deux coups d’avance. Cette ingénierie, ce sens des affaires, ce jeu de coulisse, ce pillage, n’est pas sans effet sur nos vies. Chaque année ici, les queues s’allongent devant les bus des restaurants du cœur. Entre le monde 24.04.2013 les inrockuptibles 13

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de l’industrie qui se paupérise et celui de ces cités ouvrières, au-dessus de ces villages endormis, on a créé un monde sans loi. Un village financier peuplé d’initiés qui spéculent et créent des mondes virtuels. On parie et on invente des produits financiers, des couvertures, des effacements de trace à ces spéculations. Qui contrôle ces pyramides de lucre ? Personne. Une poule sans tête. Ces produits financiers enflent tandis que les ressources qui pourraient garantir les risques s’épuisent. Les banques et les marchés financiers ébruitent des nouvelles, alignent des chiffres que publient les journaux pour occuper l’espace, faire croire à l’existence de règles. L’invention d’indices vise à masquer une faillite globale. L’idée que ce système serait éternel est sans fondement. La matière noire de la finance, l’enrichissement de quelques-uns au détriment du plus grand nombre, la financiarisation de l’économie, la non-rémunération à une juste valeur du travail des hommes, l’épuisement des ressources énergétiques tendent vers un effondrement. Le capitalisme n’est pas devenu de plus en plus fou, mais de plus en plus clandestin. Et complètement décérébré. Pas de marionnettiste derrière le bordel. Du vide. Plus intéressant encore, à mes yeux, que le Offshore Leaks – qui ne décrit au fond que du banal –, dans un long papier, “A Secretive Banking Elite Rules Trading in Derivatives”, de Louise Story, le New York Times a révélé, le 11 décembre 2010, que les patrons de neuf des plus grandes banques de la planète se réunissaient les troisièmes mercredis de chaque mois dans un bureau de Manhattan pour mettre au point des stratégies communes concernant les produits dérivés. Ces paris financiers qui font la richesse des banques et la pauvreté des nations. Ce cercle très fermé,

cette élite bancaire, aurait recréé, selon le NYT, une nouvelle chambre de compensation visant à éviter les risques entre eux. Et à compenser ensemble leurs pertes hypothétiques et leurs gains. Ainsi, à l’insu des autres banques et de leurs propres salariés, les dirigeants de Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan Chase, UBS, Deutsche Bank, Barclays, Crédit suisse, Citigroup, Bank of America faisaient leur business dans leur coin, se réunissaient dans le plus grand secret. Louise Story a révélé là ce qu’il faut bien nommer un complot. C’est écrit. Noir sur blanc. Et rien ne se passe. Goldman ne s’est jamais porté aussi bien. C’est un peu comme mon histoire. Je décris par le menu un système organisé, industriel et clandestin d’effacement de transactions et de comptes cachés. J’en fait un livre, puis deux. Un film, puis deux. Je me pète soixante procès que je finis par gagner. J’en fais même un rapport que je remets à François Hollande avant qu’il ne devienne président. Et que croyez-vous qu’il advienne ? Rien. La boîte que je mets en cause et dont le nom me file la nausée continue à prospérer au cœur de l’Europe, entre Francfort et Luxembourg. Elle publie des chiffres ahurissants sur le montant des transactions opérées chez elle et dans la centaine de pays (dont la moitié sont des paradis fiscaux), où elle a ouvert des comptes. Onze mille milliards d’euros. Ici, entre Rosselange, Moyeuvre et Florange, le vol est ostensible. Les

le secret du jeu, c’est le mouvement. Et l’absence de règles. Toute règle est une limite

banquiers d’affaires et leurs ingénieurs financiers sont les maîtres d’œuvre de cette stratégie visant à la dilapidation des biens collectifs. Ce sont des pickpockets inventifs. Nous sommes dans un casino géant où l’on passe d’un monde à l’autre en misant sur des promesses de fortune. Les hedge funds, ou fonds spéculatifs, restent l’essence du capitalisme. Il faut miser plus pour gagner plus. Et planquer son as, comme au poker. Celui qui arrête de jouer, essaie de se reposer deux secondes, perd la partie. Le secret du jeu, c’est le mouvement. Et l’absence de règles. Toute règle est une limite. Si Madoff ne s’était pas fait prendre, il serait toujours le roi du monde. Et Kerviel aurait pu s’en tirer si la Société générale n’avait pas arrêté la partie. Sous l’apparente banalité de leurs gestes, derrière les écrans plasma, entre les entrées et les sorties de limousines, se joue sans doute le dernier acte du capitalisme. Sa lente désintégration. L’informatique est à ce point géniale qu’elle joue sans trace immédiate et apparente. Elle dématérialise à mort. Le mal viendra plus tard. Les prédateurs financiers, vifs comme des léopards, nous entubent avec maestria depuis tant d’années. Leurs valets nous endorment. Un jour, nous nous rendrons compte qu’ils sont allés trop loin. Ce sera trop tard. Nous serons sur des routes à nous demander comment on a pu laisser filer la situation. Ils seront responsables du désastre. Ça nous fera une belle jambe. Je suis né à Moyeuvre. La maternité a fermé. Plus personne ne naîtra ici. “On y va papa ? – On y va Woody.” Denis Robert dessin Laurent Astier pour Les Inrockuptibles retrouvez la première partie du récit, parue dans notre numéro précédent, sur

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Pascal Fayolle/Sipa

Alexandre Gabriac, à la tête des Jeunesses nationalistes, devant le siège du PS à Lyon, le 17 avril

où sont les fafs ? En marge du FN, les groupuscules radicaux d’extrême droite renouent avec un activisme violent, notamment depuis le débat sur le mariage gay. Parmi eux, L’Œuvre française et ses Jeunesses nationalistes, des pétainistes qui n’hésitent pas à faire le coup de poing.

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imanche 21 avril, place des Invalides. Au moment de la dispersion de la Manif pour tous, un homme aux cheveux ras lève le poing droit en direction de la foule et hurle : “La France aux Français !” Son nom ? Alexandre Gabriac. Agé de 22 ans, ce militant d’extrême droite est le fondateur des Jeunesses nationalistes, un groupuscule fasciste qui multiplie les happenings et les actions coup de poing depuis le début des manifestations contre le mariage gay. Cinq jours plus tôt, le même Gabriac était mis en examen pour avoir tenté d’occuper la permanence du Parti socialiste du Rhône

en compagnie d’une trentaine de militants. Devant le siège départemental du PS, une grande banderole noire frappée d’une croix celtique était déployée sur laquelle on pouvait lire : “Mariage, adoption ? Pas question.” Passant ses troupes en revue tel le Caudillo, Alexandre Gabriac scandait des slogans dépassant largement le débat du moment : “La seule solution : la ré-vo-lution !” Très rapidement, des affrontements avec les forces de l’ordre ont éclaté. Neuf personnes ont été interpellées et placées en garde à vue. Parmi elles, Alexandre Gabriac bien sûr, mais aussi Yvan Benedetti, son mentor politique et leader de L’Œuvre française.

S’il vomit la “ripoublique”, Alexandre Gabriac en est pourtant un élu. Conseiller régional, il a été exclu du FN en avril 2011 pour avoir fait un salut fasciste. Yvan Benedetti, 47 ans, ancien bras droit de Bruno Gollnisch, a connu le même sort en juin 2011. Les deux appartiennent à L’Œuvre française, un groupuscule d’extrême droite pétainiste et antisémite fondé en 1968 par Pierre Sidos. D’un an plus âgé que Jean-Marie Le Pen, Pierre Sidos est une figure tutélaire de l’extrême droite française. Il est à l’origine de plusieurs mouvements nationalistes violents : Jeune nation, fondé en 1949 et dissous en 1958 ; Occident, actif de 1964

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“on a trouvé le bon équilibre entre les interdits que l’on transgresse et les risques judiridiques que cela entraîne” Yvan Benedetti, leader de L’Œuvre française

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à 1968 ; et L’Œuvre française. Ses ennemis sont “les Juifs et les bolcheviks”, son symbole la croix celtique, et son uniforme un ensemble veste bleu, chemise blanche, cravate rouge. Surnommée “Eglise de la sidologie” par ses détracteurs, considérée comme le dernier carré des pétainistes par ses fidèles, l’organisation cultive une discipline et une constance rares dans l’extrême droite française. Appliquant la règle bolchevique au combat nationaliste, L’Œuvre française produit des cadres de qualité, bien plus structurés politiquement que ne le sont ordinairement les militants d’extrême droite. Ses membres ont une obligation totale et permanente de dévouement à la structure, qui prime sur leurs vies sociale et professionnelle. Véritables lambertistes de l’extrême droite, les militants politiques de L’Œuvre française ne sont pas parvenus à contrer l’ascension de Marine Le Pen après une importante opération d’entrisme, notamment dans la fédération Rhône-Alpes où ils sont bien implantés. Une fois élue, cette dernière a tout fait pour les exclure du Front national “dédiabolisé” qu’elle entendait incarner. Evoluant désormais en marge du Front national, L’Œuvre française a renoué avec un activisme violent. En février 2012, Pierre Sidos a quitté la présidence du mouvement pour en confier les rênes à Yvan Benedetti. Quadragénaire au visage sévère, passé par les parachutistes, Benedetti se définit comme un “soldat politique total”. Pour recruter ses troupes issues majoritairement des formations militaires et des milieux hooligans, il a décidé de moderniser l’image de L’Œuvre française en incitant Alexandre Gabriac à créer sa propre structure : les Jeunesses nationalistes. “Pour parler aux jeunes, il faut des jeunes, explique Yvan Benedetti. L’Œuvre, c’est notre école des cadres, les Jeunesses nationalistes, notre mouvement de jeunes. Nos actions sont très complémentaires.” La création des Jeunesses nationalistes répond également à d’autres objectifs. “Outre le fait de déringardiser l’image de L’Œuvre française et d’attirer des jeunes, cela permet également d’éviter une dissolution, analyse l’historien Nicolas Lebourg. Si les Jeunesses nationalistes sont dissoutes en raison d’un activisme trop radical, L’Œuvre ne sera

pas impactée.” Le 17 avril, le Mouvement des jeunesses socialistes a d’ailleurs officiellement demandé au ministre de l’Intérieur Manuel Valls de dissoudre les Jeunesses nationalistes, mais pas l’Œuvre française. Militants les plus radicaux parmi les antimariage gay, les Jeunesses nationalistes sont en passe de prendre l’ascendant sur les autres groupuscules de l’extrême droite radicale (Bloc identitaire, Troisième Voie, GUD…) “Comme le Front national a été relativement frileux sur la question du mariage gay, les Jeunesses nationalistes se sont engouffrées dans la brèche. Sur le terrain, c’est de loin, le groupuscule le plus actif”, confirme Nicolas Lebourg. Régulièrement présents en queue de cortège, les Jeunesses nationalistes tentent de faire déborder la Manif pour tous. Un activisme qui est leur marque de fabrique depuis plus de soixante ans. Le 7 novembre 1956, une manifestation populaire avait été organisée sur les Champs-Elysées pour protester contre l’intervention soviétique en Hongrie. A l’époque, Pierre Sidos et ses troupes avaient réussi à détourner une partie du cortège vers le siège du Parti communiste. L’immeuble est alors attaqué, un étage est brûlé, on dénombrera quatre morts et un grand nombre de blessés. Aujourd’hui, Yvan Benedetti perpétue cette longue tradition. “Nous sommes passés en mode Blitzkrieg, les ACP (Action coup de poing – ndlr) se multiplient. Je crois qu’on a trouvé le bon équilibre entre les interdits que l’on transgresse et les risques juridiques que cela entraîne. On agit de manière très réfléchie”, explique-t-il. L’objectif de ces militants contrerévolutionnaires va bien au-delà du mariage gay. “Ce projet de loi n’est qu’une ligne dans la longue liste des mauvais coups portés à la famille. Le fruit est pourri mais l’arbre l’est aussi. On préconise de couper l’arbre”, confie sans détour Yvan Benedetti. L’Œuvre française n’a jamais renoncé à son rêve d’un coup d’Etat fasciste. Plus que nul autre, Benedetti et ses troupes se sont appropriés la doctrine du fondateur de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera, qui affirmait : “La révolution est l’œuvre d’une minorité résolue, inaccessible au découragement.” David Doucet 24.04.2013 les inrockuptibles 17

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RMN Grand Palais (musée du Louvre), photo Michel Urtado

Caspar David Friedrich, L’Arbre aux corbeaux, 1822, Paris, musée du Louvre

Allemagne expo zéro Avant-gardes occultées, raccourcis fâcheux et chronologie étrange : l’exposition que le Louvre consacre à l’art allemand entre 1800 et 1939 suscite une vague de protestations outre-Rhin.

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’exposition De l’Allemagne au Louvre devait être la consécration culturelle du cinquantième anniversaire du traité de l’Elysée entre l’Allemagne et la France. Parrainée par François Hollande et Angela Merkel, cette exposition qui emprunte son titre au récit éponyme de Madame de Staël a suscité une tempête d’indignation outre-Rhin. Une œuvre, notamment, a mis le feu aux poudres. Signée Caspar David Friedrich et intitulée L’Entrée du cimetière, cette huile imposante, exécutée en 1825 dans la plus pure tradition romantique, marque, dans la scénographie, le passage à une ultime section dédiée aux années 1930 et à la montée du nazisme. Volonté d’orienter la lecture de cet “art allemand” dont on chercherait à nier les nuances, les écarts ? Et entre ces deux périodes, rien ?

Rien ou presque sur les avant-gardes qui se sont érigées contre l’ordre et la menace galopante : le mouvement Der Blaue Reiter porté par Kandinsky, Macke, Klee (l’un des rares présentés dans l’exposition), l’internationale Dada et le Bauhaus, mouvement clé des années 20 dont la plupart des membres furent contraints de s’exiler aux Etats-Unis. Reste la dernière salle. Elle s’achève par la projection des Dieux du stade de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl, au risque de laisser penser que le nationalsocialisme serait l’aboutissement d’un siècle et demi d’histoire culturelle allemande. Comme si tout ce que l’on avait vu devait être lu sous le prisme de cette fin sinistre. Partie du grand hebdomadaire Die Zeit pour se répandre dans toute la presse allemande, la polémique a pris de l’ampleur ces derniers jours. En cause : une vision caricaturale de l’Allemagne et une construction idéologiquement douteuse conduisant les commissaires à opérer de fâcheux raccourcis. La Forge d’Adolph von Menzel (1875), qui précède les visages défigurés d’Otto Dix consacrés à la Première Guerre mondiale, donne ainsi l’impression d’avoir servi à préparer des canons. “La construction du parcours de l’exposition en trois parties vise à rompre toute idée de linéarité de l’interprétation, défend Sébastien Allard, conservateur en chef au département des peintures du Louvre et commissaire associé, la dernière section n’est en aucun cas centrée sur le nazisme, mais sur les conséquences de la Première Guerre mondiale. Il ne s’agit pas de donner une vision sinistre de l’Allemagne, mais, au contraire, de montrer comment l’art allemand dans les années 20 et 30 a porté un humanisme extraordinaire.

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RMN Grand Palais (musée du Louvre), photo Michel Urtado

Que cet humanisme prenne une forme dure dans la série de La Guerre d’Otto Dix ou dans celle de Käthe Kollwitz, toutes deux manifestes pacifistes, une forme plus ironique et mordante dans la série Die Hölle de Beckmann, plus touchante et distanciée à la fois dans les Hommes du XXe siècle du photographe August Sander.” Les bornes chronologiques de l’exposition font elles aussi l’objet de critiques. “Que l’exposition s’achève avec la césure de 1939 ne doit rien au hasard. L’horreur est inscrite dans l’art allemand depuis Goethe, (...) la dépréciation de la ‘profondeur’ allemande n’est, dans l’interprétation ainsi proposée, qu’une étape qui mène à la catastrophe allemande”, s’alarmait le journaliste Adam Soboczynski dans Die Zeit le 4 avril. Dans le catalogue de l’exposition, Henri Loyrette, l’ancien directeur du Louvre (il a passé la main le 14 avril dernier à Jean-Luc Martinez), avait pris les devants : “Il ne s’agit pas d’exposer une histoire linéaire, panoramique en suivant la chronologie des courants artistiques, ces ‘ismes’ qui livrent parfois une interprétation trop globale, trop fermée.” Une exposition est toujours une construction, un récit partiel, avec ses montages, ses collages et ses impasses. “Le Louvre a dû faire face à des contraintes spatiales, il n’y a pas de prétention encyclopédique. Il y a des choix historiques, artistiques ou muséographiques qui peuvent prêter à discussion comme dans toute exposition, estime Jacques Le Rider, historien germaniste ayant participé au catalogue. Cette polémique

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en cause : une vision caricaturale de l’Allemagne et une construction idéologiquement douteuse démontre que le regard croisé franco-allemand reste difficile. On n’aurait pas eu ce type de controverse avec l’art espagnol ou l’art néerlandais.” Ce que confirme Guillaume Payen, spécialiste de l’Allemagne contemporaine à la Sorbonne : “Le regard sur le nazisme reste une plaie vive. Dans cette crise économique et politique que traverse l’Union européenne, les tensions se sont accrues entre l’Allemagne et ses partenaires. Ces tensions, bien loin de la fraternité que l’on voulait faire présider au cinquantième anniversaire du traité de l’Elysée, n’ont fait qu’exacerber la susceptibilité bien naturelle des Allemands auxquels le Louvre a présenté un miroir maladroit, tendant à les assimiler au nazisme.” Reste cette séance de rattrapage pour l’amitié francoallemande : en juin, lors de la Biennale de Venise, les pavillons français et allemand échangeront leurs artistes. L’idée avait été lancée par Christian Boltanski, réputé pour son travail sur la mémoire… Claire Moulène et David Doucet De l’Allemagne, 1800-1939. De Friedrich à Beckmann jusqu’au 24 juin au musée du Louvre, Paris Ier, www.louvre.fr

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Anika Basée à Berlin, cette musicienne anglo-germanique réalise les plus belles reprises entendues depuis Johnny Cash.

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lle a été journaliste politique et a organisé des tonnes de concerts avant de passer derrière le micro. Une rencontre avec Geoff Barrow de Portishead et une jam session d’une semaine dans son studio de Bristol fixent, en 2010, cette expérience sur disque : il s’appelle comme elle, Anika, et renferme les plus belles reprises (notamment le Yang Yang de Yoko Ono) entendues depuis Johnny Cash. Sur des arrangements dub et post-punk, chauds et analogiques, Anika souffle le froid et la mélancolie de sa voix blanche et presque atonale, à la Nico. Trois ans plus tard, le miracle se produit à nouveau sur un six titres : elle y livre un I Go to Sleep plus cinématique que jamais, ou un In the City des Chromatics à la beauté criée, presque douloureuse. “Il est parfois plus facile d’impulser une direction artistique en reprenant une chanson qu’en en créant une”, confie celle qui dit à présent travailler sur un nouvel album de sa composition. En essayant surtout “de ne penser à rien”.

Géraldine Sarratia photo Benni Valsson ep Anika ep (Stones Throw Records) concert le 9 mai à Lyon (Nuits sonores)

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“finalement, on est en 1789 ou pas ?”

retour de hype

la place de parking d’Arnaud Montebourg à Dijon

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

François Morel

Alison Brie

Jeremy Irons “Boobatelli” les fruits d’été Is Tropical “entre ici, jean moulant”

The Bling Ring

Cassie

“pour Cannes, j’ai trouvé un appart dans le Vaucluse, ça fait loin ou ça va, franchement ?”

“je crois que je ne supporte plus le soleil”

les vestes à sequins se faire prendre en photo avec des balayeurs

“Pour Cannes, j’ai trouvé un appart dans le Vaucluse, ça fait loin ou ça va, franchement ?” Un peu loin. Is Tropical et leur clip Dancing Anymore signé Megaforce. La place de parking d’Arnaud Montebourg à Dijon Le dévoilement des patrimoines nous en apprend de belles.“Boobatelli” Booba et Balotelli ont été pris en photo ensemble. Ultime combo. “Finalement,

on est en 1789 ou pas ?” Epique une du Point à laquelle on peut répondre sans trop douter “Non”. Se faire prendre en photo avec des balayeurs Pour la poster sur le compte Twitter de Matignon et avoir ainsi l’air proche du peuple, bien joué l’équipe de com de Jean-Marc Ayrault.“Entre ici, jean moulant” L’été, les régimes, tout ça, tout ça. D. L.

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Trying to learn transcendental meditation. Everyone recommends, not that easy to get started, but said to improve everything !* Répondre

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*“J’essaie d’apprendre la méditation transcendantale. Tout le monde la recommande, pas si facile au début, mais il paraît que ça améliore tout !”

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nostalgie du futur Entre stratégie marketing millimétrée et tube de l’été en puissance, Daft Punk, ici accompagné de Pharrell Williams et Nile Rodgers, excite autant qu’il agace certains. Bien joué.

la stratégie mercatique

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Rompant un silence médiatique de deux ans (depuis la BO de Tron – L’héritage), le groupe, ou plutôt une personne de la maison de disques du groupe, divulguait un visuel le 26 février sur la page Facebook officielle. Deux casques fondus en un sur fond noir ou le top départ d’un plan promo millimétré jouant sur la frustration (la fameuse). En

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aux grands hommes la party reconnaissante Reste que le court extrait de clip montrant Nile Rodgers et Pharrell Williams et diffusé à Coachella et au Saturday Night Live a réchauffé les cœurs les plus froids. Il marque également le retour de Skateboard P, enfant prodige qui, l’air de rien, de prods en albums solo ou collectifs, a marqué le son d’une génération. Même topo pour Nile Rodgers et les autres participants à l’album au premier rang desquels Giorgio Moroder (auquel s’ajoutent a minima Julian Casablancas, Gonzales ou Panda Bear). Dans Rolling Stone, le groupe explique “faire avec des personnes ce (qu’ils) avai(en)t l’habitude de faire avec les ordinateurs et les samplers”, affirmant aussi tout de go : “Les années 70 et les années 80 sont la meilleure période selon nous. (…) Nous aurions pu faire des titres aux sons très futuristes, mais nous avions vraiment envie de nous amuser avec le passé.” C’est ce que l’on constate dans ce clip rétro à grand renfort de plateau tournant et de vestes à sequins qui fait le lien entre ce que nos oreilles ont gravé dans nos têtes au fil de ces quatre dernières décennies.

deux mois, le groupe n’a finalement livré qu’une tracklist et un court extrait (d’abord sans la piste vocale, puis avec mais sans images avant de dévoiler un petit bout de clip) de ce qui devrait constituer Random Access Memory. Une stratégie marketing efficace mais moyennement appréciée par les journalistes français prompts à tirer de grandes

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leçons (pour Rue 89, “promo marketing à outrance rime rarement avec qualité finale de l’œuvre”, tandis que pour Le Figaro, “trop de promo tue la promo”). Pour Brain Magazine, il est carrément question de “ringardise d’une telle approche mégalo et pyramidale de la communication, qui ne saura être pardonnée que par un album de génie”. Eh beh.

la French Touch dans le rétro

A ce titre, l’extrait originel de Get Lucky joue sur l’esthétique du “vieux” tube, celui qui a déjà marqué des instants de vie. Le fait qu’une boucle du refrain se soit répandue quelques instants sur internet comme la véritable version extended du morceau (et que beaucoup y aient cru) y est peut-être pour quelque chose. Il est ici question de ritournelle – mot qui vient de l’italien ritorno, retour – comme si seul l’extrait se suffisait à lui-même, prenant de l’ampleur à chacune de

ses répétitions dans la boucle pour s’installer dans nos têtes et ne plus les quitter. Il est le jingle rêvé par les producteurs de télé et, à ce titre, comme le veut la loi d’airain de la musique mainstream, le tube parfait, celui à l’origine d’un de ces si rares moments de communion que vit parfois l’espèce humaine. En ce sens, Get Lucky a tout pour s’imposer comme le carton de l’été futur et rendrait presque, à ce titre, déjà nostalgique d’un temps qui n’est pas encore arrivé. Diane Lisarelli

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“l’homme politique est peut-être en train de disparaître” Dévoré par les médias, l’Homo politicus serait en voie d’extinction selon Christian Salmon. Ou quand la performance médiatique traduit l’impuissance politique. Entretien. par Jean-Marie Durand et Serge Kaganski

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epuis son livre Storytelling, la machine à fabriquer des histoires, paru en 2007, l’écrivain Christian Salmon analyse comment la scène politique a substitué l’art de la mise en scène (stage craft) à l’art de gouverner (state craft). Dans son nouvel essai, La Cérémonie cannibale – De la performance politique, il prolonge ce travail de déconstruction de l’exercice de l’Etat, désormais sans souveraineté. La moralisation de la vie politique, la transparence des patrimoines des élus : comment, dans le contexte d’une transformation profonde de la condition politique, sujet de votre nouveau livre, interprétez-vous cette nouvelle obsession ?  Christian Salmon – Lorsque la gauche cesse de faire de la politique, elle fait appel aux valeurs pour se distinguer de la droite. Faute de proposer une alternative politique crédible, elle se paie de mots, de valeurs abstraites et adopte des postures moralisatrices qui sont constamment démenties par les faits. Tartuffe était socialiste. Le deuxième septennat de François Mitterrand a été empoisonné par les affaires. Baudrillard parlait de la gauche divine dans les années 80. A trop se vouloir “divine”, exemplaire, irréprochable, la gauche au pouvoir finit toujours en enfer. C’était l’affaire DSK hier, c’est l’affaire Cahuzac aujourd’hui. Mais loin de faire une

analyse politique de ses erreurs, le PS s’enferme dans le cercle vicieux de la moralisation : faute, expiation, réparation. On accable le fautif et on adopte dans l’urgence de nouvelles règles qu’on brandit comme une preuve de la moralisation en cours. L’affaire de la publication du patrimoine des ministres en est un exemple. C’est une règle que pratiquent déjà la plupart des pays européens. La France ne fait donc que rattraper ses voisins. Mais le contexte dans lequel est adoptée cette mesure transforme une règle “banale” en une réponse exceptionnelle à des faits eux-mêmes considérés comme “hors norme”. Jusqu’à la prochaine incartade ! La gauche perd-elle ses repères avec l’affaire Cahuzac ? Qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ? Qu’est-ce que gouverner à gauche ? C’est une question que nous devons adresser à ceux que nous avons élus mais aussi à nous-mêmes lorsque nous votons pour “la gauche”. Pour Deleuze, c’était une question de perception. “Percevoir d’abord le monde” dans sa globalité : “Savoir par exemple que les problèmes du tiers-monde sont plus proches de nous que les problèmes de notre quartier”, ce qui est devenu évident avec le réchauffement de la planète et le débat sur les OGM qui se prolonge désormais, faute d’être traité, jusque dans notre assiette. Tous les problèmes auxquels sont confrontés les gouvernements se posent à une

Cérémonie d’investiture de François Hollande, le 15 mai 2012

Christian Salmon

“avant, un ministre était entouré de conseillers techniques ; aujourd’hui, il vit et travaille surtout avec son chargé de communication”

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échelle mondiale ou européenne, qu’il s’agisse des stratégies des grands groupes industriels, de la transition énergétique, du problème des dettes souveraines ou des paradis fiscaux. Dans l’affaire de Florange, l’Etat a fait la preuve de son impuissance mais il a été aussi ridiculisé par Mittal. François Hollande a pu dire de monsieur Mittal qu’il n’avait pas de surmoi. La vérité, c’est qu’il est le surmoi de Hollande. La gauche n’a jamais affronté la question de la souveraineté nationale et du rôle de l’Etat. La mondialisation néolibérale a déconstruit l’Etat, elle l’a vidé peu à peu de ses pouvoirs et de ses prérogatives. Plus le politique est impuissant, plus il est volontariste, dites-vous dans votre nouveau livre. C’est ce que j’appelle le “paradoxe du volontarisme impuissant”. L’Homo

politicus fait sans arrêt appel au volontarisme et au potentiel des individus. Il a recours à la rhétorique de la rupture et du changement. Il rejette l’expérience passée pour affirmer sa foi vide en un avenir hypostasié mais sans projets, sans vision. Le changement se suffit à lui-même. “Le changement, c’est m aintenant !” “Yes we can !”… C’est l’apologie du changement pour le changement. La posture du volontarisme est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir. Si cette volonté n’a plus les moyens de s’exercer, le volontarisme ne peut pas être suivi d’effet. Il faut donc qu’il redouble d’intensité, qu’il s’affiche avec plus de force pour se recrédibiliser, démonstration qui va accentuer encore le sentiment d’impuissance de l’Etat.

La place de l’idéologie et des valeurs est-elle vraiment marginale dans cette nouvelle (dé)configuration de la condition politique ? L’idéologie est le discours qui ordonne et hiérarchise des objectifs politiques. Cela suppose que l’on a les moyens de mettre en œuvre ses objectifs selon un certain agenda politique. Cela suppose aussi que l’on a certaines marges de manœuvre, ce qu’on appelle la souveraineté nationale. Depuis trente ans, l’Etat néolibéral s’est dessaisi de ses prérogatives par des abandons de souveraineté. L’Etat fuit de partout. Vers le bas, il abandonne ses compétences aux régions ; vers le haut, il a cédé à l’Europe le contrôle de ses frontières et le pouvoir de battre monnaie. Il subit la pression des agences de notation et des marchés 24.04.2013 les inrockuptibles 27

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“un chef d’Etat surexposé, proche jusqu’à l’obscène, omniprésent jusqu’à la banalisation”

financiers et s’est condamné à seulement observer les multinationales déplacer les pions de leurs investissements. Il subit la concurrence des pays émergents et a soumis sa politique de défense à l’Otan. Est-ce une crise de la souveraineté ou bien une période transitoire avec une souveraineté en pleine transformation ? La souveraineté est un processus complexe, un dispositif à double détente. Une puissance d’agir détenue par le roi ou le souverain et une certaine symbolique de l’Etat. Le dispositif de représentation est ce qui lui permet de se maintenir, d’être présente dans l’espace et le temps, c’est-à-dire dans la continuité du royaume sans avoir à s’exercer. La symbolique du pouvoir, c’est le relais indispensable de la puissance, c’est la persistance rétinienne de la souveraineté. On affiche les portraits du roi, on raconte les récits de la vie à la cour, on imprime son visage sur les billets de banque. On règle ses apparitions publiques, les cérémonies du pouvoir. C’est cette double réalité que la mondialisation néolibérale et la construction européenne ont disloquée. Maastricht c’est la fin du pouvoir de battre monnaie, et Schengen la fin du contrôle des frontières – les deux piliers de la souveraineté nationale depuis la naissance des nations. Résultat de cette dislocation : l’action est perçue comme illégitime et la parole de l’Etat et sa signature ont perdu toute crédibilité.

Denis Allard/RÉA

Lorsd e la primaire socialiste, en octobre 2011

Nous vivons donc une crise de croyance générale… Une crise de crédibilité de la parole publique, une crise de confiance dans la signature de l’Etat. L’affaire Cahuzac est un précipité chimique de cette double crise puisque l’homme qui ment devant l’Assemblée nationale et “aux plus hautes autorités de l’Etat” est aussi de par sa fonction de ministre du Budget le gardien des finances publiques, et donc le détenteur de la signature de l’Etat. C’est pourquoi cette affaire est politiquement sensible et non pas seulement moralement condamnable. Qu’est-ce qui a changé avec l’apparition d’internet et des technologies de l’information ? L’explosion des réseaux sociaux comme Twitter, l’apparition des chaînes du tout-info ont pulvérisé le temps politique. La course à la mobilisation des audiences s’est accélérée. Nous vivons dans une ébullition informationnelle qui interdit toute prise de distance, toute délibération. Avec la télévision par câble, l’Homo politicus est soumis à une obligation de performance vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Internet le plonge dans un espace performatif où chacun doit imposer son récit. L’homme politique n’a plus le monopole du récit national. Toute la symbolique du souverain s’effondre ; l’incarnation du royaume dans la personne du roi va être remplacée par

une exhibition sans répit de l’homme politique. De Clinton à Sarkozy, en passant par Blair, Bush et Obama, apparaît sous la loupe des nouveaux médias un chef d’Etat surexposé, proche jusqu’à l’obscène, omniprésent jusqu’à la banalisation, et dont la téléprésence confine à la dévoration médiatique. On est passé de l’incarnation à l’exhibition, du double corps du roi au corps augmenté des téléprésidents. C’est le corps en sueur d’un Sarkozy. C’est le corps spectral d’un Berlusconi. C‘est le corps amaigri d’un Hollande. C’est la longue silhouette d’un Obama, aussi fine qu’un logo. Les hommes politiques se virtualisent, deviennent des sortes d’anges numériques, de valeurs boursières, dont la cote dans les sondages est extrêmement volatile. Ils sont soumis à une obligation de performance. Ils doivent changer la perception que les gens ont de l’efficacité de l’action politique. Vous opposez donc la performance à la d émocratie ? Selon Foucault, la démocratie, c’est un certain état de la délibération publique, les conditions d’un “parler vrai”, d’un dire vrai que les Grecs nommaient la “parrêsia”. Ce n’est pas seulement un problème d’honnêteté mais aussi un problème d’acoustique, de réglage des conditions d’exercice de la parole publique. La démocratie suppose le droit de parler librement mais aussi la possibilité de convaincre,

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d’exercer son ascendant. C’est un acte de vérité politique qui passe par la discussion, le dissensus, ce qui suppose un certain courage. Mais Foucault nous alertait : la parrêsia n’est pas la performance. La performance politique est un dispositif qui permet à un énoncé de se réaliser. Il suppose le consensus, pas le dissensus. Et donc de se rallier à l’état de l’opinion, ce qui implique une attitude de flexibilité, d’adaptation, pour ne pas dire d’opportunisme. De purs actes démocratiques sont-ils encore p ossibles ? Lorsque Christiane Taubira ramène le débat sur le mariage pour tous des chaînes du tout-info vers le Parlement, et qu’elle déploie en son enceinte un langage de vérité et de conviction, elle opère un changement de scène et de paradigme politique qui relève du réveil démocratique. Lorsque Foucault parle de la crise du politique dans les démocraties athéniennes au tournant du Ve et du IVe siècle avant J.-C., il évoque le changement de la scène politique ; on passe de l’agora à l’ecclesia, de la place publique à la cour du souverain. Jean-Luc Mélenchon a choisi de faire le chemin inverse pendant sa campagne de 2008, il ramenait le débat sur la place publique. Ses discours en faveur des étrangers ont opéré un puissant changement de paradigme par rapport à l’instrumentalisation par la droite du débat sur l’identité nationale. Cela supposait du courage. Et cela fut entendu. C’est toute la différence entre l’événement et la performance. Jacques Derrida en parlait très bien : une performance, c’est un acte “citationnel”, qui reproduit à l’identique les conditions et des paroles reconnaissables. L’événement, lui, surgit et fait surgir des images nouvelles, des langages inconnus. Il surprend le narrateur au cours de son récit comme la terre au loin apparaît au navigateur. C’est ce que ne comprennent pas la cohorte des communicants qui ont envahi les bureaux des ministères. Ils singent l’événement. Ils courent après leur propre message. Ce sont des navigateurs immobiles. Que devient la communication dans cette désacralisation de la fonction politique ? Plus l’Etat est “insouverain”, plus les communicants prennent de l’importance

et cannibalisent le politique. Dans son livre sur les sociétés sans Etat, Pierre Clastres définissait le rôle du chef comme une autorité sans pouvoir, une parole sans pouvoir de commandement. Il le définissait comme un mannequin du pouvoir. L’Etat ayant perdu beaucoup de ses prérogatives, le chef d’Etat est de plus en plus un homme qui parle, raconte des histoires. Ses missions régaliennes ? Rassurer, redonner confiance, conjurer la spirale de l’incrédulité. Avant, un ministre était entouré de conseillers techniques ; aujourd’hui, il vit et travaille surtout avec son chargé de communication ; plus de 50 % de son temps est consacré à occuper une place dans les médias. Une logique de “réapparition” spectrale, de persistance et de survie médiatique. La puissance de la communication est l’envers de l’impuissance politique. La communication politique seraitelle ainsi un vice de la démocratie ? Ce n’est pas un vice mais simplement un effet de système. Il faut des personnages qui règlent la performance ; vous ne faites pas une pièce de théâtre sans éclairagiste ; ce ne sont pas seulement des conseillers, des gourous, des Raspoutine qui donnent des recettes et rédigent des éléments de langage mais des metteurs en scène, des prestidigitateurs dont la mission est de faire réapparaître le spectre des hommes politiques menacés de disparition. La scène de cette dévoration c’est la télévision et ses apparitions y sont attendues, guettées, comme celles d’un fantôme ou d’un revenant. D’où la régie scrupuleuse qui préside à la mise en scène de cette cérémonie cannibale dans laquelle apparition et dévoration vont de pair. En vérité, l’homme politique est peut-être en train de disparaître. Non pas à la sauvette, ni même de manière lente et inaperçue, comme l’extinction d’une espèce. Il disparaît au vu et au su de tous, au comble de son exposition, dans une surexposition médiatique par une sorte de dévoration. Pour paraphraser une formule de Martin Amis, on pourrait dire de lui “He has vanished into the front page”. Il a disparu à la une. La Cérémonie cannibale – De la performance politique (Fayard), 154 p., 12 € 24.04.2013 les inrockuptibles 29

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où est le cool ? spécial denim par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri



t si c’était lui, le vêtement idéal ? Robuste, accessible, capable de fédérer au-delà des modes, des classes sociales, des genres ? En 2013, on ne devrait en tout cas voir que lui – sous toutes les formes (gilet, chemise, sac, chaussures…) et toutes les couleurs (du brut au plus délavé en passant par le plus extrême acid wash). Depuis les fifties et sa réappropriation par les teenagers, le jean semble traverser les modes et les époques avec une fluidité et une versatilité hors du commun. Un succès qu’il doit en partie à sa couleur bleue, la préférée du monde occidental depuis l’entre-deux-guerres, la moins marquée symboliquement, et qui n’agresse pas l’œil (à la différence du rouge). Mais plus que bleu, le jean est indigo : une couleur instable, changeante, sensible aux frottements, à l’usure, qui confère à ce vêtement une organicité érotique – ce que Levi’s comprendra parfaitement en exploitant le filon dans les années 80 avec une série de spots torrides (on se souvient avec émotion du strip-tease de Nick Kamen dans une laverie). Au-delà de cette particularité chromatique, le jean tire sa force de sa nature profondément conflictuelle : il est, comme le qualifie l’historien Michel Pastoureau, un “vêtement protestant”, solide, sobre et confortable, tenté par l’uniforme en même temps que le symbole d’une émancipation qu’en feront les étudiants, les mouvements contestataires, féministes et les subcultures musicales à partir des années 50. Objet de toutes les projections, le jean est aussi le support, quasi infini, de toutes les réinterprétations. Porter un jean, c’est dire sa différence et son inclusion, son refus de l’ordre social et sa capacité à se fondre dans le moule. On n’en a pas fini avec le jean, et c’est tant mieux. 30 les inrockuptibles 24.04.2013

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1. chemise EtudesS tudio 2. robe sans manches Acne 3. mocassins GoodG uys 4. jeanA ries 5. page extraite du fanzine de l’artiste Andreas Samuelsson, Red, Green, Blue and You 6. sac à dos DusenDus en 7. casquette sans visière Perfect 69

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Clare Shilland/ www.goodhoodstore.com

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1. robe Assembly New York 2. gilet sans manches Lee 3. robe Rachel Comey 4. Cinq tenues en chambray. Campagne de la marque Complements, été 1983, photo d’Oliviero Toscani ; page extraite du livre Marithé + François Girbaud (La Martinière)

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Oliviero Toscani pour Marithé & François Girbaud

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wanted David Lynch Depuis 2006 et l’échec cuisant d’Inland Empire, le réalisateur de Sailor et Lula et de Mulholland Drive n’a sorti aucun film. Pourtant, David Lynch est omniprésent dans tous les champs artistiques. Enquête sur sa nouvelle vie. par Romain Blondeau photo Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles

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Pendant le Festival international du film policier de Beaune, avril 2013

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l faut être rapide pour le suivre. Après une brève escale fin mars à Beaune, en Bourgogne, où un festival de cinéma lui rendait hommage et où il se montra dans des dîners organisés par les notables du coin, David Lynch a supervisé une vente de ses lithographies au Japon et une exposition de ses peintures sur porcelaine à Paris. Au téléphone, chaque jour, il réglait les derniers détails avec ses assistants, vérifiait les scénographies et contrôlait ses affaires en cours à Los Angeles. C’est son quotidien d’“artiste global” tel qu’il se définit lui-même, sa vie de créateur multiple qu’il mène depuis quelques années, circulant de la musique au design, de la peinture à la publicité. Aujourd’hui, à 67 ans, David Lynch n’a jamais été aussi occupé, son nom jamais aussi exploité. Et pourtant quelque chose manque encore à son actualité, l’essentiel diront certains : le cinéma. En septembre 2013, il n’aura plus tourné de long métrage depuis sept ans, rien depuis le crash Inland Empire (2006). Après dix films, quatre nominations aux oscars, une Palme d’or en 1990 pour Sailor et Lula et une œuvre majeure qui allait durablement influencer son époque (Mulholland Drive), David Lynch s’est peu à peu éloigné du cinéma, laissant derrière lui beaucoup de doutes et de questions sans réponse. “faire la nique à Hollywood” Pour comprendre ce qui a mené le cinéaste à cette retraite anticipée, il faut remonter bien avant son dernier film à ce jour, au début des années 90. A cette époque, David Lynch se sent isolé à Hollywood, où il n’oublie pas la production chaotique de Dune (1984) et ne supporte plus de devoir négocier en permanence ses contrats pour obtenir la liberté de création à laquelle il aspire. Il se rapproche alors de la France par l’intermédiaire d’un homme, Pierre Edelman, un ancien journaliste devenu producteur dans la société de Francis Bouygues, Ciby 2000, qui lui signe un contrat avantageux pour trois films à partir de Twin Peaks (1992) et le mettra ensuite en relation avec un autre producteur français, Alain Sarde, puis avec StudioCanal. David Lynch finance depuis lors tous ses films en majorité entre la France et sa propre société, Asymmetrical Productions, bénéficiant ainsi d’un contrôle absolu sur ses projets. Mais à mesure qu’il gagne en indépendance, le cinéaste, étrangement, se radicalise. En 2001, lorsque le groupe StudioCanal rachète à la chaîne américaine ABC les droits du pilote de sa série Mulholland Drive pour en faire un long métrage,

Lynch s’enferme dans un culte du secret et refuse de livrer à ses producteurs français la moindre information sur le projet (la légende veut qu’il ait envoyé un scénario sous scellés et exigé qu’il soit détruit après tournage). “Il était très content à ce moment-là d’avoir fait la nique à Hollywood grâce à StudioCanal, qu’il voyait comme un bienfaiteur, un sponsor qui lui passerait tout”, se souvient Pierre Edelman. Quatre ans plus tard, en 2005, alors qu’il prépare Inland Empire, il va pousser la logique encore un peu plus loin : il veut faire le film seul, sans communiquer le scénario ni le budget réel à ses producteurs, StudioCanal et un financier polonais. Il s’isole des mois avec ses acteurs et sa femme de l’époque, Mary Sweeney (également monteuse et productrice), pour tourner ce qui se révélera plus tard une œuvre malade, son film le plus extrême, un trip sensoriel et opaque à travers les rêves et mondes parallèles. Lorsque l’on découvre enfin le film chez StudioCanal, c’est la panique. Personne ne comprend Inland Empire, ni ce qui a poussé son auteur à réaliser un film aussi tordu, invendable. “Ils étaient furieux du résultat, se rappelle Brahim Chioua, le fondateur de Wild Bunch et producteur d’Une histoire vraie et de Mulholland Drive. Mon sentiment est que David Lynch voulait se venger d’avoir fait deux précédents films plus accessibles et narratifs, qu’il lui fallait aller à l’extrême pour ne pas se compromettre.” A sa sortie en 2007, Inland Empire provoque un rejet massif, et devient l’un des plus grands échecs du cinéaste avec 4 millions de dollars de recettes mondiales, contre 20 millions pour Mulholland Drive. “David est resté de marbre, il a tout fait pour ne pas paraître affecté”, se souvient Pierre Edelman. Il ne parle pas mais ses proches le savent : quelque chose s’est brisé chez le cinéaste, qui allait désormais se consacrer à une tout autre vie, loin des tournages et des affres de la production. un nouveau cycle de création Tout s’est passé en réalité comme si David Lynch avait déjà prémédité sa sortie de scène. En plein montage d’Inland Empire, il reçoit chez lui la visite du directeur général de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Hervé Chandès, qui a appris que le cinéaste était également peintre. “Je voulais découvrir son travail, sans intention particulière, se souvient-il. Il m’a montré son atelier, ses dessins, et puis j’ai vu un grand tableau dissimulé dans son garage. Ça a été un choc : je lui ai proposé tout de suite de monter une exposition à Paris.” David Lynch accepte alors la proposition, qu’il perçoit sûrement comme

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avec le rejet massif d’Inland Empire, quelque chose s’est brisé chez le cinéaste qui allait désormais se consacrer à une tout autre vie loin des tournages Dans l’atelier de lithographie Item, à Paris, où il se rend deux fois par an pour des séances de travail de quinze jours

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Alexandre Guirkinger

David Lynch est devenu un artiste “qui existe”, selon son éditeur. Ce qui lui manque encore, c’est une vraie reconnaissance dans le milieu de l’art

En 2011, David Lynch fait le design d’un club parisien, le Silencio (ci-dessus). En 2012, il crée une suite à l’hôtel Lutetia de Paris présentant certaines de ses œuvres (ci-contre)

une alternative à ce monde du cinéma dans lequel il semble avoir atteint un point de non-retour. Il veut renouer avec sa première passion, la peinture, qu’il étudiait dans les années 70 et n’a jamais vraiment abandonnée. “Même dans les périodes où son temps était consacré aux films, l’art n’a jamais été une activité annexe dans sa vie, confirme Hervé Chandès. Mais là, il avait un désir nouveau, il sortait d’Inland Empire et m’a dit : ‘C’est bien, je vais enfin avoir du temps pour peindre.’” En mars 2007, l’exposition The Air Is on Fire révèle au monde la face B de David Lynch, qui ressent le moment comme une libération. “Il m’a confié que ça avait débloqué quelque chose chez lui, que ça lui a permis de mesurer la dimension de son œuvre, note le directeur de la Fondation Cartier. Il avait besoin de cette mise à distance, montrer son travail lui a été profitable et ça a été le déclencheur d’autres initiatives, ici et là.” L’exposition voyage alors partout en Europe, David Lynch rencontre des curateurs et commence à envisager plus sérieusement son activité d’artiste plasticien. Il découvre aussi l’atelier de lithographie Item à Paris, qu’il élira bientôt comme sa résidence secondaire de travail. “Il a d’abord essayé quelques lithographies et prenait plaisir à retrouver ses sensations de peintre, se souvient le directeur des lieux, Patrice Forest, devenu son éditeur. David est entré ici dans un cycle de création, où toutes ses images qui étaient enfouies sont remontées à la surface.” Et le cycle ne s’est jamais interrompu : chaque année depuis 2007, David Lynch se rend ainsi deux fois à l’atelier Item pour des séances de travail de quinze jours. Le reste du temps, il le passe dans son atelier à Los Angeles, installé chez lui sur un flanc de montagne, où il s’essaie à toutes les disciplines : la peinture, l’aquarelle, le travail sur bois, la sculpture ou la photographie… Comme s’il avait souffert de frustration pendant toutes ces années consacrées au cinéma, David Lynch n’a plus arrêté de créer,

retrouvant dans ces nouveaux outils “une impulsion et une immédiateté qui lui faisaient défaut sur les tournages, où la pression est plus forte”, souligne Patrice Forest. “Je crois qu’il a estimé qu’il était arrivé au bout de ce qu’il voulait faire au cinéma, qu’il a trouvé dans ces nouvelles aventures artistiques quelque chose de plus important et épanouissant pour lui”, ajoute Brahim Chioua. Aujourd’hui, David Lynch est devenu un artiste “qui existe” selon son éditeur. Il a exposé à peu près partout dans le monde, a reçu en 2010 le Goslar Kaiserring, prix d’art moderne pour l’ensemble de sa carrière, attribué dans le passé à Max Ernst ou Victor Vasarely. Il a aussi trouvé son propre marché, étroit mais en expansion, composé d’acheteurs plutôt jeunes situés en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis. Ses lithographies se vendent autour de 1 800 euros, ses dessins entre 6 000 et 7 000 euros et les prix de ses tableaux varient selon la taille entre 40 000 et 150 000 euros. Ce qui lui manque encore, c’est une cote et une vraie reconnaissance dans le milieu de l’art, observe Patrick Steffen, le rédacteur en chef de la revue spécialisée Flash Art à Los Angeles : “Son travail suscite une curiosité parce que c’est David Lynch, et que les gens aiment le cinéaste, mais au fond toute son activité d’artiste paraît secondaire. Il est très peu présent dans les revues d’art contemporain, il n’y a jamais de reviews de ses expositions, et tout le monde s’accorde plus ou moins pour dire que ses œuvres n’ont pas la sophistication de ses films.” la marque Lynch Mais, à en croire ses collaborateurs, David Lynch ne court pas après la popularité dans la nouvelle vie qu’il mène loin du cinéma. “Il est comme un jeune artiste qui débuterait, qui n’hésiterait pas à passer d’une discipline à l’autre avec le même enthousiasme”, note la créatrice de mode Agnès B, qui l’habille depuis vingt-cinq ans.

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En 2009, il expose aux Galeries Lafayette une série d’installations (ci-dessus, Femmes d’influence)

Ce qui le motive, c’est “l’expérimentation”, précise Dean Hurley, son assistant pour la musique avec qui il a composé un album sorti à la surprise générale en 2011, Crazy Clown Time. “C’est le concept majeur dans son travail, celui qui détermine tout ce qu’il fait : il est ouvert aux expérimentations et à toutes les idées. David ne dit jamais : tiens, je vais faire un album ou peindre. Il laisse le travail dicter son rythme.” Même l’un de ses plus fidèles collaborateurs, Angelo Badalamenti, qui a composé la musique de la plupart de ses films, s’étonne encore de l’énergie avec laquelle David Lynch mène sa carrière : “Tous les jours, il se met à son studio pour expérimenter des musiques, il est infatigable dans sa recherche de nouveauté, c’est un artiste totalement décomplexé.” Et dans cette fièvre créatrice qui l’a occupé ces dernières années, le cinéaste ne s’est refusé aucune expérience, quitte à parfois surprendre. On l’a vu ainsi réaliser une installation exposée en vitrine pour les Galeries Lafayette en 2009 (Machines, Abstraction and Women) ; dessiner une bouteille de champagne en édition limitée pour la marque Dom Pérignon

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(The Power of Creation) ; faire le design d’un club parisien, le Silencio, et de son extension à Miami ; lancer sa propre marque de café en vente sur internet. Tout part à chaque fois d’“un coup de cœur” pour l’idée ou le lieu et d’une condition non négociable : sa totale liberté d’action. “C’est un contrat de confiance qui l’intéressait, on lui offrait une carte blanche sans impératif d’image ni de promotion”, explique Guillaume Houzé, le directeur du mécénat aux Galeries Lafayette avec qui le cinéaste a travaillé pendant un an et demi à l’élaboration des vitrines, réglant chaque détail par téléphone lorsqu’il ne pouvait pas être à Paris. Ce qui intéresse les marques, principalement de luxe, c’est l’image de David Lynch, sa signature identifiée à une forme d’étrangeté et de modernité. “On ne parle pas en termes comptables de ventes sur ce genre de collaboration, mais plutôt d’événement : ça crée un buzz, une excitation autour de la marque, note le chef de cave de Dom Pérignon, Richard Geoffroy. David Lynch, lui, y trouverait un moyen de multiplier ses engagements artistiques sans pour autant se compromettre, selon sa collaboratrice Marina Girard,

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David Lynch a déjà tenté de refaire un film en 2011 : il voulait réaliser son arlésienne, Ronnie Rocket, un projet vieux de vingt-cinq ans

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qui gère ses droits et négocie certains de ses contrats comme celui du Silencio. “David travaille depuis longtemps dans la publicité, notamment à la télévision, mais il n’est pas guidé par une logique de marketing, assure-t-elle, ce n’est pas un banal produit. Tout ce qu’il fait suit une ligne intérieure très grande, il ne s’implique sur un projet que s’il a un réel désir pour lui.” Un autre facteur, plus prosaïque, pourrait néanmoins expliquer, selon Pierre Edelman, cette hyperactivité : l’argent. “Il y a une raison très simple à tout ce qu’a fait David ces derniers temps : il vit à Los Angeles dans une immense propriété où il a fait construire un studio d’enregistrement, il travaille à l’année avec beaucoup d’assistants pour la musique, ou la gestion de ses droits. Tout ça a un coût qu’il doit amortir en poussant ses activités commerciales.” Brahim Chioua précise : “Il n’a pas eu de succès qui lui permette de se mettre à l’abri, à part Une histoire vraie grâce auquel il a dû bénéficier de remontées de profits au début des années 2000. Il est donc obligé de faire ces opérations de pub pour gagner sa vie.” Depuis qu’il a arrêté le cinéma, David Lynch a aussi vu certains de ses revenus sensiblement baisser : l’exploitation de ses films a subi la crise du marché vidéo, et il n’a plus tourné de spots publicitaires à la télévision (pour lesquels il lui arrivait de négocier des contrats autour de 300 000 euros) depuis son dernier film pour Dior il y a trois ans. Il ne peut pas non plus compter sur les ventes de ses œuvres d’art, encore trop faibles, ni sur les profits de son album, dont il n’a écoulé que 15 000 exemplaires en vente physique aux Etats-Unis (soit autant qu’en France, digital inclus). Si David Lynch a autant besoin d’argent, c’est aussi qu’il s’est investi à corps perdu dans une autre aventure : la méditation transcendantale (TM). Après des années à pratiquer cette technique de relaxation en privé, il annonçait en 2005 la création d’une fondation destinée à financer l’apprentissage

de la TM dans les écoles et auprès des populations à risques. Une fondation à laquelle il aurait versé près de 700 000 dollars en fonds propres depuis sept ans, et dont il est devenu au fil du temps une sorte de gourou médiatique, multipliant les interviews, conférences, ou publiant un livre sur le sujet (Catching the Big Fish). “Il ne voulait pas devenir un ambassadeur de la TM au début, mais il a pris conscience de l’importance de notre action, et puis c’est dans le tempérament de David : il s’implique sans limite dans un univers, qu’importe le temps et l’énergie que ça lui coûte”, explique le directeur de sa fondation, Bob Roth. Une implication qui aura contribué à éloigner David Lynch du cinéma ces dernières années, même si Pierre Edelman préfère y voir “une sorte de thérapie”, grâce à laquelle “il aurait trouvé un apaisement, une sérénité”. un retour manqué Aujourd’hui, David Lynch serait un homme changé selon son entourage : il s’est remarié pour la quatrième fois en 2009 avec la jeune actrice Emily Stofle, avec qui il a eu son quatrième enfant, et il paraît désormais très loin de l’agitation d’Inland Empire. Après des années d’expérimentations, de méditation et de découverte des autres arts, toutes les conditions seraient donc réunies pour qu’il revienne enfin au cinéma. Toutes sauf une : l’industrie ne semble plus très favorable aux réalisateurs de son espèce. Car David Lynch a en réalité déjà tenté de refaire un film, en 2011 : il voulait réaliser son arlésienne, Ronnie Rocket, un projet vieux de vingtcinq ans qu’il avait écrit après Eraserhead, une enquête policière surréaliste qui imaginait le kidnapping d’un nain rockeur dans une ville industrielle des années 50. Ses producteurs français, Pierre Edelman et Alain Sarde, étaient à l’époque engagés sur le projet, estimé entre 25 et 30 millions d’euros, mais ils n’ont jamais réussi à finaliser le budget.

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Lynch cinéaste

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“David fait partie de ces cinéastes radicaux, ceux qui font des choix très forts au niveau de leur histoire et de leur casting, que les modes de financement actuels ne prennent plus en compte, regrette Alain Sarde. Il est en train de devenir l’équivalent d’un Godard aux yeux des décideurs, alors qu’il est encore capable de faire des entrées.” Selon Brahim Chioua, la difficulté viendrait aussi des conditions imposées par David Lynch dans un contexte économique fragilisé : “Il a voulu revenir avec un projet trop lourd, trop ambitieux. Il ne fait aucune concession pour alléger les coûts. Avant il faisait des films à moins de 12 millions d’euros et il y avait un marché pour ça, alors qu’aujourd’hui il n’a plus que deux solutions s’il veut refaire du cinéma : soit il se fait financer par le système français (un achat d’une télévision, des préventes, des apports variés – ndlr), soit il trouve un producteur mécène aux Etats-Unis comme Megan Ellison (productrice de Paul Thomas Anderson ou Harmony Korine – ndlr).” Mais alors qu’ils auraient pu abdiquer, ses producteurs français ont continué d’insister pour que David Lynch renoue avec le cinéma, jusqu’à ce que la situation se débloque il y a peu. Si rien n’a encore vraiment filtré sur la nature du projet, le réalisateur ayant imposé un silence total à son équipe, on sait désormais qu’il a un nouveau film en préparation. “Le prochain sera un retour au grand cinéma hollywoodien, dans la vision de David Lynch bien sûr”, concède Alain Sarde, qui préfère rester discret sur l’avancement des négociations. En cours de financement (on parle d’un budget avoisinant les 15 millions d’euros), le projet est arrivé jusqu’au bureau de Brahim Chioua, à Wild Bunch. Réponse de l’intéressé : “J’ai dit à Alain que nous, dans le contexte actuel, on ne peut pas s’engager dans une production pareille.” Le feuilleton David Lynch n’est donc pas tout à fait terminé.

En 2010, il lance sa propre marque de café, en vente sur internet (1). En 2012, il signe un packaging en édition limitée pour la marque Dom Pérignon (2). En 2013, pour les 150 ans des porcelaines Bernardaud, il crée un coffret de douze assiettes, The Boundless Sea (3)

1977 Eraserhead Premier long métrage de Lynch. Le quotidien d’un jeune homme halluciné en visions noir et blanc à la stylisation extrême. Un héros les cheveux dressés comme par effroi, en phase avec l’esthétique punk en pleine explosion. Culte immédiat. 1980 Elephant Man Lynch ne lâche pas sur le noir et blanc mais investit une forme narrative plus classique et le genre du film victorien en costumes. L’itinéraire poignant d’un homme muté en monstre de foire lui vaut son premier grand succès public. 1984 Dune Ça se passe mal. Le producteur Dino De Laurentiis ouvre les vannes à fric pour financer l’adaptation des classiques SF de Frank Herbert. Avec sa narration polyphonique en voix off, sa belle lenteur ouatée, le film déconcerte, se plante au box-office et dégoûte Lynch des studios. 1986 Blue Velvet Il se refait avec un petit film noir, ramassé, cinglant, hypercontemporain, qui ressuscite Dennis Hopper et magnifie la nouvelle Mme Lynch, Isabella Rossellini. 1990 Sailor et Lula Un road-movie braillard où Nicolas Cage porte impeccablement la veste en serpent. Avec ses deux derniers films, Lynch devient le cinéaste le plus rock de la planète. Palme d’or à Cannes. 1990 Twin Peaks Coécrit avec Mark Frost, cette enquête de l’agent Dale Cooper, interprété par le magnétique Kyle MacLachlan, tient en haleine un public souvent condescendant avec la télé et invente la forme de la série moderne. En 1992, la série devient un film, le plus abscons de son auteur. 1997 Lost Highway Une pause de cinq ans et un retour fracassant avec un thriller schizo qui plonge la tête la première dans la spirale sans fin de Vertigo (Hitchcock, 1958). Inoubliable générique sur la ligne jaune d’une autoroute tandis que s’élève le vibrato de Bowie (I’m Deranged). Chef-d’œuvre. 1999 Une histoire vraie Produit en partie par Disney, le film le plus classique de son auteur. Un road-movie à deux à l’heure au volant d’un motoculteur. 2001 Mulholland Drive Dix ans après Twin Peaks, ABC commande une nouvelle série à Lynch, qui présente un pilote. Perplexe, la chaîne annule la commande. Lynch complète son pilote et livre une éblouissante réflexion sur la fiction, le cinéma, l’inconscient et le désir. Le talisman cinéphilique absolu du XXIe siècle naissant. 2006 Inland Empire Lynch saccage son chef-d’œuvre Mulholland Drive, peut-être trop séduisant, trop glamour à ses yeux, et lui appose un double cauchemardesque, sidérant, interminable et vociférant. Et puis ? A ce jour plus rien. Plus aucun film en tout cas. Jean-Marc Lalanne 24.04.2013 les inrockuptibles 41

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“le cinéma d’auteur est mort” Rencontre avec le sphinx à poil gris, au Festival de Beaune qui lui rendait hommage. recueilli par Romain Blondeau photo Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles

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ous avez tissé un lien particulier avec la France depuis votre première exposition à la Fondation Cartier, en 2007. Quelle est la nature de ce lien, et que trouvez-vous ici qui vous fasse défaut à Los Angeles ? David Lynch – En réalité j’étais connecté à la France bien avant cette exposition. C’est un endroit très important pour moi, où tout est une forme d’art, où l’on trouve les plus grands protecteurs des arts et aussi les plus grands cinéphiles. Beaucoup de gens, ailleurs dans le monde, aiment le cinéma et tentent de le défendre, mais jamais autant qu’en France. Chez vous, on va au cinéma pour voir différents types de films, alors que dans la majorité des autres pays, ce sont les blockbusters qui attirent les spectateurs. Vous souffrez de ce déclin de la cinéphilie ? Oui, énormément. Le cinéma d’auteur est mort, c’est fini. Sauf à Paris. Et qu’est-ce qui aurait provoqué cette “mort” du cinéma d’auteur ? Il y a plusieurs raisons qui peuvent l’expliquer, et d’abord la manière dont on voit les films. Internet a changé notre rapport au cinéma. Depuis quelques années, j’observe qu’il est devenu très difficile de financer et de montrer

le cinéma d’auteur. L’argent joue un rôle si important, il finit par tout empêcher. C’est un cercle vicieux : les propriétaires de salles de cinéma veulent attirer le plus de gens dans leurs multiplexes, donc ils vont programmer le type de films que la majorité des spectateurs réclame. Et cette majorité veut des blockbusters. Il n’y a plus de place dans cette logique pour le cinéma d’auteur, parce qu’il ne rapporte plus d’argent aux salles. Cette situation fragilise le travail de tous ceux qui tentent de financer un autre cinéma, un cinéma créatif, et qui n’ont pas l’assurance de pouvoir montrer leur film, donc d’obtenir un retour sur investissement, de revoir leur argent. Le cinéma d’auteur est devenu un business vraiment risqué. Pour Inland Empire en 2006, vous aviez tenté de tout prendre en charge, de la production à la distribution du film aux Etats-Unis. Pourriez-vous refaire ce genre d’expérience aujourd’hui ? Je ne crois pas, simplement parce que je n’ai pas fait du bon boulot. Inland Empire faisait plus de trois heures, personne ne l’a compris, donc il n’y avait aucun potentiel commercial dans toute cette aventure. C’était le début du changement dont je vous parlais, où l’espace réservé à ce type de films commençait à diminuer. Inland Empire n’a quasiment pas été montré aux Etats-Unis.

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“je ne suis pas bon musicien, plutôt très bon non-musicien” Vos producteurs français Alain Sarde et Pierre Edelman m’ont confirmé que vous aviez un nouveau projet de long métrage, actuellement en préparation. Pouvez-vous me dire de quoi il s’agit ? Non, je ne peux pas. Je ne sais pas si le film se fera, donc on verra. Vous avez déjà écrit quelque chose ? (un peu excédé) Peut-être, je ne sais pas. Vous menez aussi de front plusieurs activités depuis quelques années, dans la peinture, le design, la photographie. Récemment, c’est à la lithographie que vous avez consacré le plus de temps. Que représente pour vous cette nouvelle discipline, que vous inspire-t-elle ? Vous savez, il y a toute une variété d’outils pour l’expression, et la lithographie en est un – différent selon qu’on la pratique sur une plaque de cuivre ou sur pierre. Ces différences sont magnifiques, et l’important est la façon dont les outils vous parlent, ce qu’ils suscitent en vous. Les idées viennent du dialogue que vous établissez avec les outils, la matière, les couleurs, à partir desquels les choses vous arrivent. L’aquarelle, la peinture, le bois, la pierre : toutes les idées viennent de ces éléments que l’on appréhende différemment. Et quel que soit l’outil travaillé, c’est une recherche excitante. Vous travaillez à l’atelier Item de Paris, où d’illustres artistes (Picasso, Matisse) sont passés. Cet environnement est-il important ? Ressentez-vous le besoin de vous inscrire dans une histoire de l’art ? Bien sûr, il y a dans cet endroit magnifique une atmosphère, un cadre, quelque chose dans l’air qui est propice à la création, qui vous stimule. Mais je pourrais tout aussi bien y travailler en ignorant que certains artistes sont déjà venus ici, qu’ils ont déjà touché ces pierres. Appartenir à une communauté d’artistes, à une école ou à une tradition, tout cela ne me préoccupe pas vraiment. Je ne m’intéresse pas à l’histoire, mais au présent de l’art, à son futur. Et j’ai toujours travaillé de manière solitaire. Vous peignez tous les jours ? J’essaie en tout cas, dans un atelier que j’ai aménagé chez moi à Los Angeles, dont une partie est à l’intérieur et l’autre en extérieur. J’aimerais peindre tous

les jours, le plus possible, mais c’est comme en musique ou en photographie : tout dépend du moment où l’idée survient. Récemment, j’ai surtout travaillé la photographie, des expérimentations sur des négatifs issus de techniques de photogravure. Est-ce important pour vous d’exposer votre t ravail ? Si l’occasion se présente, alors tant mieux. Lorsque vous finissez un film, vous ne pouvez pas vous contenter de le garder pour vous, vous ressentez le besoin de le montrer. C’est la même logique en peinture, en photographie, ou quelle que soit la discipline. Mais on ne travaille pas pour ces raisons. Le contact avec la salle de cinéma, les spectateurs, vous manque-t-il ? Non, pas du tout. Comme je l’ai dit, je préfère rester chez moi. Ce que j’aime le plus, c’est créer, faire les choses. Je ne pense pas en termes de succès, de box-office, de chiffres, ce serait la pire façon de procéder. La seule manière valable de créer, à mon sens, c’est de trouver une idée, d’en tomber amoureux, et de s’impliquer pleinement pour sa réalisation. C’est cela qui suscite une réelle excitation. D’où vous viennent ces idées ? C’est une chose magique. Je crois profondément que tout vient de ce qui nous entoure (indiquant de ses mains le paysage), de tous ces éléments unifiés. Donc je pense qu’il y a des millions d’idées qui circulent mais que les hommes ignorent, jusqu’à ce qu’elles finissent par imprégner notre conscience. Et lorsque l’idée parvient enfin à l’esprit, boum ! Vous la voyez, vous la sentez, vous la touchez, quelque chose se passe. Vous pouvez avoir de nombreuses idées en tous genres dans une même journée, mais une seule se révèle être vraiment spéciale. Si c’est une idée de cinéma, il faut alors la considérer comme un fragment de ce qui pourrait être, plus tard, un long métrage. Et autour de cette idée, d’autres s’agrégeront pour donner la forme finale du film. C’est comme ça que je travaille. Restez-vous attentif à l’actualité du cinéma ? Y a-t-il un film, récemment, que vous ayez retenu ? Non pas du tout. Je ne regarde pas de films. Mais vous savez, je ne l’ai

jamais fait, je n’ai jamais été vraiment cinéphile, je ne suis pas Martin Scorsese ! Ce que j’aime, c’est seulement fabriquer les films. Vous avez joué votre propre rôle dans deux épisodes de la saison 3 de la série Louie, diffusée l’année dernière aux Etats-Unis. La création télévisée vous intéresse ? J’aime beaucoup les séries, Breaking Bad, Mad Men…Ce qui m’attire, c’est le principe d’une histoire évolutive, l’idée d’avancer encore et toujours, de voir où cela peut nous mener. J’ai travaillé dans le passé avec la chaîne ABC sur Twin Peaks, et plus tard Mulholland Drive, dont  ils avaient détesté le pilote, qui est finalement devenu un long métrage. Mais à l’époque, c’était une télévision différente. Celle d’aujourd’hui m’apparaît comme une alternative possible à la disparition du cinéma d’auteur. En 2012, vous avez sorti Crazy Clown Time, premier album sous votre nom (après le projet Blue Bob). Vous continuez à jouer de la musique fréquemment ? J’essaie, mais là aussi tout dépend des circonstances, du temps. J’aime composer de manière très libre, faire des prises instinctives, expérimenter des sons. La musique a ce pouvoir que l’on accorde au cinéma : elle charrie des images, des sensations, des vibrations, quelque chose de magique. Mais je ne suis pas réellement un bon musicien, je dirais plutôt que je suis un très bon non-musicien. La musique, l’art pictural, ce sont aussi des moyens d’accéder à ce que vous avez toujours recherché au cinéma : le final cut. Il n’y a personne pour vous dire quoi faire, pour vous limiter… Exactement. La peinture et la musique offrent cette liberté précieuse. De la naissance d’une idée à sa réalisation, rien ne vient altérer le processus. C’est du suicide, c’est absurde de ne pas avoir le final cut au cinéma. Si vous devez faire un film, et l’appeler plus tard “votre film”, alors il faut le réaliser tel que vous le voyez. Dans quel genre de monde n’accorde-t-on pas le final  cut ? Je ne comprends pas comment

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les réalisateurs peuvent vivre lorsque quelqu’un de l’extérieur s’implique dans leur création, modifie leur vision. D’un autre côté, je crois qu’il est important de montrer le film une fois fini à un public – pas nécessairement très nombreux – pour pouvoir ressentir ce qui ne marche pas et corriger certaines choses. Mais ne pas avoir le final cut, c’est horrible, c’est une humiliation publique, une connerie ! Voilà ce que c’est. Ne craignez-vous pas néanmoins qu’en multipliant toutes ces activités ces dernières années, vous risquiez, à terme, de dissoudre votre identité, qu’il y ait un risque pour votre image ? Peut-être dans le passé. Mais je pense qu’aujourd’hui, ces manières de penser restrictives n’existent plus. Les gens peuvent faire plusieurs choses, et vous devez avoir la liberté d’aller ici ou là, de pouvoir exploiter tous les outils

fantastiques mis à votre disposition. Je ne me pose pas de questions lorsque l’on vient me voir par exemple pour faire le design du Silencio (un club à Paris – ndlr) : j’adore l’espace, la sensation de l’espace, donc c’était stimulant d’imaginer ce qui marcherait dans cet endroit… Que pensez-vous du fait que votre nom soit devenu un adjectif ? Que l’on qualifie de lynchien un film comme Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul, par exemple… (il m’interrompt) Qui ça ? Apichatpong Weerasethakul, un cinéaste thaïlandais récompensé d’une Palme d’or en 2010… Je ne connais pas… Et sur le fait que votre nom soit devenu un adjectif ? Pour des raisons de santé mentale, je ne peux pas me poser ce genre de question. (rires)

Vous avez multiplié les collaborations avec les marques et la publicité, puis commercialisé votre propre collection de café. Peut-on dire que vous êtes aussi un businessman ? Si je suis un businessman, alors je suis probablement le pire. (rires) Lorsque j’ai créé cette société pour le café, l’assurance était de 6 000 dollars. Et j’ai encaissé l’année dernière 7 000 dollars de revenus, donc 1 0+00 dollars de profit ! C’est un business pathétique. Je n’ai lancé cette entreprise que parce que j’ai une passion pour le café, et que l’idée de dessiner le package du produit m’enthousiasmait… Toutes ces activités ont-elles contribué à vous tenir éloigné du cinéma ? Pas vraiment, puisque j’ai toujours fait ça avant, j’ai toujours mené plusieurs activités entre deux films. Je n’ai pas eu d’idée de cinéma durant ces six dernières années et, dans un sens, je crois que je n’ai pas voulu. J’observe la façon dont le monde avance, je veux voir ce qu’il va devenir. Et ce que je pressens ne me rassure pas du tout : le piratage va voler le cinéma comme il a volé la musique. Avant, le cinéma était un événement, il suscitait du désir, c’était un média magnifique. Les gens ont perdu ce sens de l’expérience. Le cinéma a besoin d’être ressenti et vécu d’une certaine manière, dans certaines conditions : isolé dans une salle noire, sur grand écran, avec une qualité de son, toutes choses qui font son pouvoir de fascination. Sur internet, vous pensez voir le même film, mais vous n’en apercevez que la troisième ou quatrième photocopie. Ça se ressent sur la création : les films deviennent cheap, banalisés. C’est du pop-corn, vous voyez un film, et puis vous passez à autre chose. Comment pouvez-vous juger si sévèrement le cinéma puisque vous reconnaissez ne voir aucun film ? Je peux le sentir dans le monde. It’s in the air. retrouvez la filmographie de David Lynch sur 24.04.2013 les inrockuptibles 45

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à couteaux tirés Sept ans après Silent Shout, le duo suédois The Knife revient avec le très attendu Shaking the Habitual. Un des albums electro les plus fous et radicaux de 2013 qui tente d’exploser les frontières des genres, identitaires et musicaux. par Géraldine Sarratia

Olof Dreijer et sa sœur, Karin Dreijer Andersson

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arin, Olof ? C’est bien vous ?” La rencontre se déroule sur Skype. A l’heure dite, nous voilà connectés à deux pseudos énigmatiques, l’un localisé dans les environs de Stockholm, l’autre plus bizarrement au Bahreïn, en plein milieu du golfe Persique. La caméra est désactivée. On espère donc parler aux intéressés. “De toute façon, est-ce que cela a une réelle importance que ce soit vraiment nous ?”, lance Olof Dreijer, ou son avatar. Lui et sa sœur aînée, Karin Dreijer Andersson, se mettent à glousser comme deux gamins, contents de leur effet. Quinze secondes d’interview et nous voilà plongés au cœur d’une des problématiques préférées de The Knife : le masque, l’identité et sa représentation. Que se cache-t-il derrière le masque ? Qu’est-ce qui nous définit en tant qu’individu ? Existe-t-il autre chose que des masques ? Ces dix dernières années, depuis que ces Suédois élevés aux disques de jazz et de world music de leur père ont décidé de faire de la musique, leur duo a majoritairement avancé masqué et multiplié les identités. Il y a eu la période oblongue, avec un masque en forme de long bec d’oiseau noir ; la période bleue, plus futuriste ; sans oublier l’épisode où Karen, en plein délire Linder Sterling/Mars Attacks, s’était recouvert le visage de viande dégoulinante à la télé suédoise. Jamais ou rarement (ils apparaissent furtivement dans certains de leurs clips), The Knife au naturel, en chair

et en os. Au fil des années, le duo, qui a créé son propre label, Rabid, et possède un contrôle total sur sa musique, a radicalisé sa démarche, répondant de moins en moins aux sollicitations de la presse. Toute demande de session photo se voit ainsi systématiquement refusée ou détournée. Dans le magazine Dazed d’avril 2013, The Knife, qui fait l’objet d’une longue story, a ainsi, en guise de portrait, collé des photos de leurs propres visages adolescents sur ceux d’enfants de 12 ans, pris dans un gymnase. Idem pour la promo : il y a quelques semaines, ils ont tout planté et décidé d’accorder leurs interviews via Skype. “On trouvait ça absurde, coûteux et inutile de prendre des avions à travers l’Europe ou de faire se déplacer des gens”, explique Olof. Ils préféraient également se concentrer sur leur nouveau live. Depuis la sortie de leur troisième album, Silent Shout (2007), disque d’electro noire, flippante et nerveuse, qui n’a toujours pas pris une ride, le groupe s’était fait plus discret, sans pour autant disparaître. Un opéra inspiré de Darwin, l’ambitieux et singulier Tomorrow in a Year (2010), réalisé avec le concours de Mt. Sims et de Planningtorock, leur avait permis d’exprimer leurs pendants les plus expérimentaux. Karen en a également profité pour monter un projet solo et plus downtempo, le génial et glaçant Fever Ray, qui a obtenu presque plus de succès que The Knife et concouru à (re)faire découvrir

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“je me reconnais dans leur musique, leurs valeurs. Leur musique me donne la sensation d’être connectée à quelque chose de beaucoup plus grand” Beth Ditto, chanteuse de Gossip

le groupe. “Fever Ray m’a beaucoup changée, raconte Karen. J’ai appris énormément au niveau de la technique, de la production. Ça a été très positif de faire l’expérience de ce moment où tu n’as pas à discuter avec les autres, où tu décides de tout.” C’est sûrement cette radicalité, ce jusqu’auboutisme et cette curiosité perpétuelle qui expliquent aujourd’hui l’influence, gigantesque, du groupe et le quasi-fanatisme de son public. Les places mises en vente pour la tournée européenne de Shaking the Habitual se sont évaporées en une journée. “On ne s’attendait vraiment pas à un tel engouement, poursuit Olof. C’était difficile pour nous de mesurer l’attente.” Dans cette époque de profonde mutation industrielle (musicale évidemment, mais pas seulement), où les ventes de disques chutent, où les formats sont remis en question et où groupes et maisons de disques ne savent plus à quel saint se vouer, The Knife semble être un de ces îlots-laboratoires qui affirme sa vision avec une grande netteté. On ne compte plus les artistes qui disent avoir été influencés par le groupe, son esthétique et son positionnement avant-gardiste. “Depuis leur premier album, on retrouve ces voix énigmatiques, bizarres, qui leur ont donné tout de suite une identité forte et reconnaissable, unique. Ils remettent en question leur musique à chacun de leurs albums, évoluent avec leur temps. Ils ont un fort impact sur la musique électronique”, explique la DJ et productrice Chloé. Beth Ditto, la chanteuse de Gossip qui, à de nombreuses reprises, a repris sur scène Heartbeats, le premier tube de The Knife extrait du deuxième album Deep Cuts (2003), les tient ainsi pour le “meilleur groupe au monde” : “Je me reconnais dans leur musique, leurs valeurs. Leur musique me

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donne la sensation d’être connectée à quelque chose de beaucoup plus grand. Ils sont politiques, féministes, profondément humains. Je les vois comme les Slits de notre génération : ils ont créé un son, un genre musical impossible à reproduire mais dont on sent l’influence partout. Ils innovent sans cesse sans qu’il n’y ait rien de forcé, musicalement ou visuellement.” Shaking the Habitual ne déroge pas à la règle et radicalise encore la démarche. Il sonne comme ce que le groupe a fait de plus personnel, de plus ambitieux – et de moins accessible. Pour le composer, Karin et Olof avouent avoir eu besoin de retrouver l’envie au sens organique, physique du terme (“lust” en anglais). Dans une vidéo postée début décembre, qui reste un des plus beaux teasers d’albums aperçus depuis longtemps, ils expliquent : “La musique peut être tellement vide de sens. Nous devions retrouver l’envie. Nous avons demandé à nos amis et amant(e)s de nous aider.” L’esthétique de la vidéo est très proche de celle du clip de Pass This on, un de leurs meilleurs à ce jour, où une transsexuelle chante la triangulation du désir dans un karaoké suédois. Talons hauts, robes glam près du corps et longues perruques blondes et rousses, Karin et Olof assis sur des balançoires envoient leurs corps dans le vide. Un sentiment proche de celui ressenti par l’auditeur qui s’apprête à plonger dans Shaking the Habitual. Inutile de rechercher dans ce disque les ambiances calypso de Deep Cuts ou les formats froids et technoïdes mais encore un peu chanson de Silent Shout. Produit entre leurs studios de Stockholm et Berlin, Shaking the Habitual est un ouragan sonore et sensoriel de presque cent minutes, qui prend à revers attentes et conventions. Pas de tube, ni de format pop, mais de longs tunnels de neuf minutes totalement ecstasiés et débridés

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“nous avons lu énormément d’auteurs féministes et de théoriciennes du genre. Elles ont totalement structuré notre façon d’envisager la société” Karen dont s’échappent, comme dans un trip, des textes crus et politiques qui donnent à l’ensemble un air de manifeste. La seule façon d’aborder ce disque fou, hors norme, est d’accepter le contrat narratif proposé par Karin sur le furieux et inaugural A Tooth for an Eye : s’abandonner, croire. “I’m telling you stories/ Trust me”, profère-t-elle d’une voix robotique, reprenant un vers de Jeanette Winterson, une de leurs auteurs préférées. “Ces quatre dernières années, nous avons lu énormément d’auteurs féministes et de théoriciennes du genre, telles que Judith Butler. Olof les étudiait à l’université et nous avons partagé ces lectures, précise Karin. Elles ont totalement structuré notre façon de lire et d’envisager la société.” Politiquement, esthétiquement, l’entente entre le frère et la sœur est presque fusionnelle. Leurs séances en studio ressemblent à de longues improvisations entrecoupées de discussions à n’en plus finir sur ce qu’ils ont vu, lu, vécu ou pensé du monde. “Si on regarde de manière globale, c’est triste et frustrant, explique Olof. La mobilité des gens est totalement déterminée par la couleur de leur peau, leur origine, leur sexualité. Mais il y a énormément de bonnes initiatives, nous sommes entourés par beaucoup d’artistes et d’amis qui mettent en place des façons de vivre moins hétéronormées.” Leur disque, “féministe et socialiste”, tant dans son esthétique que dans son mode de production, en est

le reflet. La chanteuse américaine queer Light Asylum prête ainsi sa voix puissante à Stay out There dont le texte a été écrit par l’artiste Emily Roysdon, une proche de JD Samson (ex-Le Tigre). Pour l’artwork du disque, The Knife a fait appel à Liv Strömquist, une auteur de comic queer suédoise. A l’intérieur du CD, on trouve deux bandes dessinées hilarantes, dans lesquelles elle tente d’endiguer le problème de “l’extrême richesse dans le monde”. Le clip de Full of Fire, premier extrait du disque, est signé Marit Ostberg, une réalisatrice de porno queer suédoise, remarquée pour sa participation au film Dirty Diaries, qui tentait de repenser la représentation de la pornographie. Pour Full of Fire, Ostberg a conçu un long trip visuel, parfait concentré du monde vu par The Knife : on y croise dans les rues de Stockholm des corps jeunes, vieux, d’autres qui manifestent ou encore des motardes SM qui se livrent à une séance bondage en plein air. Neuf minutes intenses pendant lesquelles Karin répète comme un mantra une des grandes questions de ce disque sauvage, rêche et indompté : “Quand tu es en feu, quel est l’objet de ton désir ?” Peut-être quelque chose de plus complexe qu’une chanson avec un couplet, un refrain et une mélodie semble répondre le duo avec cet album. Peut-être un sujet qui se définit autrement que comme un homme ou une femme, et refuse ces catégories socialement et hétéro-normativement définies. Quelque chose qui, loin des habitudes, se trouve dans les marges, les contre-allées, les zones d’ombre encore inexplorées. album Shaking the Habitual (Rabid/Cooperative/Pias) www.theknife.net concert le 4 mai à Paris (Cité de la musique)

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la fabrique de l’amour

Leader mondial du roman sentimental depuis sa création en 1949, la maison d’édition Harlequin surfe sur la déferlante Cinquante nuances de Grey et dévie vers la romance érotique. Cette année, sa filiale française fête ses 35 ans. L’occasion de s’interroger sur la recette de son succès. par Emily Barnett

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u secours, hurla-t-elle à voix basse dans le silence seulement troublé par le tic-tac du réveil digital.” Cette blagounette a failli coûter cher à Didier Da Silva : son job de rewriter chez Harlequin. Relayé sur le site d’info Rue89 l’année dernière, son blog décrivait le calvaire du correcteur condamné à réécrire des kilomètres de romances insipides pour arrondir ses fins de mois. Un texte caustique émaillé de nombreuses “perles garanties authentiques”. Pourtant, qu’il le veuille ou non, ce correcteur en colère constitue l’un des précieux rouages de la machine à succès Harlequin. Une mécanique bien huilée puisqu’elle ne cesse d’accroître sa production depuis sa création, au Canada, à la fin des années 40. Qu’est-ce qui a fait le succès planétaire de ces love story à deux sous ? Pourquoi la passion programmée entre un homme et une femme fascine tant ? Premier élément de réponse : l’i-den-tifi-ca-tion. Grâce à Azur, la plus ancienne collection Harlequin (qui en compte à ce jour une vingtaine), des millions de lectrices à la vie amoureuse imparfaite, se sont projetées en amantes sublimes et enflammées, au décolleté ravageur, via un schéma affectif qui se répète inlassablement de livre en livre. Si la géographie peut varier (la rencontre inaugurale aura lieu sur une plage battue par les vents, dans un couloir d’hôpital, un champ de vigne dans le sud de la France), l’héroïne sera toujours cette serveuse/infirmière/ danseuse de cabaret, naïve mais ardente, prise dans les griffes ô combien soyeuses d’un bel étalon héritier/homme

d’affaires/cheikh arabe. Une équation romanesque hautement addictive, à en croire l’engouement des lectrices qui achèteraient donc, dixit l’éditeur, “un livre Harlequin toutes les trois secondes”. Mais l’alchimie de ces brefs volumes de 160 pages, combinant rapports de force, sensualité et suspense amoureux, ne serait pas totale sans sa cohorte de phrases types et ses nombreuses métaphores météorologiques. Soumis à des intempéries intérieures, les personnages sont sans cesse victimes d’un “feu qui semblait soudain déclaré en eux à l’unisson”, d’une “vague d’exaltation sauvage” ou, à l’inverse, fondant sous un “regard de glace”. Si un autre rewriter – qui préfère rester anonyme – confie “balancer les citations les plus moisies sur Facebook”, on finit par se demander si ces préciosités de langage ne font pas le succès de la marque – au même titre que ses couvertures kitsch et légendaires. Dans La Proie du chasseur, best-seller publié en 1980, comment ne pas être séduit par l’art figé et néanmoins acrobatique de certaines analogies ? L’héroïne oscille “comme un funambule dans le violent vent d’ouest”, “se raidit comme une petite mule récalcitrante”, tandis que le héros, doué d’une âme sensible, contemple les yeux de sa belle “pareils à deux tasses de chocolat chaud”. Totalement en roue libre, la métaphore devient incontournable lors des scènes de sexe : le moment pour notre tandem amoureux de se laisser “submerger par une vague tourbillonnante de sensations”.

Loin, très loin de ce monde enchanteur, l’entreprise milliardaire a connu en 2010 quelques démêlés avec ses artisans de l’amour : non pas les auteurs, tous anglo-saxons et essentiellement des femmes, vivant un peu partout dans le monde et tout bonnement inaccessibles (il faut s’y prendre au moins un mois à l’avance pour espérer décrocher un entretien téléphonique). La romancière Harlequin a-t-elle un visage ? On ne le pense pas – à part peut-être un cyclope aux mille frimousses en forme de cœur, rehaussées de lipstick rose et de bouclettes blondes (c’est comme ça qu’on l’imagine en tout cas). En France, les vrais ouvriers de l’amour sont les traducteurs et les correcteurs. Ces derniers ont poursuivi l’entreprise aux prud’hommes il y a trois ans, alertant sur les cadences infernales et des rémunérations dérisoires. L’amour serait-il une marque commerciale comme les autres, qui plus est bâtie au mépris des règles les plus élémentaires du code du travail ? Il est vrai que la maison d’édition a toujours été mue par un solide esprit d’entreprise : avant d’éditer ses propres livres, Harlequin était une simple marque ayant pour vocation de rééditer en poche les best-sellers. Parmi ceux-ci, des romans anglais sentimentaux destinés aux femmes, à l’origine d’une collection canadienne spécifique. La suite est un conte de fées à l’ère capitaliste : faibles coûts de fabrication (aujourd’hui encore, la majorité des livres Harlequin sont édités en poche) ; essor d’un lectorat féminin après-guerre ; extension de la maison d’édition au marché 24.04.2013 les inrockuptibles 53

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depuis dix ans, Harlequin a multiplié à travers le monde les lancements de collections, genres et sous-genres, brouillant son identité d’origine

nord-américain, puis à la France et à l’Europe – avant qu’elle ne s’implante partout (à signaler, les mangas Harlequin !). Trente-cinq ans après la publication de son premier titre, Complainte sicilienne (à ne pas confondre avec Romance italienne et autres coups de foudre en Sardaigne), la filiale française détenue à 50 % par Hachette Livre (depuis 1985) affiche de coquettes sommes à son compteur : rien qu’en 2012, 7 millions de livres vendus et près de 30 millions d’euros de chiffre d’affaires. Issu d’une école de commerce, son pdg, Stéphane Aznar, vante le modèle Harlequin, “un tour de force économique qui consiste à développer une marque éditoriale de manière globale et internationale”. Dans le jargon Harlequin, bien sûr, on sera prié d’éviter l’emploi de mots bizarres tels que “littérature”, “œuvres” ou “écrivains” – au risque de voir les yeux de ses interlocuteurs se transformer en balles de golf –, mais plutôt “produit culturel”, “valeur amour”, “contrat”, “marché”, “clientèle”… Son dirigeant déplore néanmoins les préjugés négatifs qui persistent autour de la marque : “Quand on se retrouve chaque année à la réunion internationale à Toronto, on ne parle pas que de chiffres, mais aussi de ligne éditoriale, de contenu… Aux Etats-Unis, le genre sentimental bénéficie d’une absence totale d’a priori. On trouve du roman sentimental dans toutes les grandes librairies et pas uniquement chez les équivalents de Carrefour, Auchan et Leclerc…” On touche là au point sensible de l’entreprise éditoriale. Si celle-ci a toujours

affiché une politique commerciale offensive et un libéralisme décomplexé, elle souffre de la mauvaise réputation qui colle à ses ouvrages – uniquement des livres traduits. “On raconte que nos livres sont écrits avec des ordinateurs. C’est absurde. Nos éditrices sont presque toutes normaliennes”, assure Anne Coquet, la responsable éditoriale, dégainant cet argument-massue comme s’il s’agissait d’un Graal littéraire. Elle explique pourtant que “les traductions sont souvent meilleures que les textes anglophones d’origine”. Une traductrice, Marta de Tena, confirme : “La version française met en place un langage plus soutenu et élaboré, alors que la VO est très orale, voire crue.” Et pour le reste ? “Il faut respecter les canons Harlequin !” Ce que cette traductrice appelle “canon”, réglé en quatre à cinq semaines de travail (pour un ouvrage de 200 pages) à raison de 12 euros environ par feuillet, serait à mettre en relation avec un cahier des charges, une bible Harlequin – expression qui a pour effet de provoquer une levée de boucliers chez nos divers interlocuteurs. “Dans le registre du pur sentimental, la seule contrainte repose sur une rencontre, des obstacles et une fin heureuse. Après, formellement, le genre est mimétique”, assure la directrice éditoriale. Au risque d’une éternelle uniformisation du genre ? Un cliché qui a la peau dure et que l’entreprise ne cesse de vouloir bousculer depuis quelques années. Un exemple : longtemps raillé pour la pruderie de ses scènes de sexe, Harlequin se lance en 2008 dans le roman érotique, via

la factory Harlequin en chiffres 6 milliards de livres vendus par Harlequin monde depuis sa création 600 romans traduits et publiés chaque année par Harlequin France 110 filiales à travers le monde 1 200 auteurs anglo-saxons dans le monde 200 traducteurs employés par Harlequin France 20 000 achats d’e-books par mois sur l’ensemble des plates-formes de vente, représentant 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise 30 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2012 pour Harlequin France.

la collection Spicy. Une révolution sexuelle dans le roman sentimental, amorcée dès les années 80 avec Passions. Anticipant la déferlante post-Fifty Shades of Grey, Spicy tourne le dos à la sensualité éthérée des collections traditionnelles au profit du genre explicitement érotique. Spécialiste de traductions “chaudes”, Marta de Tena raconte qu’“il y a des textes très SM. C’est trop brutal pour moi. On est à mille lieues des Harlequin à l’eau de rose. C’est vraiment du porno.” Le meilleur exemple de cet encanaillement littéraire résulte de la collection Mosaïc, nouveau programme de fiction ouvert à tous les genres, et est intitulé Sans limites : dans cette romance boostée au BDSM, l’héroïne est une auteur à succès de romans à l’eau de rose, maltraitée par son éditeur le jour, dominatrice la nuit… Mélange de sentimental et de parodie trash, le livre de Tiffany Reisz trahit le désir de la marque de pérenniser son fonds de commerce tout en jouant avec son image, quitte à la dynamiter. Depuis dix ans, Harlequin a multiplié à travers le monde les lancements de collections, genres et sous-genres, brouillant son identité d’origine. Et c’est à s’y perdre : entre les séries historiques (Les Historiques), thriller (Black Rose, Best-sellers) ou jeune adulte (Darkiss), le paranormal (Nocturne) et la chick-lit (Red Dress Ink), les collections d’auteur personnalisées (Nora Roberts, véritable icône de genre, a vendu 100 millions de livres), il faut compter maintenant avec Harlequin HQN, marque numérique dédiée aux auteurs de langue française : intitulée Nadya & Elena, sa première fiction francophone conte une idylle homosexuelle sur fond de JO de Londres… Devenu une fabrique multifictionnelle, recyclant les grands genres populaires (les séries US), le champion du roman à l’eau de rose se pose dorénavant en pionnier de l’édition numérique en VF. Et en dénicheur de talents fleur bleue ? Les paris sont ouverts.

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Mia miam A 23 ans, Mia Wasikowska aligne déjà une vingtaine de films à son palmarès, et les réalisateurs prestigieux, de Tim Burton à Gus Van Sant en passant par Jim Jarmusch, se l’arrachent. Dans Stoker de Park Chan-wook, on la découvre en ado psychopathe. par Olivier Joyard

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uand une jeune femme au visage pâle cerclé d’un immense bonnet noir arrive dans la suite où a lieu l’interview, elle fixe prestement ses pieds. On la prend pour une étudiante en vadrouille, échouée dans un hôtel beaucoup trop cher pour son budget de routarde. Il faut demander confirmation pour savoir que nous sommes bien en présence de la surdouée Mia Wasikowska, l’actrice dont Tim Burton a fait décoller la carrière avec Alice au pays des merveilles en 2010 et qui s’apprête à faire flipper les foules grâce au premier film américain de Park Chan-wook, Stoker. Dans ce thriller horrifique maniéré jusqu’au bout des ongles, l’Australienne de 23 ans croise la route de sa compatriote Nicole Kidman et ne souffre pas de la comparaison. Une fois assise, bonnet sur les genoux, l’une de ses premières phrases est presque renversante de candeur. “Dans la rue, c’est assez agréable, parce qu’on ne me reconnaît jamais.” On l’aurait deviné. Cette propension à l’invisibilité fait plaisir à voir, à l’heure des starlettes qui apprennent d’abord à poser pour les photographes embusqués, avant de savoir aligner deux mots devant une caméra. “La culture de la célébrité ne fait pas partie de mon monde. Le pays et l’environnement d’où je viens y aident peut-être. Je viens seulement de déménager à Sydney, mais jusqu’à récemment, j’habitais encore la ville de mes parents, Canberra. Même si je voyage très souvent

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“Le cinéma traque lesim perfections. Je crois que c’est ce qui m’a attirée”

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Son énergie, bien réelle, Mia Wasikowska la conserve intacte pour ceux qui la méritent vraiment. Alors qu’elle a décidé de devenir actrice à l’âge de 15 ans – une grave blessure l’a empêchée de continuer la danse –, la jeune femme a déjà laissé une trace importante en quelques films. Elle fait parfois penser à la jeune Kirsten Dunst années Spider-Man, pour son naturel légèrement stylisé et l’émotion qu’elle dégage immédiatement. Sa fragilité apparente est évidemment un leurre. A l’écran, il en reste quelques bribes, une délicatesse. Un atout que les cinéastes importants désirent par-dessus tout. En plus du chevelu génial Burton (“Il sait rendre le plus gros film très simple, presque improvisé”, dit-elle), Wasikowska a tapé dans l’œil de plusieurs figures majeures du monde indépendant, d’abord Gus Van Sant, ensuite Lisa Cholodenko (The Kids Are All Right) et plus récemment Jim Jarmusch. Pour le premier, elle était une adolescente malade dans Restless (2011) avec comme partenaire l’étoile filante Henry Hopper. “C’est peut-être le film qui me montre telle que je suis, même s’il faudrait demander confirmation à mes amis. J’ai adoré la grande douceur de Gus. Tout au long de sa carrière, il est parvenu à briller avec des films qui ne se ressemblent pas. Leurs budgets et leurs thèmes varient toujours. Quel exploit de rester intéressant et unique dans des conditions très différentes ! A mon niveau, j’aspire à cela. L’un de mes critères de choix, c’est la nouveauté. Je suis très réticente à me répéter. J’ai dit oui à Stoker car on m’y voit comme je n’ai jamais été. Et je ne parle pas seulement de la couleur de mes cheveux !” Le tournage du film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive, a eu lieu l’été dernier, entre Tanger, Détroit et Hambourg. Une histoire d’amour et de vampires où l’égérie de Miu Miu a croisé notamment Tilda Swinton. “J’ai eu le droit de porter des fringues en plastique, une coupe de cheveux dingue, et de me comporter comme une abrutie. Je me suis beaucoup amusée. Jim est très différent de Gus Van Sant. C’est un type sensible, d’une manière vraiment adorable qui transparaît dans ses personnages. Pour moi, c’est un pur innocent, mais un innocent rock’n’roll !” Depuis ses prestations dans Restless et Jane Eyre (2011), une évidence s’impose, que Stoker et son rôle d’ado en pleine montée psychopathe viennent renforcer : cette jeune fille éthérée n’aime rien davantage qu’incarner des agitées notoires, des gamines torturées

Armando Gallo/Starface

à Los Angeles, ma vie est toujours en Australie. Dès que je ne tourne pas, j’y reviens et je pratique ma deuxième passion, la photographie. Par chance, une école d’art me laisse utiliser sa chambre noire.”

flirtant avec la mort. Une tendance lourde que l’intéressée ne s’explique pas, tout en offrant quelques pistes. “Dans le ballet, que je pratiquais à outrance, le but recherché est d’abord la perfection physique. Le cinéma, au contraire, traque les imperfections. Je crois que c’est ce qui m’a attirée. Et puis, je suis fille de photographes : on m’a toujours appris à ne surtout pas sourire (rires) ! Il va de soi que les âmes perdues comme India, l’héroïne de Stoker, sont plus intéressantes que les autres pour une actrice. J’ai compris tout de suiteƒ certains aspects de son

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cette jeune fille éthérée n’aime rien davantage qu’incarner des agitées notoires, des gamines torturées

caractère comme le sentiment d’isolement et de solitude, tandis que d’autres facettes de sa personnalité sont restées un mystère jusqu’au bout.” Pour saisir complètement le tropisme de Mia Wasikowska en faveur des personnages déphasés, il semble utile de revenir à la source. Pour elle, la révélation a eu lieu un jour de 2007. Elle est alors choisie par Rodrigo García pour devenir Sophie, la jeune gymnaste suicidaire dans la série de HBO En analyse, l’adaptation d’un drame israélien dont elle illuminera la première saison. Voilà la première image que l’on a retenue d’elle : une ado perturbée ferraillant avec son psy, pour exprimer sa soif ambiguë de liberté.Comment pourrait-elle l’avoir oublié ? “Aujourd’hui encore, Sophie reste mon personnage préféré parmi tous ceux que j’ai interprétés. Avec le recul, je me rends compte à quel point il est rare de tomber sur un rôle comme celui-là, que l’on peut explorer et malaxer dans tous les sens. J’ai passé beaucoup de temps avec cette fille. Nous tournions les épisodes d’En analyse en deux journées très serrées. Il y avait vingt-cinq pages de dialogues à apprendre et parfois, les prises duraient dix minutes. Cette expérience étonnante et profonde, je ne l’ai jamais rencontrée au cinéma.” Six ans plus tard, on se demande ce qui pourrait bien arrêter l’ascension de Mia Wasikowska, que les producteurs hollywoodiens sollicitent quotidiennement – quatre films avec elle sortiront dans les mois à venir, dont une comédie avec Jesse Eisenberg (The Social Network) et une adaptation de Madame Bovary. La lassitude ? Celle-ci ne pointe jamais dans ses propos quand elle décrit sa méthode d’actrice ouverte à la nouveauté. “Je réfute toutes les formules, donc je n’ai jamais l’impression de me reposer sur des acquis quand j’arrive sur un tournage. A chaque fois, je réapprends tout, car je suis très influencée par les gens avec qui je travaille et l’environnement d’un film.” Cette façon de faire, plus intuitive que cérébrale, sera sans doute précieuse cet été quand elle croisera la route du réalisateur français Olivier Assayas. Toujours surprenant, l’auteur d’Après mai a choisi l’actrice australienne pour son nouveau long métrage Sils Maria. Il dit à son propos qu’elle est “avec Rooney Mara l’actrice la plus habitée de sa génération : elle a un mystère et une réserve qui résonnent profond en elle”. Elle y apparaîtra face à Juliette Binoche, qui se trouve être l’un de ses modèles, à égalité avec Gena Rowlands. “J’ai vu Bleu de Krzysztof Kieslowski quand j’étais plus jeune et elle m’avait fascinée.” A coup sûr, quelqu’un prononcera ce genre de phrase à propos de Mia Wasikowska dans vingt ans. Stoker de Park Chan-wook, avec Mia Wasikowska, Nicole Kidman, Matthew Goode (E.-U., G.-B., 2013, 1 h 39), en salle le 1er mai 24.04.2013 les inrockuptibles 59

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Iron Man 3 de Shane Black

Surprise : la troisième aventure de la carcasse high-tech est aussi la plus trépidante et la plus drôle.

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a bonne recette des films de superhéros des studios Marvel (soit Iron Man, Hulk, Thor, Captain America et Avengers, les franchises Spider-Man et X-Men appartenant respectivement à Sony et Fox), c’est un équilibre bien mené. Plaire aux fans de comics tout en dédramatisant le genre pour attirer le plus grand nombre, les non-initiés. Assurer le spectacle pyrotechnique, un poil de psychologie et un soupçon de distanciation sur le mode “mais ce sont quand même des gugusses en costume”. Cela débarrassait un peu Captain America de ses connotations va-t-en-guerre ou remettait le dieu Thor à sa place en l’expédiant au Nouveau-Mexique. Avengers avait poussé la technique déflationniste à son comble – la grande kermesse des héros sous l’œil affectueux mais pas dupe de Joss Whedon.

Surprise, Iron Man 3 reproduit la prouesse sans avengers à la douzaine, et s’avère supérieur à ses prédécesseurs. Ou même aux aventures solo de ses collègues Thor, Hulk et Captain America. C’est grâce à son réalisateur Shane Black. Le père fondateur du film d’action eighties/nineties (il a écrit L’Arme fatale et Last Action Hero) avait déjà peaufiné le meilleur des scénarios des deux premiers Iron Man : la “beaugofitude”1 de Downey Jr., cool mais avec ce qu’il faut de vulgaire bling-bling, au fond du trou mais narquois comme Mel Gibson dans L’Arme fatale et Bruce Willis dans Le Dernier Samaritain (également écrit par Black). Toujours égocentrique, son Tony Stark/Iron Man est en plus brisé par le stress posttraumatique d’Avengers. Que fait-on après le carton milliardaire planétaire du film ? Que fait-on lorsque ses supercollègues sont des dieux, monstres ou vrais surhommes ? Stark va se reconstruire par

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Cannes 2013 dans ce dispendieux Meccano quelque chose résiste, grince, s’emboîte heureusement mal : l’humour de Shane Black

l’action contre le Mandarin, superterroriste barbu et sinophile, forcément en guerre contre l’Amérique. La pièce détachée est d’ailleurs la belle figure récurrente du film : l’armure en kit, le rabibochage avec sa petite amie (Gwyneth Paltrow, beaucoup plus consistante que dans les volets précédents), les soldats mutilés transformés en bombes humaines ou en tueurs très Terminator 2 et, surtout, la figure patchwork du Mandarin (Ben Kingsley, très surprenant). En Ben Laden occidental, fou d’attentatssuicides et de médias, il incarne à merveille l’aptitude toute hollywoodienne à apprivoiser les grandes peurs nationales (le 11 Septembre again) en les mettant en scène, en les rendant virtuelles et en les retournant. On fait sauter Hollywood, on ressasse le thème de l’ennemi intérieur plutôt qu’extérieur façon 24 heures chrono ou Homeland.

Black a aussi la bonne idée de souvent séparer Stark de son armure. Celle-ci devient un personnage distinct, la version high-tech du crâne de Yorick, parfois un fardeau. Un prétexte très naturel à la schizophrénie (une scène de ménage à trois au lit), ou à retrouver les vertus du buddymovie d’antan lorsque Downey Jr., toujours parfaitement canaille mais sans costume, doit jouer le flic de Beverly Hills ou refaire le finale de L’Arme fatale 2 sur un cargo avec Don Cheadle (la grande occasion ratée dans Iron Man 2). Les scènes d’action, très impressionnantes, s’intègrent mieux dans l’histoire que dans les autres Iron Man. Stark finira par recoller les morceaux de son univers, un peu grâce à un gosse surdoué (la patte évidente de Disney, propriétaire de Marvel, mais pas trop mièvre). Dans ce dispendieux Meccano programmé, quelque chose résiste, grince, s’emboîte heureusement mal : l’humour de Shane Black. Il dégonfle excès et sérieux par une réplique ou un gag presque parasite, too much – comme dans la traque mondiale pathétique du Mandarin jusque dans des ateliers de confection moyenorientaux, en parodie de Zero Dark Thirty. Son sens de la punchline qui claque, souvent par surprise, ou son attention aux détails qui donnent corps à des personnages tiers, créent ce qu’il faut de jolies digressions, de trous d’air bienvenus dans l’assemblage. A l’issue de la bataille homme/machine, motif clé de la franchise, c’est l’humain qui l’emporte avec un rire vachard, plus efficace que tous les logiciels ou débats éthiques. C’est la réussite d’Iron Man 3. Faire le show total en ayant en tête le beau titre du roman d’Antoine Bello : Eloge de la pièce manquante. Léo Soesanto 1. néologisme maison : beau gosse + beauf Iron Man 3 de Shane Black, avec Robert Downey Jr., Gwyneth Paltrow, Guy Pearce, Don Cheadle, Ben Kingsley (E.-U., 2013, 2 h 10)

Le premier trait saillant de la sélection officielle cannoise annoncée jeudi dernier, c’est la présence en force du cinéma français. Seront en compétition pas moins de six films réalisés par des cinéastes français (Abdellatif Kechiche, François Ozon, Arnaud Desplechin, Valeria Bruni Tedeschi, Roman Polanski et Arnaud des Pallières). Auxquels s’ajoutent Claire Denis, Rebecca Zlotowski, Alain Guiraudie à Un certain regard. Et Guillaume Canet hors compétion. Une représentation du cinéma hexagonal idéalement transversale : mixte (après le procès en misogynie de l’an dernier), intergénérationnelle, ouverte sur l’étranger (les films de Desplechin, Canet, Arnaud des Pallières sont anglophones), extrêmement excitante. Sur le papier, la compétition est un dosage assez habile de fidélité (les Coen, James Gray, MahamatSaleh Haroun, Nicolas Winding Refn et même Paolo Sorrentino, qui est un peu notre sparadrap du capitaine Haddock…), de prise en compte de ce qui s’est joué ailleurs (le nouveau Asghar Farhadi, Ours d’or à Berlin pour Une séparation), d’ascenseur social (le Mexicain Amat Escalante, découvert à Un certain regard avec Sangre) et de coups de force intrigants (retour dans la course du Néerlandais Alex Van Warmerdam, qui eut son heure de hype dans les années 90 avec Les Habitants ; le confidentiel Arnaud des Pallières, upgradé avec un nouveau film au profil très différent des précédents – budget conséquent, Mads Mikkelsen…). On note aussi un beau retour d’un continent qui, après avoir beaucoup brillé, semblait un peu en retrait ces dernières années : l’Asie, représentée par les fidèles Kore-Eda, Takashi Miike et le grand Jia Zhangke. Rappelons que le festival débute le 15 mai, que Steven Spielberg en est le président et que c’est rien moins que le grand party-giver Gatsby le magnifique qui ouvrira la fête sous les traits accorts de Leonardo DiCaprio.

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Hannah Arendt de Margarethe von Trotta avec Barbara Sukowa, Axel Milberg (All., Fr., 2013, 1 h 53)

Audrey Tautou et Romain Duris

L’Ecume des jours de Michel Gondry Saturée d’effets visuels en surface, jamais émouvante sur le fond, l’adaptation ratée du classique de Boris Vian.

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ur le papier, un événement. Un livre patrimonial, qui n’est certes pas un grand roman mais la lecture obligée de tout ado français depuis plusieurs générations, écrit par le Beigbeder ou le Manœuvre de l’ère jazzy Saint-Germain-des-Prés. Un casting plus bankable, t’es président de Cartier, de la Suisse et des îles Caïmans. Aux manettes, le réalisateur français le plus hollywoodienvirtuose-techno-chouchou médiatique, abonné au buzz. Tout cela faisait beaucoup pour un seul film et, après avoir vu le résultat sur l’écran, voilà notre sympathique et cher Michel Gondry mûr à point pour le proverbial retour de bâton. Comme son ancêtre Amélie Poulain, L’Ecume des jours-le film souffre de deux excès intimement liés (non, pas Audrey ni Tautou – l’actrice fait le job et n’est pour rien dans l’échec du film) : le trop-plein de rétro et le trop-plein d’épate visuelle. Avec force costumes, coiffures, décors et accessoires, Gondry tente de reconstituer l’atmosphère du Paris existentialiste de Vian, mais n’en retient que les signes extérieurs, le vague parfum nostalgique, l’écume. Passe encore, si les personnages étaient suffisamment incarnés pour donner vie au décorum imitation-vintage. Ici, ils sont réduits à des figurines, écrasés par la débauche d’effets spéciaux et de friandises visuelles qui saturent

chaque centimètre carré de l’écran et chaque minute du film. Sans vouloir réactiver le vieux débat “cinéma contre visuel”, L’Ecume des jours nous ramène au constat éternellement renouvelé que trop de visuel tue le visuel. Dans Soyez sympas, rembobinez, Gondry avait trouvé l’équilibre entre un ancrage réaliste et sa dextérité de Géo Trouvetou de l’image. Le côté bricoleur de ses pieds nickelés du remake était synchrone de l’esprit du film, qui ne se prenait pas au sérieux et ne montrait son brio visuel qu’avec parcimonie. Ici, le ludisme à la coule laisse place à une démonstration de force technologico-visuelle, comme si Gondry était pris en otage par les enjeux industriels du projet et n’obéissait plus qu’à une logique performative qui écrabouille toute émotion. L’Ecume des jours est un film plein, un festin pour les yeux aussi chargé que ces buffets pantagruéliques qui barbouillent l’estomac au bout de trois bouchées. L’orgie visuelle déployée par Gondry n’est pas une écume mais une vague, un puissant rouleau qui engloutit tout (acteurs, personnages, émotions, spectateurs…) et nous laisse sur le sable, étourdi et hagard. Serge Kaganski

En 1961, Hannah Arendt rend compte du procès Eichmann. Barbara Sukowa admirable, le film un brin académique. Ceci n’est pas exactement un biopic, Margarethe von Trotta ayant choisi de se concentrer sur l’année 1961, quand la philosophe couvrit le procès Eichmann pour le New Yorker. Au programme donc, deux sujets qui firent (et font encore) polémique : la banalité du mal et la “collaboration” des conseils juifs à l’extermination des leurs. La réalisatrice parvient à présenter la pensée d’Arendt avec clarté et Barbara Sukowa livre une performance de type “oscar”. De ce point de vue – l’incarnation d’une philosophe et de ses idées –, le film atteint son objectif. Mais on peut aussi regretter que Von Trotta et Sukowa placent Arendt sur un piédestal, la présentant comme celle qui avait raison seule contre tous. Même si on est du côté d’Arendt, on aurait préféré que le film soit un peu plus dialectique dans l’exposé des débats de l’époque. Admirer une pensée, c’est aussi la nuancer, l’interroger. Par ailleurs, on déplore que la réalisation soit si conventionnelle. Intéressant par son sujet, Hannah Arendt n’échappe pas aux travers courants des biopics : héroïsation a posteriori et académisme. S. K. Barbara Sukowa

L’Ecume des jours de Michel Gondry, avec Romain Duris, Audrey Tautou, Gad Elmaleh, Omar Sy (Fr., 2013, 2 h 05)

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3 – Chronique d’une famille singulière de Pablo Stoll Ward Trois membres d’une famille trouvent peu à peu leur place dans le monde. Le cinéaste uruguayen dévoile sans ostentation sa foi dans l’amour et dans l’Autre. écouverte avec 25 watts (un film réunit régulièrement dans le même lit pour fauché en noir et blanc) en 2001 dîner et s’endormir devant un soap opera. puis surtout Whisky (passage Mais au fond, personne ne va bien. Ana, à la couleur) trois ans plus tard, devenue adolescente, ne fiche rien au la collaboration entre les deux jeunes lycée. Graciela n’a pas refait sa vie et passe cinéastes uruguayens Pablo Stoll Ward et la plupart de son temps libre à s’occuper Juan Pablo Rebella avait malheureusement de sa tante, qui va bientôt mourir. pris fin avec le suicide de ce dernier Entre Rodolfo et sa femme, rien ne va plus. en 2006. Depuis, Stoll Ward avait réalisé Tous trois sont à l’évidence dépressifs. Hiroshima (2009), présenté dans des festivals Rodolfo, pourtant obsessionnel, traîne secondaires (mais jamais sorti en France), des pieds pour aller soigner ses patients et revenait l’année dernière sur le devant de (il est dentiste) et ne s’éclate que lorsqu’il la scène avec ce 3 – Chronique d’une famille joue au foot, Graciela ne sourit jamais, singulière, présenté lors de la Quinzaine Ana flirte sans conviction avec des garçons. des réalisateurs à Cannes. Pourtant chacun va peu à peu trouver Formellement, depuis qu’il réalise sa place, faire des rencontres qui seul, le cinéma de Stoll Ward a évolué. vont illuminer son existence, le changer La raideur stylistique de ses deux films profondément, intérieurement. avec Rebella (de très longs plans fixes), Ajoutant les saynètes les unes qui coïncidait parfaitement avec un humour aux autres, Stoll Ward amène doucement, à la fois pince-sans-rire et totalement avec un sourire un peu en coin, ses désespéré, a laissé place à un découpage personnages vers une réunion (au moins) plus souple, plus ample. Surtout, 3 laisse provisoire des trois éléments du puzzle la place à l’espoir, certes infime, qui était familial. Nulle illusion ici, nul retour quasiment absent des deux premiers films. à un ordre moral (l’orage gronde toujours), Cette chronique, toujours aussi retenue dans mais l’inquiet espoir que l’amour son humour, développée sur deux heures, est un aimant, que tout est possible permet non seulement aux personnages et que l’harmonie d’une communauté est d’évoluer, de s’épanouir, mais également impossible sans des échappées belles vers à leurs rapports de se transformer l’inconnu. Au fond, c’est à un doux éloge sans à-coups artificiels. de l’altérité que pousse cette jolie comédie De quoi s’agit-il ? D’une famille uruguayenne. Jean-Baptiste Morain décomposée. Le père, Rodolfo, est parti depuis dix ans avec une autre femme ; 3 – Chronique d’une famille singulière la mère (Graciela) et la fille (Ana) vivent de Pablo Stoll Ward, avec Néstor Guzzini, toujours dans le même appartement, Matías Ganz, Carolina Centurión (Ur., Arg., All., 2012, 1 h 55) dans une sorte de fusion régressive qui les

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Mort d’un cycliste de Juan Antonio Bardem avec Lucia Bosé, Alberto Closas (Esp., It., 1955, 1 h 28, reprise)

Chef-d’œuvre antifranquiste des années 50. Son nom n’est pas un hasard. Javier Bardem a eu un oncle réalisateur, célèbre dans l’Espagne de l’aprèsguerre. Décédé en 2002, celui-ci a signé au moins deux chefs-d’œuvre : Grand-Rue, avec Betsy Blair, et ce Mort d’un cycliste, sombre portrait de las dos Españas (l’une fasciste, l’autre communiste) et reflet de l’engagement antifranquiste de son auteur. Le film parle de la liaison entre un professeur d’université et l’épouse d’un riche industriel (Lucia Bosé), qui écrasent un ouvrier à bicyclette et le laissent mourir, craignant que l’on découvre leur relation illicite. Soudain, la culpabilité – mêlée au traumatisme de la guerre – assaille le héros, un intellectuel consentant qui a fait carrière grâce au népotisme. Almodóvar décrit l’Espagne d’aujourd’hui comme un avion sans pilote qui tourne en rond. Bardem préfère la métaphore du vélo, moyen de transport des couches populaires, écrasé par le poids lourd des puissants. Malgré les impératifs de la censure, qui exigea un châtiment pour son héroïne adultère, Bardem plaide pour la réconciliation citoyenne et prophétise le réveil de la conscience critique des générations à venir, là où le désespoir hédoniste d’Almodóvar préfère le chacun pour soi et le sauve-qui-peut. Alex Vicente

Paradis : foi

Paradis : espoir Paradis : foi d’Ulrich Seidl Les deux derniers épisodes de la trilogie Paradis du cinéaste autrichien Ulrich Seidl. Plombant.



eidl est le type même du cinéaste de festival. La preuve : les films qui composent cette trilogie au titre ironique (nulle trace de paradis ici, est-il utile de le préciser ?) ont respectivement été vus à Cannes, Venise et Berlin la même année. Le grand chelem ! Seidl a un truc, sans doute : tourner des films extrêmement limpides, mettant en scène des situations un peu provocatrices (mais point trop), des personnages un peu toqués et très chargés, et surtout, ne rien cacher, tout mettre à fleur d’image. Chez Seidl comme chez ses congénères “cinéastes de festival”, il n’y a rien derrière, pas d’inconscient, pas de mystère : on comprend tout parce que tout est montré et que ce qui est montré est un couloir de portes ouvertes qui donnent sur un grand vide de sens. Prenons au hasard Paradis : espoir. L’histoire d’une adolescente obèse, Melanie, qui se retrouve dans un centre d’amaigrissement. Seidl filme son prof de gym buté et bâté, sa vie quotidienne, ses discussions sur le sexe avec les garçons (petite provoc), ses batailles de polochons et c’est assez touchant. Vient “l’intrigue” : Melanie tombe amoureuse du médecin, qui se laisse volontiers prendre au jeu de séduction de la donzelle. Mais il résistera. Point. Au passage, Melanie aura perdu toute illusion sur l’amour (on est prêt à parier qu’elle pourrait commettre un acte irréparable, mais le film évite le sujet

en se concluant par une belle queue de poisson), et Seidl aura, non pas ridiculisé, mais regardé de loin la petitesse de ses personnages, leur petit grain de folie, en plans fixes (son “style”) qui rappellent des lames de verre glissées sous un microscope. En tant que cinéaste, Ulrich Seidl est un technicien de surface : il se contente de passer des coups de serpillière sur des sols déjà dévoilés et usés par les détergents pourtant plus subtils de ses illustres et grands prédécesseurs (les libérateurs de la morale, comme Buñuel, au hasard). Dans Foi, il nous montrera donc que la religion, c’est ni fait ni à faire, et que les gens religieux sont des fous (provoc). Une quinquagénaire ultracatholique se fouette le dos pour calmer ses pulsions sexuelles et distribue des Saintes Vierges en plâtre chez les païens. Un jour, son mari revient à la maison après deux ans de séparation, et devinez quoi ? Il est dans un fauteuil roulant et musulman. Elle ne veut plus de lui. Elle le maltraite. A quoi tout cela mène-t-il, sert-il ? Quel est le sens de tout cela ? Rien de plus que ce qu’on voit. Comment doit-on y réagir ? Pleurer, s’offusquer, compatir ? Pas sûr. Rire ? Alors le rire autrichien a bien changé depuis Billy Wilder. Jean-Baptiste Morain Paradis : espoir avec Melanie Lenz, Verena Lehbauer (Aut., All., Fr., 2012, 1 h 40) Paradis : foi avec Maria Hofstätter, Nabil Saleh (Aut., All., Fr., 2012, 1 h 53)

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La Sirga de William Vega Une maison délabrée au bord d’un lac, en Colombie, dans une région où gronde la guérilla. Quelques personnages taiseux. Un beau film fragile. e l’aveu même de son réalisateur, La Sirga est une métaphore de la Colombie. La “Sirga” est une haute maison humide qui se dresse au bord d’un lac andin (sacré pour les habitants de la région), les pieds dans la mousse spongieuse. Oscar, la cinquantaine bougonne, se bat pour la maintenir en état (on se croirait un peu dans Un barrage contre le Pacifique de Duras) car la saison touristique approche, occasion de se faire un peu d’argent avec quelques décorations folkloriques. Mais la guérilla menace. On ne la voit jamais, mais on en perçoit les effets : la désertification, la fin d’une époque. Il faudrait rejoindre la ville, partir vivre et gagner sa vie ailleurs. Alicia, la nièce d’Oscar, débarque un jour à la Sirga, et demande à son oncle, qui ne la reconnaît pas, de l’accueillir – toute sa famille a été tuée. Le taciturne Oscar accepte en faisant la gueule. Nous sommes chez des taiseux, et tout le monde se vouvoie, parfois pour exprimer le mépris. Mais Alicia, petit à petit, s’insère, partage les travaux et les jours de la Sirga et Oscar, tirant toujours la gueule, semble sourire intérieurement. Un jeune passeur courtise aussi Alicia. Un jour, le fils d’Oscar revient à la maison, le bras blessé.

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La Sirga, film lacustre, est un film lacunaire, qui n’explique pas tout, qui montre la force de la nature, la résistance éperdue et absurde des hommes, et la violence au loin qui menace et s’abat soudain, quand on s’y attend le moins. Interprété par des habitants de la région, La Sirga est un film fragile, auquel de longs travellings latéraux semblent vouloir donner une structure, une sûreté, une sécurité auxquels les personnages n’auront jamais droit. Traversé de quelques plans fulgurants, La Sirga, rappelons-le, est une métaphore de la Colombie. J.-B. M. La Sirga de William Vega, avec Joghis Seudin Arias, Julio César Roble, David Fernando Guacas (Col., Mex., Fr., 2012, 1 h 28)

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What Richard Did de Lenny Abrahamson Rattrapage d’un beau film irlandais sur les tourments d’un ado.

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es spectateurs les plus vigilants n’ont peut-être pas laissé passer les deux premiers longs métrages de Lenny Abrahamson. Nous, oui : ni Adam & Paul (2004), ni Garage (2007) n’avaient capté notre attention. Et même ce troisième film, nous avions failli le rater, vu trop tard pour en rendre compte le jour de sa sortie. Absolument pas attendu, What Richard Did est donc une surprise d’autant plus belle. Le film charme d’abord par son indolence. On y entre dans une voiture où trois garçons membres de la même équipe de rugby chahutent gentiment. Impossible encore de savoir qui sera le Richard annoncé par le titre. C’est dans la deuxième scène qu’une figure se dégage de cette bande très soudée de garçons. Mais il faudra encore attendre la moitié du film pour en comprendre le sujet et voir se dessiner “ce qu’a fait Richard”. Jusqu’à sa bascule centrale, What Richard Did est plutôt une chronique du bien-être. Richard est très beau, sa famille est aisée, ses parents sont cultivés et aimants et

le jeu avec le feu de la jalousie quitte l’autoroute du marivaudage pour aller dans le décor de la tragédie

il a plein d’amis. Quand il n’y a pas de problèmes, il ne reste qu’à en créer. Richard s’éprend de la girl-friend d’un de ses meilleurs amis. Un soupçon d’entropie s’immisce alors dans ce paradis de la moyenne bourgeoisie. Le jeu avec le feu de la jalousie quitte alors accidentellement l’autoroute du marivaudage pour aller dans le décor de la tragédie. Avec What Richard Did, Lenny Abrahamson se promène sur les terres de Gus Van Sant et le jeune Jack Reynor est un petit frère irlandais de Matt Damon (tête poupine greffée sur un corps d’athlète, jeu rentré, air lunaire). Il y a dans le regard que porte le film sur sa petite communauté une bienveillance, une douceur, une façon de rendre tout le monde aimable qui communiquent directement avec la manière du cinéaste de Portland. Le sujet du film, une fois qu’il avance à découvert, rappelle beaucoup Paranoid Park de Van Sant. Il y a ces plages battues par le vent, où poussent des herbes hautes. Il y a, placé au centre du film, cet accident qui pourrait tout emporter. Il y a surtout cette morale très forte, cette façon de tresser un horizon de la culpabilité et d’affirmer avec beaucoup de calme que le lien entre crimes et châtiments n’est pas forcément indéfectible. Jean-Marc Lalanne What Richard Did de Lenny Abrahamson, avec Jack Reynor, Roisin Murphy (Irl., 2012, 1 h 27), en salle depuis le 17 avril

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Survivre

Land of Hope

de Baltasar Kormákur

de Sono Sion

avec Olafur Darri Olafsson (Isl., 2011, 1 h 33)

avec Isao Natsuyagi, Jun Murakami, Megumi Kagurazaka (Jap., 2012, 2 h 13)

Après un naufrage, la survie d’un marin traitée avec une sobriété un peu terne. Kormákur continue d’alterner thrillers anglosaxons et œuvres (relativement) plus intimistes dans son Islande natale… ou autour, puisqu’il est spécialiste de la mer. Ici, il tente d’allier les deux avec l’adaptation d’un fait divers : l’incroyable histoire d’un marin islandais ayant regagné la terre à la nage après un naufrage en plein hiver. Si le précédent film de Kormákur, Contrebande, frisait l’overdose de rebondissements, celui-ci est presque trop simple. La faute au fait divers dont il s’inspire ? Toujours est-il que cette aventure en trois parties – avant le naufrage, pendant et après –, relativement bien agencée, aurait nécessité une construction plus dynamique. Ça se laisse regarder, c’est sûr ; le héros, grand benêt, est attachant, mais c’est tout. La scène d’ouverture, monumentale biture des pêcheurs dans un bar, laissait espérer quelque chose de plus swinguant. Finalement, il n’y a que le bateau qui déjante grave.

Une chronique post-Fukushima sensible, pédagogique et parfois drôle. vant Grand Central de Rebecca Zlotowski, voici le premier mélo de l’année 2013 sur fond de centrale nucléaire. Un film tout en dignité que l’on n’attendait pas forcément de Sono Sion, plus habitué au terrorisme pop, aux éclats punk dans ses attaques contre la société nippone. Son sujet reste polémique : le trauma de Fukushima, répété ici lorsqu’une centrale nucléaire explose suite à un tremblement de terre. Le village avoisinant est touché, en particulier un couple de fermiers âgés, leur fils, leur belle-fille enceinte et un autre couple de jeunots. Le cinéaste conserve en fait la même colère et la même énergie que dans ses précédents films mais pour les convoyer autrement – unplugged. La charge est ample et pédagogique car, en plus de deux heures, le film a le temps d’évoquer la quiétude d’avant la catastrophe et d’exploiter au mieux ensuite son décor postapocalyptique. Entre les deux, Sono Sion peut tirer sur l’Etat menteur et incompétent, l’infantilisation et l’ignorance du Japonais moyen face au désastre, et broder sur le spleen des civils devenus comme des réfugiés échoués chez eux. C’est du côté de l’émotion que le film est le plus réussi, à travers le regard de ces fermiers qui refusent de décamper de chez eux. Leur routine à la fois zen et subie est un tire-larmes. Le cinéaste n’a pas oublié sa fantaisie quand il use d’un personnage accroché à sa combinaison antiradiations à des fins comiques et anxiogènes. Ou lorsqu’il rend hommage au Radioactivity de Kraftwerk sans avoir à payer les droits de la chanson. Les fans de son précédent Love Exposure bariolé resteront sur leur faim mais son couple de seniors rejoint tout de même sa galerie de personnages extrêmes, butés, sur un mode sotto voce où le cinéastepoète demeure lyrique en diable. Comment vivre après l’apocalypse ? A deux malgré et contre tout, un compteur Geiger en guise de cœur. Léo Soesanto

Vincent Ostria

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Fast-Walking est un des films de prison les plus excentriques, vivants et originaux qui soient JamesW oods dans Fast-Walking de James B. Harris (1982)

au pays de l’or noir Pépites extirpées des archives de la Warner, deux films de gangsters d’une acuité rare, avec deux James exceptionnels : Woods et Cagney. Les films La Warner, dans sa collection “Films criminels”, propose l’édition de deux films américains rares qui posent une question provocante : fautil détester les gangsters pour bien les filmer ? Les plus grands films du genre seraient-ils ceux qui, au pire, détestent les mafieux, au mieux les regardent avec distance ? Et à côté de la plaque, ceux qui se vautrent dans l’empathie complaisante ? Le débat est ouvert. C’est certes une question de morale (les gangsters sont quand même, fondamentalement, des salopards), mais aussi de style (on filme mieux ce que l’on met à distance). Démonstration avec James B. Harris, l’un des cinéastes américains les plus originaux et méconnus, et qui n’a rien à envier à Scorsese. Né en 1928, producteur de Kubrick (Les Sentiers de la gloire, Lolita), peu prolifique du fait de l’étrangeté trop déconcertante de ses films

pour l’industrie (cinq films en trente ans), il livre avec Fast-Walking l’un des films de prison les plus excentriques, vivants et originaux qui soient. Un maton miteux se retrouve au sein d’un étrange trafic liant une opportuniste hypermignonne, un militant noir aux allures romantiques et un chef mafieux qui tire les ficelles derrière. D’abord paumé, le petit maton, à force d’esprit malin, finit par maîtriser peu à peu la situation. La force du film, c’est de jouer à la fois sur la séduction des stéréotypes (la garce est vraiment une garce mégasexy, le mafieux un vrai salopard) et sur la souplesse imprévisible des personnages en leur insufflant une bouffonnerie, une capacité de métamorphose qui délivre le genre du polar du sérieux si souvent plombé. Le mafieux est interprété par un acteur génial, Tim McIntire, qui compose un personnage inoubliable de malfrat brillant, drôle

et glaçant. Quant au héros, il est incarné par l’acteur fétiche de James B. Harris : James Woods. Encore tout jeune, il a la nigauderie comique du blanc-bec et la souplesse maligne du type qui sait apprendre. L’iconoclasme nerveux de l’ensemble n’empêche pas une certaine tendresse par moments, et chaque personnage a sa noblesse cachée, contrairement à tous ces polars qui baignent dans un pessimisme convenu. La fin, d’une grande audace elliptique, laisse bouche bée – doit-on rire ou se poser des questions ? On ne sait pas ce qu’Audiard en penserait, mais on est sûr que Tarantino adore. Pareil pour The Man I Love de Raoul Walsh, qui mit en scène sous les traits de James Cagney un des grands personnages mafieux du cinéma américain dans L’enfer est à lui, tenu par la sécheresse du cinéaste. Ici, Walsh enrôle une femme, Ida Lupino, la Delphine Seyrig

américaine, qui dégage une intelligence rare. Tout est organisé autour d’une chanson, The Man I Love, dont les accents scandent le déroulé triste du destin d’une chanteuse de night-club. Ce cinéaste hautement masculin, aux fulgurances froides qui firent la marque du macmahonisme, auteur des plus beaux westerns et films de guerre du cinéma américain, abandonne ici les valeurs viriles et choisit la sentimentalité féminine et le doux laconisme le temps d’un film. Les DVD En bonus, un livret de 60 pages sur l’ensemble de la collection, rédigé par Samuel Blumenfeld. Axelle Ropert Fast-Walking de James B. Harris, avec James Woods, Tim McIntire, Kay Lenz (E.-U., 1982, 1 h 51), Les Trésors Warner, environ 13 € The Man I Love de Raoul Walsh, avec Ida Lupino, Robert Alda, Andrea King (E.-U., 1947, 1 h 31), Les Trésors Warner, environ 13 €

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Toki Tori 2

le théâtre des rêves Modestes et follement créatifs, deux “petits jeux” s’invitent dans la cour des grands.

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n gros poussin d’un côté, un petit bonhomme à tête triangulaire de l’autre. La sortie simultanée des joyaux Toki Tori 2 et BattleBlock Theater est un signe des temps. Il y a vingt ans, ces fantaisies cartoon auraient fait sensation, bien en vue dans les rayons de tous les magasins spécialisés. Il y a une dizaine d’années en revanche, à l’ère de la 3D triomphante, elles auraient peiné à exister, avec pour seules perspectives le périlleux marché GameBoy et celui du jeu PC ultra indé. Mais aujourd’hui, avec l’essor des services de téléchargement et, pour certains titres (mais pas ces deux-là), du financement participatif, les jeux 2D de ce genre au budget raisonnable s’offrent un retour réjouissant au premier plan. Les Néerlandais de Two Tribes seraient bien placés pour en témoigner. Lancé en 2001 sur GameBoy, leur premier Toki Tori passa d’abord inaperçu avant de renaître sept ans plus tard dans une version revue et dématérialisée qui, de la Wii à l’iPhone et au PC, allait lui valoir un succès tardif mais mérité. Et permettre la production d’une suite qui ne se contente pas de reprendre son cocktail de plate-forme (sauf que, sacrilège, notre volatile ne sait pas sauter) et de réflexion. Offrant un vrai monde à visiter (plutôt qu’une succession de niveaux), Toki Tori 2 frappe par son absence totale d’explications – et même de texte dans les menus. Tout ce que l’on sait, c’est que ce poussin peut siffler ou frapper le sol. A nous de découvrir comment utiliser

à notre avantage les aptitudes des habitants (oiseau, crabe, grenouille…) de ce labyrinthe bucolique. “Voilà tes outils, montre-moi ce que tu peux en faire”, semble nous dire le jeu, casse-tête sans mode d’emploi dont l’approche tranche avec la tendance (infantilisante ?) à tout souligner de nombre de ses contemporains. Et si, avec son gros poussin, Toki Tori 2 était le jeu le plus adulte du moment ? Dans un style plus chahuteur, BattleBlock Theater se révèle encore meilleur. On l’aime, comme les précédentes créations du studio californien The Behemoth (Alien Hominid, Castle Crashers), pour ses airs de dessin animé faussement fauché. Et aussi pour son mélange de distanciation subtile et de grosse rigolade ou sa manière de s’accommoder aussi bien des parties à plusieurs qu’en solitaire. Mais surtout, dans le sillage d’un Super Meat Boy, pour l’aisance avec laquelle il s’approprie la grammaire du jeu de plate-forme 2D – celle de Super Mario, essentiellement. L’heure n’est ni à l’hommage, ni à la parodie, mais à l’usage follement inventif d’une langue ludique toujours bien vivante. Erwan Higuinen Toki Tori 2 sur Wii U (Two Tribes), environ 15 € en téléchargement. A paraître sur PC et Mac BattleBlock Theater sur Xbox 360 (The Behemoth), environ 14 € en téléchargement

Sur PS3 et Xbox 360 (Electronic Arts), environ 70 € A l’image de ce qui avait fort bien réussi en 2011-2012 à l’excellente série basketteuse NBA 2K, Tiger Woods PGA Tour joue la carte historique en invitant les amateurs de golf virtuel à revivre, dans sa toute fraîche édition annuelle, les exploits de huit légendes du sport, d’Arnold Palmer à Severiano Ballesteros en passant par Jack Nicklaus, avec tenues pittoresques d’époque et image sépia pour les plus anciens. C’est la principale nouveauté du millésime 2014, qui, pour le reste, opère de savants ajustements (bien que relativement limités) dans le gameplay et les modes de jeu de ce qui demeure la reine des simulations de golf. E. H.

Lego City Undercover Sur Wii U (Traveller’s Tales-TT Games/ Nintendo), environ 60 € Lego City Undercover, c’est un peu GTA pour les enfants, avec une ville américaine à explorer librement et une multitude d’activités qui, ouf, maintiennent le joueur du bon côté de la loi – son alter ego est un flic –, quand bien même il passerait son temps à démonter tout ce qu’il trouve sur son chemin. S’il donne un peu le sentiment de se croire plus intéressant – la traversée des lieux se révèle un rien monotone – et plus drôle qu’il ne l’est vraiment, le jeu peut compter sur un style visuel charmant et une suite efficace de missions bien dans la lignée des précédents jeux Lego (Star Wars, Batman, Indiana Jones, Harry Potter…). E. H.

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tout, tout pour ma série Pionnier dans l’interaction entre un jeu vidéo et une série télévisée, Defiance déborde de promesses. A confirmer. epuis le 16 avril, du feuilleton, l’idée étant Defiance est une série que les événements de l’un de science-fiction puissent influer sur ceux postapocalyptique de l’autre et que certains diffusée en France sur Syfy, personnages fassent chaque épisode nous le voyage de la série au jeu arrivant vingt-quatre heures et inversement, sinon d’une après son passage sur semaine à l’autre (mais on sa grande sœur américaine. ne sait jamais…), du moins Mais Defiance est aussi un d’ici à l’éventuelle saison 2 jeu vidéo qui, par certains du Defiance télévisé. aspects, pourrait préfigurer Côté jeu, l’option choisie une partie de l’avenir semble à première du médium. Car, plus qu’un vue idéale. Quoi de mieux produit dérivé (qui en qu’un MMO (jeu en ligne dupliquerait l’histoire en massivement multijoueur, nous confiant ses héros), ce ici praticable sans dernier se présente comme abonnement) pour donner une œuvre évolutive le sentiment d’un monde dont l’intrigue se déroule grouillant de vie que parallèlement à celle l’on peut continuer d’habiter



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entre deux épisodes tout en permettant à ses concepteurs d’y apporter régulièrement des modifications ? D’autant que les Américains de Trion Worlds, déjà responsables du jeu de rôle Rift, possèdent un solide savoir-faire en la matière. Et quel meilleur genre que le jeu de tir (déjà marié au MMO entre autres, mais dans sa variante FPS, pour PlanetSide), accessible et nerveux, pour convaincre les possesseurs de consoles de tenter l’aventure des mondes persistants, où ils hésitent encore souvent à suivre

leurs homologues PC déjà convertis en masse ? Sur le papier, donc, cette expérience transmédia s’annonçait pour le mieux et, une fois la manette en main, le résultat est effectivement prometteur. Prometteur plutôt que convaincant, en raison des nombreux bugs et approximations techniques qui, dans la version PS3, viennent gâcher la fête. Mais peut-être une prochaine mise à jour téléchargeable viendra-telle régler tout ça ? E. H. Defiance sur PS3, Xbox 360 et PC (Trion Worlds), de 50 à 60 €

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voyage à Tokyo Les bonnes séries venues d’Asie existent mais on les connaît peu. Exemple avec la délicate Going Home, par le réalisateur de Still Walking, Hirokazu Kore-eda.

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ller voir ailleurs, c’est-à-dire en dehors de la sainte trilogie Amérique-AngleterreScandinavie, qui occupe la majorité des esprits et des heures de visionnage disponibles, voilà une mission pas toujours simple pour l’amateur de séries. Malgré internet, les sériephiles se trouvent aujourd’hui peu ou prou dans la situation de leurs aïeuls cinéphiles il y a une cinquantaine d’années, quand la mondialisation et les festivals n’avaient pas encore fait leur office de défricheurs. La question se pose toujours de savoir par où commencer et quoi choisir, tant les “séries du monde”, comme on les appelle poliment aujourd’hui, souffrent d’un manque d’exposition flagrant dans nos contrées. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elles sont moins intéressantes que les mastodontes sans frontières à la Game of Thrones. Prenons l’Asie, par exemple. Un continent à défricher, dont seules quelques perles animées ont trouvé leur chemin jusqu’à nous grâce au dynamique éditeur Kaze – on se souvient notamment de l’exceptionnelle Ghost Hound, sortie en DVD il y a deux ans. Se partageant le leadership, la Corée et le Japon produisent pourtant chaque année des dizaines de séries plus traditionnelles,

parmi lesquelles quelques tentatives formelles particulières sortent du lot. C’est assurément le cas de Going Home, minisérie en dix épisodes diffusée à l’automne dernier par Fuji TV. Le nom du réalisateur et coscénariste attire l’attention. Hirokazu Kore-eda, 50 ans, s’est fait connaître depuis une douzaine d’années comme un cinéaste habitué du Festival de Cannes (encore cette année avec Like Father Like Son). Sans être considéré comme un génie, l’homme a réussi quelques coups d’éclat notables, comme le funèbre Nobody Knows (2004), dans un style minimaliste et apaisé. Parfaitement dans la tendance du moment, il s’essaie pour la première fois de sa carrière à la série télévisée, à peu près en même temps que son compatriote Kiyoshi Kurosawa (Shokuzai) et qu’une réalisatrice de renom, Jane Campion (Top of the Lake). Going Home se rapproche par sa thématique de l’un des derniers films de Kore-eda, Still Walking, où une famille se réunissait en mémoire d’un enfant décédé. Ici, un grand-père tombe dans le coma au premier épisode. L’occasion pour son fils, sa femme et sa fille, de passer à nouveau du temps ensemble et de démêler leurs secrets. Plus classique, tu meurs ? Pas forcément. Ici, le schéma du drame intimiste se trouve perturbé par des petites touches d’extériorité, tantôt loufoques, tantôt

légèrement fantastiques, avec l’irruption de créatures légendaires, les “Kuna”, qui occupent la quête de sens du héros. Sans se presser, Going Home déploie son rythme empreint de banalité, collé au quotidien, antispectaculaire. De toute évidence, le réalisateur ne connaît pas les séries contemporaines. En interview, Kore-eda fait d’ailleurs uniquement référence aux drames télévisuels japonais des années 60 qu’il regardait avec ses parents. C’est peut-être un avantage. Sans se soucier des règles, Kore-eda ne change quasiment rien à sa manière de filmer en passant du grand au petit écran. Il laisse s’épanouir des plans fixes et s’amuse de détails infimes qui prennent sens à retardement. Cette vision de la mise en scène potentiellement désuète s’adapte parfaitement au récit sériel, dont une des fonctions reste d’étirer la réalité. Prendre le temps de regarder des êtres se révéler à eux-mêmes durant des heures n’est pas la moindre qualité d’une bonne série. Avec sa petite musique narrative entêtante, Going Home en fait partie. Olivier Joyard Going Home minisérie de Hirokazu Kore-eda. Deux épisodes à voir au festival Séries Mania, samedi 27 avril, 21 h, Forum des images (Paris Ier), forumdesimages.fr

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à suivre… House of Cards en tournage Le site de streaming Netflix avait mis en ligne d’un coup les treize premiers épisodes de sa série House of Cards au mois de février, provoquant l’angoisse des chaînes de télé devant ce nouveau concurrent. Ce n’est que le début. L’ambitieuse fiction politique avec Kevin Spacey entre en tournage pour de nouveaux épisodes à la fin avril, selon l’actrice Constance Zimmer, qui s’est épanchée sur Twitter. En France, la saison inaugurale sera diffusée de manière classique sur Canal+ à la rentrée.

adieu Pan Am

Une seule saison et puis s’en va. Retour sur le destin d’une série maladroite mais flamboyante. ée sur la vogue sixties lancée par HBO aime Mad Men, Pan Am voulait réanimer le sexe le souvenir de la compagnie L’insatiable créateur aérienne pop et promettait une de Nip/Tuck, Glee et American ivresse colorée, le glamour insouciant des Horror Story Ryan Murphy voyages transatlantiques traversés coupe avait encore un défi à relever : de champagne à la main, Frank Sinatra vendre un projet à en musique de fond et la silhouette gracile la prestigieuse HBO. Voilà de Christina Ricci ondulant dans les qui est fait. Avec Open, le scénariste promet travées – à ses côtés, d’autres créatures de s’attaquer à la question triomphantes en uniforme bleu, du sexe. Selon Mike avec une mention particulière à Colette Lombardo, boss de la création la “Française” (l’actrice québécoise originale sur la chaîne câblée, Karine Vanasse), son minois irrésistible l’atmosphère de ce drame et son passé tragique. pour adultes sera très Après un pilote au swing étourdissant, différente de celle de Tell Me les choses se sont un peu ternies : You Love Me, une autre série personnages masculins fades, intrigues HBO sur le même thème d’espionnage artificielles, discours annulée après une saison sur la libération des femmes maladroit, en 2007. Pan Am n’a pas tenu la distance, annulée en 2012 après une unique saison écourtée. Au dernier épisode, le casting, réuni sur une terrasse new-yorkaise, admire les feux d’artifice du passage à 1964. Grey’s Anatomy (TF1, le 24 à 20 h 50) Serrés les uns contre les autres, le regard Voilà déjà huit saisons que le drame vers le lointain, un ralenti leur donne médical et la comédie romantique se roulent des pelles dans un hôpital quelques secondes supplémentaires pour fictif de la Côte Ouest des Etats-Unis. se dire au revoir. Comme nous, ils auraient Est-ce bien raisonnable ? sans doute eu envie d’en voir plus. On a tendance à l’oublier, mais l’histoire un peu triste de Pan Am est l’horizon de nombreuses séries, loin d’avoir toutes Franklin & Bash (TF6, le 28 à 20 h 50) le destin de Dr House. Cela a parfois le Mark-Paul Gosselaar fut l’idole mérite d’éviter la momification hystérique d’une génération en transe devant (Desperate Housewives). Dans cet Sauvés par le gong. Depuis, il mène inachèvement réside aussi le lot quotidien sa barque tranquillement, comme de l’amateur du genre : avoir la tête le prouve cette série où il campe emplie de fantômes en suspens, d’images un avocat rigolo. Pour la nostalgie. dissoutes dans le regret muet d’un ralenti. Mais leur souvenir est bien déposé MI-5 (Canal+, le 29 à 20 h 40) Ultime quelque part, aux côtés des ados éternels saison en six épisode de ce thriller de Freaks and Geeks et des névrosés politique et d’espionnage comparé magnifiques de Studio 60 on the Sunset en son temps à 24 heures chrono. Strip. Clélia Cohen Une série anglaise solide qui

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agenda télé

provoquait presque autant de buzz que Downton Abbey aujourd’hui.

Pan Am, l’intégrale (Sony), environ 30 € 24.04.2013 les inrockuptibles 73

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Andrew Youssef

dans le m!!!e Seize ans de carrière et cinquième album au groove dément pour les Américains de !!!, qui signent avec Thr!!!er la cure de jouvence des boums de 2013.

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écoutez les albums de la semaine sur

avec

e me rappelle qu’à nos débuts on avait joué avec un groupe qui existait depuis des années, et l’un des mecs nous avait dit : ‘Vous verrez, c’est marrant de voir les enfants des autres membres du groupe grandir.’ Quinze ans plus tard, on en est là. On a eu des enfants, on a perdu des gens aussi… On n’est plus le même groupe mais on a grandi ensemble. On est une famille.” Cette déclaration pourrait sonner comme le pire des clichés si elle ne provenait pas de la bouche de Nic Offer, 41 ans, chanteur du groupe le plus dur à googler du monde : !!! (ou encore Chk Chk Chk, prononcer “tchik tchik tchik”). Avec plus de quinze ans de carrière au compteur, et presque autant passés ensemble enfermés dans un tour bus, on ne doute pas que les Américains, fussent-ils éparpillés à travers le pays – trois vivent à New York, un à Portland, un autre à Pittsburgh et le dernier en Californie –, forment un gang uni dont les relations

désormais paisibles se rapprochent de celles de frères de sang. “Après autant d’années, on a appris à manœuvrer et modifier les humeurs de chacun. On sait que telle ou telle personne va réagir de telle ou telle façon à une chose donnée. C’est facile ensuite de désamorcer les crises”, confie leur leader, comme pour confirmer que chez !!! le calme règne. Du moins en apparence. Ils semblent en effet bien loin les premiers pas électriques des jeunes punks de Sacramento, lorsqu’on rencontre Offer. Le grand gaillard ne sort ni d’une nuit blanche, ni d’une rave, mais de son footing matinal. S’il a troqué provisoirement son outrageux short de scène contre un beau costume d’adulte (celui qu’il portait au mariage de son frangin, nous dit-on), on sent pourtant frémir derrière la chemise blanche bien repassée un sens du n’importe quoi juvénile jamais vraiment dompté. En témoignent les concerts complètement cinglés du groupe à la réputation scénique légendaire. Derrière

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on connaît la chanson

rockabillyrique Un livre répond à la question : “C’est quoi, le rockabilly, bon Dieu ?”

une obsession permanente pour le beat juste, celui qui vrille les sens et rend maboul

ses faux airs de Marsupilami sous acide, Offer y recrée, à grand renfort de bonds et de chorégraphies désarticulées, une cérémonie déglinguée où sueur et vomi de substances pas franchement légales coulent à flot. Bonne nouvelle : il sera bientôt l’heure de perdre quelques kilos au concert des doux dingues Américains, qui reviennent enfin avec Thr!!!er, cinquième album baptisé ainsi en pied de nez aux journalistes musicaux, ricane Nic. “Quand on fait un album, on a toujours l’impression et l’intention de faire un album culte, notre Thriller. On en est convaincu jusqu’à la sortie du disque, et quand les chroniques tombent, les critiques disent que non, tu n’as pas fait un nouveau Thriller. C’était une bonne façon de les rouler.” Enregistré au Texas dans des conditions qu’Offer décrit comme “idéales”, le successeur du génial Strange Weather, Isn’t It? s’affiche comme une assertion catégorique du groupe : la fête n’est certainement pas finie ; elle ne fait même que commencer. Plus structuré encore que son prédécesseur grâce au fin travail de production de Jim Eno de Spoon, Thr!!!er révèle une volonté de précision, d’efficacité, une obsession permanente pour le beat juste, celui qui vrille les sens et rend maboul. D’Even When the Water’s Cold, ouverture tubesque au riff qu’on aura peine à se

déloger du cerveau sans pied-de-biche, à la tout aussi entêtante bombe electro Slyd, avec une flopée de chanteuses (Teresa Eggers, Erika Wennerstrom des Heartless Bastards) ou la moitié de Simian Mobile Disco (Jas Shaw sur Get That Rhythm Right), Thr!!!er s’applique à faire groover, onduler, danser frénétiquement. Il n’y a pas de place pour le silence dans le nouveau cru de !!!, pas de temps mort pour reprendre sa respiration : on entend dans chaque titre une envie d’allumer la mèche sans souci des conséquences, un besoin de combattre les années par la dance jusqu’à ce que toute velléité de grandir soit écartée. Jusqu’à ce que l’ennui s’éloigne, diront certains. “Même mon dentiste fait ce boulot pour lutter contre l’ennui, alors qu’il aurait pu prendre sa retraite depuis longtemps. Si c’est vrai pour mon dentiste, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas mon cas”, lâche Offer dans un rire. On ne le contredira pas : plus fort que la crème antirides, il y a !!!. Ondine Benetier album Thr!!!er (Warp/Differ-ant) concerts le 24 avril à Paris (Machine), le 25 à Nantes, le 26 à Lille, le 27 à Bourges (Printemps de Bourges), le 15 août à Saint-Malo (Route du rock) www.chkchkchk.net interview à lire en intégralité sur

Nous vivons une époque de grande confusion. Ainsi, nous avons pu lire ici ou là que l’album de Depeche Mode était très blues ou celui de Willy Moon influencé par le rockabilly. Mettons les choses au point. Il ne peut y avoir de rockabilly chez Willy Moon (qui a d’autres qualités), car l’instrumentarium du rockabilly inclut obligatoirement une contrebasse et proscrit logiquement l’usage du sampler, qui n’existait pas entre 1954 et 1958, âge d’or du genre. Qu’est-ce que le rockabilly ? Dans le ciel du Tennessee, le premier coup de tonnerre avant l’orage du rock’n’roll. De la musique traditionnelle du sud des Etats-Unis (country, boogie) jouée plus vite qu’avant par de jeunes ploucs sous amphètes. Un jardin d’Eden tenu par le diable en personne, l’équivalent pour le rock de l’art pariétal dans l’histoire de la peinture. Le rockabilly est l’enfance de l’art, un sale gosse hyperactif qui a eu la chance de vivre avant l’invention de la Ritaline. Et si le rockabilly nous rend lyrique, c’est parce qu’on vient de lire le livre que Max Décharné, batteur de Gallon Drunk, a écrit sur le sujet. Sa valeur se mesure aux marque-pages qu’on y a glissés. Décharné n’est ni Guralnick ni Tosches, mais son livre est un bon document, qui éclaire la genèse du rock, souvent méprisée par les pontes de la critique. On peut juste lui reprocher de ne pas citer Creedence Clearwater Revival (pourtant le groupe des sixties à recréer parfois le son du rockab’ originel) et de céder au syndrome anglais d’anglocentrisme. Il va même jusqu’à citer Morrissey. Une seule fois, mais une fois de trop. Wild Wild Party – La glorieuse histoire du rockabilly d’Elvis aux Cramps de Max Décharné (Rivages Rouge), 332 pages, 21,50 € Sélection de 15 titres incontournables du rockabilly sur

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Mariana Juliano

Pennie Smith

CSS de retour Deux ans après La Liberación, et déjà huit ans depuis leur premier album, les furies brésiliennes de CSS s’apprêtent à faire leur retour dans les bacs avec Planta. Le quatrième effort du gang de Lovefoxxx arrivera le 11 juin et se dévoile déjà à travers un titre, Hangover, en écoute sur les internets. soundcloud.com/sqemusic/css-hangover

les Stone Roses investissent Paris Comme ce fut longtemps le cas pour leurs compatriotes de Pulp, les Mancuniens reformés avaient jusque-là boudé Paris. L’injustice sera bientôt corrigée puisque les Stone Roses s’arrêteront les 3 et 4 juin dans la capitale pour deux concerts à la Cigale. L’occasion unique de voir la troupe de Ian Brown hors des stades et de hurler,

comme au premier jour, les paroles de I Wanna Be Adored jusqu’à l’extinction de voix. C’était déjà à la Cigale, dans le cadre du Festival des Inrocks, qu’ils avaient joué pour la première fois en France, en 1989. concerts les 3 et 4 juin à Paris (Cigale), places mises en vente le 24 avril, à 10 heures, dans les points de vente habituels

cette semaine

Public Enemy au Bataclan

Cody Chesnutt

Sakifo : dix ans de musique à La Réunion Du 6 au 9 juin, le festival où l’on entend le bruit des vagues entre les morceaux fête ses 10 ans, avec une poignée de cerises sur le gâteau : produits de pays (de Nathalie Natiembé à Firmin Viry en passant par Tiloun et Christine Salem) ou d’importation (Cody Chesnutt, Mesparrow, Oxmo Puccino, Salif Keita, Lo’Jo…). Et aussi Manu Chao en special guest, pour la première fois du monde à La Réunion. www.sakifo.com

Don’t Believe the Hype, Can’t Truss It, Fight the Power… Paris tremble d’avance au son des tubes contestataires de Public Enemy. Immanquable. le 29 avril à Paris (Bataclan), www.publicenemy.com

la Gaîté Lyrique célèbre Pulp Manifeste célébrant la scène de Sheffield, le post-punk des eighties, la house-music et l’arrivée de la britpop, le documentaire Pulp : The Beat Is the Law – Fanfare for the Common People sera projeté pour la première fois en France le 24 avril à la Gaîté Lyrique de Paris. Juste pour revoir les déhanchés de Jarvis Cocker au festival de Glastonbury de 1995 sur grand écran ! www.gaite-lyrique.net

neuf

Crosby, Stills & Nash Josh Record

Rhume Le nom du groupe n’est pas innocent : Rhume, comme un gros coup de froid sur le rock français. Comme chez Psykick Lyrikah ou Fauve, on repense avec émotion à Diabologum dans ce rock heurté, postillonné, désespéré, dans ce hip-hop cramé, lessivé, déglingué. Rhume vient de Dax. Ça rime ici avec anthrax. www.soundcloud.com/rhume

Le premier record de Record s’appelle Bones, il marie l’onctuosité et la candeur d’un folk-rock sixties avec la science et l’ampleur d’un songwriting d’aujourd’hui. Du coup, le jeune Londonien se place d’entrée à la hauteur de Midlake ou Fleet Foxes, autres rénovateurs des grimoires CSNY. www.joshrecord.com

Crass Repris il y a quelques années en folk heurté par Jeffrey Lewis, on redécouvrait les hymnes viscéralement punk de Crass et, surtout, leurs brillants textes-reportages. A l’occasion de la mort de Thatcher, on a aussi beaucoup réécouté leur terrifiant How Does It Feel to Be the Mother of a Thousand Dead?, leur vision des Malouines. www.youtube.com

Ils étaient trois sur le canapé de la pochette du mythique album de 1969. Ils seront toujours trois cet été lors de différents passages en France. Outre l’Olympia les 4 et 5 juillet, on retrouvera Crosby, Stills et Nash au Théâtre antique de Fourvière le 16 juillet à Lyon. Un décor rêvé pour accueillir les envolées vocales du trio. www.crosbystillsnash.com

vintage

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Klara Andreasson

slowly González Sur un deuxième album capiteux mariant folk et world, les Suédois Junip de José González invitent à la transe.



u départ, il y a José González, songwriter suédois que la France entière connaît sans le savoir : sa version majestueuse du Heartbeats de The Knife fit l’objet d’une belle synchro pour une publicité qui peignait un tableau aussi beau que la reprise, faisant dégringoler des milliers de balles colorées dans

Junip saute avec une cohérence inouïe du baggy au kraut, du folk aride à la pop en arc-en-ciel

les rues en pente de San Francisco. Depuis, on aime avec la même passion les albums solo du musicien et ses rares projets avec le groupe Junip, qui publie son deuxième album en quinze ans d’existence. Or chez Junip, rareté rime avec beauté : tout simplement baptisé Junip, ce nouveau recueil est un enchantement aussi bien pour ceux qui aiment Nick Drake que pour ceux qui aiment Tinariwen. Né et élevé en Suède par un couple de professeurs exilés d’Argentine, José González a gardé le goût des voyages et des musiques lointaines, jouant

aussi bien dans des festivals de rock indé qu’en tournée avec Tinariwen et Sidi Touré. “J’écoute beaucoup de musiques africaines. J’aime cette musique parce qu’elle est méditative. Elle ne commence ni ne finit. Souvent, je peux improviser de la musique en l’écoutant. Je mets un disque, je prends ma guitare, je joue pardessus.” On ne sait si c’est de cette manière que sont venues à Junip les mesures de l’entêtant Walking Lightly, mais le résultat est stupéfiant. On y entend des cascades de cordes qui fricotent avec un chant de griot dans ce qui ressemble

au final à une invitation à la transe – six minutes fulgurantes dignes du meilleur Frànçois & The Atlas Mountains. Sur Baton, Junip laisse aussi transparaître des influences brésiliennes. De l’album dans son ensemble, le groupe semble avoir voulu faire un disque d’errance, de vagabondage presque, où l’on se perd d’abord plusieurs fois pour finalement se retrouver mieux que partout ailleurs ces derniers temps. “On n’a pas écouté seulement des disques de world. On a aussi écouté des morceaux d’indie-rock dansants, beaucoup de choses des Stone Roses.” So Clear, d’ailleurs, pourrait répondre au mythique Fools Gold de ces derniers : rythmique enivrante, guitares tyranniques, chant capiteux. C’est probablement là que réside la force de Junip, dans cette façon de sauter avec une cohérence inouïe du baggy au kraut, du folk aride à la pop en arc-enciel. Quand il ne s’agit pas de proposer tout ça à la fois sur un même titre, comme sur l’inaugural et majestueux Line of Fire, qui n’a pas déchaîné les réseaux sociaux pour rien. “Le songwriting reste très frustrant pour moi, conclut González. Il y a toujours un moment dans la chanson où je ne parviens pas à faire ce que je voudrais. Je ne suis jamais pleinement satisfait.” Nous le serons pour lui. Johanna Seban album Junip (City Slang/Pias) concert le 14 mai à Paris (Trabendo) www.junip.net 24.04.2013 les inrockuptibles 77

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Laurent Seroussi

le clavier pas tempéré Venu du jazz, le fougueux pianiste chanteur Raphael Gualazzi s’amuse aussi avec la pop, le classique et la chanson italienne. Melting pote.



out le monde s’en fout un peu, mais il y a deux ans l’Azerbaïdjan remportait le concours de l’Eurovision avec 221 points et une chanson pourrie. A la deuxième place, l’Italie (189 points), avec une chanson bien meilleure (quoique légèrement surorchestrée) interprétée par Raphael Gualazzi. Le chanteur et pianiste n’a pas baptisé son troisième et nouvel album Happy Mistake (“Heureuse erreur”) en souvenir de cet épisode cocasse. “Je ne crois pas aux compétitions dans la musique mais c’était amusant, et c’était l’occasion de me faire connaître d’un très large public. Quand on m’a proposé l’Eurovision, on m’a dit d’assurer, parce que j’allais être vu par 120 millions de téléspectateurs dans le monde… Ah bon ?! Mais hier je jouais du jazz !” Et aujourd’hui ? Oui, encore, si on veut, à sa façon ouverte et éclectique, en hommage à l’époque lointaine et pas très sérieuse où le jazz était d’abord une musique populaire, avec des ritournelles, de la danse et ce truc que les anciens appelaient le swing. Raphael Gualazzi, 31 ans, originaire du nord de l’Italie, est donc pianiste. Sur son clavier, il y a de la place pour la soul, la chanson italienne, la pop et le classique. Il a commencé par là, très jeune, au Conservatoire. “Mon père était batteur et fan de musique, j’ai grandi avec sa collection de vinyles. Mais il a eu peur quand il a vu que j’étais passionné par la musique. En Italie, musicien n’est pas considéré comme un métier sérieux, c’est pour s’amuser.” Adolescent, Raphael Gualazzi s’amuse en jouant du clavier dans un groupe de reprises de Queen ou Led Zep.

“je me vois plus comme un fan de jazz que comme un musicien de jazz”

“Puis je suis passé à Cannonball Adderley et j’ai découvert des maîtres du blues comme Otis Spann, Roosevelt Sykes, Muddy Waters. Et la musique de La Nouvelle-Orléans, qui est le centre historique de la musique moderne. Je me suis dit que ça serait intéressant de jouer dans ce style tout en y ajoutant la tradition mélodique italienne. Toutes ces musiques forment ma petite expérience, je n’ai jamais rien abandonné au profit d’autre chose, je veux tout garder.” C’est cet éclectisme forcené qui fait le charme de Happy Mistake. L’album s’écoute comme une radio dont on tournerait le bouton à la recherche d’une bonne station. Et il n’y aurait que des bonnes stations. Dans une formule musicale modulable mais toujours acoustique, il adapte Verdi, invite Camille pour un duo cabaretier, s’amuse avec les figures imposées du vieux jazz, fait son crooner italien, joue du rock sans guitare (mais avec la fougue), minaude dans le registre soul et finit par s’envoler sur une improvisation en hommage à la musique d’Amarcord de Nino Rota. Des exercices de style vraiment stylés, comme les exercices de gym d’un musicien particulièrement souple. Au final, la musique de Raphael Gualazzi ressemble à tout et rien, mais toujours dans le bon sens. On lui trouverait même souvent un courant d’air de famille avec celle de l’Américaine Regina Spektor. “Je continue à être invité dans les festivals de jazz. Mais je me vois plus comme un fan de jazz que comme un musicien de jazz : je n’ai pas d’œillères par rapport à la musique que je joue.” Stéphane Deschamps album Happy Mistake (Blue Note/EMI) concert le 28 mai à Paris (Maison des Cultures du Monde) www.raphael-gualazzi.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Linda Bujoli

Tomorrow’s World Tomorrow’s World Naïve La moitié de Air et la claviériste de New Young Pony Club s’offrent une virée buissonnière. ur le papier (et les photos), c’est électroniques, un titre en français plutôt bien le mariage glamour pop de l’année : profilé (Pleurer et chanter), le reste manque Jean-Benoît Dunckel et Lou Hayter de substance et n’a pas la même puissance voix contre voix sur un disque conçu d’envoûtement que l’album de Cat’s Eyes, comme une balade fantôme en voiture. Sans pour le comparer à ce qui s’est récemment doute rêvaient-ils de J. G. Ballard (Crash!) fait de mieux en termes de side-project entre mais c’est plus sûrement la Delorean un homme et une femme. Christophe Conte de Retour vers le futur qui surgit au carrefour, concert le 25 mai à Clermont-Ferrand (Europavox) avec pour décor un peu usé les habituelles www.tomorrowsworld.fr fantaisies cosmiques dont Air a fait en écoute sur lesinrocks.com avec sa marque de fabrique. Comme pour son premier projet dissident, Darkel, JeanBenoît fait étalage d’un savoir-faire certain en matière d’agencements sonores et d’aménagement d’espace. Le problème, c’est qu’une impression de surplace prime sur l’éblouissement pleins phares qu’on était en droit d’attendre. Hormis le très ballardien So Long My Love et ses crissements



Courteeners ANNA V2/Cooperative/Pias Romantisme eighties sur les pop-songs de Mancuniens pressés. Parce qu’ils ont, par le passé, travaillé avec le fréquentable producteur Stephen Street (Blur, The Smiths…), on écoute toujours les albums des Mancuniens de Courteeners avec curiosité. De son troisième recueil, ANNA, le groupe a récemment dit qu’il s’agissait d’un disque-

charnière, le début d’une nouvelle ère musicale. La chose est difficile à constater : Courteeners, dirigé par le songwriter Liam Fray, continue d’enfiler des pop-songs mélancoliques, classiques certes, mais au lyrisme touchant (Are You in Love with a Notion?). Héritées des Smiths, ces chansons au romantisme suranné rappellent aussi parfois à notre souvenir celles des regrettés James (When You

Want Something You Can’t Have, Sharks Are Circling). Seule ombre au tableau : le pompeux Lose Control, hélas choisi comme premier single… Johanna Seban www.thecourteeners.com

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la découverte du lab

Patricia Barber Smash Concord Jazz/Universal

Ruée vers l’or pop, sur les chemins balisés du HTML. mateur de pulls jacquard et de claviers déglingués chinés chez Emmaüs, ce duo lyonnais plante sa tente au pied du pic canadien Grimes et d’une Forêt-Noire electro 8-bits.Tout droit sortie des beauxarts, Camille Bouvot-Duval est aux manettes de ce club adolescent, dont l’artwork naïf s’inspire autant des vidéos YouTube de chats soumis à la dure loi de l’apesanteur que des flashcodes à pixels. Avec son complice Alto Clark, elle sort un second “ep” (de 10 titres) au titre à rallonge : Thighs Burned on Full Sunlight Parked Car Seats. Revendiquant un accent frenchy et des paroles traduites dans un anglais approximatif, Camille grimpe sur scène un bonnet Cousteau sur les oreilles. Alto la suit, un ghetto-blaster crachant du r’n’b sur l’épaule, pour faire danser les filles. Kebab Happy Slow, Plastic Island ou Coconut Tree : autant de titres de De La Montagne dignes d’une pochette surprise de pop minimaliste et bricolée – et à dévaler à toute vitesse.

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Abigaïl Aïnouz en écoute sur lesinrockslab.com/ delamontagne

actualités du concours

Amie Ledford

De La Montagne

Un joyau clair-obscur où le jazz flirte subtilement avec la pop. Patricia Barber confie parfois qu’elle préférerait ne pas chanter et se concentrer sur son jeu au piano. Cela peut surprendre vu ses capacités vocales et le soin qu’elle apporte à ses compositions, où l’écriture des textes fait l’objet d’une attention extrême. Fille de Floyd “Shim” Barber, saxophoniste dans l’orchestre de Glenn Miller, Patricia Barber privilégie son propre répertoire – même si elle a jadis enregistré un hommage à Cole Porter. Smash, gravé en quartet, embrasse un spectre large. Le jazz s’y évade parfois du côté de la pop dans des compositions où la chanteuse exorcise quelques démons. Parlant d’amour, elle cite au passage Einstein ou Heisenberg sur fond de bossa nova. Appliquée à sa musique, la théorie de la relativité se traduit par un sens consommé de l’espace et de l’équilibre. La place accordée aux respirations instrumentales n’est pas pour rien dans la réussite de ce très beau disque.

Diamond Rugs Diamond Rugs Partisan/Pias Des grognards du rock des garages et des montagnes s’unissent. Hirsute. ’est un riff sauvage, qui remonte à la nuit des temps, avant de trouver sa forme la plus définitive, noire et implacable chez le Velvet Underground. Ce n’est pas un riff : c’est un pouls affolé, un regard qui cherche la bagarre, deux notes qui disent que l’homme est foutu, qu’il tourne en rond, mantra électrique qui relie le blues au punk-rock. Un accord qui dit qu’on n’est pas d’accord : que le rock’n’roll a sauvé (ou ruiné) notre vie, comme le chantait Lou Reed sur cette musique de rien, reptilienne. Ce riff est aujourd’hui entre les mains caleuses d’un curieux assemblage de musiciens américains, transgénérationnels, venus aussi bien de Deer Tick ou Black Lips que des grognards de Los Lobos. C’est l’orchestre blues-rock de la kermesse du village américain, harmonica et moonshine, drogues douteuses et chorales mâles. Comme des Modern Lovers des montagnes, ils jouent un rock régressif et buté, qui réclame une bière ou une pute pour les aimer pareil. Et le pire, c’est que c’est formidable. Au fait, c’est quoi le nom du groupe ? Diamond Rugs ou Diamon Drugs ? Simon Triquet

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Hugues Le Tanneur www.patriciabarber.com en écoute sur lesinrocks.com avec

découvrez la nouvelle scène du Sud-Ouest avec notre application “Sosh aime le lab”, Facebook.com/lesinrocks

JimmyKatz

www.facebook.com/diamondrugs en écoute sur lesinrocks.com avec

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Fol Chen The False Alarm De la synth-pop démente venue de Los Angeles en camisole de force. Fini de rire pour Fol Chen. Les protégés du label Asthmatic Kitty abandonnent leur esprit frivole pour mieux se jeter dans le vide et y découvrent une pop à ne prescrire comme antidépresseur sous aucun prétexte. Expérimentaux et désarticulés – constitués de sons captés dans la rue et lors de concerts –, leurs morceaux restent tout autant imprévisibles et cinglés que ceux de Deerhoof. La pop colorée des deux précédents albums laisse place à une noirceur déstabilisante, qui vire à l’anxiogène sur You Took the Train et This Place Is on TV. Les ensorcelants Californiens assument leur penchant traditionnel pour la boulimie de sons au sein d’orchestrations lyriques entrecoupées de beats renversants (200 Words et Hemispheres). Le summum du désordre est atteint avec Boys in the Hoods, morceau electro-pop irrésistible dans lequel Fol Chen atteste que la folie mène (à) la danse. Brice Laemle folchen.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Maciek Pozoga

Asthmatic Kitty/Differ-ant

Hypnolove Ghost Carnival Record Makers Dingo, absurde et loufoque, l’album fêtard d’un trio qui tique quand on dit kitsch. ypnolove aurait pu être un nom de Pokémon, mais c’est le sobriquet que trois zigotos azimutés ont choisi. Ils sont de Toulouse, deux sont d’origine portugaise ou allemande (Henning), ce qui explique un drôle de petit air d’Eurovision sur Eurolove, leur délirant premier album. Ça, c’était en 2006, deux ans avant que Sebastien Tellier n’apparaisse lui-même dans ce grand festival du kitsch. Le kitsch, c’est d’ailleurs une des grandes questions de cette pop empruntant à l’eurodance, à l’italo-disco et même au zouk. “Kitsch, ça implique une ironie qu’on n’a pas du tout. C’est comme si on n’assumait pas quelque chose, alors qu’on est toujours très sincères.” Le résultat de ce décalage à froid, c’est une musique complètement décomplexée, entre Club Med (Holiday Reverie et Winter in the Sun) et démons nocturnes errant sur la plage (Simple, Classic, Beautiful et Goodnight Kiss). Entre les deux, on trouve de jolies notes de pop haut perchée (Beyond Paradise) et planante (Ghost Carnival). Il faut donc écouter cet album comme le carnaval de fantômes qu’il est : une fête absurde mais spirituelle, un coffre à jouets pour adultes un peu fous – en somme, un condensé de popculture orchestré avec toute l’ambivalence, la souplesse et le détachement que celle-ci exige. Maxime de Abreu

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Bubblies Audiogame #1 Combustible/Absilone Technologies

Les vétérans toulousains continuent de marier habilement très pop et pas propre. Au sujet du vingtième anniversaire du groupe toulousain, chef de file d’une esthétique nonchalante, et de la sortie de son septième album, on va de nouveau convoquer quelques figures tutélaires (Pixies ou Weezer) et autres concepts (une pop bourrée de vitamines et d’idées). L’humble pierre adjointe à ce mur du son pourrait être l’analogie avec Cheap Trick, et ces grosses guitares qui ne dissimulent jamais de fines mélodies. La plus chatoyante synthèse de machines irisées, de spontanéité et d’esthétique libertaire de la vieille Europe. Christian Larrède

Jose Wolff

www.bubblies.net en écoute sur lesinrocks.com avec

Julia Holter Avec son folk sculptural de Californie, Julia Holter vous veut du bien. on premier album lui avait été inspiré par l’Hippolyte d’Euripide – autant dire qu’on n’est pas là pour la rigolade. Son deuxième porte un nom qui vient aussi du grec : Ekstasis. Œuvrant dans une veine folk mystique, Julia Holter fait autant de la musique pop (In the Same Room) que de la musique d’église (Our Sorrows) : on pense à une Agnes Obel qui aurait fricoté avec des boy-scouts, une Kate Bush acoquinée avec Devendra Banhart. Là où beaucoup de musiciens de cette catégorie privilégient la forme, Julia Holter soigne l’écriture, les chansons, le fond : toutes fonctionneraient parfaitement sans ces costumes quasi religieux. En ce sens, la jeune femme ne signe pas seulement son deuxième album, elle offre aussi avec Ekstasis une belle suite à The Deserters, le récent premier disque de Rachel Zeffira. Ces deux demoiselles méritent déjà la victoire du meilleur espoir féminin de l’année. La messe est dite. Johanna Seban

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concert le 27 juillet à Lyon (Nuits de Fourvière) http://juliashammasholter.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Emily Reiman

Ekstasis Domino/Pias

Pat Kebra Décoffrage Rue Stendhal Retour vers la seconde vague du punk français. Décoffrage, voire brut de décoffrage. Ainsi se présente Pat Kebra, guitariste des (pré) historiques Oberkampf, sur un nouvel album fourre-tout d’une rugueuse sincérité. Chaperonnées par des versions au plus près de l’os du Janie Jones de Clash et des deux hymnes majeurs d’Oberkampf, Couleurs sur Paris et Maximum, les présentes chansons raniment les options coriaces et amères d’une génération qui prit le relais des pionniers Stinky Toys ou Métal Urbain et servit de tremplin au chambard alternatif des Ludwig Von 88 ou Bérurier Noir. A ses grands passeurs, le rock’n’roll reconnaissant.

Mudhoney Vanishing Point Sub Pop/Pias Retour des grognards du grunge, toujours hirsutes et mal élevés. Bien. ’m coming back… for more”, éructe Mark Arm dans le refrain de The Only Son of the Widow from Nain. Mudhoney est de retour, vingt-cinq ans après son premier raid, pour une rallonge de grunge. Plus ? Oui, toujours plus. Plus de mélodies dessoudées au hachoir vocal, de riffs qui déclinent l’orthodoxie du bruit blanc des garages et élèvent la dissonance au rang de profession de foi. What to Do with the Neutral?, interroge Mudhoney dans la seule chanson qui autorise un clavinet à broder quelques finesses sonores au milieu du champ de bataille sonique. Réponse : mettre à chaque occasion un grand coup sur la tête du neutre, à coups d’hymnes impitoyables, pour maintenir vivante l’utopie d’un rock sans dieu ni maître. Marc Besse

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www.myspace.com/mudhoney en écoute sur lesinrocks.com avec

Jean-Luc Manet www.patkebra.com en écoute sur lesinrocks. com avec 82 les inrockuptibles 24.04.2013

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Next Collective Art Cover Concord Jazz/ Pearl Jam, Stereolab et Kanye West réarrangés par les nouvelles étoiles du jazz US. L’art de la reprise, c’est le thème du premier album de Next Collective, qui réunit la crème de la nouvelle scène jazz crossover à New York. L’exaltant trompettiste Christian Scott et ses petits copains de Brooklyn ont bossé sur des arrangements de Little Dragon, Grizzly Bear et ont même réussi à rendre potable le Marvins Room de Drake. Mention spéciale pour Perth de Bon Iver, sublimé par la guitare suave de Matthew Stevens. Le futur du jazz américain est entre leurs mains. Pour le moment, ça sonne bien. Louis Michaud www.nextcollectivemusic.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Emilie Fernandez

Universal

The Delano Orchestra MVAT MVCT MLWY Kütu Folk Instrumentales et mélancoliques, de longues pièces pour rêvasser. usique inclassable : folk du granit semblent aussi influents que Stakhanov ? Trois mois après les belles cordes austères, que les sanglots Eitsoyam, le groupe clermontois de la trompette. On a souvent évoqué continue dans les titres la similitude des paysages poignants entre cryptiques avec un album nettement l’Auvergne et l’Islande. The Delano Orchestra plus contemplatif, idéal pour iPod rêveur confirme le jumelage, en composant sur les flancs de la Banne d’Ordanche. Dans les pièces les plus mélancoliques et étales la logique propre à The Delano Orchestra, depuis le Haxan de Bardi Jóhannsson groupe en marge du temps qui cavale ou l’immense IBM 140 de son compatriote et hurle, ce grand album automnal sort Jóhann Jóhannsson. De l’influence au printemps. C’est dire comme on rêve des volcans sur les violons. JD Beauvallet fort sur ces longues pièces ambient, où le bruit des sources et les tremblements www.kutufolk.com

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Michelle Martin Coyne

The Flaming Lips The Terror Bella Union/Cooperative/Pias Quittant définitivement les territoires pop et multicolores, les intenables Flaming Lips offrent un album complexe et littéralement effrayant. e n’est pas nouveau. The Terror est, d’abord, l’œuvre Pas besoin d’un doctorat du bassiste du groupe, Steven en langue anglaise pour Drozd. Une œuvre morbide. comprendre que, malgré Replongeant de toutes ses veines le carton-pâte, derrière le viciées dans une chasse au dragon capharnaüm, en plein barnum, qui, déjà par le passé, a failli entre les lignes ou en plein dedans, avoir sa peau, longtemps enfermé les Flaming Lips n’ont jamais seul en studio avec ses virées cessé de porter l’entertainment cauchemardesques, il a accouché vers la subversion. Un équilibre de bouts de morceaux flippés, passionnant entre l’innocence transformés ensuite par le groupe des joies Bisounours et l’enfer en chansons littéralement des âmes tourmentées. Chez terrifiantes. Pas un blockbuster ces grands amuseurs publics, d’horreur pour ado en mal immenses aux Etats-Unis, cultes de sensations fortes, pas du gore pour tous depuis The Soft Bulletin, pour la rigolade. les confettis ont toujours senti Aucun fard ici quand on parle la mort, les ballons multicolores d’amour et de mort, quand on les dépressions lourdes. Les effets croise de vieux spectres familiers, spéciaux, déguisements et quand on se rend compte que chansons les plus pop ont toujours la vie ne peut pas durer toute la vie. servi à maquiller le lugubre Aucun sourire quand on se perd d’un discours pessimiste. dans ce dédale de chansons Mais sur disque, fini informes, pâles, cérébrales, l’entertainment. Le précédent dans les dix minutes de la très, et exigeant Embryonic montrait très étrange You Lust, dans déjà que les Américains, loin les méandres malades de You Are de s’enfermer dans les joliesses Alone, dans les belles et qui ont fait leurs millions, crépusculaires Be Free, A Way ou désireux de retrouver leurs racines Try to Explain. Aucun sourire, mais expérimentales, préféraient une admiration, immense : libres, montrer plus franchement au les Flaming Lips le resteront, monde l’état zigoto de leurs jusqu’au bout. Thomas Burgel ciboulots – quitte à se mettre à dos une partie de leur large public. concert le 24 mai à Paris Vient, désormais, The Terror. (Villette Sonique) Qui porte bien son nom : www.flaminglips.com on déconseille très sérieusement en écoute sur lesinrocks.com avec son écoute à l’orée du dodo.

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The Durutti Column Short Stories for Pauline LTM/La Baleine Le chef-d’œuvre du virtuose maudit de Factory enfin publié, trente ans après. i l’histoire de ce disque enregistré en 1983 et laissé dans un carton du label Factory jusqu’à l’automne 2012 est désormais connue, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi elle s’est produite. On invoque les stratégies biscornues de Tony Wilson, tenancier de la maison mancunienne, mais on a envie d’hasarder une autre hypothèse. Vini Reilly, qui avouait en 1995 devoir la vie sauve à son insuccès, savait qu’il avait composé le plus beau disque de l’histoire de la pop. Un constat difficile pour celui qui a toujours méprisé cette musique instinctive et engoncée, si pauvre en émotion comparée à Tchaïkovski, si structurellement indigente par rapport à Bach. C'est sans doute son piano virtuose qui a permis à Reilly de soustraire Durutti Column aux schémas mélodiques diatoniques et aux métriques standardisées, pour l’emmener vers des constructions impressionnistes. Du punk, Vini a retenu l’urgence, de la cold-wave le cadre d’expression romantique qui va permettre à sa mélancolie de toucher au sublime. Short Stories for Pauline n’offre pas d’éclairage nouveau sur Durutti Column, il exploite juste le plus beau. On n’a jamais été aussi heureux de pouvoir être triste. Nicolas Chapelle

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www.thedurutticolumn.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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le single de la semaine Louisahhh!!! Transcend Bromance Chafouine et brutale, la techno pétante d’une clubbeuse confirmée. Elle inspire, expire à voix haute, souffle des mots suaves, gémit sagement (mais pas que), comme sur une mixtape estivale postée en 2012, monument sensuel de l’année, avec Danny Daze, Renaissance Man et Prince Club. Une livraison chaude et glaciale, à l’image de ce premier ep toujours sur le label de Brodinski, séduit d’avance par une Américaine aux cheveux courts, aux idées longues, star montante de l’underground, étoile filante issue des profondeurs de la deep house, passée par New York et L.A. Ici, Tap My Wire estompe un beat louveteau, prêt à rugir, moins précipité qu’un Stuart Price, plus sombre et

offensif qu’un Tiga esthète, électrique, sans guest, et direct. Comme une droite. A gauche, In My Veins distille un phrasé robotique enveloppé de basses flottantes, bouées de sauvetage d’un morceau quelque part entre le cosmos et Berlin, minimal et sans gaspillage. Pour ça, Louisahhh!!! conserve son triple H. Romain Lejeune www.soundcloud.com/ Louisahhh

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dès cette semaine

Europavox du 23 au 25/5 à ClermontFerrand, avec Benjamin Biolay, Lescop, Fauve, Miles Kane, Villagers, Skip & Die, Vitalic, etc. Alba Lua 17/6 Paris, Point Ephémère Aline 3/5 Arles, 4/5 Aubagne, 28/5 Paris, Alhambra Alt-J 2/10 Paris, Olympia AlunaGeorge 7/5 Paris, Nouveau Casino Animal Collective 29/5 Paris, Trianon A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan Atoms For Peace 6/7 Paris, Zénith Beach Fossils 27/5 Paris, Maroquinerie Benjamin Biolay 25/4 Bourges Jake Bugg 21/11 Paris, Olympia, 22/11 Lille, 9/12 Lyon, 10/12 Toulouse, 11/12 Nantes Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Death Grips 12/5 Paris, Trabendo Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Mac DeMarco 14/5 Paris, Maroquinerie Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Eurockéennes de Belfort du 4 au 7/7, avec Blur, Phoenix, M, Asaf Avidan, Two Door Cinema Club, The Smashing Pumpkins, Boys Noize, Jamiroquai, Tame Impala, My Bloody Valentine, Major Lazer, etc.

Fauve 28/5 Paris, Flèche d’Or Festival Papillons de nuit du 17 au 19/5 à Saint-Laurentde-Cuves, avec Foreign Beggars, 1995, Willy Moon, Tricky, Two Door Cinema Club, Woodkid, Hyphen Hyphen, Mermonte, etc. Festival This Is Not a Love Song du 22 au 25/5 à Nîmes, avec Animal Collective, La Femme, Mac DeMarco, Fauve, Connan Mockasin, Black Strobe, Dinosaur Jr., Melody’s Echo Chamber,

Death Grips, TNGHT, etc. Foals 26/10 Nîmes, 1/11 ClermontFerrand, 2/11 Bordeaux, 3/11 Toulouse, 5/11 Nantes, 7/11 Strasbourg 12/11 Paris, Zénith Gesaffelstein 2/5 Paris, Cigale Grems 7/6 Paris, Gaîté Lyrique Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia Kim 27/4 Lyon, 30/4 Paris, New Morning The Knife 4/5 Paris, Cité de la Musique Lescop 25/4 Bordeaux, 26/4 Bourges, 28/4 Strasbourg Local Natives 20/11 Paris, Bataclan Major Lazer 25/4 Paris, Bataclan

nouvelles locations

Midi Festival du 26 au 28/7 à Hyères, avec Peter Hook & The Light, The Horrors, AlunaGeorge, King Krule, Christopher Owens, Mount Kimbie, Mykki Blanco, Only Real, etc. Jean-Louis Murat 2/5 Lille, 14/5 Auxerre My Bloody Valentine 4/5 Lille, 5/5 Paris, Bataclan, 7/7 Belfort Nuit Belge 8/5 à Bruxelles avec Soldout, Vismets, Joy Wellboy, BRNS, The Peas Project, PAON, Liesa Van der Aa, Warhaus, etc.

Palma Violets 12/6 Paris, Trabendo Peace 20/5 Paris, Flèche d’Or, 21/5 Rennes, 22/5 Nîmes The Postal Service 21/5 Paris, Trianon Printemps de Bourges du 24 au 28/4, avec Patti Smith, Public Enemy, Lou Doillon, Woodkid, etc. Public Enemy 29/4 Paris, Bataclan Suuns 9/5 Paris, Trabendo Swann 15/5 Bordeaux, 17/5 Toulouse The Undertones 29/5 Paris, Maroquinerie

en location

The Vaccines 24/4 Nîmes, 26/4 Paris, Bataclan Vampire Weekend 29/5 Casino de Paris Veronica Falls 25/4 Paris, Nouveau Casino Victorine 27/4 Lyon Vie sauvage festival du 21 au 23/6 à Bourg-surGironde, avec Fauve, Archipel, Pendentif, Arch Woodman, Kim, etc. Villette sonique du 23 au 26/5 à Paris, avec The Flaming Lips, Mendelson, TNGHT, Zombie Zombie, Thee Oh Sees, The Intelligence, etc.

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Booba le 13 avril à Paris (Zénith) Exit les clashs, place à la musique. Booba vient de terminer sa tournée des Zénith, qui passait évidemment par celui de Paris. A domicile donc, B2O a posé son style soigné devant un public plutôt viril mais bon enfant, venu acclamer celui qui sera devenu un véritable phénomène. Ici, tout le monde connaît les textes par cœur, les punchlines sont balancées avec jouissance, les fumigènes éclatent et les yeux brillent. Avec son assurance de mâle alpha et son humour minimaliste, Booba partage (avec son khey Mala, l’Américain Gato ou encore Rim’K du 113) quelques classiques ainsi qu’une bonne partie de son dernier album, Futur. Celui-ci porte d’ailleurs bien son nom : la novlangue boobesque se déploie avec puissance, entre absurdités vulgaires et fulgurances poétiques. “T’vois c’qu’j’veux dire ou pas ?”, répète-t-il sans cesse par souci d’être compris. Mais la “Ünkut family”, comme il dit en bon chef de marque tribale, est depuis longtemps convaincue. Ce soir encore elle entendra, dans le mélancolique Pitbull : “J’suis l’bitume avec une plume” ; et ça, de Boulbi à Miami, ça n’a jamais changé. Maxime de Abreu 24.04.2013 les inrockuptibles 87

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royaume désuni Violente, vulgaire et parcourue de pulsions venimeuses, l’Angleterre d’aujourd’hui inspire à Martin Amis sa charge satirique la plus punchy depuis Poupées crevées.

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’état de l’Angleterre, le Britannique Martin Amis en scrute – et en déplore – l’évolution depuis le milieu des années 70. En 1998, il en faisait le titre d’une nouvelle où “chaque année, le soleil remettait ça, soumettait le royaume à un examen critique continu. Il contrôlait par le menu l’état de l’Angleterre…” Aujourd’hui, l’astre inquisiteur et son porte-parole romancier poursuivent leur mission, mais portent pour ce faire des lunettes d’une noirceur inédite. Dans Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre, la décadence morale et culturelle du royaume (qu’il serait abusif de qualifier encore d’uni) est telle que les valeurs les plus sacrées – la chasteté des aïeules et l’innocuité des mélodies des Beatles – y sont illico bafouées. Dès les paragraphes d’ouverture, un épistolier de 15 ans se confie à la spécialiste des amours trash d’un tabloïd bas de gamme : l’ivresse

des sens, Desmond l’a découverte dans les bras de sa grand-mère, laquelle l’a séduit au son de Yesterday. Un roman d’Amis se devant de débuter sous le signe de la frousse et de constamment faire planer la menace d’un désastre (ou d’un paroxysme d’humiliation, ou des deux), la situation de l’adolescent est compliquée par la terreur que lui inspire son oncle Lionel, brute à crâne rasé dotée d’une jalousie filiale exacerbée et d’une présence physique quasi surnaturelle : “Des voyait son oncle tous les jours – or Lionel paraissait toujours plus grand que nature, une taille de plus qu’il ne s’y attendait.” Plus grosse que nature, dépassant de deux ou trois degrés de férocité ce à quoi le lecteur s’attend, c’est là la définition même de la satire selon Martin Amis – et l’explication probable du troublant charisme dont débordent depuis le John Self de Money (1984) ses pires personnages de butors. Car Lionel Asbo (pour “anti-social behaviour orders” – ordonnances censées combattre les comportements antisociaux) est à la société anglaise ce que Martin Amis (dorénavant domicilié aux Etats-Unis) est à l’art du roman : une teigne jusqu’auboutiste, un virtuose de la provoc, une tête de lard par qui le scandale arrive. Par un curieux paradoxe, un écrivain féru de prose raffinée (de Jane Austen à Nabokov et Saul Bellow) prend un plaisir palpable à faire d’un forcené au lourd passif psychosexuel un virtuose du malapropisme, un as du barbarisme, un parangon d’incivilité linguistique

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en marge

l’édition sans éditeurs A la tête des maisons d’édition, de plus en plus de gestionnaires, de moins en moins de littéraires ?

le vrai loubard du Loto Derrière le personnage de Lionel Asbo se devine la silhouette de Michael Carroll, devenu pour les tabloïds le “Lotto lout” (le “loubard du loto”). En 2002, Michael est âgé de 19 ans quand il gagne 10 millions de livres à la loterie. S’étant autoproclamé “king of chavs” (“roi des racailles”), il se ruine promptement en drogues, en putes et en berlines allemandes et écope d’une kyrielle de condamnations pour dégradations volontaires et voies de fait. Puis retrouve en 2010 son ancien métier d’éboueur.

et un multirécidiviste de l’attentat contre la syntaxe. Le procédé alimente en effets comiques XXL le dézingage d’une civilisation de la vulgarité triomphante, où la loi du plus fort, du plus fourbe ou du plus fou règne sur l’East End de Londres (“Afin d’évoquer la commune londonienne de Diston, tournonsnous vers la poésie du chaos : ‘Chaque chose hostile/A toutes les autres ; en tout point/Chaud contre froid, moite contre sec, doux contre dur/Le léger résistait au dur”), où la presse populaire publie les photos topless d’Abab (pour “ancêtres bonnes à baiser”), où l’âge de la première grossesse tourne autour de 12 ans, où la palme du hooliganisme précoce revient à une bambine voleuse, buveuse de vodka et mordeuse d’assistantes sociales et où des pitbulls atteints du syndrome de la Tourette aboient depuis leurs balcons des “fuck” en rafales. Impur reflet de cet environnement, Lionel Asbo tabasse des innocents (et file en taule), se fait choper pour recel (et retourne en prison), déclenche une bagarre générale lors d’un mariage (et retrouve son cachot), jusqu’au jour où un concours de hasards lui vaut de gagner 140 millions de livres au loto, de découvrir (et dévaster) l’univers des palaces, de devenir une célébrité nationale (“L’idiot du Loto, le Taré du Tirage, le Bozo du Bingo, le Gaga de la Tombola”) et d’afficher une liaison avec un mannequin aux missiles mammaires pointés vers l’azur (et aux prétentions poétiques hallucinantes). Sprintant sur près d’une décennie, cette trame narrative sommaire est propice à quelques épisodes de pure slapstick

comedy, dont une mémorable confrontation entre Lionel, un homard et le personnel d’un restaurant quatre-étoiles. Amis reste en effet un amuseur hors pair. Etincelante de verve, de virulence et de vindicte, sa prose fait merveille dans les registres de la dérision assassine et de l’imprécation syncopée, tout en laissant entendre en arrière-plan une petite musique inhabituellement sentimentale. Bien que né d’une mère à peine pubère et d’un père noir inconnu, Desmond devient grâce à l’université un modèle d’intégration, épouse une blonde aux yeux bleus prénommée Dawn (soit “Aube”) et découvre la paternité au moment même où son oncle prend son ultime rendez-vous avec le système carcéral. Inattendu sous la plume d’un écrivain jouissant d’une tenace réputation de pourfendeur du multiculturalisme, ce triomphe de la vertu métissée sur le vice 100 % britannique ne témoigne toutefois en rien d’une conversion d’Amis à la correction politique. Signé par un polémiste confronté à une société s’ingéniant à singer un roman d’anticipation dystopique, Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre prouve avant tout que la fiction peut encore envoyer la réalité au tapis. Quitte, pour cela, à pratiquer un type de boxe littéraire qui est aux règles du marquis de Queensberry ce que le gang bang est à un vertueux dimanche de fiançailles. Bruno Juffin photo Thomas Geffrier pour Les Inrockuptibles Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre (Gallimard), traduit de l’anglais par Bernard Turle, 376 pages, 21 €. En librairie le 7 mai

Le 10 avril dernier, Leonello Brandolini, pdg de Robert Laffont (qui regroupe aussi Julliard, Nil, Seghers et Bouquins) depuis 1999, a été remercié par le groupe Editis, propriétaire des éditions, parce qu’il aurait refusé leurs propositions face à des résultats de ventes moins bons qu’avant (dûs à une crise qui touche tous les acteurs du secteur). Pour le remplacer, un gestionnaire, le pdg d’Editis Alain Kouck, a été choisi pour assurer l’intérim – mais un intérim de combien de temps ? Editis n’en est pas à sa première fois : en 2012, le groupe décapitait Plon (exit Olivier Orban) pour y installer le pdg des éditions First-Gründ (éditeur de la collection “Les Nuls”). Des signes sur lesquels on pourrait passer mais qui indiquent, même minoritaires pour le moment, un changement du visage de l’édition. Irait-on vers une édition sans éditeurs (véritables, littéraires), pour paraphraser le titre d’un ouvrage célèbre d’André Schiffrin, où il dénonçait une édition américaine de plus en plus tournée vers la rentabilité contre la littérature ? Moins grave, mais participant tout de même un peu de cette ambiance : en 2011, pour remplacer Olivier Rubinstein à la tête des éditions Denoël, c’est Béatrice Duval (ex-Presses de la Cité) qui avait été choisie par Gallimard (à qui appartient Denoël), avec pour axe la publication de livres à succès (polars, chick-lit, etc.). Leonello Brandolini nous manque déjà. Jean-Marc Roberts aussi. La nouvelle rassurante aura été la nomination par Hachette d’un éditeur véritablement littéraire, Manuel Carcassonne (Grasset), pour le remplacer à la tête des éditions Stock. Il prendra ses nouvelles fonctions le 1er juillet.

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Emeutes raciales aux Etats-Unis en 1964

Mississippi burning Les destins scandaleux et insolites des membres d’une famille afro-américaine sur fond d’émeutes raciales. Le premier roman diffusé en France de Bernice L. McFadden, nouvelle voix de la littérature noire américaine.

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l devrait en être des écrivains comme des footballeurs. Certains méritent d’être accueillis par une ola. Concernant ces auteurs, pour le simple bonheur de les lire enfin en français. A 47 ans et avec sept romans à son actif, Bernice L. McFadden est devenue une écrivaine de tout premier plan, la nouvelle figure imposante de la littérature noire américaine. Saluée par Toni Morrison et encensée par The Oprah Magazine, elle a déjà figuré deux fois sur la liste du prix Pulitzer pour Sugar

et The Warmest December, non traduits en français. Son huitième livre est aussi le premier qu’on découvre. Habituée du vieux Sud et du Harlem de l’entre-deux-guerres, la romancière ancre Delta noir au sein d’une communauté noire du début du XXe siècle dans l’Etat du Mississippi. Là vont se succéder trois générations de femmes aux destinées scandaleuses : Doll, épouse de pasteur voleuse et nymphomane, Hemmingway, sa fille matricide, et sa petite-fille, une dénommée Tass éprise d’Emmett

Dick De Marsico/Library of Congress

Delta noir tient autant de la peinture sociale que de la tragédie Till, ado afro-américain dont le meurtre en 1955 marquera le début du mouvement des droits civiques en faveur des Noirs. Bernice McFadden ne fait pas dans la demi-mesure. C’est en premier lieu la complexité de son récit qui en fait un livre brillant, truffé d’arborescences et de destins confluents vers ce point aveugle de l’histoire, point de départ des émeutes raciales. Delta noir tient autant du conte que de la saga, de la peinture sociale que de la tragédie – un peu comme si la Lolita de Nabokov s’était invitée dans le Sud de Faulkner, main dans la main avec son héros noir assassin Joe Christmas. Une brutalité sensuelle émane de cette histoire, relatée par un narrateur qui est une ville baptisée Money. Il y est question d’inceste, d’adultère, de déchaînements des éléments et de magie noire, sans oublier le spectre d’une prostituée torturée à mort, réincarnée parmi ceux qui disent la mépriser. Apôtre du réalisme magique, McFadden nous fait avaler une histoire à dormir debout : la croyance dans la réincarnation à travers la balade dans les corps et l’histoire d’un spectre assoiffé de vengeance – contre les Noirs bigots et les colons blancs “avec leurs sourires, leurs bibles, leurs armes et leurs maladies”. Delta noir vogue sur cette crête bancale, inquiétante, de la croyance dans l’animisme et les forces occultes, muée en poésie lyrique et grinçante. Si l’histoire des Noirs américains a fait l’objet de relectures récentes, notamment au cinéma, celle-ci échappe aux canons romanesques du genre, ou du moins ouvre sa propre voie, sans modèle. Son territoire est peuplé d’héroïnes belles et diaboliques, créatures insurgées et bêtes de sexe, loin de la figure de la Noire opprimée. Ces personnages en révolte qui ne font rien comme tout le monde et engendrent à eux seuls une Amérique dans sa version la plus libre et politiquement incorrecte. Emily Barnett Delta noir (Editions Joëlle Losfeld), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux, 256 pages, 22 €

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feinte trinité Un écrivain maudit, une romancière à succès et leur éditeur. Autour de ce trio, Mark Greene orchestre une danse désenchantée. u ciel antérieur où points de vue de Williams, qui fréquente les cocktails fleurit la Beauté !” Felicia et de leur éditeur et profite du système. Le titre du dernier Pierre Orangel. Trois Les deux écrivains auront roman de l’écrivain visions de la littérature pourtant une brève liaison. franco-américain Mark et des conflits qui Son dernier manuscrit Greene fait écho à ce vers – un brûlot sur le monde de la travaillent aujourd’hui. du poème Les Fenêtres Un étrange roman l’édition – refusé, Williams de Stéphane Mallarmé. du désenchantement. va s’enfoncer encore plus Elisabeth Philippe Romancier qui traîne dans profondément. Il part créer son sillage “une odeur un atelier d’écriture où un peu XIXe siècle, une odeur l’on pratique, entre autres, Le Ciel antérieur (Seuil), 288 pages, 19 € d’écrivain maudit”, Marc le “fécalisme”, dans Williams – nom proche un camping à l’abandon, de Mark Greene – aspire, et bascule peu à peu dans comme Mallarmé, à un art une radicalité sans retour. pur, loin des mondanités Après Les Plaisirs et des logiques difficiles, Mark Greene suit commerciales qu’impose une fois de plus l’itinéraire le monde de l’édition des d’êtres solitaires à la dérive. années 2000. En cela, il est Le récit, hanté, mais aux antipodes de Felicia divaguant parfois au risque Lascaux, auteur à succès du grotesque, alterne les

Hermance Triay

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Patrice Normand/Opale/Editions Fayard

libérez-vous ! Quatre ans après Retour à Reims, Didier Eribon interroge la manière de se libérer des pesanteurs sociales qui marquent chaque trajectoire individuelle. Mission impossible ?

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etour à Reims, paru en 2009, fait partie de ces livres précieux qui entremêlent, en respectant leurs règles propres, les domaines de l’écriture intime et de la théorie sociologique. Didier Eribon a réussi ce petit miracle d’éclairer pour de nombreux lecteurs éloignés de l’œuvre de Pierre Bourdieu les ressorts de la honte sociale, en l’incarnant de manière très personnelle : ce qu’il appelle une “honto-analyse”. Dans le récit épique de son retour sur les terres familiales qu’il avait fuies, reniées, avant de tenter de s’en réapproprier

les traces, l’auteur se livrait à une introspection sociale construite sur la reconnaissance d’un héritage autant que sur un geste d’insoumission. Cette reconquête consistait moins à se connaître profondément (tâche infinie) qu’à rendre compte des déterminations sociales inscrites dans chaque existence. Pourtant, au terme de ce travail d’exploration et d’excavation de lui-même, une question restait posée, comme si rien, pas même l’écriture, ne pouvait suffire à la solder : “Pourquoi revient-on vers ce qu’on avait tant voulu fuir ?” Une énigme que l’auteur réinterroge dans son nouveau livre, plus théorique mais

toujours habité par un souffle intime, La Société comme verdict, qui prolonge, élargit, creuse et éclaire une fois encore autant ses découvertes que ses apories. Car Didier Eribon confesse qu’il n’en a pas fini avec cette histoire de “retour”, comme le révéla sa gêne à faire paraître une photo de lui avec son père à l’occasion de la réédition de Retour à Reims ; il voulait le faire disparaître. Mais qu’avait-il à cacher après avoir tout dit ? “Si, mû par une étrange et irrépressible pulsion, j’ai été conduit à effacer son image, c’est bien parce que, nolens volens, elle est encore active en moi, et saturée de significations personnelles et sociales :

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la violence de la société tient à ce qu’elle n’est qu’un verdict, permanent, injuste, irréductible celles dont j’ai tant voulu me défaire, et qui me collent à la peau”, reconnaît-il. Partant de ce constat de puissance d’aimantation de la famille – qui “semble inscrite jusque dans les arcanes de l’inconscient de ceux et celles qui croient n’avoir ou qui voudraient ne plus avoir aucun rapport avec elle” –, Eribon cherche à comprendre pourquoi on peut avoir écrit un livre sur la honte et “n’avoir pas réussi à la dépasser”. Le livre est traversé par cette idée qu’il ne suffit pas d’analyser la violence de l’ordre social pour ne plus y être assujetti. “La honte est un entrelacs d’affects, dont il est difficile de dénouer et desserrer la trame ; il en subsiste toujours quelque chose dans l’effort même qui s’attache à désintégrer la réalité hontologique du monde social.” Même lorsqu’on travaille à déconstruire les ressorts de la honte, une “loi de conservation de l’énergie psychosociale” les réveille, les empêche de s’éteindre. Il existe un “tribunal invisible” imposant des sentences qui “nous enveloppent, nous accompagnent, nous jugent, nous condamnent sans qu’il y ait d’explication”. La violence de la société tient précisément à ce qu’elle n’est qu’un verdict, permanent, injuste, irréductible. Pour étayer son jugement ultime sur cette imposition première, Didier Eribon

convoque à la barre les lectures de sa vie, comme autant de ressources d’une émancipation imparfaite mais réelle. De Sartre à Beauvoir, de Nizan à Lévi-Strauss, de Fanon à Césaire, de Hoggart à Ernaux, Eribon salue, par-dessus tout, la générosité de ces auteurs sans lesquels il n’en serait pas là où il est parvenu, l’un des plus stimulants penseurs critiques d’aujourd’hui. Avec eux, il interroge le verdict, pour lui enlever son caractère d’évidence, pour “faire appel de la sentence” et tenter d’organiser “cette résistance aux pesanteurs instituées du passé toujours efficaces dans le présent et de travailler à cette invention de nouveaux possibles”. Circulant à travers tous ces textes, il célèbre autant leur radicalité politique que leur lucidité face à leurs propre points d’achoppement. “Il n’y a pas de geste émancipateur total, il n’y a pas de politique sans reste : on est toujours, dans une large mesure, parlé et agi par le monde social même quand on s’efforce de dissoudre, par la parole et par les actes, les adhérences de notre vie, de notre pensée, et surtout de notre impensé aux formes du passé, aux modèles qu’on a reçus et dont on voudrait se débarrasser.” Contourner la reproduction des identités assignées exige une véritable “odyssée de la

réappropriation”, une “indocilité réfléchie”, une “insurrection des savoirs assujettis” à laquelle appelaient Bourdieu et Foucault. Eribon ne dissimule pas son besoin d’en découdre, comme si un état de guerre général l’y obligeait : son combat se déroule autant contre lui-même que contre la pensée conservatrice, contre les théories dépolitisantes du “monde commun”, contre “l’amour du peuple” de certains qui n’est rien d’autre qu’une manière de laisser celui-ci là où il est et comme il est… Son récit, dense, habité, politique, forme un lumineux éloge de l’insoumission réfléchie, de l’investigation généalogique comme “labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté” (Foucault). Si la société colle à la peau, la pensée permet, elle, de décoller : c’est le seul ressort que chacun peut opposer à ce qui reste plus fort que soi. Jean-Marie Durand La Société comme verdict (Fayard), 278 pages, 19 €

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Greta Garbo dans The Kiss de Jacques Feyder (1929)

l’image muette René de Ceccatty raconte Garbo par le prisme de son impossible retour au cinéma. Mais voulait-elle vraiment revenir ?

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ormis ses films, Greta Garbo n’a laissé que peu de traces. De très rares interviews – on raconte que la MGM, la jugeant incontrôlable et pas assez langue de bois, lui a vite interdit un exercice qu’elle n’aimait de toute façon pas. Peu de lettres. Ne reste que ce que ses proches ont bien voulu en dire : “On entre dans le règne du doute. Les nombreux témoins doivent être crus sur parole. Et ne le seront jamais. Mercedes de Acosta, Cecil Beaton, Sam Green, Raymond Daum, Sven Broman n’ont pas plus de crédibilité que le mythomane polonais Antoni Gronowicz ou que le play-boy napolitain Massimo Gargia”, écrit à raison René de Ceccatty dans Un renoncement. Certains d’entre eux raconteront dans leurs mémoires avoir eu une liaison avec elle. Elle ne publiera ni commentaires, ni démentis, ne tentera aucun procès mais cessera radicalement de les voir, se contentant simplement de ne plus

les prendre au téléphone. Et son silence deviendra plus fort que leurs mots, les changeant instantanément en mensonges ou en affabulations. De même que son absence des écrans depuis l’échec (relatif) de son dernier film, La Femme aux deux visages (George Cukor, 1941), ainsi que son refus des soirées trop mondaines et de tout événement public, allait la rendre plus mythique que toutes les autres stars continuant à tourner. S’étant dégagée de toute forme de trivialité humaine, voire même d’humanité, dans ce refus du discours ou du commentaire, Garbo est devenue un visage silencieux exposé dans un cadre (le plan cinématographique ou photographique). En un mot : une icône. Une image d’essence “divine” sur laquelle les humains pourraient projeter leurs fantasmes et leurs interprétations. C’est le cas de René de Ceccatty, qui a eu la belle idée

de raconter la vie de Garbo par le prisme de son renoncement au cinéma. Il rappelle La Duchesse de Langeais, le film d’après Balzac que Max Ophüls devait tourner avec elle en 1948, et qui aurait marqué son retour sur les écrans. Le film ne se fera pas, et Garbo comprendra à son grand regret (dixit Ceccatty) que ses chances de refaire du cinéma vont s’amenuiser. Cette histoire contredit la légende d’une star claquant la porte d’Hollywood et se terrant dans son appartement de Manhattan sans plus voir personne pendant cinquante ans – d’autant que Garbo menait grand train avec les Onassis, les Rothschild, et d’autres amis en vue, dont, en effet, Cecil Beaton. Pourtant, ce que nous dit René de Ceccatty n’a pas valeur de scoop : tous ceux qui se sont un peu sérieusement intéressés à Garbo l’ont appris depuis belle lurette en lisant ses biographies, dont celle de Barry Paris qui, sortie au Seuil en 1998, fait autorité. Ceccatty insiste : elle voulait par-dessus tout revenir au cinéma, et conçut la plus vive amertume de cet échec. Or il semblerait que la star ait fini par saborder ce dernier projet elle-même. Alors, tenait-elle tant à tourner à nouveau ? Au fond, Garbo sabordait toujours son désir, signe d’une dualité irréconciliable, qui marque toute sa vie. Exposée à la lumière mais préférant l’ombre, adorée de tous mais ne se sentant jamais aimée pour elle, voulant être reconnue hors de “Garbo” mais sans cesse ramenée à son statut de star, aimant les hommes mais couchant avec des femmes, aimant John Gilbert mais le plaquant, etc. Refusant, toujours, d’être réduite à une unité qui aurait forcément trahi l’autre partie d’elle-même. C’est cette “femme aux deux visages” qui s’expose dans le film de Cukor et que rejettera l’Amérique. Etre elle-même, c’est-à-dire double, Garbo savait que seule l’ombre le lui permettrait. Nelly Kaprièlian Un renoncement (Flammarion), 445 pages, 21 €

la 4e dimension Pivot retweete

best of John Fante

Accro de Twitter, Bernard Pivot publiera Les tweets sont des chats (Albin Michel), une compile de ses meilleurs tweets, le 2 mai. Ces jours-ci, il est intarissable sur le soleil et sur ses yeux… Allez comprendre.

Les trois premiers romans de John Fante, parus aux Etats-Unis dans les années 30, ressortiront début juin en un seul volume (Christian Bourgois). L’occasion de se replonger tout l’été dans les bas-fonds de la Cité des Anges.

Yannick Haenel politique Haenel s’est inspiré de l’histoire d’un homme mort broyé dans une benne à ordures et des Anonymous pour son nouveau roman, Les Renards pâles, qui paraîtra à la rentrée chez Gallimard.

nouveau Kasischke à la rentrée Pas assez reconnue dans son pays, l’Américaine Laura Kasischke fera partie des événements de la rentrée avec son nouveau roman, Esprit d’hiver (Christian Bourgois, 22 août). Elle participera au festival les Ecrivains en bord de mer (La Baule), les 19 et 20 juillet.

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Noémie Marsily Fétiche Les Requins marteaux, 144 pages, 20 €

olé olé fille Christophe Blain invite Barbara Carlotti sur un livre-disque tentaculaire, hommage à la fois à une héroïne sexy de Guy Peellaert et aux élans perdus de l’enfance.

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’est l’histoire d’un petit garçon entiché d’une icône de bande dessinée. Adulte, il brode un joli conte à son endroit, l’enlumine et invite une compositrice – Barbara Carlotti – à le mettre en chansons. Ainsi peut se lire, en creux, le projet du livre-disque La Fille : comme la volonté, souvent présente chez les auteurs de bande dessinée contemporains, de revitaliser par l’écriture les émotions de l’enfance avec une certaine forme de postmodernisme. De fait, une distance esthétique et intellectuelle qui masque mal le réel motif de la pudeur. Cette fille, donc, n’est pas une femme. C’est une projection fantasmatique et maintenue à hauteur d’enfant de Pravda La Survireuse, icône de bande dessinée sexy et sixties de Guy Peellaert qui chevauchait sa moto dans une tenue de cuir. Une amazone qui sillonne un far west contemporain et légèrement décalé, dépucelle un cow-boy nain, l’entraîne sur les grandes routes américaines puis l’abandonne, une fois adulte, dans un buisson d’épines. La métaphore est claire et assez belle : le sentiment, masculin

peut-être, de l’idéal amoureux forgé durant l’enfance et après lequel l’adulte passe sa vie à courir, inonde le récit, l’image, le son, jusqu’au dernier coït mélancolique sur une Côte Ouest au parfum de libération sexuelle. La réussite, mais également la limite de cet objet, c’est la pluralité des formes, vecteur de richesse et de ruptures esthétiques. Le réalisme côtoie les rondeurs enfantines, le conte joue au ping-pong avec la bande dessinée, les images se laissent envoûter par le chant. Tout se pénètre et s’interpénètre, sauf que parfois le lecteur s’égare dans le dialogue et le dédale des articulations. Avec cette “Fille”, Christophe Blain complète sa collection de fantasmes de petit garçon. Or, à ce jeu auquel beaucoup d’auteurs de bandes dessinées s’adonnent, il règne à l’évidence sans égal, quand bien même le projet, comme ici, apparaît parfois bancal. Peu ressuscitent avec autant d’intelligence et d’élans de beauté le souffle sincère de l’initiation, l’excitation de la première fois et la frustration du jouet cassé. Stéphane Beaujean

Curieuse et habile histoire retraçant le parcours… d’une tête de chevreuil empaillée. Du taxidermiste amateur qui l’a naturalisée à la poussière dans laquelle elle tombe des années plus tard, une tête de chevreuil passe de main en main, offerte en cadeau de fête des mères, subtilisée par un prêtre fétichiste, transformée en jouet sexuel… Surtout, elle se retrouve plongée dans la vie de gens modestes, que Noémie Marsily dévoile par touches subtiles en caméra subjective, à travers les yeux de la bête. Malgré sa dégradation physique progressive (elle est transformée en masque, en ballon), cette pauvre tête empaillée conserve toute son acuité et révèle des quotidiens gris et solitaires, des joies et des mesquineries dérisoires – parallèlement à son propre triste destin. Avec une utilisation habile des crayons de couleur et un trait rappelant parfois Sempé, Noémie Marsily construit à la perfection un récit drôle et émouvant à la fois. Anne-Claire Norot

La Fille (Gallimard), 76 pages avec CD, 29 €

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Nobuhiko Hikiji

l’empire des sens Figure emblématique de la scène japonaise des années 90, Matsuo Suzuki présente pour la première fois à Paris une de ses pièces phare, mélange de trash et de poésie.

réservez festival Passages Son directeur Charles Tordjman assume de ne suivre aucune thématique : juste le plaisir de partager les émotions recueillies au cours de ses découvertes, venues de Norvège, d’Ukraine, de Slovénie, d’Israël, d’Italie, de Suisse et d’Inde. Le festival dessine surtout des “archipels où théâtre de familles, théâtre et musiques se conjuguent”. du 4 au 18 mai à Metz et en Lorraine, www.festival-passages.fr

Kunstenfestivaldesarts Disséminé dans tout Bruxelles, le Kunsten est le rendez-vous de ce mois de mai par la qualité de sa programmation et pour la conscience aiguë du rôle des arts dans nos sociétés. du 3 au 25 mai à Bruxelles (Belgique), www.kunstenfestivaldesarts.be



es éclairs déchirent le ciel noir, l’étouffante chaleur de la nuit d’été tokyoïte cède la place à une pluie torrentielle au son de la BO trépidante du film Fight Club, tandis qu’un homme en T-shirt s’enfuit en sautant par une fenêtre et qu’un autre le poursuit armé d’une torche électrique avant de lui régler son compte en direct. En ouvrant Le Journal d’une machine sur un flash-back, l’auteur et metteur en scène Matsuo Suzuki nous fait remonter le temps, un an avant le début proprement dit de sa pièce. Via ce teasing ultraviolent, il nous projette sans préambule au cœur de la scène de crime originelle, cette nuit où Michio (Yûsuke Shôji), le frère cadet, est surpris par son aîné Akitoshi (Shûji Okui) en flagrant délit de rapport sexuel avec la jeune Sachiko (Anne Suzuki). “Je m’interroge en permanence sur ce qui se passe derrière les portes et les fenêtres dans l’intimité des familles japonaises, précise le metteur en scène. C’est ce qui me fait le plus peur. Mais réfléchir à ces énigmes stimule incroyablement mon imaginaire. Les Japonais ont tendance à très bien contrôler leurs sentiments et leurs pulsions

en société ; pourtant, dans le huis clos des cercles familiaux, il peut se passer des choses monstrueuses, totalement sordides.” Dans cet univers où les parents font figure de grands absents et malgré un retour au présent de l’action sur Over the Rainbow, le thème musical du Magicien d’Oz chanté par Judy Garland, on comprend vite que le nouvel ordre qui règne dans ce préfabriqué attenant à l’usine familiale n’a rien d’un conte de fées. Si le crime principal de Michio est d’avoir simplement vécu une aventure amoureuse avant son aîné, la loi du grand frère est tout autre. Voici le cadet accusé d’être un violeur, une bête malfaisante qui mérite de vivre comme un chien en portant à la cheville une longue chaîne d’acier le retenant prisonnier. Pour couronner le tout, Michio doit aussi accepter que pour réparer l’affront son frère épouse Sachiko.

la folie d’un trio où de sadiens rapports de force transforment une idylle en cauchemar

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côté jardin

un peu court ! Le ministère manque d’ambition dans ses nominations à la tête des centres dramatiques nationaux.

Anne Suzuki (Sachiko), Rie Minemura (La Machine) et Yûsuke Shôji (Michio)

Ne se contentant pas de la folie de ce trio où de sadiens rapports de force transforment une idylle en cauchemar, Matsuo Suzuki invite à sa fête barbare une ex-prof de gym (Rie Minemura), qui en pince pour Michio et devient “la machine sexuelle” de l’histoire, capable d’exaucer les pires caprices de celui dont on a fait un monstre. Constatant l’incapacité de ses quatre personnages à vivre comme des êtres humains, Matsuo Suzuki ne leur laisse, comme unique issue de secours, que le choix de devenir des superhéros de bande dessinée. La subtile élégance de cette pièce qui se vautre dans le trash et la violence tient à ce glissement très progressif qui nous permet d’assister à la mue de chacun en créature de fiction digne du plus apocalyptique des mangas. Membre coupé à la hache, testicules dévorés par une créature aquatique, crâne défoncé à coups de marteau, ville mise à feu et à sang par La Machine… Le cérémonial sacrificiel, même inspiré par l’imagerie du Magicien d’Oz, n’a plus de limites. Un carnage qui n’a pourtant d’autre but que d’honorer l’amour offensé, ce sentiment qui, à force d’être considéré comme un interdit, mène la société droit dans le mur, au cœur sans espoir d’un chaos de violence. Patrick Sourd Le Journal d’une machine (Machine Nikki) texte et mise en scène Matsuo Suzuki, du 25 au 27 avril, en japonais surtitré en français, Maison de la culture du Japon, Paris XVe, www.mcjp.fr

Cela pourrait s’appeler “la comédie des short-lists”. Quelque part entre le jeu de chaises musicales et la course à l’échalote. Pas vraiment du théâtre, mais tout de même une forme de spectacle. A s’écrouler de rire, même, parfois. Du moins dans un premier temps. Car sitôt repris ses esprits, la réalité s’avère plus morose. Mais précisons. Un certain nombre de directeurs de centres dramatiques nationaux (CDN) arrivant au terme de leur mandat, il s’agit de les remplacer. C’est aujourd’hui le cas du Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, du TNBA à Bordeaux et du Théâtre du Nord à Lille. La règle veut que les CDN soient dirigés par des metteurs en scène. Les prétendants font acte de candidature avec un projet, lequel est examiné par les tutelles sous l’égide du ministère de la Culture. Un peu comme dans un concours, un certain nombre de projets sont éliminés pour n’en conserver en général que quatre ou cinq. C’est la fameuse short-list. Si la procédure n’a en soi rien de problématique, il y a pourtant de quoi s’interroger sur les tenants et aboutissants d’une telle sélection. Les candidatures retenues surprennent en effet par leur manque d’ambition. Comme si les projets les plus intéressants étaient systématiquement mis au panier. A travers de tels choix, un affadissement général du paysage théâtral se profile. On se demande quels arrangements ou tractations sinistres aboutissent ainsi à tuer l’audace. Ne vaudrait-il pas mieux en ce cas nommer des intendants à la tête des CDN plutôt que des artistes ? Car décidément, ces short-lists sont un peu courtes.

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Yukonstyle

Hugues Le Tanneur Yukonstyle jusqu’au 28 avril au Théâtre de la Colline, Paris XXe, www.colline.fr

Dubillard est maître dans l’art de dégoupiller la logique du langage pour faire exploser l’absurde

Christophe Raynaud De Lage/Wikispectacle

mis en scène Célie Pauthe Un texte âpre et brûlant de la Québécoise Sarah Berthiaume brillamment adapté par Célie Pauthe. Dehors, le froid règne. Moins 45 degrés. “La limite entre le froid et la mort”, remarque Garin, jeune métis amérindien calfeutré dans son logement. Telles sont les rigueurs de l’hiver au Yukon, Etat du Nord canadien à la frontière de l’Alaska, dont la devise, “Larger than life”, évoque le gigantisme de ses paysages. En mettant en scène Yukonstyle de la Québécoise Sarah Berthiaume, Célie Pauthe montre comment l’immensité du paysage traverse littéralement les personnages. Les comédiens Dan Artus, Flore Babled, Jean-Louis Coulloc’h et Cathy Min Jung paraissent hantés par une force qui les dépasse. Le texte alterne ainsi dialogues et monologues narratifs correspondant à des visions, la langue très vivante mêlant expressions québécoises et américanismes. Au cœur de ce monde travaillé par une spiritualité héritée de la tradition amérindienne, quatre destins se croisent. Il y a Yuko, une Japonaise qui partage le logement de Garin ; Kate, débarquée d’un autocar en vêtements d’été recueillie par Yuko, et Dad’s, le père de Garin, qui noie sa mélancolie dans l’alcool en écoutant Neil Young. En arrière-fond, la pièce évoque la spoliation des Indiens – avec la quête de Garin de ses racines amérindiennes à travers le souvenir confus de sa mère disparue. Dense et précise, la mise en scène de Célie Pauthe tire le meilleur de ce texte parfois inégal mais toujours prenant.

grand corps malade Dans une version drolatique et enlevée de La Maison d’os de Roland Dubillard, Pierre Richard en impose en vieillard agonisant régnant sur ses valets.

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’est par une étrange continuité dans nos mémoires de spectateurs que l’on retrouve Pierre Richard, l’hommecatastrophe du cinéma français des années 70, dans le rôle principal de La Maison d’os de Roland Dubillard, mis en scène par Anne-Laure Liégeois avec l’art consommé de plonger dans le même bain acide l’humour de la comédie et les noirs abysses des travers humains. En fait, le véritable rôle-titre de la pièce est une maison dont on ne finit jamais de faire le tour, un dédale de marches et de couloirs, de recoins et d’enfilades de salles qui envahissent le plateau sous forme d’un escalier monumental encadré par une forêt de piliers sombres, d’où émergent les quatre acteurs dans le rôle des valets au service du maître. Une vieille maison qui craque, fuit, disperse sa poussière et gémit sous les assauts du temps, qui lâche

de partout. A l’image du Maître, à l’agonie interminable et néanmoins distraite par une foule d’interrogations, d’énigmes, de desiderata et d’ordres donnés ou subis, selon le niveau de révolte ou d’insoumission de son armée de serviteurs. L’auteur précisant que l’ordre des scènes est facultatif, Anne-Laure Liégeois propose un découpage de la pièce habilement recentré sur les petites et les grandes vilenies que s’imposent maître et valets, comme une volée d’organes et de cellules défiant la cohérence générale d’un corps vacillant entre décrépitude et décomposition, pour tracer leur route au milieu de ruines fumantes. Une danse macabre qui fait cliqueter les squelettes avec alacrité et préfère consommer les ruptures en usant de l’absurde plutôt que de s’avouer vaincue. Si Roland Dubillard est maître dans l’art de dégoupiller la logique du langage pour faire exploser l’absurde et l’arbitraire des rapports humains, les acteurs de cette Maison d’os ont formidablement intégré le rythme si particulier de dialogues qui ne vont nulle part mais ne cessent jamais, quitte à prendre sans prévenir la tangente et à briser là, sans plus de façons. Pourtant, le rire doit ici se faire à l’idée qu’il n’est jamais si attrayant que lorsqu’il masque des émotions profondes ou les rend moins effrayantes. C’est là, justement, que Pierre Richard nous touche au cœur dans ce rôle du Maître moribond mais lucide, telle une allégorie de l’acteur : “Comme si j’étais mort ; comme si je n’étais plus que le lieu où se passe toute cette vie qui n’est pas à moi, où s’usent toutes ces choses.” Fabienne Arvers La Maison d’os de Roland Dubillard, mise en scène Anne-Laure Liégeois, avec Pierre Richard, Sharif Andoura, Sébastien Bravard, Olivier Dutilloy, Agnès Pontier, jusqu’au 11 mai au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, www.theatredurondpoint.fr tournée en mai à Cavaillon, Antibes, Angers, Château-Gontier et Châlons-en-Champagne, en juin à Lyon

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avantages exclusifs

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L’Epine dans le cœur

3 – Chronique d’une famille singulière

de Michel Gondry

DVD De 1952 à 1986, Suzette a sillonné les écoles des Cévennes en tant qu’institutrice. Devant la caméra de son neveu, Michel Gondry, elle raconte ses aventures quotidiennes et permet ainsi au cinéaste de découvrir une réalité familiale méconnue que ce film explore de manière sobre mais pleine d’émotions. à gagner : 30 DVD

de Pablo Stoll Ward

cinémas Rodolfo vit une existence vide et froide auprès de sa deuxième épouse. Tandis que sa première femme Graciela et leur fille adolescente Ana traversent des moments décisifs de leur vie, Rodolfo va discrètement tenter de retrouver la place qu’il avait auprès d’elles dix ans plus tôt avant de les abandonner. 3 est une comédie centrée sur trois personnages condamnés au même et absurde destin : être une famille. à gagner : 20 x 2 places

My Bloody Valentine le 4 mai à Lille et le 5 à Paris

musiques Les Irlandais débarquent, vingt ans plus tard, avec MBV, leur nouvel album, et investiront les scènes de l’Aéronef et du Bataclan les 4 et 5 mai prochains. L’occasion ou jamais de (re)voir Kevin Shields et sa bande. à gagner : 10 places pour chacune des dates

rétrospective Alexander Kluge du 24 avril au 3 juin à la Cinémathèque française

cinémas C’est l’un des chefs de file de ce que l’on a appelé, au début des années 60, le nouveau cinéma allemand. Son œuvre, qu’elle soit documentaire ou de fiction (Anita G.,Travaux occasionnels d’une esclave, Ferdinand le radical), entreprend une critique sociale et politique de l’Allemagne contemporaine.  à gagner : 20 x 2 places

festival Perspectives 2013

pour profiter de ces cadeaux spécial abonnés

du 16 au 26 mai à Sarrebruck en Allemagne

scènes

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munissez-vous de votre numéro d’abonné et participez sur 

http://special. lesinrocks.com/club Phile Deprez

Before Your Very Eyes est un spectacle du collectif Gob Squad et du centre d’art Campo : dans un espace enclos de miroirs teints, sept jeunes acteurs âgés de 10 à 14 ans s’amusent, dansent et rigolent. Ils ne voient pas le public qui les observe à travers les vitres et évoluent dans leur bulle de verre comme dans un show de téléréalité. Sur fond de musique pop, ils vont se vieillir pour apparaître à quatre âges différents – 10, 19, 45 et 70 ans – jusqu’à jouer leur propre mort. à gagner : 3 x 2 places pour la représentation du samedi 25 mai, 20 h, au Théâtre Performance

fin des participations le 28 avril

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André Morain

Le critique d’art Pierre Restany devant L’Origine du monded e Gustave Courbet en 1996, vu par André Morain

la photographie d’exposition est-elle un genre ? Tandis que s’ouvre à Paris une rétrospective du travail d’André Morain, photographe spécialisé dans les vues d’expo, cette pratique de plus en plus questionnée et respectée remonte à la surface de l’histoire de l’art.

vernissages Michelangelo Pistoletto Membre fondateur de l’arte povera, Michelangelo Pistoletto fait son show au Louvre avec une exposition tentaculaire, qui se prolonge des Tuileries à l’Auditorium. Année 1, le paradis sur terre du 25 avril au 2 septembre au Louvre, Paris Ier, www.louvre.fr

et aussi, à Paris Parmi les vernissages parisiens de cette semaine, ne pas manquer le duo Marie Cool et Fabio Balducci chez Marcelle Alix, le solo show des peintres new-yorkais Nick Darmstaedter et Brendan Lynch, tous deux membres du collectif The Still House Group (toujours à Belleville, à la galerie Bugada & Cargnel), et dans le Marais le travail du Berlinois Matthias Bitzer, qui expose dans le nouvel espace de la galerie Almine Rech. à partir du 25 avril www.marcellealix.com, www.bugadacargnel.com, www.alminerech.com



’est l’histoire d’une pratique photographique très ancienne, plus souvent professionnelle qu’amateur, dont on trouve les premiers clichés peu après l’invention du médium photo au milieu du XIXe siècle et qui a encore cours aujourd’hui. Ce qu’on y voit : des salles vides de tout visiteur, des expos de peinture, de sculpture ou de photographie, des expos d’antan ou d’aujourd’hui, des expos modernes, surréalistes, conceptuelles, minimalistes, mais aussi des images de performances, de happenings dont seule nous reste cette trace. Mais la photographie d’expo est aussi un genre plus ouvert qu’il n’y paraît : ce sont aussi des images plus mondaines de soirées de vernissage, pleines d’artistes, de people, de collectionneurs, de gloires éphémères et de visiteurs anonymes. Parfois même, ces chroniques visuelles croisent le terrain de la grande histoire : par exemple quand on voit Goebbels, ou Hitler, avec son état-major, visitant l’exposition Entartete Kunst, organisée à Münich en 1937 pour railler cet art moderne dégénéré. Pour autant, et parce qu’on ne s’intéressait pas comme aujourd’hui dans l’art à l’exposition comme forme, comme médium, cette pratique photographique est longtemps passée inaperçue. Méprisée par les historiens d’art, à peine regardée

par les critiques sinon à des fins documentaires. Ce sont des archives oubliées, endormies au fin fond des musées ou dans les tiroirs poussiéreux des journaux quotidiens et d’anciennes revues d’esthétique. Or cet oubli est très paradoxal : car des “vues d’exposition” – des “visuels” comme on dit dans la presse artistique –, le champ de l’art ne cesse d’en avoir sous les yeux, dans les revues ou sur le web, sur les sites des galeries et des musées qui engagent des photographes professionnels pour documenter leurs shows. Tandis que de nombreux artistes s’emploient à faire eux-mêmes leurs propres vues d’expo, se constituant ainsi une archive visuelle très personnelle, où ils soignent les angles de vue, s’intéressent aux relations entre leurs œuvres, à cet art de l’entre-deux qui constitue tout l’art de l’exposition.  Le jeune historien d’art Rémi Parcollet travaille activement sur les photographies d’exposition du XIXe siècle à nos jours, ouvre des archives inédites de photographes professionnels des années 60 ou 70, discute avec Daniel Buren des “photos-souvenirs” que l’artiste prend de ses propres installations et collabore avec le photographe Aurélien Mole et l’artiste Christophe Lemaître à la revue Postdocument, uniquement consacrée à cette pratique. Pour lui, la photographie d’exposition est pleinement un genre :

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“ce n’est pas seulement un témoignage, pas seulement un document, c’est un outil de conceptualisation” Rémi Parcollet, historien d’art, spécialiste de la photographie d’exposition

Double page extraite de la revue Frog n° 12 (été 2013). Photographies d’Antoine Espinasseau de l’exposition John Currin (Sadie Coles Gallery, Londres)

“Ce n’est pas seulement un témoignage, pas seulement un document, c’est un outil de conceptualisation.” Le photographe d’exposition ne shoote pas seulement un lieu rempli d’œuvres ; il tente de traduire le geste de l’artiste ou du curateur, c’est-à-dire sa conception de l’espace, sa vision des œuvres appariées les unes aux autres. Retranscrire le parcours du visiteur par le séquençage des images, choisir des points de vue, relever les points de contact, voire de friction entre les œuvres exposées… : la photographie n’est pas une reproduction, c’est pleinement une interprétation de l’expo par un spectateur professionnel. “Surexposition de l’exposition”, commente encore Rémi Parcollet, rejoint en ce point par le curateur italien Francesco Stocchi, qui a lancé il y a trois ans le magazine AGMA, conçu comme une exposition des expositions, mais sur le papier. “Le choix d’une revue tout en images ? Parce que les arts visuels et la critique d’art manquent cruellement d’images ! Il s’agit aussi de souligner le point de vue du visiteur”, commente Francesco Stocchi. Preuve encore de cet intérêt poussé aujourd’hui pour l’art de l’exposition, la Maison européenne de la photographie consacre une importante rétrospective à l’un de ces photographes professionnels, André Morain, reconnu pour ses photos de vernissages et ses portraits mondains.

De 1961 à 2012, ce sont cinquante ans de la vie artistique française qui défilent sous nos yeux. Mais attention à la bévue : on prendra soin de ne pas confondre ses jeux de portraits avec les photographies d’exposition de son quasi homonyme, André Morin, qui commença lui aussi à la fin des années 60 à Dijon, et qui se consacre non à des portraits, mais aux expositions seules : “Morin est l’un des premiers à photographier les expositions pour elles-mêmes”, commente Rémi Parcollet dans la revue lyonnaise Hippocampe. Dans une approche plus contemporaine, la revue Frog, dirigée par les “faiseurs d’expos” Stéphanie Moisdon et Eric Troncy, consacre dans chaque numéro un ou plusieurs portfolios où l’on demande à un photographe de mode ou à un artiste de porter un regard hypersubjectif sur telle ou telle exposition. Vues de détails en gros plan, éclats de couleurs prenant acte de la colorimétrie du display, ces différentes séries manifestent une conscience poussée de l’exposition comme forme. Et de la photographie d’exposition comme un art à part entière. Un art du regard. Jean-Max Colard et Claire Moulène André Morain, photographies 1961-2012 jusqu’au 16 juin à la Maison européenne de la photographie, Paris IVe, www.mep-fr.org www.postdocument.net/fr/ www.agmamagazine.com 24.04.2013 les inrockuptibles 103

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pourquoi ?

Untitled (self-portrait), 2000-2002

pub fiction La Biennale de Lyon a confié au photographe Roe Ethridge sa campagne de com. Décryptage.

C’est à ce parti pris du narratif que répond la campagne de pub conçue par le photographe Roe Ethridge, en collaboration avec l’excellent graphiste new-yorkais Brendan Dugan, fondateur de l’agence An Art Service. Portraits de face, ces visages sont porteurs d’une histoire. Juste des images, mais déjà des personnages. Des identités narratives : un œil au beurre noir pour le garçon, un air de romantisme désuet pour Nancy. Et puis aussi ce cochon sorti de nulle part qui déboule dans la campagne de pub et s’apprête, dirait-on, à raconter son histoire, à parler aux enfants, ou à nous lire La Ferme des animaux de George Orwell. Le narrateur, c’est lui ?

Nancy, 2000

Pig in Western Mass, 2009

comment ?

qui ?

quoi ?

Roe Ethridge. Retenez bien ce nom, si vous ne connaissez pas déjà ce photographe américain, né à Miami en 1969 et basé à New York, connu de la mode comme du milieu de l’art dont il est l’une des stars montantes, exposé à la Biennale du Whitney en 2008, aux Rencontres d’Arles en 2011 et au Consortium de Dijon l’an dernier. Car à 43 ans, Roe Ethridge prend la suite des figures que sont Juergen Teller ou Wolfgang Tillmans et incarne une nouvelle génération de photographes.

La Biennale de Lyon. Pour sa 12e édition, qui commencera en septembre, la conception du programme a été confiée à un commissaire d’exposition nordique, Gunnar B. Kvaran, directeur du musée Astrup Fearnley à Oslo. Sous l’intitulé Entre-temps… brusquement, et ensuite, le parti pris adopté est celui de la narration. Comment les artistes racontent-ils le monde ? Quelles sont les structures narratives à l’œuvre dans le champ de l’art contemporain ? Qu’en est-il aujourd’hui du personnage ? Comment les créateurs négocient-ils avec les récits médiatiques et “storytellisés” qui nous entourent ?

Info supplémentaire, et qui augmente encore tout le charme de cette campagne de com plus artistique que publiciste : le garçon à l’œil poché est Roe Ethridge lui-même. Autoportrait de l’artiste en mauvais état. Et la jeune femme légèrement surannée sa compagne. Renversement de situation : c’est dans une série de “publicités“ vouées aux affichages Decaux et à la presse, où l’on utilise ordinairement des mannequins, que le photographe met en scène son couple. En toute intimité. Et un cochon au milieu. Voilà un geste typique de Roe Ethridge : car pratiquant tous les genres de la photographie (natures mortes, photos de mode, portraits intimes, paysage, photo animalière, publicité, abstraction, photo d’architecture), il mélange allègrement les travaux commerciaux et les projets personnels, le privé et le public, transgressant continûment les frontières qui séparent encore aux yeux de certains l’objectif et le subjectif, le reportage et la photo plasticienne, le commercial et l’artistique. A ce titre, Roe Ethridge pourrait bien nous apparaître aussi comme le photographe le plus néolibéral, comme la pointe avancée du nouveau capitalisme. Mais, circulant avec une fluidité tranquille entre les genres et les pratiques, jouant de tous les codes, subvertissant les conventions établies, il est surtout à l’heure actuelle le paradigme absolu du photographe contemporain. Jean-Max Colard 12e Biennale de Lyon du 12 septembre au 5 janvier, www.biennaledelyon.com www.anartservice.com

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hors les murs Correspondant de France 2 à Jérusalem depuis 1981 et mémorialiste précis de la société israélienne, Charles Enderlin décrit dans son nouveau livre l’ascension du fondamentalisme juif.

 I

l parle, Charles. Enderlin est un vrai moulin à paroles, brassant tous les faits marquants de l’histoire israélienne, dont il semble n’ignorer aucun secret, qu’il soit d’alcôve, de la Knesset ou du Shin Beth. A l’écouter, à le lire, on a l’impression qu’il est toujours resté aux avant-postes de la vie politique israélienne, qu’aucune négociation diplomatique n’a échappé à sa sagacité, qu’aucune épreuve de force n’est passée au-dessus de lui, que la paix espérée, puis avortée, entre les Israéliens et les Palestiniens insuffla sa propre existence, suspendue au destin de la région. Installé à Jérusalem depuis décembre 1968, il n’en est jamais parti. Cette sédentarité participe de sa singularité dans la profession des journalistes correspondants à la télé, où une règle impose de ne jamais dépasser un certain seuil d’années, au nom du principe de mobilité. De Charles Enderlin, 67 ans, les téléspectateurs français ont d’abord une connaissance sensible, quasi intime : sa voix caverneuse est comme un monument national qui abrite depuis le début des années 80 notre vision d’Israël. Comme si la connaissance du conflit israélo-palestinien passait d’abord par son filtre personnel. Par un son qui enveloppe de sa chaleur directe les images d’une région désolée, isolée au cœur du monde. Les guerres, les tensions, les négociations diplomatiques portent en France l’empreinte de sa signature télévisuelle : celle d’un observateur aux aguets, d’un mémorialiste qui depuis plus de trente ans consigne au plus près les faits et gestes d’un drame géopolitique de plus en plus bouché. De passage à Paris pour parler de son nouveau livre, Au nom du Temple – Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013), bientôt adapté en documentaire pour France 2, il est tel

qu’il paraît dans le poste : un roc, impassible, sans affect, soucieux de livrer ses connaissances sur les élans et les ratés du processus de paix. A la paix, il ne croit plus, simplement parce que “les colons ont gagné”. Le sionisme religieux a imposé sa force dans la société ; le mouvement des colons est devenu une force politique centrale sans jamais s’arrêter d’“infiltrer l’administration et l’armée”. “Ces révolutionnaires nationalistes religieux ont réussi à créer une situation quasiment irréversible en Cisjordanie”, souligne-t-il. Et d’ajouter : “Il n’y aura pas d’Etat palestinien, car on n’évacuera pas 350 000 colons juifs de Cisjordanie.” L’Etat séculier entretenant autrefois un lien avec la religion s’est transformé en un Etat obsédé par l’orthodoxie religieuse. Comme il le rappelle, “un tiers du Likoud est aujourd’hui représenté par des militants de ce mouvement fondamentaliste messianique” qui a la forme d’un “vrai mouvement révolutionnaire” pour lequel “la fin justifie tous les moyens”. La généalogie précise de ce mouvement créé par une poignée de rabbins et d’activistes religieux, qui aspire aujourd’hui au droit pour les juifs de prier sur le mont du Temple, le conduit à un désenchantement perceptible dans son regard vaguement perdu. Il mesure parfaitement que, pour des raisons culturelles et démographiques (la droite religieuse a le plus fort taux de natalité), le mouvement a gagné la partie. Comme il paraît loin, le projet sioniste libéral des origines ; comme il est loin, le rêve d’un Etat palestinien, qui ne pourrait resurgir que si les dirigeants palestiniens acceptaient “un Etat croupion sur une partie de la Cisjordanie. (…) Ce qui semble improbable”. A tel point que “l’avenir d’Israël, de sa démocratie, du sionisme libéral et de la paix dépendra de la manière dont le judaïsme saura résister à l’appel de l’eschatologie”.

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au poste

par le vide

Christophe Russeil/France 2

En exil de la télé, le philosophe-chroniqueur Ollivier Pourriol raconte sa vie de potiche au Grand Journal.

“il n’y aura pas d’Etat palestinien, car on n’évacuera pas 350 000 colons juifs de Cisjordanie” Comme elles sont loin aussi les espérances auxquelles Charles Enderlin a cédé deux ou trois fois en trente ans. “La venue de Sadate en 1977 à Jérusalem, trois ans après la guerre du Kippour, j’en garde un souvenir fabuleux ; je travaillais à la radio israélienne à l’époque ; les gens pleuraient.” Le traité de paix israéloégyptien de 1979 et les Accords d’Oslo, en 1993, sont aussi évidemment restés comme des moments clés de ce vieux “rêve brisé” qu’il analysa dans un précédent livre. Avec sa vision, pourtant idéologiquement neutre et toujours étayée par les faits, précis, éclairés, il ne s’est pas fait que des amis. La polémique née de son reportage sur le petit Mohammed al-Dura, tué par les balles israéliennes (ce que contestaient ses opposants) au début de la seconde

Intifada, en 2000, a rappelé que sa parole dérange toujours. “Des organisations pro-israéliennes n’aiment pas mon travail, notamment parce que j’ai affirmé qu’il n’y a jamais eu de proposition généreuse de Barak à Arafat à Camp David (en 2000 – ndlr) et qu’Arafat n’avait pas déclenché l’Intifada. Ce que tout le monde sait aujourd’hui : les négociateurs américains, les personnalités israéliennes confirment tous ce que j’ai écrit. Le documentaire récent de Dror Moreh, The Gatekeepers, insiste là-dessus : il n’y a jamais eu de stratégie pour obtenir un accord.” Calme, posé, à distance des agités, Charles Enderlin a appris, par-delà son tempérament, à conserver son sang-froid. Comprendre, éclairer, consigner : son éthique journalistique ne l’égare que vers les terres arides des faits. Têtus, amers, brûlés, mais vrais comme les rêves envolés. Jean-Marie Durand Au nom du Temple – Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013) (Seuil), 376 pages, 20 € à noter la sortie en DVD de The Gatekeepers – Israel Confidential (Arte éditions), environ 20 €

S’adressant à Christine Boutin en l’appelant “madame Boudin”, Ollivier Pourriol offrit sa meilleure prestation au Grand Journal : un magistral lapsus masquant le vide d’une parole, une performance télévisuelle uniquement indexée sur un rêve de comédie. Cette anecdote racontée par le fautif dans son livre On/Off révèle la tartufferie de son exercice de chroniqueur culturel dans l’émission avec laquelle il règle ses comptes, en en faisant un conte. “Intello de service très peu servi”, “homme invisible de l’émission, jamais dans le cadre”, Pourriol eut la vanité de croire qu’il suffisait d’avoir lu Kant pour se faire entendre sur un plateau. Oscillant entre une désarmante sincérité et un pur cynisme, cet exercice de contrition contrariée ne révèle rien de neuf sur la télévision. Les aigris et les rincés comme l’auteur (mentalement et financièrement) ne cessent de rappeler que cette machine lave plus le cerveau qu’elle ne l’élève. Soit. Mais n’est-ce pas un peu court ? Là où Pourriol touche juste, c’est lorsqu’il met à nu, de l’intérieur de la machine mais aussi de son propre corps, les marques de son humiliation : être obligé de porter des chemises trop serrées dans lesquelles il étouffe, entendre dans son oreillette qu’il doit fermer sa gueule, traîner une fatigue permanente… Dévoré par la télé de divertissement, Ollivier Pourriol fut une potiche comme une autre, ni plus ni moins. Exilé de la scène, il sait désormais que si les philosophes créent des concepts, les musiciens des affects, les écrivains des “percepts” (cf. Deleuze), la télé “crée de l’inepte”. Son passage au Grand Journal lui aura au moins fourni le plaisir d’une formule qui fait mouche… et pschitt. On/Off – Comédie (Nil éditions, 354 pages, 19 €)

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“nos radios vont perdre de l’audience, être impactées sur vingt ans. On cherche à détricoter notre secteur” Mathieu Quétel (Syndicat interprofessionnel des radios et télévisions indépendantes)

les mauvaises ondes du CSA Chargée de répartir les fréquences des radios, l’autorité de régulation de l’audiovisuel est accusée de mener une politique très favorable aux grands groupes. Indépendants et associatifs se rebiffent.

 E

n France, les ondes hertziennes sont devenues folles. Entre errements des politiques, volte-face du CSA et appétits inavouables de certaines stations, le paysage radiophonique apparaît presque indéchiffrable, comme si des champs de force antagonistes brouillaient sa bonne lecture. Le dossier de la Radio numérique terrestre (RNT), cet inextricable méli-mélo d’enjeux financiers, a exacerbé les divergences entre les différentes catégories de radios. Groupes privés, service public, radios indépendantes et associatives, tous parlent en même temps, personne ne s’écoute. Chargé à la fois de gérer le présent

analogique et d’ouvrir la voie aux nouvelles technologies, le CSA subit la pression des uns et irrite les autres. Jamais aussi contesté que sous l’ère Sarkozy, il a même vu son existence remise en cause. Son nouveau président Olivier Schrameck se sait attendu sur les terrains où on a vu patiner son prédécesseur, Michel Boyon. Parmi les plus glissants : la concentration des médias, un sujet finalement assez peu débattu en France. Les quatre grands groupes privés (NRJ Group, Lagardère, RTL Group, Nextradio TV) sont pointés du doigt pour, entre autres, bloquer le processus de la RNT, ce qui les dispenserait de partager le gâteau publicitaire avec de nouveaux entrants. On leur reproche aussi de s’être fait attribuer

un nombre disproportionné de fréquences hertziennes par le CSA à l’époque du président Boyon, profitant ainsi de leur puissance pour concurrencer sur leur terrain les radios indépendantes. C’est du moins l’avis du Syndicat interprofessionnel des radios et télévisions indépendantes (Sirti), une des voix les plus offensives du milieu. “Nous avons vécu ces dernières années une politique massive et délibérée de renforcement des principaux groupes”, annonce Philipe Gault, président d’un syndicat regroupant 151 radios et télés indés vivant de leurs seules ressources publicitaires. “Il n’y a pas eu de régulation. Nous demandons que le plafond de concentration en radio analogique, limitant à 150 millions d’habitants la population desservie par un même groupe, soit abaissé à 120, garantie d’une meilleure diversité.” Selon le syndicat, sur plus de 1 600 fréquences attribuées entre 2005 et 2012, près de 750 ont échu aux quatre groupes précités ainsi qu’une centaine au seul Skyrock. Dans le même temps, les 140 radios adhérentes du Sirti en obtenaient 366, d’autres indépendantes moins de 100, les associatives 300. NRJ, Lagardère (Europe 1), RTL Group et Nextradio TV ont investi simultanément le secteur télévisuel, possédant 8 chaînes sur 17 de la TNT gratuite nationale. Pour Mathieu Quétel, vice-président du Sirti, la coupe est pleine. “Ces chaînes de radio/télé irriguent notre territoire avec des moyens marketing énormes, martelant leur logo à longueur de journée. Nos radios vont perdre de l’audience, être impactées sur vingt ans. On cherche à détricoter notre secteur.” La prochaine loi sur l’audiovisuel, prévue courant 2013, ne devrait a priori rien changer à la donne. Pascal Mouneyres

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du 24 au 30 avril Bruxelles, le vrai pouvoir documentaire de Christophe Dubois et Christophe Deloire. Mardi 30 avril, 21 h 40, France 5

Jean-Marie Durand

documentaire d’Agnès Varda. Lundi 29 avril, 22 h 10, Arte

la conquête Une fine analyse sur la façon dont la Chine est plus ou moins passée de la misère à la domination en un siècle. ean-Michel Carré, surtout connu pour ses documentaires sociaux explorant les limites (prostitution, prison…), mais aussi pour son travail sur la Russie (Le Système Poutine), fait le point sur l’état de la Chine au moment où elle aborde la dernière ligne droite qui devrait la hisser au sommet de l’économie mondiale. Dans ce triptyque chronologique de trois heures, on voit comment “la Chine s’éveille” (1911-1976), “s’affirme” (1976-1999) et “domine” (2000-2013). Une masse d’images d’archives et quelques séquences tournées in situ sont contrebalancées par de nombreux témoignages de Chinois, intellectuels, artistes, économistes ou prolétaires, dont la plupart ont manifestement été choisis pour leur franc-parler. On est loin de la langue de bois maoïste d’antan. Ce film ample et riche, où la parole (celle de la voix off omniprésente et des intervenants) est privilégiée (par rapport à l’image du pays, limitée), peut être résumé par l’analogie que fait un intellectuel avec la situation en Chine et les premières lignes du Conte de deux cités de Dickens. Il souligne ainsi la schizophrénie galopante de cet immense pays : d’un côté, une économie (de marché) éclatante, encouragée à tous crins par le gouvernement ; de l’autre, une dictature politique marxiste qui muselle l’opinion. Cela dans un contexte de retour en force de la lutte des classes, qui accroît le fossé entre riches et pauvres, avec une corruption toujours incontrôlable, des phénomènes aggravés par la mainmise du Parti communiste, formant une élite hégémonique. D’où le risque latent, non explicité dans le documentaire, d’une explosion sociopolitique qui pourrait gravement compromettre la prospérité du pays. Vincent Ostria



Chine, le nouvel empire documentaire de Jean-Michel Carré. Mardi 30 avril, 20 h 50, Arte

Visite guidée du cinéma de Demy par sa femme. Datant de 1995, ce documentaire d’Agnès Varda sur son célèbre mari est évidemment rediffusé à l’occasion de l’exposition Jacques Demy à la Cinémathèque. C’était déjà le troisième film que Varda consacrait à Demy. Ici, elle explore en désordre et rapidement toute sa filmographie, émaillée d’interviews d’acteurs, de divers collaborateurs du cinéaste et d’images d’archives inédites. On y apprend bien des choses, comme le fait que la production de son seul film américain, Model Shop, refusa d’engager Harrison Ford pour le rôle principal, car il était inconnu. Ou l’histoire étrange de son film japonais, Lady Oscar, tiré d’un manga sur la Révolution française, sorti chez nous seulement dix-huit ans après son tournage. On revisite les grands moments du cinéaste et certains de ses fiascos, comme Parking, où il confia un rôle improbable de pop-star à Francis Huster. Mais même ce Parking, nouvelle relecture moderne du mythe d’Orphée, est marqué par l’influence de Cocteau, qui a traversé toute l’œuvre de Demy. V. O.

Ciné-Tamaris

Hollande pris en flag dans un documentaire éclairant sur les coulisses de la politique européenne. Comment François Hollande parviendra-t-il à faire valoir sa politique de relance à ses partenaires européens ? Pour mesurer les obstacles qui empêchent toute politique nationale de se déployer dans le concert des Nations orchestré par le pouvoir dominant de Bruxelles, Christophe Dubois et Christophe Deloire ont filmé in situ les efforts vains des gouvernants français durant les derniers sommets. Filmant les coulisses des réunions, les journalistes mettent à nu autant les rites opaques du pouvoir technocratique que les limites des socialistes français dans leurs contre-offensives. Si l’enquête révèle Montebourg en bateleur plein de panache, bataillant contre les ultralibéraux incarnés par le commissaire européen au commerce Karel De Gucht, elle n’occulte pas le double discours de Hollande, pris en flagrant délit d’aveu de sa propre impuissance, dans un dialogue joyeux avec le Premier ministre belge autour de la croissance zéro : “Nos enfants ramèneraient zéro, on leur dirait, c’est mauvais.” Toute l’ambivalence de Hollande se manifeste dans cet écart hypocrite entre ses mots flambants et ses actes plombés. Bruxelles, comme la récession, ont raison de sa volonté contrariée.

L’Univers de Jacques Demy

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Bains de street art Un site consigne les interventions à huis clos de graffeurs et artistes présents dans les murs des Bains, mythique club parisien en chantier. Capture de l’éphémère.



énétrer aujourd’hui l’antre des Bains, rue du Bourgl’Abbé à Paris, c’est comme plonger dans un océan de souvenirs brûlés : une expérience qui frise la nostalgie de vieux routier du clubbing d’antan, qui prétendrait rappeler aux petits jeunes que la nuit des années 2010 n’est plus ce qu’elle était, comparée à l’écrin que lui offrirent le Palace et les Bains dans les années 80. Outre le lieu des mondanités chic et snob, puis choc et beauf, les Bains-Douches, créés en 1978 par Fabrice Coat, accueillirent à leurs débuts quelques groupes pour des concerts restés mythiques, comme celui de Joy Division, le 18 décembre 1979, mais aussi de R.E.M.,

The Jesus & Mary Chain, Dead Kennedys, Echo & The Bunnymen… Les Bains servirent aussi de décor pour des films – Les Nuits de la pleine lune d’Eric Rohmer, Frantic de Roman Polanski… – ou des émissions de télévision – Bains de minuit de Thierry Ardisson. Le lieu, fermé depuis 2010, a gardé les traces de ce passé chargé. Les murs délabrés sont comme des fétiches bruts de ces nuits magnétiques des années 80. Il flotte encore dans cette cathédrale vidée de ses fidèles les effluves qui réchauffèrent un temps les nuits parisiennes. C’est un peu ce sentiment d’un passé réapproprié qui traverse les installations de quarante artistes

et grapheurs installés depuis trois mois sur les trois mille mètres carrés des Bains, répartis sur six niveaux : un immense chantier éphémère qui prendra fin le 30 avril, avant que les Bains ne se transforment en hôtel de luxe (une sorte de Chateau Marmont pour Parisiens en goguette, selon le désir de son propriétaire Jean-Pierre Marois). Aux Bains, tout est noyé, sauf les souvenirs, sauf les stigmates d’un passé fantasmatique et fantomatique. Que faire alors de cette esthétique des ruines ? Comment réveiller les morts le temps d’un court moment suspendu entre le passé glorieux et le futur luxueux d’un lieu pour jet-setteurs encanaillés ?

Invités par la galeriste Magda Danysz, spécialiste de la scène du street art, ces artistes composent depuis janvier une paradoxale exposition. Fermée au public, déployée à huis clos, à l’ombre des passants ordinaires, elle s’écarte de leur habitude d’intervenir au cœur du monde extérieur. Une exposition sous-exposée en somme, que seul un site permet de suivre en temps réel, à la mesure du work in progress de chaque artiste. Marois et Danysz ont tenu à consigner, jour après jour, leurs interventions, avant de publier dans un livre les images de ces quatre mois d’immersion dans ce chantier à ciel couvert. Dans chaque recoin des Bains s’entremêlent à la fois toutes les générations et tous les courants du street art et du graff, de sorte qu’en déambulant une impression de foisonnement de gestes créatifs saisit le vagabond noyé dans un bain de sensations funestes.  De Space Invader à Futura, de L’Atlas à Sten Lex, de VHILS à C215, de Sandra Matamoros à Tanc, de Philippe Beaudelocque à Jeanne Susplugas, de Psy au peintre Jacques Villeglé, de Sowat à Sambre, de Thomas Canto à Cédric Bernadotte, de simples lettrages tracés à la bombe à des installations plus architecturales, d’immenses fresques à des formes proches du land art, les œuvres éphémères participent d’un dialogue secret avec un espace en perdition, encore habité par les fantômes de Ian Curtis ou d’Andy Warhol. Jean-Marie Durand www.lesbains-paris.com

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bd V pour Vendetta d’Alan Moore Le film n’est pas mal mais le roman graphique est vraiment incroyable. Il reflète l’époque du gouvernement Thatcher et son climat social, dont on parle avec encore beaucoup d’agitation à Liverpool.

The Grandmaster de Wong Kar-wai Fresque historique, action ultrastylisée, amour impossible… Le grand cinéaste hong-kongais est de retour.

Promised Land de Gus Van Sant Une fable tout en nuances écrite et interprétée par Matt Damon.

Phoenix Bankrupt! Adulés des Etats-Unis au Japon, les Versaillais ont mélangé haute et basse technologie.

Lettres à Eugène – Correspondance 1977-1987 d’Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya Correspondance aux accents amoureux entre deux “frères d’écriture”.

Il était une fois en Amérique de Sergio Leone J’adore cette vision de New York au début du XXe siècle. Ça n’a aucun lien avec ma propre vie et pourtant ça provoque en moi des émotions très puissantes. La bande originale est géniale, Deborah’s Theme est l’un de mes morceaux préférés.

album How I Long to Feel That Summer in My Heart de Gorky’s Zygotic Mynci J’aurais pu aussi choisir Barafundle ou Spanish Dance Troupe, du même groupe. Ces disques sont comme mes meilleurs amis, toujours à mes côtés quand j’en ai besoin, dans les moments de bonheur ou de tristesse. recueilli par Noémie Lecoq

Le Monde enchanté de Jacques Demy La Cinémathèque française rend hommage à l’auteur des Parapluies de Cherbourg en exposant ses films.

Bill RyderJones Son album, A Bad Wind Blows in My Heart, est disponible.

Bill Ryder-Jones A Bad Wind Blows in My Heart L’ancien guitariste de The Coral revient au songwriting. L’Origine de la danse de Pascal Quignard Un textemaïeutique beau et intime.

Les Ames vagabondes d’Andrew Niccol Un récit de science-fiction, exploration palpitante du désir féminin.

Matt Thomas

film

La Vie rêvée du Capitaine Salgari de Paolo Bacilieri Hommage à un grand écrivain italien au destin romanesque.

Rachid Taha Zoom Un neuvième album enrichi de mille rencontres et voyages.

La Femme Psycho Tropical Berlin Un disque qui impose ses humeurs fortes et dingues au rock français.

Hannibal NBC et iTunes US, prochainement sur Canal+ Le tueur est en série. Plutôt inspirée. Bunheads OCS Happy Plongée dans une petite ville de Californie à travers l’histoire d’une prof de danse. Charmant. Game of Thrones OCS Choc Troisième saison de la saga médiévale : épique et intense.

Configuration du dernier rivage de Michel Houellebecq Le prix Goncourt 2010 revient à ses premières amours et publie un recueil de poésie.

Les Voleurs de Carthage, tome 1  – Le serment du Tophet d’Hervé Tanquerelle et Appollo Une chasse au trésor par un scénariste surdoué.

Il vous choisit – Petites annonces pour vie meilleure de Miranda July Une virée drôle et mélancolique dans les marges de Los Angeles. Mon ami Dahmer de Derf Backderf Portrait de l’adolescence d’un serial-killer.

Journal d’une machine (Machine Nikki) texte et mise en scène Matsuo Suzuki Maison de la culture du Japon, Paris Une pièce d’une figure de la scène japonaise des années 90 : trash et poésie.

La Maison d’os de Roland Dubillard, mise en scène Anne-Laure Liégeois Théâtre du Rond-Point, Paris. Pierre Richard en impose en vieillard régnant sur son armée de valets.

Les Revenants mise en scène Thomas Ostermeier Théâtre NanterreAmandiers Les comédiens Valérie Dréville et Eric Caravaca cherchent à en découdre avec les démons du passé.

Keith Haring Musée d’Art moderne de la Ville de Paris Une rétrospective explore la dimension politique du génie du street art.

Dynamo – Un siècle de mouvement et de lumière dans l’art, 1913-2013 Grand Palais, Paris L’art cinétique retrouve des couleurs.

Nouvelles impressions de Raymond Roussel Palais de Tokyo, Paris Une monographie augmentée interroge l’influence de l’écrivain sur les artistes contemporains.

Luigi’s Mansion 2 sur 3DS Le frère ahuri de Mario est à nouveau plongé dans une maison hantée, cette fois-ci en 3D.

Sly Cooper – Voleurs à travers le temps sur PS3 et PS Vita Retour au jeu de plate-forme des années 90 pour le quatrième volet de cette saga, mariage réjouissant de rigueur et de fantaisie.

Knytt Undergound sur PS3, PS Vita, PC et Mac Le créateur scandinave Nicklas “Nifflas” Nygren signe son chef-d’œuvre absolu.

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par Serge Kaganski

mai 1997

Les Inrocks à la conquête de

Cannes

L

es Inrocks n’ont pas toujours couvert Cannes. Nous avons basculé en 1997, onze ans après la naissance du journal. C’est Frédéric Bonnaud qui a ouvert le débat. Il désirait ardemment fouler la Croisette, s’offrir une orgie de films, amortir sa nouvelle paire de Ray-Ban, voire draguer des actrices. Je freinais des quatre fers. Je ne voulais pas courtiser des actrices et je n’avais pas de Ray-Ban. Plus sérieusement, Bonnaud était convaincu que traiter le festival international du film faisait partie de la mission éditoriale des Inrocks dès lors qu’en configuration hebdomadaire nous traitions régulièrement de l’actualité cinéma. Je campais sur des positions plus puritaines : je considérais que Cannes c’était strass et paillettes, un événement surgonflé pour émissions de Michel Drucker, et que Les Inrocks n’avaient pas été créés pour parler de ce type de sujet mainstream, qu’il fallait réserver notre encre précieuse pour les marges et pas pour le centre. Ce que ma mauvaise foi zappait, c’est que le Festival de Cannes est un paradis de cinéphiles qui rassemble le centre et les marges du cinéma. Bien meilleur parleur que moi, Bonnaud n’a pas eu de mal à convaincre Christian Fevret de nous débloquer quatre billets SNCF 2de classe et dix nuits dans les soupentes de l’Adosom, une belle et peu onéreuse pension nichée dans un parc à vingt minutes de marche du tapis rouge. Nous voilà donc partis, Frédéric Bonnaud, Dominique Marchais, Eric Mulet et moimême, escouade de bizuts en goguette que nous taguerons longtemps entre nous la “dream team”, ou la bande “Rio Bravo” (devinez qui faisait John Wayne, Dean Martin, Ricky Nelson ou Walter Brennan). Nous découvrons rapidement les règles de la principauté cannoise, la géographie

des différentes salles et sélections, les effets chromatiques des accrédites (rose, tu passes ; bleue, tu fais la queue ; orange, si t’as la chance d’entrer, t’es tout en haut sur le strapontin derrière le pilier…), les oasis où l’on reprend son souffle (la terrasse Un certain regard, le sushi bar dans la petite rue derrière, le Blue Bar qui n’existe plus…), les spots de la night (fêtes plages, fêtes villas, le Cat-Corner, le Petit Majestic…). Régional de l’étape, Mulet fait du Mulet (pas de mot pour décrire ce phénomène qui dévalue le terme “gonzo”), Marchais répare les ordis dysfonctionnels avec une allumette, Bonnaud et moi, armés de téléphones portables épais comme des talkies-walkies, sillonnons les projos à un rythme de quatre ou cinq par jour + les papiers à écrire + les problèmes de transmissions modem à régler + les nuits blanches comme la poudre circulant à la mégateuf Ferrara. Cette édition dantesque (excitation de bleus bites, épuisement total) se reflétera dans les pages : critiques rassemblées en un seul long texte collectif façon carnet de bord jour par jour, encadrés consacrés aux portraits, et même chronique hilarante de Mulet sur la nuit blanche Ferrara (dans le genre de ce que fera Siankowski ces dernières années). Cannes 1997, 50e édition et première pour nous, ce fut surtout un grand cru de cinéma et le plus beau des palmarès, sorti de la bouche de la présidente Isabelle Adjani : Palme d’or pour L’Anguille d’Imamura et Le Goût de la cerise de Kiarostami, prix de la mise en scène pour Wong Kar-wai avec Happy Together, prix du 50e anniversaire pour Le Destin de Youssef Chahine, etc. Qui dit mieux ? Qui a fait mieux depuis ? Bonnaud et Fevret avaient raison : une édition a suffi pour que Cannes devienne un rendez-vous impérieux du journal.

Quinze jours, et donc deux couves, dédiés au Festival de Cannes

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