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No.904 du 27 mars au 2 avril 2013

www.lesinrocks.com

les affaires reprennent perquisitionnée

démissionné

mis en examen

Depeche Mode Guy Debord exposé

M 01154 - 904 - F: 3,50 €

réinventé

Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

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par Christophe Conte

cher Jean-Michel Aphatie,

A

l’occasion de son cinquième anniversaire, le site trotskomoustachoindépendantiste Mediapart nous a fait un sacré beau cadeau. Avec l’aimable complicité de la justice française, il nous a offert sur un plateau, celui du Grand Journal, le spectacle de ta déconfiture étalée façon crêpe, avec tentative misérable de retournement soudain dans la poêle à frire du bavardage politique. D’ailleurs, cela ne trompait personne, sous le bronzage tout juste acquis lors de vacances en haute altitude, là où tu étais assuré de ne croiser aucune des analyses que tu dispenses le reste de l’année sur les antennes, tu semblais bien vert. De rage, ou de honte, bue, avalée de travers même, après que les récents rebondissements de l’affaire Cahuzac ont eu pour effet de ruiner en 24 heures ta réputation d’encarté de presse au-dessus de tout soupçon.

Oui, Jean-Minou, je te le dis avec tendresse, tu viens de passer pour une nouille. Tu auras beau agiter les bras, prétendre comme tu le fais depuis une semaine, à grands coups de “rira bien qui rira le dernier”, que TA vérité surgira au bout du tunnel judiciaire où l’ancien ministre du Budget a été contraint de s’engager, rien n’y fera. Si la parlotte dont tu as fait profession, avec une efficace faconde, peut se dissiper dans les airs et s’oublier avec le temps, les écrits numériques ont la fâcheuse et horripilante faculté de rester coller aux basques de celui qui les a émis trop hâtivement. Depuis des mois, depuis les premiers indices révélés par Mediapart d’un possible compte en Suisse ayant appartenu à Cahuzac, tu t’es acharné sur Twitter à discréditer le sérieux de cette investigation. Tes échanges musclés avec Fabrice Arfi, le journaliste en charge du dossier, ont plus encore amusé la galerie que le clash Booba/ La Fouine, et s’il n’était question

d’une affaire grave de distorsion morale entre un ministre en charge du budget de l’Etat et le monde obscur de l’évasion fiscale, on aurait presque pu s’en moquer avec toi. Car tu étais très moqueur, bien assis sur ta chaise, face à ceux qui cherchaient à démontrer la possible existence de ce boulet helvétique. A trop fréquenter Laurent Gerra sur RTL, tu as notamment voulu à tout prix faire passer le fameux enregistrement des “aveux” du ministre pour une grossière et peu crédible imitation. Sans doute mieux informé sur la question que quiconque, tu t’es abstenu de lire en détail les enquêtes de tes confrères, ne serait-ce que pour nourrir ce qui doit servir d’appétit à tout journaliste, le doute. Tu réclamais des preuves et encore des preuves concernant Cahuzac, comme si les journalistes devaient se substituer à la justice, et non lui apporter des éléments objectifs à son instruction. Des preuves de ta suffisance, il en est une pourtant irréfutable. Pendant plusieurs mois après ton inscription sur Twitter, alors que des milliers de gens te suivaient, toi, en retour, tu ne suivais personne. A quoi bon entendre l’avis des autres quand on est convaincu que le sien fait autorité ? Pourquoi s’abaisser au dialogue, voire à la contradiction, lorsqu’on cumule les monologues en une polyphonie radio/télé sauce béarnaise qui devrait forcément tenir lieu d’oracle ? Aujourd’hui tu suis quelques personnes, mais ton assurance semblait demeurer inentamée. Jusqu’au moment où, la justice ayant décidé d’ouvrir une instruction d’après les informations de Mediapart, tu fus le premier à demander la démission du ministre. La veste que Hollande a administrée au présumé innocent Cahuzac ressemblait alors étonnamment à celle que tu retournais à la hâte sous nos yeux amusés. La collection printemps-été du journalisme suiveur aura ainsi trouvé en toi un mannequin sur mesure. Je t’embrasse pas, j’ai pas de preuves. lire aussi le dossier pp. 10-17 participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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No.904 du 27 mars au 2 avril 2013 couverture Nicolas Sarkozy (photo Ludovic/RÉA), Jérôme Cahuzac (photo François Bouchon/Figarophoto), Christine Lagarde (photo Eric Feferberg/AFP)

cher Jean-Michel Aphatie

18 quoi encore ? à la mercerie avec Maïtena Biraben

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Bruno Lévy/Challenges/RÉA

05 billet dur

20 nouvelle tête Thomas Azier, électronicien

22 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

24 à la loupe Berlusconi, lunettes noires à la Chambre

26 idées comment habiter, penser et organiser le monde ?

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28 où est le cool ? chez Rachel Comey, dans l’outdoor immaculé, la dégaine post-Bowie…

10 les affaires reprennent Anton Corbijn

dossier spécial Cahuzac et Sarkozy : l’édito de Frédéric Bonnaud ; la réaction d’Eva Joly ; Mediapart, 7 jours chrono ; interview du philosophe Bernard Stiegler

30 Depeche Mode, intemporel trente ans après ses débuts, le groupe livre Delta Machine, album moderne puisant à la source du blues. Entretien avec Dave Gahan, plus épanoui que jamais depuis le Printemps arabe, les groupes d’activistes se développent et veillent sur les droits du peuple égyptien. Reportage

44 Willy Moon fever le fougueux Néo-Zélandais crée un pont entre rock’n’roll 50’s et electro-pop. Rencontre

BNF, Manuscrits, fonds Guy Debord

38 Le Caire, nid d’activistes

54

46 Chris Ware par Chris Ware alors que son œuvre est exposée pour la première fois à Paris, le dessinateur américain commente quatre de ses planches

50 Real Humans, avant tout

54 Guy Debord en archives l’intellectuel situationniste est à l’honneur à la BNF, qui a rassemblé la quasi-totalité de ses manuscrits et documents de travail

50

Johan Paulin

drôle d’objet mêlant anticipation et réalisme, la série suédoise aux humainsrobots à tout faire débarque sur Arte

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

60 Los Salvajes d’Alejandro Fadel

62 sorties Les Amants passagers, Guerrière, Alps, Les Voisins de Dieu…

66 portrait Jon M. Chu, réalisateur de G. I. Joe – Conspiration

68 dvd quatre films du Géorgien Sergueï Paradjanov

70 jeux vidéo

à l’occasion de la suite de BioShock, rencontre avec son créateur Ken Levine

72 séries la méconnue Sons of Anarchy, à redécouvrir en DVD + Suits…

74 The Strokes Comedown Machine déçoit. Le chant du cygne d’un groupe jadis adoré ?

76 mur du son Biolay au Casino de Paris, le Big Festival biarrot, Prince à Montreux…

77 chroniques Daughter, Marcos Valle, Hyacinthe, Maïa Vidal, The Popopopops, Dirty Beaches, Deptford Goth, Autechre, College…

88 concerts + aftershow The Raveonettes

90 Edna O’Brien en guise de mémoires, la romancière irlandaise dresse un catalogue people

92 romans Jean-Benoît Puech, Carlene Bauer

94 essais L’Insoumission en héritage, un éclairage sur l’œuvre de Pierre Bourdieu

96 tendance pourquoi les rockeurs écrivent-ils ?

98 bd Professeur Cyclope, un site-revue à l’esprit caustique et décalé

100 2 fois Ingmar Bergman Ivo van Hove adapte le cinéaste suédois + Phèdre par Michael Marmarinos…

104 Phillip King la résurrection du sculpteur anglais + le plasticien Jack Pierson…

106 culture hacker sept décennies de révolution informatique en deux livres

108 programmes “Faites tourner” convie des cinéastes à se livrer dans de courts essais documentaires + Le Métis de Dieu, La Chute de Fukuyama… profitez de nos cadeaux spécial abonnés

pp. 57, 64, 99

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

décembre 1997 : à HK avec WKW

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs E. Barnett, R. Blondeau, T. Blondeau, D. Boggeri, C. Boinet, R. Charbon, A. Corbijn, M. de Abreu, M. Despratx, N. Dray, A. Dubois, P. Garcia, J. Goldberg, O. Joyard, B. Juffin, J. Lavrador, N. Lecoq, H. Le Tanneur, G. Lombart, Luz, L. Michaud, E. Philippe, J. Provençal, P. Sourd, C. Stevens, M. Worms lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Fabien Garel photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot 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projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistant Antoine Brunet tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage 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numéro comporte un encart 8 pages “Sciences humaines” jeté dans l’édition Paris-IDF abonnés.

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sans foi ni loi

Au-delà des faits, que révèlent les affaires Sarkozy et Cahuzac des pratiques des politiques et de leur rapport à la justice ? par Frédéric Bonnaud

 L

e 12 mars 2012, sur TF1, en pleine campagne présidentielle, Sarkozy répond à une question de Michel Field à propos des “accusations” de Mediapart : “Ce qui a choqué les Français dans l’affaire Bettencourt, c’est les sommes extravagantes de cette famille. Mais à ma connaissance, là encore, y a-t-il une preuve ? Ai-je été condamné ? On me demande de me justifier sur quoi ? De la part de qui ? Que la justice fasse son travail quand même !” Si c’est lui qui l’exige… Depuis mardi dernier et l’annonce de l’ouverture d’une information judiciaire pour “blanchiment de fraude fiscale” contre Jérôme Cahuzac, suivie de sa démission, les motifs de satisfaction n’ont pas manqué. Le bruit médiatique dominant s’est inversé et les plus sévères censeurs de Mediapart

ont soudain été touchés par la lumière du journalisme d’enquête. Au-delà de l’anecdotique, mais ô combien réjouissante, déroute d’Aphatie et consorts, le maintien au gouvernement de Cahuzac pendant presque cinq mois demeure une incompréhensible anomalie. Comment a-t-on pu se persuader que d’aussi fortes présomptions n’étaient que vessies et billevesées ? Quelles explications a fournies Jérôme Cahuzac à François Hollande et Jean-Marc Ayraut pour qu’ils le croient sur parole ? Comme tous ces journalistes qui se sont un peu vite contentés du désormais fameux “Ce n’est pas moi, parce que ça ne peut pas être moi…” à propos de l’enregistrement. Le parquet de Paris, lui, a considéré que “les investigations menées dans le cadre de l’enquête préliminaire doivent désormais

se poursuivre dans un cadre procédural plus approprié, au regard de la complexité des investigations à diligenter, notamment la mise en œuvre complète de l’entraide répressive internationale, en Suisse mais aussi à Singapour”. L’impression demeurera longtemps que Cahuzac a cru pouvoir passer en force, à l’intimidation, tout à son sentiment d’impunité, et que les deux têtes de l’exécutif ont accepté son pari de supériorité. Malgré le massif conflit d’intérêts. L’impression est désastreuse. Mais un clou a chassé l’autre. Et la grande gêne du socialiste désabusé a été miraculeusement remplacée par le sanglot du sarkozyste meurtri. Dans ce rôle, Henri Guaino est de loin le meilleur. Il n’hésite jamais à en faire trop. L’homme qui a écrit pendant cinq ans les odieux discours de Sarkozy considère que la mise

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Patrick Bernard/AFP

Nicolas Sarkozy à sa sortie du palais de justice de Bordeaux, le 21 mars, après sa mise en examen

en examen pour “abus de faiblesse” de son héros “déshonore la justice”. Et il exige que le juge aille s’expliquer devant les Français… Il est sincère, Guaino, il a le menton qui en tremble d’indignation républicaine. Alors que le jeu d’acteur de Jean-François Copé ne s’améliore pas : il exulte et ça se voit. Certes, Nicolas Sarkozy n’est pas encore condamné et ne le sera peut-être jamais. Même si les dossiers s’accumulent dangereusement. Mais les éléments de langage ânonnés par les crécelles UMP quant à son incontestable présomption d’innocence auront du mal à faire oublier que cette mise en examen ne fait que confirmer ce que nous savions déjà : non content d’être “le président des riches”, Sarkozy aura été leur instrument, leur homme à tout faire et de confiance, leur représentant, chargé de défiscaliser tout ce qui ne l’avait pas déjà été par les gouvernements précédents, de gauche comme de droite. Tout en se vantant de payer ses impôts en France, madame Bettencourt, avec ses employés, pratiquait l’évasion fiscale vers la Suisse. Et c’est précisément cet argent que suivent les magistrats de Bordeaux. Sarkozy est-il parfois allé le chercher

lui-même ? Combien de fois ? En liquide ? En exigeant toujours davantage de la vieille dame diminuée ? Ce qui caractériserait alors l’abus de faiblesse… En tout cas, personne ne fait même semblant de douter qu’en 2007, M. et Mme Bettencourt ont soutenu Sarkozy au-delà du plafond autorisé par la loi électorale. Et personne ne songe à nier que le président de la République et son allié Philippe Courroye, alors procureur de Nanterre, ont mis en branle tout l’appareil d’Etat, en juillet 2010, pour que la comptable Claire Thibout revienne sur ses déclarations à propos de ses remises d’espèces à Patrice de Maistre, le chargé d’affaires de madame Bettencourt. Espèces possiblement destinées à Eric Woerth, trésorier de la campagne de Sarkozy. La comptable a tenu bon et le dossier d’instruction qu’est en train de boucler le juge Gentil ressemblera sans doute plus à un article de Mediapart – dont le toujours inspiré Xavier Bertrand avait dénoncé “les méthodes fascistes” – qu’à une énième dénégation de Claude Guéant. Mais le plus grave n’est pas là. Le plus grave est qu’il a tenu à moins de 800 voix que le troisième et dernier acte de cette folle semaine soit l’élection d’un troisième député du Front national. Les électeurs de la deuxième circonscription de l’Oise ont finalement préféré le très droitier JeanFrançois Mancel à la mariniste Florence Italiani. La candidate PS avait été éliminée au premier tour. Moins de 800 voix et pas l’épaisseur idéologique d’une feuille de papier à cigarette entre les deux, Mancel ayant été exclu de feu le RPR pour alliance avec le FN. Mais son élection nous aura au moins évité le couplet du “Voilà où tout ça nous mène !” et les antiennes stupides de tous ceux qui considèrent que les juges et les journalistes indépendants sont des empêcheurs de s’arranger entre gens de bonne compagnie. Bien sûr, le FN se frotte les mains. Il n’a même plus besoin d’entonner le couplet du “Tous pourris !”. Il se tait et cela suffit. Pages 16 et 17 de notre dossier, le philosophe Bernard Stiegler analyse le succès du FN et prédit que le pire est encore à venir. Plutôt que de se lamenter sur l’énorme erreur de casting Cahuzac – l’austérité de gauche qui paie l’ISF et se pavane avenue de Breteuil – et ses funestes conséquences, ou se persuader que les ennuis de Sarkozy feront longtemps diversion, les leaders socialistes intelligents feraient bien de lire sa Pharmacologie du Front national (Flammarion). Nous touchons le fond et, pour paraphraser Nanni Moretti et l’un des personnages du Caïman, son film consacré à Berlusconi – qui lui aussi déteste les juges et les journalistes –, ce serait bien de donner un coup de talon salvateur au lieu de continuer à creuser… 27.03.2013 les inrockuptibles 11

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Patrick Bernard/AFP

Le juge Jean-Michel Gentil au palais de justice de Bordeaux

les juges se rebiffent Face aux attaques répétées de la droite, Henri Guaino en tête, Christiane Taubira et plusieurs syndicats de magistrats ont apporté leur soutien au juge Gentil.

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a réponse du juge Jean-Michel Gentil aux attaques qui ont été lancées contre lui ce week-end, par plusieurs personnalités de droite, sera donc judiciaire. Maître Rémi Barousse, avocat de ce magistrat qui instruit l’affaire Bettencourt dans laquelle Nicolas Sarkozy a été mis en examen pour “abus de faiblesse” a indiqué lundi que “Monsieur Guaino sera cité devant le tribunal correctionnel pour répondre des infractions qui lui sont

reprochées”. “Je précise, a-t-il ajouté, que c’est tout à fait périphérique au dossier dont a pu être saisi M. Gentil, qui a été injurié par quelqu’un qu’il ne connaît pas, qui est tout à fait extérieur au dossier et qui semble aussi avoir des connaissances assez sommaires en matière de procédure pénale.” Henri Guaino avait estimé, le 22 mars sur I-Télé, que le juge Gentil avait “déshonoré les institutions, la justice” en mettant en examen Nicolas Sarkozy. Lundi 25 mars, quelques heures après l’annonce du

dépôt de plainte de l’avocat du juge, Henri Guaino persistait et signait dans un entretien au Figaro : selon lui, le juge Gentil avait “sali” la France. Pour maître Barousse, le juge Gentil “ne compte pas en rester là” : dans la ligne de mire peut-être, les récentes déclarations de Nadine Morano, qui, elle, n’a pas hésité, dimanche 24 mars,  à faire un parallèle avec l’affaire d’Outreau. “C’est simple, il y a eu l’affaire d’Outreau, avec un magistrat dépassé avec le scandale que ça a mené. Et là nous avons maintenant l’affaire

Sarkozy avec un juge engagé”, a expliqué sur France 3 l’ancienne ministre. Alors que Christiane Taubira, ministre de la Justice, avait rappelé vendredi 22 mars l’indépendance de la justice et indirectement assuré de son soutien le juge Jean-Michel Gentil (“Les juges d’instruction sont des magistrats du siège qui assurent leur mission en toute indépendance et conformément au droit”, a-t-elle déclaré), c’est tout le corps judiciaire qui a apporté son soutien lors

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Geoffrey Le Guilcher et Pierre Siankowski

Thierry Roge/European Parliament

de ces derniers jours. Eric Bocciarelli, secrétaire général du Syndicat de la magistrature (SM) : “D’un seul coup, parce qu’il y a mise en examen de Nicolas Sarkozy, on retombe dans les outrances que l’on a connues ces dernières années. A croire qu’une justice égale pour tous et indépendante n’est pas possible aux yeux de ceux qui attaquent le juge Gentil. On est sur des attaques d’une rare violence, des attaques démagogiques contre l’indépendance de la justice, avec des conséquences sur nos institutions et sur la démocratie.” Même son de cloche chez le juge d’instruction Marc Trévidic, membre de l’Union syndicale des magistrats (USM) : “On n’est pas censé critiquer une décision de justice. Ça c’est le texte si vous voulez, mais je pense qu’il faut être assez moderne pour admettre qu’il puisse y avoir des discussions sur des décisions de justice si elles sont publiques. En revanche, si je puis me permettre, dans ce cas précis les attaques viennent de personnes qui ne sont pas censées connaître le contenu du dossier. M. Guaino, il n’a pas accès au dossier à ce que je sache. Donc je ne comprends pas comment on peut se permettre de porter une appréciation sur une décision qui a été mûrie, prise après une enquête approfondie. Après on peut avoir une autre opinion que le juge, mais c’est alors à la chambre d’instruction de le décider. Il y a un problème avec l’autorité judiciaire en France, c’est un peu surréaliste”, conclut Marc Trévidic.

trois questions à Eva Joly Ancienne juge d’instruction, Eva Joly réagit aux déclarations des politiques après la démission de Jérôme Cahuzac et la mise en examen de Nicolas Sarkozy. Décrivez-nous l’“opération mains propres” que vous lancez ? Eva Joly – C’est un sursaut démocratique absolument nécessaire pour rétablir la confiance des citoyens envers les institutions. Comment ? D’abord, on met les moyens en créant de nouvelles règles dans deux domaines : le conflit d’intérêt et la fraude fiscale. Je mène ce combat depuis vingt ans. Dans mon programme présidentiel, j’avais proposé 3 000 recrutements de nouveaux agents dédiés à la traque de la grande fraude fiscale. Chaque agent rapporte cinq fois plus qu’il ne coûte. Ce n’est pas une dépense. Il faut faire des services fiscaux une force de frappe. Que faudrait-il faire pour inverser ces pratiques ? Il faut renforcer les valeurs qui fondent notre société. Nous avons mis deux cents ans à construire une société d’égalité devant la loi. Nous sommes en train de la détricoter à grande vitesse au profit de l’argent. La façon de lutter contre cette dynamique, pour moi, n’est pas très compliquée. Il faut d’abord interdire le passage du politique vers le secteur privé et du privé vers le politique. Le droit français réglemente déjà le pantouflage, mais il faut veiller à son application stricte. Et à ce qu’il s’applique également à tous les membres des cabinets. Jérôme Cahuzac conseillait Claude Evin au moment de la définition du contrôle de la mise sur le marché des médicaments. Comment Cahuzac a-t-il pu ensuite travailler pour les laboratoires pharmaceutiques ? Les citoyens que nous sommes sont en droit d’avoir des hommes politiques qui n’ont qu’une casquette. Afin d’agir dans l’intérêt général et non particulier. Nous vivons dans un pays où l’Agence du médicament est mise en examen… L’amiante est un scandale sanitaire où l’on prévoit près de 100 000 morts. Ce qui est insupportable, c’est qu’on peut tout écrire, tout développer, rien se passe. Lorsque les dysfonctionnements sont avérés, il doit y avoir des réponses adéquates. Dans un pays anglo-saxon, si un politique n’explique pas comment il a payé son appartement, il ne dure pas trois jours. Qu’avez-vous pensé des déclarations de Patrick Balkany, Nadine Morano ou d’Henri Guaino ? Ils sont tellement excessifs. Il s’agit clairement d’une opération de déstabilisation des magistrats. Une opération commando. On leur a distribué des éléments de langage. En fait, ça a un effet comique. Geoffroy Didier a employé pendant toute une soirée le terme “présomption d’innocence”, c’était une incantation. Une société modèle fonctionne comme une fusée à trois étages. Au premier, vous trouvez les délinquants ordinaires. Au deuxième, la classe moyenne, celle qui paie ses impôts et ses amendes. C’est elle qui fait tourner la société. Au troisième, il y a la société qui est détachée du territoire, celle qui, en jet, va déjeuner à New York et dîner à Rome et s’estime au-dessus des règles. Quand la justice regarde au rez-de-chaussée, ça va. Lorsqu’elle se met à regarder vers le haut, il y a une révolte, car ces résidents n’y sont pas habitués. L’idée démocratique c’est que la justice possède le droit de regarder partout. recueilli par Geoffrey Le Guilcher 27.03.2013 les inrockuptibles 13

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Edwy Plenel et Fabrice Arfi

“les politiques doivent comprendre que les lois qu’ils votent s’appliquent aussi à eux”

Nicolas Tucat/AFP

Edwy Plenel, directeur de la publication

la folle semaine de Mediapart Cahuzac démissionné, Lagarde perquisitionnée et Sarkozy mis en examen. En une semaine, trois affaires d’Etat révélées par le site d’actualités en ligne ont été tamponnées par la justice.



ous le chapiteau du cirque Romanès, le samedi 16 mars au soir, Mediapart fête ses cinq ans. Entre performances musicales et numéros d’équilibristes, cubis de vin blanc douteux et piste de danse enfumée bien après l’arrêt des métros, le jeune média savoure ses quelque 65 000 abonnés. Et sa rentabilité : 700 000 euros de bénéfices en 2012. Si Edwy Plenel esquisse un petit pas de danse, un caillou se loge encore dans sa chaussure : une folle semaine va débuter le mardi 19 mars. Quelques heures après l’annonce par le parquet de Paris de l’ouverture d’une information judiciaire contre X pour “blanchiment de fraude fiscale”, le ministre du Budget Jérôme Cahuzac démissionne. Mercredi 20, le domicile parisien de Christine Lagarde, présidente du Fonds monétaire international

et ex-ministre de l’Economie de Sarkozy, est perquisitionné dans le cadre d’une procédure ouverte par la Cour de justice de la République pour “complicité de détournement de fonds publics et de faux”1. Le jeudi 21, après une confrontation avec quatre anciens employés de la famille Bettencourt, c’est Nicolas Sarkozy qui est mis en examen par le juge d’instruction JeanMichel Gentil pour “abus de faiblesse” sur Liliane Bettencourt, propriétaire de L’Oréal et femme la plus riche du monde, selon le magazine Forbes. Trois jours passés, trois poids lourds sonnés. “Un tel télescopage d’affaires mettant en cause des politiques de premier plan est assez inédit, analyse Jean-Marie Charon, sociologue au CNRS spécialiste des médias. De plus, les infos révélées émanent d’un seul acteur, Mediapart, les grands médias

se contentant de relayer plus ou moins au bon moment.” Du côté de la rédaction sise non loin de la Bastille, Dan Israel, jeune journaliste à Mediapart, nous explique que l’équipe se défend “de tout triomphalisme particulier”. “Pour autant les gens sont de bonne humeur, on espère que ça nous facilitera un peu le travail à l’avenir.” Attrapé au téléphone le vendredi dans un taxi en partance pour une émission de radio, Edwy Plenel reconnaît que Fabrice Arfi et lui doivent en ce moment assurer un peu le service après-vente sur les plateaux et les ondes. Le directeur de la publication de Mediapart y voit néanmoins “une semaine comme une autre”. Avant que la justice ne transforme en procédures les informations révélées, il y a eu de la part des médias généralistes une défiance à l’égard des révélations du site. Et, après

la récente entrée en jeu des robes noires, une certaine déférence tout aussi excessive. Mais Plenel est déjà dans le combat d’après. “L’agenda judiciaire a pris le relais de l’agenda médiatique, analyse-t-il. Maintenant, un troisième s’ajoute : l’agenda démocratique. Les politiques comme Guaino doivent cesser leur démagogie désastreuse contre les juges et comprendre que les lois qu’ils votent s’appliquent aussi à eux.” Des proches de l’ancien président de la République sont montés au créneau. Tel Brice Hortefeux qui a dénoncé en fin de semaine “l’acharnement de quelquesuns”. De qui parle-t-il au juste ? “De Mediapart et d’un juge”, nous explique l’ex-ministre de l’Intérieur qui ne souhaite pas s’étendre sur le sujet “au risque de se faire piéger”. Un autre juge d’instruction nous rappelle, amusé, que les personnes, agressives aujourd’hui à l’égard du juge Jean-Michel Gentil, “lui adressaient des louanges quand, après douze heures d’audition (en novembre 2012), il avait donné à Nicolas Sarkozy le statut de témoin assisté. Donc il faut relativiser tout ce qui s’est dit.” Geoffrey Le Guilcher 1. Il est reproché à Christine Lagarde d’avoir favorisé Bernard Tapie dans le règlement du contentieux l’opposant à l’Etat français sur la revente d’Adidas en 1993. L’homme d’affaires a touché 390 millions d’euros à la suite d’un arbitrage litigieux.

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Jérôme Cahuzac

“une crise du crédit politique” Le philosophe Bernard Stiegler analyse les conséquences des affaires Sarkozy et Cahuzac sur l’opinion, la faillite de la parole politique et la montée du FN.

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uel impact auront la mise en examen de Nicolas Sarkozy et l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de Jérôme Cahuzac ? Bernard Stiegler – Les soupçons qui taraudent tant de Français, dont les sympathisants du FN, ne peuvent qu’en être renforcés et pousser vers celui-ci ceux qui résistent encore à son idéologie régressive. L’affaire Cahuzac et l’affaire dans laquelle est impliquée Nicolas Sarkozy constituent des cocktails explosifs. Aux yeux de la population, le mensonge permanent apparaître comme une méthode de gouvernement. Je pense même qu’il est possible que François Hollande n’arrive pas à la fin de son mandat. En outre, le fait que monsieur Cahuzac soit à présent soupçonné d’irrégularités liées aux laboratoires pharmaceutiques trouvera sans doute un écho particulier dans la période de crise que nous traversons et où tout ce qui était réputé bénéfique, dont les médicaments, paraît devenir toxique. C’est en ce sens que je parle de pharmacologie1 : le pharmakon est un remède qui devient

un poison dès lors qu’il est pratiqué comme une drogue faute de thérapeutiques médicales qui en prescrivent les règles d’usage. Or, le consumérisme généralisé qui a détruit ces règles fait apparaître les industriels de la pharmacie plus comme des dealers que comme des thérapeutes. C’est cette incurie qui fait prospérer le FN. Est-ce une faillite de la parole politique ? Nous vivons une crise du crédit, dont la parole, comme engagement et comme promesse, est une forme que le mensonge affaiblit de façon irréversible. Le crédit n’est pas d’abord bancaire : il est politique. C’est pourquoi lorsque des politiques sont soupçonnés d’une forme quelconque de corruption, ils ne ruinent pas seulement leur carrière : ils discréditent leur pays, ce sur quoi spéculent les marchés financiers. Et comme la plupart des Français, j’ai du mal à comprendre que Jérôme Cahuzac se soit accroché à son poste dans la situation de doute qui le frappait. La représentation politique est-elle en crise ? Elle l’est depuis trente ans. Dix ans plus tôt, le FN était créé, alors que le rapport

Meadows décrivait les premiers symptômes de la toxicité du modèle consumériste et que le premier choc pétrolier annonçait la fin de la suprématie occidentale. Face à cela, la “révolution conservatrice” s’est enclenchée autour de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Milton Friedman. Affirmant que “le gouvernement n’est pas la solution mais le problème”, ce néolibéralisme a remplacé l’action publique et démocratique par le marketing, ce qui a peu à peu rendu le politique impuissant. Le Pen, qui se faisait alors appeler “le Reagan français”, reprenait intégralement ce discours de la révolution conservatrice en y ajoutant ses ingrédients antisémites et racistes et en exploitant le ressentiment suscité par les conséquences sociales de la mondialisation : destruction de l’éducation, chômage et “perte du sentiment d’exister”, comme disait Richard Durn2. Ce déficit d’attention, de reconnaissance et de dignité est provoqué par le consumérisme devenant addictif et pulsionnel, mais le FN, qui incarne avant tout cet immense mal-être, fait des immigrés la cause de ce mal-être qu’eux-mêmes subissent

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“j’ai du mal à comprendre que Jérôme Cahuzac se soit accroché à son poste” plus encore. Seule une reconnaissance de ce mal-être et une politique de rupture avec ce consumérisme devenu massivement toxique permettra de combattre sa progression. Lorsqu’une société souffre d’une façon qu’elle ne parvient ni à expliquer ni à soigner, elle se tourne vers un bouc émissaire, en grec, un pharmakos. C’est cela la “pharmacologie du Front national”. Malgré le fait qu’elle soit au pouvoir, vous parlez dans votre livre d’une défaite idéologique de la gauche… Obsédée par le calamiteux “réalisme” issu de l’idéologie ultralibérale, la gauche semble incapable d’imaginer une alternative à la société de consommation. C’est ainsi parce le consumérisme est devenu une machine de guerre idéologique mondiale qui coïncide avec une machine mondiale de guerre économique – ce que j’appelle l’idéologie du marketing. Le gouvernement a voulu donner des gages au système financier sans prendre la peine de penser et de projeter l’alternative requise par la mutation industrielle qu’imposent à la fois la crise planétaire et le bouleversement sans précédent que produit le numérique, où s’ouvrent pourtant de nouvelles perspectives – le silence du rapport Gallois sur ce point est sidérant. Le consumérisme domine encore et toujours, et 95 % des gens qui travaillent en dépendent. Mais tout le monde sait que ce système est en train de s’écrouler : il ne crée qu’une insolvabilité généralisée qui frappe systémiquement les banques, les Etats et les consommateurs. Tout le monde sait qu’une alternative doit émerger, y compris les sympathisants des Le Pen. L’économie de la contribution qui se développe est de toute évidence la base d’une telle alternative. Mais la France et l’Europe semblent ne rien voir. C’est ainsi d’une part parce que la bêtise engendrée par l’idéologie néoconservatrice – et qui nous frappe tous plus ou moins – aveugle tous les acteurs politiques, et d’autre part parce que ceux-ci, du coup, ne font aucune confiance à l’opinion. En cela, ils ignorent que les peuples sont toujours tiraillés entre deux attitudes, l’une,

régressive, qu’exploite l’extrême droite, l’autre qui ne demande qu’à s’élever et à contribuer à rouvrir l’avenir, mais qui a pour cela besoin d’être éclairée et encouragée. Faute de cela, les hommes politiques sont perçus comme cyniques, et poussent l’opinion publique du mauvais côté. Comment une telle alternative pourraitelle être pratiquement mise en œuvre ? Il faut que le gouvernement déclare aux Français que la période d’austérité est transitoire et doit être dépassée non pour revenir à l’étape précédente, à savoir le consumérisme qui a justement engendré cette crise, mais pour s’emparer du nouveau modèle industriel fondé sur le numérique et inventer la société de contribution à la française, c’est-à-dire au-delà du modèle américain – par exemple comme culture du “savoir d’achat” et non du pouvoir d’achat, ou encore comme nouvel âge du web fondé sur la contribution et non sur l’hyperconsumérisme façon Facebook. Il y a pour cela de nombreuses possibilités – sur lesquelles travaille évidemment l’Institut de recherche et d’innovation que je dirige. Mais il faut aussi négocier avec la société, et en s’appuyant sur sa jeunesse, les règles d’une économie de transition permettant de sortir progressivement du consumérisme spéculatif et addictif. La puissance publique doit formuler et projeter cette vision à long terme face au marché qui est court-termiste par nature, et la décliner dans tous les ministères, industrie, recherche et enseignement supérieur, éducation, culture, affaires sociales, fiscalité, formation professionnelle, jeunesse et sport, économie sociale, etc. A l’époque de la contribution, l’opposition entre production et consommation est caduque : tout le modèle social doit être refondé en conséquence. recueilli par David Doucet 1. Pharmacologie du Front national suivi de Vocabulaire d’Ars Industrialis de Bernard Stiegler et Victor Petit (Flammarion), 450 pages, 21 € 2. Le 27 mars 2002, à l’Hôtel de Ville de Nanterre, Richard Durns tue huit élus et en blesse dix-neuf autres. Le lendemain, il se suicide en se défenestrant du quatrième étage de l’immeuble de la brigade criminelle à Paris. 15.09.2012 les inrockuptibles 17

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je suis allé à la mercerie avec

Maïtena Biraben

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aïtena Biraben nous a donné rendez-vous dans une mercerie rue Saint-Charles dans le XVe arrondissement de Paris. Il va falloir vous faire à l’idée que l’énergique présentatrice du Supplément sur Canal+ fait du point de croix à ses heures perdues. En passant devant la vitrine légèrement cheap du magasin dont les affiches vantent des “fourrures tout doux presque comme la vraie”, Maïtena se décide à faire son coming-out. “Je suis une amoureuse des drogueries et des merceries, et celle-là est juste un must-have, non ? Je ne sais pas comment on peut résister à cela ? Est-ce que tu as déjà vu autant d’épingles à nourrice de ta vie au même endroit ?”, nous demande-t-elle en espérant un signe d’approbation qui semble tarder à venir. On se décide à pousser la porte. A l’intérieur, Maïtena jette rapidement un œil vers un présentoir coloré sur lequel repose une multitude d’échantillons de tissus. “Je trouve que la broderie, c’est ultrapunk”, confie-t-elle après avoir passé sa main dessus. OK, OK. “C’est une psychanalyse fantastique, tu ne penses à rien, vraiment. Tu te vides la tête. On n’est pas dans une société où l’on peut faire beaucoup de travaux manuels, de loisirs créatifs. Là, c’est un moment pour toi. Tu ouvres une parenthèse puis tu la refermes. En plus, tu perpétues un geste ancestral.” Elle interrompt la séance pour se marrer : “Je peux faire une phrase intelligente ? J’ai l’impression de me placer dans la continuité du travail artisanal des femmes brodeuses.”

“avec les thermocollants, c’est comme s’il y avait un autre monde possible”

Après avoir connu durant quatre ans ce qu’elle décrit elle-même comme “l’enfer de La Matinale”, Maïtena prend le temps de souffler. Traduction : elle n’est en plateau que deux fois par semaine pour un magazine d’actu original contenant souvent des reportages à l’étranger. Bref, elle a désormais le temps de broder – chez elle, entendons-nous. Devant un rayon rempli d’accessoires pour bijoux et de boutons, Maïtena saisit des perles : “Tu te souviens de ça ? Ah non, tu ne te souviens pas parce que tu n’es pas une fille, mais on faisait des colliers avec ça.” Mais quel intérêt trouve-t-elle dans ces activités de petite main, bon sang ? “J’aime les boutons, ça permet de tout customiser.” Le point de croix sera bientôt hype, Maïtena en est persuadée. Elle le fait aussi par devoir maternel. “J’ai quatre enfants. Des boutons à recoudre, j’en ai tout le temps.” Bien décidée à ne pas repartir bredouille, Maïtena explore les tiroirs dans lesquels sont rangés des écussons. “Avec ces thermocollants, c’est comme s’il y avait un autre monde possible”, ajoute-t-elle. “Tu en veux un ? Allez, je te l’offre.” Pour la première fois de notre vie journalistique, on finit par céder aux sirènes de la corruption et on accepte le cadeau. Mais la broderie est un sport de riches. Maïtena doit s’acquitter de 25 euros pour les quelques babioles qu’elle a ramassées. Au moment de se quitter, elle insiste pour que nous fassions usage du thermocollant Batman qu’elle nous a offert. “Tu m’envoies la photo une fois que tu auras collé cet écusson sur l’un de tes vêtements ?” Pour l’instant, on ne sait pas encore quelle pièce de notre garde-robe sera sacrifiée sur l’autel du kitsch mais on y réfléchit, promis. texte et photo David Doucet Le Supplément les samedis et dimanches, 12 h 40, Canal+

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Thomas Azier Hollandais de Berlin repéré par Woodkid, il transperce l’electro avec un morceau déjà culte : Angelene.

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n ne sait pas grandchose de Thomas Azier, si ce n’est qu’il a 25 ans, qu’il est originaire d’une petite ville des Pays-Bas et qu’il s’est installé à Berlin depuis quelques années. Ce dont on est sûr par contre, c’est que son dernier titre, Angelene, et le fabuleux clip qui va avec, nous fascinent. Sensualité froide, fulgurances futuristes et mélodies sinusoïdales traversent ce morceau extrait du deuxième disque court publié par le jeune homme : Hylas 002, successeur d’un 001 publié en début d’année, en attendant le 003 pour l’été. Mais ce que l’on attend surtout, et avec impatience, c’est le premier album de ce newcomer qui s’annonce comme l’un des grands cascadeurs de 2013. Woodkid ne s’y était d’ailleurs pas trompé, puisque c’est à lui qu’il avait confié l’after party de son premier grand raout parisien au Grand Rex. Azy, Azier.

Pierre Siankowski ep Hylas 002 (Mercury/Universal) 20 les inrockuptibles 27.03.2013

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retour de hype

Ryan Gosling en RTT

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui n’a pas d’avis sur Woodkid”

“Pâques au balcon, proverbe à la con”

les blagues Carambar “mais c’est quand le printemps au fait ?”

les gifs

Veronica Mars, le film

Sarkozy

l’enfant de Kanye West (et de Kim Kardashian)

Jon Hamm

le prochain The National “c’est quelqu’un qui a une tête à lire les mémoires de Florent Pagny”

“pour le Festival de Cannes, y restait plus que des apparts à VilleneuveLoubet”

la tournée mondiale de McCartney

Veronica Mars, le film Rob Thomas et Kristen Bell s’y attelleront bien dans les prochains mois. Ryan Gosling en RTT L’acteur trouve qu’il a trop tourné et veut faire une pause. Pareil. Les gifs Victoire : les recherches d’images via Google peuvent désormais porter sur le format gif. Jon Hamm aurait été contraint de porter

Adriano Celentano

des dessous gainants sur le tournage de Mad Men, rapport à ses parties intimes démesurées. L’enfant de Kanye West (et de Kim Kardashian) Pas encore né et déjà dans une situation pénible, son père a annoncé vouloir l’appeler North. Les blagues Carambar Une mauvaise blague a annoncé leur fin. D. L.

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Silvio au royaume des aveugles Alors que le nouveau président du Conseil peine à créer un gouvernement solide sans majorité au Sénat, Berlusconi s’y pavane en lunettes de soleil.

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cas ravages En septembre 2011, Berlusconi faisait la couverture de l’International Herald Tribune avec une photo impressionnante. En prière sur les bancs de la Chambre des députés, le président du Conseil d’alors semblait implorer sainte Rita (patronne des causes désespérées)

le jour du vote du plan d’austérité de 54,2 milliards d’euros censé redresser la barre d’un pays sous la pression des marchés et dont la dette s’élevait alors à 1 900 milliards d’euros. Clair-obscur, mouvements gracieux et atmosphère tendue, la photo montrait un moment

particulier, sans retour, à la manière d’un tableau du Caravage. Des caractéristiques que l’on retrouve dans ce cliché pris au Sénat où celui que l’on croyait n’être plus qu’un lointain cauchemar politico-historique a fait une percée inespérée lors des élections législatives du mois passé.

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la chambre noire

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3 1 Remo Casilli/Reuters

Mi-Terminator, mi-pâle copie de Marcello Mastroianni dans Huit et demi (les lunettes), Silvio Berlusconi semble ici savourer son retour en grâce. Au centre du mouvement et de l’attention, il est, avec les élus du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, celui à qui l’on doit le chaos politique italien actuel. L’absence de majorité à la chambre haute et le blocage institutionnel qui en découle n’empêchent en tout cas pas le mouvement : à l’entrée du Palazzo Madama ce jour-là, face à quelques citoyens le traitant çà et là de “bouffon”, Berlusconi n’avait alors pas hésité à les insulter en retour.

lunettes noires pour nuits rances

On peut lui faire beaucoup de reproches mais Berlusconi a quelque chose pour lui : il est photogénique. Une caractéristique qui, en général, résiste à l’analyse. Tout comme la présence renouvelée de cet homme depuis tant d’années au sommet d’un pays civilisé. Il est vrai que les racines de son pouvoir sont plus à chercher du côté de son charisme de grand démagogue que de sa légitimité “légale-rationnelle” (pour reprendre la typologie de Max Weber). D’ailleurs, si Silvio Berlusconi porte ici des lunettes de soleil en plein Sénat ce n’est pas pour jouer les play-boys mais

en raison d’une prétendue forme aiguë de conjonctivite. Une affection terrible qui lui avait permis quelques jours plus tôt d’obtenir le renvoi d’audiences judiciaires. A l’ordre du jour : des accusations de fraude fiscale et le réquisitoire final du fameux Rubygate (où il est question de relations sexuelles tarifées avec une mineure) auront bel et bien été différés. La justice italienne ayant accepté d’étudier la demande de “dépaysement” des audiences de Milan à Brescia, Berlusconi craignant “un procès inéquitable” dans la capitale lombarde. Tout va bien. Diane Lisarelli

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la conquête de l’espace Dans L’Avènement du Monde, Michel Lussault propose une lecture géographique de la place de l’homme dans le monde : une question de la spatialité souvent oubliée par les sciences sociales.

Shanghai, 2012



onvoquant les analyses de la sociologie et de la philosophie, le géographe Michel Lussault pense les modes de transformation opérés par la mondialisation sur nos vies quotidiennes, concrètes. Professeur à l’université de Lyon, auteur de L’Homme spatial (Seuil, 2007) et De la lutte des classes à la lutte des places (Grasset, 2009), il analyse dans L’Avènement du Monde la nouvelle organisation spatiale des réalités sociales. En définissant ce qu’il appelle “le tournant spatial des sociétés contemporaines”, il répond à cette question infinie : comment habiter, penser et organiser le monde ? Qu’entendez-vous par “l’avènement du Monde”, que nous serions en train de vivre ? Michel Lussault – Tout simplement que le Monde n’existait pas avant ces cinquante dernières années – et c’est pour cela que je l’écris avec une majuscule. Un nouvel espace social d’échelle terrestre s’est imposé. Il bouleverse tous nos cadres de référence, nos genres de vie, nos manières de penser et d’agir. Seul ce postulat d’affirmation de l’existence d’un Monde qui se distingue de ce que nous avions l’habitude d’appeler le monde nous donne la possibilité de rendre le présent intelligible, sans recycler les vieilles théories qui ne permettent plus de comprendre ce que nous avons sous les yeux. D’où le désarroi de ceux qui ne saisissent rien de ce qui se passe aujourd’hui, simplement parce qu’ils ne savent ni observer le Monde ni proposer des explications aux phénomènes qui adviennent. J’insiste sur l’erreur souvent commise en France de sous-estimer l’importance

de l’urbanisation mondialisante, qui brouille toutes les cartes, et d’abord celles de la géopolitique des Etats. Nous continuons à considérer les Etats nationaux comme des mailles essentielles de la mondialité, alors qu’ils sont de plus en plus mis de côté par les réseaux de l’urbanisation généralisée du Monde. Comment articulez-vous la spatialité et l’habitat à la question sociale ? Tout mon livre est fondé sur l’appel à un aggiornamento théorique indispensable à l’invention de nouveaux cadres d’action politique, ce que j’appelle une nouvelle politique de la mondialité. Ce qu’on nomme “crise” renvoie presque toujours d’abord à l’épuisement des systèmes de régulation politique des Etats et à un affaiblissement spectaculaire de la démocratie représentative “à l’ancienne”. On ne pourra pas en sortir en usant des vieilles théories de gouvernement. D’où cette volonté de théoriser à nouveaux frais ces questions, mais sans prôner une théorie abstraite, en surplomb. J’essaie au contraire de me fonder sur une observation minutieuse des phénomènes et en particulier sur celle des pratiques de spatialité des individus. Votre approche géographique s’élève contre “l’empire de la vulgate économiste”. Comment situez-vous le rôle du géographe dans le débat contemporain ? Je ne me sens pas particulièrement porte-parole d’une discipline. En revanche, je milite pour que l’on réapprécie le rôle de l’espace dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés. Et là, il est clair que mon bagage de géographe me sert, même si je dis souvent que ma démarche est plus une anthropologie politique

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Calle Montes/AFP

“les vieilles théories ne permettent plus de comprendre ce que nous avons sous les yeux”

des espaces habités qu’une géographie, au sens classique du mot, ce qui me pousse à emprunter à de nombreuses disciplines et aussi à refuser la réduction des questions relatives à l’organisation de la vie en société, à leur approche économiste et utilitariste. En effet, nous vivons aujourd’hui sous la domination idéologique de cette vulgate et cela me semble préjudiciable à la qualité de nos réflexions, car cela pousse à ne pas observer correctement les réalités sociales, aveuglés que nous sommes (souvent) par “l’économicisme” ambiant. Vous décrivez des “expériences de spatialité” comme un simple trajet en métro. En quoi ce “vécu spatial au quotidien” est-il une forme nouvelle d’“art de l’existence” ? La spatialité et ses expériences ont toujours constitué un art de l’existence pour les individus, mais on a peu pris en compte cette dimension, notamment dans les sciences sociales et la philosophie, qui ont toujours porté plus d’attention aux questions de temps et de temporalité. Or à mon sens, la dimension première de l’existence humaine, c’est la spatialité ; remarquons qu’exister signifie étymologiquement se déplacer à partir d’un point fixe. Cette spatialité a une importance considérable dans la vie de tout un chacun, au quotidien, ce dont la littérature, l’art, le cinéma se sont emparés. Pourtant, les pensées théoriques sont restées peu attentives à une manifestation souvent considérée comme triviale de la vie humaine en société. Mon point de vue est tout autre et je développe même l’idée qu’une des caractéristiques du Monde est de donner à la question spatiale une plus grande importance encore. C’est ce que j’appelle le tournant spatial des sociétés contemporaines.

Qu’est-ce alors qu’une “politique du Monde” ? Je pars de l’idée que toute cette politique du Monde doit être pensée et articulée à partir de l’expérience locale et de ce que j’appelle les petites “républiques de cohabitation”. Dans ce “communisme spatial” ordinaire, au sens d’une mise en commun de l’espace habité, se réinvente une philosophie politique pratique, à la fois un corpus de doctrine et un répertoire d’actes. Dans les mouvements de type Occupy, on a vu même se reconstituer un autre rapport à la parole, du fait même des contraintes sonores qui imposaient de pouvoir mener des débats collectifs sans le recours à un système d’amplification. On a pu assister là à une sorte de retour à l’origine de la parole politique dans l’espace de débat public. On retrouvait la congruence entre des voix et des espaces ouverts de discussion. Nous devons prendre au sérieux ces phénomènes, indépendamment du fait de savoir si les occupations ont été ou non efficaces, ce qui à mon sens n’est pas la véritable question. Et mesurer les annonces d’une nouvelle manière de concevoir la politique, à la fois ancrée localement et cohérente globalement. C’est un sacré défi. Finalement, votre livre porte la marque d’un optimisme profond sur notre capacité à imaginer, collectivement, ce qui nous est commun dans ce Monde… C’est un optimisme de la volonté ! Le Monde parfois me laisse béant devant sa violence, l’injustice, la promotion médiatique de la médiocrité et de l’arrogance. Je m’inquiète aussi du renouveau de toutes les idéologies dogmatiques religieuses ou politiques qui offrent les pires des solutions aux problèmes du moment. Elles sont le prototype des systèmes de lecture qui ne comprennent rien de la mondialité et tentent d’y substituer un monde imaginaire, purgé de ses troubles et surtout des fauteurs de troubles que ces idéologies désignent toujours (les incroyants, les étrangers, les “méchants” de tout poil, etc.). Mais je suis aussi saisi par les capacités créatrices des habitants, par les possibilités colossales qui s’offrent à nous. Je mise sur cette intelligence et les potentialités de ce Monde pour inventer, individuellement et collectivement, un autre avenir que celui que tous les catastrophismes nous annoncent. Bref, je crois qu’il est possible de créer les conditions pour une autre habitation humaine du Monde, plus juste. recueilli par Manon Worms L’Avènement du Monde – Essai sur l’habitation humaine de la Terre (Seuil), 304 pages, 22 € Michel Lussault sera l’invité de la Villa Gillet, à Lyon le mardi 9 avril à 19 h 30, pour une rencontre avec le philosophe Mathieu Potte-Bonneville et le journaliste Sylvain Bourmeau (Libération) 27.03.2013 les inrockuptibles 27

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où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

au cœur de ces “villes mortes” Existe t-il une scène idéale de l’exercice de la force ? Dans le camp militaire de Sissonne (Aisne), Guillaume Greff a photographié ces fragments de villes, pavillons inhabités, bâtiments inachevés, reproduits pour que l’armée puisse s’entraîner à neutraliser plus rapidement ses adversaires en zone urbaine.

Guillaume Greff

Dead Cities (Editions Kaiserin), 2 tomes (76 et 44 pages), 32 €

dans ces chaussettespieds de chaises

Hunting and Collecting

OK, la dernière fois que vous avez porté ces chaussettes remonte à vos 12 ans, lorsque, seul dans le salon familial, vous essayiez d’imiter Tom Cruise chantant dans Risky Business. Ou à vos 18 ans : vous matiez un porno gay dont elles sont devenues un des fétiches. Dans les deux cas, ces magnifiques chaussettes-pieds de chaises imaginées par les designers allemands Chris and Ruby sont pour vous. www.chris-ruby.de

chez Rachel Comey Masculin/féminin, ampleur et audaces colorées : avec cette silhouette extraite de son défilé new-yorkais, la designeuse américaine Rachel Comey, qui compte Kirsten Dunst ou Maggie Gyllenhaal parmi ses fans, tape dans le mille. La superposition au niveau de la cheville et les mocassins orange à boucle, très Gucci, font évidemment toute la différence. www.rachelcomey.com

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dans l’outdoor immaculé Une paire de baskets blanches reste ce qu’on a inventé de mieux pour “terminer” ou coolifier une silhouette. Surtout quand celles-ci sont signées Diemme, excellente maison italienne basée à Onè Di Fonte (petit bled du nord de l’Italie), qui réinterprète les classiques montagne et outdoor dans une version plus urbaine, et irrésistible, comme ici. www.diemmefootwear.com

Randy Brooke/courtesy of Rachel Comey

dans cette dégaine post-Bowie La pochette du nouveau single (croisement génial d’une torch-song et de rythmes Chicago house) d’Austra pourrait filer quelques cheveux blancs à Tilda Swinton. Magnifique et androgyne avec ses cheveux blond vénitien et son costume en soie rose, la chanteuse du groupe canadien, Katie Stelmanis, prouve que la concurrence existe aussi au pays des avatars bowiesques. austramusic.com 27.03.2013 les inrockuptibles 29

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Depeche Mode

d’un autre monde Génie de la réinvention d’un groupe duel et multiple : depuis plus de trente ans, les Anglais s’attachent à faire ce que l’on n’attend pas d’eux, comme le prouve encore leur nouvel album teinté de blues, Delta Machine. par Gaël Lombart photo Anton Corbijn

DM aujourd’hui : une longévité exceptionnelle, un renouvellement perpétuel (de gauche à droite : Martin Gore, Dave Gahan et Andrew Fletcher) 27.03.2013 les inrockuptibles 31

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Andre Csillag/Rex Features/Dalle

Les débuts, en 1981, avec Vince Clarke (àd roite). Garçons coiffeurs ? Oui, mais pas que…

deux personnalités, deux leaders s’affirment, en un équilibre insolite et de plus en plus fragile



’est un humour dont seuls les critiques anglais sont capables. En 1981, alors que le single de Depeche Mode Just Can’t Get Enough grimpe dans les charts, Patrick Humphries du Melody Maker se joue de ce “Je n’en ai jamais assez” et lui donne une réponse succincte : “Moi si.” L’hebdomadaire enfonce le clou à propos d’un autre single : “J’ai entendu davantage de mélodies sortir du trou du cul de Kenny Wheeler (fameux trompettiste – ndlr).” Carrément hostile, Time Out étrille en 1984 un “groupe de connards boiteux”. Ces commentaires décapants, le groupe les glissera en 1998 dans le livret de sa compilation The Singles 81-85. Une façon pour lui d’assumer ses jeunes années. D’en rire. Ou de dire qu’il a gagné. Car, quand sur les décombres du punk des jouvenceaux lâchent leurs guitares pour s’armer de synthés, ces quatre types de l’Essex font le dernier truc à la mode, donc sans lendemain. Dans la marée de garçons coiffeurs,

ils surnagent grâce au style enlevé de Vince Clarke, architecte de leur premier album, Speak and Spell. Très vite, ces ritournelles pop sans prétention (on ne dit pas encore synthpop) attirent une jeunesse en mal de sensations, ennuyée par le travail ou oisive face à un chômage en perpétuelle hausse. Musique d’évasion, qui nie le présent et le quotidien. De l’avis de beaucoup, le départ précipité de Clarke, effrayé par le succès fulgurant du groupe, devait sonner le glas du nouveau phénomène pop. C’était compter sans les ambitions de songwriter de Martin Gore, blond fluet qui se rêve en Bowie, jusqu’à imiter au milieu des années 80 ses escapades berlinoises. Sous sa férule, les albums de Depeche Mode tourneront autour des mêmes obsessions : amours contrariées, Dieu, addictions. Très vite, les mélodies légères de Clarke laissent place à une musique sombre et fascinante. La machine à danser n’est pas abandonnée. Les passions les plus noires cohabitent avec des rythmiques infernales. Sur scène, le chanteur Dave Gahan,

ex-voyou au visage innocent, remplume le minet qui est en lui pour prendre en charisme, tandis que Martin Gore se fabrique un rôle d’androgyne flamboyant. Deux personnalités, deux leaders s’affirment, en un équilibre insolite et de plus en plus fragile. En plein thatchérisme, le groupe affiche un socialisme bon teint, encouragé par une nouvelle recrue, Alan Wilder. A la faucille de la pochette de A Broken Frame (1982) succède le marteau de Construction Time Again (1983). Découvrant le sampler, le quatuor enregistre tous les sons possibles et invente une pop industrielle complètement inédite, marquée, dit-on, par la découverte du groupe allemand Einstürzende Neubauten. Le refrain du tube Everything Counts (“Les mains cupides attrapent tout ce qu’elles peuvent”) ne vaut pas celui de sa martiale face B, Work Hard : “Tu dois travailler, tu dois travailler, si tu veux ne rien gagner.” Ce discours s’accommode d’une logique commerciale agressive qui culmine au moment de Some Great Reward (1984).

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Pas une émission de divertissement qui n’ait le droit à son play-back. Après quatre albums sortis en quatre ans, le groupe éprouve le besoin de prendre l’air et de se réinventer. Black Celebration (1986) et Music for the Masses (1987) montrent des compositions plus amples, recentrées sur les idéaux romantiques. En apportant une esthétique haut de gamme, les clips en noir et blanc d’Anton Corbijn donnent de l’épaisseur à un groupe qui ne sait maîtriser seul son image. Le film 101, filmé par D.A. Pennebaker (1988) sur le For the Masses Tour, n’offre pas tant un regard sur le groupe que sur son public, avec lequel Depeche Mode est parvenu à construire une relation intime. Le réalisateur suit le périple à travers les Etats-Unis de plusieurs fans invités à côtoyer le quatuor de près : de jeunes adultes, la crête gominée pour certains, vivant au travers des extravagances de leurs héros le refus des conventions. Joué devant plus de 60 000 personnes au Rose Bowl de Pasadena, le 101e concert de la tournée inaugure l’apogée d’un groupe désormais taillé pour les stades.

Paul Natkin/Wire Image/Getty Images

Al ’époque du succès de Music for the Masses (1987)

En 1990, Violator réconcilie public et critique. Sobre (en apparence), l’album doit beaucoup à l’approche techno-kraftwerkienne de François Kevorkian, responsable du mixage, qui lui donne sa dimension intemporelle. Deux morceaux, Enjoy the Silence et Personal Jesus, deviennent des classiques absolus, ce dernier étant même repris par Johnny Cash. Mais le tableau idyllique commence à se fissurer : Andrew Fletcher, de loin le moins virtuose des musiciens (donc le moins indispensable), quitte le studio et séjourne dans un hôpital psychiatrique pour dépression. Le reste de la décennie laissera le groupe exsangue. Après une tournée épuisante, Depeche Mode enregistre Songs of Faith and Devotion (1993) dans un climat tendu, électrisé par la dépendance nouvelle de Dave Gahan à l’héroïne. Si le nom de l’album respire la paix et Leonard Cohen, c’est vers le grunge et Kurt Cobain, à qui le chanteur voue une admiration quasi mystique, que Depeche Mode se tourne. Alors qu’un son puissant prend forme, entre rock et trip-hop, 27.03.2013 les inrockuptibles 33

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Alan Wilder, de loin le plus virtuose des musiciens (donc le plus indispensable), tire sa révérence. Dès lors, Dave Gahan n’alimente plus que la rubrique faits divers : après une cure de désintoxication ratée, il tente de se suicider deux fois en août 1995 et en mai 1996 puis entame une nouvelle cure. Martin Gore, lui, ne vient pas à bout de son alcoolisme. Ultra (1997), qui combine le meilleur des deux précédents albums, est très marqué par cette sombre période. Le groupe renaît doucement, en un trio, et se réinvente artistiquement, optant pour une electronica plus exigeante sur Exciter (2001). C’est cependant en 2005 qu’une nouvelle génération découvre trois quadras toujours debout. Moderne et percutant, Playing the Angel rivalise avec les

productions de Boys Noize ou de Modeselektor. Dave Gahan, qui s’épanouit en parallèle dans une carrière solo, cosigne pour la première fois plusieurs morceaux. Chaque single charriant une foultitude de remixes, les Anglais font désormais figure de parrains d’une scène electro lorgnant volontiers vers les années 80. Quatre ans plus tard, ils se tournent eux-mêmes vers le passé. Le très poussif Sounds of the Universe recycle de vieilles recettes, sans conviction. “La paix va venir à moi”, écrit Martin Gore. Ça sent le sapin… L’auteur de Peace ne boit plus et préfère acheter des synthés vintage à la pelle sur eBay. En 2012, Depeche Mode quitte Mute, son label historique, pour Columbia et ressemble à ces jeunes groupes qui assument leur fraîche célébrité en

Chalkie Davis

Virage réussi des années 90 : l’album Violator, leur classique absolu

signant sur une major. Mais ce caprice tardif ne signifie pas une banalisation de leur son : la surprise à la première écoute du nouvel album Delta Machine est totale. “Quand nous nous retrouvions face à un mur et que nous réalisions que l’album commençait à sonner de façon trop normale, nous recommencions tout”, confiait récemment Dave Gahan à un site américain. A nouveau, Depeche Mode semble donc vouloir prouver quelque chose. Conspué par la presse dès l’origine, faisant mentir ceux qui l’annonçaient cliniquement mort, maintes fois ressuscité, le groupe né à Basildon (comté d’Essex, Angleterre) retrousse ses manches et trouve son moteur dans ce qui l’affecte le plus. A l’image de ses chansons qui, pour faire danser, vont puiser depuis plus de trente ans dans les tréfonds de l’âme.

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David Corio/DALLE

Martin Gore filme Dave Gahan, 1982

Depeche Mode vu par Depuis ses débuts dans les années 80, Depeche Mode a influencé de nombreux DJ et musiciens electro. Chateau Marmont, Miss Kittin et Breton témoignent.

Chateau Marmont

“Depeche Mode a upgradé Kraftwerk” “Au-delà des singles du Top 50, c’est par Violator, acheté en K7 le jour de sa sortie, qu’on a découvert Depeche Mode. Ils ont réussi le tour de force de transformer une musique au départ de niche, assez expérimentale – époque Vince Clarke –, pour l’emmener à la conquête des charts, avec un nombre incalculable de tubes. Depeche Mode a upgradé Kraftwerk. Débarqués au moment où la musique populaire est devenue synthétique, ils ont toujours su avancer en parallèle avec les évolutions sonores et stylistiques, à la manière d’un Bowie, tout en restant ancrés dans leur ADN. Leur catalogue renferme des classiques éternels qui seront joués en boîte et en radio jusqu’à l’extinction de l’humanité, mais c’est aussi un groupe assez constant malgré tout dans la qualité, par rapport à d’autres artistes là depuis aussi longtemps. Gahan reste une bête de scène, Gore reste un bluesman. C’est un bel exemple de carrière, de classe et de charisme, de groupe qui traverse les époques sans jamais se trahir et qui a la faculté de rester assez moderne, là où bien des mecs auraient pu larguer les amarres depuis longtemps et se fourvoyer dans le mauvais goût. On n’a pas subi leur influence directe

mais ils nous ont certainement ouvert le chemin vers une pop plus hybride. Jeunes collégiens, on se foutait de la gueule du seul mec qui écoutait Depeche Mode, alors qu’on était à fond dans le hard-rock. Et puis un jour, on est devenus potes !”

Miss Kittin

“comme s’ils avaient toujours été là” “Je ne sais plus exactement comment j’ai découvert Depeche Mode, mais c’était à l’adolescence, comme s’ils avaient toujours été là. Musicalement, c’est le premier groupe grand public à avoir utilisé des synthés pour écrire des chansons et qui soit toujours présent. Ces mélodies synthétiques teintées d’expérimentation, cette esthétique sans concessions : Depeche Mode est un groupe unique, qui a survécu aux aléas de la vie avec brio. Mes deux grands souvenirs liés au groupe, c’est quand j’ai mixé avec Martin Gore à Berlin au mythique club Cookie, et quand je l’ai emmené danser au Nitsa à Barcelone, après le Sonar. La tête de mes potes quand je me suis pointée avec lui ! Dans la voiture, il chantait du blues à tue-tête…”

Roman Rappak (Breton)

“le groupe des grands frères cool” “Quand on habitait en Pologne, avec ma famille,

on avait MTV – c’est là que j’ai entendu Depeche Mode pour la première fois. C’était le genre de groupe que les grands frères cool connaissaient, et leur son m’a captivé. C’est aussi le premier dont je me rappelle qui utilisait des sons electro et acoustiques de manière si efficace. Tous les deux ou trois ans maintenant, tu entends dire ‘Ce groupe combine electro et sons organiques !’, mais seul Depeche Mode sait garder une certaine humanité dans sa musique tout en sonnant comme la machine la plus synthétique du monde. Et ils le font si naturellement… C’est quelque chose que j’ai essayé de faire depuis. Tout le monde, de Crystal Castles à Trent Reznor, en passant par Justice et Grimes, a été touché par leur musique. On peut les reconnaitre chez Siriusmo et Totally Enormous Extinct Dinosaurs. Un son est plus fort que tout quand il marche dans différentes cultures musicales : Depeche Mode peut se vanter d’avoir atteint ce stade-là. Le fait qu’une musique si sombre et d’une certaine façon si inaccessible ait parlé à autant de gens est une prouesse remarquable. Je me souviens avoir un jour demandé à une amie de me faire une compile de toutes les chansons de Depeche Mode qu’elle jugeait indispensables. Plus tard, j’ai reçu une énorme enveloppe marron avec environ quatorze CD dedans. C’est là que je me suis rendu compte de ce que ce groupe représentait pour les gens.” recueilli par Ondine Benetier et Johanna Seban 27.03.2013 les inrockuptibles 35

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“nous sommes plus libres aujourd’hui”

T

u as désormais 50 ans : comment ressenstu le fait de prendre de l’âge ? Tout va bien. Je suis heureux de ce que j’ai accompli, heureux d’être encore là, heureux d’avoir une belle femme, de beaux enfants, heureux que tout s’accorde comme il faut. Te vois-tu encore faire de la musique dans dix ans ? Je n’imagine rien de particulier, je laisse les choses se faire. Je ne me suis jamais vraiment lassé de ce que je fais. La musique change et évolue en fonction de nos vies, de ce que l’on traverse, ce que l’on ressent. On a eu la chance, avec Depeche Mode, de travailler auprès de beaucoup de monde, des musiciens et des producteurs qui ont renouvelé notre désir et notre excitation, qui ont fait changer le cours des choses. Dans mon cas, faire de la musique en dehors de Depeche Mode, comme mes albums solo ou celui avec Soulsavers l’année dernière, m’a aussi enrichi. Pour continuer à aimer faire de la musique, il faut conserver un élément de surprise. Enregistrer un nouvel album de Depeche Mode est toujours une forme de surprise – ça dépend de qui nous accompagne, Martin, Andy et moi. Cette fois, Christoffer Berg, qui s’est occupé des programmations, a apporté cette nouveauté, cette excitation, en plus de ses qualités humaines et de musicien. Tu trouves chez les autres le carburant pour ton inspiration ? D’une certaine manière, oui. L’expérience seule ne compte pas. On accumule aussi beaucoup de savoir en côtoyant et en regardant faire d’autres personnes. Les disques que j’écoute m’inspirent aussi énormément. Le dernier de Mark Lanegan, par exemple, ou celui de Spiritualized, qui me parle directement, que je comprends au plus profond de moi-même. Ou le fantastique nouvel album de Nick Cave : il invente toujours des manières inédites de faire jouer sa voix avec ses textes. C’est quelque chose que j’essaie de faire à chaque album, aller plus loin, repousser les limites, me lancer des sortes de défis. C’est un des trucs que j’ai trouvés pour, justement, ne jamais me lasser : toujours chercher quelque chose de nouveau. Martin fait exactement la même chose avec sa guitare.

Après tout ce temps, comment Depeche Mode peut-il encore évoluer ? Après avoir enregistré tant de disques, créer un nouvel album est une réussite, une évolution en soi. Enregistrer Delta Machine fut un processus particulièrement heureux pour moi : j’apportais pas mal de chansons, j’ai plus écrit que d’habitude, et les travailler avec Martin a été un plaisir, il m’a beaucoup soutenu, il a bossé sur ces titres comme si c’étaient les siens, pour en tirer le meilleur. Depeche Mode reste l’un des rares groupes à avoir su conjuguer la longévité et un certain niveau de qualité. Comment l’expliques-tu ? Je pense que ça vient du fait que nous avons toujours donné la primauté absolue au songwriting, à la qualité des chansons, ce n’est pas plus compliqué que ça. Notre son a pu varier, notre style aussi, mais jamais nous ne nous sommes contentés du décorum ; nous avons toujours voulu que nos morceaux soient bons. Ils ne l’ont évidemment pas tous été – je pense à certaines chansons que les labels ont voulu nous imposer car ils avaient besoin d’un tube. Les choses sont différentes aujourd’hui, nous sommes plus libres. L’écriture et le soin que nous mettons à faire nos morceaux sont primordiaux, l’ont toujours été et le seront toujours. Quand vous avez commencé à travailler sur Delta Machine, aviez-vous une direction particulière e n tête ? Tout se résume aux chansons, à la tournure qu’elles prennent naturellement. J’écris ce que je ressens. Martin fait de même. Nous avons apporté pas mal de demos en studio ; on avait à peu près vingt-cinq ébauches de chansons, on a laissé les choses se faire d’elles-mêmes. Ça a sans doute été plus facile que pour d’autres albums, les choses semblaient prêtes dès le début. Le blues, très présent dans la musique de Depeche Mode, prend sur Delta Machine une place encore plus grande… Le blues a toujours été une énorme influence pour moi comme pour Martin. Nous avons toujours essayé

Anton Corbijn

La cinquantaine, fibre et rage intactes : Dave Gahan nous explique comment Depeche Mode peut encore, en 2013 et après avoir tout connu, continuer à exister.

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du blues pour les aliens Paradoxe : c’est en puisant dans les vieux pots et en se frottant au plus près à ses obsessions blues que Depeche Mode publie l’un de ses albums les plus intemporels.

d’offrir, dans l’électronique, notre propre interprétation du blues, comme Led Zeppelin ou les Rolling Stones l’ont fait à leur manière. Le blues et le gospel sont partout, tous les groupes de rock viennent de là ; nous essayons simplement de lui trouver une nouvelle voie. Ce titre, Delta Machine, exprime précisément cela : essayer de faire du blues avec des machines, de faire un pont entre l’électronique et les origines. Mais nous travaillons toujours à faire des albums “modernes”. Ça compte énormément pour Martin. C’est un excellent guitariste, il peut jouer de manière incroyable un classique blues mais il ne veut pas, je pense, que ça soit la tonalité unique de nos disques. La modernité vient peut-être plus de Martin que de moi. Cet album est assez sombre… C’est ce qu’est le blues. C’est ce que doit être l’art : une exploration de sentiments parfois extrêmes, de choses qui peuvent finir par te détruire. recueilli par Thomas Burgel

Delta Machine, qui porte les mêmes initiales que le groupe, s’ouvre sur un titre, fort, nommé Welcome to My World. “Welcome to my world” : comme s’il était question, après douze albums et plus de trente ans de carrière, de pénétrer en terrain inconnu. Comme si les présentations avec ce groupe qui a tout connu et que tous connaissent étaient nécessaires. Elles ne le sont évidemment pas. Lors des premières déclarations publiques concernant ce treizième album, Dave Gahan ne regardait pas vraiment vers l’avenir ou l’inconnu, mais comparait d’emblée et péremptoirement Delta Machine à Songs of Faith and Devotion (1993) et Violator (1990). Deux albums increvables, parmi les plus fameux et platinés des Anglais, mais deux disques pas tout à fait neufs. A la production de Delta Machine ? Ben Hillier, vieux compagnon de route. Au mixage ? Flood, encore plus vieux compagnon de route. Dans les vieux pots les meilleurs disques et, paradoxalement, un Delta Machine qui ne sent pas l’éculé. Sa dream-team assemblée, l’inspiration apparemment aux cimes (Gahan a apporté lui-même cinq chansons à l’album), Depeche Mode a marché à l’instinct et évité le piège du moine copiste pour publier l’un de ses albums les plus marquants depuis des lustres. Un album révolutionnaire, une œuvre qui modifie profondément l’ADN du groupe ? Non point : Depeche Mode reste Depeche Mode. Pourquoi alors, même en regardant dans le rétroviseur, Delta Machine exsude-t-il dès la première écoute l’odeur de l’excitation neuve ? Parce qu’en 2013 comme en 1990, un Depeche Mode en grande forme, groupe sans âge, sait écrire de grandes, puissantes ou belles chansons intemporelles. Les sombres Angel ou Broken, la très electro Secret to the End, les belles My Little Universe, The Child Inside ou la très blues Goodbye, les rageuses Soft Touch/ Raw Nerve, Alone ou Soothe My Soul : universelles et modernes hier, aujourd’hui, demain, aprèsdemain, capables, encore, toujours, de trouver dans leur production quelques belles idées inédites et complexes. Parce que la voix de Gahan n’est pas qu’une madeleine mais l’un des plus admirables organes de l’ère moderne. Parce que, surtout, le bien nommé Delta Machine revient avec force et classe sur l’une des vieilles obsessions du groupe : le blues – machiniste, moderniste, méconnaissable parfois –, un blues alien, futuriste, qui sonne comme le son du delta d’un fleuve inconnu d’une planète qu’il reste à découvrir. T. B. album Delta Machine (Columbia/Sony) concerts le 4 mai à Nice, le 15 juin à Paris (Stade de France), le 16 juillet à Nîmes www.depechemode.com retrouvez la discographie du groupe sur 27.03.2013 les inrockuptibles 37

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Amr Dalsh/Reuters

Le Caire, 28 février 2013 : des manifestants improvisent un “Harlem shake” devant le siège des frères musulmans 38 les inrockuptibles 27.03.2013

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Le Caire, nid d’activistes La révolution égyptienne a commencé en 2011 mais elle est loin d’être terminée. Des groupes militants se sont formés ou renforcés pour défendre les droits du peuple, des femmes… Immersion, en plein centre-ville du Caire. par Samuel Forey

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Courtesy Moriseen

Projection de films organisée par le collectif Mosireen sur la place Tahrir

C  

’est l’Egypte. Deux tours immenses, scintillantes, surplombent un bidonville. Les buildings appartiennent à Naguib Sawiris, l’un des hommes les plus riches du pays, ainsi qu’à un consortium saoudien, et les taudis aux Kafrawy, d’anciens fellahs (“paysans”) de Haute-Egypte venus s’installer au bord du Nil, il y a cent ans, qui donnent leur nom au quartier. Une caricature d’inégalité sociale. C’est l’Egypte – à un détail près. Un détail de plus en plus présent, ces deux dernières années. Parmi les gamins de Kafrawy pieds nus dans la poussière, parmi les grands-mères assises devant leur maison, parmi les hommes – un peu voyous, un peu grands frères –, il y a une jeune femme avec des Ray-Ban Aviator parlant anglais et français. C’est Reem Dawoud. Une autre, voilée, plus jeune, distribue des tracts. C’est Youmna Magdy. Elles font partie de l’ONG Ahya Belesm Faqat – qu’on pourrait traduire par “Le quartier ne vit que par le nom”. Il y a aussi des types, smartphones, tablettes, caméras en main, qui ne viennent ni des tours, ni des taudis. Des journalistes. Des membres d’autres ONG. Et, surtout, des activistes, comme Reem et Youmna. Tout ce petit monde

organise une conférence de presse, des rencontres avec les habitants. Il y a aussi Yahia Shawkat. A l’ombre des tours, il sourit : “C’est simple. Sans la révolution, je pense que Kafrawy n’existerait plus.” Architecte, chercheur, Yahia tient un blog depuis 2009, The Shadow Ministry of Housing, sur l’aménagement urbain et le droit au logement. Ça fait longtemps qu’il travaille sur Kafrawy et les innombrables quartiers informels du Caire et d’ailleurs en Egypte. Avant “les 18 Jours”. Les activistes ne disent presque jamais “avant ou après la révolution”. Ils préfèrent “avant ou après les 18 Jours”, cette période entre le 25 janvier et le 11 février 2011 lors de laquelle l’insurrection populaire a conduit à la chute d’Hosni Moubarak. Ils considèrent que c’est la première étape du processus révolutionnaire, qui doit mettre à bas le système dictatorial et renouveler en profondeur la société. Un peu ce qu’ils essaient de faire à Kafrawy. “Les gens ici sont menacés d’expropriation pour cause d’utilité publique. Ça ne trompe personne. Ils vont être expulsés à vil prix et les terrains seront

une bande de sales gamins de tous âges réinvente un Caire intello et frondeur

revendus à des investisseurs privés”, regrette Yahia. Pendant des années, avec des ONG, dont Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), il a tenté de mobiliser la société civile et les médias, de faire aboutir des procédures judiciaires. Sans succès. Jusqu’à ce jour de mars 2013 et cette conférence de presse à Kafrawy, à l’initiative d’EIPR et d’Ahya Belesm Faqat. Née en 2002, EIPR est déjà une vieille dame de l’activisme cairote, à qui la révolution a donné un sérieux coup de jeune. Son directeur-adjoint, Gasser Abdel Razek, fait le bilan : “De vingt, on est passés à soixante. Basés au Caire, on se concentrait sur la recherche, maintenant on est présents dans huit régions en Egypte, et cette semaine on recrute dans une nouvelle ville. On va dans les tribunaux, les commissariats, on fait du conseil dans les quartiers.” EIPR est aussi un incubateur d’activistes. Le Caire offre peu d’espaces pour se réunir. L’ONG prête ses locaux, apporte des conseils, de l’aide légale, des contacts avec d’autres ONG, comme Ahya Belesm Faqat, qui réussit à s’aventurer dans les quartiers populaires – ce n’est pas le cas de tous les activistes, parfois mal accueillis. Youmna Magdy fait partie de cette nouvelle génération née pendant les

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18 Jours. Elle a 22 ans, vient des quartiers bourgeois, à la fois candide et efficace. Elle a voulu s’engager, après la chute de Moubarak, dans un parti : “Comme je voulais m’occuper de justice sociale, je suis entrée au Parti communiste. Mais il ne se passait rien. Alors, avec des amis, on a monté un collectif.” Youmna raconte ça comme un musicien parlerait de la création de son groupe. En guise d’acte de naissance, la création d’une page Facebook. Et c’est parti. On a souvent parlé d’une révolution Twitter. Si pour Lina Attalah, rédactrice en chef du journal anglophone Egypt Independent, c’est exactement ça, c’est aussi un peu plus compliqué : “Il y a un lien très fort entre le virtuel et le réel. Ça permet de fonctionner de manière vraiment horizontale, plus égalitaire, du bas vers le haut.” Non pas une révolution numérique, mais une révolution au temps du numérique. Tellement plus rapide et efficace : on propose une initiative sur Facebook, on cale une date sur Google Agenda et on va sur le terrain. Mais ça ne suffit pas. Il faut documenter les actions. Informer, rapporter des témoignages. On retrouve Yahia Shawkat dans les locaux du collectif Mosireen, par hasard, deux jours

après la conférence de presse aux tours Sawiris. Par hasard ? Mosireen est devenu incontournable. C’est la boîte de prod de la révolution. Delacroix avait peint La Liberté guidant le peuple. Mosireen filme les excès du pouvoir. Ces jeunes gens ont commencé par recueillir des témoignages vidéo pendant les 18 Jours. D’abord petit groupe arty composé de quelques figures caricaturées “révolutionnaires glamour”, ils ont projeté quelques films en juillet 2011 quand, sur la place Tahrir, se tenait un festival de la révolution. Le groupe vivote jusqu’aux événements du secteur de Maspero, en octobre 2011 : l’armée roule avec ses blindés sur des manifestants coptes pacifiques. Mosireen s’acharne alors à dénoncer les mensonges de l’armée. Depuis, pas un excès du pouvoir ne leur échappe. Ils ont des contacts partout, chez les autres activistes, dans les ONG. Leurs vidéos circulent en boucle sur les réseaux sociaux – plus de 4 millions de vues aujourd’hui. Ils font des formations pour tout le monde et dans toute l’Egypte. Plus le pouvoir tapait fort, plus le petit groupe arty se transformait en commando déterminé. “Mon but, maintenant, c’est de mettre en place des infrastructures pour

permettre aux initiatives de fleurir. On déconstruit l’ancien système, on en reconstruit un nouveau par-dessus. Mais il faut nous en donner les moyens”, poursuit Khalid Abdalla. Acteur dans les films hollywoodiens Vol 93 et Green Zone, il est aussi fils et petit-fils d’activistes. Malgré la fatigue – visible –, il continue à embrasser la cause révolutionnaire. Mais ce mardi soir, le commando fait relâche. Retour au groupe arty : une projection de deux courts métrages est organisée. Les locaux de Mosireen sont dans Wast al-Balad – le centre-ville du Caire –, évidemment. Si des centaines d’initiatives se passent ailleurs, Wast al-Balad reste le cœur battant de la révolution, sa caisse de résonance. A deux pas de la place Tahrir, la terrasse d’un café accueille les activistes qui prennent le frais entre deux projets et trois tweets. Ils passent dans la rue, se saluent. Une bande de sales gamins de tous âges réinvente un Caire intello et frondeur. Ils se tirent la bourre et se prennent dans les bras. Ils picolent, gueulent, rient, couchent ensemble. Un gosse des rues, plus ou moins adopté par eux, se fait payer des jus de mangue et enchaîne les clins d’œil aux militantes.

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“on va dans les tribunaux, les commissariats, on fait du conseil dans les quartiers” Gasser Abdel Razek, directeur-adjoint de l’Egyptian Initiative for Personal Rights

Le gosse est là, ce soir, pour la projection. Ce gavroche impertinent fait régner le calme du haut de ses 12 ans dans les couloirs de l’immeuble de Mosireen. Les gens affluent pour la deuxième séance. Le Caire, malgré ses vingt millions d’habitants, est un petit monde – surtout parmi les activistes. Dans la file d’attente, un blogueur aux 350 000 followers sur Twitter. Sa sœur est une fondatrice du collectif No Military Trials for Civilians, créé quand les civils ont commencé à être jugés devant des cours martiales, après la chute de Moubarak. Sans témoins, sans avocats. Justement, voilà Nazly Hussein, 29 ans, elle aussi membre de No Military Trials for Civilians, qui se remet tout juste d’une épuisante recherche de disparus. Depuis deux ans, elle fait le tour des tribunaux, des hôpitaux et des morgues pour retrouver les personnes arrêtées, les blessés, ceux qui ont disparu lors des combats contre les forces de l’ordre. Un macabre jeu du chat et de la souris. “Les mois de janvier et février ont été terribles”, souffle Nazly. Les émeutes se sont multipliées. Il y a eu une quarantaine de morts à Port-Saïd en deux jours. Des centaines, des milliers d’arrestations lors des affrontements. Cette fois-ci, la police s’est réellement déchaînée. Au lieu de transférer les prisonniers devant les tribunaux, les CRS locaux les gardaient dans leurs casernes où ils étaient torturés, violés. Tous ces jeunes qui, soit par conviction, soit par bravade, s’en vont défier les forces de l’ordre, ont durement payé les derniers combats. Ces gamins ont mauvaise presse en Egypte, mais pas chez les activistes. “S’ils avaient mieux à faire, s’il y avait un vrai système éducatif, s’il y avait du travail, ils n’iraient pas se battre avec la police”, gronde Nazly – du genre éruptif. De ces derniers combats, il reste encore des dizaines de disparus. Comme des corps remontent après une tempête, ils seront retrouvés peu à peu, à la morgue, dans les hôpitaux. Les activistes commencent à fatiguer mais leur détermination ne faiblit pas : ils ne sont pas allés aussi loin pour rien. Et ils ne se contentent pas de militer ; ils essaiment. “On est de plus en plus nombreux. Une nouvelle génération arrive

déjà, des jeunes de 16 ans, qui ont vu la chute de Moubarak il y a deux ans. Nous, on commence déjà à se faire vieux. Certains se battent depuis dix ans…, explique Nazly. Ils sont plus forts que nous, plus motivés, plus créatifs… La relève est assurée.” Une relève également assurée par les Egyptiens rentrés au pays après la révolution. Ceux formés à l’étranger, avec de l’argent, des idées. Comme Ebaa El Tamami. Elle travaillait “pour le diable”, selon ses propres mots : du marketing pour HSBC, à Dubaï. Une concurrence vive, beaucoup d’argent, pendant cinq ans. Exactement le contraire de ce que cette Egyptienne pouvait espérer au Caire : “Le pays stagnait. Personne ne voulait prendre de risques. Les gens étaient terrifiés par le changement.” Elle est partie à la fin de ses études. Elle est revenue définitivement en mai 2012 pour mettre ses talents d’experte en communication au service de la lutte contre le harcèlement sexuel. Elle rejoint HarassMap, un groupe créé en juin 2010. Ils ont commencé par cartographier les agressions sexuelles au Caire en recueillant des témoignages via SMS, Twitter et Facebook. Comme tous les groupes d’activistes, HarassMap a pris de l’ampleur avec la révolution. Les volontaires ont afflué. La parole s’est libérée. “Je crois que la révolution a apporté une autre culture, genre ‘Je ne veux plus me taire’”, dit Ebaa. La trentenaire prépare une campagne pour le mois d’août. “Pas besoin d’expliquer les agressions par des facteurs sociologiques, l’éducation, la frustration, la difficulté de se marier… On fait comme en pub. On essaie de changer le comportement du consommateur.” Elle parle de son plan, encore secret, avec l’assurance d’un général en chef qui sait que l’ennemi est en retard d’une guerre. Après la projection, on pourra manger un morceau au Club Grec de Wast al-Balad. On croisera peut-être un activiste syrien en grande conversation avec un chercheur italien ; un blogueur égyptien avec une danseuse libanaise, de passage pour un projet filmé par un pote de Mosireen. Le Caire, avec ses vingt millions d’habitants, est encore un petit monde. Un petit monde qui grandit.

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enfant du rock’n’roll Avec un premier album reliant le rock des fifties au laptop, le Néo-Zélandais en costard Willy Moon invente le twist 3.0. par Johanna Seban photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles



’est une success-story taillée pour Hollywood : l’histoire d’un jeune Néo-Zélandais débarqué à Londres les poches vides, qui se hisse quelques années plus tard au sommet des charts avec une série de morceaux de rockabilly electro qui semblent passer les classiques d’Elvis et de Bo Diddley à la moulinette electro-pop. Vous connaissez déjà Willy Moon sans le savoir, son Yeah Yeah samplant le Wu-Tang Clan ayant été choisi par plusieurs marques pour dynamiter leurs campagnes de pub. Son répertoire tout entier a en outre séduit Jack White, qui l’a convié à partager sa tournée anglaise. Après quelques singles, le musicien publie aujourd’hui Here’s Willy Moon, un premier album étonnant qui relie l’histoire du rock’n’roll des fifties à l’ère du laptop. Pour ses clips, ses costumes et sa façon de danser, on a décrit Willy Moon comme un rigolo gigolo. Pourtant, l’histoire du jeune homme a démarré dans la douleur. Né en Nouvelle-Zélande il y a moins d’un quart de siècle, il perd sa mère, atteinte d’un cancer, à l’âge de 12 ans. Pour avoir passé trop de temps au chevet de cette dernière, son père se retrouve au chômage et doit

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“j’ai réalisé que tout venait du rock’n’roll des années 50. Cette musique, c’était déjà du punk. Dans le son, dans l’attitude” quitter l’Océanie pour partir travailler en Arabie saoudite, Willy restant avec sa sœur, de quatre ans son aînée – la fête à la maison. “Ma sœur ne m’a jamais dit ce que je devais faire ou ne pas faire. J’avais beau être avec elle, je me sentais seul. C’est la raison pour laquelle, à ma majorité, j’ai quitté la Nouvelle-Zélande pour rejoindre Londres. Je me suis dit que, quitte à me retrouver seul dans la vie, autant l’être dans une ville excitante. En Nouvelle-Zélande, j’avais toujours l’impression de passer à côté de l’essentiel. J’étais convaincu que la vie était faite de choses formidables mais que je ne pouvais y avoir accès là-bas. Le pays est trop bucolique, trop confortable. Ce n’est pas le genre d’environnement qui peut vous amener à l’art ou à la création. Pour ça, il faut vouloir se battre.” De Londres, Willy garde des souvenirs d’enfance. Professeurs intérimaires, ses parents y ont assuré des remplacements. A l’époque, le jeune garçon et sa sœur parcourent la ville. Ils visitent toutes ses institutions culturelles, du V&A au British Museum, et se rendent à des concerts de jazz à l’heure du déjeuner, le vendredi. “J’ai réalisé que tout le monde imaginaire lié à l’art que j’avais dans la tête existait vraiment. Londres rendait mes rêves possibles.” Le rêve va virer au cauchemar. Quand il revient à Londres, à 18 ans, Moon est fauché comme les blés et emménage dans la chambre sans fenêtre d’une ancienne usine du quartier populaire de Seven Sisters. Pour vivre, il devient peintre en bâtiment et consacre son temps libre à l’expérimentation de drogues en tout genre. “J’avais un boulot abominable dans une ville grise et glauque que désormais je méprisais. Je me sentais comme un héros de Dickens arrivant aux Etats-Unis le cœur rempli d’espoir et découvrant la plus sinistre des villes.” Dans ce contexte morose, l’amour d’une jeune femme va néanmoins sauver Willy. Elle est photographe, porte un joli nom (Sasha Rainbow) et lui fait découvrir les disques des Andrew Sisters. Le couple fuit bientôt la capitale anglaise. “Nos cartes de crédit étaient bloquées, on n’avait

plus rien. On a fini chez une amie artiste à Berlin. Et j’ai commencé à écrire mes chansons. Je voulais créer quelque chose qui m’appartienne, agencer mon propre monstre. Il fallait que je trouve un sens à ma vie. Jusque-là, mon existence n’avait été qu’une succession infinie de journées.” Pour vivre, Willy peint les murs des appartements et donne des cours de guitare. Dès qu’il peut, il va à l’internet café le plus proche pour regarder, en boucle, des vidéos de Buddy Holly. “Au départ, mes artistes préférés étaient les Cramps, les Ramones. J’adorais la simplicité et la sauvagerie du punk. Puis j’ai découvert le rock’n’roll des années 50 et réalisé que tout venait de là. Cette musique, c’était déjà du punk. Dans le son, dans l’attitude.” Riche de ces amours anciennes, Willy Moon a agencé un drôle de disque : court (vingt-neuf minutes), à la fois tourné vers le passé et résolument de son temps, suave et plein de petits tubes indécents dont les seuls titres semblent légendaires (I Wanna Be Your Man, Get up, She Loves Me, My Girl). Nostalgique moderne, il a revisité, dans des versions très actuelles, les classiques I Put a Smell on You de Screamin’ Jay Hawkins et I’m Shakin’ de Little Willie John. Here’s Willy Moon, bien que puisant sa substance dans le rock’n’roll fifties, apparaît beaucoup plus contemporain que bon nombre de disques de pop, certes recommandables, parus en 2013 (Foxygen, Jacco Gardner, Unknown Mortal Orchestra…). “Je ne fais pas de la musique rétro, contrairement à ce qu’on dit souvent. En revanche, j’aime jouer avec les vieux éléments. Je tire une grande satisfaction à faire fondre les idées d’hier pour mieux les sculpter, les modeler à nouveau.” Bon comme la lune. album Here’s Willy Moon (Barclay/Universal) concert le 24 avril à Paris (Flèche d’Or) www.willymoon.com retrouvez l’intégralité de l’entretien sur

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géant Ware

Depuis ses débuts pour la revue RAW d’Art Spiegelman, Chris Ware construit une œuvre complexe et passionnante, époustouflante de minutie et d’intelligence. Exposé à la Galerie Martel à Paris, l’auteur de BD américain commente ici quelques-unes de ses planches. recueilli par Anne-Claire Norot

Building Stories, couvercle de la boîte (Pantheon, 2012) “Emballage de mon livre le plus récent (qui est en fait un ensemble de quatorze livres, livrets, pamphlets et journaux disparates contenus dans une boîte), cette couverture en forme de rébus inspirée par Joseph Cornell suggère, je l’espère, la façon floue dont les idées et les histoires se développent, se réduisent, se métamorphosent, s’emboîtent et se désintègrent finalement dans notre mémoire. Comme les BD ellesmêmes, elle est construite sur une grille d’axes x, y et z virtuels qui, d’après des études récentes, serait aussi la structure de base de notre infrastructure neurologique. La boîte possède exactement les mêmes dimensions que l’empreinte au sol du modèle réduit en carton du bâtiment à construire soi-même. J’ai produit ce modèle réduit simultanément au livre, mais il n’est pas nécessaire de le construire ou même de le connaître pour comprendre le livre.” 46 les inrockuptibles 27.03.2013

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The ACME Novelty Library 19/“Rusty Brown”, chapitre 2 (Pantheon, 2002) “Comme retranscription du flot de pensées de quelqu’un qui vient de perdre sa virginité la nuit précédente, je dois dire que je ne suis pas complètement déçu par cette histoire en deux pages – ce qui est inhabituel, car en général je déteste à peu près tout ce que je fais. Le personnage, un habitant de la campagne du Nebraska se retrouvant dans la ‘grande ville’ d’Omaha en 1955, est sur le point de devenir un écrivain de science-fiction raté, prisonnier d’un mariage lui aussi raté avec une femme qui n’est pas représentée et dont on ne parle pas dans cette page.”

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Putty Gray, paru dans The San Francisco Panorama, puis dans le recueil McSweeney’s Quarterly Concern (2009) “Dans un univers alternatif, ces strips ont servi d’inspiration à un passage d’une série télé expérimentale de HBO, avec l’acteur Jack Black comme producteur, que l’on a pu voir pour une saison à l’automne 2008. Toutefois, dans notre univers, la série a été acceptée en développement puis immédiatement annulée à l’apparition de la crise financière mondiale. Si elle avait été réalisée, ça aurait été une histoire en stop motion avec des marionnettes, racontant l’histoire d’un homme divorcé qui revient dans la petite ville de sa jeunesse avec l’intention de détruire le mariage de son meilleur ami d’enfance. Les deux personnages principaux sont physiquement les répliques exactes de ma femme Marnie et de moi-même aux environs de 1975.”

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Jimmy Corrigan – The Smartest Kid on Earth, jaquette de l’édition japonaise révisée (Presspop, 2010) “Pour la version japonaise de Jimmy Corrigan produite par Presspop, j’ai ajouté trois pages d’information sur les personnages principaux du livre. J’ai choisi le moment où le père de Jimmy Corrigan prend – on le sait à présent, sous l’influence de l’alcool – la décision d’envoyer une lettre et un billet d’avion à son fils qu’il n’a plus vu depuis des années (cet épisode se déroule en 1983, avant internet) alors qu’Amy, sa fille adoptive, dans un message téléphonique, l’encourage à le faire. Le personnage principal, Jimmy, est debout à la fenêtre de son bureau et regarde passer les oiseaux et les avions. Ils évoquent le héros de fiction Superman, qui dans l’inconscient collectif américain sert de figure paternelle rassurante (et que Jimmy, depuis la même fenêtre, verra bientôt en personne se suicider).”

exposition jusqu’au 27 avril à la Galerie Martel, Paris Xe, www.galeriemartel.com 27.03.2013 les inrockuptibles 49

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il était une fois l’hubot A notre époque, le monde apprend à vivre avec des créatures mi-humaines, mi-robotiques. Bienvenue dans l’univers singulier de l’impressionnante série suédoise Real Humans, diffusée dès le 4 avril sur Arte. par Olivier Joyard



ous pensez avoir développé une addiction à vos téléphones et autres machines contemporaines à tromper l’ennui ? Attendez de vivre dans un monde où les robots domestiques ont fait leur apparition en masse, disent “bonjour monsieur” et “bonsoir madame”, préparent les repas, sourient, serrent les mains, et plus si affinités. Ce monde où presque personne ne peut se passer d’une intelligence artificielle, digne des rêveries de l’auteur américain de SF Isaac Asimov, c’est celui de Real Humans, une série souvent impressionnante, totalement singulière dans un paysage télé mondial pourtant riche en ovnis déstabilisants. Dix épisodes venus de Suède qui changent sérieusement des thrillers et autres histoires de flics dépressifs made in Scandinavie dont on avait pris l’habitude ces dernières années. Un drôle d’objet à base d’anticipation autant que de réalisme, où l’univers

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codifié de la science-fiction se trouve sans cesse redoublé et renforcé par les sirènes du mélo familial et de la fable politique. “Je n’ai pas voulu faire une pure série de genre, éclaire le créateur Lars Lundström, mais une série dramatique avec des éclats fantastiques. L’idée ? Ne surtout pas s’enfermer dans un seul point de vue. Les séries que j’aime ont toutes en elles cet audace du mélange – des Soprano aux deux premières saisons remarquables de Desperate Housewives.” Nous voilà en Suède, à notre époque, ce qui éloigne Real Humans des références futuristes et robotiques trop pesantes, du classique Blade Runner au bouleversant A.I. de Steven Spielberg. Ici, l’anticipation s’incruste dans la chair même du contemporain. Tout ressemble à aujourd’hui, sauf ces créatures aux grands yeux clairs et aux gestes légèrement empruntés nommés “hubots” (contraction de “humains” et de “robots”) qui partagent les premiers rôles avec des humains fascinés et/ou décontenancés. Pour parvenir à élaborer leur gestuelle étonnante, les acteurs ont, paraît-il, travaillé avec un mime. Dans cet univers fictionnel qui s’installe naturellement, presque sans effort, les hubots – intelligents et, pour certains, sensibles – sont disponibles sur catalogue ou en magasin spécialisé. Selon les modèles, ils sont utilisés comme superfemme/homme d’intérieur et peuvent lire des histoires aux petits enfants sans jamais se lasser. D’autres bossent en usine où ils ont l’immense avantage de ne pas se plaindre des

horaires et des charges de travail. Ils ont simplement besoin d’être rechargés de temps en temps, comme des Autolib ou des smartphones. Un marché noir basé sur le recyclage s’est mis en place où certaines de leurs fonctions spéciales (entendre : sexuelles) ont été activées. On se croirait parfois dans un remake lointain du eXistenZ de David Cronenberg, un film que Lars Lundström jure pourtant ne jamais avoir vu. En cours de saison, nous apprenons à connaître les désirs d’émancipation d’une poignée de hubots et leur conscience aiguë du passé – en un mot, leur quasi-humanité, pas loin de bousculer la nôtre. Très en avance sur la réalité des progrès technologiques actuels, ces robots de fiction intègrent et synthétisent un bon siècle de fantasmes en tout genre, littéraires, cinématographiques et scientifiques, de Metropolis à Philip K. Dick. Par miracle, Real Humans reste stoïque et ne croule pas sous le poids de cet imaginaire ultrapeuplé. Si la série parvient à tirer son épingle du jeu, c’est d’abord parce qu’elle se soucie moins de démontrer sa fidélité à un univers narratif que de trouver quelque chose à dire.

la question de l’altérité, comment l’envisager, comment l’embrasser, est soulevée avec un calme souverain

Son point de départ est simple. Les hubots incarnent le refoulé esclavagiste de la société occidentale, ce désir de domination insidieux hérité de la quête éternelle du confort. Au début de la première saison (la deuxième vient d’être tournée en Suède), la famille très bourgeoise des Engman, trois enfants et deux parents, accueille chez elle une jolie hubot de ménage prénommée Anita, pour accomplir les tâches domestiques que papa et maman n’ont vraiment pas le temps de faire. Mais après quelques épisodes, leurs relations, comme les autres relations entre humains et robots explorées par la série, se teintent d’une ambiguïté de plus en plus fascinante. Real Humans refuse de plonger dans la béatitude pro ou antirobots, pro ou antitechnologie. Sa dynamique est moins binaire et son sujet plus large. La série atteint son meilleur quand elle pénètre dans les têtes de ses personnages perturbés par les transformations radicales en cours. Les choix et les contradictions d’une société s’incarnent dans les désirs intimes de quelques-uns, des hommes et des femmes cherchant à comprendre le nouveau monde dans lequel ils vivent. C’est un ado découvrant son attirance pour les robots qui culpabilise de ce désir hors norme ; c’est un vieil homme martyrisé par la mégère que sa fille a voulu lui offrir, préférant la compagnie d’un jeune hubot ; ce sont deux amies célibataires en quête de mecs, des vrais, qui optent pour des modèles assez proches de Ken, au risque du vide.

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Progressiste, Real Humans l’est moins par sa façon de clamer une vérité qu’en aidant à ressentir la réalité d’une oppression, la puissance d’un désir et la légitimité d’une révolte. Un programme égrené sous une forme séduisante qu’une relative pauvreté de moyens ne brime jamais. “J’aime la télé quand elle fait preuve d’une ambition cinématographique et ne se contente pas de filmer des gens qui parlent”, explique Lars Lundström. Rigoureuse, capable de changements de tons rapides et rarement ennuyeuse malgré ses épisodes un peu longs (58 minutes), cette perle venue du Nord ressemble moins à un copier-coller de série américaine qu’à la petite cousine déviante d’une création britannique – elle a d’ailleurs été achetée en Angleterre en vue d’un remake. Par son ampleur, elle confirme la vivacité de la tradition télévisuelle suédoise. Dans son pays, Real Humans a été diffusée sur la télévision publique (SVT), connue pour avoir longtemps servi de refuge à Ingmar Bergman. Sans se réclamer d’un tel ascendant, Real Humans creuse un sillon difficile à oublier.

Borgen

Mike Kollöffel

Dans Real Humans, la frontière entre l’humain et le mécanique s’efface, la question sexuelle se pose crûment et la politique devient un enjeu permanent, y compris dans les scènes d’intimité. Plusieurs sujets brûlants sont abordés, que ce soient l’immigration et le sort réservé aux sans-papiers ou encore les questions d’identité et de genre. La question de l’altérité, comment l’envisager, comment l’embrasser, est soulevée avec un calme souverain – les intrigues avancent vite mais la série ne donne jamais l’impression de courir après elle-même. “Au fur et à mesure que j’écrivais la première saison, raconte Lars Lundström, je me suis rendu compte des sujets qui s’imposaient à moi. Je n’avais pas conçu Real Humans de cette manière, mais c’est bien une réflexion sur la société actuelle, l’immigration, les classes, les minorités. J’ai créé une métaphore du monde dans lequel nous vivons en Occident, que l’on soit suédois ou non, avec ses violences et ses inégalités, mais aussi ses progrès. Je n’ai pas l’impression d’avoir fait un brûlot, plutôt un constat. Et j’ai préféré emprunter la voix indirecte que permettent les touches de fantastique. Dans la série, beaucoup d’éléments n’ont rien de réaliste, mais j’espère que les sentiments exprimés le sont.”

ces séries qui viennent du froid Suède et Danemark rivalisent d’imagination pour produire des séries diffusées dans le monde entier.

D’abord cantonné au rayon livres avec la saga Millénium ou les best-sellers du Suédois Henning Mankell, le raz-de-marée scandinave a très vite débordé sur les séries télé. En termes d’influence et de réputation, la région possède aujourd’hui le titre symbolique de troisième grande puissance mondiale du genre, derrière les Etats-Unis et l’Angleterre. Un rapport taille/succès à en faire pâlir plus d’un, construit sur des séries policières comme la pionnière suédoise Wallander et la danoise The Killing, apparue en 2007 avec son atmosphère vaporeuse et sa lenteur mélancolique, le tout arrosé d’un mystère presque aussi obscur que dans Twin Peaks. Toujours en quête de sang frais, l’Amérique a trouvé là une nouvelle cible, puisque la série a été adaptée par AMC, la chaîne de Mad Men. Récemment, Danemark et Suède se sont associés pour produire The Bridge, une énième bonne série policière où un meurtre a lieu à la frontière entre les deux pays. Résultat ? Deux remakes sont en cours, l’un aux Etats-Unis avec Diane Kruger, l’autre en France, par Canal+. Dans ce paysage dominé par les flics, la femme politique de Borgen et les robots de Real Humans font office d’exceptions, prouvant que le nord de l’Europe possède d’autres ressources fictionnelles. Une créativité enracinée dans un système public fort et une capacité à dépasser le cadre des frontières locales. “Chez nous, les séries américaines passent en prime time et en VO sous-titrée, raconte Lars Lundström, le créateur de Real Humans. C’est le modèle que nous avons en tête, un modèle qui parle au monde entier. De toute façon, nous sommes obligés d’ouvrir notre point de vue pour intéresser d’autres pays, d’autres spectateurs et d’autres sources de financement.” Ce n’est pas pour autant que l’argent coule à flots. La première saison de Real Humans a coûté environ 700 000 euros par épisode, moins qu’une série de base sur France 2. O. J.

Real Humans saison 1, à partir du 4 avril, tous les jeudis, 20 h 50 (deux épisodes par soir), Arte 27.03.2013 les inrockuptibles 53

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Debord, trésor de guerre Les archives de Guy Debord s’exposent à la BNF. Derrière la mise en scène de “l’art de la guerre” du stratège de l’Internationale situationniste se lit l’histoire d’une œuvre dont la force et les ambiguïtés restent plus que jamais d’actualité. par Diane Lisarelli

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n petit bristol blanc parmi des centaines d’autres. D’une écriture rapide et précise, Guy Debord note au stylo noir : “Pour dormir tranquille, il faut n’avoir jamais fait certains rêves.” La fiche en question est une fiche de lecture, dédiée au Lorenzaccio de Musset. De celles que le cofondateur de l’Internationale situationniste (IS) a rédigées avec méthode tout au long de sa vie ; 1 400 fragments sur lesquels sont recensés formules et passages à retenir comme un inventaire d’armes déjà acérées. La moitié de cet arsenal constitue le cœur de l’exposition consacrée à Debord à la Bibliothèque nationale de France (BNF). Car le communiqué de presse l’affirme : “Paris, 2013, sur les quais de la Seine, Guy Debord, classé Trésor national, entre pour de bon dans le spectacle, dont il fut le plus intransigeant des critiques. Mais avec lui, pour le combattre encore, son art de la guerre.” Comme une odeur de napalm au petit matin. En effet, Guy-Ernest Debord vécut, les yeux grands ouverts et les armes

à la main, une existence passionnelle, mouvementée et affranchie. Défiant les cauchemars avec style, il livra bataille à “la négation visible de la vie”, c’est-à-dire le spectacle, décrit comme “le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir”. Alors qu’aujourd’hui l’expression “société du spectacle” est utilisée à tort et à travers, il suffit de (re)lire le livre du même nom pour se le voir confirmer dès les premières pages : “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.” Loin de se limiter aux divertissements variés qu’offre l’époque moderne, le spectacle est un phénomène complexe et multiforme qui sépare l’homme de son être et le fait évoluer dans le monde irréel de l’apparence. Inspiré par Marx (pour le fétichisme de la marchandise), Lukács (pour la réification) et Feuerbach (pour l’aliénation de l’homme par la religion), Debord n’a cessé de combattre le capital devenu image – la vie des hommes n’existant plus que par la représentation qu’elle donne d’elle-même. Une analyse qui apparaît

prophétique à l’ère des réseaux sociaux, où le présent se donne à vivre immédiatement comme souvenir. L’Internationale situationniste naît en 1957, quand trois avant-gardes artistiques, nourries des expériences de dada, des surréalistes et des lettristes, s’allient avec pour ambition de révolutionner la vie quotidienne par la subversion culturelle et le dépassement de l’art. Au centre du mouvement, Debord développe une critique radicale des conditions d’existence engendrées par le capitalisme, sur laquelle se greffe une pratique insurrectionnelle et poétique. Avec ses concepts clés – le détournement, la psychogéographie, l’urbanisme unitaire, la dérive ou la construction de situations – mais aussi ses textes et ses slogans, la praxis révolutionnaire des situationnistes exerce une forte influence en mai 1968, avant que Debord ne saborde le mouvement, en 1972, pour préserver l’authenticité des thèses situationnistes et éviter leur récupération. En vain : ce qui était autrefois la théorie situationniste se détache de la pratique (son

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Guy Debord à Cannes, villa Meteko, fin des années 1940

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Collection de plans des villes visitées par Guy Debord

Tract d’annonce de la parution de la revue de l’Internationale situationniste (n°4, juin 1954) Fiches de lecture sur André Breton

corollaire inséparable) pour se muer en “situationnisme”, dogme jugé par Debord stérile et stérilisant. Celui-ci devient alors pour ceux qu’il qualifiait de “serviteurs surmenés du vide” la référence obligée, créant la dernière situation où la critique du spectacle devient spectacle critique – crime dont nous sommes probablement coupables dans ces lignes.

“On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés quand elle leur fait une place dans son spectacle. Mais je suis justement le seul que l’on n’ait pas réussi à faire paraître sur cette scène du renoncement”, écrivait-il jadis. Soit bien avant d’être classé “Trésor national” en janvier 2009, afin que ses archives (convoitées par le centre de recherche sur les avant-

une œuvre en constant déploiement L’exposition consacrée par la BNF à Guy Debord s’attache au passage du singulier au pluriel et du passé au présent. Précieux témoignage sur une époque et ses avant-gardes, l’exposition Guy Debord, un art de la guerre s’articule autour des fiches de lecture de Debord, qui écrivait dans ses Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps : “Pour savoir écrire, il faut avoir lu. Et pour savoir lire, il faut savoir vivre.” Dont acte. De ce centre fascinant (d’où tout s’élance et où tout revient) est présentée, époque après époque, une documentation extrêmement riche sur les activités de l’Internationale lettriste et de l’Internationale situationniste. Ainsi, partant de la lecture,

activité solitaire s’il en est, le travail de Debord et l’exposition qui lui est consacrée s’ouvrent naturellement sur le collectif. Parmi ses compagnons de route à plus ou moins long terme, on note les figures récurrentes d’Ivan Chtcheglov, Gil J. Wolman, Asger Jorn, Gérard Lebovici mais aussi Michèle Bernstein, Jacqueline de Jong et Alice Debord – toutes trois remerciées par les commissaires de l’exposition pour le temps et les souvenirs partagés. Photographies, cartographies, tracts, manuscrits, œuvres

plastiques, affiches, travaux préparatoires pour les films, archives audiovisuelles ouvrent donc les portes d’une aventure provisoire et vécue. Pour Laurence Le Bras, conservatrice et co-commissaire, la façon dont Debord a lui-même savamment constitué ses archives “incite à continuer à penser, à poursuivre son travail” en faisant le point sur ce qui a été fait et sur ce qu’il reste à faire. Guy Debord, un art de la guerre jusqu’au 13 juillet à la Bibliothèque nationale de France, projections quotidiennes et colloque “Lire Debord” (24 et 25 mai) organisés autour de l’exposition, www.bnf.fr

gardes de l’université américaine de Yale) ne quittent le territoire. Grâce notamment à Bruno Racine, président de la BNF, c’est donc en qualité de Trésor que la quasi-totalité des manuscrits et documents de travail de Debord cinéaste et écrivain – scrupuleusement triés par l’intéressé avant son suicide en 1994 – ont rejoint le département des manuscrits, après un accord passé avec sa veuve, Alice Becker-Ho. Fiches de lecture, correspondance, photographies, tracts, carnets, affiches… ont donc été ingénieusement sélectionnés afin d’être présentés au public. Toutefois, puisque dans l’histoire situationniste les “contemplatifs” ont été presque plus sévèrement jugés que les adversaires déclarés de la lutte révolutionnaire, il demeure toujours une certaine ambiguïté dans le fait même de citer Debord sans œuvrer à la destruction du système. Que dire alors de l’exposer ? Raoul Vaneigem, compagnon de route au sein de l’Internationale situationniste, soulignait en 1967 l’aptitude de la société du spectacle à fabriquer ses mythes, à les absorber jusqu’à les rendre invisibles : “La fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel, consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d’agitation, les musées d’appels insurrectionnels ; l’histoire les conserve si bien dans le jus

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l’analyse de Debord apparaît prophétique à l’ère des réseaux sociaux, où le présent se donne à vivre immédiatement comme souvenir de leur durée qu’on en oublie de les voir ou de les entendre”, écrivait-il dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. En 1989, une exposition sur l’IS, à laquelle Debord avait refusé de collaborer, avait été montée au Centre Pompidou avant de voyager à Londres et Boston. Dans un des textes du catalogue de l’exposition de la BNF (intitulé “Exposer Guy Debord, exposer l’IS”), l’historienne de l’art et conservateur du patrimoine Fanny Schulmann note qu’à l’époque “la captation de l’histoire situationniste par une institution ‘spectaculaire’ comme Beaubourg avait été clairement questionnée par la presse et perçue comme une entreprise de corruption des idées de l’IS et de leur radicalité”, précisant avec une certaine ironie que l’exposition en question n’avait pas été visible pour cause de grève du personnel du Centre Pompidou pendant près d’un tiers de son étape parisienne. Au même moment ou à peu près, Debord consentait à partager documents et archives pour des expositions dans des librairies – celle de Gérard Lebovici en février 89, et plus tard la librairie La Palatine, de Jean-Jacques Pauvert. Car comme le souligne Fanny Schulmann, Debord, tout au long de sa vie, “n’a cessé de porter sur son travail au sein de l’IS, comme sur ses productions personnelles, un regard rétrospectif qui

révèle une sorte de fascination pour l’art de la mémoire”. Pour preuve : dès 1961, il dresse le plan d’un projet de bibliothèque situationniste au musée danois de Silkeborg, dotant ce dernier d’un grand nombre de documents. Pour le co-commissaire Emmanuel Guy, l’exposition de la BNF s’inscrit dans la continuité de cet élan archiviste, qui commence dès la publication en 1967 de La Société du spectacle chez BuchetChastel, l’entrée au catalogue Gallimard en 1992, et la publication posthume d’un “Quarto” et de la correspondance par sa veuve, à la demande de Debord. Bien sûr, l’exposition ne pourra manquer de soulever des sarcasmes quant à la récupération, l’édulcoration, la stérilisation, la fétichisation, la réification… de la pensée situationniste. Reste, en miroir, la mise à disposition du fonds par la BNF et donc la possibilité pour “les chercheurs du futur” de se placer au plus près du travail et des réflexions de Debord. Et si, comme il l’écrivait en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle, l’“élite” qui s’intéresse à lui est toujours composée pour moitié “de gens qui s’emploient à maintenir le système de domination spectaculaire”, reste encore un espoir pour les autres. Toujours sur la fiche dédiée à Lorenzaccio, Debord retient aussi : “J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain, il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est.” 27.03.2013 les inrockuptibles 57

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Los Salvajes d’Alejandro Fadel Un petit groupe d’adolescents criminels s’évade de prison. Un premier film argentin subjuguant.

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n ne sait quasiment rien de ces adolescents qui traversent cette nature sans fin. Deux ou trois choses tout au plus : qu’ils sont des fugitifs évadés d’une prison, qu’ils ont pour la plupart tué au moins une fois dans leur vie et qu’ils n’hésiteront pas à le refaire, sans se poser de question. C’est tout juste si on les distingue les uns des autres pendant une bonne partie du film, à l’exception de l’unique fille du groupe, aux yeux translucides, au sourire carnassier et enfantin, et du plus jeune d’entre eux, mutique, peut-être simplet. A peine a-t-on le temps de repérer un visage, le grain de sa peau, qu’il disparaît littéralement dans la nature, éliminé d’une manière qui nous échappe presque. Tout ancrage sociologique et psychologique est banni du monde flottant et barbare décrit par Los Salvajes. Ce premier film subjuguant du réalisateur argentin

Alejandro Fadel (scénariste pour Pablo Trapero), découvert à Cannes l’an dernier à la Semaine de la critique, fait avant tout exister un mouvement de dérive et un état de sauvagerie. Un choix qui n’est pas sans risques car souvent porteur d’une esthétisation douteuse de la violence. Le tout début du film semble d’ailleurs à deux doigts de tomber dans le panneau en collectionnant les flous. Mais la confusion qui règne dans les couloirs du centre de détention où se trame l’évasion des jeunes criminels n’est pas aussi artistique qu’elle en a l’air. Loin de mijoter aux petits oignons un départ sensationnel, la mise en scène à la fois proche et lointaine sait prendre ses distances pour poser les bases d’un flottement plus profond. La violence ne s’exprime pas ici par coups d’éclat et ne suit aucune logique de surenchère : elle est posée d’emblée comme un état de fait, immuable, et les adolescents souvent défoncés ne seront

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raccord

convention danger

pas pires à la fin du film. Rien n’est pour autant figé et c’est ce qui impressionne le plus dans l’écriture déjà très maîtrisée de Fadel. A la fois diffuse et fulgurante, omniprésente et insaisissable, la sauvagerie de ces adolescents (des kids de Larry Clark perdus chez Herzog ?) reste de bout en bout terrifiante, car elle se fond dans un monde sans repères temporels, spatiaux et moraux, un territoire de déréliction, totalement primitif. Quand un des garçons quitte le groupe, il assiste à une scène étrange : un homme sort de son pick-up le corps d’une femme qu’il pose au milieu des bois. S’agit-il d’un tueur ou d’un amant endeuillé ? N’y a-t-il comme seul contrechamp possible à cette réalité que cette image mystérieuse et glaçante, possiblement hallucinée ? Toutes les nuits, un sanglier rôde tel le grand méchant loup près du camp des enfants, rappelant la menace de dévoration, d’engloutissement qui plane sur eux. La menace semble autant venir de la nature que d’eux-mêmes, peut-être parce que la frontière entre les deux est difficilement identifiable. Au cœur des ténèbres, les quelques mots et gestes de ces vagabonds, mi-personnages, mi-figures, résonnent singulièrement et fortement. Ils révèlent une manière, parfois enfantine, de composer avec l’absence de sens qui règne

toutes les nuits, un sanglier rôde tel le grand méchant loup près du camp des enfants sur leur vie. Il suffit de les voir autour d’un feu, parfaitement décalqués, s’amuser à construire chacun leur tour, mot par mot, une phrase sans queue ni tête. Ou bien laisser partir à la dérive, sur la rivière qu’ils longent, le cadavre de l’un d’entre eux posé religieusement sur un tapis de fleurs. Le sacré vient s’immiscer par petites touches dans ce monde sans foi ni loi jusqu’à finalement faire naître un foyer et ouvrir une dimension mystique imprévisible et sublime. Car c’est dans un embrasement chamanique hallucinant que se termine le voyage qui aura vu disparaître progressivement les membres du groupe, tels les dix petits nègres : un feu allumé par le plus jeune et le plus effacé d’entre eux, qui scelle étonnamment la fusion entre l’homme et l’animal, dans une dernière flamme stupéfiante et sans appel. Amélie Dubois Los Salvajes d’Alejandro Fadel, avec Sofía Brito, Leonel Arancibia, Roberto Cowal, Martín Cotari (Arg., P.-B., 2012, 2 h 10)

“Nous, cinéastes et producteurs indépendants, sommes viscéralement attachés à la diversité et la vitalité du cinéma français, enviées par tous nos camarades européens (…). Nous lançons un appel solennel au ministère de la Culture et au ministère du Travail pour qu’ils suspendent l’extension annoncée et conduisent de façon volontaire et non partisane les études et discussions nécessaires à l’aboutissement rapide d’un texte équilibré, au bénéfice des salariés, des entreprises et de notre bien commun : le cinéma français.” Ce sont les première et dernière phrases, alarmistes et combatives, de la pétition lancée par le Syndicat des producteurs indépendants (SPI). Ces protestations concernent l’extension très prochaine de la convention collective. C’est-à-dire l’application d’un socle juridique commun à tout le cinéma français (le plus nanti comme le plus démuni). Les temps de travail, les minima salariaux devraient être les mêmes pour tous. Ce qui équivaudrait à remettre en cause la faisabilité de toute une frange du cinéma français, celle dont les films à faible budget ne sont possibles que grâce à l’abnégation de leurs participants. Certes, la convention prévoit une dérogation pour les films à moins de 2,5 millions d’euros, mais de façon simplement provisoire et en la soumettant à un quota de 20 %. En défendant de façon rigide le droit du travail, c’est donc à la création qu’on s’en prend, en asphyxiant économiquement le cinéma d’auteur ne bénéficiant pas d’un grand confort de financement. Le SPI, suivi par d’autres syndicats de producteurs, demande un rapport sur les conséquences possibles de l’adoption de la convention. En attendant, les membres de ces syndicats ont suspendu leur participation à tous les comités de travail organisés par le Centre national du cinéma (CNC) : avance sur recettes, aide à l’écriture…

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Les Amants passagers de Pedro Almodóvar Huis clos dans un avion détraqué avec des passagers qui le sont tout autant. Un Almodóvar mineur, farfelu et parfois désopilant.



uel drôle de petit film. Que la chose soit entendue : pour nous, Pedro Almodóvar est l’un des plus grands cinéastes de notre temps. Parce que depuis des années, il travaille sur la forme, sur le récit, poursuivant des recherches passionnantes sur la réactivation des clichés, le travestissement et le détournement du récit hollywoodien, des poncifs et des genres (essentiellement le mélodrame et le film policier). Il fait partie des rares cinéastes vivants dont on peut dire qu’ils font une œuvre, plus grande que chacun de leurs films. Alors Les Amants passagers apparaît au premier abord comme une pause, une récréation dans ce travail acharné sur la matière cinématographique. Les Amants passagers réunit un panel d’Espagnols plus fous les uns que les autres (dont une voyante vierge) dans un avion à destination du Mexique, dont on va très vite apprendre qu’il est en péril puisqu’un problème technique l’empêcherait de se poser dans des conditions normales de sécurité (une histoire de train d’atterrissage). Pendant une heure et demie, dans l’attente qu’une piste de secours se libère quelque part sur le territoire espagnol, l’avion va tourner en rond au-dessus de la belle ville de Tolède. L’occasion pour les passagers de la classe affaires (ceux de la seconde classe ont été volontairement plongés dans le sommeil grâce à l’usage d’un somnifère) de nous faire

on rit dans cette métaphore désespérée de l’Espagne, qui tourne en rond sans jamais trouver l’issue de secours

partager leurs problèmes, qu’ils soient sentimentaux ou financiers, d’exposer en somme les raisons pour lesquelles ils tenaient tant à aller au Mexique (l’Amérique, l’Eldorado, l’ultime recours pour certains). Pour corser le tout, l’équipage, et notamment l’équipe de cabine (les stewards), est constitué, selon les clichés qui courent, d’une bande de joyeux gays dépravés qui ne cesseront de picoler de la tequila ou de sniffer tout ce qui se présente à leurs narines. Voilà bien longtemps qu’Almodóvar n’avait réalisé une pure comédie. L’ensemble est assez joyeux, très farfelu, frais mais aussi élégant. Almodóvar renoue avec le comique trash et kitsch de ses tout premiers films mais les moyens financiers dont il dispose aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec le charme bricolé qui marquait ses productions Movida des années 80. Alors on rit, certes, dans cette métaphore évidente et donc désespérée de l’Espagne actuelle, société gangrenée par la crise économique, pays qui tourne en rond autour de lui-même sans jamais trouver l’issue de secours. Mais, avouons-le, le récit tourne également un peu en rond, malgré des moments de grâce époustouflants (une scène de comédie musicale désopilante) ou des idées de cinéma complètement dingues (un téléphone qui tombe d’un avion et atterrit dans le panier du vélo de l’ex-maîtresse du propriétaire du téléphone…). Comme si Almodóvar lui-même, après s’être bien amusé (et il a bien raison), pensait déjà à son prochain film, un grand film. Qu’on attend avec impatience. Jean-Baptiste Morain Les Amants passagers de Pedro Almodóvar, avec Javier Cámara, Carlos Areces, Raúl Arévalo (Esp., 2013, 1 h30)

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Le Premier Homme de Gianni Amelio avec Jacques Gamblin, Catherine Sola. (Alg., It., Fr., 2012, 1 h 41)

Guerrière de David Wnendt Confrontation entre une néonazie et des réfugiés afghans. aissière de 20 ans au look de skin, Marisa fait partie d’une bande de néonazebroques. Son quotidien : beuveries près d’un feu de bois et passages à tabac. Cette vie d’ultraviolence tranquille bascule lorsqu’un groupe de réfugiés afghans fait irruption dans la vie de la jeune femme. Ses préjugés tombent progressivement, son fanatisme aussi. Malgré ses ambitions de départ et la belle performance d’Alina Levshin dans le rôle titre, le film peine à dépasser le manichéisme de son scénario et les clichés du genre (tatouages de svastikas et vieux clone de Göring en guise de gourou). Sorti de l’intéressante perspective féminine donnée au sujet, David Wnendt, dont c’est le premier film, ne fait qu’effleurer la montée du racisme en Europe. A aucun moment, Guerrière ne parvient à expliquer le mécanisme sociologique inquiétant qui pousse des mecs paumés à embrasser l’idéologie brune. David Doucet

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Guerrière de David Wnendt, avec Alina Levshin, Sayed Ahmad (All., 2011, 1 h 40)

Le Diable dans la peau de Gilles Martinerie avec Quentin Grosset, Paul François (Fr., 2012, 1 h 22)

Maladroite mais attachante chronique du lien entre deux jeunes frères. Le Diable dans la peau a toute la fragilité d’un premier film. Cette histoire de frères qui ne veulent pas être séparés dans une campagne hors du temps

Un biopic officieux d’Albert Camus sage et conventionnel. L’avantage, avec le roman autobiographique inachevé d’Albert Camus, Le Premier Homme, publié post mortem en 1994, c’est qu’il constitue le scénario parfait d’un biopic contemporain. Jusque dans sa narration éclatée, qui entrecroise les souvenirs d’enfance de l’alter ego fictif de l’auteur et son retour dans l’Algérie d’avant-guerre, mêlant anecdotes intimes et récit politique, il y avait là une story idéale qu’embrasse avec l’académisme d’usage l’Italien Gianni Amelio (Mon frère). Recourant à tous les artifices du genre (reconstitution appliquée, acteurs vieillis grâce à des postiches), il repasse ainsi par toutes les stations de la vie de Camus dans un livre d’images conventionnel et un peu vain. Romain Blondeau

a un peu de mal à prendre corps. On sent parfois l’influence de Pialat, dans les rapports familiaux et l’attention au monde de l’enfance, mais la beauté des paysages et la maîtrise époustouflante de la photographie mettent un peu trop en relief les scories du scénario et de la direction d’acteurs. Avec l’élan propre aux premières fois, Gilles Martinerie arrive à faire sourdre parfois ses émotions, pour nous les donner à fleur de peau. Romain Charbon 27.03.2013 les inrockuptibles 63

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Alps de Yorgos Lanthimos Des acteurs remplacent les morts dans les familles en deuil. Une fable absurde mi-drôle, mi morbide.

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uel est le moment où le deuil devient une pathologie, où la perte et l’absence provoquent un désir obsessionnel de remplacement ? De cette question toute hitchcockienne, le cinéaste grec Yorgos Lanthimos, bien connu de nos radars depuis son furieux Canine (prix Un certain regard à Cannes en 2009), déduit un concept délirant : Alps, une société secrète qui propose aux familles endeuillées de remplacer le disparu par une troupe d’acteurs amateurs. Ce sont des hommes et des femmes plus ou moins jeunes qui, moyennant salaire, se glissent dans la peau d’un défunt, adoptent ses vêtements, ses attitudes, et s’insinuent dans le quotidien dépeuplé de ses proches dont ils comblent le manque affectif. Le contexte est fixé dès l’entame, élusive et brutale, où l’on comprend que nous ne saurons rien de ces acteurs étranges, sinon leur simple fonction de substituts déplacés d’un foyer à un autre dans l’attente qu’une nouvelle famille enregistre un décès, qu’un nouveau rôle se libère. On reconnaît bien, dans cette manière absurde d’évoquer la douleur du deuil, le geste effronté et audacieux du jeune

les personnages circulent d’un sketch à l’autre dans une série d’happenings givrés

cinéma grec, dont Yorgos Lanthimos fut l’un des instigateurs avec sa productrice Athiná-Rachél Tsangári (Attenberg) : ce rejet du réalisme et du récit linéaire, ces films composés de séquences autonomes à la musicalité abrupte, tout en longs plans fixes qui semblent enregistrer un monde privé d’humanité, de sens ou d’affect. Enserrés par les cadrages millimétrés, dépourvus de dialogues ou de marqueurs psychologiques, les acteurs et leurs personnages ne sont plus ici que des images manquantes, de simples corps en représentation circulant d’un sketch à l’autre dans une série d’happenings givrés, où la drôlerie immédiate du concept (une femme trop vieille qui remplace une ado décédée) se heurte en permanence à la morbidité des situations. Mais le film sait heureusement dépasser son dispositif, parfois un peu systématique, et devient passionnant lorsque l’un de ses personnages, privé de rôle dans les familles en deuil, vire à la démence. Yorgos Lanthimos subvertit alors son concept d’origine et suggère que la dépendance peut aussi venir de celui qui remplace, que le substitut peut lui aussi éprouver le manque. Il n’est pas interdit, à l’aune de cette inversion de point de vue, de considérer Alps comme un beau documentaire cinglé sur la condition des acteurs. Romain Blondeau Alps de Yorgos Lanthimos, avec Aggeliki Papoulia, Ariane Labed (Gr., 2011, 1 h 33)

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Les Voisins de Dieu de Meni Yaesh La situation israélo-palestinienne vue par le biais d’un quartier. vi et sa petite bande, la vingtaine faire quelques pas vers l’autre. Miri va désœuvrée, juifs intégristes, accepter de suivre le rituel le plus commun passent leur temps sur leur coin du monde juif qu’est le shabbat du de rue à surveiller la tenue des vendredi soir, Avi va s’éloigner de ses potes femmes et à emmerder les jeunes Arabes racistes et bagarreurs, sans abandonner du quartier voisin qui osent passer devant ses convictions nationalisto-religieuses, leur bout de trottoir. C’est la première mais en les pratiquant de façon plus vertu de ce Do the Right Thing version paisible et acceptable (toujours le shabbat, kasher-halal : rappeler que l’extrémisme rituel culturel et/ou religieux). politico-religieux n’est pas une exclusivité Très fin dans son cheminement arabo-musulmane. La mauvaise routine psychologique et politique, Les Voisins de de ces fachos israéliens ordinaires s’enraye Dieu l’est un peu moins dans sa réalisation. le jour où Avi croise le chemin de la jolie Les scènes d’action font une pâle imitation Miri. Un peu comme dans le Rengaine de ringarde de Scorsese ou de Spike Lee, Rachid Djaïdani, la rencontre amoureuse avec rap ou heavy-metal en BO pour s’avère déterminante pour casser le cercle illustrer les bastons. Moyennement inspiré de fer de la virilité réifiée qui est si pour figurer la connerie fascisante, Meni souvent l’armature des comportements Yaesh est à son meilleur dans les passages obsidionaux. Surtout si la femme en intimistes, quand il s’agit de filmer question n’est ni nationaliste ni religieuse, le contact avec l’autre et l’éveil de mais sujet libre d’une époque qui aspire conscience qui en découle. Serge Kaganski à la sécularisation et à l’égalité entre les sexes. Comment une rencontre entre un Les Voisins de Dieu de Meni Yaesh, avec Roy Israélien juif ultra et une Israélienne juive Assaf, Rotem Ziesman-Cohen, Gal Friedman laïque peut-elle prospérer ? Chacun doit (Fr., Isr., 2012, 1 h 34)

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Dead Man Talking de Patrick Ridremont avec lui-même, François Berléand, Virginie Efira (Bel., Lux., Fr., 2012, 1 h 41)

Une relecture SF des Mille et Une Nuits avec François Berléand. Gênant. Quelque part dans un futur proche, un condamné à mort repousse l’heure de son exécution en éternisant ses confessions. Chaque soir, il reproduit le même rituel, racontant des bribes de son passé – une enfance martyrisée et une longue

solitude qui l’ont poussé au crime – dans un dernier aveu dont les médias ne vont pas tarder à s’emparer. “Condamné par la loi, sauvé par le public”, clame la tagline de cette navrante relecture SF des Mille et Une Nuits dont on

ne sait toujours pas ce qui, de la mise en scène informe, de la direction artistique hyper cheap ou des numéros d’acteurs cabotinant (Patrick Ridremont, aussi réalisateur, et François Berléand), relève le plus de l’aberration. R. B. 27.03.2013 les inrockuptibles 65

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Jaimie Trueblood/Paramount Pictures

Dwayne Johnson e t Jon M. Chu

le chouchou d’Hollywood Rencontre avec le réalisateur de G. I. Joe – Conspiration Jon M. Chu, l’un des plus brillants conducteurs de blockbusters du moment.

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a première fois qu’on a lu ces sept lettres, JON M CHU, c’était en 2008, au générique d’un film de danse attrapé un peu par hasard. Avec sa bande-son impeccable et ses chorégraphies hyper inventives, le film nous avait séduits. Deux ans plus tard, le jeune cinéaste remettait le couvert, en 3D cette fois-ci, et, divine surprise, son Sexy Dance 3 était une splendeur visuelle, à mille lieues de la concurrence, peut-être bien la meilleure utilisation du relief à ce jour. Enfin, un documentaire sur Justin Bieber, Never Say Never, au départ simple film de commande qui devenait entre ses mains un document passionnant sur la construction d’une idole à l’ère des réseaux sociaux. A quelques semaines de la sortie de son nouveau film, G. I. Joe – Conspiration, l’un des blockbusters les plus attendus de la saison, repoussé d’un an pour être converti en 3D, on rencontre Jon M. Chu à Los Angeles. Ce qui nous frappe dès les premières minutes, c’est sa jovialité, son enthousiasme. Certes, on ne s’attendait pas à rencontrer un clone de Michael Haneke ; mais c’est presque un adolescent qui se présente à nous, et s’assume ainsi sans complexe : “Gamin, j’adorais la fantasy, les cartoons, les jouets… Je passais mon temps dans le jardin, à inventer des histoires avec mes figurines G. I. Joe. Ça n’a pas été très dur de me projeter dans l’univers du film, j’y vis !”

Fils d’un chef cuistot réputé, ce Californien âgé de 33 ans a étudié le cinéma à la fameuse University of Southern California au début des années 2000. Si 80 % de sa promo avait choisi ce cursus pour devenir Quentin Tarantino après avoir vu Pulp Fiction, lui avoue, le sourire aux lèvres, qu’il voulait plutôt être Walt Disney. Car il n’aime rien plus que les contes de fées. Steven Spielberg est la bonne fée qui s’est penchée sur son berceau au sortir de l’université, qui lui a ouvert la porte des studios après avoir vu son court métrage de fin d’études. “C’était un vendredi soir, j’étais chez moi, lorsque soudain je reçois un appel : ‘Allô, c’est Steven Spielberg, j’ai aimé votre film.’ J’ai failli m’évanouir.” Quelques rendez-vous plus tard, la carrière du kid était lancée. Sous prétexte qu’il n’a pour l’instant dirigé que des films franchisés et des commandes, on aurait tort de croire que Jon M. Chu n’a pas une vue personnelle de la mise en scène. Tous ses films ont une

“je suis fasciné par la façon de bouger de John Wayne. Ça me parle plus que les dialogues” Jon M. Chu

approche des corps et de l’espace hautement organique, une capacité rare à raconter leur histoire par le simple biais du mouvement. “Quand je vois un film avec John Wayne, je suis fasciné par sa façon de bouger. Quand il passe une porte ou s’avance dans une rue, c’est déjà une forme de chorégraphie. Ça me parle plus qu’un paragraphe de dialogue. C’est la même chose avec The Rock ou Bruce Willis. Une grande part de mon job, c’est de m’adapter à cette présence physique, de la comprendre. Dwayne, il aime être au centre d’une pièce, il occupe l’espace. On n’a pas besoin de grands mouvements pour le filmer, il s’impose tout seul. Bruce, c’est l’inverse : il aime ne pas être au centre, et il finit par s’y poser quand on s’y attend le moins, c’est une sorte de gros félin”, conclut-il, sans lâcher son air gourmand. Il aurait rêvé, par la suite, de s’atteler à une adaptation personnelle et contemporaine de Gatsby le magnifique ; hélas pour lui, Baz Luhrmann s’apprête à sortir la sienne, avec Leonardo DiCaprio. Il lui faudra donc rester dans le coffre à jouets quelque temps encore, entre les robots danseurs (un vieux projet qu’il peaufine) et Musclor (qu’il devrait réaliser en 2015). Jacky Goldberg G. I. Joe – Conspiration de Jon M. Chu, avec Channing Tatum, Bruce Willis, Dwayne Johnson (E.-U., 2 013, 1 h 50) lire aussi la critique sur

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La Légende de la forteresse de Souram (1984)

le royaume poétique du cinéaste est celui des signes, des gestes et des couleurs

la grande parade L’essentiel de l’œuvre du Géorgien Sergueï Paradjanov en quatre films à la pointe de l’avant-garde du XXe siècle. Les films Sergueï Paradjanov, alias Sarkis Paradjanian (1924-1990), était un cinéaste géorgien d’origine arménienne. Peintre, plasticien, dissident politique, il sera le trait d’union idéal entre l’Est et l’Ouest. Les Chevaux de feu (1964), qui le fit connaître en Occident, est la première rupture de Paradjanov avec la norme soviétique. Dans ce film, il met en scène des bergers et des bûcherons ukrainiens. On a parlé de “Roméo et Juliette des Carpates”, mais le film déborde la geste shakespearienne par sa sécheresse primitive proche de la tragédie grecque. Un opéra paysan ponctué de cérémonies, des chœurs envoûtés et des musiques païennes en résonance avec la nature. Œuvre d’une modernité absolue à force d’excéder l’archaïsme. Libéré du carcan soviétique, le cinéaste n’est pas encore en pleine possession

de ses moyens. Il atteint son apogée esthétique avec Sayat Nova (“La Couleur de la grenade”), d’après la vie d’un poète arménien mort en Géorgie. Fuyant la narration linéaire, Paradjanov compose des tableaux vivants. Prenant le contrepied des Chevaux de feu, il filme frontalement les comédiens posant devant la caméra : “Il m’a semblé qu’une image statique, au cinéma, peut avoir une profondeur, telle une miniature, une plastique, une dynamique internes…” Effet radical rappelant les enluminures du Moyen Age et l’âge d’or de la culture orientale, mais aussi les origines du cinéma. Il y a un côté Méliès dans ces compositions pseudo-folkloriques. Le film sera mutilé au montage. Paradjanov deviendra un symbole de l’oppression soviétique contre les artistes. On lui

reproche de promouvoir le nationalisme. Assigné à résidence, il ne tournera plus pendant quinze ans. Il reviendra avec La Légende de la forteresse de Souram, d’après une histoire géorgienne selon laquelle un fort ne sera protégé que si un homme y est emmuré. Avec ses plans larges frontaux et souvent fixes, Paradjanov renie la rationalité du quattrocento ; le symbole, le signe priment sur le récit. Des rébus et des puzzles en arabesques. Idem pour son dernier film, Achik Kerib – Conte d’un poète amoureux, tiré d’une nouvelle de Lermontov, située en Azerbaïdjan. Cela rappelle Les Mille et Une Nuits : un jeune et pauvre troubadour tombe amoureux de la jolie fille d’un riche marchand. Il subit mille vicissitudes avant de pouvoir demander sa main. Pour Paradjanov, l’essentiel n’est pas la narration mais le précipité sémantique. Son

royaume poétique est celui des signes, des gestes et des couleurs. Les DVD Des courts métrages d’un certain Levon Grigorian, avec un commentaire lyrique. Gloubi-boulga embarrassant qui vaut pour les inédits qu’il recèle. Notamment des plans d’un court, Les Fresques de Kiev, matrice probable de Sayat Nova, grâce auxquels on réalise la proximité de ce cinéaste néoprimitif avec l’avantgarde de son temps. On regrette l’absence des documentaires plus sérieux de Mikhaïl Vartanov et Patrick Cazals sur le cinéaste. Vincent Ostria Les Chevaux de feu (URSS, 1965, 1 h 31) Sayat Nova (URSS, 1 969, 1 h 10) La Légende de la forteresse de Souram (URSS, 1984, 1 h 22) Achik Kerib – Conte d’un poète amoureux (URSS, 1988, 1 h 14), E ditions Montparnasse, environ 30 €

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Ken Levine

first person penseur Pour la suite de BioShock, Ken Levine, le créateur de la série, explique comment il a conçu un scénario à la fois adulte et fiévreusement gamer.

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’était une belle journée, avec ciel tout bleu, petits oiseaux qui gazouillent, fleurs odorantes et soleil dessinant de jolis reflets sur les boîtes aux lettres. “J’ai tout de suite attrapé mon téléphone pour prendre des photos : c’était à ça que le jeu devait ressembler. Il restait peu de temps avant sa première présentation publique et, jusque-là, je n’arrivais pas à exprimer les choses clairement. Il a fallu que je montre ces images.” Le jeu en question, c’est BioShock Infinite, soit, selon sa bande-annonce, la suite du “FPS (first person shooter – ndlr) le mieux noté de tous les temps”, même si ce n’est pas forcément comme ça qu’on l’aurait spontanément présenté, et pas seulement parce qu’il tranche plastiquement avec l’ordinaire du genre – teintes grismarron, boue et râles gutturaux parce que c’est ça, la guerre, tu vois. “BioShock est un jeu à la première personne dans lequel il y a du tir. Mais le ‘FP’ est plus important pour moi que le ‘S’”, précise Ken Levine, le père quadra de la série et cofondateur d’Irrational Games, scénariste hollywoodien manqué (un script vendu mais jamais tourné à 20 ans)

“je veux que les gens sortent du jeu avec des questions plutôt qu’avec des réponses” Ken Levine

devenu l’une des figures majeures du game design US. “Ce qui compte, reprend-il, c’est cette sensation d’être vraiment dans ce monde, à la première personne. Si vous voyiez Booker de dos, ce serait une tout autre expérience.” Ledit Booker est notre nouvel alter ego, ex de l’agence de détectives Pinkerton (oui, celle-là même où travailla Dashiell Hammett), parti, en cette année 1912, sur les traces d’une jeune Elizabeth retenue prisonnière dans la ville de Columbia. Un détail : Columbia est une cité qui flotte dans les airs et fait écho à la Rapture sous-marine du BioShock originel se déroulant, lui, en 1960. Comme ce dernier, BioShock Infinite opte pour l’uchronie, la dystopie, la création de monde synthétique (parmi les sources d’inspiration avouées : Freud, Einstein, Méliès, Tesla, l’Art nouveau…) et la mise en jeu de débats politiques. La pensée libertarienne d’Ayn Rand était au centre du premier jeu via le personnage d’Andrew Ryan (“Je voulais le placer dans une situation où ses idéaux seraient mis au défi”, note Levine). Cette fois, certains ont voulu voir des références au Tea Party et à Occupy Wall Street dans l’opposition entre le gouvernement réactionnaire (et théocratique et raciste) de Columbia et les mouvements populaires qui le combattent. Mais, s’il avoue que La Ferme des animaux et 1984 d’Orwell ont “changé la manière dont (il voit) la politique”, ne comptez pas sur Ken Levine pour choisir ouvertement un camp. “Ce que je veux, c’est que les gens sortent du jeu avec des questions plutôt

qu’avec des réponses, souligne-t-il. J’essaie de faire des jeux qui soient un peu des tests de Rorschach. Ils y voient ce qu’ils veulent voir.” Cependant, BioShock Infinite n’est pas que le successeur de BioShock. C’est aussi le cousin de Dishonored, le neveu de Deus Ex, l’enfant naturel des deux System Shock et, plus généralement, un nouveau rejeton d’une lignée vidéoludique à la fois adulte et fiévreusement gamer qui trouve son origine au sein de Looking Glass (1990-2000). Un studio fameux pour une poignée de titres décisifs (Ultima Underworld, Thief: The Dark Project ou, donc, System Shock) mais au moins autant pour le nombre ahurissant de créateurs importants qui y ont œuvré, de Doug Church à Warren Spector et Emil Pagliarulo, de Harvey Smith à Randy Smith ou, donc, Ken Levine. “C’était un endroit incroyable et, aussi, une sorte d’université du game design, se souvient ce dernier. Et c’est sans doute l’une des raisons de son échec, sur le plan commercial mais pas du tout en tant qu’entité créative. La première motivation, là-bas, était d’apprendre.” BioShock Infinite est une nouvelle preuve que cela n’a pas été en vain. Erwan Higuinen BioShock Infinite sur PS3, Xbox 360 et PC (Irrational Games/Take 2), de 40 à 70 €

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Ron Perlman et Charlie Hunnam

durs à cuir Sons of Anarchy, l’une des séries les plus solides issues du câble américain est toujours aussi méconnue en France. A redécouvrir en DVD.

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l y a quelque chose de l’ordre du rendez-vous manqué entre Sons of Anarchy et la France. Alors que la plupart des créations importantes issues du câble américain ces dernières années – de Mad Men à Homeland – ont trouvé un écho chez nous, impossible de placer le bébé plein de cambouis de Kurt Sutter dans une conversation sans s’attirer au mieux quelques moues à peine polies. M6 l’avait programmée tardivement puis déprogrammée. Il y a certes autre chose à faire dans la vie que de regarder toutes les séries américaines qui inondent les écrans, mais l’image un peu bourrine de Sons of Anarchy et de ses bikers hirsutes est en décalage total avec sa réalité complexe et au minimum passionnante, à défaut d’être absolument géniale. Cela dure depuis son apparition, il y a presque cinq ans. Dans le contexte très différent d’un article sur la violence à l’écran publié en janvier dans Variety, le boss de Sons of Anarchy (SOA pour les intimes) a répondu indirectement aux critiques et relevé la dimension réflexive de son travail, d’ailleurs reconnue dans son pays. “Je vis dans deux mondes différents. Celui d’une dynastie masochiste, raciste, homophobe, de droite, qui aime les flingues, mange de la viande et conduit des Harley – c’est SOA. Et celui de mon existence personnelle, centriste voire

de gauche, antiarmes, citoyenne, végétarienne, progay, proavortement et voitures électriques. Souvent, l’une investit le territoire vital de l’autre et c’est un vrai problème pour moi. En ce qui concerne Sons of Anarchy, je lutte pour que mes opinions personnelles ne polluent pas mes choix créatifs.” L’éloquence de cet ex de The Shield, comme échappé d’un groupe de hard-rock des années 80, ne cesse d’étonner ceux qui n’ont pas voulu jeter un œil à sa création. Mais il n’est jamais trop tard pour commencer. La sortie en DVD de la quatrième saison (cinq ont déjà été diffusées aux Etats-Unis) offre une occasion comme une autre de se plonger dans un univers à la fois spécial et reconnaissable. Pour les néophytes, rappelons que Sons of Anarchy dresse le portrait intime et profond d’un gang de motards dans une petite bourgade virtuelle de Californie. Le clan est engagé dans des activités criminelles et répond à un code d’honneur strict et brutal. Au centre du récit se trouve la relation père/fils entre le jeune viceprésident Jax et le chef du clan, Clay, qui est aussi son beau-père. Un lourd secret porte une ombre sur leur destin commun et celui de la matriarche Gemma. Inspiré par Hamlet (comme la moitié des séries anglo-saxonnes actuelles, semble-t-il), SOA mélange avec maestria l’action virile et la lenteur classique. Lors de cette quatrième saison, la série

atteint le stade de la maturité où beaucoup se sont perdues. Pour répondre au défi des années qui passent, Kurt Sutter a choisi d’assumer. Son crédo ? Ne surtout pas faire la révolution, pas tout de suite en tous les cas. Au premier épisode, de nombreux membres du gang sortent de prison et tout recommence comme avant. Droite dans ses bottes, mains collées au guidon, la série ne semble avoir désormais aucune autre ambition que de se ressembler elle-même, ce qui représente déjà quelque chose. Au fil d’épisodes finement sculptés, l’approfondissement des structures émotionnelles en place depuis plusieurs saisons rend Sons of Anarchy insidieusement addictive, peut-être plus qu’elle ne l’a jamais été. Les rebondissements (même énormes) sont plutôt prévisibles, mais la série regorge de détails très beaux, de micromoments où le poids du temps fait son ouvrage en silence. Derrière la rugosité des cuirs, la mélancolie de Jax, Clay et les autres nous transperce. Olivier Joyard Sons of Anarchy saison 4 (Fox), DVD et Blu-Ray, environ 40 € et 5 0 € à lire Sons of Anarchy – La guerre perpétuelle de Renaud du Peloux (PUF), 108 pages, 12 €

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à suivre… section série à la Fémis A l’échelle française, c’est une petite révolution qui témoigne d’un changement profond des mentalités. Pépinière du cinéma d’auteur hexagonal (Arnaud Desplechin, Pascale Ferran ou Céline Sciamma y sont passés), la prestigieuse école de cinéma publique a décidé d’ouvrir à la rentrée prochaine une section consacrée aux séries télévisées, sous l’impulsion de son directeur Marc Nicolas. “Cette création, que nous envisageons avec enthousiasme depuis longtemps, répond à une demande forte des professionnels du secteur ainsi que des étudiants”, a-t-il précisé. Une douzaine de places accessibles sur concours seront proposées à des étudiants de moins de 30 ans, niveau master ou équivalent. En priorité orientée vers les questions scénaristiques, cette formation d’un an, très dense, s’intéressera aux exigences d’écriture spécifiques des séries, sous forme de cours et d’ateliers animés par des professionnels français et étrangers. Les étudiants devront notamment élaborer une “bible” et écrire un pilote au cours de l’année. Tentant ? La date limite de dépôt des candidatures a été fixée au 3 mai. Les détails sont à lire sur www.lafemis.fr.

agenda télé Scandal (Canal+, le 28 mars à 20 h 50) Un peu lassée de diriger Grey’s Anatomy, la scénariste Shonda Rhimes a imaginé une nouvelle série sur une équipe de gestion des crises dans les coulisses de la Maison Blanche. A voir pour Kerry Washington. Game of Thrones (OCS à la demande, à partir du 1er avril) Heroic fantasy pour adultes. Costumes hystériques. Familles venimeuses. La troisième saison est visible quelques heures après sa diffusion américaine. Les Experts (TF1, le 2 avril à 20 h 50) Douze saisons que Les Experts squattent la grille de TF1. On peut être curieux de cette nouvelle livraison grâce à l’arrivée du charmant Ted Danson, vu dans Cheers et Bored to Death.

Suits au prochain épisode Deux avocats new-yorkais font les beaux dans une série qui ne se prend pas pour une grande. Heureusement. aut-il attendre de chaque nouvelle série américaine un parfum de chef-d’œuvre ou d’innovation radicale ? Ce serait oublier que les productions moyennes constituent le gros du peloton. Suits en fait partie, ce qui n’est pas forcément une tare. Pour les ambitions philosophiques, on repassera. Quoique… Ici, tout est pensé pour le plaisir, celui des spectateurs et celui de personnages virevoltant sans complexes avec des sourires trop brillants pour être vrais. Sous les projecteurs, deux avocats d’un prestigieux cabinet new-yorkais, dont un n’a jamais obtenu le moindre diplôme mais promène son intelligence en bandoulière. Un duo chic et charme plein d’ambition, aux costumes ajustés et au verbe toujours haut. Deux personnages de pure séduction incarnés par des acteurs sexy (Gabriel Macht et Patrick J. Adams) dans une série qui vaut pour son swing agréable. Si Suits n’atteint pas une dimension plus marquante, c’est parce qu’elle manque d’un point de vue sur les hautes sphères du business et de la politique dans lesquelles elle fraie, au contraire de l’excellente The Good Wife ou de la bombe, peu connue en France, House of Lies, qui décrypte avec férocité les us et coutumes des puissants. On notera que Suits est programmée dans le cadre d’un mois spécial consacré par Série Club à ses 20 ans, au cours duquel on pourra notamment voir American Horror Story saison 1 (à partir du 11 avril) et la quatrième fournée de l’intéressante White Collar (à partir du 21) qui s’intéresse, comme son nom le suggère, à la délinquance en col blanc. O. J.

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Suits saisons 1 et 2, à partir du 1er avril, 20 h 50, Sér ie Cl ub 27.03.2013 les inrockuptibles 73

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panne de machine Retour surprise et déprimant des Strokes avec un cinquième album en forme de chant du cygne. Ou comment le groupe culte des années 2000 se saborde en beauté et rompt en musique.

écoutez les albums de la semaine sur

avec

Franck Ockenfels

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n cette année 2001, nos 16 printemps à peine révolus, on découvre l’existence des Strokes. Le disque des cinq New-Yorkais s’appelle Is This It, premier album de génie dont toute une partie des actuels 25-35 ans ne s’est jamais vraiment remise. Outre le revival du garage rock désaccordé, des slim et des Converse, s’ensuit l’arrivée des Libertines, pendant britannique et cinglé des Américains, et de toute une flopée de groupes en “The”. Energie, sueur, cuir et morgue : la musique, à nouveau, s’incarnait. 2013 : les Strokes ne sont plus, ou plutôt, les Strokes sont toujours là, raccommodés, rapiécés tant bien que mal par un leader qui semble refuser de laisser son groupe mourir en paix. Répondons tout de suite à une accusation potentielle : on ne fait partie ni de la fine équipe des “c’était mieux avant”, ni de celle des fans ultras qui refusent aux groupes le droit d’évoluer – preuve en est notre amour immodéré pour l’explosif et bouleversant First Impressions of Earth, troisième album du groupe sorti en 2006. La raison pour laquelle on aimait les Strokes se résumait alors en cinq noms : Julian Casablancas, Nick Valensi, Albert Hammond Jr., Nikolai Fraiture et Fabrizio Moretti. Et si le très moyen Angles nous avait mis la puce à l’oreille sur l’état du quintet malade, rongé par les disputes, les crises d’ego et l’éloignement, force est de constater que Comedown Machine se pose en messager d’une bien triste nouvelle : les Strokes en tant qu’entité sont en phase terminale, et celle-ci sera aussi longue et pénible pour eux que pour leurs loyaux admirateurs. Comedown Machine est d’abord un album sans histoire, sans fondation, sorti de nulle part. L’annonce de son arrivée via le titre au nom évocateur, One Way Trigger, laissait présager le pire : discrète, surprise, sans le moindre commentaire du groupe.

Ne filtrent ensuite aucune photo, aucune promo, aucune info mais seulement un clip à la nostalgie écrasante : All the Time, premier single au son typiquement Strokes, et ses images d’archives ressorties des placards d’un groupe apparemment incapable de se réunir pour tourner une vidéo. On se demande s’ils étaient même ensemble en studio. On aurait pu y voir, comme dans le clip du même genre de Can’t Stand Me Now des Libertines, le final grandiose et fécond d’une relation houleuse. On y perçoit plutôt un aveu public de rupture froide : la coquille des Strokes est bien là, mais son contenu ne tient plus qu’en quelques VHS poussiéreuses. Là où leurs cousins anglais avaient su, avant leur explosion en vol, mettre leurs tensions et leur relation d’amour-haine au service de leur musique, celles régnant entre les Strokes ne nourrissent plus que la une de quelques tabloïds du rock. Même si certains morceaux sauvent les meubles (All the Time justement, 50/50 et 80’s Comedown Machine), on s’ennuie

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on connaît la chanson

riquiquiggy Iggy Pop, accompagné de ses Stooges, sort un nouvel album. Mais pourquoi, alors, on s’en fout ?

on entend la lassitude profonde du groupe, son silence étouffé par un leader qui se débat pour ne pas couler sévère à l’écoute de cet album. Et on n’est pas les seuls puisque les quatre acolytes de Casablancas semblent trouver le temps long, quand ils ne sont pas tout simplement inexistants (pourquoi utiliser une boîte à rythmes quand on a le métronome Moretti comme batteur ?). On entend l’absence du groupe sur Comedown Machine, sa lassitude profonde, son silence étouffé par un leader qui se débat pour ne pas couler ou pour imposer sa propre vision des choses – le disque ressemble parfois à une compilation de rushes de l’album solo du leader.

Si Angles parvenait à cacher la moisissure sous de beaux synthés lustrés, Comedown Machine et sa production négligée dévoilent une vérité crue : la dislocation d’un groupe qui n’a plus envie, mais se force à continuer on ne sait pourquoi. De confidence orale, la mort du collectif devient alors mélodique. Que dire du risible Welcome to Japan, de la voix de chat castré de Casablancas et de Tap Out, entre BO du Flic de Beverly Hills et bande-son d’un jeu de Mega Drive ? La dernière chanson, spleenesque et rétro, s’appelle d’ailleurs Call It Fate, Call It Karma (“Appelle ça le destin, le karma”). Titre on ne peut mieux choisi puisqu’à moins d’un ultime soubresaut, le destin a tranché : on assistera à la fin d’une machine rutilante que l’on a aimée jusqu’à l’écœurement et que l’on pleurera certainement très longtemps. Ondine Benetier album Comedown Machine (RCA/Sony) www.thestrokes.com retrouvez 7 raisons de pleurer les Strokes sur

Avant, l’annonce de la sortie d’un album d’Iggy Pop était synonyme d’excitation fébrile et d’une jouissance mauvaise : l’Iguane bâté allait encore choquer le bourgeois en vociférant dans le poste et en y ondulant dangereusement. Mais ça, c’était avant. Parce qu’en fait de provocateur ultime, Iggy est devenu un gros Gérard, pas beaucoup moins boursouflé que l’autre ; du genre à se faire immortaliser lesté d’une ceinture d’explosifs pour les besoins de sa prochaine livraison, subtilement intitulée Ready to Die, avec ce qu’il reste des Stooges. A propos de titre, un indicateur sensible aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : depuis le milieu des années 80, chez Pop, le taux de fuck off attitude est inversement proportionnel à la dérision contenue dans l’intitulé de ses albums. De l’onomatopée ambiance “plus rien à foutre” de Blah Blah Blah (album du come-back de 1986) à l’autoproclamation ronflante d’American Caesar de 1993, il y a comme un fossé. Vingt ans plus tard, chacune de ses apparitions relève du non-événement, condamnée en moins de temps qu’il ne faut pour dire “punk” à la fosse commune des bacs des soldeurs… La faute aux pubs tous azimuts, aux Préliminaires avec Michel Houellebecq ou au coïtus interruptus que constitua Après, album de reprises en français, avec le spécialiste du déstockage et des sorties de pistes Vente-Privée.com. Véronique Genest ayant décidé d’entrer en politique, à quand le mannequinat pour le jambon Madrange ? A 66 balais, Pop a tout du tonton vaguement embarrassant dont on finirait par espérer, ainsi ceinturé, qu’il mette ses menaces à exécution. Iggy, te souviens-tu qu’à une époque tu étais l’expression pure et dure de la controverse lorsque tu posais à poil pour Gerard Malanga ? Kamikaze, my ass.

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Steve Gullick Keith Klenowski

le beau mois de mai de The National En attendant plus de détails et l’annonce de possibles dates françaises, les Américains ont confirmé la sortie de leur sixième album. Le successeur encore sans nom du sublime High Violet paru en 2010 arrivera dans les bacs en mai via le label Beggars.

adieu Jason Molina C’est une bien triste nouvelle : la tête pensante de Magnolia Electric Co. n’est plus. Jason Molina est mort le 16 mars, à l’âge de 39 ans, à la suite de problèmes liés à l’alcool. Il enchaînait les cures depuis deux ans, sans succès. Il laisse derrière lui une épaisse discographie bricolée en solo, avec Songs: Ohia et surtout Magnolia Electric Co. Des disques écorchés, ruraux et littéraires, qui se lisaient avec effroi.

Arctic Monkeys et Miles Kane : nouveaux albums

cette semaine

Benjamin Biolay au Casino de Paris

A la légende canadienne Neil Young, annoncée il y a quelques semaines, le Big Festival vient d’ajouter quelques noms à sa programmation. Le Wu-Tang Clan, Jonathan Wilson (photo), Gary Clark Jr., Orelsan et The Bloody Beetroots ont rejoint les rangs du festival biarrot qui se déroulera cette année du 17 au 21 juillet. On attend la suite. www.bigfest.fr/biarritz

Zack Michaels

énorme Big Festival

Benjamin Biolay débutait sa résidence au Casino de Paris ce mardi 26 mars. La Vengeance du chanteur s’étend jusqu’à samedi. Il vous reste donc quatre occasions de découvrir l’expression scénique des grandes chansons de son dernier album. jusqu’au 30 mars à Paris (Casino de Paris), www.benjaminbiolay.com

Les deux potos anglais se suivent décidément sans cesse : alors qu’Alex Turner et ses Arctic Monkeys viennent de confirmer la sortie, cette année, d’un cinquième album (après Suck It and See en 2011) sans pour autant préciser de date, Miles Kane, meilleur copain de Turner, a lui aussi annoncé l’arrivée du successeur de Colour of the Trap pour le printemps. Si l’on sait déjà que les Arctic Monkeys ont enregistré leur disque dans le désert américain mais sans Josh Homme, le scouser Kane, lui, n’a pas pipé mot du contenu de son second album. Affaire à suivre.

neuf

Bonnie Tyler Kilo Kish

Dean Blunt De Terry Callier à Alpha, on a toujours adoré les crooners de l’aube, de l’après-débauche, de l’avant gueule de bois. On attend donc avec impatience le premier album de Dean Blunt, moitié de Hype Williams, duo anglorusse de Berlin, que révèle déjà sur le net une chanson à dormir debout : Papi. www.hipposintanks.net

Kilo Kish est une artiste 360° : peintre, vidéaste, créatrice de mode, mannequin, actrice, productrice, chanteuse et sans doute également pilote de Formule 1 et physicienne. Elle gère ainsi en autonomie sa petite entreprise, sexy et charnelle, de funk désossé, dégraissé. Pas une quiche. www.kilokish.com

Prince à Montreux Ça sera la première édition du Festival de Montreux sans le grand Claude Nobs, mort ce 10 janvier. Mais faute de roi, il y aura un Prince : l’Américain y reviendra pour trois concerts, les 13, 14 et 15 juillet. Le reste de la programmation sera présenté le 18 avril. www.montreuxjazz.com

Elle est galloise, mais ça n’empêchera pas Mamy Grosse Voix de représenter, avec son timbre tout cabossé de fumeuse de Gitanes Maïs, le Royaume-Uni au prochain concours de l’Eurovision. It’s a Heartache ou Total Eclipse of the Heart ? Ouaip, c’est elle. Elle a 61 ans et porte toujours le cuir : cougar à toi. www.bonnietyler.com

vintage

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“après des années passées seule, je crevais d’envie de partager des choses avec d’autres gens”

Mathieu Zazzo

Elena, chanteuse et meneuse du trio

fille prodige Relève d’un folk anglais 2.0, le trio Daughter livre un premier album beau à mourir en forme d’instantanés d’une année intense et tourmentée.



ls s’appellent Elena Tonra, Igor Haefeli et Rémi Aguilella. La première est anglaise, le deuxième a grandi en Suisse allemande et française, le troisième en Auvergne. Leur point commun ? Londres, où ces jeunes étudiants en musicologie se sont rencontrés sur les bancs de l’école avant de former Daughter, groupe dont le but était aussi de briser la solitude de sa captivante instigatrice. “Je jouais déjà en solo depuis quelques années, je m’y étais habituée, mais je n’aimais pas vraiment ça dans le fond. C’était trop dur d’être seule sur scène. J’ai donc demandé à Igor, qui était à l’époque dans ma classe, s’il voulait venir jouer de la guitare avec moi. On a un peu répété, on a donné quelques concerts ensemble et on s’est rendu compte que

ça marchait bien. C’est là que Rémi nous a rejoints, parce qu’on aimait beaucoup sa façon de jouer. Après des années passées seule, je crevais d’envie de pouvoir expérimenter et partager des choses avec d’autres gens”, confie la douce Elena. D’épopée solitaire, Daughter devient alors trio apatride, lequel se retrouve très vite sur les routes après ses deux ep à la beauté épineuse, His Young Heart et The Wild Youth. On y découvre un folk savamment bâti, construit méticuleusement pierre par pierre – des restes de l’école, disent-ils –, mais aussi toujours sur le fil, à fleur de peau grâce aux paroles d’une sincérité déroutante d’Elena. “C’est très thérapeutique pour moi d’écrire des chansons. J’ai toujours écrit de cette façon, depuis mes 12 ou 13 ans. Un moyen de me

débarrasser de certaines émotions en les couchant sur le papier. Et maintenant, je fais simplement la même chose en musique. Je crois que je ne réfléchis pas trop à ce que les gens vont penser de moi en écoutant mes paroles. Je devrais peut-être…” (rires) On ne l’espère pas, car c’est justement ce qui pique à vif dans If You Leave. Enregistré en plusieurs fois tout au long de l’année passée, à la maison ou dans différents studios londoniens, le premier album du trio fait à la fois office de journal intime pour leur troublante meneuse, et de soundtrack cinématographique pour l’histoire du groupe tout entier. On y retrouve la voix cristalline d’Elena bien sûr, mais surtout, comme chez la Sud-Africaine Dear Reader, le don des trois complices pour les orchestrations mille-feuilles, majestueuses et bouleversantes, de celles qu’on aimerait écouter face aux côtes brumeuses d’Ecosse ou dans la tourmente des nuits blanches postrupture. “Ma mémoire est bien plus visuelle qu’auditive, ce qui est très embêtant pour un musicien, raconte Igor. Quand j’entends un son qui me plaît, je l’associe assez rapidement avec une image, même vague. C’est de cette façon que je sais que telle ou telle mélodie marche.” If You Leave est justement à l’image de sa gymnastique intellectuelle : aussi visuel que sonore. Et Elena de conclure : “Cet album est la bande originale de notre année.” Ondine Benetier album If You Leave (4AD/Beggars/Naïve) concert le 19 avril à Paris (Café de la Danse), www.ohdaughter.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Courtesy of Marcos Valle

En1968 à Los Angeles

Valleluïa Rarement cité parmi les géants de la musique brésilienne, Marcos Valle est réhabilité avec la réédition de quatre albums splendides des années 70.



ourquoi ce golden boy carioca est-il à ce point sous-représenté dans les principaux ouvrages de spécialistes consacrés aux musiques brésiliennes ? Mystère. Encore que cette absence ait le mérite de nous fournir l’amorce d’une réflexion bien à-propos. Fils spirituel de Jobim quand la bossa-nova entame son reflux au milieu des années 60, compositeur agréé de hits solaires tels Summer Samba ou The Face I Love, repris notamment par Sarah Vaughan ou Astrud Gilberto, Valle est

un oublié radieux dont le seul tort aura peut-être été d’avoir connu son pic créatif dans un creux de vague. Un comble pour ce surfeur émérite au physique de sportif à la Björn Borg. Mais finalement une aubaine quand on sait qu’entre la fin des sixties et l’entame de la décennie suivante se joue une partie éminemment importante de l’histoire du Brésil et de sa musique. A ce moment, les tropicalistes comme Gilberto Gil et Caetano Veloso ont fui le pays. Ce sont les terribles “années de plomb”, celles où la junte militaire impose

la censure et mène une guerre sale contre les civils. Ceux qui restent doivent faire profil bas. Milton Nascimento en est réduit à mugir sur l’album Milagre dos Peixes, ses textes étant jugés inacceptables. Sergio Paulo Valle, frère de Marcos, auteur des paroles de ses chansons, choisit lui le mode allusif, le sous-entendu ironique pour défier le Minotaure. Mais la prouesse est bien plus spectaculaire à l’écoute de cette musique d’une liberté, d’une amplitude et d’une joie de vivre proprement stupéfiante.

Comme une apologie involontaire de la contrainte, comme un acte d’insubordination esthétique et spirituelle face à l’oppression, Valle introduit dans la matrice des rythmes brésiliens quantité d’influences sonores qui finissent par constituer un syncrétisme jouissif, euphorisant et libérateur. Ces quatre albums – Marcos Valle (1970), Garra (1971), Vento Sul (1972), Previsão do Tempo (1973) – seront enregistrés avec des groupes de rock locaux – Azimuth, Som Imaginario, O Terço – à la compétence desquels s’ajoutent les talents d’orchestrateur et d’arrangeur de Valle lui-même. Plus versatile, et souvent plus baroque, que les tropicalistes, il caresse tous les genres, les frotte les uns aux autres avec un sens inépuisable de la stimulation érogène. Samba, bossa ou baïao s’agrémentent de guitares fuzz, de claviers et de synthés tels que Herbie Hancock ou Stevie Wonder en faisaient usage à l’époque. Ses moments romantiques s’abandonnent sur des lits grandioses de cordes à la Michel Legrand, période Thomas Crown, avec baldaquin à la Burt Bacharach. Tout cela conçu avec une maîtrise pop digne d’un Brian Wilson sud-américain. S’il fallait ne mettre en avant qu’un seul volume, tâche ingrate tant le lot est d’une qualité égale, ce serait Previsão do Tempo. Sur la pochette, on y voit Valle sous l’eau en quête d’oxygène, symbole d’un Brésil en train de suffoquer, mais à qui ce génial surfeur des sons aura finalement donné une bouffée d’air salvatrice. Francis Dordor rééditions Marcos Valle, Garra, Vento Sul, Previsão do Tempo (Light in The Attic/Pias) www.lightintheattic.net

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Chroniques Automatiques

Hyacinthe Sur la route de l’ammour Des faux hipsters et des grosses bites

Outrancier, défoncé, malsain et mal élevé : du bon rap français. yacinthe ne bénéficie pas à Barbie, Hyacinthe ne fait pas de la mise en marché dans la demi-mesure, abuse d’Orties et c’est dommage. de métaphores tournées au foutre Parce qu’en termes de en étirant dans tous les sens rap trash, salace et volontairement le champ lexical de l’avilissement abject, le verbe appauvri et et de la noirceur. Exercice de style les gesticulations forcées des grossier, grotesque mais cohérent, deux branchées se font salement serti de gimmicks marquants secouer par les secrétions qui déglinguent faces B remixées lyricales de notre homme. Ici ça ou productions dirty de parfaits rappe – biin – la bite à la main inconnus (Exorus, Lavocat), et le pétard au bec, ça jure que ça Sur la route de l’ammour est va cloquer ta mère, ta sœur un disque scandaleux, réussi et probablement ton chien dans et gratuit ! Thomas Blondeau des positions inédites. Alcool, drogue, coup de rasoir sur la chatte facebook.com/hYACINTHEization

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Brandt Brauer Frick Des Allemands s’entêtent à jouer de la techno sur des instruments traditionnels. Dans le voisinage immédiat d’Elektro Guzzi et Aufgang, le trio berlinois Brandt Brauer Frick s’attache à jouer de la techno (ou, disons mieux, de la musique rythmique répétitive) en utilisant avant tout des instruments, piano et batterie en tête, en lieu et place des ordinateurs. Ce n’est pas de l’antiKraftwerk, mais plutôt

Nico Stinghe

Miami !K7/La Baleine

de l’alter-Kraftwerk, les hommes continuant de se rêver en machines… Succédant à Mr. Machine, enregistré avec le concours de dix musiciens classiques, Miami fait particulièrement bien ressortir le côté organique de Brandt Brauer Frick et marque un net virage vers la pop. Très enlevé et accrocheur, l’album compte ainsi

moins d’instrumentaux que de morceaux chantés, plusieurs invités (parmi lesquels Jamie Lidell, Gudrun Gut et Nina Kraviz) venant frotter leurs cordes vocales aux toniques compositions du trio. Jérôme Provençal www.brandtbrauerfrick.de en écoute sur lesinrocks.com avec 27.03.2013 les inrockuptibles 79

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The Popopopops

Noni Korf

Swell ZRP/Idol/La Baleine

Maïa Vidal Spaces Crammed Discs De la pop féminine et acidulée par une magicienne de l’ombre. rôle de monde : pour une Yael Naim hissée au sommet des charts, combien d’Emilíana Torrini et Fredrika Stahl restées dans l’ombre ? Pourtant très douée quand il s’agit d’agencer la pop qui pétille, Maïa Vidal reste ainsi ignorée du grand public. Née aux Etats-Unis de parents franco-espagnols et germano-japonais, la jeune femme a étudié au Canada et partage sa vie entre Barcelone et Paris. De cette bougeotte, elle a gardé un sens de la pop universelle, sans patrie. De Space à Young and Me, de Francis and Fleur à The Big Shift, elle brode des petits bijoux mélodiques qui rappellent les premiers Brisa Roché. Ne leur manquent aujourd’hui plus que la reconnaissance.

 D

Efficace mais schizophrène, le premier album enfiévré de Rennais doués. On avait suivi de près les premiers pas des quatre Français jusqu’à leur victoire au concours inRocKs lab (ex-CQFD) à l’automne 2009. Bâties dans leur bouillonnante ville de Rennes, mais rêvées de l’autre côté de la Manche, leurs bombes pop rivalisaient aisément à l’époque avec celles de leurs cousins anglais. Quatre ans plus tard, l’énergie des Popopopops n’a pas perdu en force de frappe, mais gagné en précision et en élégance – en focus. On sent, tout au long de Swell, que le groupe a su dompter son explosivité juvénile et s’autoriser à visiter certaines terres jusque-là bien éloignées de son bastion originel. On croise sur cet audacieux premier album à l’armature pop des tentatives plutôt réussies de hip-hop (Text Me Call Me) et d’electro-pop (Cross the Line, Wavelength). A trop vouloir franchir de frontières, le groupe se perd pourtant parfois en explorations. Swell manque ainsi de cohérence – le best-of d’une vie – et paraît, dans son ensemble, assez schizophrène. Petite erreur heureusement corrigée par une poignée de morceaux à l’efficacité redoutable (Sign, My Mind Is Old). Ondine Benetier www.thepopopopops.com

Johanna Seban www.maiavidal.com

Night Works Urban Heat Island

Richard Dumas

Loose Lips/Cooperative/Pias

Un ex-Metronomy mélange tout dans son sac à malices. Ancien membre de morceau, Vampire Metronomy, Gabriel Weekend et Prince. Souvent Stebbing avait quitté le attachant (l’inaugural groupe il y a quatre ans afin et charmant Boys Born in de développer son projet Confident Times, Nathaniel), personnel, Your Twenties. l’ensemble ne pâtit que Son premier album, d’un seul faux pas finalement sous le nom (l’indigeste Armajaro). Pour de Night Works, affiche le reste, good work. J. S. en vrac des inspirations electro, disco, pop et funk facebook.com/NightWorks en un joyeux bordel en écoute sur lesinrocks.com avec qui évoque, sur le même 80 les inrockuptibles 27.03.2013

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Javelin Hi Beams Luaka Bop/Differ-ant

Dirty Beaches BO Water Park A Records/Differ-ant Sept plages instrumentales par un Canadien de plus en plus nécessaire. ux plages surpeuplées, aquatique tropical planté au beau à leurs sonos braillardes, milieu d’un shopping mall canadien. on peut préférer les plages Pour cette absurdité, dont désertes, pas toujours le déni du réel lui va très bien, Alex de sable blanc. Dirty Beaches, Zhang Hungtai a composé une c’est la plage souillée par sorte de boléro maudit, mitraillé de la marée noire, les vagues à l’âme, poussières cosmiques, comateux. les rebuts du monde. Sur cette BO, Suffisamment obsédant pour les plages de Dirty Beaches sont tenir jusqu’au prochain véritable ainsi abandonnées, silencieuses, album, Drifters/Love Is the Devil, hostiles et contaminées même prévu en mai. De la musique parfois : son génial album ne ambiante, option sale ambiance. JD Beauvallet s’appelait pas Badlands pour rien. Avec leur musique désolée, presque figée, leurs drones glacés, myspace.com/dirtybeaches ces sept pièces accompagnent en écoute sur lesinrocks.com avec Water Park, un film sur un parc

 A

La pop farfelue et entraînante de deux garçons de Brooklyn. Les états de service de ces ahuris de Brooklyn, qui ont tourné aussi bien avec Major Lazer que Yeasayer, en disent long sur l’indécision de leur pop trop gaie et excitée pour tenir rangée sagement dans une petite boîte. En effet, s’ils sont ici passés du digital à l’analogique, ils n’ont surtout pas succombé à la logique blacklistée du studio où s’est asssemblée cette musique évoquant un MGMT qui se serait pris une grosse boule à facettes sur la tête. Car c’est moins en songwriting qu’en collages, qu’on imagine parfois même aléatoires, que se sont dessinées ces étranges chansons à rêver et à danser, debout ou allongé. En réunissant dans sa farandole science et insouciance, Hi Beams invente un nouveau genre : le discool. Ou une sunshine pop qui se serait pris une insolation. JDB facebook.com/JavelinJamz en écoute sur lesinrocks.com avec

Omar Sosa Eggun Ota Records/Harmonia Mundi Un hommage implicite et original du pianiste cubain à Miles Davis. Eggun est une extension Rico, Mozambique…). dont l’écriture universelle du Kind of Blue de Miles On est loin de l’album est imprégnée de Davis. Le tout à la sauce original de 1959, mais on spiritualité. Louis Michaud Omar Sosa : musique reconnaît aisément afro-cubaine, groove et les thèmes de Blue in concert le 23 mai à Paris mélodies éthérées, un peu Green, Flamenco Sketches (Alhambra) d’electro, du jazz et des et So What, disséminés www.omarsosa.com instrumentistes de partout dans les brillantes en écoute sur lesinrocks.com avec (Bénin, Allemagne, Porto compositions du pianiste, 82 les inrockuptibles 27.03.2013

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la découverte du lab

Arch Woodman Arch Woodman Platinum Record

Deptford Goth Life After Defo

Pollux Taylor

Merok Records/Cooperative music/Pias

The Victoria’s Séduction pop à la française. n croyait la mode des boys bands en “The” désuète voire enterrée ; trois soldats palois semblent pourtant avoir échappé à l’oraison funèbre. Rencontrés lors de la dernière tournée d’open-mics inRocKs lab dans le Sud-Ouest, The Victoria’s compose des chansons pop-electro et redore le blason de la séduction à la française. Jeunes inconnus au bataillon, ils passent le plus clair de leur temps à écrire des lettres de charme, dont on retiendra surtout les compositions en français. Grands amoureux des tubes de Serge Gainsbourg ou des mélodies érotiques de Sébastien Tellier, ces trois-là ont bien retenu les lois de l’attraction. Dans leur répertoire, on recense ainsi Des filles extraordinaires, des jupes et du rouge à lèvres, mais aussi beaucoup de Tendresse – titre remixé par le duo de DJ Acid Washed – et quelques clichés comme un clin d’œil au Concorde – symbole phallique et fierté passée de l’Hexagone. Aussi secrets que les sousvêtements, les Victoria’s préparent actuellement un ep et se laissent désirer. Abigaïl Aïnouz

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www.lesinrockslab.com/the-victorias

Le spleen electro de ce Londonien fait passer The xx et James Blake pour des rigolos. issipons d’emblée un malentendu éventuel : Deptford Goth n’est pas originaire du quartier londonien de Deptford et n’a de gothique que le nom. Ni eyeliner ni grosses bagouzes à têtes de mort à la The Crow chez cet Anglais, donc. Sa musique partage bien une pâleur inquiétante avec le héros du film d’Alex Proyas, et quelques pierres fondatrices avec le sud de la capitale britannique, berceau du dubstep. C’est sur celui-ci – ou plutôt sur ses cendres encore chaudes – que Daniel Woolhouse, tête pensante du projet, semble avoir bâti les onze titres de Life After Defo, son premier album sorti sur Merok Records. Comme chez James Blake, ses plaintes sont nées d’un refus catégorique : celui de faire un choix entre r&b fantomatique, orchestrations minimales, electro taillée jusqu’à l’os et pop malade. Comme son brillant concitoyen londonien et son cousin mancunien Holy Other, le jeune homme avance masqué. Mais là où Blake se fait plus pop et Holy Other érotique, Woolhouse préfère la mélancolie et frotte ses plaies avec du gros sel sans sourciller. Le calme règne sur Life After Defo : pas de cris ni de jérémiades, seule cette voix aussi monotone que monocorde résonne – célébration en silence d’une certaine idée de la lenteur et de la retenue qui trouve son apogée dans les translucides Guts No Glory, Bronze Age et Lions. Le garçon peut lâcher du lest et se laisser aller à des débordements orchestraux (Union, Years) qui feraient passer James Blake et The xx pour l’exubérance personnifiée. Le spleen a trouvé chez ce Londonien son médiateur idéal, son visage. Ondine Benetier

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facebook.com/deptfordgoth

Pop sans queue ni tête : le nouvel album de Français fortiches. Entre Bordeaux et Paris, Arch Woodman garde les yeux rivés sur l’Angleterre et l’Amérique. A sa discographie protéiforme, le groupe ajoute un troisième chapitre inclassable, qui oscille entre pop indomptable, bougeotte héritée des Talking Heads, electro-pop dingue et digne de Django Django et comptines comme chipées à XTC. Toujours avec un bel esprit DIY, le groupe agence un disque foutraque, joyeux, funky. Johanna Seban archwoodmann.com

Autechre Exai Warp Après vingt ans de déviances soniques, les Anglais durcissent encore le ton. Dans le petit monde de l’electro, les vétérans résistent vaillamment aux assauts des jeunots. Après Matmos, voici le nouvel album d’un autre duo au long cours, ensemble depuis un (séminal) premier album (Incunabula, 1993). Depuis, les deux compères ont creusé leur sillon musical – entre electronica viciée, hip-hop concassé et techno déstructurée – et aligné les opus avec une constance inébranlable. Pas d’infléchissement de la ligne esthétique et même une radicalisation, au gré de paysages sonores escarpés, dont la traversée fascine autant qu’elle épuise. Jérôme Provençal www.autechre.ws en écoute sur lesinrocks.com avec

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PJ Skyman

College Héritage Valérie Records Trésor caché de l’electro française, le Nantais retombe en enfance : ravissant. e nom aurait aussi pu être “collage”, tant cette musique amasse en kaléidoscope une vie de sons et d’images, de l’electro mélancolique de New Order aux dessins animés à grands yeux tristes de Bernard Deyriès. Mais College lui va bien aussi, pourvu qu’on parle d’un de ces collèges anglais où s’enseigne en toute excentricité et rigueur la pop music éternelle, qui fait dodeliner dans le noir et danser dans le chaos. On connaît tous le A Real Hero de College, dont le spleen lancinant

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contamina la BO du film Drive. Drive ? Le Nantais a résolument enclenché la marche arrière ici, remontant bien avant le collège, à une enfance partagée entre MTV et sci-fi. Plus encore marqué par le rétrofuturisme que son prédécesseur, le sensible mais froid Northern Council, ce nouvel album est nostalgique d’une époque insouciante, utopiste, où l’on croyait à la science, au futur. Cet Héritage, c’est celui précisément qui enrichit l’album de Kavinksy : un fatras de génériques signés Shuki Levy, de sons arrachés aux premières consoles, de tubes bienheureux joués par des robots tendres, de Space à Kraftwerk. De ces souvenirs, College aurait pu composer une BO nombriliste et sépia, concentrée sur le vintage, qui aurait senti la vieille chaussette du FC Nantes et le pipi au lit. Mais de cette rencontre fortuite avec l’enfant qu’il fut dans les années 80 – un déménagement et la mémoire qui se réveille –, il a au contraire bâti en lo-fi autant d’odes intimes à la mélancolie que de joyeuses aubades. Et soudain, l’enfant a sa BO : un jour nouveau, un jour növö. JD Beauvallet www.valeriecollective.com

le single de la semaine

Equateur Aquila Nouvelle New Wave L’agitation continue dans la pop française : le début de quelque chose. L’année dernière, on découvrait Equateur avec un premier titre lâché sur la toile : alors qu’on ne savait encore rien du groupe, Haunted posait les bases d’un univers fascinant, entre tribalisme et science-fiction, entre groove élastique et électronique minutieuse. On se laissait séduire par ce groupe signé par un petit label au nom sans équivoque  : Nouvelle New Wave. L’ambition est claire

dans l’énoncé ; dans la pratique, on est bien obligé d’observer, dans les deux pépites geek-chic que sont Aquila et Luv Express, que les Parisiens Romain Nouhi et Charles Rocher flirtent avec un romantisme spacial et nonchalant, et que c’est bien dans un esprit de labo que ces doux rêveurs semblent plongés. Ces Français, à l’instar de Juveniles ou La Femme, sont bel et bien en train d’inventer quelque chose

– mais on ne sait pas encore vraiment quoi. L’avenir le dira. Maxime de Abreu facebook.com/EquateurOfficial en écoute sur lesinrocks.com avec

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dès cette semaine

Europavox du 23 au 25/5 à ClermontFerrand avec Vitalic, Benjamin Biolay, Miles Kane, Lescop, Fauve, Villagers, Skip & Die, etc. Festival Beauregard du 5 au 7/7 à Hérouville Saint-Clair, avec Nick Cave And The Bad Seeds, New Order, Local Natives, Bloc Party, Alt-J, Bat For Lashes, C2C, The Smashing Pumpkins, C2C, Benjamin Biolay, Juveniles, The Vaccines, etc. Foals 12/11 Paris, Zénith Gesaffelstein 2/5 Paris, Cigale Grems 7/6 Paris, Gaîté Lyrique Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia

Local Natives 20/11 Paris, Bataclan

The Knife 4/5 Paris, Cité de la Musique

Main Square Festival du 5 au 7/7 à Arras, avec Bloc Party, The Hives, C2C, Sting, Kendrick Lamar, Asaf Avidan, Alt-J, Lou Doillon, Modest Mouse, Haim, Deus, etc.

La Femme 5/4 Sannois, 10/4 Tourcoing, 14/4 Lyon, 16/4 Paris, Pan Piper, 18/4 Rouen, 19/4 Rennes, 23/4 Bourges, 28/4 Strasbourg, 2/5 Bordeaux Les femmes s’en mêlent jusqu’au 31 mars dans toute la France, avec Alela Diane, Mesparrow, Skip & Die, Liesa Van Der Aa, Phoebe Jean & The Air Force, Christine And The Queens, The History Of Apple Pie, etc. Lescop 28/3 Angers, 29/3 Reims, 30/3 Laval

20/5 Paris, Flèche d’Or, 21/5 Rennes, 22/5 Nîmes The Postal Service 21/5 Paris, Trianon Public Enemy 29/4 Paris, Bataclan Martin Rev 11/4 Bordeaux

Palma Violets 5/4 Paris, Flèche d’Or, 12/6 Paris, Trabendo

Primavera Sound Festival du 22 au 26/5 à Barcelone, avec Blur, My Bloody Valentine, Nick Cave And The Bad Seeds, Phoenix, Hot Chip, The Knife, Animal Collective, Grizzly Bear, Tame Impala, DIIV, etc.

Peace 10/4 Paris, Petit Bain,

Sixto Rodríguez 4/6 Paris, Zénith, 5/6 Paris, Cigale

Major Lazer 25/4 Paris, Bataclan Matthew E. White 3/4 Paris, Flèche d’Or

en location

Soirée inRocKs lab 28/3 Rennes Suuns 9/5 Paris, Trabendo Swann 15/5 Bordeaux, 17/5 Toulouse The Vaccines 23/4 Bordeaux, 24/4 Nîmes, 26/4 Paris, Bataclan VampireWeekend 10/5 Casino de Paris Veronica Falls 25/4 Paris, Nouveau Casino Villagers 22/5 Paris, Cigale Wild Belle 27/3 Paris, Nouveau Casino Woodkid 5/11 Paris, Zénith Rachel Zeffira 23/4 Paris, Café de la Danse

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Carole Boinet

1995 28/3 Strasbourg, 29/3 Lyon, 19/4 Paris, Palais des Sports Aline 29/3 Reims, 30/3 Laval, 10/4 Amiens, 11/4 Nancy, 12/4 Strasbourg, 20/4 Tourcoing, 23/4 Bourges, 3/5 Arles, 4/5 Aubagne, 28/5 Paris, Alhambra AlunaGeorge 7/5 Paris, Nouveau Casino A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan Atoms For Peace 6/7 Paris, Zénith Aufgang 16/4 Paris, Trabendo, 24/4 Lille, 27/4 Bourges, 16/5 Bordeaux Benjamin Biolay jusqu’au 30/3 Casino de Paris, 16/4 Cannes, 19/4 Marseille, 25/4 Bourges Brodinski 6/4 Bordeaux Chassol 29/3 Paris, Gaîté Lyrique Christine And The Queens 22/4 Paris, Nouveau Casino Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Riff Cohen 9/4 Paris, Café de la Danse Concrete Knives 19/4 Paris, Trianon Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Mac Demarco 14/5 Paris, Maroquinerie Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Eels 24/4 Paris, Trianon Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France

Jagwar Ma 27/3 Paris, Maroquinerie

nouvelles locations

The Raveonettes le 19 mars à Paris, Converse-19YT Chargé de lancer le trio de concerts organisés par la marque Converse sous le label Get Dirty Gigs, le duo danois The Raveonettes investit une petite scène improvisée dans un pop-up store. Il pleut des cordes, le temps idéal pour se fondre dans leurs pop-songs noircies jusqu’à l’os et se perdre dans leurs voix entrelacées. Mutiques comme à leur habitude, Sharin Foo et Sune Rose Wagner n’en restent pas moins hypnotiques ; l’une, toute de noir vêtue, balançant son éternel carré blond platine de-ci de-là, l’autre, casquette vissée sur la tête et guitare rivée au corps, ne jetant que de furtifs coups d’œil vers le public. Hypnotiques, aussi, leurs morceaux, plus saturés qu’à l’accoutumée, plus violents qu’amoureux, déferlant sur l’assistance jusqu’à l’étourdissement. Se dessinent en arrière-plan le clair-obscur de The Jesus And Mary Chain et l’ambitieuse folie shoegaze de My Bloody Valentine, patchwork chromatique noyé dans une brume grise. Si leurs concerts se ressemblent, les Raveonettes parviennent toujours à nous donner la fièvre. Carole Boinet

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fame-dropping Une jeunesse dans le Swinging London où l’on croise Sean Connery, Marianne Faithfull, Paul McCartney… Les mémoires de la romancière irlandaise Edna O’Brien ressemblent à un catalogue people.

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rande figure de la littérature irlandaise, Edna O’Brien signe à 82 ans ses mémoires, sorte de testament littéraire puisque le titre, Fille de la campagne, renvoie à celui de son tout premier livre, Les Filles de la campagne, publié en 1960. La boucle semblerait bouclée pour celle dont les premiers romans furent interdits en Irlande et, pour certains d’entre eux, brûlés. Ambiance… Cette Irlande catholique, réactionnaire, régressive et restrictive envers les femmes aura été son principal terreau romanesque. Elle nous en donne encore un (long) aperçu au début de Fille de la campagne, l’ayant éprouvée à travers sa propre vie, rappelant son enfance dans la campagne irlandaise puis un épisode édifiant : comment ses parents prirent très mal le fait qu’elle parte rejoindre l’homme qu’elle aimait et allait épouser, l’écrivain Ernest Gébler, au point de débarquer chez lui un jour, menaçants, pour la récupérer de force – la scène est, en effet, violente. Sa mère ne cessera de la juger, de condamner, sans aucune empathie maternelle, son comportement, incapable d’émanciper sa fille des contraintes qu’elle-même avait endurées. Or, en fuyant sa famille, c’est comme si Edna O’Brien tombait dans un autre piège, celui d’un mariage avec un homme taciturne et possessif, qui la surveille avec ses jumelles dès qu’elle se promène autour de la maison et finira par lui faire sentir qu’elle n’a pas le droit de devenir un écrivain meilleur que lui. Au début des années 60, un homme, en Irlande ou en Angleterre, pouvait encore faire pression sur sa femme en la menaçant de lui arracher les enfants… et comme “tel est le mystère de l’écriture : elle sourd des afflictions, des passages à vide, quand

telle une vraie fille de la campagne, elle semble encore, à son grand âge, ne pas en être revenue d’avoir croisé tous ces grands noms

le cœur est arraché”, elle écrira de plus en plus, et aura de plus en plus de succès. C’est là où le livre bascule, au milieu, dans le Swinging London. Edna O’Brien a divorcé et va rencontrer à peu près tous les grands noms qui font le milieu culturel (et, surtout, glamour) de l’époque, et qui semblent venir tous dîner chez elle – Roger Vadim et Jane Fonda, Marianne Faithfull, Peter Brook, Sean Connery et Marlon Brando qui la draguent, Paul McCartney avec qui elle passera une nuit et qui entre dans la chambre de ses fils pour les réveiller en leur jouant de la guitare… On en passe car la liste est longue, et finira par lasser. C’est peut-être l’écueil de cette deuxième partie, qui aurait pourtant dû nous passionner davantage que la première à la cambrousse, que de se muer en catalogue people. O’Brien, telle une vraie fille de la campagne, semble encore, à son grand âge, ne pas en être revenue d’avoir croisé tous ces grands noms. Plus tard, installée à New York, elle organisera un grand dîner où viendra Al Pacino – sans jamais nous en dire davantage, trouver le détail qui dit tout, une phrase touchante ou poétique. C’est comme si, hélas, elle n’avait rien vu ni retenu, trop pressée de noter les noms célèbres dans un carnet afin d’écrire un jour ses mémoires, et que ces êtres n’avaient participé que d’un théâtre d’ombres qu’elle avait pris pour sa vie – mais sans jamais en faire vraiment partie, sans jamais la marquer, trop pressés de retourner vivre leur vraie vie à eux. Last but not least, toujours à New York, elle deviendra bien sûr la meilleure amie de Jackie Onassis : “Ce soir-là, dans son appartement, il n’y avait que nous (…). Elle parla des Kennedy, de leur magnétisme incontestable et héréditaire, et de leur faiblesse, faisant implicitement allusion à leurs infidélités, sur lesquelles elle glissa. Mr. Kennedy senior ne se gênait pas pour lui frôler le genou sous la table (…) Dès qu’elle rencontra Jack, elle ‘craqua’, même si elle cacha qu’elle avait craqué ; elle savait, dans son cœur, qu’en l’épousant sa vie ressemblerait à des montagnes

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en marge

l’art de l’extension Michel Houellebecq revient avec des poésies lumineuses et sombres : houellebecquiennes.

EdnaO’B rien à Londres, 1971

russes, mais l’autre solution serait impensable.” Ce sera le maximum de la confidence. Reste une jolie nuit avec Robert Mitchum. Oui, Robert Mitchum – qu’elle rencontre dans une soirée à Londres au début des années 60. Il portait un chapeau mou marron, fendit la foule en allant droit sur elle : “Je parie que vous auriez préféré que je sois Robert Taylor et je parie que vous n’avez jamais mangé de pêches blanches.” Puis très vite : “Let’s go… baby.” Direction les bars, puis chez elle. “Taciturne au cinéma, il était plutôt volubile dans la vie, fier de ses ancêtres marins norvégiens, du côté de sa mère, et ouvriers du côté paternel, son père étant mort écrasé dans un accident de chemin de fer en Caroline

du Nord. Il ne ressemblait pas du tout à une star de cinéma, plus à un poète de rue, avec ce charme impérieux.” Elle aura des chagrins d’amour, sans s’y appesantir dans le texte, comme si elle se refusait à tout exercice d’introspection et d’analyse. Mais peut-être est-ce ainsi qu’on dit sa vie à 82 ans : on ne la décortique pas, on ne fait que la raconter, comme une suite de faits et d’anecdotes. Peut-être parce que l’écriture ne peut, de toute façon, plus rien changer. Le résultat dès lors est étrange : l’impression d’une vie comme vécue de l’extérieur. Nelly Kaprièlian Fille de la campagne (Sabine Wespieser), traduit de l’anglais (Irlande) par Pierre-Emmanuel Dauzat, 478 pages, 25 €

Quand un homme a écrit des romans marquants, est devenu ce qu’on peut bien appeler une star internationale, a même reçu le sacro-saint prix Goncourt avant que celui-ci ne devienne une plaisanterie, et qu’il continue à écrire des poèmes, eh bien c’est signe que cet homme ne peut pas être mauvais. Le nouveau recueil de poèmes de Michel Houellebecq, Configuration du dernier rivage (si ça, c’est pas du typique…), paraîtra chez Flammarion le 19 avril. Ce qui touche chez Houellebecq, c’est qu’il reste toujours lui-même, qu’il perpétue son univers invariablement… houellebecquien ! Si d’aucuns jugèrent le style d’Extension du domaine de la lutte trop “plat”, pas écrit, décrétant même que le roman péchait d’une absence de style (diantre !), ses phrases ont toujours relevé d’une véritable poésie. Mais celle de Houellebecq est une poésie “à froid” – ni lyrique, ni oulipienne, ces deux poncifs de la poésie française. En une petite centaine de pages, l’écrivain revisite ici ses obsessions (le monde qui change, les postures pathétiques de chacun, un certain romantisme noir versus pop-song.) Des poèmes jamais hors ni au-dessus du contemporain, mais qui jouent constamment avec. Des textes comme des aphorismes, ou des micronouvelles, ou de futurs romans. Et des phrases qui s’articulent de façon inattendue, et claquent, et restent. La vie tourne autour d’une épiphanie perdue et de l’impossibilité d’en faire le deuil : “Et l’amour, où tout est facile/Où tout est donné dans l’instant/Il existe, au milieu du temps/ La possibilité d’une île”. Sauf que le temps n’est pas infini, et les chances de renouveler cette grâce sont minces. Tout cela dit avec un fatalisme que d’aucuns jugeront désespéré, alors que c’est seulement la marque d’une ultralucidité qui est celle des plus grands écrivains.

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Sueurs froides d’Alfred Hitchcock (1958)

les masques et la plume Maître de la mystification, Jean-Benoît Puech s’est longtemps caché derrière des pseudonymes. Il se dévoile aujourd’hui à travers d’étranges pastiches érudits et pervers.

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ix livres en un, avouez que c’est une bonne affaire. A ceci près que ces livres ne sont que pures virtualités, des fictions laissées à l’état de désir. Le Roman d’un lecteur se présente en effet sous la forme d’un recueil de dix récits : neuf critiques de livres presque tous imaginaires et une tentative d’autobiographie signée de l’auteur de ces critiques – Jean-Benoît Puech – qui constituent elles-mêmes “une autobiographie indirecte et sans cesse remaniée”. Un procédé tordu et délicatement pervers qui pousse à l’extrême le principe de la mise en abyme, cet art du roman dans le roman. Le lecteur se retrouve dans la même situation que le narrateur de la nouvelle de Henry James, Le Motif dans le tapis, à chercher entre les lignes de chaque critique

un motif qui dévoilerait le secret de leur auteur, Jean-Benoît Puech. Universitaire, professeur d’histoire de la critique et de la théorie littéraire, Jean-Benoît Puech, coutumier de ces jeux littéraires sophistiqués, est passé maître dans l’art de la mystification. Sous le pseudonyme d’Yves Savigny, il a ainsi créé de toutes pièces l’écrivain Benjamin Jordane, poussant le raffinement jusqu’à lui consacrer une biographie (Une biographie autorisée, 2010) et des textes critiques. Ici, toujours par le biais de la supercherie, il semble que Puech souhaite tomber le masque, dévoiler un peu de lui. Déjà, parce qu’il signe le livre de son vrai nom. Mais peut-on se fier à si infime gage d’authenticité ? Surtout lorsqu’on se trouve confronté à son incomparable maîtrise du pastiche, signe que

cet auteur caméléon peut se glisser dans tous les genres et endosser toutes les identités narratives. La preuve avec les livres fictifs qui font l’objet des comptes-rendus de ce Roman d’un lecteur. On trouve des simulacres parfaits de thriller kitsch à la Patricia Highsmith et de roman SF (avec un personnage nommé “prince Méta”) ; des parodies de roman historique aux phrases grandiloquentes (“les goélands l’accueillent avec des cris de guerre”), de polar nordique ou encore de roman d’apprentissage. D’autant plus irrésistible que chaque texte est écrit avec un très grand sérieux, dans une langue singeant l’académisme le plus docte. Dans toutes ces histoires, des motifs se répondent “dans une inlassable combinatoire” : une intrigue à la Vertigo où une défunte revient sous les traits d’un sosie, un érotisme sado-

maso, un mentor, une trahison. Le secret de Jean-Benoît Puech se cache-t-il dans l’un de ses thèmes ? La brève autobiographie finale ne permet pas vraiment de le dire et s’avère assez décevante, pas seulement parce qu’au milieu des beaux noms de Borges, Nabokov et Pessoa se faufilent, hélas, des patronymes plus douteux comme celui de Richard Millet. Puech avoue ses échecs, son incapacité à écrire “un grand roman réaliste français” et confesse à demi-mot son statut d’écrivain raté. Au Puech mis à nu, on préfère de loin le second degré de son alter ego travesti, dissimulé derrière le paravent des artifices. Soit neuf récits sur dix du Roman d’un lecteur. Elisabeth Philippe Le Roman d’un lecteur (P.O.L), 256 pages,1 6 €

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Carlene Bauer réinvente l’amour courtois dans les années 60. Une love story épistolaire inspirée de la relation du poète Robert Lowell et Flannery O’Connor. ans ce roman d’amour par lettres, toute ressemblance avec des personnages ou des faits ayant existé est loin d’être fortuite. Pour son premier roman, Carlene Bauer, journaliste au New York Times, est allée pêcher dans la mémoire sentimentale de la littérature américaine une love story pas si inconnue : la relation, réputée strictement amicale, entre la grande Flannery O’Connor (Les braves gens ne courent pas les rues, Mon mal vient de plus loin) et le poète Robert Lowell, voix majeure de la poésie américaine des années 60 et proche de Sylvia Plath. Parmi les similitudes entre le couple réel et son double fictif, on retrouve la ferveur catholique et les troubles bipolaires de Lowell qui l’envoient fréquemment à l’hôpital, où il connaîtra les électrochocs. Le reste est inventé : leur amour et leur correspondance de dix ans, à partir de 1957, et du coup leurs noms. Entamé après une rencontre dans un atelier d’écriture à Philadelphie, cet échange de lettres a la grâce maladroite des débuts d’histoire, la joie sereine de l’amour qui s’installe et le goût amer des malentendus et de la séparation. Loin d’idéaliser le couple, Carlene Bauer en restitue la complexité, les émois et les récifs. Première difficulté : enregistrer les signes du désir dans le cadre réglementé de l’échange épistolaire. Montrer comment les deux protaganistes jouent à l’amour avant de s’y laisser prendre, de quelle

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Justin Lane

longs courriers façon la forme (la lettre) prévaut sur le fond (leurs sentiments). L’auteur reproduit les maniérismes de la séduction, sorte de forfanterie consistant à se montrer sous son jour le plus délicat en affectant des poses, cultivée en dégainant des références à tout bout de champ. Son rapport platonique et ses joutes oratoires font de Frances & Bernard une parfaite reproduction des codes de l’amour courtois. Frances Reardon, jeune romancière fauchée, et Bernard Elliot, ex-étudiant d’Harvard converti au genre poétique, devise sur le Saint-Esprit, Cary Grant et les frites au Ketchup. Il y a de nombreuses pages enflammées sur Simone Weil et Superman, saint Augustin et Jack Kerouac (“Les beat sont juste une troupe d’affreux boy-scouts qui tentent de s’arroger les badges du sexisme et de la destruction culturelle”). Toute cette ferveur intellectuelle, utile pour gagner l’estime de l’autre, édifie l’identité de chacun. Trait qui confère à ce beau mélo lettré et hâbleur le charme fragile d’un roman d’apprentissage. Emily Barnett Frances & Bernard (Calmann-Lévy), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Odile Fortier-Masek, 296 pages, 18,90 €

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“Bourdieu nous dépouille de toute illusion et offre aussi à ceux sur qui pèse la violence symbolique des moyens de lutter contre elle”

Coret/Sipa

Annie Ernaux Paris, janvier 1998. Pendantl ’occupation par des chômeurs de l’Ecole normale supérieure

l’insoumission possible Romanciers et sociologues éclairent l’œuvre de Pierre Bourdieu, perçu comme un penseur de la désobéissance : au monde social comme à soi-même.

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utre une pensée sur le monde social, que ses détracteurs jugent à tort figée et doctrinale, l’œuvre de Pierre Bourdieu, onze ans après sa mort, invite à défendre une attitude et un geste : “l’insoumission”, selon le mot d’Edouard Louis dans un recueil d’interventions qu’il a coordonné. Une insoumission à quoi ? Aux lois du monde social, à la violence symbolique qu’il déploie, aux règles de la reproduction, mécanismes révélés par l’auteur des Héritiers, de La Distinction ou du Sens pratique. Mais aussi une insoumission aux modes de consentement des individus à leur propre aliénation, à la somatisation du social dans le corps et les schèmes de perception, autrement dit à “la participation des dominés à leur domination”, comme le souligne le philosophe Didier Eribon. C’est en quoi la pensée de Bourdieu est moins accablante qu’ouverte à une forme possible de l’émancipation. Si le sociologue a été tellement insulté, ce fut en partie à cause de ce programme de perception du réel dont beaucoup ne pouvaient accepter, au nom d’une croyance positiviste du social, les fondements fatalistes. Comme le rappelle justement le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, avec Bourdieu, “le réel ne préexiste pas à la construction qui le fait advenir comme tel” ; et surtout, il faut admettre avec lui que “la société, c’est la guerre” : la guerre

des classes, la guerre à l’intérieur de chaque espace, “la guerre partout”. Cette violence, propre à la trame des relations sociales, invite à un double combat, avec et contre les autres, avec et contre soi. “Exister socialement, c’est essayer de s’offrir les moyens de sortir des impasses de la violence symbolique et imaginer la possibilité de se penser soi-même et de penser son rapport aux autres d’une manière différente”, précise Geoffroy de Lagasnerie. Se donner à soi-même ses propres fondements : tel pourrait être le programme de Bourdieu qui découle des rapports de domination qui nous entravent. Il y a chez lui une vraie “protestation contre les modes d’assujettissement comme l’expression d’une inservitude volontaire, d’une indocilité réfléchie”, souligne Eribon. Bourdieu parlait d’une “odyssée de la réappropriation” pour qualifier cet effort pour penser sa propre histoire. Cette “excavation des structures de la domination sociale et culturelle” se fonde sur ce savoir sociologique qui permet de récupérer son passé personnel et de rendre visible la violence sociale. Annie Ernaux, auteur de La Honte, salue en Bourdieu l’homme qui “nous dépouille de toute illusion”, et “offre en même temps à tous ceux sur qui pèse, à des degrés divers, la violence symbolique, des moyens de lutter contre elle”. “Tout ce qu’on a vécu solitairement, la gêne, la honte de ne pas savoir comment parler, comment se comporter, tout ce qu’on s’impute à soi-même comme un manque de caractère ou de personnalité, cesse d’être un stigmate individuel”, écrit la romancière. De l’économiste Frédéric Lordon, qui rapproche Bourdieu de Spinoza sur la question de l’assujettissement et des affects, à l’historienne Arlette Farge, qui revient sur La Domination masculine, tous les auteurs s’associent ici à un hommage éclairant du penseur de la domination et du refus de s’y soumettre. Jean-Marie Durand L’Insoumission en héritage sous la direction d’Edouard Louis, avec Annie Ernaux, Didier Eribon, Arlette Farge, Geoffroy de Lagasnerie, Frédéric Lebaron et Frédéric Lordon (PUF), 182 pages, 18 €

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Premier roman d’Elliott Murphy, réédition d’un poème de Patti Smith : pourquoi les rockeurs écrivent-ils ? a dématérialisation de la musique pousserait-elle les as du coupletrefrain à rechercher de nouveaux horizons ? Ces dernières années, quelques grands noms du rock sont passés du songwriting à l’écriture romanesque. Si les résultats présentent un intérêt littéraire inégal – il faut être accro à l’esthétique de la surenchère pour venir à bout des romans de Nick Cave, qu’ils soient sous influence faulknérienne, comme Et l’âne vit l’ange, ou dopés à l’hyperbole décadente, comme Mort de Bunny Monro –, les parutions aux Etats-Unis de nouvelles de Ry Cooder (Los Angeles Stories, 2011) et d’un roman de Steve Earle (I’ll Never Get out of This World Alive, 2011) venaient coup sur coup prouver que savoir écrire une bonne chanson prédispose à briller dans l’art de la fiction. En explorant les secrets du Los Angeles pouilleux des années 40, l’homme qui révolutionna le jeu de guitare de Keith Richards se révèle être un maître conteur, tandis que le plus talentueux héritier des troubadours country signe une déchirante ballade en prose, que vient hanter le fantôme d’Hank Williams. C’est toutefois à un petit prince de la scène underground new-yorkaise que le rock et le roman doivent de s’être pour la première fois rencontrés. Sur les encarts publicitaires vantant dans la presse anglo-saxonne le quatrième album d’Elliott Murphy (Just a Story from

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La chanteuse et poète Patti Smith

America), un slogan affirmait en 1977 qu’“Il aurait pu écrire un livre, mais il a choisi le rock’n’roll à la place.” Le livre en question, Murphy allait commencer à l’écrire l’année suivante, sous la forme d’une nouvelle (Cold and Electric) aujourd’hui intégrée à un roman placé sous les signes croisés du blues et de F. Scott Fitzgerald – ce qui ne surprend guère de la part d’un chanteur dont le chef-d’œuvre de 1973, Aquashow, proposait une chanson intitulée Like a Great Gatsby). En s’inspirant des mésaventures de Pat Hobby (le scénariste has-been auquel Fitzgerald consacra ses ultimes nouvelles), Murphy retrace le parcours d’un guitariste trentenaire, passé du statut de superstar en puissance à celui de requin de studio courant à la fois après les cachets et ses illusions de jeunesse. Des palaces d’Hollywood aux clubs de blues de Manhattan, Marty May voit ses ambitions adolescentes céder la place à un désabusement croissant et à une impécuniosité chronique, sans pour autant se départir d’un humour assassin (dont le barnum heavy-metal fait les frais) et d’un reste de foi dans le rock’n’roll, “moyen le plus rapide de se plonger au cœur de l’énergie de l’Amérique, dans sa moelle la plus sombre, la source de tout ce qu’elle a d’atroce et de merveilleux, son incessante quête d’une âme”. De l’âme et de l’élégance, ce roman doux-amer en regorge, Murphy faisant de Marty May le porte-parole

la 4e dimension L’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert, qui aime se comparer à Philip Roth – tout simplement –, sort un nouveau roman au titre prometteur : La Cuisinière d’Himmler (Gallimard, 26 avril). “L’épopée drolatique” de Rose, qui a connu “le génocide arménien, les horreurs du nazisme, les délires du maoïsme”. On a hâte. Rencontre avec Philippe Forest qui vient de publier Le Chat de Schrödinger (Gallimard). Le romancier évoquera son goût pour Un amour de Swann de Marcel Proust. mercredi 27 mars, 18 h, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe

d’une génération déboussolée, qui a raté le virage new-wave. L’aube de cette new-wave, Murphy lui-même en fut pourtant un observateur fasciné – avec Lady Stiletto, il tirait dès 1976 un portrait plutôt acide de Patti Smith (“Elle a quelque chose de Bonaparte/Elle est du genre Jack l’Eventreur”). Et un malicieux hasard veut que la publication française de Marty May soit synchrone avec celle de La Mer de corail, poème en prose dans lequel la même Patti Smith imaginait en 1996 le dernier voyage d’un “Passager M.” (pour Mapplethorpe). Cette odyssée maritime élégiaque et onirique permettra aux fans de Just Kids d’avoir leur fix de Patti, en attendant la parution du roman policier dont elle serait en passe de terminer l’écriture. Bruno Juffin Marty May d’Elliott Murphy (Joëlle Losfeld), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier, 416 pages, 26 € La Mer de corail de Patti Smith (Tristram), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Mourlon, 96 pages, 5,95 €

une semaine avec Duras

FOG, toujours plus fougueux

Forest : son amour de Proust

Renaud Monfourny

quand le rock se livre

Du 1er au 5 avril, Laure Adler consacre son émission Hors-champs à Marguerite Duras. Chaque jour, des personnalités se succéderont pour évoquer l’auteur d’Un barrage contre le Pacifique. Mardi 2, ce sera Christine Angot. du lundi au vendredi, 22 h 15, France Culture

auteurs/éditeurs : amours contrariées D’après le baromètre Scam-SGDL, si les auteurs se disent globalement satisfaits des relations avec leurs éditeurs (69 %), ils le sont beaucoup moins de l’exploitation commerciale de leurs livres (46 %) ou de la communication autour de leurs œuvres (34 %). Le nouveau contrat d’édition améliorera-t-il tout ça ?

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Anouk Ricard

bon pied, bon œil A la fois site et revue, Professeur Cyclope est une expérience originale, offrant notamment un choix varié de récits.

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’est un véritable bonheur de découvrir Professeur Cyclope, mensuel d’un nouveau genre. Ce magazine à l’esprit caustique et décalé est lancé conjointement par Arte et un comité éditorial composé – ce n’est pas étonnant – de deux anciens du regretté magazine Capsule cosmique, Gwen de Bonneval et Hervé Tanquerelle, rejoints par Brüno, Cyril Pedrosa et Fabien Vehlman. Ils sont entourés d’une pléiade d’artistes à l’imagination toujours joliment féconde – dont Hervé Bourhis, Rudy Spiessert, Fabien Nury, ou encore deux des auteurs les plus drôles de la BD aujourd’hui, Anouk Ricard et Marion Montaigne – et de quelques nouveaux venus à surveiller (Antoine Marchalot, Chrisostome et Marine Blandin, Stephen Vuillemin…). Professeur Cyclope mêle des strips comiques, dont chaque case se déploie avec peps sur une page, et des histoires plus longues et

des couleurs éclatantes remarquables par la haute définition que permet la lecture sur écran

à suivre, comme Le Teckel d’Hervé Bourhis – intrigant road-movie de deux visiteurs médicaux –, Tyler Cross, une BD noire de Fabien Nury et Brüno ou encore la poétique fable familiale Les Pénates d’Alexandre Franc et Vincent Sorel. Ces trois récits, aussi différents qu’élégamment peaufinés, laissent entrevoir de captivants développements dans les prochains numéros. Professeur Cyclope utilise les possibilités du net (espace, multimédia, lecture verticale ou horizontale, cette dernière étant idéale pour les strips) sans jamais en abuser : pas d’interactivité gadget, pas de pages trop longues à scroller laborieusement. Au-delà des intrigues et des gags, les BD sont remarquables par les couleurs éclatantes et la haute définition précise que permet la lecture sur écran. D’une interface très simple, Professeur Cyclope se décline en deux versions : une allégée et gratuite sur le site d’Arte, une payante qui permet de découvrir la totalité de ce passionnant magazine sur professeurcyclope.fr. Anne-Claire Norot revues.artefrance.professeurcyclope.fr, www.professeurcyclope.fr

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avantages exclusifs

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Hautes tensions édition 2013

Cloud Atlas un film de Lana et Andy Wachowski, au cinéma depuis le 13 mars

du 16 au 28 avril au Parc de la Villette (Paris XIXe)

cinémas A travers une histoire qui se déroule sur cinq siècles dans un espace-temps différent, des êtres se croisent et se retrouvent d’une vie à l’autre. Tandis que leurs décisions ont des conséquences sur leur parcours, dans le passé, le présent et l’avenir lointain, un tueur devient un héros et un seul acte de générosité suffit à entraîner des répercussions pendant plusieurs siècles et à provoquer une révolution. à gagner : 30 x 2 places

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Troisième édition de ce festival dédié aux nouvelles écritures du cirque et de la danse hip-hop, où 17 compagnies nous présentent leurs créations ! L’occasion de découvrir les mille et une facettes des deux disciplines, mais aussi le premier championnat de France d’art du déplacement, discipline d’acrobatie urbaine. à gagner : 5 x 2 places pour le jeudi 18 avril à 20 h 30

Les Lignes de Wellington Riff Cohen en concert le 9 avril au Café de la Danse (Paris XIe)

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scènes

Devant l’île de Lampedusa, une “charrette de mer” remplie de réfugiés fait naufrage. Avant de sombrer, une jeune femme trouve la force d’interpeller les dirigeants de ce monde pour leur demander des comptes sur cette tragédie. Une pièce de Lina Prosa, mise en scène par Christian Benedetti à gagner : 5 x 2 places pour le 5 avril à 20 h 30

musiques La jeune Israélienne, dont le premier album sortira en digital le 8 avril, viendra le lendemain présenter ses chansons sur la scène du Café de la Danse, à Paris. Entre musique orientale et morceaux pop de tradition bien française, Riff Cohen a de quoi donner un nouveau souffle à la scène actuelle. à gagner : 5 places

un film de Valeria Sarmiento

DVD En septembre 1810, les troupes napoléoniennes, emmenées par le maréchal Masséna, envahissent le Portugal. Lors de la bataille de Buçaco, Masséna est défait. Pour autant, Portugais et Britanniques, sous le commandement du général Wellington, battent en retraite. Wellington espère ainsi attirer l’ennemi à Torres Vedras, où il a fait bâtir des lignes de fortifications infranchissables.  à gagner : 30 coffrets collector

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scènes de la vie théâtrale

réservez Twyla Tharp et Gisèle Vienne/ Etienne Bideau-Rey Les femmes sont à l’honneur pour cette reprise de deux classiques de la danse contemporaine. In the Upper Room de Twyla Tharp (1986) sur une musique de Philip Glass ; et la version de 2000 de Showroomdummies#3, la pièce qui fit découvrir Gisèle Vienne, alors en tandem avec Etienne Bideau-Rey, sur la bande-son électronique de Peter Rehberg. du 4 au 7 avril au Ballet de Lorraine, Nancy, www.ballet-de-lorraine.eu

33 tours et quelques secondes mise en scène Lina Saneh et Rabih Mroué Un spectacle-installation, sans interprètes, créé au dernier Festival d’Avignon : comment le suicide d’un jeune Libanais, répercuté à l’ensemble des réseaux de communication, révèle la complexité de la société libanaise. du 8 au 20 avril au Théâtre de la Cité internationale, Paris XIVe, www.theatredelacite.com

Dans le cadre du festival Exit à Créteil, Ivo van Hove présente deux adaptations magistrales des films d’Ingmar Bergman, Après la répétition et Persona.

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enrik lit ses indications de jeu à Anna. Ils viennent de travailler sur Le Songe de Strindberg, pièce qu’il met en scène pour la cinquième fois avec un enthousiasme intact tant est forte sa passion du théâtre. Anna est la fille d’un couple de comédiens. Jadis, Henrik a été l’amant de sa mère, à présent décédée. La jeune femme ignore leur liaison. “Comment peux-tu être sûr que tu dis ce qu’il faut à un acteur ?”, demande-t-elle. Anna veut abandonner le théâtre. Ses doutes contrastent avec l’entrain d’Henrik. Tandis qu’elle lui parle, il l’interrompt pour danser sur un air de rock ; puis l’invite à le rejoindre. Anna se souvient des disputes de ses parents. La présence de la mère plane au milieu d’eux. La voilà qui apparaît sur le plateau – à la fois bouffée de passé et existence persistante au-delà de la mort. L’étrange et le familier cohabitent ainsi sur un même plan dans Après la répétition, film de Bergman dont Ivo van Hove met en scène une adaptation remarquable couplée

avec Persona, chef-d’œuvre essentiel du cinéaste suédois. Où commence la réalité ? Où finit le théâtre ? Chacun des deux films témoigne à sa manière de la porosité des limites entre l’art et la vie. Ainsi la fiction n’est plus seulement un enjeu, mais une stratégie quand, pour convaincre Anna de continuer le travail sur Le Songe, Henrik propose d’imaginer qu’ils ont une aventure amoureuse. Il serait jaloux, mais elle encore plus. En fond sonore, la voix de Scott Walker accentue la tonalité romanesque de cette situation fabriquée, mais surtout ambiguë. A l’origine, Après la répétition était un essai pour la télévision consacré au métier d’acteur. Les deux films ont en commun de tourner autour de ce double thème du théâtre et de l’acteur. D’où le choix d’Ivo van Hove de les monter ensemble avec les comédiens Gijs Scholten van Aschat, Karina Smulders et Marieke Heebink – rejoints par Frieda Pittoors dans Persona. Il n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai puisqu’on lui doit notamment deux adaptations inoubliables

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côté jardin

les yeux grands ouverts La 67e édition du Festival d’Avignon invite les banlieues et l’Afrique.

Persona

Jan Versweyveld

les deux films tournent autour de ce double thème du théâtre et de l’acteur

de classiques de Bergman, Cris et Chuchotements et Scènes de la vie conjugale. Avec Persona, le lien entre imaginaire et vie réelle se complique. Le décor grisâtre éclairé par un néon blafard souligne la vulnérabilité d’Elisabeth Vogler allongée nue sur un chariot d’hôpital. Comédienne, elle a cessé de parler en pleine représentation d’Electre pour s’enfermer dans un mutisme total. On la confie aux soins d’Alma, une infirmière dont la jeunesse est censée agir sur son moral. Ce n’est pas dans le rôle d’Electre qu’elle aurait “déraillé”, mais dans son rôle de mère, diagnostique le médecin. Les murs de l’hôpital s’abattent pour laisser place à un vaste plan d’eau. On est au bord de la mer. Les deux femmes trempent leurs mains dans les vagues. L’atmosphère douce et sensuelle, presque magique, est propice à la confidence. Alma livre naïvement ses secrets les plus intimes. Comme si la vulnérabilité avait changé de camp. Le silence d’Elisabeth masque un cynisme manipulateur, entre vampirisme et voyeurisme. Alma est un jouet dont elle s’amuse, comme elle l’écrit à une amie. L’infirmière découvre la lettre. Elle se sent trahie et humiliée. Les rapports s’inversent. C’est à ce prix que la vérité se fait jour. Traités avec tact et remarquablement interprétés, deux spectacles de haute volée. Hugues Le Tanneur Après la répétition et Persona d’après Ingmar Bergman, mise en scène Ivo van Hove, en néerlandais surtitré, les 8 et 9 avril à la Maison des arts de Créteil. www.maccreteil.com

C’est sous de longs applaudissements que s’est achevée la conférence de presse du Festival d’Avignon 2013, qui se déroulera du 5 au 26 juillet, le dernier pour les directeurs Hortense Archambault et Vincent Baudriller, accompagnés des deux artistes associés, Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey. Les banlieues et l’Afrique constitueront la matière première de cette programmation, bâtie sous le signe de l’altérité, et c’est tout naturellement en banlieue, au Théâtre de Gennevilliers, que la presse fut conviée. Cette année verra l’ouverture de la Fabrica, salle de répétition dont rêvait déjà Jean Vilar en 1966, où débutera le festival avec une création du Groupe F avant d’accueillir celles de Nicolas Stemann et de Krzysztof Warlikowski, C’est peu de dire que le programme est dense (environ 60 spectacles) avec, pour cette der des der du tandem Baudriller-Archambault, nombre d’artistes invités depuis 2004 : Jan Lauwers, Christian Rizzo, Ludovic Lagarde, Philippe Quesne, Jérôme Bel, Anne Teresa De Keersmaeker et Boris Charmatz, entre autres. Avec une dizaine de spectacles et d’expositions venus d’Afrique, on retrouvera Faustin Linyekula, DeLaVallet Bidiefono et on découvrira le travail de Brett Bailey, d’Aristide Tarnagda ou de Qudus Onikeku. Si Dieudonné Niangouna a choisi la carrière de Boulbon pour la création de son texte Shéda, c’est dans la cour d’Honneur que Stanislas Nordey mettra en scène Par les villages, de Peter Handke. Enfin, le must du programme réunit une quinzaine d’artistes invités pour un soir au festival (Marthaler, Ostermeier, Platel, Castellucci, Nauzyciel…) dont les places risquent de s’arracher dès l’ouverture de la billetterie, le 17 juin.

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Brigitte Enguerand

Elsa Lepoivre et Clotilde de Bayser

à la Racine du mélo Avec Elsa Lepoivre en Phèdre incandescente, Michael Marmarinos explore les sentiments les plus intimes et exalte le romantisme cru d’une histoire de famille.

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es menaces d’un ciel bleu comme l’enfer contenu par les rondeurs sensuelles de la ligne de crête d’une presqu’île aux pieds doucement battus par l’écume des vagues. Représentation métaphorique de l’intrigue, le plan fixe de ce paysage filmé occupe toute la largeur du cadre de scène de la salle Richelieu, tandis que le palais de Trézène, où Racine situe l’action de Phèdre, a des allures de luxueuse villégiature aux fenêtres ouvertes sur le vertige de cette imprenable vue sur la mer. Avec des costumes empruntant à l’indémodable élégance des années 30, l’anachronisme d’un micro sur pied planté au milieu du salon et un poste radio qui grésille sur la table du séjour, le metteur en scène grec Michael Marmarinos affirme sa volonté de transplanter la pièce dans la moderne cinéphilie d’un âge d’or hollywoodien où le tragique racinien peut se transmuter en mélo flamboyant. Semblant devoir s’arracher à un rêve pour sortir de sa légende, c’est en avançant les yeux fermés et les bras tendus que, telle une somnambule, Phèdre nous apparaît dans le riche apparat d’une reine toute-puissante, une figure mythique drapée dans les voiles brodés d’or et de pierres précieuses d’une robe que n’aurait pas reniée Sarah Bernhardt. Dès que l’habit tombe au sol, l’image fait long feu. Place à une exaltation des sens qui

une figure mythique drapée dans une robe que n’aurait pas reniée Sarah Bernhardt

s’aventure aux frontières du réel pour mieux servir la fiction. De Phèdre ne subsiste alors qu’un personnage de chair et de sang, une femme sans défense face à l’obscène des désirs de son corps… et qui se bat contre le cauchemar de son irrépressible attirance pour son beau-fils Hippolyte, à l’heure où on lui annonce la fausse nouvelle de la mort de son époux, Thésée. Avec le brio sans pareil de son jeu à fleur de peau, la sublime Elsa Lepoivre s’abandonne aux tourments de Phèdre en ne les vivant qu’à l’aune d’un présent déchirant. Puisant en profondeur à l’intime des sentiments, elle s’affranchit sans peine du carcan musical des alexandrins pour évoquer des affres dignes de celles vécues par les héroïnes des films de cet autre expert en passion qu’est John Cassavetes. Rarement il nous aura été donné à voir une Phèdre plus nue et plus humaine face au tragique de son destin. Objet de l’incestueuse passion, l’impeccable Pierre Niney exalte avec pudeur l’idéalisme contrarié de l’innocent Hippolyte, injustement dénoncé en coupable et cruellement condamné. Avec Samuel Labarthe (Thésée), Clotilde de Bayser (Œnone), Jennifer Decker (Aricie) et Eric Génovèse (Théramène), pour ne citer qu’eux, la troupe s’accorde dans un bel unisson à la feuille de route iconoclaste de Michael Marmarinos qui réussit de bout en bout à tenir le pari de sa première mise en scène au Français. Un coup d’essai qui s’avère un coup de maître. Patrick Sourd Phèdre de Racine, mise en scène Michael Marmarinos, à la Comédie-Française en alternance jusqu’au 26 juin, Paris Ier, www.comedie-francaise.fr

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Courtesy de l’artiste. Photo A.Morin

Point X (1965) et Twilight (1963)

l’âge de glace L’Anglais Phillip King, illustre inconnu, revient depuis les années 60 donner une leçon de maintien à la sculpture contemporaine.

 D vernissages David Bowie Bowie is back. Avec un nouvel album et un clip conçu par Tony Oursler mais aussi une grande rétrospective fétichiste orchestrée par le Victoria and Albert Museum à Londres qui a repêché 40 ans de costumes de scène, photos et vidéos. jusqu’au 3 août au Victoria and Albert Museum, Londres, www.vam.ac.uk

Mandrake a disparu Les six artistes de ce premier volet d’une expo consacrée à l’illusion, la simulation et la magie au sens large du terme proposent une expérience singulière du visible. Avec, entre autres, Ismaïl Bahri, Claire Malrieux et Julien Prévieux. jusqu’au 25 mai à l’Espace Khiasma, Les Lilas (93), www.khiasma.net

ans la tranche d’âge haute des artistes contemporains, celle des seniors, voici le dernier re-né : Phillip King, 80 ans l’an prochain, redécouvert cette année au Consortium de Dijon, centre d’art prospectif à rebours en quelque sorte – puisque c’est là également que Yayoi Kusama (plus de 70 ans à l’époque, en 2000) avait relancé ses sculptures jaunes à gros pois noirs. Ailleurs aussi, la Carte vermeil est plus en vue que jamais. L’agenda le démontre : Gustav Metzger (87 ans) est exposé au Mac de Lyon, Julio Le Parc (85 ans) au Palais de Tokyo. Mais le grand âge n’est pas tout : il leur aura fallu à tous vivre une longue traversée du désert, subir dignement le désintérêt du milieu et lui opposer en retour une royale indifférence en continuant à travailler, jusqu’à ce que certains commissaires s’aperçoivent qu’on a oublié du monde en cours de route, que l’histoire de l’art a laissé de bons artistes sur le bas-côté. On peut s’inquiéter de ces délais, se réjouir de ces rectificatifs. Ou simplement retenir la leçon : tout vient à point, à qui sait attendre. Phillip King vient à point en effet. Pour nous apprendre quoi ? Que la sculpture est une fête à la gamme chromatique extravagante (rose, orange, vert pomme, lie de vin, orange, bleu roi, jaune moutarde…), mais bien moins que cette manière, farfelue, de se tenir droite tout en courbant l’échine. Car les sculptures de cet Anglais,

assistant d’Henry Moore dans les années 60, savent prendre la tangente. Jamais rectilignes, sans devant ni derrière, ni haut ni bas, composées de formes disparates – boudinées, coniques, allongées, étoilées, grillagées –, et d’autant de matériaux – trop divers pour être énumérés –, elles vrillent volontiers à leur base comme à leur sommet. A l’image de Genghis Khan (1963), un cône violacé qui se hérisse d’espèces de cornes ciselées en bas et en haut ou, au hasard, de The Archer (1994) qui tend un arc mais l’emmaillotte dans un carquois de céramique. Tendue et flasque à la fois, cette sculpture joue des coudes pour trouver sa place dans l’espace, se hisse sur la pointe des pieds, circonscrit au sol son espace vital, s’élève en escalier avant de dégringoler de l’autre côté en cascade gélatineuse, bref, elle fait ce qu’elle veut, quand elle veut. Et ça, cette manière de valdinguer, d’être pop et géométrique, d’être aride et généreuse, sexy et solitaire, ce n’était sans doute pas recommandable du temps du minimalisme, ni du temps du conceptuel, ni du temps lourd où le matériau devait se plier au bon vouloir de l’artiste. Alors qu’est-ce qui rend cela recommandable aujourd’hui ? Peut-être cet impérieux sentiment qu’il faut enfin sortir la sculpture de ses gonds. Lui rendre sa prime jeunesse. Judicaël Lavrador Phillip King jusqu’au 16 juin au Consortium de Dijon, www.leconsortium.fr

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à telle enseigne Jack Pierson investit la galerie Thaddaeus Ropac à Paris en travaillant des lettres géantes dans un abécédaire ludique. ’ai toujours eu un Pierson, né en 1960 à ce décor de cinéma “faible” pour Jack Plymouth et qui partage hollywoodien, le spectateur Pierson – c’est à vrai aujourd’hui son temps entre se retrouve donc comme un dire le meilleur New York et le sud de la enfant, dépassé par l’ordre terme qui me vient pour Californie, n’est pas un du langage – infans disaient désigner le rapport de thème, c’est un prisme, nos ancêtres les Romains, tendresse que ses œuvres une focale, une certaine celui qui ne sait pas encore entretiennent avec sensibilité – une manière parler. Tandis qu’au fond le spectateur. Du moins “homosexuée” de voir et de de l’espace un grand “Yes” les plus emblématiques, dire le monde. s’affiche clairement au mur, au point qu’elles ont été A la galerie Thaddaeus rappelant au passage maintes fois plagiées ou Ropac à Paris, comme il y a le “Yes to all” de l’artiste reprises par des magasins, quelques mois chez Regen Sylvie Fleury, mais surtout des designers ou des Projects à Los Angeles, nimbant l’exposition particuliers : ce sont des l’artiste investit une nouvelle d’une humeur positive. mots simples, affectifs, dimension, au sens propre Moins mélancolique que narratifs aussi (“Desire”, du terme, en travaillant nombre de ses pièces “Despair”, “Romance”, avec des lettres géantes antérieures, parvenant enfin “Feelings”) composés installées dans l’espace à dépasser la nostalgie à partir de vieilles lettres d’exposition. En bois gris ornementale récupérées comme aluminium, ces immenses inéluctablement attachée à la brocante – enseignes caractères encombrent la aux vieilles lettreslumineuses de vieux galerie principale, au point enseignes qui lui servaient cinémas des années 50, de rendre les mots “Dream” jusque-là de médium, de diners new-yorkais ou “Hope”, ces “éternelles l’artiste touche au paradoxe ou d’anciens théâtres questions”, d’abord d’un art à la fois minimaliste de Broadway. méconnaissables. et maximaliste. Un art plus Apparues ultérieurement, Un grand H obstrue universel qu’abstrait, à la ses photographies d‘éphèbes l’entrée, un P est posé à fois euphorisant et soft. au torse doré, ou ses vues l’horizontale, tandis que A et Jean-Max Colard de ciels et de palmiers D s’élèvent dans l’espace californiens explicitent la comme des architectures Ennui (La vie continue) dimension nettement gay en béton. Dans ce Scrabble jusqu’au 6 avril à la galerie friendly de son travail. Car géant, dans cette aire Thaddaeus Ropac, Paris IIIe, l’homosexualité chez Jack www.ropac.net de jeu linguistique, ou dans

Courtesy de l’artiste et galerie Thaddaeus Ropac, Paris/Salzburg. Photo Charles Duprat

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hackers vaillants Alors que la bible de la culture hacker de Steven Levy sort enfin en France, Amaelle Guiton explore les résistances numériques actuelles. Sept décennies de révolution informatique en deux livres.

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n 1984, quelques mois avant la sortie d’Hackers – Heroes of the Computer Revolution, Doubleday, la maison d’édition de Steven Levy, lui demande de changer le titre. “Personne ne sait ce qu’est un hacker”, grogne le service marketing. Levy tient bon et à raison : près de trente ans après la sortie de sa première édition, le livre est devenu culte et le mot “hacker” est largement entré dans le langage courant. La preuve : sort ces jours-ci Hackers – Au cœur de la résistance numérique, un ouvrage d’Amaelle Guiton (matinalière du Mouv’) qui n’aura probablement pas eu à batailler pour imposer son titre. De 1984 à 2013, les deux écrits permettent de mesurer le temps parcouru et les différentes réalités que recouvre le terme. Pour ce faire, Amaelle Guiton est partie à la rencontre de nos contemporains ; des Anonymous au Chaos Computer Club de Berlin en passant par Telecomix, les Partis pirates ou WikiLeaks, elle dresse un panorama énergique de la situation actuelle. Démontrant au passage que, malgré l’extrême diversité des objectifs et des modes d’action et d’organisation, l’éthique chère à Steven Levy n’a pas pris une ride. Pourtant, tout commence à la fin des années 50 au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston. Ce “sanctuaire pour les plus doués des étudiants binoclards et chétifs” abrite les premiers engins ressemblant à des ordinateurs. Au premier étage du bâtiment 26, le TX-0 et son système d’air conditionné de quinze tonnes occupe une pièce entière. C’est ici, à son contact, que quelques amis du Tech

loin de la vraie vie, des prophètes à l’hygiène incertaine s’épanouissaient aux côtés des ordinateurs

Model Railroad Club (TMRC, club technique de modèles réduits de chemins de fer) deviendront de véritables sorciers. Au club des petits trains, on parle déjà de “hack” pour désigner un projet personnel qui se distingue par “sa nouveauté, son style et sa virtuosité technique”. Ça tombe bien, c’est précisément ce genre de choses que le TX-0 permet. Bien tranquilles, loin de la vraie vie hostile et des relations humaines aléatoires, une poignée de prophètes à l’hygiène incertaine s’épanouit alors de jour comme de nuit aux côtés des ordinateurs. Seule activité périphérique envisagée : se nourrir dans divers restaurants chinois où les menus sont étudiés comme des systèmes, décortiqués, déchiffrés à grands renforts de dictionnaires bilingues en vue d’en découvrir les meilleurs agencements. Progressivement financés par le ministère de la Défense, les héros de Steven Levy passent leur vie à bidouiller, adoptant un rythme de journée de trente heures pour maintenir un niveau de concentration optimal. De ce mode de vie naît pour l’auteur “une philosophie, une morale et un rêve”. Une religion ? Dont le credo s’axe autour de six points, les principes fondamentaux de cette fameuse éthique des hackers : l’accès aux ordinateurs et à tout ce qui peut apporter la connaissance doit être total et sans restriction ; l’accès à l’information doit être libre ; il convient de défier le pouvoir et également de défendre la décentralisation ; les hackers doivent être jugés sur leurs résultats et non sur des critères fallacieux comme leurs diplômes, leur âge, leur race ou leur classe ; on peut créer de la beauté et de l’art avec un ordinateur ; les ordinateurs peuvent changer votre vie, en mieux. A l’âge d’or du MIT succède une deuxième génération de hackers basée sur la côte Ouest. Celle-ci s’intéresse d’avantage à la prolifération des personal computers qu’à mettre au point des applications mystiques. Parmi eux, les fondateurs d’Apple. Steve Jobs

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au poste

l’épuration

Courtesy of the Computer History Museum

Quand la fachosphère trie les journalistes.

A l’université d’Harvard vers 1945 : R. L. Hawkins et J. W. Roche devant le calculateur Mark I d’IBM

bien sûr, mais aussi et surtout Stephen Wozniak. Deux cas d’école qui participeront à la rencontre de l’éthique et du marché. Ainsi, dans les années qui suivent, créatifs et concepteurs font de la programmation une marchandise précieuse. Mais alors qu’on vend désormais les ordinateurs comme du dentifrice, les jeux deviennent eux aussi des produits et l’exigence des hackers, piliers de l’industrie, contre-productive. Si à l’origine un programme était considéré comme une “créature organique dont la vie ne dépend pas de son auteur”, les enjeux liés à la protection de< la copie et donc à la diffusion libre se font jour. Entre l’idéalisme des débuts et le commerce sans âme, le fossé est grand. Richard Stallman lui, a choisi son camp. Dernier des Mohicans, garant de l’esprit original du MIT, il est la figure qui fait le lien entre les deux ouvrages. Contrairement aux autres personnages du livre de Levy qui doivent leur renommée au fait d’être passés d’une sous-culture

isolée à une industrie multimilliardaire, Stallman,s’est engagé dans une croisade pour défendre les principes libertaires des débuts – jusqu’à se retrouver seul lors des dîners rituels au resto chinois. Avec le logiciel libre, il porte ainsi un projet plus politique que technique qui fédère nombre des “hackers” contemporains qu’a rencontrés Amaelle Guiton. Et, alors que le pouvoir de l’informatique est utilisé pour aider les dissidents des Printemps arabes, contrer les projets de loi sécuritaires ou lutter contre les gros groupes qui tendent à cadenasser le réseau, ils rappellent que l’éthique formulée par Steven Levy semble d’autant plus nécessaire et signifiante aujourd’hui. Diane Lisarelli Hackers – Au cœur de la résistance numérique d’Amaelle Guiton (Au diable vauvert), 256 pages, 1 7 € L’Ethique des hackers de Steven Levy (Globe), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gilles Tordjman, 516 pages, 24,50 €

La 4e édition des Bobards d’or s’est tenue la semaine dernière. Depuis trois ans, cette grand-messe antimédiatique retransmise sur plusieurs sites phare de la fachosphère vise à “récompenser les pires mensonges proférés par les médias”. Parmi les primés, on trouve par exemple l’économiste Philippe Manière, coupable d’avoir remis en cause leur vision monochromatique de l’immigration en déclarant que “les flux migratoires sont extrêmement ténus en France”. Le journaliste Jean-Jacques Bourdin s’est également vu attribuer une statuette dorée à l’effigie de Pinocchio pour avoir dit qu’“en 1931, il y avait deux fois plus d’immigrés italiens qu’il n’y avait d’Algériens en 2012”. Jean-Yves Le Gallou, grand organisateur de la soirée, n’en est pas à son coup d’essai. Depuis 2008 et la publication de “Douze thèses pour un gramcisme technologique”, cette ancienne figure de la Nouvelle droite se bat pour que l’extrême droite “contourne les médias traditionnels grâce à internet”. Longtemps apanage de l’extrême gauche, la critique des médias s’est depuis quelques années déplacée et professionnalisée à la droite de la droite. Lancé il y a moins d’un an, le site de l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (Ojim) en est le meilleur exemple. A travers des portraits de journalistes ou des infographies fouillées sur les différents groupes médiatiques, l’Ojim prétend “informer sur ceux qui vous informent”. En naviguant sur le site, rien ne permet de discerner ses accointances. Pourtant, les origines ethniques ou les orientations sexuelles supposées des journalistes prennent très vite le pas sur la description de leur carrière. Laurent Ruquier est ainsi présenté comme “le gay passe-partout” et Robert Ménard y est célébré pour son livre Vive Le Pen et ses coups de boutoir contre le “politiquement correct”. Il y est décrit sans rire comme “Voltaire pour de vrai”.

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Dans La Peur, matadors, Denis Podalydès révèle saf ascination pour la corrida

tournez manège Trois cinéastes, Agnès Jaoui, Rachid Djaïdani et Denis Podalydès, exposent leur vie intime et affective à travers de courts essais documentaires. Un exercice de style roboratif.

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our des cinéastes et comédiens comme Agnès Jaoui, Rachid Djaïdani et Denis Podalydès, tourner est un métier obéissant à des procédures collectives et à des règles strictes. C’est pourquoi l’écart solitaire loin des normes imposées de la machine du cinéma autorise une liberté inédite, offerte ici par la nouvelle collection de Canal+, Faites tourner. Faire tourner différemment des cinéastes qui se livrent à une forme d’essai documentaire, totalement libre et intime, c’est la promesse de cette case conçue par Victor Robert et François Condamin. Faire tourner, c’est aussi multiplier les regards successifs de cinéastes convoqués parce que prêts à lâcher prise avec leur image et à réaliser une proposition filmée au cœur de leur existence quotidienne. A ce jeu à la fois simple et risqué – la simplicité d’un regard habité sur le monde, le risque de le diluer dans la banalité de la vie –, les trois premiers candidats s’en sortent magnifiquement, précisément parce que chacun assume et élargit à la fois le cadre affectif de la proposition. Sans prétendre au statut d’œuvre documentaire, chacun de leurs films, d’une durée de trente minutes, répond parfaitement à l’exercice imposé, proche de la carte postale, comme si chacun signait une lettre intime adressée d’abord à lui-même : mais c’est justement dans ce déplacement autobiographique, dans cette manière de recentrer leur parole sur la matière la plus intime de leur existence, que surgit la singularité des films, à la fois très modestes dans leurs

intentions et très larges dans leur déploiement. Si le film d’Agnès Jaoui reste un peu trop littéral dans le récit qu’elle fait de sa famille adoptive à Cuba, celui de Denis Podalydès, La Peur, matadors, impressionne par la maturité de son écriture et la puissance d’évocation d’une passion qui l’anime depuis quinze ans : la corrida. Evoquant la figure du plus grand torero du moment (de l’histoire ?), José Tomás, qui triompha dans les arènes de Nîmes en septembre 2012, mais aussi d’autres, comme Manzanares, Denis Podalydès trouve les mots précis, empathiques, pour esquisser les contours de sa fascination pour les mouvements de la muleta. De ce monde à part, il filme tout, les rituels, les gestes, les habits ; il se filme lui-même, comme un enfant face à l’inquiétante étrangeté du monde, exorcisant ses peurs primitives au cœur d’un spectacle mêlant le beau et l’effroi. Avec son film, Quinquennats, Rachid Djaïdani opère un geste qui relève lui aussi d’une sorte d’exhibition intime, mais sublimée par un regard réfléchi, brut d’intelligence. Le réalisateur de Rengaine a filmé au plus près sa mère durant des années dans l’antre de sa vie modeste, et parlé avec elle de politique et d’autres choses. A partir de cette proximité sensible, le cinéaste “invente” un personnage de cinéma, une femme qui crève l’écran autant que la société la crève. Pour Rachid Djaïdani, tourner, c’est capter la vie, surtout celle qu’on ne voit plus à force de vouloir effacer ses fêlures. Jean-Marie Durand Faites tourner mercredi 3 avril, 22 h 35, Canal+

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du 27 mars au 2 avril

Le Métis de Dieu film d’Ilan Duran Cohen. Vendredi 29 mars, 20 h 50, Arte

Nathalie Dray

Pascal Greggory

Le Livre selon Google documentaire de Ben Lewis. Mardi 2 avril, 20 h 50, Arte

Toledo Art Forms

Biopic nerveux sur le cardinal Lustiger. L’Eglise aussi a ses icônes. Mais comment éviter les clichés, le surplomb de l’histoire, l’hagiographie ? Des écueils qu’Ilan Duran Cohen sut contourner dans Les Amants du Flore, sur Sartre et Beauvoir. Ici, pour faire le portrait de Jean-Marie Lustiger, né juif, converti à 14 ans au catholicisme, et qui, sous l’impulsion de Jean Paul II, dont il fut le conseiller, se hissera au sommet de l’épiscopat, le cinéaste assume le contrepied stylistique : au lieu de déployer son film dans la lenteur contemplative des rites religieux, il adopte le traitement nerveux d’un film d’action à la Pakula. Concentré sur une courte période, de sa nomination à l’évêché d’Orléans jusqu’à la crise du carmel d’Auschwitz opposant juifs et chrétiens, Le Métis de Dieu, porté par un casting excellent – Laurent Lucas, Aurélien Recoing, Grégoire LeprinceRinguet, Henri Guybet –, nous montre un Lustiger dynamique, médiatique, un poil caractériel, fumant clope sur clope, parcourant l’archevêché à grandes enjambées, mais surtout un homme tiraillé par cette double identité, juive et chrétienne, qu’il n’a cessé de revendiquer.

rescapés de l’histoire L’écrivain Camille de Toledo et le compositeur Grégoire Hetzel montent un opéra conceptuel, créé par l’Orchestre philharmonique de Radio France.



evenu (tristement) célèbre avec sa fameuse théorie sur “la fin de l’histoire”, contredite par l’histoire elle-même, l’intellectuel américain Francis Fukuyama – figure de proue des néoconservateurs des années 1990 et 2000 – devient aujourd’hui le sujet paradoxal d’un opéra. Un opéra vidéo conceptuel, mis en notes par le talentueux compositeur de musiques de films Grégoire Hetzel, pris en main par l’Orchestre philharmonique de Radio France dirigé par Daniel Harding. Pour l’auteur du livret, l’écrivain Camille de Toledo, il s’agissait d’en finir avec “l’obsession des fins, de l’art, de l’histoire, du siècle”, avec cette passion eschatologique qui traverse notre époque. “Travailler sur le personnage de Fukuyama, c’était trois choses : écrire un livret sur l’Amérique, car il fut l’un des théoriciens de l’hégémonie américaine après la chute du mur de Berlin ; travailler sur ce temps charnière, cette coupure entre la fin du communisme et le début du XXIe siècle ; enfin interroger le rôle des intellectuels, la façon dont ils peuvent se compromettre avec le pouvoir.” Camille de Toledo creuse ici le motif de la “relance de l’histoire”, comme s’il trouvait à travers la figure de Fukuyama le miroir de sa propre réflexion sur la catastrophe, l’inquiétude d’être au monde, le rapport de l’homme à l’histoire, l’entrée dans la fiction que marque le 11 Septembre… A-t-on encore prise sur le destin de nos vies potentielles ? Pourquoi certains persévèrentils dans l’aveuglement ? Face aux chutes et aux ombres des objets qui s’abattent sur le moi, La Chute de Fukuyama suggère que nous sommes tous les rescapés d’une histoire dont la fin n’est jamais annoncée que pour empêcher son dépassement possible. Jean-Marie Durand

La Chute de Fukuyama opéra vidéo de Camille de Toledo et Grégoire Hetzel, sous la direction de Daniel Harding, Orchestre philharmonique de Radio France. Vendredi 29 mars, 20 h, France Musique, en direct de la salle Pleyel.

Abus et dérives du géant du net. Avec la révolution numérique, les droits d’auteur, malmenés, contournés, négligés, obsèdent tous ceux qui en revendiquent encore la nécessité, au nom de la défense des créateurs. Deux enquêtes creusent dans une Thema “Affaires pas nettes sur le net” cette question cruciale et controversée de la circulation des œuvres et des connaissances sur la toile. Le documentaire anglais Le Livre selon Google revient sur les efforts du géant américain pour numériser la bibliothèque du monde, sans respecter pour autant le principe du droit d’auteur. Engagé dans cette volonté de domination dès 2002, Google a dû faire face à des résistances : en 2005, une société d’auteurs (l’Authors Guild of America) et un groupe d’éditeurs l’assignèrent devant les tribunaux ; en France, l’ancien président de la BNF, Jean-Noël Jeanneney, défendit le projet d’une bibliothèque numérique européenne… Le film analyse les enjeux de cette bataille numérique autour du livre dans laquelle Google n’a pas encore eu raison de ses concurrents, plus faibles mais tenaces. L’enquête suivante, The Pirate Bay, aborde la question du téléchargement à travers le cas de cette plate-forme suédoise récemment condamnée. JMD

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tableau Deux hommes contemplant la lune de Caspar David Friedrich L’inspiration directe de l’une de mes chansons, Watching the Moon. Deux personnes sont subjuguées par la nature lors d’une promenade en forêt – un instant suspendu assez typique de la peinture romantique.

The Place Beyond the Pines de Derek Cianfrance Un mélo feuilletonesque et racé au cœur de l’Amérique white trash.

Cloud Atlas de Lana & Andy Wachowski et Tom Tykwer De l’Amérique esclavagiste au Séoul du futur, une odyssée ébouriffante.

40 ans, mode d’emploi de Judd Apatow L’âge du bonheur et de tous les emmerdements. Une comédie touchante sur la famille.

Woodkid The Golden Age Un premier album qui ouvre grand les portes de la musique : total, futuriste et lumineux.

Zé Luis Serenata Un premier album à 60 ans : cet ex-menuisier est une révélation tardive du Cap-Vert.

Hollywood Babylone de Kenneth Anger L’avènement de la société du spectacle dès les années 20, en version intégrale.

Would You Believe de Billy Nicholls Un trésor caché de 1968. Une voix mélodieuse et sereine sur une musique qui déborde d’énergie : une combinaison parfaite. Il devait être la réponse anglaise à Pet Sounds, mais le label a coulé et il n’est sorti qu’il y a quelques années.

film Valérie au pays des merveilles de Jaromil Jires Ce film tchèque des années 70 mélange des éléments très sombres avec une ambiance fantasy étrange, comme dans un rêve. J’aime ce contraste entre noirceur et douceur. recueilli par Noémie Lecoq

Deadline d’Adina Rosetti Un brûlot pop et abrasif qui dénonce la condition des salariés dans la Roumanie ultralibérale. Le Roi des mouches, tome 3 de Mezzo et Pirus Une expérience narrative inédite sur la désespérance d’une certaine jeunesse.

Peter von Poehl Big Issues Printed Small Ce “disque d’orchestre lo-fi” confirme les talents de mélodiste de ce Suédois.

Love Hotel de Christine Montalbetti L’écrivaine ravive les plaies du tsunami au Japon, entre fiction érotique kitsch et livre de fantômes. Spring Breakers d’Harmony Korine Des bimbos idoles de leur génération, une carte postale délavée de la Floride et la violence au bout du tunnel.

L’Heure du loup de Rachel Deville Les cauchemars d’une jeune fille dessinés avec un humour décalé.

Kavinsky Outrun Un premier essai qui met dans le mille. De l’electro noble et sans chichis, à écouter pied au plancher.

Boss OCS Novo La deuxième saison est aussi la dernière. Sortez vos mouchoirs. Utopia Channel 4 Une nouvelle création anglaise tente le mariage entre télé et comics. Violente mais pas inconséquente. The Americans FX L’intimité d’un couple d’espions soviétiques infiltrés aux Etats-Unis.

Deux vies valent mieux qu’une de Jean-Marc Roberts Avec le récit de son cancer, le romancier et éditeur dénude le temps, sans jamais le perdre.

Culbutes de Sammy Harkham Des poèmes graphiques tout en finesse.

Le Prix Martin mise en scène Peter Stein Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Stein se transforme en horloger pour régler la très précise mécanique du rire propre à Labiche.

Nick Helderman

album

Jacco Gardner Il sera en concert le 8 avril à Strasbourg, le 9 à Paris (Flèche d’Or), le 10 à Rennes et le 11 à Toulouse. Son premier album, Cabinet of Curiosities, est disponible.

Saâdane Afif IAC de Villeurbanne En suivant à la trace les répercussions multiples d’une de ses œuvres, Afif met en branle la mécanique entêtante des tubes.

Phèdre mise en scène Michael Marmarinos ComédieFrançaise, Paris Une exploration des sentiments les plus intimes pour exalter le romantisme cru d’une histoire de famille. 

Emilie Pitoiset Frac ChampagneArdenne à Reims Un petit théâtre domestique dans lequel l’artiste poursuit son exploration des formes de la cérémonie.

Fractures (Strangers, Babies) de Linda McLean, mise en scène Stuart Seide Théâtre Ouvert, Paris Un être se reconstruit contre les ombres d’un passé troublé.

Soleil froid Palais de Tokyo, Paris Un nouveau cycle d’expositions monographiques et thématiques, autour de l’héritage de Raymond Roussel dans le champ de l’art.

Tomb Raider sur PS3, Xbox 360 et PC Lara Croft revient et flingue à tout-va.

Persona 4 Golden sur PS Vita On traverse des écrans de télé pour sauver ses congénères. Bizarre et beau.

Metal Gear Rising – Revengeance sur PS3 et Xbox 360 Confrontation fertile entre video game cérébral et jeu d’arcade frontal.

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par Serge Kaganski

décembre 1997

sous le vrombissement des jumbo jets

chez Wong Kar-wai

A

vec l’ami Renaud Monfourny, nous débarquons à Hong Kong quelques semaines après la rétrocession à la Chine. Rien n’a changé dans la désormais ex-colonie britannique : le commerce et les autobus à impériale roulent toujours, la presse locale reste libre, le cinéma hong-kongais perdure et les tours luminescentes ne se sont pas écroulées sous l’impact du PC chinois. Nous venons voir Wong Kar-wai à l’occasion de la proche sortie de Happy Together, son film le moins hong-kongais puisque tourné en Argentine. Peu importe, le voyage, réel ou fantasmé, fait partie intégrante de l’imaginaire de Kar-wai, cinéaste qui travaille à cinq minutes de l’aéroport de Kai Tak, sous le raffut permanent des longs courriers, et qui a baptisé sa boîte de production Jet Tone. En cette fin 1997, Wong Kar-wai est encore un cinéaste pour happy (together) few. On l’a découvert en France avec son troisième film, Chungking Express, succès d’estime, puis on a vu son deuxième, Nos années sauvages, une splendeur qui a fait peanuts au box-office mais que Les Inrocks avaient mis en couve (nous aussi, c’étaient nos années sauvages). Happy Together est un nouveau sommet de romantisme, de langueur, de vivacité formelle et nous sentons que WKW est en train de devenir un immense cinéaste, pas seulement un feu de paille à la mode. Caché derrière ses éternelles lunettes noires, il nous reçoit dans ses bureaux de Grampian Road, étonnamment modestes : un quatre pièces ordinaire, dans un immeuble sans charme, avec des grilles de fer en doublure des portes palières, rapport aux possibles cambriolages. WKW évoque la rétrocession (“tout le monde devient très prudent, mais pour l’instant, rien

n’a fondamentalement changé”), puis son film, tourné à Buenos Aires mais travaillé par la saudade de l’exil, le manque de Hong Kong. Après une première session d’entretien, Kar-wai nous emmène pour un tour complet de sa ville, de Kowloon City à Tsim Sha Tsui, de la grouillante Nathan Road aux quartiers plus luxueux et internationaux situés sur l’île : gargote à tofu ouverte depuis 1909, bars où furent tournées des scènes de ses différents films, et puis la Chungking House, “bâtiment-marché couvert-hôtel-squat-centre commercial-cour des miracles” où se déroule Chungking Express. Entre étals, corridors secrets, clodos, couloirs glauques, dealers, escaliers pisseux, dans le labyrinthe horizontal et vertical de cet invraisemblable immeuble-village, il nous entraîne au cinquième étage à la découverte de l’un des meilleurs restos indiens de la ville. Le lendemain, WKW passera encore quelques heures avec nous, évoquant les carrières hollywoodiennes de John Woo et Tsui Hark, nous éclairant sur Kowloon City : “La proximité de l’aéroport fait que ce quartier n’a pas changé depuis des décennies. Les immeubles sont d’une hauteur limitée, donc pas de nouveaux gratte-ciel, de mouvements économiques, de spéculation. C’est le quartier des chu chow, les prolétaires des provinces cantonaises, et aussi le lieu d’origine des triades hong-kongaises. L’année prochaine, il y aura un nouvel aéroport loin du centre-ville et il se pourrait que Kowloon City connaisse de gros changements. Si vous revenez me voir, vous n’entendrez plus le bruit des moteurs d’avion.” On n’est pas revenus. Le vieil aéroport de Kai Tak a fermé. Fini les atterrissages spectaculaires sur les immeubles, terminé le boucan au-dessus de Jet Tone. Happy Together n’a pas cartonné. Cela viendra avec le film suivant, In the Mood for Love.

Un dernier WKW pour finir l’année happy…

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