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No.901 du 6 au 12 mars 2013

www.lesinrocks.com

sea sex and guns Daniel Darc

M 01154 - 901 - F: 3,50 €

les Spring Breakers fous d’Harmony Korine

“je me souviens je me rappelle” par Dominique A, Daho, Lescop Selena Gomez et Vanessa Hudgens Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPFw

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par Christophe Conte

chère Nathalie Kosciusko-Morizet

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a dernière fois que tes cols Claudine sont passés sous mes fourches caudines, c’était lors de la campagne d’un malheureux candidat dont tu avais été promue porte-parole. Une campagne assez crade dont tu reconnaîtras après coup, en te pinçant trop tardivement le nez, qu’elle avait été orientée par son principal inspirateur, Patrick Buisson, afin de faire élire Charles Maurras. En filigrane, tu félicitais ainsi le peuple d’avoir évité une telle catastrophe, tirant une balle dans ton pied droit et une seconde dans la talonnette gauche de celui qui, roi des combines, t’avait pourtant faite princesse. Ce terrible aveu de schizophrénie, ou de duplicité hautement coupable, aurait normalement dû te conduire

à renoncer à jamais à briguer le moindre mandat électif, puisque ta sincérité ainsi entaillée ne pourrait plus dès lors être soumise à des choix sans méfiance. “Il faut arrêter les bobards”, disais-tu récemment pour faire la jeune à propos du chômage, et nous ne saurions que trop te conseiller d’appliquer ces principes à ta propre conduite politique. “Il ne faut pas désespérer les bobos”, as-tu sans doute aussi pensé au moment du vote sur le mariage pour tous, optant pour l’abstention – un nonchoix totalement débile sur une telle question – pour ne rien compromettre des ambitions sur lesquelles tu es désormais fixée : devenir la première femme maire de Paris. Remarque, Natoche, Paris est un sacré terrain d’entraînement pour mettre à l’épreuve et tenter de résoudre ton endémique inconstance.

Tu sais qu’il va te falloir beaucoup de souplesse pour convaincre à la fois les familles cathos du XVIe et les homos du Marais, les diplomates des quartiers cossus et les artistes de la bohème des Abbesses, la bourgeoisie silencieuse de Saint-Germain et les populos bruyants de Barbès. À peine ta candidature annoncée, tu commençais d’ailleurs ta campagne de séduction en allant te perdre à une soirée Radio FG au Grand Palais, menaçant tes délicats tympans habitués aux sonates de Scriabine d’exploser sous les BPM, juste histoire ne pas passer pour une has-been avant même d’avoir été quelqu’un de consistant. Personnellement, la perspective que tu puisses devenir ma maire me donnerait presque des envies de fugue. Dans le genre grande gigue hautaine et inerte, qui ne scintille que par intermittence, on a déjà la tour Eiffel, merci bien ! Et les habitants de Longjumeau t’y as pensé ? Même s’il se murmure que tu pourrais céder ton siège aux frères Bogdanov, le coup est rude. Loin des fanfreluches techno de la capitale, ce sont eux, ces banlieusards aux yeux creusés par les trajets en RER, qui perdraient le plus dans cette histoire de parachute ascensionnel – vers d’autres cimes encore plus étourdissantes, dit-on –, quand nous autres intra-muros ne gagnerions rien de plus affriolant qu’une fille de droite majestueusement conservatrice. Au moins, avec Rachida, ta rivale à l’UMP en matière d’incisives XXL pour obtenir une super bicoque HLM en plein centre de Paris, on rigolerait vraiment. Ce serait un peu de l’esprit de Copé le punk qui gagnerait celui de la Ville lumière et non la morne loupiote tamisée de Fillon pour endormir plus encore nos artères haussmanniennes. Cela dit, il paraît que tu as dans ton sac-parachute les soutiens des Tibéri, père, mère et fils, et avec une telle enclume pesante comme une urne bourrée avec des électeurs morts, il y a sans doute moyen de rigoler. Je t’embrasse pas, t’es pas encore ma maire. participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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No.901 du 6 au 12 mars 2013 couverture Selena Gomez et Vanessa Hudgens par Michael Muller. Daniel Darc par Emmanuel Bacquet/Dalle

03 billet dur chère Nathalie Kosciusko-Morizet

08 on discute la petite fille de Jules et Jim

10 quoi encore ? on a vu la Lesbienne invisible

12 événement Daniel Darc est mort à 53 ans + les réactions de Dominique A, Étienne Daho et Lescop

18 hommage Stéphane Hessel avait remis la médaille du Mérite à Robert Guédiguian. Le cinéaste salue la mémoire du disparu

20 nouvelle tête Yannick Choirat

22 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

24 à la loupe Lena Dunham, la fille d’à côté le déclin de l’Occident, fantasme et aliment des replis identitaires ?

28 où est le cool ? 32 Spring Breakers Harmony Korine explique comment il pervertit des teen idols dans son nouveau film. Entretien avec le cinéaste et son acteur, James Franco

42 Matthew E. White musicien érudit, il est l’auteur d’un album épique, léger et rétrovisionnaire, Big Inner. Portrait

46 Enrique Vila-Matas identifié à sa ville, honorée au Salon du livre, l’écrivain barcelonais évoque ses rapports avec l’art, les avant-gardes et la capitale catalane. Entretien

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12 Carsten Höller, Upside Down Mushroom Room, 2000. Fondazione Prada Collection, 2000, courtesy Air de Paris, Paris. Photo Attilio Maranzano/VG Bild Kunst

sous un tipi, avec une machine à écrire USB

Richard Schroeder/Contour by Getty Images

26 idées haut

50 Thomas VDB passé du journalisme au one-man show, l’humoriste décape l’univers de Daft Punk. Rencontre une exposition explore les rapports entre les artistes et la drogue. Passage en revue de six créations sous l’emprise de substances illicites. Portfolio

58 Pierre Schoeller dans son téléfilm Les Anonymes, le cinéaste analyse les mécanismes de l’enquête sur l’assassinat du préfet Érignac. Décryptage

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Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles

52 Sous influences

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

62 No de Pablo Larraín

64 sorties À la merveille, Au bout du conte…

67 dvd

Les Garçons de la bande, La Mort apprivoisée, Evil Dead 3

70 jeux vidéo

Metal Gear Rising – Revengeance

72 séries Utopia, drôle de série britannique + Person of Interest

74 Suuns sous les Sooleils de Satan

76 mur du son Iggy And The Stooges, Jack White…

77 chroniques Doldrums, Bachar Mar-Khalifé, Julien Pras, Caetano Veloso, On An On, Flume, Darkstar, An Pierlé…

87 concerts + aftershow NME Tour (Palma Violets…)

88 Christine Montalbetti éros et thanatos face au tsunami

90 romans Chang-rae Lee, T. C. Boyle, Tanguy Viel

92 story Charlotte Delbo redécouverte

94 tendance grâce au numérique, tous écrivains ?

96 bd Philémon – Le train où vont les choses

98 DañsFabrik à Brest des danseurs dans la ville + François Morel

102 Haris Epaminonda son film-événement à Zurich + Antoine d’Agata

106 Augustin Trapenard de France Culture à Canal+, l’acrobate de la critique littéraire

108 profil Wale Gbadamosi Oyekanmi invente d’autres façons de consommer la télé

109 programmes Nos printemps 70, Marseille Story…

110 net les données personnelles fiscalisées ? profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 101

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

rencontre gospel avec Al Green

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées haut Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, S. Beaujean, R. Blondeau, D. Boggeri, S. Brackbill, M. Delcourt, A. Desforges, M. Despratx, N. Dray, L. Feliciano, A. Fradin, P. Garcia, J. Goldberg, O. Joyard, B. Juffin, N. Lecoq, H. Le Tanneur, G. Lombart, Luz, L. Méndez, P. Morais, P. Noisette, É. Pailloncy, E. Philippe, S. Pinguet, J. Provençal, L. Soesanto, P. Sourd, J. Vespa lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, Amélie Modenese conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart 2 pages “Forum des images” jeté dans l’édition Paris-Île-de-France kiosque et abonnés.

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l’édito

courrier

la petite fille de Jules et Jim

Frédéric Bonnaud

par les nazis, résistant, torturé par la Gestapo, déporté politique, travailleur-esclave au camp de Dora, rescapé, diplomate, ambassadeur de France : son CV était un cauchemar pour ses nombreux ennemis. Comment disqualifier d’un revers de main l’indignation d’un tel hommesiècle ? En appelant à la rescousse les valeurs du Conseil national de la Résistance qui avait jeté les bases de l’État-providence à la française, Hessel – réformiste de toujours, nullement un boutefeu – faisait le constat que la vieille promesse de redistribution des richesses et du maintien des inégalités à un niveau “supportable” était définitivement trahie par Sarkozy et son gang, au profit d’une oligarchie financière toujours plus vorace. Exactement au même moment, l’économiste Jacques Généreux publie La Grande Régression (Seuil), un autre livre qui tombe à pic : “En une génération, la quasi-certitude d’un progrès s’est peu à peu effacée devant l’évidence d’une régression sociale, écologique, morale et politique.” 3. Quand on lui demandait les raisons de son soutien aux Palestiniens, Stéphane Hessel répliquait “respect du droit international”, “résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU” et “solution pacifique à un conflit territorial”. Il était ferme, précis et résolu. Et répondait avec une souveraine indifférence aux intimidations habituelles de ceux qui l’insultaient encore sur son lit de mort : “Il paraît que je suis antisémite. C’est nouveau, ça…” Là encore, Hessel était allé au-devant des coups et des ennuis. Avec l’espoir têtu de voir de son vivant une solution à un conflit de nouveau vitrifié après tant d’espoirs déçus. Hessel n’est plus ; son exigence de justice demeure. lire aussi page 18

Nous n’attendrons pas l’élection du nouveau pape pour canoniser Daniel Darc au rang de saint des rockeurs français écorchés vifs. Ses textes à jamais tatoués dans nos veines, même s’il ne reste, après la mort, “que quelques bouquets de roses inutiles”, le regard tourné vers le ciel, du côté du paradis. Philippe Bremaud Michka Assayas

Renaud Monfourny

1. On raconte que Stéphane Hessel pouvait s’agacer quand quelqu’un s’exclamait : “Ah, mais alors, la petite fille de Jules et Jim, c’est vous !” C’était bien lui, en effet, le fils cadet de Franz Hessel et Helen Grund, les Jules et Kathe du roman d’Henri-Pierre Roché, puis du film de François Truffaut. Mais ce dernier préféra filmer une fillette, et ce fut Sabine Haudepin. Kathe, elle, n’est pas morte avec Jim en précipitant leur voiture du haut d’un pont, première version du fameux “ni avec toi ni sans toi” de La Femme d’à côté, vingt ans plus tard, avec Fanny Ardant et Gérard Depardieu. Dans la vraie vie, on se tue moins souvent par amour ; et la belle Helen est morte à 96 ans, à Berlin, sa ville natale. Il n’empêche que je n’ai jamais pu séparer Stéphane Hessel de cette histoire-là, et que j’entendais la musique de Georges Delerue et Le Tourbillon chanté par Jeanne Moreau à chaque fois que je le voyais apparaître à la télévision. Surnommé Kadi dans le roman, transformé en Sabine dans le film, Stéphane Hessel était aussi un personnage de fiction, un fragment romanesque qui allait contribuer, le grand âge venu, à soulever le monde, de Madrid à Wall Street, accomplissant un destin à nul autre pareil, tant il est peu fréquent qu’une icône altermondialiste ait son avatar enfantin et féminin dans un joyau Nouvelle Vague… 2. Les jaloux et les furieux auront beaucoup glosé sur le nombre de pages et les supposées limites conceptuelles d’Indignez-vous !, mis en vente le 20 octobre 2010. N’ayant jamais prétendu avoir écrit ni la Critique de la raison pure, ni le Manifeste du Parti communiste, Hessel reconnaissait volontiers ne pas revenir du triomphe international de son petit livre. Qui s’explique autant par la biographie de son auteur que par le contexte de sa publication. Fils d’un Juif allemand persécuté

d’un pape...

… à l’autre Très touchant hommage en forme de clin d’œil à Michka Assayas par JD Beauvallet dans le n° 899. Ça donnerait presque envie d’arrêter de jouer les ingrats et de se livrer au même exercice du tribut spontané, parce que, si je ne suis pas journaliste, je peux attester de l’influence qu’a eue, a, et aura toujours JD Beauvallet ! (…). J’ai parfois davantage chéri vos articles que les disques dont ils vantaient les mérites. (…) Je veux parler de ces billets dans lesquels chaque ligne lue, relue, pour agir comme un refrain, délivre un secret, une ligne de conduite, et formule un slogan qui nous préserve de l’hostilité et de la barbarie du monde extérieur… Dans ce monde musical où la logique veut que l’on soit en quête de leaders plus cool que soi et où le summum de la coolitude semble être de jouer dans un groupe (…), votre présence fait autorité et induit l’accès illimité au rêve : vous avez eu le courage d’aller vivre le vôtre à Manchester dès le début des années 80 (…) comme envoyé (très) spécial au centre de mon monde de substitution, situé depuis le mitan des années 90 entre Manchester et Londres. Mon papier touche à sa fin, alors j’ose me permettre de te tutoyer pour te dire que je te serai redevable éternellement et que si je n’ai ne serait-ce qu’envisagé de tenter l’aventure journalistique, c’est peut-être indirectement parce que, influence trop écrasante à l’érudition étourdissante, tu existais déjà… Bien à toi, Eddy Durosier

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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“je peux arrêter le pain, les desserts, le fromage, mais en aucun cas le bourgogne”

j’ai épluché des légumes avec

la Lesbienne invisible

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xcuse-moi, je sors à peine de la douche.” Il est 20 h 30, Océanerosemarie, les cheveux encore humides, nous invite à entrer. C’est un peu la course parce qu’elle rentre à peine d’Avignon où elle vient de jouer la 571e de La Lesbienne invisible. C’est l’histoire légèrement autobio d’une lesbienne que personne ne croit lesbienne et qui ferraille de 15 à 30 ans avec les butches, les fems, les parents, les amis, les lesbiennes refoulées, les hétéros allumeuses… “Concernant ces dernières, j’ai toujours une fragilité, mais je me soigne”, rigole-t-elle. On arrive chez elle armé d’un bon bourgogne – on s’est renseigné. En cuisine, elle s’empare d’un économe et commence à faire la peau à un légume non identifié. “Le navet, c’est très fin et subtil, avec des endives, ça va être dément… Je fais gaffe pour pas ressembler à une grosse dondon le 9 mars.” Ce soir-là, elle joue à la Cigale, une prestation d’où sera extrait le DVD de son spectacle, l’acmé d’un marathon entamé il a presque quatre ans. “Au début, j’étais dans une certaine inconscience, faut être fou pour parler de gouines à tout le monde, explique-t-elle. Je voulais changer les mentalités en jouant une lesbienne positive.” Océanerosemarie jette les légumes dans la poêle avec une noix de beurre de la taille d’un poing et plante le tire-bouchon dans la bouteille. “Je peux arrêter le pain, les desserts, le fromage, mais en aucun cas le bourgogne”, s’amuse-t-elle. Malgré le succès, il n’est toujours pas facile de faire tourner son spectacle en province. “Les salles subventionnées nous ferment souvent la porte, contrairement aux comiques qui remplissent autant que moi à Paris. C’est absurde, c’est surtout en province qu’il est important de libérer la parole, l’accueil y est dingue.” Avant de devenir l’Invisible, Océane a d’abord été musicienne sous le nom d’Oshen. Un projet qu’elle continue de porter aujourd’hui.

“On me disait à l’époque de ne pas dire que j’étais lesbienne, que ça allait me couper du public.” Avec La Lesbienne invisible, spectacle populaire et politique, elle inverse le stigmate : contre le placard, elle s’affiche en quatre par six dans le métro. “J’en ai un peu voulu à Muriel Robin de ne pas avoir fait son coming-out lorsqu’elle était la personnalité préférée des Français, mais c’était une autre époque. J’en veux davantage aux femmes médiatisées d’aujourd’hui.” On passe à table. Océanerosemarie sert deux belles assiettes de légumes caramélisés accompagnés de tournedos à se damner. On parle de Michael Haneke. Elle est fan de Funny Games et d’Amour, qu’elle a vu à Cannes. “C’était extrêmement émouvant. Pour une fois, Haneke ajoute de la tendresse dans son cinéma, sauf que j’avais peur que les acteurs meurent pendant la projo…” Elle ne jouera pas La Lesbienne invisible 2 sur les planches mais envisage de tourner une comédie romantique qui démarrerait là où finit le spectacle, lorsqu’Océanerosemarie s’est muée en trentenaire sex-addict. En guise de dessert, Océane attrape deux poires à pleines mains, “de deux régions différentes, hein”, et les découpe, ravie. On finit la bouteille. Océanerosemarie commence à bâiller. Elle attrape Le Déclic, la BD érotique de Manara – une inspiration pour son propre projet de BD érotique. “Il a tout compris au désir, à ce qui nous excite malgré nous. Le Déclic, c’est l’histoire d’une femme très prude qui se retrouve prise aux griffes de vieux gros porcs riches et manipulateurs, Marcela Iacub n’a rien inventé !” Elle se glisse dans son lit avec Manara. On la laisse en de bonnes mains. texte et photo Anne Laffeter La Lesbienne invisible le 9 mars à Paris (Cigale) ; Ma cuisine lesbienne (éditions Des ailes sur un tracteur) ; Le Guide du mariage homo (La Martinière), sortie le 3 avril

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Posant pour la pochette de son deuxième album solo, Nijinsky, en 1994

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la mort dans l’âme Poète beat et épris de béatification, punk funambule et romantique suicidaire, Daniel Darc est mort dans la nuit du 28 février, à 53 ans. On se souvient, on se rappelle.

Richard Schroeder/Contour by Getty Images

C  

inquante-trois ans, c’est jeune pour mourir. Sauf lorsqu’on a vécu tant de vies en une, que la plupart de ceux qui ont traversé les mêmes ont tenu moins longtemps, et que la rumeur souvent avait anticipé l’heure fatale. Daniel Darc est mort le dernier jour de février. Le genre de nouvelle qui ne surprend pas et qui pourtant crève le cœur comme rarement. Parce qu’à force de l’avoir vu funambuler sur le fil du rasoir, survivre à presque tout, chanter la mort pleins phares, on avait fini par le croire immortel, et sans doute le croyait-il aussi lui-même. Dans son dernier album, le magnifique La Taille de mon âme, il en plaisantait encore, se mettant en scène en éternel clochard céleste, renversé par une voiture, comme cela aurait pu lui arriver si souvent – les automobilistes parisiens peuvent en témoigner –, à la longue sa réputation de trompe-la-mort ayant presque viré à la farce, à l’absurde. Dans la foire aux souvenirs qui m’encombrent à présent la mémoire, tous les moments où j’ai croisé Daniel avaient justement un goût d’absurdité mêlé à une espèce de grâce supérieure, celle qui émanait de ce personnage hors norme et pourtant si abordable, tour à tour enfantin et intimidant, capricieux et adorable. La première fois, sous un chapiteau estival en 1982, trois lycéens et futurs Inrocks (Jean-Daniel Beauvallet, Pascal Bertin et moi-même) étions partis comme des Pieds nickelés interviewer l’un des rares groupes français qui nous avait dessillé les yeux sur le rock, Taxi-Girl. À l’époque, ils n’étaient plus que trois – le batteur Pierre Wolfsohn

était mort d’overdose un an plus tôt, le bassiste Stéphane Érard était retourné à ses études –, leur premier et unique album Seppuku avait du mal à répondre à l’attente des radios d’un nouveau Cherchez le garçon, le hit növo surprise qui les avait révélés et propulsés comme étendard de la génération punk frenchy du Rose Bonbon. Mirwais, guitariste et futur compositeur pour Madonna, était un taiseux affable. Laurent Sinclair, le clavier, un virtuose fantasque et chambreur. Daniel était déjà un doux ténébreux, qui parlait à voix basse de Jerry Rubin, de Kerouac et de Patti Smith, citait William Burroughs dans le texte, nous menait en bateau au fil de références qu’il ne maîtrisait pas forcément à fond mais qui maculaient ses textes, dont le décryptage nous avait déjà valu plusieurs nuits blanches. À la fin de l’interview, il était allé se baigner tout habillé, sans même prendre la peine d’ôter ses rangers, dans les eaux grises d’un port où l’on n’aurait jamais laissé traîner un orteil. Quelques années plus tard, au creux des eighties, quand Taxi-Girl réduit en duo battait déjà de l’aile, il m’arrivait de le retrouver l’après-midi dans son petit studio de la rue Ramey, derrière la mairie du XVIIIe. Il jurait avoir arrêté la came, il buvait du thé en position du lotus et possédait un chat baptisé Sid, ou Syd, comme Vicious ou Barrett. Je n’ai pas demandé à vérifier l’orthographe. Il allait vendre ses livres chez le bouquiniste situé à quelques pas pour pouvoir manger. Un jour, j’ai acheté sans le savoir un exemplaire d’occasion de Rock Dreams de Guy Peellaert qui lui avait appartenu et sur lequel il avait apposé un tampon à son nom, faute d’être né 6.03.2013 les inrockuptibles 13

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Buriez/Dalle

Taxi-Girl, période trio avec Mirwais et Laurent Sinclair, octobre 1981

à la bonne époque et au bon endroit pour figurer parmi les fresques décadentes du bouquin. I Just Wasn’t Made for These Times des Beach Boys était l’une de ses chansons préférées. Il passait aussi ses journées chez Exodisc, le disquaire du quartier, où il me fit écouter pour la première fois le maxi Paris qui sortait des presses. J’étais dubitatif et lui aussi. Mirwais était fasciné par Prince, lui restait attaché à Iggy, Dylan et Gainsbourg : ils ne se trouvaient plus de terrain d’entente, et la pression de leur maison de disques était terrible. C’était sans doute la dernière cartouche, disait-il, lucide et résigné, avec cette incursion maladroite dans le rap et une déclaration de haine à cette ville où il avait toujours vécu – où il était né en mai 1959 – et dont il avait usé presque tous les pavés. Il y aura finalement un dernier single de Taxi-Girl, Aussi belle qu’une balle, en hommage conjugué à Drieu la Rochelle et à Maurice Ronet, au Feu follet, et à ce romantisme suicidaire jamais cautérisé depuis le fameux épisode du tranchage de veines sur scène en première partie des Talking Heads en 1979. Jusqu’à sa re(co)naissance avec l’album Crève cœur en 2004 – grâce à la volonté d’un bon samaritain nommé Frédéric Lo –, Daniel Darc a claudiqué en solo pendant quinze ans, parvenant parfois à toucher

au but comme sur le lumineux single La Ville produit par Daho en 1988, le plus souvent à toucher le fond dans l’indifférence la plus totale. On sentait bien lorsqu’on le croisait qu’il était tiraillé en permanence entre l’envie de sortir enfin des ténèbres – une fois, il nous parla même mariage et enfants – et la tentation d’y végéter avec panache tel un Johnny Thunders hexagonal. Autour de lui, une petite cour malsaine entretenait par procuration cette mythologie du tox insubmersible, du beautiful loser, mais les mêmes fuyaient dès que l’odeur du soufre se faisait trop présente. “Des types en costard, des employés de start-up m’abordaient pour me dire combien j’étais important pour eux, nous disait-il en 2004. J’avais l’impression parfois de me défoncer à leur place, d’incarner ce qu’ils rêvaient d’être sans l’oser.” Avec Jacno, il avait écrit l’inégal Sous influence divine en 1987, mais les deux Jeunes Gens

Mirvais était fasciné par Prince, lui restait attaché à Iggy, Dylan et Gainsbourg : ils ne se trouvaient plus de terrain d’entente

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Denis Darzacq/Vu

2004, année de la renaissance et de la reconnaissance solo avec Crève cœur

Modernes, tels que les avait désignés, parmi d’autres, le magazine Actuel au début de la décennie, n’incarnaient plus ni la jeunesse, ni la modernité. Avec Bill Pritchard, charming man anglais, il cosignait Parce que, un disque pour la première fois plus léger, presque récréatif, porté par une splendide reprise d’Aznavour. Il y aura aussi le très beau Nijinsky en 1994, mais le chemin de croix durera encore dix ans. Le Juif d’origine russe, Daniel Rozoum pour l’état civil, songera un moment à devenir rabbin, puis, comme Dylan, se tournera finalement vers le christianisme, optant pour le protestantisme, par goût sans doute de la protestation. Pendant ce temps-là, son corps s’était alourdi, les sevrages de l’héroïne et de l’alcool avaient eu raison de sa silhouette de samouraï. Un accident de moto lui laisserait bientôt des séquelles douloureuses, autant pour lui qui les endurait que pour ceux qui l’observaient, rampant comme un reptile à demi courbé, un iguane blessé mais jamais menaçant. Lors de la promo de Crève cœur, un disque qui portait bien son nom, on le retrouvait dans les bureaux de sa maison de disques, et Daniel regarda pour les sélectionner quelques images de ses anciens clips des années 80/90. “Putain, j’étais beau quand j’étais junkie, regarde la loque que je suis devenu

depuis que j’ai tout arrêté. Comment tu peux ne pas avoir envie de crever jeune ?”, avait-il gémi, en vieillard de 42 ans. Prince de la précarité et de l’absurde, il nous avouait avoir cramé les royalties récoltées après la reprise de Cherchez le garçon par la Star Academy dans l’achat d’un synthé dont il était incapable de se servir. Le succès, enfin au rendez-vous, l’avait remis d’aplomb. Les concerts de la tournée étaient majestueux et à la cérémonie des Victoires de la musique, il avait l’air d’un gosse au pied du sapin. Amours suprêmes, le successeur moins réussi de Crève cœur, lui donnera toutefois l’occasion de chanter avec Bashung, dans lequel il avait reconnu tardivement une parenté, chose rare pour lui en ce pays. À la sortie de La Taille de mon âme, son ultime album réalisé avec Laurent Marimbert fin 2011, il donnait un concert intimiste et forcément mystique au Collège des Bernardins, devant notamment quelques curés médusés d’entendre ainsi des versets de la Bible déclamés comme de la poésie triviale, Daniel ayant toujours écartelé son âme XXL entre le profane beat et la béatitude sacrée. “J’irai au paradis, car c’est en enfer que j’ai passé ma vie”, avait-il chanté ce soir-là devant les hommes de Dieu. Et si Dieu existe, on espère vraiment qu’il est passé chercher ce garçon. Christophe Conte 6.03.2013 les inrockuptibles 15

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Photo prise en 1989, extraite du livre Daho par Giacomoni (Horizon illimité, 2004)

Étienne Daho

Vraiment, vous faites chier à partir les uns après les autres. N’oublie pas de serrer Denis Jacno dans tes bras pour moi, et faites de belles chansons ensemble. Tu disais que tu irais certainement au paradis et que ton enfer était sur terre. Rendezvous au paradis, mon ami.

Antoine Giacomoni



Dominique A

La première fois que je t’ai vu, en vrai, c’était en 1983, tu étais venu faire un playback de Quelqu’un comme toi, votre single d’alors avec Taxi-Girl, dans le gymnase de Provins, lors d’une soirée organisée par Radio Seine-et-Marne, avec des vedettes plus ou moins avérées du Top 50. Quand vous êtes arrivés sur scène, Mirwais, le bassiste et toi, la bande avait déjà démarré, on entendait ta voix alors que tu n’étais même pas arrivé au micro, et vous vous êtes marrés. Mirwais et le bassiste ont fait le job quand même, mais toi, tu ne t’es même plus préoccupé de faire semblant, tu es allé au piano tapoter quelques touches, il y a eu quelques sifflements dans le public, et tu as quitté calmement la scène en faisant un doigt d’honneur. J’étais déçu, et en même temps soufflé, ça correspondait à l’image que j’avais de toi, mais en plus indomptable encore. Ce soir-là, je me suis dit que je ne serais jamais un rocker, et que je ne pourrais jamais faire ton métier. La deuxième fois, c’était à une soirée à Bruxelles en 1994, tu venais de sortir Nijinsky, ton deuxième album solo, dans une semiconfidentialité, et tu avais joué au First Floor, le nom me revient aujourd’hui, un petit lieu alternatif à Saint-Gilles ; les gens qui t’avaient fait venir insistaient pour qu’on se rencontre, ils savaient combien tes chansons comptaient pour moi, et je me suis laissé faire, tout en sachant que ce n’était pas une bonne idée. Tu étais avec ton ami guitariste, et on vous sentait loin tous les deux, inaccessibles, et moi j’étais bien clean et je me sentais tout con face à vous, avec vos histoires de dope et de mythologie rock’n’roll moisie.



Deux ans plus tard, je faisais une série de concerts à Paris, avec des invités chaque soir ; Pierre, avec qui je jouais, était ton voisin rue Lepic, dans le XVIIIe, et vous aviez sympathisé. Il m’a suggéré de t’inviter à venir nous rejoindre sur scène, et j’ai pris un jour mon courage à deux mains, je t’ai appelé, et tu as accepté, à cette époque, on n’était, je crois pouvoir le dire sans exagérer, pas nombreux à venir te chercher. Quand je t’ai retrouvé dans le bar où nous nous étions rancardés, de dos, je ne t’ai pas reconnu, tu avais pris quinze, vingt kilos, et tu m’as dit que pour la scène, où tu n’avais pas mis les pieds depuis plus d’un an, tu devrais emprunter des fringues à un pote, parce que tu ne rentrais plus dans aucun de tes costards depuis que tu avais arrêté de picoler ; tu m’as même montré tout fier ta médaille de six mois d’abstinence décernée par les AA. Plus tard, nous avons répété dans ma chambre d’hôtel, on faisait des chansons à toi ; tu ne retrouvais plus les paroles, et je me suis permis quelques fausses rimes foireuses, qui à mon soulagement t’ont fait sourire. J’ai été frappé ce jour-là par ta gentillesse : j’ai compris qu’être radical n’impliquait pas de se conduire comme un trou-du-cul. Quand nous avons joué tes chansons quelques jours après à l’Arapaho, j’étais très ému de t’accompagner et d’entendre cette petite voix heurtée que tu avais, tellement expressive, avec des phonèmes qui n’appartenaient qu’à toi. “Je me demande comment quelqu’un comme toi fait pour être quelqu’un comme toi”, chantais-tu. Et on ne pouvait que te retourner le compliment. Des années plus tard, nous nous sommes croisés sur des festivals, des émissions de radio,

des sessions photo, après ton grand retour avec Crève cœur, grâce soit rendue à Frédéric Lo, qui t’a remis en selle. La dernière fois que je t’ai vu, c’était l’été dernier aux Francos de La Rochelle ; on a un peu parlé et on a rigolé, tu avais l’air heureux. On sentait combien tu étais impliqué, tu semblais vouloir rattraper le temps perdu. Le mois suivant, je suis parti sur la route dans le Grand Ouest américain avec mon amoureuse, et un des trois disques qu’on a le plus écoutés durant ce périple a été La Taille de mon âme, ton disque qui sonne le plus français, et qui, étrangement, s’accordait si bien avec les paysages rocheux qu’on traversait. Je me suis dit que je te le dirai quand on se reverrait. Enfin, j’ai eu un dernier signe de toi par interview interposée, tu me citais parmi les gens que tu aimais bien dans ce pays, et ça m’a vraiment touché, parce que je n’oublie pas que tu fais partie des quelques personnes qui m’ont conforté dans l’idée de chanter en français, qui ont fait que la question ne s’est même pas posée. Par ici, il n’y avait à mon sens, à part Miossec et Brigitte Fontaine parfois, pas d’interprète aussi puissant que toi. Je ne parle pas de chanteur, je parle d’interprète, de quelqu’un dont on croit sur parole chaque mot, parce que chaque mot est chargé de chaque jour de sa vie. Sur La Taille de mon âme, c’est flagrant : sur le morceau-titre, rien que ta façon de dire “rien”, c’est bouleversant. Sur ce disque aussi, tu es drôle, vraiment drôle. Aujourd’hui, tu es mort et ça fait chier, parce que tu avais encore, c’est certain, plein de beaux et bons disques en toi, qui nous auraient fait le plus grand bien. C’est comme ça. Merci pour tout, Daniel.

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Lescop Je me souviens, je me rappelle… Je me souviens de la première fois où j’ai entendu Cherchez le garçon, ou plutôt réentendu : je me rappelais d’une vague mélodie inquiétante que j’entendais à la radio quand j’étais petit, mais je ne comprenais pas, c’était juste un tube. Et puis un jour, un DJ la passe à une soirée quelconque dans une boîte de nuit, j’ai 22 ans, et je suis complètement saisi par le texte, ce texte énigmatique repiqué dans je ne sais quel roman de série noire. Ce texte en parfaite adéquation avec la musique… Et là, je comprends que c’est ça que je veux faire, des chansons qui ressemblent à des uniformes, à des cran d’arrêt Mikov, des samouraïs, à Action directe, à Jean Genet, à Maïakovski, à Fassbinder, à Mishima, à Drieu la Rochelle... Plus tard, j’ai rencontré Daniel, et on a partagé ce goût pour



“pour moi, Daniel, c’était aussi ça : un être lumineux. Il va me manquer…”

les choses dangereuses. La première fois que je suis allé chez lui, il m’a offert un exemplaire d’époque des Décombres de Lucien Rebatet que j’ai encore chez moi dans ma bibliothèque, c’est moche, je sais, mais nous on lisait ça... Plus tard encore, Daniel vient chez moi à La Rochelle pendant quatre jours pour qu’on écrive Ne plus y penser (duo qu’on chantera tout les deux avec Asyl), quatre jours qu’il passe à me donner tout un tas de trucs d’écriture, à défoncer mon parquet avec les sangles de ses boots, à boire du Baileys à table (véridique), à s’endormir en jouant de l’harmonica, etc. Une fois, en allant aux toilettes, il tombe sur un de mes livres sur les armes à feu de 39-45 et il me crie “Oh putain ! Je t’adore, mec, dans mes bras…” Notre amitié était scellée. Mais personnellement, je ne voudrais pas qu’on ne se rappelle que de ça chez Daniel, son côté “seppuku”, célinien, désenchanté. Non, Daniel c’est

pas ça, enfin, pas seulement. Parce que Daniel était un être lumineux, et tous ceux qui l’ont un peu fréquenté le savent, Daniel aimait rire, blaguer, il aimait les enfants, écouter les gens lui parler, raconter des histoires marrantes, les bons moments… Je me rappelle d’une fois, on était chez moi, il y avait un soleil éclatant à la fenêtre, on écrivait, on venait de trouver une belle punchline, la pierre d’angle de la chanson, et on était contents. Il a regardé le rayon de soleil, il a répété la phrase qu’on avait écrite plusieurs fois à voix haute, il a bu une gorgée de bière et il m’a dit : “Tu vois, c’est fantastique quand même, la vie…” Voilà, pour moi, Daniel, c’était aussi ça : un être lumineux. Il va me manquer, il va tous nous manquer, mais lui ne manque de rien, soyons émus, mais ne soyons pas tristes, soyons heureux, Daniel s’est transcendé, il est devenu un héros, un samouraï... Lehaim Daniel ! Barouh dayan haemet. Le Seigneur est ton

berger, tu ne manques de rien... LUV Un samouraï se présenta un jour devant un maître zen réputé et lui demanda : “Existe-t-il réellement un enfer et un paradis ?” “Qui es-tu ?” lui demanda le moine. “Je suis samouraï.” “Toi, un samouraï ?, s’exclama le maître. Quel seigneur voudrait de toi à son service ? Tu as l’air d’un mendiant !” La colère s’empara du guerrier. Il saisit son sabre et le dégaina. Le maître poursuivit : “Ah, tu as même une épée ! Mais tu es sûrement trop maladroit et trop inexpérimenté pour me couper la tête !” Hors de lui, le samouraï leva son sabre, prêt à frapper le moine. À ce moment-là, celui-ci dit d’une voix calme : “Ici s’ouvrent les portes de l’enfer.” Le guerrier, surpris par la tranquille assurance du moine, rengaina son sabre et s’inclina. “Ici s’ouvrent les portes du paradis”, lui dit alors le maître.

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Patrick Sobelman

“au panthéon de notre conscience collective” Mort la semaine passée à l’âge de 95 ans, Stéphane Hessel avait remis la médaille du Mérite à Robert Guédiguian. Le cinéaste témoigne.

L

orsque j’ai été nommé officier de l’ordre national du Mérite (en 2010 – ndlr), on m’a demandé de choisir la personne qui allait me remettre cette décoration. J’ai naturellement pensé à Stéphane Hessel. Je ne cours pas après les décorations et ça me rassurait que ce soit lui qui s’en charge. Je l’ai appelé. Il avait vu plusieurs de mes films et il m’a tout de suite répondu qu’il était d’accord. La cérémonie avait lieu dans mes bureaux, rue JeanPierre-Timbaud, dans le XIe arrondissement. Je pensais qu’il viendrait accompagné mais il est venu seul par cette belle journée de printemps. Il était un peu en retard, car il s’était trompé de sens dans le métro. Lorsque j’ai vu sa tête passer par la porte d’entrée entrebâillée, à contre-jour, un mot m’est tout de suite venu en tête. Le mot “luftmensch”. C’est un terme qui emprunte au yiddish et à l’allemand et qui signifie “être humain en l’air”. Habillé de son traditionnel costume col fermé et cravate, il apparaissait comme un esprit fantaisiste et indépendant. Dans son discours devant mes équipes, il avait évoqué la chance d’être artiste dans une langue belle et fluide. Il parlait comme un professeur et tout le monde l’écoutait. Après son laïus, il a interrogé toutes les personnes qui font des films avec moi pour comprendre comment nous vivions, comment nous faisions des films. Il avait envie que les gens l’aiment, ça se sentait. Il est resté un long moment avec nous. On a bu des verres ensemble. Un bon vin blanc de Bourgogne ; on avait fait les choses bien. Il était très blagueur. Je me rappelle qu’il m’avait dit : “Il y a quelques années, avec ma femme, nous avions décidé de disparaître en buvant tous les jours. Mais on a arrêté car on ne disparaissait pas et ça nous fatiguait beaucoup.”

“l’histoire de Stéphane Hessel était européenne et mondiale”

Sa disparition me peine, car je ne vois plus apparaître de nouveaux personnages qui ont ce statut-là parmi nous. À savoir une personne en dehors des partis et des clivages politiques ayant cette crédibilité absolue. Il avait un rôle indispensable au sein de notre société grâce à sa biographie exceptionnelle. Il était allemand mais résistant, juif mais défenseur de la cause des Palestiniens. Il était au croisement des grands conflits du siècle dernier. Son histoire était européenne et mondiale. Il était à la fois en dehors de tout ça et en plein dedans. Même quand on n’était pas d’accord avec lui, son parcours nous obligeait à l’écouter. Il avait été très surpris du succès de son livre Indignez-vous !. À vrai dire, le contenu importait peu, le titre suffisait. Il était d’une humilité totale par rapport ça. Il n’a jamais pensé qu’il faisait une œuvre théorique. Ce n’était pas un idéologue. C’était un moraliste. Pour moi, il était vraiment le “contrepoids” de notre société tel que l’avait défini Vladimir Jankélévitch. Quelqu’un d’indépendant et d’irréductible, sans cesse engagé aux côtés des plus faibles. Certains se demandent si sa place est au Panthéon ; je pense qu’il est déjà au panthéon de notre conscience collective. Marx disait que ce sont les masses qui font l’Histoire. Je pense qu’il avait raison, mais que les peuples ne peuvent pas faire l’Histoire sans des individus qui les incarnent. Ça pourrait presque être la définition du génie comme produit historique. Stéphane Hessel était de ceux-là. Il est devenu pour le monde entier l’incarnation de toutes les révoltes face à la crise économique et ses conséquences sociales. Les indignés ont fini par adopter sa posture d’intellectuel-contrepoids dans la rue et dans le monde entier. Ces jeunes gens ne se revendiquaient d’aucune organisation ou idéologie, ils n’avaient pas de théorie pour changer le monde mais ils refusaient cette vision du monde capitaliste et inégalitaire qui leur était proposée. recueilli par David Doucet

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Yannick Choirat Repéré au théâtre et chez Jacques Audiard, il joue dans un téléfilm de Pierre Schoeller.



ans Les Anonymes, le téléfilm de Pierre Schoeller (L’Exercice de l’État) diffusé cette semaine sur Canal+, il appartient à l’équipe de flics qui nuit et jour pilonne de questions pendant leur garde à vue les indépendantistes corses soupçonnés du meurtre du préfet Érignac. Dans La Réunification des deux Corées, le dernier spectacle de Joël Pommerat, il interprète une demi-douzaine de personnages, chacun incarnant une forme différente de l’amour, filial, jaloux, nostalgique… Il y a quelques mois, on l’avait remarqué en amant un peu veule de Marion Cotillard dans De rouille et d’os (“C’était comme un shot de vodka, très court mais très fort”, dit-il à propos du tournage), puis en jeune bourgeois ultragauchiste dans Télé Gaucho. Sur scène,

sur les écrans, on voit de plus en plus Yannick Choirat, comédien à l’air narquois, à son aise dans la comédie et délicat dans le pathétique. Enfant, son père lui montrait essentiellement des films de Jackie Chan et de Bruce Lee. Ado, il adorait Harvey Keitel. Aujourd’hui, il aime beaucoup Joaquin Phoenix. Un jour, il aimerait réaliser un film. “J’en ai très envie. Mais je cherche encore le sujet auquel je tienne suffisamment pour y consacrer deux ou trois ans de ma vie. Mais je ne me presse pas. Je suis un peu un lent.” Jean-Marc Lalanne photo David Balicki pour Les Inrockuptibles Les Anonymes – Un’ pienghjite micca téléfilm de Pierre Schoeller, le 11 mars, 20 h 55, Canal+ lire aussi pages 58 à 60

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“j’ose plus sortir depuis que j’ai trop bu à une soirée et que je me suis mis à danser comme Thom Yorke”

retour de hype

“quand je mourrai, j’irai au paradis, car c’est en enfer que j’ai passé ma vie”

“je reçois des SMS chelous de Rachida Dati en ce moment, j’comprends pas”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz Olivier Minne président

Sky Ferreira

David Brent

Rama Yade

Griefjoy

Scarlett Johansson au chant la tapisserie de Bayeux

Marion Cotillard partout

“habemus diazépam”

la tour Eiffel en sextoy

Olivier Minne président Trésorier de la section PS de Los Angeles (wesh), l’animateur, candidat comme suppléant pour l’investiture du parti en vue de la législative partielle dans la circonscription d’Amérique du Nord, n’a malheureusement pas été investi. Partie remise ? La tour Eiffel en sextoy sur latourestfolle.com. Misère. Marion Cotillard aura le rôle principal du prochain

Anne Hathaway

“mars, les giboulées”

film des Dardenne. Scarlett Johansson lance un girls band : The One And Only Singles. Ah oué ? La tapisserie de Bayeux Un groupe d’Anglais passionnés a mis un point final à l’ouvrage de la reine Mathilde. David Brent Ricky Gervais reprendra le 15 mars son rôle culte dans un épisode spécial de The Office à l’occasion du Comic Relief sur la BBC. D. L.

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Kim Kardashian KimKardashian

Everyone wants happiness No one wants pain But you can’t have the rainbow Without a little rain 00:13 - 1 mars 2013

61 % Platon

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“N’est-il vrai que, nous autres hommes, désirons tous être heureux ?”, affirmait déjà Platon dans l’Euthydème

Retweeter

Favori

26 % Catherine Laborde

rapport à l’anticyclone des Açores qui nous amène la pluie, là, apparemment

13 % Shakespeare

pour ces vers bouleversants

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Lena Dunham cover Girl L’interprète-créatrice-productrice du carton Girls multiplie les casquettes et raréfie son vêtement. Au point qu’on se demande si elle n’en fait pas trop à force d’en faire moins.

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l’art de la mise en avant

Lena ou l’école du pouvoir

Lena Dunham en fait-elle un petit peu trop ? “Personnalité la plus cool de l’année 2012” selon le Time, cette jeune femme de 26 ans multiplie les succès avec Girls, série-phare de HBO dont elle est l’auteur principale – mais aussi la coproductrice et interprète numéro 1. De la minivague Tiny Furniture (son long métrage de 2010 présenté au festival South by Southwest) qui lui a permis de rencontrer son désormais coproducteur Judd Apatow, au tsunami Girls, Lena Dunham s’est imposée comme la relève d’une certaine forme de comédie américaine. Et tant pis pour les esprits chagrins pour qui elle est aussi et surtout l’archétype de la postado qui pense que ses réflexions existentielles au ras des pâquerettes la rendent spéciale, alors que c’est précisément ce qui fait d’elle une personne tout à fait commune. Ce mois-ci, pour fêter ses deux Golden Globes et le succès de la saison 2 de Girls, Rolling Stone se demande comment “une vie caractérisée par la prise régulière d’anxiolytiques et une sexualité médiocre peut donner une série à succès”. Poil aux nénés.

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Pour le béotien, la poitrine offerte de la dame en couverture peut prêter à confusion. Il est ainsi important de préciser que chaque épisode de Girls ressemble à un épisode de Belle toute nue, Lena Dunham s’ingéniant à passer une bonne partie de son temps à l’écran à oilpé – et dans des positions peu flatteuses. Un hobby qui lui vaut dans la presse des adjectifs aussi atroces que “couillue” et/ou “potelée” – ce qui n’est jamais vraiment bon signe. En revanche, il est vrai que la série donne à voir des filles “normales” physiquement et sexuellement (d’où le “Bad Sex” de l’accroche). Dans Girls, si la chair est triste, le récit, lui, est souvent divertissant. Voilà qui (même s’il est toujours question de quatre jeunes femmes blanches et issues d’un milieu plutôt aisé) change de l’atroce Sex & the City et donne un petit coup de pied dans le thorax aux canons de beauté contemporains.

une langue bien pendue Lena Dunham est perpétuellement sur le fil. Entre l’autodérision et la séduction, l’équilibre est difficile à trouver tout en restant dans la subtilité. Cette pose pataude, toute langue dehors, symbolise bien le problème de la série où parfois la maladresse est mise en scène avec de trop grosses ficelles. À la fin de l’année dernière, Lena Dunham signait un contrat avec une maison d’édition : 3,7 millions de dollars pour Not that Kind of Girl, un livre que l’on annonce comme une compilation de “conseils francs et drôles sur tous les sujets, du sexe à la nourriture, des voyages au travail”. Une grande joie pour les fans qui, depuis le lancement

de Girls, ne cessent de se pâmer en saluant l’arrivée sur les écrans de “filles comme nous”. D’accord. Mais les personnages féminins de Lena Dunham sont égoïstes, égocentriques, et leurs centres d’intérêt ne dépassent pas leur petit périmètre. Heureusement, dès les premières minutes de la série, son personnage explique à ses parents être “la voix de sa génération” avant de rectifier : “une voix d’une génération”. Celle des petits-bourgeois blancs autocentrés qui se créent des problèmes superficiels pour donner du goût à leur vie sans drame ? En ce sens, la série est un chef-d’œuvre. Diane Lisarelli

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c’est-à-dire

nous, je, tu La droite libérale domine en Europe. Et même quand la gauche gagne une élection, elle peine à faire émerger une Europe démocratique, sociale et solidaire, tétanisée par les espérances qu’elle porte et par la force du système. Qu’elle soit protestataire et minoritaire ou dissoute par l’exercice du pouvoir, la gauche ne parvient pas à transformer ses idées en résultats concrets. Elle ne change la vie que dans ses discours. Sophie Heine, dans Pour un individualisme de gauche, propose à ce titre des pistes de réflexion intéressantes. La gauche ne doit pas seulement développer la critique (ce qu’elle fait plutôt bien) ou proposer des réformes (ce qu’elle fait très timidement), mais inventer un nouvel horizon, faire rêver un peu (ce qu’elle ne fait plus du tout). Heine propose de remettre l’individu au cœur d’une nouvelle “utopie réaliste” de gauche. Idée a priori saugrenue : l’individualisme est une valeur de droite, la gauche ayant toujours privilégié le collectif. Partant du principe que le moteur des êtres est autant l’égoïsme que l’altruisme, l’auteur ne jette pas pour autant aux orties l’action collective. Si l’émancipation et la liberté individuelles sont des fins, Heine maintient que le meilleur moyen d’y parvenir est la mobilisation sociale et politique. Et à l’inverse, pour mobiliser mieux, la gauche devrait abandonner la rhétorique morale, les appels à la générosité et à la solidarité, qui ne fonctionnent plus, mais convaincre que la transformation sociale sert in fine l’intérêt de chaque individu. Si le libéralisme sert l’égoïsme d’une minorité, Heine prône une gauche de l’individualisme pour tous. Cela semble paradoxal, mais au point où en est la gauche en France et dans le monde, toutes les idées neuves sont les bienvenues. Pour un individualisme de gauche de Sophie Heine (J.-C. Lattès), 285 p., 17,50 €

Serge Kaganski

la guerre des idées est déclarée Le politologue Gaël Brustier explique la droitisation des espaces politiques et les replis identitaires par l’idée trop développée d’un déclin de l’Occident. par Jean-Marie Durand

B  

ien que la gauche française règne politiquement, sa domination effective ne serait-elle pas bâtie sur un faux-semblant ? Culturellement, ne reste-t-elle pas dominée par un “spontanéisme droitier”, se demande Gaël Brustier dans La guerre culturelle aura bien lieu… ? Dans son précédent essai, Voyage au bout de la droite, le chercheur avait déjà identifié la droitisation de la politique et des imaginaires, dont les aspirations épousent les valeurs des partis conservateurs. Prolongeant cette réflexion, il s’interroge aujourd’hui sur la “douce illusion” de la gauche française qui ne perçoit pas, selon lui, “la fragilité de sa position”. S’appuyant sur le célèbre concept de “guerre culturelle”, théorisé dans les années 30 par le philosophe italien Antonio Gramsci, Gaël Brustier affirme que la gauche doit aujourd’hui “porter le combat culturel”, au risque de se faire absorber par un vent idéologique dominant qui contredit ses valeurs fondatrices. Une nouvelle hégémonie culturelle s’est emparée du sens commun dans nos sociétés, entraînant une droitisation inédite,

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Laurindo Feliciano

d’où la nécessité pour la gauche de “faire retour sur les circonstances qui ont permis à l’idéologie de la crise de s’ancrer dans la société”. Cette hégémonie culturelle se définit par “l’occidentalisme”, une idéologie de la crise qui, selon Brustier, “fait du déclin un viatique de la pensée, un facteur explicatif de toutes nos difficultés”. Pour définir cette notion, l’auteur se fonde sur celle, inversée, d’orientalisme, théorisée par le grand écrivain palestino-américain Edward Saïd dans son livre séminal, L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident. L’occidentalisme désigne cet “Occident qui se perçoit en danger et au bord du déclin”. Pour que l’Occident ait peur, il faut qu’un autre soit défini et “cet autre, c’est l’Orient, essentialisé depuis des siècles”. Si l’idée de déclin hante l’Occident depuis le début du XXe siècle, il s’est radicalisé au début du XXIe siècle, alimenté par des peurs plus ou moins légitimes – 11 septembre 2001, montée de l’islamisme et de la Chine, chômage endémique… Avec pour seule riposte les replis identitaires, sortes de “paniques morales” face à des pratiques jugées dangereuses, comme l’islam, objet d’un emballement médiatique tel que le démontrait récemment le sociologue Raphaël Liogier dans Le Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective. Ces paniques morales produisent des effets concrets : le vote d’extrême droite s’accroît, les droites parlementaires se radicalisent, les gauches renoncent à leurs engagements et doivent, pour mieux la contester, prendre la mesure de cette métaidéologie. Elle a ainsi “tout à gagner à faire un pas de côté, à se garder de suivre les schèmes imposés par l’idéologie de la crise”, ce qui nécessite “un effort accru en matière de déconstruction de l’imaginaire”. Face au spontanéisme droitier, la gauche se doit d’élaborer

les droites parlementaires se radicalisent, les gauches renoncent à leurs engagements une stratégie de combat culturel, au risque qu’un “backlash” culturel l’emporte. La gauche européenne ne peut s’en remettre à la “gestion” ou au “verbalisme”, c’est-à-dire à l’invocation permanente et vaine de la République, des classes populaires ou du patriotisme, comme s’y livrent les porte-parole de la “gauche forte” et de la “gauche populaire”. Si la première gauche a refusé de penser la société, si la deuxième gauche a délaissé la Nation, si toutes les gauches ont, comme le suggère Jean-Claude Michéa dans son nouvel essai Les Mystères de la gauche, renié les valeurs du socialisme originaire (camaraderie, honnêteté, “décence commune” théorisée par George Orwell…), la gauche actuelle ne peut pas passer à côté de la nécessité de “penser culturellement le monde”, d’imaginer “une République débarrassée de ses travers occidentalistes”. Libérée de “l’idéologie de la crise” et de son universalisme abstrait, elle a un chantier décisif devant elle : lutter contre la crise sans se laisser impressionner par les effets sournois de son idéologie conservatrice, faire progresser l’égalité dans un espace commun qui, en dépit de la fragilité de ses frontières économiques, déjouerait les aveuglements séparatistes et identitaires. La guerre culturelle aura bien lieu… de Gaël Brustier (Mille et une Nuits), 234 pages, 18 € lire aussi Introduction à Antonio Gramsci de George Hoare et Nathan Sperber (La Découverte), 124 pages ; Les Mystères de la gauche – De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu de Jean-Claude Michéa (Climats), 132 pages, 14 € 6.03.2013 les inrockuptibles 27

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où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

Ou comment une idée marketing saugrenue (célébrer l’année du serpent chinoise) peut aboutir contre toute attente à un résultat franchement réussi. Soit cette paire de Vans Sk8-Hi dont le motif “peau de serpent” est joliment strié par la rayure en cuir rouge. Stussy x Vans

Toshiaki Shiga (S336)

avec ces baskets venimeuses aux pieds

dans ce bandana postapocalyptique Imprimé digitalement, ce bandana fait partie d’une série née de l’imagination prolixe et futuriste d’Élise Flory et Farid Mekbel, les deux directeurs artistiques de Mass Confusion. On aime particulièrement ce motif atome, à porter près du cœur. www.mconfusion.com

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Videostill, Rineke Dijkstra, Courtesy galerie Max Hetzler, Berlin

Bercy Chen Studio. Photo Paul Bardagjy

Toshiaki Shiga (S336)

sous ce tipi souterrain Dans une zone industrielle à Austin, Texas, l’Edgeland House réinterprète l’une des formes architecturales les plus anciennes de l’Amérique du Nord : le tipi. Construite en verre, béton, acier et dotée d’un toit recouvert d’herbe, elle s’intègre parfaitement à son environnement, utilisant par exemple la capacité de la terre à réguler la température. bcarc.com/project/edgeland-house

chez cette jeune Anglaise Face à la caméra, une adolescente de Liverpool à la robe ultracourte danse sur son titre club préféré : elle est l’une des cinq protagonistes de The Krazy House, une des installations vidéo les plus célèbres de la photographe néerlandaise Rineke Dijkstra. À (re)découvrir au MMK de Francfort qui lui consacre sa première rétrospective vidéo. jusqu’au 26 mai, www.mmk-frankfurt.de

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le long de cette nuque panoptique Pour la géométrie de la coupe, l’éclat azur de la marinière et la paire de lunettes Panamá assortie qui tombe nonchalamment sur le creux de la nuque, rase et offerte.

Études Studio

lunettes Super x Études, store.retrosuperfuture.com

sur le clavier de cette machine à écrire USB Embrasser la technologie contemporaine sans pour autant renoncer au fétichisme analogique : c’est tout (et peut-être le seul) l’intérêt de cette machine à écrire USB pour iPad. Débouchez une bouteille, asseyez-vous sur un siège de préférence inconfortable : votre premier roman n’attend plus que vous.

dans le n° 2 de Garagisme Superbe graphiquement, nerveux intellectuellement, Garagisme en a sous le capot : créé par le directeur artistique Gilles Uzan, ce magazine, plus proche du Crash de Cronenberg que de L’Auto-Journal, explore la culture automobile et les transports individuels sous un angle sociologique et anthropologique. gillesuzan.com/garagisme-magazine

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Michael Muller

Quand des bimbos à peine sorties de l’adolescence mais déjà idoles de leur génération croisent le monde subversif de Harmony Korine, la rencontre est explosive. Entretien avec le cinéaste et son acteur, James Franco. par Jacky Goldberg, Olivier Joyard et Serge Kaganski

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Selena Gomez, Ashley Benson, Rachel Korine et Vanessa Hudgens en bikini et en garde à vue

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cône alternative et agitée du cinéma américain depuis les années 90 – il s’était fait remarquer en tant que scénariste de Kids, le film de Larry Clark, en 1995 –, Harmony Korine semblait voué au statut de cinéaste et artiste culte, admiré par quelques-uns et ignoré par la majorité. Depuis Gummo (1997) et Julien DonkeyBoy (1999), suivis d’un trou filmographique de plusieurs années, ses films Mister Lonely (2007) et Trash Humpers (2009) paraissaient même en légère perte de vitesse, moins en phase avec l’époque. Allumé par ses stars Disney encanaillées (Selena Gomez, Vanessa Hudgens…), l’ébouriffant Spring Breakers vient remettre le garçon grandi au Tennessee au centre du jeu. Il y a quelques années, parler à Harmony Korine relevait parfois du miracle, entre rendez-vous manqués et tirades cosmiques. Sans avoir rien perdu de sa folie, il sait désormais l’éclairer par des mots précis et souvent captivants. Il faut dire qu’il vient d‘avoir 40 ans. Spring Breakers provoque un buzz considérable, loin du cinéma underground que vous avez connu. Avez-vous l’impression de rentrer dans le système ? Harmony Korine – Je n’ai vendu mon âme à personne et je considère Spring Breakers comme un film personnel de la première à la dernière image. Mais la culture alternative que vous évoquez n’existe plus. Sur internet, tout flotte dans l’air de manière indifférenciée – le contraire de l’underground. Gamin, j’attendais trois mois pour recevoir des albums commandés dans Maximum Rocknroll. L’attente et le secret faisaient partie de mon excitation, ils façonnaient même mon goût pour la musique. Maintenant, n’importe quel album est disponible en quelques heures et nous devons recontextualiser et réorganiser nos propres hiérarchies. En plus, quand j’étais ado, il existait une frontière entre ce qu’on pouvait faire et ce qui était “interdit” sous peine de passer pour un

vendu. J’ai l’impression que le premier réflexe aujourd’hui consiste justement à se vendre. Le rêve est de vivre en public. Quand j’ai commencé à bricoler deux ou trois choses artistiques, je ne voulais surtout pas que les gens le sachent. Je détestais l’idée qu’ils me connaissent. Je voulais rester caché. Avez-vous évoqué ces sujets avec les actrices du film ? À part votre épouse Rachel, elles sont issues de l’univers des jeunes stars Disney. Le contraire de vous… On ne s’est pas assis autour d’une table pour évoquer tout ça. Vanessa Hudgens, Ashley Benson et Selena Gomez incarnent le rêve de la nouvelle génération et son rapport à la célébrité. Moi, je suis juste un observateur. Cela ne veut pas dire que je les ai prises en traître. Je n’aime pas arnaquer les gens. Je les ai encouragées à voir mes autres films car ils sont un peu spéciaux. En tant que réalisateur, j’étais le type en qui elles doivent avoir confiance. J’ai tout fait pour qu’elles se sentent bien. Mais depuis le début, je leur ai dit que Spring Breakers serait une expérience hardcore. Qu’elles devraient être audacieuses, que je les pousserais vers des extrémités où elles n’ont pas l’habitude d’aller. Je savais que plus elles iraient loin, meilleur serait le film. Quelle a été votre méthode pour faire exister le groupe de manière aussi forte ? J’ai utilisé au maximum l’énergie du moment. Comme nous tournions en décors réels au cœur de la Floride, les filles étaient sans cesse poursuivies par des paparazzis. C’était un nouveau monde pour moi mais j’ai fini par l’accepter. La paranoïa qui en découlait a même infusé le film de manière intéressante. Pour obtenir des performances naturelles, la clef était de respecter leur mode de vie. J’ai passé presque un an avec les actrices entre les auditions et les répétitions. Certaines étaient amies entre elles depuis longtemps. Il était hors de question de transformer leurs relations car celles-ci ont façonné le film et surtout pas le

contraire. Je ne voulais pas non plus faire de commentaires sur leurs choix personnels. Je ne me place jamais dans la peau du juge. Ma méthode est plutôt celle d’un chimiste. Je mets certains éléments en contact, des lieux, des idées, des sons, des actrices, je secoue tout ça et filme le moment où l’explosion se produit. Les filles pouvaient aller dans des directions contradictoires, tout était intéressant, même les erreurs… La poésie est venue de ce sens du hasard qui régnait sur le film et que Vanessa, Rachel, Ashley et Selena ont accepté. On a l’impression de voir ces jeunes femmes se révéler à elles-mêmes, presque ahuries d’en être arrivées là. C’est la puissance du cinéma… La surprise est toujours belle à filmer.

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Dans Spring Breakers, il y a cette scène entre James Franco et Selena Gomez où il tente de la violenter. Je l’avais en tête depuis des mois, mais je n’ai pas voulu en parler à Selena, afin de saisir sa réaction sur le moment. C’était comme une expérience. Je considère qu’il s’agit de sa meilleure scène… Au-delà de ses aspects pop et flamboyants, Spring Breakers rappelle le genre historique du film noir. Pourquoi ce mélange ? Pour rester explosif ! J’ai beaucoup pensé au sous-genre du beach noir (séries B des années 50 se déroulant en bord de mer – ndlr) en préparant le film. La réalité de la Floride s’y prêtait. Les paysages sont parfois étranges, complètement désolés. La solitude

et le danger règnent. On a l’impression que les habitants participent à un programme de protection de témoins. Vous savez, ces types qui ont parlé lors d’un procès et doivent changer de vie pour éviter les représailles… Dans certaines petites villes, c’est comme si tout le monde cherchait à se perdre ou à devenir invisible, comme dans un film noir. Ce genre d’atmosphère permet de sonder quelque chose qui me passionne : la violence et l’horreur qui rôdent sous la surface de la culture américaine. Comment avez-vous conçu le style narratif de Spring Breakers ? Je voulais créer un récit liquide inspiré par une énergie sans logique. Saisir une sauvagerie où le temps n’aurait aucune importance.

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“Britney incarne le côté obscur des icônes adolescentes américaines” L’inspiration vient plus de la musique électronique que du cinéma. Une musique proche de la transe, fondée sur des boucles. Mon ambition était que le film dépasse le sens commun et le langage, qu’il flotte, que les sons surgissent de toutes parts et qu’une émotion s’installe malgré tout. Comme une expérience physique qui vous traverse. Cette façon de concevoir le récit vient de mon intérêt de plus en plus marqué pour les microscènes. J’essaie de développer cela depuis quelques années. J’avais déjà travaillé dans ce sens en tournant des pubs (pour Liberty Mutual ou Budweiser – ndlr). Mais ici, j’en ai fait ma méthode principale sur une longue durée. Je ne pouvais pas me permettre d’être insipide, c’était risqué. Visuellement, le film propose un regard sur la tradition américaine trash qu’est le Spring Break (lire critique ci-contre). On pense aussi à l’émission The Grind, qui fit les beaux jours de MTV dans les années 90. Beaucoup de peaux nues et pas mal de fluo… Pendant deux ans, j’ai collectionné les documents : du porno tourné à la fac dans les “fraternités”, des images de fêtes, des trucs du genre Girls Gone Wild, ces vidéos où des filles jouent à qui sera la plus délurée en montrant leurs seins, des étudiants en plein Spring Break qui pissent sur des voitures de golf, foutent le feu à leur chambre, baisent n’importe où… Le fluo, les néons, la Floride, les couchers de soleil… Tout cela s’est emmêlé dans mon esprit, c’était comme du symbolisme codé. Ensuite, j’ai demandé au chef opérateur de faire en sorte que Spring Breakers paraisse avoir été éclairé par des bonbons multicolores du genre Skittles, comme si on utilisait de la poussière d’étoiles en guise de filtre. J’avais envie que le ton et la texture du film deviennent des personnages, comme si on pouvait les toucher.

La mode vous a toujours intéressé. Vous avez travaillé récemment avec Proenza Schouler et Supreme. Dans les années 90, vous étiez proche de Chloë Sevigny et de la marque X-Girl… C’est vrai, je traînais un peu avec des gens de la mode à New York. Daisy von Furth, Kim Gordon de Sonic Youth étaient des amies. Chloë faisait partie de cette bande. Mais franchement, la mode, je n’en ai rien à battre. La manière dont les gens s’habillent éclaire leur personnalité, mais la fashion en tant que business n’a aucun intérêt. Dans les années 90, certaines marques alternatives étaient importantes pour moi, comme Bernadette Corporation, qui brouillait les frontières entre art et mode et proposait une approche radicale et théorique. C’était aussi intéressant de fréquenter ces gens là que des peintres ou des musiciens. Très jeune, vous avez commencé comme skater, pas du tout comme artiste… C’était la première activité dont je suis tombé amoureux, à l’âge de 12 ans. J’ai grandi dans le Tennessee et là-bas, le BMX et le skate étaient synonymes de liberté, de contre-culture, de kids un peu fous, de violence. J’ai été complètement aspiré par cette sauvagerie qui trouvait un écho dans ma personnalité. J’adorais vivre dans la rue, dormir et baiser dans des buildings abandonnés. Je viens d’une époque où on pouvait partir pendant une semaine sans donner de nouvelles. On ne cherchait pas à vous joindre avec les portables, puisqu’il n’y en avait pas. Mes parents me laissaient faire (rires). Ça semble complètement irréel aujourd’hui, car tout le monde est obsédé par l’idée de garder le contact. Mais c’était facile de se perdre et j’aimais ça. Le skate m’a ouvert sur la réalité. Quand j’ai eu 16 ans, j’ai voulu faire des films. J’ai réalisé mon premier court métrage en classe de première. Je suis parti à New York deux ans plus tard.

Vous avez une passion pour la culture pop. Deux chansons de Britney Spears sont reprises dans Spring Breakers, dont la bouleversante Everytime. Pourquoi ce choix ? J’ai toujours voulu utiliser ce single de Britney. Cette fois-ci était la bonne car la chanson trouve des échos dans le film lui-même. C’est une pépite pop et bubble gum magnifique, dont on aurait retiré tout l’air pour la rendre horrifique. Séduisante en surface mais menaçante dans le fond. Je souhaitais que Spring Breakers ressemble à cela. Dans ma chambre d’hôtel, pendant les repérages, je me suis passé Everytime en boucle des centaines de fois. Tard le soir, je partais errer en voiture à la recherche de lieux de tournage. J’ai imaginé peu à peu la scène d’ultraviolence que la chanson pourrait accompagner. Britney est le symbole du côté obscur des icônes adolescentes aux États-Unis, le modèle même de la “all american girl” qui a mal tourné, comme une fantaisie pop qui perdrait le contrôle. Maintenant, il semblerait qu’elle aille mieux. Je n’en suis pas sûr. Vous avez vu ses interventions robotiques dans l’émission X-Factor récemment ? (rires) Non, je n’ai pas regardé ! Mais Britney me passionne depuis longtemps. Il y a eu cette période fascinante où on trouvait chaque jour sur internet des petites séquences d’elle arpentant les rues de Los Angeles… Il lui arrivait de discuter avec les paparazzis. Elle portait des perruques. Ce serait intéressant d’imaginer un film qui reconstruirait toutes ses divagations en temps réel. Deux heures de Britney en voiture, faisant un stop à la station essence, achetant des chips, repartant, s’arrêtant de nouveau pour aller aux toilettes. Comme une méditation incroyable sur l’état des choses. L’état du monde. Olivier Joyard photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles

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James Franco en mode Snoop Dogg entre Ashley Benson (à gauche) et Vanessa Hudgens

Spring Breakers d’Harmony Korine Quand la carte postale de la Floride se délave, la violence et l’horreur ne sont jamais loin.



onnaissez-vous le Spring Break ? Un rite américain. Chaque année aux vacances de printemps, les étudiants de l’Union prennent le chemin de la Floride pour une semaine d’hommage à Serge Gainsbourg et Ian Dury : sea, sex, sun, drugs and rock’n’roll. Et depuis les clips et films de Snoop Dogg, le Spring Break se consomme aussi avec une bonne dose de rap. Harmony Korine fait son retour en immergeant ses caméras et quatre copines teenage du Midwest dans ce rituel saisonnier de la pop culture, comme s’il transposait le Kids de Larry Clark (dont il a écrit le scénario) sous les couleurs et le soleil de la Floride. Pour se payer le séjour, les quatre demoiselles braquent un fast-food, puis déboulent dans le Sunshine State pour une orgie d’alcool, de bains de mer, de teufs en jaccuzzi et de chair fraîche à rendre définitivement repu un DSK. Korine filme cette débauche de formes et de couleurs avec une énergie folle, variant ses cadrages, balançant des décharges de montage en cut-up, bombardant les mots Spring Break comme un mantra. C’est du Godard boosté au Red Bull, à la tequila sunrise et à la coke, du cinoche long drink, un film Club Med pour ados qui lâchent tous les tigres retenus dans leurs moteurs. Au moment où on se dit que Korine et nous ne tiendrons pas tout le film à ce rythme, un voile d’ombre tombe : les filles passent la nuit au poste, puis comparaissent en référé avec pour toute vêture leurs bikinis de la veille (drôlerie aussi sexy que surréelle). Et c’est là que l’immense James Franco fait son

entrée : relooké Scarface hip-hop en caïd mafieux de la région, il paie la caution des filles et les invite à continuer le Spring Break dans sa villa avec vue sur mer et sur piscine. L’ambiance festive se charge d’une certaine tension, Franco composant une figure à la fois comique et inquiétante, douce et brutale, capable de montrer son impressionnante collec’ de guns puis de pianoter du Britney Spears pour nos bimbos. À voir les filles danser en bord de piscine en maniant des flingues gros comme des bazookas, on pense immanquablement à Tarantino, aux séries Z des années 70 ou au Bikini Girls with Machine Guns des Cramps. Commencé en film de vacances carburant aux energy drinks, Spring Breakers vire gangsta puis film noir, comme une piña colada soudainement corsée de gouttes de sang. Derrière le rêve illusoire du Spring Break, les fractures ethnico-sociales et la violence de l’Amérique rôdent toujours. Korine déchire la carte postale floridienne et déniaise le Spring Break. L’effet rite initiatique est d’autant plus efficace que ses actrices sont des starlettes issues de séries pour ados et de productions Disney. Si ses girls sont des Spring Breakers, Korine est un Spring Break Breaker qui magnifie le mythe de la teuf sans fin puis le brise, avec un style, un humour et une force noire revigorants. Serge Kaganski

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“j’ai appris à faire confiance”

Acteur, cinéaste, musicien, écrivain, peintre… Pas un terrain de jeux qui n’échappe à James Franco. Rencontre avec un (gentil) monstre de travail. par Jacky Goldberg photo Jeff Vespa/Contour by Getty Images

C  

’est dans un complexe hôtelier à Pasadena, que l’on retrouve James Franco pour une demi-heure d’interview, “prise sur sa pause déjeuner”, insiste la publicist. C’est que l’acteur/réalisateur/ producteur/écrivain/ poète/musicien/éditeur/artiste/ professeur/étudiant/homme modeste est, on s’en doute, très occupé. James Franco est sur tellement de fronts qu’il est difficile de le suivre. On l’a d’abord connu “simple” acteur, dans le SpiderMan de Sam Raimi (en 2002) et dans un biopic un peu terne de James Dean (2001) pour la télé, avant de réaliser que Judd Apatow et Paul Feig lui avaient offert son premier rôle d’importance dans la série Freaks and Geeks, dès 1999 : Daniel, un lost kid au sourire béat qu’on aima instantanément. Plus tard, il allait traîner cette belle gueule et cet air sublimement idiot dans le seul film de Nicolas Cage (Sonny, en 2002, où il interprétait un gigolo), chez Gus Van Sant (Harvey Milk, 2008, où il était l’amant du politicien incarné par Sean Penn), chez David Gordon Green (Délire express, 2008, produit par Apatow dont il est resté proche), ou chez Danny Boyle (le médiocre 127 heures où, lui, néanmoins, excellait).

Tout cela aurait suffi à remplir n’importe quel agenda, mais pas celui de ce boulimique de travail de 34 ans. Il s’est ainsi mis à réaliser des films (le site IMDb en indique près de vingt, la plupart inédits ou invisibles !), à écrire des recueils de nouvelles (Palo Alto), à publier de la poésie, à composer des chansons, à s’intéresser aux arts plastiques (il a déjà été exposé plusieurs fois)… Mais également à étudier, de façon compulsive, presque absurde : entre 2006 et 2012, il s’est inscrit dans plus d’universités qu’on ne peut en compter sur les doigts de la main, avec des résultats apparemment probants. Il terminerait actuellement une thèse en littérature anglaise à Columbia... Pour l’heure, il répond à nos questions entre deux bouchées de salade, calmement, les fesses sur une chaise et les pieds sur le lit (évidemment défait). Vous travaillez sur tellement de projets à la fois que c’est parfois un peu dur de vous suivre. J’ai entendu parler d’un film autour de Bukowski que vous auriez réalisé il y a quelques semaines à Los Angeles ? James Franco – Je suis en plein dedans mais j’ai dû m’interrompre pour faire la promotion du Monde fantastique d’Oz. Je compte terminer le film le mois prochain. C’est un projet qui me tient à cœur depuis longtemps.

De quoi s’agit-il exactement ? Pour l’instant, ça s’appelle simplement Bukowski. Ça parle de ses jeunes années. Il a eu une enfance très dure, son père abusait de lui. Mais à travers son art, il est parvenu à faire de cette expérience traumatique quelque chose de quasiment comique, sans qu’elle ne perde rien de sa puissance émotive. J’aimerais capturer un peu de ce ton-là dans mon film. Vous n’avez tourné qu’une poignée de semaines. Pourquoi travailler si vite ? La plupart des films que je réalise tournent, d’une façon ou d’une autre, autour de la littérature. Ce sont des films artistiques, qui n’ont clairement pas vocation à devenir des blockbusters. Je ne fais pas ces films pour qu’un maximum de gens les voient, je les fais pour d’autres raisons. Par conséquent, je dois rester raisonnable sur le budget, et donc tourner vite. C’est la condition sine qua non de leur existence… Par ailleurs, tous les projets ne requièrent pas le même niveau de finition, de perfection. Parfois, on obtient un meilleur résultat en travaillant vite ; on capte une énergie particulière, quelque chose de cru. Ce serait contre-productif d’y passer plus de temps, d’y dépenser plus d’argent. Quelles sont ces autres raisons qui vous poussent à faire ces films ? J’aime me confronter à la difficulté des adaptions littéraires. Cet automne,

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“en faisant un truc vite, on capte une énergie particulière, quelque chose de cru” j’ai tourné un film adapté de Tandis que j’agonise de William Faulkner ; c’est un chef-d’œuvre écrit il y a quatrevingt ans mais dont la structure est tellement étrange que personne n’a osé s’y attaquer. J’ai aussi adapté un livre de Cormac McCarthy, Un enfant de Dieu, dont le personnage principal, Lester Ballard, est très sombre. C’est un tueur, mais il ne s’agit pas pour autant d’un thriller, donc c’est assez dur à situer. Voilà le genre de défis qui m’intéressent. Et vous n’êtes donc pas frustré que ces films restent confidentiels et soient vus essentiellement en festival ? Non, car je sais qu’ils trouveront leur place un jour ou l’autre. Certains de mes films préférés n’ont été vus par pratiquement personne à leur sortie. Vous aimez Fassbinder, je crois ? (son regard s’illumine) J’adore ! Combien de fois ai-je entendu des gens me dire “James, tu fais trop de choses, tu devrais te calmer, prendre ton temps, etc.” Fassbinder faisait parfois trois ou quatre films par an ! Il travaillait tout le temps, à fond, et sur des projets très différents, qui n’avaient pas tous vocation a être des chefs-d’œuvre. Il a beaucoup d’influence sur moi, et aussi sur Harmony (Korine). Il y a une phrase, inspirée de Fassbinder, qu’il me répète souvent : “Je construis une maison. Ce film-ci sera le salon, celui-là la chambre, cet autre sera la salle de bains, cet autre le grenier. Grande ou petite, chaque pièce a son utilité dans une maison, et l’important est de pouvoir y habiter.” Un autre point commun entre plusieurs de vos projets, c’est l’homosexualité. Vous avez tourné des films sur Allen Ginsberg, Kenneth Anger, Hart Crane, Sal Mineo, vous êtes l’amant d’Harvey Milk dans le film de Gus Van Sant… Qu’est-ce qui vous fascine ? Je m’intéresse davantage au travail de tous les gens que vous venez de citer qu’à leur sexualité. Pour moi, ce sont des poètes avant d’être des homosexuels. Parfois, ils intègrent cet aspect dans leur art, parfois non. Mais ça excite la curiosité des tabloïds, qui pensent que je suis gay parce que je joue ou fais des films sur des gays. Ils peuvent écrire ce qu’ils veulent, je ne vais pas arrêter pour

faire taire ces rumeurs. Ça m’est égal, tant qu’ils ne sont pas dans la diffamation (Franco fut récemment accusé d’être un violeur à la suite d’allégations farfelues – ndlr). Une fois cela précisé, le fait est que j’ai beaucoup étudié la théorie queer et son application dans les arts. Interior. Leather Bar., une variation autour de Cruising de William Friedkin, que je viens de présenter à Sundance et à Berlin, est directement lié à mon intérêt pour cette culture. Ça oblige à s’interroger différemment : “Qui sommes-nous ?”, “Comment nous définissons-nous ?”, “Comment interagit-on avec les autres”, des questions qui m’intéressent, en tant qu’artiste, et la sexualité joue un rôle énorme dans tout ça. Et quid du documentaire sur Kink.com, le site porno BDSM (bondage, domination, sadisme, masochisme), que vous avez produit ? Ça s’inscrit dans la même problématique. Le BDSM, qu’il soit hétéro, bi ou gay, fait partie de la théorie queer parce qu’on y joue un rôle. On y porte un masque. On y décide ce que l’on est, ce que l’on fait, selon certaines règles particulières qui remettent en jeu les dominations habituelles de la société. Je suis fasciné par l’écart entre ce que l’on voit à l’écran, de la soumission à des niveaux extrêmes, et ce qui se passe en dehors : de l’échange, de l’amour, de l’amitié, de la tendresse. Je suis fasciné par cette bascule entre la maîtrise et le laisser-aller. Depuis que vous réalisez des films, et donc que vous êtes amené à diriger des acteurs, avez-vous changé votre façon de jouer ? Oui, profondément. Avant, je n’avais qu’une seule façon de m’exprimer artistiquement : le jeu. Par conséquent, je me mettais une pression de dingue. Je voulais tout contrôler. Faire en sorte que chaque rôle soit ma création. Ça me rendait parfois difficile à vivre. Je me détestais lorsque j’étais désynchronisé avec le réalisateur. Je rendais les autres malheureux, je me rendais malheureux, je n’en pouvais plus. En réalisant mes propres films, je me suis rendu compte que le boss, sur un plateau, c’est le metteur en scène, pas l’acteur. Point. C’est son film, et les acteurs sont là

pour servir sa vision. J’ai donc appris à lâcher du lest en tant qu’acteur, à faire confiance, à m’abandonner. C’est d’une certaine façon ce que font les performers de Kink… Oui, exactement ! Et ce n’est pas parce qu’on se laisse aller qu’on y perd au change, au contraire. Y a-t-il un film en particulier qui vous a fait comprendre ça ? Oui, je crois que c’est en travaillant sur Harvey Milk avec Gus Van Sant et sur Délire express avec David Gordon Green. Sur ce film-ci, j’ai appris une grande leçon : “Just relax and have fun !” Quant à Harvey Milk, j’y travaillais avec mon réalisateur préféré et un de mes acteurs préférés, Sean Penn, alors je me suis simplement reposé sur leur talent. J’ai appris à faire confiance. Y a-t-il un réalisateur avec qui vous rêveriez de travailler ? (il réfléchit) À vrai dire, je crois que j’ai déjà travaillé avec tous mes héros. Je ferais n’importe quel film avec Gus Van Sant, Harmony Korine ou Sam Raimi. Avec Danny Boyle aussi… Je suis très heureux de ce que j’ai fait ces cinq ou six dernières années. Je suis encore jeune, mais je crois que j’ai déjà accompli la plupart des trucs que je rêvais de faire en devenant acteur. La suite, c’est du bonus. J’ai beaucoup reçu, maintenant j’ai envie de donner. C’est une des raisons pour lesquelles j’enseigne. Qu’enseignez-vous ? Des choses diverses, aux universités de Los Angeles, de Californie, de New York et au California Institute of the Arts. J’essaie de donner à mes étudiants des opportunités, des ressources, de les aider au maximum, de leur présenter des grands acteurs pour qu’ils puissent collaborer avec eux… C’est un changement complet de perspective pour moi. Je ne me demande plus quel sera le prochain gros projet qui va faire monter ma cote. Chaque geste artistique n’a pas à être un choix de carrière. C’est plutôt : comment ça va m’aider à me découvrir moi-même, et comment ça peut aider un autre artiste à avancer. Je me concentre désormais sur les autres, ou sur des choses plus petites, et ça me rend heureux, vraiment heureux.

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De gauche à droite : Rachel Korine, Ashley Benson, Selena Gomez et Vanessa Hudgens. Paris, février 2013

toxic girls J 

Les petites princesses Disney n’ont pas froid aux yeux. e n’ai pas encore montré Spring Breakers à ma mère, j’ai peur qu’elle se mette à pleurer.” La blonde Ashley Benson, héroïne de série télé (Pretty Little Liars), se tourne vers sa meilleure copine, la brune Selena Gomez, 20 ans, chanteuse et actrice estampillée Disney, ex de Justin Bieber, 14 millions de followers sur Twitter. “Moi, j’ai organisé une soirée avec mes proches. Pendant la projection, ils ont écarquillé les yeux, choqués, ce qui m’a prouvé que j’avais eu raison de tourner ce film.” Dans la pièce se trouve également Vanessa Hudgens, vedette de High School Musical et ancienne girlfriend de Zac Efron. En bas du grand hôtel, une foule de jeunes filles hurle les prénoms de ses idoles. De temps en temps, les actrices entrouvrent la fenêtre du troisième étage et les saluent. Dans le film, les actrices semblent sortir d’elles-mêmes, gambadant en bikini, proférant des insanités, se frottant à des garçons au bord de la piscine. Vanessa Hudgens en deviendrait mélancolique : “Je ne sais pas si je referai un jour un film comme ça, car les réalisateurs comme Harmony ne sont pas nombreux, mais je suis devenu accro à la sensation de liberté extrême que j’ai ressentie sur le plateau. Je ne veux pas l’oublier.” Selena Gomez ne regrette rien non plus. “Pourquoi aurais-je hésité ? Je suis allée voir Harmony à Nashville, on a parlé de mon style de vie et de la façon dont il voulait que je m’en éloigne devant sa caméra. C’est la raison même pour laquelle j’ai accepté le film. Harmony souhaitait qu’on se laisse glisser avec lui, qu’on parte en Spring Break, en quelque sorte.” Ces vacances consacrées à la trinité sexe, alcool et drogue, où des hordes d’étudiants débarquent chaque printemps en bord de mer,

aucune des actrices du film n’y a participé dans la vraie vie. Le film leur a donné l’occasion d’en connaître le goût. “Le tournage a eu lieu en Floride au moment des festivités, explique Rachel Korine. Tout le monde se baladait en maillot, ce qui a rendu les choses plus faciles.” À 26 ans, Rachel est l’intruse de la bande car mariée à Harmony Korine. “Avec elle, on se sentait en sécurité, explique Vanessa Hudgens. Paradoxalement, cela nous a aidées à nous mettre en danger.” Si son aisance à se glisser dans le moule stupéfie, le monde intérieur de madame Korine paraît différent de celui de ses camarades. Le silence se fait lorsqu’elle explique que “James Franco a le charme sinistre de Robert Mitchum”. Les autres connaissent-elles seulement cet acteur ? La transformation des icônes mainstream en diablesses délurées n’a pas totalement fait disparaître les petites filles sages. Lors de la séance photo, elles n’ont aucune envie de foutre en l’air la suite de luxe, mais seulement hâte d’aller au spa. Un peu plus tôt dans la journée, nous avions évoqué Britney Spears, dont deux chansons sont reprises dans Spring Breakers. Les filles semblent, elles issues d’un autre monde, comme si elles avaient retenu la “leçon” des mésaventures de la chanteuse. À son propos, Selena Gomez a cette phrase étrange : “Toutes les filles aiment Britney Spears.” Mais on jurerait qu’elle fait tout pour ne jamais lui ressembler. Olivier Joyard photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles

lire aussi les portraits des actrices sur 6.03.2013 les inrockuptibles 41

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en missionnaire

Avec son premier album, Big Inner, l’Américain Matthew E. White offre une musique gourmande et fervente, murmurée d’une voix déchirante par un colosse au parcours rocambolesque. par Stéphane Deschamps photo Shawn Brackbill

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n feuilletant le numéro des Inrocks où figure un article sur le film Lincoln de Spielberg, Matthew E. White nous explique qu’il a failli jouer dedans. Le film a été tourné dans sa ville, Richmond, en Virginie. La production cherchait des figurants barbus. Matthew E. White a passé le casting, mais il n’a pas été pris, parce qu’il était trop grand. Tant pis, pas grave : la contribution de ce grand homme à la reconstitution d’une page glorieuse de l’histoire américaine se fera quand même, sur son album Big Inner. Une partition panoramique, en Cinémascope, qui tient le premier rôle dans les albums du moment. Sorti fin 2012 en catimini, sur le propre label de Matthew E. White (Spacebomb Records), l’outsider Big Inner s’était retrouvé dans notre classement de fin d’année. Il ressort sur le label anglais Domino, et a déjà toutes ses chances pour les tops de 2013. Un disque de pop omniscient, épique et pourtant léger, rétrovisionnaire, qui embrasse la soul, l’americana, la pop progressive des 60’s, le jazz, une chorale gospel, des cuivres et des cordes, tout en donnant l’impression d’avoir été rêvé par un grand couturier ou un chasseur d’arcs-en-ciel. Comme un album de vieux sage, mais qui sonne neuf, et un peu

fou. Trente musiciens jouent sur Big Inner que Matthew E. White a composé, chanté, produit et en partie arrangé. Et quand on découvre que, au départ guitariste dans un groupe de jazz expérimental, il n’avait jamais composé de chansons ni chanté avant ce premier album, on se dit que l’histoire tient un peu du miracle. Pour la photo de pochette de Big Inner, Matthew E. White avait mis des souliers et un costume blanc. Mais en vrai, en croquenots d’hiver et veste de trappeur, il ressemble moins à un hipster endimanché qu’à n’importe quel brave gars de l’Amérique profonde – massif et amical, juste un peu plus poilu que la moyenne. Sur la pochette, il avait aussi convié les portraits iconiques de deux de ses héros musicaux, le sorcier de la soul New Orleans Dr. John et l’alchimiste du dub jamaïcain King Tubby. Quand on lui en parle, sa moustache découvre un sourire de contentement. “Aux États-Unis, c’est très rare que quelqu’un les reconnaisse et me fasse la remarque. Pourquoi je les ai mis sur la photo ? Parce qu’ils sont dans la longue liste de mes influences ; pour honorer deux histoires musicales – la Jamaïque et La NouvelleOrléans – formatrices pour moi ; parce que je voulais un gars noir et l’autre blanc.” Matthew E. White n’a pas fait ce disque savant par accident : l’homme est un boulimique de disques, les oreilles

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grandes ouvertes et le cerveau en alerte, dévoreur de livres sur l’histoire de la musique et les techniques d’enregistrement, avide de rencontres, de leçons et de secrets. “J’ai eu un mentor : le trompettiste new-yorkais Steven Bernstein, avec qui j’ai étudié les orchestrations. Il a joué dans Sex Mob, les Lounge Lizards, et avec tout le monde, de Lou Reed à Leonard Cohen, il connaît les choses de l’intérieur. On passait notre temps à écouter et décortiquer des disques, il me parlait de ce qu’il entendait. Les hommes enregistrent des disques depuis presque un siècle, il est normal pour moi de regarder en arrière, de chercher à comprendre comment les autres ont fait avant. Je connais surtout la musique américaine, et j’ai eu la révélation que le rock, les big bands, le jazz, le reggae, les minimalistes new-yorkais, les tropicalistes brésiliens, tout ça, c’est la même chose : la tradition du nouveau monde, où tout est connecté. Comprendre cela m’a permis d’oser le grand saut pour faire ma propre musique.” Son premier souvenir de musique est exotique :

“À 3 ans, un best-of des premiers tubes des Beach Boys que j’écoutais sur un canapé jaune, dans la chaleur tropicale.” Né aux États-Unis, Matthew E. White a vécu jusqu’à l’âge de 8 ans aux Philippines, où ses parents étaient missionnaires catholiques. Puis il enchaîne avec le rock’n’roll de Chuck Berry, obsession tenace (“Ce n’était pas seulement des chansons, c’était mon pays dont je n’avais aucun souvenir”). Il s’en inspire quand, back in the USA comme chantait Chuck, il se met à la guitare. “J’avais 12 ans, je voulais être aussi bon que lui, un long et lent chemin… À Richmond, où j’ai grandi, je n’ai pas tellement joué avec d’autres musiciens. J’écoutais surtout des oldies, le rock des années 50-60, puis les hippies, les Allman Brothers, le Grateful Dead, le rock improvisé, qui m’a emmené vers le jazz expérimental. J’ai aussi eu ma période grunge avec Nirvana. À Richmond, il y avait surtout une scène punk-rock, mais cette musique ne m’intéressait pas. Je n’ai pas cette énergie en moi, je ne suis pas assez en colère, pas assez cynique, j’ai gardé mes illusions.”

Après l’université et son apprentissage auprès de Steven Bernstein, Matthew E. White devient donc guitariste et arrangeur de Fight The Big Bull, un groupe de jazz plutôt réputé, inspiré par la liberté formelle des 60’s (de Carla Bley à Albert Ayler), autour duquel papillonnent tout un tas de bons musiciens plus ou moins désœuvrés. “Il y a une excellente école de musique à Richmond, une communauté de musiciens. Le projet de Big Inner est né de tout ça, en mûrissant doucement, c’est l’aboutissement de relations tissées pendant dix ans. J’avais envie de faire un disque de chansons avec des chœurs et des cordes, sans électronique ni grosses guitares, dans l’esprit de mon groupe de jazz, en appliquant tout ce que j’avais appris, et je connaissais des musiciens qui avaient envie de participer. J’ai commencé à écrire des chansons et à chanter, ce que je n’avais jamais fait avant. J’ai composé les chansons au piano, avec tous les arrangements en tête. Ça fait longtemps que je pense à ce disque, aux sons

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“la religion, je suis né dedans, ça fait partie de ma vie et des expériences que je veux partager et questionner dans mes chansons, au même titre que l’amour ou le sexe”

c’est la première pièce d’un puzzle dont je ne connais pas l’image finale. On a déjà enregistré quatre albums sur Spacebomb, mais le mien nous a accaparés. Pourtant, au départ, je l’ai fait pour moi, pour lancer Spacebomb. Je ne pensais pas qu’autant de gens s’y intéresseraient.” Il ne savait donc pas non plus qu’il aurait à s’expliquer sur le prosélyte refrain de Brazos, qui fait “Jésus-Christ est notre Seigneur, Jésus-Christ est ton ami”. “Ce refrain, ce n’est pas de moi, c’est une citation d’une chanson de Jorge Ben, Brother. C’est mon clin d’œil aux tropicalistes brésiliens, une autre de mes influences. Ce n’est pas très indie-rock dans l’esprit, mais sans doute que je ne le suis pas… Et encore une fois, je ne pensais pas que tant de gens écouteraient ce disque, que je me retrouverais à chanter ces chansons sur scène. Mais j’assume, je ne vais pas faire marche arrière. Je n’ai pas de problème à parler de la religion, je suis né dedans, ça fait partie de ma vie et des expériences que je veux partager et questionner dans mes chansons, au même titre que l’amour ou le sexe. Toutes ces cartes sont dans le même jeu : c’est la vie. Je n’ai pas encore été interviewé par des médias chrétiens, mais ça pourrait être intéressant.” Tout va bien pour Matthew E. White, sur un nuage, en état de grâce. Aujourd’hui, il aimerait juste pouvoir se poser et retrouver du temps pour apprendre : “J’ai envie d’étudier la position des doigts sur le saxophone, et les micro-tons dans les arrangements de cuivres. Et puis maintenant que j’écris des chansons, je veux apprendre tous les tubes de la Motown, et comment on écrit un pont dans une chanson. J’ai aussi ce vieux bouquin sur les techniques de manipulation des bandes magnétiques, utilisées pour le son des films de sciencefiction dans les années 50. Ça me donne envie d’essayer.”

que j’ai envie d’entendre, des chansons qui deviennent tridimensionnelles grâce aux arrangements. Toutes les conditions étaient réunies, c’était le bon moment. Après, c’est une question d’organisation.” Ça tombe bien, Matthew E. White est un manager né. Il va et voit plus loin que son projet d’album : inspiré par l’histoire de Stax ou Motown (qui étaient des maisons de disques avant d’être des marques), il décide il y a deux ans de monter un label, puis un studio, puis un groupe maison qui jouera sur les différentes productions du label. C’est Spacebomb, dont Matthew E. White a trouvé le nom dans un poème de Sun Ra. Mais essayez de taper “Spacebomb” sur Google. Vous tomberez sur le site du label, suivi de tout un tas de liens pour commander de la marijuana thérapeutique. Ça le fait bien rire, Matthew E. (pour Edgar). “Je ne savais pas album Big Inner que Spacebomb était aussi le nom d’une (Domino/Pias) variété de marijuana, j’aime bien ce double concert le 3 avril à Paris sens… Avec Spacebomb, je voulais créer (Flèche d’Or) le boulot de mes rêves : pouvoir être www.matthewewhite.com à la fois arrangeur, producteur, directeur artistique et faire des disques. Big Inner, retrouvez l’interview intégrale sur

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“je suis l’ambigu té même”

Le Salon du livre de Paris consacre son édition 2013 à Barcelone. Enrique Vila-Matas, romancier phare de la capitale catalane, ne pouvant y participer, nous sommes allés à sa rencontre. par Nelly Kaprièlian photo Leila Méndez pour Les Inrockuptibles

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u 22 au 25 mars, en plus de la Roumanie, le Salon du livre de Paris mettra à l’honneur la ville de Barcelone, ses écrivains et sa complexité : deux langues (le castillan et le catalan), presque deux cultures, des livres qui sortent d’emblée dans les deux idiomes, deux gouvernements, et au milieu, des revendications nationalistes (la Catalogne demandant son indépendance). De quoi avoir la tête qui tourne. Si les auteurs invités offriront un vaste champ de vision de la pluralité du roman made in Barcelone, un nom manquera hélas cruellement à l’appel : Enrique Vila-Matas, qui est devenu en une décennie l’emblème littéraire de Barcelone et l’un des plus grands écrivains espagnols contemporains, a décliné l’invitation du Salon du livre. À Barcelone, dans un quartier chic et animé au nord de la ville, où il vient de s’installer, il a choisi la sympathique librairie-café Bernat, 6 carrer Buenos Aires, pour nous parler de sa ville, de son rapport aux deux idiomes, de l’Espagne d’aujourd’hui, de sa littérature et de ses projets. Le tout dans un français parfait. Pourquoi avez-vous refusé l’invitation du Salon du livre ? Enrique Vila-Matas – Parce que je suis invité en Suisse au même moment à un congrès sur l’ambiguïté. J’ai préféré l’ambiguïté car je suis l’ambiguïté même. Vous considérez-vous comme un écrivain de Barcelone ? Complètement. Toute ma vie, je l’ai passée à Barcelone, et je suis identifié à la ville. Mais je n’aime pas ce que cette ville est devenue. Avant, il y avait un esprit intéressant qui s’est perdu

avec le temps, surtout après les Jeux olympiques et l’introduction de la vulgarité du tourisme. C’était une ville très humaine après la mort de Franco. Avec l’ambition touristique, on est devenu un parc thématique, le parc de Gaudí. Les Ramblas étaient un endroit citoyen de Barcelone, c’est devenu un lieu lamentable. Mais je vis toujours à Barcelone, je viens de déménager dans un nouvel appartement dans ce quartier, assez chic en comparaison avec celui où je vivais avant, près du parc Güell. Ici, il y a une vraie vie de quartier. Comme cette librairie-café où nous nous trouvons, qui est dans mon dernier roman, Air de Dylan. Mais dans quelque temps je m’installerai à New York pendant six mois, car une compagnie théâtrale va mettre en scène Paris ne finit jamais off Broadway, et je vais y jouer le rôle de l’écrivain ! Cette compagnie a monté une version de Gatsby le Magnifique de neuf heures, et Paris ne finit jamais durera quatre heures. J’aime l’idée que je prends un avion et je ne suis

plus un écrivain de Barcelone : je deviens un acteur off off Broadway. C’est comme changer de vie. Barcelone a quand même une influence sur vos textes ? Absolument pas. Le travail littéraire que je fais, je peux le faire partout. Mes livres sont toujours des voyages mentaux. En ce moment, j’écris sur le voyage à la Documenta que j’ai effectué l’été dernier. Un voyage à Kassel que je raconte comme un voyage au centre de l’art contemporain. J’y étais invité par une commissaire d’exposition pour écrire durant une semaine devant le public dans un restaurant chinois, et parler avec les gens qui voient ce que j’écris. C’est un problème car je ne veux pas montrer ce que j’écris au public. Donc, j’ai dû m’inventer un autre personnage d’écrivain qui écrit sur des questions qui ne m’intéressent pas moi, pour pouvoir en parler au public. J’ai endossé les problématiques de Simenon, telles qu’il en parle dans son entretien à la Paris Review, sur l’incommunicabilité. Donc je me tenais

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“une littérature qui sait qu’il n’y a pas de futur en littérature est la seule qui aura un futur. Voilà mon idée de l’avant-garde”

À la librairie-café Bernat, Barcelone, le 15 février

tous les matins dans ce restau avec une simulation d’écriture, sur des problèmes qui ne sont pas les miens. Dans le roman-essai que je suis en train d’écrire sur cette expérience, je m’interroge sur l’avant-garde dans les arts par rapport à l’avant-garde littéraire. Ce sera aussi une interrogation politique sur la place de l’avant-garde dans le monde. Une avant-garde est-elle toujours possible ? Tout le voyage est une investigation sur cette question… et je finis par répondre que oui. Mais une avant-garde différente de celle des années 20. J’ai été fasciné par les installations que j’ai vues à Kassel cet été-là, celles de Janet Cardiff, Tino Sehgal, Tacita Dean, Pierre Huyghe. Ce sont des installations qui m’ont intéressé, car elles représentent le triomphe de la théorie, pas de l’œuvre, et ça m’intéressait beaucoup. C’est l’histoire d’un personnage qui le matin est très optimiste et le soir très mélancolique, dans le centre de l’Allemagne. Bref, c’était une situation

absurde, comme dans la vie. Et dans la vie, on est bien obligé de créer quelque chose pour s’en sortir. Il faut accepter l’absurdité et créer dans l’absurdité. Dans ce restaurant chinois, il y avait des fous qui venaient me raconter leurs histoires. Je ne sais pas pourquoi, j’attire les fous et ils viennent me parler. Or je ne parle ni chinois ni allemand. Vous êtes devenu un écrivain qui compte pour les artistes contemporains ? Peut-être parce que je suis un écrivain qui s’intéresse aux autres arts. Ma relation avec l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster a été très importante et m’a ouvert à ce monde de l’art contemporain. Ça avait commencé avec Sophie Calle, qui m’avait demandé d’écrire un roman la mettant en scène. Mais le monde de l’art contemporain est intéressant pour moi car il règle la question de l’avant-garde d’une façon autre qu’en littérature. Tout mon livre sera conçu comme une promenade pour voir – les installations de Pierre Huyghe, par exemple, qui offrent un retour aux origines de l’art. C’est ça l’avant-garde. À Barcelone, on parle aussi bien le castillan (l’espagnol) que le catalan. Vivez-vous cette situation comme une forme de schizophrénie ? Je parle castillan et catalan tous les jours, sans être même conscient de changer de langue ; je pense que c’est un avantage de parler deux idiomes. Mais pour moi, il y a une seule culture : ma vision du monde est très internationale. Vous vous sentez européen ? L’Europe est morte après la Première Guerre mondiale. Le voyage en Allemagne m’a fait comprendre cela avec encore plus d’exactitude. Les efforts pour recréer l’Europe sont un peu idiots, avec une direction politique chaotique. Peut-être y aura-t-il une coalition économique, mais culturellement, c’est un désastre. Quant au problème des nationalismes catalan

et castillan, ils me rappellent ce que Joyce écrit dans Ulysse : une nation, c’est être toujours avec les mêmes. Ce à quoi Leopold Bloom répond : “Je suis donc une nation.” Voilà, cette histoire dit tout de la façon dont je vois les nationalismes. Mon identité personnelle, pas nationale, j’écris justement pour la trouver. Pour moi, la complexité est très importante, voilà pourquoi je travaille avec des romans. Mon monde littéraire est complètement opposé au monde politique et à la corruption générale. J’y commente la vie en relation avec la culture. Au moment où la culture est la dernière chose qui compte pour les politiques, parler en termes culturels a une fonction politique. En tant qu’écrivain, je me dois de préserver la mémoire culturelle dans tout ce que je fais. Nous vivons dans un temps où tout disparaît d’une semaine sur l’autre, un temps amnésique où l’on répète les mêmes erreurs politiques par manque de connaissance de l’histoire et par manque de mémoire. Une littérature qui sait qu’il n’y a pas de futur en littérature est la seule littérature qui aura un futur. Voilà mon idée de l’avant-garde. Êtes-vous d ’avant-garde ? J’imagine… ou alors je suis déjà une figure historique de l’avant-garde (rires). Mais je préfère penser que je suis encore dans le combat. Pour finir, deux mots de la crise en Espagne… Ici, le problème avec la question des nationalismes, c’est qu’elle cache la question économique et la crise. La gauche est en état d’échec absolu en Espagne, et nous traversons une grave crise idéologique comme partout en Europe. Dernier roman paru Air de Dylan (Éditions Christian Bourgois), traduit de l’espagnol par André Gabastou, 330 pages, 22 € 6.03.2013 les inrockuptibles 49

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one more show Avec son spectacle Thomas VDB chante Daft Punk, cet ancien journaliste postule très officiellement au titre de mec le plus drôle de France. par Pierre Siankowski photo Audouin Desforges pour Les Inrockuptibles

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es chances de voir un jour se croiser les univers de Daft Punk et de l’humour étaient proches de 0,6, jusqu’à ce qu’un type décide de se lancer dans un projet absolument fou. Ce type, c’est Thomas Vandenberghe, 36 ans, né à Abbeville, dans la Somme (mon Dieu), que vous connaissez certainement sous le pseudo de Thomas VDB – c’est plus court, plus pratique, et ça fait moins sprinteur proto-flamand. Son projet, c’est Thomas VDB chante Daft Punk, un one-man show joué tous les mardis soir au Point Virgule, à Paris. C’est un spectacle extrêmement drôle pour lequel VDB déboule casqué (pas le vrai casque des Daft, hein, un casque genre moto), avec un DJ prénommé Nasser (plutôt un nom à faire construire des barrages), et sa bonne tête hirsute – que vous connaissez peut-être pour l’avoir vu ces derniers temps dans des sketches du Palmashow sur D8. Sinon, vous avez peut-être entendu la voix de VDB sur France Inter chez Frédéric Lopez, dans On va tous y passer. Dans Thomas VDB chante Daft Punk, ça chante des histoires de Toto vocodées sur Digital Love, ça bouge ses fesses en slow motion sur Robot Rock, ça vanne sur One More Time (pas facile), ça parle droit à l’image, anonymat, boucles, beats et French Touch devant un public qui se tape sur les genoux et dans lequel – qui sait ?, car on ne connaît que très moyennement leur tête – se cachent peut-être Thomas Bangalter ou Guy-Manuel de Homem-Christo. Le truc que l’on se demande dès la première minute du spectacle, c’est comment VDB a-t-il pu avoir un jour l’idée d’écrire un show comique autour de Daft Punk ? “Comme beaucoup de gens, je suis fan du groupe, et il y a des codes forts à exploiter chez eux. Mais au final, ça n’est pas qu’un spectacle sur Daft Punk, c’est aussi le parcours d’un mec un peu foireux.” La vérité, c’est que pour son tout premier spectacle, Thomas VDB en rock et en roll, en 2006, il avait déjà inauguré ce diptyque “humour et musique” avec une aisance et une légitimité particulières. En effet, peu de gens le savent, Thomas VDB – à l’époque on disait encore Vandenberghe – a été le rédacteur en chef du magazine Rock Sound

pendant plusieurs années. En même temps, il faisait du spectacle de rue : “Je faisais un spectacle qui ressemblait à Jackass, j’étais red chef la semaine, et le week-end je jouais, je faisais presque cent dates par an.” De la musique, VDB en écoute encore : “Surtout les Sparks, The New Pornographers et Spoon.” Il aurait pu devenir Chuck Klosterman, ce brillant observateur du rock découvert chez Spin et auteur du légendaire Fargo Rock City (récemment publié en français dans l’excellente collection Rivages/Rouge), mais il a plutôt choisi d’emprunter le chemin d’une sorte d’Andy Kaufman à la française, option tatapoum. Dans les vannes de VDB, il y a ce côté désespéré qu’on trouvait chez Kaufman, et d’ailleurs Thomas VDB chante Daft Punk, pour lequel il a reçu le soutien de Kader Aoun à la mise en scène, raconte l’une de ces fuites en avant qu’affectionnait le comique seventies américain. “Le spectacle raconte l’histoire d’un mec qui arrête l’humour et va faire de la French Touch. Ça me permet de sortir des codes du one-man show et d’aller à peu près où je veux.” Récemment, VDB a eu une sorte d’hallucination, il a cru voir deux types assis dans le Point Virgule qui auraient pu être les Daft, mais en fait, non. Encore plus récemment, et parce qu’il a été averti par un ami physio, VDB a pu faire la connaissance rapide d’un des deux Daft, à une heure avancée de la nuit. Lorsqu’il a vu le flyer du spectacle, le Daft ne se serait inquiété que d’un “truc de typo”. VDB a au moins le mérite de savoir, pour 50 %, à qui il a affaire. Parce que Daft Punk va sortir son quatrième album dans les semaines qui viennent, le spectacle de VDB (qui tournera bientôt partout en France) pourrait connaître un sacré buzz (pourtant VDB l’affirme, il n’était pas au courant des projets du duo parisien : c’est ça, ouais !). Ce qui serait amplement mérité, pour un gars officiellement candidat au titre de mec le plus drôle de France, juste devant Bernard Tapie. Thomas VDB chante Daft Punk tous les mardis, 21 h 15, au Point Virgule, Paris IVe

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“Le spectacle raconte l’histoire d’un mec qui arrête l’humour et va faire de la French Touch”

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Carsten Höller, Upside Down Mushroom Room, 2000, Installation view “Synchro System”, Fondazione Prada Collection, Milano, 2000, Courtesy Air de Paris, Paris, photo Attilio Maranzano/VG Bild Kunst, Bonn

un art qui défonce À l’occasion de l’exposition Sous influences à la Maison Rouge à Paris, passage en revue de six stupéfiants qui ont dopé l’histoire de l’art. par Claire Moulène

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ans la saison 5 de Breaking Bad, ça va de mal en pis pour Walter White, cet ex-prof de chimie qui s’est lancé dans la production massive de méthamphétamine. En art, c’est la même chose, où les sensations fortes et l’appât du gain tiennent en haleine des générations d’artistes. L’affaire est culturelle, c’est entendu. À chaque époque sa drogue, ses usages et ses effets escomptés. Depuis le Club des hachichins assidûment fréquenté à la fin du XIXe siècle par Baudelaire et Théophile Gautier et récemment revisité par Joachim Koester dans son exposition à Villeurbanne, jusqu’aux promenades narcotiques de Francis Alÿs, en passant par les dessins sous mescaline d’Henri Michaux et les hallucinations proactives du mouvement psychédélique dans les années 60, l’art a toujours eu la berlue. Images diffractées et solubles et, trompe-l’œil hallucinogènes, amplification ou distorsion du réel sont aujourd’hui au menu de l’exposition Sous influences, à la Maison Rouge, qui passe au scanner ce grand corps malade qu’est la création sous l’emprise de substances illicites. À cette occasion, nous avons décidé de jouer les apprentis sorciers en préconisant six produits psychoactifs qui aident à mieux percevoir l’art d’hier et d’aujourd’hui. Sous influences jusqu’au 19 mai à la Maison Rouge, 10, bd de la Bastille, Paris XIIe visite de l’exposition en vidéo sur

Amanita muscaria usager Carsten Höller, plasticien allemand, scientifique de formation, aime explorer les états altérés de la conscience par l’intermédiaire d’installations, sculptures ou dispositifs qui prennent le spectateur pour cobaye et mettent en jeu décalage temporel et troubles de la vision. effets (in)désirables Déformations passagères des couleurs, échelles et mouvements en cas d’immersion prolongée dans cette installation pénétrable conçue pour la Fondation Prada à Milan et présentée à nouveau lors de l’exposition Ecstasy au Moca de Los Angeles en 2005. 6.03.2013 les inrockuptibles 53

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Yayoï Kusama, Dots Obsession (Infinited Mirrored Room), 1998, Collection les Abattoirs-Frac Midi-Pyrénées, Courtesy Yayoï Kusama, photo Grand Rond Production

psilocybine usager Yayoi Kusama, artiste japonaise phare des années 70 et 80, victime depuis sa tendre enfance de troubles rétiniens proches des effets produits par l’absorption de substances chimiques. effets (in)désirables Hallucination artistique, multiplication des motifs, accoutumance à l’esthétique psychédélique.

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cocaïne Dash Snow, Untitled, c. 2000, from Dash Snow Polaroids, Peres Projects 2008, Courtesy Peres Projects, Berlin

usagers L’artiste Dash Snow, star de l’underground new-yorkais qui consigna les nuits de débauche de sa bande (Ryan McGinley, Dan Colen, Tenrence Koh, Carol Bove, etc.) jusqu’à sa mort par overdose à l’âge de 27 ans. effets recherchés Action substitutivep ermettant de pallier le déficit poétique du réel et de passer sans mal les troisièmes rounds nocturnes. interactions et contre-indications Déconseillé en cas de prise d’autres substances, comme l’alcool. Déconseillé tout court.

Arnulf Rainer, Pfifff!!!, série des Face Farces, 1970-1975, Courtesy Collection Wachsmann

mescaline usager Arnulf Rainer, peintre autrichien, collectionneur d’art brut, admirateur d’Henri Michaux et des surréalistes, il multiplie les expériences pour approcher l’inconscient ; dessins les yeux fermés dans les années 50, peintures sous LSD ou psilocybine qu’il abandonna rapidement faute de résultats probants. Cette image retouchée d’après les visions apparues suite à la prise de mescaline est extraite de la série Face Farces réalisée dans les années 70. effets recherchés Dédoublement de la personnalité, fragmentation de l’autoportrait.

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LSD

Peter Sedgley, Video Discs, 1969, Courtesy de l’artiste

usagers Artistes et hipsters des années 60 et 70, porte-parole de la révolution psychédélique prônée par Timothy Leary et Allen Ginsberg dès 1959. effets recherchés Élargissement de la perception, révélation de couleurs vives et de formes liquides. placebo Disque optique de la série Video Disques de Peter Sedgley réalisée en 1968. Représentant du Op art aux côtés de Soto ou de Bridget Riley, Sedgley explore le potentiel vibratile des formes géométriques. Ses œuvres étaient présentées dans la section “Doors of perception” de l’exposition Traces du sacré au Centre Pompidou en 2008.

Lucien Clergue, Le poète exhale, Carrières des Baux-de-Provence, 1959, Courtesy Galerie Bert, Paris

opium usager Jean Cocteau, poète, dramaturge et dessinateur, ici photographié par Lucien Clergue sur le tournage du Testament d’Orphée en 1959. Opiomane invétéré, visiteur assidu des centres de désintoxication, Cocteau écrit en 1930 Opium, où il tient les comptes de sa consommation quotidienne. Il réalise également de nombreux dessins dans lesquels les formes anthropomorphiques sont réalisées à partir d’un seul motif : la pipe. effets (in)désirables Puissant anesthésiant procurant une sensation de bien-être éphémère. 56 les inrockuptibles 6.03.2013

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l’exorcisme de l’État Avec Les Anonymes, récit circonstancié de l’assassinat du préfet Érignac en Corse, le cinéaste Pierre Schoeller se prête avec habileté à l’exercice de dévoilement du travail de l’État face au terrorisme. par Jean-Marie Durand



n car bascule dans un ravin en pleine nuit, obligeant le ministre des Transports à sortir de son lit (L’Exercice de l’État) ; un préfet se fait assassiner un soir en pleine rue à Ajaccio (Les Anonymes – Ùn’ pienghjite micca) : ces films de Pierre Schoeller commencent par un accident brutal, fictif ou réel, résonnant au cœur d’une nuit pas très tendre. Par-delà la part de violence fondatrice de ses récits, ou plutôt à partir d’elle, Pierre Schoeller engage une réflexion sur la manière dont la puissance publique réagit à ce qui la menace et la déstabilise. Il s’agit à chaque fois d’évoquer comment la machine de l’État restaure son autorité contestée, comment se déploient les leviers du Léviathan. Avec son téléfilm évoquant l’assassinat du préfet Érignac, produit par Florence Dormoy pour Canal+, Pierre Schoeller resserre son regard sur l’histoire réelle, sans s’autoriser, comme dans son précédent exercice, à imaginer les rites du pouvoir politique. Ici, il n’invente rien, s’en tient à la sécheresse des faits et du maquis corse, projette à peine, esquisse seulement plusieurs réponses possibles à une question encore pleine d’énigmes : Yvan Colonna a-t-il assassiné le préfet Claude Érignac de trois balles dans la tête à Ajaccio le 6 février 1998 alors que celui-ci se rendait à un concert ? Si l’assassinat fut une œuvre collective – pensée, organisée, revendiquée par un obscur mouvement nationaliste, dissident du FLNC, baptisé “groupe des Anonymes” –, l’enquête judiciaire a longtemps hésité sur la désignation du tueur. Si trois procès ont déjà eu lieu (en novembre 2007,

février 2009 et mai 2011) et l’ont condamné à la réclusion à perpétuité sans peine de sûreté, Colonna affirme toujours son innocence et vient de déposer un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ce flou sert l’énergie pure du film de Schoeller qui le déplace vers un “flou artistique”, le transfigure dans un récit haletant, à la fois très ouvert et très précis, incertain quant au nom du tueur et implacable quant à son profil. C’est moins la vérité absolue et définitive sur la mort de Claude Érignac que la connaissance des tueurs, des faits, des paysages et de la culture politique du nationalisme corse qui intéresse Schoeller. “Je ne suis pas un juge, je n’ai aucune sentence à délivrer, reconnaît-il.

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De gauche à droite : Olivier Gourmet, Jérôme Pouly, Nathanaël Maïni et Mathieu Amalric (dans le rôle de Roger Marion, chef de la Division nationale antiterroriste)

Mon ambition est de faire éprouver physiquement au spectateur une situation humaine, dans ses inspirations et ses conséquences à la limite de l’humain.” La meilleure preuve de cette indétermination assumée par le cinéaste s’incarne dans le soin qu’il met à filmer, au fil du récit, trois scènes possibles de l’assassinat, toutes aussi probables qu’incertaines. Avec la virtuosité d’un Brian De Palma, Schoeller met en scène le meurtre sous trois angles différents, “portés par un récit oral qui n’est jamais le même”. La première scène est vue à travers les yeux du principal témoin ; la deuxième séquence se fonde sur les premiers aveux des membres du commando ;

la troisième s’inspire de la rétractation de Pierre Alessandri, proche de Colonna, qui le disculpe dans une lettre à la juge d’instruction en septembre 2004. “Pour ces scènes d’assassinat, j’ai voulu effectuer un travail de désobjectivation, explique le réalisateur. Ce qui s’est passé cette nuit-là appartient à ceux qui l’ont vécu ; je ne connais pas la vérité ; il y a eu un processus policier, plusieurs procès et malgré tout, le sentiment domine que l’établissement de la vérité n’est pas abouti.” Le film s’appuie sur cet inextricable enchevêtrement de faits et de suppositions, saisi en toute honnêteté par le scénario rigoureux, au plus près des faits, écrit avec Pierre-Erwan Guillaume. L’accumulation des connaissances du dossier sert évidemment 6.03.2013 les inrockuptibles 59

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Pierre Schoeller : “Ce qui s’est passé cette nuit-là appartient à ceux qui l’ont vécu ; je ne connais pas la vérité”

Jérôme Prébois/Scarlett Production/Canal+

saisie dans sa très longue durée, la garde à vue est ici conçue comme une pure scène d’action virevoltante

la crédibilité du film, dont rien ne permet de penser qu’il déjoue la vérité judiciaire. Pierre Schoeller insiste sur sa dimension documentaliste. “J’ai lu et relu les témoignages, les éléments du dossier, j’ai eu des échanges avec des personnes qui en étaient très proches, de toutes les parties. Sans relâche, j’ai précisé tout ce qu’il m’était possible de faire, avec les informations dont je disposais en évitant les fausses pistes, les instrumentalisations.” Pour autant, Les Anonymes – Ùn’ pienghjite micca (“ne pleurez pas”, en corse) reste une œuvre de création dont chaque élément ne peut prétendre au statut de preuve par l’image. La seule preuve du film, c’est l’épreuve du drame imposée au téléspectateur, plongé dans un huis clos saisissant : celui de la garde à vue des militants arrêtés en mai 1999, parmi lesquels les chefs présumés Alain Ferrandi, Pierre Alessandri et Didier Maranelli. S’il nie avoir voulu polémiquer avec les acteurs du dossier – familles, enquêteurs, juges, nationalistes… –, Schoeller compose inévitablement son film à partir des liens ambivalents qui se tissent entre ces derniers, dans un jeu macabre. “Le film n’est pas là pour remplacer du réel, précise-t-il, mais pour fabriquer une représentation que l’on peut discuter.” Même au plus près de la réalité consignée dans les rapports de police et les décisions de justice, le film ne propose qu’une évocation en partie imaginaire de ce qui s’est joué durant quatre-vingt-seize heures de garde à vue au sein de la section antiterroriste. “Les aveux obtenus lors des gardes à vue en mai 1999 ont été

déterminants ; nous avons voulu donner à ces quatre jours leur intensité, leur dureté”, souligne le cinéaste. Véritable tour de force du film, saisie dans sa très longue durée, la garde à vue – scène primitive de tout film policier – est ici conçue comme une pure séquence d’action virevoltante. Suffocant, tendu, hystérisé par la pression des enquêteurs de la Division nationale antiterroriste dirigée par Roger Marion (interprété par Mathieu Amalric qui fait de son accent méridional un effet de style pour le moins incongru dans sa bouche), le huis clos met en scène la confrontation entre l’exaltation des nationalistes et l’acharnement des enquêteurs, prêts à tout pour obtenir des aveux. Ce face-à-face révèle comment chaque acteur de la garde à vue joue un double jeu : tiraillés entre la sincérité de leurs engagements et la nécessité d’occulter la vérité, les terroristes baladent leurs interrogateurs jusqu’à se contredire les uns les autres. Pour les pousser dans leurs derniers retranchements, les enquêteurs déploient une habileté combative, qui fait dire à l’un d’eux, joué par l’impeccable Olivier Gourmet, que l’exercice de cet État policier-là ressemble à une corrida. Chacun des bureaux, mais aussi le couloir où les regards se croisent, abritent une vraie stratégie de la tension. Cette dimension d’un mano a mano, de coups de banderilles répétés qui affaiblissent les taureaux dans l’arène policière sans toutefois les mettre à terre, transpire dans la mise en scène virtuose de Schoeller, aussi fluide que fixée sur ces corps inquiétants, fiers et provocants, incarnés par des acteurs très justes (Didier Ferrari, Cyril Lecomte, Jean-Philippe Ricci… chez les accusés ; Olivier Gourmet, Yannick Choirat, Jérôme Pouly chez les interrogateurs…). Dans ce cadre étouffant, le film s’autorise quelques échappées, comme une façon d’apaiser la tension et d’éclairer la mécanique de la dérive nationaliste, son origine et son évolution. À ciel ouvert autant qu’à huis clos, le drame se déploie sous des cieux menacés par l’orage, dont les images de Julien Hirsch restituent les subtiles nuances. Des scènes de vie familiale ou de réunions militantes forment un arrière-fond grâce auquel le téléspectateur saisit mieux les fissures du nationalisme corse devenu fou. Planqué dans une bergerie de l’arrière-pays jusqu’à sa capture en juillet 2003, Yvan Colonna fut peut-être le vrai tueur ; mais il n’était pas seul, et c’est cette histoire d’un groupe que le film retrace avec une grande honnêteté et une pure énergie de filmage. Les “Anonymes” ont des noms, des visages, des histoires : au lieu d’en trahir la vérité ou d’en masquer certains traits, Pierre Schoeller leur confère une dimension romanesque à travers un vrai drame de la passion : celle, aveugle, des causes perdues autant que la passion bruyante de la parole et de la justice réparatrice. Les Anonymes – Ùn’ pienghjite micca lundi 11 mars, Canal+, 20 h 55

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No de Pablo Larraín

Le moment historique de la réappropriation de la démocratie par le peuple chilien sous Pinochet. Une ode à l’intelligence collective et à la croyance politique.

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antiago du Chili, en 1988, soit quinze ans après que le général Pinochet a pris le pouvoir par la force en renversant le président de gauche Salvador Allende (mort les armes à la main) et imposé une dictature de fer à son pays (tortures, exactions, milices, etc.). La pression internationale a fini par porter ses fruits : un référendum pour ou contre Pinochet est organisé. Chaque jour, pendant la campagne, les partis d’opposition auront la parole pendant un quart d’heure ! Sur le papier, l’opposition n’a aucune chance. Mais un jeune publicitaire, René Saavedra (Gael García Bernal), qui a étudié à l’étranger et travaille dans la boîte de pub d’un proche du pouvoir (Alfredo Castro, le génial interprète principal des deux films précédents de Pablo Larraín,

méconnaissable), accepte de prendre en charge la communication de l’opposition. Contre toutes les habitudes de la gauche, certes assommée et sévèrement opprimée depuis 1973, il va tenter d’imposer une ligne éditoriale totalement inattendue (joyeuse, inconoclaste, sexy, sans lamentations) pour ramener la démocratie dans son pays. Un seul but : le “no” doit triompher, coûte que coûte. Le grand historien Paul Veyne expliquait comment le christianisme s’était imposé à Rome : non pas par la force, non par une révélation ou une illumination soudaine à la foi ; non par l’aspiration à une ascèse morale, mais parce que soudain cette religion étrangère s’était révélée moderne et pratique (un seul dieu, c’est quand même plus simple que des myriades de divinités), mode, tendance, en substance “branchée”… C’est aussi ce que montre

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raccord comment convaincre les citoyens d’un bonheur et d’un progrès possibles dans le Chili de Pinochet ?

Gael García Bernal

avec talent et énergie No. Le récit, passionnant de bout en bout, ne manque pas d’ironie. C’est grâce aux méthodes de marketing apprises aux États-Unis, le grand allié de Pinochet, que René Saavedra, ce fils de bourgeois, va réussir à abattre, dans et par les urnes, le pouvoir de Pinochet, en le ringardisant, tout simplement. No est le troisième film qui nous parvienne du jeune (il n’a que 37 ans) cinéaste chilien Pablo Larraín, après Tony Manero (présenté à la Quinzaine des réalisateurs) et Santiago 73 – Post mortem (présenté à la Mostra de Venise). Deux films durs, noirs, effrayants, qui montraient les accointances entre l’avènement d’une dictature (le putsch de Pinochet, la mort d’Allende) et la folie des citoyens chiliens (un danseur de disco tueur psychopathe, ou le petit employé d’une morgue qui sombrait

dans la folie furieuse après avoir assisté à l’autopsie d’Allende). Cinéaste résolument politique ou du moins historien de son pays, Larraín change soudain de voie ou plutôt de ton. No, au contraire de son titre, est un film enthousiasmant, souvent drôle (avec une amertume palpable), galvanisant, qui clame le pouvoir de la communauté, du collectif et de l’humour, quand ils parviennent à rendre attirante la démocratie et à en faire une promesse d’avenir. Rien que ça. Le film est aussi, comme l’étaient quelques films récents, comme Des hommes et des dieux, le film à succès de Xavier Beauvois, ou un documentaire moins connu comme Les Lip, l’imagination au pouvoir de Christian Rouaud, un film sur l’intelligence, sur le temps et la réflexion nécessaires à un groupe humain pour trouver la solution adéquate pour répondre – la fin justifiant les moyens – à une question obsédante et difficile : comment reprendre le pouvoir, réinstaurer la liberté politique et l’égalité dans un cadre dictatorial (qu’il s’agisse d’un État ou d’une entreprise) ? Comment convaincre les citoyens ou les travailleurs d’un bonheur et d’un progrès possibles quand on vit dans un pays,comme le Chili de Pinochet (certes aidé par le “grand frère” américain), où la prospérité économique et le progrès moderne (pour une minorité, évidemment) règnent ? Alors nous suivons pas à pas, nous aussi, les réflexions de René, celles de ses compagnons de lutte, leurs échecs, les tentatives d’intimidation du pouvoir, mais aussi les progrès d’une cause juste (ce moment magnifique où René découvre que le nouveau compagnon de sa femme porte le T-shirt arc-en-ciel du mouvement pour le “no” !). Découvert à Cannes en mai dernier, alors que le PS venait de gagner l’élection présidentielle en France, No semblait soudain nous renvoyer une certaine image de la réalité française, toutes proportions gardées (Sarkozy n’était évidemment pas Pinochet). Nous craignions un peu de le revoir aujourd’hui. Mais non : il garde toute sa force, tout ce à quoi il appelle : l’espoir et la croyance dans la politique. Jean-Baptiste Morain No de Pablo Larraín, avec Gael García Bernal, Antonia Zegers, Alfredo Castro, Luis Gnecco (Chili., É.-U., 2012, 1 h 57)

la faute à Darwin Interrogé l’année dernière en marge du festival de Berlin où il présentait son documentaire au zoo Bestiaire (en salle depuis le 27 février), le Québécois Denis Côté résumait en ces termes ses intentions : “Redonner enfin son statut d’animal à l’animal.” Filmer des bêtes en cage, observer leurs déplacements et mouvements d’humeur, enregistrer leurs râles, neutraliser son point de vue d’auteur et suspendre le sens en autorisant toutes les interprétations possibles : le geste pourrait paraître anodin, mais il est infiniment novateur. Il s’inscrit en rejet de toutes les conventions du cinéma contemporain, et plus précisément du sous-genre le plus méprisé des cinéphiles à égalité avec le porno : le film animalier, autrefois réservé à quelques scientifiques magiciens (Jean Painlevé et ses drôles d’Histoires de crevettes, dont Louis Skorecki vantait l’influence surréaliste). L’essentiel de la production animalière semble en effet n’avoir qu’une seule visée : faire de l’animal un peu plus qu’une simple bête, plutôt un corps doté de conscience, et parfois de parole. C’est la plaie de l’anthropomorphisme gaga qui  se vérifie chaque semaine, de documentaires pédagogues en fables Disney, de pyrotechnies vues du ciel en pleurnicheries écolo. Que l’on parle de l’extermination massive des insectes (Des abeilles et des hommes, docu suisse sorti le 20 février où de vieux messieurs nous alertent sur l’état des bestioles bourdonnantes) ou que l’on observe un primate dans son environnement naturel (Chimpanzés, un Bambi live scandé par une voix off didactique et des inserts sur les moues boudeuses des singes), c’est toujours le même sentimentalisme à l’œuvre, la même manière de filmer les bêtes comme délivrées de leurs instincts primaires, détentrices des secrets du monde, le même entêtement à faire de l’animal un homme comme tout le monde.

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The Sessions de Ben Lewin avec John Hawkes, Helen Hunt, William H. Macy (É.-U., 2012, 1 h 35)

À la merveille de Terrence Malick Après The Tree of Life, Terrence Malick n’arrive pas à donner de l’étoffe à un film qui vire parfois au sermon boursouflé.



vec À la merveille, le cas Malick s’épaissit et nous laisse de plus en plus perplexe. On avait une théorie très personnelle sur ce cinéaste atypique : depuis le superbe Badlands (La Balade sauvage), chaque nouveau Malick baissait d’un cran, montait en solennité sentencieuse et en mysticisme un brin pompeux, mais était toujours sauvé par un fondement thématique fort (le crime en série, la guerre, la découverte de l’Amérique…) et une tenue formelle éblouissante, cette caméra quasi liquide qui tentait de filmer l’infilmable intériorité des êtres. Dans À la merveille, tout le cinéma de Malick est là – les voix off, la caméra-anguille, le montage fluide, l’ambition cosmogonique… – mais le film peine à s’inscrire, tel du sable qui file entre les doigts. Il raconte l’histoire d’amour de Neil et Tatiana, et de la fillette de cette dernière issue d’un précédent lit. Un couple et une famille recomposée, leur bonheur fusionnel à Paris, puis leur vie plus routinière en Oklahoma, le doute qui s’installe… Ce pitch n’est évidemment pas traité selon les canons narratifs habituels, mais à la Malick, sous forme d’amples coulées d’images sur lesquelles se déposent les voix intérieures des protagonistes en lieu et place des usuels dialogues. Ces volutes de sons et d’images sont parfois saisissantes de beauté et de mystère

(le couple au milieu d’un troupeau de bisons…), parfois à peine meilleures qu’un clip touristique tourné par Claude Lelouch. Les occurrences religieuses abondent, à l’image ou dans les voix off. Un prêtre, confident de Neil, doute de sa foi au moment où celui-ci doute de son amour. Il est évident que pour Malick l’amour religieux et l’amour terrestre procèdent de la même source et sont censés nous guider “vers la merveille”, vers la grâce de la vie. Dans ce cinéma mental et métaphysique, évanescent et désincarné, où tout semble procéder d’un songe ou d’un souvenir, les acteurs s’en tirent avec des fortunes diverses. Si Olga Kurylenko fait le job, Ben Affleck paraît errer sans repères, alors que Javier Bardem en curé fait involontairement sourire. Nul doute que Terrence Malick est un filmeur hors pair et on salue sa volonté de bâtir une œuvre défiant toute norme. Mais son style est à haut risque, reposant sur un équilibre très fragile entre génie et imposture, métaphysique puissante et boursouflure. À la merveille tombe plutôt du mauvais côté. Le film n’imprime pas, et à quelques éclats de beauté près nous fait l’effet d’un interminable robinet d’imagerie doublé d’un fastidieux sermon.

Un mélo lourdaud sur l’initiation sexuelle d’un handicapé. Un poète handicapé, 38 ans et toujours puceau, engage une “thérapeute sexuelle” (Helen Hunt, et son éternel joli pincement de lèvres breveté, entre sourire et moue) pour sauter le pas en six sessions maximum. Cette adaptation d’un fait réel interroge la marchandisation de l’intimité ou se demande comment mettre en scène le sexe quand le personnage, entièrement paralysé à partir du cou, est réduit par le cadre à une tête parlante, en pied de nez à la grammaire du porno. Mais dans ce film emballé en produit Sundance agréable, l’audace est forcément dosée en demi-mesures : pour une Hunt nue, on s’inflige un prêtre sympa chargé de déculpabiliser notre poète traumatisé par son éducation catho. Et lorsque The Sessions opte pour les grosses ficelles du mélo, la complexité du sujet, peu vu au cinéma, passe à la trappe. Le gag récurrent de l’éjaculation précoce y devient la signature du film, trop rapide, trop effleuré. Léo Soesanto

Serge Kaganski À la merveille de Terrence Malick, avec Ben Affleck, Olga Kurylenko (É.-U., 2012, 1 h 52)

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¡Vivan las antipodas! de Victor Kossakovski (All., P.-B., 2011, 1 h 48)

Un documentaire aussi luxueux que biscornu. Documentaire à gros budget : Kossakovski sillonne le monde, tissant deux par deux des séquences tournées en des points diamétralement opposés de la planète (comme Hawaï et le

Botswana). Non content de filmer luxueusement des paysages et ceux qui y évoluent (par exemple deux frères gardant un rudimentaire pont à péage en Argentine), le cinéaste s’évertue à traduire la notion de haut et de bas en faisant pivoter sa caméra à l’envers lorsqu’il change de latitude. Il incruste même certains plans tête-bêche. Les antipodes ne sont qu’une idée abstraite, mais

Kossakovski s’enferre dans sa monomanie, allant jusqu’à intervertir les musiques typiques de deux pays filmés. Cette obsession formaliste gâche le plaisir du réel. Pourquoi ne pas assumer l’aléatoire ? Il y a de meilleurs documentaires brassant des images du monde entier, qui n’ont cure de faire ressentir la topographie terrestre par des trucs. Vincent Ostria

Hansel & Gretel – Witch Hunters de Tommy Wirkola avec Jeremy Renner, Gemma Arterton, Famke Janssen (É.-U., All., 2013, 1 h 28)

Une chasse aux sorcières sexiste, laide et dénuée d’humour. Beurk. Tourné il y a deux ans, alors le conte original résumé en que Jeremy Renner était encore cinq minutes, il figure par la suite méconnu, et sorti des fonds la fratrie en tueurs professionnels de tiroirs pour bénéficier de de sorcières, voyageant de ville sa célébrité grandissante, Hansel en ville pour exterminer & Gretel – Witch Hunters pourrait l’engeance. Après Sublimes n’être qu’un sympathique navet, créatures, c’est ainsi le second film troussé à la va-vite par un yes man en quelques semaines qui s’en sans talent (Tommy Wirkola). prend de la sorte à ces pauvres Or, en plus de son uniforme femmes, dont le seul péché aura laideur, plutôt rare à ce niveau été de vouloir vivre en dehors de l’industrie, et de sa complète des règles patriarcales (et de absence d’humour, le film dévorer quelques bambins, certes). se permet d’être profondément Il est temps que cela cesse. Jacky Goldberg désagréable. S’ouvrant sur 6.03.2013 les inrockuptibles 65

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en salle rêves party Éclater les normes, transgresser les bornes, renverser la dramaturgie naturaliste, intégrer enfin le chaos, le désordre, le disparate, le sismique, l’hallucinatoire. Impératif (néo)réaliste, théorisé notamment par André Bazin, ferment d’œuvres singulières (Buñuel, Stroheim, Murnau, Rossellini, De Palma, Cronenberg, Gilliam…), cohorte obsédée, désireuse de rendre au réel sa pleine dimension d’onirisme, de lyrisme et de délire. Hallucinations cinématographiques du 6 mars au 11 avril à la Cinémathèque française, Paris XIIe, www.cinematheque.fr

hors salle tout sur Robert G. Robert Guédiguian : un cinéma, de son Estaque natal (quartier populaire de Marseille) à l’Arménie ; un engagement, un regard porté sur les dominés, les petites gens, la passion amoureuse aussi, le long de dix-sept longs métrages en trois décennies. Ce parcours, de Dernier été en 1981 aux Neiges du Kilimandjaro en 2011, ici se découvre, interrogé par des voix familières (son épouse et muse Ariane Ascaride, ses acteurs favoris Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan) et mis en valeur par les photos de Jérôme Cabanel. Robert Guédiguian cinéaste de Christophe Kantcheff, avec les photographies de Jérôme Cabanel (Éditions du Chêne), 320 pages, 35 €

box-office toc en stock Triste mercredi. Entre Möbius, thriller glamour et racoleur (2 793 Parisiens à la séance de 14 h dans 24 salles) ; Boule et Bill, vaseuse adaptation de la bande dessinée (2 334 entrées à 14 h avec 18 copies) ; Week-end royal, comédie pseudo-historique tout juste portée par Bill Murray (924 curieux à 14 h dans 18 salles) et Sublimes créatures, énième variation vampiricomagico-prépubère (849 Parisiens à 14 h avec 15 copies), un vent de creux et de toc souffle sur le box-office. Une éclaircie mercredi prochain ?

autres films 20 ans d’écart de David Moreau (Fr., 2013, 1 h 32) Outreau, l’autre vérité de Serge Garde (Fr., 2012, 1 h 32) Sababou, l’espoir de Samir Benchikh (Fr., 2012, 1 h 32) La Famille de Nicky de Matej Minac (Rép.Tch., Slovaq., 2012, 1 h 36) L’Innocent de Luchino Visconti (It., 1977, 2 h 05, reprise) La Bandera de Julien Duvivier (Fr., 1935, 1 h 43, reprise)

Au bout du conte d’Agnès Jaoui Les choses de la vie vues par Jaoui-Bacri, qui déroulent une nouvelle fois avec bonheur leur petite musique.

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e duo Jaoui-Bacri a parfois mauvaise presse. On leur reproche leur humanisme d’instits soc-dem, leur belle âme un peu trop surlignée, leur univers bourgeois fût-il de gauche, leur pessimisme un peu grisâtre… Pas faux, mais n’empêche, on aime bien Jaoui-Bacri, leur précision de dialoguistes, leur humour souvent irrésistible, l’ampleur du nuancier sérieux-comique avec lequel ils essaient de dépeindre nos existences (Molière en figure tutélaire ?) et leur jeu d’acteur aussi millimétré que leurs répliques. Ils ont un savoir-faire, une griffe unique dans notre cinéma, quelque part entre Claude Sautet en plus comique et Woody Allen en plus français, qui ont déjà fait merveille dans Smoking/No Smoking, On connaît la chanson ou Le Goût des autres. Non, ils ne sont pas radicaux, oui, ils sont populaires, mais on préfère mille fois leur façon digne de faire des entrées aux mauvais coups de casting façon Les Seigneurs ou à l’humour sociologiquetroupier d’Onteniente. Dans ce film choral impeccablement rythmé, ils livrent une nouvelle tranche des choses de la vie, sous les auspices du conte et de toutes les formes de croyance (en Dieu, soi, l’autre, le prince charmant, le père Noël…). Autour de Jaoui et Bacri s’ébrouent de talentueux nouveaux venus

dans leur cercle : Agathe Bonitzer, plus belle et plus assurée à chaque film ; Arthur Dupont, affublé ici d’un drolatique bégaiement ; Benjamin Biolay, qui fait parfaitement le grand méchant loup, ou encore la formidable Dominique Valadié, pointure des planches pas assez souvent vue au cinéma. Le couple vedette est lui aussi en forme, Bacri déroulant son numéro de bougon dépressif dans la peau d’un prof d’auto-école athée qui se met à flipper en raison de la prédiction de la date de sa mort par une amie pseudo-médium. Au bout du compte, on ne trouvera rien de très novateur dans ce “Marianne, Pierre, Laura et les autres”, pas plus sur le plan du cinéma que sur celui de la construction dramaturgique. Jaoui et Bacri ne sont pas des formalistes révolutionnaires mais des artisans qui remettent toujours leur ouvrage sur le métier, peaufinant leur maîtrise du masque et de la plume. Comme avec Sautet ou Woody, on ne va pas voir leurs films pour assister à une révolution esthétique copernicienne mais pour le plaisir de la reconnaissance du même, épicé de petites variations. Ce contrat-là, Au bout du conte l’honore parfaitement. Serge Kaganski Au bout du conte d’Agnès Jaoui, avec ellemême, Jean-Pierre Bacri, Agathe Bonitzer (Fr., 2 013, 1 h 52)

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Les Garçons de la bande de William Friedkin L’adaptation d’une des premières pièces ayant pour objet des gays, par un Friedkin novice mais déjà virtuose. n 1970, William Friedkin ne sait pas vif, tension de chaque cadre) ce programme encore que les choses vont aller un poil convenu où le psychodrame très vite. 1971 : son premier gros larmoyant succède à la foldinguerie festive. film, French Connection, énorme Le film vaut surtout comme document carton, cinq oscars. 1973 : L’Exorciste, qui sur le way of life gay d’il y a moins d’un devient pour quelques années le film le demi-siècle, entre prémices d’émancipation plus rentable de l’histoire du cinéma. Mais et humiliation quotidienne. Les comédiens en 1970, il n’est qu’un cinéaste trentenaire, s’en donnent à cœur joie pour camper féru de documentaire, qui n’a réalisé que cette hystérie mi-joyeuse, mi-agressive, deux longs métrages, dont une adaptation où chacun s’appelle au féminin et rivalise de Pinter, L’Anniversaire. Il se voit alors de minauderies. proposer de porter à l’écran une autre pièce Dix ans plus tard, William Friedkin autour d’un anniversaire, Les Garçons de la accouche d’un jumeau aux Garçons de la bande, succès récent à Broadway. bande : Cruising. Entre-temps, il y a eu les Le sujet est inhabituel puisqu’on y suit années 70, la montée en puissance de la la soirée d’un petit groupe d’homosexuels revendication de droits gays, la modélisation new-yorkais, plutôt aisés, très planqués de nouveaux comportements sexuels pour certains dans leur vie sociale, mais (SM de masse, apparition des backrooms…). tous complètement lâchés dans l’intimité. Mais surtout, l’affirmation homosexuelle Friedkin exécute avec virtuosité (découpage a muté. Aux folles à foulards bariolés

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se substituent des clones tout en cuir. À la figure de l’homosexuel efféminé succède le culte de la virilité (muscles et moustaches de rigueur). Friedkin a vu ce basculement entre identité masculine et identité gay, entre genre et sexualité. Puis a cessé de s’y intéresser. Il faut dire qu’il l’avait parfaitement cerné. Jean-Marc Lalanne Les Garçons de la bande de William Friedkin, avec Kenneth Nelson, Peter White (É.-U. 1970, 1 h 48), Carlotta, environ 18 €

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La Mort apprivoisée de Michael Powell et Emeric Pressburger Un beau film de guerre méconnu par le tandem des Chaussons rouges et du Narcisse noir. Le film Comme tous les films de Powell et Pressburger, La Mort apprivoisée (The Small Back Room en anglais) est beau et bizarre. Celui-ci a une autre particularité pour tous les amateurs du duo de cinéastes anglais : tourné entre deux chefs-d’œuvre absolus, Les Chaussons rouges et La Renarde (dont on attend toujours qu’il sorte en DVD – scandale !), il est rarissime, méconnu, et son édition DVD française constitue par conséquent un événement. Le film se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale à Londres et raconte l’histoire d’un spécialiste du déminage, Sammy Rice, qui travaille dans une section de recherches semi-secrète, cachée au fond d’une cour. Il a une liaison avec la secrétaire, la belle Susan. Mais voilà : amputé d’un pied, Sammy porte une prothèse qui lui fait souffrir le martyre, perdre toute confiance en lui et le pousse vers l’alcool. Seule la présence apaisante de Susan l’aide à résister à la tentation de boire. Lors d’une scène de rêve, la bouteille de whisky que Sam garde pour fêter un jour la fin de la guerre, devenue géante, s’écrase sur lui. Le film présente aussi un aspect documentaire, montrant avec un luxe de détails étonnant et pour tout dire inédit les rivalités et luttes de pouvoir et d’argent qui opposent les militaires et les hauts fonctionnaires britanniques. Et puis il y a le film de guerre. Sollicité par le fort sympathique capitaine Stuart, Sam va devoir résoudre une énigme : comment déminer ces bombes qui ressemblent à des thermos et qui explosent

au visage des enfants qui les ramassent innocemment sur les plages ? C’est à ce prix que Sam retrouvera du poil de la bête. La longue scène réaliste où il tente de désamorcer une mine allemande pose déjà les jalons et les codes, bien avant Démineurs de Kathryn Bigelow, de toutes les scènes de ce genre. Enfin et surtout, les liens qui unissent Susan et Sam sont très troubles, à la fois marqués par une grande tendresse et un fort érotisme. Les messages sibyllins qu’échangent les tourtereaux malheureux sont autant d’indices qui nous orientent vers la nature de leur relation sans qu’on puisse jamais la définir. Sam refuse obstinément de retirer sa prothèse devant Susan, même quand elle lui dit : “Je sais que tu le fais quand je ne suis pas là, alors pourquoi pas devant moi ?”… Comme toujours, Powell et Pressburger cultivent un mélange habile de réalisme, de fantastique et d’esthétisation elliptique de la sexualité, notamment dans l’opposition permanente entre la rondeur des objets que manie Susan (cafetières, théières) et les bombes aux formes phalliques que Sam a pour mission de désamorcer. Le DVD Pas de bonus. Pas de VF. Jean-Baptiste Morain La Mort apprivoisée de Michael Powell et Emeric Pressburger, avec David Farrar, Kathleen Byron (G.-B., 1949, 1 h 44), Studio Canal, environ 13 € à lire Photogénie du désir – Powell et Pressburger 1945-1950 par Natacha Thiéry (Presses universitaires de Rennes), 324 pages, 20 €

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Evil Dead 3  – L’armée des ténèbres de Sam Raimi Avant de s’attaquer à Spider-Man, Sam Raimi concluait en beauté sa série horrifique culte. Le film Evil Dead 3 – L’armée le Jim Carrey de Raimi et des ténèbres clôt la trilogie du gueule élastique de l’emploi, est même nom, ainsi que la première une baudruche que son réalisateur période de la filmographie de martyrise et dégonfle dans tous Sam Raimi, pré-mainstream (avant les sens. Réjouissant et infernal, Spider-Man). Celle où le cinéaste le film vire au traité artisanal est hanté par le mauvais esprit sur le mouvement, d’avant le et bricole un hybride fulgurant diktat des effets numériques, avec d’horreur et de comédie comme point d’orgue une légion qui n’aurait d’équivalent que chez de squelettes animés image par le Peter Jackson des débuts, les image façon Ray Harryhausen comédies hong-kongaises mêlant – poésie du geste saccadé incluse. kung-fu et zombies (Mr Vampire) Toujours en avance ou en retard, ou, plus récemment, Edgar Wright Ash fait la course à cheval, (Shaun of the Dead). en voiture, contre des zombies Dans Evil Dead (1981), ce proche acrobates, en surchauffe constante des frères Coen dynamitait et au bord de l’épuisement. La scène par l’hystérie le cliché des jeunots la plus drôle, la plus maso et la plus assiégés par les forces du mal anxiogène reste la bagarre entre dans une cabane au fond des bois Ash et ses clones (lilliputiens puis la nuit. Monstres ou victimes grandeur nature), entre Tom & Jerry se démènent et se contorsionnent et l’inquiétante étrangeté de Freud. comme dans un cartoon ; Amoureux des tronches et de sa caméra subjective semble être l’action en gros plan, l’œil de Raimi jetée sur les personnages via y favorise toujours le surgissement. des travellings déraillés, comme si Son premier passage à la 3D les démons leur couraient derrière dans son prochain film, Le Monde pour leur ficher des claques. fantastique d’Oz, est donc logique. Evil Dead 2 (1987) sera encore Mais en décalage. Comme Ash. plus fou et athlétique. L’Armée Le DVD Pléthore de bonus (scènes des ténèbres vise plus loin en coupées, making-of, interviews de expédiant son héros Ash au Moyen l’équipe) et surtout trois différents Âge (la veine heroic fantasy montages du film (versions de Raimi, qu’il exploite davantage américaine, internationale en producteur de séries comme et director’s cut), distincts par Xena, la guerrière). Équivalent leurs fins. Léo Soesanto du Sabreur manchot des films de la Shaw Brothers, Ash arbore Evil Dead 3 – L’armée des ténèbres une tronçonneuse pour prothèse de Sam Raimi, avec Bruce Campbell et beaucoup de mauvaise foi. (É.-U., 1992, 1 h 26), Blu-ray, Filmédia, environ 25 € Dans le rôle, Bruce Campbell,

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Dead Space 3

fleur de Metal Confrontation fertile entre video game cérébral et jeu d’arcade frontal. Pour un cumul des plaisirs.

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première vue, l’alliance entre Hideo Kojima et le studio Platinum Games avait tout du mariage de la carpe et du lapin. D’un côté, le père de la très singulière saga Metal Gear, adepte d’un jeu vidéo cérébral riche en dispositifs complexes, effets de distanciation et références politicocinéphiles. De l’autre, les plus brillants héritiers de la tradition arcade japonaise, fervents partisans d’une action joyeusement frontale et auteurs, entre autres, des flamboyants Vanquish et Mad World. Entre ces deux approches quasi opposées, laquelle allait donc prendre le dessus ? La réponse est simple : aucune. Et c’est l’un des secrets de la réussite de Metal Gear Rising, jeu tout en paradoxes et en ruptures de rythme. Entre le combat estampillé Platinum et les longs – parfois autant que la séquence de jeu qui suit – interludes dialogués, l’idée semble n’être ni de choisir, ni de tenter la fusion mais d’organiser sans relâche la confrontation, façon dialogue philosophique, duel au soleil ou passe de tango. Quitte, au passage, à tester éventuellement la résistance du joueur qui pourrait, par exemple, ne venir chercher ici que sa dose de baston coutumière (et qui devra percer lui-même les mystères d’un système de combat assez mal présenté). Avec Raiden (ex-star de Metal Gear Solid 2), son héros cyborg, donc mi-homme, mi-robot, le jeu va encore plus loin dans la cohabitation de principes discordants. Là où, sur un registre a priori proche, les essais passés de Platinum misaient sur la souplesse (Bayonetta) ou la puissance (Anarchy Reigns), Metal

Gear Rising est d’abord une question de nervosité, de mouvements syncopés, que redouble le recours généreux aux arrêts sur image. Le mode “ninja” pour la course (effrénée, presque automatique) se déclenche lorsqu’on presse l’une des gâchettes de la manette. Si l’on appuie sur l’autre, c’est le mode “katana” pour trancher au sabre objets et adversaires – toujours cette idée de coupure, de division. L’affaire est binaire : 0 ou 1, on ou off, yin ou yang, saut ou sprint, frénésie sportive ou vertige géopolitique. But du jeu : dompter le balancement, intégrer la palpitation, faire corps avec elle. Sur le plan du plaisir purement tactile, cet étonnant Metal Gear Rising se révèle moins gratifiant que Bayonetta, mais l’exercice n’en reste pas moins stimulant. Dans le plus pur style Kojima, le jeu a aussi pour avantage de ne pas manquer d’un humour légèrement absurde dont la plupart des scénaristes de blockbusters guerriers auraient tout intérêt à s’inspirer. Carpes et lapins font parfois de beaux enfants. Erwan Higuinen Metal Gear Rising – Revengeance Sur PS3 et Xbox 360 (Platinum Games/Konami), environ 60 €

Sur PS3, Xbox 360 et PC (Visceral Games/Electronic Arts), de 45 à 60 € Dead Space, à l’origine, c’était d’abord un type seul et assez ordinaire que, dans l’espace, personne n’entendait crier. Avec l’épisode 3 de la saga SF, c’est aussi un passage par une cité futuriste très Blade Runner et des séquences de tir en coopération – l’aventure peut désormais se vivre à deux. Un peu de BioShock, un peu de Gears of War, voire de Lost Planet. Un choix de privilégier l’action musclée sur la dérive oppressante de cet héritier de Resident Evil. La bonne nouvelle est que les développeurs ne craignent pas d’essayer autre chose – mais ce qui rendait Dead Space singulier s’en trouve d’autant plus dilué. E. H.

Aliens – Colonial Marines Sur PS3, Xbox 360 et PC (Gearbox/ Sega), de 40 à 60 €. À paraître sur Wii U À une époque où, quelles que puissent être leurs limites par ailleurs, les superproductions vidéoludiques font en règle générale preuve d’un minimum de savoir-faire technique, Aliens – Colonial Marines a presque quelque chose de rafraîchissant avec ses allures d’accident industriel à l’ancienne. En cause, selon les dernières rumeurs des forums internet : un cocktail de sous-traitance en rafale et de bricolages de dernière minute qui n’auront pas suffi à rendre le jeu beau, prenant ou angoissant. Et le pire est sans doute là : devenus chair à canon, ses tristes aliens ne feront sursauter personne. E. H.

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welcome to Bizarreland Une nouvelle création anglaise tente le mariage entre télé et comics. Violente mais pas inconséquente, Utopia mérite le détour.

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algré les bonnes nouvelles récentes concernant les séries françaises, une piqûre de rappel ne fait pas de mal. Que ce soit au nord de l’Europe (Danemark, Suède) ou de l’autre côté de la Manche, les concurrents non américains ont déjà pris une avance que l’Hexagone ne fait que grignoter. Ce n’est pas une série réussie comme Les Revenants qu’ils proposent chaque année, mais plusieurs à la suite. Après The Killing ou Borgen, on verra au mois d’avril sur Arte à quel point le problème du manque de moyens n’est pas toujours rédhibitoire, grâce à l’incroyable série de robots suédoise Real Humans. Concernant l’Angleterre, le choix est encore plus vaste, tant la production y est variée. Mais depuis le coup de force Top Boy, qui auscultait la vie des ghettos avec beaucoup d’ambition fin 2011, aucune série british n’a produit autant d’effet que la toute fraîche Utopia, dont les six épisodes ont été diffusés sur Channel 4 aux mois de janvier et février. “Pourquoi êtes-vous si bizarre ?”, demande une brune à un jeune homme dans le deuxième épisode. On pourrait lui retourner la question, puis la poser à la plupart des protagonistes, voire à la série ellemême. Prenons l’entrée en matière. Pendant ses soixante premières minutes, Utopia

sème ses petits cailloux sans indiquer au spectateur la trace d’un quelconque chemin. Un complot semble se dessiner. On croise des tueurs implacables à la solde d’une organisation. Des fans d’un roman graphique culte se réunissent car l’un d’eux a mis la main sur le deuxième tome jamais paru. On finit par comprendre que les premiers recherchent les seconds, histoire de récupérer et sans doute d’utiliser à mauvais escient le fameux manuscrit – il met en jeu rien moins que la pérennité de l’espèce humaine. Une conspiration à grande échelle mêlée à des héros malgré eux ? Le premier qui pense à Heroes (Tim Kring, 2006-2010) a raison et tort en même temps. Comme sa grande sœur américaine, les superpouvoirs en moins, Utopia organise les fiançailles de l’univers des comics et de la série télé. Mais elle le fait très différemment, notamment dans l’approche de la violence. Son créateur Dennis Kelly est un dramaturge quadra marqué par des figures du théâtre contemporain comme Sarah Kane. Il impose un ton déstabilisant. Le sang gicle à foison, une atmosphère de terreur enfantine s’installe, laissant spectateurs et personnages dans le dénuement, avant qu’un trait d’humour ou un shoot de vie normale ne viennent offrir un peu d’oxygène. L’humour n’est jamais

appliqué à la situation horrifique elle-même, ce qui le sauve de la complaisance, mais pas de l’étrangeté. Balançant à grande vitesse entre distance et frontalité, Utopia trouve une modernité immédiate dans le ton et une vraie maturité. La conspiration au centre du récit est traitée narrativement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une boîte de Pandore fictionnelle, une machine à balayer un imaginaire toujours aux limites de la folie. Traqués par un ennemi qu’ils connaissent de mieux en mieux, les héros grandissent à vue d’œil. Leur prise de conscience de la violence du monde est assez captivante. Reste tout de même la question formelle. Visuellement, la série est magnifique – plans ajustés, couleurs qui claquent et refus du réalisme social. Mais la beauté des plans ne se confond pas toujours avec celle de la mise en scène. La magnificence confine parfois au lustre décoratif un peu étouffant. Un défaut qui force à se poser des questions, avant que nos doutes ne soient régulièrement balayés par un nouveau tour de force. Telle est la vie du spectateur devant les bonnes séries : même branché sur courant alternatif, il ne peut jamais fuir. Olivier Joyard Utopia Sur Channel 4

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à suivre… Gandolfini recalé Preuve que le passé n’ouvre aucune porte à Hollywood, la série Criminal Justice, dont James Gandolfini devait être le héros et Richard Price (Clockers, The Wire) le scénariste, a été recalée par HBO au stade du pilote. L’acteur qui a incarné Tony Soprano ne reviendra donc pas sur la chaine câblée. Dans le même temps, cette dernière a commandé un pilote à Damon Lindelof (cocréateur de Lost) : une adaptation du roman de Tom Perrotta The Leftovers.

Maison close en danger

vidéodrome

Produite par J. J. Abrams, Person of Interest fait de la société de la surveillance issue du 11 Septembre la chair de son récit. ans la famille des séries paranoïaques aiguës, Person of Interest se pose en première ligne, entièrement occupée à décrire et/ ou délirer le monde issu du 11 Septembre dont nous essayons encore collectivement de démêler les fils. Son héros est un milliardaire geek traumatisé. Juste après les attentats du World Trade Center, celui-ci a créé un programme informatique permettant d’identifier à l’avance les The Americans auteurs ou victimes de crimes – qui a dit renouvelée Minority Report ? Puisque le gouvernement C’est la bonne nouvelle du n’en veut pas (enfin, ce n’est pas si simple, début d’année : l’excellente parano oblige), le garçon propose à un série d’espionnage et d’amour ancien officier de la CIA en mal de violence The Americans (qui n’a toujours de l’aider à utiliser son invention. pas de diffuseur français !) S’ensuivent diverses affaires plus ou moins a été renouvelée par FX, sous passionnantes, surplombées par nos applaudissements. un complot mystère, comme on dirait glace On reprendra donc au minimum mystère, c’est-à-dire prévisible. treize épisodes de guerre froide L’intérêt de Person of Interest ne réside eighties et de Keri Russell. pas dans ces péripéties inégales mais plutôt dans la croyance simple déployée par la série que tous les systèmes de surveillance du monde pourraient bien créer plus de danger qu’ils ne sont Mystères de Lisbonne (OCS Novo, capables d’en éviter. Un parti pris qui n’a le 6 à 20 h 40) Le grand film romanesque rien d’évident sur une chaîne très grand et hanté de Raúl Ruiz sorti en 2010 public – en Amérique, la série est diffusée était à l’origine une minisérie, dont on peut voir les deux premiers épisodes sur CBS –, même s’il n’est pas directement avant la suite mercredi prochain. critique des politiques actuelles – aucune mention n’est faite du programme de surveillance mondiale Echelon, par Workaholics (MCM, le 11 à 20 h 45) exemple. C’est plutôt dans sa chair même Trois glandeurs sortis de la fac qui que Person of Interest met en scène une ne veulent pas renoncer à l’alcool et aux réalité inquiétante. La série semble fêtes partagent le même box dans une malmenée, comme trouée par les images société de télémarketing. Une curiosité de vidéosurveillance et autres points agitée de Comedy Central à découvrir. de vue sans regard qui contaminent toutes les images. Il est à noter aussi qu’elle Dr House (TF1, le 12 à 20 h 50) Avants’améliore avec le temps, ce qui n’est pas dernière semaine de diffusion française donné à tout le monde. O. J. de la série médicale phare de la fin des Avec des audiences en chute de moitié environ par rapport à la saison 1 (500 000 téléspectateurs en moyenne), la deuxième fournée de Maison close a ramené la création originale de Canal+ vers des scores inhabituels depuis les succès de Borgia et autre Revenants. Les chances de voir le bordel rouvrir pour une troisième saison sont minces.

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agenda télé

années 2000 avant fermeture définitive au bout de huit saisons. À voir avant la litanie des rediffusions qui va durer trente ans.

Person of Interest mercredi 6 mars, 20 h 50, TF1, puis tous les mercredis 6.03.2013 les inrockuptibles 73

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le soleil de l’enfer Un premier essai remarqué et des tournées atomiques ont permis à Suuns de conquérir les âmes. Les Canadiens explorent plus avant les territoires malsains de leur rock tendu sur un nouvel album passionnant.

L  Écoutez les albums de la semaine sur

avec

e premier contact avec Suuns s’est fait chez eux, sur une scène montréalaise, en 2010. Un contact en forme de monstrueux coup de pied dans les popotins rebondis. Un premier concert au son des mâchoires qui se décrochaient, d’admiration pour la tension tectonique et la rage rentrée de ces chansons nucléaires et traînantes, morbides et cathartiques, ou de douleur masochiste à chacun de leurs uppercuts soniques. Si le groupe déroulait alors si parfaitement sa grammaire et sa novlangue postapocalyptiques, c’est qu’il avait pris le temps de les inventer et de les apprendre : trois ans de boulot, dans l’ombre, pour se créer un monde tordu. “Ces trois années nous ont permis de construire notre esthétique, de raffiner notre musique, de devenir bons sur scène, explique le chanteur et leader Ben Shemie. Quand il s’est agi d’enregistrer notre premier album, Zeroes QC, nous avions déjà un son et un univers bien définis. Nous utilisons

l’électronique mais nous sommes un groupe rock : c’est ce que j’ai toujours voulu, jouer du rock, jouer fort. Je voulais un groupe qui joue dans l’obscurité, je voulais pouvoir être agressif, je voulais pouvoir occasionnellement faire danser les gens dans cette atmosphère sombre. Je voulais des choses simples, répétitives : suivre l’approche de la dance music en termes de composition, plonger des idées ou structures minimales dans des arrangements maximaux.” Premier contact, et l’instinct nous hurlait aux tympans : Suuns est un grand groupe et Suuns ira loin. Loin, et longtemps : depuis 2010, le groupe n’a pas cessé de tourner. Au Canada, dans toute l’Europe, en salle, en festival, conquérant âme après âme, corps après corps, convainquant de leur grandeur tous ceux qui affrontaient leurs orages magnétiques, devenant peu à peu un groupe adoré, suivi, important. Important, certes, mais fauché. “On a appris qu’on devait devenir de meilleurs businessmen. On a un peu fait n’importe

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des titres minimaux, infectés, malsains, chantés les dents serrées à s’en briser l’émail

quoi sur cette tournée, on ne connaissait rien à rien, on ne faisait pas des choix économiquement viables, on choisissait des dates pour rencontrer nos héros… On a bossé comme des tarés, on a aussi pris un plaisir énorme. Mais, au final, on n’a pas compris comment et pourquoi on avait pu perdre de l’argent après tant d’efforts et de dates. Il nous a fallu, dès la fin de la tournée, reprendre les jobs que nous avions mis entre parenthèses : on a fini à moitié ruinés. Le petit succès de la tournée et de Zeroes QC nous a aidés auprès du label, qui nous a supportés financièrement. Ça aide à planifier, mais ça ne règle pas tout : sortir d’une tournée, reprendre un boulot à plein temps et écrire un album la nuit n’est pas une chose facile.” Tout ça pour ça, donc. Que faire ? Vendre son âme au diable, pourtant déjà actionnaire principal ? Enregistrer un deuxième album plus accessible ? Chercher à arrondir, maquiller, normaliser les embryons de tubes de Zeroes QC

pour mieux les vendre à la masse ? C’est mal connaître Shemie, ses certitudes et son intransigeance frôlant parfois la présomption. Suuns s’est ainsi remis au boulot sans délai, la rage au bide et l’énergie intacte, avec une idée fixe en tête : explorer plus profondément les aspects les moins immédiatement accessibles, donc les plus passionnants, de sa musique. “Images du futur est plus réfléchi : on a passé plus de temps dessus, on n’a rien laissé au hasard. Il est moins brut, moins punk que Zeroes QC, qui était peut-être un peu plus immédiat, plus facile. On a essayé de raffiner notre musique, d’être fidèles à notre esthétique, à ce que nous pensons être un bon disque, de bonnes chansons. Sans autre question.” Images du futur est donc ce que l’on appelle un disque “courageux”. Powers of Ten, 2020, Minor Work, Edie’s Dream, Bambi, Mirror Mirror, la splendide Music Won’t Save You : des grands morceaux uniquement, mais aucune saillie évidente, pas de refrain taillé pour la FM, pas de tentative de hit. Des titres minimaux, infectés, malsains, chantés les dents serrées à s’en briser l’émail, et du nerf, du nerf, beaucoup de nerf. Des chansons pures dans leurs sales intentions, obsédantes par leur production pointilleuse, branlantes et psychotropes, contractées et resserrées, à écouter le corps crispé jusqu’à la crampe, à danser tétanisé dans les cercles de l’enfer. Des bombes à retardement qui n’explosent jamais véritablement et laissent ainsi, intacte à jamais, la puissance de la menace et du suspense prendre possession des esprits. Thomas Burgel

album Images du futur (Secretly Canadian/Pias) concerts le 7 mai à Metz, le 9 à Paris (Trabendo) www.facebook.com/suunsband retrouvez l’interview intégrale de Suuns sur 6.03.2013 les inrockuptibles 75

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Depuis 2007 et la publication de l’album The Weirdness, on était sans nouvelles discographiques d’Iggy And The Stooges. Surprise, le groupe a annoncé pour le mois d’avril la sortie de nouvelles chansons dans un album sobrement intitulé Ready to Die. Iggy Pop, James Williamson (guitare) et Scott Asheton (batterie) seront réunis pour la première fois sur disque depuis la sortie de Raw Power en 1973. Trois concerts sont prévus en France l’été prochain. concerts le 30 juin à Marmande (festival Garorock), le 6 juillet à Albi (festival Pause Guitare), le 9 à Argelès-sur-Mer (festival Les Déferlantes)

Luis Francesco Arena

Tiffany Arnould

Iggy And The Stooges, le retour

Vicious Circle a 20 ans Le label français soufflera sa vingtième bougie en avril. Pour célébrer l’événement, des concerts sont organisés un peu partout en France au mois de mars : Troy Von Balthazar, Julien Pras, Luis Francesco Arena et The Electric Fresco prendront ainsi la route en direction de Paris (le 20), La Rochelle (le 21), Bordeaux (le 22) et Cholet (le 23). Shannon Wright et Pollyanna passeront par ailleurs à Nantes le 23 avril, en attendant des rééditions, des compiles et plein d’autres cadeaux. www.viciouscircle.fr

cette semaine

Amatorski au Nouveau Casino

les fans d’Elvis, Depeche Mode, Metallica & Co. célébrés à Rouen Le 106, la salle rock de Rouen, se penche jusqu’à début mai – et jusqu’à l’adoration – sur le phénomène des fans dans la culture rock. Elvis, Kurt Cobain, Kiss, les Beatles, Metallica, R. Stevie Moore, Marilyn Manson (photo) : ils seront tous là à travers des expos, des films, des installations vidéo et des conférences – dont l’une animée par un fan (normand) dont on est fan : Silvain Vanot. détails et dates sur www.le106.com

En polonais, “amatorski” signifie amateur. Le trip-hop cotonneux soufflé par les Belges rappelle pourtant la précision et l’émotion de Björk, Portishead ou Emilíana Torrini. Professionnels. le 13 mars à Paris (Nouveau Casino), www.amatorski.be

Jack White ambassadeur du Disquaire Day Soutien de choix pour le Disquaire Day puisque c’est l’ex-White Stripes qui enfile le costume de parrain de la fête annuelle des disquaires le 20 avril. Jack White a ainsi publié un texte incitant les gens à revenir chez les disquaires – “il y a une certaine beauté et un certain romantisme à aller chez un disquaire”. La classe, Jack. www.recordstoreday.com

neuf

The Cars

Ben Ellis On avait connu cette voix pleine de fougue et de mélodies au sein des Parisiens de Brooklyn. En solo mais bien entouré, Ben Ellis s’est isolé pendant deux ans pas très loin de… Brooklyn, où il a peaufiné ses refrains. Mixé par Alex Gopher, son premier maxi impressionne avec ses dynamiques de montagnes russes. www.facebook.com/benellismusic

Une énorme révélation : Horse Thief est notre nouveau dada. Couvés par le manager des Flaming Lips, ces romantiques de l’Oklahoma tricotent en XL des chansons à vaste profondeur de champ – et de chants. De la musique pour regarder, l’œil hagard, le coucher de soleil sur une forêt de cactus en plein Laurel Canyon. www.facebook.com/horsethiefokc

Shuggie Otis Un type sort dans les années 70 quelques rares albums de soul-pop visionnaire, devenus cultes, puis disparaît dans la dope. Shuggie Otis a fait un concert en France en 2012 et la réédition de son chef-d’œuvre Inspiration Information (1974) devrait arranger ses affaires. Il ne manque plus qu’un biopic façon Sugar Man pour que le bonheur soit complet. www.shuggieotismusic.com

Pour toute une génération de néotrentenaires, les premiers émois MTV semblent remonter à la surface en tsunami d’émotions fortes. On réhabilite ainsi en masse les Américains The Cars, de Phoenix aux Strokes, de Daft Punk à Chateau Marmont : grand groupe trop souvent réduit à ses seuls tubes de power-pop fuselée, ou à son slow magique, Drive. thecars.org

Mark Seliger

Horse Thief

vintage

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Aaron Stern

the bang bang theory Un Canadien aux idées folles s’amuse à les coller dans tous les sens et fabrique des morceaux étranges, psychédéliques, pop et dansants. Airick Woodhead, alias Doldrums, signe un album neuf et obsédant.

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es premiers maxis avaient déjà fait lever des sourcils interrogateurs. Puis une certitude avait pris corps dès le premier contact visuel et scénique avec cet alien attifé telle une impossible métaphore, sourire de diablotin aux lèvres, comme pour bien montrer son malin plaisir de concasseur de logique. Le Canadien Airick Woodhead allait, avec ses dédales incongrus et ses assauts soniques, nous transporter assez loin. “Quiconque

“mettez vos écouteurs, et oubliez tous vos problèmes !”

connaît l’anxiété sait que la musique peut l’adoucir. Je ne sais pas si j’ai réussi, mais j’espère que ma musique peut offrir aux gens un peu de répit vis-à-vis de toutes les conneries qu’ils doivent gérer. Mettez vos écouteurs, et oubliez tous vos problèmes !” Tous nos problèmes ? Une grande partie, sans doute, avalée dans l’exploration méthodique, escapiste, obsessive du très bizarre premier album du garçon, Lesser Evil. Tous nos problèmes, sauf un : décrire précisément le terrain de jeu de Doldrums. “J’ai commencé en écrivant de la pop. Et bien que j’aie essayé d’explorer pas mal de concepts différents, je ne pense pas m’en être trop éloigné. Si ça sonne comme une pop un peu pervertie,

tant mieux. Une chanson comme Anomaly traite de la confiance, du fait d’avoir la force de faire ce que l’on veut, d’être une personne ouverte, de s’opposer à ces gens qui se posent comme cool, dont la surface est lisse. À partir du moment où tu arrêtes d’essayer d’avoir un son léché ou facile à vendre, tu peux vraiment commencer à penser à ce que tu fais réellement. S’il y a un quelconque mantra que j’utilise désormais, c’est : abandonne. Se laisser totalement aller permet de se libérer suffisamment pour commencer les choses.” Airick Woodhead s’abandonne apparemment beaucoup, sa liberté, donc, est totale : ce grand copain de Grimes, cet infatigable arpenteur de la très fertile

et novatrice scène DIY montréalaise semble ainsi ne vouloir en faire qu’à sa tête. Son ciboulot ressemble à la chambre qu’un gamin de 8 ans n’aurait jamais rangée, pleine de jouets venus d’ailleurs et de monstres pas toujours amicaux. “J’ai joué dans un groupe pendant des années, mais je faisais aussi des collages de mon côté, des morceaux narratifs qui n’étaient pas faits pour être reproduits sur scène, qui constituaient plutôt une expérience solitaire. Je sens que je balance encore sur ce fil entre la communauté et l’isolement.” L’envie d’inscrire son art dans le communautaire pourrait correspondre à l’envie de faire de Lesser Evil un album pour dance-floors. Intoxiqués, les dance-floors : le synthétique, ici, est un venin dangereux, les beats lancent membres et corps dans des flexions qu’ils n’imaginaient pas possibles. On ne danse pas sur la ronde et tordue Anomaly, sur le chaos acide de She Is the Wave ou sur le single Egypt sans risquer de se crever les sens sur des ronces. L’isolement, lui, sera celui que provoque la plongée dans le psychédélisme furieux, informe, futuriste des morceaux protéiformes, absolument neufs, d’un garçon pas tout à fait normal. Thomas Burgel

album Lesser Evil (Souterrain Transmission/City Slang/Pias) endlessdoldrums.com 6.03.2013 les inrockuptibles 77

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David Norman

l’album procède à l’évidence d’une nécessité viscérale, palpable tout du long et souvent génératrice de frissons

le grand mixeur Libre comme l’air, l’inclassable musicien Bachar Mar-Khalifé revient avec un deuxième album organique et des concerts printaniers.

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écouvert en 2010 avec un premier album (Oil Slick) impressionnant de témérité et de densité, Bachar Mar-Khalifé persiste et signe avec un nouvel album au titre à rallonge (Who’s Gonna Get the Ball from Behind the Wall of the Garden Today?) et au contenu séduisant. Consolidant la place d’Infiné à la pointe des labels actuels, ce disque splendide, avec lequel se nouent d’emblée des liens d’étroite intimité, est l’œuvre d’un homme qui, malgré son jeune âge (il vient d’avoir 30 ans), a déjà accompli un long parcours. Et pour cause : fils de Marcel Khalifé, compositeur-interprète libanais internationalement reconnu, et frère cadet de Rami Khalifé, devenu lui aussi musicien (notamment au sein du trio Aufgang), Bachar entretient avec la musique la même relation qu’Obélix avec la potion magique. “Parlant de mon enfance, l’expression ‘baigner dans la musique’ s’impose vraiment. Tout petits déjà, mon frère et moi accompagnions mon père lors de ses tournées et étions au contact de ses musiciens. Les deux musiciens qui comptent le plus pour moi sont mon père et mon frère, mais tous ceux avec lesquels j’ai pu jouer ont été importants dans mon évolution. C’est à partir du moment où je suis sorti du cercle familial que

j’ai vraiment pris conscience de l’immensité du monde musical.” Amorcé à l’adolescence, période durant laquelle Bachar développe une passion (toujours vivace) pour Nirvana, ce processus d’émancipation et d’expansion du domaine musical s’est affiné ultérieurement sur les bancs des conservatoires de Boulogne et de Paris – la famille Khalifé ayant quitté le Liban à la toute fin des années 1980 pour venir s’installer en France. “J’ai d’abord appris à jouer du piano puis, fasciné par les percussionnistes qui jouaient avec mon père, j’ai étudié la percussion, d’abord au conservatoire de Boulogne puis au Conservatoire supérieur national de Paris, où l’on travaille sur un répertoire très contemporain. J’ai eu la chance d’avoir des profs à la fois exigeants et très ouverts, qui ont rendu ce temps de formation très précieux et m’ont permis de ne pas m’enfermer dans un registre particulier.” Mû par une farouche indépendance d’esprit, Bachar Mar-Khalifé – qui a pu jouer avec l’Ensemble Intercontemporain tout comme avec Carl Craig ou Murcof – conçoit une musique irréductible à quelque style que ce soit. À l’instar de sa très belle pochette, Who’s Gonna… évoque ainsi un kaléidoscope constitué de matériaux divers (musique arabe traditionnelle,

electro, musique contemporaine, jazz…) se cristallisant en un ensemble aussi cohérent que fervent, dont se détache en particulier une reprise absolument magnifique (en duo avec la chanteuse Kid A) du Machins choses de Gainsbourg. Nettement plus intelligent et raffiné que la moyenne, l’album n’est en rien cérébral ou alambiqué. Porté par le chant puissant de Bachar, il est extrêmement organique, plus incarné qu’Oil Slick, et procède à l’évidence d’une nécessité viscérale, palpable tout du long et souvent génératrice de frissons. “Cet album est venu beaucoup plus naturellement que le premier. Je n’ai pas voulu trop le penser ; au contraire, j’ai cherché à obtenir quelque chose de brut et direct, très proche du live, avec l’aide essentielle de mon ami ingénieur du son Joachim Olaya. L’enregistrement s’est fait en quatre jours, début février 2012, au studio Black Box, près d’Angers. Nous étions sous la neige, comme coupés du monde : c’était merveilleux.” Le résultat l’est tout autant. Jérôme Provençal album Who’s Gonna Get the Ball from Behind the Wall of the Garden Today? (Infiné/Differ-ant) concerts le 29 mars à Paris (Café de la Danse), le 26 avril à Bobigny, avec Marcel et Rami Khalifé (dans le cadre de Banlieues bleues) www.infine-music.com

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Kyle LaMere

On An On Give in City Slang/Pias

Iceage You’re Nothing Matador/Beggars/Naïve

D’une frontalité impressionnante, le punk-rock d’Iceage ne se refuse rien. Ces dernières années, on ne compte plus les groupes se contraignant à être plus modernes qu’ils ne le sont, se cachant derrière une ou deux idées vaguement conceptuelles. Chez Iceage, rien de tout ça. Si ça ne tenait qu’à ces Danois, le rock ne serait d’ailleurs qu’une succession de déflagrations réjouissantes, d’explosions interdites de toute subtilité. You’re Nothing est une ode à la bestialité électrique, aux guitares telluriques et aux rythmes fracassés. Mais pour éviter tout gimmick vulgaire, ces francs-tireurs savent aussi se faire plus mélodiques, comme sur l’épique Morals et ses quelques notes de piano merveilleusement capiteuses. Une manière, sans doute juste, de livrer plus qu’un simple album de punk-rock contenant douze morceaux gonflés aux hormones et à la castagne. Maxime Delcourt

La dream-pop éraillée d’un trio de rescapés américains. ifficile, à la vue de photos d’On An On, de ne pas penser à Beach House, tant leurs chanteuses respectives possèdent de faux airs de jumelles séparées à la naissance. Même chevelure brune sauvage, même visage taillé au couteau chez Alissa Ricci et Victoria Legrand, qui partagent aussi le piano comme instrument. Autre point commun : les deux formations américaines ont un goût prononcé pour la pop astrale. La comparaison s’arrête pourtant là, car d’On An On rien n’existait à quelques jours de l’enregistrement de Give in. C’est paradoxalement une séparation qui a permis sa formation. Le trio est né sur les cendres d’un quintet, Scattered Trees, quelques semaines avant que celui-ci doive entrer en studio aux côtés du producteur Dave Newfeld (Broken Social Scene, Super Furry Animals, Los Campesinos!). Le groupe n’y pénètrera qu’à trois et reconstruira en direct, sur ce premier album, son histoire sur de nouvelles fondations. Dans cet édifice flambant neuf, la pop se veut voilée mais vaillante, souple mais puissante. On s’y blottit autant que l’on s’y égratigne, on s’y réjouit autant qu’on s’y lamente. Une main de fer mélodique dans un gant de velours dream-pop. Ondine Benetier

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www.itsonanon.com en écoute sur lesinrocks.com avec

iceagecopenhagen.blogspot.fr 6.03.2013 les inrockuptibles 79

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Colt Silvers Red Panda Deaf Rock/La Baleine

The Amplifetes Where Is the Light?

Harley Weir

Believe Recordings/Pias

Darkstar News from Nowhere Warp/Differ-ant Le trio londonien délaisse l’austérité du dubstep pour un trip en tapis volant. e n’est pas un hasard si cet album a chapardé son titre à un classique de William Morris, une œuvre utopique aux confins de la science-fiction. Après une métamorphose sidérante, Darkstar quitte le pays des raves pour celui des rêves. Têtes chercheuses de la scène grime et dubstep dès la fin des années 2000, les Londoniens arpentent désormais les terres sacrées d’Animal Collective. On ignore quels étranges champignons peuvent bien pousser dans le Yorkshire, où News from Nowhere a été fabriqué, mais ce deuxième album irrationnel appartient en tout cas à un autre monde. En insufflant à ses beats un onirisme hérité de la pop psychédélique, Darkstar étonne et détonne. Des harmonies pastorales survolent des champs synthétiques. Des cascades de notes frissonnantes enluminent des rythmes à la feuille d’or. Ne pas chercher à comprendre ce qui est en train de se produire ; saisir la main de Darkstar et s’envoler vers la Voie lactée. Noémie Lecoq

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www.darkstar.ws en écoute sur lesinrocks.com avec

De l’electro-pop qui tape et oublie parfois la finesse. De Where Is the Light?, le deuxième album d’Amplifetes, il est dit qu’il fut enregistré dans les profondeurs d’une forêt scandinave. On apprend aussi que le groupe utilisa pour cela une console qui aurait appartenu à Pink Floyd… À dire vrai, tout ça ne s’entend pas sur le disque des quatre Suédois, qui continuent ici de dégainer leur electro-pop taillée pour les clubs. Pop qui cogne (Where Is the Light?, You Want It) et mélodies adhésives (My Heart Is Leaving Town) : ces gandins-là agencent plutôt bien la bande-son de la fête, mais tombent hélas parfois dans la vulgarité (You/Me/Evolution, Keep on Running). J. S. www.theamplifetes.com en écoute sur lesinrocks.com avec

La réponse de l’Hexagone aux Foals et autres Alt-J. Le trio strasbourgeois passe le cap du deuxième long format et s’en sort avec les honneurs, notamment grâce à une production inouïe, trop rare en France. Des prouesses au service d’une pop pure et simple (Hide and Seek), d’une electro ébouriffée (Zugzwang, le sublime Peaches ou encore As We Walk et son refrain entêtant), mais aussi des plages plus cinématographiques et lancinantes (Above the Ocean, idéal pour une BO de science-fiction). Malgré quelques longueurs, l’un des futurs favoris de 2013. Stéphane Pinguet concert le 7 mars à Paris (Maroquinerie) www.facebook.com/coltsilversband

An Pierlé Strange Days Pias An Pierlé revient au piano et dit qu’elle s’appelle mélancolie. trange Days est pour la musicienne belge An Pierlé l’album du retour à la sobriété. Sans son groupe de scène White Velvet, elle revient seule au piano, armée d’une douzaine de ballades mélancoliques, aux soyeux arrangements de cordes. L’album oscille ainsi entre instants trop secs (The House of Sleep) et parenthèses enchanteresses (Strange Days, Winds ou Solid Rain, qu’elle chante comme une funambule). Au cœur du disque trône une éclatante reprise de Such a Shame de Talk Talk, qu’An Pierlé chante comme si elle avait tout appris chez Kate Bush. Johanna Seban

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concerts le 14 mars à Nantes, le 15 à Allonnes, le 21 à Bordeaux, le 22 à Limoges, le 24 à Vélizy, le 2 avril à Paris (Café de la Danse), le 3 à Alençon, le 4 à Canteleu, le 12 à Calais www.facebook.com/anpierlemusic en écoute sur lesinrocks.com avec

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Jimbo Mathus & The Tri-State Coalition Steve Gullick

White Buffalo Fat Possum/Pias

Mogwai Les Revenants Rock Action/Pias

Mogwai signe la BO de la série Les Revenants : noir et angoissant. Des morts reviennent, en chair et en os, dans une normalité déformée, dans l’ambiance crépusculaire d’une anonyme ville de montagne. C’est le pitch des Revenants, série de Fabrice Gobert récemment diffusée sur Canal+. C’est aussi la substance de sa bande originale, signée Mogwai. Pianos spectraux, cordes noires, morceaux lents, titres lourds, qui dégringolent dans de sombres abysses, se perdent dans d’étranges dédales, traversent le Styx pour en revenir tachés d’encre, de sang… Si la musique des Écossais a toujours été pleine de fantômes, du bruit des astres mourants ou de monstres remuants, l’art sonique des garçons, en belle retenue, sied parfaitement à l’univers vaporeux, à l’angoisse suspendue de la série. Et constitue, au final, un très bon album du groupe.

De la musique rurale qui donne envie de tout plaquer et de fuir dans le Mississippi. ne bête du Sud sauvage, une vraie. Jimbo Mathus est né en 1967 à Oxford (Mississippi). Quand il était petit, il avait une vieille nounou noire nommée Rosetta Patton. Dans les années 90, devenu musicien, Jimbo découvre que Rosetta était la fille de l’ultime légende du blues rural, Charley Patton. Frisson. Après une dizaine d’années à la tête du groupe Squirrel Nut Zippers, retour au bercail. Son nouvel album, White Buffalo, galope au pays des musiques qui grattent, entre blues, folk et roots-rock. Il évite les routes bitumées, arpente des petits chemins qu’ils ne sont pas nombreux à connaître. Jimbo Mathus est une vraie sirène du Mississippi : ses chansons donnent envie de tout plaquer, là tout de suite, pour retourner se perdre dans le comté de Cahoma, au milieu des champs où poussent des épaves de voitures. Gorgé de soul, de savoir-faire sudiste, de tubes à écouter dans le camion, de guitares du déluge et d’émotions cabossées, ce disque est en route pour le titre d’album americana de l’année. Rien n’arrêtera le bison blanc. Stéphane Deschamps

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www.jimbomathus.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Thomas Burgel

Courtesy of Fat Possum

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Laura Sifi

la découverte du lab

Capture Nouveau gisement pop en Lorraine. ur la carte musicale européenne, entre les clubs electro berlinois et la cathédrale rock rémoise, on peut désormais marquer une croix : Capture est une mine lorraine remplie de pop prête à vous exploser en pleine figure. Sous leurs capuches, ce sont trois jeunes garçons et une batteuse – c’est si rare – d’à peine 20 ans. Ils sont encore à l’école mais ont déjà tout compris à l’uniforme hipster avec leurs pulls à motifs frites-kebab. Biberonnés à la cold-wave, ils savent déchiffrer les yeux fermés la notice des tubes de leurs aînés Foals. Presque jamais sortis de leur contrée nancéienne, ils ont pourtant fait la joie des premières parties de BRNS, Breton ou encore un certain Sébastien Tellier. On se roule par terre sur les percussions tribales façon Vampire Weekend de We Rise, We Sink et on jubile en écoutant le timbre de voix brooklynien de The Architects. Ils creusent, tapent et cognent crescendo, laissant derrière eux échos et distorsions. Après une courte année de rodage, ils agitent un premier ep insouciant, Where We All Belong, et un clip qui sortira courant mars. On y croit dur comme fer. Abigaïl Ainouz www.lesinrockslab.com/capture

le concours reprend écoutez et soutenez les 15 artistes qualifiés pour la région Nord-Est en votant sur le Facebook des inRocKs : Facebook.com/lesinrocks

Jeremie Buchholtz

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Julien Pras Shady Hollow Circus Vicious Circle Second album de l’ancien Calc, Bordelais prodige à sauver d’urgence de l’anonymat. ui se cache derrière Hollow Circus, qui déboule des cieux, d’apporter avec Julien Pras ? elles une définition ultime aujourd’hui comme Un songwriter à un torrent de beauté nacrée du mot grâce appliquée à voix d’archange la musique. Qu’elles soient à faire pleurer les roches épris d’Elliott Smith gorgées d’arrangements les plus impassibles. ou un canonnier bruitiste d’inspiration baroque Un disque qui tourne du stoner français ? Les (Seven More Hours) ou autour du thème du cirque deux mon général ! Un tel presque dénudées (Ghost mais laisse surtout la part cas de schizophrénie s’est Patrol, Here on the Moon), belle aux illusionnistes rarement présenté à nous, et aux colombes qui sortent poussées par un chœur mais il n’est pas utile évanescent (Angel of Mercy) des chapeaux. d’en chercher la cohérence ou perdues dans un nuage L’ancien chanteur ni les étroits rapports (Daily Battles), elles de Calc, qui vit pourtant qui pourraient exister semblent portées par une chichement de son art d’une cellule à l’autre. foi qui n’a rien d’anodin, délicat, déploie ici Un constat cependant : par ce mysticisme de la des moyens qui ont l’air avec son groupe Mars Red pop majeure qui ne désigne d’appartenir à un autre Sky, Pras s’est taillé une que trop peu d’élus, et âge, celui des fastes sixties jolie réputation sur la dont ce Bordelais semble qui habillaient les albums scène internationale du à l’évidence le plus français de Harry Nilsson ou psychédélisme cosmique, d’entre eux. Et pas le moins de Curt Boettcher et tandis qu’en solo il a écoulé dont Elliott Smith fut de doué. Christophe Conte moins de mille exemplaires récente mémoire le plus de son premier album, inspiré des disciples. concerts le 14 mars le pourtant bouleversant Jamais prises à Limoges, le 19 à Bruxelles, Southern Kind of Slang. en défaut de pastiche, le 20 à Paris (Boule Noire), Une injustice cruelle qu’il les onze chansons qu’il le 22 à Bordeaux, le 26 à Lyon est impératif de corriger aligne comme d’autres www.viciouscircle.fr à l’occasion de ce non iraient acheter du pain ont en écoute sur lesinrocks.com avec moins magnifique Shady pourtant l’air de tomber

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Caetano Veloso Abraçaço Emarcy/Universal Le génie Brésilien continue, en groupe, ses explorations : jeunesse sonique. l’exception de cette veste matelassée de vieux beau dont on l’a vu affublé sur des photos récentes, il est impossible de reprocher quoi que soit à Caetano Veloso. Un génie polymorphe et durable de la musique brésilienne, qui depuis son premier album en 1967 a rejoint la caste des légendes vivantes de l’ère pop (Dylan, Lou Reed ou Bowie), surplombant une œuvre imposante et toujours en cours. À plus de 70 ans, Caetano Veloso sort le troisième volet de sa collaboration avec le groupe Banda Cê. Loin des lieux communs de la musique brésilienne, un trio éclectrique guitare-basse-batterie, sobre et tendu, quasi post-rock voire antifolk. Après Cê et Zii and Zie, Abraçaço donc – soit “L’Étreinte”. Dans l’album, il est beaucoup question de tristesse et de réconfort. La magnifique pochette est en soi une œuvre, une révélation : ces mains posées sur la tête grisonnante de Veloso, c’est un truc de rebouteux, un rituel magique pour apaiser un homme dont la voix est ici bouleversante de fragilité et de finesse, encore capable d’offrir une poignée de chansons belles à pleurer, à la hauteur de ses classiques. La grosse étreinte et la douce claque, oui. Stéphane Deschamps

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Fiction The Big Other Moshi Moshi /Cooperative/Pias

Ces Anglais très eighties détiennent l’un des potentiels tubes de l’année. Chez les Londoniens de Fiction, on aime les années 80 et on le revendique haut et fort. Comme leurs compatriotes de Summer Camp, avec qui ils partagent d’ailleurs l’un de leurs producteurs, Ash Workman (l’autre étant l’omniprésent James Ford, moitié de Simian Mobile Disco et producteur attitré des Arctic Monkeys), les Anglais ont un penchant assumé pour les guitares post-punk, les voix habitées, les lignes de basse et les claviers hantés (See Me Walk, Be Clear). Mais derrière le folklore eighties plutôt soigné se planque potentiellement l’un des tubes de 2013 : l’imparable et très bien baptisée Big Things, sa mélodie de jeu vidéo fatale et ses synthés tropicaux plus efficaces que le plus costaud des antidépresseurs. Et ça, ce n’est pas de la fiction. Ondine Benetier

www.caetanoveloso.com.br

Fernando Young

www.facebook.com/ FictionLondon

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le single de la semaine

Flume Flume Transgressive/Cooperative/Pias La bass music pour les nuls (et il est bon d’en être). et album est une bombe, mais est-ce un scoop ? Le public australien a découvert ces quinze titres il y a plusieurs mois et en a fait un disque d’or, avant que la déflagration ne nous parvienne. Quel est donc ce phénomène porté par Harley Streten, garçon de 21 ans à la gueule d’ange, dont la légende (déjà) raconte qu’il a trouvé son premier logiciel de MAO dans une boîte de céréales ? Pas moins que la réconciliation de la chanson pop et de la bass music, à laquelle il initiera vite le plus grand nombre. Entre les couplets et les cut-up vocaux, ce fan de Jamie xx ne choisit pas, comme dans Sleepless, où les paroles de Jezzabell Doran, à peine intelligibles, se distordent pour se fondre dans l’instrumentation. Moins abordable, More Than You Thought est une balade dans le cortex cérébral, guidée par le compresseur de Flying Lotus (Streten dit aussi adorer Justice, c’est dire s’il abuse de cet effet). Surtout, la liste des collaborateurs, exclusivement australiens, témoigne de la prétention limitée du jeune producteur. Cette fraîcheur d’un premier album, si souvent difficile à retrouver une fois le succès venu. Gaël Lombart

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Chateau Marmont Wargames EP Arista/Sony Music France

Enivrante, sensuelle et synthétique : la vie de château. Depuis sept ans, l’hôtel mythique du Sunset Strip de L.A. nourrit des inspirations de ce côté de l’Atlantique. Basé à Paris, Chateau Marmont a déjà publié moult remixes et deux singles d’une electro-pop évoquant tour à tour Kraftwerk, Jean Michel Jarre, François de Roubaix et Giorgio Moroder. Devenu trio, le groupe œuvre depuis deux ans à l’élaboration d’un premier album promis pour mai, qui se dévoile avec un ep – soit deux titres inédits, flanqués de leurs remixes par d’autres (Money Mark, DVNO…). Outre The Maze, croisière hypnotique et libidineuse portée par un saxophone – oui, oui –, il y a là Wargames, virée pop droite et directe, qu’on ne pourra citer sans évoquer les dernières productions de Phoenix. Les deux formations ne se contentent pas de partager un goût pour les voix à étages et les antiques machines. Avec une excellence rare en France, elles rayonnent aussi toutes les deux dans l’agencement d’une pop synthétique à la fois surannée et parfaitement contemporaine. Johanna Seban Justin Vague

www.facebook.com/flumemusic en écoute sur lesinrocks.com avec

concert le 6 mars à Paris (Nouveau Casino) www.chateaumarmont.fr 6.03.2013 les inrockuptibles 85

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dès cette semaine

Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Everything Everything 8/3 Paris, Flèche d’Or

1995 15/3 ClermontFerrand, 16/3 Marseille, 28/3 Strasbourg, 29/3 Lyon, 19/4 Paris, Palais des Sports Aline 29/3 Reims, 30/3 Laval, 10/4 Amiens, 11/4 Nancy, 12/4 Strasbourg, 20/4 Tourcoing, 23/4 Bourges, 3/5 Arles, 4/5 Aubagne, 28/5 Paris, Alhambra AlunaGeorge 7/5 Paris, Nouvau Casino A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan

Festival Tilt du 21 au 24 mars à Perpignan, avec SebastiAn, Joris Delacroix, etc. Foals 23/3 Lyon, 25/3 Paris, Olympia, 26/3 Lille, 12/11 Paris, Zénith Lewis Furey 18/3 Paris, Européen Gesaffelstein 2/5 Paris, Cigale Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia The Knife 4/5 Paris, Cité de la Musique

La Femme 5/4 Sannois, 10/4 Tourcoing, 14/4 Lyon, 16/4 Paris, Pan Piper, 18/4 Rouen, 19/4 Rennes, 23/4 Bourges, 28/4 Strasbourg Les femmes s’en mêlent du 19 au 31 mars dans toute la France, avec Alela Diane, Mesparrow, Skip & Die, Liesa Van Der Aa, Phoebe Jean & The Air Force, Christine And The Queens, The History Of Apple Pie, etc. Lescop 7/3 Nantes, 10/3 Évreux, 14/3 Dijon,

nouvelles locations

15/3 Metz, 21/3 Arles, 23/3 Avignon, 28/3 Angers, 29/3 Reims, 30/3 Laval,

Palma Violets 5/4 Paris, Flèche d’Or

Jamie Lidell 15/3 Paris, Gaîté Lyrique

The Postal Service 21/5 Paris, Trianon

The Lumineers 7/3 Paris, Trianon, 9/3 Tourcoing Major Lazer 25/4 Paris, Bataclan Nas 11/3 Paris, Olympia Christopher Owens 7/3 Paris, Flèche d’Or

Poliça 15/3 Paris, Trabendo

Public Enemy 29/4 Paris, Bataclan Sixto Rodriguez 4/6 Paris, Zénith, 5/6 Paris, Cigale Soirée inRocKs lab 28/3 Rennes The Vaccines 23/4 Bordeaux, 24/4 Nîmes,

en location

26/4 Paris, Bataclan Vampire Weekend 10/5 Casino de Paris Veronica Falls 25/4 Paris, Nouveau Casino Villagers 22/5 Paris, Cigale Yan Wagner 7/3 Nantes, 22/3 Paris, Nouveau Casino The Weeknd 13/3 Paris, Trianon Woodkid 5/11 Paris, Zénith Rachel Zeffira 23/4 Paris, Café de la Danse

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Aufgang 16/4 Paris, Trabendo, 24/4 Lille, 27/4 Bourges, 16/5 Bordeaux Beach House 22/3 Paris, Cigale Benjamin Biolay 15/3 Pessac, 21/3 Rouen, 22/3 Amiens, du 26 au 30/3, Paris, Casino de Paris, 16/4 Cannes, 19/4 Marseille, 25/4 Bourges Andy Burrows 26/3 Paris, Flèche d’Or CocoRosie 8/3 Paris, Pleyel Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Concrete Knives 19/4 Paris, Trianon Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Alela Diane 21/3 Paris, Cigale Dom La Nena 21/3 Paris, Boule Noire Eels 24/4 Paris, Trianon

Palma Violets

NME Tour (Peace, Palma Violets, Miles Kane, Django Django) le 21 février à Brighton Les lignes de basse se font plus dansantes, la batterie plus écrasante, les mélodies plus emphatiques : encore aimables suiveurs des Stone Roses il y a six mois, les chevelus de Peace se préparent déjà au gigantisme des stades pour l’été prochain, où le groupe passera en force – en farce peut-être aussi. Avec nettement moins de grosses ficelles et beaucoup plus de charme, de flair et de classe anglaise (ils entrent sur scène au son du New Rose des Damned), les Palma Violets retournent fissa le jeune public, hypnotisé par ces chansons crevardes, branleuses et étincelantes dans leur bouillasse sonique : les Palma Violets ne jouent pas le rock’n’roll, ils le jouissent. Après une telle fougue, une telle urgence, le show rodé de Miles Kane pourrait passer pour l’adulte rabat-joie, le one-man Oasis. Ça rime avec hospice parfois sur des boogies rouillés, ça rime aussi avec délices quand il tape avec ses nerfs et sa gouaille adorable sur Come Closer ou Rearrange. Plus electro, plus dub, plus kraut : le concert, fabuleux, de Django Django est une expérience sensorielle tourneboulante. Bâti comme un DJ-set, où chaque chanson est remixée en direct par ces geeks illuminés, il atteint souvent l’intensité de LCD Soundsystem et laisse le public hagard, liquide. JD Beauvallet 6.03.2013 les inrockuptibles 87

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sex requiem pour un tsunami Christine Montalbetti ravive les plaies du 11 mars 2011 au Japon dans un roman hypnotique, à la croisée de la fiction érotique kitsch et du livre de fantômes.

 P

our Christine Montalbetti, la littérature a longtemps été affaire de faux paysages, de décors truqués à la manière de ces panneaux en trompe-l’œil glissant dans les vieux studios de cinéma. Ses romans nous ont mis sur la piste de John Ford et de Jack Kerouac. Grâce à eux, on a pu jouer aux cow-boys et aux Indiens, et pour notre bonheur assommer quelques durs à cuire, en sachant toutefois très bien qui tirait les ficelles (elle, Montalbetti). De son tropisme pour le western et le road-movie, la romancière a tiré deux pastiches : Western et Journée américaine, sorte de dyptique pitre et aguicheur dynamitant amoureusement les codes du cinémascope américain. Entre-temps, Montalbetti a déserté les grandes plaines de l’Ouest pour le Japon, autre pays pour lequel cette fan de Murakami a déjà confié sa fascination. Elle se trouvait à Kyoto, en résidence

d’écriture, en mars 2011. Paru quelques mois après, son dernier roman, L’Évaporation de l’oncle, marqué par une vision du Japon mythique, ne portait pas les stigmates du tsunami. Ce dernier est survenu après la rédaction du livre. Rédigé en France, mais situé au Japon, Love Hotel ne jouit pas de la même omerta. À la fin de Fukushima, récit d’un désastre, Michaël Ferrier donnait la parole au patron d’un love hotel en bordure de la zone interdite. Sur le point de mettre la clé sous la porte, il expliquait que les clients de son établissement ne pouvaient raisonnablement risquer leur vie pour une partie de jambes en l’air. Le dixième livre de Christine Montalbetti pourrait se dérouler dans ce même hôtel, quelques heures avant la catastrophe. Un homme occidental – écrivain, narrateur de ce roman – et Natsumi, une femme japonaise mariée, vont s’y étreindre clandestinement le temps d’une journée, ouvrant pour nous,

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Montalbetti en 5 livres Western (2005) Inspiré du western-spaghetti et des films de duel, un pastiche alerte et loufoque sur un cow-boy en voie de rédemption. Nouvelles sur le sentiment amoureux (2007)  Six merveilleuses histoires courtes sur le désir amoureux qui tenaille, et les multiples esquives pour y échapper. Petits déjeuners avec quelques écrivains célèbres (2008) À travers des portraits

une montée en puissance funèbre, dont les effluves de sexe et de mort ont l’effet d’un baume

lecteurs, sur une faille temporelle bien plus vaste, faite de lambeaux de rêves infinis : un roman au devenir spectral et métaphysique. On peut d’ailleurs mesurer l’attachement au genre romanesque de l’auteur à la liberté qu’il se donne d’en chahuter les codes et la force d’illusion. Outre ses apartés habituels, son livre ne cesse de solliciter le lecteur. Celui-ci est convié à une visite virtuelle des chambres de l’hôtel (toutes plus kitsch les unes que les autres, de l’ambiance “planétarium” au trip “gynéco”, sans oublier la pièce SM sous l’égide d’Hello Kitty) ou à se prononcer sur le choix d’un sex-toy (“éponge de bain vibrante” ou “vibro-rabbit” ?). Par ses multiples décrochages narratifs, Montalbetti épouse habilement la loi du genre érotique : inclure le spectateur dans la fiction sexuelle, l’incorporer dans un plan à trois, formé ici par le lecteur et le couple adultère. Qui dit sexe dit fantasme, imaginaire : à mesure que se déplient les corps, leur sensualité exultante, sont convoquées d’autres silhouettes invisibles. Le narrateur les appelle des “yokaï”, ces esprits peuplant la psyché nippone, qui illustrent la vie quotidienne et expliquent bien des mystères. Voyez Akanamé, écrit Montalbetti, ce fantôme nettoyeur “qui n’aime rien tant que de lécher les sanitaires quand ils ne sont pas propres”. Ou encore cet autre esprit farceur, qui prend un malin plaisir à déplacer votre oreiller pendant la nuit. Mais tous les fantômes ne sont pas bienveillants…

d’écrivains au réveil (Haruki Murakami, Olivier Cadiot, Tanguy Viel…), un délicat hommage à ce drôle d’animal, entre spleen et dérision. Journée américaine (2009) Le road-movie selon Montalbetti : immobile et contemplatif. Son deuxième roman “américain”. L’Évaporation de l’oncle (2011) La quête d’un oncle disparu, prétexte à une balade dans le Japon mythique et ancestral.

Progressivement aspiré par les chimères de Natsumi, le narrateur s’efface au profit d’autres conteurs, charriant une cohorte de créatures toxiques. De la voix de l’écrivain Osamu Dazai, et ses personnages cachés dans un abri antiatomique, à celle de la grand-mère de Natsumi, les fables affluent : ces “contes de brume” où des guerriers morts reviennent hanter les vivants, l’histoire de l’homme-requin et ses larmes de saphir, et surtout la légende bien connue du dragon enfoui sous terre, “outre énorme” et somnolente provoquant des séismes aux retombées tantôt bénignes, tantôt mortelles. Love Hotel reforme vaillamment un couple quelque peu éculé : Éros et Thanatos. Le vieil attelage bataillien serait promesse de décharge mystique. Soumis au délicat pointillisme de la romancière, il crée un écheveau raffiné de légendes, par lequel le roman étend méticuleusement sa toile. On ne saurait en dire la nature exacte, avant de buter sur la dernière phrase : “Mon après-midi aurait pu s’achever sur cette sensation de douceur. Mais je pousse la porte du petit bar qui me sert de cantine : la télévision est allumée, ce 11 mars 2011.” Un mur de mots et tout s’éclaire. Et du coup s’assombrit : la chambre de passe transmuée en lieu de palabres et de prières, les bulles de jacuzzi au grondement menaçant, les cerisiers sans fleurs en écho à cette “bizarre sensation de deuil”. Montalbetti joue les notes d’un requiem niché dans une sieste crapuleuse : une montée en puissance funèbre, dont les effluves mixés de sexe et de mort ont l’effet d’un baume authentique. Avec ce roman, le goût des faux décors, du jeu littéraire et des mythes semble s’être estompé pour une forme plus primitive et directe, liée à la traversée d’une fin du monde. Emily Barnett photo Élise Pailloncy pour Les Inrockuptibles Love Hotel (P.O.L), 176 pages, 15 €

en marge

la société de l’amour Aujourd’hui, on aime et on trahit : la littérature deviendrait-elle une arme pour se venger de l’autre ? J’admire les critiques littéraires qui truffent leurs articles de citations. Donnez-leur n’importe quel sujet et ils auront toujours la bonne phrase de Flaubert, Céline ou Nabokov à dégainer. Car généralement, un bon critique est un critique qui cite des écrivains morts. C’est ce que l’on aura vu au moment de la sortie du livre de Marcela Iacub : des citations de Bataille, Sade, Foucault en pagaille. Admirable, donc, quand en lisant Belle et bête la seule référence qui me vient à l’esprit c’est Hunger Games, le best-seller pour ados devenu film avec l’actrice qui monte, Jennifer Lawrence. Dans Hunger Games, une société totalitaire met en scène, façon téléréalité, des sortes de jeux du cirque dont un seul doit sortir vivant. La mise à mort de l’autre comme spectacle, rien de nouveau me direz-vous. Plus intéressant : quand les deux héros, seuls survivants, comprendront que pour ne pas avoir à s’entre-tuer ils doivent troquer la mort-spectacle contre le spectacle de leur histoire d’amour naissante. L’ovation d’un public soit sanguinaire, soit romantique, face au spectacle de “l’amour”, c’est ce qui sauvera leur peau. Que la télé, Facebook, Twitter, et aujourd’hui la littérature participent d’une division des êtres en deux camps, les voyeurs et les exhibitionnistes, on le sait. La nouveauté avec Iacub, faisant de l’amour un spectacle pour mieux tuer symboliquement celui qu’elle a aimé, c’est d’avoir vidé ce mot de son sens. On aime et on trahit, on aime et on salit, on aime et on tue : mais alors, aimer, ça veut dire quoi ? Au final, elle n’aura peut-être été que le symptôme d’une époque où l’autofiction aura servi aux femmes à prendre le pouvoir et à se venger des hommes qui les ont maltraitées. L’écriture, l’ultime arme d’une (nouvelle) domination féminine sur les mecs ?

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Tanguy Viel La Disparition de Jim Sullivan Minuit, 153 pages, 14 €

guide de survie

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é en Corée du sud en 1965 et arrivé à l’âge de 3 ans aux États-Unis, Chang-rae Lee est un modèle de réussite à l’américaine : naturalisé yankee, il est aujourd’hui professeur de creative writing à Princeton. Son quatrième roman publié en France s’annonce pourtant comme une traque de ses origines. Sans l’avoir vécue, il a connu le fléau de la guerre de Corée à travers le regard des siens. Ce conflit était déjà au centre d’un imposant roman, Les Sombres Feux du passé, paru en 2002. Les Vulnérables débute en 1950, en pleine débâcle coréenne, et se poursuit à New York dans les années 80. D’une époque à l’autre, on suit la destinée de June, orpheline de guerre témoin du meurtre de sa famille. Au cours de sa fuite, la barbarie prend plusieurs visages – viols, mutilations, bombardements, exodes, famine, exécutions sommaires. Des exactions âprement dépeintes dans Les Vulnérables et d’autant plus inquiétantes que la population ne sait jamais qui, de l’armée du Nord ou des troupes sud-coréennes, sera la plus meurtrière. Dans une ambiance de fin du monde qui rappelle les films de Malick (La Ligne rouge) ou Cimino (Voyage au bout de l’enfer), Chang-rae Lee place le chaos à hauteur d’enfant. Ce sont des yeux innocents qui vont absorber la guerre, sans recours

Chang-rae Lee place le chaos à hauteur d’enfant

Patrice Normand/Temps Machine/L'Olivier

De la guerre de Corée dans la veine du ciné US des années 70 au New York des eighties, Chang-rae Lee bâtit une éblouissante saga familiale sur l’éternel retour des origines. à la raison, ni au langage. L’espoir même est une construction intellectuelle interdite à June, héroïne de 11 ans jetée dans la tourmente qui finit par abandonner son dernier petit frère agonisant dans la nuit – c’est à ce prix qu’elle-même aura la vie sauve, recueillie in extremis par un G.I. et élevée dans un orphelinat. Trente ans plus tard, June est une citoyenne américaine, propriétaire d’une galerie d’antiquités à New York. Le roman évacue en une ellipse fulgurante l’histoire d’une intégration réussie : celle de tant d’immigrés de guerre devenus américains qui, pour les plus chanceux, ont gommé leur passé sous la win sociale. Chang-rae Lee s’intéresse à l’après : le resurgissement des origines, révélées par une fracture filiale. Tandis que le passé continue de se déployer sous la forme d’un superbe mélo entre un G.I. borderline et une femme de pasteur, l’autre section des Vulnérables relate les efforts d’une mère pour retrouver son fils. Avec l’aide d’un détective privé, elle suit les traces de son rejeton, escroc et voleur d’art en Europe. Chang-rae Lee fait de ce profil kleptomane la clé d’une pathologie familiale, et du vol une tentative symbolique pour se réapproprier une histoire. La réussite de cette saga historico-intime, finaliste du prix Pulitzer 2011, tient à cette tension liée à une mémoire : son double mouvement de fuite (June) et de quête (son fils). À chaque fois, c’est de survie qu’il s’agit. Emily Barnett Les Vulnérables (Éditions de l’Olivier), traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville, 544 pages, 22,50 €

Comment écrire un grand roman américain quand on est français ? Tanguy Viel s’essaie au remake littéraire de roman US. Dur d’être un écrivain français. Les romans américains se vendent mieux, sont traduits internationalement, sont adaptés au cinéma par Hollywood, etc. Tanguy Viel va dès lors se poser la question : comment écrire un roman américain alors même qu’on est français ? Il avait déjà tenté de se mesurer au cinéma en se livrant à l’exercice du remake d’un film de Mankiewicz, Le Limier, dans son premier roman, Cinéma. Quelques autres romans inspirés du film noir plus tard, et le voilà qui se livre aujourd’hui à l’exercice périlleux du remake de roman… avec Detroit, Dodge, et tout le folklore. “Même si je n’aime pas trop les flash-backs, je savais qu’il me faudrait en passer par là, qu’en matière de roman américain, il est impossible de ne pas faire de flash-backs, y compris ceux qui ne servent à rien.” Roman-critique du roman américain, ou parfois même du roman français, La Disparition de Jim Sullivan (titre cliché par excellence de la littérature US) amuse en livre postmoderne, convainc en texte politique, puis finit par lasser en tant qu’exercice : comme tout exercice, la limite tient dans la répétition du procédé. Une fois qu’on a compris où veut en venir Tanguy Viel (assez vite), a-t-on encore besoin d’avancer dans la lecture du roman ? Non. D’autant que la fin, comme prévu, reproduit la fin des classiques américains, voire surtout, et hélas, la caricature qu’on s’en fait. Cette Disparition… s’essouffle aussi vite qu’une blague potache. Dommage. Nelly Kaprièlian

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Richard Dumas/Grasset

pomme de discorde Droit du sol ou droit du sang ? Dans un éden insulaire, T. C. Boyle met en scène un conflit dont les enjeux dépassent largement le monde animal. t si le continent nord-américain (très échauffé), les îles de Californie avait droit à un deuxième acte ? ont vocation à accueillir tous les miséreux Si, après quatre siècles de rapines, du monde animal, fussent-ils aussi de génocides et d’épuisement impopulaires que les rats ou les crotales. des richesses naturelles, une poignée Sous le conflit tragi-comique d’idéalistes parvenait à restituer à la terre (et, à l’arrivée, beaucoup plus tragique promise sa pureté originelle ? Ou, du moins, que comique) opposant LaJoy et Alma, à faire d’une île située à deux heures affleurent des questions sociales de navigation de la côte californienne fondamentales, au premier rang desquelles le paradis qu’elle n’aurait jamais dû cesser figure l’opposition entre droit du sol d’être ? Sous la plume d’un écrivain moins et droit du sang. En instaurant une forme foncièrement persifleur, ce programme de nettoyage ethnique, dont font les frais aurait peut-être des chances de faire quelques milliers de rongeurs et cochons le bonheur de la faune et de la flore sauvages, Alma se retrouve accusée de de Santa Cruz. Mais, vue par l’impitoyable pratiques “nazies”, tandis que la principale démolisseur d’utopies qu’est T. C. Boyle, réussite de LaJoy consiste à introduire nulle croisade ne saurait échapper à divers au paradis un serpent venimeux. schismes, hérésies et actes de sabotage Paix et sérénité sont en effet bannies de au cours desquels s’affrontent l’univers de Boyle, où les sautes d’humeur les ego d’activistes psychorigides. d’un océan Pacifique ayant rarement aussi Le militant de la cause animale David mal porté son nom – Après le carnage LaJoy porte des dreadlocks, pilote un gros ne compte pas moins de trois naufrages hors-bord et oublie parfois de prendre ses meurtriers – font écho à celles de neuroleptiques. À la fois homme d’affaires personnages perpétuellement à cran. Cette prospère et leader charismatique d’une exaspération généralisée se communique petite troupe d’illuminés, ce descendant à la prose, laquelle crépite, pétille et anime littéraire de George Hayduke (le flamboyant avec une belle énergie rappels historiques, écoterroriste du roman culte de drames maritimes et western insulaire, George Abbey, Le Gang de la clef à molette) puis s’apaise pour une chute de rideau ne supporte pas qu’Alma Boyd Takesue, placée sous le signe des cendres, bureaucrate soucieuse de biodiversité, le treizième roman d’un satiriste chevronné s’arroge “la place de Dieu” en décidant voyant une note élégiaque atténuer quelle espèce d’oiseau ou de mammifère in extremis l’acidité du trait. Bruno Juffin a le droit de vivre dans un éden étroitement surveillé. Le modèle biblique de LaJoy, Après le carnage (Grasset), traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Turle, 480 pages, 22 € ce serait plutôt Noé : dans son esprit

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dans l’ombre du désastre

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Archives privées Dany Delbo

Résistante et déportée à Auschwitz, Charlotte Delbo a raconté son expérience de l’univers concentrationnaire dans des textes magnifiques mais oubliés. On redécouvre l’œuvre de cette femme d’exception à l’occasion du centenaire de sa naissance.

Charlotte Delbo, 21 mars 1950

harlotte Delbo. Son nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, il suffit d’avoir lu ses textes sur les camps pour qu’ils s’inscrivent, indélébiles, aux côtés de ceux de Primo Levi, Robert Antelme ou David Rousset. Communiste, résistante, Charlotte Delbo fut déportée à Auschwitz en janvier 1943. Elle n’a eu de cesse à son retour de vouloir témoigner au nom de ceux qui ne sont pas revenus ; de mettre des mots sur l’expérience concentrationnaire. Des mots d’une puissance sidérante, taillés dans un bloc d’effroi et de douleur ; une écriture blanche proche du silence, cet au-delà du langage qui seul parvient à dire l’incommunicable. “Ce n’est pas toi qui parleras ; laisse le désastre parler en toi, fût-ce par oubli ou par silence.” Cette phrase de Maurice Blanchot résonne dans chaque page de Delbo. Ce n’est pas elle qui parle, mais le désastre. Elle s’est effacée derrière les faits qu’elle raconte, derrière les spectres, jusqu’à disparaître peu à peu des mémoires. Aujourd’hui, alors que l’on commémore le centenaire de sa naissance, l’heure est venue d’extirper Charlotte Delbo de cette nuit dans laquelle l’oubli l’a plongée. Une biographie vient de paraître ; ses livres, notamment sa trilogie Auschwitz et après, sont réédités, ainsi que ses pièces de théâtre et des inédits. Dans Le Convoi du 24 janvier, paru en 1965, Charlotte Delbo écrit le portrait des deux cent

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trente femmes qui furent déportées avec elle à Auschwitz (le seul convoi de prisonnières politiques envoyées dans ce camp, destiné d’habitude aux Juifs). Seules quarante-neuf d’entre elles reviendront. Chaque biographie raconte la vie de ces femmes avant l’arrestation et pendant Auschwitz. Dans son propre portrait, Charlotte Delbo parle moins de sa vie que de son engagement. On décèle dans ces quelques lignes son impressionnante volonté. Mais évidemment, ce microrécit ne suffit pas à saisir dans toute son intensité cette personnalité hors du commun. Fille d’immigrés italiens, Charlotte Delbo est née en 1913 à Vigneux-sur-Seine. Elle arrête ses études assez tôt, devient sténodactylo et trouve du travail à Paris. C’est sur les bancs de l’Université ouvrière, à la Sorbonne, qu’elle rencontre Georges Dudach, militant actif au sein des Jeunesses communistes. Il est tout de suite séduit par cette jeune femme brune aux yeux verts. Charlotte et Georges se marient en 1936. Tous deux écrivent dans Les Cahiers de la jeunesse dirigés par Paul Nizan. Charlotte signe des critiques de théâtre. Par ce biais, elle est amenée à interviewer Louis Jouvet. Elle devient son assistante, tellement dévouée au comédien qu’on la surnomme la “Jouvette”. Quand la guerre éclate,

Georges entre dans la Résistance. Charlotte suit Jouvet dans ses tournées en Suisse, puis en Amérique latine. Alors que la troupe se trouve à Buenos Aires, elle décide de rentrer. À Jouvet qui tente de la retenir, elle lance : “Je ne peux pas supporter d’être à l’abri pendant qu’on guillotine les camarades.” Elle rejoint son mari dans la clandestinité. Le couple est arrêté le 2 mars 1942, emprisonné à la Santé. Georges est fusillé le 23 mai. Il avait 28 ans. Charlotte est transférée à Romainville, puis à Auschwitz, “une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus”, et enfin à Ravensbrück. Dès son retour en France, elle écrit le premier volume de sa trilogie sur Auschwitz, Aucun de nous ne reviendra (titre emprunté à un vers d’Apollinaire dans La Maison des morts) : des fragments, des scènes brutes de la vie là-bas. Elle attendra vingt ans avant de publier ce texte. Elle sait que la société de l’immédiat après-guerre n’est pas prête à entendre ce qu’elle a à dire. Entretemps, elle tente de se reconstruire, travaille pour l’ONU à Genève, voyage beaucoup, notamment en URSS – une désillusion. Elle s’engage contre la guerre d’Algérie et publie son premier livre, Les Belles Lettres, aux Éditions de Minuit.

Charlotte Delbo consacre le reste de ses jours à écrire pour donner un tombeau à ceux qu’elle a laissés derrière elle

Élégante et gouailleuse, amie d’Édith Scob et de Delphine Seyrig, Charlotte Delbo incarne un modèle de femme libre. Mais malgré sa force de caractère, elle peine à affronter l’aprèsAuschwitz, souffrance exprimée dans Une connaissance inutile, Mesure de nos jours ou la pièce Et toi, comment as-tu fait ? Infatigable Antigone (l’une de ses pièces s’intitule d’ailleurs Kalavrita des mille Antigone), Charlotte Delbo consacre le reste de ses jours, jusqu’à sa disparition en 1985, à écrire pour donner un tombeau à ceux qu’elle a laissés derrière elle. Jamais elle ne se met en avant. Elle fond son destin dans celui de toutes les femmes qui “ont vécu dans l’ombre d’autres ombres”. C’est peut-être en partie parce qu’elle est une femme que Charlotte Delbo est tombée dans un relatif oubli. Comme s’il était tabou qu’une femme dise la violence, le délabrement du corps, la face noire de la survie. Il faut rendre à Charlotte Delbo toute la place qu’elle mérite. La lire et la relire encore. Car comme elle l’écrit dans Une connaissance inutile : “Aujourd’hui on sait/Depuis quelques années on sait/ On sait que ce point sur la carte/C’est Auschwitz/On sait cela/Et pour le reste on croit savoir.” Elisabeth Philippe Qui rapportera ces paroles ? (et autres récits inédits) (Fayard), 572 pages, 28 €, en librairie le 3 avril Charlotte Delbo de Violaine Gelly et Paul Gradvohl (Fayard), 324 pages, 19 € Tous les livres de Charlotte Delbo viennent d’être réédités par les Éditions de Minuit 6.03.2013 les inrockuptibles 93

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Paul Rudd dans 40 ans mode d’emploi de Judd Apatow (2012)

tous écrivains ? En quelques clics, un aspirant auteur peut autoéditer son livre en ligne et s’épargner les humiliants refus des éditeurs. L’avenir de la littérature ? onnons dans l’uchronie. Parmi eux, combien rêvent de plates-formes comme Si internet avait existé d’être publiés ? Combien Smashwords, YouScribe en 1913, sans doute Marcel ont envoyé leur texte à des ou encore celles d’Amazon, Proust, lassé de se faire éditeurs qui leur ont opposé Kindle Direct Publishing, refouler par tous les éditeurs, une fin de non-recevoir et d’Apple, iBooks Author. aurait-il fini par publier froide et impersonnelle ? “Nous sommes convaincus Du côté de chez Swann sur À tous ces aspirants que chacun a quelque chose Monbestseller.com (et Charlus écrivains refusés à dire aux autres”, proclame aurait peut-être rencontré – injustement ou non – YouScribe. “Chaque année, Jupien sur Grindr, mais c’est par les circuits traditionnels les maisons d’édition refusent une autre histoire). Cela lui de l’édition, le net offre jusqu’à 500 000 livres et n’en aurait épargné de quémander une seconde chance éditent qu’environ 60 000. de l’aide à droite à gauche, d’être lus. Et pourquoi pas, C’est à ces auteurs non et de faire paraître le premier de décrocher le jackpot édités que Monbestseller.com volume de La Recherche, chez comme E. L. James, l’auteur veut apporter une audience Grasset certes, mais à compte de Cinquante nuances de à la hauteur de leurs d’auteur. Comme Marcel, des Grey, à l’origine un ebook espoirs”, renchérit le site, myriades d’auteurs peinent à autoédité. véhiculant ainsi l’idée que faire publier leur œuvre. Selon Internet simplifie nous sommes tous un récent sondage réalisé par considérablement écrivains, que n’importe l’Ifop, 17 % de nos compatriotes l’autoédition. En quelques quel texte mérite d’être auraient un manuscrit “qui clics, un manuscrit devient lu, et que l’on peut dort dans un tiroir”, selon un livre au format très bien se passer du l’expression consacrée. électronique, par la magie filtre de l’éditeur.



Sauf que la publication ne fait pas l’écrivain. Tout au plus fait-elle l’“écrivant”, pour reprendre la terminologie de Barthes, à savoir quelqu’un qui se contente de faire de l’écriture un moyen de communication. Et non de la littérature. À travers quelques “success stories” comme celles d’E. L. James ou d’Amanda Hocking, une Américaine de 27 ans devenue millionnaire grâce à des histoires de vampires (comme c’est original), l’autoédition entretient des rêves de gloire illusoires. Dans cette bibliothèque de Babel qu’est internet, les textes d’anonymes risquent de se perdre dans la masse et de rester aussi peu visibles que dans un tiroir. Très rares en effet sont les livres numériques autoédités à émerger et à trouver un lectorat. D’après une enquête publiée en 2012 par le site Taleist, 10 % des auteurs autoédités cumulent 75 % des revenus du secteur. Et ces gros vendeurs finissent par signer des contrats mirobolants avec des maisons d’édition. Les autres comptent sur leur famille et leurs amis les plus dévoués pour espérer écouler une poignée d’exemplaires. Le monde du livre est décidément injuste. Elisabeth Philippe

la 4e dimension Fitzgerald inédit

du nouveau sur Pynchon

Le 10 mai paraîtra l’ultime recueil d’inédits de Scott Fitzgerald, Des livres et une Rolls (Grasset), qui rassemble les entretiens donnés par l’écrivain – parfois en compagnie de Zelda – après la sortie de son premier roman L’Envers du paradis. On se réjouit. Seul hic, la préface signée Charles Dantzig.

On en sait plus au sujet du prochain roman de Thomas Pynchon. Bleeding Edge (Penguin) sortira le 17 septembre aux États-Unis. L’action se déroule en 2001 dans la Silicon Alley de Manhattan où sont concentrées les sociétés en ligne, entre le moment où la bulle internet éclate et les attentats du 11 Septembre.

Saviano sous coke Après Gomorra, son enquête au cœur de la mafia napolitaine, l’Italien Roberto Saviano revient avec ZeroZeroZero (qui paraîtra en France chez Gallimard), un livre sur le trafic de cocaïne et son “impact dans les sanctuaires de l’économie mondiale”.

E. L. James moins hot L’auteur du best-seller érotico-guimauve Cinquante nuances de Grey a confié, lors de la soirée des oscars de Vanity Fair, travailler à un nouveau roman qui devrait être moins torride que son porno pour mamans. Sera-t-il mieux écrit et moins bête ? Elle ne le précise pas.

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Sourdrille Les Idoles malades Les Requins Marteaux, 104 pages, 18 €

bye bye Philémon Dernier épisode des aventures du héros dessiné par Fred depuis 1965. Une issue glaciale et sans appel.

 L

es plus sensibles d’entre nous ont éprouvé un attachement unique pour Philémon. Ce jeune homme vêtu d’une marinière bleue et blanche aura guidé sa petite troupe de lecteurs le long de seize aventures extravagantes, au cœur des “lettres de l’océan Atlantique”, territoire poétique qui ne connut nulle autre règle que celles de la fantaisie. Tout pouvait y arriver, et d’ailleurs tout arriva. Les cases de bande dessinée se détachèrent de la page pour retomber, au sol, telles les feuilles en automne. Certaines pages se cornaient ou se froissaient, obligeant les personnages à littéralement enjamber les gouttières blanches qui séparaient les cases afin de poursuivre l’aventure. C’était fou. D’autant que le long de ses sentiers sinueux, jalonnés de détours et de pièges, prospérait une population à la fois excentrique et familière. Une nuée d’artisans aux tâches incongrues, des forains ou des prestidigitateurs, et parfois

des créatures animales et mécaniques issues d’une mythologie toute personnelle. Tous s’enflammaient devant la gaieté de ce petit garçon rieur, dont le prénom, aux racines grecques, la langue maternelle de l’auteur, signifie “mon seul ami”. Voici donc le dernier voyage de Philémon, son ultime tentative de rejoindre l’île du “A” d’“océan Atlantique”, ce paradis perdu sur lequel l’oncle du héros rêve de retourner. Cette fois, l’échec est plus cinglant que de coutume, pour ne pas dire macabre. Fred, au corps épuisé, n’a pas pu dessiner la fin du récit. Peut-être certains auraient-ils préféré que le héros s’en aille discrètement sur le dos de sa locomotive alimentée à la vapeur d’imaginaire, comme autrefois Lucky Luke et Jolly Jumper face au soleil couchant. Mais l’auteur aura choisi une autre issue, sans appel. Le fond de l’air n’est plus frais, il est glacial. Stéphane Beaujean

Les fantasmes bizarres d’un loser machiste, par un dessinateur adoubé par Crumb. Il y a un an, Robert Crumb déclarait dans ces pages que son artiste français préféré du moment était David Sourdrille, “un type dont le travail est très dérangeant”, un “artiste brillant très obsédé par les femmes et qui se dessine comme un loser sans attraits, un petit gars moche”. Aujourd’hui, les Requins Marteaux donnent l’occasion de vérifier ses dires avec Les Idoles malades. Dans cet ensemble de récits courts, David Sourdrille raconte ses rêves tordus, ses fantasmes crapuleux voire gore. Il s’y représente effectivement doté d’un physique commun, obsédé par le sexe et les femmes. Son personnage, macho et malchanceux, est tantôt meurtrier ou victime de chasse à l’homme, superhéros foireux ou supplicié par la gent féminine. Loin de se contenter d’une accumulation de scènes trash, David Sourdrille soigne ses scénarios, mis en relief par son trait entre caricature et réalisme. Doté d’une imagination insensée et emplie d’humour noir, il mélange sans vergogne les univers, accumule, comme dans les vrais rêves, les enchaînements d’idées délirants. Un recueil qui aurait pu s’intituler “Mes (graves) problèmes avec les femmes”… Anne-Claire Norot

Philémon – Le train où vont les choses volume 16 (Dargaud), 40 pages, 13,99 €

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réservez Étrange Cargo La nouvelle tête du festival Étrange Cargo, Vincent Thomasset, s’attaque à Frank Capra, entouré de Jonathan Capdevielle et Lorenzo De Angelis. Robert Cantarella propose cinq variations de Faust. La Cie Irmar s’inquiète Du caractère relatif de la présence des choses et Cyril Teste nous convie Pour rire pour passer le temps. du 12 mars au 6 avril à la Ménagerie de Verre, Paris XIe, tél. 01 43 38 33 44, www.menagerie-de-verre.org

On ne sait comment de Luigi Pirandello, mise en scène Marie-José Malis Dernière pièce achevée de Pirandello, On ne sait comment se penche sur un homme qui a commis deux “crimes” : un adultère et, lorsqu’il était petit, le meurtre d’un enfant. Deux crimes impunis qu’il se décide à raconter, ce qui le rend fou. Marie-José Malis va “à l’os et aux nerfs du théâtre”. du 19 au 31 mars à la Maison de la Poésie, Paris IIIe, tél. 01 44 54 53 00, www.maisondelapoesieparis.com

danse, Brest, danse Au Quartz et partout dans la ville bretonne, une édition du festival DañsFabrik démultipliée et germanophile. Tous à l’Ouest !



ue la danse et la création s’immiscent partout dans la ville !” : tel est le réjouissant mot d’ordre (ou de désordre ?) lancé à Brest par l’équipe de DañsFabrik, festival mis en place par Matthieu Banvillet, qui a pris la succession de Jacques Blanc à la tête du Quartz en janvier 2011. Ne restant pas confiné à l’intérieur de la Scène nationale brestoise, le festival cherche autant que possible à transformer l’espace urbain en espace scénique, à en faire un espace fictionnel et non plus simplement fonctionnel. À l’occasion de cette nouvelle édition, cela se traduit notamment par Danse hors-cadre – La Boutique, performance exécutée par Julia Cima derrière la vitrine d’un magasin du centre-ville, et par Échappées belles : issue de secours, un spectacle de rue avec lequel la Cie Adhok imagine ce qui arriverait si sept pensionnaires d’une maison de retraite – les interprètes ont entre 60 et 80 ans – se retrouvaient inopinément en dehors du bâtiment, livrés à eux-mêmes et à la ville… En outre, DañsFabrik cultive une vision panoramique de la danse, embrassant

d’un même regard prospectif ces disciplines voisines que sont la performance, la musique et les arts plastiques, et privilégie de fait les propositions hybrides, souvent minimalistes. Attirons en particulier l’attention sur It’s Going to Get Worse and Worse and Worse, My Friend, pièce saisissante de Lisbeth Gruwez, la danseuse belge, seule sur scène, réagissant (et résistant) de tout son être au discours imprécatoire et réactionnaire d’un télévangéliste américain. À la fois chorégraphe, danseur et plasticien, Mickaël Phelippeau, artiste associé au Quartz depuis 2011, développe, quant à lui, des projets qui coïncident parfaitement avec la ligne transversale du festival. Il présente ici Enjoy the Silence, pièce conçue en duo avec l’écrivaine Célia Houdart, et Chorus, petit bijou chorégraphico-musical ciselé avec l’ensemble vocal Voix Humaines à partir d’un air fameux de Bach. Ce bon vieux Jean-Sébastien nous conduit tout naturellement à évoquer la spécificité germanique de ce DañsFabrik, à savoir le projet Transfabrik. Impulsé par l’Institut français de Berlin avec le soutien du Goethe-Institut de Paris, et déployé

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côté jardin

pour Trisha

What They Are Instead of de et par Jared Gradinger et Angela Schubot

Fengran Zhou

Le Ballet de l’Opéra de Lyon nous rappelle que la danse de Trisha Brown est essentielle.

tout au long de 2013, Transfabrik a pour but de dynamiser les échanges entre les scènes française et allemande via la mise en réseau de onze partenaires (lieux ou festivals). Chacun propose un module de programmation où sont réunis des artistes français et allemands choisis pour leur capacité à brouiller ou transgresser les frontières entre les genres. Symbole du projet, une création originale fondée sur l’idée d’amitié et confiée à Laurent Chétouane, chorégraphe français installé à Berlin depuis plusieurs années, va être présentée lors de chaque étape. Cette dynamique de programmation se double d’une dynamique de réflexion, qui s’appuie sur quatre ateliers suivant chacun un axe thématique distinct. À Brest, où le coup d’envoi est donné (suivront Hambourg, Essen, Berlin, Metz, Sarrebruck et Paris), le public va pouvoir découvrir la pièce de Laurent Chétouane mais aussi My Dog Is My Piano, d’Antonia Baehr, pièce/performance atypique, truffée de joyeusetés sonores (oui, le chien est un animal très musical), ou What They Are Instead of de Jared Gradinger et Angela Schubot, longue étreinte haletante entre deux corps qui semblent chercher autant à s’accoupler qu’à se fuir, à s’aimer qu’à se détruire : une tentative d’épuisement (de soi, de la relation à l’autre) singulière et fiévreuse. Jérôme Provençal DañsFabrik du 11 au 16 mars à Brest, www.lequartz.com, www.transfabrik.com

Lors de notre dernière rencontre à New York avec cette grande dame de la danse américaine qu’est Trisha Brown, on a compris qu’elle s’était repliée sur son monde, petite fille dans le corps d’une femme âgée à la mémoire en pointillé. Et comme pour d’autres avant elle, Martha Graham ou Merce Cunningham, la question du devenir de son œuvre se pose. La Trisha Brown Dance Company va-t-elle entamer une tournée d’adieux à l’instar de celle de Merce ? Des archives Trisha Brown vont-elles permettre de préserver ce legs fabuleux constitué de ballets qui ont marqué le siècle de la danse, des Early Works à Set and Reset ? Les compagnies de répertoire telles que le Ballet de l’Opéra de Paris (qui reprendra Glacial Decoy en octobre) ou le Ballet de l’Opéra de Lyon vont-elles une fois de plus sauver un peu de cette œuvre en programmant les opus de l’Américaine ? Autant de questions et pour l’instant peu de réponses. De l’autre côté de l’Atlantique, les proches de Trisha réfléchissent à la suite à donner à cette aventure en mouvement. Revoir Newark cet hiver, pièce créée en 1987 à Angers, aujourd’hui vivifiée par le Ballet de l’Opéra de Lyon, est un choc salutaire. Dans un cadre de scène dû à l’artiste Donal Judd, la chorégraphie de Trisha Brown expose ses principes de fluidité dans un dialogue permanent entre les solistes. Newark n’est pas seulement un chef-d’œuvre, c’est aussi et surtout un appel d’air. On ressort de sa vision transformé, habité par une grâce indicible. Il y a les romans qui vous aident à vivre. Et il y a les chorégraphies qui vous font cet effet. On peut continuer sans, mais c’est tellement mieux avec. Pour ce Newark et pour bien plus encore, merci Trisha. Newark/For M.G.: the Movie de Trisha Brown, par le Ballet de l’Opéra de Lyon, le 15 mars à Chalon-sur-Saône

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Manuelle Toussaint

Bien des choses

avec des fleurs Pendant six mois à la Pépinière Théâtre, François Morel présente une série de spectacles attachants et/ou désopilants.



i les souvenirs ont un parfum, ceux de François Morel sentent assurément la fleur. Ou plutôt les fleurs. Elles abondent et embaument dans Hyacinthe et Rose, spectacle doucement nostalgique sous le signe de l’enfance. Il y a d’abord ces deux prénoms,

correspondant respectivement au grandpère et à la grand-mère du narrateur – interprétés par Morel lui-même, accompagné au piano par Antoine Sahler. Le sol en gazon vert planté de clochettes indique l’humeur bucolique de cette évocation d’un monde

à la fois proche et lointain. Hyacinthe ne jure que par le matérialisme dialectique, tandis que Rose en pince pour le Bon Dieu. Ils ne s’entendent sur rien, sauf sur les fleurs. Un livre en particulier les réconcilie, véritable bible du jardinage due à un certain Hippolyte Langlois, que le narrateur aura la malencontreuse idée de colorier au stylo-bille. Erreur regrettable, tout comme celle qui lui fera un jour composer un bouquet de digitales avant de voir sa grand-mère le jeter violemment sur le tas de fumier. D’abord meurtri, il apprend que les digitales sont des fleurs empoisonnées. Les boutons d’or, en revanche, si on les place sous le menton ont, paraît-il, la vertu de révéler si vous avez ou non mangé du beurre… Hyacinthe et Rose abonde ainsi en détails touchants tout comme Bien des choses, autre spectacle nettement plus ironique que François Morel reprend en compagnie de son camarade Olivier Saladin dans le cadre de la carte blanche qui lui est consacrée à la Pépinière Théâtre. Jusqu’en juin prochain, Morel y déploie tel un accordéon au large

soufflet l’éventail de ses talents, entre créations et reprises, dont un récital de chant. Écrit sous forme de cartes postales, Bien des choses relève d’un jeu de ping-pong épistolaire souvent désopilant entre les Rouchon et les Brochon. Deux couples dont les noms font évidemment penser à “ronchons” et qui en bons Français moyens contemplent les pyramides d’Égypte ou autres merveilles du bout du monde d’un œil las tout en pensant que, quand même, c’est chez soi qu’on est le mieux. Ces lettres de vacances truffées de perles tiennent du feu d’artifice, dans une veine qui rappelle forcément un peu les Deschiens. Volontiers dérisoires, ces échanges relèvent presque d’une version ouatée du “choc des civilisations”, dans la mesure où, quel que soit l’endroit où ils se trouvent, nos voyageurs ne se remettent jamais en question. Hugues Le Tanneur Hyacinthe et Rose de et par François Morel, compte rendu Bien des choses de et par François Morel, avec Olivier Saladin, jusqu’au 30 mars à la Pépinière Théâtre, Paris IIe

Inventaires de Philippe Minyana, mise en scène Robert Cantarella Les confidences amoureuses de trois drôles de dames. Reconstitution d’une ligue jamais réellement dissoute, voici donc la joyeuse équipe d’Inventaires qui remet sur le métier la pièce de Philippe Minyana, vingt-cinq ans après sa création. Avec un clone du fameux Charlie de la série Drôles de dames en meneur de jeu (Robert Cantarella et Michel Froehli en alternance), c’est sous la forme d’un radio-crochet sans temps mort que celles qui, aujourd’hui encore plus qu’hier, s’amusent de leurs allures de vieilles dames indignes prennent un malin plaisir à nous entraîner dans la revue de détail de leurs destinées d’amoureuses impénitentes. Angèle (Florence Giorgetti), Barbara (Judith Magre) et Jacqueline (Édith Scob), nos trois égéries au top de leur

forme, débordent d’énergie. Les hommes passent, les enfants grandissent, les parents meurent… Dans le film en accéléré de leur existence, l’eau coule sous le pont comme une rivière en crue, mais chacune revendique d’abord la pêche adolescente d’une incurable liberté d’esprit. Tournant le dos à la nostalgie, Robert Cantarella transforme ses actrices en éternelles midinettes. Une cure de jouvence pour faire un doigt d’honneur aux ravages du temps qui passe et ouvrir en grand l’horizon d’avoir toujours la vie devant soi. Patrick Sourd jusqu’en juillet au Théâtre de Poche-Montparnasse, Paris VIe, tél. 01 45 44 50 21, www.theatredepoche-montparnasse.com

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La Tête des autres du 8 mars au 17 avril au Théâtre du Vieux-Colombier (Paris VIe)

scènes Une tête de plus ! Le procureur Maillard fête avec son épouse Juliette et son confrère Bertolier la condamnation à mort d’un nouvel accusé, Valorin, mais le trophée s’avère bientôt menaçant et encombrant. La Tête des autres aborde avec humour et dérision le genre policier au théâtre. À gagner : 5 x 2 places pour la représentation du 14 mars à 20 h

No de Pablo Larraín, en salle

cinémas Chili, 1988. Lorsque le dictateur chilien Augusto Pinochet, face à la pression internationale, consent à organiser un référendum sur sa présidence, les dirigeants de l’opposition persuadent un jeune et brillant publicitaire, René Saavedra, de concevoir leur campagne. Avec peu de moyens mais des méthodes innovantes, Saavedra et son équipe construisent un plan audacieux pour libérer le pays de l’oppression, malgré la surveillance constante des hommes de Pinochet. À gagner : 20 x 2 places

De quoi tenir jusqu’à l’ombre du 19 au 30 mars au Parc de la Villette (Paris XIXe)

scènes Cinq interprètes évoluent sur un plateau et vont, petit à petit, faire douter par leur implication que ce théâtre en est bien un. C’est ainsi que le metteur en scène chorégraphe-danseur Christian Rizzo dessine le lent decrescendo lumineux qu’il met en mouvement. Les cinq interprètes appartiennent à l’Oiseau-Mouche, une compagnie de personnes en situation de handicap (dans la vie) et d’acteurs professionnels (sur le plateau). À gagner : 5 x 2 places pour la représentation du 19 mars

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Rétrospective Hallucinations cinématographiques jusqu’au 11 avril à la Cinémathèque française (Paris XIIe)

cinémas Si l’on s’en réfère aux dictionnaires, l’hallucination représenterait “le fait de voir, d’entendre ou de sentir des choses qui n’existent pas”. L’hallucination est ce qui nierait la réalité par la monstruosité de ce qu’elle fait surgir. C’est le cas de ces films où les visions sont ainsi éprouvées par un personnage “sous influence”, ou produites par lui, ou encore lorsque l’hallucination est un élément de la fiction, puisant ainsi son énergie paradoxale dans son ambiguïté. À gagner : 20 x 2 places

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fin des participations le 10 mars

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Produktionsaufnahme, Zypern, 2012, courtesy Haris Epaminonda, photo Javier Folkenborn

futur antérieur À travers son film-événement Chapters, Haris Epaminonda met en scène un rapport au temps nourri par des narrations mythologiques, polythéistes, à la fois mélancolique et visionnaire.

vernissages Théo Mercier Avec son titre en forme de calembour, Le Grand Mess, qui évoque tout à la fois la messe, le Messie ou le mezze, le jeune Théo Mercier fait son show avec cette expo fétichiste et réjouissante. jusqu’au 28 avril au Lieu Unique, Nantes, www.lelieuunique.com

Agnès Varda Des citoyennes radieuses sur le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier, des chiens dans le quartier du Cabot et des roses devant la station de métro La Rose. Dans le cadre de Marseille Provence 2013, Agnès Varda a butiné des portraits collectifs dans la Capitale européenne de la culture. jusqu’au 17 mars à la Galerie d’art du Conseil général des Bouches-du-Rhône, cours Mirabeau, Aix-en-Provence, www.culture-13.fr



endant l’hiver 1972 à Paris, une communauté de jeunes aux cheveux longs revenus de périples à Katmandou ou Marrakech se retrouvait de façon presque rituelle au cinéma La Pagode pour regarder le film La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel. Tourné dans plusieurs déserts, de la Californie à l’Islande, ce film aux allures médiévales a trouvé une résonance paradoxale avec le zeitgeist, la sensation de gueule de bois de l’époque. Au détour d’une conversation avec Mirjam Varadinis, curatrice de son expo South of Sun à Zurich, la jeune Haris Epaminonda dit que “peut-être le temps est arrivé de redevenir hippie”. Si le désir de refuser, quitter et recommencer traverse régulièrement le monde de l’art, il faut y entendre peut-être un écho plus étendu et générationnel. Mais malgré l’esthétique atemporelle commune aux deux œuvres, du temps a passé. Projeté sur quatre écrans, Chapters, son film-installation de quatre heures, est présenté dans une version presque sans montage qui évoluera au fil des prochaines expositions. C’est la première fois que

l’artiste tourne avec des acteurs, délaissant le montage d’images préexistantes, tout en déplaçant sa capacité à théâtraliser les objets vers des paysages et des personnages mythologiques. Les “accessoires” des rituels deviennent des sculptures chargées, médiumniques, dans l’invention d’une langue inédite. Les animaux, très présents, parlent le même langage muet que les humains. Luxuriant, mis en scène dans des paysages envisagés comme un monde parallèle ou des espaces intérieurs que l’artiste considère comme des toiles, chaque élément assume une dimension symbolique, chargé d’héritages culturels contradictoires. À la fois archaïque, s’inspirant de la mythologie grecque ou du théâtre kabuki, et ancré dans une lecture du monde actuel qui intègre l’apport des études de genre et postcoloniales, son univers fabriqué, antidocumentaire, invente une culture où les identités se mélangent. Une reine africaine peint des traits blancs sur sa jambe et intègre une communauté de femmes, tandis que des hommes aux visages peints (se) performent avec pendentifs et colliers ou construisent des

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encadré

désintérêt national Et si le ministère de la Culture était mu par une vision d’abord p atrimoniale ?

figures géométriques avec des bâtons de bois dans le désert. Vieux, jeune, humain, animal, narratif, abstrait : les catégories sont suspendues de façon onirique avec une puissance associative rendue aléatoire par les projections parallèles… “Rien n’est fixé. Nous ne pouvons jamais établir une relation permanente avec quelque chose étant nous-mêmes des entités temporelles subjectives”. Chypriote, ayant fait ses études à Londres et vivant à Berlin, Haris Epaminonda est emblématique d’une génération qui voit l’identité comme un matériau performatif. Déplacé à l’intérieur du film, le paysage est filtré par des rituels ou sa représentation in situ (comme quand deux femmes en tunique y tiennent la peinture d’une montagne demeurée inaccessible ou résistante au tournage). Théâtralisation, goût de l’artifice et bande-son hallucinogène donnent forme à la vision d’un monde qui a été ou qui n’est pas encore. “S’il fallait définir le passé et le futur en tant que concepts qui peuvent être cernés par la mémoire et l’espoir, je rajouterais alors une troisième conception du temps qui ne se limite pas à être saisie au présent.” Loin de faire tabula rasa, cette œuvre majeure rend perceptible avec fulgurance un certain désir de l’art de notre époque à engager des choix de vie plus radicaux. The times they are a-changin. Pedro Morais South of Sun jusqu’au 5 mai au Kunsthaus, Zurich, www.kunsthaus.ch/fr

Le ministère de la Culture vient d’émettre sa liste pour 2013 des expositions ayant reçu le label d’“intérêt national”. Il récompense et soutient grâce à une subvention particulière allant jusqu’à 50 000 euros les expositions jugées “remarquables” tant par leur qualité scientifique que par le caractère “innovant” des actions de médiation culturelle qui les accompagnent. Mais un doute nous saisit quand on regarde la liste de ces manifestations et qu’on s’aperçoit que presque aucune ne concerne spécifiquement la création contemporaine. Hormis l’expo consacrée au thème du “Nuage” au Musée Réattu d’Arles et une expo d’architecture du Musée de Strasbourg consacrée aux échanges France-Allemagne de 1800 à 2000, les autres s’arrêtent au mieux et au plus tard… en 1938. La Renaissance française en Lorraine, le goût artistique de Diderot au Musée Fabre de Montpellier, Clémenceau et les artistes modernes en Vendée, une “odyssée gauloise” au Musée archéologique de Lattes, et bien sûr la Normandie qui n’en finit plus, chaque été, de nous bassiner avec ses impressionnistes (franchement, c’est innovant ?). Je me moque un peu, et je ne dis pas bien sûr que le ministère de la Culture ne fait rien pour la création contemporaine, je n’oublie pas qu’on va bientôt fêter les 30 ans des Frac, etc. Mais quand même, je m’interroge sur la symbolique troublante, choquante de cette liste qui accorde l’essentiel du remarquable et de l’innovant à des expositions patrimoniales. Je m’interroge sur une étrange conception de l’innovation qui se conjugue majoritairement, et sans parité, au passé, et en refuse le label au présent de la création.

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Courtesy Le Bal, photo Pascal Martinez

ne bougeons plus ! L’exposition des photos d’Antoine d’Agata déçoit quand il y décrit de manière agitée ses frasques personnelles, mais passionne quand son regard documente la vérité du monde.

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utant aller tout de suite là où ça blesse : au cœur de la nuit. Car si ce sont des photos de jour prises par Antoine d’Agata pour l’agence Magnum qui couvrent les murs de son installation au Bal, dans le XVIIIe arrondissement de Paris – faites de pays en guerre, de violence sociale, d’immigrés clandestins à Sangatte, de cellules de prison, de silhouettes errant sur des paysages en chantier –, en revanche le monde de la nuit se détache au premier plan comme un espace-temps à part. C’est là que le photographe mêle avec le plus d’intensité sa vie et son œuvre, ses visions et son vécu, ses déambulations oculaires et ses dérives sexuelles et narcotiques. Autant aller tout de suite là où ça blesse : c’est ce cœur vibrant et nocturne de sa photographie qui apparaît comme le moins intéressant, voire le plus surfait. Ce n’est pas une question de morale mais une question d’image, une affaire d’esthétique. La faute évidente à un excès d’expressionnisme, à un formalisme surfacturé, à un bougé des corps qu’on veut très évidemment “à la Francis Bacon”. Faut-il vraiment, pour dire les convulsions du sexe et de la drogue, pour donner à voir les spasmes de l’orgasme et de la défonce, tordre et bouger l’appareil photo dans tous les sens ? C’est trop illustratif. Aussi redondant que la compulsion visuelle et sexuelle du photographe japonais Araki. Et chez d’Agata, cela n’aboutit trop souvent qu’à une “tendance floue” ou à des images de transe académiques.

Étonnant paradoxe : cette partie la plus intime de son œuvre et de sa vie, la part la plus chaude et provocante de son travail, paraît rejoindre les clichés éculés, les stéréotypes surfaits attachés à la nuit comme au désir. Je ne crois pas à cette fiction, à ces convulsions exagérées – ou suis-je à ce point un monstre froid, un critique d’art insensible aux affres de la chair ? Reste alors une impressionnante scénographie d’exposition photographique, d’autant que cette salle pleine à craquer vient après une autre quasi vide, uniquement garnie de plusieurs piles d’affiches-tracts en libre accès – preuve s’il le fallait que le milieu de la photographie a définitivement fait tomber les cloisons qui séparaient reportage, photographie plasticienne, pratique performative et approche conceptuelle de l’image. La force de cet accrochage, résolument contemporain, laisse entendre qu’il y a chez d’Agata une économie particulière de l’image, et différents modes de circulation. Le photographe ouvre aussi son paysage visuel vers l’abstraction et s’offre d’autres possibilités formelles. Ainsi, loin du conformisme daté ou des frasques surjouées que constituent ses shoots nocturnes, ses photographies d’actualité, durement sérielles, répétitives, à la fois réalistes et sans affect, informatives et conceptuelles, manifestent un regard autrement plus acéré, plus dur, implacable, porté sur le monde tel qu’il est. Jean-Max Colard Anticorps jusqu’au 14 avril au Bal, 6, impasse de la Défense, Paris XVIIIe, www.le-bal.fr

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Augustin roi du grand écart Chroniqueur littéraire au Grand Journal et sur France Culture, Augustin Trapenard circule avec habileté de plateaux télé en studios radio, de média de masse en média de niche, pour défendre la cause des livres.



l était imaginable qu’Augustin Trapenard s’engageât dans un traquenard en rejoignant en septembre 2012 l’équipe du Grand Journal de Canal+ pour y tenir une chronique littéraire en berne. Le risque, déjà éprouvé par d’autres, était de se retrouver coincé entre le marteau Denisot et l’enclume Bürki pour n’avoir droit qu’à de pauvres miettes de parole vidée, tel un geste de charité à l’égard des doux rêveurs : un livre, à la télé, entre 19 heures et 20 heures, reste un objet dont l’inquiétante étrangeté a un effet repoussoir. Comment, au rythme d’une actualité dominée par les soubresauts du réel, s’autoriser à parler de littérature ? En quoi un livre pourrait-il éclairer, même par un détour de la pensée, une question clé par jour ? Pourquoi la télé, média de masse, perdrait-elle son temps avec des œuvres de l’esprit qui ne pèsent rien face à la mainmise du divertissement qu’un plateau télé orchestre avec l’habileté d’un magicien dosant ses effets anesthésiants ? Six mois après ses débuts, le traquenard n’a pas eu raison de Trapenard. Plutôt que de se laisser absorber par la puissante machine du show à paillettes, le chroniqueur a su s’y fondre mais pour mieux s’y faire entendre. Pas besoin de piailler, il lui suffit de poser sa voix suave. En trois minutes, il défend chaque soir la cause de la littérature dans un cercle qui s’en balance mais qui a compris combien l’enchevêtrement des genres et des regards constitue la matrice de “l’hyperspectacle”. Augustin Trapenard confie d’ailleurs que Michel Denisot affiche à son égard une sincère curiosité. “Tous les jours, au bureau, il vient me demander : Alors, qu’est-ce que tu as lu de bien ?” Au-delà du livre qui viendrait exciter les curiosités mal placées du jour, comme un livre un peu crapoteux avec du sexe, de la politique et du cochon dedans, le grand chef du Grand Journal prend au

sérieux ces goûts littéraires déconnectés du seul cadre de l’actualité politique et sociale, qu’ils éclairent parfois d’un angle inédit. C’est sur ce pari du “bon goût”, évidemment associé au pari sur sa “bonne gueule” de jeune dandy – 33 ans, petits costards taillés près du corps et gilets cachemire labellisés Canal+ –, que la production du Grand Journal lui a proposé de remuscler la dimension littéraire de l’émission. Ce qui semble se confirmer, aux dires des éditeurs, qui mesurent le poids d’une chronique sur les ventes en librairie le lendemain. Si ses premières interventions semblaient un peu figées, Augustin est depuis devenu un roi du kung-fu littéraire, voire des haïkus télévisuels. Au service des livres, il lui faut trouver la formule idoine, le ton juste et l’énergie vive pour dire l’essentiel ; restituer l’enjeu d’un livre, en définir les critères de réussite. Pour mener à bien cet exercice de basse voltige, il a appris à en maîtriser les codes rhétoriques après plusieurs années de mise à l’épreuve dans d’autres rendez-vous télévisuels et radiophoniques : sur France 24, en particulier, où il présenta une chronique en français et en anglais, mais aussi à la radio – Radio Nova, France Inter, aujourd’hui France Culture. Ce qui excite le plus Augustin Trapenard dans son exercice quotidien sur Canal+, c’est de pouvoir parler d’auteurs peu connus ou d’éditeurs indépendants et pointus au cœur du système mainstream. “Défendre le travail de maisons d’édition comme Inculte ou Verdier, cela vaut le coup, non ?” C’est certainement dans cet écart entre l’injonction à parler du tout-venant et ses partis pris radicaux, fondés sur ses seuls emballements, que sa chronique (buzz) éclair prend tout son sens. Ce qu’il fait sur Canal+ s’éloigne de son approche plus approfondie à la radio. “Je ne ressens aucune frustration sur Canal+, en partie parce que l’émission sur France

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au poste

Syrie in situ

Xavier Lahache/Canal+

Arte donne la parole aux Syriens. Initiative éclairante.

Culture me permet d’explorer autre chose. Mais j’ai beaucoup appris avec Le Grand Journal, comment parler autrement des livres, avec concision. En fait, j’aime bien changer de mode d’écriture et de mode d’énonciation”, explique-t-il. Son émission hebdomadaire sur France Culture, Le Carnet d’or, prend le contrepied du Grand Journal, puisqu’il y orchestre une longue marche, une discussion au long cours, en compagnie de plusieurs auteurs. Plutôt que de densifier une parole, il déploie des arguments, élargit des horizons, dissémine des sensations, s’autorise des silences. Le samedi, il retrouve le temps qu’il a perdu la semaine. Mais retrouvé ou perdu, ralenti ou accéléré, son temps fluctuant ne sert au fond qu’un seul objet : les livres, sa bataille. La différence des rythmes n’épouse qu’une seule obsession qu’il résume par le slogan de son Carnet d’or : “Vive la littérature”. De manière décontractée et heureuse en apparence, il prend très au sérieux cet engagement qui pour lui a valeur de “combat

il lui suffit de poser sa voix suave pour se faire entendre de civilisation”, dans une époque où le livre a perdu sa position symbolique centrale. Ce tropisme littéraire vient de loin. Son pedigree universitaire en porte la trace – Normale Sup, prof de littérature anglaise, avant de basculer dans le bain chaud des médias de masse. Il se dit frappé par l’émergence d’une nouvelle génération de critiques littéraires – la sienne –, mais surtout par l’affirmation d’une “littérature française très vivante, effervescente, qui interroge l’acte littéraire”. Cette créativité excite sa curiosité de lecteur opiniâtre, qui d’un plateau à un studio court de manière effrénée après les mots comme après sa vie. Jean-Marie Durand Le Carnet d’or tous les samedis, 17 h, France Culture. Chronique littéraire du lundi au vendredi dans Le Grand Journal, Canal+

Deux ans après le début de la révolte civile en Syrie, et au-delà de ce que l’on en sait, du peu de ce que l’on en voit, Arte a pris une judicieuse initiative : donner la parole au peuple et confier la production d’images à des réalisateurs syriens. Plusieurs documentaires et courts métrages, diffusés lors d’une soirée spéciale, donnent de la révolte syrienne une image plus fine et complexe, au plus près de sa réalité obscure. Ne se limitant pas aux combats, ces films ont une portée anthropologique et cherchent à mesurer ce qui agite la société syrienne en son cœur, en particulier le refus de beaucoup de citoyens de s’accommoder autant du djihadisme que du régime barbare de Bachar al-Assad. Pour ces réalisateurs, dont certains se sont regroupés au sein du collectif Abou Naddara, l’important est de “rendre compte de la révolution loin des stéréotypes médiatiques et de la propagande”, comme l’explique son porte-parole Charif Kiwan. Les brefs mais denses témoignages recueillis auprès de jeunes soldats ayant rejoint l’Armée syrienne libre (Le Soldat inconnu) et de jeunes femmes révoltées (Mèche rebelle) attestent, dans leur sèche brutalité, la puissance d’un soulèvement que rien n’arrêtera. Tenue par la triste raison diplomatique de se dérouler à huis clos, cette révolution syrienne trouve ici un relief particulier, et souvent poignant, à l’image du très beau film réalisé en 1978 par Ossama Mohammed, Step by Step, sur le quotidien d’un village dont la pauvreté pousse les jeunes hommes dans les bras armés du parti Baas. Comme la préfiguration d’une explosion à venir, qui pour se transformer en une libération aura besoin de la pression de puissances extérieures à la passivité coupable. Syrie, le souffle de la révolte mardi 12 mars, 22 h 35, Arte

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“être jeune offre un avantage pour mesurer les enjeux du digital” Wale Gbadamosi Oyekanmi

un homme d’e-influence À la tête de l’agence de social TV Darewin, le trentenaire Wale Gbadamosi Oyekanmi invente de nouvelles manières de consommer la télé et de la faire exister sur tous les écrans.

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orsque Wale Gbadamosi Oyekanmi, Franco-Nigérian de 29 ans, créa en octobre 2011 son agence Darewin, spécialisée en “e-influence”, la social TV, tant vantée aujourd’hui, n’en était qu’à ses balbutiements. La télé sociale ? “Mais de quoi parlez-vous, jeune homme aux idées saugrenues ?”, lui répondaiton alors. Avant tous ceux qui se ruent aujourd’hui sur un marché aux horizons mirifiques, son flair de geek obstiné lui avait fait pressentir un changement de paradigme télévisuel que plus personne ne conteste. Comme l’indiquent les auteurs Mike Proulx et Stacey Shepatin dans un livre vite repéré, Social TV, l’expérience télévisuelle s’enrichit désormais d’une interaction sociale débridée.

Les téléspectateurs produisent par exemple près de 2 millions de tweets par semaine juste pour deviser sur les performances héroïques de chanteurs de pacotille (The Voice), de plongeurs lourdauds (Splash !) ou de footballeurs patauds (un match du PSG)… Connecté 24 heures sur 24 à tous les écrans possibles avec ses équipes dans un atelier d’un quartier populaire du nord de Paris, Wale a compris que les médias doivent s’adapter aux changements incessants de leur écosystème et que les idées ingénieuses sont les bienvenues : “Le digital, c’est une vraie révolution industrielle, mais qui reste fondée sur un paradoxe : être jeune offre un avantage pour en mesurer les enjeux.”

Outre sa jeunesse, son expertise procède de ses expériences instructives dans le monde de la télé, où il plongea dès ses 18 ans (en travaillant par exemple sur les castings de la Star Ac 1). Il dit aimer la télé comme elle est, mais son défi est de la faire exister ailleurs, autrement, sous de nouveaux cieux, parée de nouveaux habits. “Nourrir les liens avec les téléspectateurs sur toutes les plates-formes, faire parler des contenus, élargir l’audience, développer la notoriété via le digital, monétiser un programme à succès qui s’achève…” : ses défis, oscillant entre le marketing et la créativité digitale, ne sont jamais les mêmes. “On travaille dans une logique de prototype, on fait du sur-mesure pour les chaînes : il faut être réactif, surprendre le téléspectateur.”

Ce qui l’agace, c’est quand on vient le chercher pour “créer du buzz”. “C’est trop court comme expression d’un besoin ; j’aide les chaînes à mieux définir leurs attentes.” En une année, il a ainsi conçu une vingtaine de campagnes virales pour des séries, des jeux ou des émissions de téléréalité. Pour rajeunir le public de Fort Boyard, il a imaginé le père Fouras en doyen de Twitter dont les gazouillis n’engagent que sa barbe. Il a aussi créé la première invitation de zombies sur les réseaux sociaux afin d’“événementialiser” le lancement de The Walking Dead sur NT1, mis en place le premier Tumblr animé par un séminariste pour élargir la notoriété de la série d’Arte Ainsi soient-ils, et inventé une application mobile plongeant au cœur du téléphone portable du héros pour “monétiser” le programme à succès Bref qui s’achevait… Pour chaque programme, il s’agit ainsi de déployer un dispositif spécifique. Une autre manière de faire rayonner les programmes de télé, désormais tenus d’élargir les frontières de leur réception pour exister pleinement et survivre à l’accélération de la médiasphère. Pionnier de cet âge de la post-télé, Wale Gbadamosi Oyekanmi garde la tête sur les épaules de Darewin : l’évolution de l’espèce télévisuelle n’a pas fini de le faire voyager dans le monde des écrans, son milieu naturel. Jean-Marie Durand

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du 6 au 12 mars

Aung San Suu Kyi - Un rêve birman

Marseille Story – Une histoire de la violence

documentaire de Manon Loizeau. Mardi 12 mars, 22 h 40, France 2

documentaire de Christophe Lancellotti et Jérôme Pierrat. Mercredi 6 mars, 20 h 45, Planète+

Enquête sur “la capitale européenne de la violence”. Une avocate assassinée dans son cabinet, un diffuseur de presse, un conducteur de bus, le client d’une brasserie froidement abattus parce qu’ils auront eu le malheur de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment… À Marseille, l’époque où la violence ne touchait que les voyous et parrains de la pègre locale est révolue ; le crime semble désormais frapper tout le monde. Agressions, assassinats crapuleux, règlements de comptes entre trafiquants de drogue, tueries organisées, corruption… ses visages sont multiples et valent à la deuxième ville de France le titre peu enviable de “capitale européenne de la violence”. Mais à quoi tient cette “exception” marseillais ? À sa configuration géographique – ville sans banlieue, ville portuaire aussi, transit idéal pour le trafic de drogue (cf. la French Connection, dans les années 70) ? À son histoire faites de vagues migratoires ? Aux diverses politiques municipales qui, de Gaston Defferre à Jean-Claude Gaudin, se sont souvent montrées plus que complaisantes avec le milieu ? Ou peutêtre, et surtout, à son taux de chômage record et à l’extrême pauvreté des deux tiers de sa population – comme le rappellent cette enquête fouillée, et les nombreux témoignages de politiques, sociologues, historiens qui la composent ? N. D.

that 70’s story Un docu-fiction foisonnant, traversée haletante des seventies dans la peau de trois lycéens. De l’exaltation à la gueule de bois.

 T

raverser une décennie le temps d’un documentaire, jongler avec les archives pour tisser le roman d’une époque où se mêlent histoires sociale, politique et culturelle… La formule est désormais rompue. Et rien de plus cinégénique que les bouillonnantes seventies et leurs cortèges de révoltes, d’aspirations libertaires et de lendemains qui chantent mais déchantèrent vite. Mais ce qui fait la différence et distingue ce joli docu-fiction d’un énième brassage d’archives, c’est la capacité de ses auteurs, Stéphane Osmont et Emmanuelle Nobécourt, à extraire de cette époque la substantifique moelle et à la mettre en scène dans un récit fluide, relatant les années d’initiation, des grèves étudiantes contre la loi Debré en 1973 à l’élection de Mitterrand en 1981, de trois amis lycéens – Boris, le gauchiste charismatique, l’excentrique Barbara, élevée dans une communauté hippie, et Michel, le narrateur, intello timide et secret. En mêlant subtilement la fiction, l’histoire de cette amitié chaotique, cimentée par l’engagement politique, à des extraits de films d’époque, égrenant tous les événements marquants de la décennie – l’occupation des usines Lip, le coup d’État au Chili, la guerre du Kippour, le choc pétrolier, la mort de Pompidou, le MLF, la loi Veil pour l’IVG, le Larzac, la mort de Franco, les Brigades rouges en Italie, la naissance du mouvement punk en Angleterre, l’ouverture du Palace à Paris, etc. –, le film échappe – tout juste – au piège du zapping d’archives en portant un regard intimiste et incarné sur cette génération partagée entre les idéaux utopistes et les lois implacables d’une réalité politique et sociale de plus en plus amère.

Un instantané sur les progrès réels mais limités de la démocratie en Birmanie. Comment va la Birmanie ? C’est la question à laquelle veut répondre ce documentaire de Manon Loizeau, après la relative et fragile ouverture du pays cadenassé par des militaires – la grande pasionaria birmane Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix, a été libérée, et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, légalisé. Enquête sur le terrain, rencontre avec la “Lady”, comme l’a appelée Luc Besson dans le biopic qu’il lui a consacré, et avec ses compagnons de lutte au sein de la NLD, dont certains sont députés depuis les élections partielles de 2012. L’un des principaux étant Zayar Thaw, ancien rappeur de 31 ans devenu le bras droit de la possible future présidente du pays. Le rap est un vecteur fort de la contestation en Birmanie. Mais il y a d’autres actions remarquables, comme celles de cette jeune militante qui se bat pour aider les malades du sida. En revanche, rien sur le contrechamp politique, l’armée tentaculaire toujours au pouvoir. Vincent Ostria

Nathalie Dray Nos printemps 70 docu-fiction de Stéphane Osmont et Emmanuelle Nobécourt. Lundi 11 mars, 20 h 46, France 3 6.03.2013 les inrockuptibles 109

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le net aux œufs d’or Un rapport sur la fiscalité numérique propose de taxer les acteurs du web selon la qualité de leur traitement des données personnelles : le “nouveau pétrole” de l’économie française ?

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aire payer Google. Et tous ses petits copains qui forment la bande des “GAFA” : Amazon, Facebook et Apple. C’est l’obsession du moment à Bercy et au gouvernement, qui en ces temps de disette rêvent de faire contribuer cette brochette de Yankees du net à l’économie française. En effet, par des procédés très habiles, ces derniers parviennent à échapper à l’impôt, tout en comptant un nombre important d’utilisateurs sur nos terres. L’astuce est connue depuis un bail, et par ailleurs parfaitement légale : elle consiste simplement à bien étudier les accords fiscaux de tous les pays, pour mieux se glisser dans leurs failles. Et faire ainsi fructifier le pactole. Google and co sont loin d’être les seuls à en jouer, mais ces boîtes ont la particularité de ne pas être des champions français – les viser ne revient pas à se tirer une balle dans le pied – et leur écosystème volatil semble en plus particulièrement bien adapté à une vraie optimisation fiscale. C’est en tout cas l’avis de deux fiscalistes, Nicolas Colin et Pierre Collin, qui viennent de rendre au gouvernement un rapport sur cette fiscalité qui prend l’eau à l’heure du numérique. Les deux experts préconisent donc de chambouler le système, qu’ils jugent inadapté à une économie connectée, au niveau international, en passant d’abord par une étape nationale censée motiver tout ce petit monde à se bouger pour mieux récolter les impôts. Leur solution pour la France, inédite, veut gratter dans le “nouveau pétrole” de l’économie : les données

personnelles. En gros, plus une boîte fait n’importe quoi avec les informations qu’on lui laisse, plus elle est taxée – une sorte de taxe environnementale de l’ère numérique, qui a en plus l’avantage de brasser large. Car on a tendance à laisser nos traces bien au-delà de notre seul profil Facebook : conso d’énergie chez EDF, historiques d’appels chez Orange, SFR, Free… ou bien encore adresses chez Pages Jaunes… La solution est globale et ambitieuse, ce qui fait un peu tiquer le gouvernement, qui préférerait faire rentrer l’argent des seuls Américains dans ses poches (l’échéance étant la prochaine loi de finances, en 2014). Du coup, il bougonne un peu face à ce rapport monomaniaque qui écarte d’un revers de main les autres pistes de taxation envisagées jusqu’alors. Pas sûr donc, que la taxe Col(l)in voie le jour en France, même si le gouvernement semble emballé par l’idée d’une coopération internationale. Solidaires, tous les ministres des Finances du G20 ont récemment annoncé leur intention de faire bouger les lignes fiscales, priant l’OCDE de dresser “un plan d’action complet” d’ici juillet. Les temps sont durs, la guerre est totale. Mais il ne faut pas trop tarder à aller au combat. En France, certains s’inquiètent de voir de nombreux secteurs réclamer leur part du gâteau Google. Et l’obtenir, avec l’aide du pouvoir. C’est depuis peu le cas de la presse, mais l’économie de la musique et les télécoms ouvrent aussi le bec. Or il ne faudrait pas qu’une becquée sectorielle vienne se substituer à de futures recettes fiscales qui, elles, peuvent profiter à tous. Andréa Fradin

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livre Histoire d’une femme libre de Françoise Giroud C’est un bon livre d’avion et d’ailleurs je l’ai acheté à l’aéroport. J’aime bien l’idée qu’à l’époque ses amis et son éditeur lui aient dit que c’était mauvais et impubliable.

illustration

Palma Violets 180 Ces flamboyants et romantiques Anglais portent sur leurs épaules le futur du rock local.

Vie rêvée de Thadée Klossowski de Rola Ce personnage romanesque de la bande d’Yves Saint Laurent publie son journal des années 70.

album L’Amour parfait de Yelle Je suis obsédé par Yelle, Safari Disco Club en est à plus de mille écoutes sur mon ordinateur. Ce nouveau titre sorti chez Kitsuné annonce un nouvel album qui ne sortira pas avant des mois. J’écoute ça comme un junkie en manque. recueilli par Jean-Marie Durand

Bestiaire de Denis Côté Une exploration fascinante et rêveuse du monde des animaux.

Maurice Pialat, peintre et cinéaste La Cinémathèque française consacre une exposition au cinéaste, à grand renfort de tableaux et d’archives.

Loïc Prigent Journaliste de mode et réalisateur de documentaires, il est l’auteur avec Mademoiselle Agnès de l’émission Habillés pour l’été (le 12 mars sur Canal+, 22 h 30)

Mesparrow Keep This Moment Alive La Française joue les voltigeurs sur un premier album inventif, audacieux et jouisseur. 22/11/63 de Stephen King La star du roman d’épouvante revient avec un thriller SF autour de l’assassinat de Kennedy.

Ouf de Yann Coridian La quête amoureuse trépidante d’un dépressif attachant.

Canal+

La Porte du paradis de Michael Cimino Sortie en version intégrale de cet anti-western grandiose et rageur sur les massacres engendrés par la conquête de l’Ouest.

The Unknown Hipster Diaries de Jean-Philippe Delhomme J’aime cet illustrateur depuis ses Polaroid sur la mode dans le magazine Glamour du début des années 90. Il chope tous les snobismes absurdes du milieu, tous les grincements, tous les rictus, sans être étouffant de méchanceté, mais toujours pile sur la cible.

Mélody de Sylvie Rancourt Récit autobiographique d’une ancienne strip-teaseuse à Montréal, enfin édité en France.

Compile Les inRocKs lab/Because Music Dix-huit découvertes de la nouvelle scène française.

Nick Cave Push the Sky away Trente ans de carrière et une tension intacte : Nick Cave revient avec ses Bad Seeds.

The Americans FX L’intimité d’un couple d’espions soviétiques infiltrés aux États-Unis. Hunted Jimmy Melissa George (Alias) revient dans une série d’action corsée. Hit & Miss Canal+ Portée par une Chloë Sevigny au top, Hit & Miss pose la question du genre avec beaucoup de style.

La Garçonne de Victor Magueritte Réédition du premier roman qui mit les femmes à égalité avec les hommes. Un best-seller des années folles tombé dans l’oubli.

Ladivine de Marie NDiaye Trois femmes fragiles irradient ce nouveau roman éblouissant de maîtrise.

Dégueulasse de Willem Recueil détonant sur les horreurs de l’histoire par le lauréat d’Angoulême.

Fuzz & Pluck 2 – Splitsville de Ted Stearn Les aventures d’un ours en peluche et d’un poulet à l’humour tordu.

Quand je pense que nous ne vieillirons pas ensemble Chiens de Navarre Festival Artdanthé, Théâtre de Vanves (92) Le sombre opus de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, tient lieu de point de départ de cette création.

Enjoy the Silence chorégraphie Mickaël Phelippeau Festival DañsFabrik, Brest (29) Une pièce conçue avec l’écrivaine Célia Houdart.

Cyrano de Bergerac mise en scène Dominique Pitoiset TNBA de Bordeaux (33) Fou à lier, Philippe Torreton incarne avec panache un Cyrano interné en psychiatrie.

Soleil froid Palais de Tokyo, Paris XVIe Le Palais inaugure son nouveau cycle d’expositions monographiques (Julio Le Parc, François Curlet, Dewar et Gicquel) et thématiques, autour de l’héritage de Raymond Roussel dans le champ de l’art.

Eileen Gray Centre Pompidou, Paris IVe Cette architecte et designer moderniste est à l’honneur avec une rétrospective inédite.

Koenraad Dedobbeleer Crédac, Ivry-sur-Seine (94) La drôle de poésie des choses de l’artiste belge.

Ni no Kuni – La vengeance de la sorcière sur PS Une alternative charmante au tout-venant vidéoludique.

Proteus sur Mac et PC Dérive contemplative sans but évident, Proteus s’avère par là même indispensable.

Kentucky Route Zero sur PC et Mac Premier volet d’un jeu expérimental où le joueur devient acteur d’une aventure très littéraire sous le regard en coin de David Lynch.

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par Serge Kaganski

décembre 1993

j’ai appris le gospel avec

Al Green

 M

emphis, ses studios Sun et Stax, son Graceland, son Elvis Presley Boulevard, sa Beale Street, son hôtel Peabody… Memphis, berceau ardent de toute la musique américaine des soixante dernières années. Avec Éric Mulet, on est venus rencontrer Al Green, crooner soul à la voix de miel, frère sourire du rhythm’n’blues, collectionneur de ballades sexy ayant œuvré au rapprochement des corps et à la circulation des fluides (Let’s Stay Together, Tired of Being Alone, I’m Still in Love with You…), qui sort l’excellent Gospel Soul en cette année 1993. Nous passons d’abord voir Willie Mitchell, producteur de Green, au mythique studio Hi. Dans ce bouge sombre d’un quartier déshérité (moquette élimée, odeur de renfermé, toiles d’araignées au plafond crevé) se sont écrites quelques-unes des plus belles pages de la soul. Le fameux son Hi d’Al Green, Ann Peebles ou Syl Johnson a été sculpté là par Mitchell : batterie mate, cuivres cisaillants, cordes satinées, mid-tempos languides réglés sur le rythme de la baise, à la croisée de la rusticité Stax et du confort Atlantic. Le vieux Willy étant aussi loquace que Ryan Gosling dans Drive, nous filons à l’église baptiste de Memphis Sud où nous attend le révérend Al Green. Chanteur, pasteur, chef d’entreprise, Green nous reçoit dans ses bureaux attenants. Pendant plus d’une heure, il nous raconte son enfance dans le Michigan, sa découverte de la musique par Elvis Presley et les shows country du Grand Ole Opry (“J’avais en tête

toutes ces mélodies et je pensais qu’elles étaient superbes, joyeuses, heureuses”). La différence entre Hi et Motown : la condition noire aux États-Unis (“Que je fasse activement de la politique ou non, en tant que Noir, je faisais automatiquement partie du Mouvement des droits civiques”), la qualité de la vie à Memphis, son rapport ambivalent au rap (“Je ne vois pas pourquoi un homme qui aime une femme l’appellerait par tous les mots grossiers du dictionnaire. Mais du point de vue de l’innovation sonique, le rap est génial”), sa révélation religieuse (“Comment pourraisje expliquer des choses qui relèvent du divin ?”) ou sa conception de la relation entre le charnel et le spirituel (“Qui a dit ‘soyez productif et multipliez-vous’ ? Dieu, à Adam et Ève”). Il nous explique qu’une hôtesse de l’air l’ayant reconnu un jour dans un avion lui a montré la photo de sa fille et lui a dit : “Voilà ce que vous avez fait.” L’hôtesse avait rencontré son homme et couché avec lui grâce aux chansons moites du crooner-curé. Pendant plus d’une heure, Al Green parle sans répit, chante divinement entre deux phrases et sourit tout le temps. Ensuite, pendant que Mulet le shoote devant l’église, des passants reconnaissent le révérend : sourires, claquements de paumes, autographes. “Une religion qui gonfle les moteurs et soulève les jupes des filles”, a un jour écrit Yves Adrien, évoquant le déferlement en “force sainte” du rock dans les années 50. Si la soul est la musique de l’âme, c’est selon lui une vision de l’âme qui n’oublie jamais le bas-ventre. Nous quittons la Bethléem du rock, du blues et de la soul en étant convertis au gospel selon Al Green.

De La Soul, couve opportune du numéro où Les Inrocks rencontrent un des rois du rhythm’n’blues

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