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No.897 du 6 au 12 février 2013

www.lesinrocks.com

M 01154 - 897 - F: 3,50 €

Marie NDiaye Berlin

Asaf Avidan voix vif

homophobie

cʼest pas bientôt fini !? Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

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par Christophe Conte

cher Henri Guaino,

 J

’ai comme l’impression, mon Riton, que cette histoire de mariage homo est en train de te monter au citron. C’en est presque embarrassant, crois-moi, de voir un homme de ta stature et de ta culture devenir lentement le +1 de Frigide Barjot au bal des rétrogrades, épousant ce combat empuanti par les vieux effluves homophobes tout en te pinçant le nez, endossant le costume soldé d’un Malraux d’opérette pour en porter la parole à l’Assemblée nationale, naphtaliné dans ce lyrisme un peu désespéré dont on nappe les causes perdues d’avance. Tu fais de la peine, avec tes airs de vieux garçon qui aurait choisi de devenir chef de classe pour qu’on le regarde enfin une fois en contreplongée, réclamant un référendum comme on négocie du rab à la cantoche ou la remise d’une heure de colle.

À croire que tu cherches à entrer dans l’histoire, obsession que tu connais bien pour l’avoir autrefois dénié à d’autres, trop africains pour y figurer autrement que dans les manuels de la condescendance colonialiste dont tu paraphas les derniers chapitres. Regarde les choses en face, Henri. Qui se souvient des parlementaires qui ferraillèrent jadis contre le vote des femmes, contre la pilule, l’IVG, la peine de mort ? Qui se souvient autrement qu’en pitié de Boutin et sa Bible au moment du pacs ? T’auras l’air de quoi dans dix ans, ou même dans quelques mois, quand les mœurs auront sûrement admis ce qui aujourd’hui te semble effarant ? Bien sûr, comme tous les pseudomodérés qui entrèrent à tâtons dans ce débat glissant, tu as d’abord fait montre d’une tolérance de façade, reconnaissant aux gens du même sexe le droit de s’aimer – encore heureux,

cela faisait bien trois millénaires qu’ils ne t’avaient guère attendu mon grand – pour mieux partir ensuite en torche dans des délires qui ont dû effrayer jusqu’aux plus bornés des adversaires de la loi en question. J’ai bien entendu, sans déconner ? Tu nous as promis que le mariage pour tous était bien la voie grande ouverte à l’eugénisme, au clonage, à la déliquescence de la civilisation, aux fornications les plus sauvages et incontrôlables entre des frères et sœurs qui ne se connaîtraient pas mais possèderaient, pour cause de prolifération des grossesses médicalement assistées, des gènes communs ? “On va ouvrir la voie, as-tu osé, à une relation de client à fournisseur dans le domaine de la procréation”, comme pour ramener l’éventuel volet sur la gestation pour autrui à des conditions en vigueur dans la téléphonie mobile. T’as fumé un truc pas net ? Tu tiens à refourguer tes névroses de prédicateur du pessimisme ambiant à tout le monde ? T’as eu l’intégrale Jacques Attali accouplée à celle de Houellebecq pour Noël ? Comme la Barjot, ta jumelle wizzz dans cette croisade, tu profites gentiment de l’occasion pour nous fourguer en librairie un opuscule qui calerait à peine une table de bistrot branlante mais qui trahit surtout la rachitique argumentation que toi et tes amis sont capables de développer sur le sujet. En en appelant à la souveraineté du peuple par voie référendaire (si on avait fait ça en 1981, on couperait encore des gens en deux à l’heure qu’il est), tu fais aussi aveu d’impuissance quant au débat parlementaire et à la nécessaire avance que se doivent d’assumer les représentants élus. I can’t Guaino satisfaction ? En confessant au passage avoir été élevé par deux femmes, tu as même fait entrer Œdipe dans le débat et démontré par l’absurde les limites du sanctuaire Papa/Maman dont tu t’étais improvisé gardien. Je t’embrasse pas, je vais cloner des bébés pour des potes pédés. participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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No.897 du 6 au 12 février 2013 couvertures par François Rousseau pour Les Inrockuptibles

05 billet dur

32

cher Henri Guaino

10 on discute homophobies

12 quoi encore ? un tour du monde avec Golshifteh Farahani

14 analyse en vue des municipales de 2014, le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon tente le rapprochement avec EE-LV trois musiciens maliens s’expriment sur l’intervention française dans leur pays

20 ailleurs en Espagne, le chef du gouvernement est au cœur d’un scandale politique

22 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

23 à la loupe

Stéphane Lavoué/Pasco pour Les Inrockuptibles

18 événement

14

Ashton Kutcher met du zèle dans son Jobs

32 à quand la fin de l’homophobie ?

24 idées haut une société sans État est-elle possible ?

48

28 où est le cool ? dans les Hamptons, chez Gang De Métal, en boots tie-and-dye… le premier album solo de l’Israélien oscille entre grâce et chaos

48 Marie NDiaye dans Berlin rencontre avec l’auteur de Ladivine, nouveau roman impressionnant de maîtrise

54 Linder Sterling, punk visuelle portfolio d’une artiste aux photomontages subversifs dénonçant la femme-objet

60 Brisseau sans bruit ni fureur entretien avec un cinéaste cinéphile de plus en plus libre

44 David Balicki pour Les Inrockuptibles

44 Asaf Avidan, à corps et à cœur

Oliver Mark pour Les Inrockuptibles

le débat sur le mariage pour tous a libéré une parole homophobe : l’analyse de Frédéric Martel, Caroline Mécary, Beatriz Preciado… Reportage aux Pays-Bas, où les personnes de même sexe se marient depuis déjà douze ans

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

64 La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau

66 sorties Wadjda, Hitchcock, Chatrak, Tu honoreras ta mère et ta mère, La Bande des Jotas, Gangster Squad

71 dvd

The Killer Elite de Sam Peckinpah

72 jeux vidéo

la nostalgie exaltante de deux jeux vintage

74 séries The Carrie Diaries, l’avant-Sex and the City + Maison close

76 Mama Rosin le bayou plus vrai que nature de Suisses explosifs

78 mur du son Daft Punk, The Strokes…

79 chroniques A$AP Rocky, António Zambujo, Fidlar, Indians, Sinkane, Veronica Falls…

89 concerts + aftershow soirée Sahara Soul

90 Don DeLillo en recueil, trente ans de nouvelles sur le rêve et le malaise américains

92 romans Philippe de la Genardière, Christophe Carpentier, Hélène Lenoir

93 essais Fantasmagories du capital de Marc Berdet ; Éloge des garces de Jean-Noël Liaut

96 tendance quand les auteurs font leur intéressant

97 bd Souvenirs de l’empire de l’atome de Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse

98 Tristesse animal noir Stanislas Nordey met la main au feu + Calme par Jean-Louis Martinelli

102 Marc Bauer l’artiste suisse questionne la spoliation des œuvres d’art à travers l’histoire + Les Amas d’Hercule + Franz West

106 second écran les chaînes multiplient les applications adaptées aux nouvelles pratiques des téléspectateurs

108 France Télés : la carte Patino nouveau changement à la tête du groupe

109 programmes Hors la loi de François Chilowicz…

110 décryptage Al-Qaeda, la propagande par l’image profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 101

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

été 1987 : Sky Saxon et Mars Bonfire à L. A.

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées haut Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, V. Berthe, R. Blondeau, T. Blondeau, D. Boggeri, C. Boullay, N. Chapelle, Coco, M. Delcourt, M. Despratx, L. Feliciano, F. Gabriel, P. Garcia, J. Goldberg, A. Herrou, O. Joyard, B. Juffin, Y. Labrousse, C. Larrède, J. Lavrador, R. Lejeune, J.-L. Manet, O. Mark, P. Morais, P. Noisette, É. Philippe, S. Pinguet, J. Provençal, F. Rousseau, G. Sbalchiero, L. Soesanto, P. Sourd, R. Waks, R. Wouda lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés

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courrier

l’édito

homophobies “Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différents ou de même sexe” : tel est le premier article de la loi adopté samedi 2 février par 249 voix contre 97 et salué par une standing ovation. La simplicité de l’énoncé, son évidence tranquille, ferait presque oublier la violence des débats qui l’ont précédé et ne semble pas vouloir retomber. Ces derniers mois, l’homophobie s’est autorisée une visibilité à laquelle on n’était plus habitués. Elle a trouvé de nouveaux vocables – dont celui assez abject d’“homofolie”, restaurant tout un imaginaire de l’homosexualité comme pathologie mentale qu’on pensait révoqué. Elle s’est trouvé de nouveaux thuriféraires : avec ses manteaux roses et ses moues de poupée excitée, Frigide Barjot a tenté d’inventer une sorte d’homophobie queer, où le conservatisme le plus rigide se pare d’atours rigolards et bigarrés. Mal dissimulée par les dénégations les plus alambiquées, l’homophobie a été relayée très largement et instrumentalisée par des responsables politiques, jusqu’à rejaillir de façon brutale au détour de phrases aussi cinglantes et stigmatisantes que le grossièrement provocateur “Je fais partie des Francais normaux” du député Alain Lebœuf (le beauf ?). L’autorisation d’une telle parole, sa récupération irresponsable par la sphère politique, se prolongent en actes et un membre de l’association SOS Homophobie détaille dans ces pages la recrudescence des plaintes pour agression homophobe ces dernières semaines. On peut penser néanmoins que ce déversement toxique tient du baroud d’honneur. Quelque

Jean-Marc Lalanne

chose s’est enclenché qui semble aujourd’hui irréversible et que les manifestations de riposte annoncée dans les prochaines semaines ne sauraient faire dévier. La reconnaissance par le mariage du couple homosexuel, l’encadrement légal de l’homoparentalité vont s’imposer et très vite rendre caduque toute cette agitation. Et on espère que dans trente ans, l’opposition en 2013 à ce projet de loi constituera pour un homme politique de droite une casserole aussi embarrassante que celle, pour François Fillon, de s’être opposé en 1982 à la dépénalisation de l’homosexualité. Parmi toutes ces paroles qui se sont dressées contre le mariage pour tous, la plus dandy, mais pas la moins irritante, est celle qui prétend vouloir protéger l’homosexualité de sa propre tentation à emboîter le pas à la norme. Lui conserver sa prétendue puissance de subversion en lui interdisant l’accès à certains modèles majoritaires (“J’aime trop les homosexuels pour leur imposer le mariage”, Jean d’Ormesson). Mais justement, cette rhétorique est réversible. On affirmera donc que c’est aussi pour le bien des homophobes, afin de les délivrer de ces vaines passions agressives qui inutilement les démangent et de ces arguties sans fin dont ils verront bien qu’elles n’avançaient à rien sinon à contrarier le sens de l’histoire, afin aussi de les rassurer en leur montrant que l’effondrement de civilisation qu’ils redoutaient tant ne s’est finalement pas produit et que non vraiment il n’y avait aucune raison d’avoir peur, qu’il faut absolument et au plus vite que soit votée cette loi.

Jake Bugg

teenager Bouée de sauvetage musicale face au septicisme ambiant, à la crise, au marasme existentiel et aux lendemains de fêtes difficiles : c’est ainsi que s’impose à mes oreilles le premier album de Jake Bugg... Il est vrai qu’à 18 ans seulement, le gamin impressionne... Et avec lui, l’avenir, pour les fans de rock anglais, dont je fais évidemment partie, redevient prometteur, excitant, palpitant ! Il ne reste plus maintenant à Noel Gallagher, son “parrain” de luxe, qu’à l’imiter et à enregistrer son albummasterpiece entièrement acoustique pour que nous assistions à la chrysalide de ce dernier et au moment – fabuleux – où le Mancunien pourra prétendre à ce titre de descendant crédible du Neil Young en herbe qu’il a au fond toujours été, Nono. Vivement ! Bien à vous, Eddy Durosier

quadra La rubrique “Print the Legend” est à ce point devenue culte que chaque numéro ne peut être commencé que par la fin. Cette rubrique est une merveille ; non seulement parce qu’elle nous permet d’entrevoir, de façon simple, décontractée et décalée, l’envers du décor, mais surtout parce qu’elle nous rappelle à nous, les pré-quadras fidèles lecteurs, nous qui sommes fiers (et le faisons savoir) d’être toujours à la pointe de la modernité culturelle, que d’être au fait de ce qui se fait aujourd’hui c’est bien, mais sans mise en perspective grâce à ce qu’on appelle l’Expérience (avec un grand E), c’est vain. Pour tout cela (et bien d’autres choses encore), merci ! D. M.

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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“quitter l’Iran, c’était l’occasion de prouver que les actrices iraniennes ne sont pas nées avec un foulard sur la tête”

j’ai fait le tour du monde à Paris avec

Golshifteh Farahani



orsque l’on arrive dans cette grande brasserie pour voyageurs chic qu’est le Train Bleu (gare de Lyon à Paris, au deuxième étage), Golshifteh Farahani est en train de poser pour le photographe des Inrocks, devant deux types absolument stupéfaits qui nous demandent : “Hé c’est qui ?” On leur explique en vitesse qu’elle est l’héroïne du dernier film d’Atiq Rahimi, Syngué sabour – Pierre de patience d’après le livre écrit par le même Atiq Rahimi, et récompensé par le prix Goncourt en 2008. Les deux types acquiescent du menton, genre “ah, ouais, gros niveau”, et lorsque Golshifteh Farahani se retourne, votre ami journaliste se retrouve seul face à la jeune femme de 29 ans. Il est presque 17 heures et l’actrice iranienne revient de Suisse, de Zurich plus exactement, où elle vient d’assister à la représentation de la dernière pièce de Luc Bondy. Golshifteh Farahani est tout le temps sur la route : quelques jours avant cette rencontre, son attachée de presse nous confiait ceci : “Golshifteh, je crois qu’à chaque fois que je lui parle au téléphone, elle est dans une gare ou un aéroport.” Lorsqu’on lui relate cette discussion, l’actrice s’amuse, tout en avalant le petit chocolat qui va avec le café de son intervieweur. Elle dit que Paris c’est chez elle aujourd’hui, même si elle n’y passe qu’un mois et demi par an. “Maximum, hein. Je ne cesse de voyager depuis que j’ai quitté l’Iran. Je suis partie parce que j’étais une actrice installée, on m’envoyait cinquante scénarios par an, j’en choisissais deux et tout allait bien. Ce qui me paraissait bizarre, c’est que les réalisateurs iraniens s’exportaient mais jamais les acteurs – et encore moins les actrices. J’ai décidé qu’il fallait changer ça. C’était l’occasion de prouver que les actrices iraniennes n’étaient pas nées avec un foulard sur la tête, et qu’elles avaient des

cheveux”, note Golshifteh Farahani dans un éclat de rire. Manque de bol, le foulard, elle le porte encore un peu beaucoup dans Syngué sabour, mais elle songe aussi à tourner, un jour ou l’autre, une comédie. C’est Ridley Scott, pour qui elle a tourné dans Mensonges d’État en 2008, aux côtés de Leonardo DiCaprio, qui lui a dit qu’elle était faite pour ça. “Mais les gens n’arrivent pas à y croire, j’ai l’image d’une actrice triste. Je crois que je porte ça sur mon visage.” A-t-elle vu la performance de son ex-collègue Leo dans le Django Unchained de Tarantino ? “Non je ne l’ai pas vu, mais c’est un acteur incroyable. Il est tellement sérieux au boulot, à tel point que ça le rend un peu fou. Mais moi aussi je suis limite folle.” Juste après cette interview, et après quelques jours à Paris, Golshifteh Farahani partira pour l’Amérique. Là-bas, elle interprétera une pièce en persan, à Los Angeles, puis elle jouera Antigone en anglais, à New York. Et du théâtre en France ? On lui rappelle qu’on la trouvait formidable dans un court métrage de Louis Garrel, La Règle de trois, où elle donnait la réplique à Vincent Macaigne, l’un des metteurs en scène les plus doués de sa génération. “Il faut que la porte s’ouvre”, dit-elle avec humilité. Il est presque 18 heures, Golshifteh Farahani ramasse son sac de voyage. “Bon, à bientôt alors, mais je ne sais pas où”, dit-elle. Juste avant qu’elle nous quitte, on lui demande s’il y a un objet qu’elle emporte toujours avec elle. Réponse immédiate : “Un petit instrument de musique suisse, un hang. Là je l’ai laissé à Paris, mais je vais l’emmener avec moi en Amérique. Il est très beau mais assez lourd.” Pierre Siankowski photo Yann Labrousse/ Temps Machine pour Les Inrockuptibles Syngué sabour – Pierre de patience d’Atiq Rahimi, en salle le 20 février

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Mélenchon, un pas vers les Verts Le coprésident du Front de gauche a rencontré pour la première fois, la semaine dernière, le secrétaire national d’EE-LV, Pascal Durand. Une visite amicale pour modifier le rapport de force avec le PS et préparer les municipales.

 B

ien sûr, après un premier rendez-vous, on peut montrer plus d’enthousiasme. Le porte-parole des écologistes Jean-Philippe Magnen ne dira pas qu’il a été séduit par la visite de Jean-Luc Mélenchon au siège d’Europe Écologie-Les Verts, mais avoue avoir passé un bon moment : “Je l’ai trouvé calme, intéressant sur le fond, pas agressif, assagi, même agréable. Alors qu’à l’extérieur il est toujours en train de taper.” Si les Verts se laissent courtiser par le Parti de gauche c’est, disent-ils laconiquement, “pour faire converger un certain nombre de réflexions” mûries depuis l’arrivée de François Hollande au pouvoir. Certes, les écologistes et le Parti de gauche n’ont pas la même stratégie. “Nous, en entrant au gouvernement, on a opté pour la coopération conflictuelle. Mélenchon n’y croit pas”, explique Magnen. Mais les deux partis ont de plus en plus de choses en commun. À commencer par des oppositions : à Notre-Dame-des-Landes, au traité européen, ou dernièrement à l’accord avec le Medef. Et, au-delà, EE-LV reconnaît dans le Front de gauche un partenaire écologique “sur la même longueur d’ondes dans les domaines de l’éco-industrie ou de la transition énergétique.” Les deux partis ont donc promis de se revoir pour ouvrir des “ateliers de l’écologie politique concrète”, afin “d’élaborer des propositions communes en matière de logement ou de fiscalité”. De son bureau à Strasbourg, où elle exerce son mandat européen, Eva Joly a cette interrogation : “Jean-Luc Mélenchon fait-il de la transition écologique une sous-partie de son programme politique, ce qui ne le rend pas différent des sociaux-démocrates qu’il pourfend, ou entend-il conditionner l’ensemble des politiques publiques à cet objectif ?” Cette question posée, elle encourage pourtant le rapprochement. “Pendant la présidentielle, j’ai pu apprécier sa courtoisie et son intelligence. Depuis, nous avons partagé une paëlla à la Fête de l’Humanité ! Je suis prête à entamer avec lui un dialogue fécond. Pourquoi ne pas mener ensemble un tour de France de la transition écologique ?” Pendant la campagne présidentielle, la députée européenne

l’épinglait cependant : “Mélenchon, c’est 1981”, qualifiant son programme de “révolutionnaire, inapplicable, et dangereux pour François Hollande”. C’est du passé. Seul Daniel Cohn-Bendit, désormais officiellement très détaché d’EE-LV, ose la critique : “Ce rapprochement n’a aucun sens. Mélenchon s’est allié au Parti communiste, qui est un parti pronucléaire. Si les dirigeants d’Europe Écologie veulent soutenir Chavez… qu’ils y aillent !” “Cohn-Bendit est minoritaire”, balaie Éric Coquerel, secrétaire national du Parti de gauche, sans s’attarder sur le fond. “Et puis c’est moins contradictoire que l’alliance d’EE-LV avec le PS qui ne fait pas ce qu’il avait promis.” Bien sûr, les cadres écolos ne sont pas dupes de ce flirt idéologique. À la veille des municipales et des européennes de 2014, Mélenchon sait bien que les communistes feront tout pour garder leur trentaine de maires, avec l’appui des socialistes s’il le faut. Du coup, le Parti de gauche doit trouver un autre moyen d’avoir des élus. “Je n’ai pas senti quelqu’un qui veut nous vampiriser ; mais ça doit leur trotter dans la tête, vu que ça va être difficile pour eux d’avoir une stratégie conjointe avec le PC sur les municipales. Ils ont besoin de se renforcer sur le terrain. Mais nous, on ne se sent pas en danger.” Par précaution, Magnen ferme d’emblée la porte pour les européennes, scrutin qui leur est largement favorable et pour lequel les Verts avaient récolté 16,28 % des voix en 2009. “On ouvrira les listes à des membres de la société civile mais pas au Parti de gauche. On ne change pas ce qui a marché.” “Sur les municipales en revanche, s’adoucit le porteparole, c’est une vraie question ; c’est en train de se faire, il y a des contacts entre militants Parti de gauche et Verts et inversement. Il n’y aura pas de blocage institutionnel de la part de notre parti.” De toute façon, rappelle-t-on dans chaque camp, ce n’était pas l’objet de la rencontre, et les élections n’auraient même pas été évoquées. “Ça n’a pas été le débat la semaine dernière, mais on sait qu’il existe, admet Éric Coquerel. On va y aller soft. Bien sûr qu’il n’est pas question de les plumer mais, on ne s’en cache pas, des élargissements avec des forces comme eux pourraient

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Albert Facelly/Divergence

“nous devons à la fois exercer notre solidarité gouvernementale et poser les jalons d’une autre politique” Eva Joly

nous permettre d’être majoritaires. D’abord, on va voir ce qu’on peut produire ensemble sur la transition énergétique.” Texte commun ? Proposition de loi ? Manifestations ? Les deux partis vont unir leurs forces pour montrer leurs muscles à la majorité socialiste. Et si le Parti de gauche regarde maintenant du côté des Verts, c’est après avoir clamé son dépit envers le Parti socialiste depuis le mois de septembre. Le pacte budgétaire européen, celui de compétitivité, l’accord récent avec le Medef, l’augmentation a minima du smic, la construction de logements, ces séquences sont présentées comme autant de trahisons du socle idéologique de gauche. “C’est l’accumulation, s’attriste Coquerel. On n’attendait pas ça si vite et si rapidement. La recréation d’une TVA sociale, le budget… puis l’accord de régression sociale avec le Medef. Ils vont s’arrêter quand ?” Sans compter les autres coups de canif. Le ministre du Budget Jérôme Cahuzac qui avoue – début janvier – n’avoir jamais cru à la lutte des classes ; Harlem Désir qui invite le seul PC aux groupes de travail de la majorité. Et cet ultimatum lancé par le sénateur socialiste Luc Carvounas : “Même lorsque le PCF a quitté le gouvernement en 1983, ils n’ont jamais mêlé leurs voix à celles de la droite. Il faut qu’ils clarifient la situation au travers de leur congrès.” Puis, enfin, la lettre exaspérée de Jean-Christophe Cambadélis qui renvoie à Jean-Luc Mélenchon les raisons de leur rupture : “Nous attendons un satisfecit qui ne vient jamais, comme si tu étanchais ta soif d’absolu à l’eau salée de ton amertume. Comme si dans notre défaite, il y aurait une secrète victoire contre le PS.” Mélenchon, son ex-camarade au Parti socialiste, analyse la situation sur son blog, et renvoie

“je n’ai pas senti quelqu’un qui veut nous vampiriser, mais ça doit leur trotter dans la tête” Jean-Philippe Magnen, porte-parole d’EE-LV

Au centre, Pascal Durand, secrétaire national d’EE-LV, entouré de Martine Billard et Jean-Luc Mélenchon, coprésidents du Parti de gauche

la responsabilité : “Les dirigeants du PS mènent une rude offensive contre le Front de gauche en ce moment. La ligne reste la même depuis quelques semaines : taper en faisant un chantage aux municipales sur le PC.” Quelques jours après, Éric Coquerel enterre encore un peu la relation : “Si seulement les socialistes avançaient sur la loi d’interdiction des licenciements boursiers, ou sur l’amnistie des syndicalistes… même ça, ils ne le font pas. Ils font la politique où les juges-arbitres sont les marchés.” Après sept mois d’attentes déçues, et une semaine avant le 36e congrès du PCF, les neuf composantes du Front de gauche passent donc à l’offensive et présentent leur “texte stratégique”. “Nous n’attendrons pas 2017. (…) Nous avons vocation à élargir le Front de gauche.” (…) “Attention, ce n’est pas un bras d’honneur au PS, tempère Coquerel, mais un message qu’on leur envoie. Qu’ils se rendent comptent enfin que leur politique va à l’échec. Si on ne se ressaisit pas, la droite et l’extrême droite en profiteront, il faut imposer une autre ligne à gauche, le Front de gauche peut en être le moteur. La seule façon pour qu’ils réagissent, c’est le rapport de force.” Passer devant les socialistes aux élections est de nouveau, comme lors de la présidentielle, l’ambition. Une stratégie qu’Eva Joly partage : “Nous ne pouvons pas nous enfermer dans un face-à-face avec le Parti socialiste. Créer les conditions d’une alternative politique est un objectif qui n’est pas soluble dans la participation gouvernementale : nous devons à la fois exercer notre solidarité gouvernementale et poser les jalons d’une autre politique.” Alors, à quand les Verts et le Parti de gauche main dans la main ? La scène pourrait avoir lieu dans moins d’un mois, dit-on chez Mélenchon, pour empêcher la retranscription dans la loi du débat sur l’emploi. Un combat pour lequel le Parti de gauche mobilise déjà les syndicats, et auquel certains chez EE-LV pourraient être tentés de se joindre. Catherine Boullay photo Stéphane Lavoué/Pasco pour Les Inrockuptibles

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Fabrice Nicolle/PCF

“ce qui comptera, c’est la qualité des projets” Que pense Pierre Laurent, secrétaire national du Parti communiste, des désaccords entre les diverses composantes de la gauche ? De quel œil voyez-vous le rapprochement entre Jean-Luc Mélenchon et les Verts ? Pierre Laurent – Je pense que c’est une bonne chose que toutes les forces de gauche dialoguent entre elles. Nous allons nous aussi rencontrer EE-LV dans les prochaines semaines. Contact a été pris avec Pascal Durand (secrétaire national des Verts – ndlr). C’est absolument nécessaire qu’il y ait une confrontation de fond. Nous avons de vraies convergences. Et aussi de vraies divergences : vous êtes pronucléaire et pour le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes… Oui, on a des débats. Pascal Durand était venu à la Fête de l’Humanité et on avait évoqué ensemble la nécessité d’un

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nouveau type de développement, c’est au premier rang de nos priorités. Si on travaille ensemble, on trouvera des convergences. La question est de savoir comment on va répondre au déficit énergétique. Je crois que pendant encore longtemps, on va avoir besoin d’un mixte énergétique avec du nucléaire. Mais je souhaite un nucléaire 100 % public et mieux sécurisé. En revanche, nous convergeons totalement sur la nécessité de la montée en puissance des énergies renouvelables. Et sur Notre-Dame-des-Landes ? C’est un sujet qui fait débat parmi nous. Nos camarades des Pays de la Loire jugent le projet utile à la région. Nous avons donc confirmé notre accord avec le projet.

Le sénateur PS Luc Carvounas vous a lancé un ultimatum : il vous demande de choisir vos alliés pour les municipales. Que lui répondez-vous ? Je ne sais pas si c’est un ultimatum car il ne m’impressionne pas beaucoup. Le meilleur moyen de préparer les municipales de 2014, c’est de répondre à l’urgence sociale maintenant, en 2013, de sortir de la logique de l’austérité. On n’y renoncera pas. Pour les municipales, nous allons travailler à rassembler en partant des programmes municipaux de gauche. Quand viendra le débat sur les listes, ce qui comptera, c’est la qualité des projets mis en avant. Personne ne peut prétendre rassembler la gauche en s’alignant sur les positions de telle ou telle force. recueilli par C. B.

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Ousmane Ag Mossa (Tamikrest) : Touareg originaire du Nord (Kidal), il vit en ce moment dans le Sahara algérien ; Bassekou Kouyate : originaire du Sud (région de Ségou), il vit à Bamako. Sidi Touré : originaire du Nord (Gao), il vit à Bamako depuis 1992. Icià P aris, GaîtéL yrique, le 29 janvier

trois voix du Mali De passage à Paris sous l’affiche Sahara Soul pendant l’intervention française dans le Nord du Mali, trois musiciens épris de liberté témoignent.

L  

e 29 janvier, Sidi Touré, Bassekou Kouyate et Tamikrest faisaient concert commun. Les deux premiers vivent à Bamako et revendiquent l’intégrité territoriale du Mali. Le troisième, Ousmane Ag Mossa, de Tamikrest, vit dans le Nord et soutient les revendications touarègues. Entre ces trois chantres de la musique malienne, tout va bien sur scène. Ils remercient la France et expriment leur joie d’être libérés des islamistes. Mais la liberté n’a pas le même goût pour chacun.

Ousmane Ag Mossa “Nous avons subi la présence des islamistes bien avant l’instauration de la charia” Je ne suis pas retourné à Kidal durant l’instauration de la charia. J’aurais pu, mais je tiens trop à ma liberté individuelle. Là-bas il n’y avait plus de musique, on

ne pouvait même pas fumer une cigarette… L’intervention française, avec l’objectif de chasser les terroristes, je suis pour à 100 %. Le problème, c’est que l’armée malienne va en profiter pour commettre des exactions sur les populations touarègues et arabes, dans un esprit de vengeance après leur défaite du début 2012. Les terroristes ont étudié et adopté notre mode de vie, nos vêtements, ils se sont mélangés à la population. Aujourd’hui, comment les armées, française ou malienne, peuvent-elles savoir qui est coupable et qui ne l’est pas ? Nous sommes entre le marteau et l’enclume, dans une situation très difficile. Mais j’ai toujours de l’espoir… Les islamistes sont arrivés dans le Nord il y a dix ans, nous avons subi leur présence bien avant l’instauration de la charia. Avec les prises d’otages et les trafics, ils ont fait partir les ONG

et les touristes, ils ont fermé le désert et opprimé la population. Ils avaient de l’argent, ils ont pu profiter de l’absence de l’État malien, mettre la pression et l’oppression sur la population pour recruter des jeunes touaregs marginalisés dans la société malienne. Je l’ai dit mille fois : un jeune qui n’a rien, pas de travail, pas accès aux postes dans l’armée ou la fonction publique, si des groupes islamistes le recrutent, il y va. C’était le calcul des terroristes. Au début, les terroristes étaient dans un endroit précis, proche de bases militaires maliennes, ils n’étaient pas mélangés à la population. Pourquoi le Mali ou la communauté internationale ne sont-ils pas intervenus à ce moment-là ? Les gens du Sud ont eu peur de l’avancée des terroristes. Mais ce qu’ils ont senti, ce n’est que la fumée du feu de l’enfer que ceux du Nord ont vécu. Les Touaregs n’ont absolument rien contre les citoyens

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Mark Allan

et tiraient en l’air. C’était une catastrophe. Des étrangers étaient venus pour travailler sur mon album, ils étaient sous ma responsabilité. Certains jours, je ne voulais plus sortir de chez moi, on a transféré une partie du matériel chez moi pour finir l’album. À la fin, l’aéroport était fermé, les militaires étaient partout. Je n’ai jamais connu un moment aussi difficile dans ma vie. Et le Président destitué était mon ami, il appréciait ma musique… Quand les terroristes se sont approchés de la région d’où je suis originaire, j’étais dans ma voiture, j’écoutais RFI. Je suis allé faire le plein d’essence, et je suis rentré dire à me femme qu’on quittait le pays. Elle m’a dit d’attendre un peu. La nuit suivante la France est intervenue. Je me suis senti au paradis. La France nous a sauvés. J’ai acheté un drapeau français et je l’ai mis sur ma maison avec le drapeau malien. Aujourd’hui, personne ne peut dire du mal de la France au Mali. Des nouveau-nés ont été prénommés François Hollande. Je souhaite que les Français restent dans le Nord pour assurer la sécurité et nous aider à organiser des élections transparentes. On veut la liberté. Tous les bons citoyens maliens veulent la paix, que le pays sorte de l’emprise des terroristes. Certains Touaregs se sont alliés avec ces gens-là. Aujourd’hui, ils doivent se calmer, on doit tous discuter pour arrêter de détruire ce pays. Tous les grands pays qui ont eu des problèmes s’en sont sortis en discutant.

maliens, et encore moins contre les musiciens. La musique, c’est la joie, un symbole de paix pour tout le monde, nous pouvons faire de la musique ensemble, même avec des revendications différentes. Les Maliens veulent la paix et le bien pour le Mali. À leur place, je dirais la même chose. Et moi, je veux la liberté pour mon peuple. Il n’y a pas de conflit entre ethnies, mais entre un peuple et un gouvernement. Le problème des Touaregs, c’est avec la politique du gouvernement malien.

Bassekou Kouyate “Des nouveau-nés ont été prénommés François Hollande” J’ai commencé à enregistrer mon album le 12 mars 2012 à Bamako. J’arrive au studio Bogolan à 13 heures, on se met au travail à 14 heures et, à 15 heures, on entend des coups de feu. C’était le coup d’État, les militaires étaient en ville

Sidi Touré “Ce pays est composé d’une multitude d’ethnies qui vivent ensemble depuis des temps immémoriaux” J’ai quitté le Mali pour la tournée Sahara Soul au moment de l’arrivée des Français. J’ai suivi les infos sur France 24 et TV5. J’ai ressenti une immense joie. Les gens n’étaient pas libres, et la vie n’est rien sans liberté, c’est la chose la plus précieuse. Ce pays est composé d’une multitude d’ethnies qui vivent ensemble depuis des temps immémoriaux. On est tous Maliens, condamnés à vivre ensemble, répartis dans le même bateau, il n’y en a pas d’autre. Que ce soit clair : ce ne sont pas tous les Touaregs, ou tous les Arabes, qui sont rebelles ou terroristes. Mais ceux qui ont commis des actes criminels doivent être identifiés, jugés et condamnés. Pour que tout ça, la guerre, l’exode, la misère, ne se reproduise jamais dans notre pays. Notre islam est basé sur la tolérance, le pardon, l’acceptation des autres religions. Personne ne nous fera revenir à une société archaïque. Aujourd’hui, le monde est un, l’histoire de l’Afrique est mondiale. La destruction des mausolées, des manuscrits, de la culture n’est pas que le drame du Mali, c’est une blessure contre le monde.Stéphane Deschamps lire aussi l’aftershow du concert p. 89 6.02.2013 les inrockuptibles 19

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Rajoy indigne l’Espagne La presse espagnole accuse le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, d’avoir touché des salaires illégaux quand il était à la tête du parti conservateur. Une provocation dans un pays qui s’enfonce de plus en plus dans la crise.



’est faux. Je n’ai jamais touché d’argent illégal au sein de ce parti, ni nulle part ailleurs. Jamais.” Ce démenti sans appel, Mariano Rajoy le fait devant les caméras du Partido popular (PP), le parti conservateur qu’il préside. Le Premier ministre espagnol ne s’est pas risqué à faire une conférence de presse et à se frotter aux journalistes. Tout juste s’est-il contenté d’une déclaration quasi soviétique, après deux jours de silence complet. Les médias enragent : c’est eux qui ont déterré l’affaire Bárcenas, dont un nouveau volet impliquant le sommet de l’État agite toute l’Espagne.

Le 18 janvier, le quotidien El Mundo divulgue le scandale : des cadres du PP toucheraient tous les mois, depuis la fin des années 1980, des salaires occultes distribués en petites coupures allant jusqu’à 10 000 euros. Des “donations personnelles” émanant de pontes du BTP ou de dirigeants de compagnies d’assurance – ceux-là même qu’on blâme aujourd’hui pour la crise économique dans laquelle l’Espagne s’enlise depuis 2008. D’après un ancien député du Parti populaire, l’opération aurait été orchestrée par Luis Bárcenas, l’ancien trésorier du PP, déjà au cœur

des es casseroles à gauche g aussi Si l’opposition l réclame la démission de Mariano Rajoy nota notamment amme ent pour p po ur corruption, p , elle n’est pas p en reste p pour autant. Le dernier scandale en date, puni par la justice, est “l’affaire Pallerols”. Pa llerols”. Le parti nationaliste catalan, Unió Democràtica de Catalunya, a détourné des subventions publiques “pour finance financer er du matériel informatique et des meubles de bureau”” selon la décisi décision on de justice. Le parti a également bénéficié de cet argent pour payer pay yer des militants. Son président, Josep Antoni Duran i Lleida, a néanmoins n refusé de démissionner. L’explication : “Si un plombi plombier ier oublie oub blie de fermer un robinet et provoque des dégâts, il n’est pas responsable res sponsable pénalement. Bien sûr il devra payer mais son implication implicatio on reste res ste accessoire.” De son côté, le Parti socialiste fait l’objet d’une procédure judicia judiciaire ire en cours concernant le financement de faux plans sociaux en Andalousie. Depuis l’an 2000, le PSOE, alors au gouvernemen gouvernementt et majoritaire ma ajoritaire dans les instances andalouses, aurait attribué près de 648 millions d’euros de subventions publiques à une soixantai soixantaine ine d’entreprises d’e entreprises pour financer des plans de départs anticipés à la retraite. ret traite. Or, de nombreuses irrégularités ont été constatées par lla justice, jus stice, dont des dossiers de salariés “inventés” pour encaisser lles es subventions. b ti U Une cinquantaine i t i d de personnes seraient i t iimpliquées impliquées. li é

d’une procédure judiciaire pour une affaire similaire impliquant des édiles de Madrid et de Valence (l’affaire Gürtel). Mais la semaine dernière, le scandale de corruption a pris une autre ampleur : Mariano Rajoy lui-même aurait bénéficié de ces bonus. Le journal de centre gauche El País a publié les petits carnets de Barcenas dans lesquels apparaît à plusieurs reprises le nom du chef du gouvernement. Selon le quotidien, Rajoy aurait touché environ 25 200 euros par an entre 1997 et 2008. Une provocation dans un pays où le taux de chômage atteint 26 %, où des centaines de milliers de famille ont été expulsées de chez elles faute de pouvoir rembourser leurs crédits, et où les budgets de l’éducation et de la santé ont été les premiers à subir des coupes drastiques. Au sein du Parti populaire, la stupeur se mêle aux tremblements. La secrétaire générale du PP, María Dolores de Cospedal, hurle au complot. “C’est assez surprenant que toutes ces informations apparaissent pile au moment où nous commençons à remonter la pente, s’est-elle défendue, mentionnant une supposée embellie économique. Quelqu’un essaie de porter préjudice au PP, au gouvernement et au chef du gouvernement.”

Et puisque c’est n’importe quoi, Cospedal menace de porter plainte contre El País pour diffamation.“Cette réaction politique est assez habituelle, lance Jordi Mir, professeur spécialisé en mouvements sociaux à l’université Pompeu-Fabra de Barcelone. En règle générale, indépendamment du fait que l’affaire soit vraie ou fausse, la classe politique espagnole, de droite ou de gauche, a pour habitude de ne pas assumer sa part de responsabilité. Même avec une décision de justice à l’appui. C’est pourquoi, en Espagne, les hommes politiques s’opposent farouchement à la démission. Ici, nous aimons les remaniements”, ironise-t-il. “Ces gens-là n’ont pas le moindre sentiment d’honneur ou de honte, s’énerve Pablo, 27 ans. Pour que Rajoy démissionne, il faudrait que le trésorier du parti le

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Juanfra Alvarez/Invision-RÉA

dénonce, que des cadres du PP admettent avoir touché des salaires occultes… Ça me semble impossible. Tous ces sans-gêne se moquent de l’Espagne.” Pablo réclame un débat parlementaire pour faire le point sur ces financements. Une initiative qui ne changera pas grand-chose, selon José, 30 ans : “Même si j’ai voté pour Rajoy, je suis convaincu que tous les politiciens sont des voleurs. Si ces compléments de salaire sont confirmés, il faudra organiser des élections anticipées. Mais il n’y a pas de bonne solution pour ce pays, quel que soit celui qui gouverne.” Quelques heures après la publication d’El Mundo, des centaines de personnes se sont rassemblées devant le siège du PP à Madrid pour dénoncer cet “univers” de corruption, baptisé “CorruPPlandia” sur les réseaux sociaux.

Au fil des révélations, les manifestations se sont multipliées, rassemblant des milliers de citoyens dans tout le pays. Et comme au temps des indignados, des tentes ont refait leur apparition, place de Catalogne au cœur de Barcelone. Ensemble, les manifestants répètent en boucle le même slogan : “Este presidente es un delincuente” (“Ce président est un délinquant”). “Les pires dégâts n’ont pas tant été infligés au Parti populaire, sinon à la marque ‘Mariano Rajoy’, commente Borja Castro, un journaliste de la radio Cadena SER. Sur internet, son nom est désormais accolé aux mots ‘corruption’, ‘démission’, ‘millions’, et ‘comptes cachés’.” Le “mot-dièse” #RajoyDimision domine le Twitter espagnol. Près de 800 000 personnes ont déjà signé une pétition

réclamant la démission du chef du gouvernement. “Depuis le début de son mandat, en novembre 2011, la communication de Rajoy a été très critiquée, souligne Jordi Mir. Il apparaît rarement en public, et ceci angoisse les habitants qui, en temps de crise, ont besoin de se sentir rassurés. La méfiance s’installe.” Le résultat du dernier sondage du Centre de recherches sociologiques (Centro de investigaciones sociológicas) place la corruption des hommes politiques en troisième position sur la liste des préoccupations du peuple espagnol. “Avant 2007, le cynisme politique définissait le cynisme citoyen. Pour les Espagnols, il y a toujours eu des ‘chorizos’ (des voleurs – ndlr), mais puisqu’eux-mêmes se disaient ‘cyniques’, ils justifiaient l’attitude

Deuxième jour de mobilisation devant le QG du Partido popular, place de Catalogne à Barcelone, le 2 février

de leurs dirigeants. Depuis la crise, les citoyens sont de plus en plus remontés et remettent en question toute démarche politique”, affirme Jordi Mir. La question de la transparence, pourrait-elle faire tomber cette fois les dirigeants du PP ? Lors de son intervention télévisée, Mariano Rajoy a annoncé qu’il allait publier sur le net sa déclaration de revenus. La preuve irréfutable de son innocence, selon lui. Mais comme le souligne Alfredo Pérez Rubalcaba, le chef de l’opposition, “comment peut-on retrouver de l’argent sale sur une déclaration officielle ?”. Toute la question. Mathilde Carton et Isabel Contreras 6.02.2013 les inrockuptibles 21

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le printemps

“y paraît que Robert Plant a zigouillé une joggeuse ?”

le nouveau BlackBerry

retour de hype

Tyler, The Creator + Miley Cyrus + Mary J. Blige

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“je me languis déjà de Jack Donaghy”

les gens qui disent du mal des Strokes

le verbe “brasiller” Berlusconi

“j’ai croisé Victoria Beckham au Franprix de Belleville” le quinoa

Chris Brown vs. Frank Ocean

“je confonds souvent Booba et Bouddha, pas toi ?”

Hotmail

baisse générale des salaires de 30 %

“ah bon ? C’est mauvais pour la santé le Coca ?”

Baisse des salaires de 30 % C’est la solution proposée par le Monsieur Europe de Goldman Sachs pour que la France “regagne en compétitivité”. Le nouveau BlackBerry Un espoir pour ceux qui parlent tout seuls sur BBM depuis des mois. Tyler, The Creator est sur un morceau écrit par Mary J. Blige pour le nouvel album de Miley Cyrus. Bingoportnawak. Le quinoa Son prix aurait été

multiplié par trois en six ans et les Boliviens qui le produisent risquent de ne plus pouvoir en consommer. Jack Donaghy 30 Rock, géniale série de Tina Fey avec Alec Baldwin dans le rôle de Jack, s’est arrêtée à la saison 7 mais restera dans nos cœurs. Robert Plant Le suspect n° 1 dans l’affaire de la joggeuse du Gard est l’homonyme britannique du chanteur de Led Zep. D. L.

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avec ses “give me a step”, “happy face” et autres fulgurances en anglais lancées à des french people

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ou mother, dans le cas présent

9 % Kardashian

si, si, la famille ultramédiatisée qui se donne en spectacle tranquillou

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Ashton Kutcher, Jobs à plein temps L’acteur américain incarnera Steve Jobs dans le biopic consacré au cofondateur d’Apple attendu au printemps. Du poil et des pommes en perspective.

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le biopic de la maturité

Pour une raison inconnue, Ashton Kutcher est, en ce début de XXIe siècle, un centre d’intérêt majeur des médias américains. Abandonnant ses rôles de petits rigolos et/ou de jeune mari de Demi Moore, il présentait la semaine dernière à Sundance ce que l’on appellerait chez Ruquier son “rôle de la maturité”. Comme son nom l’indique, jOBS est un film sur feu Steve Jobs. Le genre biopic est très apprécié car il permet aux acteurs de montrer leurs dons pour le mime ou le port de postiches (sauf Marion Cotillard qui, pour La Môme, a dû subir une ablation des sourcils) et ensuite

de raconter à la presse qu’on a regardé des centaines d’heures de vidéos de la personne que l’on incarne afin de se mettre dans sa peau et même que c’était troublant de s’en dépêtrer après, oh là là ! Ainsi, pour ne s’être nourri que de fruits et de graines comme Steve, Ashton a été hospitalisé deux jours. Côté producteurs, le biopic est rassurant : il traite de personnes déjà connues du paresseux public. Le risque est encore moindre quand on s’attaque au charismatique (co)fondateur de la société la plus admirée au monde en 2008, 2009 et 2010 selon le magazine Fortune. Banco.

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un gourou de secours

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Steve Wozniak, la poire d’Apple

Oui, mais voilà, quand on s’attaque à un mythe tel que Steve Jobs, il faut le faire de manière plus appliquée (ou attendre que tous ceux qui ont fait partie de l’histoire soient décédés). Car Steve Wozniak, cofondateur d’Apple ici interprété par Josh Gad, n’est pas très content. Non à cause de ce surpoids, de cette masse capillaire à la frisure confuse ou de cette chemise quitte ou double mais parce que les scènes qu’il a eu l’occasion de voir n’avaient rien à voir avec la réalité des faits. “Notre relation était bien différente de celle qui est représentée”, a-t-il confié au site spécialisé sur les nouvelles technologies Gizmodo. Il affirme que, contrairement à ce que l’on voit dans le film de Joshua Michael Stern, “les idées axées autour de l’impact des ordinateurs sur la société ne sont pas venues de Jobs” mais de lui-même, renvoyant d’ailleurs prosaïquement à son propre livre. Facile de critiquer, Woz avait refusé de devenir conseiller sur ce biopic en raison du scénario jugé de mauvaise qualité. Il collaborera en revanche à celui d’Aaron Sorkin, où il ne devrait pas non plus, a priori, être question des suicides dans les usines chinoises qui fabriquent les iPhones. Diane Lisarelli

Dans Apple, la tyrannie du cool, remarquable documentaire sur la firme de Cupertino, Tim Wu, conseiller d’Obama, explique : “Ce qu’Hollywood a fait dans le cinéma, Apple l’a fait dans l’informatique en rendant ses machines faciles d’accès.” De l’industrie culturelle aux nouvelles technologies, il n’y a donc qu’un pas que Steve Jobs a franchi. Il a réuni les masses derrière le slogan “Think Different” et réussi à faire passer la stratégie marketing d’une multinationale pour une philosophie d’avant-garde. Gourou sympa, célébré comme un messie postmoderne, Steve méritait donc bien deux biopics. Parallèlement au projet Kutcher, un autre film, avec Aaron Sorkin (À la Maison Blanche, The Social Network) au scénario, est en préparation. Selon les premières infos, le film serait constitué de trois scènes montrant les coulisses des keynotes, grands-messes d’Apple. De quoi aller plus loin que la performance d’acteur et explorer à fond la personnalité de celui qui a fait dire au Wall Street Journal, lors de la sortie de l’iPad : “La dernière fois qu’il y a eu autant d’excitation autour d’une tablette, il y avait des commandements gravés dessus” ? 6.02.2013 les inrockuptibles 23

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c’est-à-dire

les clés du Prince Qui nous sortira de l’obscurité et comment ? L’économiste Jean-Paul Fitoussi publie Le Théorème du lampadaire (éd. Les Liens qui libèrent), dans lequel il analyse la crise économique et politique de l’Occident et préconise quelques pistes pour en sortir. Selon lui, l’austérité nous mène dans le mur, le marché libre est un danger, l’Europe souffre de sa naissance bancale, fille de l’économie mais orpheline de la politique. Pour en sortir, il faut réguler sévèrement la finance, se défier de statistiques-reines, comme le PIB, créer les États-Unis d’Europe… Globalement, Fitoussi rejoint d’autres économistes tels que Larrouturou, Stiglitz, les Atterrés, etc. Plus intéressant est son concept du lampadaire, inspiré de la fameuse histoire de l’homme qui cherche ses clés sous un lampadaire parce qu’il y a de la lumière, même s’il a perdu ses clés ailleurs. Fitoussi compare nos dirigeants politiques à cet homme, qui gouvernent à la lumière de théories économiques périmées quand les vraies solutions sont dans l’obscurité, mais pas forcément très loin. Nos gouvernants ressemblent peut-être trop au portrait ironique que brosse Percy Kemp dans Le Prince (Seuil). Partant du célèbre ouvrage de Nicolas Machiavel, le romancier constate que jadis, le Prince commandait les événements alors qu’aujourd’hui, il les subit et fait semblant de les maîtriser. S’il était un Machiavel contemporain, Kemp conseillerait aux dirigeants de donner l’illusion de contrôler le chaos qu’est devenu le monde : en suggérant ainsi que la communication est plus importante que la réalité de l’action politique, il est sans doute proche de la vérité. Si l’on goûte l’humour de Kemp, on optera quand même plutôt pour le conseil de Fitoussi : que nos dirigeants aient le courage de bouger le lampadaire, meilleur moyen de changer de paradigme et de retrouver peut-être les clés de la vraie sortie de crise.

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bienvenue dans la Zomia Vivre dans une société sans État, c’est encore possible et ça peut faire rêver, mais est-ce pour autant souhaitable ?

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Laurindo Feliciano

omme la langue d’Esope, l’État serait-il la meilleure et la pire des choses ? Garant du bien commun et protecteur des citoyens ou prédateur potentiel des peuples ? État-providence ou État policier ? L’État n’a pas de couleur idéologique en soi, tout dépend de ce que les hommes en font. Mais l’État n’a pas toujours été le seul moyen de réguler les communautés humaines et de nombreux peuples ont vécu sans appareil étatique (certains continuent encore), nous rappelle James C. Scott, vénérable professeur de sciences politiques à Yale, dans l’épais et dense Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. Mais qu’est-ce que la Zomia ? Ce terme est forgé aux débuts des années 2000 par des chercheurs pour désigner une aire grande comme deux ou trois fois la France, située dans les régions montagneuses aux frontières du Vietnam, du Cambodge, du Laos, de la Thaïlande, de la Birmanie et du sud-ouest de la Chine, peuplée d’environ 100 millions d’habitants. Historiquement, et encore en partie aujourd’hui, les habitants de ces régions vivent en dehors de l’assujettissement à l’État : ils ne paient pas d’impôts, échappent au salariat, aux circuits nationaux traditionnels, au système, vivent en petites communautés, en habitat éparpillé, se nourrissent en pratiquant la cueillette et la culture sur brûlis. Extrêmement mobiles, agiles, nomades, constituant une mosaïque très diverse de langues, d’ethnies et de métissages, ces communautés sont fondées sur l’égalité sociale, inventent leurs propres légendes et croyances, et se sont soustraites de tout temps à la grille étatique. Entre mille enseignements sur ces peuples non gouvernés, deux choses fondamentales à retenir. D’abord, la montagne. En Asie du Sud-Est, les États 6.02.2013 les inrockuptibles 25

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l’État et la “civilisation” ne seraient qu’une vaste entreprise de contrôle des peuples

L’ouvrage porte sur les populations d’Asie, mais James C. Scott indique que son étude pourrait s’appliquer à d’autres peuples “acéphales” tels que les Tziganes, les cosaques, les Berbères, les Mongols, les Bushmen… Son livre résonne comme une charge contre l’État et la “civilisation”, qui ne seraient qu’une vaste entreprise de contrôle des peuples, en même temps qu’un plaidoyer pour les civilisations dites “primitives”, seules véritables incarnations de la liberté et de l’égalité. Scott écrit même que son livre est peut-être de nature anarchiste. Sur ce plan-là, il y a débat. Le processus de “civilisation”, la constitution des États-nations a certes causé des dégâts, des morts, des guerres, le colonialisme, mais a aussi émancipé de larges pans de populations, permis un accès plus large au confort, à la culture, à l’autonomie économique et intellectuelle. On peut voir aussi ce qui se produit aujourd’hui quand un État s’affaiblit ou s’effondre (Somalie, Afghanistan, Mali…), laissant les populations à la merci des plus forts et plus armés. Scott reconnaît d’ailleurs, non sans une certaine mélancolie, que les jours des peuples sans État sont comptés, que la réalité qu’il décrit était tangible jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, avec les progrès des techniques et des communications (routes, tunnels, internet…), presque toute la planète est quadrillée par les États et la civilisation moderne et les zones de peuplement autonomes ne sont plus que lambeaux. À la croisée de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie et de l’archéologie, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné nous montre une photo de l’humanité tendant à s’effacer, une trace de ce que nous fûmes, la preuve que la vie sans État n’est pas seulement une utopie contemporaine mais fut une réalité pendant des siècles. Serge Kaganski Zomia ou l’art de ne pas être gouverné de James C. Scott (Seuil), 544 pages, 27 €

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se sont constitués dans les plaines et vallées, là où se sont développées les rizières, là où les communications sont aisées et les populations relativement homogènes. Plus on monte dans les reliefs, moins l’agriculture de masse est aisée, plus les hommes échappent à l’assujettissement. Si on résumait très grossièrement un des axes de Scott, la plaine, c’est l’État, la montagne, c’est la liberté. Ensuite, le mode d’agriculture et de subsistance. Par leur caractère massif, sédentaire, leur ancrage au sol, les rizières furent un élément clé de mise en coupe des populations, de la constitution des royaumes et des empires. Les peuples des collines ont au contraire recours à des techniques nomades, légères, comme la cueillette, qui leur permettent à la fois autonomie et mobilité.

l’État à la rue Sans État, les sociétés se perdent dans un individualisme de déliaison. La meilleure preuve de cet abandon se joue sur la question de la solidarité.

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e La Société contre l’État de Pierre Clastres, paru en 1974, à Zomia… (lire ci-contre) de James C. Scott, la tension entre la société et l’État forme un motif central de l’anthropologie politique. Sans pouvoir qualifier notre pays actuel de “société sans État”, il est en tout cas frappant de mesurer combien l’État a lâché la société, pour le pire, depuis une vingtaine d’années, au point de trahir la grande promesse républicaine : la solidarité sociale. L’État républicain s’est historiquement construit à partir d’une conception

inconditionnelle de la solidarité. Ce fut la clef de voûte d’un édifice politique fondé sur un principe absolu : la responsabilité de l’État ne dépend pas des mérites des individus particuliers, mais de leur appartenance à la nation. Les sociologues Robert Castel et Nicolas Duvoux rappellent dans un court et passionnant ouvrage collectif, L’Avenir de la solidarité, comment le pacte républicain bâti dans le cadre d’un “solidarisme” a tenté de répondre à ce défi politique : la grandeur de l’État social a été d’inventer, à travers les droits sociaux, de nouvelles modalités du

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lien social. “Parler de droits sociaux, c’est affirmer que la protection de l’individu constitue une exigence incontournable que l’État garantit parce que ces individus sont des citoyens et doivent être traités comme tels.” La République a fait de ses membres des “ayants droit” : sa cohésion fut à ce prix. Or, insiste Robert Castel, sociologue majeur, auteur de livres clés sur la question du travail comme Les Métamorphoses de la question sociale ou La Montée des incertitudes, l’abandon progressif de la société par l’État laisse les individus malmenés par un nouvel “individualisme de déliaison”. Attentif aux évolutions pernicieuses dans le monde du travail, l’auteur prend la mesure d’une “transformation profonde de notre conception de la solidarité”, un glissement

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d’une conception de la solidarité conçue comme “une construction collective inconditionnellement garantie par l’État sous forme de droits” à une interprétation contractuelle de la solidarité selon laquelle “les individus sont mobilisés selon une logique de la contrepartie afin de mériter les ressources dont ils peuvent être les bénéficiaires”. Cette dynamique de déconstruction de la conception républicaine classique de la solidarité, remplacée par une incitation à la responsabilisation des individus, a été récemment illustrée par le RSA, diagnostiqué

par Hélène Périvier. À la place de la prééminence d’une solidarité collective qui fait de la protection sociale un édifice de droits, s’impose désormais “une exigence de responsabilisation personnelle qui reporte sur l’individu une part croissante de la charge de se tirer d’affaire”, rappelle Castel. L’individu se voit sommé de s’impliquer dans la gestion de ses faiblesses, y compris lorsqu’elles touchent à la misère. “Il n’y a plus un devoir général assumé par la puissance publique d’assurer la protection mais plutôt une interpellation adressée à tous ceux qui sont susceptibles de se trouver en rupture ou en déficit de solidarité.”

la grandeur de l’État social a été d’inventer, à travers les droits sociaux, de nouvelles modalités du lien social

Pour Robert Castel, ce nouveau “paradigme de l’activation” reconfigure le champ de la protection sociale. Les politiques sociales deviennent ainsi des politiques de l’individu en un double sens : c’est sur les individus que sont ciblées les interventions publiques, et ce sont les individus qui doivent s’activer pour s’en sortir. L’État a perdu sa “main gauche”, comme l’analysait Bourdieu dans son cours sur l’État au Collège de France (publié au Seuil). C’est cette main manquante qui pousse à réclamer, par opposition à une “main droite”, disciplinaire, un rééquilibrage politique dans les exercices de l’État. Rendez-nous l’État, le seul qui vaille. Jean-Marie Durand L’Avenir de la solidarité de Robert Castel et Nicolas Duvoux, (PUF), 112 pages, 8,50 €

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où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

dans cette paire de boots Miista Basée à Hackney, soit l’épicentre du Londres branché, Miista conçoit des chaussures qui cassent les codes habituels et revendiquent l’expérimentation. Quitte à flirter avec le mauvais goût, comme ici avec cette paire de boots rose et noir tie-and-dye, parfaitement associée à ce jean noir délavé avec ourlet élastique. miista.com

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dans cet atelier open-source À Bruxelles, Thomas Lommée et les architectes de LoFi Studio ont concu dans un ancien garage un atelier destiné au design collectif. Inspiré par les systèmes modulaires (tels que Lego ou Meccano) et la philosophie open-source, il s’adapte aux besoins de chaque utilisateur. Une grille géométrique, elle aussi open-source, permet à chacun de mettre ses travaux en commun.

OS WORK_SHOP design by Thomas Lommée & Christiane Hoegner. Photo Kristof Vrancken pour Z33

http://openstructures.net

chez Look Mum No Hands! Bureau wifi mobile, cuisine bio, atelier de réparation de vélo : c’est le concept gagnant de cet agréable café avec terrasse situé près du Barbican Theatre à Londres. Les bartenders, barbus et tatoués, y sont charmants, la sélection musicale pointue et impeccable. www.lookmumnohands.com

chez le Gang De Métal Une baston en bonne et due forme, non à coups de barre à mine mais de beats, d’hymnes indus, et de techno allemande : c’est le concept des soirées du Gang De Métal, une bande de quatre petites frappes en bombers réunies autour de la chanteuse de Sexy Sushi. Chaque mois, elle passe en revue les candidatures et retient le gang adverse le plus à même de venir le défier. prochaine soirée le 8 février au Vortex, 56, rue de la Fontaine-au-Roi, Paris XIe, legangdemetal. tumblr.com 6.02.2013 les inrockuptibles 29

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dans ce musée des Hamptons À Long Island, se dresse cette monumentale et très géométrique double grange. Conçue par les architectes suisses Herzog & de Meuron, elle abrite, sur quelque 30 000 mètres carrés le Parrish Art Museum, qui concentre une impressionnante collection d’artistes américains de la région (Elizabeth Peyton, Dan Flavin, Jackson Pollock, Calder), du XIXe siècle à nos jours.

Matthu Placek

www.parrishart.org

dans la casquette de chasseur à l’aise, sans boutons

Valerio Ezzanotti

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas pour la spectaculaire et bouffante chevelure que l’on s’arrête sur cette image. L’essentiel se passe plus bas, au niveau de la ceinture, simplement nouée. En 2013, l’homme enverra en effet promener carcans et contraintes et se baladera sans boutons. Tendance kimono comme ici chez Rick Owens ou (plus cosy – et superbe) robe de chambre chez Dries Van Noten.

Avec ses deux rabats, qui se nouent sur le devant de la visière et son feutre noir, cette casquette de chasseur, fruit d’une collaboration entre le spécialiste outdoor Poler et la marque inspirée par les subcultures rock et skate Brixton, sera du dernier chic en territoire urbain. En France, la marque Pigalle en propose une variante, les deux rabats se nouant cette fois au-dessus de la tête. www.brixton.com www.polerstuff.com

www.rickowens.eu 30 les inrockuptibles 6.02.2013

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homophobie, r On la croyait en voie d’extinction et voilà qu’à l’occasion du débat s la mettra-t-elle au rebut ? dossier réalisé par Anne Laffeter, Géraldine Sarratia, Anissa H 32 les inrockuptibles 6.02.2013

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retour et fin? t sur le mariage pour tous, elle refait surface. L’adoption de la loi a

Herrou, Diane Lisarelli, Jean-Marc Lalanne et Pierre Siankowski photo François Rousseau 6.02.2013 les inrockuptibles 33

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uel meilleur antidote à l’homophobie que la poésie ? Lors de l’ouverture des débats sur le mariage gay et l’adoption, Christiane Taubira a cité Léon-Gontran Damas : “L’acte que nous avons à accomplir est beau comme une rose dont la tour Eiffel assiégée à l’aube voit s’épanouir enfin les pétales. Il est grand comme un besoin de changer d’air, il est fort comme le cri aigu d’un accent dans la nuit longue.” Avec son panache mâtiné d’assurance, la ministre de la Justice a redonné de la force aux partisans de la loi qui, depuis septembre, assistent au déploiement des discours réacs et cathos intégristes, auxquels une UMP divisée a opportunément emboîté le pas pour resserrer ses rangs. Emmenés par un attelage improbable, les opposants – bien préparés et surtout bien financés – ont rouvert les vannes de l’homophobie. Elle est tout aussi violente qu’à l’avènement du pacs en 1999, mais beaucoup plus sournoise, planquée sous un sweat à capuche rose, décalque grossier des codes homos. L’homophobie radicale et bigote des “pédés au bûcher” a laissé place à un “Je ne suis pas homophobe mais…”, préambule obligé qui sonne comme une confession et qui, comme l’explique Louis-Georges Tin, est le symptôme d’une homophobie “complexée”. À l’instar de la dédiabolisation du FN instaurée par Marine Le Pen, les opposants au mariage gay ont compris que sortir la Bible dans l’Assemblée ne payait plus. Ils se disent gay friendly et dissimulent leur homophobie dans un paternalisme

Philippe Huynh-Minh/MaxPPP

L’institut Civitas manifested evant l’Assembléen ationale, le 29 janvier

pseudo-bienveillant. Nos intervenants sont tous d’accord : s’opposer à l’égalité des droits est une posture homophobe. Et cette posture a un impact violent, lourd de conséquences. “Au commencement, il y a l’injure.” C’est ainsi que Didier Eribon débutait Réflexions sur la question gay, ouvrage sorti en 1999 au moment des débats sur le pacs, et fraîchement réédité (Flammarion). Selon le philosophe, le rapport au monde des homos est constitué par “un monde d’injures”, discours général de dépréciation et d’infériorisation, qui lie entre eux, dans un collectif, des hommes et des femmes pourtant bien différents les uns des autres. Sale pédé. Sale gouine. Le jeune homosexuel, la jeune lesbienne, ou “l’enfant queer”, comme l’appelle la philosophe Beatriz Preciado, sauront que ces mots les désignent, les marquent au fer rouge. Certains feront de cette différence une force et parviendront à retourner le stigmate. D’autres, plus isolés, dans un environnement moins bienveillant, peuvent s’enfoncer dans la dépression, parfois jusqu’au suicide. Pourtant, l’adoption prochaine de la loi ouvre de nouveaux horizons. Quel sera son impact ? Permettra-t-elle de diminuer l’homophobie ? De 1999 à nos jours, elle s’est déplacée de l’individu homosexuel au couple homosexuel. Demain, se déplacera-t-elle sur les enfants de couples homosexuels ? Que nous enseignent les pays voisins qui ont déjà accordé l’égalité depuis des années ? In fine, peut-on imaginer une société post-homophobe ? A. L. et G. S.

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rapports multiples

Caroline Mécary avocate spécialiste de la famille1

“aucun argument rationnel ne justifie une opposition à l’égalité de droits”

La loi, les mentalités, la violence, l’avenir : six spécialistes éclairent la question de l’homophobie aujourd’hui et de son devenir.

“dans huit pays, l’homosexualité est passible de mort”

Frédéric Martel auteur de Global Gay1

Frédéric Martel – La lutte contre l’homophobie commence à porter ses fruits : il y a vraiment des pays où on est passéde la pénalisation de l’homosexualité à la pénalisation de l’homophobie. C’est le cas en Europe de l’Ouest, c’est le cas, malgré tout, de plus en plus aux États-Unis et en Amérique latine. Il y a des avancées dans certains pays, mais il reste de nombreux problèmes dans tous les autres, on parle là de tous les autres – soit une centaine de pays quand même. Et il existe encore huit pays dans lesquels l’homosexualité est passible de la peine de mort, c’est beaucoup. Les pays les plus durs se trouvent en Afrique “évangéliste”, au Moyen-Orient, dans le monde musulman en général, et en Asie musulmane. Voilà les endroits dans lesquels on trouve encore une homophobie que je qualifierais de chaude, dure, avec des problèmes récurrents, des blocages souvent ancrés dans les lois et dans les mœurs. Et puis il y a une homophobie plus froide, dans les pays de l’Europe du Nord et de l’Est, essentiellement en Russie ; on peut aussi parler des nombreuses républiques issues de l’Union soviétique… Ce sont des endroits très durs, mais on est davantage dans l’instrumentalisation politique de la question de l’homosexualité, comme en Pologne par exemple. Cela ne se traduit pas en pogroms comme dans certains pays d’Afrique, ou dans des arrestations très fréquentes. 1. Global Gay – Comment la révolution gay change le monde (Flammarion, février 2013) retrouvez la critique de Global Gay sur

Avec les débats sur le projet de loi, on assiste à une montée de l’homophobie. Qu’en pensez-vous ? Caroline Mécary – On assiste à la montée de “l’expression” de l’homophobie latente. Les discours parfois extrêmement violents de la hiérarchie catholique, que je distingue des catholiques, et l’instrumentalisation politicienne de l’UMP favorisent une libération de la parole homophobe. Dans toute société, il y a une homophobie bien réelle, comme il existe un racisme et un antisémitisme latents. Ces réactions de peur se manifestent justement lorsqu’on veut mettre en place une égalité des droits. Les opposants sont traversés par une homophobie dont ils n’ont même pas conscience. Si les hommes défilaient contre les femmes, on qualifierait ce défilé de sexiste. Contre les Blancs ou les Noirs, on dirait qu’il est raciste. Le 13 janvier, les gens ont manifesté contre l’égalité entre les couples homos et hétéros, c’est une manif homophobe. Il n’y a aucun argument rationnel et objectif qui justifie une opposition à l’égalité de droits. On s’interroge donc sur ce qui peut fonder cette opposition. La seule réponse cohérente, logique, est une homophobie inconsciente. L’homophobie est aussi la crainte de l’homosexualité. Ils sont nombreux à prédire la fin de la civilisation, le chaos, la destruction de la famille. Ce sont des termes violents. Je ne vois pas en quoi deux femmes ou deux hommes qui vivent ensemble ne pourraient pas élever des enfants. C’est un élargissement de la famille. Quel impact cette loi va-t-elle avoir sur le sentiment homophobe en France ? J’ai la conviction profonde qu’elle a un effet instituant, performatif. On l’a bien vu avec le pacs. Les débats étaient virulents. Mais l’adoption de la loi a légitimé, dans le droit et de manière symbolique, le couple homosexuel. En 2004, dans le Nord, un jeune homme a été victime d’un crime homophobe ignoble. Noël Mamère lance alors le manifeste de Bègles. On partait d’un constat simple : lutter contre l’homophobie commence par la fin de la discrimination légale qui touche les homos. Il fallait donc ouvrir le mariage civil et l’adoption. Car la hiérarchie entre les sexualités accrédite dans l’inconscient collectif que les homos sont inférieurs. Cela peut favoriser le passage à l’acte chez les esprits faibles. Ce vote mettra fin à la discrimination légale qui frappe trois millions de personnes en les ramenant dans le giron de l’universalité de la loi. 1. L’Amour et la Loi – Homos hétéros mêmes droits mêmes devoirs (PUF, décembre 2012) 6.02.2013 les inrockuptibles 35

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Beatriz Preciado philosophe1

“la vraie question, c’est la violence des normes sexuelles et du genre” Quel peut être l’impact de l’ouverture du mariage aux couples homosexuels ? Est-ce la loi qui permet de faire évoluer les mentalités ? Qu’imaginer après ces réformes-là ? Beatriz Preciado – L’égalité des droits n’ira pas de pair avec une transformation des mentalités, des conventions sociales et politiques. De la même manière que l’égalité légale homme/femme n’a pas fait disparaître l’oppression des femmes. Néanmoins, la loi ne peut plus être un garant de la domination masculine. Le texte sur le mariage pour tous vient également mettre en question la domination hétérosexuelle dont la loi, sous prétexte de nature, était jusqu’à maintenant le meilleur garant. Les modifications des textes de loi ouvrent un écart démocratique entre la loi et l’habitude de la domination hétérosexuelle, ce qui permet un travail de critique des normes. Et cette critique ne se déroule pas uniquement dans la loi qui concerne le mariage, mais dans la production culturelle, la représentation discursive et audiovisuelle, l’éducation, aussi bien que dans les planifications économiques, les débats des comités bioéthiques, les régulations de la production pharmacologique ou des procédures médicales. On parle à présent beaucoup d’homophobie, mais il faudrait parler aussi de transphobie. La vraie question, c’est la violence des normes sexuelles et du genre.

Pensons, par exemple, que faire disparaître la mention du sexe dans les papiers administratifs aurait suffi à rendre le débat autour du mariage superflu, puisqu’il n’y aurait plus des “hommes” et des “femmes” devant la loi. Cette différence est pour le mouvement queer et trans aussi discriminatoire que la mention de la “race” dans les textes de loi. Vous êtes-vous demandé pourquoi l’État, et même Facebook, a besoin de connaître votre sexe ? Parce que votre corps est géré biopolitiquement comme le réservoir d’un matériel reproductif (autrement dit comme un utérus producteur d’ovules ou bien comme une citerne à spermatozoïdes) qui détermine votre position politique de l’école jusqu’à l’hôpital en passant évidemment par la famille comme usine reproductive. Jusqu’à très récemment, en termes de politique du genre et de la sexualité, le débat était divisé entre naturalistes et culturalistes. Il faut dépasser ce clivage. Les vraies questions politiques concernent la manière dont nous allons gérer collectivement les techniques de production du plaisir, de relation et de vie que nous inventerons nous-mêmes. Il faut questionner le langage du mariage, de la monogamie et de la parentalité et faire entendre le langage du partage des fluides, des cellules et des organes, le langage de la pansexualité, du polyamour et la production collective de la vie. 1. Pornotopie (Climats, 2011)

Louis-Georges Tin fondateur de la Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie1

“la bataille contre les discriminations n’est jamais gagnée” Quelles formes peut prendre l’homophobie ? Louis-Georges Tin – Violences physiques, verbales et, tout aussi importantes, les violences institutionnelles qui relèvent de l’ordre symbolique, des lois et de l’État. Ayant dirigé le Dictionnaire de l’homophobie, je suis arrivé à cette définition toute simple : l’homophobie, c’est le refus de l’égalité entre homos et hétéros. Comme le sexisme est le refus de l’égalité entre hommes et femmes. Refuser l’égalité entre couples homo et couples hétéro dans l’accès au mariage, c’est donc bel et bien de l’homophobie. Quelles différences de nature y a-t-il entre l’expression de l’homophobie aujourd’hui et celle des débats liés au pacs en 1999 ? Autrefois, la rhétorique homophobe était relativement pauvre. Elle se réduisait souvent à quelques injures (“sale pédé”), anathèmes (“que leur sang retombe sur eux”), maximes (“les lesbiennes sont des mal baisées”) ou formules tautologiques (“mais enfin, un homme, c’est un homme !”). L’homophobie étant très forte, on n’avait pas besoin d’argumenter. En 1999, dans la rue, on entendait encore “les pédés au bûcher”, “il faut rouvrir les fours”. En 2004, Noël Mamère a reçu de la merde en boîte, des cercueils, des menaces de mort et plus de 4 000 lettres d’insultes. Or, depuis quinze ans environ, la rhétorique homophobe a revêtu des habits neufs. Elle est devenue plus sophistiquée, et recourt volontiers à des arguments pseudo-scientifiques, tirés de disciplines comme l’anthropologie, la psychanalyse, qu’elle détestait jusqu’alors. Ainsi, aux yeux de l’Église, la psychanalyse était une science permissive, et qui ne parlait que de sexe et de choses impures. Mais puisqu’il semblait compliqué d’invoquer l’ordre divin dans une république laïque, Christine Boutin s’opposa au pacs au nom de ”l’ordre psychanalytique”, concept controuvé qui n’était jamais que la reformulation opportune de la notion d’ordre divin. C’est la logique du “je ne suis pas homophobe mais...”. Aujourd’hui, les gens ont appris à discipliner leur rhétorique homophobe, à l’euphémiser, à la rendre plus proprette. Ils ont peur de cette image homophobe, qui les souille malgré eux. Aujourd’hui, nous avons donc une homophobie complexée, sur la défensive, qui se sait dépassée, et vouée à l’échec.

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Lubna L., 23 ans, étudiante en journalisme. Elle est membre du collectif lesbien Barbi(e)turix

Où va se déplacer la rhétorique homophobe demain ? En France, probablement sur la question de l’éducation, avec l’enjeu des gender studies. Ailleurs, les chrétiens fondamentalistes vont se replier sur des pays où ils ont plus d’emprise. Ainsi, ayant perdu de multiples batailles aux États-Unis, les Églises intégristes se sont reportées sur des pays comme l’Ouganda, en soutenant une loi, en débat depuis quatre ans, qui prévoit la peine de mort pour les homosexuels. Notre débat sur le mariage a des conséquences désastreuses sur les pays où il y a déjà beaucoup d’homophobie, comme au Cameroun. Certains s’appuient sur les arguments des opposants français au mariage pour jeter des homosexuels en prison. À terme, une société post-homophobe est-elle possible ? La loi va faire reculer l’homophobie, mais ne va pas

l’annuler. Trois ans avant le pacs, les trois quarts des Français étaient contre. Trois ans après, c’était l’inverse. Après le pacs, de nombreux opposants ont fait des contorsions invraisemblables pour ne pas avoir l’air trop ringard. Dans trois ans, Copé nous expliquera qu’il a toujours eu des amis homo, qu’on ne saurait revenir sur la loi, qu’il a été mal compris… Il ne sera pas le seul. Mais la bataille contre les discriminations n’est jamais gagnée. En Allemagne, dans les années 20, il y avait plus de bars gays qu’il y en a aujourd’hui, mais cela n’a pas empêché les désastres des années 30. Aujourd’hui, on est certes dans une séquence de progrès, mais le progrès n’est jamais linéaire.  1. Il a dirigé le Dictionnaire de l’homophobie (PUF, 2003) 6.02.2013 les inrockuptibles 37

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Matthieu Charneau, acteur. Engagé dans la lutte pour le mariage pour tous

“elle s’exprime aussi dans la condescendance”

Ruwen Ogien philosophe1

Ruwen Ogien – À part une petite minorité carrément moyenâgeuse, ceux qui militent le plus activement contre le “mariage pour tous” et l’homoparentalité (les Guaino, Barjot…) tiennent toujours à préciser qu’ils ne sont absolument pas homophobes. Mais leurs mots sont vides de sens. Ils pensent sans doute que l’homophobie s’exprime toujours dans le dégoût, la haine, le mépris, la violence, et qu’elle aboutit à l’exclusion ou à la liquidation physique. Et comme ils n’éprouvent aucun de ces sentiments (ou seulement de façon modérée), et qu’ils n’ont (heureusement !) aucun projet mortifère à l’égard des gays et des lesbiennes, ils ne comprennent pas qu’on puisse leur coller sur le dos cette étiquette infamante d’homophobes. Ils oublient que l’homophobie n’est pas toujours haineuse ou violente. Elle peut parfaitement prendre

le visage plus avenant de l’amour universel, de la pitié ou de la compassion. L’homophobie s’exprime dans les insultes, les sarcasmes et les agressions physiques, mais aussi dans le paternalisme et la condescendance. Et c’est de cette façon paternaliste et condescendante que se comportent les militants les plus engagés contre le “mariage pour tous”. Ils ne prennent pas vraiment au sérieux les revendications des gays et des lesbiennes. Ils les traitent comme des demandes loufoques. Ils considèrent que ceux qui les portent sont des mineurs irresponsables, incapables de comprendre ce qui est bien pour eux ou pour la société. C’est une forme d’homophobie aussi insupportable que les autres. 1. La Vie, l’Amour, l’État. Le débat bioéthique (Grasset, 2009)

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Michaël Bouvard vice-président de SOS homophobie

“on pensait que la société avait évolué” Michaël Bouvard – On assiste à une augmentation des témoignages et des commentaires homophobes sur internet, premier contexte de son expression alors que pendant longtemps, cela a été le lieu de travail. En décembre 2012, on a reçu trois fois plus d’appels qu’en 2011. En janvier 2013, on est au niveau des quatre mois de janvier à avril 2012. J’ai répondu à un homme qui avait des inscriptions homophobes sur sa maison. Il pensait que c’était quelqu’un de son entourage. J’ai aussi eu une femme harcelée au travail qui a dû quitter son emploi, déménager et refaire sa vie. Elle avait un sentiment de double peine et d’injustice, pendant que ses harceleurs étaient en liberté. Aujourd’hui, on en a ras le bol. On pensait que la société avait évolué, mais il y a encore énormément de personnes qui considèrent les homos comme des sous-hommes et des sousfemmes. Cette expression homophobe est légitimée et débridée par les députés de l’opposition qui n’ont aucun complexe à faire des amalgames en toute impunité avec la polygamie, la zoophilie… Le citoyen lambda qui voit des élus de la République se comporter comme ça va être décomplexé. L’homophobie du quotidien était endormie et elle se réveille. Cela permet d’en avoir conscience et de mieux s’outiller pour la combattre et faire de la prévention. La loi n’aura pas d’effets positifs sur le court terme, mais peu à peu : elle montrera que l’homosexualité n’est pas extraordinaire ou hors norme. Il faut la coupler à des actions de pédagogie et des sanctions. Elle est un socle sur lequel on peut s’appuyer et rebondir pour renforcer la prise de conscience. Mais SOS Racisme existe depuis bien plus longtemps que nous, je vous laisserai en tirer les conclusions. Le travail est encore long, mais cette loi est une grosse source d’espoir et une vraie victoire.

le meilleur du pire

Passage en revue des arguments les plus aberrants contre le mariage pour tous et la PMA.

polygamie Le 9 novembre, sur La Chaîne parlementaire, Christine Boutin et son brushing affirment : “On nous avait dit qu’après le pacs il n’y aurait pas le mariage. Aujourd’hui, vous nous dites qu’on n’ira pas vers la polygamie, mais c’est la logique.” Un sophisme largement repris par les anti au premier rang desquels les grands progressistes de l’extrême droite ; de Marion Maréchal-Le Pen à Jacques Bompard, auteur de nombreux amendements grotesques à la loi, parmi lesquels “l’ouverture du mariage aux polygames” (amendement 4.661) mais aussi aux mineurs ou aux membres d’une même famille…

inceste Début octobre, François Lebel, maire du VIIIe arrondissement de Paris et apparemment ethnologue amateur, écrit dans l’édito du magazine d’informations locales : “Comment s’opposer demain à la polygamie en France, principe qui n’est tabou que dans la société occidentale ? (...) Et pourquoi interdire plus avant les mariages consanguins, la pédophilie, l’inceste qui sont encore monnaie courante dans ce monde ?” Un argument déjà entendu chez l’archevêque de Lyon, le cardinal Barbarin. Silence assourdissant, en revanche, concernant le mariage entre cousins germains.

terrorisme Le 11 janvier, Alain Chapelain, élu divers droite de Moselle assure : “Beaucoup manquent de repères et s’accrochent à tout et n’importe quoi pour exister, mariage pour tous, terrorisme, tireur fou, grand banditisme, drogue, prostitution et j’en passe et du moins bon peut être encore.” Une analyse de haute volée qui fait écho à la déclaration Nicolas Dhuicq, psychiatre et député UMP de l’Aube qui, pour critiquer l’homoparentalité, déclarait en novembre à l’Assemblée : “Vous me permettrez de considérer que souvent le terroriste a un défaut : il n’a jamais rencontré l’autorité paternelle.”

folie Pour monseigneur Legrez, archevêque d’Albi, “le mariage

homosexuel est le début de la folie”. Même credo du côté de Civitas, “lobby catholique traditionnaliste” comme il se définit lui-même, qui envisage le mariage pour tous comme “de la folie qui mènera à toutes les dérives.” Où l’on retrouve ici le lien qui liait jadis homosexualité et pathologie mentale réactivant ainsi de vieilles idées nauséabondes.

zoophilie Le 13 novembre dans Le Point, Patrick Besson, avec l’érudition, la finesse et le sens de l’humour qu’on lui connaît, avance : “L’empereur romain Caligula, premier adepte du mariage pour tous : il avait épousé son cheval. Pourquoi s’en tenir, en effet, aux épousailles entre gens du même genre ?” Éclats de rires enregistrés... Qui contrastent avec les larmes de consternation qui ont suivi le désormais fameux “et pourquoi pas des unions avec des animaux ?” de la député-maire UMP Brigitte Barèges.

apocalypse Le 21 décembre, monseigneur de Germay, evêque d’Ajaccio affirme solennellement : “Ce n’est pas contre des personnes que nous nous battons, mais contre les forces du mal.” Le mariage pour tous frappé du sceau de la damnation mènerait donc tout droit à la fin du monde ? Pour Serge Dassault (sénateur UMP de l’Essonne), c’est simple : “On veut un pays d’homos ? Dans dix ans, y a plus personne, c’est stupide.” Stupide, c’est le mot.

littérature Si pour Philippe Meunier (député du Rhône), “le mariage homosexuel est un caprice de bobo égocentrique”, pour Jacques Myard, député-maire de Maisons-Laffitte, historique anti-pacs et fervent défenseur de la thèse selon laquelle l’homosexualité est une “perversion”, il s’agit d’en appeler au bon sens, critère évidemment hautement objectif. “Le bon sens veut qu’on marie un homme et une femme et que tout être est né d’un homme et d’une femme. Le reste c’est de la littérature pour bobos.” On aurait préféré, au risque de convoquer une référence trop socialement marquée, que le reste pour Jacques Myard, se limite au silence. D. L. 6.02.2013 les inrockuptibles 39

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l’exemplaire Hollande Loin des débats houleux qui agitent l’Hexagone, les Pays-Bas s’apprêtent à fêter les 12 ans du mariage pour tous. Reportage à Amsterdam. par Anissa Herrou photo Raimond Wouda pour Les Inrockuptibles

N  

ienke donne ses rendez-vous au Café Saarein, le plus ancien bar lesbien de la ville, au cœur du Jordaan, le quartier bobo vintage d’Amsterdam. De peur qu’on ne la reconnaisse pas, elle envoie un message avant : “Je suis grande, 1,82 mètre, cheveux blonds courts mais je crois qu’en fait ça décrit toutes les lesbiennes néerlandaises (smiley).” Autodérision, nous sommes prévenus. Une fois dans le bar aux allures de pub irlandais, difficile de la reconnaître parmi la clientèle exclusivement féminine. Nienke est une habituée, la barmaid nous l’indique tout de suite. Très engagée dans la communauté lesbienne amstellodamoise, cette réalisatrice de 35 ans a été choisie en 2011 par la ville pour réaliser des courts métrages commémorant l’anniversaire des 10 ans du mariage gay. Nienke : “Ici, vous n’entendrez personne dire ‘mariage gay’, c’est le même mariage qui était avant réservé aux hétéros qui a été élargi. Ce n’est pas une union de seconde zone, nous avons les mêmes droits.” Comment réagit-elle à ce qui se passe en France ? À peine le temps de finir la question qu’elle bondit : “Je ne comprends pas que vous en soyez encore au débat et surtout qu’il y ait autant de gens opposés qui manifestent. Je pensais que la France était un pays moderne, occidental. Franchement, c’est une attitude de pays arabe ou africain.” La comparaison, un peu rapide, a le mérite d’être claire. “Quand j’ai vu que l’Espagne avait ouvert le mariage aux gays, j’ai été très surprise. C’est un pays super catho, très macho, très famille. Le Portugal pareil, je ne m’y attendais vraiment pas.”

À côté de Nienke, Marloes, brune, même âge. “Les gens que je vois manifester ‘contre’ dans les rues de Paris me font vraiment peur. D’où sortent-ils ? Ça fait douze ans qu’on a le droit de se marier. Est-ce que le pays a explosé ? Non ! Est-ce que les enfants sont tous dégénérés ? Non ! Rien n’a changé, à part qu’ici les gays sont vraiment les égaux des hétéros. En plus, je ne vois pas pourquoi vous vous excitez comme ça parce qu’aux Pays-Bas, assez peu d’homos se sont finalement mariés.” En 2011, l’Office national des statistiques estimait à 15 000 le nombre de couples du même sexe à s’être dit “oui” (ou plutôt “ja”) depuis le 1er avril 2001, date d’entrée en vigueur de la loi. Soit 2 % des mariages célébrés en dix ans. Le 1er avril

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“ça fait douze ans qu’on a le droit de se marier. Est-ce que le pays a explosé ? Non ! Est-ce que les enfants sont tous dégénérés ? Non !” Nienke

2001, le maire de la ville Job Cohen avait uni, à 00 h 01 précises, quatre couples homosexuels : une première mondiale suivie par les caméras du monde entier, même si aujourd’hui les cadences ont bien diminué. Nienke se rappelle très bien ce jour historique, elle qui n’était pas spécialement promariage, gay ou pas. “À l’époque, je n’en voyais pas l’intérêt.” C’est en travaillant sur le sujet qu’elle a changé d’avis. “Un de mes films portait sur un couple de lesbiennes, l’une était américaine et l’autre australienne, elles voulaient s’installer aux États-Unis sauf que, sans mariage, c’était très difficile pour l’Australienne d’obtenir la green card. Elle avait un

visa touristique qu’elle faisait renouveler régulièrement. Je me suis rendu compte que c’était dégueulasse, que nous devions avoir les mêmes droits que les hétéros, la même sécurité et la même stabilité. Maintenant, je suis à fond pour !” Pour préparer ses films, elle a utilisé des archives et est tombée sur un reportage. “C’était dans le centre d’Amsterdam en 2001. Sur la vidéo, on voit deux personnes avec une petite pancarte “NO” et autour d’eux des dizaines de photographes et de caméras. Ils étaient tout seuls, les pauvres.” À l’époque, très peu de manifestants ont arpenté les rues de la ville mais des débats houleux ont secoué la société néerlandaise longtemps auparavant. 6.02.2013 les inrockuptibles 41

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“ici on est peinards, on trouve des homos, des couples mixtes et des gens bizarres. Normal, quoi !” Laurent, marié à Lewis depuis dix ans

Laurent Chambon, Français installé aux Pays-Bas, a beaucoup travaillé sur la question, il en a même fait le sujet de sa thèse en 2002. “Il y a eu des débats dans les années 60, surtout avec l’Église catholique. Mais la communauté homo a toujours été apolitique, elle n’a été récupérée par aucun mouvement, contrairement en France, et elle a vite fait consensus.” Sociologue, enseignant et cofondateur de la revue Minorités, il reçoit dans son appartement cosy de Bickerseiland, une île au nord d’Amsterdam où il vit avec Lewis, son mari depuis dix ans. “Ici on est peinards, on trouve des homos, des couples mixtes et des gens bizarres. Normal, quoi !” Depuis plusieurs semaines, il fait le tour des télévisions néerlandaises qui, au soir de la manifestation française contre le mariage pour tous, ont ouvert leur JT par des images des rues de Paris noires de monde. “J’essaie d’expliquer que grosso modo, en France, ce sont des élites arrogantes, cathos et réac qui bloquent mais je suis vite à court d’arguments parce qu’ici, c’est impensable.” Lewis nous écoute, placide. Lui suit surtout le débat parce que Laurent s’y intéresse. Loin de s’enflammer, il lance : “Je ne comprends pas pourquoi ce sujet déchaîne autant de passions. Quel est le problème ? Get over it !” Américain par son père et brésilien par sa mère, il n’a plus vraiment de contact avec sa famille depuis son coming-out. Pourtant, Lewis n’est pas parti en croisade pour l’égalité des droits. Pionniers des gender studies ou de la question féministe, les Pays-Bas sont très fiers de leur réputation de terre de tolérance. Ici, tout le monde assure qu’aucune question ne se règle sans que les partis politiques, les minorités ou les Églises aient voix au chapitre. Pour Tanguy Le Breton, ancien représentant des Français des Pays-Bas à l’Assemblée

des Français de l’étranger, cette culture du consensus et de la discussion est ancrée dans les modes de vie. “Les kringgesprek (groupes de discussion – ndlr) sont très importants, ici.” Dès la maternelle, tous les matins pendant quarante-cinq minutes, les enfants sont placés en cercle et chacun prend la parole. “Bien sûr, on ne va pas parler du mariage gay à des gamins de 4 ans mais on évoque les relations avec les autres élèves, la situation familiale ou les problèmes en classe. C’est une société encore très marquée par le protestantisme, très pragmatique. La France, elle, est dogmatique. Les Néerlandais adorent le compromis, à tel point que des débats politiques peuvent durer des jours entiers.” Marco Hohl en est convaincu lui aussi. “Aux Pays-Bas, tant que t’emmerdes pas ton voisin, tu fais ce que tu veux.” Bloggeur influent et présentateur de ProGay TV, une chaîne YouTube, Marco est en couple depuis quatre ans avec Sebastian, dessinateur de bijoux. Dans leur futur appartement du quartier De Pijp au sud de la ville, ses amis ont tous mis la main à la pâte pour les travaux. Entre deux coups de pinceaux, l’un d’eux lance que notre présence serait le moment idéal pour une demande en mariage. Gêné, Marco fait semblant de ne pas entendre. Il nous avoue ensuite discrètement : “J’ai toujours trouvé le mariage très old fashioned, un truc de vieux. Mais maintenant, je me pose des questions. Je crois que grâce à Sebastian, pour la première fois, je l’envisage.” Un acte militant ? Non, seulement le temps qui passe et sa complicité avec Sebastian qui grandit. “Ici, c’est plus que banal d’être homo, ça ne choquerait personne que je me marie, au contraire ! J’ai plus de mal à me justifier en tant que végétarien qu’en tant qu’homo.” Il suit les débats en France avec intérêt mais tient à minimiser ce que ses compatriotes estiment être de l’homophobie ou, au mieux, de l’archaïsme. “Dans les médias, on montre des

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centaines de milliers de personnes opposées au mariage pour les homosexuels, mais vous êtes 65 millions ! Pour nous, ça paraît énorme parce qu’on est 12 millions mais surtout parce qu’on ne manifeste jamais ! Je ne pense pas que les Français soient homophobes. Et ceux qui le sont, c’est par ignorance. C’est une question d’éducation.” À Amsterdam, tout renvoie à l’histoire du pays et à l’oppression vécue par les différentes minorités. On y trouve un Homomonument, inauguré en 1987. Au bord du Keizersgracht, l’un des trois principaux canaux de la ville, trois triangles en granit rose forment un triangle de plus grande taille qui rappelle l’insigne rose que les nazis obligeaient les homosexuels à porter. Aux fenêtres des bars lesbiens fleurissent des rainbow flags. Un club de rencontres gays dans le centre touristique a pour nom Church sans que personne y prête vraiment attention. Dans les rues, deux femmes tiennent un enfant par la main : aucun regard inquisiteur ou curieux, pas de bienveillance non plus, seulement de l’indifférence. Au Café Saarein, entre deux bières, Nienke évoque Raven, son fils de 8 ans. Harma, sa compagne, s’est fait inséminer. “On a tourné une vidéo qui s’appelle Raven’s Book pour qu’il sache, plus tard. Mais il a déjà très bien compris.” Procréation médicalement assistée, adoption, gestation pour autrui (sans contrepartie financière), les Pays-Bas ont franchi depuis longtemps des étapes que les plus fervents défenseurs français du mariage pour tous n’osent même pas évoquer. “Vous verrez que dans dix ou vingt ans, la France en sera au même stade, assure Tanguy Le Breton. Tout n’est qu’une question d’agenda parlementaire et de timing.”

“je ne pense pas que les Français soient homophobes. Et ceux qui le sont, c’est par ignorance. C’est une question d’éducation” Marco, en couple depuis quatre ans avec Sebastian

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l’évidence Avidan L’album de l’Israélien Asaf Avidan procure une expérience forte et rare, croisant la sensualité glaciale de Portishead et la liberté de Jeff Buckley. Le fruit d’un parcours chaotique. par Francis Dordor photo David Balicki pour Les Inrockuptibles



e matin, le bonheur a le visage délicat et juvénile d’Asaf Avidan. À peine son bonnet de laine ôté, sa crête de jeune coq redressée, sa langue se met à darder joyeusement du verbe, chaque question donnant lieu à une réponse précise et panoramique. Quel sens donner à Different Pulses, chanson-titre de son troisième album, le premier en solo ? : “Elle est assez explicite et contient toute la philosophie du disque. Il s’agit de l’interaction et du conflit permanent qu’il y a entre l’espoir et la perte de l’espoir. Quoi que je puisse faire, il en sera toujours ainsi. Ces ‘différentes impulsions’ rythment ma vie. Elles encadrent la seule loi possible, désespérante et stimulante, en ce monde. À l’image de Sisyphe qui montait son rocher au sommet de la colline pour aussitôt le voir redescendre, nos actions sont marquées par le sceau de l’échec mais aussi de l’obstination.” Il est rare de rencontrer un musicien de rock coiffé à l’iroquoise comme au temps du punk’s not dead qui soit à ce point réfléchi, articulé et dont les chansons exhibent aussi crûment le noyau dur de la vie. Et puis, vous initiant à une forme de sensualité glaciale, il y a ses chansons envahies par une voix radicalement étrange et qui pourtant ne vient pas d’ailleurs. Une voix déchirée et déchirante, terriblement humaine quoique d’un genre indéfini, qui rampe sur le fil du rasoir, qui pendule entre extase et agonie. Décrire la nature singulière de ce timbre revient à convoquer

dans la même sphère sonore Björk et Roy Orbison, Jeff Buckley et Eartha Kitt. C’est dire si cette voix est androgyne et passionnée. Les mots non plus n’ont rien d’anodin, qui systématiquement vont tripoter du côté de la douleur, de l’épuisement, de la maladie, de la mort, du côté du corps et même de la viande. “Mon album, prévient-il, c’est comme une opération chirurgicale sans anesthésie.” “Ma vie est comme une plaie que je gratte pour mieux saigner.” Ainsi s’ouvre Different Pulses dont le beat lourd et solennel conduit une sorte de marche funèbre. D’ailleurs, deux lignes plus loin, “La mort est comme un arbre planté dans ma poitrine.” Chez Asaf, le corps cache tant de choses inattendues. Dans Setting Scalpels Free, quelque chose comme un doo wop lynchien, “un prophète change l’eau en vin” dans son estomac et “un bossu fait sonner les cloches” dans son thorax. Et puis il y a la noirceur orbisonienne de Cyclamen, soit L’Écume des Jours de Boris Vian en mode electropop, avec ce parallèle entre le nénuphar qui pousse dans les bronches de la Chloé du roman et le cyclamen qui envahit celles du personnage de la chanson, alité, entubé, en mal d’oxygène. C’est assez de métaphores tragiques, d’organes douloureusement personnifiés pour que, par contraste, le visage rayonnant d’Asaf en cette matinée d’hiver nous interroge. Certes, il y a la vie. Ou mieux, l’instant présent que le chanteur israélien entend savourer.

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“Je suis un chanteur de blues.” Paris, janvier 2013

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un lit de braise et de glace sur lequel Asaf vient se coucher comme un lépreux béatifié À Paris pour la promotion de ce disque, le premier pour un nouveau label, il est entouré d’une équipe qui le materne comme un petit Jésus. Il y a trois semaines, il envisageait de s’installer dans la capitale française avec Michelle, sa compagne. Histoire de fuir l’hystérie que promettent les élections israéliennes… “Tout ça me déprime. Je n’allume plus la télé. Je ne veux plus être nourri par cette peur qui seule va rendre possible la réélection de Netanyahu. Mais cette peur, je la retrouve partout où je vais…” Pour ce fils de diplomate, né à Jérusalem en 1980, qui a passé une partie de son enfance en Jamaïque, la posture serait presque convenue. Celle du bobo de gauche s’indignant en boucle mais au final impuissant face au populisme ambiant incarné par un Premier ministre qui n’a jamais cru possible un processus de paix en Israël. Sauf qu’Asaf n’a rien du pacifiste planqué dans son loft. Quand il a atteint ses 18 ans, âge où tout Israélien est appelé à effectuer son service militaire (trois ans pour les hommes), il a joué le jeu. “Tous les élèves de la classe de l’école d’art dont je sortais ont cherché à contourner le problème en obtenant la plus mauvaise note aux tests physiques, afin d’être aiguillés vers les sections les moins exposées comme la documentation ou le cinéma. Moi, je ne voulais pas bluffer. Je voulais rendre à mon pays ce qu’il m’avait donné. J’ai obtenu 97 points sur 97 et bien que je n’aie rien d’un athlète, j’ai été incorporé dans l’infanterie mobile, l’un des corps les plus exigeants.” Au bout de quelques mois, ses certitudes sévèrement fissurées, il est sujet à des troubles psychologiques, fait des cauchemars, se réveille en pleine nuit en hurlant, au désespoir de ses camarades de chambrée. Le moment de rupture vient après un entraînement particulièrement éprouvant qu’il exécute plombé par trois nuits d’insomnie consécutives. “Nous devions marcher 65 kilomètres dans le désert avec un barda de 60 kilos. Puis courir les deux derniers kilomètres et à l’arrivée faire des séries de pompes. J’ai terminé le parcours Dieu sait comment. Je ne me suis évanoui qu’au moment des pompes. Je me suis réveillé à l’hôpital militaire avec des tubes dans les bras. On m’a réformé après un séjour en psychiatrie. J’ai continué à faire des cauchemars pendant un an.” C’est ici le moment décisif, celui où le processus de création se met en marche. Un cancer du système lymphatique l’isole dans une bulle et une rupture amoureuse le laisse désemparé : il découvre la fécondité paradoxale de certaines expériences négatives. “Chaque traumatisme aura été source d’inspiration. Ces épreuves ont contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui : un chanteur de blues, quelqu’un qui va au plus profond puiser dans la douleur afin de s’en montrer digne et de pouvoir s’en défaire.” Cette référence au blues, peu audible sur l’album, renvoie à la formule plus stoïcienne que masochiste “It serves you right

to suffer” (“souffrir t’est profitable”) que John Lee Hooker utilisa sur l’une de ses complaintes parmi les plus lugubres et vitales, comme pour souligner cette capacité qu’a la vie à toujours conquérir quelque chose, même dans ses défaites, même dans ses plus apparentes dégradations. “Quand j’ai rompu avec cette fille, ce n’était pas seulement une rupture. Je venais de passer six ans avec elle. Elle était mon premier amour. Elle représentait tout ce que je connaissais de la vie d’adulte. J’avais tout construit autour de cette relation. Je n’imaginais pas que cela puisse se briser un jour. Je venais de terminer des études de cinéma d’animation à l’université et j’avais commencé à travailler dans un studio, à réaliser des spots publicitaires pour les enfants. Cette rupture m’a littéralement anéanti. Elle m’a aussi aidé à comprendre que je n’étais pas fait pour ce travail, que ce que j’avais à exprimer ne pouvait être contenu dans ce seul cadre.” Lui qui, hormis deux accords plaqués sur une guitare, n’a jamais fait de musique se met à écrire des chansons pour régurgiter tout ça. Plein de chansons. De quoi remplir deux albums – The Reckoning et Poor Boy/Lucky Man – qu’il enregistre avec The Mojos, ce qu’Israël a sans doute produit de plus classique en matière de rock’n’roll, la voix d’Asaf lancée sur des rampes à la Robert Plant en surplomb de beats lourds et de chorus de guitares enflammées. Un triomphe. Et un tube, One Day, qui tourne en boucle sur les ondes de Galei Zahal, la radio de l’armée ! “Nous étions parmi les premiers à chanter en anglais dans un contexte de patriotisme exacerbé où c’était mal vu.” En 2011, fatigué par trois années ininterrompues de concerts un peu partout dans le monde, et jusqu’en Chine, il suspend sa collaboration avec The Mojos pour se tourner vers Tamir Muskat du groupe d’electro oriental Balkan Beat Box. Muskat, sorcier du mix, va habiller les titres de Different Pulses de parures sonores composites, ou rétrofuturistes comme on dit, où sont fixées ses attentions pour le trip-hop, le dubstep, pour Moby, Ennio Morricone, la twanging guitar et le son fifties en général. Un lit de braise et de glace sur lequel Asaf vient se coucher comme un lépreux béatifié, l’amour et la mort en guise de piliers de baldaquins et, cupidon aux flèches empoisonnées, Leonard Cohen lui soufflant à l’oreille des “broken hallelujahs” d’une impressionnante grâce létale. Tel ce Is This It final où désirs d’aimer et de mourir finissent par se confondre. “La chanson pour moi n’est pas un art mais un outil qui permet de mieux me comprendre, qui m’aide à vivre. Une thérapie.” Prions pour qu’il ne guérisse pas trop vite. album Different Pulses (Polydor/Universal) www.asafavidanmusic.com

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le retour de la fille prodigue Trois femmes fragiles irradient le nouveau Marie NDiaye, Ladivine, éblouissant de maîtrise. Rendez-vous à Berlin avec celle qui s’impose comme l’un de nos écrivains majeurs. par Fabrice Gabriel photo Oliver Mark pour Les Inrockuptibles

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Berlin est-elle ou pas une ville à chiens ?

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erlin n’est pas une ville à chiens. Quand on a connu les trottoirs de Paris, par exemple, ou le rituel new-yorkais des promenades à Central Park, la capitale allemande semble bizarrement vide d’animaux en laisse, ou de bâtards errants. Il paraît du coup plutôt absurde de tenter d’expliquer la présence des chiens, si entêtante, dans le nouveau roman de Marie NDiaye, Ladivine, par le fait qu’elle habite depuis plus de cinq ans à Berlin. On connaît l’histoire : en 2007, la romancière quitte la France avec son mari (l’écrivain Jean-Yves Cendrey) et leurs trois enfants pour s’installer dans cette ville jeune et très vieille à la fois, superbement singulière, que son maire Klaus Wowereit a qualifiée d’une formule devenue aussi célèbre que la devise d’un blason : “pauvre mais sexy”. (Relativement) pauvre et sexy (selon les jours), tel est en effet le Berlin où Marie NDiaye écrit Trois femmes puissantes, qui sort à la rentrée 2009 chez Gallimard. Prix Goncourt, énorme sensation : dans un entretien donné aux Inrocks quelques semaines plus tôt, la romancière avait dit trouver “monstrueuse” la France de Nicolas Sarkozy et son atmosphère généralisée de “flicage”. Le député Éric Raoult s’échauffe et réclame un “devoir de réserve”, la polémique enfle et les politiciens s’énervent, le ministre de la Culture évite de s’en mêler… Et les choses s’apaisent, tandis que le livre se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, avant d’être traduit un peu partout à l’étranger. Three Strong Women fait ainsi la une du

supplément littéraire dominical du New York Times (phénomène rarissime pour un livre français), et Marie NDiaye se retrouve ces jours-ci sur la liste des sélectionnés pour le Man Booker International Prize (dernier lauréat : Philip Roth). Quand on l’en félicite, en lui faisant remarquer que c’est une bonne nouvelle, elle a un petit sourire doux, presque elliptique, et cette réponse brève, bien dans sa manière, sans fausse modestie : “Oui, je suppose, c’est toujours agréable, ce genre de choses…” L’actualité, pour la romancière, c’est d’abord la publication de Ladivine, grand livre fou, d’une maîtrise implacable, qui fait peur et parfois rire, de très loin, avec une sorte de jubilation calme et d’autant plus terrible. On y est sans préambule “en famille”, dans cet univers semi-magique où l’inquiétude est la norme, comme la violence de sentiments qui vont jusqu’à la mort, mais pour la renverser en une présence possible, fantomatique, animale. Ladivine, c’est le prénom de la grand-mère et celui de la petite-fille ; entre les deux, fille et mère, il y a Clarisse Rivière, personnage autour duquel se tresse véritablement l’intrigue d’un livre qui aurait presque pu s’appeler à nouveau Trois femmes puissantes… Grand-mère, fille, petite-fille : le récit suit à coups d’ellipses culottées le destin de ces êtres, interrogeant au fil des générations certains rapports – dette et culpabilité, bonté et mauvaise foi – où il est difficile de ne pas se reconnaître. Qu’est-ce qui (se) passe, dans la relation d’une mère à sa fille ? De quelle fuite, de quelles fautes à rattraper, de quels silences à combler est fait ce lien ainsi répété, ici noué si fort que le roman se boucle sur le retour du prénom-titre,

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Ladivine ? Il nous aura fait faire auparavant quelques détours, de la Gironde à ce qu’on devine être l’Afrique, en passant aussi par l’Allemagne : Ladivine Berger, la petite-fille devenue femme, celle qui donne au livre sa ligne de fuite inattendue, est venue s’installer à Berlin, dans le vieux quartier cossu de Charlottenburg. C’est là que nous nous retrouvons, à l’Institut français, sur le Kurfürstendamm, la grande artère de l’Ouest berlinois qui voudrait rivaliser avec un rêve ancien de Champs-Élysées, du temps des drugstores et des kiosques à journaux… Marie NDiaye aime le charme fifties du lieu : elle y a donné, à l’automne dernier, une lecture de son texte “berlinois”, Y penser sans cesse, inspiré par les Stolpersteine, ces pavés de laiton disposés dans la ville par l’artiste Günter Demnig pour honorer la mémoire des victimes du nazisme. Ce fut un moment intense, dans l’équilibre presque recueilli entre la douceur de la voix de l’auteur et la violence de son texte, qui dit encore une fois des douleurs de famille, l’enfance, la mort qui plane, comme les boucles rimées d’un oiseau de malheur, dans un ciel allemand. Cette atmosphère de menace se retrouve dans Ladivine, et il est troublant d’en parler avec une femme qui paraît si sereine, gracile et concentrée, discrètement malicieuse, que la perspective de publication ne semble pas effrayer trois ans et demi après le Goncourt. Un tel prix n’a pas pesé, dit-elle : “Le Goncourt a été une aventure étrange, je le dis sans coquetterie, mais je ne pensais vraiment pas que ce prix était pour moi… Il ne m’a, du reste, apporté que des bonnes choses ! Il faut dire que je me suis protégée, puisque j’aurais pu après cela passer deux ans à voyager, alors que je crois n’avoir jamais aussi peu bougé :

à Berlin, j’étais tranquille.” Tranquille ? La lecture de Ladivine, un roman où l’on se quitte, se trahit, se tue, et où rôde – comme un chien errant – la conscience d’un monde malade, sans Dieu visible, ne donne pas l’impression d’un apaisement. Pour ce qu’il dit des cruautés familiales, on se demande même, un peu bêtement, s’il n’a pas été, Goncourt ou pas, difficile à écrire ? “Non, je n’ai jamais éprouvé depuis que j’écris de sentiment de difficulté autre que technique : le souci de réussir à faire ce que je voulais faire, mais sans que n’y entre rien de psychologique. J’écris facilement mais pas vite, si je puis dire, chaque séance de travail étant assez courte, au quotidien : deux heures maximum, c’est très peu, je le sais, par rapport à tous les écrivains que je connais. J’arrive assez aisément où je veux aller, je corrige peu, chaque mot important est soigneusement choisi, c’est une grande concentration. Je pars d’un projet, bien sûr, mais

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“à un moment, le roman trouve presque lui-même sa cohésion, son sens et, d’une certaine manière, je n’ai qu’à suivre…” il est flou, il n’y a pas de plan noté, rien d’écrit… C’est plutôt une vague intention, et au fur à mesure l’intention change, se ramifie, je découvre des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé : l’écriture intègre les surprises. J’ai toujours senti cela : il arrive un moment, au-delà de cent pages environ, où le roman trouve presque lui-même sa cohésion, son sens, et d’une certaine manière je n’ai qu’à suivre… Bien sûr, ce n’est pas mystique, il n’y a pas une voix qui me dit ce que je dois faire ! Tout cela est dans mon cerveau, mais je dois arriver au point où j’ai cette sensation intime et sûre d’une cohésion interne.” Le roman s’enrichit aussi de l’environnement de l’auteur, sans souci directement documentaire, mais pour que la fiction “ne se perde pas dans le symbolisme : c’est important qu’il y ait des histoires de voitures, de maisons, afin que tout ce qui est d’ordre spirituel, disons, reste inscrit dans une réalité terre à terre”. Il y a donc un peu d’Allemagne dans Ladivine, puisque Berlin fait partie du quotidien de Marie NDiaye, même si elle en parle avec prudence… “L’Allemagne ? Oui, elle y est, mais de manière assez distanciée, car vue uniquement par les yeux d’une Française : je crois que j’aurais pu écrire la même chose en restant seulement trois mois à Berlin… Je ne pense pas qu’on puisse sentir que c’est ma ville depuis cinq ans et demi, je n’arrive pas encore à la faire exister pleinement.” On trouve pourtant dans Ladivine un personnage de fils, mari et père, extraordinairement berlinois : un portrait possible, sidérant de justesse, de l’homme allemand d’aujourd’hui. Il est sûr en tout cas que Marie NDiaye n’envisage pour l’instant aucun retour en France… Elle semble bien à Berlin, dans l’étrangeté familière, presque confortable, de ce monde dont elle a appris patiemment la langue, mais qu’elle ne maîtrise pas encore assez pour lire sans gêne la littérature germanique. “En dehors de la France, précise-t-elle, c’est en Allemagne que mes livres sont le plus lus : le fait de vivre ici, c’est bien sûr comme si cela me rapprochait des lecteurs…” Après avoir habité à Charlottenburg, elle s’est installée “à l’ouest de l’ouest”, près du stade olympique, à l’endroit où Le Corbusier a conçu l’une de ses “cités radieuses”, dans une légère marge urbaine d’où l’on peut observer d’un côté la métropole entière, impressionnante d’étendue, et de l’autre la forêt. Comme la nuit tombe très tôt, l’hiver, les arbres y disparaissent vite en un noir indistinct, inquiétant, une obscurité de conte ou de cauchemar, et c’est

à cela qu’on repense aussi en lisant Ladivine, lorsque le récit bascule vers une sorte d’Afrique fantôme, à l’occasion d’un voyage de vacances qui vire au récit kafkaïen. “C’est vous qui parlez d’Afrique !, corrige l’auteur en riant. Ce pourrait être aussi bien sur une île du Pacifique, ou pourquoi pas en Inde…” Certes. On devine que le lecteur devra se débrouiller avec ses supputations, et qu’il n’appartient pas à l’écrivain de commenter son œuvre, de la réduire en l’expliquant – par exemple – par des éléments (auto)biographiques. Tout de même, il y a au cœur du récit une manière de fait divers, un basculement sanglant dans une réalité crue, inattendue, empruntée à quelle expérience personnelle, à quel monde intérieur, ou à quelles lectures ? “Je lis beaucoup de romans policiers, c’est vrai, et les pages ‘société’ des journaux m’intéressent, comme aussi les procès : c’est la matière même de la vie. Surtout, ce qui me fascine, c’est la manière dont le fait divers peut faire irruption dans votre vie, le désarroi, la surprise que cela provoque… J’avais ressenti cela en Normandie, dans l’histoire de l’instituteur de Cormeilles, cette surprise de me retrouver soudainement dans le fait divers. C’était très déconcertant.” Et l’on se souviendra, trop tard, que l’instituteur condamné pour pédophilie dans cette affaire terrible, qui avait éclaté grâce à l’intervention de Jean-Yves Cendrey (lequel en fera un livre, Les Jouets vivants), s’appelait Marcel… Lechien. Le chien ? Il est difficile d’en savoir plus sur cette figure centrale, énigmatique, de Ladivine : “Je n’ai pas de rapport particulier aux animaux, explique la romancière. Je n’ai pas vécu souvent en leur présence, au quotidien. Le chien errant, c’est surtout la figure de l’animal le plus méprisé, le chien pouilleux, le chien sans maître, c’est la pauvreté, mais c’est aussi la menace.” Menace, pauvreté, abandon : Marie NDiaye traite ces motifs familiers avec une virtuosité simple, qui rend cette fois le fantastique plus naturel encore. Elle a la souplesse des artistes parvenus à un degré de maîtrise tel que toutes les audaces leur semblent permises. Elle prépare ainsi le livret d’un opéra pour un jeune compositeur, Hèctor Parra, qui doit être présenté à Munich l’année prochaine, et pour le même un “monodrame” aux Bouffes du Nord. Elle a encore un projet de scénario – “l’entreprise va être assez expérimentale” – pour le film d’une photographe, Dorothée Smith, et l’idée d’un texte pour la scène, un peu dans l’esprit d’Y penser sans cesse… Bref, Marie NDiaye, légère et définitivement secrète, qui disparaît comme un oiseau furtif à l’angle de la Uhlandstrasse, n’a pas fini de nous émerveiller. Et l’on s’étonne à peine de voir surgir, tandis que la nuit et la neige enveloppent la ville, un rare cabot berlinois, maigre et joli, qui aboie sans agressivité sur les traces de l’écrivain, comme pour nous dire : c’est tout. Ladivine (Gallimard), 416 pages, 21,50 €. En librairie le 14 février

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Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris offre sa première rétrospective à Linder, artiste post-punk et féministe. par Jean-Max Colard

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n pourrait d’abord parler de l’artiste Linder Sterling, dite Linder, comme d’une visual hero de la scène punk. Et ce dès son premier concert des Sex Pistols, à Manchester en juin 1976 ; elle a alors 22 ans : “Ça a changé ma vie”, confie-t-elle en coulisses. Un an plus tard, elle offre aux Buzzcocks le visuel frappant de leur premier single, Orgasm Addict, emblématique de ses collages incisifs, féministes, rieurs et outrageux : dès la série Pretty Girl datée de 1977 et publiée sous la forme d’un délicieux petit magazine, elle superpose avec un sens aigu du graphisme des images de revues porno et des appareils ménagers, mettant en scène la femme-objet. Leader du groupe punk Ludus, créatrice du fanzine punk The Secret Public, montée sur la scène de l’Haçienda en 1981 vêtue d’une robe de viande crue, elle accompagne l’essor de la scène musicale de Manchester, du punk à Morrissey, dont elle fut à la fois la muse et la photographe. C’est pourquoi Linder s’est trouvée longtemps éloignée des musées et, privée d’une reconnaissance institutionnelle, est restée confinée dans les backstages de l’art. Redécouverte depuis, exposée pour la première fois en France à la galerie LH en 2006 puis à Arles ou à la Tate Triennale de Londres, celle que John Savage, le biographe des Sex Pistols, considère comme la “première punk féministe radicale” inaugure cette

semaine sa première rétrospective, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. C’est dire combien son œuvre visuelle émerge et se détache aujourd’hui du monde de la musique pour prendre toute sa dimension plastique : le photomontage attaque l’image convenue de la femme sex-toy et produit de consommation. Inspirées par les collages de John Heartfield ou de Martha Rosler, détournant les codes de l’imagerie publicitaire, ses images font d’elle une figure constante de l’activisme féministe. Plus récemment, ses collages ont gagné en douceur, jouent avec une certaine mièvrerie ou un sentimentalisme désuet – mais c’est pour mieux explorer les fêlures intimes du sujet féminin, pour mieux pointer ces stéréotypes qui nous collent à la peau. Linder – Femme/Objet jusqu’au 21 avril à l’ARC/musée d’Art moderne de la Ville de Paris www.mam.paris.fr

Pochette de disque des Buzzcocks et photos de Morrissey réalisées par la muse de Madchester

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photo Tim Walker © Linder 08 GPAP 897 LINDER.indd 55

Oh Grateful Colours Bright Looks II, 2009

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© Linder

Sans titre (Orgasm Addict), 1976

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© Linder

Sans titre, 1977

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Sans titre, 1977 58 les inrockuptibles 6.02.2013

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The Paradise Experiments: Boudoir V, 2006

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comme un Sioux solitaire C’est dans son appartement, donc sur son lieu de tournage, que l’on rencontre Jean-Claude Brisseau, cinéaste atypique et émouvant. par Jean-Baptiste Morain photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles

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Jean-ClaudeB risseau chez lui à Paris, janvier 2013

ean-Claude Brisseau est inquiet. Il y a deux semaines, il a fait un malaise et est tombé. Il devrait faire des examens mais il n’a pas vu de médecin depuis très longtemps, il a très peur, il a toujours eu peur des médecins, de toute façon – “je suis hyper-émotif”, dit-il. Un jour, l’un d’entre eux lui a déclaré : “Vous avez le corps de John Wayne mais la sensibilité d’une adolescente de 14 ans.” Grand, massif, Jean-Claude a 68 ans et ses cheveux longs ramenés en arrière sont tout blancs. Avec sa peau un peu burinée, il ressemble plus à un vieux chef indien qu’à John Wayne. Dans son bureau, les murs sont couverts de DVD et de VHS bien rangés : des films américains surtout, beaucoup de westerns, quelques vieux films français (la collection René Chateau), tout Bergman mais surtout l’intégrale Hitchcock, bien sûr. Dans la pièce voisine, il a fait installer un grand écran et un rétroprojecteur. C’est là qu’il travaille, qu’il décortique les films qu’il aime plan par plan, pour regarder dans le moteur, pour voir comment ils sont faits. 6.02.2013 les inrockuptibles 61

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Jean-Claude Brisseau et Virginie Legeay dans La Fille de nulle part

Appuyez sur le “bouton” Hitchcock (il les a tous vus), Brisseau vous en parlera pendant des heures, entrant dans le détail du découpage et l’explication du placement d’un plan à tel moment du film et non à tel autre avec un sens de la précision et de la sensibilité au récit tout à fait étonnant. De la façon dont ces films sont fabriqués, écrits, construits. La seule fois qu’il a rencontré Truffaut, dans les années 70, chez Rohmer, aux Films du Losange dont Brisseau était alors un des réalisateurs maison, ils n’avaient parlé que de cela. “Truffaut, quand il était critique, parlait beaucoup des thèmes des cinéastes, et c’est normal. Mais là, il était réalisateur, et nous n’avons parlé ce jour-là que de construction. On se parlait comme deux techniciens en narratologie. C’était passionnant.” Brisseau était alors un jeune homme. Né dix à quinze années après les cinéastes de la Nouvelle Vague, il avait découvert le cinéma au coin de sa rue, littéralement. Son père, “parti très vite”, était ingénieur, et sa mère travailla alors comme femme de ménage. Dans les cinémas du quartier… Au 251 de la rue

Marcadet, métro Guy-Môquet, où Jean-Claude et ses frères et sœurs ont vécu toute leur enfance. De la fenêtre de leur HLM, il voyait l’entrée du cinéma. Le cinéma et Brisseau ne firent bientôt plus qu’un. Il ne parle pas de ses camarades de classe, mais beaucoup des jeudis et samedis passés au cinéma, seul ou en famille – le weekend surtout. “Le cinéma ne coûtait pas cher, pas cher du tout. C’est pour cela aussi qu’il était populaire. Et puis il était ‘permanent’. Si on avait aimé un film, on pouvait rester aux séances suivantes.” Brisseau s’était organisé un trajet de onze kilomètres qui lui permettait d’écumer toutes ses salles préférées de la rive droite, et de jeter son dévolu sur les films qui le séduisaient le plus. “Je voyais vraiment le cinéma comme un enfant. Par exemple, j’ai mis un certain temps à comprendre comment un acteur pouvait jouer dans plusieurs salles en même temps.” Un film se jouait au présent pour ce petit spectateur. “Le lundi, en classe, je repensais aux films. Je voyais vraiment tous les films qui sortaient.” De plus, chose très rare

à l’époque, il a la télévision dès 1947, puisque son père en a construit une de ses propres mains… Brisseau est plutôt à l’aise en classe. Le jour de l’examen pour passer en 6e, il bâcle l’épreuve de mathématiques pour avoir le temps de filer voir un film. Il est reçu premier de son arrondissement. Le cinéma le poursuit, ou il le poursuit. Il est au lycée Chaptal, aux Batignolles, et commence à lire les Cahiers du cinéma, peut-être le numéro avec Jean Seberg en couverture (au moment de la sortie d’À bout de souffle). Il souhaite entrer à l’Idhec – l’ancêtre de la Fémis, où il sera intervenant – mais n’y parvient pas, des histoires d’emplois du temps incompatibles avec ceux du lycée Voltaire où le grand critique catholique Henri Agel donne des cours de préparation au concours de l’école de cinéma. Alors il “fait” Normale Instit. Puis, en interne, devient prof de français. Il réalise ses premiers films amateurs. Face à la déception de ses amis devant ses films, il se rend compte qu’il n’a pas encore tout compris. Il se penche alors davantage sur le découpage, tel un ingénieur

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“j’aime vivre dans les lieux où je tourne. J’aime tourner des petits films comme celui-là – j’en ai d’autres sur la planche”

du récit… Brisseau, le prof, découvre la banlieue. Les barres, la misère et la violence sociale. Aubervilliers. Il tente de faire découvrir le cinéma à ses élèves en leur projetant des films avec les premiers magnétoscopes. En super-8 sonore, il réalise La Croisée des chemins en 1975, qui est projeté dans un festival de cinéma amateur. Rohmer le voit, est conquis. Grâce à lui, Brisseau produit un premier film avec l’aide de l’INA, La Vie comme ça, en 1978. Les Films du losange, la boîte de prod fondée par Barbet Schroeder et Rohmer, produit son premier long, Un jeu brutal (1982). Mais Brisseau reste prof, en parallèle, jusqu’au succès de Noce blanche (1989), qui va lui permettre de quitter l’enseignement, les HLM. C’est De bruit et de fureur (1988) qui l’a vraiment lancé. Il y fait jouer pour la seconde fois Bruno Cremer, ce grand bourgeois qui accepte, pour Brisseau, de jouer les prolos déjantés. À l’époque, cette vision noire et violente des cités de banlieue vaut à Brisseau des ennuis avec les syndicats enseignants, ses amis, qui n’acceptent pas de se reconnaître dans ce cinéma réaliste,

dont ils jugent qu’il donne une mauvaise image de leur milieu. C’est pourtant la vérité que décrit Brisseau (“divisée par dix”, ajoute-t-il), une vérité qu’il a vue de ses yeux dans les collèges et les quartiers. Le type qui tire des coups de fusil dans son appartement, il l’a connu. Brisseau est en avance d’un train. Noce blanche est un succès, le sommet de sa carrière en matière commerciale. Brisseau sent qu’il peut entrer dans la cour des grands. Mais c’est loin d’être son film préféré, aujourd’hui il y trouve des éléments un peu commerciaux, faciles… Car Brisseau a quelque chose de pur, d’honnête. “Oui, monsieur (il vous appelle souvent comme cela), je suis resté de gauche. Et chrétien.” Sa géniale trilogie sur la sexualité féminine – Choses secrètes (2002), Les Anges exterminateurs (2006) et À l’aventure (2007) – lui a valu quelques mésaventures. Et il n’hésite pas, sur un ton un peu complotiste qui trouble le journaliste, à affirmer que ses problèmes judiciaires de 2006 (il fut condamné pour harcèlement sexuel pour avoir pratiqué des essais un peu trop chauds avec de jeunes actrices de Choses secrètes) ne doivent rien au hasard : la profession lui aurait toujours reproché d’être un fils de pauvre qui refusait de se plier aux lois d’un système économique du cinéma qu’il juge trop souvent gangrené par la corruption, le blanchiment d’argent. Cela, il l’a découvert au fur et à mesure. Il n’en démord pas. Du coup, aujourd’hui, il produit ses films avec trois euros six centimes. Mais réussit toujours à filmer la peau des corps féminins avec un soin qui rappelle à la fois le cinéma hollywoodien et la peinture de la Renaissance. La Fille de nulle part, son nouveau (et somptueux) film, a remporté le Léopard d’or lors du dernier Festival de Locarno. Il l’a tourné chez lui : “C’est pratique, monsieur, parce que j’aime vivre dans les lieux où je tourne. J’aime tourner des petits films comme celui-là – j’en ai d’autres sur la planche. Même si je rêverais de réaliser un blockbuster… Jean-François Rauger, le programmateur de la Cinémathèque française, m’a dit un jour que j’étais un cinéaste hollywoodien classique né à la mauvaise époque.” Un grand chef indien avec la candeur d’un jeune homme fasciné par les femmes. Quel drôle de bonhomme. lire aussi la critique de La Fille de nulle part p. 64 6.02.2013 les inrockuptibles 63

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La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau

Un vieil homme et des fantômes, une jeune femme et une morte : bouleversante épure sur l’amour fou.

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n a beaucoup parlé du retour de Francis Ford Coppola à un cinéma indé, libre, léger, peu onéreux, quasi estudiantin. Tout est relatif, et les trois derniers Coppola feraient figure de superproductions à côté de La Fille de nulle part, véritable objet artisanal, film maison fait avec trois sous. Jean-Claude Brisseau n’a certes jamais œuvré dans la production lourde, mais ce nouveau film est particulièrement punk dans son mode de fabrication : deux personnages, tournage numérique dans l’appartement du cinéaste sans retouches de décor, avec lui-même et son assistante dans les rôles principaux. Cette fraîcheur de débutant est le premier effet du film, qui continue de transmettre une idée essentielle, d’autant plus forte ici qu’elle est portée par un cinéaste connu et chevronné : nulle

obligation d’être riche, réseauté, beau, glamour, insider, dépendant de toute la lourdeur du système, pour faire du cinéma, il reste possible de dégainer un film comme un écrivain pond un livre ou un groupe un single. L’autre effet touchant de La Fille de nulle part consiste à totalement déjouer les attentes éventuelles de spectateurs qui seraient attirés par la réputation de Brisseau, Barbe-Bleue qui croquerait les jeunes actrices innocentes, réalisateur qui ferait du cinéma pour le seul plaisir de filmer des actrices dénudées en quête d’orgasme. Le début de La Fille de nulle part pourrait laisser croire que ces spectateurs-là vont être comblés. Michel, un vieux professeur de maths, solitaire et désenchanté, recueille Dora, une jeune femme qui s’est fait tabasser par un homme. Dora est jolie, s’installe chez Michel le temps de se remettre. Elle prend une douche, porte

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raccord

les trous d’Eustache chez Brisseau, le fantastique est le lieu de la croyance, l’esprit, la voix intérieure de chacun

des tenues légères, se prend d’affection pour son “sauveur”. Parfaitement conscient de ce que cette situation peut éveiller comme attente chez le spectateur qui connaît ses films et/ou sa réputation médiatique, Brisseau s’amuse à esquiver et se déplace ailleurs – Dora l’aguiche, dévoile un sein, Michel repousse gentiment ses avances. La Fille de nulle part sera le film le plus chaste de Brisseau, explorant la métaphysique d’une relation plutôt que sa part physique. Dora rappelle à Michel sa compagne défunte, à tel point qu’il croit voir en elle sa réincarnation. De ce vertige hitchcockien, Michel/Brisseau tire une séduisante et romanesque théorie : les amants séparés par la mort se retrouveraient périodiquement à travers une réincarnation rajeunie, formant ainsi une chaîne ininterrompue à travers le temps. Belle hypothèse de défi à l’inéluctable de la condition humaine. De même que Brisseau mêle le réalisme quotidien et les bouffées de paranormal, il concilie la simplicité et le conceptuel, le brut et le théorique, le cru et le cuit, la prose et la poésie. Par exemple, rien de plus évident et commode que de filmer dans son propre appartement, mais comme le logement est saturé d’objets, livres et affiches de cinéma, on peut

interpréter ce lieu comme un tombeau cinéphilo-fétichiste qui rehausse l’histoire et les personnages. Comment faire apparaître le surnaturel dans un endroit aussi banal qu’un appartement parisien ? Par le son, par d’étranges et soudains grognements venus du placard à balais. Par manque de moyens comme par inclination personnelle cinéphile, Brisseau apprivoise le fantastique, sympathise avec les fantômes, en fait un objet prosaïque appartenant au quotidien. Le fantastique, c’est chez Brisseau le lieu de la croyance, l’esprit, la voix intérieure de chacun. Jean-Claude Brisseau joue le rôle principal et ça n’est pas rien. D’abord, une façon de s’engager pleinement dans son film, de le signer de son corps. Et ce corps lourd, ce visage marqué rappellent un peu Gérard Depardieu. Brisseau n’a évidemment pas le génie de comédien de Depardieu, mais son amateurisme, sa gaucherie, sa façon de réciter son texte sont fascinants. Chez Brisseau, comme dans son cinéma, existe un mélange unique de sophistication et de primitivisme. Sophistication du discours, du questionnement existentiel, des référents cinématographiques qui hantent son cinéma et ce film, mais primitivisme du do it yourself, du physique de bûcheron de l’acteur-cinéaste, de sa diction et de son phrasé non policés. Dans un pays qui souffre tellement de la fracture peuple/ élite, Brisseau et son cinéma fusionnent ces deux pôles supposés inconciliables. La Fille de nulle part dit que le cinéma exigeant, la métaphysique, ce n’est pas réservé aux bourgeois, ça peut être pour le peuple et par le peuple. Serge Kaganski La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau, avec lui-même, Virginie Legeay, Lise Bellynck, Claude Morel (Fr., 2012, 1 h 31) Lire aussi le portrait de Jean-Claude Brisseau p. 60

Une sale histoire de Jean Eustache en son milieu se troue. Passé les vingt-huit premières minutes, qui voient Michael Lonsdale évoquer l’aventure voyeuriste qui constitua l’expérience majeure de quelques mois de sa vie, un carton noir éteint le film, qui se rallume pour vingt-six nouvelle minutes, où un ami d’Eustache, Jean-Noël Picq, refait le même récit, presque au mot près. Un film troué donc, entre une supposée reconstitution fictionnalisante (acteur, 35 mm, découpage) et une supposée captation documentaire (noncomédien, 16 mm, caméra portée). Mais surtout un film sur un trou, celui creusé dans la porte des WC pour femmes d’un bar. Un trou qui ouvre sur des trous, les sexes dont le personnage devient l’observateur compulsif. Mais c’est surtout un autre trou qui polarise Laurent de Sutter, auteur de Théorie du trou, essai philosophique entièrement dédié au film d’Eustache. Ce trou, c’est celui qu’il appelle le “désêtre”, ce sentiment qui emplit le cinéaste après le coup de maître du chefd’œuvre La Maman et la Putain puis l’échec public de Mes petites amoureuses. Ce trou, on pourrait plus banalement l’appeler malheur, découragement, épuisement ou dépression, et Eustache finit par s’y jeter en se défenestrant en 1981. Pour Laurent de Sutter, Une sale histoire consiste à précéder la chute d’être. “Arracher une victoire à l’épuisement consiste à descendre plus bas qu’elle – à rater avec plus d’intensité encore que ce qu’espérait le monde.” L’objet du film serait de détruire cela et l’instrument de cette destruction serait l’humiliation. En lisant cette Théorie du trou, on voudrait revoir Une sale histoire. Mais à moins d’en posséder une copie pirate, c’est impossible : pour des problèmes d’ayants droit, le film ne connaît aucune édition DVD. C’est le film lui-même qui est devenu un trou monstrueux dans le paysage visible du cinéma français.

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Hitchcock de Sacha Gervasi avec Anthony Hopkins, Helen Mirren, Scarlett Johansson (É.-U., 2012, 1 h 38)

Wadjda d’Haifaa Al-Mansour Le tout premier film saoudien, écrit et réalisé par une femme. Une réussite réjouissante. illette de 10 ans, Wadjda désire un vélo pour faire la course dans les rues avec son petit voisin. Normal. Sauf qu’on est en Arabie Saoudite, où les femmes n’ont pas le droit de conduire et les fillettes pas le droit d’enfourcher une bicyclette. Wadjda va alors imaginer un stratagème : gagner le concours de la meilleure élève coranique, dont l’argent du prix lui permettra d’acquérir l’objet convoité. Dès ce pitch, on réalise que Wadjda est très finement écrit, le personnage utilisant les moyens d’un système théocratique pour les retourner contre lui et s’émanciper. Mais le film présente bien d’autres vertus. Il montre les rues d’une ville saoudienne, la vie d’une famille de la classe moyenne, la condition féminine, l’école, les mille stratégies par lesquelles se libèrent les jeunes filles, la coexistence entre traditions archaïques et modernité globalisée. Topographiquement, sociologiquement, Wadjda est très précis, bourré d’informations pour nous qui n’avons jamais posé le pied au royaume des Saoud, et Al-Mansour ne faiblit pas pour capter notre attention. Les acteurs et actrices sont au diapason, emmenés par la petite Waad Mohammed, irrésistible de malice, héroïne de poche qui écoute du rock et brave tous les pouvoirs. Wadjda est le tout premier film saoudien de l’histoire. Son auteur n’est pas un Saoudien mais une Saoudienne, ce qui en redouble la singularité et la puissance séditieuse. Mais le plus important, c’est que Wadjda est un excellent film. Pour l’Arabie Saoudite, mais plus encore pour la cause féminine et pour le cinéma, ce coup d’essai est un coup de maître. Serge Kaganski

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Un biopic superficiel qui caricature la vie et la personnalité du cinéaste. Une formule semble s’imposer pour résumer ce film : “Alfred Hitchcock pour les nuls par des nuls” (moins les acteurs que les scénaristes). Cela dit, il y a une bonne scène dans ce biopic à oscar (du maquillage, pour le vaste double menton en latex d’Anthony Hopkins) : celle où Hitchcock, le jour de la première de Psychose, se tient derrière l’un des portillons d’accès à la vaste salle de cinéma et donne des coups de couteau dans le vide au moment de la scène de la douche, tandis qu’il entend, à son grand plaisir, le public hurler derrière la porte et qu’il comprend qu’il est en train de gagner son pari. Le reste est un peu n’importe quoi et bourré de clichés, à la fois sur les affres des “créateurs”, sur la vie de couple et sur Hitchcock lui-même. L’action se déroule à un moment où le “maître du suspense” (premier cliché) est saisi d’un désir de renouvellement, d’une petite panne d’inspiration (le cliché Huit et demi). Ras le bol des grands films à succès comme La Mort aux trousses. Le pauvre homme… Il tombe par hasard sur un livre qui raconte l’histoire d’un tueur en série aussi rustre que bucolique, et commence à rêver de lui (scènes inutiles, grotesques

et pathétiques). Mais sa femme Alma (Helen Mirren, bien plus mignonne que la vraie Alma Reville) ne l’entend pas de cette oreille, ne serait-ce que parce que personne ne veut financer le futur Psychose, et qu’Alfred a décidé d’hypothéquer la maison conjugale pour le produire (assez peu vraisemblable, car Hitchcock était richissime). Tout le pitch va alors reposersur la supposée rivalité et le froid qui vont s’installer entre les vieux tourtereaux britanniques. Alma, qui collabore avec son mari depuis ses débuts, va rappeler à Alfred qu’il n’est rien sans elle (elle le remplacera même sur le tournage du film un jour où il est cloué au lit par une forte fièvre), et manquera même de peu de le tromper ! Scandale… Mais tout est bien qui finira bien, par le succès, les retrouvailles, l’amour toujours l’amour et un petit clin d’œil volatil(e) au film suivant de sir Alfred. On est toujours content de voir Scarlett Johansson (dans le rôle de Janet Leigh, dont le film ne fait pas grand-chose) et puis c’est tout. Car une fois de plus, la personnalité d’Hitchcock est caricaturée et ramenée à celle d’un amateur d’humour noir, d’un bon vivant sans zones d’ombre qui aime bien les jolies actrices blondes et s’amuse à jouer avec la censure. De la création, la vraie, de ce qui l’anime et l’obsède, rien du tout, rien de grave, rien qui remue le spectateur. À l’encontre des films d’Alfred Hitchcock. Jean-Baptiste Morain

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Chatrak de Vimukthi Jayasundara Conte mélancolique et mystérieux sur la dichotomie nature/civilisation.

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e jeune homme est tombé du ciel. (…) Fuir la ville et son tumulte, revenir à la nature. (…) Se cacher au creux de l’arbre.” Ces bribes du synopsis du deuxième film du Sri Lankais Vimukthi Jayasundara, Entre deux mondes, inédit en France, s’appliquent aussi à son troisième long métrage, Chatrak, tourné en Inde, en partie à Calcutta. Il y est question de deux frères. L’un, architecte, qui construit des gratteciel, passe son temps à chercher l’autre, aphasique, qui se cache dans la jungle où il vit comme une bête sauvage. Hormis le prologue énigmatique, où un militaire islandais littéralement “tombé du ciel” passe des moments étranges dans la forêt avec le frère retourné à la nature, le propos du film est assez simple, opposant l’emprise tentaculaire du béton à la vie fruste dans les bois. Au-delà de la fable écolo évidente, dont les personnages antagonistes sont le technocrate et le clochard, c’est avant tout par sa manière très délicate et enveloppante de filmer ces figures que le cinéaste sri lankais s’affirme, avec une grâce atmosphérique qui devient la lingua franca d’un certain cinéma asiatique, allant du Thaïlandais Weerasethakul au Singapourien Eric Khoo. Car finalement, on ne s’attache pas trop à la dichotomie du sujet, exprimée de façon antidialectique. L’étrangeté des séquences

où le jeune sauvage est ramené à la civilisation, prostré, est équivalente à celles de la recherche du fugitif au bord de la forêt par son frère, avec sa fiancée et une équipe qui l’accompagne en auto ; l’attente muette des voyageurs, les recherches des enquêteurs distillent la même beauté inquiète et mélancolique que les soirées de l’architecte dans les carcasses d’immeubles qu’il construit. Bref, dans cette œuvre tremblante et belle, les équations et les thèses se catapultent dans un même geste. Le titre, Chatrak, “champignon” en bengali, évoque aussi bien un des aliments de l’homme sauvage que les constructions sans racines de l’architecte. Le credo naïf de celui-ci à propos des méga-gratte-ciel qu’il admire est contredit par sa mélancolie et sa pesanteur ; et contrebalancé par l’inquiétante animalité de son frère, allégorie de la nature incontrôlable dont on ne sait jamais ce qu’elle réserve. Ainsi, Jayasundara parvient à la fois à illustrer proprement son sujet et à le transcender. Tout comme Weerasethakul auquel on l’a comparé plus haut, il sait instaurer un climat qui désarçonne autant qu’il happe. Une œuvre quasi médiumnique, voire hallucinogène. Vincent Ostria Chatrak de Vimukthi Jayasundara, avec Sumeet Thakur, Sudip Mukherjee (Inde, Fr., 2011, 1 h 30) 6.02.2013 les inrockuptibles 67

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Tu honoreras ta mère et ta mère de Brigitte Roüan Promenade fantasque dans le cerveau névrosé d’une mère de famille. Une comédie délirante et agitée.

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n se plaint trop de l’immobilisme de la comédie française, de sa manière de tout conformer, de tout ordonner (les genres comme les classes sociales), pour ne pas célébrer le cinéma bordélique de Brigitte Roüan. Chez la très rare actrice-réalisatrice, auteur du mémorable Travaux, on sait quand ça commence… (2005), un film est ce lieu unique où les antagonismes s’apprivoisent, de préférence dans un lieu clos aux murs instables ; cet instant éphémère où, par la simple féerie du cinéma, tout et son contraire s’unissent dans un brassage euphorique : vieux et jeunes, beaux et moches, sans-papiers et bourgeois, acteurs ringards et newcomers, Blake Edwards et Pierre Richard... Un cinéma utopique, en somme, qui trouve avec ce dernier acte, joliment titré Tu honoreras ta mère et ta mère, sa destination privilégiée : la Grèce, sa crise contemporaine et ses vieilles mythologies, dont Brigitte Roüan va faire le théâtre mi-comique, mi-angoissé, d’une tragédie familiale. Tout commence sur un air de film de vacances inoffensif, avec l’irruption au cœur d’un petit village d’une retraitée hyperactive baptisée Jo (Nicole Garcia, à la limite de l’implosion), en charge d’y organiser comme chaque été un festival culturel pour lequel elle convie sa tribu, quatre grands fils aux trajectoires diverses, leurs femmes et toute une flopée d’enfants. Il suffit alors à la cinéaste de réunir ce petit monde dans un lieu unique, d’agiter

une mécanique du désordre où les affects s’emballent et où les vieilles rancœurs ressurgissent

le tout et d’enclencher enfin sa mécanique du désordre, où les affects s’emballent et où les vieilles rancœurs familiales ressurgissent. Dans ce chaos généreux et collectif, proche du théâtre de boulevard, Brigitte Roüan organise une série de petites confrontations et d’accidents comiques frisant parfois la surchauffe (le mauvais running gag d’Emmanuelle Riva en pythie décorative), tandis que le récit se recentre sur le personnage de Jo et dévoile par à-coups son secret. Car le vrai bordel est ici celui qui agite le cerveau d’une mère trop aimante, maladivement aimante, une femme incapable de dénouer les liens qui l’unissent à ses vieux garçons, et dont le film va épouser au plus près les angoisses. Il le fera sans recourir aux dialogues, c’est là sa force, mais en brodant une mosaïque de plans schizo et d’images mentales tour à tour ridicules ou bouleversantes – ainsi que peuvent l’être les passions d’une mère. Ce sont des souvenirs d’enfance qui se collent à l’image en surimpression, des chevaux qui galopent vers le ciel ou des cauchemars sanglants et baveux sur un fils parti à la guerre (Gaspard Ulliel), autant de dérèglements psychiques qui contaminent le film et troublent souterrainement la comédie. Au terme de ce délire exaltant, Brigitte Roüan aura filmé la rupture émancipatrice d’une famille et réussi une opération plus précieuse encore : injecter un peu de fantasme et de tumulte dans le paysage normé de la comédie française. Romain Blondeau Tu honoreras ta mère et ta mère de Brigitte Roüan, avec Nicole Garcia, Éric Caravaca, Patrick Mille, Gaspard Ulliel (Fr., 2 012, 1 h 32)

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La Bande des Jotas de Marjane Satrapi L’auteur de Persepolis en roue libre dans un road-movie nonchalant. e badminton, l’Espagne, la Mafia. De son propre aveu, c’est à peu près tout ce que Marjane Satrapi avait à l’esprit avant de se lancer dans cette Bande des Jotas, son troisième film, qui semble prendre acte de l’échec du précédent, Poulet aux prunes. Ici, plus de gros casting, de décors dispendieux ni de confort économique, la cinéastedessinatrice revient sur son terrain le plus efflorescent, celui de la ligne claire et des expérimentations do it yourself. Elle conduit seule cet étrange objet fauché, écrit en temps réel et pour la première fois libéré des contraintes de l’adaptation, qui croise plusieurs hypothèses de fiction – comédie, romance à trois, film de gangsters, enquête existentielle – au rythme d’un road-movie



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buissonnier louchant très fort du côté de Rivette. Devant et derrière la caméra, Marjane Satrapi y est cette femme secrète, “alter-mondaine” un peu fofolle qui rencontre deux hommes, en l’occurrence des joueurs de badminton, et les entraîne sur les routes espagnoles dans une expédition meurtrière hasardeuse contre une Mafia dont on ignorera tout (s’agit-il d’un réel danger ou du fruit de son imagination tordue ?). Mais à ne rien distinguer vraiment, à tout parier sur l’énergie de son tournage, La Bande des Jotas se confronte au risque de sa propre vacuité : de filatures absurdes en déambulations, le film dilue son mystère au fur et à mesure de sketchs très inégaux, bavardages inconséquents et petites

vignettes décoratives où s’illustre trop rarement la science du découpage de Marjane Satrapi. L’improvisation, la pauvreté revendiquée par son dispositif, et tout ce qui aurait pu ouvrir de nouveaux possibles à la réalisatrice révèlent à l’inverse ses faiblesses imprévues et les limites de son imaginaire une fois mis à nu. C’est au fond l’enjeu du projet lui-même qui restera une énigme, tant le film ne semble dirigé par rien d’autre que l’impérieux désir de se mettre en scène en domina dans un autoportrait camouflé et nonchalant. R. B. La Bande des Jotas de Marjane Satrapi, avec elle-même, Mattias Ripa, Stéphane Roche (Fr., Bel., 2012, 1 h 14)

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en salle génériques de fin Sous le soleil noir des apocalypses, rien de nouveau. L’angoisse eschatologique, née en partie du palpable des crises et dérèglements en tout genre, s’avère en fait aussi ancienne que l’humanité. Un rapport éternel à la fin que le cinéma a depuis ses débuts constaté, relayé et transcendé. Un éventail de regards aujourd’hui abordé par ce festival, où durant une semaine, à travers projos, rencontres et discussions (Abel Ferrara, Carlos Reygadas…), se posera la question de l’irrémédiable, du chaos et, surtout, de l’avenir. 13es Journées cinématographiques dionysiennes – Fins de mondes jusqu’au 12 février au cinéma l’Écran de Saint-Denis (93), www.lecranstdenis.org Emma Stone et Ryan Gosling

hors salle au Brésil, du Novo Bâtir un cinéma révolutionnaire sans être propagandiste, un cinéma capable de refléter les conditions sociales d’un pays, un cinéma possible voie de “conscientisation”. Autant de velléités du Cinema Novo, ce petit groupe de réalisateurs brésiliens formé à l’aube des années 60 autour de Glauber Rocha et quelques autres. Un mouvement charnière ausculté avec attention par Bertrand Ficamos le long de cet ouvrage fourni et accompagné d’un DVD. Cinema Novo – Avant-garde et révolution de Bertrand Ficamos (Éditions Nouveau Monde), 426 pages, 34 €

America America Les Cahiers du cinéma reviennent sur un début 2013 marqué par un feu nourri de films-événements américains. Zero Dark Thirty, Django Unchained, Lincoln, The Master donnent lieu à des analyses croisées et à un édito de Stéphane Delorme notant que les oscars sont devenus le siège non plus de l’académisme mais de la part la plus profonde et adulte du cinéma national. À cet ensemble s’ajoute un entretien avec un autre grand Américain, Brian De Palma. Cahiers du cinéma “L’Amérique en force”, en kiosque, 5,90 €

autres films Gambit – Arnaque à l’anglaise de Michael Hoffman (É.-U., 2012, 1 h 30) Arrêtez-moi de Jean-Paul Lilienfeld (Fr., Lux., 2012, 1 h 39) Shadow Dancer de James Marsh (Fr., G.-B., Irl., 2012, 1 h 42) David de Bejoy Nambiar (Inde, 2012, 2 h 35) Hiver nomade de Manuel von Stürler (Suisse, 2012, 1 h 25) Ab Irato – Sous l’empire de la colère de Dominique Boccarossa (Fr., 2010, 1 h 42) C’est ma vie, après tout ! de John Badham (É.-U., 1981, 1 h 58, reprise) La Double Énigme de Robert Siodmak (É.-U., 1946, 1 h 25, reprise)

Gangster Squad de Ruben Fleischer Un imaginaire breveté James Ellroy transmué en chromo rétro clinquant et vide d’enjeu.

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près les plaisants Bienvenue à Zombieland et 30 minutes maximum, on avait espoir de trouver en Ruben Fleischer un bon faiseur de comédies mainstream – pourquoi pas un Ivan Reitman (Arrête de ramer, t’es sur le sable ; Les Bleus ; S.O.S. fantômes…) des années 2010. Las : c’est à peine un ersatz de Rob Marshall (Chicago, Nine, Pirate des Caraïbes 4) qui nous revient aujourd’hui, avec ce Gangster Squad d’un académisme absolu. Mickey Cohen, nous apprend-on dans un prélude rutilant, est un ancien boxeur reconverti en parrain féroce qui entend mettre la main sur toute l’industrie du crime organisé du Los Angeles circa 1949. Interprété par un Sean Penn surgrimé et au sommet de sa bouffonnerie, essayant très fort de ressembler à Robert De Niro dans Les Incorruptibles, Cohen va trouver sur son chemin un gang de flics affranchis, agissant hors des limites de la loi (car la loi, c’est bien connu, est toujours trop indulgente avec les bandits). On retrouve là, peu ou prou, le scénario de L. A. Confidential – dont les événements sont d’ailleurs postérieurs à ceux de Gangster Squad – qui, s’il n’était pas un modèle d’originalité, avait au moins pour lui une forme de mélancolie et d’élégance rétro que le film de Fleischer n’atteint jamais, même dans ses meilleurs moments, malgré

les efforts louables de Dion Beebe (le chef op génial de Collateral et de Miami Vice). Tout à sa reconstitution fastidieuse, l’ancien publicitaire enchaîne les scènes en pilotage automatique, sans chercher à apporter ne serait-ce qu’une seule idée neuve au catalogue de poncifs qui lui sert de scénario. Qu’un film de genre – en l’occurrence noir – se conforme à certaines règles (sulfateuses hurlant par les vitres de voitures, femmes fatales alanguies, vendettas furieuses…) n’a bien entendu rien d’outrageux. Le problème ici est que Fleischer se laisse aller au piège du décorum (particulièrement pesant sur ce genre-ci) et offre les clés de son film au département accessoires et costumes. Pas une idée de mise en scène ne vient ainsi rehausser un récit particulièrement faiblard. La kyrielle d’acteurs, attirés par l’odeur d’un projet sans doute juteux sur le papier, font alors ce qu’ils peuvent pour tirer chacun un bout de la chétive couverture à eux. À ce jeu, le taciturne Josh Brolin s’en sort un peu mieux que le super taciturne Ryan Gosling, qui se révèle incapable, sans personne pour le filmer, d’exprimer la moindre émotion. Les mauvais films ont au moins cet avantage : les comédiens limités n’y font plus illusion. Jacky Goldberg Gangster Squad de Ruben Fleischer, avec Sean Penn, Ryan Gosling, Josh Brolin, Emma Stone (É.-U., 2013, 1 h 52)

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The Killer Elite de Sam Peckinpah Peckinpah fait (bien) le boulot dans l’un de ses derniers films, à la fois rieur et mélancolique. Le film The Killer Elite films favoris, “une leçon sur Burt Young – le futur est le vilain petit canard la dignité humaine”. On n’en beau-frère bedonnant dans la filmographie dira peut-être pas autant. de Stallone dans les de Sam Peckinpah, Mais si Peckinpah n’a pas Rocky – lorsqu’il se bagarre dédaigneusement étiqueté d’affinités particulières avec des ninjas. par les cinéphiles comme avec les arts martiaux, Enfin, il y a la solitude son“film avec des ninjas”. il affiche un détachement palpable que Peckinpah Commercial et jean-foutre ? bien oriental qui peut partage avec ses Après l’échec de son (trop) décontenancer. Figure personnages sous le voile personnel Apportez-moi majeure de son œuvre, le pudique de l’humour. la tête d’Alfredo Garcia (1974), désenchantement alcoolisé Le finale dans un cimetière Peckinpah a besoin, pour façon Hemingway envers de bateaux n’en est que plus se renflouer, d’un succès l’héroïsme et la société triste pour un Peckinpah du calibre de Guet-apens avait des accents lyriques de plus en plus miné par (1972), un poil impersonnel dans ses grands films. l’alcoolisme. James Caan, mais au moins très Dans The Killer Elite, la le pro que l’on veut mettre professionnel. Il choisit désillusion porte le masque hors circuit mais qui fait un thriller d’espionnage aux de la nonchalance : les le job, c’est lui. airs d’auberge espagnole : barbouzeries et la paranoïa Le DVD Bandes-annonces Robert Duvall et James antigouvernementale, d’époque, documentaire Caan, les deux frangins thème seventies sur le tournage et surtout du Parrain, y jouent deux par excellence, y sont la version longue, non mercenaires de la CIA, vieux expédiées comme censurée, forcément plus copains mais futurs rivaux des blagues absurdes où violente. Léo Soesanto sur le point de s’entretuer. tout le monde trahit tout The Killer Elite (Tueur d’élite) C’est au coscénariste le monde parce qu’il le faut. de Sam Peckinpah, avec Stirling Silliphant, prolifique Quelque chose reste écrivain télé/cinéma et ami du film. Il y a la camaraderie James Caan, Robert Duvall (É.-U., 1975, 2 h 02), de Bruce Lee, que l’on doit bientôt fêlée Caan/Duvall, Wild Side Video, environ 20 € la touche asiatique et comme un écho au Pat un imaginaire de petit écran. Garrett et Billy le Kid (1973) Quand Caan se remet d’une du cinéaste. Les éclairs grave blessure, on croirait de violence maniériste, voir la série L’homme dans ce contexte oriental, qui valait trois milliards. évoquent du proto-John Le film possède Woo un peu balourd (jusque des ressources cachées, dans une scène de voilier au point que le réalisateur qui annonce les dernières japonais Shinji Aoyama images d’À toute épreuve). le vante comme l’un de ses Il faut rire, saluer et aimer 6.02.2013 les inrockuptibles 71

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Ninja Gaiden 3 – Razor’s Edge

Retro City Rampage

old is cool Retours vers le futur. Deux jeux affichent de façon différente leur philosophie vintage. Nostalgie et extase.

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n beau jour de 2002, le concepteur de jeux canadien Brian Provinciano s’est lancé un défi personnel : recréer le fraîchement paru Grand Theft Auto III sur la vieille console Nintendo de 1983. Au fil des années, le concept a évolué, dépassé le cadre du remake et changé de plate-forme mais sans abandonner sa structure inspirée de GTA (le joueur accomplit des missions dans un espace urbain étendu) ni son style graphique et musical eighties. Le fruit de ses efforts est un joyeux hommage à la culture pop proto-geek des années 1980. Entre deux citations de Retour vers le futur et de la sitcom Sauvés par le gong, les emprunts aux jeux de l’époque abondent. Rien que dans les premières minutes, on apprend à sauter sur la tête des ennemis tel Mario et on enfile les chaussures de Sonic pour traverser une route comme Frogger avant d’entamer une infiltration de base militaire à la Metal Gear Solid qui tourne à la fusillade style Commando. La limite et à la fois l’intérêt du jeu sont là. Si, il y a quelques mois le philosophiquement proche Hotline Miami transcendait son accumulation de références par la finesse cumulée de son récit et de son gameplay, Retro City Rampage en reste à une logique de clins d’œil potaches. Mais ces derniers s’enchaînent à une vitesse telle qu’ils en donnent presque le tournis, révélant simultanément la générosité du projet – pas question de s’économiser,

de se reposer sur une ou deux idées – et sa véritable nature, qui est double. Car si ce jeu d’action très direct (on fonce, on cogne, on mitraille…) est aussi un blind-test vidéoludique effréné, les deux avancent main dans la main, sans que jamais l’un des aspects n’éclipse l’autre. Et l’exercice de style rétro en vient à flirter avec la cérémonie postmoderne. Brian Provinciano n’est cependant pas le seul à tenter de marier les formes (ou les technologies) d’hier à celles d’aujourd’hui. Alors que des développeurs amateurs passent encore leurs nuits à programmer de nouveaux jeux sur des ordinateurs retirés du commerce depuis des décennies, la PS Vita (et les mobiles Android compatibles avec le service PlayStation Mobile) hérite quant à elle du joli titre indé Life of Pixel, dont les niveaux réinterprètent sans changer de principe (un bloc bondissant doit ramasser des pierres précieuses puis atteindre la sortie) l’histoire du jeu vidéo à travers celle des machines (ZX 81, Commodore 64…) et des esthétiques (noir et blanc, couleurs baveuses, blocs pastel…) qui leur sont associées. Le résultat est malin, subtilement mélancolique et tout à fait charmant. Erwan Higuinen Retro City Rampage sur PS3, PS Vita, Xbox 360 et PC (Vblank Entertainment), de 11 à 15 € en téléchargement. À paraître sur Wii Life of Pixel sur PS Vita (Super Icon), 1,99 € en téléchargement

Sur Wii U (Tecmo), environ 60 € Un Ninja Gaiden peut en cacher un autre. Depuis son reboot de 2004 signé Tomonobu Itagaki, chaque arrivée sur une nouvelle console d’un épisode déjà paru de la saga est l’occasion d’une série d’ajouts (de missions, personnages, armes…) et d’améliorations. Un peu faiblard à l’origine, Ninja Gaiden 3 gagne ainsi en assurance dans sa version Wii U, (encore) plus gore mais aussi plus fine ludiquement que les précédentes et intégrant les éléments disponibles pour ces dernières en téléchargement payant. Sans atteindre le niveau de Ninja Gaiden 1 et 2, se révèle du coup nettement plus fréquentable – à défaut d’être toujours du meilleur goût.

Sing Party Sur Wii U (FreeStyle Games/Nintendo), environ 60 € Toute console digne de ce nom se doit de posséder son jeu de karaoké. Pour la Wii U, c’est le studio britannique FreeStyle Games, responsable du très bon DJ Hero, qui s’est dévoué, sans prendre de gros risques mais en imaginant deux ou trois utilisations marrantes de la manette à écran tactile, dont la possibilité, pour un joueur autre que celui qui tient le micro d’intervenir en direct pour baisser la voix du “modèle” ou couper l’accompagnement musical et imposer au chanteur une performance a cappella. Purement anglophone, la playlist de cinquante titres (Lady Gaga, James Brown, Bruno Mars, Frank Sinatra…) a le mérite de l’éclectisme.

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maîtres de musique Un rhythm game inventif qui appelle à l’improvisation. ’App Store iOS n’est pas qu’un puits sans fond de jeux au concept minutieusement copié sur celui du voisin. C’est aussi un espace où, de mois en mois, de véritables œuvres émergent, se déploient, évoluent avec astuce et grâce devant nos yeux incrédules. Les miniatures interactives de Yann Seznec (alias The Amazing Rolo et une moitié de Seznec Brothers pour les mélomanes) et de ses complices écossais du studio Lucky Frame sont de celles-là, à chaque fois différentes et relevant pourtant toujours de la même démarche à la fois accueillante et expérimentale,



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ambitieuse et souriante. Leur territoire de recherche, c’est cet espace festif aux contours incertains où l’image, la musique et le jeu entrent en collision. À l’occasion, ils y rencontrent les idées d’un autre game designer, Tetsuya Mizuguchi (Rez, Child of Eden), Jeff Minter (Space Giraffe), Reisuke Ishida (Space Invaders Infinity Gene, Groove Coaster) ou Jonathan Mak (Everyday Shooter, Sound Shapes).

Seznec reconnaît d’ailleurs volontiers l’influence de ce dernier sur Wave Trip, sa nouvelle création, qui, comme celles de l’Américain, mêle relecture d’un vieux genre vidéoludique (ici, vous dirigez un petit vaisseau qui se déplace vers la droite de l’écran), stylisation graphique, effets sonores résultant directement de nos actes (soit, pour l’essentiel, ramasser des trésors ou repousser un ennemi)

et possibilité de créer ses propres niveaux. Pardon, ses propres “chansons”, car le défi ludique importe ici moins que l’invitation à jouer les musiciens. Si la quête du meilleur score possible demeure envisageable, celle-ci n’a rien, comme c’est souvent le cas, d’une obligation pour avancer dans le jeu, tous les niveaux étant “débloqués” d’entrée. Wave Trip parvient même à dépasser le côté souvent un peu scolaire du rhythm game en substituant aux séquences d’actions à reproduire sans faute un joyeux appel à l’improvisation auquel on cède sans hésiter. Les jeux précédents de Lucky Frame, Bad Hotel, Mujik ou Pugs Luv Beats, méritent également le coup d’œil. E. H. Wave Trip sur iPhone et iPad (Lucky Frame), 1,79 €

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Matt Letscher et AnnaSophia Robb

Carrie deviendra grande L’adolescence de l’héroïne de Sex and the City Carrie Bradshaw vue par les créateurs de Gossip Girl. Une curiosité pas encore aboutie, avec une comédienne à suivre.

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es cinéphiles les plus pervers ont peut-être tremblé devant un titre évocateur du chef-d’œuvre de Brian De Palma, Carrie au bal du diable, qui a éclaboussé les écrans de cinéma en 1976. Mais les sériephiles les plus renseignés savaient déjà de quoi il en retourne. S’il est bien question là aussi d’une adolescente et de virginité (l’une des répliques phare du premier épisode plante le décor : “Est-ce que je suis la seule vierge ?”), The Carrie Diaries n’est ni de près, ni de loin un remake du film d’horreur culte. Il s’agit d’un prequel aux aventures de Carrie Bradshaw, l’héroïne de Sex and the City, qui met en scène sa vie de lycéenne entre le Connecticut et Manhattan dans les années 80. En panne totale d’inspiration, la télévision américaine hors câble chic et choc (HBO, Showtime, AMC) ressent un besoin pressant de reprendre à la racine des histoires préexistantes. Paniquées à l’idée de partir de rien, les chaînes préfèrent se fonder sur quelque chose, même si ce quelque chose se révèle très imposant. C’est ainsi que débarquera au moins de mars l’excitante (un peu) mais inquiétante (aussi) Bates Motel, qui a la drôle d’idée d’ausculter la relation entre Norman Bates, le héros

de Psychose, et sa mère quelques années avant le génial film d’Alfred Hitchcock. Le monument revisité par les concepteurs de The Carrie Diaries, Stephanie Savage et Josh Schwartz, anciens de The OC et de Gossip Girl, est moins impressionnant. Mais pas insignifiant. Créée par Darren Star et diffusée entre 1998 et 2004 sur HBO, Sex and the City a reformulé les enjeux de la comédie romantique, télévision et cinéma confondus, et ouvert la voie aux personnages féminins plus crus et plus fous qui pullulent aujourd’hui sur le petit écran. Le mélange d’élégance et de trivialité qui caractérisait Carrie et ses copines a marqué une époque encore habituée aux séries à point de vue unique. L’ambition de The Carrie Diaries n’est certainement pas de renouveler le coup de force de sa devancière. Le pilote, diffusé le 14 janvier sur CW (une chaîne en priorité destinée aux adolescents), ne contient aucun excès de langage, puisque tout juron est illégal sur les networks. Et il faut beaucoup d’imagination pour apercevoir l’ombre d’un sein. Du point de vue du récit, rien ne pourrait être plus classique. Carrie version années 80 est une ado endeuillée par la perte de sa mère qui, pour se changer les idées, commence un stage à Manhattan. Elle continue à fréquenter son lycée situé

à une heure de route, une distance qui lui apparaît très vite comme l’équivalent de plusieurs années-lumière tant les vibrations y sont radicalement différentes. New York appartient à cette époque à Madonna et Interview Magazine, deux marottes personnelles de Carrie, qui n’oublie pas de démontrer dès les premières scènes son talent inné pour la mode en customisant un sac. La filiation avec son aînée est à la fois évidente superficiellement et lointaine dans l’esprit. À vrai dire, le territoire arpenté par The Carrie Diaries est moins proche de Sex and the City que des films de John Hughes, sans pour l’instant parvenir à reproduire leur délicatesse. Le choix d’une actrice au visage non formaté (AnnaSophia Robb) pour tenir le rôle principal est finalement ce qui rapproche le plus cette nouvelle version de l’ancienne. La présence parfois étrange de Sarah Jessica Parker rendait Sex and the City d’emblée passionnante. Ici, il faut quelques scènes pour que cette actrice inconnue impose sa démarche un peu brutale, ses éclats de rire singuliers. C’est d’abord pour la voir grandir que l’on continuera à regarder cette Carrie nouveau genre. Olivier Joyard The Carrie Diaries Chaque lundi sur CW

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à suivre… Mad Men, c’est le printemps La sixième saison des aventures torturées de Don Draper reprendra le 7 avril avec un épisode spécial de deux heures que le créateur Matthew Weiner a comparé à un film. Alors que la saison 5 était située en 1966 et 1967, celle-ci se déroulerait beaucoup plus tard. Par ailleurs, Weiner a confirmé que Mad Men prendra définitivement fin après sept saisons, donc en 2014. Fatou N’Diaye

The Tunnel a ses acteurs Clémence Poésy et Stephen Dillane joueront les premiers rôles d’une adaptation franco-britannique (initiée par Canal+ et Sky Atlantic) de The Bridge, la très bonne série policière suédo-danoise. Un autre remake est en cours aux États-Unis, avec Diane Kruger. Le principe malin de la série est de résoudre à chaque saison un meurtre survenu à une frontière.

réouverture de Maison close

Retour de ce qui fut la série phare de Canal+ en 2010. Sans grande surprise. l y a deux ans et demi, Maison close avait réalisé l’un des meilleurs scores d’audience d’une série maison dans l’histoire de Canal+. Une prime au sujet évidente pour cette plongée assez House of Lies reviendra classique dans un bordel parisien au C’est une des meilleures début des années 1870 – malgré quelques nouvelles de ce début d’année : anachronismes bien sentis, comme l’excellente dramedy l’utilisation récurrente de pop-songs. de Showtime avec Don Cheadle Alors qu’une nouvelle salve d’épisodes et Kristen Bell, actuellement nous parvient, quelque chose a changé en cours de deuxième saison, dans le paysage et brouille légèrement reviendra l’an prochain. la perception. Une ombre. L’ombre d’un Shameless a quant à elle été film, l’un des plus beaux de ces dernières confirmée pour une saison 4, années, L’Apollonide – Souvenirs de tandis que Californication offrira la maison close de Bertrand Bonello, sorti un septième tour de piste en 2011. L’histoire d’un bordel parisien, à mister David Duchovny là aussi, quelques décennies plus tard. Une splendeur mélancolique, politique et érotique qui donne malheureusement à Maison close un petit goût de naphtaline. Car les efforts visuels et les tentatives Spartacus: War of the Damned parfois oniriques initiées par le réalisateur (le dimanche, en VOD sur OCS) La dernière Mabrouk El Mechri n’ont pas la même saison du péplum outrageux et parfois ampleur ni la même grâce. fascinant de la chaîne Starz vient de débuter. Injuste de comparer un film à une série ? Un spectacle ultrasexué mais pas seulement. Peut-être. Mais nos yeux n’en savent rien. Il reste bien sûr quelques raisons valables Pretty Little Liars (June, le 7 à 20 h 40) de se frotter aux filles du Paradis, forcées Ashley Benson, l’une des actrices de composer avec des protecteurs douteux principales de cette série ado plutôt et des flics difficiles dans les premiers virtuose, est aussi l’une des héroïnes épisodes de cette deuxième saison. dépravées de Spring Breakers, le nouveau Les actrices, par exemple. Valérie Karsenti, film d’Harmony Korine, qui sort le 6 mars. Catherine Hosmalin et Blandine Bellavoir amènent de la vie à un univers narratif globalement solide, mais sans grande Entourage (OCS Max, le 9 à 23 h 15) surprise. Depuis la bombe des Revenants, Rediff de la saison 4 d’Entourage, du on est en droit d’attendre mieux de la part temps où cette série sur Hollywood gardait de la chaîne cryptée. O. J. un soupçon d’insolence et de drôlerie.

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agenda télé

Ensuite, il a fallu tenir jusqu’à la huitième et dernière saison en serrant les dents.

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that’s all right Mama Un nouvel album et une tournée qui sentent le bayou le prouvent : Mama Rosin est bien le meilleur groupe suisse du monde.

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ette fois-ci, on a bien cru que c’était la fin. Des illusions, des magasins de disques, de l’esprit des pionniers, de la joie enfantine de découvrir un nouveau groupe et croire qu’il pourrait changer le monde, même intérieur. Depuis quelques années, trop de rétromania, trop de coups sans lendemain, trop de groupes soldés comme des accessoires de mode, trop de musique et pas assez de rêves. Mais alors que montent les eaux froides et vaines du mainstream, qui engloutissent chaque jour un peu plus les derniers îlots de Beauté, de Vérité et de Liberté, on aperçoit au loin (pas si loin en fait : en Suisse) un petit esquif qui semble résister, sur lequel c’est encore la fête, d’où nous parvient l’écho d’une passion pure, non feinte. Ce n’est pas désespéré, ce n’est pas l’orchestre du Titanic. Plutôt celui de l’arche de Noé. Et Dieu dit à Noé : “Les animaux, on s’en fout ; tu sauveras du Déluge le blues du bayou, le groove des Caraïbes, le rock’n’roll des origines, la flamme du rock psychédélique et l’esprit du punk-rock. Puis tu les laisseras se reproduire en liberté.” Noé, c’est Robin Girod, le chanteurguitariste du trio genevois Mama Rosin. Il ressemble à un Robinson Crusoé

tu connais Moi j’connais ? écoutez les albums de la semaine sur

avec

Toute la musique qu’ils aiment, les gars de Mama Rosin la mettent dans leurs chansons. Et aussi dans le label Moi j’connais Records, qu’ils ont créé pour compiler et rééditer des trésors oubliés de blues (Jessie Mae Hemphill, Precious Bryant), de calypso (Blind Blake), de cajun, de psyché brésilien, d’exotica, voire de tarentelle sicilienne. Tout en vinyle, et bien emballé. www.moijconnais.com

qui serait arrivé sur l’île déserte avec ses deux potes et une carte au trésor à la main. Ils sont trois, comme les petits cochons plus forts que le loup, comme les mousquetaires, comme l’Elvis divin des Sun Sessions. Ils ont trouvé leur nom, Mama Rosin, dans une antique (1956) chanson de Nathan Abshire & Little Yvonne LeBlanc. “C’est une chanson avec une lap-steel country, un bandonéon cajun, un beat calypso, un batteur rock’n’roll et une fille qui chante en français avec une voix de gamine. Dans ce morceau, il y a tout ce qu’on allait chercher dans les années à venir, sans le savoir”, raconte Robin. Robin ne savait pas non plus qu’un jour Mama Rosin allait se retrouver à jouer en Chine, en Amérique ou au Brésil, puis dans le studio new-yorkais de Jon Spencer. La genèse selon Cyril Yeterian, l’accordéoniste du groupe : “On a commencé il y a cinq ans dans des bars, on a toujours adoré la musique vivante, les chants de marins. Un jour, dans un festival français de musique trad, ambiance lutherie, on a croisé des vieux punks anglais édentés qui reprenaient des morceaux cajuns. Cette musique, le vieux folk francophone de Louisiane, pour résumer, nous a semblé encore plus forte que le blues. On a commencé à l’apprendre, sans chercher à imiter, mais en se demandant ce qui nous touchait là-dedans. Au début, tu sais ce que tu aimes, mais tu ne sais pas où aller.” Mama Rosin défriche son chemin. Cajun dans le style, punk dans l’esprit : un groupe de cajunks. En Suisse, ils rejoignent d’abord la paroisse de Reverend Beat-Man, figure culte de l’underground rock’n’roll, qui sort leurs premiers albums sur son label Voodoo Rhythm. Aujourd’hui, après une grosse tournée en Angleterre, Mama Rosin est prêt à sortir du maquis (de Louisiane et de “groupe pour spécialistes”). Ils ont donc enregistré leur nouvel album, le bien

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on connaît la chanson

demain, c’est maintenant La technologie qui va le plus bouleverser nos vies – et notre économie – depuis que le net est né. On rêve en 3D.

cajun dans le style, punk dans l’esprit : un groupe de cajunks nommé Bye Bye bayou, avec le loup-garou du rock’n’roll Jon Spencer, du Blues Explosion. On reconnaît sa patte et ses coups de griffe. Ce disque est une claque, un coup de foudre. Treize chansons comme des petites machines à voyager dans l’espace-temps, sous une pluie d’astéroïdes. Une jungle psychédélique où l’on croise l’âme et les mythes de l’Amérique primitive (ceux-là mêmes qui ont jadis hanté Creedence Clearwater Revival, le Gun Club ou Alan Vega). De la réverb comme des ondes de chaleur qui montent de la route. Des riffs d’accordéon comme si Keith Richards

avait appris à en jouer. Des mélodies qui font des loopings comme dans le meilleur rock slacker américain. Ce groupe est une éponge double face : l’une absorbe, l’autre gratte. Mama Rosin semble avoir fondu tous les âges d’or pour créer son propre trésor. “On est bloqués pour toujours dans le monde indestructible de la passion, pas un matin où on se réveille sans avoir envie d’avancer sur nos projets”, résume Robin avant de prendre feu. On a cru que c’était la fin : ce n’est que le début. Stéphane Deschamps album Bye Bye bayou (Air Rytmo/L’Autre Distribution) concerts le 6 février à Tourcoing, le 7 à Évreux, le 8 à Orléans, le 9 à Laval, le 10 à Paris (Maroquinerie), le 14 à Grenoble, dans le cadre du festival Les Nuits de l’Alligator www.mamarosin.com

On se souvient très bien de la première fois où un ami cher nous raconta internet. Un conte venu du futur qui résonnait comme une histoire ancienne, tant tout ceci semblait normal, évident, donnant même une impression de déjà-vu. Non pas dans un film de sciencefiction, mais dans des usages quotidiens frustrés par l’absence de cette technologie, par sa présence en creux. Une révolution d’importance égale est en route et, là encore, elle concrétise des rêves flous mais fous. Elle aussi comblera un vide. Elle aussi deviendra, jusqu’au vertigineux, ce que ses utilisateurs en feront : déjà, les idées fusent, les possibles se révèlent. Cette aube nouvelle, ce sont les imprimantes en 3D. Ce vieux fantasme de téléportation des séries d’anticipation est déjà disponible, permettant d’envoyer des objets à distance, de les inventer ou de les télécharger depuis des banques de données pour les fabriquer chez soi. Les répercussions pour le commerce, l’industrie et même les transports seront colossales : bientôt, on pourra “imprimer” ces objets dans des matérieux de plus en plus solides, dans des dimensions de plus en plus grandes. Comme internet, avant de devenir un monstrueux enjeu économique de la filière, fut d’abord en musique une niche de passionnés, il était normal que cette technologie nouvelle soit déjà détournée par ces fans. Qui, après avoir dématérialisé la musique, la rematérialisent. En ce début d’année, les premiers vinyles, qui fonctionnent (à peu près), ont ainsi été gravés sur ces nouvelles imprimantes, au stade préhistorique encore. Qu’il s’agisse du Debaser des Pixies, du Smells Like Teen Spirit de Nirvana et du Around the World de Daft Punk ne fait que nous réjouir un peu plus.

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Frank Ockenfels Maud Bernos

Daft Punk chez Columbia Les informations sur le quatrième album du duo filtrent au compte-gouttes. On sait pourtant d’ores et déjà que le successeur de Human After All ne sortira pas chez Virgin/EMI, maison de disques historique de Daft Punk, mais sur le label Columbia, avec lequel les deux Français viennent de signer. Aucune tournée prévue pour le moment.

un nouvel album pour les Strokes C’est la radio The End de Seattle qui a mis le feu aux poudres il y a quelques semaines en annonçant la diffusion prochaine sur ses ondes d’un nouveau single de la bande de Julian Casablancas. La chose était donc vraie puisque les Strokes, que l’on croyait fâchés à mort, viennent de dévoiler One Way Trigger,

premier extrait de Comedown Machine, cinquième album attendu le 25 mars. Téléchargeable sur le site du groupe contre une adresse e-mail, le morceau voit l’ami Julian monter dans les aigus tandis que les solos de guitares laissent place à des claviers eighties. On croirait même a-ha. Mouais.

et de huit pour Devendra Banhart cette semaine

Cyril Vessier

Paul Banks à l’Alhambra Chassol revient au printemps On découvrait le passionnant Chassol l’année dernière avec un premier double album compilation, X-Pianos. Coup de cœur pour un talent défricheur mais néanmoins éclatant, qu’on retrouvera le 1er avril avec un nouvel album, Indiamore, préparé en Inde

l’été dernier, et toujours basé sur le concept d’harmonisation du réel (ça a l’air compliqué mais en vrai c’est très beau). L’album, qui embrasse musique et vidéos, sera présenté sur scène le 29 mars à Paris (Gaîté Lyrique). www.chassol.fr

Le chanteur d’Interpol est à Paris cette semaine pour chanter les chansons de son deuxième album solo, sobrement intitulé Banks. Rendez-vous lundi soir sur la scène de l’Alhambra. le 11 février à Paris (Alhambra), www.bankspaulbanks.com

Le barbu américain sera de retour le 11 mars avec un huitième album baptisé Mala. Le successeur de What Will We Be – dont un premier extrait, Für Hildegard von Bingen, est déjà en écoute – a été enregistré à Los Angeles aux côtés de Noah Georgeson, collaborateur de longue date de Banhart. La sortie de l’album sera suivie d’un concert à Paris cet été et d’une tournée européenne à l’automne. www.devendrabanhart.com

neuf

Drexciya Alexis And The Brainbow

Scrufizzer Aux nigauds qui nient le rap anglais, on conseillera l’écoute intensive de ce franc-tireur londonien, tant pour son flow affolé que pour ses constructions sidérantes, échappées en volutes d’un cauchemar défoncé. Peut-être ce que les rues de Londres ont inventé de plus excitant depuis Dizzee Rascal. soundcloud.com/scrufizzer

Dans sa bio, Alexis Delekta dit venir d’un pays peuplé de licornes et de rêves en rose. Lyon en fait, mais avec un peu de fumée et des d’utopies. Il en faut pour oser cette pop-music exaltée. Les nostalgiques du premier MGMT se tordront de plaisir sur un twist caoutchouc. soundcloud.com/alexis-and-thebrainbow

Kevin Coyne De belles rééditions, chez les esthètes de Cherry Red, de Kevin Coyne en solo ou avec Siren (principalement le début des 70’s), offrent la joie toujours estomaquée de retrouver ce songwriting bluesy, cabossé et fulgurant, machouillé d’une voix rêveuse ou affolée, toujours influente, presque dix ans après la mort de l’Anglais. www.kevincoyne.de

Troisième volume de Journey of the Deep Sea Dweller, inventaire des travaux d’une des cellules les plus importantes de la techno de Detroit. Un duo fasciné par les mondes subaquatiques, qui explorait des pistes sonores inhabitées, beaucoup visitées depuis. La mort de l’un d’eux, en 2002, a mis fin à leur odyssée. www.clone.nl

vintage

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sa stratégie du croisement n’altère pas la quintessence hip-hop de l’album

Rocky relève le gant A$AP Rocky livre enfin son premier combat avec un disque de hip-hop hybride, obsédé par la conquête, l’ambition et l’innovation.

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nconnu il y a deux ans, A$AP Rocky possède aujourd’hui tous les attributs du rappeur américain à succès. Le sourire doré, la haute couture arborée fièrement sur les épaules, l’agenda de ministre et une poignée d’assistants dévoués, prisonniers du sillage de ses excès. Au-delà des stéréotypes, il faut avouer que l’homme pèse lourd. En espoirs comme en investissements. Au milieu de l’année 2011, lorsque Sony entre en contact avec lui pour la première fois, le rappeur d’Harlem est encore vierge de toute publication officielle. Quelques chansons mises en ligne et une compilation pirate constituée par un fan français lui permettent pourtant de signer un contrat à sept chiffres.

Trois millions de billets verts à ajouter au dollar prémonitoire judicieusement stylisé dans la graphie de son surnom. Un an et demi après avoir paraphé le contrat de sa vie, A$AP Rocky sort donc enfin son premier album, Long. Live.A$AP. Avec l’étrange impression de déjà partir en reconquête. “Je sais que les gens m’attendent depuis longtemps mais j’ai sorti une grosse mixtape fin 2011 (Live.Love.A$AP – ndlr). Je la considère comme un album à part entière. Elle a eu beaucoup de succès, ça a démultiplié les attentes. Mais il fallait quand même prendre le temps de construire un projet cohérent.” Plus qu’une temporisation, Live.Love. A$AP, mixtape distribuée gratuitement sur internet, serait donc un authentique album. L’interprétation peut

avoir des airs de pirouette de communicant, elle n’en reste pas moins validée par l’écoute des seize titres de cette première collection. La tape renferme autant de pistes que de sommets et aurait certainement trouvé une place de choix dans la liste des meilleurs albums 2011 si elle avait été publiée en tant que tel. Initialement prévu pour juillet 2012, Long.Live.A$AP arrive finalement début 2013, chargé d’une kyrielle de featurings clinquants. Avec Kendrick Lamar, Drake, Santigold, Florence, Skrillex ou encore Danger Mouse, Rocky a su convaincre des poids lourds de l’industrie pour dessiner la stratégie nuancée de son premier combat. “Je suis un peu déçu en ce qui concerne Ridin’, un titre enregistré avec Lana Del Rey dont une version inachevée a fuité

sur internet. On a été contraint de le laisser de côté. Mon objectif était d’accumuler un maximum de variété sur l’album car je suis convaincu que la confrontation de deux ou plusieurs artistes reste la meilleure façon d’aboutir à un morceau inattendu.” Derrière la liste sidérante d’invités, une ambition à peine voilée : instiller son nom, sa voix et son image dans l’esprit et les mémoires de personnes issues de publics parfois parallèles. Une stratégie du croisement qui n’altère pas la quintessence hip-hop d’un album plus précis et défricheur qu’il n’y paraît. De grands morceaux comme LVL, Jodye, Goldie ou Angels viennent expirer les vapeurs pourpres et moirées grâce auxquelles A$AP avait stupéfié l’année 2011. Sur des productions proches du hip-hop expérimental cher à Cannibal Ox ou Mr. Lif, le rappeur y déploie toutes les tensions et distensions de son hip-hop élastique. Par sa structure et ses modulations, Long.Live. A$AP se distingue comme un album bivalent, régi par un invariable souci d’expansion et d’innovation. Deux valeurs essentielles dans l’histoire et l’évolution d’une culture qu’il incarne absolument. A$AP Rocky : hip-hop fondamental. Azzedine Fall photo Rüdy Waks pour Les Inrockuptibles album Long.Live.A$AP (RCA/Sony) www.asapmob.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Gonçalo F. Santos

António l’explorateur Sur son cinquième album comme sur scène, le Portugais António Zambujo continue sans faillir à rénover le fado.

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uisque tout le monde en parle, pourquoi ne pas l’évoquer avec lui, ce fameux renouveau du fado ? Amusé, le Portugais António Zambujo opine et cite quelques noms d’artistes “très originaux et talentueux” : “Camané, Mariza, Ana Moura, Ricardo Ribeiro, Carminho et… Zambujo !” Le tout est dit sans hésitation ni forfanterie. Pourquoi la jouerait-il modeste ? Le chanteur trentenaire a sorti en octobre un cinquième album, Quinto, salué une nouvelle fois par la critique, et il n’a aucun mal à remplir ses salles au Portugal, au Brésil et en France. Il est ainsi l’invité, le 8 février, de l’excellent festival parisien Au fil des voix. Néofadiste donc ? C’est à voir. Car l’homme est soucieux de ne pas se laisser enfermer et s’inspire autant de l’icône Amália Rodrigues, disparue il y a déjà quatorze ans, que de Tom Waits, Caetano Veloso ou Chet Baker. Des références pas très énervées, mais logiques chez cet artiste dont la musique madrée et chaleureuse pourfend les clichés d’un fado grandiloquent et irrémédiablement tragique. Il n’en fait pas non plus une farce mais laisse vibrer, d’une voix gracile et sereine, une poésie des plus actuelle. À contre-courant de certains gardiens

de la tradition (pour lesquels d’ailleurs il ne cache pas son indifférence), António Zambujo évoque dans ses chansons le Portugal d’aujourd’hui. Ressasser des images écornées d’une époque révolue et fantasmée, très peu pour lui : “La vendeuse de poissons qui harangue les hommes qui veillent dans la rue, avec la mer pour horizon, ça n’existe plus et tout le monde s’en fout !”, assène-t-il. Autre entorse aux coutumes de la scène fadiste, António Zambujo ne rechigne pas à parler politique. En interview et sur les réseaux sociaux, il s’exprime sur la crise économique que traverse son pays, en se montrant volontiers acerbe envers le gouvernement. Mais pour ce qui est de la chanson engagée, cet interprète, qui n’écrit pas mais sait s’entourer, laisse ça aux autres. “Il est évident que je suis inquiet et concerné, mais je n’éprouve pas le besoin de mettre cela en musique. Au contraire, si beaucoup de gens souffrent autour de moi, il me semble important, en tant qu’artiste, de faire la balance, de donner matière à rêver.”

ressasser des images écornées d’une époque révolue et fantasmée, très peu pour lui

Pour ça, le chanteur s’est enfermé dans un théâtre vide, à Sines, dans le sud du pays, afin d’enregistrer Quinto avec ses compagnons de tournée, dans les conditions du live. Captation intimiste, arrangements soignés, ce disque est tiré à quatre épingles, d’une clarté insolente. “Mon premier album en groupe, mon premier enregistrement de ce type. Après ce que nous avions partagé en tournée, on ne pouvait faire cet album autrement.” Avec contrebasse, clarinette, guitares classique et portugaise, mais également cavaquinho, la petite quatre-cordes si populaire au Brésil et au Cap-Vert… António Zambujo appelle cela son “chaos maîtrisé”, un univers sensible où les musiciens improvisent sur “ce que l’autre ne joue pas” et restent au service des mots. Une limpidité instrumentale qui fait mouche. Là-dessus, le chanteur est formel : peu importe le nombre d’instruments, du soliste au grand orchestre, tout n’est que question de respiration. Car “l’essentiel dans la musique, c’est le silence”. Vincent Berthe album Quinto (World Village/Harmonia Mundi) concerts le 8 février à Paris (Alhambra, festival Au fil des voix), le 9 à Metz, le 2 mars à Feyzin, le 6 avril à Paris (Insitut du monde arabe) www.antoniozambujo.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Alarm Bells Part One L’après-Dananananaykroyd est moins joueur mais toujours conquérant. Formé sur les cendres encore fluo des turbulents Dananananaykroyd, Alarm Bells en a conservé le goût pour les rythmes fracassés et les progressions épiques, mais s’est partiellement détaché de son caractère potache. C’est dommage, mais pas rédhibitoire, car on sait que ces jeunes gens ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes sur scène. Les souvenirs de festivals de l’été 2009 nous encouragent à leur donner leur chance en finançant leur carrière, mal en point, via leur site (sans nous, pas de Part Two). Nicolas Chapelle www.facebook.com/ alarmbellsalarmbells

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Piper Ferguson

alarmbells.bandcamp.com/

Indians Somewhere Else 4AD/Beggars/Naïve Intimistes et déchirants, des pieds tendres danois attisent la grisaille. en croire le titre de ce premier et intentions chill-wave, entre cordes album, Indians recherche un hantées et ambiant gelée. La preuve ailleurs, un havre de paix où l’on se en trois minutes cinquante avec Cakelakers, love plus volontiers dans la chaleur une chanson qui puise son souffle dans automnale d’une cabane en rondins que l’observation du monde, empreinte sous les parasols des sunlights tropicaux. de cette douce mélancolie qu’ont si souvent Et en effet, à peine Somewhere Else a-t-il magnifiée Bon Iver ou The Shins. Et même commencé que l’évidence saute aux yeux : quand Søren Løkke Juul et ses compagnons ce coup d’essai est un document personnel, se parent de particules électroniques une œuvre en bois brut enregistrée dans (Reality Sublime), ils le font avec tellement la solitude des campagnes danoises, loin de grâce et d’intentions cotonneuses qu’on de l’effervescence de Copenhague (leur souhaite ne jamais séparer Somewhere Else port d’attache). C’est ce qui fascine dans de nos oreilles. Maxime Delcourt ces chansons à l’élégance imparable : ce décalage audacieux entre pop dénudée www.heyiamindians.com

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Phil Di Fiore

Isabella De Maddalena

Sinkane Mars DFA/City Slang De Brooklyn, du funk teinté d’afrobeat pour réchauffer l’hiver. hmed Gallab a trouvé une tribales, guitares groovy et vocoder cure contre l’hiver : dont on finit pourtant par regretter importer l’afrobeat de son l’omniprésence (Making Time). Afrique natale au pays du Si certaines expérimentations funk. D’origine soudanaise, le jeune paraissent parfois maladroites multi-instrumentiste signé sur le (Mars), ce premier véritable album prestigieux label de James Murphy classe Sinkane, comme le nouveau a déjà été vu aux côtés de Caribou, venu Petite Noir, parmi les beaux de Yeasayer et de Of Montreal. Pas espoirs d’une nouvelle scène étonnant lorsqu’on connaît l’amour où la mondialisation n’a que de Kevin Barnes pour Parliament, du bon. Ondine Benetier dont ce proche de Twin Shadow (en featuring sur l’album) est le digne concerts le 2 avril à Paris descendant (Runnin’, Lovesick). (Point Ephémère), le 13 à Dijon, Funky jusqu’au bout des ongles, le 14 à Lille, le 21 à Lyon Mars voit Gallab jouer les ingénieux sinkane.com funambules entre percussions en écoute sur lesinrocks.com avec

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I Am Kloot Let It All in Shepherd Moon/Pias Nouvelle fournée de folk-songs douces en provenance de Manchester. Depuis plus de dix ans, outre-Manche – son dernier I Am Kloot prolonge album Sky at Night avait été l’histoire du songwriting nominé au Mercury Prize –, anglais en toute discrétion. il reste confidentiel Si le trio de Manchester en France, et Let It All in ne jouit d’une petite notoriété changera probablement

pas la donne. Le groupe y déroule dix folk-songs harmonieuses, sans révolution mais au charme massif. L’album séduit surtout pour ses arrangements : I Am Kloot a de nouveau confié la production de son disque à Guy Garvey et Craig Potter d’Elbow et le duo de magiciens enrobe les ballades aigres-douces du groupe dans des orchestrations inattendues (Some Better Day, Mouth on Me). Il offre surtout un bel écrin à la voix déjà imposante de John Bramwell. Johanna Seban www.iamkloot.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Vinicio Capossela Rebetiko gymnastas La Cupa/Harmonia Mundi

Déjà le retour du grand Italien Capossela, via la Grèce. L’année dernière, on avait adoré Marinai, profeti e balene, l’album du chanteur italien Vinicio Capossela inspiré par Moby Dick et la Méditerranée. Rebetiko gymnastas est comme une nouvelle escale, moins épique, dans le même voyage. L’année des Jeux olympiques, Vinicio Capossela se posait à Athènes pour enregistrer cet album qui porte haut la flamme du rebetiko, la musique populaire grecque née dans les années 20, genre de blues du bouzouki. Accompagné de virtuoses du genre, accordéonistes et bouzoukistes chevronnés, et de sa voix de crooner de bar à marins, Capossela réinterprète huit de ses anciennes chansons à la sauce grecque. Puis il en joue quatre nouvelles – plus Misirlou, le classique surf de Pulp Fiction via Dick Dale, qui est comme on le sait (ou pas) à l’origine un pur morceau rebetiko de 1927. Stéphane Deschamps concert le 14 février à Paris (Alhambra), dans le cadre du festival Au fil des voix www.viniciocapossela.it

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Tosca

Robin Christian

Odeon !K7/La Baleine

Veronica Falls Waiting for Something to Happen Bella Union/Cooperative/Pias La noisy-pop remise à l’honneur par des Anglais(es) habiles. es dernières années, des centaines cette simplicité est très compliquée : cette de groupes, principalement musique ne peut briller qu’à la lumière et cocassement américains, se sont de mélodies suffisamment robustes pour approprié le son très distinctif résister aux assauts électriques. Côté de l’indie-pop fourbue et hagarde de la fin refrains qui lacèrent, harmonies qui cajolent, des années 80 anglaises – la noisy-pop. les Anglais(es) de Veronica Falls font fort, Une façon de mélanger éther et larsen, de Teenage à l’éclatant Shooting Star. Grâce à bruit blanc et lunettes noires, dont The des chants romantiques et entrelacés, grâce Jesus & Mary Chain ou My Bloody Valentine aussi à une guitare têtue et acide, Veronica avaient posé les bases avant d’aller se Falls jumelle 2013 et 1986, donne envie de perdre ailleurs, pour le meilleur ou le pire. porter un anorak bleu ciel et de ressortir les Vu de loin, ça semble effectivement 45t des Pastels. La marche avant attendra très facile : une mélodie tendre maltraitée la semaine prochaine. JD Beauvallet par le vacarme, une beauté virginale fouettée aux barbelés. Sauf que, justement, www.veronicafalls.com

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Du luxe et de la volupté venus des meilleurs boudoirs de Vienne. Si prisées à la fin des années 90, les viennoiseries musicales flottant (dans un suspect nuage de fumée) entre dub et trip-hop ne suscitent plus guère d’intérêt aujourd’hui. Ça n’empêche pas Tosca – duo formé par Richard Dorfmeister et Rupert Huber – de poursuivre (très) tranquillement son bonhomme de chemin et, quinze ans après le premier, de sortir un nouvel album. Sans surprise aucune, il contient tout de même trois morceaux de choix (Jayjay, Cavallo, Bonjour) lui donnant le minimum de relief nécessaire. Jérôme Provençal www.k7.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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la découverte du lab

Venera 4 Seabed Terror ep Le shoegaze hexagonal prend sa revanche. mpruntant son nom à une sonde spatiale soviétique, Venera 4 lance un signal noisy dans l’obscurité apocalyptique de la fin d’année 2012 et reçoit d’encourageants échos de la blogosphère. Derrière les manettes de ce premier ep : deux filles et deux garçons, avec dans leurs bagages autant de pédales de distorsion que leurs aînés My Bloody Valentine, The Jesus And Mary Chain ou encore plus récemment The Pains Of Being Pure At Heart. Des voix lascives et sensuelles viennent glacer le sang sur Sun. Les guitares tremblent et délivrent leur trop-plein de fuzz sur Seabed Terror. Le balayage de notre écran radar s’affole : depuis Stuck In The Sound et Unison, on avait perdu de vue l’aiguille du cadran de la scène shoegaze française. Avec Venera 4, il va falloir accrocher sa ceinture tant leur production est solide et prometteuse. Abigaïl Aïnouz lesinrockslab.com/venera4

le concours reprend écoutez et soutenez les 15 artistes qualifiés pour la région Nord-Ouest en votant sur le Facebook des inRocKs : facebook.com/lesinrocks appel à candidature pour les artistes de la région Nord-Est : rdv sur lesinrockslab.com pour vous inscrire et participer aux open-mics (scènes ouvertes)

Owen Richards

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Fidlar Fidlar Wichita/Pias Grand retour du blitzkrieg insouciant à la proue du punk californien. l’époque des Valseuses Cependant, il ne faudrait pas et de ses neurones encore résumer Fidlar à une simple blague valides, l’inénarrable échevelée et facile. Leurs titres Gégé Depardieu aurait ramassés fonctionnent aussi classé l’affaire d’un tonitruant à plein régime, sous-tendus par “oui, bon, on va pas en faire les meilleurs carburants du genre : une thèse”. Effectivement, se naïveté, provocation, chicaneries perdre en circonvolutions verbales hardcore, guitares souffre-douleur, à propos de Fidlar relève cavalcade rythmique et fronde du non-sens absolu. Les avis mélodique. De fait, on ne s’étonnera de pédagogues et les regards pas de trouver au cœur de ce d’anthropologues portés sur leurs premier album un authentique titre hymnes goguenards et efflanqués, inédit des Ramones, comme si les quatre Pieds Nickelés de Joey ou Dee Dee en personne Los Angeles s’en moquent comme avaient secoué le berceau de Zac de leur première roue de skateCarper et de ses potes un peu trop board. Leur nom, déjà, acronyme près du mur du son. La chanson d’un rugueux “Fuck it dog life’s en question s’intitule LDA et reprend a risk”, sorte de cri de guerre des d’autorité le flambeau binaire casse-cou du sport extrême des escouades légendaires. californien, sent la blague potache C’est aussi ça, Fidlar : faire et le je-m’en-foutisme assumé. les poches des aînés pour mieux Soupçons confirmés dès s’en affranchir, insuffler l’air les premières mesures du disque du temps en bravant les futurs et d’un Cheap Beer sans pudeur bouchés. Une pure réjouissance ni retenue. On y cause d’emblée punk, en somme. Jean-Luc Manet de chaude Pils éventée, de filles fidlar.tumblr.com dans le zig, de street-punk dans le zag, de tout ce qui peut faire pétiller la crise et sonner l’heure de la récré pour un rock’n’roll devenu bien trop sérieux ces dernières années. Enfin, des cancres lui redonnent ses élémentaires droits à la futilité et à la crudité.

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Interzone 3ème Jour Intervalle Triton/ L’Autre Distribution

Retrouvailles fertiles entre l’ex-guitare de Noir Désir et un oud venu du ciel. L’un (Khaled AlJaramani) met à profit sa virtuosité à l’oud, riche de sa formation académique syrienne, pour croiser ceux qui refusent le carcan d’une tradition musicale particulière (tel son compatriote le chanteur Abed Azrié). L’autre (Serge Teyssot-Gay), après avoir contribué à l’une des pages les plus émotionnelles du rock français, décide de transférer son jeu vibratile vers un royaume inventé. Ainsi, la troisième et très riche levée des aventures d’Interzone n’est ni du rock, ni de la world-music, mais peut néanmoins revendiquer la tension du premier et la fantaisie poétique de la seconde. Le tourbillon hypnotique qui habite ces sept pièces, acoustiques ou électriques, tendues ou recueillies, se nourrit avant tout de cette liberté d’écoute (de l’autre) qui interdit toute prééminence mais valorise la complémentarité des talents et des sensibilités. Ici, la mort s’invite parfois, l’amour souvent, sur un tempo qui fuit le binaire mais réjouit l’imaginaire. C’est le free-rock pour grands espaces – l’aventure est au coin du rêve. Christian Larrède

JF. Julian

Waiting for Spring

le single de la semaine La Femme La Femme ep Barclay/Universal

Mrs. Magician Strange Heaven Swami Records Ces Californiens signent le disque pop sixties de 2013. Comme le nom de leur groupe ne le laisse pas penser, aucune fille n’est à la tête ou ne fait partie de ce génial quatuor, responsable de ces treize pépites pop, surf et garage un brin psychédélique. Parfois proches des Black Lips, ils cultivent leur côté sales gosses avec des titres drôles et barrés (I’m Gonna Hangout with the Lesbians Next Door & Drop Acid ou le génial There Is No God) ou en braillant, sur le tubesque Dead 80’s, “Fuck the world ! Fuck the law ! Fuck the kids ! They have it all”. Ces Californiens ont bien appris leur manuel de savoir-mal vivre et l’appliquent tout au long du disque : des refrains accrocheurs, de braves mélodies, quelques ballades et une durée moyenne de deux minutes trente par chanson – du vrai rock’n’roll en somme, produit par John Reis, leader des mythiques Rocket From The Crypt. Sur une photo, ils refont la pochette du Pet Sounds des Beach Boys. Ça s’écrirait Bitch Boys. Stéphane Pinguet www.facebook.com/mrsmagicianmusic en écoute sur lesinrocks.com avec

Premier ep des fougueux et dingos La Femme pour une major : sans compromis. Pendant des annnées, La Femme fut une ado dissipée, une promesse sur l’avenir contrariée par un je-m’en-foutisme et une indocilité élevés en arts martiaux. Avec beaucoup plus d’attitude que d’aptitudes, Marlon et ses troupes aléatoires laissaient pourtant apercevoir un ton, une audace, une énergie et une extravagance qui ne demandaient qu’à se structurer un peu. Au fil des concerts et des maquettes de 2011, le groupe rangea son bazar, canalisa sa fougue, mais paradoxalement sans tamiser son feu sacré, sans apprivoiser sa folie douce. Ce premier ep pour une major témoigne de cette mutation, de cette maturation qui permet au groupe yé-yé une complexité neuve : comme par exemple d’oser ces alliages alambiqués entre euphorie et spleen, paillettes et crasse, pop gainbourgienne et fuck-surf défoncé. Une Femme libérée. JD Beauvallet www.facebook.com/ lafemmeressort

concerts le 22 février à Honfleur, le 15 à Cavaillon, les 27 et 28 à Paris (Studio de l’Ermitage), le 5 mars à Martigues, le 8 à Draguignan… www.sergeteyssot-gay.net 86 les inrockuptibles 6.02.2013

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Ambitieux jusqu’à la démesure, les Écossais lâchent les chevaux. De quel charme ce copieux double album (vingt refrains, de quoi intimider jusqu’aux laudateurs de la power-pop du trio écossais) est-il le nom ? Le groupe, jadis praticien d’un metal-punk iridescent, a manifestement souhaité apporter un minimum de subtilité (un premier acte dépressif, un deuxième volet plus optimiste, mais l’évolution reste ténue) à une musique que l’on confine plus souvent qu’à son tour désormais à une attraction de stade, n’hésitant pas à adjoindre à sa marque de fabrique roborative (riffs péremptoires et chœurs mâles) quelques subtilités rayonnantes : ensemble à cordes, cornemuses ondoyantes, harmonies celtes ou harpes en grappe. Comme on n’est pas chez Muse, on évite l’exhibitionnisme agressif, et comme Biffy Clyro n’a pas compris que le rock était moribond, on se ménage quelques beaux moments excités de binaire culotté. En ce sens, Opposites fait le boulot, et ce n’est déjà pas si mal. Christian Larrède www.biffyclyro.com

Nightlands Oak Island Secretly Canadian/Pias Faite de bric et de broc, la dream-pop au lait chaud d’un Américain noctambule. llongé dans une salle de bains, les et le rythme des alcôves romantiques mains décharnées par trop de bricoles (Born to Love) au brouhaha des refrains semées à la gratte, entre la douche lisses et sans faute. Après Forget the et le pommeau, Dave Hartley aurait Mantra, son premier jet solitaire, Oak Island pu finir plombier, venant au secours joue de ses imperfections pour mieux des tuyauteries musicales mal fagotées. pénétrer l’âme, colportant l’image Dépanneur en solo comme en groupe, avec d’un savant aux doigts d’or, hirsute affamé The War On Drugs, voluptueux collectif de paisibles bourrasques soufflées charpenté dans les collines de Pennsylvanie, dans un studio de fortune. Romain Lejeune l’hurluberlu préfère les échos des chambres de bonne (So Far So Long), la vague des www.nightlands.us synthés sinueux (I Fell in Love with a Feeling) en écoute sur lesinrocks.com avec



livre

Jean Gab’1 Sur la tombe de ma mère Don Quichotte Livre étonnant du rappeur uppercut et cartoon, la gouaille Audiard intacte. n 2003, un rappeur au blase de tonton flingueur sortait un des disques les plus touchants de la décennie. Un album de titi à l’ancienne qui déroulait une vie pas drôle en un long poème bétonné, fustigeant au passage la scène française dans J’t’emmerde, resté comme une plaie ouverte. Dix ans après le son, voici le texte : papa qui bute maman dans un parking, la DDASS, la fratrie dispersée, la haine du père et la rage au ventre. P’tit Charles enchaîne sur une carrière de loulou à Paname, errant dans ce qui deviendra le milieu du rap français, puis glisse sur Berlin pour y braquer bijouteries et supermarchés en récoltant des années de placard et un paquet d’ennuis sentimentaux. Le retour en France se fait au milieu d’enfants éparpillés et de rappeurs auxquels il tire accessoirement un billet, tout en découvrant, précisément, le rap. Sur la tombe de ma mère est un stage au cœur du chaudron, un roman amer et brut qui évolue loin de la gloriole des gangsters de studio. Pourtant, l’auteur n’en fait pas

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Sophie Daret

Opposites 14th Floor/Pias

Catherine Maloney

Biffy Clyro

une affaire, trop conscient des retours de bâton, des larmes en cellule et des sacs d’amitiés foireuses qu’il expose sans fard. Et quel langage ! Jean Gab’1, c’est un peu Audiard avec une pétoire, la puissance d’un patois désuet doublée d’un aplomb punchlinesque qui font de lui un personnage de cartoon, un Cyrano noirci, entêté mais touchant, à la fois libre et enchaîné ; et qui ne cache d’ailleurs pas son envie d’en finir, en dépit de quelques rêves qui subsistent. Thomas Blondeau www.donquichotte-editions.com

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dès cette semaine

Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Alela Diane 21/3 Paris, Cigale

Fireworks ! Festival du 13 au 24/2 à Paris, avec Dan Deacon, Melody’s Echo Chamber, Fidlar, SBTRKT (DJ), Doldrums, etc.

Lou Doillon 25/2 Paris, Trianon Eels 24/4 Paris, Trianon Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Everything Everything 8/3 Paris, Flèche d’Or

festival Assis ! Debout ! Couché ! du 22 au 24/2 à Nantes, avec Chassol, Neil Halstead, Zombie Zombie, Arlt, etc.

Foals 23/3 Lyon, 25/3 Paris, Olympia, 26/3 Lille Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia

La Route du rock : collection hiver du 13 au 17/2 à Rennes et à Saint-Malo, avec Jason Lytle, Melody’s Echo Chamber, Lou Doillon, Lescop, etc. Les Envolées 13/2 Paris, Cigale, avec The Popopopops, Wave Machines et Tahiti 80 Les Nuits de l’alligator du 5 au 26/2 à Paris, Maroquinerie et dans toute

en location

la France, avec Gallon Drunk, Wovenhand, Mama Rosin, etc.

Christopher Owens 7/3 Paris, Flèche d’Or

Lianne La Havas 19/2 Paris, Trianon

Owlle 6/2 Lyon

Local Natives 5/3 Paris, Trabendo The Lumineers 7/3 Paris, Trianon, 9/3 Tourcoing Major Lazer 25/4 Paris, Bataclan Nick Cave & The Bad Seeds 11/2 Paris, Trianon

Palma Violets 5/4 Paris, Flèche d’Or Poliça 15/3 Paris, Trabendo Sixto Rodriguez 4/6 Paris, Zénith, 5/6 Paris, Cigale Yan Wagner 13/2 Tourcoing, 15/2 Saint-Malo, 7/3 Nantes, 22/3 Paris, Nouveau Casino

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Mark Allan

1995 1/3 La Rochelle, 15/3 ClermontFerrand, 16/3 Marseille, 28/3 Strasbourg, 29/3 Lyon, 19/4 Paris, palais des Sports Aline 7/2 Orléans, 9/2 Lyon, 13/2 Rouen, 19/2 Tours, 21/2 Paris, Café de la Danse, 22/2 Toulouse, 29/3 Reims, 30/3 Laval Alt-J 24/2 Paris, Trianon, 25/2 Paris, Cigale Angel Haze 28/2 Paris, Social Club A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan Baden Baden 26/2 Paris, Café de la Danse Beach House 22/3 Paris, Cigale Bloc Party 20/2 Paris, Zénith Jake Bugg 4/3 Paris, Trianon Rodolphe Burger & Olivier Cadiot 14/2 Paris, Gaîté Lyrique, 22 & 23/2 Paris, BNF, 26 & 27/2 Paris, Centre culturel suisse John Cale 8/2 Marseille, 9/2 Dijon, 12/2 Paris, Trabendo, 14/2 Angoulême, 15/2 Le Mans, 16/2 Saint-Malo Chateau Marmont 7/2 Paris, Nouveau Casino CocoRosie 8/3 Paris, Pleyel Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Concrete Knives 19/4 Paris, Trianon Dan Deacon 15/2 Paris, Maroquinerie

Dinosaur Jr. 6/2 Paris, Trabendo

Fauve 14/2 Paris, Nouveau Casino

nouvelles locations

Sahara Soul (Sidi Touré, Tamikrest, Bassékou Kouyaté) le 29 janvier à Paris, Gaîté Lyrique Bon timing, ça : un concert de trois groupes maliens à Paris, quand l’armée française libère le Nord du pays de l’occupation islamoterroriste. Affiche hautement symbolique, mais qui ne saurait tourner au meeting politique. Pour le premier morceau, les leaders des trois groupes jouent ensemble : la guitare folk de Sidi Touré, la guitare électrique d’Ousmane Ag Mossa (Tamikrest) et le n’goni de Bassékou Kouyaté s’entendent très bien et rappellent d’emblée que la diversité musicale est la plus grande richesse du Mali. Puis le groupe de Sidi Touré, chanteur originaire de Gao et labellisé “sahel folk”, attaque avec sa musique acoustique ardente, “blues de retour au bercail” en souvenir d’Ali Farka Touré. Plus au Nord, de la région de Kidal, les Touaregs de Tamikrest déroulent ensuite leurs volutes de blues hypnotique, de plus en plus planant. La suite logique du folk sahélien et du blues psyché touareg, c’est le rock’n’roll malien, réinventé par Bassékou Kouyaté dans une forme à la fois primitive et neuve. Une affaire de famille (sa femme et ses deux fils sont sur scène) et une formation tout-terrain inédite : quatre joueurs de n’goni en ligne, une chanteuse supersonique, des mélodies qui crépitent, des riffs insensés, un show explosif comme une revue soul américaine de l’âge d’or. Les musiciens ont remercié la France pour son intervention ; la France les remercie pour cette soirée. Stéphane Deschamps lire aussi les interviews des trois musiciens pp. 18-19 6.02.2013 les inrockuptibles 89

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Notre-Dame du Bronx Fruit de trente années d’écriture, le premier recueil de nouvelles de Don DeLillo radiographie le malaise middle-class et les improbables miracles de l’Amérique moderne.

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’une île des Antilles à un multiplexe de Manhattan, et de 1979 à 2011, les rêveurs à la dérive qui peuplent le premier recueil de nouvelles de Don DeLillo croisent, observent et étiquettent une foule de silhouettes, toutes campées en quelques formules définitives. Défilent ainsi une économiste du bloc soviétique, un père divorcé, drogué et kidnappeur, une étudiante en troisième cycle, un vieux Russe dont le fils enseigne dans une fac du nord de l’État de New York, une épouse vengeresse et une cinéphile maigrichonne qui vit avec sa sœur aînée et sa famille. Bien que dotées d’une indiscutable existence physique, ces personnes ont en commun de toutes devoir leur statut social à la seule imagination des narrateurs ou de leurs interlocuteurs : dans L’Ange Esmeralda, la notion d’identité est tellement floue, fluctuante et sujette à caution que le personnage le plus enraciné dans la réalité est paradoxalement un ange en devenir. Pour les fidèles de DeLillo, Esmeralda est une vieille et inoubliable connaissance. Trois ans après avoir fait l’objet de la nouvelle qui donne aujourd’hui son titre au livre, le viol, l’assassinat et l’apparition post mortem de cette enfant sauvage du Bronx devaient nourrir l’ultime chapitre d’Outremonde. Prises isolément ou intégrées (à de menues modifications près) à ce médusant chef-d’œuvre de 1997, ces pages comptent parmi les plus émouvantes

DeLillo, émule de Victor Hugo ? Comme celle de Notre-Dame de Paris, l’Esmeralda de DeLillo vit dans une cour des miracles peuplée d’artistes et de truands. Mais au lieu de périr comme son ancêtre littéraire sur le gibet, cette fille d’une mère junkie finit jetée du haut d’un immeuble, sans que les efforts de deux nonnes (sœur Edgar et sœur Gracie, en écho à la sœur Gudule d’Hugo) ne suffisent à l’arracher à son destin. Le sort parallèle des deux héroïnes témoigne de la capacité de la tragédie romantique à susciter l’émotion jusque dans le roman le moins traditionnel.

qu’ait signées DeLillo. En remettant au goût du jour la tragédie de l’innocence condamnée, en orchestrant sur un panneau publicitaire la rencontre de l’ironie la plus grinçante et du mysticisme le plus troublant et en déployant toutes les ressources lyriques de sa prose, le maître américain de l’obliquité y jumelle la jungle du Bronx et celle de Rudyard Kipling (Esmeralda Lopez ayant la silhouette fuyante d’une sœur de Mowgli qui aurait grandi dans un cimetière de voitures), faisant jaillir de ce concentré de déréliction des envolées glaçantes : “Ismael Munoz et son équipe d’artistes en graffitis venaient peindre un ange du souvenir chaque fois qu’un enfant mourait dans le quartier… Edgar déchiffrait des inscriptions évoquant la tuberculose, le sida, des coups et blessures, une fusillade de rue, des problèmes sanguins, la rougeole, l’absence de soins et l’abandon à la naissance – jeté dans un vide-ordures, oublié dans la voiture, déposé dans un sac en plastique le soir de Noël.” À la fois élégiaque et caustique – la pornographie de la misère attire dans le Bronx des cars de voyeurs, venus prendre des photos d’un lopin de quart-monde situé à quelques longueurs de téléobjectif de Manhattan –, l’écriture fait ici une entorse notable à l’éthique de l’ambiguïté dont témoignent les autres nouvelles du recueil, ajoutant une touche de réalisme figuratif à la palette d’un romancier dont

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en marge

Hopper en lettres

Mimmo Frassinetti/AGF/Leemage

Cinématographique, la peinture d’Edward Hopper ? Elle est pourtant omniprésente dans les rayons des librairies.

DeLillo orchestre sur un panneau publicitaire la rencontre de l’ironie la plus grinçante et du mysticisme le plus troublant l’œuvre est parfois à l’art du dialogue ce que celle de Picasso est à celui du portrait. Ayant lui-même grandi dans le Bronx, l’écrivain réserve à la population multiraciale de son quartier d’origine son sens de la compassion et le réconfort de la croyance. Dès que resurgissent les héros petits-bourgeois, blancs et perclus de manies avec lesquels ses romans nous ont familiarisés, l’ironie, l’opacité délibérée et la verve épigrammatique reprennent le dessus. Chez DeLillo, la parole a moins pour fonction de communiquer avec autrui que de prendre l’ascendant sur lui, cette mécanique de la déstabilisation subreptice – laquelle s’exerce simultanément aux dépens du lecteur – entraînant une sentiment de malaise diffus, qu’amplifient en arrière-plan des menaces s’échelonnant des répliques d’un séisme (“L’Acrobate d’ivoire”) à un cataclysme financier (“Le Marteau et la Faucille”), en passant par l’ombre tenace du terrorisme européen (“Baader-Meinhof”) et les conflits du futur (qui, dans “Moments humains de la Troisième Guerre mondiale”, débouchent sur une

formule d’un humour géopolitique particulièrement laconique : “La mise au ban des armes nucléaires a rendu le monde plus sûr pour la guerre”). Entre artificialité des postures (“Je n’étais là que depuis deux mois et j’essayais encore de me figurer qui je voulais être dans un tel cadre”) et archaïsme des terreurs (à deux reprises, la crainte d’une agression sexuelle plane sur les intrigues), les héros déphasés de DeLillo s’accrochent pour se rassurer à leurs propres fictions, qui, reposant sur des intuitions erronées, élargissent en fait le fossé les séparant d’eux-mêmes comme des autres et font de la plupart de ces nouvelles de noires comédies des erreurs. En auscultant ainsi une culture de l’isolement solipsiste et de l’illusion, DeLillo inscrit le doute au cœur même de la civilisation du millénaire naissant, mais offre simultanément à ses laisséspour-compte l’hypothèse d’un miracle – un domaine dans lequel il est lui-même expert, sa malice, sa maîtrise des rythmes et des rites langagiers et son intransigeant sens du mystère se conjuguant pour faire de cet éternel censeur de l’Amérique l’un de ses plus notoires enchanteurs littéraires. Bruno Juffin L’Ange Esmeralda (Actes Sud), traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Véron, 256 pages, 21,80 €. En librairie le 14 février

L’exposition consacrée à Edward Hopper au Grand Palais vient de fermer ses portes mais la visite continue ailleurs, par exemple dans les librairies, sur les couvertures des livres – une pure exposition “à livre ouvert”. Le catalogue de Hopper s’expose à la surface des romans, qui rendent à son geste pictural tout ce que les mots des écrivains lui doivent : une mise en forme plastique de leurs propres émois. Il y a entre les peintures de Hopper et les écrivains une affinité élective qui pourrait donner, par son effet d’accumulation, l’impression d’une forme de conformisme de la part des éditeurs. Se contenter d’un motif hopperien peut ainsi sembler un peu facile, comme si la beauté classique de ses toiles suffisait à exciter la curiosité des lecteurs. Mais cette vogue suggère surtout que le monde de l’écriture trouve dans ses motifs picturaux sa plus juste allégorie. Des grands romanciers américains – Carver, Brautigan, Lurie, Bellow, Steinbeck… – aux classiques français – Camus, Claudel –, sans parler des auteurs d’aujourd’hui – Philippe Besson, Joël Dicker, Michaël Foessel… –, les auteurs y trouvent leur compte. Ou leur conte. Parce que Hopper, plus qu’un peintre hanté par les images de cinéma (hanté en retour par lui) comme on le dit souvent, est d’abord un peintre “littéraire” : ses images sont comme des invitations à écrire. La peinture de Hopper préfigure, éclaire et projette en même temps l’acte d’écrire. Ses situations, ses ambiances, ses personnages, ses thèmes – la solitude, l’attente, le mystère d’une présence-absence, l’intériorité… – nous rappellent que nos vies sont des romans habités de mystères et de lumières désolées.

Jean-Marie Durand 6.02.2013 les inrockuptibles 91

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Ciné-Roman

Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961)

Parmi les nombreuses citations cinéphiles du texte, de Fellini à Buñuel, Antonioni ou Pasolini, Roma/Roman se réfère constamment à L’Année dernière à Marienbad. Le chef-d’œuvre d’Alain Resnais réalisé en 1961 et scénarisé par Alain RobbeGrillet marque la rencontre entre deux révolutions en cours, la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman. Dans Roma/Roman, le long métrage tourné jadis par Adrien s’intitule Ciné-Roman (en hommage au sous-titre du livre que Robbe-Grillet publia chez Minuit à partir de son scénario) et les références au film de Resnais sont omniprésentes : du décor (la “longue et majestueuse enfilade de salons”) à la gestuelle de l’héroïne, ses “bras allant d’avant en arrière, ainsi que le faisait Delphine Seyrig”.

retour à Marienbad Une ancienne actrice rejoint à Rome le cinéaste qui l’a follement aimée. Philippe de la Genardière rend grâce au cinéma européeen en faisant revivre un trio amoureux sur un ton très Nouvelle Vague.



lle aurait dû être la nouvelle Delphine Seyrig. Réinventer la grâce incendiaire de Monica Vitti, d’Anita Ekberg… Pourtant, Ariane, une psychanalyste quadragénaire parisienne, a depuis longtemps renoncé à ses ambitions d’actrice. L’ancienne starlette est une “femme ordinaire”, à rebours de cette ancienne version d’elle-même : une “petite icône en carton-pâte”, une “jeune créature endiablée” au formidable “ascendant sexuel”. Il y a vingt ans, Ariane a tenu son unique rôle dans un film tourné à Rome, sous la direction d’un réalisateur tyrannique mais fou d’elle, Adrien. Roma/Roman raconte leurs retrouvailles à la Villa M., autour d’une soirée hommage à son ancien pygmalion. Sont également présents Jim, son partenaire de jeu et ancien amant devenu écrivain, et le chauffeur de l’équipe, un ragazzo à la beauté insolente. Sur un ton très Nouvelle Vague, dans cette villa qui pourrait être celle de L’Année dernière à Marienbad, Philippe de la Genardière fait émerger ce qui tient autant de la ronde amoureuse que du jeu de massacre. Confrontés aux vieilles rancœurs, ces héros coincés dans leur intériorité – bien qu’ils soient sommés d’en sortir par un narrateur qui les interpelle constamment – soldent leurs comptes tout en mesurant l’outrage du temps fait à leur corps, leur jeunesse et leurs idéaux. À travers la triangulation amoureuse, Roma/Roman souligne les ressorts impurs de tout désir de cinéma (de création) : une somme de démons appelés aussi jalousie, frustration, névrose, amertume, qui ont guidé les chassés-croisés autrefois amoureux des personnages. De la torture psychique au transfert, de la perversion à l’extase masochiste, Ariane, Jim et Adrien ont cédé à l’attraction vénéneuse d’un idéal artistique

– attraction souvent confondue avec leur propre vanité et désir d’autoglorification. Obsédé par “la beauté féminine”, ces déesses qui “crevaient l’écran”, de Marilyn à Ingrid Bergman, Jeanne Moreau ou Jean Seberg, Adrien traque l’“archange de l’an 2010” avec le sentiment de produire des films tués par leur trop grande sophistication. Ariane, elle, ne fait pas un geste sans imaginer l’objectif d’une caméra derrière elle, un “Dieu”, “cet homme invisible et double de vous-même”, le narcissisme de l’actrice constituant la conséquence logique d’un univers d’hommes fantasmant, filmant et iconisant la femme – monde phallocrate par essence que l’héroïne a préféré fuir. Philippe de la Genardière a écrit un roman magnétique, affilié aux beautés obsédantes de l’imaginaire cinéphile. À l’instar de Rome, la ville-musée, les personnages sont prisonniers d’un réseau de signes, de représentations cinématographiques auquel renvoie immanquablement le réel. Les spectres du cinéma moderne ont pris possession de la ville éternelle : ils hantent chaque piazza, chaque belvédère ou escalier. De quoi nourrir cette ode au cinéma moderne d’un maniérisme leste et languissant. Emily Barnett Roma/Roman (Actes Sud), 320 pages, 21,80 €

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la banalité du mall À travers un parcours dans l’espace urbain et le temps de l’histoire, Marc Berdet met en évidence l’accomplissement de la logique capitaliste dans le développement de la ville-marchandise. ous les pavés, la plage”, clamait-on auteurs comme Bruce Bégout ou Mike Davis. en 1968 ; “sous les pavés, le capital”, Les “malls” sont aujourd’hui “des rébus pourrait-on avancer aujourd’hui qui amalgament des éléments de la réalité avec le sociologue Marc Berdet, extérieure, l’intérêt d’une classe dominante et qui se livre à l’archéologie de l’inconscient de toutes les classes”. Dans ces la “ville-marchandise” dans son essai enfers, paradis du kitsch, l’individu, absent à Fantasmagories du capital. Prolongeant lui-même, se transforme en consommateur le concept esquissé par Walter Benjamin impulsif au gré des charmes du décor. dans Paris, capitale du XIXe siècle, L’architecture “fun”, “mixte de mythes l’auteur redéfinit ces “fantasmagories” marchands et de marchandises mythiques”, comme des “lieux clos saturés d’imaginaires”, a gagné le monde entier. Même dans tous des “rêvoirs collectifs communs”. les vieux quartiers européens, de Londres Au fil de ses errances urbaines, dans (Covent Garden) à Paris (Bercy Village), l’histoire et le présent, des premiers grands le passé et le futur s’enchevêtrent magasins parisiens aux “shopping-malls”, dans un présent insignifiant. Partout l’auteur traque le social sous la pierre, le vrai et le faux s’emmêlent de plus “la topographie anthropocentrique sous en plus dans un banal monde synthétique. la topographie architectonique”. L’histoire Les États-Unis ont consacré dans de l’espace urbain est pour lui “celle les dix dernières années 40 % de leurs d’une mobilisation toujours plus structurée dépenses de renouvellement urbain de nos désirs intimes par l’architecture”. à ce type de malls ! Le “matérialisme Le Paris d’Haussmann forme ainsi topographique” ici déployé offre un cadre un modèle de collusion entre urbanisme d’analyse éclairant de nos imaginaires hygiéniste, capital industriel et pouvoir sociaux et politiques, “à condition d’entendre autoritaire : “un poème épique revu matérialisme comme une contextualisation par un professeur de grammaire”, selon historique des phénomènes sociaux, un observateur de l’époque. La réussite et topographique comme l’échelle locale où du texte de Berdet tient à la symbiose entre s’enchevêtrent visions réelles et imaginaires un soin précis porté au cadre architectural de l’espace urbain”. La logique du capital et un regard plus anthropologique. a trouvé dans les tristes méandres de la Déchiffrant ces espaces “comme ville-marchandise l’espace emblématique on interprète un rêve”, Marc Berdet s’attarde de son empire. Jean-Marie Durand en particulier sur la “végasisation” du monde contemporain – en référence Fantasmagories du capital – L’invention à la capitale du jeu –, déjà identifiée par des de la ville-marchandise (Zones), 270 pages, 22 €

Bill Dwyer

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Hélène Lenoir La Crue de juillet Minuit, 160 pages, 14,50 €

Ezra Miller dans We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay (2011)

crash test Dans son troisième roman, Christophe Carpentier suit l’itinéraire destructeur d’un ado fugueur et serial-killer. Une odyssée violente et nihiliste.

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ue se cache-t-il derrière les portes closes des proprets pavillons de province ? La folie discrète mais réelle de la petite bourgeoisie. Tanguy, fugueur de 18 ans qui vient de passer quatre semaines à errer en forêt, l’apprend à ses dépens. Pour avoir osé frapper à l’une de ces portes, il se fait cruellement molester par deux frères qui le rouent de coups et le fouettent avec un sadisme bestial. C’est Orange mécanique à l’envers. Mais Tanguy a beau être la victime de ce déchaînement de haine, on a du mal à le prendre en pitié. Il émane de lui quelque chose d’inquiétant, une maturité glaçante qu’il doit à “son enfoirée de mère”. Recueilli après son agression par une famille dont la gentillesse “navrante” dissimule un sérieux déséquilibre, Tanguy change d’identité pour devenir Hadrien. Très vite, le confort lénifiant que lui prodiguent ses parents de substitution l’étouffe. Tanguy/Hadrien a besoin de “s’épanouir dans le sordide”, de mettre à l’épreuve sa puissance destructrice. Toujours à la recherche de chocs existentiels, de collisions de plus en plus violentes. Avec ce troisième roman, Christophe Carpentier, auteur venu du milieu de l’art contemporain, nous entraîne dans un voyage au bout de l’enfer et de la morale. On suit Tanguy dans son odyssée furieuse, qui le mène de la banlieue parisienne à Dijon, de Chamonix à El Ejido, en Andalousie, point de chute désertique pour sans-papiers. À chaque étape, Tanguy change de nom et même de visage. Mais cela ne modifie pas ce qu’il est vraiment :

un assassin doublé d’un matricide. Épopée nihiliste, Le Culte de la collision alterne scènes d’action et méditations métaphysiques. Lorsqu’il se retrouve en pleine nature, dans la forêt ou sur les cimes enneigées, Tanguy fait “l’autopsie de ses pulsions de mort”, ausculte ses crimes sans châtiments. Les rêveries d’un serial-killer solitaire, malsaines et paranoïaques. Habité par un idéal presque survivaliste, comme si pour lui la fin du monde était déjà advenue, Tanguy se met sciemment en danger, affronte des conditions extrêmes – le froid, la faim –, lancé dans une quête de soi éperdue. Est-il un “bon sauvage” perverti par la société et par une mère malade et obsédée par le choc des civilisations, ou bien est-il un tueur-né ? Sans jamais trancher, Christophe Carpentier regarde son personnage tomber, s’enfoncer toujours un peu plus dans les abîmes du mal. Et le lecteur assiste à cette chute vertigineuse, à la fois fasciné et pétrifié. Même si quelques facilités d’écriture viennent parfois en amoindrir l’impact, la force de choc de ce Culte de la collision, roman crash-test qui éprouve ses propres limites, secoue profondément. Élisabeth Philippe Le Culte de la collision (P.O.L), 288 pages, 16 €

Pâmoison amoureuse dans une bourgade allemande. Une très belle flânerie durassienne. En plein cœur de l’été, une femme seule, Thérèse, passe quelques heures dans une ville allemande. Elle est venue dans l’espoir d’interviewer une sommité de l’art, un dénommé Will Jung, trop souffrant pour la rencontrer. Mais un autochtone fringant va se charger de modifier le cours de son existence… Après deux livres pris dans les griffes de la famille (La Folie Silaz, Pièce rapportée), Hélène Lenoir creuse une échappée belle dans l’inconnu. Matérialisé par la ville étrangère, l’anonymat s’ouvre à une héroïne à bout de souffle, de vie, tandis qu’autour d’elle le réel vacille sous le coup d’un fait divers : la noyade d’une mère tchétchène et de son enfant dans le fleuve. Faisant coïncider crise intime et catastrophe universelle, Lenoir forme une déambulation éminemment durassienne, entre la rivière et les institutions culturelles de la ville. Douce et triviale, confuse et hallucinée, la balade se concentre sur l’extase amoureuse proche d’une fascination morbide : on pense à Dix heures et demie du soir en été, cette histoire d’adultère sur fond de crime et de traque estivale… Car ici également, une tromperie a lieu : tromper un homme pour les beaux yeux d’un autre, trahir ses habitudes et tout ce qui nous a fait tenir debout jusque-là. C’est de changement de vie que ce beau roman d’Hélène Lenoir parle. Emily Barnett

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Marlène Dietrich dans Angel d’Ernst Lubitsch (1937)

sorcières bien-aimées Un bréviaire glamour de l’individualisme féminin, de Zsa Zsa Gabor à Tamara de Lempicka. Réjouissant. ourquoi préférons-nous Scarlett ses filles), Tamara de Lempicka, Louise de à Melanie dans Autant en emporte Vilmorin, Marie-Laure de Noailles, Arletty, le vent ? C’est à la suite de cette Madame du Deffand. Actrices, courtisanes, question posée par Woody Allen salonnières, artistes, mondaines, elles qu’un magazine de mode a demandé à ont banni l’ennui de leurs vies à coups de Jean-Noël Liaut un article pour y répondre. riches maris, de traits d’esprit meurtriers, Trois ans plus tard, Liaut en a fait un petit d’intelligence étincelante. Moins attendu, bréviaire de l’individualisme au féminin, le chapitre sur trois décoratrices – Dorothy un petit livre léger, prétexte pour celui qui Draper, Sister Parish et Nancy Lancaster – publia un livre consacré aux excentriques, qui firent plier le monde à leurs désirs Les Anges du bizarre, et un beau portrait de en le redécorant. l’égérie de Lucien Lelong et Jean Cocteau, Alors, pourquoi les hommes préfèrent-ils la princesse russe Natalie Paley, Scarlett à Melanie ? “Les hommes de passer en revue les femmes qu’il aime. adorent les défauts d’une Scarlett pour Esthète et femme d’esprit, “pire que la simple raison que ses caprices jolie” devenue icône de style par la force et le climat d’incertitude qu’elle entretient de son extravagance, arriviste… la garce, leur donnent l’impression d’être plus selon Liaut, est avant tout une femme vivants.” “J’aime le sexe et le sexe m’aime”, aux commandes d’elle-même, quitte disait Joan Crawford. Le mot “garce” à passer, parfois, aux commandes des peut néanmoins gêner pour son petit côté autres, notamment des hommes. “À ses désuètement machiste. Disons que Liaut yeux, la frivolité est une électricité, une fait plutôt l’éloge de ces “irrégulières” source d’énergie et de créativité, puisque la qui pimentèrent la littérature, les arts garce se fait l’artiste de sa propre présence.” et le cinéma. Une allure folle et un courage La “GG” (la “garce glamour”) se à toute épreuve – preuve que le panache réinvente et sait user de tous les artifices n’est pas qu’un attribut masculin. Nelly Kaprièlian – et Liaut de faire à travers elle un éloge éloquent du dandysme au féminin. On croisera Marlène Dietrich, Joan Crawford, Éloge des garces de Jean-Noël Liaut (Payot), 128 pages, 13,50 € Bette Davis, la famille Gabor (Zsa Zsa et

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Catherine Hélie/Gallimard

François Bégaudeau

Raphaël Enthoven

que de la gueule ! Dans leurs derniers livres, Raphaël Enthoven et François Bégaudeau parlent d’eux et donnent leur avis sur tout, même quand ils n’ont rien à dire. Ils font leurs intéressants. À défaut de l’être. l’école primaire, on les Mais, habité dès son plus au ressassement – le foot appelait les “crâneurs”. jeune âge par un tenace et le punk-rock en boucle – Souvenez-vous : esprit de contradiction, et à force de vouloir parler ces garçons (car oui, Chouchou aura sa phase de tout – le féminisme, il s’agissait le plus souvent giscardienne à l’âge Jacques Rancière, de garçons) qui la de 10 ans. Il se révèlera Mohamed Merah, Loft ramenaient en classe, même un peu raciste. Story –, il ne dit rien et serraient le poing avec une Heureusement, après ne parle que de lui. Comme jubilation rageuse quand ces moments d’égarement, si François Bégaudeau ils obtenaient la meilleure il rentre dans le droit était toujours ce préado note et vannaient chemin : à gauche. mû par “l’envie de l’ouvrir”. à tout bout de champ. Écrites avec une distance Et s’il se réfère à Nietzsche Insupportables. Plus jeune, à la fois tendre et ironique, en écrivant que “toute François Bégaudeau les premières pages de pensée est l’autobiographie était comme ça. Il l’avoue Deux singes… sont assez de son auteur”, il aurait dans Deux singes ou ma vie drôles mais, comme l’écrit dû saisir que l’inverse politique. Après La Blessure Bégaudeau avec une lucidité n’est pas forcément vrai : la vraie, livre dans lequel qu’il ne s’applique pas toute autobiographie il revenait sur ses émois à lui-même : l’autodérision ne délivre pas une pensée. adolescents, Bégaudeau est le “calcul subtil de Tout livre estampillé poursuit son étude l’immodestie”. Et, pourrait“essai” non plus. Comme autobiographique, mais on ajouter, les plaisanteries Chouchou Bégaudeau, cette fois au prisme de sa les plus courtes sont les Raphaël Enthoven passion pour la politique. meilleures. À détailler par (Loulou ?), le plus beau Le petit François, le menu ses atermoiements philosophe du quartier, surnommé “Chouchou”, idéologiques, à se complaire cherche également a eu la chance d’avoir dans un récit de soi à jouer au plus malin avec des parents communistes. logorrhéique qui tourne son dernier livre, Matière



première. Lui aussi se met en tête de parler de tout : de la carte de fidélité dans les grandes surfaces à la baguette tradition en passant par Lady Gaga, le GPS et les zones fumeurs (il doit se trouver dans une période de sevrage difficile car il est question de clopes environ toutes les trois pages). Bref, Raphaël Enthoven nous fait ses petites Mythologies à lui. “Il ne s’agit pas de descendre jusqu’au monde en simulant l’intérêt qu’on lui trouve, mais de s’en inspirer comme d’une matière première”, se justifie-t-il en préambule. Sauf qu’il ne transforme jamais cette matière première en matière à penser, se contentant d’enchaîner les formules faciles – “Quand on fait la guerre aux bons sentiments, on ne peut pas être tout à fait mauvais”, “Fumer, c’est arrêter de fumer”, “Dieu m’a donné la voie” –  et les lieux communs : Lady Gaga est le nouveau Warhol, on croit être libre mais en fait non. Bon, Chouchou et Loulou, si vous alliez plutôt ranger votre chambre ? Élisabeth Philippe Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau (Verticales), 442 pages, 22 € Matière première de Raphaël Enthoven (Gallimard), 160 pages, 14,40 €

la 4e dimension dans la tête de Susan Sontag En avril paraîtra le deuxième volume du Journal (Christian Bourgois) de l’intellectuelle américaine : son ascension, ses voyages, sa passion pour la Nouvelle Vague, ses lectures (Kafka, Robbe-Grillet, Barthes) et ses amours.

l’enfance de Catherine M. L’écrivaine et fondatrice de la revue Art Press travaille à un nouveau livre autobiographique. Après La Vie sexuelle de Catherine M. et Jour de souffrance, dans lequel elle disséquait sa jalousie, Catherine Millet explorera son enfance.

Salinger sorti de l’ombre Mort en 2010, reclus une grande partie de sa vie, l’auteur de L’Attrape-Cœurs s’était refusé à toute biographie. Shane Salerno et David Shields ont relevé le défi et interrogé près de 150 personnes. Annoncée comme une biographie majeure, The Private War of J.D. Salinger paraîtra en septembre aux USA.

naissance du Tandem Festival Pour sa première édition, le Tandem Festival donne carte blanche à l’écrivain Arnaud Cathrine. Marie Darrieussecq proposera une lecture musicale de ses deux derniers textes Tom est mort et Clèves ; la soprano Natalie Dessay lira Annie Ernaux, et Patrice Chéreau Dostoïevski… du 7 au 10 février à Nevers, tandem.ville-nevers.fr

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Gwen de Bonneval, Hugo Piette Varulf, tome 1 – La Meute Gallimard, 96 pages, 16,50 €

atome sweet atome Un hommage vibrant à l’âge d’or de la SF signé Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse.

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e 18 janvier disparaissait Jacques Sadoul, écrivain, éditeur, amateur de bande dessinée, grand passeur de la science-fiction en France depuis les années 60 – il avait publié notamment Fondation d’Isaac Asimov. Coïncidence improbable, ce même jour est paru Souvenirs de l’empire de l’atome, copieuse BD de SF de Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse et bel hommage au genre que Sadoul a tant aidé à populariser. Souvenirs de l’empire de l’atome se déroule dans les années 50, alors que l’Occident connaît une forte croissance, assouvissant ses rêves de modernité et de progrès. Paul, spécialiste de l’Asie au Pentagone, est entré en contact télépathique avec Zarth Arn, un habitant d’une planète et d’un futur lointains, devenu son ami. Son cas devient célèbre et intéresse un mystérieux spécialiste de l’esprit humain qui travaille pour la Défense. Paul est alors entraîné contre son gré dans des expériences mettant en péril Zarth Arn. Haletant malgré un scénario parfois un peu alambiqué, Souvenirs de l’empire

de l’atome est truffé de références à l’âge d’or de la SF – Zarth Arn est le nom d’un héros d’une série Z italienne, des numéros d’Amazing Stories traînent dans le salon de Paul… Par ailleurs, le récit est inspiré par la vie de Cordwainer Smith (de son vrai nom Paul Linebarger), auteur de SF, universitaire et militaire spécialiste de la guerre psychologique. Comme lui, le héros de la BD, Paul, passe son enfance en Chine et devient un expert de l’Extrême-Orient. Graphiquement, l’album est remarquable. Le dessin limpide et gaiement coloré d’Alexandre Clérisse célèbre la modernité des années 50 en s’inspirant de leur esthétique – plus encore que dans les BD de Will et Franquin, évoqués d’ailleurs ici avec humour. Les maisons ressemblent à Fallingwater de Frank Lloyd Wright ou aux villas de Mallet-Stevens. La forme des tables basses, les tissus des rideaux reprennent les motifs et les lignes en vogue à l’époque, et rappellent les sublimes pochettes de disques de jazz dessinées par Jim Flora dans les années 40-50 ou encore les fabuleuses couvertures des magazines scientifiques d’alors (Sciences et vie, Popular Mechanics…) – dont Jacques Sadoul possédait certainement quelques exemplaires. Anne-Claire Norot

Un conte médiéval cruel mais paradoxalement très enlevé. C’est toujours un grand plaisir de retrouver une partie de l’équipe du défunt magazine Capsule cosmique. La réunion de Gwen de Bonneval (qui en était rédac chef) et d’Hugo Piette (auteur) dans ce premier tome de Varulf ne peut donc manquer de réjouir. Le duo crée un Moyen Âge imaginaire et mâtiné de fantastique dans lequel des villageois sont régulièrement agressés et tués par des animaux sauvages. Rapidement, les enfants se rendent compte qu’ils se métamorphosent en bêtes pendant la nuit et qu’ils sont les coupables des crimes. Ils décident de fuir pour éviter d’autres massacres. Dans ce conte initiatique rondement mené où il est question de mort, de survie, de bestialité et de luttes de pouvoir au sein d’un groupe d’ados, les dialogues percutants et drôles contrastent avec la dureté et l’étrangeté du propos. Le dessin clair et épuré d’Hugo Piette contribue également à conférer à cet album un irrésistible charme enfantin. Un conte cruel, mais aux antipodes de la sauvagerie clinquante d’Hunger Games. A.-C. N.

Souvenirs de l’empire de l’atome (Dargaud), 144 pages, 19,99 € 6.02.2013 les inrockuptibles 97

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réservez Quand je pense qu’on va vieillir ensemble Les Chiens de Navarre/ Jean-Christophe Meurisse Point de départ de leur nouvelle création, le sombre opus de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Fini la rigolade ? On peut en douter lorsqu’ils annoncent vouloir “tenter l’expérience spectaculaire de la réconciliation avec soi-même”. On demande à voir ! du 19 au 23 février aux Subsistances de Lyon, www.les-subs.fr

Ubu roi d’Alfred Jarry, mise en scène Declan Donnellan De retour aux Gémeaux, le Britannique Declan Donnellan se lance, avec des acteurs français, dans la farce potache et grinçante d’Alfred Jarry, Ubu roi, dont la cruauté gargantuesque se rejoue inlassablement dans l’actualité internationale. Visionnaire… du 14 février au 3 mars aux Gémeaux de Sceaux, tél. 01 46 61 36 67, www.lesgemeaux.com

retour de flammes Un incendie dramatique inspire un texte sans pitié à l’Allemande Anja Hilling. Stanislas Nordey y trouve prétexte à étudier les rapports entre chocs physique, émotionnel et esthétique.

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ienvenue en enfer… Digne du pitch d’un de ces films gore qui font les délices des ados, le scénario sadique dont se délecte l’Allemande Anja Hilling pour sa pièce Tristesse animal noir ne laisse, dès le départ, aucune chance à ses personnages, entassés dans l’éternel minibus Volkswagen des virées qui tournent au massacre. Tout commence par l’innocent chromo d’un bonheur sans enjeu, celui d’un pique-nique en forêt organisé par trois couples de bobos berlinois. Élargie aux amants et aux ex, cette famille, avec un bébé de 18 mois dans les bagages, s’avère un panel très représentatif de la diversité des branchés œuvrant dans le monde de la culture. “Je voulais rassembler dans la forêt des hédonistes des classes moyennes, précise l’auteur, des gens qui pensent être cultivés et même pleins d’humour, imbus d’eux-mêmes et pourtant sympathiques.” L’innocent barbecue tourne au cauchemar quand une escarbille propage un incendie virant illico presto à la fournaise : l’épreuve du feu d’un piège de flammes qui grille l’enfant tout vif et fait fondre les corps comme de la cire, en ne laissant aux

survivants qu’un avenir désormais réduit à un horizon de cendres. Tournant le dos à l’anecdotique, Stanislas Nordey et son scénographe Emmanuel Clolus questionnent l’énigmatique confrontation entre une poignée d’êtres humains promis au sacrifice et la force dévastatrice d’un feu purificateur. Évitant le réalisme de la sortie en pleine nature, ils se contentent de cadrer un territoire ne relevant que du domaine de l’art. L’hypothèse tient la route s’agissant d’un groupe d’habitués des vernissages. Voici donc le plateau de la Colline transformé en une immense galerie, et nos randonneurs en amateurs d’art confrontés à l’accrochage d’une installation ne comprenant que des très grands formats. De l’immense toile peinte représentant la forêt à la sculpture verticale d’une parcelle de clairière couverte des traces d’un repas, jusqu’au filet d’ampoules incandescentes se transformant en un sol rougeoyant comme un tapis de braises, sans parler du déluge d’une pluie de cendres, tout ici file la métaphore d’un choc artistique pouvant transformer

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côté jardin

les affranchis

Elizabeth Carecchio

Avec Pulsions, mis en scène par Laurent Laffargue, le cirque s’émancipe d’une vision passéiste.

irrémédiablement le cours d’une vie au risque de la carboniser à jamais. Un subtil glissement de sens qui s’accorde à merveille avec l’interprétation des acteurs, figés dans l’immobilisme d’une sidération évoquant un chœur antique. Valérie Dréville, Frédéric Leidgens, Vincent Dissez, Laurent Sauvage et Thomas Gonzalez, pour ne citer qu’eux, sont les magnifiques interprètes de cette partition ramenée à l’os, celle d’une écriture oscillant en permanence entre théâtre et littérature. Pour autant, ce n’est qu’au final que le metteur en scène et l’auteur se retrouvent sur la même longueur d’ondes, puisque l’un des rescapés, qui est artiste, n’a plus d’autre choix pour vivre que de recycler dans l’art les traumas qu’il vient de subir. Et la très cruelle Anja Hilling de conclure avec une ironie glaçante par le pastiche du papier d’un critique d’art consacré à l’exposition de son protégé : “Une ivresse. Un cauchemar. Un sortilège. Fascinant. À couper le souffle. Jours ouvrables de neuf à sept. Les samedis jusqu’à dix. Les dimanches à partir de onze.” Patrick Sourd Tristesse animal noir d’Anja Hilling, mise en scène Stanislas Nordey, avec Valérie Dréville, Frédéric Leidgens, Vincent Dissez, Laurent Sauvage, Thomas Gonzalez, au Théâtre national de la Colline, compte rendu. Les 8 et 9 février à Chambéry

D’abord, signalons que Pulsions, signé de la 24e promotion du Centre national des arts du cirque, est recommandé aux plus de 12 ans, la tenue d’Ève étant jugée déplacée sur nos scènes dès qu’un spectacle s’adresse à tous les publics, ce qui est pratiquement l’essence du cirque. On pourrait en rire mais on s’interroge sur ces précautions qui privent une partie des spectateurs d’une création magistralement réussie et interprétée par dix-sept circassiens au look nature, arty ou bohème, et à la technique épatante. Entre eux et le metteur en scène Laurent Laffargue, on peut dire que le courant est passé et qu’une saine révolte couve dans leurs veines à proportion de leurs talents d’acrobates, funambules, trapézistes, voltigeurs, contorsionnistes et on en passe… À l’heure des manifestations pour ou contre le mariage pour tous et de l’éducation sexuelle sur le net, on ne saurait trop vanter les vertus pédagogiques d’une œuvre qui s’intéresse aux pulsions de la jeunesse, via Le Jardin des délices de Bosch et une dramaturgie fondée sur le thème du masculin/féminin et des sept péchés capitaux, qui ont ici pour noms domination, humiliation, provocation ou encore violence…, sans oublier leurs contrepoints, la douceur ou le désir. Après une intro au trapèze qui déménage sur le Stress de Justice – dont le clip réalisé par le fils de Costa-Gavras fit jaser en son temps –, Pulsions dit avec l’énergie de la jeunesse ce qu’il en coûte de jeter son corps dans la bataille, “sans doute, relève Laurent Laffargue, parce que le cirque porte en lui une force transgressive, qu’il exprime quelque chose de très archaïque de la condition humaine, en ce qu’il se mesure à la pesanteur, à la mort, à la peur…” Pulsions est donc hautement recommandé à tous, n’en déplaise à l’esprit de censure dominant. jusqu’au 10 février à La Villette, Paris XIXe, puis en tournée

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chorégraphie Caterina Sagna Caterina Sagna plus inventive que jamais en ouverture du festival Art Danse à Dijon. Festival du genre téméraire, Art Danse, porté par le Centre de développement chorégraphique Dijon Bourgogne, avait l’accent italien cette saison. Celui d’Ambra Senatore par exemple, qui avec le quatuor foutraque John offrait un réjouissant théâtre d’objets. Des scènes entre prises et reprises, l’humour affleurant sous la grâce – dommage pourtant que la chorégraphe ne fasse pas plus confiance à la danse. Grande sœur transalpine, Caterina Sagna dévoilait elle Bal en Chine. Sous cet intitulé inoffensif, elle inocule un poison violent : la peur de l’autre. Ici, il est chinois mais qu’importe la nationalité. Sagna traque ce mal-être, ces pertes de repères. Un racisme qui ne dit pas son nom. On parle beaucoup dans Bal en Chine, un texte de Roberto Fratini Serafide pas exempt de faiblesses, mais surtout on danse. La Sagna invente une langue chorégraphique riche de jeux de chaises musicales, des portés renversés, des dialogues interrompus. Voir Cécile Loyer dans un “costume” de pantin désarticulé ou Mauro Paccagnella en poupée que l’on habille telle une princesse moderne avant de la bousculer est un bonheur. Cette gravité propre à Caterina Sagna, qui s’accommode du léger, en fait la digne descendante de la comédie sociale italienne. La danse comme prolongement d’un cinéma engagé. Philippe Noisette du 22 au 26 avril au Théâtre de la Bastille, Paris XIe, et en tournée à Toulouse, Belfort, Pau, Cergy-Pontoise, Bezons

Vincent Pontet/Wikispectacle

Bal en Chine

dans l’œil du cyclone Autobiographique et tourmenté, Calme de Lars Norén aborde sans concessions les affrontements familiaux, mais s’avère aussi un troublant hymne à l’amour dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli.



vec le charme désuet de son grand escalier moquetté en rouge sang, ses deux ascenseurs aux antiques cabines de bois et sa grande baie ouvrant sur une terrasse avec vue sur la mer, cet hôtel de vacances a dû connaître des heures de gloire dans un passé lointain. Aujourd’hui, bien qu’en cette belle matinée d’été il fasse déjà 26 degrés, le petit salon cosy de l’accueil a bien du mal à cacher la désolation d’une salle de restaurant où aucun client n’est là pour le petit déjeuner. Provenant du hors-champ de la réserve, une voix implore et peste au téléphone. Immédiatement, on reconnaît Jean-Pierre Darroussin, qui prête sa silhouette à la bonhomie fatiguée d’Ernst, le propriétaire des lieux. C’est lui qui, dès potron-minet et sous les yeux de Martha, la femme de chambre (Delphine Chuillot), cherche par tous les moyens à taper des amis pour régler l’échéance d’un emprunt à honorer en fin de semaine. Rien ne va plus depuis que sa femme Lena (magnifique Christiane Millet) se sait condamnée à court terme par une tumeur cancéreuse, et ce n’est pas la présence de ses fils sous son toit qui arrange les choses. Les deux se détestent comme chien et chat. L’un, Ingemar (Nicolas Pirson), joue à l’homme normal pour éviter de faire face au réel, l’autre, John (Alban Guyon), se prévaut d’un avenir d’artiste entre deux séjours en hôpital psychiatrique.

Datant de 1984, Calme est l’une des pièces les plus autobiographiques de Lars Norén, via le personnage de John dont il fait son miroir. II y revient sur l’univers de son propre quatuor familial. “J’ai écrit cette pièce pendant mes années d’analyse, explique-t-il. Pour moi, une manière de faire ce travail analytique était de marcher à l’intérieur d’un cercle, toujours le même.” Touché par les enjeux de vérité du récit et prenant le contre-pied de la belle scénographie de Gilles Taschet, qui cadre en Cinémascope l’hôtel familial, Jean-Louis Martinelli fait dans la dentelle en travaillant sur une limpide dramaturgie de l’intime. Il met principalement en avant les non-dits du véritable amour qui unit ces quatre-là. Au-delà des prises de bec et des empoignades, la pièce témoigne en une journée d’un dernier été passé ensemble. Avant la vente de l’hôtel et l’éclatement de la famille provoqué par la mort de la mère, c’est en se recentrant sur l’œil même du cyclone de ses tourments personnels que Norén réussit à saisir ces ultimes instants de bonheur, ceux d’un dernier moment de calme avant de se retrouver seul pour affronter les tempêtes de la vie. Patrick Sourd Calme de Lars Norén, adaptation et mise en scène Jean-Louis Martinelli, avec Jean-Pierre Darroussin, Christiane Millet, Nicolas Pirson, Alban Guyon, Delphine Chuillot, jusqu’au 23 février au Théâtre Nanterre-Amandiers, tél. 01 46 14 70 00, www.nanterre-amandiers.com

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RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) coffret Max Linder avec Les Éditions Montparnasse

cinémas Max Linder a révolutionné le cinéma des années 1910 et inspiré tous les grands comiques, de Charlie Chaplin à Jacques Tati et Pierre Étaix. Après une carrière fulgurante, un succès planétaire et une fin tragique, il tomba dans l’oubli jusqu’à ce que sa fille Maud décide de lui redonner la place qu’il mérite. Ses films, enfin restaurés, sont réunis dans ce coffret pour célébrer son génie comique. à gagner : 10 coffrets

L’Atelier volant mise en scène de Valère Novarina, le 19 février au Théâtre Sortie Ouest, Béziers (34)

scènes Un trio patronal fantasque veille sur les destinées de l’entreprise. Monsieur Boucot et sa “crise qui n’est pas sans remède”, Madame Bouche et ses arias, ainsi que l’inénarrable Docteur. Ils règnent sur cette fabrique de matières surtout imaginaires où le verbe passe par tous les états possibles. Car l’instrument réel du pouvoir et de la révolte, c’est lui. à gagner : 5 x 2 places

La Dernière Interview du 7 au 23 février à la Maison des Métallos (Paris XIe)

scènes Ne pas rentrer dans la norme, casser l’ordre, rester irrécupérable même par les causes qu’il aura défendues comme la Palestine ou l’indépendance de l’Algérie : voilà ce qui ressort de la dernière interview de Jean Genet, donnée à Nigel Williams pour la BBC en 1985, quelques mois avant sa mort. C’était le combat de toute sa vie, pas question d’y renoncer. Et, comme à son habitude, Genet inverse les rôles : il devient celui qui pose les questions en même temps qu’il y répond et écrit ainsi sa propre interview. à gagner : 5 x 2 places pour la représentation du 14 février

Katia et Marielle Labèque du 18 au 20 février à la Cité de la Musique (Paris XIXe)

musiques L’idée est née en 2011, lorsque le Kings Place Festival de Londres a invité les sœurs Labèque à fêter cinquante ans de minimalisme. Il ne s’agit pas de retracer l’histoire de ce courant musical, mais de montrer comment il a essaimé dans le rock avant-gardiste et l’electro (on entendra donc des reprises de John Cale ou de Steve Reich), jusqu’à s’y fondre et confondre. à gagner : 20 places pour le concert du 18 février

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fin des participations le 10 février

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histoire(s) de vols L’artiste suisse Marc Bauer ausculte le sujet épineux de la spoliation en matière d’art, des objets volés par les nazis à la politique des musées occidentaux remplis d’œuvres dérobées. Captivant.

vernissages Thomas Bayrle et Matias Faldbakken L’artiste allemand Thomas Bayrle, pionnier de l’art pop version noire, est à l’honneur cet hiver au Wiels. À voir en parallèle, un projet de l’artiste et écrivain Matias Faldbakken, qui revisite un ensemble de sculptures iconiques de l’ère moderniste. du 9 février au 12 mai au Wiels, Bruxelles, www.wiels.org

Samuel Richardot À la galerie In Extenso, le jeune peintre Samuel Richardot développe une esthétique SF inspirée par la bibliothèque de son père. En toile de fond, il présente également une composition de papiers peints découpés. jusqu’au 9 mars à la galerie In Extenso, Clermont-Ferrand, www.inextensoasso.com



’est l’histoire d’un garçon qui, saisi de terreur durant la projection du film Nosferatu le vampire, a une vision de son futur.” C’est sur cette indication que débute le dessin animé de l’artiste Marc Bauer diffusé le 1er février au Centre culturel suisse sur un live du groupe de rock clermontois Kafka. Ça ne s’invente pas. Des milliers de peintures sur Plexiglas qui ont servi à construire cette vidéo d’une demi-heure, qui met en scène les hallucinations macabres d’un jeune garçon traversant la Seconde Guerre mondiale sans rien comprendre à ce qui se joue sous ses yeux, Marc Bauer en a gardé une douzaine, présentées dans une des coursives qui cernent le lieu d’exposition. Réalisées dans un geste rapide (et pour cause), ces planches postexpressionnistes renvoient directement à l’esthétique noire du film de Murnau, diffusé pour la première fois à Berlin en 1922, et qui annonçait le nazisme. Mais ici, plutôt qu’une prémonition, c’est une exhumation que propose cet artiste genevois installé à Berlin. Celle d’un passé longtemps enfoui dont Paris, dans les années 40, fut le théâtre privilégié. Intitulée Le Collectionneur, l’exposition se construit comme un docu-fiction où les principaux protagonistes sont les meubles, ustensiles

de cuisine, vases et tableaux dérobés aux Juifs de Paris. Rassemblés au Jeu de paume et dans d’autres lieux de la capitale à l’occasion de “salons” éphémères au cours desquels nazis et collabos venaient faire leur marché, ces effets personnels “qui font entrer l’histoire intime dans la grande histoire”, comme le souligne Bauer, sont ici consignés au crayon gras ou à l’huile dans de petites natures mortes et sur un ensemble de vases qui accueillent des compositions florales tout droit sorties des années 40 : glaïeuls, œillets… loin des arrivages exotiques de l’après-guerre. Ces collections, fruit d’une spoliation, sont comme des “snapshots”, commente encore Marc Bauer, qui procède tout au long de l’expo au même va-et-vient entre l’Histoire avec un grand H, des références directes à l’Occupation et au nazisme (on trouve par exemple une vue de la salle à manger de l’hôtel Meurice qui servit de QG aux Allemands ou encore une image archétypale d’un camp de concentration) et des détails sur lesquels il zoome sans commentaire et qui en disent parfois plus long sur la démesure de cette période. “Derrière cette histoire se cache celle du pillage en général, la mise à sac de Rome par les barbares m’intéresse tout autant”,

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encadré

Le Collectionneur, deuxième partie : le bal, 2012, collection privée, courtesy de l’artiste

chics banlieues nazis et collabos venaient faire leur marché dans des “salons” éphémères

explique Marc Bauer, qui met ici le doigt sur un sujet largement débattu ces dernières années, notamment à l’occasion de l’épisode controversé de la restitution à la Nouvelle-Zélande des têtes de guerriers maories détenues par la France. Donnant lieu à de nombreux débats et à une petite exposition passionnante au Centre d’art Bétonsalon en 2011, dont les commissaires s’interrogeaient sur la posture des musées occidentaux qui, non contents de remplir leurs collections d’œuvres volées, se permettaient d’exposer et donc de figer des objets ou restes humains sacrés aux yeux d’autres civilisations, ce thème de l’appropriation abusive est aussi au cœur du projet de Marc Bauer. C’est très clair lorsqu’il évoque les biens des Juifs mais ça l’est moins, et c’est ce qui donne du champ à sa proposition, lorsqu’il introduit un extrait de l’album de Tintin, Les Sept Boules de cristal, où apparaît une dépouille inca dérobée au Pérou, la fameuse momie de Rascar Capac, qui portera malheur à ses spoliateurs. En préambule de son expo, Marc Bauer joue lui-même les pilleurs, recopiant à sa manière des chefs-d’œuvre de Duchamp, Dalí ou Picasso, tous réalisés avant 1942 et qui composent l’accrochage idéal d’un collectionneur d’avant-guerre. En mai prochain, au Frac Auvergne, où il sera commissaire invité, il reproduira ce geste afin d’enrichir la collection des pièces d’autres artistes. Vol organisé, le temps d’une exposition. Claire Moulène Le Collectionneur jusqu’au 14 avril au Centre culturel suisse, Paris IIIe, www.ccsparis.com

Dans les quartiers, il existe une peinture qui représente son environnement. Et (se) réinvente à son image. C’est la dernière série de peintures de Philippe Cognée qui nous y a fait penser. Le sujet lui est familier : des tours, des HLM, des grands ensembles peints à la cire, qui une fois chauffée, repassée, dégrade l’image et floute les contours. Cette fois-ci, il prend pour motif des bâtisses de Saint-Denis ou de Tijuana, des immeubles déserts dont la façade s’écaille. Ce que le tableau montre, c’est le double résultat de la peinture (cireuse, chauffée à blanc) et de l’abandon auquel on voue ces zones urbaines. Que Cognée ne soit pas allé sur place et se contente d’images prélevées sur Google Earth n’est pas un hasard et pointe le fait que ces quartiers ne sont jamais que survolés ou vus de loin. Montrer de près des territoires et des personnages qui, dans la réalité, demeurent invisibles, c’est le lot de Julien Beyneton et de ses tableaux au trait naïf dans lesquels la porte de Clignancourt et sa faune souriante se gondolent et s’affichent de traviole. Même génération mais autre patte, autre style : Guillaume Bresson livre des scènes de bastons grandioses dans des parkings souterrains. Ce qui relève bien moins d’une vision parano des “quartiers chauds” que d’une audacieuse adaptation de la grande peinture d’histoire et de ses scènes de batailles baroques dans un décor urbain contemporain. Quant à Yves Belorgey, il fait entrer dans le cadre du tableau les architectures anguleuses des grands ensembles. Il y creuse des perspectives en laissant l’œil se frayer un chemin au milieu de ces complexes bétonnés, réputés impénétrables. En même temps, l’artiste, né en 1960, n’a jamais eu de grande rétrospective en France. Comme si, à l’instar de son sujet, périphérique, il était tenu à la marge. Peinture des marges sociales, tenue en marge du milieu de l’art… Décidément.

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L’exposition Les Amas d’Hercule organise un voyage entre science et fiction. osé sur un établi, un mécanisme artisanal tire des bâtons de bois par des ficelles, jusqu’à former des formes géométriques en suspension. C’est ainsi que le Hongrois Attila Csörgö reconstitue les polyèdres de Platon (photo) – sa science bricolée n’en garde pas moins un vrai pouvoir d’attraction hypnotique. Nous voilà introduits à une exposition sur les rapports entre science et artifice, entre phénomènes naturels et distorsion du réel. Son titre, Les Amas d’Hercule, évoque d’ailleurs une constellation en bordure de la Voie lactée, un immense amas globulaire auquel les astronomes ont donné ce nom de héros antique. L’exposition cherche ainsi à dépasser la véracité objective et les démonstrations cartésiennes. Elle procède à une mise en fiction de la science via un système de résonances très subtil entre les œuvres, où la magie opère avec une incroyable simplicité. Dans la vidéo Slow Object 04 d’Edith Dekyndt, une main fait

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Attila Csörgö, Platonic Love, photo Aurélien Mole

distorsions

rebondir dans l’espace un élastique rond, contredisant les lois de l’apesanteur terrestre. Peu à peu, on s’aperçoit que le ralenti est produit par l’eau, le plus rudimentaire des effets spéciaux. Au-delà d’une fascination pour la science, certains artistes développent un rapport plus oblique avec les éléments naturels : à travers un vocabulaire minimaliste devenu volcanique (Irene Kopelman), l’expérience du paysage prend une tournure plus trouble. C’est aussi Jessica Warboys qui plonge ses toiles pigmentées dans la mer

du Nord pour produire un nouveau genre, incontrôlable, de peintures de paysage, ne refoulant pas sa dimension romantique. Sa démarche fait écho à l’irrésistible film super-8 de Joan Jonas, tourné en 1968 sur Long Island : bien avant la grandiloquence multimédia associée à son travail plus reconnu, on y observe des personnages masqués luttant contre le blizzard qui balaye un bord de mer enneigé, tandis que deux figures vêtues de miroirs traversent la plage comme des crabes. Perle de cinéma muet, ce film réunit le burlesque d’un folklore martien et le dépouillement de la danse postmoderne. Dans l’exposition, le silence de ces mondes fabriqués est perturbé par un ruissellement d’eau issu de l’imposante installation de Pierre Malphettes, que la proximité transforme en cascade. Comme quoi la rationalité scientifique n’épuise pas la violence volcanique et la magie pulsionnelle du monde. Pedro Morais Les Amas d’Hercule jusqu’au 10 février au Parc Saint-Léger, Centre d’art contemporain, Pougues-les-Eaux (58)

en image Franz West Room in Aix

photo Elizabeth Carecchio

Trois formes monumentales en aluminium et aux couleurs insolentes, signées du Méphistophélès autrichien de la sculpture organique décédé l’année dernière, sont exposées devant le palais de justice d’Aix-en-Provence. Posées sur un socle comme sur une scène de théâtre, elles semblent dialoguer entre elles, évoquant la procédure judiciaire (juge, prévenu, avocat) avec une maladresse flamboyante face à la solennité du lieu. Entre totems eschatologiques, démons à la laideur grunge et sex-toys mutants, Franz West affirme là son talent irrévérencieux, antiformaliste, transpirant de vitalité face à la prétendue autonomie abstraite de l’art public moderne. Invitant les passants à s’approprier l’espace comme un lieu de drague ou de pause, West nous rappelle aussi qu’il est considéré comme l’un des précurseurs de l’esthétique relationnelle, des installations-décors de performances et de la sculpture composite bricolée d’artistes comme Rachel Harrison ou Sarah Tritz. P. M. L’Art à l’endroit – Un parcours d’art contemporain jusqu’au 17 février à Aix-en-Provence, dans le cadre de Marseille-Provence 2013 104 les inrockuptibles 6.02.2013

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la télé renoue le fil Le second écran, atout maître pour réactiver la relation avec le public ? Confrontées à cette nouvelle manière de regarder et commenter la télévision, avec sa tablette sur les genoux, les chaînes se pressent de lancer des applications adaptées.

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e Second Life au second écran, le monde des écrans semble décidément obsédé par l’horizon d’une autre vie. Moins une vie nouvelle qu’un prolongement – une vie plus ouverte, plus colorée et partagée. L’année 2013 a démarré sous le signe de cette promesse incarnée par le second écran, nouveau totem d’un monde télévisuel brisant aujourd’hui ses tabous sur les modes de consommation. De nouvelles pratiques se sont en effet déployées dans les usages des téléspectateurs : la moitié d’entre eux au moins (selon plusieurs études récentes, de Médiamétrie à NPA Conseil…) utilisent un second écran pendant qu’ils regardent la télévision. Le premier écran semble de plus en plus absorbé par les tablettes, smartphones ou ordinateurs portables qui lui font écho, comme un jeu de miroirs dont on ne sait plus très bien où se logent le modèle et le reflet, l’ombre et la lumière, la voix et le maître. Le second

écran répond au premier, dilué dans les activités de seconde main. Le salon consacré à la haute technologie, qui s’est tenu à Las Vegas en janvier, s’est penché sur cette montée en puissance. Aux États-Unis, 40 % des téléspectateurs consultent un autre écran quand ils regardent la télé, surtout lorsqu’il s’agit de téléréalité ou d’événements en direct. Pendant les matchs, les usagers s’amusent à recréer depuis leur canapé une ambiance de bar, symboliquement potache et pochetronne. C’est aussi simple que cela : la social TV est cet ouvroir de sociabilité potentielle que la télévision, par essence, brisait jusque-là. La solitude subie du téléspectateur, tiraillé entre sa pulsion scopique dirigée vers la télé et son aspiration sociale, a enfin trouvé avec le second écran son remède. Il assure une fonction médiatrice inédite, puisque la famille ne suffit plus à remplir l’espace mental du téléspectateur aspiré par l’espace d’une conversation à ciel ouvert.

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au poste

la contagion de la peur cette libération supposée offerte n’a-t-elle pas surtout valeur de nouvelle servitude volontaire ?

Cette soudaine évidence s’impose enfin aux grandes chaînes qui, en ce début d’année, mettent en place des stratégies adaptées à une forme de révolution copernicienne à l’échelle médiatique. Le téléviseur ne se suffit plus à lui-même, clament les prophètes de cette révolution ; il n’existe plus que dans l’écho d’un second écran sans lequel il n’imprime rien. À l’occasion du démarrage de The Voice, TF1 a lancé le 2 février une nouvelle application de second écran. Un onglet inédit, Connect, disponible sur l’application déjà existante MyTF1, permettra au téléspectateur de choisir des extraits de l’émission et de les partager sur les réseaux sociaux, mais aussi d’engager des conversations platoniciennes sur les réseaux sociaux autour de la voix des candidats… Cette application devrait être étendue dans les prochaines semaines aux retransmissions sportives et aux journaux télévisés. M6, aussi, a saisi l’importance stratégique de cette nouvelle manière d’envisager le rapport entre un programme et ses téléspectateurs : son service Devant ma TV propose déjà de synchroniser son second écran au poste de télé et d’accéder à des contenus supplémentaires censés “enrichir le programme principal”. Converser, échanger, faire du bruit, s’agiter, briser la solitude du téléspectateur, se connecter aux autres, s’ouvrir à de nouvelles expériences… : le second écran est paré de toutes les vertus potentielles.

À chacun de définir, selon ses critères personnels, en quoi ce nouvel âge télévisuel de la connexion permanente et totale (l’application de CBS s’appelle CBS Connect) épanouit à ce point le téléspectateur. On imagine que certains se réjouissent de pouvoir interpeller tel ou tel animateur, que d’autres s’amusent à commenter les prestations de tel ou tel candidat, que d’autres encore sont contents de découvrir des contenus complémentaires élargissant leurs connaissances… Deux angles morts demeurent pourtant dans cet éloge partagé du second écran, nouvel eldorado du moment. Logiquement, ce nouvel espace cache de grands enjeux commerciaux pour les marques et les annonceurs qui s’apprêtent à toucher de nouveaux consommateurs. Mais surtout, par-delà la récupération marchande inévitable, c’est la densité de l’enrichissement de “l’expérience” télévisuelle, tellement vantée et vendue, qui reste mystérieuse. On peut se demander si cette libération supposée offerte (du premier écran, de l’ennui, du statisme, de l’apathie, du regard frontal…) n’a pas surtout valeur de nouvelle servitude volontaire (aux écrans multipliés, à la dispersion permanente…) La multiplicité d’écrans suffit-elle à rendre plus forte la condition du zappeur ou alimente-t-elle ses effets de dilution dans le grand bain télévisuel ? L’expérience télévisuelle la plus forte ne serait-elle pas aujourd’hui celle qui consisterait à s’asseoir devant son écran, ne pas s’agiter, écouter, regarder, penser, rêver dans un seul et même élan, séparé des autres avant d’y revenir plus tard, coupé des injonctions à bavarder sans cesse, à rire de tout, à s’énerver de rien ? Le second écran forme au fond le symptôme de la désacralisation définitive de la télé : on ne la regarde plus – l’a-t-on jamais fait ? – de manière “religieuse”, intérieure, solitaire. Si on se confesse beaucoup à la télé, c’est, sous forme factice et ludique, pour susciter un jeu avec le public, arbitre hystérique des inélégances télévisuelles. Jean-Marie Durand

Véhiculées par les médias, les peurs contemporaines finissent par relever de la fiction. “La France a peur” : il n’y a pas dans l’histoire de la télévision plus célèbre interpellation lancée au téléspectateur que celle de Roger Gicquel en ouverture du journal de 20 heures le 18 février 1976. Si le présentateur se faisait à l’époque l’écho du psychodrame national autour d’un fait divers – l’affaire Patrick Henry –, sa parole anxiogène a imprimé une ambiance et créé un “ethos” journalistique dans lequel nous nageons toujours. Comme le souligne l’anthropologue Marc Augé dans son essai explorant les multiples territoires sur lesquels se déploient “les nouvelles peurs” contemporaines, un trait les relie aujourd’hui toutes entre elles : “elles font toutes indifféremment l’objet d’une exploitation médiatique intense”. Rapprochées les unes des autres par des effets de cumuls inévitables, elles ressemblent à “une abstraction pesante et prégnante née de l’empilement arbitraire de cas concrets”. C’est ce rapprochement qui constitue un fait nouveau pour Marc Augé. Les menaces et les horreurs, réelles ou supposées (de l’assassinat d’une joggeuse à la crise de l’euro…), composent un vrai “paysage irréel”, en ce sens que “personne ne peut le contempler d’un seul coup d’œil dans la réalité”. Les médias, donc nos vies, restent imprégnés par cette “atmosphère réellement oppressante”. Bien qu’en partie fondées sur une matière évidente – le monde en tant que tel n’est pas souvent porteur de bonnes nouvelles –, cette accumulation et cette contiguïté ont pour Augé valeur de “fiction” : ses artifices produisent nos sidérations. “Comme s’il suffisait qu’une peur ne soit celle de personne en particulier pour qu’elle devienne celle de tous.” Les Nouvelles Peurs de Marc Augé, (Manuels Payot), 94 pages, 10 €

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Delphine Ghosarossian/Studio Submarine/FTV

réaffirmer la vocation et la spécificité d’une télévision publique dans le bazar de la révolution numérique

Patino, dernier atout de France Télés Encore un changement d’organisation à la tête, désormais 100 % masculine, de France Télévisions. Nouveau directeur des programmes, Bruno Patino aura à redéfinir un projet et une stratégie pour le groupe public. l en va de France Télévisions comme de toute les audiences de sa chaîne France 5 ont progressé et organisation : dès que les affaires tournent mal, sa réflexion sur les nouveaux usages des téléspectateursles patrons aiment “resserrer” leur gouvernance. internautes, son intérêt porté sur les échanges avec les Confronté à une situation de plus en plus tendue publics (le second écran, lire pages précédentes), la création – perte de ressources publicitaires, économies à faire, de plates-formes d’information et d’applications pour audiences molles, manque de lisibilité et d’audace tablettes ont illustré sa capacité à penser la télé du futur, éditoriale pour beaucoup d’observateurs critiques –, même si certains lui reprochent son manque d’expérience le président de France Télévisions, Rémy Pflimlin, sur les programmes purs. L’été dernier, en aparté, il s’est vu contraint, sous pression discrète de sa tutelle, reprochait déjà une insuffisante lisibilité stratégique à la de réorganiser son équipe de choc. Une équipe composée tête du groupe, comme si les projets de Rémy Pflimlin exclusivement d’hommes, puisque la seule femme affichés dès son arrivée – rajeunir les publics, s’adapter à la jusque-là proche du président, Emmanuelle Guilbart, révolution numérique, redonner l’autonomie éditoriale aux en charge de la coordination des programmes chaînes – n’avaient pas trouvé les moyens de s’accomplir. du groupe et directrice de France 4, a été remerciée. Le cahier des charges de Bruno Patino l’oblige à redonner Un virage – un visage aussi – pour le moins viril que du souffle à un projet global, l’incarner dans des mots n’ont évidemment pas manqué de dénoncer Sophia Aram et des idées, réaffirmer la vocation et la spécificité d’une sur France Inter et les activistes du collectif La Barbe, télévision publique dans le bazar de la révolution numérique qui avaient déjà chahuté Pflimlin sur le sujet. et des usages transformés des médias. Aux côtés de Martin Adjari, secrétaire général, Patrice La volonté de recentraliser autour de lui les processus Papet, chargé des ressources humaines, et Thierry Thuillier, de décision, en sacrifiant les patrons de chaînes, directeur délégué à l’information, le vrai homme fort ressemble de ce point de vue à un retour en arrière : du nouveau dispositif est Bruno Patino, nommé directeur celui du temps où Patrice Duhamel orchestrait la musique des programmes. À 47 ans, il fait partie de la garde générale de Patrick de Carolis, à travers une sorte de rapprochée de Rémy Pflimlin depuis l’arrivée de celui-ci guichet unique. Bruno Patino et Rémy Pflimlin se défendent à la tête du groupe en juillet 2010. Ancien patron du Monde de vouloir réactiver ce “centralisme démocratique” stérile, interactif, passé par Télérama, France Culture ou l’école mais il leur reste à éclairer le sens de leur démarche, de journalisme de Sciences Po, il a très vite accumulé les rassurer les producteurs sur leurs méthodes de travail, postes clés dans les médias. Directeur de France 5 et du sécuriser les salariés inquiets par les suppressions développement numérique du groupe France Télévisions de postes annoncées, donner un cap clair à un groupe depuis juillet 2010, Bruno Patino a prouvé en un peu plus déboussolé par un manque évident de stabilité managériale de deux ans une énergie et un sens stratégique évidents : depuis des années. Jean-Marie Durand

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du 6 au 12 février

Police des affaires familiales Documentaire de Sarah Lebas et Sam Caro. Lundi 11 février, 20 h 45, France 3

Empreintes – Daniel Auteuil, quelques jours avec lui Documentaire de Pierre Chassagnieux et Cédric Melon. Vendredi 8 février, 21 h 30, France 5

Portrait d’un acteur populaire au parcours peu ordinaire. Des Sous-Doués, film de Claude Zidi qui le révèle en 1980 au grand public, aux films de Claude Sautet Quelques jours avec moi en 1987 et Un cœur en hiver en 1992, ou encore Ma saison préférée d’André Téchiné en 1993, le déplacement de Daniel Auteuil dans le paysage cinématographique reste celui d’un épanouissement à l’écran tenant du miracle. Comment un acteur mineur mais populaire s’est-il métamorphosé en comédien majeur et populaire ? Sans livrer la clé de ce mystère d’une maturation progressive, le portrait que dressent de lui Pierre Chassagnieux et Cédric Melon éclaire les étapes déterminantes de son parcours, inauguré au théâtre dans les années 70. Nourri de témoignages de l’intéressé, assez lucide sur lui-même, mais aussi de ses proches – Catherine Deneuve, son ancienne compagne Emmanuelle Béart, Éric Elmosnino… –, le film dévoile un acteur enfin prêt à se délivrer des masques derrière lesquels il dit s’être réfugié durant sa carrière. Une mise à nu qui résiste pourtant encore à la volonté qui la guide. JMD

détours d’écrou Dans une trilogie documentaire tournée au fil de quatre années, François Chilowicz ausculte le système carcéral dans toutes ses dimensions.

A

quoi sert la prison ? Que dit-elle de notre système judiciaire ? Que révèlent les foules carcérales du reste de la société ? Sur ces problématiques sensibles et cruciales posées voilà plus de trente-cinq ans par Michel Foucault (Surveiller et Punir, 1975), le réalisateur François Chilowicz propose avec ce cycle documentaire une tentative d’éclairage. Fruit de quatre ans de tournage, et décomposée en trois temps (“Entrer en prison”, “Rester en prison”, “Revenir en prison”), sa démarche repose sur la volonté d’immerger l’œil du spectateur au cœur même du système carcéral, au creux – si souvent évoqué, si peu affronté – de tout un monde tissé de rituels spécifiques, de codes, de discipline. Guidés par les caméras de Chilowicz, les regards profanes pénètrent ainsi cet endroit hors espace-temps – cette “hétérotopie” (terme foucaldien) – via les parcours accidentés de six anonymes (K, D, Z, S, X, P), six individus devenus pour diverses raisons (agressions, cambriolages, tentative de viol…) “hors la loi”. Étiquetées, balayées du corps social, ces silhouettes marginales renvoient à l’extérieur, à l’au-delà de ces murs, grilles et barreaux. À un dehors en mouvement, synonyme de liberté, mais souvent vécu comme impossible, souffrance, douleur plus grande encore que l’enfermement. Entre le désir du dehors et son application concrète, un monde. Ce fossé, insurmontable pour beaucoup, interroge l’évidence de la prison, la légitimité de l’adéquation entre punition et privation de libertés. L’atout majeur du cycle tient en ce point précis. Car au-delà de ses faiblesses (permanence de la musique, effets de manche…), l’ensemble parvient, notamment grâce à son souci de rendre la parole aux prisonniers, à toucher la fragilité d’un processus, ses béances. Utile en ces heures où l’accroissement de la population carcérale et les difficultés de réinsertion semblent plus que jamais d’actualité.

Reportage huilé au sein de la Brigade de protection des familles de Caen. La vie imite l’art qui imite la vie. Ce reportage s’inspire du film Polisse, qui lui-même avait été suggéré à sa réalisatrice par les documentaires de Virgil Vernier sur la police. Nous sommes à la Brigade de protection des familles de Caen. L’affiche de Polisse est effectivement tapissée dans tous les locaux et les flics arborent les mêmes tenues décontractées, T-shirts bariolés & co, que les acteurs de la fiction. Mais si cette petite équipe de cinq personnes est également portée sur le défoulement ludique, l’ambiance un peu colo du film de Maïwenn est moins omniprésente. Les cas édifiants, mais ordinaires (violence conjugale, viols de mineurs, menaces), se succèdent les uns aux autres ; on suit les enquêtes et les interrogatoires. Les flics sont également interviewés dans le cadre de leur vie privée. Tout baigne : ils font bien leur dur boulot et l’entente semble régner entre eux. À la limite, c’est presque idyllique. Il serait bon parfois d’évoquer aussi certaines failles du système. Vincent Ostria

Guillaume Sbalchiero Hors la loi Trilogie documentaire de François Chilowicz. Dans le cadre d’Infrarouge, à partir du 12 février, tous les mardis pendant trois semaines, en deuxième partie de soirée sur France 2 6.02.2013 les inrockuptibles 109

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Extrait d’une vidéo réalisée par le Comité d’information d’Al-Qaeda dans les pays du Maghreb islamique, datant de 2007, montrant un “martyr” dans le “jardin d’Eden”, dont le parfum est symbolisé par une rose

l’islamisme étend sa toile Alors que des groupes terroristes embrasent l’Afrique et que sort le film choc de Bigelow sur la traque de Ben Laden, un livre tombe à pic pour expliquer la stratégie de propagande par l’image d’Al-Qaeda.



omment et pourquoi Al-Qaeda s’est magistralement approprié les moyens audiovisuels modernes pour répandre la terreur et faire du prosélytisme. En parallèle de cette analyse assez précise et documentée d’Abdelasiem El Difraoui, professeur à l’Institut de recherches sur la politique des médias et de la communication de Berlin, on suit le parcours d’Oussama Ben Laden, leader charismatique d’Al-Qaeda, et l’histoire de ce mouvement, initié en Afghanistan dans les années 80 pour mener le djihad, guerre sainte des extrémistes de l’islam contre “les croisés et les sionistes”. Lors de l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, les moudjahidine (combattants musulmans) bénéficièrent même de la bénédiction de l’Occident (Américains, Européens). Se présentant

implicitement comme un nouveau prophète bien que dénué de titre religieux, Ben Laden s’est graduellement affirmé comme la figure de proue du terrorisme islamiste. Avide de médiatisation, il a utilisé certains moyens forgés par la propagande d’Al-Qaeda, qui avait même son propre département de production audiovisuelle, Al-Sahab. Al-Qaeda est une organisation opportuniste, qui utilise tout ce qui passe à sa portée pour alimenter son combat, quitte à dévoyer certains préceptes fondamentaux de l’islam. “Ben Laden et ses alliés, écrit El Difraoui, sont parvenus à justifier leur emploi de la vidéo comme principal moyen de leur propagande, alors même que l’islam est une religion aniconique dans laquelle l’utilisation de l’image est, théoriquement, sévèrement restreinte.” Explication d’Al-Qaeda : “Tout est

permis pour promouvoir le djihad.” Autre élément qu’Al-Qaeda a exploité jusqu’à plus soif : les images spectaculaires, filmées par les télés occidentales, de la destruction du World Trade Center. De plus, l’organisation islamique a bénéficié d’un allié objectif pour la diffusion de son credo guerrier : le CNN arabe, Al-Jazeera. “Ce sont les attentats du 11 Septembre, conjugués au rôle joué par Al-Jazeera, qui ont fait de Ben Laden une icône médiatique”, explique El Difraoui. On pourrait énumérer les nombreux emprunts opportunistes d’Al-Qaeda. Y compris à ses ennemis. Notamment aux chiites, branche iranienne de l’islam qui aurait imaginé, lors de la guerre Iran-Irak, transformer les auteurs d’attentatssuicides en martyrs pour pouvoir envoyer des enfants-soldats au

casse-pipe. Selon l’auteur, la notion de martyre serait quasiment absente du Coran, où le suicide est réprouvé. C’est pourtant devenu le principal modus operandi d’Al-Qaeda. L’univers audiovisuel d’Al-Qaeda est varié. Il va des vidéos kitsch et morbides de martyrs aux images d’exécution d’otages occidentaux (spécialité contreproductive de la branche irakienne d’Al-Qaeda), en passant par les clips de rap-djihad, les films d’entraînement, d’actions guerrières, de fabrication de bombes, etc. Mais on constate que, si elle a créé une forte image de marque, avec un logo (kalashnikov, étendard noir et globe terrestre) et une icône (Ben Laden) universellement connus, “la propagande d’Al-Qaeda reste, globalement, un échec”, dit El Difraoui. Le mouvement n’a pas fait tache d’huile et inspire surtout des initiatives isolées auxquelles l’ensemble du monde musulman n’adhère pas. Le comble étant la campagne de terreur d’Al-Qaeda en Arabie Saoudite, pays islamique rigoriste, qui revenait à marquer des buts contre son camp. Cependant, pour El Difraoui, rien n’est réglé, car Al-Qaeda a réussi “à se doter du pouvoir ‘d’infecter’ les générations futures avec son Grand Récit du djihad et du martyre”. Vincent Ostria Al-Qaida par l’image – La prophétie du martyre d’Abdelasiem El Difraoui (PUF), 420 p., 32 € N.-B. Plusieurs graphies sont possibles concernant la traduction du nom du mouvement terroriste. Les Inrocks ont choisi de l’orthographier “Al-Qaeda”

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film Elephant Man de David Lynch La fascination de John Merrick pour l’image, sur son mur, d’un petit garçon endormi est à briser le cœur. C’est tout ce qu’il voulait : la paix, comme le profond sommeil d’un enfant. Dans le film, il apparaît comme un homme très doux. J’espère qu’il était vraiment comme ça.

Lincoln de Steven Spielberg Un biopic qui cerne avec brio une essence de l’Amérique.

Granville Les Voiles Un premier album radieux, romantique et naïf qui convie le soleil de Californie en Nor mandie.

Les Théories sauvages de Pola Oloixarac Premier roman de la sensation des lettres argentines.

Elf: Gulf Bore Waltz de Home Le disque le plus parfait, beau, désordonné, organisé et lo-fi. Il m’a ouvert les yeux et m’a donné confiance en la musique de Grandaddy, quand on essayait de créer des albums hi-fi avec peu de moyens.

art La Jeune Martyre de Paul Delaroche Quand j’ai découvert ce tableau, dans une boutique de posters à San Francisco, je me sentais comme un jeune martyr, dans une impasse, fauché, déprimé, à me demander pourquoi avoir décidé de passer ma vie à faire de la musique étrange avec des sentiments. recueilli par Noémie Lecoq

Un week-end en famille de Hans-Christian Schmid Les drames d’une faille bourgeoise explorés avec une retenue trouble par ce cinéaste de l’école berlinoise.

Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow Modèle de rigueur intellectuelle, un très beau film sur la détermination et la solitude.

Blancanieves de Pablo Berger Blanche-Neige version flamenco. Du cinéma muet qui twiste ludiquement corrida et conte gothique.

Local Natives Hummingbird Les Californiens s’offrent les services d’un membre de The National pour un disque à fleur de peau.

Aberration de lumière de Gilbert Sorrentino Ce contemporain de Thomas Pynchon mort en 2006 a laissé une œuvre atypique, dont ce huis clos familial écrit en 1980 aujourd’hui traduit en français.

L’Odyssée d’une valise en carton de Ben Katchor Plongée absurde et critique dans les dérives de nos civilisations modernes.

Mali All Stars Bogolan Music Une double compile célèbre les 10 ans du studio malien Bogolan.

Foals Holy Fire Le retour du quintet anglais avec des concerts événements et un album peuplé de monstres et de Power Rangers.

House of Cards Netflix Adaptation d’une minisérie anglaise par David Fincher. Treme saison 3, OCS Novo Le destin d’une ville touchée par Katrina à travers ses plus beaux éclopés : une série profonde. Boss saison 1 en DVD et Blu-ray La série politique produite par Gus Van Sant sort en DVD.

La Montée des cendres de Pierre Patrolin Cet auteur à contre-courant aiguise à nouveau la curiosité dans son dernier roman pyromane.

Underground d’Haruki Murakami Après le roman, l’écrivain japonais revient sur une tragédie : l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo.

J’aurai ta peau Dominique A d’Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez Le talentueux chanteur réinventé dans une mise en abyme.

Building Stories de Chris Ware Un récit-puzzle fascinant.

Pulsions mise en scène Laurent Laffargue Espace Chapiteaux du Parc de la Villette, Paris Où le cirque s’affranchit d’une vision passéiste et place la barre très haut.

Calme de Lars Norén, mise en scène Jean-Louis Martinelli Théâtre NanterreAmandiers (92) L’éclatement d’une famille et un troublant hymne à l’amour.

Fin de partie mise en scène Alain Françon Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Alain Françon éclaire Samuel Beckett d’une insoupçonnable humanité.

J Garner

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Jason Lytle Son nouvel album solo, Dept. of Disappearance, est disponible. Il sera en concert le 11 février à Tourcoing, le 12 à Paris (Café de la Danse), le 13 à Rennes et le 14 à Rouen.

Endless Fort du Bruissin, Francheville (69) Lisa Beck ouvre la peinture abstraite aux paysages lunaires et invente un romantisme pour les sciences.

Vestiges 1991-2012 La Vieille Charité, Marseille (13) Le photographe Josef Koudelka dévoile un projet inédit entamé il y a deux décennies.

DmC – Devil May Cry sur PS3, Xbox 360 et PC Une alliance ingénieuse entre baston et arabesques chorégraphiques.

Bientôt l’été sur PC et Mac Un jeu fondé sur l’œuvre de Marguerite Duras.

Far Cry 3 sur PS3, Xbox 360 et PC Survivre à tout prix ou devenir fou : pas d’autre choix possible dans Far Cry 3. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. Bétonsalon, Paris Redéfinition de la place des femmes dans l’art et l’histoire des idées.

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par Serge Kaganski

été 1987

une journée à L.A. avec

Sky Saxon et Mars Bonfire

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endez-vous est pris avec Sky Saxon chez Mars Bonfire. Sky Saxon ? Mars Bonfire ?? Le premier fut le chanteur-leader des Seeds, groupe de garagerock psyché de la fin des années 60 qui eut avec Pushin’ Too Hard un hit figurant sur la légendaire compile Nuggets. Le second a écrit et composé Born to Be Wild, hit biker de Steppenwolf remarqué sur la BO de Easy Rider et qui, outre son riff irrésistible, comprend la fameuse ligne “heavy metal thunder” qui donna son nom au genre heavy metal. Sky Saxon et Mars Bonfire sont quasiment inconnus mais ces deux chansons ont fait vibrer le monde entier. J’arrive devant la modeste maison de Mars Bonfire, dans une rue calme et anonyme, pas loin de Sunset Boulevard. Mars est un père de famille à la coule : barbiche, T-shirt, bermuda, tongs, il joue de la guitare au milieu de ses gosses, fume un petit pèt’ de temps à autre. Il continue la musique, mais tranquille, pour lui, sans enjeu professionnel. Il ne travaille pas, vit peinard des seules rentes de Born to Be Wild depuis des années. Pas dans le luxe, mais avec un petit confort et un lifestyle suffisamment ensoleillé pour ne pas avoir besoin de se bouger plus. Son pote Sky Saxon, c’est autre chose. Cheveux jusqu’aux épaules, barbe et moustache, regard injecté de folie, babil incessant et parfois proche d’un doux délire, il ressemble au croisement de Jésus-Christ et de Charles Manson. Sur les photos originelles des Seeds, il avait les cheveux courts, la coupe au bol des Beatles, portait

le costard. Mais en écoutant les Seeds, on sentait dans son chant la teigne possédée, à mi-chemin du rhythm’n’blues et du psychédélisme. Les Seeds n’ont pas transformé l’essai Pushin’ Too Hard, dans la tradition des comètes rock de la mouvance Nuggets, et en vieillissant Saxon a continué en solo sous le nom de Sky Sunlight Saxon, vendu de moins en moins de disques, de plus en plus noyé dans son brouillard mystico-lysergique, jusqu’à sa mort en 2009. Je le rencontre à l’occasion d’un album solo sur le label français New Rose, mais je veux surtout lui faire raconter les sixtiesseventies, l’âge d’or du garage-rock et des riots sur Sunset Strip. Le chanteur parle, parle, parle, mais je comprends vite son surnom de Sky : il est perché tout là-haut, dans quelque nuage d’acide dont il n’est jamais redescendu. Cet après-midi-là, je rencontre deux typologies de spécimens rock’n’rolliens des sixties, deux façons de survivre à son seul et unique tube, deux manières de vieillir en rock. Sky Saxon, très Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, grand brûlé du soleil de la gloire et des effets du LSD, condamné à radoter éternellement son moment warholien et ses illusions perdues. Mars Bonfire, heureux gagnant du loto rock, les pieds toujours en contact avec le sol, préférant mener une vie tranquille que se prendre pour la réincarnation de Dylan ou Leiber & Stoller. Entre le ciel et Mars, que préférer ? Sur le chemin du retour, j’enchaîne Born to Be Wild et Pushin’ Too Hard en chantant les refrains à tue-tête. Deux fucking morceaux. Merci, Sky et Mars, pour ces brèves mais précieuses étincelles.

En couve cet été-là, une future légende : Ian McCulloch d’Echo & The Bunnymen

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