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No.896 du 30 janvier au 5 février 2013

www.lesinrocks.com

BD nos 40 tr sors cach s

M 01154 - 896 - F: 3,50 €

Aurélien Bellanger reporter à Davos

John Cale “Lou, Nico, Patti et moi”

Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

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par Christophe Conte

cher Charles Pasqua,

 G

rand Magistère de la casserole au cul et du passage entre les gouttes, je mets cent jetons sur le tapis que tu sortiras sans éraflure du pastis judiciaire dans lequel tu t’es encore fourré. À celui de “terroriser les terroristes”, selon ta punchline culte des années 80, est ainsi venu chez toi se substituer l’art de “déjuger les juges” avec une baraka que t’envieraient bien des joueurs du casino d’Annemasse dont jadis tu autorisas frauduleusement l’exploitation. Les voleurs de mobylettes, les dealers à la petite semaine et les braqueurs de sac (ce mot te dit quelque chose ?) te considèrent avec la plus haute estime, eux qui n’ont pu échapper aux écrous quand tu filais ton train de sénateur sans le moindre déraillement, Corleone de première classe à l’immunité douteuse mais

inviolable. On a l’habitude d’entendre dire qu’avec les dossiers que tu as mis au frais après tes deux passages Place Beauvau (86-88 puis 93-95), tu as de quoi faire sauter dix fois la République, et que telle est la raison pour laquelle tu dors chez toi plutôt qu’à l’ombre. Ils ne sont pas un peu mités les dossiers depuis tout ce temps ? Concernent-ils encore des personnes valides ou de cacochymes huiles d’anciens régimes désormais éloignées des cercles du pouvoir ? Va comprendre Charles, certains ont encore les chocottes à ton approche, les mêmes sans doute qui rigolent devant un vieux Fernandel. La Vache et le Prisonnier. Non, je te charrie Charlie. Car ça m’a fait plaisir de te revoir au tribunal correctionnel de Paris pour l’affaire dite “pétrole contre nourriture” qui pourrait amener à bien des contrepèteries que je t’épargnerai cependant.

Oui, ça m’a rappelé ma jeunesse, les manifs contre la loi Devaquet, la grande éclate estudiantine de 86, surtout pour Malik Oussekine. Ah, la nostalgie, mon vieux Charlot, c’est comme le pastaga dont tu fus il y a longtemps l’ambassadeur : un peu écœurant mais suffisamment doux et sucré pour effacer les aigreurs. Et puis, à la seule évocation de ton nom, on voyage ! On est téléporté en Afrique sans prendre l’avion ! Pas au Mali, comme ce baltringue de Hollande pour “terroriser les terroristes”, mais dans les fastueux palais corrompus des années 70-80 quand ça magouillait ferme avec les dictateurs au nom des vieilles pratiques postcoloniales. Ce bon vieux temps des ventes d’armes à l’Angola qui t’ont valu quelques misères dont tu réchappas par on ne sait quel mystère. Et puis le SAC, est-il encore besoin de l’ouvrir pour en humer les odeurs, ou on s’abstient ? Et l’affaire Boulin, on en cause ? Et l’affaire Elf ? Et l’affaire Iskandar Safa ? Et les Hauts-de-Seine dont tu fus pendant plusieurs décennies l’indéboulonnable Don Camillo du coup tordu et du marchandage public ? Et cette nébuleuse affaire Hamon qui t’a encore valu lundi dernier au tribunal correctionnel de Versailles, dans une belle démonstration de stéréo judiciaire, une condamnation à deux ans de ballon avec sursis, une amende de 150 000 euros et deux ans d’Inéligibilité, on prend la peine de la détailler ou ça ira comme ça ? C’est trop tard, Charles, t’es trop vieux pour qu’on se réjouisse à l’idée d’un embastillement, mais pas encore assez gâteux pour qu’on oublie complètement tes faits d’armes. L’indifférence, du temps où tu pérorais à la télé en gardien de l’ordre menaçant, était bien le dernier des sentiments que l’on pensait un jour nourrir à ton égard. “La vieillesse est un naufrage”, prétendait l’autre Charles, le Grand, et la bienveillance des tribunaux semble t’avoir accordé ses bouées charitables. Je t’embrasse pas, je bois un Ricard à ta Santé ! participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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03 billet dur cher Charles Pasqua

08 on discute

Nylso et Marie Saur/flblb/Les Contrebandiers

No.896 du 30 janvier au 5 février 2013 couverture d’après Hypocrite de Jean-Claude Forest (L’Association)

France moche

10 quoi encore ? la vie veggie avec Aymeric Caron

12 événement des Verts à l’UMP, les politiques se divisent autour de l’intervention française au Mali

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16 reportage le romancier Aurélien Bellanger, journaliste infiltré à Davos

22 ailleurs en Colombie, les agressions de femmes à l’acide se multiplient

24 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

25 à la loupe Florence Cassez, être une femme libérée

34 la BD fait son festival une sélection de quarante trésors du neuvième art pour célébrer la quarantième édition angoumoisine

26 idées haut 30 où est le cool ?

16

à Budapest, chez Jodie Foster, en costard rayé Marc Jacobs…

46 l’horreur, à sang pour sang la santé économique du cinéma bis est d’enfer, mais dans sa course à la rentabilité, le genre prend le risque de l’uniformisation et de la disparition de la notion d’auteur

54 Olivier Dubois chauffe la scène Prêt à baiser, À nos faunes, Tragédie… le chorégraphe et danseur français déploie une belle et prolifique inventivité. Portrait d’un homme en tournée

59 John Cale, alléluia l’ex-violoniste du Velvet Underground sort le taquin Shifty Adventures in Nookie Wood. Entretien

Fred Kihn

un nouvel humanisme pour une autre mondialisation

pour l’édition régionale

Angoulême, fabuleux labo cahier 16 pages retrouvez aussi l’édition régionale sur iPad et kiosques numériques 30.01.2013 les inrockuptibles 5

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

66 Lincoln de Steven Spielberg

68 sorties Dans la brume, Happiness Therapy, Rendez-vous à Kiruna, Pas très normales activités, 7 psychopathes…

74 dvd

Lucky Star de Frank Borzage

75 jeux vidéo

DmC – Devil May Cry, fight dance + Anarchy Reigns

76 séries House of Cards, série détonnante + The Following

78 Granville les Caennais jumellent la Normandie à la Californie : grand soleil

80 mur du son Fair : le tour, Vampire Weekend, Foals…

81 chroniques Local Natives, Mali All Stars – Bogolan Music, The Irrepressibles, The History Of Apple Pie, Night Beds, The Bronx…

88 concerts + aftershow Solange Knowles

90 Pola Oloixarac un sommet d’absurde, par la révélation des lettres argentines

92 romans Gilbert Sorrentino, Ricardo Piglia

94 essais la philo par et pour tous

96 tendance la fiction plus forte que la mémoire ?

97 bd L’Odyssée d’une valise en carton de Ben Katchor

98 Le Misanthrope Molière par Jean-François Sivadier + Rendez-vous gare de l’Est

102 Lisa Beck à Lyon peinture abstraite et sciences romantiques + Josef Koudelka

106 un arrière-goût de Soupçons Jean-Xavier de Lestrade dans l’intimité d’un condamné

108 L’Année bisexuelle renaissance de l’émission de variétés

109 programmes Tiger Lily – 4 femmes dans la vie…

110 net Les Surgissantes, la culture en étoile profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 77 et p. 101

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

avril 1995 : Les Inrocks votent Rocard

rédaction directrice de la rédaction Audrey Pulvar rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Audrey Pulvar, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, S. Beaujean, A. Bellanger, H. Bielak, R. Blondeau, D. Boggeri, C. Boullay, V. Brunner, M. Carton, R. Charbon, Coco, A. Desforges, M. Despratx, J.-B. Dupin, L. Feliciano, H. Frappat, P. Garcia, J. Goldberg, A. Guirkinger, O. Joyard, H. Le Tanneur, P. Morais, P. Mouneyres, P. Noisette, É. Philippe, T. Pillault, J. Provençal, Y. Ruel, L. Soesanto, P. Sourd, L. Vignoli, M. Worms lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Amélie Modenese conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 responsable presse/rp Élisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Audrey Pulvar, Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2013 directrice de la publication Audrey Pulvar © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “édition régionale Angoulême” dans l’édition vente au numéro des départements 16, 17, 79, 86, 24, 33 et 87 ; un cahier de 16 pages “édition régionale Angoulême” broché dans l’édition kiosque et abonnés des départements 16, 17, 79, 86, 24, 33 et 87

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l’édito

France moche

Serge Kaganski

très loin d’être pauvre, son avenir démographique est bon et les cycles économiques ne sont pas inéluctables. Notre fonctionnement démocratique est certainement perfectible, le retour à un régime parlementaire serait une bonne piste en ce sens, encore faut-il que les Français le désirent. Car se plaindre d’une insuffisance démocratique et réclamer en même temps l’avènement d’un “vrai chef”, c’est peu cohérent. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un vrai chef ? Nicolas Sarkozy ? Ou les Premiers ministres scandinaves, peu réputés pour leur autoritarisme, qui gouvernent pourtant des sociétés pas franchement chaotiques ? Le sens de la morale publique et de l’intérêt général seraient-ils plus efficaces pour mettre de l’ordre dans un pays que les haussements de menton ou de langage ? Quant à la peur de l’islam, elle relève d’un fantasme qui transforme des dérives minoritaires en phénomènes massifs. La probabilité pour chaque Français de périr dans un attentat islamiste est statistiquement moindre que celle de gagner au loto. “Les ingrédients du populisme sont là”, a dit l’historien Michel Winock, commentant le sondage. Or, le populisme ignore les complexités du monde, la difficulté d’agir sur le réel, préférant les causalités simplistes, les fables apaisantes qui engendrent souvent le pire. Ce n’est pas angélique de dire cela, c’est un constat fondé sur ce qu’enseigne l’histoire. MM. Hollande, Ayrault et leurs ministres ont sans doute lu ce sondage. Après huit mois de flou mou au pouvoir, on espère qu’ils ont saisi l’importance historique de leur mandat, l’exigence absolue de leur réussite. 1. enquête Ipsos pour Le Monde intitulée “France 2013 : les nouvelles fractures”, réalisée avec le Centre d’études politiques de Sciences Po (Cevipof) et la Fondation Jean-Jaurès

courrier

Didier Plowy

Malgré toutes les imperfections et limites de l’exercice sondagier, l’étude publiée par Le Monde le 24 janvier1 mérite qu’on y revienne. Rappelons ses principaux résultats. 90 % des Français pensent que notre pays est en déclin économique. Soit. 82 % estiment que les dirigeants politiques agissent dans leur intérêt personnel et 72 % jugent que notre système démocratique fonctionne mal. Un peu court, mais admettons. 87 % (98 % à droite, 72 % à gauche) rêvent d’un “vrai chef” au sommet de l’État pour remettre de l’ordre. Là, ça coince. Et 74 % des sondés jugent l’islam intolérant et incompatible avec la société française. Brrr ! On entend d’ici Marine Le Pen se réjouir sur le mode “ça fait des décennies qu’on le dit et les Français commencent à nous donner raison”, mais on perçoit aussi le petit refrain qui susurre que “l’angélisme d’une certaine gauche morale-bobodroitdel’hommiste” a contribué à cette situation. Chacun connaît l’ensemble de faits qui, additionnés, peuvent expliquer (et non justifier) les résultats catastrophiques de ce sondage : difficultés économiques et chômage persistant, alternances politiques qui n’ont pas significativement changé la vie des gens, cortège d’affaires éclaboussant beaucoup la droite et un peu la gauche, crise financière mondiale qui a fait vaciller tout le système, attentats du 11 Septembre et leurs afterchocs londoniens, madrilènes, irakiens, afghans, maliens, guerre au terrorisme qui a renforcé le djihadisme… Tous ces faits incontestables semblent dessiner un XXIe siècle globalisé porteur de menaces plutôt que de bienfaits pour notre vieux pays. Mais ce sondage indique qu’à de légitimes interrogations, la majorité des Français apporte de bien mauvaises réponses. Notre pays est sans doute en déclin économique, mais il est encore

précision Suite au billet “D’une Villa à l’autre” dans le n° 895 du 23 janvier, et notamment de “la Tour Médicis à Clichy Montfermeil enterrée par la ministre de la Culture”, Aurélie Filippetti nous répond. “J’ai toujours été convaincue qu’un projet culturel ambitieux peut avoir du sens sur un territoire en difficulté. À la différence d’autres projets culturels dispendieux et contestables engagés par le gouvernement de Nicolas Sarkozy, je n’ai jamais annoncé un abandon du projet de la tour Utrillo (la Villa Médicis en banlieue – ndlr). Je suis une ministre responsable et j’ai la franchise de dire quand le ministère ne dispose pas des crédits nécessaires au développement d’un projet. C’est précisément ce que j’ai voulu exprimer en évoquant la nécessité de redimensionner le projet dans mon entretien au Monde du 11 septembre dernier. En effet, le montage du projet n’est pas achevé et doit faire l’objet d’études complémentaires. J’ai d’ailleurs confirmé aux élus qu’un groupe de travail se mettrait en place pour permettre de finaliser l’étude de faisabilité du projet et en particulier l’étude de son économie. Je souhaite préciser que j’ai moi-même pris l’initiative d’organiser la visite de mon cabinet dans le bâtiment et d’y associer le cabinet de François Lamy qui n’a pas eu besoin de me persuader de l’intérêt du projet qui est donc retravaillé et non abandonné ! Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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“je m’amuse à décrire avec force détails l’existence sacrifiée de l’agneau ou du canard qui arrive en pièces détachées sur la table”

j’ai mangé du quinoa avec

Aymeric Caron

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ans son costume de polémiste de gauche d’On n’est pas couché, Aymeric Caron mord parfois. On se souvient d’un jour où, face à Éric Naulleau, il donnait même l’impression d’avoir bouffé du lion. Dans le civil, il est pourtant du genre très végétarien. Ou “végé” comme on dit ces temps-ci pour faire cool. Lui, ça fait vingt ans qu’il a renoncé à l’entrecôte-frites. Et à l’heure où Burger King rouvre en grande pompe en France, il publie un livre sur ses années sans viande et les raisons pour lesquelles, dit-il, l’humanité entière devra bientôt faire comme lui. Han. Le titre ? No Steak. Même pas à point. Après avoir hésité à lui proposer une virée à Hippopotamus, on lui a laissé choisir le restau parce que “le végétarien est une plaie à inviter”. On s’est donc donné rendez-vous dans sa cantine habituelle, Aquarius, dans le XIVe arrondissement. La déco y est vieillotte, on y mange des saucisses de céréales et, en l’attendant, on a entendu à la table voisine, une jeune femme dire à son acolyte bio : “Tu veux pas qu’on partage un velouté en entrée ?” Heureusement, à cet instant précis, Aymeric Caron est descendu de sa moto. Sans blouson de cuir puisque, défense des animaux oblige, il s’interdit d’en acheter. “Ça m’horripile d’entendre des gens dire aimer les animaux et se foutre totalement de savoir comment ils sont morts avant d’arriver sur leur dos ou dans leur assiette.” Dans les dîners, il fait de la provoc : “Je m’amuse à décrire avec force détails l’existence sacrifiée de l’agneau ou du canard qui a fini par passer au four et nous arrive en pièces détachées sur la table.” Effet garanti. Parfois, c’est lui qui prend des retours de bâton. “Je suis restée longtemps

avec une fille, on s’est séparés et plus tard, j’ai appris qu’elle avait dit : ‘Pour moi, être avec un végétarien finalement, c’était vraiment pas possible.’” Dure vie de végé. D’où ces confessions, mais pas que. No Steak est aussi hyper documenté. “Je voudrais que ça devienne un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent au végétarisme.” Ce livre, c’est son deuxième. Le précédent, Envoyé spécial à Bagdad, récit de deux mois comme reporter dans un pays en guerre, était sorti en 2003. Un sacré gap avec l’actuel. “Il faut reconnaître que j’ai un parcours bizarre”, sourit-il au dessus de son coleslaw. Après avoir couvert plusieurs conflits (Kosovo, Afghanistan et Côte d’Ivoire), il a présenté (entre autres) la matinale d’Europe 1 puis une émission de documentaires sur Direct 8. Depuis septembre 2012, il forme un duo avec Natacha Polony dans l’émission de Ruquier : “Ça se passe très bien, sauf des points de désaccord profond, comme sur le mariage gay et le cannabis.” Lui est pour la légalisation de l’un et la dépénalisation de l’autre. Mais pour le premier, il n’ira pas manifester pour autant. “J’ai le luxe incroyable de pouvoir dire ce que je pense à la télé ; la limite, c’est le militantisme et maintenant j’ai une trop grande visibilité pour m’afficher.” Revers de la médaille cathodique, depuis la sortie du livre, il a été contacté pour devenir tête de gondole d’associations de défense des animaux. Là aussi, ouf, il dit non. Alors on lui demande si la prochaine étape sera de devenir végétalien ? Pas sûr, même s’il a déjà arrêté de boire du lait. Il a plutôt pour projet d’écrire un livre sur “le décryptage de l’information, les chaînes infos, l’info spectacle, les journalistes qui, comme aujourd’hui dans le cas du Mali, reprennent mot pour mot les communiqués du ministère de la Défense…” Mais revenons aux choses sérieuses, on n’a pas partagé de velouté, commandé du quinoa parce que, nous apprend Aymeric, l’ONU a décrété 2013 année de cette céréale bolivienne. Lui a pris, comme d’habitude, le feuilleté aux pleurotes qu’il “adore” et laissé tous les légumes autour. Bon appétit quand même. texte et photo Lisa Vignoli No Steak (Fayard), 360 pages,19 €

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des Verts va-t-en-guerre Devenu parti de gouvernement, les Verts doivent composer avec les décisions de la majorité. Mais en approuvant l’envoi de troupes françaises au Mali, ils tournent le dos au pacifisme. Reniement ou preuve de responsabilité ? Les écolos se divisent.

S  

’il y en a bien un que ça fait rire, c’est JeanFrançois Copé : “Je vous le dis avec courtoisie et sincérité, vous pourriez commettre une faute politique en laissant passer les propos de vos alliés électoraux du groupe des Verts.” Deux mois après le déchirement de son parti, le chef de file de l’UMP donne des leçons d’unité à JeanMarc Ayrault. En pleine union nationale sur l’intervention française au Mali, seule une poignée de Verts critique l’opération Serval. Si Europe Écologie-Les Verts a bien vite étouffé les critiques en votant une motion pro-intervention, l’épisode malien témoigne des rapports mouvementés avec le gouvernement et au sein du parti. D’abord Notre-Dame-des-Landes. Projet estampillé Ayrault du temps de son mandat nantais, le chantier

de l’aéroport a fait grincer les dents des Verts qui dénoncent les méthodes policières du gouvernement (le “sentiment de révolte” de Pascal Durand, secrétaire national d’EE-LV, en tête de cortège contre “l’Ayraultport”). Certains ténors ont occupé des maisons dans le secteur du futur aéroport, équipés de tournevis et de pieds-de-biche (les eurodéputés José Bové et Eva Joly, le sénateur Jean-Vincent Placé). Un projet “absurde”, un “non-sens délirant”, “incohérent” avec les convictions écolos. Le malaise est si grand que Noël Mamère demande tout haut s’il ne faudrait pas mieux quitter le gouvernement. Hors de question, répond Pascal Durand. Alors, les Verts composent. “Quand ils se divisent, ils perdent du crédit dans l’opinion publique ; quand ils sont unis, ils gagnent”, commente le sociologue Erwan Lecœur. Il y a trop à gagner dans

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“le pacifisme était une critique de la violence de l’État, et donc un rejet de l’État. Refuser la guerre, c’était affirmer son identité”

Pascal Canfin (au centre), ministre EE-LV délégué au Développement, en visite au camp de réfugiés maliens de Menteao au Burkina Faso, le 24 janvier

Kenzo Tribouillard/AFP

Bruno Villalba, maître de conférence à Sciences Po Lille

la participation de Cécile Duflot et de Pascal Canfin au gouvernement. Mais les couleuvres sont dures à avaler. Déjà, en septembre, ils votent contre le traité budgétaire européen, mais pour le budget national. Une décision schizophrène, après des discussions animées en interne. Fin novembre, le président de la République évoque l’exploitation du gaz de schiste si une méthode ecofriendly est trouvée. Les Verts explosent. Finalement, les députés écologistes déposent une proposition de loi pour interdire purement et simplement l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste. Les prises de bec continuent. En décembre, quand le coût de l’EPR de Flamanville augmente de 2 milliards d’euros, EE-LV raille un “jouet insensé” en période de crise. Mais les deux ministres restent au gouvernement. En janvier, c’est la procréation

médicalement assistée (PMA) qui pose problème au PS. On parle de la retirer du projet de loi du mariage pour tous. Pascal Durand demande des contreparties. Dans L’Express, il menace de quitter le gouvernement si ce dernier “ne s’engage pas sur une puissante initiative en faveur de la fiscalité écologique”. “Si on tient jusque-là”, ajoute-t-il, menaçant. Les contradictions vertes n’ont rien d’inhabituel. Le principe de liberté d’expression fait partie de l’ADN d’EE-LV. Comme le dit Pascal Durand, “le débat démocratique doit vivre dans un mouvement démocratique”. Mais la participation au gouvernement socialiste accentue les tensions : à quel moment les compromis empiètent-ils sur les convictions ? “Il n’y a plus d’exacerbation permanente, mais ce n’est pas serein : les Verts continuent de se poser beaucoup de questions”, commente Erwan Lecoeur. Dernier épisode en date : l’intervention française au Mali. Alors que toutes les couleurs politiques se sont ralliées derrière François Hollande, une poignée d’irréductibles écolos n’a pas adhéré à l’union nationale. “Les gouvernements de droite ou de gauche qui se sont succédé n’ont fait qu’aider des dictateurs, des spoliateurs et des corrompus”, a ainsi commenté Noël Mamère. Pour le député de Gironde, l’intervention relève d’une “propagande” aux relents de “Françafrique”. Eva Joly parle de “remède pire que le mal”. “Sans reconstruction politique et sans lutte contre la corruption, toute intervention occidentale renforce à long terme le djihadisme.” Enfin, il y a ceux qui interrogent les intérêts d’Areva et compagnie, à l’instar de la députée du Puy-de-Dôme Danielle Auroi, qui rappelle qu’un “tiers des centrales nucléaires françaises fonctionnent grâce à l’uranium extrait du Niger voisin”. Les dubitatifs ont vite été recadrés : “propos polémiques” qui relèvent de “l’opinion personnelle”. Le ministre délégué chargé du Développement – dépendant donc du ministre des Affaires étrangères – Pascal Canfin s’est chargé d’éclaircir la position du parti : “On soutient l’intervention.” Point final. Et pourtant… “Nous sommes nuancés, lâche prudemment Danielle Auroi. L’intervention est légitime, les Maliens la demandaient.” Mais il n’y a pas eu de débat parlementaire avant le lancement de l’opération Serval, ni de mandat clair de l’ONU. “Nous ne sommes pas des va-t-en guerre”, justifie-telle. La conseillère fédérale Marine Tondelier résume le problème : “Nous sommes partagés entre les idéaux pacifistes – ‘la guerre c’est mal’ – et l’idée qu’il faut prévenir les conflits. Or, il se trouve qu’il y a un consensus autour de la guerre, et que nous sommes au gouvernement. Alors on soutient. On porte tous ces divisions, chacun met le curseur où il peut.” Pour clarifier sa position, le parti réunit un conseil fédéral le 21 janvier. Environ deux cent cinquante personnes s’entassent dans une salle prévue pour cent cinquante. Quatre représentants des associations maliennes françaises sont présents. “Avant le vote de la motion, les Maliens sont venus nous expliquer la situation sur le terrain pour la population civile”, raconte Marine Tondelier. Depuis des mois, ils n’arrivent plus à envoyer ni vivres ni argent aux associations sur place. La coopération est rompue. Mamadou Cissé, président du Conseil de base des Maliens de France, se dit soulagé de l’intervention française. “Ils nous remerciaient comme si on était l’ONU, sourit Marine Tondelier. Ils appelaient Pascal Durand ‘Son Excellence’. C’était très émouvant.” 30.01.2013 les inrockuptibles 13

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Les débats qui suivent sont moins chaleureux. Enjeu : décider si les Verts “approuvent” ou “prennent acte” de l’intervention. Une différence de taille. Vont-ils embrasser l’action gouvernementale ou “faire avec” ? Finalement, c’est l’approbation qui l’emporte. La motion est adoptée à 80 %. Mais les doutes des écolos sont mentionnés dans le texte : l’accent est mis sur la nécessité de développer le Sahel, “conjointement avec la transition énergétique en France”. Ouste, la Françafrique ! Pour Pascal Canfin, c’est “une évolution de la culture écologiste”. Sur France Inter, le ministre déclare : “Ce n’est pas facile pour les écologistes, qui ont une culture pacifiste, de soutenir de manière aussi claire, aussi nette, une intervention militaire.” “Pour les Verts, la guerre est toujours un échec, confirme Dominique Voynet, maire de Montreuil, première ville malienne de France. Au moment de prendre position, nous sommes tous tiraillés, comme à l’époque du Kosovo.” Mais peut-on vraiment parler de tiraillement quand l’intervention au Mali est approuvée à 80 %? En 1999, c’est une autre affaire : Cohn-Bendit coupe le parti en deux en se déclarant favorable à une intervention au Kosovo. Il y a les “pro” et les “Munichois”. On s’écharpe : faut-il renoncer à la non-violence ? À l’époque, l’antimilitarisme est encore très ancré dans la culture verte. “Si on regarde les premiers militants verts, ils avaient un fond anarchiste, libertaire, explique Bruno Villalba, maître de conférences à Sciences Po Lille. Le pacifisme, c’était une critique de la violence de l’État, et donc un rejet de l’État. Refuser la guerre, c’était affirmer son identité.” Puisque l’armée est un instrument d’oppression, les Verts deviennent des objecteurs de conscience. Mais bientôt, les objecteurs s’entichent de l’institution. “Il y a eu deux changements sociologiques majeurs, continue Bruno Villalba. D’abord, l’origine des militants : exit les anarchistes, bienvenue aux militants de gauche issus des grandes écoles, avec un réseau. C’est la fin des crypto-écolos. L’autre changement, c’est que les écolos ont accepté l’État. Ils apprennent les règles du jeu, au fil des mandats électifs.” Alors quoi, Mamère et Joly, derniers étendards du pacifisme écolo ? “Il y en a toujours qui maintiennent le flambeau, raille Villalba. Généralement, le parti répond en disant que c’est une ‘opinion personnelle’ qui ne l’engage pas… Bref, il faut bien que quelqu’un peste, ça manquerait si personne le faisait !” Mais si les derniers pacifistes ont “raison” de rappeler leurs valeurs, ils sont à contre-courant de la majorité des Français. “Aujourd’hui, l’argumentaire écolo pacifiste est très mal compris de l’opinion publique, pointe ainsi Erwan Lecœur. L’opinion publique est guerrière : elle soutient l’idée qu’il y a des guerres ‘justes’.” Le sociologue parle d’un piège auquel se sont fait prendre les Verts : “Ils ont bougé dans le sens de la société, mais sans les minorités libertaires et pacifistes du parti.” En un mot, les Verts se sont “normalisés”. “C’est une évolution globale des militants, en adhésion avec la société”, ajoute Dominique Voynet. Les Verts acceptent de mieux en mieux de s’aligner sur l’intérêt de l’État. La solidarité gouvernementale est devenue une vertu. Ce qui envoie un message fort à l’opinion publique : en soutenant l’intervention militaire, EE-LV se montre responsable et capable de gouverner. Mais en matière de recours à la force chez les Verts, il reste encore un tabou. “C’est devenu un parti comme les autres, mais jusqu’où ?, interroge Bruno Villalba. Si on pousse la logique jusqu’au bout, est-ce que les Verts utiliseraient la force atomique ? Qu’est-ce qu’on fait de la dissuasion nucléaire ?” Alors, on appuie sur le bouton, ou pas ? Mathilde Carton

désunion sacrée Le consensus droite-gauche sur l’intervention au Mali aura à peine duré une semaine : à l’UMP il a volé en éclats et la gauche, elle, s’interroge. Même au PS, on joue la vigilance.

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e casting de l’émission Mots croisés du 21 janvier promettait un beau combat. Parmi les invités d’Yves Calvi : Harlem Désir et Gérard Longuet. Le fondateur de SOS Racisme, qui s’était élevé contre la guerre du Golfe en 1991, et un ex-ministre de la Défense, connu pour ses positions très à droite. Mais non. Le premier secrétaire du Parti socialiste ouvre le débat, solidaire du gouvernement : “Je suis fier que la France ait été à ce rendez-vous de solidarité internationale. (…) Cette opération a un cap, des principes et des alliés.” Autre invité, Noël Mamère, positionné comme opposant à la Françafrique, réplique par une salve contre le piège dans lequel serait tombée la France, qui n’aurait pas tiré les leçons de ses échecs en Libye, en Afghanistan, en Irak… “Vous continuez à soutenir cette intervention ?”, demande Yves Calvi à Gérard Longuet. “Complètement, répond laconique le sénateur UMP. On est au moment de la solidarité autour de nos troupes et autour de notre Président qui a pris une décision pertinente.” Comme lui,

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Un moment rare : Gérard Longuet (UMP) et Harlem Désir (PS) unanimes sur l’opération Serval

ils sont quelques-uns à droite à prôner l’union sacrée derrière François Hollande. “Quand mon pays mène une bataille, je le soutiens”, écrit François Fillon sur son blog. “Nous sommes en guerre, je suis derrière les autorités de mon pays”, explique Jean-Pierre Raffarin au Grand Jury de RTL. Quelques jours plus tôt, quelques-uns ont fait exploser l’unanimité. N’écoutant que leur fidélité à Nicolas Sarkozy, que l’on dit très irrité à l’idée que l’on puisse comparer Libye et Mali, Laurent Wauquiez et Valérie Pécresse refusent d’accorder à François Hollande le statut de chef de guerre. Sur Radio Classique et la chaîne Public Sénat, la secrétaire générale déléguée de l’UMP oublie que la France est partie à Tripoli sans l’Allemagne et pointe la solitude de la France. “Je pense que dans d’autres circonstances, si ça avait été Nicolas Sarkozy, nous serions partis à la bataille avec certainement beaucoup plus de soutiens, soit allemand, soit britannique, soit américain.” Laurent Wauquiez, vice-président de l’UMP, attaque sur le même registre. “Le chef de l’État n’a pas de stratégie claire sur le sens de la présence française au Mali.” JeanFrançois Copé s’interroge “sur les objectifs”, Alain Juppé doute : “Au départ, il s’agissait de stopper la percée terroriste en direction du sud. (…) J’ai l’impression qu’aujourd’hui on est engagé dans une reconquête générale du territoire malien, qui est immense comme chacun sait, et

“la France n’a pas vocation à intervenir partout où les populations en ont besoin” Jean-Luc Mélenchon

la France n’a pas les moyens de le faire toute seule.” Une position que Jean-Luc Mélenchon résume d’une formule : “La France n ’a pas vocation à intervenir partout où les populations en ont besoin. Nous ne sommes pas les Zorro de la planète !” “Si on l’écoutait, les islamistes seraient à Bamako !” répondon au PS, où les rangs sont serrés. “L’idée qui prédomine c’est qu’on est de temps en temps obligé d’intervenir contre une menace extérieure”, analyse une experte du parti. Difficile dans ce contexte de trouver une voix socialiste dissonante. Même Jean Glavany, fin connaisseur de l’enlisement afghan, fervent militant d’un retrait rapide des troupes françaises, s’exclame : “Je suis sur une ligne Fillon !” Ce qui ne l’a pas empêché d’adresser deux réserves au président de la République. “Mon souci c’est qu’il faut vérifier quotidiennement que les missions données à nos troupes sont toujours d’actualité, en toute transparence. On a besoin d’inventer un contrôle démocratique des opérations extérieures.” La deuxième question c’est “quand tu fais la guerre, prépare la paix. Quel est le projet de développement pour après ?”. Dans la majorité, c’est là que se nichent, les premières divisions. Interrogée sur le périmètre de l’intervention, Élisabeth Guigou répond : “Ça n’est pas à l’armée française d’aller reconquérir le Nord.” Soit le contraire de l’interprétation d’Hubert Védrine pour qui “la résolution du Conseil de sécurité a autorisé et légitimé cette action de rétablissement de la souveraineté du Mali. Jusqu’au Nord.” Des différences d’appréciation de peu de poids tant que les troupes françaises ne déplorent pas de pertes. Et que les sept otages français au Sahel sont en vie. Catherine Boullay 30.01.2013 les inrockuptibles 15

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Time is money. Davos, 25 janvier

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embedded à Davos L’auteur de La Théorie de l’information, Aurélien Bellanger, transformé en journaliste gonzo, s’est invité au Forum économique mondial. Entre une conversation avec le pdg de Total et une photo avec Miss Indonésie, il raconte.

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endre son âme, c’est le boulot des écrivains. Mais, considérant un certain épuisement du genre, j’ai voulu changer de dimension. J’ai donc accepté l’invitation de Félix Marquardt, et je me suis rendu à Davos, en tant que journaliste gonzo-suisse. Quand une société veut se repositionner, accéder à de nouveaux marchés, changer d’image, de stratégie ou tout simplement de taille, elle loue généralement les services d’une société de conseil. Félix fait un peu ce genre de chose. Mais il le fait à sa manière. Storytelling : Félix est beau, c’est un gosse de riche qui porte des costumes sur mesure et des baskets fluo, il a produit du hip-hop pendant trois ans puis organisé chez lui des dîner informels qui réunissaient des politiques, des industriels et des artistes. Il a des amis partout ; il est ami avec les gens dès la cinquième minute, et ses amis deviennent mécaniquement amis entre eux, avant même d’avoir eu le temps de se demander s’ils ont été manipulés. Félix vend la morale de l’instant, le charme du moment, la vie intuitive, aventureuse, le charisme et l’audace. Beaucoup de gens, de par leur vie professionnelle réglée, ont besoin de cette respiration. Méfiance, les écrivains ne sont pas habitués à ça.

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Aurélien Bellanger entre deux rencontres au sommet

Davos serait un réservoir d’énergie renouvelable et apparemment inépuisable

Champagne servi sur glace

Ils se demandent quel rôle Félix voudrait qu’ils jouent. Lui sait qu’ils vont parler de lui. En échange, il va leur offrir du contenu. Charge à lui de nous présenter les choses sous un jour favorable et de nous montrer qu’à aucun moment nous ne serons dans l’idéologie. Nous serons dans la vie. Félix est désarmant. Et moi je suis trop curieux pour ne pas être naïf. Un peu lassé par tous ces romanciers qui nous vendent leur âme, je crois au roman car c’est le royaume naïf du discours indirect libre, du narrateur neutre et de la suspension de tout esprit critique. Dans ses bureaux avant notre départ, j’ai remarqué deux livres posés l’un sur l’autre : le premier était de Leo Strauss, le philosophe politique le plus conservateur qu’il y ait jamais eu, et l’autre de Ray Kurzweil, le pape du transhumanisme et le théoricien de la singularité technologique. Je me suis demandé comment Félix conciliait ces lectures a priori incompatibles. C’est sans doute son côté américain. On a assez dit que Strauss avait inspiré les néoconservateurs et que l’empire américain culminait, sur sa Côte Ouest, dans l’élaboration d’une arme de guerre distrayante et non létale : le soft power. Mais ce n’est pas du tout ça. Félix a une vision du monde plus moderne. Son souci, ce sont les pays émergents. Et ces pays, explique-t-il souvent, ont d’ailleurs émergé. La crise serait même, à l’entendre, une explication néocolonialiste sommaire d’un changement de paradigmes. Et Davos serait une sorte de puits qui permettrait de regarder l’autre côté du monde. À défaut, une plate-forme de forage – on y croise logiquement, au hasard des taxis, des industriels qui fabriquent des tubes pour l’industrie pétrolière. Félix Marquardt serait à cet égard une plate-forme mobile d’un niveau d’expertise relationnelle très élevé qui lui permettrait d’atteindre des gisements de ressource humaine considérables. Le dîner qu’il organise le premier soir, baptisé Emerging Times, réunit un prix Nobel de la paix, la ministre des Finances du Nigeria, le pdg de Total et celui de l’Aramco (compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures – ndlr). Le pdg de Total, c’est Christophe de Margerie. Il ne fétichise pas le pétrole. La présence du pdg de l’Aramco rendrait de toute façon n’importe quel énergéticien modeste. Il insiste, au contraire, sur l’équation suivante : Energy is people, Energy is friendship. Davos serait ainsi un réservoir d’énergie renouvelable, et apparemment inépuisable – il y a, partout, beaucoup de monde, plutôt amical. Des écrans paresseux diffusent des données financières dans les salons de l’hôtel Belvédère ; ils sont un élément du décor, au même titre que la neige et les hélicoptères : ils intéressent peu. Le marché, à Davos, c’est l’entregent. Le pétrole, ce sont les hommes. On reconnaît les individus importants à l’épaisseur de leur entourage : les princes saoudiens se déplacent à sept ou huit, Lakshmi Mittal descend rarement en dessous de cinq. Si Félix est un prospecteur hors pair, on découvre aussi l’existence de véritable tunneliers. Ainsi, José RamosHorta, sexagénaire affable en chemise colorée, prix Nobel de la paix 1996, ancien président du Timor-Oriental, impliqué dans la résolution des grands conflits du monde : problèmes de souveraineté en mer de Chine, Afghanistan, infiltration des cartels colombiens en Guinée-Bissau. L’homme est délicieux pour l’anglophone moyen : prolixe, son rendement exceptionnel lui permet de tenir dix minutes sur une question de quatre mots. À l’écouter, je saisis la nature pascalienne de la diplomatie mondiale : sommets, réunions, tribunes, rencontres informelles et rendez-vous bilatéraux, la masse d’efforts est gigantesque et certainement disproportionnée au regard des résultats obtenus. Or, il serait absurde de ne

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pas y croire au regard des bénéfices escomptés : la paix mondiale est un pari toujours gagnant. Le capitalisme mondialisé, auquel on peut adresser quantité de reproches, mais pas son sens du calcul, trouve là son horizon kantien naturel : prospérité, paix perpétuelle, citoyenneté mondiale et triomphe de la raison. La critique marxiste du capitalisme et son spin-off, l’altermondialisme, a cependant tendance à considérer celui-ci comme une forme de guerre, et Davos, comme son principal bunker. La paix, offerte par l’armée suisse, serait un produit de luxe, illusoire et microlocal, une sorte de vieil alcool d’edelweiss sorti d’une réserve rare, et les congressistes s’échangeraient des couteaux suisses repliés en se réservant le droit de les déplier plus tard. Hans Castorp, le héros de La Montagne magique, aura ainsi passé, ici-même, ses années d’avant-guerre sous hypnose. Le fameux sanatorium existe toujours. Nous y sommes montés avec Sam Rainsy et sa femme Saumura, au coucher du soleil. Sam Rainsy est le leader de l’opposition cambodgienne en exil. Des élections cruciales auront lieu en juillet. Saumura sera candidate au poste de Premier ministre. J’interroge le couple, qui vient à Davos pour la première fois, sur la nature démocratique du forum. Leur réponse est très nette : les idées d’après-crise, de transparence comme de bonne gouvernance, soustendent la démocratie. La liste des invités mériterait un examen approfondi. Les dirigeants chinois, qui portent l’idée d’un capitalisme autrement sous-tendu, sont absents cette année. Le soleil bascule par-dessus la ligne de crête occidentale. Sur le versant opposé les derniers skieurs évoluent lentement. Le couple exilé remonte sa couverture beige. La lune détourera bientôt les étendues neigeuses du noir dominant de la nuit. La Suisse est un pays sublime mais Davos, passé son paysage, est plutôt décevant : des immeubles modernes et bien orientés surplombent partout des boutiques de chaussures. Le plan officiel de la ville évoque d’ailleurs une chaussure, parfaitement adaptée au profil montagnard des lieux, et aux intérieurs universellement douillets. Les rendez-vous s’enchaînent. L’immense hôtel Belvédère, repeint aux couleurs de l’Azerbaïdjan, “Land of the Future”, projette autour de lui sa féerie en préfabriqués modulables, qui servent à externaliser vestiaires, salles de presse et portiques de sécurité. Le salon KPMG devient le soir un salon Financial Times et retourne à sa forme initiale le lendemain matin : café, champagne, café, muesli. On fume sur les balcons qui servent de studio en posant délicatement nos mégots sur la neige sous le regard d’un sniper attentif. Le lendemain, miracle, un cendrier cuivré est apparu. C’est hélas une boîte de caviar entamée. Le braséro à gaz est éteint. J’ai demandé la veille à Christophe de Margerie s’il se sentait responsable de l’approvisionnement de la machine, mais il ne semble pas entretenir de rapports paternalistes avec les hydrocarbures. Il connaît cependant bien le fonctionnement de l’appareil : il en a réparé un récemment dans un cadre privé. Nous notons que l’ingénierie parvient généralement à rassembler les hommes. La chasse aux personnalités m’occupe un certain temps. Elles ont des badges blancs qui leur donnent accès aux conférences officielles. Le programme, d’un excellent niveau, évoque le monde universitaire. On ne les envie pas beaucoup de travailler autant. Nous traînons plutôt sur le campus avec un grand sentiment de liberté en collectant des infos sur les fêtes à venir. J’ai raté Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, mon idole, de quelques secondes, mais j’ai vu, à la fête de l’Indonésie, Klaus Schwab, le fondateur du World Economic Forum, l’idole de Félix.

Une boîte de caviar reconvertie en cendrier sur fourrure

on reconnaît les individus importants à l’épaisseur de leur entourage

Le pdg de Total, Christophe de Margerie, et Felix Marquardt, organisateur de dîners et facilitateur de rencontres

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Vue de la terrasse de l’hôtel

Test d’un casque permettant de contrôler les objets par la pensée

En l’attendant, j’ai été pris en photo avec Miss Indonésie. Je me suis demandé, devant le long cou de Christine Lagarde, s’il existait des vidéos du temps où elle régnait sur la natation synchronisée française. J’ai vu aussi Michel Barnier, le commissaire européen au Marché intérieur, acheter des trucs en duty free à l’aéroport de Zurich : petite faute déontologique ou lobbying discret en faveur de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne ? J’ai moi-même fini par craquer et j’ai fait à mon tour un peu de lobbying, en demandant au président d’Imax d’installer une salle de cinéma aux Halles. Davos est un lieu optimiste, et je n’ai rencontré que des gens gentils et attentionnés, ou bien j’étais continuellement ivre. Le cynisme semble être l’unique défaut qui pourrait socialement disqualifier quelqu’un à Davos. Le soir, les Young Global Leaders dansent. Les métonymies de la mondialisation, trop nombreuses, ne se remarquent plus. Asie, Afrique, Pacifique et Amérique accomplissent sous nos yeux le programme des fontaines allégoriques du temps où l’Europe régnait sur le monde. Il va falloir, avant un siècle, établir des colonies lunaires et martiennes pour échapper au mélancolique huis clos d’un monde achevé. Le puits, creusé à Davos, ne se refermera plus. Le monde est devenu une entité cosmique transparente dont on se plaît à contempler la nature fragile, en lui prêtant des propriétés de plus en plus délicates. Le réchauffement climatique est un prétexte évident, comme la lutte contre la pauvreté. Ce sont les visions tardives d’un capitalisme qui frôle parfois le maniérisme. Les crises systémiques révèlent les fragilités harmoniques de ce monde de cristal. À des heures avancées, on perçoit quelque chose qu’on n’avait encore jamais imaginé. Davos est un lieu de sidération. Le capitalisme a triomphé partout mais ce triomphe, trop rapide, trop absolu, est difficile à interpréter de manière rationnelle. Les hommes ici sont fiers et conquérants, mais tous – les Occidentaux chauves de plus de 50 ans surtout – essaient encore de justifier, de comprendre et peut-être d’aimer le spectacle dans lequel ils jouent. Les hommes ici ont peur. Il y a eu la crise et d’autres effrayants caprices se présentent à l’horizon. Ils essaient collectivement d’aimer un système qui peut-être ne les aime pas, qui les a rendus riches mais qui les a peut-être achetés pour un autre but, inconnu, et faiblement, très faiblement humain. Davos est une secte puissante qui ne connaît pas son Dieu. L’argent n’est pas une réponse satisfaisante à cette question théologique. Des idéalistes réunis au milieu de nulle part qui prétendent changer le monde par la seule force de la pensée, et qui rejettent l’argent pour des valeurs plus hautes, fondées sur l’échange, la discussion et le rêve éveillé : beaucoup de propos qui s’échangent ici ne choqueraient personne à Notre-Dame-des-Landes, petit huis clos provincial et altermondialiste. Les hélicoptères qui passent renforcent même l’idée que les gros équipements aéroportuaires ne sont pas la solution universelle au problème du transport. Quoi de mieux, pour retrouver l’espoir, que de discuter avec des Young Global Leaders ? Lourenço Bustani a le même âge que moi et il est classé 48e dans la liste des 100 entrepreneurs les plus créatifs du monde. Nous dormons dans la même chambre et il frappe tous les soirs, juste avant que nous nous endormions, trois coups dans un bol tibétain. Il n’est pas certain que la chose me convainque, mais elle a convaincu Nike et le comité d’organisation des Jeux olympiques de Rio. Tan Le a fondé Emotiv, qui commercialise un casque qui permet de contrôler des objets par la pensée. Je ferais ainsi disparaître un cube par télékinésie. Olivier Oullier l’utilise pour vendre des scénarios d’aide à la décision ou

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je n’ai rencontré que des gens gentils et attentionnés, ou bien j’étais continuellement ivre

de management de crise au monde politique. Chercheur en neurosciences, il est une sorte de Rockefeller du cerveau : il découvre tous les jours de nouveaux gisements de pensées et de comportements. Tan Le serait, elle, l’équivalent contemporain de Henry Ford : elle a inventé la machine, bon marché et grand public, qui va permettre aux neurosciences de passer du stade artisanal au stade industriel. Alors que j’avais cru découvrir, le deuxième soir, l’ethos mélancolique de l’homme de Davos, j’ai vu alors l’innocence superbe et conquérante des start-up, qui sont chacune une vision amoureuse du monde. Et le monde se reforma alors sous mes yeux. Je ne comprenais plus le métier de mes interlocuteurs, qui faisaient des réseaux sociaux mais qui parlaient d’empowerment, qui faisaient du conseil mais qui se disaient designers, de la télévision mais qui faisaient de la terraformation mentale. Ils produisaient parfois des aphorismes implacables : “Learning is the new shopping” ; “Conviction drives innovation more than creativity”. Ils étaient loin devant victorieux, d’avant-garde, et sincères, et sérieux. Ils étaient tous des entrepreneurs sociaux et ils voulaient tous, absolument, sauver le monde.

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J’avais eu peur que Davos soit trop caricaturalement de droite, j’ai commencé à trouver ça beaucoup trop de gauche. Mais j’avais, sans m’en rendre compte, cessé depuis longtemps d’être un écrivain français ironique et blasé, lecteur de Philippe Muray et contempteur des ridicules d’un monde qui ne croit plus au tragique. J’ai mis mes dernières forces dans une longue discussion avec Christophe de Margerie, mélancolique guéri par son amour de la science. Il m’a parlé des machines qui modélisaient pour lui les profondeurs de la Terre et d’une mystérieuse carte des fleuves disparus dont les deltas marquent l’emplacement des réserves de brut. J’aurais pu croire que son monde, lié à l’épuisement des ressources fossiles, était une sphère limitée. Mais, à Davos, les limites n’existent pas. Des abîmes du cerveau à ceux de la Terre, la richesse des choses sera universellement connue et remontée à la lumière du jour. J’ai repensé à Félix, agent d’influence hors pair. Même si l’histoire s’arrêtait ou si le monde physique disparaissait, son ontologie persisterait, immatérielle et intuitive. J’ai trop longtemps pensé que j’habitais un monde unique, ancien et difficile, alors que je manquais seulement du désir fou d’en changer la nature. À mon retour, des peintres étaient passés chez moi et je devais réinstaller un mobile dans la chambre de ma fille. J’ai d’abord enlevé la couche de poussière qui recouvrait les hémisphères nord de ses cinq globes terrestres, avant de retrouver, émerveillé, leur parfait point d’équilibre. Super, j’ai vendu mon âme, je vais pouvoir en acheter plein d’autres. Aurélien Bellanger photo Fred Kihn retrouvez notre blog spécial Davos sur les

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Gravement brûlée au cou, Gina Potes vient en aide à d’autres victimes

brûlées à vie Ces derniers mois, en Colombie, les attaques à l’acide se sont multipliées. Dans la plupart des cas, les victimes sont des femmes, avec peu de ressources. Défigurées, leur retour vers la vie devient un parcours du combattant.

 P

arfois, tu crois qu’on t’a brûlé le visage pour que tu deviennes inutile. Si tu te présentes à des entretiens et que ton visage ne ressemble plus à rien, qu’est-ce qu’on va te dire ?” Pour Gloria Piambia, chaque mot est une épreuve. À 27 ans, cette Colombienne aux longs cheveux noirs porte un masque de chirurgien devant la bouche pour cacher ses lèvres dilatées et son menton déformé. Il y a trois ans, son compagnon lui a jeté de l’acide sur le visage sur le pas de sa porte. Parce qu’elle venait de se séparer de lui. Juste avant l’agression, se souvientelle : “Il m’a dit : si tu n’es pas à moi, tu n’es à personne d’autre”. En Colombie, le premier cas d’attaque à l’acide a été enregistré il y a seize ans.

Depuis, le nombre d’agressions s’est multiplié. En 2007, cinq cas ont été recensés par l’Institut national de médecine légale et des sciences légistes colombien. En 2012, vingt-neuf. Mais ces chiffres cachent un phénomène d’une plus grande ampleur car les victimes ne dénoncent pas toujours leur agresseur. Souvent, l’auteur de l’attaque est le mari ou le compagnon. Les motifs de l’agression sont récurrents : jalousie excessive, sentiment de possession sur la femme. Souvent, il y a eu des prémices à l’attaque. Des cris, des claques, des coups. Une escalade de violence qui s’achève avec un jet d’acide au visage. Dans la plupart des cas, les victimes sont pauvres : “Elles ne sont pas autonomes car elles dépendent financièrement de leur compagnon”, indique Linda Guerrero,

directrice de la Fondation des grands brûlés à Bogotá. Après une attaque à l’acide, ces femmes restent clouées au lit de nombreux mois. Entre les opérations chirurgicales et les traitements, la note est très salée. Certaines contractent des prêts, vendent leurs vêtements, participent à des tombolas. À la sortie de l’hôpital, une question les tenaille : et maintenant, comment reprendre un nouveau travail ? Gloria Piambia suivait des cours pour devenir couturière. Après son agression, elle est tombée dans une profonde dépression. “Quand je suis sortie de l’hôpital, je suis allée vivre chez l’une de mes professeurs pendant huit mois, se souvientelle. Je suis restée enfermée. Je me levais seulement pour me laver. Parfois, je ne savais plus si on était lundi, mardi ou mercredi.”

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Gloria Piambia, défigurée par son compagnon il y a trois ans

Angie Guevarra a retrouvé du travail après son agression par un inconnu

Ses parents, paysans, n’ont pas pu payer ses opérations. Elle a donc fait appel à des amis. Le retour vers l’emploi est souvent un long parcours semé d’embûches. D’abord, à cause de leur visage. “Il manque un œil à certaines, d’autres ont perdu une partie du nez, souligne Osana Medina Bonilla, travailleuse sociale à l’association la Maison de la femme à Bogotá. Elles ont des capacités, mais à cause de leur apparence, elles ne sont pas embauchées.” Leurs va-et-vient à l’hôpital compliquent leur retour sur le marché du travail. Comment trouver un employeur acceptant d’embaucher une personne qui doit s’absenter plusieurs fois par an pour subir des opérations chirurgicales ? Gina Potes a réussi à passer le cap. Quand elle a mis les pieds pour la première fois dans son bureau, elle n’est pas passée inaperçue parmi ses collègues. Grande, brune, coquette. Et brûlée. Sur toute la partie droite du cou. Mais le regard de ses collègues ne lui fait pas peur. “Je me sens parfaitement égale à eux, assure-t-elle. J’ai toujours dit que mes cicatrices ne me faisaient pas moins femme. Il y a des gens qui peuvent me rejeter mais cela m’importe peu.” Gina fait partie des

victimes qui participent à un projet de réinsertion de la mairie de Bogotá lancé en avril dernier. Le but : donner un travail à celles qui n’arrivent plus à en trouver. Aujourd’hui, Gina Potes travaille dans le département santé de la ville de Bogotá, sur la thématique des violences de genre. Elle passe ses journées à contacter les victimes et à envoyer des courriers à des institutions pour les sensibiliser sur le sujet. Certaines victimes ont réussi à s’en sortir seules. C’est le cas d’Angie Guevarra, 26 ans, brûlée au visage, sur les mains et dans le dos en 2007, par un inconnu. Elle a réussi à retrouver du travail dans sa branche après son attaque : les salons de beauté. Angie fait des manucures. Quand elle prend les mains de nouvelles clientes entre les siennes, brûlées, les réactions fusent. “Certaines me demandent si j’ai une maladie de la peau”, rapporte-t-elle, gênée. Rares sont les auteurs de ces attaques passés devant un juge. Certains n’ont même pas

rares sont les auteurs de ces attaques passés chez le juge

fait l’objet d’enquête de la police alors qu’ils ont été nommément mis en cause. Pour contrecarrer l’impunité ambiante, un projet de loi vient d’être adopté au Congrès colombien et devrait être appliqué d’ici fin juin 2013. Le texte prévoit d’encadrer la vente d’acide en enregistrant les acheteurs dans une base de données. “En Colombie, les ménagères achètent ce type de produit pour déboucher les canalisations, les toilettes, laver la cuisine, etc.”, explique Olga Victoria Rubio, conseillère municipale de Bogotá. Le texte parle également d’un accompagnement “intégral” pour les victimes : remboursement des chirurgies, soutien psychologique et juridique. Il prévoit aussi de garantir l’accès des victimes au marché du travail. Mais ce dernier point reste flou, car aucun moyen concret pour y parvenir n’est indiqué. Enfin, il est question de durcir les peines des agresseurs, avec un minimum de huit ans de prison. Jusqu’à présent les condamnations allaient de six mois à six ans. Ridicule pour les victimes. Elles, qui resteront emprisonnées pour le restant de leurs jours derrière un visage qui n’est plus le leur. texte et photo Hélène Bielak 30.01.2013 les inrockuptibles 23

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J.J. Abrams réalisera la suite de Star Wars

Woodkid

retour de hype

“je vais me marier pour tous avec toi en 2013”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“bien ou bien morray ?”

“c’est Fabius le mec à côté de Cassez ?”

Paul Pogba

Daphné Bürki Aurélie Casse

Bruno Roger-Petit Mike Skinner sur Twitter

Joakim Noah

“tu descends à Cannes cette année ?”

le pain “tu trouves pas que ça sent le gaz ?”

Florian de Nouvelle star

Aurélie Casse La jeune journaliste de LCI qui monte. Paul Pogba Le successeur de Patrick Vieira a presque 20 ans et il joue à la Juventus de Turin. Florian de Nouvelle star Nan ? Joakim Noah Pour la première fois il a été sélectionné au All Star Game de basket qui aura lieu le 17 février sur le parquet de Houston.

Woodkid Son nouveau single, I Love You, et le clip qui l’accompagne, sont incroyables. Bruno Roger-Petit Le niveau de ses chroniques baisse à vue d’œil. Daphné Bürki Une couve du Parisien Magazine un peu délicate. Mike Skinner Il fait des retours sporadiques sur Twitter @skinnermike. P. S.

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Christine Boutin @christineboutin

@JackyMAJDA @jrossignol le suicide est toujours épouvantable, je viens d’apprendre le suicide d’un jeune hétérosexuel. Notre Sté va très mal 8:32 PM - 24 Jan, 13

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Florence Cassez en état de grâce La Française, détenue depuis sept ans au Mexique, a été libérée la semaine dernière. Cahier d’un retour au pays natal, comme dirait Aimé Césaire.

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Une arrivée sur le tarmac après de longues années d’absence est souvent l’occasion pour celui qui a vécu loin de chez lui (Michel Berger, pas besoin de chanter pour lui merci) de revenir frais et rédimé parmi les siens, à la manière de ces étranges créatures non exposées aux affres et coutumes de la société. On pense à Vendredi de Vendredi ou la Vie sauvage, à Victor de l’Aveyron ou encore au Tom Hanks de Seul au monde (en plus propre, évidemment). Visiblement fatiguée mais à l’aise dans sa doudoune avec de la moumoute sur le col, Florence Cassez avait en effet, et ce dès son arrivée à Roissy, les yeux clairs et apaisés de ceux qui ont vécu loin des turpitudes de l’Hexagone. Au moment où elle pose un premier pied sur le sol français après sept ans dans les geôles mexicaines, Florence Cassez sait-elle simplement que la France a perdu son triple A, qu’Arnaud Montebourg a porté une marinière et un mixeur en couverture du supplément week-end du Parisien, ou encore que le hip-hop français est mobilisé – depuis plusieurs jours – par un triple clash entre Booba, Rohff et La Fouine. La réponse est non, très probablement.

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peine cassée et bon de sortie

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1 Bertrand Langlois/AFP

On ne se fait pas libérer comme ça, mon pote, il y a des codes. Nous l’avons constaté encore avec la Française Florence Cassez, emprisonnée au Mexique depuis sept ans, accusée “d’enlèvement, séquestration, délinquance organisée et possession d’armes à feu et de munitions à l’usage exclusif des forces armées” (wouah). Condamnée à quatre-vingt-seize ans de prison (han) au pays du sombrero – peine réduite en appel en 2009 à soixante ans de prison à peine (ouf), Cassez a finalement été libérée le 23 janvier à la suite de l’annulation de sa condamnation par la Cour suprême du Mexique (merci). Arrivée en France le 24 janvier sur le tarmac de RoissyCharles-de-Gaulle, elle a été immédiatement prise en charge par le barnum médiatique qu’on réserve en général à ceux qui sont restés éloignés du territoire pendant des lustres (des otages ou des joueurs de football ayant signé au Qatar). Un avocat (Frank Berton aka Gomina Kid), un ministre (Laurent Fabius, désormais candidat au titre de meilleur come-back 2013 aux côtés du milieu de terrain lyonnais Steed Malbranque), des représentants des forces de l’ordre, des journalistes (vazy pousse-toi, BFM-TV), et un ou deux types qui bossent à l’aéroport (coucou).

la captive aux yeux clairs

guide du bon usage du 20 heures de TF1 L’arrivée à l’aéroport c’est bien, mais après on fait quoi ? Bien sûr, il est hors de question d’aller – après un instant un peu officiel comme celui-ci – s’envoyer une entrecôte au Buffalo Grill ou de partir se la coller au Wanderlust (“regarde c’est Florence Cassez qui danse sur A$AP Rocky”). La libération est une opération de communication qui nécessite

un certain devoir de grisaille, et l’arrivée à l’aéroport n’est qu’une étape parmi d’autres. Après Roissy et une conférence de presse sérieuse lors de laquelle Florence Cassez en a profité pour postuler à un emploi (ignorant sans doute qu’une crise sans précédent frappe la France et l’Europe, et que le marché du travail n’est plus ce qu’il était), la prisonnière libérée

et son avocat ont opté pour le 20 heures de TF1. Un choix raisonnable pour une émotion tout aussi raisonnable, Cassez déclarant notamment à un Gilles Bouleau professionnel et plein de retenue qu’elle fut “dans la survie” lors de toutes ces années. Elle confiera également, au Parisien cette fois : “Maintenant, je ne veux plus penser qu’à l’amour.” C’est beau. Pierre Siankowski 30.01.2013 les inrockuptibles 25

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c’est-à-dire

cousin germain Alors que l’on vient de fêter le cinquantième anniversaire du traité franco-allemand, que les deux pays s’opposent sur la meilleure façon de faire avancer la construction européenne et qu’une partie des élites françaises vénèrent le “modèle allemand”, un livre, Made in Germany (Seuil), remet un peu les idées en place. Selon son auteur, Guillaume Duval, rédacteur en chef du magazine Alternatives économiques, on se trompe complètement sur le modèle allemand en attribuant sa “réussite” aux réformes menées il y a dix ans par Gerhard Schröder. Si l’action du chancelier social-démocrate a amélioré les chiffres (PIB, courbe du chômage, déficit public…), elle a surtout accru les inégalités et la précarité. En administrant cette potion d’austérité à toute l’Europe, l’Allemagne prescrit un remède pire que le mal qui risque d’enrayer la santé économique allemande, comme le montre déjà le fort ralentissement de la croissance outre-Rhin en 2012. Bref, à force de croire que l’exemple allemand est le totem de la politique économique, l’Europe (Allemagne incluse) s’enfonce dans une spirale négative faite d’austérité, de dettes et de récession. Selon Duval, il y avait pourtant bien un modèle allemand, mais avant Schröder, qui l’a abîmé. Un modèle fondé sur “des pouvoirs étendus reconnus aux salariés, un management moins autoritaire, la valorisation du travail industriel, une mobilité sociale plus forte, un système éducatif moins fondé sur la sélection par l’échec, une organisation plus équilibrée des territoires…” La France et l’Europe devraient s’inspirer de ce modèle-là et, surtout, s’engager avec force moyens dans la transition énergétique au niveau continental. Une perspective plus porteuse d’avenir que la compétitivité façon Merkel, qui privilégie les statistiques de court terme par rapport aux peuples et nous promet une Europe qui va crever guérie.

Serge Kaganski

une autre mondialisation est possible Réinventer une mondialisation soucieuse de réduire enfin inégalités et injustices : autour d’un même projet politique, la juriste Mireille Delmas-Marty et le philosophe Alain Renaut posent chacun les bases d’un nouvel humanisme juridique et moral. par Jean-Marie Durand et Manon Worms

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Laurindo Feliciano

un droit nouveau est à inventer, commun et mondial, suffisamment solide pour protéger les individus et réactiver les solidarités

le droit repensé par Mireille Delmas-Marty Repenser les nouvelles équations entre droit, humanisme et mondialisation : dans son nouvel essai puissant, Mireille Delmas-Marty, professeure au Collège de France, propose une analyse de l’instabilité de notre monde globalisé en tirant des “forces imaginantes du droit” les bases d’une refondation politique. Un triple objectif s’impose selon elle : “Résister à la déshumanisation, responsabiliser les titulaires du pouvoir, anticiper sur les risques futurs.” Du fait de ses aspects mouvants et contradictoires, la mondialisation donne souvent lieu à des affrontements tranchés entre défenseurs éclairés

et pourfendeurs radicaux. Mais au-delà des désaccords idéologiques, trouver des solutions implique de définir précisément les ruptures violentes que l’émergence d’une société mondialisée a infligées au droit. Ce livre explore donc son rôle central face à ces “effets déshumanisants” de la mondialisation. Le constat est sans appel : un droit nouveau est à inventer, commun et mondial, suffisamment solide pour protéger les individus et réactiver les solidarités. Car imputer à la crise du système néolibéral les inégalités de plus en plus fortes ne peut plus suffire. “La mondialisation du droit, sélective et fragmentée, dissocie les fonctions traditionnelles du marché (circulation, redistribution) et sépare les libertés

économiques, dont l’intégration est rapide, des droits sociaux, dont l’évolution est lente et discontinue”, souligne l’auteur. Le droit du travail devient une entrave à l’investissement, l’ouverture des marchés fait exploser les structures locales et se conjugue à un modèle sécuritaire répressif qui fabrique des migrations indésirables. L’intensification des techniques de surveillance se justifie par celle des discours catastrophistes ; droits de l’homme et développement durable passent pour des éléments de langage déguisant des intérêts privés… Autant de décrochages flagrants d’un droit international dépassé par la puissance des marchés, et d’une justice pénale universelle encore freinée par la résistance des États. Mireille Delmas-Marty parie alors sur un élargissement des possibles, dépassant une simple réaction d’indignation. Les clés d’une nouvelle cohérence sont à chercher autour de mesures à la fois audacieuses et rationnelles, prenant en compte les nouvelles réalités nées de la mondialisation pour agir. Certaines bases existantes (dans le droit européen, par exemple) montrent qu’il serait déjà possible de concevoir une forme d’intercitoyenneté qui coordonne différents niveaux de droits en associant les citoyens aux décisions qui les concernent. De même, si “reconnaître qu’un partage du pouvoir global implique une responsabilité elle aussi globale”, imposer plus de transparence aux acteurs transnationaux aiderait 30.01.2013 les inrockuptibles 27

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à adapter le droit international à l’éclatement spatio-temporel de la mondialisation. Et ce mouvement ne peut aller sans une participation citoyenne enthousiaste, informée, portée par une vision à long terme qui puisse “construire une communauté mondiale” dans une logique d’anticipation. Les différents types d’urgences, sociales ou environnementales, gagneraient à être prises en charge au regard de cette dilatation du temps mondialisé : intégrer à l’État de droit les acteurs scientifiques et ceux de la justice sociale donnerait plus de substance à des concepts qui nous semblent encore bien vagues, comme le fameux “principe de précaution”. Et c’est bien de “nous” qu’il s’agit : à aucun moment Mireille Delmas-Marty ne sépare l’inquiétude de la juriste de celle de la citoyenne. Au centre de sa réflexion, la question de la pertinence des valeurs humanistes aujourd’hui, l’ambition de “redonner sens au projet humaniste en transformant le concept statique d’humanisme en un processus dynamique et interactif d’humanisation réciproque”. Une ambition qui s’inscrit non seulement dans le débat d’idées actuel autour des reformulations des frontières de l’humanité, mais aussi dans des références constantes à notre imaginaire culturel. De Kant à Glissant, d’Arendt à Foucault, et de la figure d’Antigone dressée contre un ordre établi déshumanisant aux sculptures d’Alberto Giacometti symboles de la migration perpétuelle des hommes, les références à la dignité humaine affirmée tout au long de l’histoire sont nombreuses. Côtoyant une alternance entre rappels historiques et faits d’actualité (de Fukushima aux massacres en Syrie), elles donnent au livre une singulière profondeur et une urgence réelle. M. W.

Résister, responsabiliser, anticiper de Mireille DelmasMarty (Seuil), 196 pages, 17,50 €

l’éthique globale vue par Alain Renaut Comment alors rendre le monde contemporain un peu plus juste, soucieux d’aider les faibles à survivre aux effets des désordres mondialisés ? À cette question, les politiques de développement tentent, en vain, d’apporter des réponses concrètes. Au-delà de cette impuissance, la vraie énigme reste, pour le philosophe Alain Renaut, celle d’une cécité généralisée. Pourquoi s’accommodet-on de ces injustices de plus en plus criantes : 270 millions de morts entre 1990 et 2005 sous l’effet de l’extrême pauvreté, un milliard d’individus vivant avec moins d’un dollar par jour ? S’interrogeant sur les échecs politiques et les insuffisances morales, l’auteur engage une réflexion sur les conditions possibles d’un monde plus juste. Sa priorité, et c’est ce qui fait son originalité, ne va ni à l’économie, ni à la politique, mais à ce qu’il appelle une “éthique globale”. La question décisive est celle proprement morale, “des fins ou des objectifs que chacun d’entre nous poursuit au fil de son existence et de ses engagements”. Si Alain Renaut privilégie le moment éthique sur le moment politique, c’est parce qu’il affirme que “sans motivations éthiques claires, les politiques du développement n’ont aucune raison de prendre l’ampleur des phénomènes globaux de pauvreté”. S’appuyant, en les décortiquant précisément, sur les deux théories contemporaines majeures de la justice – celle de John Rawls et celle d’Amartya Sen –, le philosophe esquisse une autre voie possible, synthétisant leurs principaux apports. Sa réponse milite pour la réinscription des deux perspectives – l’équité dans les ressources d’après Rawls, l’équité dans les “capabilités” selon Sen – “dans le point d’ancrage essentiel que fournit une notion multidimensionnelle du bien-être”. Invitant à “une éthique de l’intérêt bien compris, c’est-à-dire au fond à une éthique de l’intelligence” articulant morale et politique, Alain Renaut plaide

ainsi pour arracher le choix des politiques de développement au clivage des ressources et des capabilités. Pour neutraliser le reproche qui pourrait lui être fait de rester à un niveau d’abstraction morale un peu déconnecté des principes de réalité, le philosophe défend l’honneur de la politique, qui est “de ne pas toujours simplement répondre à la reconnaissance d’un droit, mais d’avoir parfois à répondre, au-delà même de la reconnaissance des droits, au sentiment éthique d’un devoir ou d’une obligation”. Le droit, estime-t-il, n’épuise pas la sphère de ce qui peut être décidé politiquement. “C’est à partir de la priorité reconnue de cette dimension éthico-politique de la politique que l’espace juridico-politique de celle-ci en vient à progresser et à s’enrichir, parce que la conscience de l’obligation purement éthique peut finir, en s’inscrivant dans des politiques, par induire des droits.” Si dévaluée et si impuissante aujourd’hui, la politique retrouvera une partie de sa grandeur si elle se perçoit elle-même et se déclare publiquement comme “tenue de répondre” au sentiment éthique d’un devoir ou d’une obligation envers les plus démunis d’un monde injuste. Avec Alain Renaut, on peut en effet avancer qu’un monde juste ne s’affirmera que sous condition de cette reconnaissance éthique. Pour autant, l’histoire et le présent nous rappellent à l’énigme des injustices persistantes : même si elles les réprouvent moralement, les sociétés les reproduisent dans les faits. C’est cet écart entre le vouloir et l’agir que la possibilité d’un monde juste doit d’abord effacer. Il n’est pas sûr que la philosophie morale seule suffise à combler ce manque. JMD

Un monde juste est-il p ossible ? d’Alain Renaut (Stock, Les Essais), 396 pages, 22 €

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où est le cool ?

Tamás Bujnovszky

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

à Budapest Sur les rives du Danube, entre deux entrepôts en brique, se dresse cette spectaculaire structure en verre. Surnommée “la Baleine”, elle abrite le CET (un centre artistique et commercial de 27 000 mètres carrés). Malheureusement, son avancement se trouve pour l’heure totalement bloqué – de gros différends politiques et financiers opposent la mairie et l’entrepreneur du projet. www.cetbp.hu

dans la House of Ladosha Basée à New York, la House of Ladosha est un collectif artistique queer formé par d’anciens étudiants de la Parsons School. Influencée par la culture voguing, la House produit d’excellents titres de trap, (mix de hip-hop lent, de crunk et de house), des clips et réalise des performances délirantes aux côtés, entre autres, d’Azealia Banks. On adore également leurs T-shirts, et tout particulièrement ce modèle, réinterprétation r’n’b de l’iconique logo de Nirvana. http://houseofladosha.bigcartel.com/product/riri-t-shirt 30 les inrockuptibles 30.01.2013

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dans ce perfecto hybride Un perfecto, oui, mais pourquoi ne pas craquer pour cette version en grosse laine rayée qui semble taillée directement dans une couverture de l’armée. Imaginé par la jeune marque anglaise You Must Create, il est le compromis parfait entre les lignes carrées et rock du blouson de motard et une douceur confortable, plus dans l’air du temps. www.youmustcreate.com

Derek Brown

avec ces brogues aux pieds Irrésistibles quand elles sont comme ici associées à un jean brut et à une grosse chaussette en laine chinée, limite rugueuse. www.cosmicwonder.com 30.01.2013 les inrockuptibles 31

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chez Jodie Foster “Moi, lesbienne” En couverture de l’édition italienne de Vanity Fair, Jodie Foster, 50 ans, pose en débardeur blanc. Joli coup du magazine qui surfe sur l’émotion provoquée par le speech smart et touchant de l’actrice aux Golden Globes et s’interroge sur la signification d’un tel coming-out. Un questionnement qui prend tout son sens en Italie où, de mémoire, le mot “lesbienne” n’avait jamais été mis en une d’un féminin. www.vanityfair.it

dans ce sac Mismo Fondé à Copenhague il y a dix ans par Alexander Bach et Rikke Overgaard, Mismo fabrique des sacs au design minimaliste et aux finitions cuir dans des coloris très sobres. Épurée et de très bonne facture, leur petite maroquinerie vaut également le détour. www.mismo.dk

Paolo Santambrogio

en costard rayé Pour cette très remarquée collection homme été 2013, Marc Jacobs dit avoir télescopé l’ambiance frivole et Riviera de Tendre est la nuit, le roman de Fitzgerald consacré à la jet-set américaine des années 20, et celle, plus rêche, d’un “punk-rocker jamaïcain de 1978”. Résultat : une silhouette à l’élégance nonchalante, décontractée et très graphique, comme en témoigne cette avalanche de rayures, leitmotiv des dernières collections de Jacobs. www.marcjacobs.com 32 les inrockuptibles 30.01.2013

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le dessin par la bande Prometteuse, la quarantième édition du Festival d’Angoulême est également l’occasion de déterrer quarante trésors cachés de la BD. dossier réalisé par Anne-Claire Norot, Stéphane Beaujean, Vincent Brunner, Jean-Baptiste Dupin

Jérôme Nylso et Marie Saur flblb, Les Contrebandiers (France, depuis 2002) Apprenti libraire qui se rêve écrivain-voyageur, Jérôme vit dans un univers bucolique et imaginaire, entre Henri Bosco et Les Mille et Une Nuits. Avec ses amis, il pose sur le monde et l’existence le regard curieux, incertain et velléitaire d’un presque adulte. Loin des blogs, du bruit et de la vitesse, Jérôme charme et repose, lent, poétique, littéraire, sincère et artisanal, à l’image du dessin minutieux de Nylso. Sixième tome de la série, Jérôme et la ville paraîtra le 7 février.

flblb/Les Contrebandiers

L  

a quarantième édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, traditionnelle célébration du neuvième art, a lieu du 31 janvier au 3 février. Alors que les meilleurs albums parus en 2012 y seront récompensés, nous avons voulu nous aussi mettre à l’honneur des œuvres et des auteurs qui nous tiennent à cœur. Non pas en revenant sur des albums de 2012, mais en proposant une sélection de BD que nous aimons. Et plutôt que d’établir un classement, qui verrait très certainement et sans surprise Hergé, Chris Ware et Art Spiegelman (dans le désordre ?) caracoler en tête, nous avons préféré faire (re)découvrir quarante œuvres, parues entre 1918 et aujourd’hui, venant du monde entier, rarement présentes dans les classements et pourtant indispensables. Des BD méconnues ou pas assez reconnues, d’autres moins réputées d’auteurs dont on cite toujours les mêmes classiques, des albums passés inaperçus dans le flot de l’actualité, des chefs-d’œuvre hors mode ou oubliés. Cette sélection, nous l’espérons, surprendra, éveillera les curiosités, et surtout donnera des envies de lecture au fan de BD comme au lecteur plus occasionnel. A.-C. N.

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Extrait de Jérôme et la Ville,s ixième tome à paraître le 7 février

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Travaux publics Yûichi Yokoyama Matière (Japon, 2004) Des machines percent, découpent, arasent, plantent des arbres ou installent de la moquette synthétique, sous la houlette d’étranges chefs de chantier casqués et motivés. Petit à petit, le paysage se transforme. Ce premier manga de Yûichi Yokoyama publié par les éditions Matière a été suivi de cinq autres volumes dans lesquels l’auteur, en jouant avec les éléments naturels et la géométrie dans l’espace, redéfinit avec pureté et une grande poésie les notions d’architecture, de topographie et de création. (1)

L’Espiègle Lili Al G. Vents d’Ouest (France, 1946-1974) Créée dans Fillette en 1909, L’Espiègle Lili – ou Lili – est reprise en 1946 par le dessinateur Al G. (Gérard Alexandre) qui lui donne son look de jeune fille moderne et dynamique. Avec les scénaristes Bernadette Hiéris puis Paulette Blonay, il lui fait vivre des aventures trépidantes, qui la mènent de SaintGermain-des-Prés aux Indes ou sur la Lune. Affranchie et indépendante, Lili est à l’aise dans son époque et symbolise la vitalité de la jeunesse des années 50. Ses histoires conservent aujourd’hui tout leur peps et toute leur fraîcheur. Après la mort d’Al G. en 1974, la série fut poursuivie jusqu’en 1998. (2)

2

Usagi Yojimbo

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Stan Sakai Paquet (États-Unis, depuis 1987) Tel un Clan des Otori revisité par Carl Barks, Usagi Yojimbo se situe dans un Japon médiéval et anthropomorphique, peuplé de démons, de brigands et de seigneurs belliqueux. Lapin-samouraï droit et fier, Miyamoto Usagi affronte tour à tour petits escrocs, despotes locaux, esprits maléfiques… et même sa paternité. Rare synthèse de comics et de manga, Usagi est un enchantement de lecture. Intrigues, personnages, découpage, décors… tout y est d’une précision subtile et d’une richesse inépuisable. Vingt-cinquième tome à paraître. (3)

Captivant Yves Chaland et Luc Cornillon

3

Les Humanoïdes Associés (France, 1978-1979) Dans les pages du magazine Métal hurlant, entre 1978 et 1979, le duo Chaland-Cornillon se livre à une entreprise quasi punk : dézinguer la BD des années 50 par des pastiches détonnants. Parodiant les revues pour la jeunesse comme Vaillant, longtemps sous-titré “le journal le plus captivant”, ils entraînent leurs héros éphémères dans des aventures qui tournent souvent court. Un exercice de style iconoclaste et mythique réalisé par des virtuoses. (4)

Encyclopédie de Masse Francis Masse Les Humanoïdes Associés (France, 1982) Révéré par Terry Gilliam ou Art Spiegelman, Francis Masse est le maître de l’humour scientifique. À l’aise avec la pataphysique, il a inventé sa propre discipline : la “macrorhino-épistémologie”. Avec ces deux gros volumes conçus comme ceux d’une encyclopédie, il déconstruit l’univers pour mieux le remonter comme un champion de Rubik’s Cube géant. Également conseillé, L’Art-attentat paru au Seuil.

Cori le Moussaillon Bob de Moor 4

Casterman (Belgique, 1951-1993) Principal collaborateur d’Hergé, puis continuateur de Jacques Martin ou Edgar P. Jacobs, Bob de Moor a rarement

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eu l’occasion de se consacrer à ses œuvres personnelles. On ne peut que le regretter à la lecture de Cori le Moussaillon, série débutée en 1951 mais qu’il n’a pu reprendre qu’en 1978. À la suite de Cori, marin et agent secret, cet extraordinaire récit d’aventures entraîne le lecteur sur toutes les mers du XVIe siècle, à bord des plus beaux galions jamais dessinés.

Hicksville Dylan Horrocks L’Association (Nouvelle-Zélande, 1998) Imaginez une petite ville de Nouvelle-Zélande où chaque habitant serait un expert en BD, voire un auteur. L’arrivée d’un journaliste canadien secoue cette communauté bien déterminée à sauvegarder son essence. Mêlant folklore maori et érudition en matière de BD, Hicksville est un hommage à la magie des comics construit comme un puzzle poétique où superhéros et autobiographie s’entremêlent. Un album d’une originalité folle. (5)

Orfi aux enfers

5

Dino Buzzati Actes Sud BD (Italie, 1969) À la fin des années 60, l’écrivain célébré pour Le K ou Le Désert des Tartares dévoile une facette inattendue : son goût pour la bande dessinée. S’il revisite ici le mythe d’Orphée (qu’il situe dans le Milan contemporain), il profite aussi de l’occasion pour citer, via des emprunts, les artistes appartenant à son panthéon personnel, de Dalí à Fellini. Avant-gardiste à sa parution, ce roman graphique marqué par le pop art demeure unique en son genre. (6)

La Vie en enfer Matt Groening La Sirène (États-Unis, 1977-2012) En 1977, Matt Groening n’imaginait sans doute pas qu’il créerait un jour la série animée la plus marquante de l’histoire de la télévision. À cette époque, il photocopie et vend lui-même son strip, La Vie en enfer. Sorte de Peanuts postpunk mettant en scène un lapin névrosé (Binky) et un couple de jumeaux gay (Akbar et Jeff), La Vie en enfer est une critique par l’absurde, acerbe et désabusée, du style de vie américain. Ces ingrédients attireront l’attention d’un producteur d’Hollywood avant de faire le triomphe des Simpson. Un best-of, Un gros livre d’enfer, vient de paraître aux éditions Fetjaine.

6

La Passion d’un homme Frans Masereel In Gravures rebelles/L’Echappée (Belgique/Suisse, 1918) Peintre et graveur né en 1889, Frans Masereel est l’un des maîtres des woodcut novels, ces romans graphiques muets du début du XXe siècle, une des influences majeures de la BD contemporaine. La Passion d’un homme retrace la vie douloureuse et le combat prolétaire d’un jeune homme né dans la misère. Au-delà d’un témoignage sur son époque, ce récit est, par la noirceur contrastée de son dessin et par son thème, toujours aussi fort et moderne. (7)

L’homme qui se laissait pousser la barbe Olivier Schrauwen Actes Sud–L’An 2 (France, 2010) C’est l’histoire d’hommes en décalage, pour qui vivre s’accompagne d’une traduction imaginaire. Au fil de nouvelles aux esthétiques chargées de citations, ils s’interrogent, parfois se lamentent, sur les relations intrinsèques entre perceptions du monde et représentations. Le livre devient un questionnaire, de la folie et du dessin. Et il n’y a pas de meilleure réponse que celle d’un des héros: “Je pénètre dans un monde de possibilités infinies et sans limites. Que l’on me suive ! Qu’attendez-vous donc ?”

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Jolies ténèbres Kerascoët-Vehlmann Dupuis (France, 2009) Voici un album dont il faut révéler le minimum pour ne pas en désamorcer les nombreuses surprises. Ici, le dessin enchanteur du couple Kerascoët (alias Marie Pommepuy et Sébastien Cosset) constitue un habile leurre. Car, une fois piégés, nous sommes entraînés dans un conte pour enfants effrayant, aux images choc comme une version hardcore des illustrations de Beatrix Potter. Entre Peau d’âne et Sa Majesté des Mouches, une expérience fantastique dont les lectures n’atténuent pas l’explosivité. (8)

Les Labourdet Jean et Francine Graton Graton éditeur (France, 1966-1972) En 1966, Jean Graton, célèbre pour Michel Vaillant, crée avec son épouse Francine une nouvelle série pour un magazine féminin : Les Labourdet. Grâce à l’évidente et rare complémentarité de son couple d’auteurs – dans le sens du détail domestique, la finesse des caractères d’hommes et de femmes, la vigueur de l’exécution… –, cette histoire d’une famille de la petite bourgeoisie conserve une étonnante fraîcheur et constitue un document de première main sur les mutations sociales de son époque. (9)

8

Casino Leone Frollo Delcourt (Italie, 1985-1987) De l’Angleterre à l’Allemagne, Leone Frollo fut, dans les années 60, un mercenaire obscur et doué de la bande dessinée d’exploitation européenne. À partir des années 70, il se spécialise dans le fumetti érotique et fantastique (Lucifera, Shatane, Contes malicieux…) où son dessin sensuel et dynamique fait merveille. Dans Casino, situé dans un bordel Belle Époque, il donne libre cours à son goût des situations scabreuses, et offre sans doute à ses femmes délicieuses, aux lingeries froufroutantes, leur plus bel écrin. Quatrième tome à paraître le 6 février. (10)

9

Les Rois vagabonds James Vance et Dan Burr Vertige Graphic (États-Unis, 1988-1989) Inspirée par une pièce de théâtre éponyme, Les Rois vagabonds dresse le portrait d’une Amérique plongée dans la dépression de la grande crise de 1929. Jalonnée de références historiques, travaillée par le sens de l’exactitude, cette odyssée de hobos (ces sans-abri qui dorment dans les trains) évoque autant les grandes migrations des Raisins de la colère que La Route de Jack London. Ces personnages, d’une tristesse poétique, expriment la beauté des êtres uniquement portés par le vain espoir d’un retour à la vie normale. (11) 11

Les Larmes d’Ézéchiel Matthias Lehmann

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Actes Sud (France, 2009) L’un des dix meilleurs livres de ces dix dernières années, soit l’histoire d’une fille qui se plonge dans la lecture du journal intime de son adolescence à l’occasion de la mort d’un parent éloigné. La banlieue morose, l’alcoolisme et la drogue y apparaissent simplement comme des éléments quotidiens. Rien ne vient surligner leur horreur, quand bien même cette horreur est l’objet de l’image ou de la scène. Un ouvrage plein de nuances, à la narration particulièrement travaillée, sur le poids de l’expérience personnelle sur la destinée et la réussite de chacun.

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Les Aventures de Luther Arkwright Bryan Talbot Kymera (Grande-Bretagne, 1978-1988) Pour les amateurs de science-fiction, une rencontre entre Moebius et Michael Moorcock aurait tout eu d’un rêve. Bryan Talbot en a fait une réalité. Dans Les Aventures de Luther Arkwright, il met en scène ce dernier, un agent spatio-temporel chargé de maintenir l’équilibre menacé des différents plans du multivers. Chef-d’œuvre encensé et maintes fois récompensé, parfois ardu mais graphiquement époustouflant, Les Aventures de Luther Arkwright sont une référence incontournable de la BD anglosaxonne.

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Oumpah-Pah le Peau-Rouge René Goscinny et Albert Uderzo Les Éditions Albert-René (France, 1958-1962) Dès leur première collaboration, Goscinny et Uderzo créent un duo comique irrésistible dans l’Amérique du Nord du XVIIIe siècle. Et ils se régalent de ce choc des cultures entre l’Indien Oumpah-Pah, grand costaud bien sensé, et l’aristo français Hubert de la Pâte Feuilletée, freluquet sophistiqué. Après cinq albums pourtant jubilatoires, le valeureux et désopilant Oumpah-Pah rend les armes face à un insuccès immérité. Ses auteurs se concentrent alors sur Astérix. (12)

Kampung Boy Lat 12 12

Thé-troc (Malaisie, 1979) Inconnu en France, Lat est une star en Malaisie où le récit de sa jeunesse dans un kampung (village de jungle) s’est arraché à des centaines de milliers d’exemplaires et a connu une adaptation en série télévisée. Ce livre plein de tendresse, au dessin qui sait passer de la caricature au réalisme, rappelle un peu l’univers de Sempé par son humour, la manière de glisser des indices troublants dans un décor vaste et abondant de détails. Une magnifique invitation à découvrir une Malaisie aujourd’hui évanouie. (13)

Alpha Jens Harder

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Actes Sud-L’An 2 (Allemagne, 2009) Tour de force graphique et narratif, Alpha raconte l’histoire de la vie en 350 pages muettes et passionnantes. Pour mettre en scène cette incroyable fresque, qui commence au big bang et s’achève avec l’arrivée des premiers humains, l’auteur a intelligemment mêlé rigueur documentaire, malicieux clins d’œil culturels et dessin rappelant la gravure sur bois. Un album fabuleux et nécessaire alors que les créationnistes remettent toujours en cause la théorie de l’évolution. (14)

Golgo 13 Takao Saito Glénat (Japon, depuis 1969) Débutée il y a trente-quatre ans, Golgo 13 est le manga le plus ancien encore en publication et, à l’instar de Diabolik en Italie, un monument national. De son vrai nom Duke Togo, Golgo 13 est un tueur à gages implacable, ombrageux, sans passé et sans avenir, qui n’a d’autre morale que les règles qu’il fixe à ses contrats. Au fil d’aventures longues, documentées, denses, et exécutées d’un trait réaliste et énergique, il est le témoin et l’âme damnée des turpitudes de notre époque. 14

Les Petits Hommes Seron Dupuis, Clair de Lune (Belgique, 1967-2011) À l’origine sympathique déclinaison du style Franquin (le dessin, le goût de la technologie…), marquée par quelques récits savoureux (Les Guerriers du passé, Le Triangle du diable…), Les Petits Hommes changent de dimension quand Seron en prend seul les commandes. De dessinateur, il devient, selon son expression, “desnariste”, intégrant étroitement scénario et recherches visuelles, comme dans La Planète Ranxérox ou Le Trou blanc, exemples aussi rares que réussis de BD jeunesse expérimentale.

L’École emportée Kazuo Umezu Glénat (Japon, 1972-1974) Quelque part vers Battle Royale et Sa Majesté des Mouches, il y a L’École emportée de Kazuo Umezu. Dans ce manga mi-SF, mi-horreur publié au début des 70’s, une école japonaise est 40 les inrockuptibles 30.01.2013

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brutalement coupée du monde et transportée dans un futur terrifiant et postapocalyptique. Élèves et professeurs tentent d’y assurer leur survie, à tout prix, n’hésitant pas à s’entretuer. Haletant, jamais manichéen, ce récit initiatique livre une réflexion cruelle et fine sur la nature humaine tout en reflétant les préoccupations écologiques de l’époque. (15)

Les Mange-Bitume Jacques Lob et Jose Bielsa Dargaud (France, 1974) Dans ce sublime récit de SF made in France, carbone daté 70’s, l’erreur fut d’imaginer un homme de demain connecté, non pas à son ordinateur, mais à sa voiture. Une autoroute, ô cruelle naïveté, à jamais pavée de goudron, et non d’information. Telle est décrite, dans cet album édifiant, la civilisation des mange-bitume, où l’on roule à longueur de vie pour n’arriver nulle part. Soit l’effet d’une vieille réclame pour Singer à laquelle on aurait insufflé cette seconde couche de conscience qui la rendrait ambiguë. (16)

Le Gant de l’infini Jim Starlin-George Pérez-Ron Lim Panini Comics (États-Unis, 1991) Datant du début des années 90, cette grande épopée cosmique au scénario catastrophe – la moitié de la population effacée, l’orbite terrestre déviée – met en scène un Marvel AllStars, des Avengers à Wolverine. Mais c’est Thanos, personnage toujours au bord de l’explosion, Dieu tout-puissant fou amoureux de la Mort, qui fascine. Mixant grosses bastons cosmiques et interrogations métaphysiques, un comics aux couleurs psyché et littéralement mythique. (17)

Ikkyu Hisashi Sakaguchi Glénat (Japon, 1993-1995) Sakaguchi est un auteur qui n’a jamais rencontré le succès en France et c’est extrêmement dommage. Découvrir son écriture empreinte de préoccupations historiques avec la biographie du moine défroqué Ikkyu est assurément la meilleure façon d’en faire la connaissance. Pétrie d’humour, mais également de poésie et de philosophie, sublimée par une narration et un dessin d’un grand dynamisme, cette critique du pouvoir religieux peut sans rougir se comparer aux plus épiques fresques historiques et initiatiques de la littérature.

15

Petra chérie Attilio Micheluzzi Mosquito (Italie, 1977-1982) Attilio Micheluzzi est le parfait alter ego d’Hugo Pratt. Deux auteurs contemporains d’origine italienne, amateurs de noir et blanc, âmes d’explorateurs et créateurs de personnages iconiques. Petra Chérie est sûrement la plus belle création de Micheluzzi. Une sorte de Louise Brooks résistante, aristocrate prise dans les mailles de la Première Guerre mondiale, condamnée à fuir à travers une Europe qui n’aura bientôt plus de place à lui accorder. Un personnage tragique, témoin de la fin d’un monde. 16

Rose profond Pirus-Dionnet L’Écho des Savanes/Albin Michel (France, 1989) Détournant Disney et prolongeant les Tijuana Bibles, ces comics porno américains circulant clandestinement, Rose profond est un procès intenté aux divertissements pour enfants trop édulcorés. Malcolm, cousin caché de Mickey, coule des jours heureux dans le Pays Rose jusqu’à ce qu’un violent dérapage provoque son exclusion. Servie par le cartoonesque dessin de Pirus, léchée jusqu’au trouble, cette BD cul(te), jouissive et maligne, jamais rééditée, mérite d’être dénichée.

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Hypocrite Jean-Claude Forest L’Association (France, 1971-1974) Comme ces groupes plombés par leur premier album, Jean-Claude Forest ne semble exister que dans l’ombre de Barbarella. Celle-ci fut pourtant suivie d’autres héroïnes sexy et délurées, au style affirmé : Bébé Cyanure, Marie Mathématique, ou encore Hypocrite, “la petite brune au cul pommé et à la langue véloce”. Dans les aventures de cette adolescente frondeuse et désarmante, le pinceau de Forest danse prodigieusement sur un scénario si échevelé que le public finit malheureusement par s’y perdre. 42 les inrockuptibles 30.01.2013

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Taxista Marti Cornélius (Espagne, 1982) Chef-d’œuvre méconnu de la BD espagnole, Taxista conte les aventures de Taxista Cuatroplazas, chauffeur de taxi abruti, réactionnaire et sans scrupules qui joue les redresseurs de torts et rend une justice parfaitement inique. Avec sa violence d’autant plus grande qu’elle n’est souvent que suggérée, son ton au vitriol et son style sombre qui rappelle Charles Burns, Marti pointe via son univers délirant les dérives d’une société chaotique et injuste, message particulièrement pertinent dans une Espagne postfranquiste. (18)

18

Rapide blanc Pascal Blanchet La Pastèque (Canada, 2006) La construction d’une usine hydroélectrique à la fin des années 20 dans un coin reculé du Canada entraîne la naissance d’un village entier. Il va croître tout au long des Trente Glorieuses et profiter des fabuleuses possibilités de l’époque. Mais le progrès en route va également signer la mort de la petite ville qu’il avait fait naître… De cette histoire vraie, Pascal Blanchet tire une fable poignante sur la modernité, sublimée par son dessin très streamline, aux lignes pures et élancées. (19)

N comme Cornichon Rosse et Schlingo

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Les Humanoïdes Associés (France, 1989) Sujet en 2009 d’une belle réédition (Gaspation !) et d’une biographie de Florence Cestac & Jean Teulé, Charlie Schlingo était le génie de la BD absurde, l’Alfred Jarry des gros nez. Avec sa couverture pastichant Z comme Zorglub, voici une des choses les plus hilarantes jamais éditées. “Je vous laisse à ce livre en espérant que vous y comprendrez quelque chose”, comme l’écrit Schlingo dans la préface. Les planches cubistes et surréalistes de Rosse valent à elles seules le coup d’œil.

Comique mécanique Alex Toth Icare (États-Unis, 1963-1981) Difficile de comprendre pourquoi Alex Toth n’a jamais rencontré le succès en France. Grand maître du noir et blanc, il inventa après-guerre plein de petites techniques graphiques en bande dessinée, en s’appuyant parfois sur l’onomatopée, d’autres fois sur l’épure d’un trait ou au contraire sur une masse de noir. Comique mécanique réunit une suite de nouvelles ironiques, policières ou d’épouvante comme il en a produit des centaines. L’occasion de mesurer son inventivité. (20)

Chaminou et le Khrompire Raymond Macherot Marsu productions (Belgique, 1965) Après Chlorophylle et avant Sibylline, Macherot a créé au milieu des années 60 une autre série animalière. Mais les personnages cannibales et l’atmosphère noire de Chaminou, où la farce dissimule le frisson, avaient de quoi effrayer les enfants. Avec ce chef-d’œuvre maudit d’un maître trop méconnu, réédité au compte-gouttes, la BD franco-belge classique a pris un virage radical. Un cocktail inédit, entre Krazy Cat et Le Faucon maltais, au dosage resté inégalé.

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Les Oreilles rouges Reiser Glénat (France, 1972-1980) Publiée de façon posthume en 1992, Les Oreilles rouges regroupe des histoires parues dans les années 70 dans HaraKiri et Charlie. Un jeune garçon, en pleine crise d’adolescence et d’éveil à la sexualité, se retrouve quoi qu’il fasse en conflit avec ses parents ou toute forme d’autorité. Et se prend sans cesse des paires de baffes jusqu’à en avoir les oreilles rouges. Avec son humour noir grinçant et son trait précis, Reiser prodigue autant de sympathie à ce jeune loser que de critiques acerbes à la société et ses normes. (21)

Morte saison Nicole Claveloux et Zha

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Les Humanoïdes Associés (France, 1979) Quand l’illustratrice pour la jeunesse Claveloux a touché à la BD pour adulte, le résultat a toujours été sidérant. Comme La Main verte et son histoire d’amour entre une femme et un corbeau, Morte saison défie les genres et les conventions. Deux détectives (dont une neurasthénique) rallient un hôtel au bord de mer où rien ne se passe. Mais de cet album habité par des personnages et une faune fantasques se dégage un parfum étrangement enivrant. (22)

Den Richard Corben Toth (États-Unis, depuis 1973) Richard Corben, figure de proue de Métal hurlant, fut une autre star de la bande dessinée underground des années 70. Un anti-Robert Crumb dans la forme, tout aussi libre dans l’esprit, peintre de mondes fantastiques aux couleurs à l’aérographe et aux monstres de muscles hypertrophiés. Son dessin outrancier et sa violence primitive ont fondé une œuvre unique. La saga de Den, guerrier perdu dans une faille spatio-temporelle, reste aujourd’hui encore l’une des plus belles portes d’entrée.

Un monde de différence Howard Cruse Vertige Graphic (États-Unis, 1999) Avec un dessin peut-être trop inspiré par Robert Crumb, Howard Cruse brosse un subtil portrait du concept de “minorité” dans le Sud des États-Unis – soit dans la moitié la plus obtuse –, au milieu des années 60, en proie aux changements de mentalité. Soit l’histoire d’un homosexuel qui transfère son désir de lutte sociale sur la cause des Afro-Américains. Nourris d’éléments factuels et d’anecdotes, cette fiction de 200 pages ménage parfaitement sa dramaturgie. En ressort une ode à la tolérance, jamais naïve, souvent touchante. (23)

Élégie en rouge Seiichi Hayashi 23

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Cornélius (Japon, 1970-1971) Œuvre culte des années 70, Élégie en rouge était le premier manga à embrasser de plein fouet la condition désespérée de la jeunesse japonaise de l’époque, écartelée dans une société en pleine mue, liquidant l’héritage vérolé du passé, prise dans une libération de mœurs sous influence de l’Amérique, mais interdisant toujours l’union libre. Avec un graphisme d’une épure théâtrale, quelques codes ou éléments symboliques, Hayashi cristallise le désarroi de cette génération et invente au passage une langue poétique. (24)

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une grande exposition sera consacrée à l’univers doux-amer de Jean-C. Denis, président du jury

Christophe Beauregard/Signatures

figures historiques et représentants de la nouvelle génération). On y trouve ainsi Pierre Christin, Chris Ware, Katsuhiro Otomo, Marjane Satrapi, Manu Larcenet, Alan Moore, Joann Sfar, Cosey… Pas de modification par contre dans le mode d’attribution des autres récompenses, les Fauves d’Angoulême, décernés par divers jurys. Petit changement de décor également, et signe des temps, la Fnac, un des sponsors principaux du festival depuis cinq ans, cède sa place à Cultura.

la quarantième rugissante Avant que le jury lâche ses Fauves, de nombreuses réjouissances auront lieu dans la ville d’Angoulême.

L

a bande dessinée se porte pas mal, merci. Avec une production en augmentation de 4,28 %, 5 565 bandes d essinées publiées en 2012 et près de 500 festivals, salons ou bourses1, le secteur reste dynamique malgré la crise. Le prochain Festival international de la BD d’Angoulême permettra une fois encore de le vérifier. Et c’est Jean-C. Denis qui en présidera la quarantième édition. Artiste à la personnalité discrète, il a contribué depuis les années 80 à développer une bande dessinée d’auteur à la fois intimiste et accessible. On pourra redécouvrir son univers doux-amer dans la grande exposition qui lui est consacrée et qui présentera plus de cent cinquante originaux.

Lauréat du Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2012, Jean-C. Denis était l’un des derniers auteurs de la génération Pilote et (À suivre) qui manquait à l’appel de cette récompense et le dernier Grand Prix aussi à avoir été désigné par les anciens lauréats (parmi lesquels Zep, Blutch, Spiegelman, Schuiten, Trondheim, Bilal, Tardi, Dupuy & Berberian…). En effet, la quarantième édition se distinguera par le changement du mode d’attribution de cette prestigieuse récompense. Cette année, le gagnant sera élu par tous les dessinateurs, scénaristes et coloristes présents à Angoulême, qui choisiront parmi seize auteurs d’une liste établie en concertation avec l’Académie des Grands Prix. Difficile de prévoir l’issue du vote, tant la sélection est vaste et variée (auteurs français et étrangers,

Pour patienter jusqu’au résultat des votes, le 3 février, les festivaliers pourront visiter les nombreuses expos qui parsèment la ville. Uderzo sera à l’honneur dans une grande rétrospective, Uderzo in extenso. Autre expo patrimoniale, Mickey et Donald, tout un art décryptera le rôle et l’influence des héros de Walt Disney dans la bande dessinée. À l’honneur également, Didier Comès, Jano, Pénélope Bagieu, Andreas et ses univers labyrinthiques, la jeune et audacieuse maison d’édition The Hoochie Coochie, la nouvelle BD flamande avec en figure de proue Brecht Evens, la bande dessinée algérienne, l’image de la loi dans la BD. Un autre événement très attendu est la venue de Leiji Matsumoto. Le créateur d’Albator, dont les séries télévisées en France dans les années 80 ont marqué les débuts du succès de l’animation japonaise, sera à l’affiche de plusieurs rencontres avec le public et d’une master-class. De nombreuses autres conférences avec des auteurs sont prévues (les jeunes Américains Jason Shiga, Anders Nilsen et Adam Hines, le Canadien Chester Brown…). Et puis le Festival d’Angoulême ne serait pas complet sans ses concerts dessinés, cette année emmenés par Zep sur des musiques d’Areski. Bastien Vivès et Lescop feront également dialoguer musique et illustration à la Nef. Enfin, cette édition sera la dernière de son directeur artistique depuis près de dix ans, Benoît Mouchart. Passionné et exigeant, il avait notamment initié les concerts de BD et dynamisé rencontres et expositions. Son successeur n’est pas encore connu. Anne-Claire Norot 1. sources Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée) 30.01.2013 les inrockuptibles 45

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The Lords of Salem de Rob Zombie

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à tout saigneur, toute horreur Régulièrement annoncé en crise, le cinéma d’horreur résiste malgré tout sur le marché américain, où il est devenu l’un des genres les plus rentables. Mais à trop tirer sur la corde du succès de ses remakes, suites et found footage, il creuse peut-être sa propre tombe. par Romain Blondeau

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is à part quelques têtes de studios aguerries ou carrément folles, plus personne n’y croyait vraiment. On disait le public indifférent, les fans blasés, le moment mal choisi (Le Hobbit, en quatrième semaine d’exploitation, continuerait à truster les entrées), tandis que dans la presse américaine les critiques négatives s’accumulaient à un rythme inquiétant. Tout concordait donc pour faire de Massacre à la tronçonneuse 3D une débâcle, jusqu’à ce que les chiffres du premier week-end de janvier viennent brusquement inverser la donne : en seulement trois jours, cette septième déclinaison de la franchise Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) s’installait en tête du box-office US et récoltait près de 23 millions de dollars. Un succès inattendu, et pour beaucoup immérité, mais qui aura confirmé cette tendance presque invariable depuis dix ans : la très bonne santé économique du cinéma d’horreur sur le marché américain, dont il occupe fréquemment

la septième place derrière les comédies romantiques. Malgré le piratage, l’effondrement du marché vidéo, la concurrence de la télévision (The Walking Dead, American Horror Story), il ne se passe plus un mois sans qu’une nouvelle série B vienne s’imposer au sommet du box-office, alors que le genre plafonne autour de 400 à 500 millions de dollars de recettes par an. “Le cinéma d’horreur a presque toujours réalisé de bonnes performances, mais depuis quelque temps le phénomène s’est stabilisé : le public reste assez fidèle, le nombre de films augmente et de nouveaux studios apparaissent”, observe l’analyste américain Paul Dergarabedian, directeur de la division box-office sur le site Hollywood.com. Depuis son retour en force dans l’industrie au milieu des années 90 (soit depuis Scream de Wes Craven, qui mettait un terme à une décennie de pénurie), le bis est ainsi devenu un rouage essentiel de l’économie hollywoodienne, le fonds de commerce indispensable de certains studios. Toutes les majors ont développé leurs filiales consacrées au genre (Screen Gems pour Sony, Fox Atomic pour la 20th Century Fox…), les sociétés de ventes internationales se sont multipliées,

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Massacre à la tronçonneuse 3D de John Luessenhop

Evil Dead de Fede Alvarez

le bis est devenu un rouage essentiel de l’économie hollywoodienne, un fonds de commerce indispensable

suivant la courbe en hausse des chiffres d’exportation, tandis que les indépendants choisissaient l’horreur pour booster leur activité sur le modèle de Lionsgate (distributeur de la franchise Saw). C’est ainsi qu’un studio comme Nu Image a pu passer en quelques années du pire de la série Z (Shark Attack, Cyborg Cop) à la production en 2012 d’un film de prestige propulsé au Festival de Cannes, Paperboy de Lee Daniels. “Le cinéma d’horreur est devenu en quelque sorte un ascenseur social pour les indépendants : ils enchaînent les séries B afin de produire ensuite des films plus ambitieux ou pourquoi pas d’être rachetés par un grand groupe”, explique Paul Dergarabedian. Dans cette course à la rentabilité, les studios ont progressivement diminué le budget moyen des films de genre (autour de 5 millions de dollars) avant de profiter d’un effet d’aubaine assez inespéré en 2009 avec l’émergence du found footage, un cinéma d’horreur hyper lucratif popularisé par le phénomène Paranormal Activity d’Oren Peli (15 000 dollars de budget pour 200 millions de recettes). Un type de films low cost expérimenté dix ans auparavant dans Le Projet Blair Witch, sans frais de tournage ni de casting, qui allait

bientôt devenir la norme à Hollywood et inverser le modèle économique du genre. “Avec la baisse des coûts de fabrication, les budgets des films d’horreur ont été déplacés sur le marketing, témoigne Todd Brown, le fondateur du site de référence Twitch et producteur associé de The ABCs of Death. Les plus gros studios ont donc commencé à adopter des stratégies de distribution agressives axées sur le premier week-end de sortie, ce qui implique d’énormes investissements dans la publicité.” Là s’explique peut-être le succès surprise de Massacre à la tronçonneuse 3D, dont on dit que 70 % du budget promo aurait été dépensé en teasers diffusés à la télévision dans les trois jours précédents sa sortie – du jamais vu. Mais cette prise de pouvoir accélérée du marketing sur le cinéma d’horreur pourrait aussi menacer le genre, s’inquiète Todd Brown : “Les studios ne cherchent plus la créativité ou l’innovation ; ils pensent à la publicité et à la gestion de risque.” Pour s’assurer un bon démarrage au box-office, ils vont alors jouer l’assurance et privilégier des formules au succès avéré : des remakes, suites 30.01.2013 les inrockuptibles 49

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le cinéma d’horreur indépendant bruisse encore de nombreux talents inexploités et de concepts attractifs ou déclinaisons d’un modèle type (Devil Inside, Possédée, Sinister dans les catégories fantômes et exorcismes), tous confiés à des réalisateurs interchangeables (ou yes-men). “Tant qu’ils ont trouvé leur concept économique viable, en l’occurrence ces remakes et ces found footage, ils vont renoncer à créer des contenus originaux ou à faire confiance à de nouveaux talents dans le cinéma d’horreur”, s’emporte Adam Rehmeier, le réalisateur du sulfureux The Bunny Game (dont la sortie en France est prévue courant 2013). Ce que craignent la plupart des observateurs, c’est, à terme, une uniformisation du genre et la disparition de la notion d’auteur dans la production bis, que confirmeraient déjà la mise au ban d’anciens cinéastes cultes (Stuart Gordon, John Carpenter ou George A. Romero), ainsi que les difficultés éprouvées par la nouvelle génération, à l’image du conflit ayant opposé Rob Zombie aux frères Weinstein sur les remakes d’Halloween. Pour s’y être confronté deux fois (l’adaptation du jeu vidéo Hitman et la récente production houleuse de The Divide), le réalisateur français Xavier Gens connaît bien la violence de ce système, entièrement fondé sur la peur du risque : “C’est un genre où les exécutifs veulent garder le contrôle sur tout, dit-il. Lorsque vous acceptez de faire un film pour les gros studios, il faut le tourner comme un technicien, comme un publicitaire ; votre expérience de plateau ou votre singularité, vous l’oubliez.” Même pour un exemple de réussite comme le frenchy Alexandre Aja (La colline a des yeux, Piranha 3D), l’industrie de l’horreur américaine reste une épreuve : “Après quatre films tournés aux États-Unis, je peux dire que mon expérience y a été bonne, même si c’était une bataille continue, explique-t-il. C’est un système où les studios ont le final cut, où l’indépendance n’est pas contractuelle : il faut déjà avoir des succès derrière soi, une sorte de street credibility pour pouvoir garder le contrôle sur ses projets. Alors forcément, ça n’aide pas beaucoup au renouvellement des talents.” Il semblerait pourtant que certains studios aient pris acte de cette impasse dans laquelle s’engageait le cinéma d’horreur en menant une nouvelle politique d’ouverture. Comme le très puissant Lionsgate, qui a annoncé en 2011 le développement d’une série de films à “microbudget” pour permettre l’éclosion de nouveaux réalisateurs ; ou Sony, qui a recruté l’Uruguayen Fede Alvarez (un seul court métrage à son actif) pour tourner le remake d’Evil Dead de Sam Raimi. Plus récemment, c’est Strike Entertainment qui confiait l’écriture de la suite du Dernier Exorcisme à un réalisateur issu de la scène indé, Damien Chazelle.

“Ils cherchaient quelqu’un qui n’avait jamais travaillé dans le cinéma de genre auparavant, et qui pourrait apporter une autre perspective sur l’histoire, raconte ce jeune homme de 28 ans, propulsé scénariste de la suite de l’un des plus gros succès horreur de 2010. Bien sûr, ils avaient des indications très claires sur ce qu’ils voulaient – en termes de classification, de budget… –, mais ils m’ont laissé très libre pendant le processus d’écriture.” Si les studios semblent désormais plus attentifs aux nouveaux talents, c’est qu’ils connaissent bien l’impitoyable loi des cycles du cinéma d’horreur, peut-être le genre le plus soumis au passage du temps et aux modes. Le found footage ou les remakes ne sont pas éternels et, comme avant eux les monster movies, slashers ou torture porn, ils finiront par lasser le public – les recettes en baisse de Paranormal Activity 4 sont à ce titre édifiantes. Pour assurer leur survie, et éviter de revivre la crise de la fin des années 80, les studios devront alors se tourner vers le cinéma d’horreur indépendant, qui bruisse encore de nombreux talents inexploités et de concepts attractifs. Parmi ceux-ci, le retour de la tradition du film à sketchs s’est distingué dans la production indé en 2012, avec le succès en festival de l’excellent V/H/S (inédit en France), qui réunit plusieurs réalisateurs autour d’un même concept : exorcisme et found footage certes, mais aussi et surtout liberté de ton totale. “V/H/S a été une expérience extrêmement folle, unique, inventive, anti-Hollywood, résume son producteur, Brad Miska. Une fois que les réalisateurs avaient accepté le projet, ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient le temps d’un court métrage, sans ingérence de notre part. Le résultat est un truc bizarre, mené dans un esprit d’indépendance dans tous les sens du terme.” Un truc bizarre et cheap qui a néanmoins été vendu au distributeur Magnolia Pictures pour un million de dollars, et s’est hissé sans mal à la quatorzième place des plus grands succès de l’horreur sur le marché américain en 2012. “Le film à sketchs redevient populaire parce que c’est une plate-forme idéale pour les jeunes talents, et qu’il s’adapte bien aux nouveaux modes de consommation des films, à l’idée d’un spectateur zappeur qui peut passer d’un court métrage à l’autre en fonction de ses goûts”, observe Todd Brown, le producteur de l’autre anthologie marquante de l’année, The ABCs of Death. C’est en tout cas l’une des pistes à suivre dans le futur immédiat du genre, une hypothèse en attendant l’étincelle créative qui relancera enfin le cinéma d’horreur pour les dix prochaines années. retrouvez une sélection des meilleurs films d’horreur sur

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The Bay de Barry Levinson

7 frissons annoncés Blockbuster ou petit film profilé indé, sept films attendus pour 2013 Evil Dead de Fede Alvarez Il a suffi d’un trailer red band (non censuré) pour faire taire toutes les critiques. Tordu, crade, et hypersexué, le remake du sommet Evil Dead de Sam Raimi (ici producteur) est devenu l’un des événements majeurs du cinéma de genre 2013. Réalisé par un newcomer uruguayen, Fede Alvarez, cette nouvelle version, présentée par Sony comme “le film le plus terrifiant que vous verrez de votre vie”, aura pour héroïne une jeune alcoolique en proie à ses pires démons pour succéder au célèbre Ash-Bruce Campbell. The Lords of Salem de Rob Zombie Parce que c’est l’un des plus grands réalisateurs bis apparus au cours des années 2000 (The Devil’s Rejects , Halloween 1 et 2), on suivra avec attention ce nouveau film de Rob Zombie produit par l’équipe à l’origine de Paranormal Activity. Inspiré du procès des sorcières de Salem au XVIIe siècle, il a promis

de quitter l’enfer redneck de ses premiers opus pour un “thriller psychologique” sous influence Polanski. Selon le dernier trailer, assez dingue, il n’aurait pas menti. S-VHS, film collectif Toujours inédit en France (c’est assez ridicule), l’anthologie V/H/S fut peut-être le plus grand film bis de l’année passée, un found footage terminal, furieux et inventif. Il sera complété d’une suite indirecte, S-VHS, tournée selon le même principe : sept réalisateurs, plusieurs courts métrages, no limit. Le casting annonce la couleur, rouge forcément : Gareth Evans (The Raid), Eduardo Sanchez (Le Projet Blair Witch) et surtout Adam Wingard, à qui l’on doit le petit classique bis A Horrible Way to Die. Haunter de Vincenzo Natali Encore un film de maison hantée, encore une ghost story racontée uniquement du point de vue du fantôme (en l’occurrence une jeune femme coincée entre deux mondes)

sur le modèle des Autres d’Alejandro Amenábar. Rien de très neuf, en apparence, au détail près que ce Haunter est réalisé par le déjà expérimenté Vincenzo Natali, ancien petit malin du bis (Cube) devenu récemment l’auteur d’un monster movie beau et retors, Splice. Les fantômes pourraient enfin retrouver la cote. Warm Bodies de Jonathan Levine Dans un monde idéal, on imaginerait un croisement entre le spleen macabre de l’adolescent de Otto; or, up with Dead People de Bruce LaBruce et le romantisme détraqué de Twilight. Ce pourrait même être Warm Bodies, le dernier film de Jonathan Levine (de retour à l’horreur, après All the Boys Love Mandy Lane et plusieurs comédies pas drôles), qui hybride teens, zombies et love story. Soit un rêve. The Bay de Barry Levinson

The Bay est le casting le plus improbable de l’année bis. Produit par Jason Blum

(Sinister, Insidious), ce found footage écolo-warrior ambitieux est signé Barry Levinson, auteur de Rain Man, qui s’offre ici sa première incursion dans le genre. Présenté en compétition au Festival de Gérardmer, après une distribution plutôt confidentielle aux États-Unis, ce croisement a priori détonnant de catastrophe naturelle et de film d’horreur (certains évoquent Les Oiseaux d’Hitchcock) sortira en France le 19 juin. The Green Inferno d’Eli Roth Simple provocateur pour les uns, rénovateur du genre pour les autres, l’Américain Eli Roth (Hostel) devrait encore susciter le débat en 2013. Il reviendra avec l’un des projets les plus excitants/sensibles de l’année : The Green Inferno, un hommage gore au fameux Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato qui plongera une bande d’étudiants new-yorkais dans une jungle péruvienne peuplée d’anthropophages. R. B. 30.01.2013 les inrockuptibles 51

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Francis Demange / Gamma

“si vous dites non à Hollywood, vous êtes viré” Initiateur d’une petite révolution dans le cinéma d’horreur avec Ring, Hideo Nakata a vécu toutes les récentes mutations du bis et s’est frotté de près à l’enfer des studios US. Il revient en compétition officielle du Festival de Gérardmer avec son dernier film, The Complex. The Complex

P  

eut-on dire que The Complex signe votre retour au cinéma d ’horreur ? Hideo Nakata – Cela fait à peu près huit ans que je n’avais pas tourné de film d’horreur en effet. Moins par choix ou lassitude que par opportunité : après le remake américain de Ring 2, je suis revenu au Japon pour tourner Kaidan, qui était certes une histoire de fantômes japonais mais surtout une love story. Il faut aussi dire que je ne me considère pas, en tant que cinéphile ou réalisateur, comme un fanatique de films d’horreur – même si c’est ainsi que l’on me qualifie le plus souvent. Lorsque je décide de m’engager

sur un projet, quel qu’il soit, je ne me soucie jamais des genres dans lesquels je m’inscris. S’agissant de The Complex, les studios Nikkatsu m’ont proposé de tourner un film d’horreur avec une jeune pop-star, Atsuko Maeda, et nous avons développé une histoire d’étudiante confrontée à d’étranges visions, dans la veine de mon film Dark Water, mais aussi du Locataire ou de Rosemary’s Baby de Roman Polanski. Comment avez-vous réagi en voyant toute la vague de ghost stories initiée par Ring ? On a assisté à l’émergence d’une mode horrifique aux États-Unis mais aussi un peu partout en Asie : à Hong Kong, en Corée du Sud, en Thaïlande… Mais je ne me considère pas comme

l’initiateur de cette mode puisque c’est dans l’histoire du genre : tout se répète continuellement et nous sommes chacun soumis à des influences particulières, des vieilles mythologies jusqu’aux séries B modernes. Quand j’ai fait Ring, j’étais moi-même inspiré par toute une tradition passée de films de fantômes japonais et par l’horreur britannique. Dans votre documentaire Foreign Filmmakers’ Guide to Hollywood, vous faites état des difficultés que vous avez éprouvées aux États-Unis. Que retenezvous de cette expérience ? C’était une expérience intéressante, j’ai été confronté à des méthodes de production qui m’étaient complétement étrangères au Japon. Par “intéressante”, j’entends aussi difficile, parfois violente.

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Mon intention dans ce documentaire n’était pas de diaboliser les producteurs mais, à partir de l’échec de mon projet The Eye (le remake du film des frères Pang qu’il a abandonné – ndlr), tenter de saisir comment fonctionne Hollywood. J’avais cette impression, à l’intérieur des studios, d’être sur une chaîne de montage industrielle, de fabriquer une voiture, notamment avec la pression des projections-tests en public qui vous obligent dans certains cas à remonter le film. Au Japon, il est possible de dire non à ses producteurs, et lorsqu’un réalisateur a un point de vue fort et précis sur ce qu’il veut faire, il peut encore obtenir le final cut. Si vous dites non à Hollywood, c’est simple, vous êtes viré.

Vous avez définitivement tourné la page du cinéma américain ? Je n’ai pas décidé de quitter Hollywood, je vais là où on me propose des projets intéressants. En ce moment, je tourne un court métrage d’une anthologie produite par le cinéaste mexicain Guillermo Arriaga, Words with Gods, à propos de la pratique de la religion partout dans le monde. Je n’exclus pas de revenir un jour aux États-Unis si un film se présente, mais je n’en fais pas un idéal ou une ambition parce que je crois que la carte du cinéma mondial est en train de bouger, et qu’il y a de nouvelles destinations excitantes qui apparaissent : la Chine, le Brésil, et plus encore l’Inde où l’on vient de me proposer de tourner un film.

Quel regard portez-vous sur la J-Horror, qui semble traverser une période de doute ? Je ne parlerais pas de déclin, mais nous produisons en effet moins de bons films d’horreur. Trop de films ont été tournés, trop de remakes, de suites inutiles. Si nous essayons de nous répéter, nous allons nous effondrer. Mais le cinéma d’horreur, plus qu’aucun autre, est un genre cyclique, et je suis persuadé que d’ici cinq ans il y aura un nouveau mouvement au Japon. recueilli par Romain Blondeau 20e Festival international du film fantastique de Gérardmer jusqu’au 3 février, www.festival-gerardmer.com 30.01.2013 les inrockuptibles 53

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Olivier Dubois au 104, Paris, janvier 2013 / Moataz Nasr, I Am Free, 2012. Installation in situ au 104. Courtesy Galleria Continua, San Gimignano/Beijing/Le Moulin

le toucher Dubois En quelques créations décapantes, le danseur et chorégraphe Olivier Dubois a renouvelé l’univers de la danse française. Portrait d’un artiste sensible et impitoyable. par Philippe Noisette photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles

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Tragédie. Création en 2012 au Festival d’Avignon

O  

n avait quitté Olivier Dubois le printemps dernier en pleine répétition de Tragédie, pièce monstre. En cet hiver parisien, à l’occasion d’une nouvelle rencontre, on essaie de déceler ce qui a changé en lui. La réponse viendra au cours de l’entretien. “Le soir de la première de Tragédie au Festival d’Avignon, j’ai réalisé que j’avais 40 ans. Comme un éclair de lucidité dans cette course en avant faite de créations. Il y avait quelque chose d’apaisé en moi.” Le fait que Tragédie ait transporté le public n’a sans doute qu’ajouté à cet état. Olivier Dubois est sur les scènes depuis un paquet d’années : interprète remarqué chez Angelin Preljocaj, Jan Fabre ou Sasha Waltz d’abord, “des chorégraphes aux univers différents”. Avec sa silhouette enrobée et une virtuosité à part, Dubois le soliste se détachait du lot. Le genre de danseur capable de tout. Il dit qu’il s’est mis en scène par accident : depuis, il n’a cessé d’enchaîner les créations. Des solos comme Under Cover (1999) à celui de la reconnaissance, Pour tout l’or du monde (2006). “Pour moi, cela consistait plus à affirmer quelque chose qui me compose

qu’à élaborer un plan de carrière. J’ai énormément dansé pour les autres. J’ai eu peur d’une frustration.” Devenir auteur-chorégraphe lui permet “d’être un autre, de prendre [sa] place sans être dans la copie”. Mais pour lui, le terme même de chorégraphe est réducteur : “Je crois au théâtre en mouvement. Je ne suis pas un chercheur de pas qui passe des heures dans un studio. Je charge la création à venir de matière théâtrale, de musiques, de lectures, puis je choisis mes danseurs. J’aime travailler sur le temps, sur l’espace. J’ai un peu tendance à écraser mes collaborateurs sous les informations. De là va naître l’intensité du mouvement. En répétition, je ne dis pas : on doit faire comme ça. Ça doit rester instinctif. Voilà pourquoi je ne me sens pas encore chorégraphe.” Quand on a vu ses pièces Révolution, Tragédie ou Spectre, commande des Ballets de Monte-Carlo, il y a de quoi en douter. Plus que jamais, Olivier Dubois affirme une maîtrise du plateau, un instinct du geste. Il n’a pas peur de se confronter à la masse. Tragédie réunit ainsi dix-huit interprètes, une folie à l’heure où l’économie des compagnies indépendantes et de certains Centres chorégraphiques nationaux (CCN) peu dotés imposent des petites formes.

Surtout, il y a un souffle Dubois, qui en fait le chorégraphe que tous les danseurs veulent approcher : pour ses dernières auditions, il a reçu 1 300 CV, de France et d’ailleurs. “Je pourrais dire que c’est trop, mais d’une certaine façon c’est réconfortant, comme une sorte de filiation en train de se faire...” Il s’occupe de tous les dossiers reçus, répond à chacun. Il est fidèle, aime travailler avec les mêmes personnes. Pourtant, on décèle en lui un côté solitaire qui ne se reconnaît pas tout à fait dans les petits mondes de la danse. “J’ai la sensation de n’appartenir à aucune famille mais je me verrais bien en père de famille.” Comprendre : un artiste qui se retrouve dans les générations futures, danseurs ou chorégraphes. “Et puis, je ne suis pas attaché à une esthétique, je suis tourné vers les rencontres.” Olivier Dubois a ainsi donné ses versions du Faune, créé sur les chansons de Sinatra ou mis en transe une vingtaine de femmes sur le Boléro de Ravel. Des spectacles sans liens évidents entre eux, si ce n’est une musicalité, et encore. “Je ne veux pas faire le commentaire de l’époque mais m’inscrire dans un rapport au vivant.” Il parle “d’attitude mordante” sans que l’on comprenne exactement le sens de cette jolie expression. Pas grave, il est déjà passé à autre chose.

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Boris Munger François Stemmer

Prêt à baiser. Création en 2012 à Paris

“des créations où le spectateur est très concerné. Une danse qui est symptomatique de notre époque : le temps des insurrections, de la survie”

Ce que l’on entend en revanche, c’est son audace, sa curiosité, une certaine forme d’ambition également. “Son franc-parler peut être interprété comme de l’arrogance, résume José Manuel Gonçalvès, le directeur du CentQuatre où Dubois est artiste en résidence. Mais c’est une liberté.” Par-dessus tout, Olivier Dubois est à un moment de sa carrière où tout bascule. Tragédie a joué le rôle de détonateur. Les tournées à venir vont l’emmener dans le monde entier. Un lieu de référence comme le Sadler’s Wells à Londres le programmera en 2014. “J’ai effectivement rencontré des responsables de théâtres qui me disaient : la danse française ne m’intéresse pas.” Trop minimaliste, trop nombriliste ? “Lorsque vous arrivez avec une troupe de dix-huit danseurs, cela répond à des attentes artistiques et, disons-le, économiques.” Certaines salles veulent du nombre, du puissant. Le succès de chorégraphes comme Hofesh Shechter ou Dave Saint-Pierre colle à cette logique. Des créations percutantes qui laissent le spectateur cloué sur son siège. “Et où ce dernier est très concerné. Une danse qui est symptomatique de notre époque : le temps des insurrections, de la survie.” Mais c’est le nom de Maguy Marin qui

s’échappe du panthéon chorégraphique d’Olivier. “En fait, je me sens proche de la famille de celle qui n’en a pas.” La volonté d’Olivier Dubois de se poser est en partie liée à ce besoin d’une maison. Il a été retenu dans la short list des candidats à la reprise du CCN Roubaix (avec Pierre Rigal et Christian Rizzo). “Je suis bien meilleur à accueillir qu’à être accueilli”, lâche-t-il en souriant. Son projet, qu’il affine encore, pose les bases d’un centre chorégraphique moderne, “outil de partage, de bouillonnement, un pôle culturel. Un lieu où l’on n’a pas peur de son voisin créateur”. Car de Lille à Villeneuved’Ascq, le Nord est riche en institutions culturelles. Cette maison, c’est enfin pour Olivier Dubois un espace pour l’apprentissage, la transmission. “Je vais depuis un an et demi au Caire sur les “ruines” de l’École nationale de danse. J’apporte ce que je peux. J’aime le travail de la chorégraphe Lia Rodrigues qui est installée dans une favela à Rio. Ce compagnonnage avec de jeunes danseurs est une chance. En cela, le CCN de Roubaix, avec son école, est l’idéal.” Le garçon vif qu’il est devra prendre son mal en patience jusqu’en mars pour connaître le choix des élus locaux et du ministère. En attendant, il a de quoi s’occuper : une commande du Ballet

national de Marseille pour laquelle Dubois promet de faire “disparaître les danseurs”. Et Souls, création pour des solistes africains. Sa “curiosité dévorante” devrait être rassasiée : “J’ai fait une rencontre quasi mystique avec Germaine Acogny à l’École des sables de Dakar, qu’elle dirige. En découle ce spectacle, Souls, pour sept danseurs de sept pays d’Afrique. Évidemment, je m’interroge sur ce paradoxe du chorégraphe blanc qui vient travailler avec des danseurs africains. Je veux accepter cette réalité en essayant de mettre des grains pour que la machine – la mienne – se grippe.” Souls sera créé au Caire en décembre prochain. On lui avoue que son énergie toujours intacte nous trouble. Sa réponse fuse : “Si je ne suis pas comme cela, je meurs. Je ne suis pas si fort. Il me faut toujours courir comme si le temps m’était compté...” On l’aura compris : Olivier Dubois est déjà ailleurs. Tragédie le 30 janvier à Villeneuve-d’Ascq ; du 2 au 4 février au CentQuatre, Paris XIXe, tél. 01 53 35 50 00, www.104.fr Prêt à baiser le 31 janvier au CentQuatre, Paris XIXe ; les 6 et 7 février à Genève ; le 15 juin à Aix-en-Provence À nos faunes le 20 février à Rouen Révolution les 28 et 29 mars à Nîmes ; le 11 avril à Saint-Nazaire ; les 23 et 25 avril à Cergy 30.01.2013 les inrockuptibles 57

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le sorcier bien-aimé John Cale, le légendaire violoniste du Velvet Underground, a aussi été le producteur à l’origine d’albums fondamentaux signés Stooges, Patti Smith, Happy Mondays ou Nico. Avant une tournée française, il revient sur sa carrière riche et mouvementée. par Francis Dordor photo Alexandre Guirkinger pour Les Inrockuptibles 30.01.2013 les inrockuptibles 59

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ohn, qu’est-ce que ça vous fait d’avoir 7 0 ans ? John Cale – Je ne vois pas de différence notable avec le fait d’en avoir eu 69 un an avant. J’ai toujours pour principe d’essayer des choses nouvelles, de me risquer à d’autres approches. Même si l’on reste dans le registre de la chanson pop, il existe toujours un autre moyen d’aborder les choses. Qu’est-ce qui nourrit votre créativité aujourd’hui ? Quelles sont vos muses ? Pour l’essentiel ce sont des sons ou des textures sonores. Une idée de guitare, de synthé. Parfois, c’est le thème de la chanson lui-même et, plus rarement encore, les deux qui entrent en coïncidence. Écrire des chansons, c’est construire une maison. Vous choisissez un terrain, c’est la musique, et vous bâtissez la foutue maison, c’est l’histoire. J’ai juste le souci que la prochaine maison soit suffisamment différente de la précédente pour ne pas m’y ennuyer. Vous utilisez du vocoder sur certaines chansons, une nouveauté inattendue vous concernant… C’est parce que je voulais une voix de robot pour mieux incarner certains des personnages, pour mieux les théâtraliser. Aujourd’hui, j’ai besoin de ce type d’accessoires pour m’indiquer une direction que je n’aurais pas encore empruntée. Dans votre autobiographie What’s Welsh for Zen?, vous confessez avoir parfois haï vos chansons. Manifestez-vous plus d’indulgence aujourd’hui ? Je ne parlerais pas d’indulgence mais de patience. Quand vous faites une erreur par exemple, vous ne devez pas la renier, vous ne devez pas changer de trottoir mais au contraire continuer votre chemin de manière à structurer cet apparent faux pas pour en sortir vainqueur. J’ai appris à ne plus parvenir

Bettmann/Corbis

De gauche à droite : le poète Gerard Malanga, l’artiste pop art AndyW arhol et John Cale, le 25 janvier 1966

à des conclusions trop rapides dans mon travail. Il vaut parfois mieux persister dans l’erreur et finir par résoudre le problème que de changer trop vite de direction. Il faut jouer avec ses erreurs. Tous les personnages dans ce disque sont dans cette problématique : se sortir d’une situation ou laisser tomber et tenter quelque chose d’autre. Si bien que les histoires que racontent les chansons pourraient servir de commentaire à la manière dont l’album a été conçu. J’avais fini l’album en janvier 2012 mais avec Danger Mouse, le producteur, nous avons jugé que le résultat n’était pas encore entièrement satisfaisant et nous avons remixé certaines choses. Qu’est-ce que ce “Nookie Wood” qui donne son nom à l’album ? Nookie est une expression argotique pour “tringler”. Nookie Wood c’est l’endroit où vous allez satisfaire vos besoins sexuels, comme ici au bois de Boulogne… Une autre chanson du disque s’intitule Scotland Yard, ce qui nous rappelle qu’il y a toujours eu beaucoup d’espions dans vos disques. Pourquoi ? C’est l’expression d’un doute profond que j’ai toujours eu à l’égard de la réalité, de ce que l’on nous en montre. Je me suis toujours interrogé sur le bien-fondé de ce que l’on nous sert comme informations. Est-ce là la vérité ou un détournement de celle-ci ?

“un indice élevé de paranoïa serait plutôt le signe d’une excellente santé”

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Ritchie/ Dalle

Avec Lou Reed (à droite), lors d’un concert du Velvet Underground au Cafe Bizarre, New York, le 23 décembre 1965

Vous ne pouvez jamais être tout à fait sûr. Je pense que tout ce qui a concerné la CIA ces dernières années n’a fait que renforcer ce sentiment de défiance. J’ai toujours eu une certaine attirance pour les histoires d’espionnage. Alain Robbe-Grillet a très bien défini ce genre, l’œuvre “d’auteurs en qui on ne peut pas avoir confiance, qui vous font la démonstration minutieuse d’un fait pour finir en dernier ressort par le démonter…” Qu’est-ce qui vous inquiète le plus aujourd’hui, votre taux de cholestérol ou votre niveau de paranoïa ? Aujourd’hui, je dirais qu’un indice élevé de paranoïa serait plutôt le signe d’une excellente santé. Or le mien ne cesse d’augmenter d’année en année… Quels autres sujets abordez-vous dans cet album ? Dans Mary, je parle de cette tendance dans les écoles, en Angleterre comme partout ailleurs je suppose, à s’en prendre aux enfants un peu efféminés, ceux qui ont des manières délicates, qui deviennent les proies désignées des plus turbulents, de ceux qui doivent affirmer à tout prix leur virilité. Gamin, au pays de Galles, beaucoup me trouvait complètement fou parce que je préférais le football au rugby – ce qui là-bas n’a jamais été bien vu, ça doit même être assimilé à une forme de déviance. Le calcul était pourtant simple : j’étudiais le violon et le piano et je ne voulais pas avoir les mains broyées. À cette époque, vous vous rêviez chef d’orchestre… En devenant chef d’orchestre, je pensais pouvoir

dominer mon sujet, avoir un point de vue panoramique sur la musique. Je me croyais en mesure de devenir architecte plus qu’ouvrier, un peu à la manière d’un Leonard Bernstein. Au cours de ma carrière, j’ai pu de temps à autre enfiler ce costume, sur Words for the Dying par exemple. Ces dernières années, j’ai réinterprété Paris 1919 en live dans de nombreuses salles, comme Pleyel à Paris, accompagné d’un grand orchestre à chaque fois différent. À la Goldsmiths School de Londres, où j’ai étudié la musique, je faisais déjà tache au sein de ma promotion. Tous mes camarades de classe disaient que je voulais diriger l’orchestre à partir du poste de premier violon. Or, la seule vraie manière de diriger un orchestre c’est debout face au pupitre. Sauf que ça vous oblige à tourner le dos au public et là, je crois qu’il existe en moi une forme de narcissisme équivoque qui fait que j’ai malgré tout besoin de faire face au public. Et quel meilleur prétexte que le rock pour satisfaire cela ? Est-ce que produire, arranger, orchestrer pour d’autres artistes, comme vous l’avez fait tout au long de votre carrière, a pu compenser cette quête du point de vue panoramique sur une œuvre dont vous parliez ? Mon objectif était plus humblement d’aider des gens qui me faisaient confiance à trouver le bon son, de choisir le bon terrain sonore pour s’élancer. Avec Nico, qui fut ma première expérience en tant que producteur, il fallait habiller ses chansons avec un vêtement 30.01.2013 les inrockuptibles 61

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approprié, une atmosphère adéquate. Nous ne pensions pas en termes de potentiel commercial à cette époque. Jac Holzman d’Elektra Records m’a dit qu’il aimait l’album The Marble Index, que j’avais produit pour Nico. Nous étions en 1970 et rien ne ressemblait à ça. C’était une vraie rupture. Une plongée dans les abysses de la modernité européenne. Je pensais que le disque était bien trop avant-gardiste pour intéresser quiconque. J’organise depuis quatre ans un festival en mémoire de Nico qui s’intitule Life Along the Bordeline et je suis toujours surpris de voir à quel point ce que veulent retenir d’elle les musiciens de la nouvelle génération ce n’est pas le côté trash mais l’extraordinaire originalité de sa voix et de sa musique… J’aime Nico pour ce qu’elle écrivait, pour sa musique. Le but de ce festival est de rétablir cette priorité. D’avoir trouvé des musiciens comme CocoRosie, Lisa Gerrard, Degauche Natalie Merchant, Fyfe Dangerfield et tant d’autres àd roite : désireux d’y participer a été la bonne surprise de JohnCal e, cette entreprise. MickR onson, Big Beat Records aux États-Unis vient de sortir DavidB yrne une compilation de vos productions. Le disque et Patti Smith s’intitule Conflict & Catalysis. Y a-t-il eu beaucoup en concert à l’Ocean Club, de conflits ? NewY ork, Il y en a eu. À la fin de l’enregistrement des trois juillet 1976 albums que j’ai réalisés avec Nico, c’était toujours des cris et des pleurs. Il n’empêche qu’elle était satisfaite du boulot. Avec Horses de Patti Smith, le challenge Est-ce un hasard si la plupart des artistes que vous était peut-être plus grand dans la mesure où je n’avais avez produits étaient des débutants ? Patti Smith, jamais collaboré avec une poétesse, qu’elle n’avait les Stooges, Jonathan Richman, Happy Mondays… jamais enregistré de disque, hormis un single, et Intuitivement, mon choix s’est porté sur des artistes qu’il fallait qu’elle s’improvise chanteuse de rock dont je me sentais proche et auxquels ma contribution tout en conservant son identité poétique. Ses textes allait le mieux profiter. sont remarquables et se suffisent à eux-mêmes. Bizarrement, comparés à Patti Smith et son groupe, Ils possèdent leur propre musique. Ils sont si denses avec les Stooges les choses ont été plus cool… qu’il n’y a guère d’espace pour le reste, si bien qu’il Très facile. Je suis arrivé en studio et aussitôt faut trouver un chemin en surplomb qui permette Iggy m’a tendu des feuilles de papier. Quand je lui ai de les accompagner musicalement. Un vrai casse-tête. demandé ce que c’était, il m’a dit l’air surpris : Mais c’est dans ces situations compliquées que je retire “Ben les paroles des chansons”. La veille j’avais vu Iggy le plus de plaisir. Par exemple, avec le groupe de Patti, sur scène, hurlant et se roulant dans du verre brisé, je me suis retrouvé devant un imprévu. Quand ils sont et là, comme un élève appliqué face à son professeur, entrés en studio, tous leurs instruments sonnaient le même me tendait des feuilles avec les textes faux, ce dont il a fallu les convaincre parce que, pour de ses chansons minutieusement calligraphiés. eux, c’était juste normal. Ils ne pouvaient pas jouer Je me demande si ce rôle de producteur, où vous une chanson en entier sans que ça ne parte dans tous être responsable de la carrière d’autrui, ne vous les sens. J’ai dû leur louer de nouveaux instruments a pas permis de conserver le contrôle de vous-même avant qu’on se mette vraiment au boulot. Leur faire à une époque où votre vie sentimentale était admettre cela ne fut pas une sinécure car ils aimaient chaotique et où vous mettiez votre santé à rude leurs instruments et ne voulaient en changer pour rien épreuve en raison de nombreuses addictions ? au monde. C’est souvent comme ça quand on produit Je dirais que n’importe quel travail me servait alors des musiciens qui manquent d’expérience. de bouée de sauvetage. 62 les inrockuptibles 30.01.2013

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Lynn Goldsmith/Corbis

“avec le groupe de Patti, je me suis retrouvé devant un imprévu… tous leurs instruments sonnaient faux”

Vous étiez à deux doigts de la camisole de force à l’époque. J’en porte une sur la pochette d’Helen of Troy… N’y a-t-il pas une différence entre se consacrer aux autres, en produisant un album, et rester centré sur soi-même, en enregistrant ses propres chansons ? Non… Le principe demeure inchangé. C’est toujours du poison lui-même que l’on extrait l’antipoison. Votre réputation était à ce point sulfureuse que lorsque vous avez changé brutalement vos habitudes, que vous êtes devenu clean, certains furent totalement pris de court… Oui, les Happy Mondays, qui avaient beaucoup misé sur ma grande tolérance à l’alcool pour coller à l’esprit déjanté de leur musique et de la scène Madchester, furent déçus de me voir carburer au jus de mandarine pendant les séances. Il demeure que si j’avais à classer par ordre de préférence mes productions, celle-ci figurerait parmi les toutes premières. J’adorais travailler pour Factory Records et Tony Wilson (fondateur du label mancunien qui lança entre autres Joy Division – ndlr). Il reste pour moi l’un des personnages les plus subversifs de l’histoire récente du rock. Un mec qui dirige un club de rock comme l’Haçienda

et présente le journal télévisé mérite tout mon respect. C’était quelqu’un qui appartenait à l’establishment et qui, dans le même temps, contribuait passionnément à développer la scène underground. J’adorais son émission So It Goes, qui reste, à mon sens, l’une des meilleures jamais produites sur la musique. Il parlait à la vitesse de la lumière, si bien que vous étiez comme suspendu à ses lèvres pour ne pas en perdre une miette tant son discours était empreint d’intelligence. Quand la BBC a décidé de changer l’heure de son émission pour la programmer plus tard, il a fait quelque chose de très malin : terminer chacune de ses prises d’antenne en donnant rendez-vous à ses auditeurs à l’Haçienda où jouaient les Happy Mondays. Évidemment, le club ne désemplissait jamais. Quel pied de nez ! J’adore le film 24 Hour Party People qui capture l’esprit de cette époque et reflète cette opposition qui existe entre Londres et Manchester. Quand il annonce à ses associés qu’il a vendu Factory Records à London Records, il y a un énorme blanc qui traduit un malaise. Il leur demande : “Qu’est-ce qui cloche les mecs ? Hey, j’ai le fric !” – “Ce qui cloche mon pote, c’est le nom London Records pour commencer !”, lui répondent ses partenaires. C’est digne d’un épisode des Soprano. N’est-ce pas certaines des qualités de Tony Wilson que vous appréciez chez Andy Warhol ? Tony avait quelque chose d’Andy en lui. Il vivait dans son époque avec une partie de lui-même projetée dans la suivante. C’était un avant-gardiste au sens où il anticipait la reconnaissance de l’undergound par le mainstream. Vous avez modérément participé à l’éclosion du punk en ne produisant que Sham 69. Alors qu’après les Stooges et Patti Smith, on pensait les Sex Pistols taillés pour vous ? J’ai rencontré Johnny Rotten dans un club à New York à l’époque et il n’a pas aimé que je porte un maillot de rugby avec des rayures. Il pensait qu’un ancien Velvet Underground se devait de porter un blouson de cuir. Certains des groupes que vous avez produits comme Patti Smith, Jonathan Richman et les Modern Lovers ou Marie Et Les Garçons comptaient parmi vos fans. Ils avaient commencé la musique à cause du Velvet. Est-ce que ça jouait en leur faveur ? Quand j’ai signé Jonathan chez Warner Brothers, où je travaillais comme directeur artistique, c’était sur la foi d’une cassette que m’avait apportée son manager. Il y avait sur cette demo une version de Hospital que je trouvais absolument géniale. Je me souviens avoir été surpris d’entendre ce type qui sonnait vraiment fragile être capable de tirer de cette fragilité une telle force. Quand je l’ai finalement rencontré, j’ai subitement 30.01.2013 les inrockuptibles 63

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“Nico fut ma première expérience en tant que producteur”

réalisé qu’à l’époque où le Velvet passait au Boston Tea Party, c’était ce kid au premier rang qui venait tous les soirs et se glissait dans les loges avec un cahier où figurait un poème d’amour sur le Velvet qu’il voulait absolument nous lire. Comme il commençait à nous les briser, on l’avait jeté. Il connaissait quand même toutes nos paroles par cœur ! On était bluffés parce que même Lou, qui parfois les oubliait, était obligé d’en changer pratiquement chaque soir. Vous avez fait d’autres découvertes en tant que directeur artistique chez Warner ? Je recevais des cassettes en pagaille. Un jour, celle de Hunky Dory est arrivée sur mon bureau. Bowie cherchait alors un contrat. C’était avant l’explosion Ziggy Stardust. Le jour où je suis monté voir Joe Smith – qui dirigeait Warner avec Mo Ostin – pour lui parler de Bowie, Joe était au téléphone en train de hurler : “Je veux que ce type pourrisse en prison ! Vous m’entendez, je ne veux pas seulement qu’il soit traîné devant les tribunaux, je veux qu’il pourrisse en taule !” Et il a raccroché. Il parlait d’un employé qui travaillait au stock et qui venait d’être arrêté après avoir détourné les bandes et l’artwork du School’s out d’Alice Cooper pour presser des bootlegs. Bref, après s’être calmé, on a pu discuter d’Hunky Dory sur lequel tout le monde était chaud. On ignorait que dans le même temps, le manager de Bowie, Tony Defries, avait contacté RCA

qui proposait un million de dollars en tour support en plus de l’avance sur le disque. Warner n’a pas enchéri. Le principal enseignement à tirer de la compilation Conflict & Catalysis n’est-ce pas cet éclectisme qui vous fait aborder le rock primitif des Stooges avec autant de pertinence que la pop éthérée des Mediæval Bæbes ou le gothique marmoréen de Nico ? Oui. C’est comme un portrait de moi réalisé avec des morceaux appartenant à d’autres. Je n’ai jamais été un grand amateur de formules. Je ne me suis jamais laissé enfermer dans un style en particulier. Ma nature est de composer avec des textures sonores que j’affectionne et ça peut aboutir à un patchwork comme celui-ci. La compilation fourmille de groupes inconnus ou obscurs comme Goya Dress, The Necessaries ou Chunky Novi & Ernie… Vous n’avez jamais été tenté de produire un groupe installé comme U2 ou C oldplay ? Honnêtement, je ne pense pas en être capable. Il vous faut de la chair fraîche, de la virginité ? Simplement parce que les vierges sont très souvent seules et abandonnées et qu’il faut quelqu’un qui se propose de les aider. Ces jeunes groupes n’ont pas d’argent, pas d’équipement, ils ne peuvent compter que sur leurs propres forces alors qu’ils possèdent quelque chose d’unique, quelque chose de très spécial.

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Mick Rock/Retna Ltd.

Nico, Brian Eno, KevinA yers et John Cale lors de la séance photo pour la pochette de l’album June 1, 1974, au Rainbow Theatre, Londres, juin 1974

Parmi vos collaborations post-Velvet, c’est avec Brian Eno que ça s’est le moins bien passé. Au moment où vous enregistrez Wrong Way up avec lui, il aurait même été très près de vous poignarder. Pourquoi ? Je venais de finir Songs for Drella avec Lou Reed et Brian Eno venait de produire mon album Words for the Dying d’après des textes de Dylan Thomas. Je voulais réaliser un documentaire sur le concert donné à Moscou avec Brian à partir du répertoire de ce disque. Nous avons donc réservé une équipe sur place, mobilisé du matériel et fait venir de Los Angeles le réalisateur Rob Nielsen. Or au moment où le tournage a débuté, Brian, avec qui les choses étaient pourtant claires, a refusé d’apparaître dans le film. Ce qui a mis toute l’équipe dans l’embarras. Quand nous sommes retournés à Londres pour enregistrer Wrong Way up, je me suis assuré qu’il était bien entendu entre nous que l’on partirait en tournée ensemble pour présenter un spectacle, comme je l’avais fait avec Lou pour Songs for Drella. J’y tenais absolument. Il a remis cette discussion à plus tard, une fois le disque enregistré. Naturellement, il s’est défilé au moment où il nous fallait convenir des musiciens pour nous accompagner en tournée. Je crois que même s’il s’en défend, il répugne à être exposé. Une certaine tension s’est alors installée entre nous dans le studio. Un beau jour, Brian, qui a un tempérament parfois explosif, s’est précipité sur moi avec un morceau de bois effilé comme un couteau. Sa mère, avec qui j’ai évoqué cet épisode, m’a dit : “Ça ne m’étonne pas, il a un caractère épouvantable ! Comme son père !” Comment expliquez-vous que c’est avec les gens dont vous êtes le plus proche intellectuellement et artistiquement que vous entrez le plus durement en conflit ? Comme Brian ou Lou… Je ne me l’explique pas. Je pense que c’est dû à mon entêtement. Quand je suis convaincu d’une chose, il est difficile de me faire changer d’avis. Si je n’avais pas tenu bon, certaines des meilleures musiques que j’ai écrites ou produites n’auraient pas vu le jour. Prenez Venus in Furs. Nous la jouions depuis des mois avec le Velvet comme une banale folk-song. Je voulais en faire quelque chose de plus rock et de plus majestueux. Quand je l’ai finalement habillée avec les arrangements qui sont ceux du disque, la chanson a trouvé sa vraie dimension. Ça m’a conforté dans mes capacités. Quelle réaction ce genre de réussite provoquait-elle chez Lou ? Était-il content ou ennuyé ? Lou a toujours été suspicieux, à propos de tout et de tout le monde. Je crois que c’est à partir de là que les choses se sont gâtées entre nous, parce que ma contribution devenait embrassante, elle faisait de l’ombre à son ego. Au lieu d’être un soutien, je suis devenu une source d’insécurité pour lui. album Shifty Adventures in Nookie Wood (Domino/Pias) concerts le 8 février à Marseille, le 9 à Dijon, le 11 à Canteleu, le 12 à Paris (Trianon), le 14 à Angoulême, le 15 au Mans, le 16 à Saint-Malo, le 18 à Gand www.john-cale.com 30.01.2013 les inrockuptibles 65

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Lincoln

de Steven Spielberg Au départ plutôt didactique, le film de Steven Spielberg décolle ensuite pour cerner avec brio une essence de l’Amérique. Où l’histoire prend toute sa signification.

 I

l n’est pas certain que la vision de la fin de la guerre de Sécession que propose Steven Spielberg dans ce film soit tout à fait fidèle à la vérité historique. Dans la réalité, il semblerait que l’obstination d’Abraham Lincoln à faire abolir l’esclavage ne fût point totalement humanitaire mais aussi économique, par exemple… Mais peu importe, au fond (nous y reviendrons). L’intérêt est ailleurs. Dans le film, le Président cherche à mettre définitivement fin à la pratique de l’esclavage en Amérique avant qu’un accord de paix ne soit signé avec les Sudistes, qui sont sur le point de capituler. Lincoln sait qu’une fois la paix établie, le vote du 13e amendement de la Constitution (l’abolition de l’esclavage, donc) deviendra impossible, la réunification des deux parties

ennemies du pays ramenant une grande majorité d’antiabolitionnistes au sein de la Chambre des représentants. Lincoln retarde alors l’arrivée des émissaires de la Confédération à Washington et précipite le vote de l’amendement après avoir organisé en douce une campagne de corruption des députés en faveur du maintien de l’esclavage… Spielberg manie, avec ruse lui aussi, l’alternance entre la célébration d’un des personnages les plus aimés du peuple américain et un regard plus iconoclaste sur son action politique… Lincoln nous est montré à la fois dans toute sa gloire de président humaniste (le cadrage et la lumière ne cessent de l’héroïser du début à la fin du film) et dans son aptitude à la realpolitik, autrement dit aux stratégies les moins légales et les moins morales.

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raccord peu à peu nous apparaît dans toute sa splendeur le but de ce film : décrire l’Amérique d’aujourd’hui

Daniel Day-Lewis

La première heure du film, il faut bien le dire, est très didactique, et consiste essentiellement, à l’aide d’un dispositif à la fois théâtral, bavard et pédagogique, à nous faire comprendre qui est qui et quels sont les enjeux. Pour un spectateur français, par exemple, il est assez difficile de comprendre que les “gentils” soient les républicains (Lincoln fut le premier Président des États-Unis issu de ce parti), et les “méchants” esclavagistes les démocrates. Cette première heure peut paraître pénible, mais sa scolarité a quelque chose d’un peu rossellinien, aspect du cinéma de Spielberg totalement inédit… Pourtant, le défi est relevé vaillamment, grâce à la performance étonnante de Daniel Day-Lewis – il invente à cette occasion une nouvelle sorte de jeu d’acteur, par ailleurs assez jubilatoire : le cabotinage ascétique –, donc chaque clignement d’œil est un roman à lui tout seul. Puis le film commence réellement au moment où le vote historique approche. Tout se met en place, la malice de Lincoln et de ses fidèles adjoints fait la joie du spectateur. Ses relations étranges avec son épouse (Sally Field, géniale), sorte de réincarnation de Calpurnia, la femme de Jules César, dépressive et persuadée d’avoir des pouvoirs divinatoires, et ses rapports maladroits avec son fils aîné,

qui veut s’engager dans l’armée de l’Union contre l’avis de ses parents, enrichissent un peu plus le film et le personnage principal, révélant ses parts d’ombre et de lumière. Spielberg ose même se moquer de la tendance de Lincoln à l’hystérie, de sa technique oratoire d’homme de loi qui le pousse à filer la métaphore à tout bout de champ. Dans cette seconde partie, Spielberg semble surtout se réveiller dans le compartiment de son film, à la fin d’un tunnel un peu académique. Il redonne vie à sa mise en scène en épousant la forme d’un film de prétoire, genre typiquement américain, en introduisant un personnage aussi truculent qu’émouvant (interprété par Tommy Lee Jones), et en puisant aussi son imagerie chez ses prédécesseurs (le film regorge de citations visuelles empruntées à John Ford, et notamment à Young Mr. Lincoln, avec Henry Fonda et ses grandes jambes). Il se permet même l’un de ces éclairs de terreur dont il truffe ses meilleurs films depuis toujours : la scène d’une brouette sanguinolente rappelant par son effet de surprise le train en feu de La Guerre des mondes. Peu à peu surtout, péniblement parfois, nous apparaît dans toute sa splendeur le but de ce film : décrire l’Amérique d’aujourd’hui. L’esclavage est depuis longtemps aboli, le président des États-Unis d’Amérique qui vient d’être réélu (comme Lincoln au début du film) est métis. Obama compte bien lui aussi changer les mentalités de son pays : combattre la liberté de commerce des armes, condamner et faire disparaître définitivement les différences de traitement entre hétérosexuels et homosexuels (le film résonne alors aussi avec l’actualité de notre pays). La morale du film est peut-être à chercher dans la discussion qui met face à face Lincoln et le vice-président sudiste, qui vient de comprendre que l’abolition de l’esclavage marque la fin d’une ère. Le sens de l’histoire vient de passer. Spielberg réalise son film le plus hégélien. Jean-Baptiste Morain Lincoln de Steven Spielberg, avec Daniel Day-Lewis, Sally Field, Tommy Lee Jones, Joseph Gordon-Levitt (É.-U., 2012, 2 h 34)

répétition générale C’est dans le décor du Théâtre éphémère de la Comédie-Française, là où se joue depuis quelques jours Le Malade imaginaire (on aura noté l’ironie de la situation), que se tenaient mercredi 23 janvier les Assises pour la diversité du cinéma. Organisé par le CNC à la demande expresse de la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, ce rassemblement avait pour objectif d’éponger la polémique occupant le cinéma français depuis la publication d’une tribune dans Le Monde signée par le distributeur Vincent Maraval, qui dénonçait, entre autres, les abus d’un système gangrené par l’inflation des cachets des acteurs. Devant les dérives suscitées par ce débat, le gouvernement devait agir vite et bien choisir ses termes : “assises” plutôt qu’“états généraux”, “réflexions” plutôt que “doléances”. Distributeurs, producteurs, cinéastes et techniciens, tous les professionnels (à l’exception des exploitants, dont l’absence excluait d’emblée un réel dialogue sur la chronologie des médias) sont donc venus évoquer des pistes pour assainir le modèle de financement unique du cinéma français. Tous les grands enjeux ont été exposés, le plus souvent vite expédiés : de la nécessité de taxer les nouveaux diffuseurs sur internet à la lutte contre la concentration des subventions, jusqu’à la question sensible de la convention collective, censée établir un salaire minimum dans l’industrie. Chaque corps de métier défendait sa chapelle et renvoyait l’autre à sa propre responsabilité (sur le salaire des acteurs, ce fut assez comique), si bien qu’aucun plan de travail précis – pour ne pas parler de début de solution – n’est sorti de ces échanges. Aurélie Filippetti a néanmoins promis en conclusion une “action politique forte” (suspendue aux résultats de la mission Lescure, chargée d’étudier le cas Hadopi) et la tenue en juin de nouvelles Assises du cinéma. Au théâtre, on appelle ça une répétition générale.

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demeures confortables, personnages beaux et dignes, mais à l’intérieur, dans les têtes, c’est le capharnaüm

Un week-end en famille de Hans-Christian Schmid Ligne claire berlinoise, la suite. Les drames d’une famille bourgeoise explorés avec une retenue troublante.

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ar un curieux hasard, deux films sortant cette semaine ont pour thème la dépression nerveuse (ou un de ses corollaires en vogue, la bipolarité). L’un, Happiness Therapy, est une comédie romantique américaine conçue sur le mode du crescendo euphorisant ; l’autre, Un week-end en famille, s’énonce dans le style retenu et dépouillé de l’école de Berlin, à laquelle on n’aurait pas vraiment associé le cinéaste au vu de ses précédents films, traitant de l’exorcisme (Requiem) et des conséquences de la guerre de Bosnie (La Révélation). Comme le titre l’indique, il s’agit de la réunion d’une famille : un trentenaire rend visite à ses parents avec son jeune fils ; chez eux, il retrouve son frère et la petite amie de celui-ci. La mère, déprimée depuis

des lustres, annonce fièrement que, grâce aux médecines douces, elle a renoncé aux médicaments qui lui permettaient de conserver un semblant de stabilité. La nouvelle plonge ses proches dans la stupeur ; ils s’attendent au pire… Le plus étonnant n’est pas le sujet, ordinaire, mais la façon dont le film reprend la topographie d’un grand nombre d’œuvres allemandes récentes, comprenant une maison cossue à la campagne et une forêt proche comme antithèse. Pour autant, ce n’est pas un pâle clone de films de Christian Petzold ou de ses collègues. Schmid emprunte ce décor type pour y camper avec brio une histoire en demi-teintes dissonantes, dont le sujet n’est évidemment pas la maladie de la mère mais plutôt les dysfonctionnements profonds d’un “miracle allemand” qui paraît

sans faille. Demeures confortables, personnages beaux et dignes, mais à l’intérieur, dans les têtes, c’est le capharnaüm. Ou comment, dans les années 2010, le cinéma allemand se situe aux antipodes de l’expressionnisme par lequel il avait débuté. Ligne claire, harmonie, modernité, rien ne va plus. À ce cauchemar climatisé et policé, le cinéaste oppose comme contrepoint évident, mais parlant et payant, la forêt, lieu immémorial de tous les possibles, des mystères et de l’enfance. Schmid n’est évidemment pas le seul de cette nouvelle new wave à utiliser la forêt. Elle donnait son titre à un film de Christoph Hochhäusler, Milchwald (Le Bois lacté), déclinaison ultramoderne du Petit Poucet. Il y a même eu une récente tentative d’acclimatation du dispositif en France avec

La Lisière, produit justement par HansChristian Schmid. Ou comment renouer au XXIe siècle avec la tradition romantique allemande. Dans Un week-end en famille, pas d’effusion, ni même d’étrangeté accentuée ; la forêt est un rêve ou un cauchemar, pas l’endroit d’une résolution. Le travail de sape souterrain se poursuit sans jamais atteindre un choc libératoire. Tout se délite tranquillement devant nos yeux, mais un ciment invisible maintient les éléments ensemble. D’où la beauté du film, qui montre ces êtres meurtris recollant vaguement les morceaux et continuant à avancer tant bien que mal. Le mystère de la forêt demeurera entier. Vincent Ostria Un week-end en famille de Hans-Christian Schmid, avec Lars Eidinger, Corinna Harfouch (All., 2012, 1 h 28)

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Crawl d’Hervé Lasgouttes Premier film qui emprunte les sentiers balisés du réalisme social. Au programme, précarité, marginalité et âpres conflits familiaux. n ne va pas s’acharner contre un premier film comme Crawl. Il est somme toute de bon aloi et il n’y a “rien en lui qui pèse ou qui pose” (Verlaine). Tout est relatif. Ça se passe en Bretagne, où Martin, une vingtaine d’années, enchaîne les petits boulots et flirte avec l’illégalité, mais sans excès. Il rencontre Gwen, une jeune femme plus posée et indépendante, qui travaille dans une conserverie et vit seule dans un mobil-home. On ne peut pas dire qu’on sort des clichés sur l’Armorique (la mer et la boisson) mais on évite le folklore (Alan Stivell et les crêpes). Le film raconte un monde quotidien, ordinaire, moyen et modeste, entre famille

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je-vous-(h)ai(s)me, bistrots et boulots alimentaires. Un triangle dont le jeune héros tente de s’extraire en ruant vaguement dans les brancards. Cela mène certes à une piste un peu plus trouble, pseudo-policière, mais ce n’est qu’une simple parenthèse, facilement refermée. Car rien ne dépasse vraiment dans cette chronique grise. Tout est bien senti et franchement très déjà vu, avec un soupçon de cinéma social et un zeste de conflit à la Pialat. Dommage que la belle idée du titre, exprimant la passion de Gwen pour la nage en haute mer, ne soit pas plus étayée ni développée et n’ait finalement aucun rapport avec le reste. Les scènes de crawl

sont quasiment décoratives. On aurait envie que ça décolle mais le film reste cloué au sol. Alors on se prend à imaginer que, grâce à la fin ouverte, il y ait une suite qui donnerait de l’ampleur aux personnages. Gwen parle constamment d’émigrer au Mexique. Qu’elle y aille ! Cette suite pourrait s’intituler “Nada” qui, en espagnol, signifie “rien”, mais aussi “nage !”. Histoire de rester dans le ton. On serait curieux de voir ces jeunes endives transplantées au pays des mariachis. On peut toujours rêver. V. O. Crawl d’Hervé Lasgouttes, avec Swann Arlaud, Anne Marivin, Nina Meurisse (Fr., 2012, 1 h 32)

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Jennifer Lawrence et Bradley Cooper

en salle fenêtre sur courts En trente-cinq ans, le Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand est devenu un rendez-vous majeur de l’année cinéma. Forte d’une programmation variée, à la fois rivée vers l’ailleurs (79 films en compétition internationale, hommage à l’Inde, projet israélo-palestinien…) et soucieuse de la création française (63 films en compétition nationale, tables rondes…), l’édition 2013 déclinera le court de long en large. 35e Festival international du court métrage de ClermontFerrand du 1er au 9 février, www.clermont-filmfest.com

nouvelles de Chine Depuis le 9 janvier, le Forum des images offre au cinéma chinois un refuge et un promontoire. À travers un large cycle mêlé de rencontres, de projections et de diverses réflexions, l’institution permet de toucher de l’œil une production méconnue, le cœur de travaux souvent en marge, radicaux, singuliers. À l’instar du regard de l’activiste gay Cui Zi’en, du concerné Zhang Yang ou encore de Zhang Xianmin, créateur d’un festival indépendant, qui viendra présenter des films les 30 et 31 janvier. De Pékin à Taipei, 1 000 visages de la Chine jusqu’au 3 mars au Forum des images, Paris Ier, www.forumdesimages.fr

box-office Tarantino vs Bigelow À l’heure où Django Unchained, relecture pop de l’esclavagisme orchestrée par Tarantino, franchit le million d’entrées, Zero Dark Thirty, autre réécriture de l’histoire, s’installe au box-office. Fort de ses 2 249 Parisiens à la séance de 14 heures (21 salles), le récit de la traque de Ben Laden piloté par Kathryn Bigelow réalise le meilleur démarrage de la semaine. Un film sobre et brutal, dont l’ambition et la maîtrise contrastent avec la paresse de Rue Mandar (865 entrées/ 15 copies) et Max (828 entrées/15 copies), comédies faibles, sans envergure et déjà oubliées.

autres films Amitiés sincères de Stéphan Archinard et François Prévôt-Leygonie (Fr., 2012, 1 h 44) La Tête en l’air d’Ignacio Ferreras (Esp., 2011, 1 h 29) Intersections de David Marconi (Fr., 2013, 1 h 41) Invisible de Michal Aviad (Isr., All., 2011, 1 h 30) Công Binh – La longue nuit indochinoise de Lam Lê (Fr., 2012, 1 h 56) Portrait de famille de Morteza Ahadi Sarkani et Mohammad Ali Soleymanzadeh (Iran, 2012, 42 min) La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese (E.-U., Can., 1988, 2 h 44, reprise) La Mort en direct de Bertrand Tavernier (Fr., All., G.-B., 1980, 2 h 08, reprise)

Happiness Therapy de David O. Russell Une citronnade psycho-romantique un peu trop chimique, bénéficiant néanmoins de la fraîcheur miraculeuse de Jennifer Lawrence. u’un film aussi lisse et inoffensif Trip) qui, rentré chez ses parents qu’Happiness Therapy (Silver (Jacki Weaver et Robert De Niro, plutôt Linings Playbook en anglais, soit moins mauvais que d’habitude) après huit littéralement “Le Manuel pour mois d’hôpital psychiatrique, tente voir le bon côté des choses”) de reconquérir son ex-femme. Seulement, soit un tel carton critique le fiston s’amourache, sans se l’avouer, outre-Atlantique et l’un des favoris aux de sa voisine tout aussi dérangée oscars (avec huit nominations), n’est pas que lui censée l’aider à retrouver son ex à proprement parler une surprise mais – et cette prise de conscience sera bien reste néanmoins un motif d’interrogation. entendu l’enjeu du film. Surtout lorsqu’on a en tête l’accueil glacial Au-dessus de ce redoutable bourbier réservé à cet authentique chef-d’œuvre psychologique, filmé par une caméra qu’est Comment savoir de James L. Brooks, fofolle qui multiplie les travellings comme exact opposé du film de Russell sur un dépressif gobe les Lexomil, volette une des questions proches (pour faire vite : fée qui donne au film ses seuls moments dépression, amour et faux remèdes)… de grâce. Elle s’appelle Jennifer Lawrence, De quoi cette thérapie du bonheur, on l’avait découverte dans Winter’s Bone il y septième long métrage du réalisateur a deux ans, puis aimée dans Le Complexe de Fighter et des Rois du désert, est-elle du castor, X-Men – Le commencement le nom ? D’une comédie romantique et Hunger Games, et elle est sans nul doute lorgnant vers le drame (genre évidemment la seule nommée du lot à mériter l’oscar. plus respectable), qui ne cesse de faire Avec son sourire poupin qui masque ostensiblement des petits pas de côté sans une détermination à toute épreuve, elle a pour autant parvenir, ni même vraiment la classe d’une Audrey ou d’une Katharine chercher, à sortir de l’autoroute des Hepburn, dont elle incarnerait d’ailleurs conventions qu’elle emprunte à toute une forme de fusion miraculeuse, chatte vitesse. Une cousine, en somme, des Little et tigresse réunies dans un même corps. Miss Sunshine ou autres Juno, toutes La voir surgir par surprise dans le cadre ces comédies pseudo-indépendantes (seule belle idée de mise en scène de (les Weinstein ont produit celle qui nous David O. Russell) ou exécuter quelques pas préoccupe) n’ayant rien d’autre à vendre de danse (hélas filmés n’importe que leur bizarrerie marketée et comment) suffit à comprendre qu’elle est quelques sourires factices. Tout sent ici le l’une des plus douées, sinon la plus douée, manuel de scénario – un genre de “manuel de sa génération. Grâce à elle, oui, on peut pour voir le bon côté des choses”, à sa commencer à voir les choses du bon côté. Jacky Goldberg façon. La recette est attendue mais, il faut bien l’admettre, parfaitement huilée. On y suit donc la rémission d’un jeune Happiness Therapy de David O. Russell, homme bipolaire (interprété par Bradley avec Jennifer Lawrence, Bradley Cooper, Cooper, l’antipathique héros de Very Bad Robert De Niro (É.-U., 2012, 2 h 02)

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Rendez-vous à Kiruna d’Anna Novion Le périple suédois d’un père pour reconnaître le cadavre d’un fils qu’il n’a pas connu.

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eux qui avaient découvert Anna Novion avec son premier long Les Grandes Personnes ne seront pas dépaysés par Rendez-vous à Kiruna : le même casting (Darroussin en tête), le même voyage d’un Français en Suède et, dans l’écriture et la réalisation, cette même ligne claire pour dessiner les rapports filiaux sur un mode doux-amer. La tonalité est ici un peu plus sombre, le film évidé en son cœur – notamment de personnages féminins, de passage ou hors champ.

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Ernest, architecte ronchon workaholic, prend la route pour le pays d’Ikea et de Peter von Poehl pour y reconnaître le cadavre d’un fils qu’il n’a jamais connu. Au fil du voyage, il va s’ouvrir, se dégeler. Comme pour tout bon road-movie, le surplace et les détours sont indispensables, au gré de rencontres avec un jeune auto-stoppeur, des motards, un commissaire de police. Autant de miroirs mis sous son nez pour le diffracter, saisir le portrait de messieurs déboussolés, gauches avec le monde

Jean-Pierre Darroussin

entier, tous doubles d’Ernest. Mais il y a chez Novion une tendresse évidente et communicative pour ces spécimens entre deux âges qui, à part le jeune homme, ne sont pas forcément des gravures de mode. Tout culmine dans une visite poignante chez un fermier (impressionnant Tord Peterson, vétéran des planches, souvent dirigé par Bergman), presque un autre film dans le film – tous les regrets du monde semblent enfouis dans ses rides et l’aquavit. Des silences, des regards

longs de types perdus, un Darroussin adroit qui passe joliment sa rédemption au filtre d’une résignation apaisée quant à ses occasions ratées : le film a tout du crépuscule mais se passe en plein jour. Ce charmant Rendez-vous à Kiruna se déroule sous un soleil de minuit bienveillant. On attend de voir si Anna Novion sera tentée par la nuit polaire dans ses prochains films. Léo Soesanto Rendez-vous à Kiruna d’Anna Novion, avec JeanPierre Darroussin, Anastasios Soulis (Fr., 2013, 1 h 37)

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7 psychopathes de Martin McDonagh avec Colin Farrell, Sam Rockwell (É.-U ., 2012, 1 h 50)

Dans la brume de Sergei Loznitsa Auscultation passionnante, plus claire que brumeuse, des intrications entre âme russe, soviétisme et développement mafieux des anciennes républiques d’URSS.

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epuis qu’il est passé du documentaire aux films de fiction, Sergei Loznitsa semble afficher une obsession pour la Seconde Guerre mondiale. Cinéaste ukrainien né en Biélorussie, ayant travaillé en Russie et installé désormais en Allemagne, Loznitsa symbolise à lui seul l’ancien bloc soviétique, en pleine crise identitaire après son effondrement, à la fois travaillé par son histoire et rongé par une société malade et corrompue. En se replongeant dans le passé, mais surtout en détruisant le mythe un peu trop glorieux de la Russie victorieuse, Loznitsa ausculte les origines du mal de démocratie dans lequel stagnent les républiques de l’ex-URSS. Dans le magnifique et trop confidentiel My Joy, son premier film, un routier prenait en stop un vieux monsieur qui allait raconter, dans un flash-back qui apparaissait comme une incroyable rupture narrative, comment à la fin de la guerre, en abattant un officier véreux de l’armée Rouge qui l’avait dépouillé, il s’était condamné à ne plus jamais vivre sous son nom, mettant par là-même la perte de l’identité sur le compte de la corruption généralisée de l’État stalinien. Dans son dernier film, l’ennemi est ailleurs et partout à la fois. En Biélorussie sous occupation allemande, Souchénia est arrêté avec des camarades pour acte

de sabotage. Les autorités décident de les pendre mais de gracier Souchénia, qui retourne vivre chez les siens. Vite considéré comme un traître, il est emmené par Burov et Voitik, des voisins résistants, dans la forêt pour y être abattu. La volonté des Allemands de lui laisser la vie sauve s’avérera forcément intéressé et Souchénia sera confronté au choix d’une rédemption dostoïevskienne. Car c’est l’ombre du roman russe qui plane sur le film : bien que tiré d’un livre publié en 1989, et n’étaient les enjeux que Loznitsa voulait lui donner, l’héritage du XIXe y est prégnant, ce qui lui donne peut-être son aspect beaucoup plus classique et moins audacieux que My Joy. Il n’en demeure pas moins que Dans la brume exerce un effet d’hypnose indéniable, dû en partie au travail iconique du chef opérateur Oleg Mutu. La pointe d’académisme et la maîtrise un peu trop ostentatoire de la mise en scène ne doivent cependant pas nous faire oublier que Loznitsa, dans son œuvre documentaire, s’était imposé comme un historiographe passionnant de la Russie au sortir du soviétisme, et qu’il pourrait être aujourd’hui le cinéaste qu’on attendait à l’Est. Romain Charbon Dans la brume de Sergei Loznitsa, avec Vladimir Svirski, Vladislav Abashin, Sergei Kolesov (All., P.-B., Let., Rus., 2012, 2 h 07)

Une clownerie policière prétentieuse. Un dramaturge irlandais (Colin Farrell, alter ego du cinéaste) écrit un scénario qu’il alimente au fur et à mesure de ses rencontres avec des dingos réels ou imaginaires… Selon le réalisateur, “un vrai puzzle, un immense casse-tête sur pellicule”. Selon son producteur : “Vous croyez avoir enfin compris où tout cela va nous mener, et voilà que Martin change complètement la donne !” Ouais, ce petit malin prétentieux pense qu’il suffit de mettre en vrac le récit, de mêler trivialité, violence et logorrhée pince-sansrire pour faire du Tarantino. On se consolera avec les vétérans géniaux Christopher Walken, Harry Dean Stanton et Tom Waits, convoqués pour faire les pitres. Vincent Ostria

After de Géraldine Maillet avec Julie Gayet, Raphaël Personnaz (Fr., 2012, 1 h 23)

Une romance dérive en pénible psychodrame. Comment saisir l’instantané d’un coup de foudre ? Certains films, comme le récent Nuit #1 d’Anne Émond, privilégient la ligne minimale, le pointillisme, la patiente découverte des corps. Pour son premier long, l’ancien mannequin et écrivaine Géraldine Maillet procède à l’inverse selon une logique de remplissage : sa romance express consommée entre deux amants dans la nuit parisienne est une éprouvante suite de jeux de séduction grotesques et de psychodrames joués en surrégime. Il n’y a guère que Julie Gayet, dans un rôle proche de celui d’Un baiser s’il vous plaît d’Emmanuel Mouret, pour apporter un peu de légèreté dans cette emphatique love story. R. B.

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Pas très normales activités de Maurice Barthélemy Le héraut de la génération Y propulsé dans une comédie Z paresseuse et affligeante. près avoir adopté (et souvent dévoyé) tout ce que la télévision a produit de comiques, le cinéma français devait logiquement se tourner vers les nouvelles stars de l’humour connecté. À l’origine de la websérie Norman fait des vidéos, des petites vignettes filmées en plan fixe depuis la chambre d’un ado dissertant sur les misères quotidiennes de son âge, Norman Thavaud est le premier à faire les frais de ce transfert à la fiction populaire dans Pas très normales activités, écrit et réalisé par Maurice Barthélemy. Il y retrouve son personnage de teen indolent, ici propulsé dans une parodie littérale du succès américain Paranormal Activity sous

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Norman fait un film

les influences croisées des Nuls et des frères Wayans (Scary Movie), que l’on aurait débarrassée de tous les excès scato. S’il ne se distingue donc pas vraiment par son originalité, le concept est néanmoins plutôt judicieux. En pariant sur le dispositif du found footage (faux film amateur), le film promettait de reconduire ce qui fait le succès de la websérie de son jeune acteur, de jouer sur les mêmes effets de proximité et de connivence – une sorte de film d’horreur commenté en direct par un kid froussard. Mais appliqué à un imaginaire de cinéma manifestement trop grand pour lui, confronté à autre chose qu’au simple décryptage de la vie adolescente, l’humour de Norman

paraît vite étroit, répétitif, incapable de produire son propre rythme autrement qu’en usant des artifices paresseux du pastiche. La disparition des effets de montage, constitutifs de la réussite des sketchs de l’acteur sur internet, est pour beaucoup dans la sensation d’apathie que procure ce film sans ambition, où chaque vanne semble s’écrire en temps réel, finissant toujours sur un bide embarrassant. C’est en réalité autre chose qu’un found footage : le making-of d’un navet. Romain Blondeau Pas très normales activités de Maurice Barthélemy, avec lui-même, Norman Thavaud (Fr., 2013, 1 h 24)

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Janet Gaynor et Charles Farrell

Lucky Starde Frank Borzage Le dernier film muet d’un des plus grands cinéastes américains classiques. Un mélo sublime sur le triomphe de l’amour. Le film C’est un conte de fées, ou la lumière d’une étoile chanceuse qui nous parvient de l’époque précédant le premier tournant dans l’histoire d’Hollywood, c’est-à-dire le passage du muet au parlant à la fin des années 20. À ce titre, Lucky Star, réalisé par l’un des plus grands cinéastes américains des origines, Frank Borzage, qui est le dernier film muet de son auteur mais aussi le dernier duo du couple romantique mythique formé par Janet Gaynor et Charles Farrell, devrait être une œuvre crépusculaire. Pourtant il n’en est rien. Illuminé, encore davantage que ses autres joyaux (La Femme au corbeau, L’Heure suprême…), par la lumière des commencements du monde projetée par le miracle borzagien suprême que constitue la naissance de l’amour, Lucky Star imprime dans la mémoire de son spectateur une scène primitive. Un même plan revient, celui d’une fermette isolée dans la montagne, où une mère vit au milieu des animaux et des enfants. Janet Gaynor est l’aînée brune de ces petits enfants blonds, au visage gonflé de

sommeil et d’étonnement, que le cinéaste a l’air d’avoir tirés du rythme lent d’un rêve. Seul metteur en scène à avoir su restituer ce que l’on nomme, d’un terme généralement usurpé, “l’innocence” enfantine, Frank Borzage organise la rencontre entre l’adolescente maltraitée et crasseuse, à la tignasse brune, et un jeune soldat revenu infirme de la Première Guerre mondiale. C’est en lavant la jeune fille, donc en restituant à sa peau la blancheur de la neige qui recouvre peu à peu le décor du conte, que le soldat est foudroyé d’amour pour la fermière. À l’instar de tous les mélodrames, et de tous les contes, le récit place des obstacles sous les pas des amoureux. Mais dans l’univers de Borzage, aucun obstacle, aussi sordide ou cruel soit-il (la violence d’une mère maquerelle, la vulgarité machiste d’un rival, l’épuisement d’une vie de misère qui gonfle les yeux des petits enfants), ne peut s’opposer au miracle aveugle de l’amour. Comme dans L’Heure suprême (avec le même duo Janet Gaynor/Charles Farrell), l’amour triomphe précisément parce

qu’il rend aveugle. La mise en scène de Borzage vise non à déciller le regard, mais à restituer la force thaumaturgique de la croyance qui conduit un infirme, uni par ce lien télépathique en quoi consiste l’amour, à braver une tempête de neige à l’issue de laquelle il retrouvera l’usage de ses deux pieds. Force thaumaturgique de la croyance : en chemin, Borzage met en scène une définition possible du cinéma. Le DVD Il faut citer l’ensemble des remarquables compléments : La Femme au corbeau, le film perdu de Borzage dans sa version reconstruite (avec des photos des séquences manquantes) ; Screen Directors Playhouse – The Day I Met Caruso, un court métrage de Borzage mettant en scène la rencontre dans un train entre une petite fille quaker tout droit sortie de La Quatrième Dimension et le chanteur Enrico Caruso ; un entretien avec Hervé Dumont, historien du cinéma et spécialiste de Borzage. Hélène Frappat Lucky Star de Frank Borzage, avec Janet Gaynor, Charles Farrell (É.-U., 1929, 1 h 16), Carlotta, environ 20 €

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Anarchy Reigns Sur PS3 et Xbox 360 (Platinum Games/ Sega), environ 30 € Si les membres du studio japonais Platinum Games se sont souvent essayé au jeu d’action musclé, depuis qu’ils ont pris leur indépendance (Bayonetta, MadWorld) comme à l’époque où ils étaient salariés de Capcom (God Hand, Devil May Cry), Anarchy Reigns est de très loin ce qu’ils ont fait de moins sophistiqué dans le genre. Du moins si l’on s’arrête à sa campagne solo, répétitive et brutale bien que non dépourvue d’humour – à condition d’être un minimum sensible à l’absurde, au gore et aux grossièretés. Reprenant quelques personnages de l’audacieux MadWorld, jeu Wii en noir, blanc et rouge sang paru en 2009, celle-ci se révèle un peu terne malgré les assauts de lanceurs de cocktails Molotov en combi de travail et les exécutions à la tronçonneuse de mutants anthropophages. Car le cœur de l’expérience Anarchy Reigns, qui transpose au jeu de combat les logiques du FPS (tir en vue subjective) moderne, ce sont les parties online à plusieurs, au cours desquelles sa furie barbare prend une tout autre dimension. Sans toutefois lui permettre d’égaler les meilleurs titres de Platinum, dont les prochaines créations, Metal Gear Rising – Revengeance (le 21 février sur PS3 et Xbox 360) et Bayonetta2 (à paraître sur Wii U), sont toujours attendues de pied ferme. E. H.

danse avec le diable En prise avec les turpitudes du monde contemporain, DmC – Devil May Cry accomplit l’alliance ingénieuse entre baston et arabesques chorégraphiques. orsque les premiers détails sur l’enchaînement, une quête toujours le nouveau Devil May Cry ont filtré, recommencée de l’arabesque parfaite, celle certains ont crié au sacrilège. qui repousse sans cesse la chute funeste. On leur avait changé leur Dante Le (très élaboré) système de combat peut adoré, le chasseur de démons ainsi être vu comme une collection d’outils n’arborant plus sa légendaire chorégraphiques et chaque affrontement crinière blanche mais, désormais brun, comme un appel à la danse. une coupe courte plus métrosexuelle que Le studio anglais ne s’est pas contenté gothique. Les coupables – qui ont eu d’offrir une souplesse et une distinction droit à des menaces de mort – étaient inédites à Devil May Cry (dont l’opération les Britanniques de Ninja Theory, appelés réinvention inclut aussi une BD Glénat et un à relancer la très japonaise série de jeux manga paru chez Kazé). Il le gratifie aussi d’action qui, dans l’opération, allait d’un sens ou, au moins, d’une pertinence inévitablement perdre son âme. Grossière nouvelle en faisant entrer la finance sans erreur : le fruit de leurs efforts est scrupule, les accusations de terrorisme, l’un des jeux les plus enthousiasmants les religions et médias manipulateurs de ce début d’année. ou encore la surveillance généralisée On a souvent reproché à Ninja Theory (les caméras, en particulier, sont des de privilégier la forme, le raffinement monstres à arracher) dans son récit peuplé superficiel, au gameplay. C’était un peu d’anges et de démons. Pour basculer le cas à l’époque de Heavenly Sword, mais dans le jeu à thèse ? Pas le moins du monde déjà plus du tout avec Enslaved. DmC leur mais plutôt, façon collage inspiré, afin offre l’occasion de faire définitivement de donner à cette aventure, dans laquelle taire cette accusation car le jeu, d’une les villes mêmes se déforment pour nous manière plus décisive que les précédents engloutir, des allures de cauchemar épisodes de la saga, abat la frontière éminemment contemporain. Et qui nous entre l’efficacité et le style (qui rapporte parle, de bien des façons. Erwan Higuinen des points), entre le faire et le paraître. Être bon, c’est être souple, inventif, élégant. DmC – Devil May Cry sur PS3, Xbox 360 et PC (Ninja Theory/Capcom), de 40 à 60 € C’est être beau plus encore que puissant – voilà ce qui, dans un registre ludique proche, distingue radicalement DmC de God of War, dont le prochain volet est annoncé pour le mois de mars. Plus profondément, le jeu décolle grâce à une certaine idée du mouvement, qui relie la castagne (le but est de réaliser des “combos”, soit des séries de coups) au ballet. C’est une mystique de

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KevinS pacey enpolit icien prêt à tout

un homme de l’ombre Adaptée d’une minisérie anglaise, la très attendue House of Cards détonne dans le paysage par sa mise en scène signée David Fincher.

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epuis soixante ans et des poussières, la télévision américaine a toujours reposé, dans son versant fictionnel, sur un paradigme plutôt simple. Face au cinéma, fabriqué dans les mêmes studios, souvent avec les mêmes techniciens, elle imposait sa vitesse et ses propres chefs de chantier, non pas les réalisateurs, mais les scénaristes. Maltraités quand ils écrivaient des films, ces derniers trouvaient dans le petit écran un refuge, certes harassant en termes de somme de travail, mais tout de même désirable car on les y laissait tranquilles. Une tendance vérifiée plus que jamais lors des quinze dernières années, avec l’émergence irrésistible de créateurs stars, de David Chase (Les Soprano) à Matthew Weiner (Mad Men) ou David Simon (The Wire), tous “scribouillards” à la base. Si la ligne de démarcation semble établie entre un médium de scénaristes d’un côté (la télé) et un médium de réalisateurs de l’autre (le cinéma), quelques petites fissures passionnantes sont apparues récemment dans ce tableau trop net, comme pour brouiller les pistes : Martin Scorsese et Gus Van Sant dirigeant respectivement les pilotes de Boardwalk Empire et de Boss ; Michael Cuesta imposant sa marque dans Homeland.

Des fissures qui s’élargissent et crèvent les yeux en voyant les deux premiers épisodes formellement magnifiques de House of Cards, réalisés par David Fincher et écrits par Beau Willimon. Cette fiction politique que le géant de la VOD Netflix met en ligne le 1er février est l’adaptation d’une minisérie anglaise diffusée en 1990. On y suit le parcours d’un politicien chevronné de Washington, déçu par le nouveau Président qui a renoncé à honorer sa promesse de le nommer secrétaire d’État – l’équivalent du ministre des Affaires étrangères, rôle tenu ces quatre dernières années dans la réalité par Hillary Clinton. Plutôt que de parcourir la planète pour régler les conflits, Francis Underwood (Kevin Spacey, élégant et flippant) reste planté à Washington en tant que membre du Congrès. Son but ? Tout faire pour reconquérir le terrain perdu en influant en sous-main sur la politique du gouvernement. Éliminer ses adversaires un par un. Les regarder mourir. L’élan shakespearien de House of Cards (Macbeth et Richard III figurent parmi les inspirations directes) pourrait relever d’une certaine banalité sans l’intervention de David Fincher, qui transforme un scénario solide mais attendu en début de série captivant. En grande partie nocturnes, ces deux premiers épisodes rappellent

la manière dont les allées et couloirs de Harvard formaient un terrain de jeu idéal pour le Mark Zuckerberg-vampire de The Social Network. Ce qui intéresse Fincher, c’est le pouvoir comme géographie : alors qu’occuper le terrain s’impose comme le mot d’ordre de son personnage, filmer ce mouvement constant devient la première préoccupation du réalisateur. D’où son choix ici, à contrecourant des usages télévisuels, de ne pas utiliser à outrance les gros plans pour garder toujours une échappée dans le cadre et glisser habilement d’un espace à un autre, d’une conquête à une autre. Même si elle n’est pas surlignée, la mise en scène des deux premiers épisodes de House of Cards n’a rien d’une simple validation du scénario comme on le croit souvent (à tort) concernant les séries. La crainte demeure que les vingt-quatre autres épisodes commandés ne perdent en intensité sans Fincher aux manettes. Mais le réalisateur de Zodiac, crédité comme producteur exécutif, assure avoir été très impliqué dans la postproduction pour imprimer son style. On ne demande qu’à le croire tant ce qu’il a réussi est impressionnant. Olivier Joyard House of Cards À partir du 1er février sur Netflix. Sur Canal+ en septembre.

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à suivre… James Purefoy, du rôle de Marc-Antoine (Rome) à celui de serial-killer

la fin de J. R. Comment tuer J.R. maintenant qu’il est mort ? C’est la question à laquelle doit répondre la chaîne TNT, qui diffuse à partir du 28 janvier la saison 2 du reboot de Dallas. Larry Hagman étant décédé durant le tournage, la mort de son personnage et son enterrement seront inclus aux nouveaux épisodes. La productrice Cynthia Cidre a prévenu : “Faire mourir J. R. de causes naturelles serait inapproprié, non seulement pour le personnage mais pour Larry Hagman.” On s’attend à un gros bang.

Bored to Death, le film

tueur né

The Following et son serial-killer angoissant prouvent qu’une série grand public américaine correcte est possible. La fin de l’élégante série avec a prudence, voire la méfiance, Jason Schwartzman, survenue restent de mise aujourd’hui quand après trois saisons fin 2011, il s’agit de regarder une série de avait laissé un goût amer. network américaine, c’est-à-dire née Si amer que la chaîne HBO sur l’une des grandes chaînes hertziennes vient de commander ultracommerciales – ABC, CBS, NBC, au créateur Jonathan Ames le scénario d’un téléfilm. Fox et CW. Le temps des intéressantes Les délicieux Zach Galifianakis Dr House ou Lost est bien révolu. et Ted Danson seront bien sûr La créativité s’est globalement envolée de la partie. pour laisser place à des recettes éculées. Il ne reste guère que The Good Wife Le Flic de Beverly Hills et quelques comédies ou plaisirs coupables revient pour maintenir ce navire télévisuel On trépigne et on s’inquiète historique à flot. C’est pourquoi la relative en même temps. CBS vient de réussite de la nouveauté The Following commander le pilote d’un fait plutôt plaisir à voir. remake du Flic de Beverly Hills, Cette histoire de serial-killer dirigeant écrit par le suractif Shawn depuis sa prison une armée d’admirateurs Ryan (The Shield), dans lequel prêts à tout pour accomplir des crimes Eddie Murphy devrait faire une à sa place débute par un pilote (diffusé le apparition. À voir à la rentrée 21 janvier) plutôt bien mené à défaut de tout de septembre si la chaîne révolutionner. Kevin Bacon, rescapé d’une commande la suite d’ici là. traversée du désert, y tient le rôle classique du flic dépressif avec qui le tueur entretient une relation privilégiée, voire totalement personnelle. En quelques scènes, Luther (France Ô, le 2 à 23 h 20) The Following installe une atmosphère de Première diffusion en clair de cette série peur et de fatalisme assez marquante, policière britannique haut de gamme, montrant comment les blessures passées avec l’incroyable Idris Elba (Stringer Bell de ses personnages sont faites pour être dans The Wire) en policier brutal et hanté. creusées sans ménagement. Kevin Williamson, scénariste de Scream Maison close (Canal+, le 4 à 20 h 50) (et de Dawson), maîtrise le genre avec Un bordel au XIXe siècle, repris en main beaucoup plus de premier degré que ce par ses prostituées. Deuxième saison à quoi il nous avait habitués. Ce n’est pas de l’une des créations originales forcément une mauvaise nouvelle. les plus regardées dans l’histoire On ne s’imagine pas encore tout à fait de Canal+. Certaines actrices brillent, regarder la série pendant dix ans, à l’image de Valérie Karsenti. mais derrière l’intense formatage propre aux pilotes de networks, derrière The Hour (OCS Max, le 5 à 20 h 30) la mécanique, quelque chose émerge Dominic West revient, toujours sans faire de bruit. Une âme ? O. J. aussi chic, dans cette série british

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agenda télé

sur les coulisses d’une émission de télé dans les années 50. Bien plus qu’une cousine de Mad Men.

The Following Chaque mardi en VOST sur MyTf1vod.fr, 1,99 € l’épisode 30.01.2013 les inrockuptibles 77

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vents d’Ouest Sur un premier album radieux, romantique et naïf, Granville convie le soleil de Californie en Normandie.

P écoutez les albums de la semaine sur

avec

eu importe qu’on ait déjà fait la plaisanterie : depuis quelques années, c’est Caen le bonheur. Soutenue par la dynamique salle de concerts le Cargö, la scène musicale locale n’a eu de cesse d’afficher sa vitalité depuis le premier album d’Orelsan. Qu’ils soient en pleine explosion (Concrete Knives, The Lanskies) ou à suivre (Clockwork Of The Moon, Jesus Christ Fashion Barbe, Dalton Darko & The Sorry Sorrys), les groupes caennais ont en commun de regarder loin vers l’Ouest – ils ont beaucoup moins à voir avec Noir Désir qu’avec les Fleet Foxes ou les B-52’s. Dans cette belle famille locale, Granville, qui a emprunté son nom à la ville manchoise voisine, avait été remarqué l’an passé à l’occasion d’un premier single qui fantasmait Jersey en Hawaii du 50. Le groupe, formé autour de la chanteuse poids plume Melissa, publie cet hiver un album écrit dans la langue de Gainsbourg. “Les choses sont allées si vite. Au départ, notre seule ambition était de jouer de

la musique dans notre salon, pieds nus et en buvant des verres. À la fin de l’enregistrement de l’album, on a d’ailleurs réalisé qu’il s’était écoulé seulement un an et deux mois entre la dernière prise et le premier mail qu’on s’était envoyé pour évoquer une collaboration.” En marge de l’action culturelle menée par le Cargö, la scène caennaise doit aussi sa vitalité au bar L’Écume des Nuits, qui organise tous les jeudis des soirées open-mic auxquelles participent les formations locales. C’est là qu’il y a deux ans Sofian et Arthur ont croisé la route de Melissa : à peine majeure aujourd’hui, la chanteuse venait alors de quitter le lycée pour former le groupe folk Raspberry Curls. S’agissant des groupes formés en Normandie, il a longtemps été coutume d’expliquer une certaine connivence avec la scène anglaise par la proximité géographique. Granville, qui a en outre emprunté le nom de son premier single à une île anglo-normande (Jersey, donc), accorde pourtant peu de crédit

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on connaît la chanson

le (dernier) fait du Prince Pris en flag de racolage viral, Prince a-t-il les fils qui se touchent ?

un album qui rêve d’Hawaii, danse dans les boums, part en vacances à la mer et se fait beau

au voisinage. “Cette proximité était valable pour Saint-Lô il y a quinze ans : toute une scène britpop s’était formée autour de la salle du Normandy. Nous sommes plus jeunes : Granville appartient à une génération qui a découvert la musique avec internet. On aurait écouté autant de musiques anglaises et américaines si on avait grandi dans l’Est.” Au panthéon du groupe, on trouve d’ailleurs une belle famille d’artistes variés : aussi bien Gainsbourg et Lio qu’une tribu de groupes indés venus de par-delà les mers – Girls, Blood Orange, Best Coast, Solange… À ces références sonores, le groupe ajoute enfin un béguin pour le cinéma de Sofia Coppola ou de Michel Gondry. “On aime les tableaux vaporeux, les choses contemplatives. On écoute la musique pour l’évasion. Avec Granville, on n’est pas là pour parler des problèmes du quotidien ou pour s’impliquer dans des causes, même s’il y en a des tas à soutenir bien sûr. Notre ambition est de jouer une pop naïve et poétique, simple, guillerette et touchante à la fois. Comme dans Amoureux solitaires, comme dans La Chanson de Prévert.” Pour enregistrer Les Voiles, Granville les a mises, quittant Caen en direction du Sud. Le groupe ne s’est pas arrêté loin : dans

le Perche, il s’est réfugié dans le studio du Hameau, que fréquentent moult formations indés du pays (Mina Tindle, Jil Is Lucky, Fortune…). Là, il a confié les commandes de l’enregistrement au Normand Nicolas Brusq. “On voulait un album live, avec des petites erreurs, des fragilités. Nicolas avait réalisé le deuxième album de Kim Novak, un disque dont on adore la production et qui est peut-être le seul album français qui sonne comme un album de Girls, avec une allure de disque américain.” De cette union est né un disque de pop au charme très américain justement, qui fait souffler un vent West Coast sur une douzaine de ballades romantiques et naïves. Un album qui rêve d’Hawaii (Jersey), danse dans les boums (Le Slow), part en vacances à la mer (le rohmerien Adolescent) et se fait beau (La Robe rouge). Tout en évitant les clichés, Granville dessine ainsi un univers juvénile et pastel, fragile, teenager et touchant comme un film de Wes Anderson, du reste autre idole revendiquée du groupe. Johanna Seban photo David Balicki pour Les Inrockuptibles album Les Voiles (East West) www.facebook.com/granville.francaise

Rappelons, en préambule, les rapports pour le moins ambigus de l’intéressé avec le 2.0. On a toujours connu Prince control freak du net, même s’il en fut l’un des pionniers – témoin, son refus catégorique de voir figurer sur YouTube la cover du Creep de Radiohead qu’il avait présentée en 2008 à Coachella (au grand dam de Thom Yorke, qui revendiquait assez logiquement le copyright et donc la libre circulation du titre). Or, depuis quelques jours, Prince s’y voit représenté par une certaine 3rd Eye Girl, laquelle s’enorgueillit d’une filiation directe avec le Kid de Minneapolis. L’information aurait un intérêt modéré si l’infante autoproclamée, sitôt débarquée sur Twitter, n’y avait pas balancé quatre inédits du maître, bientôt relayés par ses canaux de communication plus ou moins officiels. Dans la foulée, lui met le feu aux poudres en se fendant, via son avocat, d’une lettre de menace à l’intrigante pour cause de violation de la propriété intellectuelle. Hystérie chez les disciples hardcore, l’injonction s’avérant être un fake imaginé par… Prince himself. Branché en circuit fermé depuis sa reconversion en Love Symbol au début des années 90, le nain pourpre aurait les plombs qui fondent. En fait de pathologie lourde, un gimmick fait de grosses ficelles à l’heure où un nouvel album – qu’on dit double, voire triple – est annoncé pour mars. Depuis cette première salve pétaradante, les paris sont ouverts, le Phineas Barnum de ce grand délire égrenant, au fil des messages destinés à balader les foules et autres posts humoristico-cryptiques, moult teasers. Sa Majesté des mouches nous refait le coup de la schizophrénie marketing, en mêlant cette fois-ci storytelling, syndrome de Münchhausen, empapaoutage d’insectes et buzz viral. Ça fera 150 €, nous ne prenons pas la carte Vitale.

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Pour fêter ses 20 ans, le Fair (Fonds d’action et d’initiative rock) lance une nouvelle édition un peu particulière de sa tournée annuelle Fair : le tour. Vingt-cinq dates à travers la France sont ainsi programmées cette année, offrant aux artistes lauréats du Fair 2013 (Aline, Lescop, Christine And The Queens, Hyphen Hyphen…) l’occasion de visiter Strasbourg, Rouen, Clermont-Ferrand, Marseille, Amiens ou Nîmes. Premier concert à Besançon le 31 janvier. du 31 janvier au 18 avril toutes les dates sur www.lefair.org

Christine And The Queens

Steve Gullick

Fair : le tour, cinquième édition

Foals : concert privé et concours sur lesinrocks.com A l’occasion de la sortie, le 11 février, de leur troisième album, Holy Fire, les bêtes de scène de Foals donneront un concert privé le 15 février au Point Ephémère, à Paris. Aucun ticket ne sera mis en vente pour ce show très spécial, mais cinquante places sont à gagner sur le site des Inrocks à partir du 30 janvier. Joie et amour.

cette semaine

le printemps de Vampire Weekend Vingt mois de travail auront été nécessaires pour mettre la touche finale à ce troisième album. Vampire Weekend vient enfin d’annoncer la sortie du successeur de Contra le 6 mai. Interviewé par le NME, Ezra Koenig a confié que l’élaboration de cet album n’avait pas été évidente : “C’est un processus fait de moments très difficiles.” Écrit entre New York et l’île de Martha’s Vineyard (Massachusetts), enregistré à Los Angeles, l’album, encore sans titre, a été produit par Ariel Rechtshaid, récent collaborateur de Usher, Major Lazer ou Snoop Dogg. Vivement le printemps.

Les divins Américains feront quatre escales en France cette semaine. Les premiers bonheurs pop seront déployés à Nancy vendredi soir, avant de charmer les publics rémois et lillois samedi et dimanche. Le groupe reprendra sa tournée dans la joie mardi soir à Bordeaux. le 1er février à Nancy, le 2 à Reims, le 3 à Lille, le 5 à Bordeaux www.spintoband.com

Laurie Anderson

The Spinto Band x 4

Laurie Anderson reçoit à Paris La musicienne et performeuse américaine a plein d’amis chics, qu’elle invite début mars entre la Cité de la Musique et la Salle Pleyel : on y croisera Antony & The Johnsons, CocoRosie, Marc Ribot, le saxophoniste Colin Stetson en solo, Glenn Branca et Laurie Anderson elle-même. La soirée John Zorn à Pleyel est en revanche annulée. Domaine privé Laurie Anderson du 6 au 12 mars, www.citedelamusique.fr

neuf Troumaca

Skaters Souvent, les groupes anglais se prennent pour des Américains, endossant comme un déguisement de carnaval le son, l’attitude, la coolitude et l’accent. Avec Skaters, c’est l’inverse : le groupe de Brooklyn s’entête à écouter les Libertines ou Razorlight… Et joue ce rock avec morgue, élégance et refrains dignes. http://www.skatersnyc.com

Un moment suspendu, rêveur, irréel. Venu de Birmingham, Troumaca a été découvert par le vénérable Gilles Peterson, lui-même farouche partisan (partysan ?) de ces musiques sans frontières, sans pedigree, qui agitent les hanches et aèrent le cerveau. Leur chanson My Love offre le soleil, en lo-cost mais pas en lo-fi. www.myspace.com/troumaca

Delphine Gaillard

Dexy’s Midnight Runners

The Apartments Il y a quelques semaines, les légendaires Australiens sont passés par l’excellente émission Label Pop sur France Musique, le temps d’une belle session. Sept chansons en formation exceptionnelle (guitares, basse, batterie, piano, trompette, violon), qui s’écoutent jusqu’au 13 février. http://sites.radiofrance.fr/ francemusique/em/label-pop

Après leur retour fracassant l’an dernier, les Dexys de Kevin Rowland ressortent l’inusable Searching for the Young Soul Rebels avec un CD de maquettes et de sessions radio. Un manifeste soul rageur, toujours aussi bouillant, qui a marqué l’entrée des années 80. Burn it down! www.myspace.com/ dexysmidnightrunners

vintage

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Bryan Sheffield

l’oiseau fait son nid Trois ans après leur très grand premier album, les Californiens de Local Natives s’offrent les services d’un membre de The National sur Hummingbird, un disque à fleur de peau.

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n connaît l’influence que peuvent avoir sur un jeune groupe à l’identité encore oscillante des musiciens déjà installés. Elle est d’autant plus grande lorsque ceux-ci invitent leurs petits protégés à assurer les premières parties de leurs concerts. Si le résultat est souvent libérateur – on pense aux Libertines en ouverture des Strokes au début de la décennie passée –, il peut aussi se révéler parfois catastrophique : les Kings Of Leon n’auraient sûrement jamais pris le chemin de la gonflette rock sans avoir fait le circuit des stades avec U2, pas merci Bono. Les Local Natives font bien heureusement partie de la première catégorie. Invités en tournée par deux de leurs aînés – Arcade Fire et The National, rien que ça –, les geeks californiens en sont revenus quelques peu transformés. Impossible de rester indifférent au son massif des Canadiens, ni à la précision des New-Yorkais, dont les Local Natives ont d’ailleurs kidnappé le guitariste et claviériste, Aaron Dessner, pour assurer la production de leur second album, Hummingbird. “C’est dur pour nous de laisser quelqu’un entrer dans notre bulle créative parce qu’on est très protecteurs avec notre musique, mais Aaron est

un songwriter que l’on respecte tellement que le choix s’est imposé. C’était comme avoir un grand frère avec nous”, explique le batteur du groupe Matt Frazier. Un grand frère, les quatre Californiens en avaient bien besoin. Pas de conflits, ni le stress du second album chez les Local Natives, qui ont abordé l’écriture de Hummingbird avec une sérénité impressionnante. Mais après plus de deux ans passés à vivre dans leurs valises, les garçons ont dû digérer les mille et une rencontres et expériences vécues sur la route, les chamboulements survenus dans leur vie pendant leur absence – Colombia a été écrite pour la mère disparue de l’un des membres du groupe – et apprendre à se réapprivoiser. “C’est un peu comme ces années d’adolescence où tu grandis de dix centimètres en un an. Je n’arrive toujours pas à croire tout ce qui s’est passé. C’était comme vivre dix ans en un”, confie Taylor Rice, le leader moustachu. Dessner leur a aussi ouvert de nouvelles portes : celles de son studio à New York,

“je n’arrive toujours pas à croire tout ce qui s’est passé. C’était comme vivre dix ans en un” Taylor Rice, leader

mais surtout celles de l’expérimentation. Pour Gorilla Manor, les Local Natives avaient débuté l’enregistrement partitions et paroles écrites dans le roc. Pour son successeur, ils se sont autorisés à essayer, à échouer, à buter contre des murs pour mieux trouver une autre voie et combler les vides laissés volontairement après des mois enfermés dans leur nouveau studio de Silverlake, à Los Angeles. En ressort un second album plus libre et à fleur de peau, mais paradoxalement plus arrangé et moins incarné que le précédent – l’influence des aînés est palpable et bénéfique, encore faut-il savoir s’en détacher. Si l’on regrette, sur certains titres, l’absence des harmonies vocales célestes qui ont fait la marque de fabrique du groupe, Hummingbird confirme pourtant que les Californiens sont avant tout des orfèvres aux cerveaux bouillonnants capables de bâtir des chansons qui en contiennent chacune cent (Breakers, Heavy Feet). L’oiseau rare n’a pas encore pris son envol, mais il bâtit doucement son nid. Ondine Benetier album Hummingbird (Infectious Music/Pias) concerts le 4 mars à Feyzin, le 5 à Paris (Trabendo), le 7 à Tourcoing www.thelocalnatives.com 30.01.2013 les inrockuptibles 81

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BassekouK ouyaté, Ali Farka Touré et Mama Sissoko

Christina Jaspars

sont réunis la grande famille de la musique malienne et ceux qui s’y sont ressourcés

le meilleur du Mali Une double compile et un concert célèbrent les 10 ans du studio Bogolan de Bamako. Souvenirs d’un Mali en paix.



n ne vient pas ici pour avoir le meilleur son au monde. On y vient pour le contact humain et pour se confronter au feeling malien.” “Ici”, c’est le studio Bogolan, à Bamako. Yves Wernert, ingénieur du son français, ancien membre du groupe nancéien Double Nelson, est à l’origine de ce lieu proche du fleuve Niger, fonctionnel et sans faste mais d’un charme local imparable, où furent conçus certains des meilleurs albums africains de ces dix dernières années. Oumou Sangaré, Toumani Diabaté, Ali Farka Touré, Tinariwen mais aussi Damon Albarn, Dee Dee Bridgewater, M et Björk, tous présents sur une double compilation parue ces jours-ci, y ont enregistré, contribuant chacun à leur manière à la reconnaissance de la musique malienne à travers le monde. Pour Björk, “se confronter au feeling malien” a dépassé ses espérances… “Le premier jour, elle est

arrivée à 9 heures du matin et une demi-heure plus tard l’électricité était coupée pour le reste de la journée. Le lendemain, l’électricité était bien là mais pas Toumani Diabaté avec qui elle enregistrait. Il s’est pointé à 17 heures. Et malgré ses promesses répétées, il en fut ainsi les jours suivants. Comme c’est un griot, et donc un diplomate dans l’âme, il envoyait en début d’après-midi l’un de ses frères avec sa kora, et un peu plus tard un autre frère pour accorder la kora…” Des souvenirs et des anecdotes, Yves Wernert n’en manque pas, lui qui a passé douze ans à Bamako, dont l’essentiel derrière sa console. Tout a commencé au milieu des années 1990 dans une ruelle de Quinzambougou, au cœur de la capitale malienne. À l’époque, toute l’“industrie” locale se concentre dans un petit bâtiment ocre de plain-pied, réparti en trois unités sous l’enseigne Mali K7 : un studio d’enregistrement

au matériel vétuste, un atelier de duplication et d’emballage de cassettes et un bureau administratif. Philippe Berthier produit, Yves Wernert enregistre, Ali Farka Touré cofinance. Six ans plus tard, changement d’ère et de trottoir. Yves rassemble ses économies, emprunte à ses proches et équipe la maison située en face d’un matériel numérique. Le studio Bogolan – nom d’une technique d’impression sur tissu, fleuron de l’artisanat malien – est né. Mais pour Ali Farka, il est déjà tard. Fatigué, le vieux lion souhaite prendre sa retraite. Séduit par le lieu, il passe quand même régulièrement, le plus souvent sans prévenir, et enregistre. “Je lui faisais des copies CD de ses prises qu’il écoutait au volant de sa Mercedes.” De ces séances impromptues naîtra Savane, son dernier et meilleur album, sorti en juillet 2006, quatre mois après sa mort. Les dix ans d’activité du studio, la compilation

Bogolan Music les célèbre en deux volets : “Tradition” et “Autour du Monde”. Y sont réunis la grande famille de la musique malienne et ceux qui s’y sont ressourcés. Retrouver sur un même support la voix d’or de Kassé Mady Diabaté et la walkyrie Björk, écouter Dee Dee Bridgewater répondre à la griotte Bako Dagnon, tout ça appartient aux merveilleuses occurrences que seul le Mali est en mesure de susciter et que le Bogolan a su capter. Et pour peu que l’on soit sensible au symbole, entendre le virtuose du ngoni, Bassekou Kouyaté, originaire de Ségou, partager le même disque que les Tinariwen de Kidal, reste dans le contexte actuel plus heureux qu’entendre le son des tirs de mortier. Francis Dordor album Mali All Stars, Bogolan Music (2 CD et un DVD, Métis Records/Universal) concert le 2 février à Paris (Centre Fleury Goutte d’Or). www.metisrecords.com

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Midget!

Michael Mann

Lumière d’en bas We Are Unique Records/La Baleine

The Irrepressibles Nude ODNR/La Baleine Retour de l’extravagante fanfare anglaise : moins baroque, plus barrée. n 2009, The Irrepressibles débarquaient en fanfare fantomatique au Festival des Inrocks, avec un show fantasque et ample : une symphonie pour spleen majeur, qui pacsait les torch-songs élancées d’Antony, la soul-music pâle des Tindersticks et une pop de cabaret cassé à la Marc Almond. Après ce grand bruit feutré, il y aura un album, Mirror Mirror, des espoirs démesurés et, finalement, le silence. À peine troublé par ce Nude au titre ambigu. Car si l’abondant orchestre de Jamie McDermott s’offre effectivement dans la nudité, le recueillement, ses poussées de fièvre, elles, ne connaissent qu’arabesques, taffetas et chamarrures. Le souci, par rapport à l’enchanteur Mirror Mirror et ses immenses Nuclear Skies ou In This Shirt, est que tout cet extravagant habillage repose le plus souvent sur du vide : décor de cinéma, que trop peu de chansons viennent étayer. C’est à la fois magnifique et un peu vain, enchanteur et plein d’effets spéciaux. Impression de décorum illusoire renforcée, en contraste hurlant, par les moments où The Irrespressibles tiennent enfin des mélodies, des envolées à leur démesure, comme sur New World ou le terrassant Two Men in Love. Moins baroque, plus contemplatif que son prédécesseur, Nude atteint dans ces moments de grâce une liberté et une apesanteur que seuls s’offrent les grands vivants – de Scott Walker à Mark Hollis. JD Beauvallet

 E

Un duo français plein de charme, d’épines et de malice. Déjà joliment peuplée, la maison toulousaine We Are Unique! Records vient d’accueillir un très avenant nouveau résident, en l’occurrence un duo composé de Dominique Dépret (alias Mocke, membre fondateur de Holden) et Claire Vailler, répondant au nom de Midget! L’insolite association de ce mot, signifiant “nain” dans la langue de Bob Dylan, et d’un point d’exclamation constitue un premier indice de la malice dont les deux partenaires sont capables. De fait, leurs chansons douces-amères, qui refusent obstinément de choisir entre pop-folk anglo-saxonne et chanson française, sortent subtilement de l’ordinaire et dessinent une trajectoire des plus singulière. Totalement dénuées d’effets, ces entêtantes miniatures pareilles à des fées attrapent l’oreille (et le cœur) sans avoir l’air d’y toucher. Leur rayonnement n’en est que plus grand. Jérôme Provençal www.uniquerecords.org en écoute sur lesinrocks.com avec

Julien Bourgeois

www.facebook.com/TheIrrepressibles

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Chill O.

la découverte du lab

Orties Sextape Nuun Records Hip-hop au féminin, piquant et délicieusement vulgaire. lles s’appellent Antha et Kincy, deux jumelles aux bas troués et au make-up criard errant dans un “Paris pourri” en traînant derrière elles un casier gothique. Influencé par le black metal et le grunge, Orties est le nouvel espoir féminin du hip-hop français. Un godemiché dans une main et un bol de poudre dans l’autre, leur rap destroy et déglingué caresse ainsi une fantaisie porno sous acides qui ne manque pas de second degré. Préférant la case variétés à celle du rap metal, elles revendiquent une écriture en français pour y exhiber leur amour nécrophile (Plus putes que toutes les putes) ou reprendre des classiques du Doc Gyneco. Engagé, Orties a récemment donné un concert sauvage à l’occasion de la journée internationale de solidarité avec les Pussy Riot, leur performance punk prenant un air de prise d’otage. Comme un doigt d’honneur au ciel, ce pentagramme fleuri jouit d’une aura vulgaire et on s’en réjouit. Pour 2013, on leur souhaite donc le pire.

 E

Abigaïl Aïnouz sortie le 20 février lesinrockslab.com/orties

le concours reprend À l’issu des 1ers open-mics, découvrez le sélection de la région Nord-Ouest. À partir du 1er février, écoutez les 15 meilleurs artistes et votez pour votre favori sur facebook.com/lesinrocks et facebook.com/sosh

Night Beds Country Sleep Dead Oceans/Pias Le folk-rock fervent et habile d’un jeune homme pas moderne de Nashville. l n’a que 23 ans mais sa musique est une belle sage, qui connaît intimement les tourments de Gram Parsons ou les beautés furtives d’Elliott Smith. Winston Yellen, la tête (et l’oreiller) de Night Beds, vient de Nashville, où il est venu à l’université avant de noyer ses études dans l’alcool. Sa musique mélange ainsi moonshine et alcools fins, bucolisme et tension urbaine, douce et amère, tire-larmes et tord-boyaux. Le genre de cocktail à déguster en solitaire affaissé sur un comptoir lustré par les coudes et les pleurs – ou sur la table taillée dans un chêne de la maison campagnarde où Country Sleep a été enregistré, et où vécurent June et Johnny Cash. Des fantômes de songwriters, fatalement, on en croise dans cette country-folk boisée et classique dans ses formes. Mais loin de la considérer avec référence comme une langue morte, Winston Yellen lui offre des petits suppléments de vie et d’émoi, notamment sur les merveilleux Ramona ou surtout Even If We Try. Une chanson s’appelle Wanted You in August. Elle reste valable pour september, october, november, december, etc. JD Beauvallet

 I Very Be Careful ¿Remember Me from the Party? Downtown Pijao, en import

Découverte d’un pur combo latino, mais californien. Avec une longueur d’avance sur le revival actuel des musiques colombiennes, les Californiens de VBC proposent depuis quinze ans un aller simple pour Valledupar, berceau du vallenato, cette tradition d’accordéon chère à García Márquez et Pablo Escobar. Avec un son hypnotique plus roots que nature, le septième album du quintet infuse ses grooves dans un bain d’énergie punk, littéralement propre à casser la baraque. On n’est pas prêt d’oublier la première fois qu’ils viendront jouer en France.

www.nightbeds.org

Yannis Ruel www.verybecareful.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Didier Petit – Alexandre Pierrepont Le “road record” enthousiasmant d’un jazzman en quête de rencontres inédites. Suite de duos et de trios du violoncelliste Didier Petit avec des musiciens de la scène free américaine (de Marilyn Crispell à Joe Morris, Hamid Drake ou Nicole Mitchell), ce disque tient du voyage initiatique. Avec la complicité de l’anthropologue Alexandre Pierrepont, Didier Petit a en effet choisi de rencontrer ses interlocuteurs sur leurs lieux de vie. Une démarche sous le signe du nomadisme qui les a conduits de Woodstock à New York puis Chicago, avec un détour par Los Angeles. Chaque rendez-vous se concrétise à travers un échange improvisé. L’éclectisme de ces confrontations donne le sentiment qu’à chaque fois Didier Petit et ses partenaires ouvrent des portes, explorent des pistes plus ou moins connues. Le voyage prend alors tout son sens dans la conjugaison d’univers qui, entre frottements et différences, trouvent leurs points d’accroche. Voyager, c’est aussi savoir se perdre pour mieux se réinventer.

Lisa Johnson

Passages Rogueart

The Bronx The Bronx (IV) White Drugs/Pias

Hugues Le Tanneur

À la fois plus punk et plus pop, un exploit signé de Californiens agités. ’expression est aujourd’hui désuète : “foutre le bronx”. Mais ces Américains la remettent avec rage et morgue au goût du jour. Tartare, le goût, avec le sang de la bête qui irrigue ce punk-rock irrité, convulsif. Car elle est bien terminée la cocasse aventure mariachi, la sieste acoustique de Mariachi El Bronx : les Californiens reviennent à l’électricité la plus sournoise, la plus traître. Celle qui met ses habits du dimanche – refrain ravissant ici, harmonies sophistiquées là – pour finalement finir à poil, façon Iggy Pop, la gueule pleine de bave, le corps agité de spasmes, l’air franchement menaçant et dérangé. Car la force de The Bronx, comme de Queens Of The Stone Age, pas si loin ici, c’est de posséder un chanteur – Matt Caughthran – qui agresse comme un rottweiler, aboie comme un loup, se tord comme un doberman mais sait aussi se faire aussi affectueux qu’un Jack Russell. JDB

www.roguart.com

thebronxxx.com

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Prince 85 Projet A.R.P. Ascetic/Modulor Fusion à froid de hip-hop et d’electro : Prince 85 des ténèbres. Petit, Prince 85 devait le hip-hop le plus toxique. beaucoup regarder de films Car là où le regretté Mehdi de science-fiction. Ou plutôt unissait electro et hip-hop les écouter : à partir des pour une fête sans fin, mangas de Daft Punk ou Prince 85 présente l’envers des péplums étouffants de du décor, sa face la plus Carpenter, il distille une patraque : le rétrofuturisme electro viciée, perturbée par est sans espoir, l’avenir

est glacé, la danse est condamnée à des gestes mécaniques. À côté de cette BO lente et sournoise, vraiment flippante, les messes noires de Kavinsky passent pour une kermesse. Benjamin Montour soundcloud.com/85prince85 en écoute sur lesinrocks.com avec 30.01.2013 les inrockuptibles 85

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The History Of Apple Pie Out of View Marshall Teller/La Baleine Fuzz méchant et refrains ravissants : un groupe anglais fait le bruit américain. out ici, du nom du groupe à The Horrors ont beau être anglais jusqu’au la pochette, évoque une Angleterre bout des ongles – mélodistes infernaux éternelle. The History Of Apple Pie même dans le désordre –, ils semblent d’abord, gâteau dont la recette partager un béguin curieux pour reste fièrement revendiquée comme un des le rock souillon de l’Amérique nineties, joyaux de la couronne, que les Américains de Pavement à Dinosaur Jr. tenteront de s’approprier quelques siècles Ils ne sont pas les premiers à tenter cette plus tard. La photo de couverture, ensuite : alliance transatlantique entre immédiateté un de ces ice-cream vans qui, au son pop et laminages slacker, entre éducation d’une clochette, quadrillent les rues anglaise et laissez-faire américain – Blur anglaises pour vendre leur 99’s et autres s’y était essayé à l’époque de son album crèmes glacées, eux aussi exportés Blur (1997). Mais ce quintet mixte, jeune et aux États-Unis, à la grande joie de Jonathan insolent, le fait sans doute avec l’innocence Richman et de son légendaire Ice Cream et la rage de son âge, sans dosages, Man. Ça tombe bien : ces potes de sans calculs savants.

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La recette est simple et inchangée depuis les Ramones, Jesus & Mary Chain ou Ride : fuzz méchamment armé plus mélodie candide. Ce frottement entre les anges et le cuir noir, entre la soie et les barbelés, fait une fois encore merveille ici, car chaque chanson peut revendiquer au moins un refrain qui rend amoureux et béat. La grande force de The History Of Apple Pie est de ne jamais construire ses cathédrales sur du sable, sur du vent, mais au contraire de bâtir patiemment les conditions nécessaires à l’orgie de bruits blancs. Le groupe offre ainsi en pâture à l’électricité méchante des mélodies sur lesquelles elle se casse les dents. Ravissant et très excitant. JD Beauvallet www.thehistoryofapplepie.com

le single de la semaine Swann Show Me Your Love ep Atmosphériques

Sophie Jarry

Une jeune Française assure la relève de Cat Power, et c’est encore mieux que Cat Power. Dans le texte promotionnel qui accompagne la sortie de son premier ep, il est dit de Swann qu’elle possède une voix de femme fatale évoquant à la fois Nico et Lou Reed, Cat Power et Patti Smith. Eh bien, c’est

vrai. Née il y a à peine un quart de siècle, la Française chante comme une grande dame, avec une de ces voix qui vient de là, qui vient du blues, et qu’on comparerait bien aussi à celles de Lou Doillon et d’une ancienne première dame de France. De son vrai prénom Chloé, Swann n’aura ainsi eu besoin que de quatre chansons, dont l’inflammable single Show Me Your Love, pour venir s’asseoir en souveraine

du royaume des chanteuses folk. Preuve du bon goût de la demoiselle, elle a choisi, pour clôturer cette première livraison prometteuse, de revisiter, avec une classe folle, Bobby Brown (Goes down) de Frank Zappa. Écoutez donc dès maintenant la bien nommée Swann : on reviendra, c’est certain, faire plus d’un tour du côté de chez elle. Johanna Seban www.swannmusic.com

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Funeral Suits Lily of the Valley Model Citizen/Pias

Virevoltante sur scène, la pop des Irlandais devient grassouillette sur disque. Dans les festivals, en première partie de Franz Ferdinand, Local Natives ou Passion Pit, on a souvent vu ces Irlandais sur scène. Groupe éponge, ils ont ainsi absorbé toute l’indie-pop des dernières années, sans jamais vraiment y mettre leur grain de sel – on ne leur réclamait même pas un grain de folie. Pas aidés par la production mastoc de Stephen Street (Blur, Smiths), ils décorent à la truelle des chansons que l’on a connues plus subtiles, moins engoncées dans des synthés FM sans surveillance. Déjà fané, le muguet du titre ? JDB www.facebook.com/ FuneralSuits en écoute sur lesinrocks.com avec

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various artists inRocKs lab vol. 1 Because Une belle compilation confirme la richesse du vivier inRocKs lab. l’occasion de la sortie de sa première compilation, le laboratoire de jeunes découvertes des inRocKs a réuni dix-huit titres d’artistes et groupes hexagonaux qui ont marqué l’année 2012. Une belle opportunité de prendre le pouls de cette nouvelle scène française si prolifique, prometteuse et hétéroclite, toutes voiles dehors avec la pop radieuse de Granville, qui mêle rock sixties et textes transis d’amour en VF (La Ville sauvage), ou en clair-obscur avec April Was A Passenger, qui associe l’allégresse et le tourment (l’entêtante Wall). Sintropez, lui, charme sa Berlin Girl avec une electro ambiant cousine de M83 tandis que Griefjoy

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Set & Match

fait syncoper mains dans les poches et cœur brisé (Taste Me). Le quatuor Gomina fusionne quant à lui des claviers habiles à une rythmique groovy, avec une volonté certaine de s’éloigner de l’habituel coupletrefrain. L’uppercut hip-hop séditieux de Set & Match secoue méchamment pendant que le duo Total Warr marie rancœur et mélancolie sur le dance-floor (xxxHATExxx). Le collectif parisien Fauve enchante avec des textes amers et crus, scandés sur la remuante Nuits fauves. Mermonte et son progressif Monte prolonge ce voyage sans fin vers de nouvelles terres sonores indispensables. Brice Laemle www.inrockslab.com

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dès cette semaine

Angel Haze 28/2 Paris, Social Club Angus Stone 30/1 Tourcoing, 31/1 Strasbourg Baden Baden 26/2 Paris, Café de la Danse 1995 1/3 La Rochelle, 15/3 ClermontFerrand, 16/3 Marseille, 28/3 Strasbourg, 29/3 Lyon, 19/4 Paris, palais des Sports Aline 7/2 Orléans, 9/2 Lyon, 13/2 Rouen, 19/2 Tours, 21/2 Paris, Café de la Danse, 22/2 Toulouse, 29/3 Reims, 30/3 Laval Alt-J 24/2 Paris, Trianon, 25/2 Paris, Cigale

Beach House 22/3 Paris, Cigale Bloc Party 20/2 Paris, Zénith Jake Bugg 4/3 Paris, Trianon Rodolphe Burger & Olivier Cadiot 14/2 Paris, Gaîté Lyrique, 22 & 23/2 Paris, BNF, 26 & 27/2 Paris, Centre culturel suisse John Cale 8/2 Marseille, 9/2 Dijon, 12/2 Paris, Trabendo, 14/2 Angoulême,

15/2 Le Mans, 16/2 Saint-Malo Chateau Marmont 7/2 Paris, Nouveau Casino CocoRosie 8/3 Paris, Pleyel Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Concrete Knives 19/4 Paris, Trianon Dan Deacon 15/2 Paris, Maroquinerie Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Alela Diane 21/3 Paris, Cigale Dinosaur Jr. 6/2 Paris, Trabendo

nouvelles locations

en location

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com Disclosure 26/3 Paris, Nouveau Casino Peter Doherty 9/3 Nîmes Lou Doillon 25/2 Paris, Trianon Eels 24/4 Paris, Trianon Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France

à Nantes, avec Chassol, Neil Halstead, Zombie Zombie, Arlt, etc. Fireworks ! Festival du 13 au 24/2 à Paris, avec Dan Deacon, Melody’s Echo Chamber, Fidlar, SBTRKT (DJ), Doldrums, etc.

Everything Everything 8/3 Paris, Flèche d’Or

Foals 23/3 Lyon, 25/3 Paris, Olympia, 26/3 Lille

Fauve 14/2 Paris, Nouveau Casino

Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia

festival Assis ! Debout ! Couché ! du 22 au 24/2

La Route du rock : collection hiver du 13 au 17/2

aftershow

Solange Knowles le 18 janvier à Paris, Nouveau Casino Son avenir s’inscrit désormais en lettres capitales sur les affiches de concerts de la culture indé. Solange était à Paris vendredi 18 janvier, et c’est la scène du Nouveau Casino que la chanteuse avait choisie pour propulser sa carrière devant le public français. On arrive en avance, espérant une première partie “surprise” qui n’a pas filtré. L’intérieur de la salle est déjà bondé, les têtes se balancent lentement sur les basses cotonneuses distillées par Kindness en DJ-set. De Frank Ocean à Aaliyah, en passant par le Remember the Time de Michael Jackson, le DJ d’un soir prépare la salle à la fusion d’influences et d’époques qui s’annonce. Réponse en chansons et en (bon) anglais d’un public impatient. Solange prend la suite sans véritable transition. Voix claire et maîtrisée, elle démarre son tour de chant avec les joliesses contenues dans True, mini-album gracile composé avec l’aide de Dev Hynes (Blood Orange). Sans fausse note. La chanteuse n’oublie pas d’exhumer quelques souvenirs de son ancien répertoire : une version arrangée de T.O.N.Y., single phare de son précédent album, emporte les premiers déhanchements d’un public plus observateur que participatif. L’ambiance grimpe d’un ton en fin de représentation à l’approche des premiers beats claqués de l’imparable Losing You. Le public se décide enfin à décalquer entièrement la bonne humeur des chorégraphies observées sur scène pour communier par la danse. Sans faux pas. Azzedine Fall

à Rennes et à Saint-Malo, avec Jason Lytle, Melody’s Echo Chamber, Lou Doillon, Lescop, etc. Les Nuits de l’alligator du 5 au 26/2 à Paris, Maroquinerie et dans toute la France, avec Gallon Drunk, Wovenhand, Mama Rosin, Houndmouth, King Dude, etc. Lianne La Havas 19/2 Paris, Trianon Local Natives 5/3 Paris, Trabendo The Lumineers 7/3 Paris, Trianon, 9/3 Tourcoing Eugene McGuinness 30/1 Angers, 1/2 Nantes, 2/2 Bordeaux, 3/2 La Rochelle, 5/2 Grenoble Major Lazer 25/4 Paris, Bataclan Nick Cave & The Bad Seeds 11/2 Paris, Nouveau Casino Of Monsters And Men 12/3 Paris, Café de la Danse Christopher Owens 7/3 Paris, Flèche d’Or Owlle 30/1 Toulouse, 31/1 Montpellier, 1/2 Marseille, 6/2 Lyon Palma Violets 5/4 Paris, Flèche d’Or Poliça 15/3 Paris, Trabendo Sixto Rodriguez 4/6 Paris, Zénith, 5/6 Paris, Cigale Two Door Cinema Club 11/3 Toulouse, 12/3 Rennes Yan Wagner 13/2 Tourcoing, 15/2 Saint-Malo, 7/3 Nantes, 22/3 Paris, Nouveau Casino

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le sens du non-sens Premier roman de la sensation des lettres argentines Pola Oloixarac, Les Théories sauvages frotte constamment le réel à la théorie, jusqu’à sombrer dans l’absurde. Un olni.



evenue phénomène en Argentine avec la sortie de son premier roman, Les Théories sauvages (2008), Pola Oloixarac avait été surnommée, à 31 ans, “la nouvelle Michel Houellebecq”. Inutile de dire qu’on en attendait avec impatience la traduction… La voici enfin, qui nous permet de plonger dans un roman très original mais tout aussi déroutant. Les Théories sauvages n’est pas un livre aimable, ni facile à lire ; c’est un objet bizarre, l’un de ces repoussoirs de la littérature, qui marque pourtant longtemps par son étrangeté. Bref, un texte qui ne ressemble à rien, même pas à du Michel Houellebecq. Certes, Oloixarac, qui prend un malin plaisir à déjouer tous les clichés d’une littérature dite “féminine”, se fait ici l’écrivain de la misère sexuelle des filles de sa génération. L’amour chez Pola Oloixarac : un objet aussi froid que n’importe quel objet d’études. Une guerre

à mener en stratège. Le sexe est décrit crûment, froidement, presque comme un jeu vidéo regardé sous acide, et il n’est tout au plus qu’une arme pour une jeune femme qui voudrait dominer sa proie (un homme d’âge mûr) et non plus en être une, elle, de proie (pour hommes d’âge mûr), comme le veut la tradition, dans la vie comme dans la littérature. Ce roman bizarre s’ouvre sur une scène d’initiation des enfants en NouvelleGuinée, se poursuit à travers les plans sexe à quatre de deux couples intellos au physique ingrat qui arpentent tous les lieux branchés de Buenos Aires, bifurque dans un autre roman où une narratrice affranchie, au physique raccord avec celui de l’auteur, échafaude des plans pour séduire son prof de philo en s’adressant à Montaigne Michelle (son chat) et Yorick (son poisson rouge)… Elle en viendra à vouloir se faire un vieux gauchiste moustachu qui la répugne physiquement

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en marge

madeleines

Chus Sánchez

l’amour chez Pola Oloixarac : un objet d’études froid, une guerre à mener en stratège

pour mettre en pratique les théories de son prof adoré. C’est là que le roman dévie à nouveau dans la reconstitution d’une expédition menée dans les années 10 par un anthropologue complètement inventé, Johan Van Vielt, concepteur de la “Théorie des Transmissions Moïques servant de modèle à une anthropologie de la volupté et de la guerre. Comme d’autres scribes de la férocité politique (Hobbes, Luther, de Maistre, Bossuet, Stahl), Van Vielt a posé la méchanceté naturelle des hommes en axiome : bestialité, critique et dogme. Dans une étrange consubstantiation, Van Vielt prétendait décliner les stratégies de la peur.” Et plus loin : “La Théorie des Transmissions Moïques pouvait s’organiser autour d’un ‘trauma’ infantile de l’espèce, d’une expérience primordiale réprimée ; les persécutions endurées par les premiers hominidés survivaient, enregistrées dans un fond latent de l’espèce ; ces expériences avaient influé sur l’évolution du cerveau et aussi sur l’agencement de la culture en tant que célébration du passage de la proie au prédateur (…) ; ce trauma originel – qui ne transformait pas les hommes

en assassins, ainsi que le décrivait Freud dans Totem et Tabou, mais en victimes – expliquait la fascination des hommes à l’idée de devenir des prédateurs, leur instinct guerrier, leurs aptitudes à la violence.” Si l’on doit chercher une clé logique à ce roman limite surréaliste, on se dit qu’elle est peut-être là : une poignée de personnages pathétiques qui, se sentant proies potentielles, tentent de se la jouer prédateurs. Brillant, souvent drôle, parfois quand même un peu inabouti, le roman joue sans cesse sur cet écart entre théories appliquées sauvagement au réel, et réel vécu, aménagé, tordu selon certaines théories sauvages, voire folles. Pola Oloixarac est trop brillante, marrante et décalée pour prendre au sérieux les théories de Johan Van Vielt. Mais à partir de ce postulat de la peur à la base de tout, elle construit un roman labyrinthique où l’écriture, sorte de n’importe quoi scientifique à la limite de l’écriture automatique, reste ce qui nous ravit le plus : “Pabst avait découvert la composition de l’art logorrhéique du moi amoureux de sa vulnérabilité, et il prenait plaisir à s’en servir pour terroriser les plus faibles.” Ou encore : “Plutôt incorrects politiquement, tous deux se montraient cléments vis-à-vis de McDonald’s. L’idée que ce soit le seul endroit qui fournisse du travail aux personnes d’âge mûr et aux vieilles désœuvrées les enchantait ; malgré la présence de Ronald, le clown ridicule et pédéraste, McDonald’s était le seul lieu véritablement démocratique qu’ils connaissaient.” Et sur James Bond : “La trajectoire de cet espion britannique compatriote de Hobbes prouve que tout obstacle amoureux ou politique est facilement contournable avec la complicité (la vertu inconditionnelle) de celui qui ourdit son plot.” Sans cesse théorique mais jamais sérieux, Les Théories sauvages s’impose comme l’antiroman à thèse par excellence : une fantaisie baroque. Le roman ne pourrait plus rien démontrer – sinon que les dadaïstes avaient raison : plus rien n’aurait de sens ? Nelly Kaprièlian Les Théories sauvages (Seuil), traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, 256 pages, 21 €

À quoi reconnaît-on un écrivain ? À sa capacité de produire des images plus fortes que nos propres souvenirs. Étrange comme lorsque la neige tombe et recouvre tout, ce que cela évoque d’abord, avant même les hivers de l’enfance, c’est la scène traumatique et inaugurale à la base de l’œuvre de Jean Cocteau. Il décrira souvent cette scène, et l’écrira dans Les Enfants terribles. À la sortie du lycée Condorcet, un jeune élève plus grand que lui, le séduisant Dargelos, lui envoie une boule de neige qui le frappe en pleine tête et l’envoie passer des jours au lit et basculer, dès lors, dans le monde des rêves et de la littérature. Magie d’une scène littéraire qui vous frappe très jeune et qui se superposera pour le reste de votre vie à vos propres souvenirs. Il neige, et c’est l’univers onirique du Condorcet de Cocteau qui revient en mémoire. Tous les fans de Laura Kasischke, dès qu’ils vous parlent de son roman La Vie devant ses yeux, évoqueront le tintement féerique de joncs d’argent autour d’un poignet : c’est le dernier son, comme celui d’un glas, entendu par l’héroïne adolescente avant que son amie se fasse tuer par un fou armé sous ses yeux. Depuis ce livre, à chaque fois que l’on entend des bracelets s’entrechoquer, c’est à la scène décrite par Kasischke que l’on pense aussitôt, et à l’autre monde mortifère qu’elle ouvre par la grâce d’un seul son. Les exemples sont pléthore… Disons que s’il y avait une réponse à la question “Qu’est-ce qu’un bon écrivain ?”, elle réside peut-être là : quand, par l’agencement de quelques mots, il produit du son – et du son qui vous marquera à jamais. Quand il crée une image qui se substituera à votre vécu, qui sera plus forte que vos souvenirs, qui s’implantera de façon indélébile dans votre mémoire. La littérature s’écrit constamment en palimpseste sur notre propre vie, au point de la contaminer en profondeur. Une madeleine proustienne sans avoir besoin de manger “pour de vrai” une madeleine. Un événement merveilleux.

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un spécimen postmoderne

La Bible de néon de Terrence Davies (1995)

Publié aux États-Unis il y a trente-deux ans, Aberration de lumière arbore une facture classique au regard du reste de l’œuvre de Sorrentino. Constituée d’une vingtaine de romans et recueils de poésie, cette dernière compte de nombreuses expérimentations formelles. Salmigondis (1979, 2007 en France, Éditions Cent Pages) ordonne un vrai-faux polar autour du meurtre d’un éditeur, et ne cesse de jongler avec les procédés : fausses lettres de refus du roman en question, notes de travail, mise en abyme de l’écrivain, pluralité des narrateurs… Publié en 2010, La Folie de l’or est quant à lui entièrement soumis au dispositif du question-réponse utilisé ici. Souvent associé à Thomas Pynchon ou Hubert Selby Jr. (dont il fut l’ami d’enfance), l’écrivain, né en 1929 à Brooklyn et mort en 2006, a su entremêler narration familière et incursions dans la métafiction.

chronique du désenchantement Contemporain de Thomas Pynchon et d’Hubert Selby Jr., Gilbert Sorrentino, mort en 2006, a laissé une œuvre atypique. En 1980, il publiait ce huis clos familial marqué par la névrose. Déconcertant.

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n entre dans ce roman par une photo : le sourire d’un gamin rendu lointain et énigmatique par le contraste jauni du noir et blanc. Ses yeux sont perdus dans un hors-champ dont il incombe au narrateur de dévoiler la splendeur passée : “On pourrait dire que le garçon est figé dans un moment de bonheur bien que les photographies, parce qu’elle excluent tout à l’exception de la fraction de seconde à laquelle elles sont prises, mentent toujours.” Ce principe de suspicion, Aberration de lumière va s’employer à l’approfondir le temps d’un huis clos estival. Dans le décor d’une pension du New Jersey, une famille passe l’été. On est en 1939. Un patriarche veuf et autoritaire, sa fille fraîchement divorcée et son petit-fils répartissent leurs journées entre parties de croquet, virées à la rivière et siestes à l’ombre des magnolias-parasols. Mais cette félicité familiale se révèle illusoire du fait de la présence de Tom Thebus, “un Apollon moderne en coutil blanc” entiché de la jeune mère célibataire. Leur brève liaison dévoilera les liens tyranniques et quasi incestueux au cœur de la famille McGrath.

S’il n’était pas préalablement estampillé “postmoderne” (lire encadré), le parti pris narratif de l’écrivain new-yorkais surprendrait. Aberration de lumière alterne ainsi les points de vue de ses quatre personnages, modulant les idiomes et les niveaux de langage. Au cœur de chaque section, les voix évoluent et varient en fonction de divers procédés littéraires : lettres, dialogues de théâtre, rêves, notes de bas de pages constituent d’habiles truchements par lesquels l’être humain est rendu à sa complexité. Ludique et parasitaire (les fausses notes de bas de pages, si on décide de ne pas les ignorer, perturbent joyeusement la lecture), la liberté formelle s’offre comme un fabuleux vecteur d’inconscient. Œdipe, désir contrarié, refoulement et frustration tirent les fils de l’intrigue. Son plus séduisant procédé consiste en un jeu de questions-réponses, entre l’interrogatoire, le sujet de dissertation et la séance de psychanalyse : “Racontez le souvenir le plus doux et le plus mystérieux de Billy”, “Comment Billy s’est-il mis à loucher ?”, “Présentez un petit graphique verbal qui décrirait Tom Thebus tel qu’il existait dans la tête de Marie”, “Énumérez

des fragments littéraires engrangés dans sa tête”, “Marie a-t-elle peur des hommes ?”… La configuration de ce drame familial en expérimentation romanesque n’adoucira en rien la crudité de ses désillusions. Proche également d’un Richard Yates ou de Leonard Michaels (redécouvert avec Sylvia), Gilbert Sorrentino s’attache à la représentation d’une Amérique morose et névrosée au lendemain de la Grande Dépression. Le couple et la famille sont les premières cellules atteintes par la tumeur du désenchantement. Sorrentino en est le plus innovant chroniqueur issu de cette génération. Emily Barnett Aberration de lumière (Actes Sud), traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Hœpffner, 320 pages, 22,80 €

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Michèle Audin Une vie brève La mathématicienne Michèle Audin revient sur la torture et l’exécution de son père, militant communiste, pendant la guerre d’Algérie. Longtemps, la responsabilité de sa mort fut contestée par l’armée. Pourtant, les faits sont indiscutables : en juin 1957, Maurice Audin a été arrêté par des soldats à Alger, avant d’être torturé et tué en raison de ses affinités avec la cause algérienne. Ce qu’on a appelé plus tard “l’affaire Audin” a symbolisé les crimes perpétrés par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, sa fille, Michèle Audin, illustre mathématicienne, n’entend pas livrer sa version d’un “martyre”. Elle veut comprendre qui était son père, recomposer ces vingt-cinq années de vie brutalement fauchées. Certaines zones d’ombre persisteront (“Je ne sais pas ce qui le faisait rire”), mais c’est patiemment que l’auteur épluche journaux, documents et registres, enquête sur les lieux, va à la rencontre des témoins et proches de l’époque. On s’aperçoit que cette existence ne fut pas seulement brève, confisquée, mais conditionnée très tôt par une forme de violence : celle, symbolique, à naître dans une gendarmerie (le père, originaire de Bayonne, fut soldat et gendarme en Tunisie), à porter le nom d’un mort (le grand frère Maurice, décédé à 4 ans), à faire sa scolarité dans “une école d’enfants de troupe” où régnait la discipline militaire. L’étude des maths et l’engagement dans le Parti communiste algérien libèreront cet esprit, hélas pris au piège de l’histoire. Avec cette “vie brève”, sa fille orpheline lui rend un vibrant hommage. E. B.

Catherine Hélie/Gallimard

L’Arbalète/Gallimard, 184 pages, 17,90 €

Alexandre Postel Un homme effacé Gallimard, 256 pages, 17,90 €

Un universitaire sans histoire se retrouve du jour au lendemain dans la peau d’un monstre pédophile. Un premier roman retors à souhait. vec sa peau de vieux jeune homme, ses grosses lunettes à monture d’écaille, ses cheveux couleur de moquette”, Damien North, professeur de philosophie falot, veuf solitaire et timide, n’inspire pas tout à fait confiance. Sa physionomie douteuse et son incapacité à se défendre vont faire de lui le coupable idéal. Après qu’il est accusé d’avoir téléchargé des milliers d’images pédopornographiques, sa vie bascule du jour au lendemain : opprobre, procès, prison, rééducation façon Orange mécanique, North perd le Nord ; il en vient lui-même à douter de son innocence. De La Tache de Philip Roth à Disgrâce de J. M. Coetzee, la déchéance de l’universitaire, figure respectée qui rejoint soudain le camp des réprouvés, est devenue un thème classique de la littérature. Pour son premier roman, Alexandre Postel, 30 ans, s’empare de ce topos, non dans un désir facile d’imitation, mais avec une volonté de subversion des codes. La machine infernale de la chute est disséquée avec froideur ; le tragique de la condition de North désamorcé par un humour noir, une distanciation ironique qui rend le propos encore plus cruel : c’est le regard des autres qui nous désigne coupable ou innocent, non nos actes. Si l’acidité se dissout dans un épilogue un peu trop long, Un homme effacé distille un malaise durable. Et perversement délectable. Élisabeth Philippe

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Eva Cagin

philo forever En se penchant sur l’histoire de l’enseignement de la philosophie, Sébastien Charbonnier prône les vertus émancipatrices d’une discipline bousculant les normes. tre le plus nombreux au fond, “apprendre possible à penser à philosopher” ? Comment le plus possible” : transmettre une attitude le sous-titre critique aux élèves au de l’essai du philosophe sein de l’institution scolaire Sébastien Charbonnier qui, paradoxalement, traduit et questionne en produit des normes ? même temps la promesse Les questions que portée par l’enseignement pose l’auteur confronté de la philo depuis que deux à ce projet politique Victor – Cousin et Duruy – d’émancipation – un projet l’ont institutionnalisé “aussi bien spinoziste que au lycée dès le XIXe siècle. kantien” – tournent autour Délivrer un enseignement de la définition de l’activité de philosophie obligatoire, philosophique elle-même. c’est “prendre au sérieux Interrogeant l’histoire l’objectif d’émancipation sociale de sa discipline, collective”. Cet idéal l’auteur sait que émancipateur, propre philosopher ne va pas au geste philosophique, de soi, mais que sa beauté ne va pourtant pas de soi. consiste à créer des La philosophie scolaire problèmes là où personne peut-elle “participer n’en voit. Il s’étonne à la libération des individus aussi que les profs de obligés de la rencontrer”, philo, censés être réceptifs parfois de manière au changement et à conflictuelle ? Pourquoi, la subversion, se crispent dès qu’il s’agit de repenser les règles de leur enseignement. Parfois un peu sinueux mais toujours exigeant, le “parcours problématique” de Charbonnier intègre le projet des Lumières de rendre la pensée

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accessible à tous pour mieux le dépasser et “opérer une torsion” : ce qui compte, “c’est rendre l’activité de penser désirable et intéressante pour tous”. L’émancipation n’a de sens que si le travail critique est pratiqué par le plus de monde possible. “Seul un collectif peut penser philosophiquement, jamais un homme seul”, souligne-t-il. Comment alors mettre en place ce geste pour un maximum d’individus ? “Le problème n’est pas de critiquer les institutions mais de se demander si l’émancipation effective n’est pas vouée à être détruite par l’institutionnalisation de ses conditions”, se demande Charbonnier, convaincu que l’école demeure un pivot du projet politique d’accès au savoir critique. Pour lui, l’émancipation ne peut fonctionner institutionnellement que “si l’on crée les conditions démocratiques d’un apprentissage, et non les conditions d’un apprentissage démocratique”. L’enjeu essentiel reste que l’enseignement de la philosophie permette à chacun de “construire sa voix avec les autres par l’apprentissage”. Ce “processus distributif de libération par la connaissance” forme le cœur de cette réflexion de généalogiste et praticien d’une discipline aux effets indicibles, pour laquelle le désir d’émancipation n’est pas un horizon mais un cheminement permanent, pas un spectacle à contempler mais un geste à faire, avec tous, entre tous. Ce que veut la philosophie, c’est ce chemin. Jean-Marie Durand Que peut la philosophie ? (Seuil), 286 pages, 22 €

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Le Jumeau d’Yves Robert (1984)

l’usine à rêves Des jumelles sexy, un meurtre à élucider, un commissaire lunaire. L’Argentin Ricardo Piglia signe un vrai-faux roman noir onirique et borgésien.

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n Américain débarque en Argentine pour faire fortune. On pense à Gilda de Charles Vidor. Mais sans Rita Hayworth. En guise de femme(s) fatale(s) chez Piglia, des sœurs jumelles rousses et sulfureuses, Sofia et Ada, les riches héritières Belladona. Elles ne portent ni gants longs, ni fourreau de satin, mais des T-shirts sans soutien-gorge qui laissent deviner leurs tétons. Nous sommes dans les années 70, en pleine pampa. Les plus folles rumeurs courent sur Tony Durán, ce “Yankee” qui n’a pas l’air d’un Yankee, ancien danseur d’origine portoricaine, “Julien Sorel des Caraïbes” arrivé un beau jour dans ce trou paumé de la province de Buenos Aires. On lui a d’abord prêté une liaison torride avec les jumelles, puis une relation trouble avec Yoshio, le veilleur de nuit japonais. Mais les commérages redoublent quand on le retrouve mort dans sa chambre d’hôtel, assassiné d’un coup de couteau. Cible nocturne s’ouvre sur l’enquête menée par le très lunaire commissaire Croce, sorte de Sherlock Holmes énigmatique aux intuitions infaillibles. Longtemps directeur d’une collection baptisée “Série noire” en Argentine, Ricardo Piglia paraît nous entraîner, avec ce livre, dans un classique roman noir. Mais très vite, on comprend qu’il s’agit d’une fausse piste. Le meurtre de Tony Durán est une diversion, un “MacGuffin”, dans ce roman à la croisée des univers d’Hitchcock et de Borges, dont Piglia est un fin connaisseur. Il ne

s’agit que d’un prétexte pour dérouler une “fiction paranoïaque” et onirique tissée d’histoires parallèles, de digressions qui égarent le lecteur et de notes en bas de page qui sont autant de leurres : “(…) une histoire étrange, aux multiples facettes et aux versions nombreuses”. La folie s’immisce de toutes parts. Elle touche d’abord Croce qui, démis de l’enquête, finit dans un asile ; elle ébranle ensuite sérieusement Luca, le frère des jumelles, un temps soupçonné du crime. Reclus dans son usine à l’abandon, il écrit sur les murs ses rêves prophétiques, méta-roman délirant qui dédouble le texte, et travaille à une “machine-Jung” (en hommage à Carl Jung, psychanalyste de prédilection de Luca). Même Emilio Renzi, le journaliste venu de Buenos Aires pour couvrir le meurtre de Tony, semble céder peu à peu à ce vertige. Aliénée par la démence ambiante, la narration devient à son tour instable, déséquilibrée comme les nombreux boiteux qui traversent le livre en claudiquant (un cheval, une bibliothécaire, le chien du commissaire). Avec ce livre-labyrinthe parcouru de visions poétiques et de clins d’œil littéraires, dans la lignée de La Ville absente, l’un de ses précédents romans, Ricardo Piglia crée sa propre machineJung, usine à rêves et à fictions qui réaffirme le pouvoir d’enchantement infini de la littérature. Élisabeth Philippe Cible nocturne (Gallimard), traduit de l’espagnol (Argentine) par François-Michel Durazzo, 320 pages, 22 € 30.01.2013 les inrockuptibles 95

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Noëlle Pujol et Andreas Bolm/Manuella éditions (2013)

Pour son enquête, Philippe Artières est allé jusqu’à revêtir une soutane

la fiction pour ressusciter l’histoire La fiction plus efficace que la mémoire et les archives pour recomposer le passé ? Réponse avec des tentatives littéraires de reconstitution. ’histoire ne dit pas si Stefan Zweig Résident de la Villa Médicis en 2011, a porté perruque et robe à paniers Artières est parti sur les traces de son aïeul pour écrire sa biographie de et de son assassin Bambino Marchi, dont Marie-Antoinette, mais on sait qu’au le “nom même, Bambino, laisse planer moment de la rédaction de Sévère, roman un soupçon de fiction”, pour reconstituer inspiré du meurtre d’Édouard Stern, Régis cet épisode de son histoire familiale. Jauffret a tenté de revêtir une combinaison Cette expérimentation donne aujourd’hui en latex identique à celle dans laquelle lieu à deux livres : Vie et mort de Paul Gény fut retrouvé le banquier. Philippe Artières, et Reconstitution, “photo-roman historique” historien et président du centre Michel avec clichés de l’auteur en robe noire et Foucault, a pour sa part éprouvé le besoin retour sur la scène du crime, comme pour d’enfiler une soutane pour se rapprocher une reconstitution judiciaire. Dans Vie et de son objet d’étude : son arrière-grandmort…, objet hybride passionnant, oncle, Paul Gény, philosophe jésuite tué Philippe Artières mêle notes personnelles, en 1925 à Rome par un soldat déséquilibré. lettres de Paul Gény, dossier médical

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ou extraits du “cahier” de Bambino Marchi, dans lequel on peut notamment lire “Mussolini a toujours raison”. À partir de ces fragments, Artières recompose un pan du passé de façon plus sensible et incarnée que s’il avait suivi une classique démarche d’historien. Il en vient même à éprouver un étrange sentiment de familiarité pour ces ombres d’un autre temps. Il comble les blancs des archives grâce à des gestes artistiques et des quasi-performances (pose d’une plaque commémorative, projections, distributions de tracts ) et de ce procédé iconoclaste jaillit “une intelligibilité inédite de l’événement” et une réflexion renouvelée sur son travail d’historien et sur l’écriture : “N’est-ce pas au fond le rôle des écrivains que de bâtir les tombeaux des morts ? Qu’est-ce qu’écrire, disait Michel de Certeau, si ce n’est une pratique funéraire ?” Dans Adèle et moi, la romancière Julie Wolkenstein essaie elle aussi de reconstituer la vie de son arrière-grandmère, à partir d’un mémorandum écrit par une certaine tante Odette. L’intérêt du livre se dilue rapidement dans une surabondance d’anecdotes sur des week-ends en bord de mer qui rappellent Les Petits Mouchoirs. Mais Adèle et moi pose à sa façon la question des rapports entre imagination et réel, vérité et fiction. Quand la narratrice expose sa difficulté à approcher la “vérité” d’Adèle, son compagnon lui conseille : “Invente.” Pour l’écrivain comme pour l’historien – que l’on songe à la pensée de Ricœur sur les liens entre récit et histoire –, la fiction vient suppléer les béances de la mémoire afin de reconstituer le puzzle d’un réel évanoui et lui redonner vie. L’écriture n’est plus alors une “pratique funéraire”, mais une forme de résurrection. Élisabeth Philippe Vie et mort de Paul Gény de Philippe Artières (Seuil), 224 pages, 19 € Reconstitution, jeux d’histoire de Philippe Artières (Éditions Manuella), 80 pages, 15 € Adèle et moi de Julie Wolkenstein (P.O.L), 600 pages, 22 €

la 4e dimension Levy et Musso, duettistes de février Comme les témoins de Jéhovah, Marc Levy et Guillaume Musso arrivent toujours par deux et tentent de fourguer leurs mauvais bouquins. Le premier publie Un sentiment plus fort que la peur, en librairie le 14 février (si on vous l’offre pour la Saint-Valentin, fuyez) ; quinze jours plus tard, le second sort Demain.

fragments de Paul Auster Le 13 mars paraîtra Chronique d’hiver (Actes Sud), “œuvre composée de fragments autobiographiques”. À 66 ans, Auster dit avoir ressenti le besoin “d’examiner (sa) propre vie avant de devenir gaga… Il ne reste pas beaucoup de temps, finalement. Combien de matins ?”

trop de nuances de Cinquante nuances 49 nuances de Loulou, 80 notes de jaunes… L’édition exploite le filon Cinquante nuances de Grey. La presse aussi. On a même vu le titre “50 nuances de Louis Gallois”. Mais attention : “50 nuances” est désormais une marque déposée.

autour de Samuel Beckett L’Odéon-Théâtre de l’Europe consacre une soirée à l’écrivain et dramaturge irlandais, prix Nobel de littérature. En présence de l’écrivaine Nancy Huston, des textes de l’auteur de Molloy seront lus par Denis Podalydès. le 4 février à 20 h, www.theatre-odeon.eu

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Julie Rocheleau et Olivier Bocquet La Colère de Fantômas t.1 – Les bois de justice Dargaud, 60 pages, 13,99 €

mondo bizarro Plongée absurde et critique dans les dérives de nos civilisations modernes, par le Samuel Beckett de la bande dessinée, Ben Katchor.

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l’image d’un puzzle sorti de sa boîte et éparpillé sur une table, les multiples historiettes en une page de Ben Katchor recomposent, une fois raccordées les unes aux autres, un curieux paysage, burlesque, jamais très éloigné de nos cités modernes. De Samuel Beckett à Terry Gilliam, l’auteur embrasse le courant de l’absurde et réinvente, livre après livre, case après case, notre civilisation accouchée de l’industrie et du capital, la faune hétéroclite qui la compose et son étrange activité. Avec L’Odyssée d’une valise en carton, Katchor fait néanmoins un pas de côté par rapport à ses œuvres cultes que sont Le Juif de New York et Les Histoires

chez Ben Katchor, c’est le texte, à la puissance d’évocation formidable, qui domine

urbaines de Julius Knipl, photographe. Il s’attaque cette fois-ci au sujet en passant par le prisme de l’exotisme. L’observateur vient de l’extérieur et s’appelle Émile Delilah, xénophile parti à la découverte des îles Tensit, célèbres pour leurs ruines de toilettes publiques. Chacune des historiettes forme l’occasion de moquer l’enchantement de ce voyageur compulsif pour les coutumes étrangères dont il ne veut jamais percer le secret, au risque d’y perdre son intérêt. Bientôt, les îles Tensit disparaissent à la suite d’un bête accident industriel et le xénophile part pour d’autres terres d’aventure, sa valise sous le bras. Mais au fond peu importe le décor. Dans les bandes dessinées de Ben Katchor, c’est le texte, à la puissance d’évocation formidable, qui domine. La narration avance à travers le mot, tandis que la case découpe ce monde foisonnant en petits fragments plus faciles à saisir, objets au nom le plus souvent dénué de sens, métaphores poétiques pleines de critiques à décrypter. Ben Katchor aurait pu être le descendant prodige du théâtre de l’absurde. Il a choisi d’être le Beckett de la bande dessinée, c’est encore mieux.

Des aventures à rebondissements de l’historique vilain masqué. Depuis sa création il y a un petit peu plus de cent ans par Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantômas a été représenté d’innombrables fois, notamment au cinéma par Louis Feuillade, André Hunebelle ou même Chabrol et Buñuel. Le génie du crime a également inspiré de nombreuses bandes dessinées, dont celle, récente, de Benoît Préteseille, L’Art et le Sang. Aujourd’hui, Olivier Bocquet et la dessinatrice canadienne Julie Rocheleau ont décidé d’ajouter leur petite pierre au mythe du vilain masqué. Fidèle à l’esprit du roman-feuilleton, utilisant ses personnages (Fandor, Juve, l’acteur Valgrand, lady Beltham…), l’intrigue de La Colère de Fantômas est classique mais rondement menée. Elle respecte les codes du genre, proposant des rebondissements en pagaille, des jeux de masques, des apparitions et disparitions, des mises en abyme. Surtout, le trait vif de Julie Rocheleau, savant mélange d’expressionnisme et d’iconographie fin de siècle, de Toulouse-Lautrec à Adolphe Willette et Egon Schiele, rend autant hommage à la Belle Époque qu’à l’insaisissable malfaiteur. Anne-Claire Norot

Stéphane Beaujean L’Odyssée d’une valise en carton (Éditions Rackham), traduit de l’anglais (États-Unis) par Corinne Julve, adapté par le Professeur A., 136 pages, 25 € 30.01.2013 les inrockuptibles 97

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réservez Le Réel/Lo Real/ The Real chorégraphie Israel Galván “Danser le réel, c’est danser l’impossible” : Israel Galván prend au mot Georges Didi-Huberman et se confronte à l’histoire des Tsiganes persécutés et exterminés par le régime nazi, entouré de ses habituels collaborateurs et, c’est une première, de deux grandes bailaoras de sa génération, Belén Maya et Isabel Bayón. du 12 au 20 février au Théâtre de la Ville, Paris IVe, tél. 01 42 74 22 77, www.theatredelaville-paris.com

Cabaret des curiosités Dixième édition de ce festival qui rassemble une douzaine de jeunes artistes du Nord et de Belgique en privilégiant les “démarches d’expérimentation”. Avec Christian Rizzo, Antoine Defoort et Halory Goerger, Gisèle Vienne, Alain Buffard, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Benjamin Dupé, Jean-Charles Massera… du 5 au 15 février au Phénix, Valenciennes, tél. 03 27 32 32 00, www.lephenix.fr

Alceste fait de la résistance En soulignant avec drôlerie l’ambiguïté explosive de son héros, Jean-François Sivadier signe une brillante mise en scène du Misanthrope de Molière.



endres et paillettes. Le sol en est jonché. Ce mélange paradoxal, conçu par le scénographe Daniel Jeanneteau – qui signe avec Jean-François Sivadier et Christian Tirole le très beau décor de ce Misanthrope –, matérialise le fond de l’affaire : le brillant de la société et les cendres du renoncement. Alceste hésite. Partir ou rester ? “Should I stay or should I go”, traduisent les Clash avant même qu’il ait prononcé un seul mot. Drapé dans son quant-à-soi, en l’occurrence un kilt, il campe sur ses positions. Ce qui ne va pas sans un léger mouvement de balancier. Tendu à l’extrême sur ses deux jambes, Alceste tel que l’interprète Nicolas Bouchaud est tiraillé entre des pulsions contradictoires qui ne le laissent jamais en repos. Ennemi du genre humain, comme le définit son entourage, il se veut intraitable. Sauf que haïr en bloc l’humanité n’empêche pas d’avoir un penchant pour ses représentants. Comme la jolie Célimène, par exemple (jouée avec beaucoup de malice par Norah Krief),

que notre grincheux aimerait isoler du reste du monde pour la cajoler sans partage. Là est bien la contradiction d’Alceste – héros, au fond, comique plutôt que pathétique. Et c’est bel et bien la veine comique que Jean-François Sivadier exploite dans ce spectacle pétillant où il aborde pour la première fois le théâtre de Molière. Il le fait avec un bonheur évident tant ce registre lui est naturel. Même si, il faut l’avouer, la pièce ne se laisse pas toujours manipuler dans un seul sens – la difficulté consistant notamment à conserver au personnage son ambivalence, que ne résument ni la noirceur, ni le ridicule de l’amoureux atrabilaire. Car si Alceste est un cas, voire une allégorie, quelque chose en lui résiste obstinément à toute réduction. Le démon qui l’habite et le pousse à s’opposer aux mœurs de la société donne au personnage une dimension d’irréductible. Il veut l’impossible, c’est plus fort que lui. Le mot “concession” n’est pas dans son vocabulaire. En témoigne la scène hilarante où Oronte se risque à lui lire un sonnet

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côté jardin

notre père qui êtes odieux

Brigitte Enguerand

Markus Öhrn nous fait cheminer dans les zones d’ombre de l’inconscient collectif. Beau et terrifiant.

de sa composition. Le visage encadré de longs cheveux raides, les jambes gainées de bas roses que recouvrent mal des chaussettes jaunes, Cyril Bothorel en fait un échalas vaguement hésitant devant l’impatience de son auditeur. À plusieurs reprises, il se lance comme on part à l’assaut, pour systématiquement battre en retraite après le mot “espoir”. Une fois l’exercice accompli, Alceste tempère d’abord ses propos avant de craquer et de dire tout le mal qu’il pense du poème. Vexé, l’autre sort en colère. L’un des aspects les plus drôles et les plus explosifs d’Alceste tient en effet à son refus obstiné de mentir. Le contraire d’un homme politique en quelque sorte – ou de n’importe quel flatteur… Jean-François Sivadier ouvre d’ailleurs le spectacle par une déclaration d’amour démagogique adressée à la salle par Philinte – finement interprété par le comédien Vincent Guédon. Philinte, à qui Alceste reproche d’aimer tout le monde. Tout comme à Célimène. Frivole, mondaine, la belle n’apprécie pas la solitude, même à deux. Surtout, ses billets médisants sont bientôt dévoilés au grand jour. Écœuré, Alceste s’asperge la tête d’une poignée de cendres avant de s’enfouir sous son manteau. Bientôt il tournera indéfiniment en rond, enfermé dans son obsession, à l’image du héros pathologiquement jaloux d’El, le film de Luis Buñuel. Hugues Le Tanneur Le Misanthrope de Molière, mise en scène Jean-François Sivadier, du 6 au 9 février à Reims, du 13 au 16 à Bourges, du 5 au 7 mars à Amiens, du 13 au 16 à Clermont-Ferrand

Peut-on montrer l’irreprésentable ? Difficile de répondre à cette question. La représentation scénique a ses limites et ses pièges. Conte d’amour, du vidéaste et plasticien suédois Markus Öhrn, s’inspire du cas de Josef Fritzl, cet homme d’affaires qui pendant vingt-quatre ans a séquestré sa fille dans une cave. Régulièrement violée et agressée, elle a mis au monde sept enfants. Loin de reproduire ou de raconter son histoire, Markus Öhrn construit une performance sur un dispositif redoutablement efficace. En haut, l’appartement du père. En dessous, la cave, dissimulée à la vue des spectateurs, mais filmée par deux caméras dont l’une est manipulée par un des acteurs. Les raids triomphaux du père au milieu de sa progéniture affolée et l’étrange rituel d’amour et de violence qui s’instaure aussitôt entre eux suscite un malaise profond. Le rythme étiré à l’extrême ajoute encore à cette immersion en eaux troubles. Progressivement, on est imprégné de cette atmosphère étouffante, avec en point d’orgue un déchirant Love Will Tear Us apart d’après Joy Division. Mais Öhrn va encore plus loin en montrant la dimension politique, voire mythique, de la figure du père, monstrueusement dérisoire quand celui-ci joue les médecins-sauveteurs parachutés en Afrique. Cette conjugaison du grave et du ridicule, de l’inquiétant et du familier contribue à la réussite de cette performance où ce qui est questionné n’est rien moins que la part d’ombre de ce qui fonde nos sociétés. Conte d’amour de et par Markus Örhn, avec Elmer Bäck, Anders Carlsson, Rasmus Slätis, Jakob Öhrman, du 2 au 7 février au Théâtre de Gennevilliers, www.theatre2gennevilliers.com

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de et par Ged Marlon, avec Jean-Claude Leguay Frétillements de rire au fil de l’eau. Ged Marlon et son comparse Jean-Claude Leguay nous invitent à une partie de pêche au lancer où chaque touche provoque les rires. Portant toque de castor et coiffe à plumes, ces sales gosses en rupture de ban arrivent vite à nous faire oublier qu’ils n’ont plus 10 ans en arborant des panoplies total look de Davy Crockett et de Sitting Bull. Dans un effet de travelling digne de La Nuit du chasseur, cette Nouvelle comédie fluviale a l’ambition d’un manuel de survie au cœur d’une nature hostile, l’occasion de faire la différence entre une chasse à courre et le Grand Prix d’Amérique – “T’en connais beaucoup des jockeys qui jouent du cor ?” – ou de se familiariser avec la faune des basses futaies – “Le cerf, en dessous d’un certain poids et sans les bois, on appelle ça un sanglier !” Surfant sur la vague d’un humour très anglo-saxon, leur dialogue au fil de l’eau ricoche sans arrêt à la surface du non-sens. De W. C. Field à Tex Avery en passant par les chorégraphies aquatiques d’Esther Williams, le spectacle revisite ses classiques pour pousser toujours plus loin le bouchon. Renouant avec la veine poétique des Aviateurs (1981), Ged Marlon réussit cette reconversion en marin d’eau douce pour jauger les effets hallucinogènes d’une homérique gueule de bois. P. S. jusqu’au 3 février au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, tél. 01 44 95 98 21, www.theatredurondpoint.fr

Pascal Gely/CDDS Enguerand

Nouvelle comédie fluviale

Émilie Incerti-Formentini

le moi est nu Entre constat d’une folie ordinaire et troublante poésie, les confessions d’une maniaco-dépressive dans un one-woman show qui bouscule les règles du genre.



n Liciture 10mg, un Effexor 5mg, trois lithium en fait des Téralithes LP 400 et de l’Haldol, j’ai aussi de l’Abilify, je trouve que le mot est poétique, ça fait papillon”… Autant de molécules aux principes actifs miraculeux qu’Émilie revendique sur sa palette pour tracer touche après touche son autoportrait en femme sous influence. Une manière de mettre un pied dans le chambranle pour bloquer, avant qu’elle ne se referme à jamais, une porte encore entrebâillée sur la réalité. L’histoire vraie d’une drôle d’Alice au pays des neuroleptiques, qui a décidé, pour témoigner de sa traversée du miroir, de sauter sur la planche de salut des confidences faites à un ami. Pied de nez à la camisole chimique, cet appel d’air d’une parenthèse de confiance lui permet alors de tout dire sans être jugée et d’aborder sans fausse pudeur la débâcle du puzzle d’une existence dont chaque morceau part inexorablement à la dérive. Spectacle iceberg, Rendez-vous gare de l’Est s’avère le résultat d’un pacte qui met à nu une vie tout en cachant la plus grande partie de ses secrets sous sa ligne de flottaison. Car l’ami en question s’appelle Guillaume Vincent, il est metteur en scène, et le contrat qui lie ces deux-là impose qu’en allant l’un vers l’autre tous deux s’aventurent sur des territoires inconnus. Six mois durant, ce sont des heures de paroles que Guillaume Vincent enregistre au fil de rencontres dans des cafés proches de la gare de l’Est. Elle tente de sauver sa peau en oralisant ses maux. Lui ose se

confronter au tabou d’un matériau puisé au réel pour faire de ce récit une fiction. Au final, près de deux cents pages ramenées à quarante pour acter de l’essence d’un être qu’on a décidé de muer en personnage en quête d’auteur. Confiée à une actrice magnifique en la personne d’Émilie Incerti-Formentini, la figure d’Émilie prend alors son envol dans l’épique exercice de style d’un one-woman show se jouant sur une simple chaise. Strip-tease d’une âme nous confrontant au dilemme d’avoir à choisir entre les rires et les larmes, cette entrée dans la légende justifie largement les comparaisons – avec les grandes heures de l’humour borderline d’une Zouc ou avec l’effarement provoqué par la lecture du journal des internements psychiatriques de la femme du sculpteur Hans Bellmer, l’unique Unica Zürn. Garant de la démarche, Guillaume Vincent assume de jouer avec le feu jusqu’au bout. Présent dans la salle, il brouille les pistes de l’adresse directe faite au public en dialoguant chaque soir un court instant avec son personnage. Ainsi, il prend lui aussi le risque de se brûler les ailes, à exposer tant d’intimité partagée sous les feux de la rampe. La brillante mise à nu d’un double je. Patrick Sourd Rendez-vous gare de l’Est texte et mise en scène Guillaume Vincent, avec Émilie Incerti-Formentini, jusqu’au 2 février, les jeudis, vendredis et samedis à 19 h au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris Xe, tél. 01 46 07 34 50, www.bouffesdunord.com

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com)

Les Nuits de l’alligator du 5 au 26 février dans toute la France

musiques Comme chaque année en février, des effluves remontent du bayou, les lentilles d’eau ondulent, la brume est traversée par quelques rais de lune. L’heure est venue des célèbres Nuits de l’alligator, festival ennemi du solo sirupeux, ami de la transe et des alcools de contrebande, qui donnerait tout pour un riff sauvage et sexy.  à gagner : 10 places par soir, pour les soirées des 10, 11, 19 et 25 février à la Maroquinerie (Paris XXe)

La Route du rock d’hiver les 13 et 14 février à Rennes (35) et du 15 au 17 février à Saint-Malo (35)

musiques La Route du rock présente sa huitième Collection hiver les 13 et 14 février à Rennes, et du 15 au 17 février à Saint-Malo. Au programme : John Cale, Melody’s Echo Chamber, Lou Doillon, Tomorrow’s World, Yan Wagner, Peter Von Poehl et bien d’autres. à gagner : 30 places pour les soirées des 15 et 16 février à la Nouvelle Vague (Saint-Malo)

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festival Fins de mondes du 6 au 12 février à l’Écran Saint-Denis (93)

cinémas Crises économique, politique et sociale, bouleversements écologiques… Fins de mondes. L’idée de catastrophe, d’épuisement, de finitude marque nos sociétés et particulièrement ce début de siècle. Le festival Fins de mondes tente, à travers la projection de 76 films, de repenser l’avenir et d’envisager un monde nouveau. à gagner : 15 x 2 pass pour toute la durée du festival

Pias Nites le 12 février à la Flèche d’Or (Paris XIXe)

musiques Pour la deuxième soirée Pias Nites de l’année, venez découvrir Serafina Steer, Lord Huron et Champs sur la scène de la Flèche d’Or. à gagner : 10 places

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fin des participations le 3 février

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These 6, 2012, globes en acier, tiges de métal ; Red Giant, 2011, huile sur Mylar sur panneau de bois ; The Sun Is down, 2012, Mylar, huile et acrylique sur toile, câble galvanisé, photo Bertrand Stofleth

vernissages Linder Sterling Trente ans avant Lady Gaga, l’artiste britannique postpunk Linder Sterling se produisait déjà en robe de viande crue. Elle fait son show cet hiver au musée d’Art moderne de la Ville de Paris où elle présente ses dessins, collages, photos, costumes et performances. à partir du 1er février au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris XVIe, www.mam.paris.fr

Marc Bauer Avec cette expo-fiction intitulée Le Collectionneur, l’artiste suisse Marc Bauer reconstitue les intérieurs d’appartements bourgeois quittés précipitamment pendant l’Occupation sous la pression des nazis. Le 1er février, il présente également un film mis en musique par le groupe de rock Kafka. à partir du 1er février au Centre culturel suisse, Paris IIIe, www.ccsparis.com

accidents géométriques À Lyon, Lisa Beck ouvre la peinture abstraite aux paysages lunaires et invente un romantisme pour les sciences. Rencontre.

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endant un an, à cause du groupe Butthole Surfers, j’allais regarder des expositions après avoir bu le matin un thé de champignons hallucinogènes. Cela m’a emmené vers des images et des objets auxquels je serais resté indifférent autrement, à y passer du temps, augmentant mon pouvoir d’observation et de concentration”, se remémore le curateur Bob Nickas au détour d’une conversation avec l’artiste new-yorkaise Lisa Beck. Celle-ci évoque aussitôt sa passion pour l’astronomie et la physique quantique, autres outils permettant d’envisager le chaos comme une forme d’ordre.

Sous les bons auspices de la commissaire Caroline Soyez-Petithomme, la peinture de Lisa Beck se bat avec une agilité incroyable pour formaliser par l’abstraction un langage allant au-delà de notre appréhension rationnelle. Dès les années 80, l’artiste cherche à réunir l’observation du monde terrestre, la nature, l’organique, et l’infiniment grand, les constellations ou les trous noirs. À l’image de l’utilisation d’un microscope par un biologiste ou d’un télescope par un astronome, elle choisit des miroirs ou du Mylar en guise de toile, qu’elle accroche dans les angles pour faire refléter et prolonger des monochromes ou des peintures de cercles. La forme ronde

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encadré

grande école lui vient des atomes, cellules, planètes, tandis que la figure du double et les miroirs résonnent avec les fables de Grimm ou les planches du biologiste Ernst Haeckel. Au sol d’une des salles ont poussé des globes réfléchissants qui déstabilisent la tridimensionnalité de l’espace. L’expo devient réversible, aspirant l’espace, et nous-mêmes, à l’intérieur de ces petites sphères. C’est le cas d’A Momentary Taste (Condensed), où des boules transparentes suspendues par des câbles renversent la vision de la salle sans la refléter. “Encourager l’élargissement de la conscience visuelle, oui, mais je suis aussi intéressée par la façon dont l’illusion optique informe un désir inconscient pour l’ordre, la façon dont le cerveau cherche des répétitions lui permettant d’éviter l’overdose d’informations. Symétrie, répétition et modèle sont des façons de créer de l’ordre dans le chaos. Ce n’est pas important de savoir s’il s’agit d’une illusion.” Parfois, sur des miroirs brisés, Lisa Beck peint des sortes de cavernes, à d’autres moments c’est la composition du tableau qui se trouve brisée par les radiales d’astres vides. Elle considère l’abstraction et la figuration comme des représentations d’idées, de la même façon que les images scientifiques font référence à des structures invisibles. Ses multitableaux carrés évoquant le soleil ou ses shaped canvas d’éclipses lunaires laissent respirer des vides autour, des espaces négatifs qu’elle considère comme aussi importants que ce qui est exposé. “La matière noire a plus de masse que la composante visible de l’univers, le vide et le rien sont déterminants pour l’existence de tout car ils fournissent la gravité. C’est une démonstration de la coexistence de réalités alternatives et concurrentes qu’‘exemplifie’ l’importance de ce qui n’est pas dit ou visible. Que se passe-t-il lorsque nous clignons des yeux tout en gardant la continuité de la vision ?” Dans son exposition enjouée et non hiérarchique, Lisa Beck retourne vers le sol quelques toiles empilées, place discrètement des wall paintings dans le couloir, relie par des câbles des constellations de toiles, laisse des traces d’imperfections, invite les tableaux à former un carré imaginaire au milieu de la salle et déchire les bords de compositions géométriques sur fond tie-dye. Les dogmes, tout comme le formalisme centré sur lui-même, tombent. Pedro Morais Endless jusqu’au 17 mars au Fort du Bruissin, Centre d’art contemporain de Francheville (Grand Lyon)

École au format inédit, Le Fresnoy fête ses 15 ans. Dans L’Impératif utopique – Souvenirs d’un pédagogue, publié à l’occasion du quinzième anniversaire du Fresnoy, Alain Fleischer, son directeur et quasigourou, revient sur la genèse, ou la préhistoire comme il l’appelle, de cette école pas comme les autres, née un après-midi de 1987 d’une discussion sur les hauteurs de Rome alors qu’il terminait une résidence de deux ans à la Villa Médicis. Dans ce livre qui se lit comme un roman, c’est aussi une autre trame pour un idéal pédagogique qui se dessine. “Votre objectif, lui souffle à l’époque le délégué aux arts plastiques Dominique Bozo, faire de ce lieu le Bauhaus de l’électronique, l’Ircam des arts plastiques ou la Villa Médicis high-tech.” Le projet sortira de terre dix ans plus tard à Tourcoing, en lieu et place d’un ancien centre de loisirs où l’on accueillait au siècle dernier les films de Méliès, les chanteurs de variétés et les danseurs du dimanche. Signé Bernard Tschumi, ce bâtiment en forme de paquebot, doté de sa rampe de lancement et d’une arène (n’y voir aucun signal adressé aux jeunes artistes), devint alors le terrain de jeu pour une pluridisciplinarité qui a valeur de manifeste et opère une hybridation des champs du cinéma et de l’art contemporain, partageant tous deux un goût certain pour le montage et la capacité à “cadrer une image, organiser l’espace, installer des personnages ou des objets”. Ajoutez à cela un équipement technique haut de gamme et une bonne dose de professeurs stars (Raúl Ruiz, Anne Teresa De Keersmaeker, Godard ou Didi-Huberman) et vous obtiendrez le cocktail idéal. Ou presque. Car si quantité de bons artistes sont passés par ce post-diplôme installé dans le Nord bien avant le parachutage du Louvre-Lens, ils sont nombreux à dénoncer l’illusion technologique et l’immersion subie qui conduisent parfois à un atterrissage forcé sur le tarmac du réel.

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Josef Koudelka/Magnum Photos

Delphes, Grèce, 1991

Koudelka, une odyssée À 75 ans, le photographe Josef Koudelka, éternel voyageur, dévoile à Marseille une partie d’un projet inédit entamé il y a deux décennies, intitulé Vestiges. Visions d’un périple en ruines.

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hotographe nomade, gardien de la mémoire photographique des Gitans de Tchécoslovaquie, Josef Koudelka est à l’honneur de l’événement Marseille-Provence 2013, où il donne à voir un pan méconnu de son industrieuse action artistique : le projet Vestiges. Durant près de vingt et un ans, le photographe de l’agence Magnum a investi et saisi en noir et blanc

“je photographie le paysage qui surgit, ou pourrait disparaître sous la menace du temps” Josef Koudelka

dix-neuf des plus remarquables sites de l’Antiquité grecque et romaine. D’Ostie à Éphèse en passant par Volubilis, Pétra, Jérusalem ou Delphes, une exploration méticuleuse du pourtour méditerranéen, en quête des stigmates de l’hégémonie gréco-romaine sur cette “mer commune” : “Il y a dans ces destructions du temps et dans ces survivances une force qu’il faut rendre présente, qu’il faut représenter”, confie le photographe dans le petit journal de l’expo. L’homme se défend de toute tentation historiographique : “Je ne fais pas de photos d’archéologie. Ma photographie n’est jamais documentaire, je ne conduis pas une enquête. Je photographie le paysage

qui surgit, ou pourrait disparaître sous la menace du temps.” En invoquant des statues sans tête, des tambours de colonnes effondrées ou de simples ornières, Koudelka suggère thermes, forums, théâtres, temples aux cultes déchus ou puissance des agoras. “À Pétra, un archéologue qui avait vu ces images m’a dit : ‘Je vous remercie car je vois ce que je connais par cœur d’une manière différente.’” Dans Vestiges, le format panoramique des images résonne parfaitement avec la verticalité des colonnes et l’incarnation romantique, délicate, se pointe par faux pas. L’extrême luminosité des blancs et la richesse des gris de Koudelka sont de véritables leçons,

le piqué des tirages est redoutable. L’exposition est hébergée au cœur de l’hospice de la Vieille Charité, monument du XVIIIe siècle : “Les limites des moyens et des espaces disponibles pour la capitale européenne de la culture ont imposé de fait une sélection très restreinte et donc très difficile. Il faudra reprendre et développer cette exposition dans d’autres cadres”, commente Koudelka, qui dit de son projet qu’il n’est pas encore terminé. “S’achèverat-il ? Au long de toutes ces années, mon intérêt ne s’est jamais érodé, il s’est toujours accru.” Théophile Pillault Vestiges 1991-2012 jusqu’au 15 avril, salles d’expositions du Centre de la Vieille Charité, Marseille, www.mp2013.fr

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faites sortir l’accusé Prolongeant sa relation intime avec un condamné à perpétuité dont il avait filmé le procès en 2004, Jean-Xavier de Lestrade s’attache à la révision du jugement. Une libération encore suspendue aux soupçons.



éalisée il y a près de dix ans, la série documentaire en huit épisodes de Jean-Xavier de Lestrade, Soupçons, évoquant le procès de Michael Peterson, accusé du meurtre de sa femme et condamné au terme d’une longue procédure, se bouclait sur une note inachevée, ouverte à toutes les spéculations. Comme si le téléspectateur ne pouvait se satisfaire d’un verdict plein d’incertitudes, dont le film lui-même s’était donné la peine de mettre en lumière les zones d’ombre. Nourri de multiples indices recueillis par le documentariste, Soupçons jouait de son statut ambivalent : à la fois film impartial et objectif, consignant les étapes du procès, et film engagé dans une intimité partagée avec l’accusé, son avocat et sa famille, il se déployait à la couture de la neutralité et du parti pris. Surtout, sans la résoudre lui-même, il restait suspendu à la question de l’opacité d’un condamné qu’il aurait voulu innocenter sans pouvoir livrer de preuves imparables. Le film assumait l’idée que son auteur pouvait s’attacher ouvertement à un homme, fût-il coupable de meurtre, fût-il, même, innocent.

Plutôt que la culpabilité de Peterson, ce que Soupçons affirmait, c’était l’empathie de Jean-Xavier de Lestrade : une empathie qui avait l’honnêteté de reconnaître ses limites, imposées par l’absence de certitudes sur ce qui s’était passé au pied de l’escalier de la maison de Peterson, où l’on avait retrouvé le 9 décembre 2001 son épouse ensanglantée, dont tout donnait à croire qu’elle avait été bousculée par son mari, seul présent dans la maison à l’heure du crime. Le regard à double face de de Lestrade, filmeur et ami, interrogateur et confesseur, se retrouve aujourd’hui dans Soupçons – La dernière chance, qui poursuit la saga Peterson sans qu’il n’en ait évidemment prévu le surgissement. Ce volume 2 survient en réalité après un rebondissement judiciaire. Alors que Peterson purgeait sa peine à perpétuité, son avocat tenace, David Rudolf, a pu obtenir un nouveau procès. Une enquête parallèle a révélé que l’un des personnages clés du procès de 2003 – un expert scientifique spécialisé en sérologie – avait manipulé les analyses de sang des traces et taches retrouvées sur le crâne et les habits de la défunte.

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au poste le film fascine autant par l’effet de ce visage creusé et de ce corps fracassé que par les mystères insondables qu’ils continuent de cacher

Grâce à la révélation de la supercherie, l’avocat de Peterson espérait casser le jugement et libérer ainsi son client. C’est à partir de ce retournement que le second film de Jean-Xavier de Lestrade amorce son récit, à nouveau tourné à Durham, en Caroline du Nord, comme un saut dans le temps et l’inconnu d’une issue heureuse à portée de main. Proche du premier film, par le soin qu’il accorde aux ambiances tendues de chaque audience, aux regards qui s’échangent ou s’évitent entre les acteurs du drame, Soupçons – La dernière chance creuse aussi, en accentuant ses traits à l’écran, la relation d’amitié construite, dans l’épreuve et dans le temps, avec Peterson et ses proches. Cette dimension affective traverse le film de bout en bout, incarnée par l’avocat, mais aussi et surtout par les deux filles de Peterson, magnifiques de courage et attachées par des liens indéfectibles à leur père, lâché par d’autres. Jean-Xavier de Lestrade, si prompt à filmer les tribunaux (depuis son film Un coupable idéal, oscar du meilleur documentaire en 2002), prouve ici combien la part théâtrale

de la mécanique judiciaire reste un “petit jeu” comparée à la capacité qu’ont les proches à en encaisser le prix. Oscillant entre les plaidoiries et les plaintes, entre les preuves judiciaires et les épreuves intimes, le film restitue la vérité des témoins-acteurs d’un procès insoutenable, qu’ils vivent dans leur chair et dans la retenue de leurs affects ébranlés. Filmer un récit familial comme une épopée tragique, sur une durée aussi longue, permet d’identifier les stigmates du temps sur les visages, les esprits et les corps. Outre les filles, passant du statut d’adolescente à celui de jeune femme, le corps vieillissant de Michael Peterson rappelle combien les combats judiciaires sont une course perdue contre le temps. Le film fascine autant par l’effet de cette marque imprimée sur un visage creusé et un corps fracassé que par les mystères insondables qu’ils continuent de cacher. La dernière chance de Peterson, finalement libéré sous caution, n’est pas pour autant son dernier mot. Au terme d’une révision d’un procès biaisé par un manque de preuves criant, il manque encore celle de son innocence. Tous les éléments de l’enquête, nourrie d’indices à la fois précis et improbables (la théorie de l’agression par une chouette, par exemple, qui expliquerait pourquoi la défunte aurait du sang sur le crâne…), ne suffisent pas à établir la vérité sur une affaire décidément très étrange, à la mesure de Michael Peterson, personnage aussi lumineux à l’écran qu’opaque à nos yeux. C’est dans cette zone floue et grise d’un diagnostic incertain que se déploie la puissance du film. Tout en assurant, par ses images et sa patience, de son attachement pour un condamné, Jean-Xavier de Lestrade ne triche jamais, ni avec le téléspectateur, qu’il ne berne pas, ni avec Peterson, son ami, mais surtout le “personnage”, riche de son ambivalence, d’un documentaire hanté, tiraillé entre la vérité que l’on espère et les soupçons que l’on regrette. Jean-Marie Durand Soupçons – La dernière chance documentaire de Jean-Xavier de Lestrade. Mercredi 30 janvier, 20 h 55, Canal+. Disponible en DVD le 5 février (Éditions Montparnasse), environ 15 €

variations sur variétés L’émission de variétés a-t-elle encore un avenir hors des machines de télé-crochet ? Les variétés, jusque dans leurs élargissements pop, accompagnent l’histoire de la télé depuis ses débuts : de Discorama de Denise Glaser dans les années 60 à Pop 2 de Patrice Blanc-Francard, de Numéro 1 de Maritie et Gilbert Carpentier aux émissions de Jean-Christophe Averty dans les années 70, de Chorus d’Antoine de Caunes aux Enfants du rock de Pierre Lescure dans les années 80, de Taratata de Nagui à La Musicale d’Emma de Caunes ou La Boîte à musique de Jean-François Zygel dans les années 90 et 2000, la chanson, bonne et mauvaise, a toujours eu sa chance à la télé. Effacée depuis les années 2000 par le triomphe des télé-crochets, l’émission de variétés peine à réinventer sa formule à la fois kitsch et populaire. Les succès actuels de la Star Academy sur NRJ 12 et surtout de la pimpante Nouvelle star sur D8, d’un niveau bien supérieur aux précédentes éditions, en attendant le retour fin février de The Voice sur TF1, sont l’indice de l’éclipse de ce genre longtemps dominant. L’émission délicieuse d’élégance et d’inventivité poétique de Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard sur Paris Première, L’Année bisexuelle (lire page 108), illustre pourtant la possibilité de dynamiter les règles des shows musicaux empesés, comme s’y était également livré Étienne Daho en 2007 avec son Daho Show sur France 4. Avec une économie de moyens à mille lieues des effets pyrotechniques des émissions du moment, Burgalat et Forgeard se contentent de quelques caméras et surtout de lancements hilarants écrits comme le scénario d’un film musical hanté par Bresson et Moullet, chanté par Lescop, de faux Daft Punk et les vrais AS Dragon… Une rêverie désopilante comme une subtile variation de l’émission de variétés, genre finalement plein d’avenir.

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Xavier Popy/Paris Première

Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard sur leur 31

émission impossible Genre usé, l’émission de variétés trouve avec le show désopilant de Bertrand Burgalat et Benoît Forgeard, L’Année bisexuelle, un nouvel élan poétique et surréaliste.

S

i Paris Première programme une soirée de nouvel an un 31 janvier, il y a deux raisons pour ne pas s’en étonner et même s’en réjouir. D’abord, elle a été imaginée par le musicien Bertrand Burgalat et le cinéaste Benoît Forgeard, dont on n’attendait pas moins qu’ils ne fassent pas comme tout le monde. Ensuite et surtout, l’émission n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre télévisuel, qui serait peut-être passé inaperçu en ce soir d’injonction festive de la Saint-Sylvestre où la télé nous refourgue ses shows de variétés réchauffés. Justement, la réussite de cette Année bisexuelle,

on n’est pas à l’abri d’une apparition de Dick Rivers ou de faux Daft Punk accompagnant Daniel Darc au Bontempi

tournée au palais de la Découverte, est d’en détourner la forme (des live de musiciens qui interprètent leurs chansons, entrecoupés de retours plateau), avec un niveau d’exigence dans le casting (Lescop, Barbara Carlotti, Jef Barbara…) et dans la mise en images qui en font un objet complètement singulier. Benoît Forgeard, sorte d’héritier bâtard de Luc Moullet et de Jean-Christophe Averty, s’est fait connaître avec une série de courts et de moyens métrages dont certains ont été réunis au cinéma l’année dernière dans le génial Réussir sa vie. Sa minisérie très barrée, Laïkapark, avait été achetée par France 2 il y a plusieurs années, et on regrette un peu que le service public n’ait pas eu l’audace de confier à Forgeard plus souvent ce genre d’émission, dont un équivalent radiophonique trouverait, lui, parfaitement

sa place sur Radio France. C’est donc Paris Première qui a osé le pari. Dans sa forme qui emprunte aux shows de variétés, L’Année bisexuelle compile tout ce que la télé déteste : une diction quasi bressonienne, qui est la marque de fabrique de Forgeard (la palme revient au coprésentateur Bertrand Burgalat) ; une arythmie déroutante mais surtout des silences, des blancs, qui donnent pourtant à l’ensemble une inquiétante étrangeté. Et même lorsque nous pourrions être en terrain connu, lors des morceaux chantés en direct, on n’est pas à l’abri d’une apparition de Dick Rivers ou de faux Daft Punk accompagnant Daniel Darc au Bontempi. Bertrand Burgalat, à l’origine du projet et à qui on doit la programmation musicale (où se retrouvent aussi bien Marc Lavoine qu’Ornette, Alice Lewis ou le Klub Des Loosers), a peut-être trouvé,

en en confiant à Forgeard la réalisation, la formule magique de l’émission musicale à la télévision. Alors que Taratata a contaminé tous les directs musicaux du PAF (du Grand Journal à la Nouvelle Star), l’émission de Forgeard et Burgalat tente une expérience nouvelle puisqu’elle n’essaie pas de reproduire une scène mais plutôt d’inventer un espace unique, singulier, dont l’écran dessinerait les seuls contours. Puisque le thème de l’émission pousse aux résolutions, on ne saurait trop conseiller aux auteurs et à Paris Première de réitérer leur coup d’essai. Et par là même, pourquoi pas, d’inaugurer une nouvelle ère de la musique à la télé, par-delà le clip et le live. Romain Charbon L’Année bisexuelle jeudi 31 janvier, 23 h 40, Paris Première

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du 30 janvier au 5 février spécial 40e Festival de la bande dessinée d’Angoulême

Les Réseaux de l’extrême (1)  série documentaire de Caroline Fourest. Mardi 5 février, 20 h 35, France 5

Arte célèbre la BD. À l’occasion de la 40e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, Arte met les bouchées doubles avec divers programmes spéciaux. Tout d’abord, un film graphique, Je vous ai compris, fiction sur la guerre d’Algérie, aux images réelles retravaillées numériquement, qui entremêle les destins de personnages appartenant aux camps opposés. Scénario dosé pour une esthétique rappelant l’opérette d’antan (maquillages outrés et décors en toile peinte). Rien à voir avec les formidables Valse avec Bachir ou A Scanner Darkly, qui insufflaient le dynamisme de la BD à des images redessinées. Aux antipodes de ce travail statique, il y a Spirou, célèbre BD sur les aventures du groom à la mèche rousse, dont les nombreux dessinateurs, notamment André Franquin, employaient un graphisme échevelé pour lui conférer l’impression du mouvement du dessin animé. Nombre des collaborateurs de la foisonnante pépinière artistique qu’était Le Journal de Spirou expliquent les raisons de l’irrésistible essor de cette feuille de chou un peu catho qui deviendra un des pôles du 9e art (Gaston Lagaffe et les Schtroumpfs y sont nés). Vincent Ostria

Quatre copines rock du temps de leur jeunesse folle

rockin’ girls Benoît Cohen tente d’élargir le genre de la série française trop tiède vers un registre musical et choral. Maladroit mais charmant. lles furent quatre filles dans le vent musical des années 80, avec leur groupe de rock, les Tiger Lily. Vingt-cinq ans plus tard, les guitares rangées et les rêves de gloire effacés, leurs liens d’amitié ont résisté à la dispersion de leurs choix de vie, bourgeois et carriéristes pour les unes (Lio, star de la télé ; Camille Japy, femme au foyer et mère de famille hystérique), plus modestes et alternatifs pour les autres (Florence Thomassin, célibataire endurcie ; Ariane Seguillon, encore collée à sa mère). “Desperate housewives” d’un nouveau genre, remodelées par leurs racines plus rock que ménagères, les Tiger Lily portent avec elles les désillusions de la jeunesse musicale envolée en même temps que les épreuves de la normativité sociale de leurs 40 ans passés. À partir de ce double fil – le temps qui passe, l’amitié indéfectible, proche des Invincibles sur le mode masculin –, Benoît Cohen a conçu, avec les scénaristes Charlotte Paillieux et Negar Djavadi, une série chorale dont le principe fondateur tient à la touche féminine dominante de ses personnages, dont chaque épisode explore successivement les tréfonds et les secrets. Oscillant entre les souvenirs du passé (l’excitation des premières amours et des concerts) et les regrets du présent (la vie sans vrais élans), la série tire profit de son double ancrage dans un motif sociétal (qu’avons-nous fait de notre jeunesse ?) et un registre d’écriture inspiré, dans ses intentions, des séries américaines (par exemple la voix off bouclant chaque épisode). L’énergie criante de ses personnages et de ses situations ne suffit pas à masquer l’artificialité d’une série affaiblie par ses effets de mimétisme trop visibles avec les modèles du genre. Si la série se montre parfois poussive, en particulier dans ses dialogues pas très fins, un certain souffle romanesque affleure néanmoins au fil des épisodes. Il se dégage finalement un certain charme mélancolique sous l’épaisseur d’une mélodie un peu grossière.

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Cinétévé

Jean-Marie Durand Tiger Lily – 4 femmes dans la vie série réalisée par Benoît Cohen (6 x 52 min), avec Lio, Florence Thomassin, Camille Japy, Ariane Seguillon. Mercredi 30 janvier, 20 h 40, France 2

Pascal Potier/Visual Press Agency/France2

Je vous ai compris, film graphique de Frank Chiche. Vendredi 1er février, 22 h 10, Arte ; Spirou, l’aventure humoristique, documentaire de Pascal Forneri. Samedi 2 février, 22 h 35, Arte

Tentative de décryptage des théories et des milieux complotistes. Caroline Fourest s’est lancée dans une série de quatre documentaires consacrée aux réseaux de l’extrême… Dans le premier, l’essayiste s’intéresse aux obsédés de la conspiration et revient sur les motivations des acteurs de cette mouvance (Thierry Meyssan ou Alain Soral). Le phénomène s’est amplifié depuis le 11 Septembre, en particulier grâce à internet. Caroline Fourest estime que ce monde se divise entre “les naïfs et les idéologues”, mais la frontière est ténue entre la nécessaire interrogation de l’histoire officielle et le révisionnisme à travers un prisme conspirationniste. N’oublions pas que Pierre Bourdieu ou Denis Robert furent taxés de complotisme par le passé. David Doucet

Écrire ou filmer documentaire de Marthe Le More et Alain Kruger. Jeudi 31 janvier, 22 h 20, Canal+ Cinéma

Rencontres avec ces auteurs devenus cinéastes. Pourquoi la France est-elle le pays qui compte le plus d’écrivains devenus cinéastes ? Pour le critique Philippe Rouyer comme pour les écrivains-cinéastes Emmanuel Carrère ou Christophe Honoré, il faut remonter aux années 30, avec le triangle CocteauPagnol-Guitry, qui investit la place de la mise en scène. Honoré ajoute l’apport de Duras, “cinéaste majeure”, et de Robbe-Grillet. Pour Frédéric Beigbeder, c’est la Nouvelle Vague qui consacre cette porosité, “au point de décentrer la place du scénario, puisque pour eux, en tant que cinéastes, ils sont des écrivains”. Jean-Marc Lalanne 30.01.2013 les inrockuptibles 109

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constellations de l’art À partir d’un principe limpide de circulation entre tous les genres et les styles, le site Les Surgissantes offre un accès inédit à la culture. Une œuvre de création en soi.



ui n’a jamais ressenti un léger accablement face aux pages de résultats des moteurs de recherche ? Devant les 39 800 000 occurrences James Joyce sur Google, qui n’a éprouvé le sentiment de toucher aux limites de sa patience, de son désir, de sa capacité d’absorption ? Heureusement, le web génère aussi ses propres défenses face au danger de trop-plein. Le très élégant et récent Les Surgissantes est de celles-là. Le site fonctionne comme un courtcircuit de l’usinage culturel d’un internet brassant tout et n’importe quoi. Pour chaque internaute, il est une proposition de reprise en main de son rapport hasardeux et parfois non maîtrisé à la navigation. Mieux, Les Surgissantes aborde la culture non comme un calendrier de sorties de produits finis-pesés-emballés mais comme un processus d’interactions, d’influences, de causes et de conséquences rendant à l’idée même de création tout son sel, sa complexité. Chaque entrée choisie par le site, de Gainsbourg au Football, de Hopper à Jacques Bonnaffé, est la source d’un rayonnement d’une vingtaine de liens soigneusement sélectionnés

et éditorialisés. Vidéos, extraits cinéma, textes, documents sonores, tableaux, photos, la constellation qui prend forme sur l’écran dessine un portrait multimédia incisif. Ce puzzle formé de pièces rares souvent dénichées dans les tréfonds du web offre au savoir déjà acquis une réelle plus-value. Ainsi active-t-on dans la cosmologie James Joyce un texte de Lacan, un essai sonore de John Cage, de vieilles chansons populaires irlandaises ou une photo de Marylin Monroe lisant les dernières pages d’Ulysse sur un tourniquet. Pour Kafka, une interview de Stanley Kubrick, une lecture de Christine Angot, une installation du plasticien Peter Klasen, entre autres. Ne visant pas à l’exhaustivité, mais à la subjectivité revendiquée sans crânerie, l’idée est simple et stimulante.

pour l’entrée Kafka, une interview de Stanley Kubrick, une lecture de Christine Angot, une installation du plasticien Peter Klasen…

“Les constellations sont nées du principe que les internautes sont des marins modernes qui parfois n’évitent ni l’errance, ni le naufrage sur l’océan du web culturel”, raconte, sourire en coin, le concepteur des Surgissantes Thomas Guillaud-Bataille, créateur sonore sur arteradio.com. “Nous voulons juste leur donner quelques repères. Les marins de l’Antiquité se guidaient avec les astres, nous modernisons ce mode de navigation.” Toile dans la toile, site centrifuge renvoyant vers d’autres horizons, Les Surgissantes, en donnant de l’art cette image composite et flottante, font en soi œuvre de création. “Avec ce travail de filtrage, nous voulons rendre l’accès plus facile aux œuvres, tisser des liens entre elles, poursuit Thomas Guillaud-Bataille. D’où notre choix de mêler le populaire, l’antique, le classique et l’avant-gardiste.” Le futur du site ? Des choix éditoriaux plus alternatifs (le rock, les jeunes, les vivants) et probablement un recours économique au crowdfunding. Les donateurs se verront alors offrir une constellation personnelle. Plus bluffant qu’une page Facebook, non ? Pascal Mouneyres www.surgissantes.com

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film Don’t Look back de D. A. Pennebaker Sorti en 1967, alors que Bob Dylan est au sommet de la gloire, ce documentaire est rempli de séquences vues par le trou de la serrure. En plus d’adorer sa musique, j’aime bien voir des images typiques de lui, égal à lui-même, visiblement cinglé et très drôle.

album Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow Modèle de rigueur intellectuelle, un très beau film sur la détermination et la solitude.

Blancanieves de Pablo Berger Blanche-Neige version flamenco. Du cinéma muet qui twiste ludiquement corrida et conte gothique.

Foals Holy Fire Le retour du quintet anglais avec des concerts événements et un album peuplé de monstres et de Power Rangers.

La Montée des cendres de Pierre Patrolin Cet auteur à contre-courant aiguise à nouveau la curiosité dans son dernier roman pyromane.

Mundane History d’Anocha Suwichakornpong Expérimental, spirituel, politique, un beau premier film venu de Thaïlande.

livre Beowulf, traduction en anglais moderne de Seamus Heaney Un classique. Beowulf tue des monstres, se soûle, court après les femmes… Édition très amusante. recueilli par Noémie Lecoq

Eugene McGuinness L’Anglais sera en concert le 30 janvier à Rouen, le 31 à Angers, le 1er février à Nantes, le 2 à Bordeaux, le 3 à La Rochelle, le 5 à Grenoble, le 6 à Clermont-Ferrand, le 7 à Lyon, le 8 à Strasbourg et le 9 à Paris (Maroquinerie). Son nouvel album, The Invitation to the Voyage, est disponible.

Frank Zappa Réédition de la discographie touffue, mystérieuse, cinglée et libre du rockeur chevelu. Underground d’Haruki Murakami Après le roman, l’écrivain japonais revient sur une tragédie : l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo.

Django Unchained de Quentin Tarantino L’histoire de l’esclavage dans le chromo du western. Tonique et drôle.

The La’s de The La’s Un incroyable recueil de mélodies, il y a du Chuck Berry et du Bo Diddley dans les rythmes. Ces chansons sont immenses, mais c’est la voix qui m’attire le plus. C’est très rare de trouver un groupe qui peut transmettre une émotion aussi brute.

Wave Machines Pollen Un album qui délaisse les formats pop pour surfer sur le côté obscur de la vague.

Herman Dune Mariage à Mendoza BO du film d’Édouard Deluc : un road-trip en Argentine qui fait escale dans le Far West et sur la Lune.

Treme saison 3, OCS Novo La New Orleans post-Katrina à travers ses plus beaux éclopés. Boss saison 1 en DVD et Blu-ray La série politique produite par Gus Van Sant sort en DVD. The Walking Dead saison 2, Sundance Channel Une deuxième saison à (re)voir, celle de la révélation après une entrée en matière inégale.

J’aurai ta peau Dominique A d’Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez Le talentueux chanteur réinventé dans une mise en abyme.

Mission accomplie Le Prix à payer de Nick McDonell Deux livres signent le retour de l’enfant prodige des lettres US. Building Stories de Chris Ware Un récit-puzzle fascinant.

113 études de littérature romantique de Simon Liberati Une invitation dans un monde parallèle où l’on croise foule d’auteurs, de personnages et de fantômes.

Le Guide du mauvais père, tome 1 de Guy Delisle Un hymne intime à la “mauvaise” éducation.

Rendez-vous gare de l’Est de Guillaume Vincent Bouffes du Nord, Paris Les confessions d’une maniacodépressive en forme de one-woman show.

La vie est un rêve de Pedro Calderón de la Barca, mise en scène Jacques Vincey Théâtre 71, Malakoff (92) Les lendemains révolutionnaires qui déchantent.

Fin de partie mise en scène Alain Françon Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Alain Françon éclaire Samuel Beckett d’une insoupçonnable humanité en confiant le rôle de Clov à Gilles Privat.

Science-Fiction #3 Galerie Triple V, Paris Un remake d’une expo de 1983, qui éblouit par son agencement et la simplicité de sa proposition.

Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. Bétonsalon, Paris Redéfinition de la place des femmes dans l’art et l’histoire des idées.

Jonathan Binet CAPC, Bordeaux Exposition picturale en forme de Cluedo.

Bientôt l’été sur PC et Mac Un jeu fondé sur l’œuvre de Marguerite Duras.

Far Cry 3 sur PS3, Xbox 360 et PC Survivre à tout prix ou devenir fou : pas d’autre choix possible dans Far Cry 3.

Sonic & All-Stars Racing Transformed sur PS3, Xbox 360, Wii U, 3DS et PS Vita Avec Little Big Planet Karting et F1 Race Stars, ce jeu de course facétieux et inventif libère les règles du genre.

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par Serge Kaganski

avril 1995

le jour où nous avons voté

peut sembler surréaliste aujourd’hui, mais il faut se remettre dans le contexte. Déjà, dans leurs neuf années de vie bimestrielle et mensuelle, Les Inrocks ont sorti très peu de couves non musicales (Carax, Pialat, Spike Lee, c’était à chaque fois des cinéastes). Avec la périodicité hebdo, on sait que l’on va diversifier les domaines, mais la politique est encore un Rubicon. Le virulent débat interne est le suivant : d’un côté, les tenants de la “pureté” Inrocks, ceux qui ont un rapport historicoidentitaire absolu au journal, qui ont peur n ce printemps 1995, le journal que Les Inrocks deviennent une publication dans sa vie hebdo est à peine né, banalisée laissant se dissoudre sa spécificité la mitterrandie touche à sa fin rock indé dans le tout-venant de l’actu ; après quatorze années de bons (?) de l’autre, les partisans de l’évolution et loyaux (?) services. La rédaction et du respect des divers centres d’intérêt a décidé d’interviewer Michel des rédacteurs, ceux qui estiment Rocard, antihéros de la deuxième gauche, que Les Inrocks doivent s’ouvrir à tous candidat idéal qui ne se présente pas les domaines qui nous animent, que notre à l’élection présidentielle qui vient. C’est regard peut et doit s’exercer sur des objets Christian Fevret et Sylvain Bourmeau et sujets autres que la musique, et qui s’y collent. Le duo ramène un entretien que la culture est une notion qui s’entend dense, dans lequel l’ancien Premier en son sens le plus large. ministre revient sur son aventure politique, – “Quoi, un type vieux, dégarni, les différents courants du socialisme, en costard, en couve ! Mais ça va pas !? les batailles d’ego et autres pièges des Ça y est, on est morts avant de vieillir !” luttes de pouvoir. Au passage, il envoie – Hey, le vaste monde ne se réduit quelques scuds à François Mitterrand et au pas aux singles de New Order ! Vivre, final, on comprend en s’en désolant pourquoi c’est aussi grandir !” l’un des hommes les plus intègres et – Z’êtes des vieux cons !” compétents de la gauche de gouvernement – Z’êtes regardés, jeunes cons ?” ne sera jamais président de la République. Une vraie petite crise de croissance… Bref, il est clair que l’on tient là Pour trancher le nœudipien, Fevret, digne de l’excellent matériau pour notre hebdo de Rocard et du roi Salomon, décide de faire bourgeonnant, un papier qui en dit voter à main levée l’ensemble de la rédaction. beaucoup sur la cruauté de notre vie Les oui l’emportent de quelques doigts. politique et de notre système institutionnel. Michel Rocard ne sera jamais président Surgit alors la question qui va fâcher de la République mais fera la couve des la rédac : couve ou pas ? Dilemme qui Inrocks. Notre première couve politique.

Rocard

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1995 : Les Inrocks ont 9 ans et sont assez grands pour faire de la politique

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spécial Angou

lême

Les Inrocks reviennent à Angoulême pour le Festival international de la bande dessinée. L’occasion de se pencher d’un peu plus près sur les événements marquants de cette quarantième  édition. Mais aussi de découvrir des personnalités et des lieux qui, par leur vitalité, électrisent la cité des bulles…

II

Lescop et Bastien Vivès

Hors-Zone de Blexbolex (Cornélius)

entretien croisé entre le musicien et le dessinateur avant leur concert illustré

VI Jean-C. Denis portrait de monsieur le président

VII Jessica Abel en résidence, l’auteur new-yorkaise s’est-elle adaptée à la ville ?

VIII le Studio Hari

Angoulême, fabuleux labo

brève histoire de ce jeune studio d’animation qui réalise La Chouette et Les Gees

X

la saga Albator comment le pirate balafré a conquis la France

XII “Au nom de la loi” une expo sur le regard que la BD porte sur la justice

XIII nos nominés sont… la sélection BD des Inrocks coordination Anne-Claire Norot 30.01.2013 les inrockuptibles I

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croisement fertile

L’un est auteur de bande dessinée, l’autre musicien. Leurs univers se répondront le temps d’un spectacle graphique et musical organisé dans le cadre du Festival d’Angoulême. Entretien croisé avec Bastien Vivès et Lescop.



ous connaissiezvous avant cette proposition de concert il lustré ? Bastien Vivès – J’avais écouté l’album de Lescop sur Deezer. Je m’intéresse particulièrement à l’actualité de la chanson française. Je suis très content de faire ce concert illustré car la musique, le son, c’est ce qui manque le plus à la bande dessinée. Lescop – C’est la première fois qu’on se rencontre. De Bastien, je connais Le Goût du chlore et, dans un registre plus acide, La Famille. Qu’est-ce qui vous plaît dans vos travaux respectifs ? Bastien Vivès – Ce que j’aime dans la musique de Lescop, c’est qu’elle est très imagée, on peut tout à fait s’approprier l’œuvre. Ce n’est pas plan-plan ou défini : la chanson te propose un tas de choses, de lieux, d’univers. Je vais d’ailleurs plutôt rebondir sur elle que l’illustrer. Sa musique m’évoque

un univers très moderne, citadin. Elle me fait penser à un film comme Collateral, à des balades dans la ville. Lescop – C’est drôle car on m’a déjà cité Michael Mann (le réalisateur de Collateral – ndlr), que j’ai du coup découvert récemment. C’est toujours intéressant de connaître la vision qu’ont les autres de tes chansons. Ce qui me plaît chez Bastien, c’est ce côté super graphique. J’avais acheté Le Goût du chlore pour la couverture : j’ai vu cette fille de dos, ça m’a plu. Ça m’a rappelé le rapport que j’avais avec les disques quand j’étais gamin : je pouvais en acheter juste pour la pochette. Bastien, écoutes-tu de la musique pour travailler ? Bastien Vivès – Tout le temps. Je suis vraiment très chanson française : j’aime Brel, Brassens, mais aussi Stephan Eicher, Les Innocents. Le dernier disque que j’ai acheté, c’était Mina Tindle. Lescop, es-tu un amateur de BD ? Lescop – J’étais fan de Spirou quand j’étais

gamin. Aujourd’hui, j’aime bien Guy Delisle ou Belleville Story de Malherbe et Perriot… En revanche, je dessine comme un pied. Je ne sais pas peindre non plus. C’est pour ça que j’écris, ça vient d’une frustration esthétique. C’est drôle de voir que Bastien s’inspire de chansons pour dessiner, alors que j’ai besoin d’images pour écrire. Ça peut être des peintures, des photos. Les portraits de personnalités historiques m’inspirent beaucoup. Quels étaient vos héros quand vous avez commencé à dessiner e t composer ? Bastien Vivès – Pour l’ensemble de sa carrière, je dirais Miyazaki. Mais aussi les Tortues Ninja, Disney… Je suis fasciné par les artistes qui arrivent à créer un univers, un nouveau monde. C’est la même chose avec Tim Burton, Tolkien, Star Wars… Les gens se mettent à parler de leur univers comme ils parleraient de Paris, comme si c’était réel.

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Courtesy Gaîté Lyrique

Bastien Vivès et Lescop à la Gaîté Lyrique (Paris IIIe) où le musicien sera en concert le 16 février

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e m ê l u o g n A l a i c spé “quand tu découvres une chanson qui s’intitule Crève salope, tu te dis que tu ne veux pas mourir avant de l’avoir écoutée” Lescop Lescop – Mes héros, c’étaient Jim Morrison et les Sex Pistols. Je viens aussi de la génération Nirvana : notre héros à tous c’était Kurt Cobain. C’est par lui que j’ai découvert les autres. Pour Bowie, par exemple, la première fois que j’ai entendu une chanson autre que Let’s Dance, c’était The Man Who Sold the World repris par Nirvana. Bowie m’a aussi fait découvrir Jean Genet, Nietzsche. Aujourd’hui, je suis un gros fan des aviateurs de la Première Guerre mondiale, Guynemer, le Baron rouge… Bastien Vivès – C’est un sujet en or pour la BD, les dogfights, les combats aériens… Bastien, dans Polina, tu racontes l’apprentissage d’une danseuse classique : la rigueur et parfois même la souffrance. La création peut-elle être d ouloureuse ?

Bastien Vivès – Quand on parle de danse classique, on pense toujours à la souffrance. Le personnage de Polina ne se plaint jamais, mais la souffrance existe. Moi, j’ai toujours aimé le dessin. Pourtant, à l’école, certains vivaient la discipline dans la douleur. Il faut aller puiser loin au fond de soi-même. Ça peut être douloureux, même si ce n’est pas le cas pour moi. Ce que je trouve difficile en revanche dans la bande dessinée, c’est la solitude. Si tu te retrouves dans un cul-de-sac, c’est à toi de trouver la solution. Lescop – Écrire des chansons n’est pas douloureux pour moi. La mélancolie est déjà là et l’a toujours été. Écrire est une façon d’en faire quelque chose, de la transcender. Si je n’écris pas, c’est là que je deviens vraiment malheureux.

Oh Ulysses Remarqués sur les InRocKs lab, les Angoumoisins de Oh Ulysses assureront la première partie du concert de Lescop illustré par Bastien Vivès. Formé au lycée sur les cendres de plusieurs groupes angoumoisins, Oh Ulysses a été biberonné aux disques de Two Door Cinema Club, Bloc Party et Stuck In The Sound. Composé d’étudiants, la formation bénéficie du soutien de la dynamique salle de concerts locale la Nef et a été sélectionnée pour le concours Esprit Musique de la Caisse d’Épargne. “Entourés de groupes de punk et de metal, on a voulu faire quelque chose de différent, aller contre le courant de notre région et revenir vers une musique basée sur la mélodie, avec un son beaucoup plus pop. On fait une musique qui a pour vocation de faire bouger les gens, surtout en live.” Le premier concert d’Oh Ulysses fut donné à l’été 2011 dans un pub irlandais d’Angoulême, le Kennedy. Après le maxi Howl, qui déroulait cinq chapitres d’indie-rock à l’anglaise, un deuxième ep est prévu pour l’été. “On a le désir de grandir et de pouvoir jouer dans des salles et des festivals français car la scène est clairement ce qui nous anime. C’est notre meilleur lieu d’expression.” J. S. www.lesinrocks.com/lesinrockslab/artistes/oh-ulysses retrouvez la nouvelle scène française sur

Plutôt que douloureux, je dirais que le processus peut être difficile. Faire de la musique implique beaucoup de travail. On peut avoir tendance à oublier d’écouter son corps. Vous utilisez tous les deux la langue française. Qu’est-ce qui vous plaît dans le français ? Lescop – C’est la langue dans laquelle je pense, et je trouve que c’est une très belle langue, qui sonne très bien. La plupart des chanteurs qui font la même musique que moi chantent en anglais, des textes de CM2… Je suis un peu mauvais élève, j’aime ne pas faire comme les autres. En revanche, je n’utilise jamais de mots savants. Il y a un truc pompeux en France, une tendance à mettre des mots à quatre syllabes pour que ça fasse bien. J’ai besoin d’être accroché par une chanson dès la première phrase, parfois même par un seul mot. Quand j’intitule une chanson Ljubljana, c’est parce que le mot me plaît. Cet aspect explosif du français a été utilisé par Taxi-Girl, Étienne Daho, Yves Simon, Bérurier Noir, Métal Urbain. Quand tu découvres une chanson qui s’intitule Crève salope, tu te dis que tu ne veux pas mourir avant de l’avoir écoutée. Bastien Vivès – Daniel Darc peut être hyperpuissant avec le français. Il n’emploie que quelques mots dans une chanson et il va pourtant

t’emmener très loin, au fond du gouffre. De mon côté, j’adore le français car c’est une langue qui peut être très sérieuse, pompeuse, bourgeoise, mais qui peut aussi devenir extrêmement drôle si tu parles mal. Bastien, une partie de ton travail est très humoristique, sur ton blog, pour la collection Shampooing… Mathieu, tu cultives en revanche une image plutôt sombre. Est-ce une image juste ? Lescop – Je ne fais rien pour que les gens aient une véritable image de moi. Sinon, j’installerais des caméras chez moi et je me filmerais en train de faire caca et je mettrais les images sur un blog (rires). Je n’ai pas choisi de communiquer sur qui je suis, sur mon quotidien. Les gens voient ce qu’ils veulent voir, tant pis si je m’approche d’un certain cliché. C’est un fantasme rimbaldien franco-français que d’imaginer que les poètes portent une écharpe et n’aiment se balader que dans les endroits où il y a du vent. Dans les faits, j’adore Jean Genet, mais j’adore aussi Roger Rabbit. Simplement, ce n’est pas ça que j’ai choisi de montrer. Bastien Vivès – Il faudra attendre l’album consacré à Roger Rabbit (rires). Lescop, tu as dit de la pop qu’elle consistait à simplifier des sentiments complexes. Bastien, penses-tu la même chose de la bande dessinée ?

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Lastman de Balak, Michaël Sanlaville et Bastien Vivès, parution le 13 mars

Bastien Vivès – Oui. La BD est un art bâtard, né d’un mix entre le roman et l’illustration. C’est un art populaire, qui consiste à parler de manière simple au plus de monde possible, ce que je respecte plus que tout. J’ai toujours été admiratif des gens qui arrivaient à faire une œuvre qui serait à la fois de qualité et qui parlerait au plus grand nombre. C’est pour ça que j’aime Brel et Brassens, c’est pour ça que j’adore Retour vers le futur. Quels sont vos projets pour 2013 ? Bastien Vivès – Je travaille avec Balak et Michaël Sanlaville sur un projet de manga, Lastman. On a bouclé les trois premiers tomes, le premier sort en mars chez KSTR. Si ça marche, j’aimerais créer des jouets ou des jeux vidéo adaptés de l’histoire… Lescop – Je vais continuer ma tournée et j’ai commencé à travailler sur des scénarios pour mes clips. J’aime le cinéma et j’ai envie de raconter des histoires, pas seulement m’exprimer par flashs ou à travers des chansons. recueilli par Johanna Seban photo Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles concert illustré le 2 février à La Nef, avec Oh Ulysses Lescop Lescop (Mercury/ Universal), www.popnoire.com/lescop_fr Bastien Vivès dernier album paru La Guerre (Delcourt, collection Shampooing), bastienvives.blogspot.fr 30.01.2013 les inrockuptibles V

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Denis la malice Président de la 40e édition du Festival d’Angoulême, Jean-C. Denis promène son regard doucement ironique dans des albums intimistes mais jamais désespérés.

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a fragrance utilisée par sa première petite amie, l’odeur des embruns de l’océan parvenant jusqu’à son appartement parisien, l’air empli des hannetons de son enfance, mais aussi la puanteur d’un engrais bio abandonné dans un arrosoir… Dans Nouvelles du monde invisible, un album ouvertement autobiographique et olfactif, Jean-Claude Denis expose sa sensibilité aux parfums du quotidien. Le dernier Grand Prix d’Angoulême s’amuse aussi du papillon alcoolique qui plonge dans le verre de rosé de sa compagne ou de la mouche attirée par son papier à aquarelle ou sa cigarette roulée en train de s’éteindre. “C’est une manière de parler du monde que je partage avec le lecteur, des choses assez banales et discrètes…” Mais c’est surtout la nature humaine qu’il passe au microscope, la gentillesse du trait n’occultant pas l’acidité et la noirceur du propos. Dans le récit choral des Sept Péchés capitaux, vrai jeu de massacre, il met en scène des archétypes comme le nerd obsédé sexuel (vingt ans avant Frantico) ou l’aristocrate fauché (thème qui l’inspire puisqu’il le reprendra pour Drôles d’oisifs), pour mieux en faire ressortir les tares. Ce qui l’enivre et traverse une bibliographie sensuelle et éclatée, ce sont les bouleversements de trajectoire, quand la vie, suite à des coups du sort, se déporte. Avec une douce ironie, il aime observer les conséquences au jour le jour de cet effet papillon, qu’il dépeint par le biais de couleurs lumineuses dégageant une chaude mélancolie. Dans Zone blanche, son dernier livre, Grand Prix d’Angoulême 2012, une panne de courant provoque la remontée de rancœurs meurtrières. Aloys Clarke, écrivain dépressif et héros du très

Extrait de Zone Blanche, 2012

littéraire Quelques mois à l’Amélie, retrouve du sens à son existence en exhumant le livre d’un inconnu et en retraçant le parcours de son auteur. Ailleurs, c’est un ticket de loterie (Un peu avant la fortune, scénarisé pour Dupuy & Berberian), un incendie (Le Pélican) ou une séance d’hypnose (Le Sommeil de Léo) qui crée une chaîne d’événements, à la fois improbable et plausible. Si, parfois, le coup de théâtre débouche sur un drame, c’est souvent, après une conclusion mi-figue, mi-raisin, le statu quo qui règne. Quand Denis crée en 1980 Luc Leroi, devenu son personnage fétiche, il ne constitue qu’une caricature de loser, nabot autoproclamé souvent cabot. Alors qu’il n’aspire qu’à être peinard, son entourage lui glisse des peaux de banane sous les pieds. À partir du Nain jaune (Prix du public au Festival d’Angoulême en 1987), cet écrivain plus ou moins raté, cousin (moins sexué) du Bernard Lermite inventé par Martin Veyron, prend de l’épaisseur et se glisse dans la peau

d’un acteur (Des écureuils et des filles) ou, contre son gré, dans celle d’un tueur (Toutes les fleurs s’appellent Tiaré). Denis, qui s’est inspiré de son logement pour dessiner celui de Leroi, résume ainsi son rapport à la fiction : “À chaque fois que j’ai pris un personnage de fiction, il a toujours fini par me ressembler, d’une manière ou d’une autre.” Dans le tas, très peu de musiciens, alors que c’est une autre de ses casquettes. Amateur du crooner Harry Belafonte (Harry Belafonte – Calypsos) et de rock à la coule, cet ancien du Dennis’ Twist (le slow “Tu dis que tu l’M”, tube radio en 1986), moitié du groupe Nightbuzz avec Charles Berberian (un album en 2005), a eu l’idée d’égayer l’édition 2013 de “scènes libres” largement musicales. Vincent Brunner Luc Leroi reprend tout à zéro Intégrale des aventures de Luc Leroi (Futuropolis) 464 pages, 39 € Zone Blanche (Futuropolis) 72 pages, 16 € rencontres “Scènes libres”, avec Jean-C. Denis, au conservatoire Gabriel-Fauré, avec Joost Swarte (le 1er février) et Charles Berberian (le 2)

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acclimatée Depuis septembre, la New-Yorkaise Jessica Abel est en résidence à la maison des auteurs d’Angoulême. Elle prolongerait bien son séjour.

Autoportrait

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lle l’avoue volontiers : elle a été agréablement surprise. Ses quelques séjours précédents – à chaque fois pendant le festival – lui avaient laissé des souvenirs flous. “Je m’attendais à une ville minuscule, sans rien : Angoulême est beaucoup plus intéressante”, explique l’Américaine Jessica Abel, dessinatrice et enseignante en BD. Depuis La Perdida (Delcourt, 2006), inspirée en partie de deux années passées au Mexique, on la sait voyageuse dans l’âme. À la fin du mois d’août 2012, avec son mari Matt Madden, également auteur, elle a franchi l’Atlantique pour une durée encore indéterminée. Responsable de l’anthologie annuelle The Best American Comics, le couple a quitté New York (qui s’appelait La Nouvelle-

Angoulême… au XVIe siècle !) pour s’installer avec ses enfants dans la préfecture de la Charente et entamer une résidence à la Maison des auteurs de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. “Nous cherchions un endroit où passer plus de temps sur nos bandes dessinées, où pouvoir être plus créatif. Quand la vie est chère, tu dois te concentrer sur les activités qui rapportent. À New York, nous enseignions jusqu’à trois jours par semaine.” Pour la première fois de sa carrière, elle dispose d’un atelier séparé de sa maison. Bien qu’elle donne régulièrement des cours à l’École européenne supérieure de l’image, elle peut davantage se concentrer sur l’écriture de deux gros projets. Le premier est un ouvrage sur la radio américaine – la suite, en quelque sorte du précédent Radio: An Illustrated Guide. L’autre, Trish Trash, une série de science-fiction, part d’un pitch “loufoque” : des compétitions de roller derby sur Mars ! “Dans mon histoire, tout le monde y vit après le désastre environnemental qui a eu lieu sur Terre. Ce genre d’univers est amusant à construire mais il sert aussi à livrer des commentaires et des métaphores au sujet du monde réel.” En venant à Angoulême, elle s’est rapprochée de la maison d’édition qui va publier Trish Trash, Dargaud. “En revanche, mon stagiaire et mon assistant pour le livre sont, eux, restés à New York, ça rend les choses plus compliquées.” L’intégration dans la ville, elle, a été facilitée par la scolarisation de ses deux enfants en bas âge. “Grâce à eux, Matt et moi ne fréquentons pas uniquement des auteurs de BD ou d’autres résidents, nous avons aussi des relations avec plein d’autres habitants. Je suis jalouse du français que parle notre fille de 5 ans. Au bout de quelques mois, elle est meilleure que moi et c’est elle qui me corrige !” Cette habituée de la métropole new-yorkaise apprécie aussi de pouvoir rallier à pied l’école, la Maison des artistes ou le marché. “J’adore cuisiner et la nourriture est formidable. Mais ce qui nous manque, c’est tout ce qui est chinois, thaï ou mexicain, tout ce qui est épicé. Pour nous Américains, c’est difficile de se passer de la variété à laquelle on est habitués. Ce qui me rend dingue, c’est de voir tous les magasins fermés le lundi.” Autre désagrément, bien plus dérangeant, la lourdeur de l’administration française et la tonne de documents à remplir pour obtenir une carte de séjour, s’inscrire à la Sécurité sociale ou ouvrir un compte dans une banque. “Et surtout, il faut se débrouiller avec les différents acronymes.” Cela ne va cependant pas gâcher son plaisir de vivre sa première édition du festival en tant qu’angoumoisine d’adoption. “Cela sera tellement bien, pouvoir s’amuser et en même temps dormir dans son propre lit !” Quant au séjour à Angoulême, il devrait se prolonger au-delà de l’année prévue. “Nous resterons probablement plus longtemps, au minimum deux ans.” Vincent Brunner jessicaabel.com 30.01.2013 les inrockuptibles VII

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Hari, un studio qui vous fait du bien Jeune studio d’animation 3D parisien auréolé de succès internationaux, Hari a ouvert une nouvelle structure à Angoulême. Une décision justifiée par un riche bassin d’emplois et le pôle de soutien local à l’image. i le Festival d’Angoulême a pour mascotte le Fauve de Lewis Trondheim, l’animal fétiche du Studio Hari est une chouette mauvaise coucheuse et plutôt asociale. Créé par Alexandre So, le personnage a porté chance à la jeune société de production audiovisuelle. D’abord diffusée sur France 3, la série de formats courts autour de cet antihéros à plumes a été vendue à plus de 200 pays et fait toujours le bonheur de la BBC. “Le pilote, on l’avait fabriqué en mode artisanal, dans un garage, avec quatre PC en réseau et l’aide de quelques infographistes”, raconte Josselin Charier, cofondateur de Studio Hari avec Antoine Rodelet. Après avoir travaillé tous les deux dans le jeu vidéo, ils s’associent en 2006 avec



l’envie d’animation 3D. À l’époque, ils n’ont aucune expérience en matière de production, ne bénéficient d’aucun réseau dans le monde de l’audiovisuel. Avec panache, ils choisissent l’indépendance. “On s’est tout de suite dit que si on maîtrisait la fabrication, on pourrait régler les curseurs où on le voudrait, avoir les programmes qui correspondent à nos ambitions.” Hari est donc à la fois une maison de production et un studio d’animation 3D.

et d’arriver ensuite à la faire vivre.” La Chouette, les extraterrestres gaffeurs des Gees (véritables stars de la chaîne Gulli) ou le lion Léon sont des séries de formats courts marquées par le même esprit burlesque moderne. “On a envie de développer une vraie ligne éditoriale autour du cartoon. On n’essaie pas de reproduire les gags de l’âge d’or mais de les renouveler. On s’inspire du cinéma burlesque à la Chaplin-Keaton, car nos cartoons respectent les lois de la physique. Quant aux deux associés, ils Mais on utilise aussi une approche venant s’impliquent aussi dans la création du jeu vidéo, pour trouver les situations et écrivent les bibles littéraires. “Notre les plus originales possibles en exploitant métier, ce n’est pas d’acheter la licence, par au maximum tous les éléments de exemple d’une BD à succès, ce n’est pas l’environnement.” comme ça que l’on envisage la production, C’est un peu la même démarche qui, précise Josselin Charier. Ce qui nous dans le monde réel cette fois, a amené intéresse c’est de partir de rien, d’une idée, Hari à s’installer à Angoulême en

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Les Gees et La Chouette, deux créations du Studio Hari

septembre dernier, avenue de Cognac, en face du Vaisseau Moebius – un des sites de la Cité internationale de la BD. Le studio a ainsi grossi le nombre et la qualité des entreprises réunies par Magelis, pôle de développement de la filière image qui a le vent en poupe. Un vivier d’infographistes et d’animateurs, le soutien du département de la Charente et de la région… La capitale de la BD avait tout pour séduire Josselin Charier et Antoine Rodelet. “Avec La Chouette & Cie, on passe sur un format supérieur, 78 épisodes de 7 minutes. Ça implique pour nous une soixantaine de personnes. À Paris, notamment à cause du loyer, ça commençait à devenir rock’n’roll. Sur la base des financements que l’on pouvait lever, on savait que l’on aurait du mal à y produire intégralement la série. On a choisi Angoulême, parce qu’il y a le Pôle Image installé de longue date. C’est très vertueux : on trouve des écoles avec des infographistes formés, et bien formés, des studios. Le bouche à oreille y fonctionne aussi très bien. Beaucoup de gens sont expérimentés, ils connaissent les contraintes de production d’une série. Et vu que l’on a créé des emplois sur place, on a pu bénéficier de subventions.” L’installation s’est faite en douceur grâce à Magelis qui a organisé une visite de la ville et des écoles mais aussi trouvé des locaux – “un immeuble en pierre de taille classé monument historique, avec vue sur la Charente”. La conception de La Chouette & Cie, réalisée par Victor Moulin, se partage donc entre Paris et Angoulême, avec une chaîne de fabrication coupée en deux. Dans la cité angoumoisine, l’équipe d’Hari, constituée principalement de gens qui vivaient déjà sur place intervient sur l’animation, l’éclairage, les effets spéciaux, le rendu et le compositing (le mélange des couches d’images). “C’est un peu comme si on

transmettait nos fichiers de département en département. Au quotidien, que cela se passe dans deux endroits différents rend les choses forcément plus compliquées. Ça implique des contraintes de fabrication et de synchronisation entre les serveurs…” Préoccupation d’importance : que l’éloignement ne crée pas de distorsion et d’esprit de chapelle. “On se rend fréquemment à Angoulême, au moins deux fois par mois. On veut faire en sorte que ça soit la même société, qu’il y ait le même état d’esprit, la même culture, une façon identique de gérer les problèmes. Mais ça se passe très bien, on est très contents.” Pour renforcer l’esprit maison, c’est le même mobilier qui habille les locaux séparés par 400 kilomètres ! Jusqu’à la fin de l’année, les nouvelles aventures de La Chouette vont (bien) occuper le studio Hari. Et, nouveau défi, pour la première fois les épisodes seront en partie dialogués, même si la Chouette, elle, reste muette. “Cela nous permet de construire des arcs narratifs davantage portés sur la comédie, avec toujours une part de cartoon. Un équilibre que l’on retrouve dans L’Âge de glace avec Scrat et les autres personnages… une référence pour nous.” Autres projets en cours : Grizzy et les Lemmings, autour d’un grizzli et des rongeurs qui se disputent la maison d’un Texas Ranger en week-end – “un vrai duo à la Tom & Jerry”, selon Josselin Charier – ou Clever, mettant en scène des cochons d’Inde. Des séries qui vont mettre à contribution les deux équipes du studio. “S’installer à Angoulême n’est pas une solution provisoire, juste pour fabriquer La Chouette. Non, pour nous, c’est une structure pérenne, il n’y a pas de distinction entre les équipes. Il s’agit du même savoir-faire.” Pour l’heure, pas encore de long métrage. “On ne veut pas brûler les étapes.” Mais l’envie est bien réelle. Vincent Brunner 30.01.2013 les inrockuptibles IX

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Image extraite de la série télé Albator. TF1 Vidéo

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Albator, la marge héroïque Histoire de la saga du pirate mélancolique, chef-d’œuvre de Leiji Matsumoto, qui a conquis la France voici quatre décennies. L’auteur, qui fête ses 60 ans de carrière, est l’invité du Festival.

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orsque toutes les mers du globe eurent disparu, les hommes pensèrent que la fin du monde était proche. Ils se désespérèrent sans même songer aux richesses que l’espace infini pouvait leur offrir. Il leur aurait suffi de lever les yeux vers le ciel mais ils en avaient perdu l’habitude. Seule une poignée d’hommes eut le courage d’aller explorer la mer du dessus qui pouvait encore sauver l’humanité. Ils furent traités de fous et considérés comme hors-la-loi.” Ainsi s’ouvre le premier épisode et, immédiatement, le ton est donné. Albator, le corsaire de l’espace, plante un décor

de science-fiction décadente rare dans le divertissement de jeunesse français. Et pour cause, la série, au Japon, cible un public adolescent. Si elle se retrouve subitement adressée, en France, aux plus jeunes, malgré sa violence, sa nostalgie et ses problématiques complexes, c’est que la direction d’Antenne 2 poursuit sa stratégie de séduction entamée durant l’été 1978. Jacqueline Joubert, ancienne speakerine nouvellement promue directrice de la programmation jeunesse, vient alors de créer Récré A2, une émission prévue pour ne durer que l’été. Or, contre toute attente, les plafonds d’audience

explosent et elle se voit reconduite en urgence à la rentrée pour une saison entière. La raison de ce succès imprévu : un engouement curieux pour un majestueux robot du nom de Goldorak. Devant l’ampleur de la grille des programmes à remplir pour tenir une émission quotidienne toute l’année, nombre de séries animées sont négociées illico avec les chaînes de télévision japonaises. Mais aucune ne propose réellement ce savant mélange d’action et de science-fiction qui a ravi les bambins l’été précédent. Sauf une, plutôt adulte et récente, dont la diffusion

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un décor de science-fiction décadente rare dans le divertissement de jeunesse français vient à peine de débuter dans l’archipel au printemps précédent. Un space opera flirtant avec la mode initiée par Star Wars, dont le héros est un capitaine d’équipage mélancolique, corsaire de l’espace à la tête d’un étrange vaisseau. Le temps de signer les papiers et de commencer la traduction, le premier épisode est prêt pour janvier 1980. Le succès est immédiat. Aux côtés du géant robot Goldorak, le pirate Albator remporte tous les suffrages et participe à déclencher une passion pour les dessins animés japonais. Mais il provoque également quelques scandales auprès des associations de parents, eu égard à sa violence et aux “effets néfastes” potentiels sur la jeunesse. Un drôle de paradoxe, puisque l’une des missions du pirate Albator consiste justement à dénoncer cette société du futur déresponsabilisée, corrompue par les loisirs et la télévision. Quoi qu’il en soit, suite aux pressions, les trois derniers épisodes de la première série ne seront jamais diffusés et les autres seront expurgés des moments les plus délicats, soit environ 10 % de leur durée. Mais rien n’y fait, un mythe durable s’installe. Albator, sa silhouette sombre et torturée, son drapeau noir, son ode à la liberté et à la dissidence, aujourd’hui encore, fondent l’un des ambassadeurs les plus importants et les plus aimés de l’animation japonaise et du manga en France. Au Japon, en revanche, son statut s’avère différent. Albator fait office de pierre angulaire d’un univers bien plus vaste que ce que la France n’en a longtemps laissé deviner. Il sillonne, à l’aide de son vaisseau, les galaxies aux côtés d’une multitude de figures charismatiques, dont chacune possède sa propre série, comme l’étrange train Galaxy Express 999 ou encore la femme pirate Emeraldas. Ces diverses sagas composées sur presque cinquante ans de carrière n’étaient d’ailleurs pas réellement conçues pour se répondre et la chronologie n’y est pas toujours cohérente. Depuis peu, à travers ses dernières créations, l’auteur travaille

à combler les failles, corriger les fautes de raccords et autres incohérences que les pinailleurs pointent. Et l’une de ses explications, la plus poétique, repose sur l’idée de boucle temporelle. Le monde de Leiji Matsumoto est un univers en perpétuelle réinvention où tous les futurs sont possibles pour un même personnage. En ce qui concerne le pirate de l’espace, ce sont surtout les deux séries télévisées de 1980 et 1984 qui installent, en France, les bases de sa mythologie, alors qu’elles retracent surtout les ultimes aventures du héros. L’odyssée télévisée s’ouvre en 2977, alors qu’Albator s’exile d’une planète Terre offerte à l’opulence et à la décadence, où les humains sont asservis par un système proche de la télévision qui stimule artificiellement le sentiment d’épanouissement. Le pirate s’engage alors dans une guerre sans merci contre les Sylvidres, une espèce proche des végétaux qui aurait vécu sur Terre avant l’apparition des humains. La seconde série, de 1984, précède les aventures diffusées en 1980 et décrit le combat du pirate contre les Humanoïdes, des extraterrestres décidés à envahir la Terre avec la complicité de quelques traîtres humains. En filigrane, c’est surtout la naissance de l’Atlantis qui est contée, le vaisseau unique en son genre d’Albator, dont l’ordinateur de bord est habité par l’âme d’Alfred, son défunt architecte et ancien compagnon d’armes du corsaire. Une belle métaphore des relations qu’entretiennent certains guerriers ou soldats avec leur matériel de combat. Car ce qu’il faut retenir de l’œuvre de Leiji Matsumoto, c’est la curieuse poésie désenchantée qui s’en dégage, la mélancolie taiseuse de ses héros, figures longilignes et fragiles qui noient leur mal-être dans l’alcool et résistent, tant qu’ils le peuvent, contre la décadence de leur civilisation, le douloureux souvenir de la Seconde Guerre mondiale en toile de fond. Des martyrs modernes. Stéphane Beaujean 30.01.2013 les inrockuptibles XI

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quand la BD juge la justice Née de l’envie d’un magistrat, l’exposition Au nom de la loi montre les liens que les différents pays entretiennent avec leur système judiciaire.

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ommanditée en partie par le tribunal de grande instance d’Angoulême et l’Ordre des avocats du barreau de la Charente, l’exposition Au nom de la loi se veut pédagogique. Tout commence par une association de coïncidences, l’année dernière, durant la précédente édition du Festival d’Angoulême. Nouvellement installé dans ses fonctions de président du tribunal de grande instance, Michaël Janas constate que le bâtiment ferme durant le Festival, ce qui désole cet amateur de bande dessinée.Très rapidement, de discussion en discussion, avec les auteurs, quelques professionnels du neuvième art et de la justice, il décide de réfléchir à un événement qui permettrait de faire dialoguer la loi et la bande dessinée. “Le traitement de la justice, dans la plupart des fictions, est assez simpliste. La complexité des enjeux qui amènent à une décision judiciaire n’est jamais retranscrite. Or, la bande dessinée est parfaitement adaptée pour rendre compte de cette complexité-là : elle se relit facilement et sa nature semble la prédisposer à la plus large audience possible.” L’exposition qui en découle est découpée en cinq segments. Le premier passe en revue la tradition du dessin de procès. La plupart des événements judiciaires les plus importants du siècle dernier et leurs témoins privilégiés sont présentés. L’occasion de noter les variations au sein d’une esthétique

plutôt normée, où règne le réalisme, le noir et blanc à la mine de charbon ou les variations à l’aquarelle pâle, la tranquillité des témoins assis sur le banc ou la puissance déclamatoire des juges et avocats. Les trois parties suivantes sont plus précisément consacrées au fait de la justice dans la bande dessinée, tout d’abord dans les pays anglo-saxons, puis en France, enfin en Asie. Une dernière partie est consacrée à la justice divine. Aux États-Unis, à l’évidence, la justice d’État s’oppose souvent à son alter ego dissident, le superhéros, figure aimée du peuple mais désavouée par le pouvoir. Au panthéon de ces vengeurs ambigus trône Daredevil, superhéros des rues de New York la nuit et avocat au barreau le jour, qui administre, tant bien que mal, deux formes de justice complémentaires, avec toutes les questions d’éthique que cela soulève (on peut évoquer la série télévisée Dexter, avec des problématiques différentes, sur cette vision duelle de la justice). Chez les Anglais, c’est plutôt la figure despotique du Judge Dredd qui marque les esprits, ce policier du futur qui juge et punit simultanément dans un même geste assassin. En France, c’est le motif d’une justice faillible qui règne et s’oppose à l’esprit révolutionnaire ou dissident propre à notre tradition historique. On y retrouve les tableaux de Tardi et Gillon pour les auteurs, les plus grands procès qui déchaînèrent l’opinion et notamment

XIII de William Vance et Jacques Van Hamme (Dargaud)

l’affaire Clearstream et Denis Robert pour les exemples les plus récents. En Asie, enfin, c’est le Juge Bao, législateur plénipotentiaire de l’empereur, en lutte contre une corruption galopante dans une Chine médiévale, qui retient l’attention. La corruption et les châtiments corporels sont également décrits. Au Japon, c’est une peinture angoissée de la justice qui domine. Une réaction probable à la Constitution moderne d’inspiration anglo-saxonne imposée de force par les vainqueurs américains à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. La dernière partie, enfin, passe en revue quelques-unes des incursions de la bande dessinée dans le domaine du divin ou du fantastique. Marc-Antoine Mathieu y côtoie Georges Pichard et Chantal Montellier, le Dieu chrétien partage l’affiche avec ceux du Walhalla ou quelques loups-garous. Au final, l’exposition, très dense, confirme la conclusion de Michaël Janas, qui a profité de cette année pour enrichir sa culture sur le sujet : “Le paradoxe, c’est que si la justice est un sujet qui transparaît de-ci, de-là dans un grand nombre de bandes dessinées, elle n’en est quasiment jamais le sujet principal, contrairement à d’autres médias comme le cinéma ou les séries télé. Et du coup, je n’ai jamais trouvé la bande dessinée sur la justice qui me convainquait totalement, un équivalent de la série Engrenages, par exemple.” Stéphane Beaujean

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and the winners are… Parmi la dense et passionnante sélection du festival, Les Inrocks prennent les paris et ont déjà choisi leurs quinze vainqueurs.

Jon McNaught Automne Nobrow, traduit de l’anglais, 64 pages, 18 € Talentueux illustrateur et auteur britannique, Jon McNaught se penche avec un merveilleux onirisme sur les petits riens qui emplissent le quotidien de trois personnes durant une journée d’automne.

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Emmanuel Guibert L’Enfance d’Alan L’Association, 160 pages, 19 € Une promenade poétique et lumineuse dans les années 30 à travers les souvenirs de jeunesse d’Alan, ami californien de l’auteur, toujours subtil passeur de mémoire.

Christopher Hittinger Le temps est proche The Hoochie Coochie, 160 pages, 20 € Le XIVe siècle, époque chaotique où règnent barbarie et bêtise, est revisité, année par année, avec un humour noir et grinçant.

Christophe Blain et Abel Lanzac Quai d’Orsay, tome 2 – Chroniques diplomatiques Dargaud, 104 pages, 16,95 € Paru en décembre 2011, le tome 2 de Quai d’Orsay continue brillamment la plongée décapante et souvent effrayante dans les rouages de la diplomatie internationale.

collectif Creepy, tome 1 Délirium, traduit de l’anglais (États-Unis), 208 pages, 26 € Réédition en anthologie des trésors de Creepy, magazine de récits d’épouvante né en 1964.

Vampires, goules, morts vivants, monstres griffus et poilus font régner terreur et effroi sur ces histoires courtes dessinées par des maîtres du genre.

Blexbolex Hors-Zone Cornélius, 144 pages, 25 € Une sombre intrigue qui révèle le riche et profond univers de l’auteur, sa façon brillante de mettre sa technique au service d’une hypnotique beauté.

Atsushi Kaneko Soil (série en 11 tomes) Ankama, traduit du japonais, environ 225 pages et 8,55 € chacun

Une ambitieuse et angoissante série manga en onze volumes, mêlant polar et fantastique, ambiance lynchienne et trait sombre à la Charles Burns, humour froid et critique sociale.

Marko Turunen Ovnis à Lahti Frémok, traduit du finnois, 252 pages, 26 € Intrus, double martien d’un auteur injustement ignoré, et son amie R-raparegar vivent des aventures faussement extraordinaires et doivent affronter la mort dans une Finlande implacable et morne. Baroque et poétique.

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1. Soil d’Atsushi Kaneko 2. La Ruche de Charles Burns 3. L’Enfance d’Alan d’Emmanuel Guibert

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Charles Burns

Laurent Maffre

George Herriman

La Ruche

Demain, demain

Cornélius, 60 pages, 21,50 € Un palpitant jeu de piste, dans lequel chacun doit, comme le héros Doug, recoller des morceaux du passé, interpréter les rêves et éviter les chausse-trapes.

Actes Sud, 160 pages, 23,40 € Pudique et touchante, une plongée dans le quotidien du bidonville de Nanterre dans les années 60 à travers la vie de ses habitants.

Krazy Kat, tome 1, 1925 à 1929

Anders Nilsen Big Questions L’Association, traduit de l’anglais (États-Unis), 592 pages, 49 € Des oiseaux curieux n’en finissent pas de s’interroger sur le sens de la vie. Un humour formidablement absurde qui pose aux humains des questions métaphysiques.

Chester Brown Vingt-Trois prostituées Cornélius, traduit de l’anglais (États-Unis), 296 pages, 25,50 € La vie d’un homme qui, pour éviter toute relation sentimentale, s’en remet à une sexualité paramétrée et tarifée. Un récit obsessionnel, poétique et angoissant.

Les Rêveurs, traduit de l’anglais (États-Unis), 280 pages, 35 € Belle version de ce monument de la bande dessinée US, qui rend enfin hommage au lyrisme désenchanté de cette succession de gags en une page.

Jacques Tardi Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB Casterman, 160 pages, 25 € Jacques Tardi sur les traces de son père, René. Un album

fulgurant, d’une beauté sidérante et crépusculaire, qui livre enfin certaines clés de son œuvre.

Philippe Cauvin, Alain Duchêne Uderzo – L’intégrale volume 1, 1941-1951 Hors-Collection, 424 pages, 69 € À l’honneur avec une grande rétrospective, Albert Uderzo l’est également avec cette splendide anthologie consacrée à ses passionnants débuts (reportages pour France Dimanche, toutes premières planches…). Ou comment est né le style d’un génie du dessin. 30.01.2013 les inrockuptibles XV

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