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le sacrifice maximal

Copé sur tous les fronts

Lana Del Rey

lʼhéroïne de 2012 interview exclusive

M 01154 - 885 S - F: 4,20 €

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Allemagne 5,10 € - Belgique 4,50 € - Canada 7,00 CAD - DOM 5,80 € - Espagne 4,80 € - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 4,80 € - Maurice Ile 6,50 € - Italie 4,80 € - Liban 12 500 LBP - Luxembourg 4,50 € - Portugal 4,80 € - Suède 56 SEK - Suisse 7,50 CHF - TOM 950 CFP

No.885 du 14 au 20 novembre 2012 www.lesinrocks.com

immolation

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par Christophe Conte

cher Booba, J’ai écouté Caramel, j’ai trouvé ça un peu mou. J’attendrai Futur (sortie le 26 novembre) pour voir si t’es un vrai dur, Boobichou, où si au contraire il n’y aurait pas, dissimulé sous ces pecs en acier ionisé, un petit cœur d’ourson de guimauve qui palpite à contretemps de ta grande bouche. Derrière tes punchlines de molosse sous stanozolol, genre “La dernière fois que j’ai été dans la merde, c’est quand j’ai enculé une tapin”, je sens en effet la manifestation contrariée d’une infinie tendresse. D’ailleurs, je dis ça comme ça, mais au lieu de tes featurings de parvenu comme 2 Chainz ou Rick Ross, t’aurais frappé un plus joli coup en invitant Daniel Guichard dans le game. Une version 3rd millennium de La Tendresse entre chanteurs de droite, voilà qui aurait eu plus de gueule que tes délires de Ricain. Parce que, sans vouloir te faire de peine, t’as beau te la péter US,

t’es quand même au final qu’un rappeur français, hein, l’équivalent des Marlboro de contrebande vendues métro La Chapelle. 50 Cent converti en euros, ça ne fera jamais que trois balles. En revanche, comme comique intergalactique t’es number one, B2O ! La promo de ton album a tout juste commencé et tu as déjà défouraillé la kalach pour dégommer en rafale tous tes camarades de jeu, ceux d’hier (MC Solaar, Joeystarr, Diam’s) et d’aujourd’hui, avec en première ligne ton meilleur ennemi Rohff dont tu ne lâcheras décidément jamais les baskets. Prends un peu de hauteur, quoi, sois princier, laisse pisser les vieilles embrouilles de bas d’immeuble. T’es à Miami, man, tu tiens à distance les trois-quarts des banlieues françaises et beaucoup d’encanaillés des beaux quartiers intramuros dans tes mains, vas pas t’emmerder avec

des chicanes de boloss. Faites-vous des bisous avec Rohffinet, sinon vous allez finir comme Morandini et Cyril Hanouna à vous manger mutuellement le crâne pour des rivalités dont personne n’a rien à talquer. Bon, et puis vérifie sur Wikipédia quand tu parles de “Enzo” Morricone, histoire de ne pas confondre l’un des plus grands musiciens de l’univers avec l’inventeur de la Ferrari, ça fait un peu baltringue. Pour l’instant, l’interview la plus spectaculaire que tu aies donnée est à lire sur le site Ragemag.fr et je dois confesser avoir beaucoup rigolé. Ta conception d’inspiration marxiste de la géopolitique mondiale jure un peu avec ton lifestyle ultralibéralm’en-bats-les-couilles-wesh-morray mais elle a le mérite du bon sens. Je te cite : “Il y a des mecs qui contrôlent le monde depuis toujours. Ils te montrent juste un visage pour qu’ils puissent agir dans l’ombre. Personne ne veut une révolution ! Si l’État se met en dictature comme en Afrique du jour au lendemain et que tout le monde se révolte, les hommes de l’ombre seront cuits.” Finalement tu fais mieux de te tirer la bourre avec Rohff, parce que là, si t’insistes, tu vas frôler l’extradition en charter from Miami to Charlesde-Gaulle sans billet retour. D’autant qu’à propos du 11 Septembre, t’y vas carrément à la Kassovitz en parlant de “manigance” et en apportant une preuve irréfutable sortie tout droit d’un vidéoclub 80 et des films de Bruce Willis : “J’ai grandi avec des films de guerre où j’entends ‘Attention ! Vous êtes dans une zone non autorisée, faites demi-tour immédiatement.’ Et les mecs arrivent à enculer deux tours jumelles, le Pentagone… Attends, il faut arrêter !” Je suis d’accord, il est temps d’arrêter. Je t’embrasse pas, je vais souscrire une assurance-vie.

Billets durs, la compile (Ipanema Éditions), 12 €, en librairie ou en vente sur boutique.lesinrocks.com participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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No.885 du 14 au 20 novembre 2012 couverture Lana del Rey par Nicolas Hidiro

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05 billet dur cher Booba

10 on discute #allumerlefeu

12 pétition “égaux, ni moins ni plus” : pour l’égalité des droits entre homosexuels et hétérosexuels

14 quoi encore ? une promenade à Nantes avec Neil Hannon

16 événement Nicolas Hidiro

la 25e édition du Festival Les inRocKs Volkswagen en images

20 reportage UMP : en pleine guerre pour la présidence du parti, Jean-François Copé mène une campagne très droitière et tambour battant

24 événement clivages chez les opposants de droite au mariage gay : chacun sa manif

26 ailleurs au Cameroun, on craint la justice quand on est homo

34

Laurindo Feliciano

28 la courbe Barack Obama, twitto number one

42 Lana del Rey, en boucle à l’occasion de la ressortie de son Born to Die, largement enrichi, l’Américaine nous reçoit sans maquillage. Entretien exclusif

34 idées haut quel est le véritable objet de l’écologie ?

38 où est le cool ? chez les mormons cochons, Rick Owens, Kate Moss…

50 portfolio l’artiste américain Leigh Ledare shoote sa maman à poil et en bonne compagnie

56 l’Après mai d’Olivier Assayas

50 56 Après mai (2012)

30 à la loupe

Courtesy of the artist, Pilar Corrias, London & Office Baroque, Antwerp

du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

sans nostalgie ni sentimentalisme, le réalisateur brasse ses souvenirs de l’époque post-68. Entretien

62 sacrifice social l’auto-immolation par le feu : un acte d’une violence inouïe, signe des temps troublés de notre monde en crise. Enquête ex-boxeur, acteur, écrivain… à 38 ans, il est l’auteur de Rengaine, premier film fougueux et lucide. Portrait

Rémy Artiges

68 Rachid Djaïdani, poids lourd

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

70 Rengaine de Rachid Djaïdani

72 sorties Après mai, Free Radicals, Without, Twilight, La Chasse, End of Watch… + rencontre avec Jake Gyllenhaal

78 dvd Jean-Luc Godard politique en coffret

80 jeux vidéo

Assassin’s Creed III : hyper romanesque

82 Borgen saison 2 la série politique danoise revient

84 Jon Spencer Blues Explosion Meat + Bone : un album bien à l’os de pur rock’n’roll

86 mur du son Cat Power reporte, Clermont-Ferrand festoie, The xx tourne…

87 chroniques Ballaké Sissoko, Florent Marchet, Great Mountain Fire, Brian Eno, Motorama…

95 concerts + aftershow Pitchfork Festival

96 le musée d’Orhan Pamuk un roman, un musée, un recueil de conférences pour sauver la mémoire d’une vie, d’une ville

98

idées l’histoire de la “silhouette” racontée par Georges Vigarello

99 romans Eugène Green, Jay Cantor, William Gaddis

103 tendance la boxe : esthétique et noirceur par KO

105 bd Jours de destruction, jours de révolte, par Chris Hedges et Joe Sacco

106 Les Trois Sœurs, libres la pièce de Tchekhov dans une mise en scène bouleversante de Lev Dodine + Christophe Rauck + Sodome, ma douce

110 le cinéma de Neïl Beloufa une expo vidéo labyrinthique au palais de Tokyo + 25 ans de créativité arabe

114 la presse dans la tourmente le journaliste radio Antoine Mercier pointe la dégradation des conditions de travail de la profession

116 radio histoire(s) de la radio libre Lorraine cœur d’acier

117 programmes Bernard Hinault, les gangs parisiens…

118 net

Arte Radio : dix ans de créations sonores

profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 121

120 best-of

sélection des dernières semaines

122 print the legend

janvier-mars 1995 : du mensuel à l’hebdo

rédaction directrice de la rédaction Audrey Pulvar rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Audrey Pulvar, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs R. Artiges, D. Balicki, E. Barnett, S. Beaujean, G. Binet, R. Blondeau, D. Boggeri, Coco, C. Cohen, M. Despratx, N. Dray, L. Feliciano, J. Goldberg, A. Guirkinger, A. Hervaud, N. Hidiro, O. Joyard, B. Juffin, J. Lavrador, P. Le Bruchec, N. Lecoq, R. Lejeune, H. Le Tanneur, G. Lombart, É. Philippe, S. Sakho, P. Sourd lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon, Nicolas Jan publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrices de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 responsable presse/rp Élisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Jeanne Grégoire tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Everial les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Audrey Pulvar, Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2012 directrice de la publication Audrey Pulvar © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Édition Générale” jeté dans l’édition vente au numéro ; un CD “Un automne 2012” dans toute l’édition ; un supplément de 16 pages “Villa Gillet” encarté dans l’édition kiosques et abonnés Paris-IDF et départements 01, 07, 26, 38, 42, 69, 73, 74 ; un sticker “Vitalic” dans l’édition kiosque et abonnés Paris-IDF

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l’édito

courrier

#allumerlefeu L’affaire est plus grave qu’un tube médiocre de notre Johnny national. Comme le montre notre dossier (pp. 62-67), le suicide par immolation est en train de devenir un phénomène mondial. Depuis l’Antiquité et le mythe de Prométhée, le feu est un symbole puissant, tantôt associé à l’enfer, tantôt rituel de purification. Ces derniers temps, il fut l’expression brute de décoffrage de colères sociales collectives, depuis les récurrentes voitures flambées jusqu’aux émeutes urbaines qui ont fumé les banlieues de Paris ou Londres. Les émeutiers préféraient brûler leur voisinage que les beaux quartiers, retournant leur rage contre eux-mêmes en une sorte de paradoxal suicide social. En déclenchant les révolutions arabes, l’emblématique Mohamed Bouazizi a poursuivi cette veine suicidaire en ouvrant un nouveau paradigme : l’immolation individuelle protestataire. Il n’était certes pas le premier à commettre ce geste, mais il semble avoir inspiré divers cas de désespérance contemporaine, de l’Algérie (32 décès par immolation en 2011) au Tibet (70 cas depuis mars 2011), de Lyon à Strasbourg. Ces suicides par le feu ont un sens politique ou social, qu’ils découlent de l’opression chinoise, de l’absence de perspectives offertes par l’inamovible kleptocratie algérienne ou de la frustration d’avoir raté le printemps arabe. En France, l’origine de ces actes est généralement une souffrance au travail, la fin de droits sociaux, telle ou telle situation d’exclusion. Inscrites dans le contexte plus général des suicides au travail, les immolations ont leur typologie bien spécifique : souffrance extrême, portée sacrificielle, volonté de choc. Se faire rôtir dans la rue ou dans le bureau d’un maire, ce n’est pas exactement la même chose qu’avaler un tube de somnifère chez soi : c’est le terminus de la ligne du désespoir ou, comme l’explique le psy Michel Debout

Serge Kaganski

(p. 67), l’ultime coup de gueule dans le mégaphone. Jadis, pour se révolter, on donnait l’assaut au château. Mais aujourd’hui, comment remonter rapidement quand on est au fond de la cuve sociale, comment lutter alors que l’ennemi est invisible, diffus ? Les “descendants” de Prométhée ont beau se révolter et caillasser leur parlement, cela ne fait pas toujours chuter le gouvernement. Et quand bien même il tomberait, les forces qui étranglent le peuple grec sont plutôt à Bruxelles, Berlin, Washington, Pékin, Wall Street... Cette leçon de grec moderne est valable pour tous. Quand la pression au travail devient insupportable, quand on est chômeur en fin de droits, quand on prive vos enfants d’avenir, alors que les bonus explosent et que les paradis fiscaux roulent sur l’or, quand aucun parti ou dirigeant politique n’est en mesure d’infléchir le système inique qui vous a broyé, alors on peut comprendre (même si on ne l’accepte pas) que certains en viennent à s’asperger d’essence. Révolte individuelle dérisoire qui répond comme elle peut à notre ère individualiste, miroir tendu à un incendie plus métaphorique, ce feu ultralibéral qui crame la planète économiquement, écologiquement et socialement. Pour éteindre ces flammes-là, il serait urgent d’amorcer les contre-feux d’une autre politique. Mais si les propositions prolifèrent dans le champ intellectuel, elles cheminent trop timidement, voire pas du tout, vers les sommets du pouvoir. Faute d’un vigoureux changement de cap, les immolations individuelles pourraient devenir comme en Tunisie les signes annonciateurs de révoltes plus massives qui prendraient Johnny au mot en allumant des feux plus dévastateurs. Comme disait ce bon vieux Eschyle, auteur de Prométhée enchaîné (encore le feu, toujours les Grecs), “La violence a coutume d’engendrer la violence”.

Camille redouble J’ai 20 ans, je suis étudiante et je me pose beaucoup de questions, mais il y en a une qui me taraude : pourquoi à notre âge, (celui de cette fichue prétendue génération Y), en plus de faire des études, d’avoir un job après les cours, de faire quelques sorties, de profiter de son canapé le dimanche matin, de pratiquer une activité sportive ou de prendre le temps de boire un café avec ses parents, faut-il aussi penser à monter sa propre galerie d’art, son futur magazine socio-économiqueculturel, avoir vu/lu/écouté des tonnes de concerts, livres, CD, séries, avoir fait trois fois le tour de l’Europe et ne surtout pas laisser tomber ses amis de Facebook ou Twitter… À tous ceux qui ont déjà ressenti une grande frustration face à ces “super young adults”, je vous rassure, des idées on en a et un jour ça sera notre tour. Quand à toi, cher Inrocks, merci d’avoir tout entendu, vu et lu chaque semaine. Je te laisse, les gosses du baby-sitting ne vont pas attendre tout seuls longtemps. Camille

Christophe Conte sur le plateau d’On n’est pas couché

avec Christophe, on n’est pas couché Enfin si, on s’est couché mais on a regardé France 2 en replay sur l’ordi, ça a permis de zapper le squelette de Françoise Hardy ! Qui aurait cru que tu te serais retrouvé en star des Inrocks avec ton billet dur dur en page 3 et chez Ruquier le samedi soir ! Je t’ai trouvé cool, bien dans tes bottes face à cette déplaisante rouquine de Natacha Polony. Bref, tu m’as pas déçue, je regrette pas la pelle adressée lors de mon premier courrier, je la confirme et je postule toujours pour être la présidente de ton fan-club ! Plus que jamais incorruptible, amicalement. Carole

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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Monsieur le président de la République, Madame la garde des Sceaux, mesdames et messieurs les député-e-s et sénatrices-teurs,

L  égaux, ni moins ni plus L’appel des Inrockuptibles pour l’égalité des droits entre homosexuels et hétérosexuels

retrouvez et signez dès aujourd’hui cet appel sur

a France est aujourd’hui placée devant un moment de vérité. L’un de ces moments où le pays des Lumières – dont la devise “Liberté, Égalité, Fraternité” résume les combats de tous les avant-gardistes de siècle en siècle – doit prendre ses responsabilités. Liberté atavique du peuple français de penser son temps et renverser l’ordre établi. Libres les jacques du Moyen Âge, libres les héros superbes de 1789, libres et sacrifiés les communards de Paris, libre Louise Michel, libre Victor Schœlcher, libres ces hommes et ces femmes redressant un pays affaissé par l’Occupation. Libre encore, l’homme qui, bien qu’ayant, alors garde des Sceaux, signé quarante-cinq décisions d’exécution de captifs, algériens et français, pendant la guerre d’Algérie ne flancha pas, une fois président en 1981 au moment d’abolir la peine de mort, alors qu’une majorité de ses concitoyens y étaient opposés. Libre le pays de la séparation de l’Église et de l’État, où l’homme de loi s’est affranchi de la tutelle du religieux. Du sang a été versé pour obtenir et garantir cette indépendance ! Égalitaire le pays de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen ou de l’abolition de l’esclavage. Alors oui, dans les faits, cette égalité est quotidiennement mise à l’épreuve depuis trois siècles. Elle n’en demeure pas moins un idéal, un but, un trésor à défendre sans faillir. Fraternels les engagés du serment du Jeu de paume comme les poilus grelottant dans la glaise, jetés sans discernement devant la gueule des canons ennemis par des généraux incompétents. Fraternels les soldats de Leclerc scellant leur union à Koufra comme ces Justes mettant en danger leur propre vie pour sauver celles de persécutés. C’est ce pays qui une nouvelle fois aujourd’hui doit se montrer à la hauteur des valeurs cardinales fondant son identité : Les citoyens de France sont-ils libres et égaux ? L’homosexualité est-elle l’égale de l’hétérosexualité ou juste tolérée ? De vous dépendra la réponse à ces questions. Si homosexuels-lles et hétérosexuels-lles sont égaux-ales, pour quelle raison objective n’auraient-ils-elles pas les mêmes droits et les mêmes devoirs ? Le droit, notamment, de s’aimer au grand jour, le droit de se marier, le droit de concevoir et d’élever des enfants, le droit de se voir reconnue une présomption de parentalité, le droit pour des couples non mariés d’adopter. Qui peut dire aujourd’hui encore que le mariage soit le seul lieu où se construit la famille ? Qui peut sérieusement, chiffres de la maltraitance à l’appui, affirmer qu’un parent hétérosexuel réussit mieux qu’un parent homosexuel ? Qui peut continuer de ne pas s’interroger sur les changements qu’augurent pour les sociétés de demain les progrès des sciences du vivant ? Quel législateur se détournera encore de ces dizaines de milliers d’enfants déjà nés, dont les droits liés à la filiation ne sont pas pleinement garantis en France ? L’audace dont vous hésitez à faire preuve, onze pays au moins l’ont déjà éprouvée, dont des voisins et proches partenaires. Ces pays sont toujours debout. Ils n’ont pas sombré dans le dévoiement ou l’explosion des valeurs mais ne se sont tout simplement pas laissés paralyser par la peur. À vous aujourd’hui de ne pas trembler. Les Inrockuptibles

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Alexandre Hervaud

j’ai squatté l’École d’architecture de Nantes avec

Neil Hannon

I

l s’en est fallu de peu pour que le présent article écope du titre “J’ai picolé du vin de messe avec Neil Hannon”, ou encore “Je me suis trimballé dans la sacristie avec Neil Hannon”. On s’explique. Le songwriter irlandais trimbale son piano et son humour pince-sans-rire à Nantes, invité par le Lieu Unique à jouer trois soirs de suite dans trois lieux différents (avec, en point d’orgue, un dernier concert génial, mené par le public qui tirait les chansons au sort dans un chapeau). Les ballades pop de The Divine Comedy, groupe phare de la scène indé des nineties, auraient fait merveille à la chapelle de l’Oratoire, monument historique un temps pressenti pour accueillir le groupe de Neil Hannon. Sauf qu’après réflexion, le diocèse nantais a décidé qu’accueillir l’interprète de Generation Sex en ces murs n’aurait peut-être pas été judicieux. Qu’à cela ne tienne, changement de lieu et direction l’auditorium de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, bâtiment flambant neuf face à la Loire où l’on retrouve un Hannon aussi enrhumé qu’affable. Entre la scène où il se produira plus tard et le gigantesque bureau vitré où l’on papote, une exposition

“à un moment, t’as juste envie de t’asseoir peinard et de regarder les infos à la télé”

d’art contemporain s’offre aux yeux du chanteur. Des yeux relativement écarquillés lorsqu’il découvre une armoire improbable aspirée dans un chiotte, ou, quelques mètres plus loin, cette chaise pour bébé de quatre mètres de haut. On digère ces visions arty avant de revenir à des préoccupations plus musicales. Le dernier album de The Divine Comedy datant de 2010, on pourrait croire la sortie d’un futur disque imminente. Il faudra en réalité patienter. “Je n’ai jamais aimé l’idée de l’écrivain maudit terrifié par la page blanche. Certains pensent qu’il faut souffrir pour être un artiste, se réveiller en plein milieu de la nuit parce qu’on a eu une idée géniale, mais ça ne marche pas comme ça. Tu dois juste t’asseoir et écrire ta putain de chanson”, explique Neil Hannon. Et d’ajouter, après une pause : “Bon, j’ai pas eu souvent l’occasion de le faire dernièrement.” Promis, en 2013, il n’aura plus beaucoup d’excuses pour ne pas écrire de nouvel album. S’il concède que tailler la route n’est pas devenu une partie de plaisir en vieillissant – il a fêté ses 42 ans le 7 novembre –, l’exercice conserve encore certains avantages : “Ça t’éloigne des responsabilités, des factures à payer, du chien à sortir, de ma fille à emmener à l’école à 7 heures.” Qu’on ne s’y trompe pas, Hannon dispose également d’occupations plus glamour (tout du moins plus originales) comme l’écriture d’une comédie musicale ou, plus récemment, d’un opéra, Sevastopol. Ce spectacle n’a visiblement pas déclenché une vocation chez Hannon, qui reconnaît avoir eu “les yeux plus gros que le ventre” avec ce projet, jurant qu’on ne l’y prendrait plus. Pas sûr d’ailleurs que sa discothèque – ou son disque dur – contienne beaucoup d’opéra, puisque l’écoute de musique ne semble pas accaparer tout son temps. “En fait, je ne me dis jamais ‘Tiens, je m’écouterais bien un petit album, là’. C’est bizarre, d’autant que j’en écoutais énormément quand j’avais 20 piges. Ça doit être l’âge, trop de trucs à faire. À un moment, t’as juste envie de t’asseoir peinard et de regarder les infos à la télé.” Parmi les artistes du moment, Hannon concède toutefois un faible pour St. Vincent, qu’il juge “parfaitement étrange”. texte et photo Alexandre Hervaud

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une 25e rugissante Sept villes, onze salles, plus de quarante artistes, de vénérables anciens, de grosses machines et de jeunes pousses : le Festival Les inRocKs Volkswagen, pour sa 25e édition, a vu les choses en grand, en rock, en pop, en electro et en puissant. Retour en images sur les sept premiers jours de festivités.

Quatre ans après leur dernier passage bouillant au Festival, les savants fous de Hot Chip ont enflammé le Casino de Paris avec leur electro marteau et leurs looks improbables

photo Pierre Le Bruchec pour Les Inrockuptibles

En provenance de Londres et héritiers d’une belle tradition de rock anglais, les Palma Violets ont importé chansons, charisme et culot à la Boule Noire. On tient le Mercury Prize de 2013 16 les inrockuptibles 14.11.2012

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Harmonies sidérantes, rythmiques nerveuses : les Canadiens de Half Moon Run ont donné un concert important auD ivan duM onde : lesp ortes de la gloire s’ouvriront à eux dès 2013

Quand Brittany Howard d’Alabama Shakes hurle, la foule crie. Quand elle chante sa soul sans limite, la foule se tait. Rarement on avait vu telle ferveur à la Cigale

Dans une Boule Noire pleine à craquer, les jeunes Anglais d’Alt-J (Δ) ont confirmé que 2012 était l’année de la pop déconstruite et de la géométrie

Yeuxnoir s et regard froid : Lescopt oise la foule et plonge le Casino de Paris dans une sombre rêverie. Puissant et tendu 14.11.2012 les inrockuptibles 17

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Générosité ébouriffante, salle comble, Jeanne Cherhal et Orelsan en guests : Benjamin Biolay, le patron de la chanson rock française, a donné un concert intense, et le seul de 2012

Gomina,c ostard deg angster, cran d’arrêt dans la poche (ou bien ?), swinghalluciné et voix rocailleuse : lecr ooner Willy Moon a fait le chaud et le show

Si Stuart A. Staples arbore désormais une superbe paire de bacchantes, ses Tindersticks n’ont pas pris une ride

Savages, c’est Joy Division monté sur talons aiguilles et une pop noire à faire passer Siouxsie And The Banshees pour les Bisounours 18 les inrockuptibles 14.11.2012

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Le 9 novembre, date anniversaire de la mort du général de Gaulle, au mémorial de Colombey-lesDeux-Églises

en campagne comme à la guerre À une dizaine de jours du congrès de l’UMP, Jean-François Copé laboure le terrain avec des prises de position très à droite. Le candidat et son entourage expliquent leur stratégie décomplexée.

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éthodiquement. Patiemment. En limitant les imprévus. Jean-François Copé déroule sa campagne comme un plan de bataille. Tout est pensé, calculé, étudié. Thèmes, agenda, rythme, médias. “On se réadapte en permanence, confie un de ses proches. On a une capacité à faire évoluer notre stratégie autour d’un fil conducteur, celui que Jean-François Copé a écrit noir sur blanc dans son Manifeste pour une droite décomplexée.” C’est un vocabulaire de guerre. Et en pleine guerre, on minimise les risques, on maîtrise le hasard, on essaie de devancer l’ennemi.  Le 18 novembre, Jean-François Copé aura parcouru plus de 60 000 kilomètres, donné 101 meetings depuis le début de sa campagne le 5 août au Cannet. “C’est inhumain comme rythme de campagne, confie un de ses proches. Parfois, il enchaîne quatre meetings par jour,

six en 48 heures et 1 800 kilomètres en un week-end.” Voici les stats de Copé entre le 9 et le 11 novembre. Le 9, date anniversaire de la mort de De Gaulle, il s’est rendu à Colombey-les-Deux-Églises pour se recueillir sur la tombe du général et tenir une réunion militante. Un beau coup de com à une semaine du vote des militants. “On n’oublie pas qu’à l’UMP, il y a des RPR et beaucoup de gaullistes, commente un copéiste. Mais rien n’empêchait Fillon de le faire.” Dans un scrutin inédit où personne ne sait vraiment qui ira voter, il ne faut oublier personne. Tout est bon à prendre. À la mi-journée, ce 9 novembre, après le dépôt de gerbe, Copé s’adresse donc à 200 personnes, sans notes, une affiche bien kitsch du général derrière lui. Le public n’est pas de la première jeunesse et commente en même temps que Jean-François Copé parle, comme s’il était devant sa télé. Le candidat reste imperturbable.

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“quand c’est difficile, le chef doit être devant ses troupes, pas derrière” Jean-François Copé

Délivre son message. Le même que dans toutes les salles, à deux ou trois variantes près en fonction des thèmes du jour. À tel point que son équipe – qui lui fait systématiquement un debrief en fin de meeting – est capable de chuchoter le discours en même temps que lui. “On fait une campagne début du XXe siècle, commente l’entourage. Toutes les salles des fêtes, toutes les villes, tous les départements. Il faut répéter le même message pour convaincre les militants. Ça n’a rien à voir avec une présidentielle où il faut cibler une fois la culture, une fois l’industrie, et qui est filmé en direct par la télé. Là on s’adresse toujours à des UMP, mais on ne sait pas pour qui ils vont voter.” Le candidat prend le temps de rester : autographes, photos, dédicaces. “Copé fait campagne sur la cible qui lui est demandée : les militants. Ce sont eux qui vont voter, commente un copéiste, avant de reprendre. À ce jour, l’UMP revendique 300 000 adhérents, et un nombre semblable de militants électeurs. Donc, si on compte une participation équivalente à celle qu’avait eue Sarkozy en 2007, on obtient, avec une fourchette haute, un vote de 150 000 militants. Il nous faut donc convaincre 75 000 militants plus un ! On est loin des 16 millions de sympathisants.” Voilà le pari de Copé : apparaître comme le candidat des militants. Avec, au passage, un tacle aux fillonistes qui se réjouissent des bons sondages réalisés à partir des réponses des sympathisants UMP. Les militants, donc, Copé les chouchoute. Et répond à toutes leurs questions. Inlassablement. “J’arrive pas à trouver votre livre”, lui dit un militant, la bouche ouverte, un petit four au milieu et les bruits en plus. “C’est comment déjà le titre ?” Copé déroule. Claque la bise à Éliane, Liliane ou Justine qui avait déjà la photo du candidat sur son portable mais qui glousse d’émotion de pouvoir rajouter la photo de sa signature. “Vous êtes gentille”, renchérit le politique faussement modeste. “Merci, merci beaucoup.” On dirait du Sarkozy dans le texte. “C’est un mélange de Chirac et de Sarkozy. Il puise dans les deux”, assure un de ses conseillers. La proximité et l’affect du premier. La volonté de “faire bouger les lignes” du second. Une dame oublie pour qui elle voulait la dédicace du livre : “Ne vous inquiétez pas, j’ai tout mon temps.” Il reste pourtant dans la journée une visite du mémorial, un autre meeting, une heure trente de route et surtout… un repas avec les élus du coin ! Ah, ces élus que Copé n’a pas

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oubliés. “Avant même que sa candidature ne soit officialisée, on a commencé à quadriller le territoire, raconte un de ses proches, en mobilisant les comités qui appelaient à ce qu’il se lance. On a structuré le tout avec un responsable par département, et un autre par circonscription. Le tout chapeauté par Roger Karoutchi et Edouard Courtial. Chaque mardi, le comité stratégique se réunit à l’Assemblée et ça permet de faire remonter ce que disent les élus de terrain et de faire redescendre ce qui est décidé en haut.” Chez Fillon, un membre de l’équipe marque un temps de découragement : “Les responsables des fédérations, des départements, des cantons, il les a tous appelés ! Fillon ne veut le faire que pour les gros. Et encore. Puis, Copé dîne avec tous quand il passe en meeting. Fillon, c’est à peine un apéro-cacahuètes avant le discours. Or ce sont eux qui vont faire du phoning, du porte-à-porte, vont chercher les procurations, amènent les militants à voter en organisant du covoiturage. Ce ne sont pas les députés qui s’affichent aux côtés de Fillon qui amèneront une voix !” Dans le camp Copé, satisfait de ce travail de fourmi, on ne dit pas autre chose : “C’est une campagne invisible, qu’aucun sondage ni commentateur n’enregistre.” À leurs yeux, la différence avec la campagne de Fillon ne s’arrête pas là. Elle se poursuit dans les médias. Copé les fait tous. “Sans exception !, s’amuse-t-il à la tribune, à Colombey. Matin, midi, soir. Quand c’est difficile, le chef doit être devant ses troupes, pas derrière.” Et vlan, nouvelle flèche à Fillon qui juge, lui, en privé, que son opposant s’abîme en s’exposant trop. “Moi, c’est sujet, verbe, complément, tout le monde me comprend !”, enchaîne Copé. Ainsi estime-t-il, ce sont ses thématiques qui ont imposé le débat : fierté d’être de droite et d’appartenir à l’UMP, appel à la résistance et à la manifestation, revendication d’une droite décomplexée. “La France décomplexée, c’est la France de la reconquête”, lance-t-il dans la dernière ligne droite avec son nouveau slogan. Sans oublier le racisme anti-Blanc et, surtout, le désormais fameux pain au chocolat qu’un pauvre enfant se serait fait arracher “par des voyous” au motif “qu’on ne mange pas au ramadan”. Tabac dans les salles, satisfaction des militants mais circonspection des cadres de l’UMP. Même dans son équipe ! “Ce durcissement peut être dangereux sur le long terme, commente un parlementaire, soutien de JFC. Sur le court terme, ça rapporte beaucoup. Mais après, ça fait sortir du bois les modérés à l’approche du vote. La question reste : qui votera ?”

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Face aux militantsU MP de Colombeyles-Deux-Églises

L’entourage du candidat balaie ces questionnements : “Il y a une forte adhésion dans la salle. Soit on se fait complètement avoir et Fillon a payé des intermittents du spectacle pour nous enfumer, soit il y a une réalité de terrain !” Aux Inrocks, Copé confie sa sérénité : “J’y crois depuis le début. Je me mets tellement en phase avec les militants.” Drôle comme construction de phrase. Non pas être mais se mettre en phase avec. Et surtout au plus près. Pour ce faire, le staff déploie une grosse énergie, avec une organisation quasi militaire. À chaque déplacement, le candidat consacre un long moment à des interviews, en particulier à France Bleu et France 3 régions, pour être proche des militants. Et son staff lui bloque toutes les mois du temps avec la presse quotidienne régionale. Enfin, en plus des émissions politiques qu’il accepte et dans lesquelles il balance systématiquement une idée nouvelle, testée dans les six meetings qui précèdent – comme la motion de censure (citée sur France Inter) ou les manifs de rue (annoncées au Grand Jury de RTL ) –, ses soutiens politiques sont aussi réquisitionnés. Ainsi, le 12 novembre, dernier dimanche avant le vote des militants, Copé était sur Europe 1, Jean-Pierre Raffarin sur France 5 et Brice Hortefeux sur BFMTV. “On a quadrillé les émissions politiques. Chez Fillon, ils ne s’en aperçoivent pas et comme ça, nous on alimente la dynamique.” Dynamique, le maître mot du clan Copé. Surtout ne pas laisser retomber le soufflé. Fillon programme un grand meeting à Paris le 7 novembre ? Pas question de lui laisser les honneurs. Chez Copé, où rien n’était prévu la dernière

depuis début août, Copé a parcouru quelque 60 000 km et donné 101 meetings

semaine, on en programme un le 8. Fillon décale le sien au 12 novembre au Palais des Congrès ? Copé, qui devait terminer son tour de France au Cannet, décide d’avancer ce meeting au 13 “pour tout de suite reprendre la main de la mobilisation. Dès le mardi, une nouvelle histoire commence. Celle que l’on raconte et non pas celle de Fillon.” Scud ! La guerre ne s’arrête pas là. “Dans la foulée, on programme un meeting au Carrousel du Louvre pour 3 000 personnes le 16 à Paris. Ce qui signifie qu’on est les derniers à Paris, pourtant le fief de Fillon, qui n’a pas le temps de repasser !” Forcément dans une guerre, il y a un ennemi… “Ça fait partie de la campagne de regarder ce que fait l’autre.” Une réactivité facilitée par quelques indiscrétions gentiment transmises par l’autre camp. “Des moyens poissons de chez Fillon nous donnent des informations. Certains ont aussi envoyé des SMS pour féliciter Copé après le débat sur France 2 ou nous transmettre des mauvais articles sur leur campagne.” Allô Freud ? “Ça s’appelle ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Ces gentillesses à notre endroit montrent qu’ils pensent que les choses ne sont pas faites.” Chez Copé, on avance en sécurisant le périmètre : “Il faut gagner chaque journée et remettre chaque matin les compteurs à zéro. C’est la stratégie de Sarkozy en 2007. Pour l’instant, je crois que nous n’avons pas perdu de journée !” Pour le vérifier, chaque dimanche soir, avec son premier cercle, dans une brasserie, Copé fait le point sur la semaine écoulée, et sur celles à venir. Dans son camp, on y croit. Et depuis longtemps. “Le premier de la classe qui a 20 sur 20 ne peut que baisser. Celui qui avait la moyenne, sauf accident de parcours, ne peut que monter. Et ensuite, il y a un croisement des courbes...” À la question “vous êtes serein pour l’élection ?”, le favori François Fillon a lâché, dans Le Parisien le 11 novembre : “Ce sera sans doute serré”. Marion Mourgue photo Guillaume Binet/ M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles

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Geoffroy Didier, l’affamé Cofondateur de la motion la Droite forte, l’une des six en lice pour le congrès de l’UMP, il soutient Copé.

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n appelle l’UMP pour demander une photo “libre de droits” de Geoffroy Didier. C’est lui qui nous recontacte pour s’en occuper. Du sur mesure ! “C’est quelqu’un de déterminé”, explique un dirigeant sarkozyste important. Un peu gourmand, non ? “C’est normal qu’il le soit à son âge. Sinon il ne le sera jamais ! Il n’a pas froid aux yeux. Il est brillant et n’est qu’au début de son parcours.” Lui dit “croire aux mots, parce que c’est le reflet d’une idée, parce qu’ils portent un message”. Ses mots à lui trahissent son envie d’aller loin. À le voir sur les plateaux télé, cet avocat du barreau de New York et de Paris, 36 ans, mais à qui on en donnerait 26, diplômé de Sciences-Po, l’Essec, Columbia et Harvard, a déjà tous les tics de ses aînés : une langue de bois bien pendue, des réponses mécaniques et des vannes pour moucher les journalistes. Quitte parfois à donner l’impression d’en faire trop. Avec une belle arrogance, Geoffroy Didier a réussi mi-octobre à laisser sans voix Laurent Ruquier et Michel Drucker sur le plateau d’On n’est pas couché. La main sur le bras de Drucker, il démarre : “Vous savez que je connais bien Michel Drucker. J’ai fait son émission qui s’appelait Les Numéros 1 de demain…” L’animateur médusé : “Vous m’avez rappelé Nicolas Sarkozy à ses débuts.” Le politique, satisfait : “Si je termine comme lui c’est plutôt bon signe !” Définitivement, il y pense… Chaque été, il s’offre un pèlerinage à l’hôtel du VieuxMorvan, chambre 15, là où François Mitterrand, précisément, avait appris sa victoire de mai 1981. À l’UMP, certains sourcillent à la vue du conseiller régional du Val-d’Oise : “Ce Geoffroy Didier a besoin d’une bonne douche froide, confie un haut dirigeant de l’UMP. C’est terrifiant, car il caricature l’UMP et ça nous retombe dessus !” Beaucoup n’ont toujours pas digéré que le duo Didier-Peltier dépose à l’INPI la marque

“Génération Sarkozy”. Eux qui l’ont connu les derniers… “On n’a pas eu la prétention de dire qu’on en avait le monopole mais on n’a pas compris qu’on nous empêche de le dire. La situation est quand même ubuesque. Le seul endroit où nous n’avons plus le droit d’être sarkozystes, c’est à l’UMP.” Peut-être est-ce la méthode qui a déplu ? Léger acquiescement : “On est jeunes, on apprend.” Avec son acolyte Guillaume Peltier, Geoffroy Didier s’est inspiré du slogan de Sarkozy, “la France forte”, pour l’intitulé de leur motion. “Ça veut dire forte en intensité. Je n’utilise pas comme Copé le terme de droite décomplexée, à mes yeux trop négatif. Moi je veux adresser un message politique positif.” Copé, pousse-toi de là que je m’y mette ! L’ex-membre de la cellule Riposte pendant la campagne de Sarkozy est prêt à monter au front. Mâchoire carrée, mèche gonflée, costume noir. Sur les plateaux télé ou dans ses communiqués, il y va. Soixantequinze propositions dans sa motion dont l’interdiction du droit de grève pour les enseignants, un quota de journalistes de droite dans le service public, la fin de l’aide médicale d’État et l’organisation, chaque 1er Mai, de “la grande fête populaire de la droite républicaine”. Une idée que soutient Jean Sarkozy. “Didier est l’alliance entre le militantisme et la réflexion idéologique, juge un copéiste, il est fidèle dans la parole et dans les actes.” Pourtant, en 2006, il soutenait d’autres idées. Porte-parole d’un club, “La Diagonale”, réunissant des “sarkozystes de gauche” (selon lui “des politiques au-delà des clivages”), il se disait pour le “droit de vote aux municipales des étrangers sur le territoire depuis dix ans”. C’était il y a six ans. Un siècle en politique. “J’ai évolué à l’épreuve du terrain, par réalisme”, reconnaît-il en lâchant, pour une fois, son rôle : “Je suis en construction.” Aux municipales de 2014, dans le Val-d’Oise, il a envie d’“aller au combat”. M. M. 14.11.2012 les inrockuptibles 23

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Manifestation de catholiques traditionalistes organisée par Civitas contre la pièce de théâtre de Rodrigo García Golgota Picnic. Paris, 11 décembre 2011

contre, tous contre À droite, le mariage homo divise. Nombreux sont ceux, à l’UMP et au FN, qui ne défileront pas aux côtés des cathos tradis de Civitas. Deux manifs sont donc programmées à un jour d’intervalle.

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ujourd’hui, le mariage homo. Demain, la polygamie. Stop !” Avec ce tract bleublanc-rouge tout en nuances, l’institut Civitas a débuté en mai sa dernière croisade. L’association de catholiques traditionalistes, “intégristes diront certains”, précise le politologue Jean-Yves Camus, a fait ses classes médiatiques en luttant contre “la christianophobie” l’an passé. Première performance : des protestations contre la photographie Piss Christ de l’artiste américain Andres Serrano. Puis des rassemblements qui ont perturbé les représentations de la pièce de théâtre Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci ou de Golgota Picnic de Rodrigo García. La lutte s’oriente dorénavant vers le projet de loi du gouvernement ouvrant le mariage et l’adoption aux couples homosexuels. Tandis que Jean-François

Copé et ses lieutenants promettent d’en appeler à la rue en cas de conquête de l’UMP – sans, pour le moment, fixer de date –, l’institut Civitas organise sa manifestation nationale le dimanche 18 novembre. Un activisme qui agace une bonne partie des autres opposants, au point qu’une autre manifestation a été mise sur pied pour le 17 novembre. La fronde conservatrice se divise désormais entre “les gens du 17” et “les gens du 18”. Lui articule “Chivitas”, par habitude de la prononciation psalmodiée lors de la messe en latin. Dans son pull blanc à col, Baudouin Le Roux parle de “l’organisation” les yeux écarquillés, comme un jeune converti. À 21 ans, cet étudiant affable a intégré Civitas en juin. Après une formation de trois jours lors d’une sorte d’université d’été, il est devenu responsable de la section des jeunes Parisiens. Il y a trois semaines, au marché de la place Maubert à Paris, Baudouin Le Roux a

tracté en vue de la manifestation du 18. Civitas assure avoir imprimé pour l’occasion un million de tracts, déclinés en trois versions. La première à destination des catholiques traditionalistes, la deuxième pour les catholiques dits de “tendance moderne” et la dernière, dépourvue de références théologiques, pour les autres. Sur ce dernier prospectus, deux hommes ont été photographiés lors d’une Gay Pride, de dos et à moitié nus. Une phrase a été ajoutée : “Confieriez-vous des enfants à ces gens-là ?” C’est ce tract que le jeune homme a distribué, récoltant parfois des insultes, souvent de l’indifférence et, de temps à autre, un pouce levé. Le député UMP Hervé Mariton, pourtant farouche opposant au projet de loi socialiste, s’est dit choqué à la réception de ce tract. Erwan Binet, député PS de l’Isère et rapporteur du projet de loi sur le mariage homosexuel, enfonce le clou. Lors des auditions parlementaires qu’il dirigera

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Alain Escada, secrétaire général de Civitas, dément toute guerre de chapelle du 8 novembre au 20 décembre, il refusera de recevoir “une certaine opposition aux accents homophobes”. Gêné par ces alliés embarrassants, Hervé Mariton certifie une “dissociation totale” d’avec la manifestation du 18. “Par contre le 17, en tant qu’élu de la Drôme, j’irai probablement manifester à Lyon.” Le 17 novembre, “la manifestation pour tous” a été programmée dans plusieurs villes par un homo (Xavier Bongibault), une socialo (Laurence Tcheng) et une catho aux revendications conservatrices. Inquiète d’une potentielle indifférenciation des deux sexes, la catho déjantée – Frigide Barjot – assure avoir tenté “d’éviter l’apartheid” avec Civitas. “On les a invités le 5 septembre dans une réunion commune. Mais dès le lendemain, ils ont fait leur conférence de presse pour balancer les premiers leur date du 18 novembre. En gros, le premier qui pose sa date, il est le chef de sa date et il emmerde tous les autres.” Même son de cloche du côté d’Alliance Vita, association fondée par Christine Boutin “défendant la vie sous toutes ses formes”. Le 23 octobre, avec des femmes vêtues de blanc et des hommes en vert, Alliance Vita a réalisé son happening antimariage et anti-adoption homos dans 75 villes de France. “Le ton agressif des tracts de Civitas ne nous convient pas, explique Ségolène du Clozel d’Alliance Vita. Nous appelons très clairement à manifester le 17.” Alain Escada, secrétaire général de Civitas, dément toute guerre de chapelle. “Le 18, c’est pour tous les opposants au projet de loi qui veulent bien manifester ce jour-là”, nous assure-t-il. Conscient de son caractère clivant, Civitas a néanmoins tenté, dans un premier temps, d’appeler à manifester en cachant son rôle d’organisateur. Certains tracts indiquaient simplement l’adresse internet www.nonaumariagehomosexuel.com, site créé par Civitas. À ne pas confondre avec nonaumariagehomo.fr tenu par le syndicat étudiant de droite l’Union nationale inter-universitaire (UNI). De même, des dizaines de milliers de personnes ont reçu des mails appelant à une “grande manifestation en faveur de la famille”, sans signature aucune.“Comme nous sommes ostracisés, c’était pour éviter que les gens referment le mail en voyant Civitas, justifie Vivien Hoch, 26 ans, responsable d’une partie de la communication web de Civitas. C’était même contrôlé. Il fallait une stratégie de guérilla, allumer plein de foyers partout en

vue d’une grande convergence nationale en janvier.” Ce jeune thésard spécialiste de saint Thomas d’Aquin montre sur son iPad le compte Twitter @manifdu18novembre qui dénombrait, le 6 novembre, 84 abonnés. Nous lui faisons remarquer que la manifestation du 17 en compte 200. Il sourit : “On va dire qu’ils sont plus modernes.” Côté Facebook, Vivien Hoch a récupéré le compte créé par un collectif anti-Hollande. Il annonce les deux manifestations et affiche environ 4 000 participants. Peut-on parler de la date du 18 comme d’une manif de droite ? “Je vais sans doute plus facilement balayer l’éventail des électeurs de l’UMP au Front national que du Front de gauche au PS. Ce serait idiot de le nier”, s’amuse Alain Escada. Bien que Marine Le Pen se soit dit prête à défiler aux côtés de Jean-François Copé sur la question du mariage pour tous, la communication du FN nous rétorque que la manifestation du 18 n’est pas à l’ordre du jour. “Dans sa stratégie de dédiabolisation, Marine Le Pen n’a pas seulement privé les néonazis du droit à la parole, analyse Magali Balent, chercheuse associée à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques), spécialiste de l’extrême droite française et européenne. Les cathos tradis ont également été écartés peu après la défaite, au congrès de Tours du 16 janvier 2011, de leur représentant Bruno Gollnisch.” Pour sa première sortie sur les pavés, la droite française ne défilera donc pas en famille. Le chef de Civitas Alain Escada ne s’en offusque pas. Il assume même cette préparation provocatrice qui, selon lui, aurait déjà permis d’engranger “une première victoire”, celle de la banalisation d‘expressions clés inventées par Civitas. “Comme pour le lien entre mariage homo et polygamie, nombre de personnalités ont repris nos arguments sans nécessairement faire référence à nous : le cardinal Philippe Barbarin, l’éditorialiste au Figaro Ivan Rioufol, Éric Zemmour…” Geoffrey Le Guilcher

côté pro-mariage, on se mobilise aussi ìMHXGLQRYHPEUHXQJUDQG.LVVLQ se tiendra place de l’Hôtel de Ville à Paris, à 19 heures, mais aussi à Dijon, Lyon, Toulouse (http://kiss-in.blogspot.fr). ìOHVHWQRYHPEUHbGHQRPEUHX[ collectifs appellent à contre-manifester au départ des deux rassemblements des antis. 14.11.2012 les inrockuptibles 25

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“dès qu’on est homosexuel ou supposé l’être, on n’a droit à aucune forme de justice” Jules Eloundou, militant

Adefho

Jean-Claude RogerM bédé et son avocate, Alice Nkom

homo traqué Au Cameroun, les homosexuels encourent jusqu’à cinq ans de prison. Jean-Claude Roger Mbédé sera jugé le 19 novembre après avoir été dénoncé par un homme auquel il avait envoyé un SMS amoureux.

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epuis sa sortie de la sinistre prison centrale de Yaoundé, Jean-Claude Roger Mbédé, 31 ans, a repris le chemin de l’université où il étudie la philosophie. Mais ses souvenirs sont intacts : “Ma sortie de prison a été vraiment très difficile. J’ai été très malade à cause de la saleté, et j’ai dû être opéré dès ma sortie. J’ai essayé de rentrer dans ma famille, qui m’a rejeté. Mon père m’a dit qu’il préférait un fils mort à un fils homosexuel. J’ai trouvé refuge chez un ami. Heureusement, Amnesty International m’a payé une chambre d’étudiant, ainsi que ma pension pour l’université.” Jean-Claude Roger Mbédé avoue prier beaucoup

et se dit confiant quant à l’issue de son procès. Le destin de cet étudiant sans histoire a basculé fin 2010. À l’époque, il flirte avec une connaissance depuis plusieurs mois. Un jour, il lui envoie un SMS amoureux. “Un SMS. C’est tout ce qu’il y a eu. J’ai été incarcéré pour homosexualité. Simplement parce que j’avais envoyé un SMS à quelqu’un ! Il a organisé mon arrestation à mon insu : il m’a appelé, m’a donné rendez-vous et quand je suis arrivé, la gendarmerie m’a arrêté.” Après des coups et des intimidations – les policiers ont notamment appelé tous les contacts de son répertoire téléphonique pour les menacer de complicité –, Jean-Claude

Roger Mbédé confesse son homosexualité. Il n’en faudra pas plus pour qu’un juge le condamne en première instance à trentesix mois d’incarcération. Au Cameroun, les homosexuels encourent jusqu’à cinq ans de prison ferme. Ils ne sont toutefois jamais pris en flagrant délit et les procès suivent presque toujours le même scénario : les personnes dénoncées sont arrêtées et signent ensuite des aveux sous la contrainte, avant de se retrouver devant un tribunal. C’est le cas de Jonas et Franky, incarcérés à Yaoundé depuis juillet 2011. Les deux garçons, mineurs à l’époque des faits, sont arrêtés au cours d’un contrôle de police. Travestis, ils sont aussitôt conduits dans un commissariat de la capitale où ils reconnaissent leur orientation sexuelle. Une fois devant la justice, Jonas et Franky ont nié les faits d’homosexualité mais ont tout de même été condamnés, malgré l’absence de témoins, à la peine maximale. Le juge, ouvertement homophobe, leur a posé des questions très intimes sous les rires d’une foule hostile. Leur procès en appel, maintes fois reporté, devrait enfin reprendre le 21 décembre prochain. Jules Eloundou, militant de l’association Humanity First, dénonce l’homophobie du milieu judiciaire : “Dès qu’on est homosexuel ou supposé l’être, on n’a droit à aucune forme de

justice, aucune protection. C’est le cas de Jean-Claude Roger Mbédé comme de Jonas et Franky.” Cinq personnes sont actuellement incarcérées au Cameroun pour homosexualité. Tous les jours, des gays sont la cible d’interpellations et de passages à tabac. L’ONG Human Rights Watch estimait en 2010 que près de deux cents arrestations arbitraires avaient lieu chaque année au Cameroun. Une situation qui persiste en raison du silence complice des autorités. Lambert, l’un des rares militants ouvertement gays, estime que “la situation a empiré ces dernières années. On traque des homosexuels sur simple dénonciation, parce qu’ils sont en possession de préservatifs ‘spécial homme’ par exemple, ou à cause de leur allure trop féminine. Les autorités utilisent les homosexuels comme boucs émissaires pour détourner les revendications de la population”. Les homosexuels ne sont plus les seules victimes de cet état de fait. En octobre, les avocats Michel Togué et Alice Nkom, connus pour leur engagement auprès des minorités sexuelles, ont été victimes de menaces de mort par téléphone, à tel point que maître Togué n’a pu se rendre devant la Cour d’appel de Yaoundé pour défendre le cas de Jonas et Franky. Les autorités n’ont pas daigné réagir. Sarah Sakho

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“on n’a pas élu la gauche pour qu’ils taxent le Nutella :(”

retour de hype

“est-ce que légalement on peut incarcérer les animateurs qui font leur émission avec leur chien ?”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz Gaspard Ulliel dans le rôle d’Yves Saint Laurent

la coupe courte de Najat Vallaud-Belkacem

“j’ai les dents qui poussent et je vois des renards”

Abraham Lincoln

le retour de Dave Grohl avec QOTSA “tu fais quoi pour le jour de l’an han han ?” Butter Bullets Catherine Laborde

“laisse moi tranquille, j’attends mon Tchao Pantin”

R. Kelly

Frédéric Lopez Noam Chomsky dans la vidéo Gangnam Style du MIT

Elizabeth Warren

Gaspard Ulliel jouera Yves Saint Laurent dans le prochain Bonello. Elizabeth Warren Démocrate, pasionaria de l’antifinance, cette prof de Harvard est l’autre grande gagnante du 6 novembre : à l’issue du duel le plus suivi et le plus coûteux des sénatoriales, elle a récupéré le siège qui fut celui de Ted Kennedy. Catherine Laborde fait ses débuts dans un one-woman show écrit par Guy

Carlier et François Rollin. Hmm. La taxe Nutella La commission des Affaires sociales du Sénat a adopté un “amendement Nutella” au budget de la Sécurité sociale, visant à augmenter de 300 % la taxe sur l’huile de palme, composante essentielle du Nutella. Ah, ah. Frédéric Lopez et son émission ultra-anxiogène La Parenthèse inattendue. Diane Lisarelli

tweetstat

20 % Alliance Ethnik

pour le Respect (“Respect yourself, respect the funk, respect the laaadies”)

14 % Périclès

pour le coup de pouce à la démocratie

66 % cucumis melo pour le melon

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un bonheur très partagé Un message de trois mots, “Four more years”, est devenu le plus populaire de l’histoire de Twitter. En soignant son image, Barack Obama se voit ainsi à nouveau sacré roi de la com.

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le triomphe intérieur

Cela aurait pu être une photo pleine de cotillons, de sources de lumière, de bras en l’air et de grands sourires. Cela aurait même pu être l’incarnation des verbes du premier groupe “exulter” ou “triompher”. Mais après une campagne extrêmement longue

et serrée, Barack Obama a choisi d’illustrer sa victoire (sur les réseaux sociaux) par une photo de famille, un cliché presque intime donnant à voir un geste de tendresse finalement assez banal entre deux époux. L’image, quelques heures après sa publication,

était déjà la plus partagée de l’histoire de Twitter et la plus “likée” de celle de Facebook. On y voit Barack Obama calme, posé, les yeux fermés. Son visage incarne l’idée que l’on se fait du dirigeant vertueux. Le message est clair : il est ici question d’un homme droit

et fiable (pour sa femme comme pour ses concitoyens) qui a compris sa responsabilité et qui fera tout pour ne pas handicaper le futur de la cité (“And we know in our hearts that for the United States of America the best is yet to come”, a-t-il déclaré juste après sa victoire).

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la “gravitas”

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Comme dans un portrait de dirigeant romain, et malgré un sourire teinté de plénitude, sa figure ici n’exprime plus son ethos mais sa gravitas, vertu essentielle. Tout en étreignant sa femme, il semble mesurer le poids de sa charge : être un père, un mari, un homme et un président. Loin de la frivolité du monde, il s’inscrit dans l’histoire (“We made history”, avait-il proclamé le soir de son élection en 2008) et tente d’incarner le mos majorum, les mœurs des anciens parmi lesquelles la fidélité (en politique comme dans la sphère privée), la piété (les yeux fermés comme en prière), la majestas (ce sentiment de supériorité naturelle d’appartenance à un peuple élu) et la virtus, essentielle à l’activité politique. En théorie, c’est beau comme un poème mais dans la forme ça ressemble quand même un tout petit peu à une pub pour une marque de montres.

le couple

Oublions le sous-texte bien chelou qui n’aura pas échappé aux esprits chagrins et qui pourrait laisser entendre que sans sa réélection, Baracko n’aurait pas eu l’occasion de peloter sa femme “four more years” et concentrons-nous plutôt sur le message véhiculé. Derrière tout ça : l’idée que le plus important reste la famille, les vrais liens et que, d’un certain côté, l’amour qui lie Barack Obama à sa femme prouve qu’il est un humain et un bon humain. Cette photo

montre que, malgré son statut, Obama est comme tout le monde, que sa femme porte une robe à 69 euros (soldée 23 euros sur Asos) et que, comme il l’affirmait récemment “être un père est parfois (son) job le plus difficile mais aussi le plus gratifiant”. Cette image d’un amour sans faille sur fond de ciel nuageux (extraite d’un documentaire hallucinant diffusé à l’occasion des vingt ans de mariage du couple à une date coïncidant avec le premier débat

présidentiel) rappelle que dans la course à la Maison Blanche, Michelle Obama, plus populaire que son mari, fut une alliée de taille (1,80 m). Si bien que lors de son discours de victoire, Obama s’est fendu d’une déclaration d’amour : “Je voudrais le dire publiquement : Michelle, je ne t’ai jamais autant aimée. Je n’ai jamais été aussi fier de voir le reste des États-Unis tomber amoureux de toi comme je l’ai été et comme je le suis.” Happy end à l’américaine. Diane Lisarelli

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un automne 2012 Lana Del Rey en chevauchée cinétique, le Noël de Tracey Thorn, Petite Noir post-punk, El Perro Del Mar bossa noviste… 1. Lana Del Rey Ride (Active Child remix)

10. El Perro Del Mar Walk on by

Extrait du coffret The Singles (Columbia/Sony) La vidéo de Ride est un petit film en soi. Pas étonnant : la musique de Lana Del Rey devient de plus en plus cinématographique. Cette version fait également partie des huit inédits de la nouvelle édition de Born to Die.

Extrait de l’album Pale Fire (Memphis Industries/Pias) El Perro Del Mar continue de régner en impératrice sur un monde qui n’existe pas. Ici, un Brésil “bossa noviste” qui dérive vers les pôles pour provoquer un ravissant et sensuel chaud et froid.

2. AlunaGeorge Your Drums, Your Love

11. Petite Noir Pressure

Extrait du single Your Drums, Your Love (Tri Angle/Barclay/Universal) Les deux Londoniens ont bel et bien inventé une forme de dance-music. Entre labo electro UK et déhanchements du r’n’b US.

Extrait en avant-première du single Disappear (Bad Life) L’anxiété du post-punk se mêle à la transe des musiques sud-africaines chez ce jeune homme de Cape Town né à Bruxelles. Petite Noir a peut-être une faute à son nom mais sa noir-wave entête au point de faire oublier l’orthographe.

3. MS MR Bones Extrait de l’ep Candy Bar Creep Show (Sony) Le duo mixte new-yorkais poursuit sa montée en puissance avec cette nouvelle livraison sous haute influence Siouxsie & The Banshees.

4. The Lumineers Stubborn Love Extrait de The Lumineers (AZ/Universal) Venu du Colorado au galop, le trio folk a illuminé les charts américains avec une paire de singles secs et stimulants comme des coups d’éperon.

12. Motorama Image Extrait de l’album Calendar (Talitres/Differ-ant) L’Ouest de l’Europe peut enfin profiter de la cold-wave venue du froid de ces Russes aux guitares lumineuses et à la voix hantée, qui doit autant à Joy Division qu’à The National.

13. Smoke & Jackal Roadside

Extrait de l’album Company (Pias) En solitaire, l’ancien batteur de Razorlight livre un réjouissant recueil de folk-songs : entre Elliott Smith et Badly Drawn Boy.

Extrait de l’ep EP1 (RCA/Sony) L’association fructueuse du bassiste de Kings Of Leon, Jared Followill, et du chanteur de Mona, Nick Brown, dont le premier ep aux élans héroïques dissimule d’autres morceaux plus ombragés et subtils, dont ce Roadside en forme de crescendo.

6. Concrete Knives Wallpaper

14. Balthazar Sinking Ship

Extrait de l’album Be Your Own King (Bella Union/Cooperative Music/Pias) Un premier album plus malin que le diable lui-même fait des Caennais l’un des groupes les plus excitants de l’époque.

Extrait de l’album Rats (Play It Again Sam/Pias) Les talentueux Belges possèdent toujours leur écriture maligne et leur sens de la mélodie savante mais se sont désormais dotés de cuivres et de violons, au service d’une ambiance sombre et enfumée.

5. Andy Burrows Somebody Calls Your Name

7. Wild Belle Keep You Extrait du single Keep You (Sony) Contagieuse et nonchalante, la pop de ce duo de Chicago invite claviers futuristes, groove r’n’b et basse reggae chez les Specials.

8. Mesparrow Next Bored Generation Extrait en avant-première de Keep This Moment Alive (East West/Warner) Tadoum, tadoum… La Française qui chante sous le nom de Mesparrow invente la pop nouvelle génération. On n’est pas près de s’ennuyer.

9. Haim Forever Extrait de l’ep Forever (Mercury/Universal) Leurs petits tubes, pont idéal entre folk musclé, r’n’b’ épicé et pop FM, vont leur permettre, très vite, de s’emparer de la gloire.

15. Mathieu Boogaerts Je sais Extrait de l’album Mathieu Booagerts (Tôt ou Tard) Ces dernières années, Mathieu Boogaerts a passé une grande quantité de mercredis sur la scène de la Java, où il a échafaudé des chansons plus sensibles que jamais.

16. Tracey Thorn Maybe This Christmas Extrait en avant-première de l’album Tinsel & Lights (Strange Feeling/Pias) Quand la chanteuse d’Everything But The Girl se risque à la chanson de Noël, c’est forcément moins cucul et concon que Tino Rossi : elle réussit à faire chavirer les cœurs avec cette reprise de Ron Sexsmith.

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c’est-à-dire

Obama bis On est plutôt soulagé qu’enthousiasmé par la victoire sans bavure de Barack Obama. La défaite de Mitt Romney éloigne au moins pour quatre ans le spectre cauchemardesque d’une Amérique fonçant dans le mur de l’ultralibéralisme décomplexé mêlé de religiosité abrutissante et d’impérialisme agressif. De son côté, Obama nous a appris à philosopher avec le concept de déception. En 2008, on l’avait écrit dans ces colonnes, on sentait que l’on serait forcément déçu par lui (nul n’étant Superman) en espérant secrètement ne pas trop l’être. De fait, on n’a pas été surpris par la frustration de son premier mandat tout en étant quand même déçu d’être déçu comme prévu. Mais s’il n’a pas tenu tous ses mirifiques engagements, Obama 1 a quand même réparé et contenu une petite partie des gigantesques dégâts causés par l’ouragan George W. On attend d’Obama 2 qu’il accentue ce qu’il a timidement entrepris : réguler la finance dont la cupidité reste la première cause de nos maux économiques et sociaux, en finir avec l’Afghanistan et Guantánamo, dompter le dragon chinois. Il devra aussi s’atteler sérieusement à la question israélo-palestinienne. Ce second et dernier mandat devrait lui donner les coudées plus franches (plus de risque politique futur pour lui) même si la Chambre des représentants républicaine et les lobbys financiers seront sur sa route. Dernier point : les Américains envoient pour la deuxième fois un métis dans une Maison Blanche longtemps réservée aux seuls wasp (et une fois au wasc Kennedy). En 2008, cela faisait événement parce que c’était une première. Aujourd’hui, on n’en parle plus. Mais c’est paradoxalement cela, l’événement de l’élection 2012 : la couleur de peau du président américain n’est plus un sujet, son africanité n’est plus une exception. Du droit à la différence, on est passé au droit à l’indifférence. Pour cela aussi, merci à Obama et à ses électeurs.

l’écologie aux mille visages Quel est l’objet de l’écologie ? Un ouvrage collectif révèle combien ce courant de pensée est riche de visions dispersées, oscillant entre la sacralisation de la nature et la volonté de réconcilier les hommes avec elle et surtout entre eux. par Jean-Marie Durand

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Laurindo Feliciano

la survie de tous exige une forme d’équité entre les humains

’il est possible de désespérer des écologistes, l’écologie comme courant de pensée résiste à la confusion idéologique générale. Comme si la crise environnementale imposait aujourd’hui l’évidence d’une réflexion lucide, transdisciplinaire, transnationale, dépassant les clivages idéologiques traditionnels. Pourtant cette évidence ne va pas de soi. D’abord parce qu’une forte proportion d’élus et de citoyens ne considèrent toujours pas la voie écologique comme une réponse aux périls du monde, estimant même qu’elle doit rester confinée aux marges de l’action publique. Mais aussi parce que l’objet de l’écologie souffre d’une certaine indétermination. Que défend

S

au fond l’écologie politique ? Quel est son objet ? Sur quoi, sur qui porte-telle ? Sur les mondes non humains ou bien sur la coexistence entre des êtres hétérogènes, humains et non humains, dans un monde fini ? “Les tigres du Bengale menacés de disparition comptent-ils autant ou plus que les populations habitant près d’usines chimiques polluantes ?”, se demande Émilie Hache dans l’ouvrage collectif Écologie politique – Communautés, cosmos, milieux, qu’elle a dirigé. Divisée en de multiples courants, parfois irréconciliables, se fixant sur des questions dispersées, aux retombées politiques à géométrie variable, l’écologie ne forme pas une théorie homogène aux frontières clairement définies. C’est sa force

et sa faiblesse : à l’inverse de l’apparente évidence de son propos, elle joue de la complexité de ses nombreuses voies possibles, tiraillées entre une version “deep” (le courant de l’écologie profonde, profondément conservatrice) et une version “sociale”, très à gauche. Afin de mieux saisir la diversité des analyses, la philosophe Émilie Hache dresse dans ce nouvel ouvrage important une cartographie précise du sujet. Exhumant les textes fondateurs de ce courant polysémique, elle fait l’archéologie d’une pensée tout en éclairant ses enjeux actuels. De Bruno Latour à Donna Haraway, de Ramachandra Guha à Murray Bookchin, de William Cronon à Mike Davis, beaucoup des auteurs présents dans ce livre, pas forcément tous connus en France, témoignent de la vitalité de l’écologie politique aux multiples visages, allant de l’écosocialisme (Bookchin, Davis) à la sociologie des sciences de tradition pragmatique (Despret, Latour). À défaut de saisir un fil tendu qui les relierait dans un dessein commun, la pertinence de chaque questionnement suffit à conférer à l’écologie politique le statut d’un discours décisif sur la manière de réinventer un monde commun. La façon la plus facile de définir les contours de l’écologie politique revient à rappeler que la nature forme son objet premier. La morale et la politique se seraient toujours occupées des hommes, rappelle Émilie Hache, mais depuis le début de la crise environnementale dans les années 60, elles se sont enfin préoccupées d’un objet laissé de côté. Pour de nombreux philosophes environnementaux américains, l’écologie porte même sur la nature au sens de la wilderness (nature sauvage), laissant de côté les humains, qui ne l’intéressent pas. Ce concept de wilderness, pure construction nationale étatsunienne, renvoie à la nature sauvage prétendument sans humains, que les colons auraient découverte en arrivant dans le Nouveau Monde. Hostile jusqu’au XVIIIe siècle, la wilderness est devenue parfaite une fois 14.11.2012 les inrockuptibles 35

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domestiquée et en partie détruite, car son invention exigea de déplacer les populations indigènes pour retrouver l’état originaire des États-Unis. Tous les écologistes ne partagent pas cette définition de la nature ; comme l’écrit l’anthropologue Philippe Descola, “la nature est la chose du monde la moins partagée”, signe qu’il existe aussi une crise du concept de nature lui-même. Dans son livre clé, Politiques de la nature (La Découverte, 1999), le philosophe Bruno Latour soulignait déjà que la nature n’était pas une réalité objective existant en dehors de nous, mais une construction épistémo-politique liée à l’invention des sciences modernes. Par-delà cette complexité conceptuelle, l’écologie politique tente de repenser une cohabitation possible entre des êtres hétérogènes, humains et non humains, dans un monde fini, de prendre en compte les non-humains comme des êtres avec qui nous partageons une histoire, avec qui nous cohabitons (animaux domestiques, espèces vivantes, animaux d’élevage…). Si l’écologie se situe donc du côté d’un projet de réconciliation entre humains et non-humains, elle ne délaisse pas pour autant la politique. Contre les impasses de l’écologie profonde qui dépolitise la crise écologique en incriminant indifféremment l’ensemble de la population plutôt qu’un système de production, historiquement déterminé, de nombreux penseurs écologistes repolitisent ses enjeux. Ramachandra Guha et Joan Martinez-Alier reproblématisent par exemple la question écologique autour des rapports Nord-Sud, en théorisant “l’environnementalisme des pauvres” : l’écologie n’intéresse pas que le Nord, comme le souligna la déclaration de Cochabamba, réponse à l’échec de la conférence de Copenhague sur le climat de décembre 2009, qui articula la critique du capitalisme et la crise écologique. L’équilibre avec la nature n’est possible que s’il y a d’abord équité entre les hommes. La survie de tous exige une forme d’équité entre les humains : l’écologie n’est donc pas définie comme un problème des humains avec la nature mais des humains entre eux. Cette équité ne sera possible qu’au prix de la critique des mécanismes de marché.

Ces revendications soulignent combien les problèmes écologiques représentent un nouvel enjeu pour la démocratie : selon la façon dont ils sont construits, ils peuvent l’éclipser dans une vision techniciste ou la réinventer. Participer aux choix politiques en matière d’écologie – des OGM au gaz de schiste, du nucléaire au réchauffement climatique… –, c’est l’un des visages les plus marquants de l’écologie politique aujourd’hui. Des réflexions sur l’urbanisation de la planète à celles sur la recherche de nouvelles “cosmopolitiques” et de nouveaux récits articulant tous les enjeux de la crise environnementale, l’écologie politique invite à penser ensemble théories et politiques pour survivre à l’épuisement des ressources du monde. Écologie politique – Communautés, cosmos, milieux collectif, dirigé par Émilie Hache (Éditions Amsterdam), traduit par Cyril Le Roy, 404 pages, 20 €

no limit Changement Cha angement climatique, pandémi pandémies es nouvelles, nouve elles, fin du pétrole bon marché marché, é, épuisement épuisement des ressources naturelle naturelles es renouvelables renou uvelables et non renouvelables, effets délétères délétè ères des produits chimiques de synthèse… synthèse… Toutes les formes de dém démesure mesure se com combinent mbinent aujourd’hui pour produ produire uire ce que Paul P Valéry appelait un “monde ffini”. Nous vivons plus que jamais dans “l’â “l’âge âge des limites”. limitess”. Pour l’économiste et partisa partisan an de la décroissance déccroissance Serge Latouche, la ssurvie de la planète suppose un “bon fonctionnement fonctio onnement de noss organisations sociales en harm harmonie monie avec notre n environnement, autrement dit la soumission sou umission à des normes qui nous g gardent de la démesure d et de l’illimitation”. L’h L’hubris hubris – la d démesure – émesure – du maître et posses possesseur seur de la nature natture a pris la place de l’antique sagesse d’une e insertion dans un environneme environnement ent exploité explo p ité de façon ç raisonnée. “Épousant “Ép pousant la raison géométrique qu qui ui préside à la cr croissance roissance économique, l’homme occidental o a renoncé reno oncé à toute mesure”, regrette l’a l’auteur. auteur. Nous vivons même ce que certains ap appellent ppellent “la sixième sixxième extinction des espèces”” (la ccinquième remonte remon nte au crétacé, il y a 65 millions d’années, d’années, avec la fin des dinosaures !!), ), due à la su surexploitation urexploitation des milieux natur naturels, rels, à la pollution, polluttion, au fractionnement des écos p écosystèmes. systèmes. y À la vision vision autodestructrice d’un mon monde de l sans limites, Serge Latouche prône luriversalisme”” qui repense les vertus v un “pl “pluriversalisme” utes les formes d’autolimitation n. JMD de tou toutes d’autolimitation. L’Âge des es limites de Serge Latouche (Mille et Une Nuits), 148 pages, es, 4 €

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où est le cool?

Neil DaCosta

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri, avec Julie Bonpain

dans cette étreinte mormone Après la défaite de leur leader, les partisans de Mitt Romney pourront se consoler avec cette série photo et, qui sait, développer un petit crush pour un de ces rouquins fougueux. Une relecture mordante et hilarante des positions sexuelles mormones (qui préconisent de n’accomplir la chose qu’entre un homme et une femme mariés) imaginée par le photographe Neil DaCosta et la directrice artistique Sara Phillips. mormonmissionarypositions.com

Inspirées du look teddy-boy des années 50 et un poil too much avec leur dessus clouté, elles confèreront une coolitude indéniable à celui ou celle qui osera les chausser. 38 les inrockuptibles 14.11.2012

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Raymond Maier

dans les piquants de ces Dr. Martens

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chez le Balenciaga de Nicolas Ghesquière

Collection printemps-été 2008

Half Box, 2012

Courtesy Pierre Marie Giraud, Bruxelles. Photo Adrien Dirand

Il avait été propulsé, quasi inconnu à 26 ans, à la tête de la vieille maison poussiéreuse. Quinze ans plus tard, Nicolas Ghesquière, dont le départ à l’amiable a été annoncé la semaine dernière à la grande surprise de tous, peut être fier. Influencé par le sport autant que par le cinéma de science-fiction ou la pop culture, le couturier a donné naissance à une mode féminine avant-gardiste et edgy aux silhouettes ultragéométriques.

chez Rick Owens Depuis trois ans, le géant gothique dessine aussi des meubles. Bruts, théâtraux, taillés à angle droit dans des matériaux comme le bois, le marbre ou le béton : à sa mesure. exposition jusqu’au 24 novembre à la galerie Pierre Marie Giraud, Bruxelles www.pierremariegiraud.com

à Rotterdam avec Louis Kahn Projets phares tels que le Salk Institute en Californie ou l’Assemblée nationale du Bangladesh (photo), dessins, photographies et aquarelles permettent, le temps d’une rétrospective, d’éprouver la force et la beauté des lignes de l’architecte américain. J. B. Raymond Maier

exposition The Power of Architecture, jusqu’au 6 janvier au Netherlands Architecture Institute, http://en.nai.nl 14.11.2012 les inrockuptibles 39

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dans ce sweat Lacoste L!VE Alors que le rachat par l’actionnaire suisse Maus se confirme, la marque au crocodile, pilotée par le Portugais Felipe Oliveira Baptista, continue d’afficher sa jeunesse insolente avec sa ligne L!VE. Sportswear, énergique et ultracolorée. www.lacoste.com/live

au Roseval Tout donne envie au Roseval (l’autre nom de la patate rose) : la déco épurée avec parquet clair, zinc, lustre en cristal. Les chefs aussi : l’Italien Simone Tondo et l’Irlandais Michael Greenwold. Leur cuisine brute, démente, polymorphe, la cave francoitalienne naturelle. Ce néobistrot de poche situé face à l’église Notre-Damede-la-Croix, à Ménilmontant, a reçu le prix Fooding de la meilleure table 2013. Mérité. photo Antoine Chesnais pour Les Inrockuptibles 1, rue d’Eupatoria, Paris XXe, tél. 09 53 56 24 14, www.roseval.fr Guide Fooding 2013, 9,90 € www.lefooding.com

comme toujours, chez Kate Moss Kate, qui sort son autobio (The Kate Moss Book, Risoli), joue les Bardot, perruque blonde et eye-liner appuyé, sur la couve très sixties du Vanity Fair américain de décembre. Dans une longue interview, la plus muette des tops raconte Johnny Depp, la drogue, le sexe, l’anorexie, Galliano, son mec, etc., et avoue qu’elle se déteste en photo. “Je ne veux pas être moi, jamais. Je suis terrible en instantané, terrible. Je cligne sans cesse des yeux. On dirait que j’ai le syndrome de la Tourette.”

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l’année Del Rey Presque un an après sa sortie, Born to Die de Lana Del Rey est à nouveau dans les bacs, augmenté de huit titres. Soit un véritable nouvel album, riche et langoureux, meilleur que l’original. Dans un entretien exclusif, elle revient sur douze mois de folie. par JD Beauvallet et Stéphane Deschamps photo Nicolas Hidiro pour Les Inrockuptibles

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epuis dix-huit mois, on a tout dit, tout écrit, tout lu, tout pensé sur Lana Del Rey. Et son contraire. Histoire d’en remettre une couche, on peut ajouter qu’il y a quand même beaucoup de drôlerie dans son parcours. En 2012, Lana Del Rey a annoncé deux fois qu’elle arrêtait la musique, tout en la continuant. Et son premier album est sorti deux fois. D’abord en début d’année sous le nom Born to Die (“Né pour mourir”). Mais elle aurait pu l’appeler “On ne meurt que deux fois”. Il ressort ces jours-ci dans une version sous-titrée “The Paradise Edition”,

enrichi de huit nouveaux morceaux éblouissants, terriblement voluptueux et lyriques, emballés dans les cordes d’un orchestre symphonique, comme la rencontre tragique et délicate entre Roy Orbison et Alison Goldfrapp dans un motel pâle du vieil Hollywood. Un envapé pavé dans la mare de nos préjugés : avouons-le, nous avions été plutôt déçus par la première version de Born to Die, qui apparaît aujourd’hui comme le purgatoire de “The Paradise Edition”. Sur un de ses nouveaux morceaux, Lana Del Rey chante : “Elvis est mon papa, Marilyn est ma mère.” Provocation ultime : elle se rêve en fille cachée des deux plus grands mythes de l’ère pop. Et ce n’est pas complètement idiot.

Lana Del Rey tient de son père fantasmé. Déjà, elle ressemble beaucoup à Priscilla Beaulieu, la petite fiancée d’Elvis. Et puis, on peut analyser sa jeune carrière comme un reflet inversé (une lanamorphose ?) de celle d’Elvis. Au milieu des années 50, Elvis choquait l’Amérique blanche et puritaine pour sa sensualité de Gitan huileux et ses sapes de mac des quartiers noirs. En 2011, puis 12, Lana Del Rey énerve (au moins les esthètes, ceux qui considèrent la pop-music comme une pure discipline artistique) pour ses masques de poupée trash, son absence présumée et assumée d’authenticité. Elvis a épuisé son mythe, et arrêté de faire de la bonne musique, quand il s’est mis à tourner

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des films à la chaîne (vingt-sept, dont un bon paquet de nanars, dans les années 60). Pour Lana Del Rey, c’est le contraire qui s’est passé : fascinante quand on la découvrait via ses vidéos sur internet, elle a mal passé le cap de la sortie d’album. Un simple disque tout rond tout con, avec quelques tubes réchauffés, un peu de remplissage, une production périmée, et l’impression générale que la musique ne vaut pas l’imagerie, que la bande-son est moins intéressante que le film. Pour résumer : quand on a une envie de Lana Del Rey, on va regarder ses vidéos plutôt qu’écouter son album.

“c’est toujours moi, mais sans le moindre maquillage”

Elle avait pourtant prévenu dès son premier (you)tube, Video Games. La chanson parlait un peu de jeux vidéo, mais surtout de Lana Del Rey et de son “je” vidéo, de sa musique largement fondée sur l’esthétique, l’image, le jeu avec les clichés de l’Amérique hollywoodienne décadente. Comme dans un film de David Lynch, la réinvention trouble de Lizzy Grant, chanteuse pop-jazz un peu quelconque, en Lana Del Rey, de Liz à Lana, ou plutôt Lana-Liz, qui prête le flanc et résiste à toutes les interprétations. De Lynch au lynchage, aussi. On lui cherche un peu des poux dans le brushing, car elle a vendu des albums, Born to Die est un vrai succès commercial. Depuis quelques mois, Lana Del Rey a rejoint le monde des grands bateleurs de la pop marketée. Il y a quelques semaines, elle était à Paris au Salon de l’auto pour ambiancer la présentation de la nouvelle Jaguar. Elle est aussi devenue l’égérie de H&M. Et contre nos principes éthiques les plus élémentaires, on l’adore dans la pub pour la marque de prêt-à-porter : nouvelle parodie de film lynchéen, et surtout jubilatoire séquence d’autodérision, quand elle se fait coincer par un nain à chanter Blue Velvet en play-back. Dans son petit pull rose en mohair, Lana Del Rey surjoue la godiche. Mais son petit sourire indique qu’elle n’est pas dupe, qu’elle n’est pas celle que vous croyiez. S. D. 44 les inrockuptibles 14.11.2012

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s-tu une vision claire des douze derniers mois, ou est-ce un grand flou ? Lana Del Rey – Je me souviens de ce rituel : m’endormir chaque soir en écoutant les mêmes chansons, en regardant les mêmes films. Je revois aussi les rares pauses, quand je rentre à la maison pour vivre avec ma famille. Entre ces moments précieux, je ne me rappelle que course, frénésie. Mais je voulais qu’il en soit ainsi, m’impliquer dans tout ce qui me concerne, de la moindre vidéo à la couve de Vogue en Australie… C’est le genre de projets qui me poussent à me retrancher dans mon imagination, et c’est là que je suis la plus heureuse. Je suis épanouie quand je vis dans mon cerveau, dans mon petit monde intérieur. Le reste, je vis juste avec. C’est douloureux, le reste ? Non, pas du tout, c’est juste que je me sens mieux ici (elle se tape la tête)… Il en est ainsi depuis que je suis toute petite, j’ai toujours fait cavalier seul, toujours été solitaire, introvertie. À partir de l’âge de 7 ans, j’ai commencé à consigner ces idées dans des nouvelles, des poèmes. Mais ma chance, c’est d’avoir découvert la philosophie à l’école, à 14 ans – un cours en option, qui a constitué ma première véritable passion, qui m’a menée à des études de métaphysique. J’adorais l’anglais, mais très vite, la littérature ne m’a plus suffi pour répondre à des questions trop énormes. Mais je n’ai jamais cessé de lire des auteurs comme Nabokov ou Ginsberg, les premiers qui m’ont donné l’impression de peindre de vastes images avec des mots. J’adorais l’idée de mouvements littéraires, qu’il puisse, comme avec Sartre et Camus, exister des communautés d’esprits. Ça paraissait si lointain, si européen. Parce que tu te sentais seule, isolée, dans ta campagne au nord de New York ? Je rêvais de faire partie d’une communauté d’esprits, j’ai longtemps cherché des gens. Mais j’étais ostracisée à l’école. Ces amis que je cherchais, je ne les ai trouvés qu’avec l’âge, récemment… Des gens comme mon 14.11.2012 les inrockuptibles 45

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Le Parrain, Virgin Suicides, Scarface, American Beauty… pas les films les plus joyeux, mais ils m’aident à remonter la pente vidéaste Anthony Mandler ou le compositeur Daniel Heath, qui ne travaille que sur les musiques de film mais a accepté de composer avec moi. Lis-tu toujours autant ? Je n’arrive pas à me concentrer sur un livre que je n’ai pas déjà lu. J’écoute parfois des audio-books, mais sinon, que ce soit en musique ou en littérature, j’ai tendance à revenir constamment, depuis dix ans, à une poignée de classiques. The Master Key System de Charles Haanel est un livre dont j’ai constamment besoin pour reprendre contact avec ma créativité. Tous ces livres qui m’ont aidée un jour, je suis convaincue qu’ils m’aideront à chaque fois : ce qui a marché marchera ! Idem pour les films : je sais que je peux compter sur Le Parrain, sur Virgin Suicides, Scarface, American Beauty… Tu comptes sur ces films pour te remonter le moral ? Ce ne sont pas les plus joyeux, mais il y a une immense beauté en eux. Et vraiment, ils m’aident à remonter la pente (rires)… Idem pour la musique, je reviens encore et toujours vers Nevermind de Nirvana, c’est sans doute le seul album. Le reste, c’est une liste de cinquante chansons avec laquelle je martyrise mon entourage, car je peux littéralement vivre en écoutant constamment les mêmes (elle allume son iTunes) : Eagles, Beach Boys, Elvis Presley, Chris Isaak, Bruce Springsteen… La chanson d’Elvis, c’est Edge of Reality – “en marge de la réalité”. C’est là que tu vis ? Oui, c’est très juste ! As-tu fait face, cette année, à des décisions stratégiques auxquelles tu n’étais peut-être pas préparée ? Ces décisions, elles sont dérisoires par rapport aux vrais choix que j’ai dû faire dans ma vie… Ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai dû affronter

avant. Ça compte pour du beurre quand on a vu des gens tomber et mourir, en toute impuissance. Les petits soucis liés au monde de la musique, c’est risible : si je dis oui, c’est oui ; si je dis non, c’est non. Où est le problème ? Tant pis si tout le monde me déteste, si je continue ou non à faire de la musique : tout cela n’est pas bien grave. D’où vient cette distance, cette froideur presque ? J’ai longtemps vécu à fond, dangereusement… Alors j’aurais préféré qu’on ne m’attaque pas aussi violemment, mais je ne vais pas pleurnicher : beaucoup de mes amis sont morts, ça me permet de remettre en perspective une mauvaise chronique. Même si je trouve ça injuste pour une musique aussi belle, que j’écoute en permanence, que j’adore – surtout le son. J’ai toujours fait des chansons pour me faire plaisir, car pendant longtemps, j’ai été la seule à les écouter. C’était comme une bande-son de ma vie. Ton album Born to Die ressort avec huit nouveaux titres qui le rééquilibrent totalement. On disait pourtant que tu avais quitté la musique. Alors que je suis revenue très tôt en studio, dès la sortie de Born to Die, sans enjeu, sans pression… Juste parce que je ne savais pas quoi faire de mes journées. Chaque fois que j’ai eu un week-end de libre à Los Angeles, je suis allée dans ce studio de Santa Monica, sous haute influence du Pacifique. J’ai donc travaillé très lentement, sur une période de sept ou huit mois. Des chansons comme Bel Air, que j’adore, sont venues très vite, naturellement… J’avais alors commencé à composer pour le cinéma, chez moi, loin de tout, ça m’avait ouvert de nouvelles possibilités, loin des scènes. Pendant dix ans de ma vie, j’ai été ainsi, effacée, recluse, j’ai retrouvé ça dans l’écriture pour le cinéma.

Concrètement, comment écris-tu pour le cinéma ? Je vais vous montrer, ça sera plus simple. J’arrive avec une mélodie de voix que j’ai enregistrée seule chez moi, sur mon ordinateur, sur GarageBand, puis je la fais écouter à mon arrangeur Daniel Heath (elle fait écouter quelques minutes d’une chanson en chantier : mélodie a cappella d’une pureté incroyable, où sa voix change de registres et de gammes constamment, avec une liberté sidérante. Sa chanson, pourtant nue, porte déjà en elle toutes les pistes pour les harmonies, cordes et arrangements)… C’est ce que je lui donne, en évoquant déjà quels instruments et quel son il faudrait y ajouter. Et lui me propose ça

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(on retrouve la même chanson, mais rehaussée de cordes symphoniques, d’arrangements opulents de piano. Exactement ce que la première version suggérait, même à l’état de squelette. C’est assez sidérant à entendre : l’impression que ces cordes étaient déjà là, en creux, dans la version originale !). Mes chansons sont toujours riches en informations, même à un stade primaire. Et Daniel sait exactement traduire mes idées. Tu penses toujours aux cordes en composant ? Elles sont fondamentales pour moi, je les entends dans ma tête en même temps que je compose la mélodie. Cordes et voix : c’est mon point de

départ. J’écoute énormément de BO de films, c’est mon ADN, celles de Giorgio Moroder ou Thomas Newman… Miraculeusement, même si je ne suis pas une grande musicienne, je parviens à chaque fois à obtenir de mon équipe qu’ils traduisent exactement en musique, en arrangements ce que j’avais en tête. J’explique tout dans les moindres détails, et ils comprennent quelle ambiance, quelle humeur, quelle couleur je recherche. Dans Bel Air, je voulais qu’on entende les rires d’enfants dans un parc, mais aussi la pluie : ça symbolisait la fin de l’été, la mort d’un amour, le clash de deux mondes. J’adore le studio, c’est là où je suis la plus méticuleuse, la plus joyeuse.

J’adorerais connaître mieux la technique car je dépends d’un ingénieur du son, qui trifouille pour moi ces mystérieux boutons. Être autonome, en plein milieu de la nuit, ça serait génial. Mais d’un autre côté, le travail en équipe me manquerait. La force de ces nouvelles chansons, c’est leur ambiance très marquée : contrairement à celles de l’album, on ne leur a pas imposé de beats hip-hop, presque parasites. C’était une progression naturelle, je me suis immergée dans une ambiance plus sixties, plus americana, plus paisible… Je n’avais plus envie d’envoyer mes chansons à des producteurs pour qu’ils y rajoutent des beats, je voulais 14.11.2012 les inrockuptibles 47

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“ce chant dit : j’en ai plus rien à foutre, je fais ce que je veux ! ” qu’elles restent au naturel. Par exemple, je n’ai jamais été contente de la production de This Is What Makes Us Girls sur l’album – mais c’est la seule que je retravaillerais si j’avais le choix. Pour moi, il y a clairement deux albums dans cette nouvelle version de Born to Die – les huit nouveaux titres forment un nouvel album, qui me reflète aujourd’hui. C’est toujours moi, mais sans le moindre maquillage. À New York, ta vie semblait régie par des rituels, des parcours. En as-tu des nouveaux à Los Angeles ? Je passe ma vie dans ma voiture. Comme les Angelenos se couchent tôt, la ville et les autoroutes sont à moi, la nuit… Je prends donc Sunset Boulevard vers 2 heures du matin, je descends vers l’océan, je me promène et je rentre. Et le matin, je me lève tôt, lis le journal en buvant du café, puis je téléphone chaque jour exactement à la même heure à mon petit frère et ma petite sœur. Je dépends totalement de mes rituels, ils sont fondamentaux quand tout le reste se barre en vrille. J’en ai aussi quand je vais chez mon père, en Floride. On va à la pêche, en bateau, dans les Everglades. Et puis il y a les balades dans le Laurel Canyon derrière Los Angeles, encore agité par les fantômes sixties. J’y ressens vraiment les vibrations depuis ma vieille décapotable, les tragédies, la noirceur… Chanter, ça s’accompagne aussi de r ituels ? Je chante tout le temps, face à mon ordinateur ou avec mon copain (elle chante longuement a cappella une mélodie qu’elle vient d’écrire – frissons)… Comme il y a moins de production sur les nouvelles chansons, on entend beaucoup mieux ma voix, sa texture. Je prends peut-être moins de risque, mais c’est un chant qui dit : “J’en ai plus rien à foutre, je fais ce que je veux !” Beaucoup de chansons sont nées de free-style, comme Body Electric, Summertime Sadness ou Cola : il suffisait parfois d’un accord de clavier de Rick Nowels pour

que je démarre au quart de tour. Ma musique est tellement influencée par le cinéma qu’il était logique que je finisse par travailler avec des musiciens d’Hollywood. Ils sont mon roc. Parmi les nouveaux titres, tu exhumes Yayo, un des titres phare de ton premier album de 2010, sous le nom de Lizzy Grant. Cet album ressortira-t-il un jour ? Comme pour Yayo, j’aimerais retravailler certaines de ces chansons, comme Kill Kill ou Mermaid Motel. Elles signifient beaucoup pour moi, elles racontent ma vie plus que toutes autres, mes virées à Coney Island où je venais me recharger en énergie… Mais je n’aime pas leur production, je ne pourrais pas les ressortir telles quelles. Je les ai enregistrées il y a six ans, une éternité… Yayo, c’est un moment fondamental de ma vie. Un déclic. Ma première vidéo… Très comique. Tes parents t’ont soutenue au début ? Ce sont d’anciens hippies, la musique était très présente à la maison. Et puis mon père est songwriter – de choses plutôt country. Ma mère chante dans la chorale de notre église, où j’ai moi-même chanté – nerveusement, mais avec plaisir. Ils ont toujours été derrière moi, avant même la musique, quand j’ai connu des soucis… Je ne bois plus, mais j’ai beaucoup bu dans ma jeunesse. Comme on m’a alors beaucoup aidée, je suis très impliquée, depuis dix ans, dans l’aide aux personnes qui veulent se sortir de l’alcool. Jour et nuit, je suis là, dans les centres, pour ceux qui sont en cure, comme je l’ai été, alors que j’avais 15 ou 16 ans. Je suis vivante. Je profite de chaque seconde de calme, de chaque seconde de vacarme, de chaque seconde de méditation, de chaque seconde de compagnie… Je suis juste très reconnaissante d’être en vie. Chaque matin, je dis merci. recueilli par JDB album Born to Die – “The Paradise Edition” (Polydor/Universal) concerts les 27 et 28 avril 2013 à Paris (Olympia)

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Paris Photo

tout sur maman Depuis les années 2000, l’Américain Leigh Ledare capture obsessionnellement sa mère Tina, ancienne danseuse classique devenue stripteaseuse. Sous tous les angles, dans toutes les positions, et jusque dans ses ébats sexuels avec de jeunes amants. Héritier de Nan Goldin et Larry Clark, entre documentaire, photo de famille et trash-attitude, Ledare explore ici la figure archétypale et complexe de la mère. par Jean-Max Colard

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Hot Licks (2002) from the series Pretend You’re Actually Alive

salon Paris Photo du 15 au 18 novembre au Grand Palais, Paris VIIIe, www.parisphoto.com exposition Leigh Ledare, et al. jusqu’au 2 décembre au Wiels, Bruxelles, www.wiels.org 14.11.2012 les inrockuptibles 51

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Me and Mom in Photobooth (2008)

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Courtesy of the artist, Pilar Corrias, London and Office Baroque, Antwerp

Alma (2012) 14.11.2012 les inrockuptibles 53

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Courtesy of the artist, Pilar Corrias, London and Office Baroque, Antwerp

Mom and Me in Mirror (2002)

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Courtesy of the artist, Pilar Corrias, London and Office Baroque, Antwerp

Mom and Catch 22 (2002) 14.11.2012 les inrockuptibles 55

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“je n’ai jamais cessé d’y croire” À l’occasion de la sortie d’Après mai, chronique vibrante de son adolescence à la croisée de la contre-culture et des utopies post-68, Olivier Assayas retrace son itinéraire intellectuel et ses engagements, passés et présents, politiques et artistiques. recueilli par Jean-Marc Lalanne photo Alexandre Guirkinger pour Les Inrockuptibles

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près mai prolonge la description d’une jeunesse à l’aube des années 70, déjà esquissée dans l’un de tes précédents films, L’Eau froide (1994), puis dans ton court récit littéraire, Une adolescence dans l’après-Mai (2005). S’agit-il de trois études autour d’un même matériau autobiographique ? Olivier Assayas – Bien sûr, mais avec des degrés différents. Toutes les trois viennent du même endroit, mais elles ont été faites de façon détachée les unes des autres. Une adolescence dans l’après-Mai, c’est de l’écrit, et l’écriture permet de creuser la matière autobiographique. S’il y a un vrai autoportrait de moi à cet âge, il est là. Les films en procèdent. Ce livre était une tentative de reconstituer le fil entre l’adolescent des années 70 et le cinéaste qui a réalisé une fiction autobiographique, L’Eau froide, autour de ces années-là, vingt ans plus tard. Je crois que l’écriture de ce texte m’a permis de me réconcilier avec cette époque. Au moment de L’Eau froide, je gardais une réticence par rapport à l’univers sensible de la période post-68, ses vêtements, ses couleurs, son type de comportement… Le film revisitait cette période mais à travers l’énergie

de ce qui a suivi, à savoir le punk-rock. Le côté baba-cool me faisait encore un peu peur. Alors que dans Après mai, ça me paraissait indispensable de restituer ce à quoi ressemblaient visuellement, sensoriellement, ces années-là. À quel moment t’es-tu éloigné du m ilitantisme ? Je n’ai pas vraiment milité. Le mouvement lycéen de 1971 s’est un peu autodétruit. Après la dissolution des comités d’action lycéens, seul restait le mouvement communiste. Nous ne les aimions pas du tout à cause de leur côté “Papa, maman sont communistes et on a pris notre carte”. Certains étaient aimantés par des mouvements trotskistes. J’appartenais à une frange un peu autonome. VLR, Vive la révolution, qui était une dissension de la gauche prolétarienne, cristallisait pour nous quelque chose d’acceptable. Ce mouvement était en prise avec ce qui se passait dans la contre-culture. Il était du côté de l’innovation, du renouvellement, de l’idée de la jeunesse plutôt que de celle du prolétariat sur laquelle le gauchisme militant se dogmatisait assez vite. Ma sensibilité était un peu anarcho-spontanéiste, du côté des fouteurs de merde, de l’éphémère Front de libération de la jeunesse…

Mais je n’ai jamais appartenu à une cellule, ni ne me considérais à proprement parler comme un militant. Je participais à des actions – collages, bombages, impression de tracts… –, mais je n’appartenais à aucun organe, n’étais inscrit nulle part. VLR a disparu au bout de six mois, et avec elle la friction entre contre-culture et gauchisme. Après, les choses se sont durcies. Le gauchisme a décrété que le rock, les joints, les fanzines, la culture, tout ça c’était l’opium du peuple et qu’il fallait le combattre. Ne penses-tu pas que les préoccupations des lycéens d’Après mai, leur façon de s’exprimer peuvent sembler totalement irréelles à ceux d’aujourd’hui, ou même d’il y a vingt ans ? Pas complètement, j’espère. La maturité politique des lycéens de l’époque est presque incompréhensible, c’est vrai. Nous étions structurés par un rapport hégélien à l’histoire. Nous avions l’impression de vivre dans une histoire en mouvement qui prenait ses racines dans le mouvement ouvrier. On projetait tout dans le futur. 1968 avait eu lieu et nous apparaissait comme une révolution ratée. Aujourd’hui, il est difficile de dire si Mai 68 était raté ou réussi. À l’époque, nous le pensions 14.11.2012 les inrockuptibles 57

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“dans les années 70, le discours des indignés serait apparu comme du réformisme et aurait été pour nous inacceptable. C’était la totalité ou rien”

Avec Elli Medeiros et Jean-Pierre Léaud sur le tournage de son 3e film, Paris s’éveille (1991) Les manifs lycéennes de 1971 restituées dans Après mai (2012)

raté et nous avions sur les épaules, moi plutôt parmi la foule que parmi les leaders, la responsabilité de réussir la suivante. Pour cela, nous nous inspirions des mouvements révolutionnaires passés. Nous lisions Marx, Proudhon, Bakounine… Cette conscience de l’histoire politique s’est perdue en effet. Y compris chez des gens très conscients politiquement. Ce qui n’en empêche pas d’autres de s’engager, de militer, de faire des choses remarquables et très courageuses. Mais c’est au nom d’une métaphysique qui est parfaitement autre. Comment définirais-tu cette différence de perspective globale dans le militantisme ? Si tu prends Occupy Wall Street ou les indignés, leur programme est porté par une révolte contre les valeurs de la société dans laquelle on vit. Cette révolte, c’est impossible de ne pas la partager. Mais ce que disent ces militants est d’un réalisme et d’une justesse qui relèvent presque de la politique classique. Ce qu’ils disent sur la façon dont on peut améliorer la justice, et en premier lieu la justice sociale, n’importe quel homme politique un peu décent devrait l’inscrire à son programme. Que ces idées-là soient défendues par des militants dans la rue

en dit long sur l’évolution de la société. C’est presque fou et effrayant. Dans le langage des années 70, le discours des indignés serait apparu comme du réformisme et aurait été pour nous inacceptable. C’était la totalité ou rien. Mais ce n’est plus forcément la bonne riposte au monde contemporain. La différence métaphysique dont je parlais, elle tient à la façon d’appréhender le futur. On ne vit plus dans la même idée aujourd’hui de ce qu’on peut faire et de ce qu’il est impossible de faire. Donc de ce point de vue, c’est vrai, les personnages d’Après mai vivent sur une autre planète que la nôtre. Mais le film permet, je crois, de se rappeler que dans un passé pas si éloigné des jeunes gens ont eu un rapport différent à la révolte contre la société. Et que cette révolte peut ne pas être racontée uniquement comme un échec. Parce que tu penses que l’utopie post-68 est aujourd’hui racontée majoritairement comme un échec ? C’était peut-être une utopie, mais elle a été pleinement vécue, certains y ont laissé beaucoup de plumes et c’est pour ça que j’ai horreur de toute forme d’ironie à son propos. Et j’ai l’impression en effet que la doxa sur cette période, c’est l’échec. Il faut dire que cette

histoire a beaucoup été écrite par d’anciens gauchistes, en général repentis, qui n’ont cessé de disqualifier ce à quoi ils ont cru dans leur jeunesse. Toi, tu ne t’es jamais défini comme un gauchiste repenti ? Pas une seconde. Même quand tu embrasses le mouvement punk dans la seconde moitié d es anné es 70 ? Ça n’avait rien à voir avec un repentir. Le punk a rejeté une forme de gauchisme dogmatique que je détestais et son explosion me paraissait au contraire complètement connectée à la critique du spectacle de Debord et aux vœux de l’Internationale situationniste. Cette dernière m’a permis de traverser le gauchisme sans être dupe du totalitarisme et j’en suis éternellement reconnaissant à Debord. Le problème, c’est que les erreurs idéologiques du gauchisme, la façon dont il a pu cautionner le totalitarisme, puis son reniement massif ont créé une méfiance envers des idéologies, des engagements. Moi, je n’ai jamais cessé d’y croire et d’essayer d’en identifier les nouvelles formes. Quand le punk explose, pendant cinq minutes, je me suis dit : ça y est ! c’est la révolution ! Tout ce que le gauchisme

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Avant leciné ma, la peinture : autoportrait de 1973

essoufflé n’arrivait plus à articuler était pris en charge par un courant radicalement neuf, qui remettait en question la société, était habité par une foi, une énergie sidérantes. Et puis, chez Malcolm McLaren, je retrouvais explicitement la rhétorique situationniste. Comment as-tu articulé la radicalité de la critique de l’industrie du spectacle propre à Debord et tes choix de cinéphile, puis de critique aux Cahiers du cinéma, intéressé au contraire par le cinéma américain de divertissement, le cinéma de genre, les films d’action d’Hong Kong… ? Il y a quelque chose de destructeur pour un très jeune garçon dans la lecture de Debord. Un veto est posé sur la pratique de l’art. Il y a cette idée que le dépassement de l’art est dans l’action politique. Pour se sortir de cette problématique, la clé était forcément individuelle. L’élan du gauchisme se défaisait à mesure que je devenais un jeune adulte et que j’étais contraint de me définir dans le monde. Sur ce déclin des valeurs collectives, Godard a trouvé le titre de film parfait dix ans après 68 : Sauve qui peut (la vie). Comment sauver sa peau ? Pour moi, ça a été de progresser dans un art que

j’ai choisi et de trouver dans cet art quelque chose auquel je ne m’attendais pas : le travail non aliéné. Sur un tournage, on découvre que le travail collectif est possible dans le partage d’une foi commune, quel que soit le poste qu’on occupe. Sur un film, chacun a engagé quelque chose de soi pour partager quelque chose de collectif qui peut avoir une certaine beauté ou une certaine force ou une certaine pertinence… Après, personnellement, j’ai identifié que la pratique du cinéma a quelque chose qui avait à voir avec la création des situations chez Debord. C’est-à-dire la création consciente dans le domaine de la vie quotidienne. Je me suis demandé si la finalité du cinéma ne serait pas dans le tournage. Et si le film en tant que résidu du tournage ne serait pas d’une nature autre. Je suis incapable de répondre à cette question. Mais j’ai été obligé de passer par cette réflexionlà pour faire des films, pour que le fantôme de Debord m’y autorise. Dans tes goûts, tes choix de critique, il y a quelque chose de bipolaire entre ta fascination pour des systèmes très clos qui rejettent tout ce qui est autre, comme Guy Debord, Kenneth Anger… Ou Bresson, c’est vrai… 14.11.2012 les inrockuptibles 59

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“les filles de Pussy Riot, elles sont trois mais elles font peur à Poutine. Leur action a plus de puissance et d’impact que toute la critique radicale d’aujourd’hui”

… et de l’autre côté ton goût pour l’artisanat hollywoodien, le cinéma fantastique… Je crois à une idée auteuriste du cinéma. Et ce n’est pas spécialement bien vu aujourd’hui. Je crois qu’un cinéaste, qu’il soit à Hollywood ou à Tombouctou, construit quelque chose qui est simultanément un travail sur le cinéma et un travail sur lui-même. Les films sont donc l’émanation de la vie de quelqu’un. Ce que j’aime chez Anger, ce n’est pas la radicalité d’un système autonome contre le reste du cinéma. Mais plutôt que ses films me donnent à travers le cinéma des nouvelles d’un sujet parfaitement singulier, qui est Kenneth Anger. La forme la plus pure de cela, on la trouve chez les très grands inventeurs de formes : Tarkovski, Godard, Bresson… Bien sûr, on trouve toujours des gens pour vous dire : “Mais comment pouvez-vous admirer Debord ou Bresson et faire les films que vous faites ?” Le cinéma de Bresson n’encourage pas à faire du Bresson. Il témoigne simplement qu’un cinéaste qui s’appelle Robert Bresson a inventé un système impossible à reproduire qui lui a permis d’atteindre les sommets de l’art contemporain. Après, à chacun de se débrouiller avec ses moyens pour trouver un chemin d’expression à soi.

Collection privée Olivier Assayas

Dessin de Catherine de Karolyi, mère d’Olivier Assayas en juin 1968 (juste après Mai)

Mais justement, ta qualité de critique aux Cahiers dans les années 80 a été de repérer des auteurs à des endroits encore un peu en friche, déconsidérés par la presse culturelle, comme les films alors méprisés d’Eastwood, ou ceux considérés comme de la série B comme les premiers Cronenberg, ceux de Carpenter, les films d’action d’Hong Kong… Oui, aux Cahiers, je me suis intéressé très tôt à Carpenter, Cronenberg, Wes Craven. Jeune critique, ça m’intéressait beaucoup de chercher des figures d’auteurs s’exprimant dans des zones que le puritanisme de la critique traditionnelle n’inspectait pas. À l’époque, les critiques un peu sérieux ne s’intéressaient pas à Eastwood parce qu’il était réputé de droite. Et on ne voyait pas que c’était un très bon cinéaste. De fait, moi aussi je ne m’intéresse plus du tout à Eastwood parce qu’il est trop à droite (rires). J’ai été horrifié par son intervention à la convention républicaine. Je l’ai vécu comme un coup de poignard alors que j’ai toujours cru à son humanisme, que j’ai admiré ses films parce qu’ils portaient quelque chose de très ancien de l’Amérique, passant par John Ford… Mais qu’il puisse s’identifier à l’ignoble Romney, c’est insupportable. J’ai du mal à le dire aujourd’hui mais

Été1 980, à ses débuts decr itique aux Cahiers du cinéma

à l’époque j’ai été l’un des premiers à dire “Attention, il y a un vrai cinéaste mais aussi des films d’une grande complexité morale”. Quant à Carpenter, Cronenberg, Wes Craven, la force et la contemporanéité de leurs premiers films sautaient aux yeux. Il suffisait de se déplacer un peu pour le voir, d’avoir une perspective moins marquée par une échelle de valeur conventionnelle. Je n’ai jamais eu de problème à affirmer qu’un film d’épouvante est un très grand film à partir du moment où j’y trouvais sensoriellement, plastiquement, quelque chose qui m’intéresse. Ce qui m’a passionné dans le cinéma américain, c’est son côté physique. Il s’intéresse à produire des effets sur le corps. Qu’en est-il aujourd’hui de ton rapport à l’engagement politique ? Il n’est pas lié en tout cas au fait d’avoir été adolescent dans les années 70, mais plutôt d’avoir connu les années 80 et 90. D’avoir vu comment le monde se transformait dans le sens de l’injustice et de l’amoralité. C’était impossible dans les années 70 d’imaginer que la société évoluerait vers un tel cynisme, une telle violence, une dureté comme celle qu’on doit affronter aujourd’hui. La transformation du capitalisme tel qu’on le connaissait en capitalisme financier pourrait

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Collection privée Olivier Assayas

nous faire légitimement regretter un capitalisme encore habité par une forme de morale. Alors, comme beaucoup de gens de notre époque, je suis revenu à des choses assez élémentaires concernant mes engagements. Dans les années 70, déterminé par Debord, Adorno, l’école de Francfort, je regardais de haut la gauche sociale. Je trouvais ça un peu bourrin. Mais progressivement, je m’en suis rapproché.

Olivier Assayas en cinq films Désordre (1986) Premier long métrage dans les coulisses de la scène rock eighties. Première eau-forte sur le spleen de vingtenaires au seuil de leur vie d’adultes. L’Eau froide (1994) Premier retour sur les années lycée d’une génération à peine trop jeune pour avoir fait 68. Clean (2004) Huit ans après leur première rencontre sur Irma Vep, Assayas retrouve la star d’Hong Kong Maggie Cheung dans le rôle d’une junkie en rehab. Prix d’interprétation féminine à Cannes. Carlos (2010) Conçue comme une minisérie pour Canal+, une fresque de l’Europe en fin de guerre froide à travers le biopic haletant du fameux terroriste. Sacrée aux Golden Globes comme minisérie de l’année. Après mai (2012) Lire critique page 72

Quel est ton rapport à certaines pensées critiques comme celles de Badiou, Zizek, Negri ? Je crois que le monde est beaucoup mieux armé contre les tentatives révolutionnaires qu’il ne l’a été. Le discours de la radicalité est tellement absorbé par le système, qui a tellement d’airbags que tu peux hurler ce que tu veux, ça ne produit plus rien. The Dark Knight Rises ou Matrix ont ingéré des critiques ultraviolentes du monde moderne mais en les rendant totalement inoffensives. Elles sont là, mais désactivées. Hollywood avale le discours radical mais en le diluant dans un yogourt conspirationniste qui rend tout confus et décourage l’idée même de bouger le petit doigt. Le discours glisse comme sur les plumes d’un canard. Peut-être tout simplement que l’histoire ne passe plus par les sociétés occidentales. Il faut chercher ailleurs. Les filles de Pussy Riot par exemple, elles sont trois mais elles font peur à Poutine. Leur action a plus de puissance et d’impact que toute la critique radicale d’aujourd’hui. Là, l’histoire a lieu. Et ça redonne foi dans l’engagement minoritaire et la capacité à changer le monde. retrouvez une filmographie commentée sur 14.11.2012 les inrockuptibles 61

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regarde les hommes brûler Réaction désespérée à la crise sociale, l’immolation publique est de plus en plus fréquente. Pour tenter de comprendre ce geste, nous sommes allés à la rencontre de victimes et d’un psychiatre spécialiste du suicide. par Anne Laffeter

photo Rémy Artiges pour Les Inrockuptibles

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n ne retient que les sacrifices qui ont changé l’histoire. Le 17 décembre 2011, le vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s’immole par le feu, et c’est toute la Tunisie qui s’enflamme. Ce geste désespéré fut un des détonateurs des révolutions arabes. En 1969, l’étudiant tchèque Jan Palach s’immolait par le feu pour protester contre l’occupation soviétique. Il devint un symbole de la contestation qui aboutit à la Révolution de velours en 1989. Mais il est des pays où chaque semaine un homme brûle quasiment dans l’indifférence. Une soixantaine de Tibétains se sont immolés publiquement depuis mars 2011 pour protester contre la main-mise

chinoise. En Algérie, des dizaines de personnes se sont immolées ou auraient tenté de le faire depuis le début de l’année. Sans que le pouvoir ne bouge. Chômage et misère sont le terreau d’un désespoir provoquant un acte d’une violence inouïe. En Israël, Grèce, Palestine, pays traversés par des mouvements de protestation profonds, les immolés deviennent des symboles. En France, on dénombrerait plus d’une dizaine de cas, ou de tentatives, depuis janvier – en excluant celles liées à des problèmes intimes (il n’y a pas d’observatoire du suicide en France). Marqueur d’un dénuement et d’un isolement profonds, l’immolation publique est un ultime geste de dignité. On brûle pour un logement, un RSA, un emploi, pour se faire entendre d’une administration débordée, dernier interlocuteur avant

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Hamza Ardjani, 18 ans (ici en octobre 2012)

le vide. Ces torches humaines provoquent effroi et saisissement. En août, un homme de 51 ans est mort après s’être immolé dans les locaux de la Caisse d’allocations familiales de Mantes-la-Jolie (Yvelines). Des documents manquaient, il ne touchait plus son RSA. En septembre 2011, la prof de maths Lise Bonnafous s’est immolée dans la cour du lycée Jean-Moulin de Béziers. La direction de l’établissement la décrira comme dépressive, en proie à des difficultés avec ses élèves. Une version réfutée par ses proches. Les administrations concernées par les immolations ont tendance à renvoyer cet acte à la sphère privée ou à la folie, contribuant à dessiner une image monstrueuse de l’immolé que renforce la destruction du corps. Paradoxe pour la patrie du sociologue

Émile Durkheim, la France a du mal à regarder le suicide comme un fait social. “Les autorités nient ou occultent les torches humaines car elles comprennent qu’il s’agit, entre autres choses, de l’expression la plus désespérée du conflit social, l’un des indices des crises économiques et du politique, de son éloignement des citoyens”, explique l’anthropologue italienne Annamaria Rivera. Le 26 mars 2012, au Pôle emploi de Dieppe, un homme de 40 ans radié des listes s’est aspergé d’essence. Depuis, dans le département voisin de Haute-Normandie, toutes les agences Pôle emploi se sont dotées de couvertures antifeu. retrouvez l’intégralité de l’entretien de l’anthropologue Annamaria Rivera sur 14.11.2012 les inrockuptibles 63

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La station-service où, le 23 août 2012, Hamza, désespéré, s’acheta pour 1,30 euro d’essence

“on me traite comme un chien” Hamza, 18 ans, a tenté de s’immoler dans un centre médico-social.



e matin-là, exceptionnellement, Hamza Ardjani se lève avant midi. Pour une fois, il a quelque chose à faire. Bercé par la familière torpeur des cachets de Rivotril, le jeune Algérien enfile un short, ses Nike noires et fourre une bouteille en plastique vide dans son sac. Il quitte sa chambre d’hôtel payée par le Conseil général du Bas-Rhin. Dans une semaine, jour pour jour, ça sera sa dernière nuit. Un éducateur l’a prévenu : “À 18 ans, c’est fini.” Sa promesse de stage dans un garage n’y changera rien. À la station du coin de la rue, Hamza remplit la bouteille et s’offre pour 1,30 euro d’essence. Il monte dans le bus pour Illkirch-Graffenstaden, dans la banlieue de Strasbourg. Ce 23 août, Hamza entre dans le centre médico-social et demande le directeur. Il verse l’essence sur sa tête, sort un briquet et porte une Marlboro à sa bouche. Il n’en peut plus. Depuis neuf mois, il n’a ni étudié ni travaillé. Il ne rentrera jamais en Algérie. Si on ne l’écoute pas, il le jure, il va s’immoler.

On parlemente. Le GIPN débarque. L’essence le pique, lui brûle la peau. Hamza finit par se rendre. Les pompiers le passent sous la douche et le Smur le conduit à l’hôpital psychiatrique où on lui administre des calmants. Cinq jours plus tard, la police le ramène à l’hôtel et perquisitionne sa chambre. Dans trois jours, il devra plier bagages. Le lendemain de sa sortie d’hôpital, dans le microscopique salon de l’hôtel, Hamza échange quelques mots avec Hamed, un Tunisien de 17 ans. La chaîne LCP diffuse un documentaire sur la guerre d’Algérie. “Regarde ce qu’il a fait ce salaud de De Gaulle”, commente Hamza les yeux vitreux. Il change. Sur TMC, un reportage embedded avec le Smur. “Ils m’ont emmené là-dedans et je me suis réveillé avec les fous, je ne suis pas fou !” Pour raconter son histoire, Hamza

“ils m’ont emmené et je me suis réveillé avec les fous. Je ne suis pas fou !”

préfère aller au bar en face de la mosquée – où l’imam offre parfois à manger. Sur le chemin, il s’agite et pointe son index contre sa tempe. “On me traite comme un chien, il n’y a pas d’espoir, la prochaine fois je me tire une balle dans la tête.” Hamza Ardjani, faux diamant à l’oreille droite et tatouage L. A. dans le cou, a grandi à Annaba, dans l’est de l’Algérie. Après le décès de ses parents, assure-t-il, son frère Hocine n’avait pas les moyens de le garder. L’Europe devient son horizon, comme d’autres jeunes souvent mandatés par leurs proches. À 16 ans, Hamza se cache dans un bateau à destination de Marseille, où un vieux Tunisien le mène à la protection des mineurs. Il est placé à l’hôtel, puis en foyer, mais n’est pas scolarisé. La vente de cigarettes lui rapporte 60 euros par jour. Au bout de six mois, il se rend à Montpellier. Un mauvais souvenir. Hamza soulève son T-shirt à imprimé “Try not to die”. Des cicatrices, partout, dont une sous l’aisselle, non loin du cœur. Un soir, quatre types lui sont tombés dessus : dix-sept coups

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Chez Tassadit Menni, à Hazebrouck, quelques heures avant sa mort

de couteaux mais il s’en sort par miracle. Après un mois de convalescence, il monte à Paris où on lui dit qu’à Strasbourg, il a sa chance. Hamza débarque le 11 novembre 2011, dort une semaine à la gare avant d’être interpellé. Il ignore que le département, dirigé par l’UMP Guy-Dominique Kennel, vient de changer de politique. Le nombre de mineurs étrangers isolés a explosé dans le Bas-Rhin, passant d’une trentaine il y a deux ans à plus de 250 aujourd’hui. Les nouveaux arrivants sont désormais placés à l’hôtel et non en foyers, saturés. Le conseil général assure le gîte, le couvert (pas toujours) et le gel douche. Dans ce cas, fini l’humain, fini l’éducatif. Hamza aura de la chance s’il voit un éducateur une fois par semaine. Ils seraient une centaine dans ce cas. Le calcul est simple : un jeune en établissement coûte 140 euros par jour, à l’hôtel 40 euros. Mais, qu’ils soient en foyer ou à l’hôtel, tous sont dorénavant priés de faire leur baluchon à 18 ans. Le conseil général a mis fin aux contrats jeunes majeurs (18-21 ans) qu’il accordait parfois. Et peu importe qu’ils soient engagés dans un travail d’intégration ou scolarisés. Le Bas-Rhin renvoie la balle au gouvernement : si le département prend en charge les mineurs, c’est à l’État de s’occuper des étrangers. Le jour de ses 18 ans, Hamza a reçu de son éducateur les numéros du 115, des Restos du cœur et des centres d’accueil et d’hébergement. Il ne passera qu’une nuit “au milieu des toxicomanes et des clochards”. Pour manger, payer ses cigarettes, tuer le temps, reste l’école de la rue. Des dizaines de jeunes s’y trimballent seuls, sans un sou, sans adultes, sans aller à l’école. Ces derniers mois, les incidents se seraient multipliés à Strasbourg. Le dossier d’Hamza mentionne de petits délits – dont la dégradation d’une voiture un soir de fête – mais aucun signe d’intégration officiel (scolarisation, stage, formation…). “Sa demande de régularisation est vraiment mal barrée”, résume un bon connaisseur du dossier. Aujourd’hui, Hamza dormirait dans un squat vers la gare. Dans le dos, il porte une brûlure, stigmate d’un jour où, à 15 ans, en Algérie, des flammes l’ont happé.

“révoltée et à bout” Tassadit, 52 ans, s’est immolée dans une mairie.

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assadit Menni est morte dans la nuit de lundi à mardi 6 novembre. Cette femme de 52 ans, brulée à 70 %, s’était immolée le lundi 29 octobre à la mairie de Hazebrouck (Nord), jour de permanence. Tassadit Menni se plaignait depuis des mois de problèmes de voisinage. Après une cinquantaine de plaintes et de mains courantes, elle s’estimait lâchée par la police. Dans le bureau du maire (PS), elle demande à Jean-Pierre Allossery : “Ça ne vous ennuie pas que je boive quelque chose ?” Elle s’asperge alors d’un liquide inflammable, sort un briquet et se met le feu. Ses proches la décrivaient comme “forte de caractère”, “courageuse”, “révoltée” mais “à bout”. Son fils Jonathan, 25 ans, estime que ses appels à l’aide n’ont pas été pris au sérieux. Il parle d’agressions, d’insultes racistes, de détériorations, et va continuer à réclamer justice pour sa mère. Née en Algérie, Tassadit Menni arrive en France à 5 ans et grandit à Roubaix. Elle est placée en foyer quelque temps après le décès de sa mère. À 18 ans, elle échappe à un mariage forcé. Des années plus tard, elle repart de zéro

lorsqu’elle se sépare du père de ses deux enfants. Elle fait parler d’elle en février 2004 lorsqu’elle mène une grève de la faim de trente-quatre jours pour dénoncer sa radiation des Assedic. Comme elle, des dizaines de milliers de “recalculés” de l’Unedic s’étaient vu réduire la durée de leur indemnisation. Menacée d’expulsion, elle demande aux services sociaux de la ville un logement moins cher et du travail. Tassadit interrompt son jeûne après une promesse de logement social. En 2009, elle s’enchaînera aux grilles de l’hôtel de ville pour des raisons similaires. Sans diplôme, elle alternait contrats précaires et chômage. Son dernier contrat, du ménage dans une maison de retraite pour 600 euros par mois, n’avait pas été renouvelé. La mairie de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) a connu trois cas similaires, à chaque fois liés à des problèmes de logement. En 2007 et en mars 2011, deux hommes ont tenté de s’y immoler. Le 15 février 2012, une femme, mère de six enfants, hébergée par le 115 depuis la mort de son compagnon s’est transformée en torche humaine dans le hall de la mairie. Elle est morte le lendemain. 14.11.2012 les inrockuptibles 65

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Sur les lieux où Manuel Gongora s’est immolé le 19 juillet 2012. Le sol en porte encore les traces

“entre le marteau et l’enclume” Manuel, 48 ans, s’est aspergé d’essence sur son lieu de travail.

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u’est-ce qui peut pousser un père, un mari, un fils à s’immoler ? Cette question ne cesse de hanter les proches de Manuel Gongora, 48 ans. Le 19 juillet, cet agent de la propreté du Grand Lyon s’est aspergé d’essence sur son lieu de travail. Brûlé à 80 %, son pronostic vital est encore engagé lorsque ses parents, Manuel et Hélène, nous reçoivent dans leur pavillon, le 4 septembre. Autour de la table du salon, sa femme Anne-Marie, 51 ans, son fils Xavier, 18 ans, et sa sœur Cathy, 42 ans, observent comme eux un silence lourd de colère, de douleur et d’obsédantes questions. Pourquoi une telle “violence” contre lui-même ? Manuel prend soin de son corps, fréquente les salles de gym. “Il est coquet”, résume sa mère en sortant la photo de mariage d’un homme grand et beau. “Manuel craint la chaleur, se sent mal au-dessus de 20 degrés”, ajoute Cathy encore incrédule. Les Gongora ne tenaient pas à médiatiser l’affaire. Ils ont refusé les télés, se sont indignés lorsqu’un hebdo a réclamé des photos à l’hôpital. Ils viennent de porter plainte contre X pour harcèlement et non-assistance à personne en danger. “La réorganisation des services est à la base du problème”, estime Sylvain Cormier, l’avocat de la famille, “la direction a lâché les rênes

à des potentats, des minichefs au pouvoir très important et aux comportements semi-mafieux.” Tous savaient que ça n’allait pas au travail, même si Manuel n’aimait pas s’épancher. Ses collègues le décrivent comme “un fort en gueule ne supportant pas l’injustice”. Manuel est agent de maîtrise, celui qui répercute les ordres de mission de la direction aux agents de terrain. “Beaucoup de pression, pas de reconnaissance, résume Djamel Mohamed, le secrétaire général de la CGT Propreté, c’est un poste entre le marteau et l’enclume”. Ancien chauffeur de poids lourds, Manuel Gongora a passé les concours de la fonction publique. Ses proches décrivent sa fierté d’appartenir au Grand Lyon, son amour du travail bien fait. Mais il est envoyé sur un poste difficile. La désillusion s’installe. Il entre en conflit avec son supérieur hiérarchique – décrit comme “pas très clean”. Ce dernier lui fixe des objectifs intenables sur les modalités de réorganisation des services prévues par la direction. Le Grand Lyon a franchisé les secteurs de Lyon

lorsqu’il apprend la sanction de la direction, Manuel prévient : “Je vais me faire cramer”

et Villeurbanne. Son chef le met sous pression, le “harcèle”, confirment des collègues. En novembre 2011, les deux hommes en arrivent aux mains. La direction réclame quinze jours de suspension contre Gongora. “C’est-à-dire plus aucune prime, progression salariale ou hiérarchique”, traduit un cadre. Le conseil de discipline décide d’un simple avertissement mais la direction maintient une sanction de douze jours. Lorsqu’il l’apprend, le 19 au matin, Manuel Gongora prévient : “Je vais me faire cramer.” Les syndicats du Grand Lyon invoquent “le syndrome France Télécom” et dénoncent une dizaine de suicides, ou tentatives, en deux ans. C’est la loi des séries. Le 4 septembre, un éboueur d’une quarantaine d’années s’asperge d’essence avant d’être stoppé à temps. Le 15 octobre, une cadre du service assainissement menace de mettre fin à ses jours. Au Grand Lyon, on fait le dos rond : “Manuel Gongora avait peut-être des problèmes au travail mais aussi dans la vie privée.” Faux, s’indigne sa femme. Son “sacrifice”, comme elle le qualifie, ne doit pas rester lettre morte. De son côté, le Comité d’hygiène et sécurité sur les conditions de travail a mandaté un expert indépendant qui rendra ses conclusions dans un an. Aujourd’hui, Manuel Gongora, miraculé, réapprend à marcher.

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Philippe Grangeaud/Parti socialiste

l’immolation : “dernier moyen de protester” Pour Michel Debout, psychiatre spécialiste du suicide, l’immolation est une forme de sacrifice.

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omment classez-vous l’auto-immolation, est-ce un suicide, un sacrifice, les deux ? Michel Debout – Un sacrifice peut être suicidaire. Un suicide signifie mettre sa vie en danger. Tout mode suicidaire renvoie à une symbolique spécifique. Le suicide par arme à feu est lié à l’honneur, au militaire. La pendaison est liée à la culpabilité, tout comme l’immolation, qui est aussi très en lien avec la purification et la “mélancolie” au sens psychiatrique – la personne se vit comme un déchet. Chez ces “mélancoliques” très culpabilisés, l’immolation renvoie aux flammes de l’enfer, au feu qui purifie. Elle se produira dans un lieu isolé. L’auto-immolation a aussi une composante sacrificielle. Dans ce cas, on met sa vie en jeu pour améliorer celle des autres. Est-ce pour cela que l’immolation, dont la violence provoque sidération et incompréhension, est souvent publiq ue ? L’immolé recherche les témoins de son geste spectaculaire. L’immolation est très différente d’un geste suicidaire fait dans la dépression, dans le retrait. Les immolés ressentent colère, injustice, impuissance. C’est leur dernier moyen de protester, de dénoncer et de détruire à travers soi l’ordre d’aujourd’hui pour amener celui de demain. On ne se sacrifie pas pour rien

mais pour faire bouger les lignes, pour marquer l’opinion. Les immolations protestataires, à la fois sacrificielles et dénonciatrices, recherchent symboliquement la violence destructrice. C’est justement parce que ce geste est extrême qu’il peut provoquer réactions et changements. La douleur est un des marqueurs de l’extraordinaire émoi provoqué par l’immolation. Douleur sur laquelle, inconsciemment ou non, l’immolé compte pour produire l’effet souhaité. La représentation de ce corps calciné porte l’horreur en elle-même et force à réagir. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils souhaitent mourir ? Non, ils paient le prix de leur vie pour se faire entendre ou faire changer la société ou ce qui les perturbent. Il faut être vraiment démuni pour n’avoir plus que sa vie comme argument. Il faut souvent avoir essayé d’autres voies et être dans l’impasse. L’immolé retourne la violence de n’être pas entendu contre les autres, contre le ou les témoins de la scène. Ce geste peut aussi être lié à des comportements pathologiques, paranoïaques : tout le monde m’en veut donc je m’immole dans un délire interprétatif. Mais chez les non-psychotiques, il faut bien trouver une autre explication au caractère violent et tragique de ce geste. Les pouvoirs publics ou les responsables hiérarchiques sont tentés de renvoyer ce

geste à des problèmes privés, voire mentaux… Est-ce qu’on prend en compte la charge protestataire de l’immolation ou est-ce qu’on regarde ailleurs ? Ceux qui pourraient éventuellement se sentir responsables vont dire que ce suicide est lié à des problèmes conjugaux ou mentaux. Je pense qu’il faut différencier les réactions. La recherche de responsabilités appartient à l’autorité judiciaire ou administrative. Mais tout suicide lié à une situation professionnelle doit aussi entraîner l’entreprise à s’interroger sur ce que ce geste veut dire de la réalité du travail. Cette posture préventive permet de réfléchir à l’organisation du travail et aux modes de managements. Peut-on faire du chantage à l’immolation ? Oui, mais je n’aime pas ce terme qui n’aide pas à la compréhension et à la prévention. C’est un terme bloquant, comme “responsabilité” et “folie”. Il permet aux uns et aux autres de ne pas se sentir impliqués comme citoyens. Même avec une tentative de suicide par médicaments, on prend un risque sur sa vie, sur sa santé. Au minimum, ce geste signifie qu’on est démuni donc qu’on a besoin d’aide et non pas de reproches. dernier ouvrage Le Suicide – Un tabou français (Éditions Pascal, 2012), avec G. Clavairoly 14.11.2012 les inrockuptibles 67

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les sept vies de Djaïdani Rengaine, son premier film de fiction, est un des buzz de l’automne. Mais Rachid Djaïdani a déjà plusieurs vies derrière lui : boxeur, écrivain, acteur, documentariste. par Serge Kaganski photo David Balicki pour Les Inrockuptibles

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utoproduit à l’arrache façon Donoma, irradié de tchatche comme L’Esquive, portant un regard sans clichés ni complaisance sur les lascars, Rengaine avait électrisé la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier. On rencontre son auteur, Rachid Djaïdani, beau visage de prince africain, doux verbe de griot, et on découvre que cet homme de 39 ans a déjà vécu mille vies. Énième rejeton d’une mère soudanaise et d’un père algérien, grandi dans une cité du 91, Rachid est sorti du lycée avant le bac pour commencer une vie professionnelle de maçon. “J’aimais bien construire des murs, du concret, racontet-il. Ensuite, j’ai pris des parpaings sur les rings de boxe. On a grandi à 13 dans un F4. Une de mes sœurs m’a dit : ‘Avec les coups que papa t’a mis, si tu montes sur un ring, tu seras champion du monde !’ Je dois beaucoup à la boxe : ne rien lâcher, être dans le regard, travailler. J’ai été champion de Paris, mais j’étais payé 500 francs le combat.” Coup du destin, La Haine de Mathieu Kassovitz se tourne près de chez lui : il est engagé comme stagiaire régie, met un pied dans le monde du cinéma, fait connaissance avec Vincent Cassel, Jean-François Richet et toute la mouvance des “banlieue-films” des années 90. Il enchaîne ensuite moults petits rôles de cailleras dans des films, téléfilms, séries, “mais un jour, à la mosquée, les darons ont dit à mon père : ‘Ton fils vend de la drogue.’ Mon père me dit : ‘T’as pas honte, tu salis notre nom.’ Je lui dis ‘Papa, c’est du cinéma !’ Mais pour eux, pas de différence, tout ce qu’on voyait à la télé était ‘vrai’. Là, j’ai réfléchi à l’image que l’on renvoie.” Il fait alors attention à ne plus accepter n’importe quel rôle de rebeu dealer, et finit même par jouer un flic dans la série Police District. Un jour, autre virage du destin, Peter Brook le remarque et l’engage dans sa troupe. Rachid ne connaît rien au théâtre mais apprend petit à petit le vrai travail d’acteur. “Quand tu te rends compte que Brook est le Mourinho du théâtre, que tu es un baltringue parce que le théâtre est un outil et un art, tu t’y mets sérieusement. Peter Brook, c’est mon Cus d’Amato (coach de Mohamed Ali – ndlr). La boxe,

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“les vrais bonhommes, ce sont ceux qui acceptent d’aimer et d’être aimés. C’est ce qui manque en banlieue, entre mille choses, et quand les mauvaises interprétations de la religion s’en mêlent…” t’as la garde haute, un protège-dents et faut les envoyer. Le théâtre, frère, c’est le contraire : garde basse, pas de protègedents, et faut les ramasser. Brook m’a dit : ‘T’es un prince’. Il m’a ausculté le corps comme un mécanicien. ‘Il faut dévisser ton épaule, parce que la société t’a fait croire que t’étais rien. Il faut dévisser ton plexus parce que ta culture, ta religion t’ont fait croire qu’il fallait faire comme ça. Il faut dévisser ton estomac parce que tu t’empêches de rire’, etc. À la fin, il me dit : ‘Tu souris, tu vois que tu es un prince’.” Ce qu’on avait aussi loupé, c’est Rachid Djaïdani écrivain. “Moi, boxeur poids plume, j’ai un jour atterri chez les plumes”, dit-il malicieusement. Il signe Boumkœur en 1999 (Seuil) sur son expérience de la cité, passe chez Pivot. “Pendant deux ans, j’ai écrit chez moi, c’était supertendu. Mon père m’a mis des droites parce que j’étais en marge de l’Éducation nationale. Écrire, c’est pas un métier dans une famille de prolétaires. J’ai eu une vie, frère, t’as mal à la tête !” Le roman devient un best-seller qui permet à Rachid d’acheter une maison à ses parents et de changer leur regard sur lui. Mais certains médias doutent de lui, ne croient pas qu’il a écrit le livre seul. Il en écrit alors un deuxième en 2004, Mon nerf (Seuil), et filme tout le processus dans un webdocu, Sur ma ligne, sélectionné à Cannes à l’Acid (l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion). Puis, en 2007, alors qu’il vit chez lui, à Paris, avec sa chérie Sabrina, il signe Viscéral (Seuil), nouveau roman autobiographique. Ce n’est pas tout ! Il a tourné dans des reportages tintinesques pour France 4 (Rachid au Texas, Rachid en Russie), réalisé une websérie pour Arte sur le ramadan, Une heure avant la datte, et encore un doc sur la grossesse de Sabrina, La Ligne brune, traitant du devenir père et mère et de l’identité française quand on a la peau “pixel caramel”. Pas étonnant que la fabrication de Rengaine ait pris neuf années,

saucissonnée entre ces divers projets et le manque d’argent. “On a vu tellement de films labellisés n° 5, moi, j’ai fait un film labellisé 7-5 : un film parisien où t’as pas besoin de porter du Chanel pour faire ton plan.” Influencé au départ par le Dogme danois qui validait son do it yourself, Djaïdani découvre en cours de route Cassavetes (Rengaine pourrait évoquer Shadows), Godard, Mekas. “Il y a le ciné bankable et le ciné bancal, poursuit-il, et le bancal, il a du charme. À la Quinzaine, je me mordais la lèvre pour ne pas pleurer. Edouard Waintrop, délégué de la Quinzaine, a été extraordinaire de s’engager pour ce film hors la loi, ça a été la plus belle des maternités. Quand tu penses qu’il y a eu Godard, Cassavetes, et moi je suis là, sans un euro.” La force de Rengaine, c’est que les jeunes de la France métissée y sont regardés par un des leurs, une sorte de grand sachem qui mesure avec lucidité la déréliction des quartiers depuis trente ans. “Ma génération avait peur et honte. Ce n’était pas que négatif, ça aidait à ne pas déborder, ça empêchait de nuire aux moustaches de ton père, ça obligeait à respecter le nom de ta famille. Avoir un nom propre, c’est important. Aujourd’hui, on salit les noms. On est dans le plus pour le plus. Gagner plus, tuer plus pour tuer plus, comme à Échirolles, le plus du plus du pire. On a perdu l’humanité de base. Je ne veux pas faire la morale à deux balles, mais l’épanouissement ne se fait pas tout seul, pas en meute non plus. Il se fait souvent à deux, en étant amoureux. Empêcher l’autre d’aimer, c’est l’emprisonner. Je pense aux sœurs des quartiers, j’espère qu’elles verront Rengaine et qu’elles revendiqueront le droit d’aimer. Les vrais bonhommes, ce sont ceux qui acceptent d’aimer et d’être aimés. C’est ce qui manque aujourd’hui en banlieue, entre mille choses, et quand les mauvaises interprétations de la religion s’en mêlent…” On arrête l’enregistreur, ça fait presque deux heures que Rachid déverse son flot de mots, son flow tranquille. Une dernière chose : “Rengaine fera sa vie, mais quoi qu’il arrive, il est là ! Je suis libre, personne ne va me tenir sur de fausses idées. Tu ne peux pas m’attraper, frère.” lire aussi critique p. 70 retrouvez l’entretien vidéo sur 14.11.2012 les inrockuptibles 69

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Rengaine de Rachid Djaïdani Zéro budget et neuf ans de tournage pour un Roméo et Juliette remixé en chronique urbaine dans le chaudron des communautés noire et d’origine arabe en France. Du cinéma-guérilla fougueux et inventif.



’est la toute fin du film, des bandes colorées en bleu-blanc-rouge encadrent le titre et quelques phrases s’impriment sur le générique, qui disent en substance : “Nous avons réalisé ceci sans argent, sans subvention ; nous occupons la marge de la production française.” Le discours n’est pas vraiment neuf et l’on connaît par cœur, depuis le phénomène Donoma de Djinn Carrénard, le refrain de ces nouveaux cinéastes qui, à défaut de pouvoir exister dans une industrie “embourgeoisée”, promettent à intervalles réguliers d’en bouleverser les fondations. Le dernier de ces francs-tireurs, Rachid Djaïdani, repousse même un peu plus loin les termes du cinéma-guérilla. Son premier film, Rengaine, a été tourné durant neuf ans, sans autorisation, avec une équipe composée en majorité d’amateurs non rémunérés – bref, c’est un objet de contrebande, “hors la loi” dit une formule de marketing en vogue.

Mais l’affaire semble un peu plus ambiguë ici, en tout cas plus équivoque, et la guérilla n’est pas forcément déclarée contre ce que l’on croit. L’ennemi, pour Rachid Djaïdani, n’est pas tant le cinéma français majoritaire, blanc, friqué et coupable d’exclusion ; c’est un ennemi plus secret et intime : sa communauté, sa religion, sa manière d’être parmi les autres. Voilà la cible réelle et nerveuse de Rengaine : l’islam d’aujourd’hui, ses vieilles lunes traditionalistes et ses désirs de réforme, ses contradictions et ses enseignements que le cinéaste connaît bien et dont il va explorer les moindres replis le temps d’une chronique urbaine agitée, embedded dans le bouillon identitaire du Nord parisien. La première force du film est donc de ne pas faire de sa pauvreté son sujet, et même de réussir à en gommer les stigmates (malgré la sécheresse de ses cadres), pour atteindre une forme plus ample de cinéma, où fiction(s) et documentaire se toisent en permanence. Tout commence même sur un air de conte,

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raccord

Kubrick, ce débutant

une écriture maîtrisée, passant de la romance au polar, de la tragédie à la drôlerie sans rien perdre de son accroche au réel

façon “Roméo et Juliette vivent à Barbès”. Il était une fois Dorcy (Stéphane Soo Mongo), un jeune Noir un peu artiste qui voulait épouser une belle Arabe (Sabrina Hamida). Mais celle-ci a le malheur d’être la seule femme d’une famille nombreuse et très possessive : soit quarante frères (qui nous seront presque tous présentés) disséminés dans la ville, dont le plus vieux, Slimane, le gardien des traditions, tentera l’impossible pour empêcher cette union. Car même dans les années 2010, même en France, on ne se marie pas si facilement entre un Noir et une Arabe, sauf à combattre les réflexes intégristes et le vieux fond de racisme qui polluent des deux côtés les relations entre ces communautés. Rengaine va s’y employer avec une fougue et une inventivité continuelles, tressant une multitude de portraits à mesure qu’il progresse sur le rythme d’une écriture automatique étonnante de maîtrise, passant de la romance à l’ombre d’un polar, de la tragédie à la drôlerie sans rien perdre de son accroche au réel. S’il risque parfois l’exposé sociologique, Rachid Djaïdani opère lui-même des coupes abruptes dans son work in progress, changeant de tons ou de formes, emporté par un art de la diagonale comme force conductrice. D’un frère à l’autre, du plus libéral au plus illuminé des croyants,

le film se balade ainsi à l’aveugle dans cette famille musulmane tentaculaire où il recueille une série de paroles contradictoires (et de langues plurielles) qui dessinent le portrait d’un islam à multiples entrées. Au cœur de ce dédale de récits et de personnages, quelque chose de très beau surgit enfin dans l’obstination têtue du couple à revendiquer ses désirs contre la communauté, qui lèvera le voile sur un ensemble d’interdits dissimulés dans cette famille pas si traditionnelle. Cette obstination, on le devine, c’est aussi celle d’un cinéaste, Rachid Djaïdani, dont on retrouve ici et là des signes de sa vie passée de boxeur dans une mise en scène compulsive, frontale et impatiente, dans une manière de filmer de très près les corps dissemblables de sa troupe. Deux superbes plans rapprochés sur les visages exténués de ses acteurs concluront ainsi le film sur une scène de pardon bouleversante, une petite révolution à l’échelle de ces communautés apaisées. Où se lit peutêtre une autre définition, plus belle et courageuse, de cet islam qui en effraie certains, un islam qui doute, qui s’interroge, bute sur son époque mais finit par se réinventer. Romain Blondeau Rengaine de Rachid Djaïdani, avec Stephane Soo Mongo, Sabrina Hamida (Fr., 2010, 1 h 15) lire aussi le portrait de Rachid Djaïdani p. 68

Petit événement : le film inaugural de Stanley Kubrick sort pour la première fois en salle. Ce premier long métrage du maître était jusque-là invisible (sauf dans de médiocres conditions sur internet) parce que le cinéaste refusait de le montrer. On a du mal à comprendre cette peur, ce non-désir de Kubrick. Fear and Desire est l’un des rares films américains totalement indés des 50’s, produit avec l’argent de la famille et réalisé avec une mini-équipe en dehors de tout système officiel, avant Cassavetes. Mais surtout, c’est un film beau et fort qui n’a rien d’un brouillon embarrassant. Certes pas un chef-d’œuvre parfait (ce qui gênait peut-être un auteur devenu obsessionnellement perfectionniste) mais un premier film passionnant et maîtrisé dont beaucoup de réalisateurs seraient fiers. Le sens visuel, la netteté des plans, l’énergie du filmage sont là, ce qui n’étonne guère sachant que Kubrick était photographe professionnel. On trouve aussi dans Fear and Desire tout ce qui fera plus tard le grand cinéma kubrickien : une voix off marquante, une situation de conflit et de dérèglement, le goût de l’abstraction, la chorégraphie de la violence, la force expressionniste des visages, un regard lucide et froid sur l’humanité, un refus du sentimentalisme. Les Sentiers de la gloire, Docteur Folamour, Full Metal Jacket mais aussi 2001 ou Orange mécanique sont déjà en gésine dans cette énième relecture du thème de “la patrouille perdue”. Le reniement de ce film par son auteur rappelle que les grands cinéastes ne sont pas toujours les meilleurs spectateurs ou les juges les plus pertinents de leur propre travail. Renoir n’aimait pas La Règle du jeu et s’est longtemps désintéressé d’Une partie de campagne. Pialat jugeait sévèrement tous ses films. À cette aune, la faible estime en laquelle Kubrick semblait tenir Fear and Desire apparaît comme un indicateur fiable de l’intérêt de ce film.

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Après mai d’Olivier Assayas Un autoportrait générationnel situé au début des années 70, formidable ode à la jeunesse de tous les temps.

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requel autant que sequel de son cinglant et concis L’Eau froide, Après mai s’avance a priori comme l’autobiographie d’Olivier Assayas, et le portrait de sa génération. Mais dès lors qu’il y a personnages, comédiens et fiction, peut-on parler d’autobiographie ? Après mai serait plutôt une représentation, une recréation, une revisite distanciée et recomposée de la jeunesse du cinéaste. Et, disons-le simplement, un film superbe. Assayas nous embarque au pas de course dans la foulée de Gilles et de ses copains et copines au moment où ils fuient une charge de CRS. On est à Paris, en 1971, mais le phalanstère filmé par Assayas vit et étudie dans une banlieue pavillonnaire bourgeoise – ce qui nous vaut quelques belles séquences suburbaines fleuries et bucoliques. En ce temps-là, les lycéens sont très politisés, dans le sillage de leurs aînés de 68, et le cinéaste fait revivre avec précision l’ébullition politique de l’époque, les manifs, les collages d’affiches, les distributions de tracts, la surveillance policière dans la ville et disciplinaire au lycée, les divisions entre communistes, trotskistes, maos, anars… Cette effervescence militante d’une jeunesse qui croyait encore à la révolution se démultiplie au contact de toutes les mutations artistiques et culturelles

de ces années-là. Assayas ne se contente pas de l’évoquer, il l’inscrit dans la matière même de son film, y insérant avec autant de goût que d’intelligence dramaturgique de multiples extraits d’objets culturels vintage des seventies – pas les plus évidents ou rebattus (chansons de Nick Drake, Incredible String Band, Kevin Ayers, citations de Simon Leys, Guy Debord, séquences d’un documentaire militant de Madeleine Riffaud, sans oublier les affiches, fanzines, revues…). À côté de la politique, de la culture, il y avait aussi les histoires d’amour, sur fond de libération sexuelle, et les voyages, l’envie de voir ailleurs tout en s’approchant de l’idéal internationaliste. Avec toutes ces pistes, Assayas dessine une carte et un territoire amples et fluides, mis sous tension par une série de dilemmes où s’entrechoquent l’esthétique et l’idéologie, le collectif ou l’individualisme, l’engagement et l’intime, le rock et le gauchisme, l’utopie de transformer la société et le réalisme d’y trouver

à côté de la politique, de la culture, il y avait aussi les histoires d’amour et les voyages

une place. Dans ce paysage mouvant, Gilles, alter ego de l’auteur et figure centrale de ce film de groupe, cherche sa place silencieusement, tel un somnambule légèrement déphasé par rapport aux élans de son entourage. Magnifiquement écrit, élégamment et classiquement filmé, Après mai doit énormément à ses jeunes comédiens, tous inconnus (à l’exception de Lola Créton), tous remarquables, tous habités par ce mélange de questionnement, d’anxiété et de gravité qui caractérise les jeunes personnages assayassiens. Assayas n’aborde pas la jeunesse avec le regard extérieur de l’adulte observant un folklore pittoresque, mais de l’intérieur, comme si ce moment le constituait encore aujourd’hui. Vers la fin du film, quand la vague utopiste reflue, chacun est sur le sable, face à son destin. Seul ? À deux ? En bande ? Ont-ils plus changé le monde que le monde ne les a changés ? Après mai est un film magnifique sur la jeunesse de 1971 et sur les gens de 20 ans de tous temps. Serge Kaganski Après mai d’Olivier Assayas, avec Clément Métayer, Lola Créton, Carole Combes (Fr., 2 012, 2 h 02) à écouter la BO d’Après mai est disponible (avec Nick Drake, Syd Barrett, Kevin Ayers…) lire aussi l’entretien avec Olivier Assayas p. 56

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Free radicals de Pip Chodorov (Fr., 2010, 1 h 20)

Introduction ludique et personnelle au cinéma expérimental par un connaisseur. Le réalisateur Pip Chodorov est connu en France comme un grand défenseur et distributeur du cinéma expérimental (les films de Jonas Mekas). D’où ce film riche et plaisant, voire pédagogique, qui est un peu “Le cinéma expérimental pour les nuls”. Chodorov y explore et commente d’abord ses propres souvenirs : son enfance filmée en super-8 par son père, journaliste à la télé américaine, sa découverte du genre expérimental, puis son passage à la pratique. Ce film est par ailleurs un florilège, ponctué d’interviews de grands maîtres de ce cinéma non narratif (de Stan Brakhage à Michael Snow en passant par Stan Vanderbeek, grand pionnier méconnu). Survol rapide, en grande partie consacré à l’Amérique, mais stimulant. Idéal pour les néophytes qui voudraient découvrir ce genre aussi ludique que mal connu, et souvent méprisé, dans lequel la pub et le cinéma mainstream ont puisé sans vergogne. V. O.

Without de Mark Jackson avec Joslyn Jensen, Ron Carrier (É.-U., 2011, 1 h 27)

Un premier film indépendant qui joue subtilement avec des faux-semblants angoissants. e film ressemble de loin à un thriller, mais sa dimension bizarre, fantastique, angoissante, reste implicite, reléguée à l’état d’hypothèse psychologique, à un possible trauma de l’héroïne, jeune papy-sitter perturbée par la mort de sa petite amie. Le cinéaste est-il honnête en jouant sur les stimuli empruntés au cinéma d’horreur pour les éluder un à un ? Oui, dans la mesure où, en se cantonnant dans l’indécidable et la demi-teinte, il ne trompe pas le spectateur. Les effets de genre sont élémentaires (un téléphone portable change de place, une porte est fermée par on ne sait qui). On ne sait pas si ces dérèglements sont objectifs, subjectifs ou bien surnaturels. Joslyn garde un vieil homme tétraplégique dans une maison perdue dans les bois, où divers incidents vont remettre en question soit la santé mentale de la jeune femme, soit la réalité de la paralysie du vieil homme. Il faut ajouter que ces légers glissements de la rationalité – qui sont inscrits dans les gènes du cinéma américain, qu’il soit indépendant ou non – se mêlent insidieusement aux souvenirs de Joslyn, hantée par la mort et par son antithèse, la pulsion de vie, traduite par les débordements de sa libido, exprimée sur un mode limite pervers. Cette confusion des sens, jamais appuyée, transcende la banalité du film (celle des séquences extérieures à la maison, soupapes normalisatrices pas indispensables), lui conférant des vertus expressionnistes. Le retour des parents du vieil homme escamotera aussitôt ces dérives en trivialisant le récit à l’extrême, rendant le spectateur presque penaud d’avoir marché à ces clichés angoissants, synonymes de sensiblerie. Le film a ce talent relativiste de considérer ses propres débordements comme une simple parenthèse fantasmatique dans un monde terriblement ordinaire. Vincent Ostria

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Le Capital de Costa-Gavras avec Gad Elmaleh, Natacha Régnier, Gabriel Byrne (Fr., 2012, 1 h 54)

Twilight chapitre 5 de Bill Condon L’ultime avatar de la saga vampiresque. À la fois guerrier et sensible, lumineux et fantasmatique.

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t puis j’ai vu (…) le chemin du mal, je l’ai vu. Et ce chemin était un cercle, alors je l’ai changé.” Cette phrase, récemment entendue dans Looper, fait fortement écho à ce cinquième et dernier épisode de la saga Twilight. Là aussi, il s’agit d’un enfant surpuissant à sacrifier ou à protéger (la fameuse Renesmée, née de l’union entre une mortelle et un vampire), et de visions prémonitoires qui viennent troubler un présent déjà bien embrumé. C’est que le torchon brûle désormais entre la famille Cullen et la puissante secte des Volturi (toujours aussi génialement creepy). Il faut en découdre mais hors de question d’aller au combat seuls : une coalition se crée pour venir en aide au clan Cullen, et cette réunion donne lieu à un très beau bestiaire qui n’est pas sans rappeler celui des X-Men. On croisera par exemple un couple de vampires arabes crypto-gay (leurs regards ne trompent pas) ou une paire d’amazones à la Xena capables de suggérer quelques pensées (coquines ?) – toujours ce même petit jeu pervers avec le spectateur. Déroulé en crescendo jusqu’à l’(in)évitable bataille finale – à l’instar des ultimes Star Wars ou Seigneur des anneaux –, le chapitre 5 conclut brillamment le cycle et ramasse l’ensemble

de ses motifs tout en en défrichant de nouveaux. Bella n’est ainsi plus cette adolescente fragile et hésitante dont les joues rougissent à la vue du bel Edward. Devenue vampire, elle est désormais une force de la nature, une femme puissante, une dominatrice – enfin ! Le film est en outre d’une violence parfois sidérante, confirmant après les saillies gore du quatrième épisode le goût des jeunes filles pour la carne (à défaut du sang, absent). Mais le plus beau tient à autre chose. Prémonitions, rêves et télépathie ont toujours été importants dans Twilight, mais cet épisode-ci en fait son cœur. Comme si, à sa ligne narrative guerrière (et masculine), s’ajoutait un deuxième film (plus féminin) fait de souvenirs des épisodes précédents, de fantasmes secrets ou de futurs possibles, bref d’une multitude de lignes parallèles qui viennent se briser ou s’épanouir, parfois au risque du kitsch, sur la roche enneigée. Nullement crépusculaire, ce dernier Twilight est ainsi une ode aux voyants, la confirmation lumineuse que l’avenir (et le cinéma) leur appartient. Jacky Goldberg

Un jeune banquier ambitieux initié au cynisme de la finance. Cynisme des hommes de pouvoir (Z, L’Aveu), cynisme des médias (Mad City), cynisme du Vatican (Amen), cynisme des cadres au chômage (Le Couperet), cynisme des exploiteurs de sans-papiers (Éden à l’Ouest)… il fallait bien qu’un jour l’œil affuté de CostaGavras, redresseur de torts depuis quarante ans, se posât sur le plus grand mal de notre temps, celui que François Hollande désigna un beau jour d’avril 2012 comme son “véritable adversaire” : la finance. Le fameux réalisateur d’origine grecque – qu’on imagine particulièrement meurtri – retrace ainsi le parcours d’un jeune banquier ambitieux nommé par surprise à la tête d’un grand établissement (Gad Elmaleh, droit comme un i, dans un contre-emploi assez pénible), que le pouvoir va corrompre aussi sûrement qu’un hobbit mettant l’Anneau unique à son doigt. Si cette adaptation du Capital de Stéphane Osmont vaut pour sa description réaliste des milieux financiers, sa charge politique est tellement lourde qu’elle fait rapidement plouf, dans le puits sans fond de la “fiction de gauche”. Nullement désagréable, mais on préférera, sur le même sujet, le documentaire de Jérôme Fritel et Marc Roche sur Goldman Sachs (diffusé en septembre sur Arte), plus précis. J. Go.

Twilight chapitre 5 : Révélation 2e partie de Bill Condon, avec Robert Pattinson, Kristen Stewart, Taylor Lautner (É.-U., 2012, 1 h 55)

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La Chasse de Thomas Vinterberg Primé à Cannes pour son charismatique acteur, le nouveau portrait à charge de la bonne société danoise du réalisateur à moitié essoufflé de Festen. rôle de carrière que celle dans cette communauté à la tempérance de Thomas Vinterberg, débutée toute sociale-démocrate les gens sont tambour battant sur les traces honnêtes, trop honnêtes, ce qui n’empêche dogmatisée de son maître Lars von pas l’injustice de s’y loger sans crier gare. Trier avec le brûlot Festen en 1998 (en fait C’est dans l’installation du drame son troisième film, aujourd’hui difficilement que Vinterberg est le meilleur, lorsqu’il regardable), puis poursuivie dans filme calmement, implacablement, une indifférence polie (et croissante) avec le quotidien d’un brave type (Mads Mikkelsen, It’s All about Love, Dear Wendy et Submarino. prix d’interprétation mérité à Cannes) Son retour en compétition au Festival s’effondrant à la suite d’une accusation de Cannes, quatorze ans après la première mensongère de pédophilie. L’acteur fois, avait donc des airs de dernière chance, de Pusher et Casino Royale est le meilleur en même temps que de retrouvailles. argument du film, son physique (de brute) Bienvenue dans la campagne danoise, à contre-emploi produisant une certaine sa bourgeoisie étouffante, ses rites de ambiguïté que le cinéaste a par ailleurs passage entre mâles (la chasse : attention, tendance à délaisser. C’est que Vinterberg, métaphore), sa bonne conscience qui cache tout occupé à son exposé sur la lâcheté, forcément les pires démons… Sauf que ne cesse, dans la seconde moitié du film, le principe de Festen est ici inversé, car d’enfoncer les portes ouvertes. À malin,

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Mads Mikkelsen

malin et demi ; à coups de poing, gros coup de boule (la scène du supermarché, facile). Lorsque la honte change de camp, forcément, le spectateur jubile, excité par l’odeur du sang. Éternelle faillite de ce cinéma de faits divers qui joue à acculer ses personnages (récemment Después de Lucía, À perdre la raison), à les humilier pour qu’ils n’aient d’autre choix que de “vider l’abcès” – mais quoi de plus aisé, quand on a soi-même mis autant d’efforts à le remplir ? Heureusement, La Chasse ne tombe pas complètement dans ce travers et se rattrape in extremis par une belle fin. Jacky Goldberg La Chasse de Thomas Vinterberg, avec Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen (Dan., 2 012, 1 h 51)

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Todd Heisler/The New York Times-Redux/RÉA

Jake hardi À l’affiche de End of Watch, Jake Gyllenhaal est actuellement sur les planches de Broadway. Rencontre avec une star qui n’a jamais perdu l’innocence et la foi de ses débuts.

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arbe de trappeur, cheveux mi-longs peignés en arrière, gros pull à col roulé, écharpe et nez qui coule abondamment : c’est ainsi que Jake Gyllenhaal nous reçoit, à New York, quelques heures avant d’entrer sur scène. Pour sa première expérience à Broadway, il joue dans If There Is I Haven’t Found It Yet de Nick

Payne, une comédie noire sur une ado britannique obèse et sa famille bizarre. Quand on lui demande pourquoi ce choix, il nous explique à quel point la pièce l’a touché (on s’en doute) mais surtout qu’il s’était fait une promesse, il y a onze ans (à 21 ans, donc), lorsqu’il posa pour la première fois le pied sur les planches, à Londres : “Tous les acteurs que

j’admire sont passés par le théâtre. Après le succès inattendu de Donnie Darko (premier film culte de Richard Kelly qui l’a révélé en 2001 – ndlr), j’ai voulu m’y frotter aussi. J’ai adoré ça, mais Hollywood m’a rappelé tout de suite et depuis je n’ai cessé d’enchaîner les films. Aujourd’hui, j’avais simplement besoin de me reconnecter avec cette sensation.” Également (et surtout)

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End of Watch de David Ayer

Le quotidien de deux flics à Los Angeles vu à travers les images d’une caméra de poche. Détonant. ouvelle proposition de found footage – appellation un peu abusive donnée à cette vague de films composés de fausses images amateurs prises en caméra subjective : [REC], Redacted, Cloverfield, Project X, Chronicle… – et franche réussite, End of Watch prouve à nouveau que cette technique est bien plus qu’un gimmick artificiel. Après l’horreur, la guerre, la catastrophe, les teens ou les superhéros, le genre qui se voit ici avantageusement ripoliné est le polar, dans sa version “Los Angeles hard-boiled”. Soit deux cops du LAPD, petits soldats envoyés dans les bas-fonds de la mégalopole, pare-choc luisant, badges saillants, flingue à la ceinture et, c’est tout le concept,

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à l’affiche de End of Watch (lire ci-contre), il sait qu’il est à un moment délicat de sa carrière : avec la crise du star-system, en particulier pour les acteurs de sa génération (Channing Tatum, Shia Labeouf, Joseph GordonLevitt, Jeremy Renner…), où personne ne s’est encore réellement imposé, il doit la jouer fine s’il veut rester dans la liste des premiers choix, la fameuse A-list. “Jusqu’à présent, c’est vrai que j’ai plutôt privilégié les films à petit ou moyen budget parce que je m’y sens moins

équipés de caméras de poche afin de réaliser un vague documentaire, dont on ne saisit pas bien la raison d’être. Et sincèrement, peu importe. End of Watch se soucie peu de la cohérence de son dispositif – angles impossibles, sautes de points de vue permanentes – mais cela n’empêche pas David Ayer, réalisateur de l’excellent Bad Times (2005) et scénariste des non moins brillants Training Day (2001) et Dark Blue (2003), d’en tirer la substantifique moelle : une très grande impression de réel et ses deux corollaires, abstraction et langueur. Le film alterne ainsi entre de très belles scènes de badinage en voiture entre les deux buddies (impeccables Jake Gyllenhaal et Michael Peña) et des scènes d’action de plus en plus violentes (jusqu’à un climax étouffant), où les caméras au plus près des corps donnent à voir une ville à l’abandon, où chaque maison anodine peut cacher des cadavres en décomposition. Si l’on peut regretter que le film adopte aussi unilatéralement le point de vue des flics et rate sa toute fin, End of Watch n’en demeure pas moins une des meilleures réponses, en la matière, du cinéma à la télévision, passée depuis longtemps maître dans l’art de sublimer les déboires de types badgés. J. G. End of Watch de David Ayer, avec Jake Gyllenhaal, Michael Peña, Anna Kendrick (É.-U., 2012, 1 h 48)

frustré que sur les blockbusters, je peux y développer mes personnages comme je l’entends, avoir une vraie discussion créative avec le réalisateur.” Sur End of Watch, il nous assure que ce fut le cas, et il devient intarissable dès lors qu’il s’agit de décrire les cinq mois de préparation endurés pour entrer dans la peau d’un flic du Los Angeles Police Department. Une allégeance un peu forcée à la Méthode, qui ne doit pas masquer l’originalité profonde

de Jake Gyllenhaal. Malgré ses biceps gonflés à bloc (depuis Prince of Persia), il demeure cet éternel freaky kid à l’œil inquiet et à la voix fluette, ce type qui semble assiégé en permanence par des visions inquiètes (comme dans le clip de la chanson Time to Dance des Shoes), capable dans ses meilleurs films (Le Secret de Brokeback Mountain, Zodiac, Source Code) de vous bouleverser par son innocence à toute épreuve. Espérons qu’il ne s’en départisse pas de sitôt. Jacky Goldberg 14.11.2012 les inrockuptibles 77

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Le Gai Savoir (1969)

la lutte continue Treize films parfois rares de Godard, “politiques” comme l’est toute l’œuvre du cinéaste. Les films La sortie de films quasiment invisibles de Jean-Luc Godard constitue un événement. Même si le titre choisi pour le coffret semble un peu réducteur, tant le cinéma, tout le cinéma, de Godard a toujours été politique. Frisant l’extrême droite à ses débuts, l’idéologie godardienne a très vite évolué pendant les années 60. Masculin féminin, Deux ou trois choses que je sais d’elle sont déjà des films engagés à gauche. Il est en revanche évident que la grande période ciné-militante de Godard commence en 1967 avec La Chinoise, premier film de ce coffret, au sujet duquel l’historien Antoine de Baecque a raison de battre en brèche l’idée convenue qu’il serait prémonitoire de 68. Au moment de Mai 68, Godard se trouve dans une situation plus compliquée qu’on l’a longtemps cru : rejeté par les franges les plus extrêmes de la gauche, notamment les situationnistes, parce que considéré comme la limite extrême de ce que la société de consommation peut supporter, Godard va devoir faire ses preuves. Il filme Mai, bloque le Festival de Cannes avec Truffaut et d’autres mais va encore se radicaliser et devenir un cinéaste qui cherche une forme nouvelle pour incarner le politique à l’écran. Il crée avec un jeune normalien, Jean-Pierre Gorin,

le groupe Dziga Vertov, qui lui permet de se fondre dans un cinéma “collectif”. L’hallucinant Vent d’est (avec Gian Maria Volonté, Marco Ferreri, Glauber Rocha) est “scénarisé” avec Daniel Cohn-Bendit et ses proches. Le tournage se termine en eau de boudin et en joyeuse colonie de vacances (trop de conflits idéologiques internes), mais enfin il existe et rend compte d’une réalité. Godard épouse ensuite la cause palestinienne, dont il ne divorcera jamais – son antisionisme assumé et provocateur lui valant la réputation d’antisémite, à laquelle il a volontiers participé… À revoir aujourd’hui Ici et ailleurs, en partie financé par le Fatah, on reste effectivement sidéré par la violence propagandiste de certaines images. Ce qu’il faut retenir de cette période un peu raide de Godard, c’est qu’elle anticipe formellement son retour au cinéma “traditionnel” de la fin des années 70. De la grâce moderne et directe des années 60, Godard, l’un des rares cinéastes à avoir épousé les mouvements de son temps (de la Tchécoslovaquie à la Suisse), est passé à la vidéo et à un brechtisme singulier au contact du politique. Il continue (Film Socialisme). Les DVD Des versions restaurées, des bonus essentiels (un peu mal distribués entre les différents disques) pour remettre les films dans leur contexte historique. Jean-Baptiste Morain coffret “Jean-Luc Godard politique” 13 films : La Chinoise (1967), Le Gai Savoir (1969), British Sounds (1969), Pravda (1969), Le Vent d’est (1970), Luttes en Italie (1970), Un film comme les autres (1971), Vladimir et Rosa (1971), Numéro deux (1975), Ici et ailleurs (1976), Comment ça va ? (1976), Soft and Hard (1986), Film Socialisme (2010), Gaumont, environ 90 €

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Medal of Honor Warfighter

nouveau monde Place à la guerre d’Indépendance américaine pour la troisième aventure d’Assassin’s Creed. Sans reniement ni rupture avec le fantasme du jeu total.

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ette fois, c’est vraiment le chapitre trois. Après avoir joué les prolongations deux années durant en compagnie d’Ezio Auditore, le héros de son deuxième épisode, à coups de suites directes un rien redondantes, Assassin’s Creed change d’époque, de décor et de personnage principal. Adieu Terre Sainte grouillant de croisés et flamboyante Italie renaissante. Place à la guerre d’Indépendance américaine au cœur de laquelle se débat Connor, métis anglomohawk qui est notre nouvel alter ego. Et aussi, donc, celui de la tête à claques Desmond Miles dans le scénario SF global qui, d’un jeu à l’autre, justifie les déplacements spatiotemporels de la luxueuse série néo-yamakasi. Pour ledit Miles, c’est à nouveau une affaire de voyage dans le passé, via l’ADN et par ancêtres interposés, qui vient mettre son grain de sel dans l’affrontement éternel entre les Templiers (alias les méchants) et la secte des Assassins (notre chouette posse à nous). Autant ne pas prendre de gants : ce récit surplombant flirte de plus en plus avec la série Z même pas drôle. La bonne nouvelle est qu’à l’inverse, l’histoire de Connor, celle qui occupe vraiment le joueur, frappe

par sa densité romanesque et son entrain feuilletonnant, sans négliger pour autant les petits détails qui, parfois, changent tout. Le bruit de nos pas pressés dans les bois enneigés. Le brouillard qui tombe sur les faubourgs poussiéreux de Boston en ce XVIIIe siècle finissant. Ou le roulement de tambour d’une patrouille de gardes au coin de la rue – attention, la partie de cache-cache va reprendre. Dans ce décor pré-western (là où, en 2010, Red Dead Redemption optait pour le postwestern) file notre alter ego encapuchonné, silhouette vaguement anachronique incrustée dans la forêt. Rien de moins naturel que ces arbres aménagés dont les branches nous font de l’œil. Cet irréalisme est sans doute le prix à payer pour voir Assassin’s Creed changer – moins de ville, davantage d’horizontalité – sans se renier ni rompre avec le fantasme du jeu total. Au menu : exploration, gestion, plateforme, combat, tir à l’arc, nautisme, chasse et jeux de société avec une leçon d’histoire en passager ludique clandestin. C’est un contrat passé avec le joueur : fais comme si, ignore artifices et approximations, choisis d’y croire et tu seras largement récompensé par cette ample et baroque proposition pro-Indiens de scoutisme racaille. Pour s’y retrouver et découvrir a posteriori ce qui nous aura échappé, le bien nommé Assassin’s Creed III – Le guide officiel complet, édité par Piggyback (340 pages, 20 €), n’est nullement contre-indiqué. Erwan Higuinen Assassin’s Creed III sur PS3 et Xbox 360 (Ubisoft), environ 70 €. À paraître sur Wii U et PC

Sur PS3, Xbox 360 et PC (Danger Close/Electronic Arts), de 50 à 70 € Medal of Honor fut autrefois une série inventive, un jalon important dans le virage “sérieux” du FPS (jeu de tir en vue subjective) et, avec Il faut sauver le soldat Ryan et la série Band of Brothers, l’un des trois piliers du projet sur la Seconde Guerre mondiale de Steven Spielberg. Il n’en est que plus désolant de la voir aujourd’hui réduite à imiter la concurrence Call of Duty, misant sur l’épopée high-tech en tranches, assortie de morceaux de bravoure prémâchés et entrecoupée d’interludes mélo un rien embarrassants. D’autant que, sur le simple plan technique, le résultat n’est pas non plus sans reproche. E. H.

007 Legends Sur PS3, Xbox 360 et PC (Eurocom/Activision), de 45 à 70 €. À paraître sur Wii U 007 Legends ? Plutôt “Call of Duty: the James Bond Edition” tant les dernières aventures ludiques de l’agent préféré de Sa Majesté singent, elles aussi, le best-seller d’Activision selon la vieille logique de l’adaptation paresseuse – prendre un système de jeu éprouvé et le repeindre à la truelle aux couleurs du film. Parcours fléché et néanmoins confus, événements arbitrairement spectaculaires : quel dommage de rendre aussi routinière la relecture a priori excitante de scènes clés d’une poignée de James Bond, de Goldfinger à Skyfall. On se consolera en ressortant le très bon GoldenEye 2010 du même studio Eurocom. E. H.

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“les femmes de pouvoir ne sont pas si différentes des hommes” La deuxième saison de la série danoise Borgen arrive sur Arte. Rencontre avec son actrice principale et Première ministre de fiction Sidse Babett Knudsen.

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’une des meilleures séries politiques actuelles revient pour une deuxième saison avec, au menu, un incident à dimension internationale, puis la crise morale de son héroïne. L’actrice Sidse Babett Knudsen incarne madame la Première ministre. Elle évoque la série en français dans le texte, souvenir de ses années d’études parisiennes à la fin des années 80. Comment présenter cette nouvelle saison de Borgen ? Sidse Babett Knudsen – La série a trouvé son rythme et installé son univers. Birgitte Nyborg est toujours au pouvoir et séparée de son mari. Au fil de ces nouveaux épisodes, elle se transforme moins dans ses rapports avec les autres que dans son rapport à elle-même. Cette saison me semble plus existentielle que la précédente. La force du rôle se trouve dans sa variété. L’héroïne est scrutée au travail comme chez elle, pendant le conseil des ministres ou dans l’intimité de sa salle de bains. Cela donne de la place pour apporter de la nuance. L’audace de la série est-elle liée au fait qu’elle montre une femme de pouvoir ? Aller contre les clichés et révéler l’humanité d’un personnage politique me semble peut-être plus naturel avec une femme. Mais le genre ne détermine

pas tout. Il est évident qu’un homme serait confronté à des conflits intérieurs similaires, aux mêmes tiraillements entre vie publique et vie privée. Un animal politique naît de la rencontre entre une envie de pouvoir, un idéal et le sentiment d’avoir une mission. Dans ce cadre, on pourrait dire que les femmes de pouvoir ne sont pas si différentes des hommes. Certaines deviennent plus masculines après leur élection, tandis que certains hommes deviennent plus féminins une fois le costume enfilé. Un mec peut se montrer à l’écoute, c’est évident, alors que c’est soi-disant un trait de caractère féminin. Je n’ai pas envie de lui enlever son sexe, mais quand j’entre dans la peau de Birgitte Nyborg je ne pense pas spécialement à sa féminité. Comment Borgen est-elle écrite ? Participez-vous au processus en tant qu’actrice principale ? Dans cette série, il y a une maman, la productrice Camilla Hammerich, et un papa, le créateur Adam Price. Je travaille beaucoup avec ce dernier sur les scénarios. Nous avons façonné le personnage ensemble. Au départ, je trouvais que mon personnage versait trop dans la culpabilité, alors que pour moi, quand on arrive à ce niveau de pouvoir, on l’a voulu. On a l’habitude de virer des gens. On ne pleure pas à tout bout de champ. J’ai apporté une touche féministe !

Mais que cela soit clair, j’adore travailler avec Adam Price. Il m’encourage à développer les aspects peu sympathiques de mon personnage. Vous tournez actuellement la fin de la saison 3. La série va-t-elle continuer ? Nous tournons durant ce mois de novembre les deux derniers épisodes de la saison trois. Ce sera la dernière. Au départ, il devait n’y en avoir que deux, alors cette saison supplémentaire s’apparente à un bonus. Elle donne la possibilité de s’éclater. On envoie un peu tout en l’air. La chaîne (DR, également diffuseur de The Killing – ndlr) nous a donné carte blanche. Ensuite, rideau. Il faut savoir s’arrêter. Depuis la diffusion de Borgen, une femme est arrivée au pouvoir au Danemark. Y êtes-vous pour quelque chose ? Helle Thorning Schmidt a été nommée Première ministre au début de la diffusion de la saison 2, en 2011. Borgen reste un travail de fiction, pas un commentaire sur l’actualité. Des comparaisons entre elle et moi ont été faites mais je peux vous assurer que je ne m’inspire pas du tout d’elle. On dit parfois que c’est elle qui m’aurait copiée, pour la coiffure notamment ! Mais cela ne va pas plus loin. recueilli par Olivier Joyard Borgen, saison 2 à partir du 22 novembre sur Arte

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coup de frais sur Hollywood Incroyable mais vrai : une bonne série sur les coulisses du cinéma et de la télé à Los Angeles… made in Canada !

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he L. A. Complex, série canadienne sur un groupe de wannabe qui veulent devenir des stars d’Hollywood, a battu le record de la plus basse audience jamais réalisée par une nouvelle série lors de sa première diffusion américaine sur la chaîne CW. Envie de fuir ? Vous auriez tort. Les 640 000 âmes qui l’ont regardée ce soir-là font depuis partie de ceux qui chérissent en silence ce petit objet fragile et acidulé, plus clairvoyant qu’il n’y paraît. Nous voici donc coincés avec une tripotée de “twenty something” venus cramer leurs rêves sous le soleil de Californie : l’aspirante actrice sans le

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sou qui débarque en ville, le féru de stand-up empoté en amour, le beau gosse australien qui vient de décrocher un rôle de docteur Mamour dans une série médicale, l’ex-teen star devenue trentenaire sarcastique (formidable Jewel Staite, une ancienne de Firefly)… En attendant la gloire, ils squattent les chambres d’un motel miteux/mythique et sa piscine 50’s, remarquant à peine le groupe de hipsters chevelus qui pousse la chansonnette, live, à chaque début de scène. Cela pourrait s’arrêter là et ce ne serait déjà pas si mal. Sauf que le showrunner Martin Gero (passé par Stargate et Bored to Death) a des choses à dire sur Hollywood

et une vision de la ville affûtée. Sa série décrypte mine de rien les petits travers et grands simulacres de l’industrie : le déroulement d’un casting d’enfants, un job minable de figuration sur la plage, les ficelles d’une émission de télé-réalité sur des has-been en désintox, une romance arrangée pour les paparazzi, etc. La distance permet parfois des effets de loupe implacables : The L. A. Complex est tournée à Toronto, sauf pour quelques extérieurs, mais elle transpire L. A.

par tous les pores. Ce soap intelligent a bien des moments de creux, des intrigues qui s’emballent (une ligne narrative peut chasser la précédente au cours d’un même épisode). Mais une scène arrive toujours sans prévenir pour dire la vérité sur la Cité des Anges, ou une réplique vient rappeler les envolées pop de Seth Cohen dans The O. C. (Newport Beach). Oui, on sait, on vous prend par les sentiments. Clélia Cohen The L. A. Complex le lundi à 20 h 40 sur June

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retour de lance-flamme Un des meilleurs groupes rock des années 90, le Jon Spencer Blues Explosion, revient sur scène et avec un grand disque, Meat + Bone. Mieux vaut tartare que jamais.

écoutez les albums de la semaine sur

avec

Michael Lavine

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ifficile d’avoir du recul : ce groupe nous a sauvé les années 90. Pourtant pas la pire décennie dans l’histoire du rock. Mais après la mort de Kurt Cobain en 1994, et la rapide digestion du grunge et du rock indé par le mainstream, le Jon Spencer Blues Explosion a incarné la relève, la résistance, un flamboyant fantasme de rock’n’roll régénéré (et néanmoins dégénéré), en cuir, en sueur et en rut. Les albums et les concerts du Jon Spencer Blues Explosion de ces années-là sont des brûlots dans la mare, dont nos oreilles ne se sont jamais vraiment remises. Difficile d’avoir du recul. On veut être au premier rang quand on retrouve le groupe un soir de septembre 2012 pour un concert privé organisé par la Blogothèque dans un appartement parisien. Pas de scène, les musiciens à deux mètres du public et des chansons qui vous explosent à la gueule, vous hérissent les cheveux sur la tête – même les cheveux gris, même ceux des chauves. Le Blues Explosion existe depuis 1990. Il s’était séparé au milieu des années 2000 (après ses deux derniers albums dispensables), puis s’était reformé en 2010, pour soutenir sur scène les rééditions de ses six glorieux albums des 90’s. Il est de retour à l’automne 2012 avec Meat + Bone, premier album studio en huit ans. Ce n’est pas à un retour de flamme qu’on assiste, mais au retour d’un lance-flamme. Le Blues Explosion comme on l’a toujours aimé. Sur scène, la même fusion nucléaire de funk noir et de punk-rock chauffé à blanc, comme si James Brown et l’Iggy Pop des Stooges avaient pris possession de Jon Spencer. Sur l’album Meat + Bone, pas de nonos-talgie, mais une remise à zéro

des compteurs : du punk-blues sur l’os, donc, sans gras, crâneur et inflammable, extrême et joueur, à la hauteur de ce qu’offrait le groupe il y a quinze ans et quelques. À l’origine, ce groupe vient de l’underground punk, de l’esprit do it yourself. Et ce retour en 2012, ce n’est que justice faite à soi-même. Contre l’oubli. Contre le cocufiage de l’histoire. Précurseur du retour du rock à une époque où il n’était pas parti, le Blues Explosion a ouvert (ou plutôt fracassé) les portes pour une tripotée de groupes partageant racines bluesy, absence de bassiste, esprit punkrock et, pour au moins trois d’entre eux (les Kills, les White Stripes, les Black Keys), la gloire – cette fichue gloire qui a toujours échappé au Blues Explosion. Le groupe a entendu la question mille fois depuis

pas de nonos-talgie mais une remise à zéro des compteurs : du punk-blues sur l’os et crâneur

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la reformation, mais on ose la remettre sur le tapis. “Et les Gories ? Pourquoi on ne parle pas des Gories ? C’est le groupe dont on était le plus proche il y a vingt ans, rétorque le batteur Russell Simins, limite énervé et un brin hors sujet. On a des points communs avec les Black Keys ou les White Stripes, on a écouté la même musique, mais eux ont fait des chansons pour la radio, pas nous. On fait du blues-punk.” Jon précise : “L’autre jour, pour une radio ou une télé, je ne sais plus, quelqu’un nous a présentés comme les Black Keys indés, fuck !” Et tout le monde rit, un peu jaune. Il poursuit : “Je mentirais si je disais que je n’ai jamais ressenti de jalousie… Quand je vois que des groupes médiocres récoltent les bonnes critiques et les dollars, oui, je trouve ça injuste.” Question suivante, donc : le Blues Explosion leur a-t-il manqué pendant ces quelques années de break ? Judah Bauer (guitar-hero) : “Non. Les tournées avec le Blues Explosion, c’est comme vivre dans une valise, c’est dur. Le break était vraiment nécessaire pour moi. J’ai ensuite joué avec Cat Power, c’était plus léger.” Jon : “Je ne

dirais pas que le groupe m’a manqué pendant le break, mais je me suis rendu compte après que c’était vraiment bon de jouer avec ces deux gars, et de jouer de la guitare électrique.” Itou pour Russell : “Le break a été une bonne chose, mais jouer avec Jon et Judah est une autre bonne chose de ma vie.” Les reformations sont souvent des mirages, d’abord motivées par le besoin de faire rentrer de l’argent. Le Jon Spencer Blues Explosion n’échappe sans doute pas à la règle – il y a quelques années, ces trois gars avaient la réputation de ne plus se supporter. Mais le bouillant package nouvel album + concerts donne envie d’y croire. Il est temps de leur décerner la double médaille : du mérite pour l’ensemble de leur œuvre, et du météorite pour Meat + Bone, meilleur disque de pur rock’n’roll sorti en 2012. Stéphane Deschamps album Meat + Bone (Bronze Rat/Modulor) concerts le 29 novembre à Feyzin, le 30 à Clermont-Ferrand, le 1er décembre à Nantes, le 2 à Lille, le 4 à Paris (Bataclan), le 5 à Strasbourg thejonspencerbluesexplosion.com 14.11.2012 les inrockuptibles 85

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Stefano Giovannini

Quelques semaines après la sortie de Sun, Cat Power est forcée de reporter sa tournée européenne. Dans un message diffusé sur Instagram, la chanteuse explique souffrir d’un angio-œdème chronique qui l’a conduite à être hospitalisée huit fois depuis la sortie de son album. Elle veut donc se reposer jusqu’à la fin de l’année et reporter ses concerts à 2013. Elle devait jouer le 10 décembre au Trianon, à Paris. St. Augustine cette semaine

Julien Mignot

Cat Power reporte

Clermont-Ferrand fête Noël

The xx x 4 Le trio de surdoués anglais The xx est en minitournée française cette semaine. Premier arrêt au Transbordeur, à Villeurbanne, vendredi soir, avant d’enchaîner avec Talence, Nantes et Lille. le 16 novembre à Villeurbanne, le 17 à Talence, le 18 à Nantes, le 19 à Lille, thexx.info

On ne compte plus le nombre de fois où l’on a, dans ces pages, loué les talents des groupes de Clermont-Ferrand. Réunis autour de la Coopérative de Mai, leur très dynamique salle de concerts, quinze heureux représentants de la ville (Mustang, Zak Laughed, The Delano Orchestra, St. Augustine…) chantent Noël sur une compilation à paraître le 28 novembre : quatorze titres traditionnels et compositions originales que les groupes joueront sur la scène de la Bellevilloise à Paris le soir même.

Avec le chanteur de The Horrors, Farid Badwan, Rachel Zeffira avait formé le duo Cat’s Eyes et sorti un des beaux disques de 2011. En solo, la chanteuse soprano d’opéra publiera le 21 janvier l’album The Deserters, un disque de pop flamboyante qu’elle a écrit et produit elle-même, sur lequel on croisera des membres de Toy.

Rachel Zeffira

Ron Wyman

après Cat’s Eyes

Bombino : un album avec Dan Auerbach Le Touareg du Niger Bombino, impressionnant guitar-hero en tournée française cette semaine, est décidément l’homme qui monte. Son prochain album (sortie début 2013) est produit par Dan Auerbach et enregistré à Nashville dans le studio perso du chanteur guitariste des Black Keys. en concert le 15 novembre à Pau, le 16 à Toulouse, le 17 à Toulon

neuf

Ian McCulloch Superpoze

Solomon Grey Voici ce qui s’appelle une entrée fracassante dans le petit monde feutré de la pop anglaise : avec un premier single qui souffle la tempête et racle les petites habitudes, Solomon Grey évoque le tourbillon TV On The Radio ou la grâce Massive Attack, pour cette musique qui semble produite, écrite et arrangée avec le même élan, la même urgence. www.facebook.com/solomongreymusic

Si Felix Baumgartner franchit le mur du son, Superpoze le pulvérise. Du haut de ses 20 ans, ce jeune Caennais devrait abreuver de rêveries les nuits neigeuses d’hiver, avec un nouvel ep qui brise la glace à coups de beats stratosphériques : une révolution sonore, puissante et ingénieuse. www.lesinrockslab.com/superpoze

The Blow Monkeys Avec plus d’excès, de manières et d’extravagance que le Style Council de Paul Weller, les Blow Monkeys de Dr Robert tentèrent dans les années 80, en parfaite anachronie in the UK, un revival soul à eux seuls. Avant, en 1984, il y eut un premier album dandy et rocambolesque, Limping for a Generation, réédité aujourd’hui sans rides en version Deluxe. www.theblowmonkeys.com

Avec Echo & The Bunnymen, Ian McCulloch fut dans les années 80 l’une des plus impressionnantes voix d’Angleterre. Grave et charnelle sur disque, pute et acide en interview, cette voix était un bonheur, dont on attendit, en vain, le génie de ses idoles (Bowie en tête) quand il s’aventura en solo. Edsel réédite ses trois premiers albums, dont le beau Candleland. www.myspace.com/ianmcculloch

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Benoît Pévérelli

“ce qui me tient le plus à cœur, c’est de révolutionner la tradition sereinement”

le doux Mandingue Fil rouge et cordes d’or du prochain festival Africolor, Ballaké Sissoko publie un appel à la paix au Mali vibrant et virtuose.



e veux sortir la tradition de la caserne.” La formule paraît maladroite dans la bouche d’un musicien dont le pays vient d’essuyer un coup d’État et l’amputation d’une moitié de son territoire. L’un des problèmes auquel les responsables maliens firent face ces derniers mois n’était-il pas justement d’inciter les soldats du capitaine rebelle Sanogo à regagner leurs casernes ? Le monde de la musique traditionnelle mandingue étant aussi codifié et hiérarchisé que le monde militaire, serions-nous avec Ballaké Sissoko en présence d’un griot putschiste ? Après tout, on pourrait ne voir dans son parcours qu’entorses au règlement et semi-désertions. En treize ans de carrière solo, le joueur de kora âgé de 45 ans, ancien membre du prestigieux Ensemble Instrumental National du Mali qui a couvé tant

de talents, a souvent pactisé avec “l’étranger”. Un album avec le minimaliste italien Ludovico Einaudi, un autre avec le Français Yann Tambour et son projet Stranded Horse, des concerts avec l’oudiste electro Smadj, de nombreuses piges sur les disques d’Arthur H, Jean-Louis Aubert, Piers Faccini, Carla Bruni, Keyvan Chemirani – sans oublier Chamber Music, éblouissante conspiration à quatre mains avec le violoncelliste Vincent Ségal, récompensée par une Victoire de la musique en 2010. Pourtant, dès qu’on lui pose la question d’une expédition plus poussée hors de son territoire, Ballaké se cabre : “Pas mon truc ! J’aime jouer avec les Européens mais au fond, ce qui me tient le plus à cœur, c’est révolutionner ma tradition, sereinement.” Une mission remplie avec la délicatesse et la virtuosité qu’on lui connaît, propres à nourrir cet art de

la rêverie sonore unique au monde, sur un nouvel album opportunément intitulé, en ces temps belliqueux, At Peace. Un titre qui lui ressemble, lui, l’homme paisible, le griot doux n’aspirant qu’“au calme, à l’harmonie”. Le troublant enchevêtrement des notes, le chatoiement et la correspondance des tons, le sens de la narration sonore : autant d’éléments qui font de At Peace la nouvelle tapisserie épique de ce maître de la kora, instrument tardif du griotisme, dont les vingt et une cordes font penser à un métier à tisser. Si Ballaké parle de “révolutionner sereinement” la tradition, ce n’est pas en vain. On y trouve des pièces vieilles de huit siècles comme Badjourou, Kalata Diata ou Kabou, réinventées au gré d’une imagination à fleur de doigts, d’une fluidité technique quasi irréelle.

Mais aussi ce détour par le Brésil avec l’adaptation d’un baião du nordestin Luiz Gonzaga. Et quand son complice Vincent Ségal, qui produit l’ensemble, vient funambuler avec son violoncelle, l’alchimie qui faisait de Chamber Music un rêve musical éveillé opère de nouveau. En solo, en duo, en quintet, At Peace, loin des conflits, loin des combats, c’est l’Afrique réenchantée. Francis Dordor album At Peace (No Format) concerts le 7 décembre à Bobigny, le 9 à Bonneuilsur-Marne, le 11 à Paris (104), avec différents musiciens, dans le cadre du festival Africolor www.facebook.com/ ballake.sissoko en écoute sur lesinrocks.com avec

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“j’ai des trous dans ma vie” Deux ans après Courchevel, et à quelques semaines d’une série de concerts de Noël, Florent Marchet évoque ses nombreux projets.

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u as sorti un album de chansons de Noël l’année dernière. Tu le prolonges cet hiver avec une tournée… Florent Marchet – On avait fait un spectacle au Café de la Danse et à Pantin. On a décidé de le refaire, avec une mise en scène plus forte. On est douze sur scène, avec La Fiancée, Nicolas Martel qui joue le Père Noël, une chorale… Le point d’orgue sera le concert à la Cité de la Musique. Les jeunes chœurs de Paris vont nous rejoindre et j’ai invité Gaëtan Roussel, Camille, Keren Ann. C’est plutôt un spectacle pour adultes : le Père Noël se travestit, il devient la Mère Noël… Je n’aborde pas Noël uniquement par le versant féerique. C’est pas que ça Noël, c’est quand même beaucoup de gens qui dépriment (rires). Tu as composé la BO d’À moi seule, de Frédéric Videau. Qu’as-tu retenu de cette expérience ? Frédéric Videau avait fait un très beau film documentaire intitulé Le Fils de Jean-Claude

“plus je délocalise mes histoires, plus j’ai l’impression de me rapprocher de moi”

Videau, dont Jacno avait signé la BO. À moi seule est très lointainement et très librement inspiré de l’histoire de Natascha Kampusch. C’est difficile à dire mais c’est aussi une histoire d’amour. Cet angle m’a intéressé et on a eu de suite une connivence musicale. On s’est tellement trouvés, d’ailleurs, qu’on est partis sur un nouveau projet ensemble. C’est une comédie musicale : il réalise et j’écris les titres. Ça devrait se tourner en septembre, avec notamment Agathe Bonitzer. Travailles-tu sur un nouvel album ? Ça va faire un an que je baigne dans des thèmes de réflexion qui m’y amènent. J’ai cherché des territoires vierges pour moi. Je me suis ouvert sur le monde et sur l’univers. Je me suis intéressé à la physique quantique. J’ai lu Les Particules élémentaires trois fois. J’ai aussi développé des réflexions sur la spiritualité, la folie, les courants rétrofuturistes. Je me suis intéressé au cerveau, aux connexions. C’est parti de mes problèmes. J’avais des soucis de mémoire assez importants : je n’ai pas la maladie d’Alzheimer mais j’ai des trous dans ma vie, je ne sais pas ce que j’ai fait à certaines époques. Ce sont des chemins ou des connexions neurologiques qui ne se font pas pour des raisons personnelles. Mais ça

n’empêche pas les fulgurances dans l’écriture. Dans l’écriture, je vais chercher la mémoire. Plus je délocalise mes histoires, plus j’ai l’impression de me rapprocher de moi. Tu publies deux livres-disques pour enfants cet automne, dont le touchant Coquillette la mauviette… J’ai écrit Coquillette la mauviette avec Arnaud Cathrine. Arnaud avait déjà une grande expérience de la littérature jeunesse et on en a beaucoup parlé. On a eu envie de montrer que raconter une histoire pour les enfants, ce n’est pas forcément raconter ce qu’on voudrait que la vie soit, mais raconter ce que la vie est. On a convié les gens qu’on aime bien (Mathieu Boogaerts, Jeanne Cherhal, Valérie Leulliot, Julie Depardieu – ndlr) et on a envisagé ça comme un projet pour adultes, avec une vraie ambition musicale. Ce n’est pas parce que c’est pour les enfants qu’on doit se limiter à une percussion ou du ukulélé. recueilli par Johanna Seban livres-disques Coquillette la mauviette et Noël’s Songs (Actes Sud) concert Noël’s Songs, le 20 décembre à Paris (Cité de la Musique) et en tournée dans toute la France www.florentmarchet.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Carmen Souza Kachupada Bonheur de ces mois froids : ces chansons fraîches et sensuelles de Lisbonne. À la manière d’une Ella Fitzgerald du Cap-Vert, Carmen Souza chante la saudade avec sensualité et fraîcheur. La chanteuse, dont les parents sont natifs de l’île de Cesaria Evora, a grandi à Lisbonne, entre cultures capverdienne et portugaise, jazz et musiques du monde, oscillant entre l’anglais, le créole et le portugais. Peu importe la langue, c’est une acrobate, chantant avec légèreté et virtuosité à la fois. Embarquant dans sa course deux classiques jazz (My Favourite Things, Donna Lee), son disque, sensuel et heureux, fait le printemps en automne. J. S. www.carmensouza.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Maxime Chanet

Galileo Music/Harmonia Mundi

Great Mountain Fire Canopy Sober & Gentle/Sony Les chansons merveilleusement limpides de Belges bordelyriques. ne chanson, sur ce premier album (Vampire Weekend, Talking Heads, Phoenix, de ces sacrés Belges, s’appelle Grandaddy, des heures de votre iTunes…) Roose Sélavy – comme ce pseudo peut-il sonner aussi personnel, cohérent ? goguenard choisi par Marcel Cette SuperGlue miraculeuse qui fait Duchamp. Ça tombe bien : tel Duchamp, tenir ces chansons ensemble, et au plafond Great Mountain Fire fait de l’art avec des en plus, possède un nom : la pop-music. objets du quotidien. Sortis de leur contexte, Un art pauvre et merveilleux que Great des fragments de mille musiques ailleurs Mountain Fire maîtrise avec ce mélange recensées et contenues (de l’afrobeat à la de considération et de désinvolture qu’elle pop lyrique) prennent ici un éclat étonnant. réclame si souvent, mais sans être comblée Car si on connaît les pièces détachées à ce point – Crooked Head, Late Lights ou de Canopy, leur agencement demeure parfois Cinderella sont des chansons qui s’attaquent un mystère : comment des chansons aussi méchamment au moral bas. JD Beauvallet saturées en informations peuvent-elles se révéler aussi limpides ? Comment ce best-of www.greatmountainfire.com en écoute sur lesinrocks.com avec disparate et bordélique de l’indie-pop

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Lux Warp/Differ-ant De nouvelles pièces ambient sorties d’un cerveau prodige et d’une âme bienfaitrice. n se revoit, adolescent, écoutant perplexe pour la première fois l’album de Brian Eno Music for Airports. On hésita même à le ramener au disquaire : on s’imagina alors équipé des mauvaises oreilles, du mauvais cerveau pour comprendre cet album qui allait pourtant devenir, au fil des ans, un ami intime des nuits blanches. En 1978, on était pourtant déjà fan de Brian Eno, notamment de son album Before and After Science de l’année précédente, sur lequel il faisait ses adieux à sa pop évidée pour entrer, comme le titre l’indiquait, dans un after. Premier volume de ses disques ambient, Music for Airports ne se méritait pas, ne demandait aucun apprentissage, aucun bagage : il prolongeait juste à l’ère numérique un prodigieux éclaircissement de la musique débuté sous le soleil de Satie. Il n’y avait aucune raison d’être intimidé, impressionné par ces pièces faussement statiques, belles comme un Calder : elles n’étaient que bonté, humilité, bienfait. “La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence”, dit un jour Miles Davis. Cette épure radicale, cette façon d’agencer les silences entre quelques notes d’une diabolique précision, on l’attendait d’Eno depuis Music for Airports.

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BrianEno, le Mr. Propre de la pop ?

Michiko Nakao

Brian Eno Et soudain apparaît Lux… Et la lumière fut, fuse, fuzz. D’une clarté aveuglante, ces quatre pièces réduites à un souffle sont tout sauf des esquisses : elles sont forcément passées par les constructions, les arrangements les plus complexes pour sortir avec une telle insolence dans le plus simple appareil. Ne surtout pas parler de minimalisme, cette excuse de pauvre homme. Elles sont maximalistes sous leurs airs dépouillés, hyperactives sous leurs déguisements de natures mortes. Alors, bien sûr, on pourrait être juste bluffé par l’intelligence fulgurante de ce cerveau que la science devra impérativement conserver, pour une époque où elle aura évolué à son niveau de connaissance et de synthèse. Ou admiratif de la conceptualisation avancée de cette musique, sa façon de tester, voire de précéder la technologie. Mais on évitera les secrets de fabrication, même prodigieux, pour se lover confortablement dans ces quatre pièces avec vue inouïe sur l’intérieur. Ce disque est une luxuriante île déserte : il faudrait bien réfléchir pour décider quelle vie y emporter. JD Beauvallet brian-eno.net en écoute exclusive sur lesinrocks.com

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The Spinto Band Shy Pursuit 62TV/Pias Grand soleil sur la pop qui va faire danser les filles de 2012. l y en a eu, des groupes et de leur place dans l’histoire : à la pop hilare et euphorisante, ils sont heureux de juste faire gigotant des fesses et souriant danser les filles de 2012, de à s’en claquer les mâchoires, faire cogner le soleil sur votre iPod, se faire rattraper par les ravages de soulager tout en malice des du monde adulte, devenir nuages, des orages et de la rage. sérieux, apprêtés, mélancoliques Alors bien sûr, il n’y a pas ici sans véritable raison, juste de Oh Mandy, leur tube éternel, pour obéir bêtement aux ordres mais de Cookie Falls à Keep de la pointeuse biologique. Them Alive, The Spinto Band On peut heureusement compter demeure fièrement, bêtement, sur les Américains du Spinto Band excellemment irresponsable pour demeurer couillons, – merci à lui. JDB joviaux, largués sur un troisième album indemne de toute concert le 3 décembre à Paris prétention, même si une timide (Maroquinerie) sophistication enrubanne www.facebook.com/SpintoBand ces refrains qui se moquent en écoute sur lesinrocks.com avec de l’approbation des trendsetters

Vincent Arbelet

 I

Vitalic Rave Age Different Recordings/Citizen/Pias Des bangers en cascade : prévisible et vitalisant. Arrivé aujourd’hui au mitan réveillé l’esprit disco de sa trentaine, Pascal (Flashmob, 2009), musique Arbez-Nicolas était trop sur laquelle il fit sans jeune pour connaître les doute ses premiers pas montées d’acide du second de danse, Vitalic rejoue summer of love. Malgré tout, son adolescence. il n’a pas échappé au flot C’est globalement réussi, de house-music qui se à commencer par le déversa sur l’Europe à la fin puissant hymne Rave Kids Go des années 80. Après avoir en ouverture, et non dénué

d’audace (l’orientalisant The March of Skabah). Mais Vitalic n’est pas le seul à vouloir populariser la culture rave, incarnée aujourd’hui par Skrillex, Deadmau5 ou les tenants du courant nu-rave. On aurait espéré de sa part des choses plus sales (et pas seulement dans la production), plus directes, comme La Mort sur le dancefloor, un bon coup dans les parties sensibles de l’époque – ses précautions, ses convenances, ses morales à la con. Gaël Lombart www.vitalic.org 14.11.2012 les inrockuptibles 91

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Motorama Calendar Talitres/Differ-ant Des disciples défroqués de Joy Division venus de Russie. a cold-wave, la vraie : l’hiver, à Rostov-sur-le-Don, aux portes du Caucase, le thermomètre peut dégringoler à -30°C. On ne porte pas ici les pardessus noirs par coquetterie. Un jour, les jeunes garçons de Motorama ont peut-être découvert sur le net les photos symboliques de Joy Division dans la neige de Manchester. Peut-être même avant d’en découvrir le rock glacé, affolé. Ça n’a fait qu’un tour sous leurs chapkas : ils joueraient eux aussi un rock anguleux, désaxé. Leurs chansons circulent sous le manteau (le pardessus, donc) depuis belle lurette, mais Calendar est leur première sortie française. À Rostov-sur-le-Don, en quelques années, la température est sérieusement remontée : avec la pop romantique britannique (Belle & Sebastian, notamment) comme Gulf Stream, les chansons lyriques et autrefois banquise de Motorama ont gagné des couleurs aux joues, des sourires aux lèvres. Nettement moins sous l’emprise de Joy Division, elles visitent aujourd’hui les pays satellites les plus ensoleillés de la cold-wave, des Chameleons à Modern English. Visiblement, sur leur Calendar, ce n’est plus janvier. JD Beauvallet facebook.com/wearemotorama en écoute sur lesinrocks.com avec

James Thomas Marsh

L

le single de la semaine Matmos The Ganzfeld Thrill Jockey/Differ-ant

Un ep qui connecte labo scientifique et salle de jeux. Le nouvel ep du duo californien de chercheurs en musiques électroniques Matmos est basé sur la procédure Ganzfeld, une technique d’isolement sensoriel utilisée en parapsychologie pour étudier les communications télépathiques. Enfin, un truc dans le genre. Les trois morceaux de The Ganzfeld sont construits sur les réactions de sujets soumis par Matmos à la transmission télépathique d’informations. Maintenant, merci de fermer les yeux : la suite de cette chronique sera directement imprimée sur votre cerveau. Trois morceaux, trois salles, trois ambiances : pop-song electrorchestrale, puis séance de lévitation sur le dance-floor, et longue polyphonie vocale pour terminer. Gloire à Matmos, qui fête ses 20 ans avec un disque stimulant, ludique et inventif. Et ce n’est que le début : nouvel album début 2013. Stéphane Deschamps www.thrilljockey.com

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Smoke & Jackal

Ryan Russell

N° 1 EP RCA/Sony

Benjamin Gibbard Former Lives

City Slang/Pias

En solo, l’ex-Death Cab For Cutie fait des miracles d’indie-rock sensible. es chansons s’étalent sur huit ans, Window. En écoutant Teenage Fanclub trois relations amoureuses, et Bill Fay, il a ensuite écrit Duncan, deux maisons, une période Where Have You Gone?, une bourrasque d’alcoolisme et celle où j’ai arrêté de romantisme à la hauteur de de boire.” C’est ainsi que le leader de Death ses mentors. Parce qu’il sait s’entourer, Cab For Cutie évoque les morceaux Gibbard a aussi convié Aimee Mann qu’il a réunis sur son premier album solo. pour partager avec elle, sur Bigger than Un disque au titre proustien, Former Lives Love, un dialogue inspiré des lettres (“Les vies d’avant”), sur lequel plane échangées par Scott et Zelda Fitzgerald. le fantôme des anciennes amours Appelons-le désormais Benjamin de Benjamin Gibbard : c’est, jusqu’à l’an le magnifique. Johanna Seban passé, le toit de Zooey Deschanel que partageait le musicien. En pensant www.facebook.com/bengibbardofficial en écoute sur lesinrocks.com avec à Big Star, il a composé le single Teardrop

C

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Le bassiste des Kings Of Leon en solo : épique épique et colégramme. On sautera le moche moche OK OK ou l’emphatique No Tell, gospel électrifié pour stade bouseux, morceaux d’hésitation où Jared Followill hésite à rompre le lien avec le côté le plus pompeux et creux de ses Kings Of Leon. Tout était à craindre de son escapade avec un autre cow-boy épique (Nick Brown, chanteur de Mona), mais ensemble, ils apprennent à soigner leurs boursouflures. Ils n’échappent certes pas à cette écriture XXXL, mais la traitent avec un son humble et mélancolique, qui fait merveille sur Fall  around ou Roadside, noyés dans les brumes et les échos. JDB www.smokeandjackal.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Dès cette semaine

Alt-J 15/11 Paris, Zénith Apes And Horses 23/11 Paris, Flèche d’Or Archive 16 & 17/11 Paris, Zénith Ariel Pink’s Haunted Graffiti 14/11 Paris, Gaîté Lyrique Baloji 8/12 Rennes, 21/12 Aulnaysous-Bois Band Of Gypsies 7/12 Reims Bat For Lashes 25/11 Paris, Trianon Beach House 20/11 Paris, Trianon The Bewitched Hands 23/11 Paris, Trianon Bobmo 24/11 Paris, Social Club Mathieu Boogaerts 15/11 Nancy, 16/11 Amiens, 24/11 Nantes Busy P 20/11 Paris, Social Club John Cale 8/2 Marseille, 9/2 Dijon, 12/2 Paris, Trabendo, 14/2 Angoulême Calexico 22/11 Rennes, 24/11 Strasbourg The Chameleons 26/11 Toulouse Chapelier Fou 23/11 Dunkerque 7/12 Annecy Christine And The Queens 15/11 Figeac, 16/11 Toulouse, 17/11 Villefranchesur-Saône, 20/11 Orléans The Civil Wars 29/11 Paris, Point Éphémère Clock Opera 23/11 Paris, Flèche d’Or Hugh Coltman 14/11 Nancy, 15/11 Paris, Café de la Danse, 17/11 Montpellier,

The Dandy Warhols 29/11 Paris, Trianon, 30/11 Mulhouse, 1/12 Besançon, 3/12 Toulouse, 4/12 Bordeaux, 5/12 ClermontFerrand Dark Dark Dark 2/12 Paris, Maroquinerie Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Django Django 3/12 Paris, Trianon The Dodoz 23/11 Paris, Maroquinerie Ewert And The Two Dragons 19/11 Paris, Maroquinerie Festival BBmix du 23 au 25/11

à BoulogneBillancourt, avec Lumerians, Spain, Ty Segall, Chain And The Gang, etc. Florence + The Machine 27/11 Paris, Zénith Foals 13/12 Paris, Maroquinerie Gaz Coombes 19/11 Paris, Café de la Danse Grems 15/11 Trabendo Peter Hook 17/12 Paris, Trabendo Hyphen Hyphen 1/12 Sannois, 7/12 Saint-Brieuc, 8/12 Dunkerque Jill Is lucky 29/11 Paris, Flèche d’Or Kas Product 14/11 Paris, Machine, 15/11 Limoges, 21/11 Bordeaux, 23/11 Marseille,

aftershow

24/11 Annecy, 28/11 Nantes, 30/11 Lyon Lescop 14/11 Bordeaux, 16/11 ClermontFerrand, 29/11 Besançon, 30/11 Strasbourg, 8/12 Limoges, 14/12 Lyon Maïa Vidal 12/4 Bayonne Jeff Mills 23/11 Paris, Machine Owlle 12/12 Paris, Nouveau Casino Para One 24/11 Paris, Social Club Pendentif 16/11 Angers, 23/11 Paris, Olympia, 29/11 Paris,

Flèche d’Or, 7/12 Metz, Rozi Plain 19/11 Paris, Maroquinerie Prince Rama 30/11 Paris, Espace B Skip & Die 1/3 Paris, Machine Sporto Kantès 23/11 Lille, 15/2 Paris, Trianon Tops 17/11 Paris, Espace B Transmusicales du 6 au 8/12 à Rennes, avec Lianne La Havas, Black Strobe, Lou Doillon, Mermonte, Fránçois And The Atlas

En location

Mountains, Strasbourg, Skip & Die, TNGHT, etc. Two Door Cinema Club 14/11 Nantes, 15/11 Paris, Zénith, 11/3 Toulouse, 12/3 Rennes, 13/3 Lille The xx 16/11 Lyon, 17/11 Bordeaux, 18/11 Nantes, 19/11 Lille, 18/12 Paris, 104 Yeti Lane 14/11 Paris, Café de la Danse Yo La Tengo 18/3 Paris, Bataclan Young Man 14/11 Paris, Café de la Danse

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

Sébastien Tellier

Romain Lejeune

22/11 Marseille, 23/11 SaintRaphaël, 7/12 Valence, 19/12 Lyon, 20/12 Fontaine

Nouvelles locations

Pitchfork Festival du 1er au 3 novembre à la Grande Halle de la Villette, Paris Elle n’avait pas de barbe (elle était peut-être la seule du festival). Cela n’a pas empêché la pétillante Suédoise Robyn d’enflammer la Grande Halle de la Villette à l’occasion de la deuxième édition parisienne du toujours branchouille et très anglo-saxon Pitchfork Festival. Durant trois jours, le gratin de la musique indé internationale, représenté dans toutes ses variantes (rock, electro, dubstep, hip-hop, pop, house, folk, r’n’b), réuni autour de voix ébouriffantes (Aluna Francis pour AlunaGeorge, Tom Krell pour How To Dress Well), s’était donné rendez-vous sur deux scènes disposées en vis-à-vis, sous l’égide de Ryan Schreiber, fondateur du webzine musical le plus influent des États-Unis. Tour à tour, Sébastien Tellier, éméché mais brillant, James Blake, sombre et romantique, M83, stellaire et lumineux, Jessie Ware, en diva soul somptueuse, Wild Nothing, attendu et impeccable, The Tallest Man On Earth, doux et touchant, The Walkmen, absolument époustouflants, Animal Collective, enluminé d’une impressionnante structure gonflable, Isaac Delusion, beau et inspirant, Liars, bruyant, Death Grips, physique et spectaculaire, ou Grizzly Bear, musicalement au-dessus du lot, ont prêché pour 20 000 convertis venus des quatre coins du monde. Une belle réussite malgré le prix des places, loin d’être accessible à tous. Romain Lejeune 14.11.2012 les inrockuptibles 95

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vie d’un collectionneur Pour prolonger son roman Le Musée de l’Innocence, le Nobel turc Orhan Pamuk a ouvert au printemps dernier le musée de son héros. Entre le roman et la collection, un lien : sauver le passé.

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n 2008, j’ai publié en Turquie un roman intitulé Le Musée de l’Innocence. Ce roman s’intéresse (entre autres choses) aux faits et gestes et aux sentiments d’un homme du nom de Kemal, profondément et obsessionnellement amoureux. Très vite, un certain nombre de lecteurs, qui pensaient semble-t-il que cet amour était décrit de manière très réaliste, se sont mis à me poser cette question : ‘Monsieur Pamuk, tout cela vous est-il effectivement arrivé ? Monsieur Pamuk, êtes-vous Kemal ?”, écrit Pamuk dans Le Romancier naïf et le Romancier sentimental, un recueil de conférences qu’il a données à Harvard autour de la littérature. Il poursuit en abordant le besoin d’identification de tout lecteur avec le protagoniste d’un roman, dit à quel point le plaisir de lire tient aussi dans la comparaison que le lecteur établit sans cesse entre sa vie et celle du personnage. Et peut-être est-ce pour amplifier ce sentiment par un effet de réel absolu que le lecteur, surtout le lecteur contemporain, a si souvent besoin de croire que le roman est autobiographique, que Kemal serait en fait Orhan – plaisir encore plus suprême de comparer sa vie à celle de l’auteur via ce corps médium que serait un héros romanesque ? Le trouble entre réel et fiction s’est encore exacerbé concernant Orhan Pamuk quand celui-ci a ouvert, au printemps dernier, son musée de l’Innocence à Istanbul – projet mené dans le roman

par Kemal, dont l’amour frustré (et chaste) pour sa jeune cousine Füsun le poussait à voler et collectionner tous les objets ayant un lien avec elle. Les objets ambassadeurs d’un être, ou quand un être vous manque, tout peut être à nouveau repeuplé – par les choses. Pamuk a passé des décennies à acheter des tas d’objets correspondant au roman qu’il projetait d’écrire, en vue déjà d’ouvrir ce musée – tentative de prolongation ou de déplacement de la littérature en actes. Comme si Kemal et Füsun avaient réellement existé. Pourtant, le très beau catalogue du musée qui vient de paraître en France ne s’intitule pas Le Musée de l’Innocence mais L’Innocence des objets, ce qui ouvre une autre piste. Ces objets sont innocents parce que liés à un passé stambouliote bien précis : celui de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur. Rien de plus beau que ces vestiges du passé, objets charmants et désuets, témoins de la mode des années 60, de la maladresse des publicités de l’époque, etc. Ce qu’incarne le musée, c’est combien le personnage et l’auteur, s’ils ne partagent pas la même vie dans les faits, partagent le même ressenti sensoriel : une douce

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en marge

prix cas sés ?

Masumiyet Müzesi

À force de jouer à côté de la rentrée et des lecteurs, les prix littéraires vont-ils finir par se marginaliser ?

de roman en roman, c’est comme si Orhan Pamuk s’était imposé comme l’encyclopédiste de sa ville, Istanbul mélancolie, un désir de sauver ce passé d’Istanbul. De roman en roman, c’est d’ailleurs comme si Orhan Pamuk s’était imposé comme l’encyclopédiste de sa ville, perpétuant sa mémoire à travers des fictions, et aujourd’hui par des objets qui en reconstituent les us et coutumes du quotidien. “Les romanciers ne commencent pas par inventer un protagoniste doté d’une âme très particulière, pour se laisser ensuite mener, au gré de la fantaisie de ce personnage, de tel sujet ou telle expérience à tel ou telle autre. Ce qui vient en premier, c’est le désir d’explorer des questions précises. Et ce n’est qu’après que les romanciers conçoivent les personnages qui seront les mieux à même de leur permettre d’élucider ces questions. C’est ainsi que j’ai toujours procédé. Et il me semble que tous les écrivains, volontairement ou non, font de même.” Le sentimental et fétichiste Kemal n’aurait été créé que pour poser

la question de la sauvegarde de ce qui, s’il n’est pas consigné par écrit ou incarné en un musée, est condamné à disparaître : un amour, une enfance et, au-delà, ces fragiles moments d’innocence voués à être tôt ou tard gâtés par la trivialité, le prosaïsme, la perte des illusions, la déception, le temps qui passe et, plus sûrement, la mort et l’oubli. Nelly Kaprièlian Le Romancier naïf et le Romancier sentimental (recueil de conférences, Gallimard), traduit de l’anglais par Stéphanie Levet, 196 pages, 21 € L’Innocence des objets (catalogue du musée de l’Innocence, Gallimard), traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 264 pages, 35 €

Lors de cette semaine des prix littéraires, jamais nous n’aurons eu à ce point l’impression de jurys déconnectés du réel. Cette année, c’est comme s’ils avaient joué aux grands enfants capricieux, se tirant entre les pattes, boycottant bizarrement certains auteurs (ou certaines maisons d’édition ?), jouant ainsi les uns (moyennement intéressants) contre les autres (plus intéressants). Très étrange qu’un Philippe Djian, qui publie pour la première fois à la rentrée, et qui plus est un très bon roman, ne se retrouve même pas parmi les quatre finalistes du Goncourt. C’est à se demander si Michel Houellebecq, s’il avait publié La Carte et le Territoire en 2012, aurait obtenu le prix. Est-ce l’entrée de Pierre Assouline, Régis Debray et Philippe Claudel au jury qui aura académisé ses choix ? Avant, le Goncourt jouait parfaitement son rôle de mise en avant d’un auteur avec une œuvre profondément littéraire, c’est-à-dire non académique, dont le roman était plus qu’intéressant, et qui avait, de plus, un potentiel commercial. Car ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : extraordinaire coup de projecteur sur les livres, les prix littéraires permettent de renflouer les caisses de la librairie qui, depuis quelque temps, va mal. On souhaite que les lecteurs se ruent sur le roman d’Emmanuelle Pireyre (prix Médicis) et sur celui de Scholastique Mukasonga (prix Renaudot), mais on en doute. On pourrait se réjouir du prix Femina attribué à Patrick Deville, sauf qu’on soupçonne trop la volonté des jurés d’avoir voulu griller le Goncourt, que Deville avait de fortes chances de décrocher contre Jérôme Ferrari. Une guéguerre égoïste contre certains auteurs, contre la librairie, et même contre certains lecteurs qui attendent les choix des jurys pour décider de leurs futurs achats : c’est l’impression un peu triste que nous ont donnée les prix littéraires cette année.

Nelly Kaprièlian 14.11.2012 les inrockuptibles 97

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une figure littéraire L’Extension du dos, gravure aquarelle de G. P. Joumard in La Culture physique de la femme élégante du Dr Mortat, Paris vers 1930. Collection privée

Les romanciers aussi se sont intéressés à la silhouette et Georges Vigarello les cite abondamment. Balzac cherche à “profiler” ses personnages, à “croquer” par exemple le banquier Nucingen en “homme carré de base et de hauteur”. Dans Au Bonheur des dames, Zola évoque “le culte sans cesse renouvelé du corps” et, dans Nana, il se fait l’écho de l’intérêt nouveau pour son propre physique. Proust, lui, témoigne de l’allongement de la silhouette au début du XXe siècle : “Le corps d’Odette était maintenant découpé en une seule silhouette, cernée tout entière par une ‘ligne’ qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l’éparpillement composite des modes d’autrefois.”

théâtre d’ombres À travers l’évolution et les dérives du mot “silhouette”, l’historien Georges Vigarello éclaire l’actuel culte du corps et de la minceur. Genèse d’une obsession.



lancée, gironde ou râblée, on la scrute, on la sculpte. À force de sueur, de régimes et de liposuccions, on transforme sa silhouette pour la conformer aux canons en vigueur. Pour certains, c’est devenu un sacerdoce, pour d’autres une inquiétude constante, voire une douleur. Une obsession, le “défi ultime du paraître”. Tout ce qui touche au corps et à ses représentations est aussi la grande affaire de Georges Vigarello, ancien professeur de sport, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et auteur d’une Histoire de la beauté, d’une Histoire du corps ou encore des Métamorphoses du gras – Histoire de l’obésité du Moyen Âge au XXe siècle. Avec La Silhouette, beau livre intelligemment illustré, didactique

et élégant – bien qu’un peu redondant parfois –, Georges Vigarello remonte aux sources du culte du corps tel que nous le connaissons et l’éprouvons aujourd’hui, en retraçant l’histoire du mot “silhouette”. Pour l’anecdote, le terme vient d’un nom propre, “celui de M. de Silhouette, ministre de Louis XV dont le passage – brévissime – au ministère des Finances en 1759 a transformé son patronyme en nom commun”. Très vite, le néologisme sert à désigner des dessins hâtifs, ombres noires destinées à “provoquer un maximum d’effets avec le minimum de traits”. Une technique qui annonce la caricature, le dessin de presse et la photographie. Cette forme de portraits censés dévoiler le caractère se développe au siècle des Lumières, traduction visuelle de l’affirmation de l’individualité. Le mot “silhouette” ne cesse d’évoluer,

de s’étendre. À mesure que le trait s’affine, le concept gagne en épaisseur. Le mot se détache peu à peu de la feuille à dessin pour acquérir trois dimensions. Il s’étoffe de considérations sociales – la silhouette comme marqueur d’appartenance à une classe –, scientifiques – son influence sur les humeurs voire, dans ses dérives les plus abjectes, sur la “hiérarchie des races” – et surtout de réflexions intimes, héritage du romantisme. Dès la fin du XIXe siècle, on passe de l’observation du corps à celle de son propre corps. La mode commence à se mêler du regard que l’on porte sur ses courbes tout en pleins et déliés, à édicter ses injonctions. “La pertinence du mot silhouette ne concerne plus la seule illustration mais bien le réel”, note Vigarello. Ces glissements de sens accompagnent les révolutions vestimentaires imposées par Coco Chanel, entre autres. Plus de corsets, ni de baleines. Les vêtements s’allègent, la ligne aussi, pour les femmes comme pour les hommes. Un corps svelte et dynamique devient le symbole de son adaptation à une société de la mobilité et de la vitesse, expression d’une certaine forme de maîtrise de soi. Autant de diktats aujourd’hui totalement intériorisés bien qu’ils commencent à voler en éclats. Avec La Silhouette, Georges Vigarello inscrit une préoccupation en apparence frivole – garder la “ligne” – dans un processus historique complexe. Preuve que, malgré nos efforts, notre corps ne nous appartient jamais totalement. Élisabeth Philippe La Silhouette du XVIIIe siècle à nos jours – Naissance d’un défi (Seuil), 160 pages, 35 €

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querelles de familles L’écrivain et cinéaste d’origine américaine Eugène Green se penche sur les mœurs de l’intelligentsia française. Une satire fantasque et irrésistible. ’histoire est parfois oublieuse. Personne ne semble s’en souvenir, mais pendant la seconde moitié du XXe siècle, une guerre intestine divisa profondément la France en deux camps encore plus irréconciliables que dreyfusards et antidreyfusards. D’un côté, les “atticistes”, défenseurs d’un idéal littéraire de la juste mesure et de la sobriété. À leur tête, Amédée Lucien Astrafolli, “l’astre des atticistes”, membre de l’Académie de la perpétuelle jeunesse, arborant des perruques Louis XIV ou Louis XV selon l’humeur. De l’autre, les “asianistes”, penseurs réformateurs emmenés par une certaine Marie-Albane de la Gonnerie, née de Courtambat, ex-pasionaria de Mai 68, auteur d’une thèse sur l’influence de Sade sur la comtesse de Ségur, créatrice de la métalittérature – discipline incluant la poésie publicitaire, la paléographie urbaine et la littérature latrinienne – et féministe engagée dont le bouledogue fut prénommé Louise Michel en hommage à l’héroïne de la Commune, mais aussi pour donner au chien mâle une identité androgyne. C’est un artiste venu des États-Unis (la “Barbarie”, comme il nomme son pays d’origine) qui rappelle à notre souvenir cette lutte hexagonale sans merci, bien plus violente que la bataille d’Hernani, dans son troisième roman, Les Atticistes.

Cristina García de Celis

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Cinéaste – réalisateur entre autres du Pont des arts, une satire du monde de la musique – et écrivain, Eugène Green, installé en France depuis la fin des années 60, porte de films en livres un regard à la fois amoureux et cruel sur la vie intellectuelle française, ses mœurs, ses particularismes, qu’il caricature ici avec un raffinement outrancier, dans une langue d’une absurde préciosité. Les mots anglais sont francisés – “la Nouvelle York” pour New York, par exemple –, l’imparfait du subjonctif privilégié et les tournures surannées abondent. Autant de postures et de partis pris esthétiques qui font parfois passer Green pour un réactionnaire. C’est ne rien comprendre à son irrévérence et à son inventivité délirante, encore une fois à l’œuvre dans cette fantaisie baroque et délicatement barrée. É. P. Les Atticistes (Gallimard), 216 pages, 17,90 €

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Extrait de Krazy Kat de George Herriman (1925-1929) volume 1, Editions Les Rêveurs

la chatte sur un ca brûlant Un roman loufoque de Jay Cantor offre un stage de psychanalyse érotique à des personnages de BD.

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t si le patron de presse qui inspira à Orson Welles le personnage de Citizen Kane avait été le premier mécène du psychédélisme américain ? Pendant trente ans, un comic strip mêlant poésie, surréalisme et doux délire lexical égaya les petits déjeuners des lecteurs des quotidiens du groupe Hearst, popularisa les infusions psychotropes, vanta les vertus aphrodisiaques du jet de brique sur la tête et fit des mesas de Monument Valley l’un des panoramas les plus farceurs de la planète. De quoi séduire des fans d’avant-garde (de Kerouac à Crumb en passant par Picasso), chambouler les canons du dessin humoristique et donner des idées (cochonnes) aux écrivains. Avec le deuxième roman (publié aux États-Unis en 1988) de Jay Cantor, les animaux nés sous le crayon de George Herriman se retrouvent embarqués dans une tornade d’aventures

politiques, psychanalytiques et érotiques. Dans les dessins d’Herriman, l’équivoque sexuelle, les effets hallucinogènes du “thé de tigre” et les mystères de l’amour qui fait boum épiçaient déjà la saga de Krazy Kat. En s’appropriant cette héroïne qu’une instabilité pronominale transformait régulièrement en héros, Cantor met la main sur l’un des trésors insolites de la pop culture américaine, puis en inventorie les ambiguïtés à la lumière d’une sensibilité postmoderne. La BD originale ayant cessé de paraître en 1944, il imagine que la retraite anticipée de Krazy Kat résulte d’un traumatisme consécutif au premier essai nucléaire américain. Déterminé à retrouver sa gloire perdue, le souriceau Ignatz Mouse soumet sa partenaire (et souffredouleur) à une série de traitements de choc : elle tâtera du freudisme, des mirages d’Hollywood, de la rhétorique des

seventies révolutionnaires et de la libération sexuelle, option bas de soie, fouets et sex-toys. Afin de permettre à un personnage de papier journal d’accéder à une complexité inédite, un tourbillon de gags et fantasmes lui met dans la bouche des répliques pastichant le Shakespeare de La Tempête comme le Dashiell Hammett du Faucon maltais, la dote d’une sensualité calquée sur celle de la Cléopâtre de Mankiewicz, l’entraîne dans un Harvard où le ça et le surmoi se livrent leur sempiternel bras de fer, permet à cette éternelle victime de découvrir les joies de la domination et lui offre, à Manhattan, une fulgurante carrière de chanteuse de jazz. En jumelant ainsi les univers de Woody Allen et Pauline Réage, Jay Cantor greffe sur les silhouettes enfantines de la BD des galbes en 3D et signe un roman satirique et salace flirtant avec la quatrième dimension. Bruno Juffin

une ronflante rhétorique de la libération sexuelle, option bas de soie, fouets et sex-toys

Krazy Kat (Le Cherche-Midi), traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro, 298 pages, 17 €

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Martin S. Dworkin

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William Gaddis, dans les années 60

machines arrière Peu avant sa mort, le romancier américain William Gaddis rédigeait une charge contre la technologie et la société du divertissement. Un monologue phobique et testamentaire. n écrivain à l’article de la mort bile amère. Au fil de ce monologue sinueux vitupère sur son lit d’hôpital. et obsessionnel, Agonie d’agapè s’apparente Voyant sa vie et son œuvre à une déclaration de guerre adressée au inachevée lui échapper, il lance monde. La liste des coupables s’étend ainsi ses dernières forces à l’assaut à Platon “s’accordant à dire que la qualité d’un bouc émissaire embrassant de la musique se juge d’après le plaisir qu’on toutes ses obsessions : la technologie, ce en tire”, aux “machines à jetons et (aux) monstre qui a engagé “l’effondrement de tout, orgues aquatiques qu’Héron d’Alexandrie du sens, du langage, des valeurs, de l’art”. fabriquait pour distraire les habitants”, Publié en 2002, quatre ans après sa mort, à “Pascal avec sa machine à additionner cet ultime texte de William Gaddis (publié numérique”, à “Mozart composant pour une première fois en 2003 en France) est des horloges musicales”… la version inaboutie d’un vaste essai pensé Sous couvert de la condamner, Gaddis dès les années 40. L’écrivain avait pour divulgue le lien étroit que la technique ambition d’y développer une réflexion sur entretient avec l’art depuis la nuit la mécanisation de l’art et le déclin annoncé des temps. Pour lui échapper, il invente de l’artiste. Le livre tient finalement tout une parole chaotique, tout en brisures entier dans une voix, un monologue rageur, et glissements : celle-ci déploie des notes malade, lancé dans une croisade contre ce discordantes à la manière d’un John Cale, qu’il perçoit comme la décadence de l’art. et dessine sur la page une partition L’origine en serait l’invention du piano hérissée et rétive à la contrefaçon posthume. mécanique en 1906. “Ce rouleau de papier Ce cri n’est autre que celui qu’on jette tout-ou-rien avec des trous” a inauguré à la face du monde au moment de le quitter. la mécanisation du génie artistique, nous Agonie d’agapè ébauche le portrait d’un dit la voix, l’assujettissant par là même artiste au bord du vide, rongé par la peur à la “production de masse” et à la société de voir son œuvre trahie, qui veut “trier du divertissement. et organiser avant que tout s’effondre”. Si cette condamnation du processus Le verbe est aussi là pour exorciser ses transformant le chef-d’œuvre en “objet de démons et permettre un puissant examen commerce” fait écho aux Reconnaissances et de conscience – ce tohu-bohu métaphysique à JR – les deux principaux romans de Gaddis, qui sonne comme une fanfare détraquée qui en a publié cinq –, où la marchandisation et obsédante. Emily Barnett de l’art intégrait un tableau plus vaste de l’ère capitaliste et des médias, Agonie d’agapè (Plon), traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro, 144 pages, 17 € leur ton désenchanté a laissé place à une

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Nous avons gagné ce soir de Robert Wise (1949)

les poings sur les i Joyce Carol Oates interroge l’aura esthétique et symbolique de la boxe dans un brillant essai, tandis que F. X. Toole, l’auteur de Million Dollar Baby, érige sa violence en décor de série B.

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’œil féroce de De Niro en surpoids dans Raging Bull. Stallone rugissant dans son minishort aux couleurs américaines dans Rocky. La silhouette figée pour toujours d’Hilary Swank à la fin de Million Dollar Baby. Aucun sport n’aura à ce point imprimé la pellicule. Par ses promesses de violence, de challenge, de spectacle mais aussi de tragique, la boxe n’a pas seulement alimenté des dizaines de films, elle a inspiré les écrivains (Norman Mailer et son Combat du siècle, autour de Mohamed Ali) et continue d’irriguer la littérature contemporaine (Mike Tyson dans Je suis une aventure d’Arno Bertina, etc.). Qu’est-ce qui fait de la boxe un si puissant objet de fascination, pour la foule autour du ring, partagée entre excitation, rage et effroi, ou l’écrivain qui l’érige en moteur fiévreux de son écriture ? F. X. Toole, à qui l’on doit déjà l’histoire ayant inspiré son élégie sportive à Clint Eastwood, réunit trois nouvelles dans son recueil De sueur et de sang. Pour cet ancien coach, la boxe incarne une combinaison parfaite entre course au sommet (compétition), labeur (entraînement) et appât du gain (show-biz). Ses histoires sont des concentrés de noirceur, où des boxeurs de seconde zone se perdent au gré de trajectoires crapuleuses pour finir au fond

d’une ruelle. Flirtant avec le genre noir, F. X. Toole énonce ainsi une dramaturgie inhérente à la boxe. Elle repose sur le destin fracassé de ses protagonistes, “machines de guerre” coincées entre désir d’immortalité et autodestruction. C’est le cas de Tyson, outsider génial, délinquant fou, auquel Joyce Carol Oates consacre un chapitre de son essai De la boxe. Spectatrice avisée, l’auteur de Blonde fait de cet art populaire “un drame sans parole”, “le plus tragique de tous les sports”. La boxe comme “rituel d’expiation”, lieu cathartique, au même titre que la tragédie grecque. Mais plus qu’à un récit, le combat renvoie à une danse folle, quasi tribale. Oates souligne la dimension chorégraphique de la boxe, sa force poignante, homoérotique. La sensualité de deux corps en guerre mais enlacés. Une exhibition de forces où les enjeux se révèlent éminemment politiques. Le ring forme l’espace d’une exacerbation des tensions intercommunautaires (Noirs vs Blancs) tout en les sublimant ; il promeut une brutalité hors norme, sauvage, mais ultracodifiée. De ce paradoxe, la boxe tire son aura, élevant la violence ritualisée en la plus brûlante des transgressions. La salle d’entraînement incarne le meltingpot américain. Même si Oates se refuse à faire de la boxe “une métaphore de la vie”,

elle et Toole y perçoivent un rêve collectif, fondé sur le sacrifice et la performance, le dépassement de soi. Ce n’est pas pour rien qu’Ali ou Tyson, “jeune Noir affamé désirant tout ce que l’Amérique blanche peut donner”, rayonnèrent bien au-delà du ring. Oates va jusqu’à fusionner la condition du boxeur et celle de l’écrivain, voués tous deux à la “subordination fantastique de soi aux fins d’une destinée rêvée”. C’est par cette quête d’idéal, mélangée à la pire filouterie, cet univers de bad boys si justement restitué par la littérature, que la boxe continue d’irradier comme un fascinant simulacre de vie et de mort. Emily Barnett De la boxe de Joyce Carol Oates (Tristram), traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke, 256 pages, 8,95 € De sueur et de sang de F. X. Toole (13e note), traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, 128 pages, 8 €

la 4e dimension Truman Capote inédit

Patrick Deville taille mannequin

Dans son numéro de décembre, Vanity Fair publie un chapitre inédit de Prières exaucées, roman inachevé de Truman Capote qu’il considérait comme son chef-d’œuvre. Intitulé Yachts et autres choses, le texte évoque une croisière en Méditerranée entre “rich and famous”. Du “vintage Truman”, selon le biographe de Capote.

L’écrivain tout juste couronné du prix Fémina pour Peste & Choléra (Seuil) a déjà un nouveau projet en tête. Son prochain livre pourrait le conduire au Mexique sur les traces de Tina Modotti, mannequin et révolutionnaire. Mais peut-être brouille-t-il les pistes…

Sollers et les femmes L’écrivain publie en janvier Portraits de femmes (Flammarion), qui peut se lire comme une suite de Femmes, son roman majeur sorti en 1983. Sollers évoque notamment Julia Kristeva et Dominique Rolin, deux femmes au cœur de sa vie.

les fantômes de Joan Didion Parution en janvier du Bleu de la nuit (Grasset), hommage funèbre de l’écrivaine américaine Joan Didion à sa fille adoptive, Quintana, disparue en 2005. Un nouveau tombeau littéraire après L’Année de la pensée magique (2007), consacré à la mort de son époux.

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America povera Un pamphlet anticapitaliste à quatre mains : si Chris Hedges assène un peu trop ses chiffres et ses idées, Joe Sacco brille dans la partie dessinée de l’album.

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près quelques édifiants reportages sur le monde en guerre, voici l’heure, pour le bédéiste Joe Sacco et l’écrivain Chris Hedges, d’un contrechamp sur l’Amérique en paix. Alors qu’ils se sont rencontrés en 1995 sur la route pour l’enclave de Gorazde, (Bosnie-Herzégovine), les deux journalistes unissent aujourd’hui leur expérience et leur notoriété dans un pamphlet contre le système capitaliste qui régit leur pays. Deux ans d’enquête, dans cinq régions sélectionnées à dessein parmi les plus démunies de la première économie du monde, nourrissent un portrait riche d’interviews et de rappels historiques. Une association de prestige, un effet miroir calculé (misère en temps de guerre/ misère en temps de paix) pour un ouvrage qui vise au coup de poing. Seul problème : le prosélytisme idéologique influence tant la prose de Chris Hedges qu’il en devient parfois pénible. Chiffres et pourcentages sont assénés, le point de vue s’arc-boute sur une vision unilatérale, la foi du lecteur en la parole savante paraît obligée. Et si les informations dispensées comme les témoignages relèvent d’un intérêt

évident, le manque de modération et l’abus d’adjectifs qualificatifs accentuent le misérabilisme latent. Par contraste, le travail de Joe Sacco brille par son équilibre. Ce que nous enseignent les passages en bande dessinée, c’est qu’une image sobre vaut bien mieux que plusieurs lignes de description appuyée ; qu’un texte limité par les contours étroits d’une bulle produit une déclaration sans ambages et bien plus touchante. Au final, aucun témoignage ne semble plus juste et plus tangible que ceux retranscrits par Sacco. Des réserves indiennes rongées par l’alcool au mouvement Occupy Wall Street, en passant par les laissés-pour-compte des régions houillères, cette traversée de l’Amérique des pauvres et des révoltés s’inscrit dans la tradition populiste et enflammée de l’ode à la révolution. Un registre dans lequel la bande dessinée se montre, en tout cas ici, bien plus habile à conjuguer passion et authenticité. Stéphane Beaujean Jours de destruction, jours de révolte (Futuropolis), traduit de l’anglais (États-Unis) par Sidonie Van den Dries et Stéphane Dacheville, 320 pages, 27 € 14.11.2012 les inrockuptibles 105

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Viktor Vassliev

loin de Moscou réservez J’ai passé ma vie à chercher l’ouvre-boîtes de Maurice-Domingue Barthélémy, mise en scène Claude Aufaure Jean-Quentin Châtelain à nouveau dans un monologue, qui décrit très exactement le quotidien à Verberie, entre l’Oise et le Nord dans les années 70. Retrouver ce qui n’est jamais rangé peut vous pourrir et vous remplir l’existence. Une méditation, en somme… du 27 novembre au 30 décembre au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, www.theatredurondpoint.fr

Long Life mise en scène Alvis Hermanis La version senior de The Sound of Silence, où l’on suivait le quotidien de jeunes Russes dans un appartement communautaire de l’ex-URSS. Ici, cinq vieillards déambulent à pas menus dans les méandres de leur passé. du 21 au 23 novembre dans le cadre des Boréales, Comédie de Caen. www.crlbn.fr

Dans la magistrale mise en scène de Lev Dodine, Les Trois Sœurs de Tchekhov devient une ode à la vie malgré la tragédie qui rôde.

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ujourd’hui quand je me suis réveillée, quand je me suis levée et que j’ai fait ma toilette, brusquement, j’ai eu l’impression que tout était clair pour moi en ce monde, que je savais comment il fallait vivre.” Les personnages de Tchekhov ont cette capacité merveilleuse à être transportés par des intuitions. Soudain, le poids du quotidien s’allège tandis que se profile une perspective exaltante. Irina éprouve une telle sensation au début des Trois Sœurs. Elle a 20 ans et toute la vie devant elle. Olga, son aînée de huit ans, éprouve un sentiment comparable en cette journée de printemps lumineuse. Nettement plus ironique, Macha, leur sœur, sifflote assise dans l’encadrement d’une fenêtre. Mal mariée avec un professeur de lycée qu’elle n’aime plus, elle broie du noir, malgré ses 25 ans. Il fait beau, la demeure familiale est grande ouverte. En fond de scène, on aperçoit la table préparée pour un repas de fête. Le décor en bois foncé reproduit la façade percée de fenêtres d’une vieille maison russe. Plus encore que dans les autres pièces de Tchekhov, c’est par nuances et touches discrètes que procède Les Trois Sœurs.

Rendre compte de ces fluctuations parfois contradictoires suppose une oreille attentive et un sens du détail approprié, qualités qu’on ne saurait dénier à Lev Dodine. Ce metteur en scène chevronné aborde Tchekhov en connaisseur. Directeur depuis 1982 du théâtre Maly à Saint-Pétersbourg, Dodine est un fidèle de la MC93 de Bobigny, où il a notamment présenté dans les années 90 une de ses créations les plus célèbres, Gaudeamus. En 2009, on a pu découvrir ses adaptations remarquables de classiques de la littérature russe, comme Tchevengour d’Andreï Platonov ou Les Démons de Dostoïevski, dans le cadre d’une rétrospective consacrée à son œuvre. Dodine excelle dans la direction d’acteurs. Un des premiers mérites de sa mise en scène des Trois Sœurs tient à la façon dont il laisse respirer le texte. Une approche d’autant plus juste que les personnages ne cessent de se projeter à la fois dans l’avenir et dans le passé, pour finalement se heurter brutalement à la réalité d’un présent qui leur échappe. Olga, Macha, Irina et leur frère Andreï ont vécu à Moscou jusqu’au jour où leur père, le général Prozorov, décédé depuis, a été nommé dans une garnison de province.

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côté jardin

coupable ou non coupable ? Accusé de meurtre, Hamlet défend sa cause devant un tribunal.

l’avancée progressive du décor laisse aux acteurs un espace de jeu de plus en plus réduit Les trois sœurs vivent là comme en exil, nostalgiques d’un passé enchanté et rêvant d’un futur meilleur que désigne le nom de Moscou. Comme prisonnières de cette lointaine province où elles fréquentent principalement des militaires oisifs, elles ont le sentiment que la vraie vie est ailleurs. Andreï symbolise à lui seul l’échec de cette existence figée. Promis à un brillant avenir, il se contente d’un poste de subalterne à l’université. Pendant que son épouse Natacha fricote avec son supérieur hiérarchique, Protopopov, Andreï promène leur bébé dans un landau. Pour payer ses dettes de jeu, il hypothèque la maison. Macha a de son côté une aventure amoureuse avec Verchinine, un officier marié débarqué de Moscou et qui devra bientôt y retourner. Les aspirations des trois sœurs s’effondrent peu à peu sous les coups de boutoir de la vie. Il devient difficile de se projeter dans l’avenir. Ce que traduit l’avancée progressive du décor qui laisse aux acteurs un espace de jeu de plus en plus réduit. Moscou s’éloigne. Il faut affronter le marasme du présent. “Il faut vivre… Il faut vivre”, dit Macha. Irina et Olga renchérissent tout en se demandant à quoi tout ça peut bien rimer. Un finale d’autant plus bouleversant qu’il reste porteur d’espoir, même s’il n’est plus question de Moscou. Hugues Le Tanneur Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, mise en scène Lev Dodine, du 16 au 21 novembre à la MC93 de Bobigny (93), www.mc93.com

Depuis qu’elle traîne dans les annales, l’affaire n’a jamais été complètement élucidée. Lors d’une noce un peu trop arrosée, alors que Polonius est dissimulé derrière un rideau, Hamlet lui ôte la vie d’un coup de couteau. “Je pensais tuer un rat”, se défend-il. Âgé de 24 ans, Hamlet n’a pas de casier judiciaire. À plusieurs reprises, le fantôme de son père mort lui aurait demandé de le venger. Est-il fou ? Fait-il semblant ? Une chose est sûre, il a droit à un véritable procès. C’est précisément ce que lui offrent Roger Bernat et Yan Duyvendak. On pouvait ainsi assister début octobre, au tribunal de commerce de Marseille, dans le cadre du festival Actoral, à un jugement dans les règles de l’art de cette ténébreuse affaire, avec avocats, procureur général, juge et greffier – tous professionnels. L’issue de l’audience dépend des plaidoiries et de la délibération des jurés tirés au sort parmi le public. Hamlet encourt la peine de trente ans d’emprisonnement. Ainsi se présente Please, Continue (Hamlet), à la fois performance et vrai-faux procès étayé par un solide dossier d’instruction, contenant notamment une expertise psychiatrique, un rapport de dératisation et un plan de l’appartement où les faits se sont déroulés. Car l’affaire s’inspire d’un fait divers réel. La référence à Shakespeare permet quant à elle d’introduire une distanciation subtilement ironique en élargissant la perspective. Mais l’enjeu est on ne peut plus sérieux. Parfois acquitté, Hamlet est le plus souvent condamné. À Marseille, par exemple, il a écopé de cinq ans de prison. Please, Continue (Hamlet) de Roger Bernat et Yan Duyvendak, du 20 au 23 novembre à Saint-Médarden-Jalles/Blanquefort (33), dans le cadre du festival Novart, puis en tournée

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Anne Nordmann

Sodome, ma douce

valet de cœur Marivaux mis en scène par Christophe Rauck séduit et déjoue avec alacrité les mots qui mentent.

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a rumeur du monde fait obstacle à l’intériorité et à l’écoute de soi. Christophe Rauck en donne une belle illustration avant même le début de la représentation des Serments indiscrets de Marivaux, lorsque le public s’installe dans la salle provisoire attenante au TGP de Saint-Denis, actuellement en travaux. Charpentée de bois, la salle se remplit de spectateurs pendant que, sur la scène, les acteurs vont et viennent, installent des fauteuils et allument les nombreux cierges qui, bientôt, viendront éclairer les sentiments cachés mais impérieux qui animent Damis et Lucile. Le bruit couvre les voix enregistrées égrenant des sentences chuchotées sur l’amour et le babillage, les sentiments et la raison. Un voile noir manipulé à vue se charge de donner de la profondeur à l’espace et de cadrer les jeux de cachecache auxquels se livrent les amoureux, bien décidés à contrer la décision de leurs pères respectifs de les marier pour sceller par une union sacrée leur vieille amitié. Rebelle, la jeunesse oppose au mariage arrangé sa volonté d’indépendance. Ni Damis (Pierre-François Garel) ni Lucile (Cécile Garcia Fogel) ne veulent se marier et, ne se connaissant pas, ils ont décidé, pour leur première rencontre, de ruiner par serment mutuel les projets de leurs pères. Un deal raisonnable que leur honnêteté foncière leur fera bientôt regretter.

Dès qu’ils se voient, et tout se joue dans ce premier regard qui, à leur corps défendant, les aimante et ruine leur décision, tenir leur parole revient à nier leur sentiment. Dire ce que l’on ne pense pas, tel est l’exercice auquel ils se livrent et dans lequel Marivaux excelle, qui présente ainsi sa pièce : “Il est question de deux personnes qui s’aiment d’abord et qui le savent, mais qui se sont engagées à n’en rien témoigner et qui passent leur temps à lutter contre la difficulté de garder leur parole en la violant.” Pour les aider, ils peuvent compter tout de même sur le bon sens de leurs valet et servante à qui on ne la fait pas, et sur la bienveillance de la sœur de Lucile, pas dupe non plus de son rôle dans l’histoire. La réussite de la mise en scène repose autant sur une distribution parfaite qui allie l’allant de la comédie à la ferveur amoureuse, que sur une scénographie aussi belle qu’ingénieuse où le temps s’abolit et donne à savourer les tableaux de Fragonard en écoutant Brassens déclarer “j’ai l’honneur de ne pas te demander ta main”. Ou qui transforme un orage d’été en une pluie de riz qui annonce, comme chacun sait, les vœux que la communauté adresse aux nouveaux mariés. Fabienne Arvers

de Laurent Gaudé L’actrice Valérie Lang mise à nu par la légende. Avec cette dédicace glamour aux esclaves de l’amour des pornos soft du cinéma italien des années 70, Stanislas Nordey s’amuse de notre mémoire cinéphilique pour nous rappeler le tragique destin de l’unique survivante de la ville de Sodome, transformée pour l’éternité en statue de sel par la fureur des hommes. Offerte à son public en vierge de pellicule attendant l’heure du cérémonial de son sacrifice, c’est entièrement nue, et tout juste drapée dans la superbe impudeur d’un subtil jeu d’ombres que l’actrice Valérie Lang nous apparaît, telle une pythie en transe, pour s’abandonner à la litanie des mots du monologue de Laurent Gaudé. Attention à ne pas se laisser apitoyer par le martyre de la captive quand l’exhibition vire à la torture pour dire la souffrance des siens et le désastre de sa ville détruite : l’imprécatrice, bras tendus vers le ciel, ose expérimenter la jouissance de souffrir pour se transformer en un animal bavant, écumant du seul désir de se venger. La figure archaïque a des comptes à régler et gare à la colère intacte de cette dernière fille de Sodome qu’un déluge de pluie comme un pardon divin libère de sa prison de sel pour lui permettre d’accomplir enfin son apocalyptique mission annonciatrice, pour notre malheur, de la fin du genre humain. Une reprise très attendue d’après la mise en scène de Stanislas Nordey suite à sa création à succès à Théâtre Ouvert, en novembre 2011. Patrick Sourd

Les Serments indiscrets de Marivaux, mise en scène Christophe Rauck, avec Cécile Garcia Fogel, Pierre-François Garel, Sabrina Kouroughli, jusqu’au 2 décembre au TGP de Saint-Denis (93), www.theatregerardphilipe.com

Sodome, ma douce Théâtre de Belleville, les vendredis, samedis et dimanches du 23 novembre au 30 décembre, www.theatredebelleville.com

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rétroprojections Une installation vidéo virtuose de Neïl Beloufa recycle les décors de films pour en faire l’architecture délabrée d’une exposition labyrinthique.

vernissages Paris Photo Temps fort du mois de la photo, le salon Paris Photo ouvre ses portes au Grand Palais. En prime, cette année, la possibilité de suivre le chemin tracé par David Lynch, hôte d’honneur de la foire. du 15 au 18 novembre au Grand Palais, Paris VIIIe, www.parisphoto.com

Michael Krebber/ Jonathan Binet Deux peintres ultrapointus élisent domicile au CAPC de Bordeaux : le dandy allemand Michael Krebber et le tout jeune Jonathan Binet, figure montante de la scène française. Pour ceux qui n’aimeraient pas la peinture, il reste le projet conceptuel de Fabien Vallos et Sébastien Pluot, qui reprend le fil de l’exposition mythique Art by Telephone réalisée en 1969 à Chicago. à partir du 15 novembre au CAPC, Bordeaux, www.capc-bordeaux.fr



’exposition a lieu dans le ventre (mou) du palais de Tokyo, tout en bas, dans un espace incertain et anachronique, mi-friche mi-souterrain, qu’on ne recommanderait à personne, artiste ou spectateur. Or Neïl Beloufa, qui n’a de toute façon que faire de nos recommandations, réussit à faire oublier le lieu, et réussit bien plus que cela : il l’enterre. Trois films, tournés sur place dans des décors qu’il a lui-même conçus et qui sont à vrai dire les personnages principaux, sont projetés. Pas comme au cinéma, pas d’un unique point de vue frontal, ni sur un écran soigneusement ajusté, ni, comme dans la plupart des lieux d’art, avec un simple banc posé devant, et pas dans le noir complet non plus. Le film, chez Neïl Beloufa, est l’un des matériaux de l’expo, parmi tous les autres. Il n’est pas fétichisé, il n’est pas le cœur du dispositif, et la salle de cinéma comme le cube noir sont des modèles de diffusion à bannir. Ce qu’il y a autour des écrans, et

il n’y a plus de lieux qui tiennent, plus de lieu où se tenir, que des ruines à hanter

il y a beaucoup, n’est pas un écrin d’où les films brilleraient comme des petits joyaux. Ce qu’il y a tout autour, y compris derrière donc – puisque les films se voient aussi bien à l’envers –, ce sont les décors. Mais les décors détruits après le tournage et recyclés en cimaises brinquebalantes, en bancs ondulants, en écrans transparents constitués de plaques de Plexi. Le décor du film est fait du même bois, littéralement, que celui de l’installation. On pourrait sauter à pieds joints dans cette trouvaille : l’expo est née des vestiges des films qu’elle montre. Elle est donc un reliquat (pour ne pas dire une ruine) en même temps qu’un prolongement. D’ailleurs, les murets qui organisent l’espace comme un dédale rappellent ces murs antiques longtemps enfouis avant que des fouilles ne finissent par les révéler. Plâtreux, cabossés, ils arborent même des espèces de bas-reliefs. Quelque chose se noue entre l’espace réel de l’expo et l’espace fictif des films. Que racontent-ils ? Comment un agent immobilier s’échine à vanter les mérites d’un même appartement à une ribambelle de clients, en variant à chaque visite ses arguments, au point de se contredire effrontément. Ou bien, pour le plus drôle,

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encadré

toutes en scène

Photo André Morin

Trop de scénographie tue-t-il les expositions ? Ou est-ce une façon comme une autre de faire expo ?

comment des jeunes gens passent leurs vacances ensoleillées : à boire en slip de bain fluo et à danser un cocktail à la main dans des cahutes exotiques. Et puis, pour le dernier des trois, comment se déroule une réunion dans une salle de crise internationale tout ce qu’il y a de plus corporate, grise du sol au plafond, en passant par les mines et les costumes des participants. Les films ont donc en commun de prendre pour sujet l’espace – espace politique, site touristique et habitat domestique – et les rapports conflictuels ou ambigus que les personnages entretiennent avec lui, sans jamais passer par la case affective. D’autant que, dans ces petits films, les décors affichent leur artificialité. Ils tiennent du décor de sitcom fauchée. Ainsi, l’installation vidéo de Neïl Beloufa recueille les décombres de ces lieux occupés plus qu’habités par des personnages qui eux-mêmes surjouent leur rôle. En multipliant les points de vue, devant, derrière et à travers les écrans, ainsi qu’en consolidant, mais de manière précaire, l’espace de visionnage, l’artiste étend l’aspect fantomatique de ces décors. Il n’y a plus de lieux qui tiennent, plus de lieu où se tenir, que des ruines à hanter. Y compris peut-être celles, toujours en chantier, du palais de Tokyo. Judicaël Lavrador Les Inoubliables Prises d’autonomie jusqu’au 11 février au palais de Tokyo, Paris XVIe, www.palaisdetokyo.com

On a beaucoup glosé sur la scénographie tape-à-l’œil de l’expo Bohèmes au Grand Palais. Signée Robert Carsen, la mise en scène, avec ses papiers peints déchirés, sa reconstitution choc et toc d’un café parisien, véhiculerait cliché sur cliché, au risque de transformer en vaste cirque un projet ambitieux. À la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, c’est encore la patte de deux scénographes et décorateurs que l’on retient, qui mettent en scène des portraits de Gide, Proust, Louÿs signés Jacques-Émile Blanche. Pour cette rétrospective consacrée à un peintre mondain mésestimé, Nathalie Crinière et Jacques Grange ont reconstitué un décor de la Belle Époque et orchestré un de ces accrochages “tapisserie” dont on raffolait à la fin du XIXe. Au printemps dernier, enfin, Les Maîtres du désordre, au Quai Branly, ne résistèrent pas à l’immense boyau de plâtre conçu par les architectes Jakob + MacFarlane, qui digéra littéralement le propos de l’expo. Rappelons cependant que ce format d’exposition ne date pas d’hier et connut même ses heures de gloire dans la première moitié du XXe siècle. Décortiquant les multiples visages de l’exposition, l’historien Jérôme Glicenstein analyse en ces termes l’une des premières mises en abyme domestiques, autrement appelée “period room” : “Ce qui importait n’était pas simplement l’exactitude des objets ou des explications fournies, mais également ‘le sentiment perceptif’ ressenti par les visiteurs (…) grâce à la mise en scène, aux lumières, aux teintes et aux formats des murs.” Et d’ajouter, comme pour donner raison aux scénographes (trop) inspirés d’aujourd’hui : “L’authenticité des œuvres d’art, dans ce type de conception, était complément secondaire par rapport à la composition d’ensemble, au parcours et au sens qui s’en dégageait.”

Claire Moulène 14.11.2012 les inrockuptibles 111

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Basma Alsharif, The Story of Milk and Honey, 2011

livre de Jean-François Chevrier Les artistes en pleine hallu, en textes et en images. Même si cet ouvrage de Jean-François Chevrier n’est pas à proprement parler un livre d’images, c’est quand même d’abord l’iconographie qu’on regarde, effaré, de la photo de Strindberg affalé sur son bureau, en face d’un dessin de Victorien Sardou fantasmant La Maison de Swedenborg sur la planète Jupiter, jusqu’au portrait d’une médium en 1913… Chacune des images, sortie d’un de ces cerveaux visionnaires que l’auteur se propose de décrypter, est édifiante et, en effet, hallucinante. Mais les ponts que l’historien d’art lance entre elles le sont encore davantage. De Flaubert, qui voit flotter ses personnages autour de lui, au peintre contemporain Sigmar Polke, surnommé “l’alchimiste des couleurs”, notamment pour son utilisation du violet comme couleur-seuil (“la dernière du spectre lumineux avant les rayons ultra-violets, invisibles à l’œil nu”), le corpus est analysé sous l’angle des ressorts psychiques à l’œuvre dans l’art. C’est l’œuvre mais plus encore l’artiste au travail qui hallucine. L’ouvrage s’inscrit selon l’auteur dans la ligne de son exposition en 2005 à Nantes, qui portait sur les effets de la poétique de Mallarmé sur les arts visuels. Après ce livre dense, on rêve de voir L’Hallucination artistique, l’expo”. Judicaël Lavrador L’Arachnéen, 688 pages, 48 €

Courtesy de Basma Alsharif et Imane Farès

L’Hallucination artistique

les ambassadeurs De nombreux artistes palestiniens circulent dans le monde de l’art international. Qui sont-ils ?

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aysir Banitji et ses photos de miradors israéliens à la galerie BF15 de Lyon ; Khaled Jarrar et ses faux timbres palestiniens, dûment estampillés par les postes étrangères ; Bisan Hussam Abu-Eisheh collectant les gravats de maisons palestiniennes détruites dans les territoires occupés, à la Biennale de Rennes ; Larissa Sansour imaginant une expédition de cosmonautes palestiniens sur la Lune, chez Anne de Villepoix… Les artistes palestiniens s’exposent mais peut-on tirer leur portrait ? Quel rapport leur travail entretient-il avec la situation palestinienne ? Et dans quelle mesure profitent-ils du regard appuyé que le monde de l’art porte aujourd’hui sur les scènes du Proche-Orient, notamment pour des raisons économiques liées aux puissances financières du Qatar, des Émirats Arabes Unis ou de l’Arabie Saoudite ? On commencera par la figure tutélaire de Mona Hatoum : née en 1952 au Liban puis installée à Londres dans les années 80, elle réalise un travail d’abord nettement politique, passant notamment par la performance, puis plus métaphorique dans les années 90. “Comme elle, les artistes d’origine palestinienne sont formés dans les écoles d’art de Jérusalem, du Liban ou du Caire, commente Catherine Grenier, en charge du programme Recherche et mondialisation au Centre

Pompidou. Ils peuvent obtenir des aides en Norvège ou aux États-Unis, mais aussi des bourses, des résidences, des aides à la production. Il n’y a évidemment pas un marché énorme autour de ces artistes… Le paradoxe, c’est qu’ils sont très présents dans les biennales internationales, exposés au Liban ou à la très importante Biennale de Sharjah. Mais dans le même temps, ils sont non grata en Arabie Saoudite et connaissent, comme de nombreux Palestiniens, des situations critiques au Moyen-Orient.” “L’autre grand paradoxe, ajoute-t-elle, c’est que ces artistes, notamment les hommes, se retrouvent facilement enfermés dans la cause palestinienne : on attend d’eux un art politique relatif à ce sujet. Ils sont invités partout, mais pour cette raison. Étonnamment, les artistes-femmes palestiniennes trouvent dans l’évocation de la condition féminine des portes de sortie.” À l’image de Basma Alsharif, exposée actuellement à l’Institut du monde arabe dans l’exposition 25 ans de créativité arabe. Née au Koweït, d’origine palestinienne, formée à Chicago et vivant aujourd’hui à Paris, elle montre un travail narratif, une impossible histoire d’amour à coups de dessins, de vidéos, de photos retouchées… Un récit intime, à distance de l’histoire actuelle. Jean-Max Colard 25 ans de créativité arabe jusqu’au 3 février à l’Institut du monde arabe, Paris Ve, www.imarabe.org

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d’après une photo de Charlotte Bouvier/Radio France

presse sous pression Avec son Manifeste pour sortir du mal-être au travail, coécrit avec le sociologue Vincent de Gaulejac, Antoine Mercier, en charge du journal de 12 h 30 de France Culture, démontre que la dégradation des conditions de travail des journalistes nuit à la qualité de l’information délivrée.

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omme une petite musique à part dans le tintamarre de l’information radiophonique, la voix d’Antoine Mercier résonne depuis dix ans, à l’heure du déjeuner sur France Culture, comme la promesse d’un récit pensé et articulé sur l’actualité. À quoi tient ce sentiment d’entendre, plus encore qu’écouter, dans ce journal de la mi-journée, une voix journalistique aussi singulière ? À l’intelligence de son propos, à la croyance que l’information n’est

jamais une matière brute mais une matière à éclairer, triturer, réinterroger sans cesse. Dans son journal, les analyses, reportages, interviews de témoins avisés éclairent avec une rigueur impressionnante l’actualité quotidienne. Sans effets de manche, sans esbroufe, sans désinvolture, sans sécheresse non plus, car la rigueur n’est jamais sèche. Journaliste depuis le début des années 80 (Europe 1, France Inter, à ses débuts), il a trouvé depuis vingt ans avec France Culture une “maison” à la mesure

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“pourquoi vouloir rester neutre et se contenter de relater des faits ?”, se demande Mercier de son engagement discret et quasi idéaliste dans un métier dont il regrette les dérives insidieuses. Cette perception des modifications du journalisme, soumis aux contraintes globales de son époque, lui a donné envie de prendre la plume : une plume qui saigne autant que sa voix susurre.  Après avoir animé début 2012 un débat avec le sociologue Vincent de Gaulejac, spécialiste de la question de la souffrance au travail, une évidence émergea dans son esprit : écrire à deux un “manifeste pour sortir du mal-être au travail”. Alors que le sociologue diagnostique depuis longtemps les effets concrets de ce malaise (burn out, dépressions, précarité…), le journaliste identifie la manière dont les médias intègrent dans leurs pratiques les nouveaux diktats de l’idéologie managériale. Convaincu que l’individualisation des parcours a “réduit les possibilités de contestation et renforcé notre sentiment d’impuissance”, Antoine Mercier ouvre ainsi des pistes de réflexion salutaires, y compris pour les journalistes convaincus d’exercer leur métier comme il se doit, sagement, aveuglément, mécaniquement. Antoine Mercier met des mots sur son malaise et sur celui dont lui “parlent quotidiennement un grand nombre de confrères : l’effacement du sens même de notre profession, et en définitive, de la satisfaction de son exercice”. Les principes à l’œuvre dans l’idéologie managériale – neutralité, urgence, objectivité, objectifs d’audience… – ont contaminé les pratiques journalistiques, au point même que “les dirigeants des entreprises de presse érigent en règles positives les travers intrinsèques de toute une profession”. Ce que déplore Mercier, c’est la négligence du travail bien fait, auquel est désormais préférée “la gestion maîtrisée d’une information aseptisée et convenue”, soumise à des processus de communication interne “totalement artificiels et infantilisants” qui empêchent les échanges spontanés et brident la vitalité collective d’un collectif rédactionnel. “En entendant le récit médiatique des événements, j’en viens parfois à penser que mes confrères oublient les principes fondamentaux qui justifient socialement leur fonction, avance-t-il. Plutôt que de rapporter les événements qui feraient s’interroger chacun sur ses actions futures, ils semblent

s’ingénier à recouvrir la réalité, dont ils sont pourtant censés rendre compte, de sujets déconnectés de tout lien avec le devenir collectif, comme si plus rien ne devait se passer. Rêve de figer l’instant dans l’épure de la factualité, le spontanéisme de l’émotion ou de la compassion bien-pensante.” Le désengagement du monde de la presse serait ainsi devenu une sorte de “maladie professionnelle”. “Pourquoi vouloir rester neutre et se contenter de relater des faits ?”, se demande Mercier avec une sincérité presque aussi désarmante que sa foi dans son métier est pleine et entière. “Lutter contre la croyance dans une forme de surpuissance que les journalistes s’imaginent tirer de leur supposée capacité à décrire les choses telles qu’elles sont fut longtemps pour moi un combat quotidien, reconnaît-il. Répéter que l’on ne peut donner qu’une représentation des événements et en aucun cas en livrer une essence univoque, voilà quelle fut ma manière de résister à l’objectivité du temps.” Au risque de passer pour un “idéaliste un peu bougon et rétrograde”, Antoine Mercier invite à une forme de résistance au mode de fonctionnement du système médiatique. Prenant acte des nouvelles règles du métier – souplesse, polyvalence, négation des spécialités, indifférenciation généralisée –, Antoine Mercier défend encore la possibilité d’un journalisme fidèle à l’idée qui l’a fait naître : “Proposer un sens au surgissement du nouveau en le situant dans le contexte de son apparition, en proposant une grille de lecture qui permette sa saisie, en donnant par là-même à chacun une possibilité d’intervention sur le monde qui l’entoure.” Par-delà les difficultés économiques de la profession, de plus en plus précarisée, Antoine Mercier ouvre une réflexion décisive sur le journalisme, dont la plus grande des vertus reste celle de “présenter une information suffisamment élaborée pour que ceux qui la reçoivent soient en mesure d’en faire quelque chose de personnel dans le monde”. Informer, c’est vouloir aussi transformer le monde et ceux qui écoutent activement sa triste rumeur. En toute modestie, en dépit des obstacles, Antoine Mercier s’en donne chaque jour les moyens, inespérés et inspirants. Jean-Marie Durand Manifeste pour sortir du mal-être au travail (Desclée de Brouwer), 180 pages, 15 € 14.11.2012 les inrockuptibles 115

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le fer et le dire Un coffret CD et DVD raconte l’expérience unique et démocratique de la radio libre Lorraine cœur d’acier, voix des sidérurgistes entre 1979 et 1981.

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n a un peu oublié les radios pirates, nées dans les années 60. Dans les années 70, elles ont prospéré en Italie puis en France sur la bande FM, où elles furent vite rebaptisées radios libres. À la suite de l’élection de Mitterrand en 1981, la gauche arrivée au pouvoir les légalise. La plupart gardent l’appellation “radios libres” mais deviennent avant tout des supports publicitaires. Certaines, fort rares, ont gardé leur vocation première, mais aucune ne ressemble aujourd’hui à ce que fut l’aventure Lorraine cœur d’acier (LCA), radio associative créée par la CGT à Longwy en 1979. La sortie d’un coffret de CD et DVD permet d’en avoir un assez bon aperçu. Les cinq CD documentaires comportent des extraits des émissions de LCA, mais aussi une série d’entretiens effectués en 2009 auprès des principaux protagonistes de la radio, notamment Michel Olmi, secrétaire de l’union locale CGT à Longwy à l’époque, et Marcel Trillat, animateur/speaker/journaliste, un des rares professionnels à y avoir travaillé. Car l’intérêt de la radio tient précisément à son aspect improvisé et non formaté. Elle sera créée à la suite de l’annonce en décembre 1978 du plan Davignon, entraînant la suppression de 22 000 emplois dans la sidérurgie de Lorraine et du Nord, dont 6 500 pour le seul bassin de Longwy. Évidemment, la riposte des ouvriers concernés s’organise. Manifestations et mouvements de grève se multiplient. Une grande marche des sidérurgistes étant prévue le 23 mars 1979 à Paris, la CGT décide de lancer Lorraine cœur d’acier pour contribuer au succès de la manifestation. Le studio de la radio est installé dans le hall de l’hôtel de ville de Longwy, et son émetteur, portant

à soixante kilomètres, sur le clocher de l’église, avec l’accord du curé. Au départ, LCA n’est pas conçue pour durer, même si deux journalistes, Marcel Trillat et Jacques Dupont, sont engagés pour l’animer. Cependant, la radio continuera au-delà de la manif du 23 mars et deviendra un phénomène régional, puis national, jusqu’à sa fermeture en janvier 1981. Elle sert de caisse de résonance aux luttes ouvrières de la région, mais pas seulement. Ouverte à tous et à toutes, elle accueille par exemple des comités de femmes venues discuter de l’avortement. Au-delà de son rôle de lien social évident, voire de substitut familial (comme le dit un enfant dans le documentaire tourné à l’époque), LCA est une voix libre et proche, non assujettie aux diktats de l’argent et de la politique (même pas de la CGT, qui s’est engagée à accueillir toutes les sensibilités). Soit l’inverse de la presse régionale et nationale. Voir dans le documentaire comment Trillat et Dupont démontent dans leurs revues de presse quotidiennes les infos des médias officiels… Le rôle de LCA, qui sera un modèle rare et (hélas) peu imité, que ce soit dans la presse papier, sur internet ou dans les médias audiovisuels, est une vraie source d’information alternative alimentée en direct par le peuple pour le peuple. Le slogan de Lorraine cœur d’acier était “Écoutez-vous”, ce qui en dit long sur sa modestie et son parti pris d’ouverture absolu. Vincent Ostria Un morceau de chiffon rouge documentaire audio de Pierre Barron, Raphaël Mouterde et Frédéric Rouziès Lorraine cœur d’acier, une radio dans la ville documentaire d’Alban Poirier et Jean Serres. Coffret 5 CD + 1 DVD (VO Éditions, NSA La Vie ouvrière), environ 30 €

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du 14 au 20 novembre

Bernard Hinault, dernier roi du vélo Retour sur la vie du Blaireau, dernier grand champion cycliste français. Conforme à son cahier des charges, la série Empreintes met en scène une personnalité dans sa vie quotidienne tout en explorant son passé prestigieux. On analyse donc avec Bernard Hinault, quintuple vainqueur du Tour de France, comment il est devenu dans les années 70-80 le dernier grand champion cycliste français. On le retrouve à 57 ans, en Bretagne, dans son ancienne exploitation agricole, sur le parcours d’une modeste course cycliste locale qu’il organise, et chez un ingénieur avec qui il élabore des vélos futuristes. Les sujets qui fâchent, comme le dopage, sont à peine effleurés. Si Hinault a été le dernier vainqueur français du Tour de France, cela ne signifie pas qu’il ait été dopé. D’un autre côté, si les Français étaient mieux dopés (comme Armstrong), peut-être seraient-ils plus performants. V. O.

Alchimic Films

documentaire de Delphine Prunault et Xavier Mussel. Vendredi 16, 21 h 30, France 5

Paris par la bande Comment on est passé des blousons noirs des faubourgs parisiens aux gangs des cités. Un documentaire rappelle que la violence urbaine ne date pas d’hier. n panorama en deux parties sur le phénomène des gangs de rue à Paris et en Île-de-France, des années 50 à nos jours. Deux époques : Les Années rock et Les Années rap. Les gangs de rue français sont toujours liés à des modes musicales et vestimentaires. Les années 50-80 sont grosso modo marquées par l’Angleterre : des blousons noirs aux skinheads, en passant par les rockeurs et les rebelles. Dans les années 80 à 2010, c’est le hip-hop américain qui fédère des bandes de banlieue aux noms imagés (Requins vicieux, Black Dragons, etc.). En deux fois 52 minutes, le survol est très rapide. Dans le premier volet, la dimension musicale est zappée, dans le second juste effleurée. L’enjeu majeur pour les réalisateurs est la question ethnique. Elle surgit au début des années 80 avec l’émergence des skinheads parafascistes, puis leur élimination graduelle par diverses bandes antiracistes (comme les Red Skins ou les Ducky Boys). Cette lutte a été fondatrice pour la plupart des groupes violents des années 80-90. Hélas, une fois débarrassés des skinheads, certains gangs proches se sont retournés les uns contre les autres. Au-delà du folklore, on aurait aimé en savoir plus sur des aspects à peine survolés, comme les rapports de ces gangs avec le banditisme et avec les islamistes, qui ont effectué des percées sur les mêmes terrains sensibles. Et quid du reste de la France ? Quoi qu’il en soit, ce documentaire a le mérite de remettre les choses à plat avec cet historique de la violence urbaine, qui permet de comprendre que si les armes à feu ne se sont répandues que récemment, cette violence n’est pas née d’hier. Vincent Ostria

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Gangs Story documentaire de Kizo et Jean-Michel Verner. Mercredi 14 à 20 h 45 et 21 h 40, Planète+

21 jours… à l’aveugle série documentaire d’Alexis Marant. Mardi 20, 22 h 30, France 2

Une journaliste passe trois semaines dans la peau d’un non-voyant. Le concept de l’immersion a le vent en poupe. Après le défunt Vis ma vie sur TF1 et le polémique Zita, dans la peau de… sur M6, voici 21 jours… sur France 2, où la journaliste Alexandra Alévêque se met dans la peau d’une autre. Cette fois, elle va jouer l’aveugle pendant trois semaines, expérimentant la galère quotidienne des nonvoyants et rencontrant plusieurs d’entre eux. Au-delà du dispositif voyeuriste (caméras dans l’appartement de la journaliste), le constat est édifiant et presque désespérant : il faut une heure à Alexandra pour aller boire un café à deux pas de son domicile. Terrible. V. O. 14.11.2012 les inrockuptibles 117

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Nicolas Bérat

Arte Radio, uneé quipe de créateurs imprévisibles

tailleurs de sons Il y a dix ans, une chaîne de télévision révolutionnait la radio. Arte Radio a depuis offert plus de 1 600 créations sonores.

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l y a tout juste dix ans, la création radiophonique prenait un bain de jouvence. Jusqu’alors réservée aux orfèvres de la Maison de la radio, portée par les têtes chercheuses de l’Atelier de création radiophonique de France Culture et leurs pères éminents – entre autres Yann Paranthoën et Kaye Mortley, génies qui dès les années 70 élevèrent le bidouillage sonore au rang d’un art enivrant – ou relayée par quelques francs-tireurs – Daniel Mermet sur France Inter, Andrew Orr sur Nova –, la radio de création, reléguée à quelques niches pour initiés, peinait de plus en plus à trouver un auditoire auprès de la jeunesse, davantage encline à surfer sur la toile. Il fallait donc renouveler les modes d’écoute, bousculer les formats, diversifier les supports. Curieusement, c’est d’une chaîne de télévision que viendra le salut. Sous l’impulsion de Jérôme Clément, alors directeur d’Arte France, Arte Radio voit le jour en 2002, avec à sa tête un duo frondeur et passionné : à l’éditorial, Silvain Gire, journaliste qui fit ses armes sur France Culture auprès d’Alain Veinstein, Francesca Piolot et Jean Lebrun, et à la technique, Christophe Rault, jeune ingénieur du son fraîchement diplômé. Avec ces deux-là, le projet sera tout sauf une vitrine des programmes d’Arte. “Nous voulions faire une radio élaborée, sans format préétabli, donnant la part belle aux ambiances sonores et à la narration, pour rendre compte de notre époque à travers les armes de la création radiophonique – écriture ciselée, montage et mixage au cordeau, nous confie Silvain Gire. Une radio d’auteurs en quelque sorte, affranchie de l’actualité, des débats que l’on entend partout et des interviews culturelles qui souvent se limitent à de la promo. Nous voulions proposer des modules pérennes et indémodables, susceptibles d’être écoutés

des années plus tard.” Une écoute à la demande, en somme ? C’est là la véritable innovation d’Arte Radio, qui sera pionnière en matière de podcasting. Dix ans plus tard, les quelque 1 600 créations sonores – dont plusieurs ont remporté des prix en France et à l’étranger – sont toujours en ligne, de plus en plus écoutées – plus de 100 000 visites du site par mois – et téléchargeables sur ordinateur ou téléphone portable. “La radio en podcast a inventé une posture d’écoute qui, à mon sens, a révolutionné notre rapport au médium, poursuit Silvain Gire. Elle s’apparente beaucoup plus à la lecture qu’à la radio, qui ne requiert qu’une attention un peu flottante. Lorsqu’on écoute la radio, on est rarement pleinement concentré sur ce qu’on entend, on fait autre chose en même temps et on prend les programmes en marche. La création radiophonique en podcast implique un choix, une lecture attentive, on s’adresse à des personnes seules, qui généralement écoutent au casque – d’où le soin qu’on attache à la qualité sonore de nos productions. Un rapport d’intimité s’installe, on est absorbé comme on peut l’être par un livre. La promesse de la radio de nous faire voyager et de nous transporter ailleurs n’a jamais été aussi bien tenue.” Ce rapport singulier qui se tisse avec l’auditeur, la chaîne a su aussi en tirer parti par un choix éditorial d’une grande liberté : fictions, documentaires ou séries allant de 1 à 90 minutes, sujets variés, sans censure ni tabou – beaucoup parlent de sexe –, privilégiant l’intime, la voix/le regard d’un auteur, les questions d’identité autant que de société, pour dire les heurts d’une époque en mouvement. Originalité et intimité ? Une patte Arte Radio désormais reconnaissable entre toutes. Nathalie Dray www.arteradio.com

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livre La Vie mode d’emploi de Georges Perec Ce livre demeure le puzzle incroyable d’un écrivain brillant.

sculpture Leviathan d’Anish Kapoor Une œuvre énorme créée pour le Grand Palais, une sculpture impressionnante et immense, et en même temps très poétique et très subtile. Argo de Ben Affleck À la fois film d’espionnage vintage, haletant, et malicieuse réflexion sur le cinéma.

Prince Rama Top Ten Hits of the End of the World Un album ovni qui précipite l’apocalypse dans le tumulte.

disque Bill Clegg 90 jours Deux ans après sa confession d’ancien accro au crack, le New-Yorkais nous enfièvre avec le vrai-faux récit de sa guérison.

Les premiers enregistrements d’Enrico Caruso Ils ont été réalisés en 1902 dans une chambre d’hôtel à Milan. On peut aussi les entendre sur toute la bande originale de Match Point de Woody Allen, avec l’impression d’être tombé dans une machine à remonter le temps. recueilli par Noémie Lecoq

L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé de Marie Voignier Une fantaisie documentaire conçue par une vidéaste venue du champ de l’art.

Frankenweenie de Tim Burton Burton déterre un de ses premiers courts métrages et le convertit en blockbuster malin.

Le nouvel album des Nits, Malpensa, est disponible. Ils seront en concert le 29 novembre à Paris (Café de la Danse).

The Velvet Underground The Velvet Underground & Nico 45th Anniversary Réédition d’un premier album haï devenu l’un des plus influents de l’histoire. Salman Rushdie Joseph Anton Rushdie raconte comment il vécut, au jour le jour, sa condamnation à mort par Khomeiny.

Looper de Rian Johnson Une série B d’anticipation où les personnages sont à la fois victimes et tueurs. Époustouflant.

Nits

Bill Fay Life Is People Retour miraculeux du héros anglais disparu depuis quarante ans.

Mathieu Boogaerts Mathieu Boogaerts Le musicien revient aux chansons : sobres, sensibles, plus touchantes que jamais.

Breaking Bad saison 4, Arte L’avant-dernière saison d’une série hors norme. Fais pas ci, fais pas ça saison 5, France 2 La seule comédie française grand public respectable. Prime Suspect Canal+ Sans son arrêt prématuré, elle aurait pu devenir la meilleure série policière américaine des années 2010.

Nathalie Quintane Crâne chaud Pour parler de sexe, mais aussi de politique, l’écrivaine se place sous l’égide de Brigitte Lahaie, l’ex-star du X.

Victor Bockris Conversations : William S. Burroughs, Andy Warhol Un livre pop où la frivolité est élevée au rang des beaux-arts.

Creepy, volume 1 ; Eerie, volume 1 Deux anthologies de magazines sixties ressuscitent de formidables récits d’épouvante.

Krazy Kat, volume 1 1925 à 1929 de George Herriman Un monument de la BD américaine intégralement traduit en français.

Le temps est proche de Christopher Hittinger La barbarie et la bêtise du XIVe siècle revisitées avec humour (noir).

Mission mise en scène Raven Ruëll Nouveau Théâtre de Montreuil (93) Cinquante ans de la vie d’un missionnaire belge au Congo.

Hedda Gabler mise en scène Thomas Ostermeier Gémeaux de Sceaux (92) Reprise exceptionnelle d’un spectacle de 2007 où Ostermeier pointe avec modernité le désespoir de sa tragique héroïne.

Le Retour d’Harold Pinter, mise en scène Luc Bondy Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Bondy fait entrer les bas-fonds londoniens dans le théâtre à l’italienne de l’Odéon.

Bojan Sarcevic Institut d’art contemporain de Villeurbanne (69) L’œuvre fragile et poétique d’un sculpteur en état de grâce.

Doug Aitken Arles (13) Le plasticien américain investit le Parc des Ateliers avec une installation vidéo célébrant art et environnement.

Loris Gréaud galerie Yvon Lambert, Paris Une mégaexposition et un miniblockbuster au cinéma : Gréaud explose les formats.

The Unfinished Swan sur PS3 Détournement intelligent et radical du jeu de tir.

Dishonored sur PS3, Xbox 360 et PC Dishonored donne le pouvoir, et donc la liberté, au joueur.

Borderlands 2 sur PS3, Xbox 360 et PC La suite de Borderlands milite pour le droit à l’imagination.

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Pierre Rigal – Théâtre des opérations

The King of New York

du 22 au 25 novembre au Théâtre du Rond-Point (Paris VIIIe)

DVD Frank White est sorti de prison et les règlements de comptes se multiplient. Installé dans une suite du Plaza, il est bien décidé à redevenir le roi de New York. Mais alors que la police s’est juré de le mettre hors d’état de nuire, White se rêve en businessman. À gagner : 15 DVD

scènes Les opérations, ce sont tous ces phénomènes de contact qui peuvent exister entre les êtres. Dans un décor lunaire postapocalyptique, d’étranges créatures se confrontent et échangent alors que leur milieu naturel subit sans cesse des transformations qui les rendent vulnérables. À gagner : 10 places pour 2 personnes pour la représentation du 22 novembre

un film d’Abel Ferrara (1990)

Festival des 3 continents du 20 au 27 novembre à Nantes

cinéma Chaque année depuis 1979, à la fin du mois de novembre à Nantes, le Festival des 3 continents propose des films de fictions et documentaires, d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. À gagner : 5 pass pour 2 personnes

Entrevues Belfort du 24 novembre au 2 décembre à Belfort

cinéma Depuis plus de vingt ans, Entrevues s’est affirmé comme le rendez-vous des cinématographies audacieuses, d’hier et d’aujourd’hui, comme un pont entre le cinéma au présent et le patrimoine cinématographique. À gagner : 5 pass pour 2 personnes

Colonel Blimp un film de Michael Powell et Emeric Pressburger (1943)

DVD Récit déployé sur quarante années de guerres, Colonel Blimp dépeint le poids du temps passé, l’entremêlement de destinées intimes et l’amitié infaillible entre deux soldats, Roger Livesey et Anton Walbrook, tous deux hantés par la désarmante Deborah Kerr. À gagner : 15 DVD

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Before Your Very Eyes de Gob Squad & Campo, du 20  novembre au 1er décembre au Théâtre de la Villette (Paris XIXe)

scènes Les Anglo-Allemands de Gob Squad abandonnent la scène à quatorze préadolescents gantois qui s’ébattent “sous vos propres yeux” (Before Your Very Eyes) et débattent de ce qu’ils sont, de ce qu’ils seront, tandis que les premiers leur renvoient les images de ce qu’ils ont été. À gagner : 5 places pour 2 personnes pour la représentation du 20 novembre

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fin des participations le 18 novembre

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par Serge Kaganski

janvier-mars 1995

les semaines où le mensuel est devenu

un hebdo

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n jour, revenant de déjeuner à la pizzéria de notre fin fond du XIVe arrondissement, notre rédac chef Christian Fevret me fait part de son grand projet : passer hebdo et devenir une publication 100 % pluricult’ et multiméd’. Glups ! Ma pizza napolitaine se retourne comme une crêpe dans mon estomac. Christian estime que le format “grands entretiens” va s’épuiser, que nos lecteurs – ainsi que nous-mêmes – se lasseront à la troisième interview de Björk ou de Morrissey, et que des coups fumants comme les rencontres au long cours avec Gainsbourg, Cohen, Pialat ou Carax ne peuvent se reproduire tous les mois. Il a raison : l’avenir des Inrocks, à court ou moyen terme, c’est passer hebdo ou crever. Si je suis entièrement d’accord avec Christian, au fond de moi j’ai les jetons. Un hebdo culturel généraliste s’avère être une machinerie d’une tout autre ampleur qu’un mensuel rock picorant aussi dans les livres et le ciné. Qui pour piloter le théâtre ou les expos ? Aurons-nous l’énergie, le timing, l’organisation pour pondre un journal chaque semaine ? Combien de journalistes en plus ? Quels locos et quels locaux pour se lancer dans pareille aventure sans filet ? Il ne s’agit plus de procéder à de menus changements, comme lors de notre transition de bimestriel à mensuel en 1992, il va falloir fabriquer collectivement un autre Inrocks. En serons-nous capables ? En décembre 1994, nous publions notre ultime et 67e numéro mensuel et annonçons à nos lecteurs la naissance du futur hebdomadaire pour mars. En janvier, pendant qu’Arnaud Deverre, fondateur du journal, négocie avec notre imprimeur la location à prix d’ami de ses vastes bureaux au centre de Paris, Christian et l’équipe du mensuel se retrouvent chez le directeur artistique Claude Maggiori (auteur de la maquette de Libération en 1981, avec son célèbre losange rouge) pour de longues journées de travail sur le chemin de fer, la titraille, la typo, la mise en page : période

féconde, harassante, passionnante, parfois zébrée d’étincelles d’egos en friction. On réorganise la rédac : Christian reste notre grand timonier, JD Beauvallet s’occupera du rock, “Jah” Dordor de la musique (à l’époque bizarrement séparée du rock), moi du cinéma. Des nouveaux venus prendront en charge d’autres rubriques : Sylvain Bourmeau la politique et les idées, Marc Weitzmann les livres, Pierre Hivernat le spectacle vivant et Anne Bertrand les arts plastiques. Sur la foi d’un bon article-test sur Little Odessa, j’engage un rouquin sympathique, Frédéric Bonnaud, qui deviendra mon “best man” pendant sept ans. En février, on emménage rue de Rivoli, dans des locaux labyrinthiques mais chargés d’âme, sentant le XIXe siècle. Le 15 mars, champagne, Les Inrocks hebdo numéro 1 est en kiosque ! En couve, notre talisman Cohen, shooté (dans tous les sens du terme) dans les montagnes californiennes de sa retraite bouddhiste. Radieux, il domine un sommaire éclectique avec un article sur le centenaire du cinéma, une interview des post-punkettes d’Elastica ou un reportage sur les sans-abri de New York. Au fil des pages, des contributeurs prestigieux tels Cédric Kahn, François Morel ou Olivier Rolin, des dessinateurs aussi originaux que Pierre La Police ou le nouveau venu Jochen Gerner… La rupture avec le mensuel est nette mais l’esprit reste le même, l’identité demeure forte. Christian espérait dépasser les 100 000 exemplaires, on en écoulera 70 000, présageant un étiage moyen à 40 000 et une équation économique délicate. On est pourtant repartis pour une longue aventure.

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