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No.883 du 31 octobre au 6 novembre 2012

www.lesinrocks.com

affaire Lamblin

les Verts brisés Portugal

Biolay se venge

M 01154 - 883 - F: 2,90 €

la valise ou la misère

Allemagne 3,80 € - Belgique 3,30 € - Canada 5,75 CAD - DOM 4,20 € - Espagne 3,70 € - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 3,70 € - Italie 3,70 € - Liban 9 000 LBP - Luxembourg 3,30 € - Maurice Ile 5,70 € - Portugal 3,70 € - Suède 44 SEK - Suisse 5,50 CHF - TOM 800 CFP

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par Christophe Conte

cher Harlem Désir, Je ne t’ai pas vu sur les affiches du film Stars 80 comme Jean-Pierre Mader ou Début De Soirée. Une étourderie des producteurs sans doute. À moins que l’oubli soit plus profond et que personne ne se souvienne que la vraie star incontestable des années 80, c’était toi, Harlem. Avec ton prénom de basketteur acrobate et ton nom érogène, avec ton charisme ravageur – entre Noah pour la coolitude et Angela Davis pour l’engagement fédérateur –, tu semblais presque trop beau pour être réel. Je me souviens du joli titre du Matin de Paris le jour de la seconde Marche des beurs en 1984 : “Un tramway nommé Désir”. Facile mais tellement juste, tant s’imposait alors l’évidence que, sans son leader funky, SOS Racisme n’aurait jamais réussi à épingler ses petites mains grotesques sur les revers des blousons d’une génération tout entière. Aussi vrai

que, sans ton action, le Front national continuerait encore aujourd’hui à distribuer les cartes du jeu politique. Ouais, bon, on peut rigoler non ? Y compris des choses sinistres. D’ailleurs, au PS, tu es devenu le premier des sinistres, élu mollement et sans passion à la tête de la claque qui devra résonner sans couac au cours du quinquennat hollandais. Un apparatchik terne a comme dévoré lentement le jeune tribun fougueux que tu incarnais il y a trente ans dans nos illusions de jeunesse. Un petit boutiquier popote a remplacé le grand pote des lycéens eighties. Le Matin de Paris a disparu lui aussi. Le racisme en revanche se porte assez bien mais est-ce encore un souci prioritaire chez toi ? Je t’ai entendu l’autre jour sur France Inter infuser l’espèce de tisane aux pétales de roses fanées qui tient lieu désormais de discours officiel, austérité oblige,

et franchement tu étais plus chiant encore qu’un gala de Cookie Dingler à la salle des fêtes de Deuil-la-Barre un lundi de novembre. J’ai aussi tenté de lire ta tribune dans Le Monde, celle qui était destinée à motiver les troupes en vue de ton élection, désolé mais je me suis endormi avant la fin. Quant à ton discours de remerciement, prononcé avec une bûche en chêne massif sous le palais, il se terminait par un hommage à Pierre Mendès France, dont on célébrait l’anniversaire de la disparition, soulignant un peu plus cruellement la détérioration de ce désir qui enflammait autrefois la parole de gauche. Sur ton site internet, où je me suis rendu tel un ancien admirateur en déshérence dans l’espoir d’y voir jaillir une petite flamme, j’ai noté avec amusement que tu n’avais pas perdu la main, au moins symboliquement. Ainsi, un pouce levé y signale tes coups de cœur (le prix Nobel de la paix à l’Union européenne, le prix Nobel de physique à Serge Haroche, rien sur Chantal Nobel) tandis qu’un pouce vers le bas indique tes coups de colère. Et la plupart de tes courroux – hormis contre la fin de Cinecittà (!) et les saillies ordurières du maire du VIIIe arrondissement, François Lebel, sur les homos – remontent à l’avant-6 mai, preuve de l’ébullition vraiment très lente de tes convictions, au diapason de la tiédeur de tes propos. Je reconnais, Harlem, qu’il n’est jamais glamour d’être à la tête d’un parti majoritaire, notamment en temps de crise, mais on t’a quand même connu plus engageant. Finalement, parmi les affiches de Stars 80, il en est peut-être une qui t’incarne de manière subliminale : celle de Desireless. Je t’embrasse pas, le désir n’y est plus.

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No.883 du 31 octobre au 6 novembre 2012 couverture Benjamin Biolay par Philippe Garcia

05 billet dur cher Harlem Désir

10 on discute

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#trousdemémoire

12 quoi encore ? un ghetto de riches avec les Pinçon

14 reportage 16 analyse et si François Hollande entamait une hyperprésidence à la Sarko ?

Philippe Garcia

le congrès PS de Toulouse en images

20 polémique l’affaire Lamblin ou les bleus à l’âme des Verts

24 ici le projet d’aéroport du Grand Ouest mobilise encore

26 ailleurs États-Unis, Route 66, épisode 4/5 : les réserves indiennes du Nouveau-Mexique

20

28 la courbe Guillaume Binet /M.Y.O.P

du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

29 à la loupe des volatiles en Lycra contre le droit à l’adoption des couples homosexuels

48 Benjamin Biolay, l’onde de choc le superbe viendra faire retentir sa Vengeance en concert exclusif au Festival Les inRocKs Volkswagen et aussi Willy Moon, Alt-J (Δ), Palma Violets, Wild Belle et Saint Michel : cinq espoirs à l’affiche

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34 où est le cool ? chez Roxxxan, dans le nouvel Acne Paper…

38 Lespagnard, la fibre belge la mode, belle et accessible, du styliste liégeois Jean-Paul Lespagnard

Guillaume Pazat/kameraphoto

les mafias : des organisations criminelles du Sud italien aux “banksters” de Wall Street. Rencontre avec Jacques de Saint Victor, historien du droit

Vincent Ferrané

30 idées haut

42 Syrie, épisode 4/4 les illusions perdues

56 Portugal, zone d’inconfort quitter son pays pour fuir la crise. Reportage

62 les clés de Fluxus 68 le carton Tim Burton toujours aussi facétieux, le cinéaste sort son chien mort, Frankenweenie. Entretien

Goettert/AFP

espace de liberté pour artistes multiconceptuels, le mouvement a 50 ans. Story

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

70 Looper de Rian Johnson

72 sorties Frankenweenie, Pays rêvé, Saudade, 2/Duo…

78 décryptage Les Enfants du paradis et Le Carrosse d’or

80 jeux vidéo

Dishonored : tout est permis

82 Absolutely Fabulous

Pats et Eddy reviennent, sweetie darling !

84 Velvet Underground, n° 1 réédition anniversaire de l’album à la banane qui fête ses 45 ans

86 mur du son Jake Bugg, un nouvel Eels, un Scott Walker extraterrestre…

87 chroniques Bill Fay, The Bad Plus, Metz, Of Monsters And Men, SKIP&DIE, Family Of The Year, Crane Angels…

97 concerts + aftershow Lou Doillon

98 Crâne chaud tout est politique, surtout le sexe, quand Nathalie Quintane appelle Brigitte Lahaie à la rescousse

100 romans Alice Kaplan, Viken Berberian, Anne Wiazemsky

103 idées Geoffroy de Lagasnerie relit Foucault

104 tendance la correspondance de Freud ou celle d’Hannah Arendt : au-delà de l’intime

105 bd George Herriman traduit en français

106 Le Retour à l’Odéon, Luc Bondy transcende Harold Pinter + Yoann Bourgeois

110 l’expérience Loris Gréaud en méga-expo et miniblockbuster + Blair Thurman

114 France Télés en rupture amertume et inquiétudes des employés non permanents du groupe public

117 programme tv Amérique puritaine ; stalinisation de Poutine ; Obama en docu

118 net

droit de réponse

120 best-of profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 119

sélection des dernières semaines

122 print the legend

novembre 1990 et Mick Jones : le bonheur des uns…

rédaction directrice de la rédaction Audrey Pulvar rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet comité éditorial Audrey Pulvar, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Pierre Siankowski, Géraldine Sarratia, Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs E. Barnett, S. Beaujean, G. Binet, R. Blondeau, D. Boggeri, J. Bonpain, C. Boulay, Coco, M. de Abreu, M. Despratx, M. Endeweld, L. Feliciano, V. Ferrané, P. Garcia, C. Guibal, A. Hervaud, O. Joyard, C. Larrède, J. Lavrador, N. Lecoq, H. Le Tanneur, J.-L. Manet, B. Mialot, L. Michaud, P. Noisette, G. Pazat, É. Philippe, M. Robin, G. Sbalchiero, P. Sourd lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, Anne-Gaëlle Kamp, Philippe Marchi, Laetitia Rolland conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon, Nicolas Jan publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrices de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 responsable presse/rp Élisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Jeanne Grégoire tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Everial les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeurs généraux Arnaud Aubron, Audrey Pulvar directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2012 directrice de la publication Audrey Pulvar © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un supplément “Vidéodanse” dans l’édition abonnés des départements 75, 78, 91, 92, 93, 94, 95

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courrier volatiles enragés Nous avions eu droit aux roucoulements agressifs des pigeons, avant d’avoir à supporter les gazouillis dépressifs des moineaux (...) lorsqu’un vol de rapaces du CAC 40, prenant leur plus belle plume, envoyèrent un ultimatum à l’Élysée : “Vite, il nous faut 30 milliards d’euros de baisse de charges, sinon nous ne répondons plus de rien…” Les banquiers, eux, n’ont pas osé, ils ont déjà été servis largement dans un passé récent. Ils se permettent tout, ces gens qui, pour certains, ont planqué leur argent dans des paradis fiscaux (...), habitent parfois hors de nos frontières, délocalisent des entreprises pour faire “suer le burnous” en Asie, en Afrique, qui s’assurent de solides salaires, primes, jetons de présence, stocks de stock-options, bénéficient de retraites améliorées, etc. J’ai cru à un gag mais non, c’est qu’ils insistent, ces sans-gêne, et menacent de représailles, le gouvernement et nous, le bon peuple de France à leur service. Il faut dire que l’avenir leur fait peur : à partir de 2013 les pensions vont être ponctionnées de 0,3 %… Chez ces gens-là, il faut moins que ça pour devenir révolutionnaires.

l’édito

#trousdemémoire

Audrey Pulvar

Ayrault. Mais il semble que certains, à droite comme à gauche, aient un gruyère pour mémoire. Pas qu’il s’agisse ici de nier les faux pas de l’actuel chef du gouvernement ou de ses ministres – le moins savoureux n’étant pas celui de Vincent Peillon, prônant tranquilou la dépénalisation du cannabis alors que les études démontrant les dégâts de cette drogue sur les jeunes cerveaux s’accumulent. Ce n’est pas comme s’il était ministre de l’Éducation nationale, donc directement concerné par le bon remplissage desdits jeunes cerveaux – mais on se prenait à songer encore la semaine dernière à la disproportion entre les vrais problèmes et le bruit politicomédiatique habituel. Que pense le vrai pays, que les députés de tous bords vociférant les mardis et mercredis après-midi sur les bancs de l’Assemblée prétendent défendre, de l’erreur de Jean-Marc Ayrault annonçant trop vite une décision ultraprévisible du Conseil constitutionnel ? Que disent les près de cinq millions de chômeurs (toutes catégories confondues), les trois millions de personnes mal logées en France, les plus de huit millions de pauvres, les quinze millions de personnes vivant “à 50 euros près”, le million et demi de retraités en grande précarité, du fait que les ministres, et le premier d’entre eux, communiquent bien ou mal ? Que de temps et d’énergie perdus dans le commentaire de faits qui n’ont rien de neuf, d’errements consubstantiels au fonctionnement – complexe – des institutions, à la personnalisation de plus en plus grande du pouvoir, quinquennat oblige, ou tout simplement à la nature humaine ! Dérision de nous, dérisoire. De quoi cette chronique est-elle le nom ?      ?,

Jean-François Hagnéré

Raphael chante au Grand Journal, et je me dis, ça y est, il s’est enfin mouché mailé par @Tangi erratum

PosnackJCC

Excessif, comme d’habitude. C’est l’époque qui veut cela, paraît-il. Avalanche de commentaires négatifs, tollé à l’Assemblée nationale, communication désastreuse de Matignon, têtes d’enterrement parmi les élus de la majorité, désarroi ou ironie des éditorialistes, opposition debout sur ses ergots hurlant à l’amateurisme et moquant la fragilité du gouvernement... Quel impair a donc été commis ? Un ministre a-t-il fait payer par son ministère ses milliers d’euros de facture de cigares ? Un autre a-t-il défié le Président lui-même en lui reprochant de laisser un dictateur essuyer sur une France paillasson le sang de ses forfaits ? Boum ! Un secrétaire d’État a-t-il publiquement traité son ministre de tutelle de “lâche” ? Le chef de l’État a-t-il “bafoué le principe de présomption d’innocence” en parlant de prévenus “coupables” à propos de l’affaire Clearstream avant même l’ouverture du procès ? Le même chef de l’État s’est-il rendu en Tunisie pour y déclarer sans rire que le pays, alors sous la botte de Ben Ali, avait fait de grands progrès en matière de respect des droits de l’homme ? À moins qu’il ne s’agisse du rejet par le Conseil constitutionnel de la loi sur la taxe carbone, un texte pourtant “aussi important que l’abolition de la peine de mort, la décolonisation ou la légalisation de l’avortement” dixit... le chef de l’État ? Celui-ci aurait-il qualifié de “fable” les soupçons de financement illégal de la campagne d’un ex-Premier ministre, ancien candidat à la présidentielle ? La liste est longue des errements des gouvernements Fillon et du quinquennat Sarkozy – pour ne remonter qu’à celui-là – qui viennent à l’esprit face à l’hallali lancé contre Jean-Marc

Dans le n° 882 des Inrockuptibles, la photo noir et blanc page 40 représentait l’écrivain allemand Patrick Süskind et non le journaliste américain Ron Suskind (ci-contre), interviewé dans le magazine. Nous leur présentons nos excuses ainsi qu’à nos lecteurs.

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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“on a un peu retapé notre maison et on s’est acheté une Kangoo rouge”

j’ai fait le tour d’un ghetto de riches avec

les Pinçon



illa Montmorency dans le XVIe arrondissement de Paris. Les nuages gris ne perturbent pas la quiétude de ce “lotissement oligarchique”. Nous retrouvons Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues spécialisés dans l’étude des classes dominantes, devant l’entrée de ce “ghetto volontaire” de cinq hectares. Gardiens et barrière filtrent le passage. Pour parcourir les allées bordées d’hôtels particuliers, il faut être invité par l’un des propriétaires. Même l’intrusif Street View n’a pu y promener ses caméras. “Tout le Fouquet’s est là”, explique la coauteur des Ghettos du gotha (Seuil), l’un de leurs livres sur ces riches à qui profite la ségrégation sociale. Bolloré père et ses deux fils y ont chacun une demeure, Lagardère grillerait des merguez dans son jardin si les barbecues étaient autorisés. Nous remontons la rue Poussin vers l’ouest. Sur le trottoir d’en face, un hôtel où les Pinçon ont “planqué”. De leur chambre, ils avaient entrepris d’observer les allées et venues mais n’ont vu que des façades. Les deux chercheurs du CNRS, aujourd’hui à la retraite, l’ont démontré : les riches pratiquent “l’entre-soi”, et il est ici “particulièrement perfectionné”. À droite, boulevard

de Montmorency. Nous longeons des palissades en acier rehaussées de piques dissuasives. Une porte s’entrouvre pour laisser passer… Xavier Niel ? Alain Afflelou ? Céline Dion ? Non, il s’agit d’une “employée de maison”. Elle aurait d’ailleurs pu loger tout près de son lieu de travail si, “dotés d’une éminente conscience de leur classe”, les bourgeois du XVIe n’avaient empêché la construction de logements sociaux sur le site de l’ancienne gare d’Auteuil, de l’autre côté de la rue. Nous suivons la rue Pierre-Guérin, qui s’achève en impasse. Au bout, la villa de Carla Bruni. Un gigantesque portail barre l’accès et l’on n’aperçoit que la cime des arbres. Discrets comme de coutume, deux policiers en civil montent la garde. Nicolas Sarkozy est-il là ? Silence et sourires. Au fait, Monique et Michel se sont-ils enrichis grâce au Président des riches (La Découverte) qui, vendu à 150 000 exemplaires, dénonçait la collusion entre la classe politique et les milieux d’affaires ? “On a un peu retapé notre maison et on s’est acheté une Kangoo rouge.” “Rouge du sang des ouvriers”, ajoute la sociologue en citant le refrain du Drapeau rouge. Nous redescendons l’impasse, un policier rondouillard sur nos talons (“Non, non, je ne vous suis pas”). Que pensent ces sociologues de l’imposition à 75 % ? Apparemment, elle ne devrait pas écraser les quelques centaines de foyers concernés : “Vous savez, une fois passés par les niches fiscales et les paradis fiscaux, les revenus ont une taille de guêpe.” À lire leur nouveau livre, L’Argent sans foi ni loi, il est clair qu’ils n’attendent pas que le nouveau pouvoir change la donne : “La fausse alternance entre droite et gauche libérale est une construction fictionnelle qui empêche de voir la réalité : ils appartiennent presque tous à la même classe dominante.” Faudra-t-il alors attendre septembre 2013 et leur nouvel ouvrage, “une bombe” ? Christophe Mollo photo Renaud Monfourny L’Argent sans foi ni loi (Textuel), 88 pages, 12 €

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ensemble, c’est tout Ils sont quasiment tous venus au congrès de Toulouse : ministres, parlementaires, ex-premier secrétaire et nouveau. Avec un mot d’ordre : “garder la nuque raide” face aux attaques et assurer que les idées socialistes sont toujours vivantes. Bien rangés derrière Jean-Marc Ayrault qui vole – un peu – la vedette à Harlem Désir. À moins que Martine Aubry ne mette tout le monde d’accord.

un 76e congrès pensé pour recevoir des ministres. Derrière les services d’ordre, les photographes tenus à distance

texte et photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

dans la lumière mais sans aura, Harlem Désir clôture le congrès par un long discours. Apprécié 14 les inrockuptibles 31.10.2012

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après des semaines difficiles, Ayrault se requinque. Durant deux jours, il est la star

entre les stands, Manuel Valls cultive son image dynamique et disponible

Martine Aubry, très applaudie et sereine, a réussi sa sortie. Elle n’exclut pas un après 31.10.2012 les inrockuptibles 15

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Emmanuel Foudrot/Reuters

Échirolles, octobre 2012 : Hollande promet “sécurité, justice et réussite”

Hollande, hyperprésident normal Le chef de l’État souhaitait adopter une posture mitterrandienne. Mais le rythme du quinquennat le contraint à marcher dans les pas, pressés, de son prédécesseur.

C  

ertaines photos vous collent à la peau comme une marinière. Ici pourtant, pas de rayures en cause. Plutôt deux costards cravates similaires, deux attitudes débonnaires. Ce 15 mars 2005, François Hollande et Nicolas Sarkozy paraissent interchangeables en une de Paris Match (voir page suivante). Sur leur tabouret, on les prendrait presque pour des clones : chemise bleue, cravate bleue, costume sombre. Tout au plus, l’un, le socialiste, alors patron du PS, paraît plus joufflu. Mais pour une fois, sa cravate est droite. C’était il y a sept ans – un septennat. À la veille d’un référendum sur l’Europe, les deux chefs de parti avaient accepté de poser ensemble “en toute décontraction”, dixit l’hebdo. “Nouvelle génération, nouvelle façon d’aborder la politique.”

Paris Match ne croyait pas si bien dire. Car si les deux hommes – l’actuel Président et le récent retraité de l’Élysée – se sont longuement opposés, voilà que le successeur semble adopter le style de son prédécesseur. Il avait pourtant commencé par faire tout le contraire : “Moi, président de la République”, s’était engagé à ne pas s’occuper de tout. C’était à Matignon que ça devait se passer ! “Hollande est capable de ne pas s’exprimer, commente un de ses proches, en appliquant à la politique le principe de précaution. Il a appris de Mitterrand”. Pensant la France fatiguée par des années d’hyperactivité sarkozyste, Hollande ralentit le rythme, laisse du temps au temps et de l’espace aux autres. À Manuel Valls, notamment, qui l’occupe aisément. À l’UMP revigorée par son congrès quand le PS, lui, est incapable de relayer les réformes du gouvernement ou de faire remonter les débats de société. “La gauche a tendance à penser, ronchonne un directeur de cabinet d’un ministre, que quand elle fait quelque chose de bien, ce n’est pas la peine de le faire savoir.” Problème : les Français ont vite témoigné de leur insatisfaction, réclamant que Hollande sorte du bois et soupirant devant la multiplication des commissions. Au sein du gouvernement et de la majorité, certains ne cachent pas leur inquiétude : déficit de pédagogie, de “lisibilité” de l’action gouvernementale, explique un proche de Hollande, absence de “cap”, “insuffisante communication” autour des réformes faites. À l’Élysée, on reconnaît aussi que “la bataille de la communication” sur le budget 2013 “a été ratée”. Les arguments de la droite – l’ensemble des Français sont touchés par des augmentations d’impôts – se sont massivement répandus, tandis que le gouvernement, déplorent certains ministres, a seulement communiqué

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Argenteuil, octobre 2005 : Sarkozy joue les gros bras. “Vous en avez assez de cette bande de racailles ?”

“sur le trou à boucher” au lieu d’insister “sur la justice fiscale”. La machine coince, l’exécutif est en retard. L’attente est palpable, la frustration latente, même à propos de la vie privée. L’affaire du tweet trouble, rappelant le début du quinquennat Sarkozy et son mélange des genres. Voyant la baisse dans les sondages s’accélérer, pris à partie par une opposition au taquet du fait de son congrès, Hollande choisit de revenir sur le devant de la scène et multiplie les déplacements sur le terrain. Il est pragmatique : “Face à la chute dans les sondages, il ne faut pas sur-réagir mais en tenir compte”, glisse un ministre hollandais dans une réponse tout hollandaise. “Quoi qu’il arrive, explique un conseiller du Président, c’est le Président qui est attendu. Le rythme du quinquennat, c’est au Président de le faire.” Et un ministre de constater : ”On est dans un régime présidentiel qui ne dit pas son nom. Tout revient à l’Élysée. Et on ne l’avait pas perçu. On n’avait pas senti que du quidam au ministre, le réflexe c’est de dire : que pense l’Élysée ? Ça a entraîné un problème de communication de notre côté.” La “présidence normale” face à feu l’hyperprésidence est associée pour certains au mieux à une forme de retrait, au pire à un refus des responsabilités. Progressivement, le Président amorce donc un retour en première ligne, même si l’entourage de François Hollande jure qu’il n’est pas question d’hyperprésidence. Suivez leur regard... “Le Président est un gestionnaire du temps. Il n’est ni un impatient, ni un énervé”, commente-

l’affaire du tweet trouble, rappelant le début du quinquennat Sarkozy et son mélange des genres

t-on à l’Élysée. En somme, le chef de l’État n’intervient que quand il le juge nécessaire et perçoit le danger d’un trop long silence. Il comprend l’attente des Français envers un Président – et non envers son Premier ministre – qui porte la parole de la République et “utilise très bien le calendrier”, commente-t-on dans son entourage. Comme ce 1er octobre, aux côtés de Manuel Valls à Échirolles, pour rencontrer les parents de deux jeunes tués par une bande. Un déplacement rapide mais ô combien visible. À 16 heures, François Hollande était encore dans la cour de l’Élysée, pour s’adresser aux journalistes alors qu’il recevait Fredrik Reinfeldt, le Premier ministre suédois. À 20 heures, dans tous les JT, on le voit en compagnie de son ministre de l’Intérieur à Échirolles. Saisissant. Même posture qu’un certain Nicolas Sarkozy qui, en octobre 2005 à Argenteuil, déclarait à une dame à sa fenêtre : “Vous en avez assez, hein, vous avez assez de cette bande de racailles ? Eh bien, on va vous en débarrasser !” Sept ans plus tard, interpellé par des habitants, Hollande a la même attitude. Mais le ton diffère : “La sécurité, c’est ce que je suis venu leur apporter, sécurité, justice et réussite.” Objectif ? Associer proximité et compassion au volontarisme de Sarkozy. One shot ? Non. Le 20 octobre, après l’accouchement tragique d’une femme sur l’autoroute A20, dans un département qu’il connaît bien, le chef de l’État réagit promptement. Trop ? Premièrement, il demande l’ouverture d’une enquête administrative afin de “tout connaître” des circonstances de la mort du bébé. Or la mère expliquera au Nouvel Obs que “personne ne pouvait savoir que le bébé arriverait aussi vite”. Plus tard, Hollande appelle “à ne rien accepter en matière de désert médical” et devant le congrès de la Mutualité à Nice, où il se trouve, il “prend 31.10.2012 les inrockuptibles 17

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“que le Président soit sur tous les fronts et réagisse aux faits divers est une mauvaise habitude que Nicolas Sarkozy avait prise” Guy Carcassonne, spécialiste de droit constitutionnel

l’engagement (…) qu’aucun Français ne doit se trouver à plus de trente minutes de soins d’urgence”. Réagir vite sans donner l’impression d’instrumentaliser : voilà le dilemme de Hollande. Aussitôt Manuel Valls, devant des magistrats, prend soin d’expliquer : “La dictature du fait divers est terminée, nous ne légiférerons pas à chaque drame que la société connaît.” Pas sûr pour autant que cette distinction soit très nette pour tous. Roselyne Bachelot, ex-ministre de la Santé de Nicolas Sarkozy, qui créditait pourtant Hollande d’apporter “un certain apaisement” au pays, a dénoncé, après ces déclarations sur la mort du nourrisson, un retour à la “dictature de l’émotion”. “Que vient faire le président de la République sur ce sujet avant même que l’enquête soit faite ? Il somme en public la ministre de la Santé de diligenter un rapport alors qu’elle n’a sûrement pas attendu son ordre pour le faire.” Verdict de Bachelot : “Hollande fait du Sarkozy.” Elle n’est pas la seule à le penser. “Que le Président soit sur tous les fronts et réagisse aux faits divers est une mauvaise habitude que Nicolas Sarkozy avait prise et que semble reprendre François Hollande”, analyse Guy Carcassonne, spécialiste de droit constitutionnel. Le soir du débat, face à Nicolas Sarkozy, Hollande avait eu ce commentaire : “J’avais évoqué une présidence normale. Rien n’est normal quand on est président de la République, puisque les conditions sont exceptionnelles, le monde traverse une crise majeure, en tout cas, l’Europe. Il y a des conflits dans le monde, sur la planète, les enjeux de l’environnement, du réchauffement climatique : bien sûr que le Président doit être à la hauteur de ces sujets-là, mais il doit aussi être proche du peuple, être capable de le comprendre.” Les mots sont dits : il faut être proche. Faire proche. Se faire entendre. La frontière est ténue. Bernard Poignant, fidèle du Président disposant d’un bureau à l’Élysée, a insisté auprès de François Hollande, dans une des nombreuses notes qu’il lui rédige, sur la nécessité de souligner davantage ce qui “marche en France”. En clair ne pas parler toujours des trains qui arrivent en retard… Il a aussi expliqué au chef de l’État qu’il fallait “situer ce qui se fait dans une histoire politique, dans un moment du quinquennat, sortir de l’information ponctuelle”. Le Président a acquiescé et lui a répondu : “Vois les journalistes.” Une façon de reconstruire le temps, de tisser des liens, de créer un rythme. Le Président rencontre davantage la presse, en petit comité, autour de déjeuners. L’Élysée s’est aussi remis à commander des sondages sur l’état de l’opinion, une pratique très sarkozyste… “Le temps de la contre-attaque est venu. Ça a un peu tardé. On est restés sur nos lauriers des victoires présidentielle et législative. Nous avons pensé que la victoire était suffisante”, a admis Jean-Christophe Cambadélis au congrès de Toulouse. “Il faut qu’on se remette vite, lance un ministre souvent sur le devant de la scène, comme le chat qui retombe sur ses pattes”. Et de conclure : “Je préfère un moteur bien réglé qui commence petit, plutôt qu’un qui pétarade et s’arrête après.” Marion Mourgue

un homme de tête contre les couacs Nouveau conseiller spécial de Jean-Marc Ayrault, Bernard Candiard a été nommé pour redorer le blason d’un Matignon communiquant à tâtons.

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n a vécu une semaine catastrophique, s’alarme un parlementaire socialiste. Le gouvernement ne sait pas communiquer, vivement qu’il se ressaisisse.” Un couac, quand il y en a un ça va, c’est quand il y en a plusieurs qu’il y a des problèmes. Pour y remédier, JeanMarc Ayrault vient de nommer un spécialiste

de la communication à ses côtés : Bernard Candiard, banquier de formation. Il remplace Olivier Faure, expert des sondages et aujourd’hui député PS de Seine-et-Marne. “Il y avait un manque à combler”, reconnaît-on à Matignon. Mais le titre de ce collaborateur, toujours pas nommé au Journal officiel et qui n’apparaît pas dans l’organigramme du cabinet du Premier

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ministre sur le site de Matignon, en dit long : “conseiller spécial”. L’heure est donc grave. Au lendemain de la victoire du 6 mai, Aquilino Morelle, plume du Président, avait refusé ce titre, contrairement à son prédécesseur Henri Guaino, pour lui préférer celui de conseiller politique. “Un président normal n’a pas de conseiller spécial”, disait-il. Après six mois de couacs, il faut croire que l’exécutif en a fini avec la normalité. Mais qui est ce nouveau de 65 ans ? Bernard Candiard a la tête bien faite (diplômé de Sciences-Po Paris et récipiendaire d’un DEA d’analyse politique et économique) et gravite autour de la gauche depuis des années. Pourtant, le grand public le connaît peu et il n’est “pas favorable à des rendez-vous avec la presse pour l’instant”, indique-t-on à Matignon. Atypique, il oscille entre ses casquettes de commis de l’État, de technicien, de politique et de communicant. On comprend qu’il intéresse… “Haut fonctionnaire”, comme il s’est souvent défini par le passé, conseiller maître à la Cour des comptes, conseiller technique au cabinet d’Édith Cresson, puis à l’Élysée sous François Mitterrand (en charge des dossiers agriculture, pêche, environnement, commerce,  artisanat et tourisme), directeur de la communication du ministre de l’Économie Pierre Bérégovoy, en 1992, où il conçoit le nouveau logo du ministère de Bercy, directeur du Service

entre ses casquettes de commis de l’État, de technicien, de politique… il intéresse d’information du gouvernement (SIG) sous Lionel Jospin, dont il est un fidèle, etc. Au SIG, il s’attelle à un nouveau chantier : donner une identité visuelle aux pouvoirs publics français. Le logo est une Marianne de profil au centre du drapeau tricolore avec la devise de la République. Un sigle toujours utilisé… Un beau CV, donc, qui montre que l’homme connaît bien le fonctionnement de l’État et de la communication. Sans être déconnecté des problèmes de la vie courante. Il a notamment pris la tête en 2002, pour le compte du Premier ministre, d’une mission sur l’amélioration de l’accueil des usagers dans l’administration, puis a été pendant cinq ans directeur général du Crédit municipal de Paris, vieille institution financière, communément appelée “Ma Tante”, et véritable baromètre de la société française. Mais Bernard Candiard recèle d’autres atouts pour redorer l’image du Premier ministre

dans les médias : il aime courir et nager ! De quoi lui permettre d’affronter les tourments des prochaines semaines. Surtout qu’il semble bien préparé : il y a quelques mois, du 28 mai au 1er juin, de passage à Tunis, sa ville natale, il coanimait une formation, à l’invitation de la Fondation Friedrich-Naumann et du CAPJC (Centre africain de perfectionnement des journalistes et des communicateurs), intitulée “La communication avec les médias en période de crise”. Objectifs affichés : “Maîtriser les principes de base des relations avec les médias” et “Concevoir et mettre en œuvre un plan de communication avec les médias en période de crise”. Prédestiné, et manifestement utile pour éviter qu’Ayrault soit pris dans ses propres contradictions. Ainsi, le 16 octobre sur Europe 1, le chef du gouvernement faisait comprendre qu’il ne tolérait plus aucun “couac” ! Oui mais quand ça vient de lui (cf. l’épisode du Conseil constitutionnel), que fait-on ? Communication de crise, M. Candiard ? Sur sa fiche du Who’s Who, il est indiqué qu’il est membre de la Confrérie des chevaliers du tastevin. Celle-ci assure “la mise en valeur des produits de la Bourgogne, particulièrement de ses grands vins et de sa cuisine régionale”. Dommage que Candiard n’ait pas précisé la devise de la confrérie : “Jamais en vain, toujours en vin.” Ça va être la fête à Matignon ! M. M. 31.10.2012 les inrockuptibles 19

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des Verts en examen de conscience L’affaire Lamblin, élue parisienne mise en cause pour blanchiment dans une enquête sur un trafic de drogue, ébranle Europe Écologie-Les Verts, parti qui s’est longtemps posé en chevalier blanc de la politique. par Catherine Boulay photo Guillaume Binet/M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles

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epuis sa démission des Verts, et de son poste de maire adjointe dans le XIIIe, Florence Lamblin, mise en examen pour “blanchiment en bande organisée”, est aux abonnés absents. Elle n’a plus rien à voir avec Europe Écologie-Les Verts (EE-LV). Mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Cette histoire d’héritage caché en Suisse et rapatrié en liquide par un intermédiaire ne serait qu’“une affaire privée” si elle ne fragilisait pas l’état-major vert. Officiellement, les Verts jouent la mise à distance. Isoler le cas Lamblin, le réduire à une péripétie personnelle. Mais les militants comme les dirigeants ne le cachent pas : l’affaire a fait du parti une victime collatérale. Et la palette des réactions suscitées par la mise en examen

de Lamblin met à jour les déchirures de la famille verte. Premier épisode, lundi 15 octobre. Dans la foulée de la garde à vue de Lamblin à Nanterre, le ballet des micros et des caméras s’ouvre avec Noël Mamère. Explosion du maire de Bègles sur France Inter à l’évocation de la “petite évasion fiscale tout au plus” concédée par l’avocat de Lamblin, maître Jérôme Boursican. Mamère tire à boulets rouges et réclame la tête de Lamblin : “Quand on est élu, on est en règle avec la loi.” Mais au même moment, sur Europe 1, Denis Baupin – lui aussi élu du XIIIe –, la mine défaite, monte dans les aigus. À Jean-Pierre Elkabbach, le vice-président de l’Assemblée nationale explique exactement le contraire : son amie Lamblin est une femme honnête et mal conseillée, il croit en son innocence.

Il la dit même “victime d’une erreur judiciaire”. Après cette interview, “on a été deux ou trois à lui hurler dessus, s’exclame un cadre du parti, furieux. Baupin nous a vraiment fait du mal : il a une responsabilité en tant que parlementaire, quand même ! Là, il apporte sa caution ! Ça dégrade notre image !” Pour Eva Joly, c’en est trop. L’ancienne candidate verte préfère internet au micro. Elle lance un appel sur Rue89 et creuse le fossé entre les deux camps écolo. “Madame, démissionnez. N’ajoutez pas l’indignité de votre maintien à la gravité de votre faute.” Eva Joly reçoit une quinzaine de textos incendiaires. On l’accuse “d’inhumanité”, ou de “négliger la présomption d’innocence”. “Ce sont surtout les amis de Florence Lamblin qui me l’ont reproché”, précise-t-elle.

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Pour Eva Joly, “ceux qui ont défendu Lamblin “se sont discrédités, ils ont été aveuglés par l’amitié”. Vendredi 26 octobre, à Paris

Baupin, lui, ne décolère pas : “C’était indigne. Si Eva voulait la démission de Lamblin, elle n’avait qu’à l’appeler. Les caractères se révèlent et on découvre qu’on n’est pas au pays des Bisounours.” L’affaire Lamblin met au jour les fractures d’un parti déjà déchiré. C’est aussi la lecture qu’Eva Joly fait de cet épisode, mais son analyse est totalement inverse. Ceux qui ont défendu Lamblin “se sont discrédités, ils ont été aveuglés par l’amitié. Leur réaction a été épidermique. Certes, le parti n’est pas responsable des actes de Florence Lamblin. Mais il avait une responsabilité devant ses aveux d’évasion fiscale”. “Ce qui a été violent, poursuit l’ancienne juge d’instruction, c’est l’ignorance dans mon propre parti. Aussi longtemps que je serai là, je serai intraitable sur ces questions. Sur l’exemplarité, il ne

faut rien concéder !” Voilà vingt ans qu’Eva Joly le martèle sans relâche : évasion fiscale et blanchiment sont invariablement liés. “Toute ma campagne présidentielle a été fondée sur l’éthique. Il faut faire le ménage chez nous ! D’ailleurs aujourd’hui, il n’y a plus personne pour dire que j’avais tort.” Entre ces deux extrêmités, il y a ceux qui savent flairer les opportunités. Le sénateur Jean-Vincent Placé pense et repense à… une proposition de loi. Encore vague, certes. “Il s’agirait de réparer l’honneur terni en termes d’image lors d’une mise en examen, une fois qu’on a été blanchi”, explique Placé. En clair, un dédommagement pour les sujets qui ont tourné en boucle à la télévision en cas de non-lieu ou d’acquittement. Exaspération de Pascal Durand, le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts : “Ce n’est

pas le moment de légiférer. Inventer une loi au moment d’un fait divers, c’est la méthode Sarkozy.” Couacs en série ? Oui, assume Durand, qui les justifie par l’absence de calcul dont feraient preuve Les Verts : “Chez nous, il n’y a pas de cellule de crise. Mais c’est vrai qu’une page vient de se tourner dans notre parti de 30 ans. Les écologistes se comportent toujours comme de grands donneurs de leçon. C’est l’arroseur arrosé.” Au Palais-Bourbon, François de Rugy, coprésident du groupe écologiste, voit un autre signe dans cette affaire Lamblin. Il s’interroge sur l’origine des fuites. Pourquoi le nom de Lamblin est-il sorti du chapeau, et pas celui des seize autres mis en examen ? De Rugy avance une explication : “Rien ne nous est épargné parce que le niveau d’exigence augmente. 31.10.2012 les inrockuptibles 21

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Caroline Gautron/IP3/MaxPPP

Le 19 février 2008, campagne des municipales à Paris, dans le XIIIe. De gauche à droite, Mylène Stambouli, Noël Mamère, Florence Lamblin et Yves Contassot

Parce qu’on est visible, et électoralement plus fort.” Sereine, Eva Joly rassure, presque ironique : “C’est une enquête très pédagogique. Et on peut être tranquille sur son sérieux. Si c’est si grave pour l’image des Verts, faisons le même travail du côté de  l’UMP. Il y a de quoi faire.” De sa tour d’ivoire à Strasbourg, Daniel Cohn-Bendit, écœuré, avait déjà jeté l’éponge. Ce nouvel épisode ne fait que le conforter. En retrait d’EE-LV depuis son soutien au traité budgétaire européen, Cohn-Bendit accable le parti… “Lamblin, elle est normale : les gens n’aiment pas payer des impôts et la plupart des militants sont un peu comme ça aujourd’hui. Penser qu’un député puisse être exemplaire, c’est mentir aux gens. On est aussi opaques que les autres organisations. Nous aussi on place nos petits copains. Lamblin c’est juste la cerise sur le gâteau…” Juste une cerise. Pour CohnBendit, le pire est au cœur de la “machine” créée par les Verts : “C’est un enfer. La machine des Verts est effarante. Je ne suis pas en position intellectuelle de défendre la politique d’EE-LV… Il n’y a même pas eu de bilan de la présidentielle.” Du coup, il l’annonce de but en blanc : “En 2014, j’arrête le Parlement européen. De toute façon, s’il y avait des européennes aujourd’hui, les Verts ne feraient pas 5 %.” Prédiction pessimiste que la baisse des adhésions ne va pas contredire. Une saignée d’au moins 30 % en un an. Le parti a vécu plusieurs centaines de claquements de portes après l’accord signé avec le Parti socialiste. Et les 2 % d’Eva Joly à l’élection présidentielle n’ont pas vraiment suscité de

nouvelles vocations. Du coup, le parti peine aujourd’hui à atteindre les 10 000 militants. “C’est vrai, la séquence n’est pas formidable, et l’annulation de la loi sur le logement social de Duflot par dessus, ça fait un peu amateur”, soupire Manuel, un militant parisien. Alors, dans ce paysage mouvementé, beaucoup d’adhérents avouent regarder d’un œil neuf la constance d’Eva Joly, malgré son échec à la présidentielle. “Elle s’est plantée au premier tour mais elle a un parcours qui fait sens pour l’écologie politique. C’est une sorte de conscience morale structurante. Quand elle parle, ça a un poids. Elle est au-dessus des courants.” Aujourd’hui absente du bureau exécutif parisien, Joly est isolée. Et pourtant, à la tête de la Commission du développement au Parlement européen, elle a un droit de regard sur le plus gros budget de développement au monde : 55 milliards d’euro, soit cinq fois plus que le budget de Duflot au ministère du Logement. “Ici à Strasbourg, nous jouissons d’une très bonne réputation, explique-t-elle. Je suis entourée de personnalités formidables très pointues

“Lamblin, elle est normale : les gens n’aiment pas payer des impôts et la plupart des militants sont un peu comme ça” Daniel Cohn-Bendit

dans leurs domaines respectifs : Michèle Rivasi sur le nucléaire et la santé, José Bové sur la politique agricole commune, Yannick Jadot sur le commerce et l’environnement. Nous occupons notre place et on essaie de ne pas se laisser engluer par les petites histoires.” Il y a quinze jours, Eva Joly a rencontré les chefs d’État du Sénégal et du Bénin, dans le cadre des journées du développement. Avec toujours ce maître mot : la transparence, qu’elle entend exporter au-delà des frontières. “Pour défendre les petits paysans expropriés de Madagascar, je veux frapper les multinationales. L’accaparement des terres c’est un sujet économique et c’est un vrai sujet pour les Verts. Je veux que ces entreprises soient obligées de déclarer l’intégralité de leur chiffre d’affaires, pays par pays et qu’elles payent leurs impôts. C’est un enjeu de développement majeur et c’est écologique” En Afghanistan, où elle se rend tous les trois mois dans le cadre de l’ONU, elle vient de lancer une grande enquête sur la première banque afghane, la Kabul Bank, qui est au cœur du système de corruption afghan. Le 8 novembre, c’est avec la même détermination qu’elle tirera sa valise bleue à roulettes à Athènes, au congrès européen du parti : “La lutte antinucléaire, la biodiversité, c’est notre ADN. Il ne faut pas que cela devienne inaudible dans l’opinion.” Eva Joly conclut dans un sourire : “Je me sens investie de tous les combats… et ce ne sont pas les combats qui manquent.”

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quand c’est non, c’est Nantes Les tensions redoublent autour du projet d’aéroport du Grand Ouest. Solidaires, les activistes cernés par une présence policière massive ont rejoint agriculteurs et riverains menacés d’expulsion.

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es cars de CRS stationnés en permanence aux abords de la mairie, du tribunal, de la préfecture : on pourrait croire Nantes menacée par d’affreux hooligans. La raison de cette démonstration de force se trouve en réalité à une trentaine de kilomètres au nord, sur la commune de Notre-Dame-des-Landes. C’est là qu’un futur aéroport – ou “Ayraultport”, comme l’ont surnommé les opposants au projet – doit voir le jour, l’entreprise Vinci étant chargée de sa construction. Le projet tient du serpent de mer, initié depuis la fin des années 60, il a été relancé en 2000.

le 16 octobre, plus de mille CRS et gendarmes ont été mobilisés pour un coût proche du million d’euros

Menacés d’expulsion, agriculteurs et riverains ont été rejoints dans leur lutte par des opposants déterminés : occupations de squats, manifestations, grèves de la faim… Tout s’est accéléré le mardi 16 octobre lors d’une impressionnante opération policière censée déloger les opposants répartis sur la ZAD – officiellement zone d’aménagement différé, mais aussi “zone à défendre”. Plus de mille CRS et gendarmes, assistés d’hélicoptères, ont été mobilisés pour un coût proche du million d’euros, salaires compris, dixit une source policière au journal Presse océan. Gaz lacrymogènes contre jets de projectiles, poursuites au milieu des bois : d’aucuns parlent de “guérilla”. Dans le bourg, une habitante décrit les environs comme “une campagne occupée

militairement”. Non loin passent deux camions de démolition entourés d’un convoi de police chargé de les protéger. En vadrouille sur les départementales, l’autoradio branché sur le 107.7 FM, on entend, entre deux parasites, des informations en français, puis en anglais, sur les manœuvres policières en cours. Hackers dans l’âme, les opposants ont piraté la fréquence réservée à Radio Vinci autoroutes… Direction La Vacherie, sorte de grange devenue l’épicentre de la lutte. C’est l’heure du déjeuner, un comité d’accueil épluche des pommes sur le bord de la route. En temps “normal”, le lieu propose bon nombre d’ateliers (mécanique, élevage, peinture…), plutôt mis de côté ces derniers jours. L’anonymat

des occupants, de tous âges et de toutes nationalités, est jugé primordial – la consigne ne vaut pas que pour les journalistes. On assiste à une altercation entre deux militants, l’un ayant sorti son Caméscope sans prendre garde à ne pas filmer le visage de l’autre. Le calme revient vite. “Si c’est pour nous faire passer pour des pieds nus qui bouffent du pain bio, c’est pas la peine”, annonce une opposante. Pendant ce temps, le site Zad.nadir.org rend compte des actions du jour plusieurs fois par heure. Le moral est bon : la semaine dernière, l’antenne de France Culture était “empruntée” par un collectif de soutien en Île-de-France, le temps de lire un communiqué. “Un bel exemple de solidarité décentralisée”, juge la chargée du contact presse. À travers des chemins boueux, on rejoint la ferme du couple Thébault, menacé d’expulsion. “On travaille comme si l’on devait rester là encore dix ans, on n’a pas cherché d’alternative”, glisse Marcel, exténué par la présence policière. Face à lui, une maison en cours de désamiantage est entourée de gendarmes. La veille, leurs collègues arrachaient les clôtures d’un champ voisin, libérant les vaches qui s’y trouvaient. On quitte les lieux en passant par Le Sabot, village alternatif avec potager coupé du monde par des barricades faites de pneus et de troncs. Solides, mais pas assez pour faire face aux bulldozers. Alexandre Hervaud

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perdus dans les grands espaces Route 66, mile 1338. Au Nouveau-Mexique, les réserves indiennes n’ont qu’une alternative : développer les énergies renouvelables ou tenter de toucher le jack-pot en ouvrant un casino.

Le Fire Rock Casino, en terre navajo, rapporte près de 50 millions de dollars par an : ce sont les Indiens eux-mêmes qui viennent y perdre leur argent



a terre craquelée des Indiens Jemez, au nord d’Albuquerque, est trop isolée des grands axes routiers pour investir dans un casino. Et les réserves indiennes se divisent en deux catégories : celles qui dirigent des casinos et les autres. La tribu Jemez, qui fait partie du peuple des Pueblos et vit à Jemez Pueblo, souhaiterait créer une nouvelle catégorie : celle qui mise sur l’énergie renouvelable. Leur projet, médiatisé en 2010 parAssociated Press, annonçait une première usine solaire d’un coût total de 20 millions de dollars, financée en partie par le gouvernement fédéral ; une possible issue heureuse pour leur communauté. Sur le perron de l’office de tourisme, quelques dames vendent des colliers et des poteries. Le gardien porte un uniforme d’employé des eaux et forêts. Étonnant, il n’a “jamais entendu parler” de la construction d’une usine solaire. Pas plus que le caissier de la station-service, seul magasin et unique source de revenus pour la communauté. Les rares jeunes Indiens venus faire le plein ne sont pas au courant non plus. Leur look se rapproche de celui des latinos de L. A. Être jeune dans une réserve indienne n’est pas plus facile que vivre à South Central : les statistiques

du Bureau du travail et de la santé dépeignent les réserves comme des ghettos rongés par l’illettrisme, l’alcool, la violence domestique et sans aucune perspective professionnelle. Dans les rues, la pauvreté se manifeste par des maisons jamais terminées, des caravanes rouillées. Une centrale de 14 850 panneaux solaires aurait donc dû enchanter les Jemez. Elle ne verra jamais le jour. Le conseil tribal a dû rendre les bourses fédérales allouées à la construction de l’usine. Au lieu des panneaux qui devaient “rapporter un million de dollars par an” aux 2 000 habitants, quatre terrains de base-ball seront construits. L’idée était pourtant aussi limpide que géniale. Sous l’administration Obama, le potentiel énergétique des 334 réserves indiennes du territoire est mis en avant dans plusieurs rapports. Leur capacité de production en solaire et éolien “dépasse la demande annuelle d’énergie des États-Unis”, selon une étude de la Washington & Lee Law Review de l’an dernier. Les plus enthousiastes parlent d’une capacité incroyable, quatre fois supérieure aux demandes du pays. La terre des Jemez bénéficie d’un taux d’ensoleillement exceptionnel, pourquoi ne pas en profiter ? Le solaire permet en outre de s’affranchir des casinos :

une industrie rentable, mais aux effets pervers encore mal connus. Depuis que les Native Americans ont obtenu la légalisation des casinos sur leurs terres en 1988, ceux-ci ont poussé comme des champignons. Au NouveauMexique, on en compte vingt-quatre. De nombreux panneaux publicitaires tentent d’attirer la cible principale : les routiers. Mais au Fire Rock Casino, situé en terre navajo, la plus vaste réserve des États-Unis où 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le constat est frappant : neuf joueurs sur dix sont des Indiens. On joue pour tromper l’ennui dans le seul lieu de sociabilité à des kilomètres. Résultat, les Indiens sont la population dont l’addiction au jeu a le plus augmenté depuis 2006, selon le département de la santé du Nouveau-Mexique. De l’usine solaire de Jemez Pueblo, ne reste qu’un Power Point imaginé par Greg Kaufman. “On ne m’a jamais demandé pourquoi le projet a coulé”, soupire cet agent territorial des Pueblos. Pourtant, notre expérience pourrait être utile pour les autres tribus.” Problème : “Personne n’a voulu acheter notre énergie. Or c’est dur d’arriver dans une banque et de dire : ‘financez notre projet’ quand on n’a pas de clients.”

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La tombe d’un couple indien dans le désert du Nouveau-Mexique : la religion catholique reste dominante dans les nations indiennes

Jemez Pueblo, 2 000 habitants : par croyance, les Indiens refusent d’être pris en photo

Trois clients s’offraient aux Jemez, tous ont dit non, dont deux par manque de volonté politique. D’abord le service public du Nouveau-Mexique, “qui veut développer son propre projet, sans traiter avec les Pueblos”. Le laboratoire national de Los Alamos, situé à 50 kilomètres et à qui l’humanité doit l’invention de la bombe atomique, aurait pu être “un excellent destinataire, poursuit Greg Kaufman. Mais je suis sûr que c’est pareil en France : si vous dites au gouvernement ‘venez, on va essayer quelque chose de nouveau’, c’est compliqué et ça prend beaucoup de temps”. Dernière possibilité, une coopérative électrique locale qui fournit en électricité les tribus isolées. Mais elle doit déjà “plusieurs millions de dollars” aux Jemez, car ses fils électriques passent par leurs terres. Le coût du kilowatt-heure aurait aussi coûté 4 ou 5 cents de plus que le prix du marché. Difficilement viable sans un coup de pouce du gouvernement, “comme en Californie ou dans le New Jersey. Mais la gouverneure du Nouveau-Mexique, Susana Martinez, soutient les énergies fossiles”… Première femme latino élue gouverneure, Susana Martinez est une star du camp républicain. Son nom a circulé comme colistière de Mitt Romney. Les compagnies pétrolières et minières ont financé son

élection à hauteur de 215 000 dollars – plus de la moitié de son budget de campagne. Les Jemez ont capitulé. D’autant plus “frustrant”, selon Greg Kaufman, que le projet veillait à ce que le conseil tribal ait le contrôle de l’usine. Dans les centrales de charbon alentour, les accords entre compagnies minières et tribus mettent ces dernières en position de simples loueurs de terre, pas d’investisseurs. Les richesses du sous-sol vont dans d’autres poches. “Pour un dollar gagné, 77 centimes sortent de ma tribu”, assure Jerry Benally, un Navajo d’Albuquerque qui a plaqué son job d’infirmier pour se lancer dans la planification de villes en territoire navajo. Jerry a passé son enfance à Shiprock, au nord-ouest du Nouveau-Mexique. Il essaie de changer les choses mais ne reviendra pas vivre dans une tribu. “Même si tu reviens avec un diplôme de Harvard, tu ne trouveras pas d’emploi. Les quelques jobs se refilent entre cousins. L’électricité et l’eau courante sont un luxe. Il n’y a pas la culture d’entreprendre. Et rien à faire : ni job, ni café, ni resto. Juste une énorme mine de charbon.” Le projet solaire des Jemez était visionnaire, il a fait fiasco. Leur prochaine tentative : convertir la chaleur d’une source d’eau chaude en électricité. “Notre projet de centrale géothermique est en stage final

de planification, détaille un agent de développement. Si on trouve de l’eau chaude à 120 degrés, nous la convertirons à un prix moins cher que les énergies fossiles.” Si l’eau se révèle moins chaude que prévu, entre 80 et 100 degrés, “nous l’utiliserons pour le chauffage central, une ferme piscicole ou des serres. Les Jemez sont d’excellents fermiers.” Ils viennent de recevoir 5 millions de dollars d’aides fédérales, et commenceront le forage le mois prochain. Établis au Nouveau-Mexique il y a plus de huit cents ans, les Jemez veillent sur leur confetti de terre aride, en espérant qu’il devienne enfin bankable. “Les énergies propres devraient devenir la nouvelle machine à sous des nations indiennes”, assure dans un e-mail Richard Tall Bear (Grand Ours), ancien promoteur de casinos reconverti dans une start-up de l’énergie solaire. Les volontés ne manquent pas, mais les Indiens n’attendent rien de la Maison Blanche. Aucun État à forte minorité indienne n’est une priorité pour les deux candidats. Les Indiens restent les grands oubliés de cette cinquante-septième élection américaine. Et des cinquante-six précédentes. texte et photo Maxime Robin retrouvez ce reportage en photos sur inrocks66.tumblr.com 31.10.2012 les inrockuptibles 27

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Dress Code, le livre Death Grips

retour de hype

être populaire > être intelligent

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Ai Weiwei Gangnam Style

Pierre de Ronsard

la zumba Ibrahimovic lauréat du Goncourt “c’est Bob Dylan qui devrait faire un album de reprises de Francis Cabrel, plutôt”

le coffret de Noël de Sufjan Stevens

“iPad mini, si tu le prononces vite ça fait panini, t’as vu ?”

“j’ai fait un rêve prémonitoire comme quoi Smaïn allait devenir président”

Ibrahimovic Son autobiographie est en lice pour remporter le plus prestigieux prix littéraire de Suède. Être populaire > être intelligent Une étude américaine montre que la popularité au lycée est plus déterminante que l’intelligence quand il s’agit de gagner des sous au travail. Tout s’explique. Francis Cabrel

Pasqua et Santini Ryan Leslie

“paraît qu’y a Patrick Bruel qui finalise un décapant duo rock-rap sur les dangers d’internet”

“ha ha Haneke leu leu”

publie un abum de reprises de Bob Dylan. Gangnam Style Après Ban Ki-moon à l’ONU, c’est Ai Weiwei qui a été filmé en faisant la danse du chanteur coréen. Est-ce que ce monde est sérieux ? Ronsard En la personne de @RonsardBG sur Twitter. Ha ha Haneke leu leu, tout le monde s’éclate, Haneke leu leu. D. L.

tweetstat

31 % Jacques-Yves Cousteau

pour l’expertise de la mer, des morues, des requins et des tanches qui la peuplent

60 % Odile Deray

pour le côté attachée de presse du gouffre

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Joël Dupuch l’ostréiculteur des Petits Mouchoirs pour l’iode, très bon pour la santé, ça, l’iode

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angry bird Pour manifester leur opposition au projet de loi ouvrant aux homosexuels le droit au mariage et à l’adoption, des gens se sont sérieusement déguisés en volatile. Cui-cui.

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le slogan Sloggi

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Étienne Laurent/EPA/MaxPPP

Défilé tardif de la fashion week ? Happening hommage à Marie Myriam et à son Oiseau et l’enfant ? Non, manifestation des opposants au mariage pour tous. Cette scène, pittoresque s’il en est, a eu lieu la semaine dernière un peu partout en France – des actions ont été répertoriées dans soixante-quinze villes. À chaque fois, un même schéma : costume de pigeon en Lycra, mise en scène énigmatique et manifestants bien rangés (les hommes en vert ou noir d’un côté, les femmes en blanc ou rose de l’autre) scandant ensemble un même slogan : “Un papa, une maman. On ne ment pas aux enfants.” Au-delà de la rime, le mot d’ordre laisse perplexe. Difficile de saisir de quel mensonge il est ici question – et en quoi les familles dites “traditionnelles” y échapperaient-elles ? Le cœur du message reste tout de même le suivant : un enfant n’est pas en sécurité s’il n’est pas élevé par “un papa” et “une maman”. Voilà qui fera plaisir aux deux millions de familles monoparentales qui existent en France, par exemple à la suite du départ de “papa” avec une “blondasse”.

un cousin germain, une maman

Nos manifestants (plus papi et mamie que papa et maman) s’étaient réunis à l’appel d’Alliance Vita dont l’objectif est de “promouvoir la protection de la vie humaine et le respect de la dignité de toute personne”. Une organisation anciennement nommée Association pour les droits de la vie et fondée en 1993 par l’inénarrable Christine Boutin. Cette dernière doit d’ailleurs sa notoriété, et peut-être sa carrière politique, à sa croisade contre le Pacs (remember son discours de cinq heures et vingt-cinq minutes au pupitre de l’Assemblée featuring un brandissement de Bible), ce qui ne l’empêche pas de bien aimer les gays si l’on en croit ce qu’elle affirmait au printemps, à savoir : “J’ai des amis homosexuels, j’ai des homosexuels qui viennent passer leurs vacances chez moi…” Très bien. Pour information, Christine Boutin est aussi mariée avec son cousin germain.

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quel nom d’oiseau ? Quelque part en France, quelqu’un s’est dit : “Pour le happening, j’ai une super idée. On va se déguiser en oiseau à l’aide d’une combi intégrale ultramoulante en Lycra avec deux ailes géantes où y aura écrit “PAPA”, “MAMAN”, et puis on titubera pour montrer qu’il faut un homme et une femme à un enfant pour qu’il puisse prendre son envol. Ça, ça va parler aux gays, eux qui adorent se déguiser…” À ce propos, le flou reste entier sur la nature de l’oiseau. Si l’on est sûrs que le volatile n’est a priori pas un pinson, il est à noter un petit côté Icare assez malheureux (on connaît l’issue fatale), auquel s’ajoute une référence pop : Condorman, ce film britannique des années 80 impliquant un super-héros-espionimprobable déguisé, comme son nom l’indique, en condor. Nul ne saura jamais de quelle cage cet oiseau-là s’est échappé. Reste que l’ambiance n’avait pas l’air hyper folle. Diane Lisarelli 31.10.2012 les inrockuptibles 29

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c’est-à-dire

cancers On a tous aimé Le Parrain, Scarface ou Les Affranchis. Dans son ouvrage Un Pouvoir invisible, Jacques de Saint Victor révèle que ce folklore pastas-flingues correspond à une effroyable réalité, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux liens consanguins entre organisations criminelles du sud de l’Italie, Démocratie chrétienne, milieux d’affaires et Vatican, en passant par l’après-guerre, quand les Américains se servirent des mafias dans leur lutte contre le communisme. La réalité d’aujourd’hui, ce serait plutôt Gomorra ou Inside Job. Comme l’a déjà montré Roberto Saviano, les organisations du Sud italien se sont internationalisées et ont pénétré les circuits économiques et politiques légaux. Elles ont aussi des concurrentes ou partenaires chinoises (triades), japonaises (yakusas), colombiennes (les cartels), russes (les oligarques), balkaniques. Les frontières entre le licite et l’illicite se sont brouillées et l’économie mondiale (dys)fonctionne grâce aux lessiveuses des paradis fiscaux qui lavent les milliards de tous les trafics encore plus blanc qu’un baril d’Ariel. Ultime métastase de ce processus cancérigène pour les peuples et les démocraties : les banksters et autres barons indélicats de Wall Street qui prospèrent au cœur du système, parfois en lien avec les mafias, grâce à un personnel politique tenu en laisse financière et un système judiciaire insuffisant. Le livre de Saint Victor n’est pas idéologique, mais il dessine pourtant en filigrane un fil rouge très clair, à méditer par tous ceux (politiciens, citoyens ou médias) qui hurlent à la spoliation dès qu’on augmente les impôts : moins de fiscalité, moins de règles, moins d’État, c’est plus d’inégalités, plus de pauvreté, et un climat plus favorable pour le développement des mafias de toutes sortes. On parle moins des phénomènes mafieux que du terrorisme ou de la délinquance alors qu’ils sont plus dangereux, rongeant nos sociétés de l’intérieur, discrètement mais inexorablement.

Serge Kaganski

renaissance de la pieuvre Assassinats en Corse et à Marseille, vaste réseau de corruption au Québec, affaires en Italie : pas un jour ne passe sans une actualité due au crime organisé. Rencontre avec Jacques de Saint Victor, historien du droit spécialiste de la mafia, cette gangrène des démocraties. recueilli par Serge Kaganski

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Laurindo Feliciano

“ après la chute du Mur, on a vu apparaître les nouveaux ‘guépards’ : des cols blancs pas forcément mafieux mais en affaire avec eux”

e me suis intéressé à la mafia en donnant des cours d’histoire à Rome et en côtoyant des professeurs magistrats antimafia. Je me suis rendu compte que ce problème, loin d’être marginal ou folklorique, était crucial pour nos démocraties. En France, on est focalisé sur la petite délinquance et sur le terrorisme, ce que je peux comprendre. Mais entre ces deux problèmes, il existe un ventre mou peu médiatisé : le crime organisé. Historiquement, la mafia est moins présente et prégnante en France qu’en Italie… Oui, mais quand même, elle apparaît à Marseille et à Paris dès les années 1920. Cela dit, les bandes corso-marseillaises sont moins structurées que les

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organisations mafieuses du sud de l’Italie (Cosa Nostra, Camorra et ’Ndrangheta). Elles sont plus diffuses, mais font quand même des dégâts. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont utilisé la mafia dans la lutte contre le fascisme, puis contre le communisme. Vous expliquez que dans les années 50 et 60, l’État-providence a manqué l’occasion d’éradiquer les groupes mafieux. Pourquoi ? Sur la durée historique, le seul moment où a existé l’occasion institutionnelle et opérationnelle de combattre les mafias, c’est l’État-providence. Mais les mafias ont été régénérées par la peur du communisme. À partir de 1949, quand la Chine bascule dans le camp communiste, la panique s’empare des Occidentaux.

L’Italie et la Sicile sont à l’époque le porte-avions des États-Unis en Méditerranée. C’est un point-clé, hors de question pour les Américains que l’Italie bascule vers le communisme. Par conséquent, les dirigeants se sont appuyés sur la seule véritable force susceptible de faire le coup de feu contre les progressistes : la Mafia. Pourtant, l’État-providence a donné à la structure publique une image positive par rapport aux organisations criminelles, ce qui aurait dû les délégitimer. Mais elles ont été remises en jeu par cet objectif géostratégique de lutte contre le communisme. Était-ce le cas dans d’autres pays européens, comme la France ? Quand on compare Marseille et Naples dans l’après-guerre, on voit que l’État-providence français a réussi à écarter la mafia du jeu économicopolitique, la cantonnant aux activités illégales comme le trafic de drogue. En Italie, l’ancien clientélisme des notables s’est transformé en clientélisme politique. Dans ce jeu, les organisations mafieuses ont eu des cartes à jouer exceptionnelles : elles contrôlaient des territoires, donc des votes. L’actu montre que ça continue : un élu milanais vient d’avouer qu’il avait payé 200 000 euros pour quatre mille votes. En France, notre culture jacobine, intégrationniste, anticommunautariste (le contraire des États-Unis) n’a pas laissé d’espace au développement de groupes mafieux. Ils existent, mais à la périphérie du système. Votre description de la Campanie, qui rejoint celle de Roberto Saviano (Gomorra), est terrifiante. Comment un État a-t-il pu laisser la mafia polluer les sols, trafiquer de la nourriture avariée, intoxiquer les populations, contrôler les hôpitaux ? Après la chute du Mur, la question politique est devenue moins importante. Les mafias se sont rabattues sur l’économie et on a vu apparaître les nouveaux “guépards” : des cols blancs pas forcément mafieux mais en affaire avec eux. Le monde illégal pénètre 31.10.2012 les inrockuptibles 31

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“la France est sans doute moins gangrenée que l’Italie ou les États-Unis, mais plus corrompue que les citoyens ne le croient” alors de plus en plus le monde légal et vice versa : apparaissent de nouvelles élites, criminelles ou pas, qui fonctionnent ensemble. C’est une zone grise où l’on ne sait plus bien distinguer le licite et l’illicite. Berlusconi en est l’incarnation la plus connue. La mafia est devenue une arme dans la lutte économique acharnée d’aujourd’hui. On voit se constituer en Italie, mais aussi en France, des “comités d’affaires” : on y trouve des hommes politiques, des hommes d’affaires, des intermédiaires et des clans criminels. Quelles sont les grandes zones mafieuses aujourd’hui ? La mondialisation est criminogène parce qu’elle favorise toutes sortes d’activités criminelles internationales. Comme le dit Van Ruymbeke, il n’y a plus de frontières sauf pour les juges. Le droit est lent, les trafics et la finance vont aussi vite qu’internet. Il ne faut cependant pas croire qu’on ne fait rien, il y a énormément d’outils juridiques internationaux mais ils sont souvent inefficaces. Aujourd’hui, nous avons toujours les mafias du sud de l’Italie, leur petite sœur la mafia italoaméricaine, les yakusas japonais très intégrés au système, les triades chinoises répandues un peu partout dans le monde, les oligarques russes qui ont profité de la transition brutale du communisme à l’économie de marché, les mafias balkaniques, albanaise… Ce qui distingue la mafia du capitalisme classique, outre sa violence sanglante, c’est son aspect prédateur, fondamentalement différent de la destruction-création du capitalisme. Les Carnegie ou Rockefeller réinvestissaient leurs profits dans l’économie, alors que les oligarques russes pillent leur pays en plaçant leurs profits dans les paradis fiscaux. En France, on a connu beaucoup d’affaires, de Chirac à Sarkozy. Comment qualifier ces affaires en regard de la mafia et de la criminalité financière ? En France, il n’y a pas de mafia au sens strict du terme. Il y a une criminalité, comme les groupes corso-marseillais, entretenant parfois des liens avec le milieu des affaires ou la politique. La France est sans doute moins gangrenée que l’Italie ou les États-Unis, mais plus corrompue que les citoyens ne le croient.

Avec le capitalisme financier est apparue la criminalité financière, qui a le même ethos, le même creuset moral, que la mafia et que vous comparez au neuvième cercle de l’Enfer de Dante. On avait l’habitude de faire la distinction entre la criminalité en col blanc type banksters et la criminalité mafieuse sanguinaire. Or on voit de plus en plus que ces deux mondes peuvent se rencontrer et faire des affaires ensemble. Voir par exemple les caisses d’épargne américaines qui ont été pillées par leurs dirigeants, voir le Libor (la tricherie sur les taux interbancaires, fixés par les banques, à Londres – ndlr), voir la banque américaine Wachovia, qui a blanchi à hauteur de centaines de milliards de dollars l’argent de la drogue sans que personne ne fasse une journée de prison. Ces crimes sont complexes, très difficiles à prouver, et finissent par des transactions à l’amiable. La faiblesse des sanctions judiciaires encourage la poursuite de ce phénomène. Comment comprendre cette avidité sans limites et sans éthique qui détruit tout a utour ? Quand vous gagnez des millions, le seul moteur qui vous reste, c’est de gagner encore plus. Quand la rapacité devient le jugement de votre valeur, vous avez envie d’être le plus rapace pour ne pas être vu comme un tocard. Si ces gens ne connaissent plus de limites, n’est-ce pas au politique de les leur imposer ? Il y a évidemment une responsabilité du système, du cadre politique et juridique qui permet à la finance de faire ce qu’elle veut. Roosevelt disait en 1936 qu’il était “aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé”. Il s’était battu contre les élites capitalistes pour parvenir à un niveau de taxation de 90 % ! Imaginez aujourd’hui… Votre livre n’est pas idéologique mais on y lit en fil rouge que moins il y a d’État, moins il y a de fiscalité et de règles, plus s’ouvre l’espace pour la mafia et la criminalité en col blanc… L’angle mort de la théorie libérale, c’est la criminalité organisée. Friedrich Hayek, le théoricien du libéralisme, oppose le citoyen libre à l’État oppresseur. Mais toutes ses prévisions

se sont avérées fausses ! Il pensait que l’État-providence allait conduire au communisme, or ce fut tout le contraire. L’Europe de l’Ouest ou les États-Unis de Roosevelt à Carter, ce n’est pas exactement le communisme ! Quand le Mur s’est effondré, au lieu de persévérer dans l’État-providence, on a libéré et dérégulé au nom de la croissance. Personne n’a prévu que cette dérégulation allait ouvrir des poches de criminalité très préoccupantes, non seulement dans des États “faillis” où règne l’ultraviolence (en Amérique centrale, en Afrique…) mais également au cœur du système, où règne un mal non pas sanglant mais froid et calculateur, comme dans l’Enfer de Dante. Ce mal radical froid qui revêt les habits de la respectabilité couvre toute la planète. Toutes les règles du business international sont administrées dans la plus parfaite obscurité : trusts, fiducies, holdings, Anstalt, tous ces outils juridico-financiers qui fleurissent dans les paradis fiscaux permettent de cacher l’origine douteuse, voire criminelle, de la richesse. Aux États-Unis, une sorte d’oligarchie financiaro-politique a remplacé l’ancien complexe militaroindustriel et tient tout le système. Comment réduire sinon éradiquer cette criminalité mafieuse et financière ? L’Europe semble vouloir se doter d’instruments de lutte contre le crime organisé. Mais il ne faut pas rêver, surtout dans le contexte de crise : on ne reviendra pas à l’État-providence. En Italie du Sud, avec la crise, le clientélisme et le système mafieux font vivre les gens, la région. Le besoin de vivre est primaire, l’envie de démocratie vient après. La lutte antimafia et anticriminalité est donc très complexe. C’est très pessimiste… Je suis historien, pas économiste ou politicien, je ne suis pas en mesure de vous donner des recettes miracles. Si mon travail a un sens, c’est avant tout de susciter une prise de conscience : si on ne se focalise que sur le vol de sacs à main ou sur le terrorisme, on n’y arrivera pas. Un pouvoir invisible – Les mafias et la société démocratique, XIXe-XXIe siècle de Jacques de Saint Victor (Gallimard), 416 pages, 23,50 €

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où est le cool?

Joao Morgado

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri, avec Julie Bonpain

dans ce musée au Portugal C’est sur la place d’un ancien marché qu’a été inauguré cet été le Centre international pour les arts Jose de Guimarães. Il est immédiatement devenu un des repères urbains de la ville, voisine de Porto et capitale européenne de la culture 2012. La succession de volumes dorés en porte-à-faux et l’ensemble de l’édifice ont été imaginés par l’agence Pitágoras Arquitectos, pour un bâtiment aux proportions aussi parfaites que ses ambitions. J. B. www.guimaraes2012.pt www.pitagoras.pt

chez Roxxxan Le flow, la sexyness, l’attitude : on se repasse en boucle Too Fucking Facety, le premier tube de cette bombe sporty originaire de Birmingham dont on devrait beaucoup entendre parler dans les mois qui viennent. Sa première mixtape, Prepare4WhenILand, vient de sortir. 34 les inrockuptibles 31.10.2012

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dans la collection Margiela pour H&M La rencontre entre l’ascétique maison belge et la franchise reine du fast fashion, ça donne quoi ? Réponse prometteuse avec les premières silhouettes de la collection capsule Margiela pour H&M, en attendant le lancement, forcément hystérique, le 15 novembre.

chez cette petite frappe psyché Basée à New York et fabriquée en Italie, la marque Orley crée des pulls de qualité aux motifs inspirés par l’art du XXe siècle. De la maille chic et cinétique. orley.us

dans cette paire de chaussures de rando Quitte à céder à la mode rando, autant craquer pour ces magnifiques Danner Mountain Trail Left Bank. Elles sont nées de la collaboration entre Tanner Goods, atelier de passionnés du cuir basé à Portland, et le chausseur spécialisé outdoor Danner. www.danner.com www.tannergoods.com 31.10.2012 les inrockuptibles 35

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à la Biennale de design de Łódz À Łódz, en Pologne, durant dix jours, peu de stars du design, d’éditions limitées ou de produits vendus une petite fortune, mais treize projets radicaux tentant de trouver des solutions pour un meilleur présent. Ainsi le Cellbag, de Mathieu Lehanneur et David Edwards, qui proposent une nouvelle façon de transporter de l’eau dans les pays pauvres ; les mobiles Mine Kafon, lancés sur les champs de mines par l’Afghan Massoud Hassani ; ou encore cette chaise en bois et polycaprolactone wax (ultrasolide et biodégrable) de Jerszy Seymour, qui milite pour une économie et de nouvelles modalités de production. Markus Jans

www.lodzdesign.com

dans ce teddy hybride Pourquoi choisir entre l’américain teddy et le plus européen duffel-coat, semble dire Junya Watanabe avec cette pièce qui réinvente avec brio, pour Comme des Garçons Homme, le vestiaire iconique des étudiants des années 50 et 60. www.comme-desgarcons.com

dans le nouvel Acne paper À chaque saison son Acne Paper. Le numéro 14 est cette fois consacré à Manhattan. Une réussite éditoriale et esthétique avec des interviews et portraits de Martin Scorsese, Jeff Koons, Salman Rushdie ou encore Fran Lebowitz (photo), auteur qui depuis des décennies ne porte que des costumes pour homme sur mesure taillés à Savile Row. www.acnepaper.com

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À 33 ans, le designer Jean-Paul Lespagnard surfe sur la crête d’une nouvelle vague belge qui crée une mode belle, portable et accessible. Ce passionné de danse contemporaine sculpte le vestiaire d’une femme puissante, élégante. par Géraldine Sarratia photo Vincent Ferrané pour Les Inrockuptibles

“habiller une humeur plutôt qu’un corps”

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ur la page d’accueil de son site internet, on se trouve face à trois entrées : “passé”, “présent”, “futur”. Les deux premières, comme on s’y attend, déroulent son parcours et ses créations. Lorsqu’on clique sur le “futur”, une carte de tarot apparaît. “Parce qu’on n’en a aucune idée”, s’amuse Jean-Paul Lespagnard avec cet air de grand enfant malicieux et ce sourire qui quittent très rarement son visage. Ce calme aussi. En cette fin septembre, le designer belge semble totalement imperméable à l’agitation qui règne dans son showroom parisien, où se pressent acheteurs et journalistes venus voir de plus près sa collection printemps-été From B to A, présentée en ouverture de la semaine de la mode.

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Étienne Tordoir/Catwalkpictures Étienne Tordoir/Catwalkpictures

De B à A comme un alphabet inversé, un ordre des choses renversé, des rapports esthétiques et politiques entre la Belgique et l’Afrique rejoués. Dans un espace décoré de cagettes et d’oranges, les mannequins, noires en majorité, défilent, vêtues de tenues amples (jupes drapées, combinaisons, pièces transformables) aux motifs audacieux. Des pièces simples en apparence, qui sidèrent par leurs angles inattendus, leur fluidité, leur façon d’envelopper parfaitement le corps. Sur la tête, d’imposantes coiffes de paille plumée. Aux pieds, des sandales découpées dans des pneus. “Le point de départ de la collection a été le carnaval traditionnel de Binche, dont je suis totalement fan, explique Lespagnard. Dans mon travail, j’aime questionner la tradition et m’interroger sur sa perpétuation. Elle m’inspire depuis mes débuts, peut-être davantage que la pop culture.”

Ci-contre : collection I Could Be Yours!, automne-hiver 2011-2012. Ci-dessus : dernière collection, From B to A, printemps-été 2013

Pour cette collection printemps-été 2013, Lespagnard a donc fait voyager en Afrique le personnage principal du carnaval, le Gille de Binche, sorte de Guignol local qui ne peut être qu’un homme vivant à Binche depuis au moins cinq ans. “Il y avait bien sûr la volonté de revisiter le passé colonialiste belge avec le Congo”, poursuit Lespagnard, qui a offert en passant un panier d’oranges à chacun des spectateurs du défilé. Une collection puissante, limpide, encensée comme les trois précédentes par Suzy Menkes. Dans un article intitulé “Sense and Sensibility”, la très redoutée et respectée chroniqueuse du New York Times a loué cette nouvelle génération de designers belges (Lespagnard mais aussi Véronique Branquinho et Cédric Charlier, qui défilaient le même jour) capable de produire des vêtements “beaux, portables et accessibles”, loin des excès coutumiers de la mode contemporaine. 31.10.2012 les inrockuptibles 39

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“j’imagine des situations, des positions. Ce n’est pas narratif. J’ai envie de pantalons en forme de T. Ou d’un corps avec les bras en l’air”

“Je me reconnais très fort dans cette notion de portable, rebondit Lespagnard. Je n’ai jamais voulu m’adresser à une élite de la mode. Il y a un coût bien sûr, mais je pense proposer une très haute qualité à un prix intéressant.” Depuis la création de sa maison il y a quatre ans, il fait tout produire en Belgique – “même les broderies”, insiste-t-il –, pour garder un contrôle de la chaîne de production mais également soutenir les entreprises de confection belges. “Tant que je suis ‘petit’, je produis chez eux. Quand une maison grossit trop, ils ne peuvent plus suivre. Les designers se tournent alors vers la Chine, par exemple. J’aime défendre un produit réalisé en Belgique.” Cette Belgique dont il aime le bordel, la fantaisie et avant tout la capitale, Bruxelles, où il vit depuis quelques années. “Je suis totalement amoureux de cette ville, j’y suis installé pour la vie.” Originaire de la région de Liège, Lespagnard avait pourtant commencé son parcours dans la mode chez la sœur ennemie, la flamande Anvers. “Une grosse claque esthétique. La mode bien sûr, mais aussi le théâtre d’Ivo van Hove, Jan Fabre, Lisbeth Gruwez.” Ou encore Meg Stuart, avec qui il collabore depuis cinq ans. “J’adore réaliser des costumes pour la danse. Je prends ça comme un laboratoire luxueux dans lequel je peux expérimenter mes idées sans contrainte.” À Anvers, Lespagnard essuie ses premiers revers. Lui qui n’est passé par aucune des deux grandes écoles de mode belges, La Cambre et l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, se voit refuser l’accès aux maisons qu’il contacte. La mode est pourtant une évidence depuis l’enfance. Dans la région de Liège, Jean-Paul Lespagnard grandit avec son père camionneur et ses deux sœurs. À 7 ans, il s’amuse à leur confectionner des corsets qu’il découpe dans des pneus de camion. “La mode ne faisait pas partie de la culture familiale mais il y a toujours eu beaucoup de créativité chez nous. Mon père avait une imagination dingue. Il dessinait, par exemple, et très bien, des plans pour faire un poulailler au premier étage de la maison. Il y avait des micro-ascenseurs pour les poules. Elles y tombaient grâce à des poids”, se souvient-il en riant. Ado, il customise toutes ses fringues. Il enchaîne sur un pragmatique double cursus de sciences

économiques et d’arts plastiques. Le soir, il apprend à coudre dans un atelier, avec des petites vieilles. “Je sais monter un vêtement. C’est important de savoir le faire et surtout de pouvoir avoir de vraies discussions. Mais pas trop, sinon on bascule dans la technique. Il y a quelque chose de très spontané dans ma recherche.” Il dit penser au vêtement en termes de formes souvent très graphiques. “J’imagine des situations, des positions. Ce n’est pas narratif. J’ai envie de pantalons en forme de T. Ou d’un corps avec les bras en l’air.” Il présente ses premières collections dans son coin et multiplie les petits boulots. Il est un temps styliste en tatouages puis, longtemps, gogo dancer. “J’avais les cheveux roses, un look extrême. Un mec m’a apercu en boîte et m’a demandé de danser dans son club le soir de mes 18 ans.” Jean-Paul pousse le délire à fond, fabrique ses propres costumes et se produit tous les week-ends en Belgique ou même au Space, à Ibiza. “Ça m’éclatait. Je m’amusais, je ne payais pas mes verres. Mais en vérité je suis très timide. Je peux danser devant mille personnes mais suis incapable de le faire devant deux.” En 2008, le festival de Hyères, où il remporte deux prix sur trois, change totalement la donne. Il fonde enfin sa propre marque. Deux semaines avant son premier défilé, il essuie les conséquences de la crise financière et doit tout annuler. “Une rechute de la crise au Japon, mon contrat a été gelé.” Remis en selle, il gagne aujourd’hui en notoriété chaque saison. Il vend majoritairement en Asie (Japon, Chine, Corée) et aussi en Italie, en France et en Belgique. Il habille depuis plusieurs années la chanteuse Yelle, depuis peu Owlle et s’apprête à réaliser les costumes de scène de la tournée d’Oxmo Puccino. “Mais je ne cours pas vers les artistes. Ils viennent vers moi et si j’aime ce qu’ils font, ça se fait.” Dans la mode, il dit avoir été fan de tous les “radicaux”. L’ascète Martin Margiela, l’excentrique John Galliano, dont il adore le défilé sur Freud avec ses nonnes en latex vertes, ou encore Jean Paul Gaultier, dont on le rapproche souvent. Question de prénom et de tempérament. “Il a représenté quelque chose d’incroyable pour moi quand j’étais enfant. Stylistiquement, on est assez différents mais on a beaucoup de références en commun : les tatouages, les années 50, les pin-up. Beaucoup de choses nous relient assez fort.” Aujourd’hui, il dit aussi apprécier les élégants, Alber Elbaz chez Lanvin ou Dries Van Noten. “Dans mon travail, j’essaie désormais de combiner créativité et portabilité, radicalité et élégance. Je veux que la femme qui porte mes vêtements ait l’impression d’être très à l’aise et forte.” Son âge, ses formes restent indéterminés. “Mes vêtements vont du 34 au 44. J’imagine aussi souvent une jeune fille qu’une femme de 50 ans. Je n’ai pas l’impression d’habiller un corps mais une humeur. Quelqu’un d’habité par la joie de vivre.”

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de retour de Syrie

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le pays où les hommes pleurent Aux environs d’Alep, la population paie un lourd tribut au conflit qui déchire le pays. Dans la petite ville d’Azaz, les morts s’accumulent, la clinique manque de tout. Les yeux semblent vides et les illusions perdues à jamais. par Claude Guibal photo Guillaume Binet/M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles

Kilis, à la frontière turcosyrienne. Des rebelles victimes de la guerre reviennent au pays après avoir reçu des soins en Turquie

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Chaque vendredi, la population de cette petite ville du Nord manifeste aux cris de “Bashar, va-t-en” et égrène la longue litanie des villes martyres entre slogans ironiques et chants patriotiques

Q

uand l’éclat d’obus a fendu le mur près de l’entrée et que les enfants, réfugiés dans la cave, ont hurlé de terreur, elle a compris que rien ne serait plus comme avant. Elle a regardé ses fils, filles et belles-filles. Elle a regardé la photo de son mari, posée dans le salon aux gros coussins, près de l’étoffe noire brodée d’un verset du Coran. Elle a regardé sa maison aux murs blancs, sa grande cour aux dalles carrées, avec son arbre planté dans son baquet, le canari dans sa cage. Et le soir d’après, au couchant, malgré son arthrose, elle est partie dormir, avec eux, sous les oliviers. Deux bons kilomètres de marche jusqu’à la lisière de la ville pour une nuit de mauvais sommeil. “Mais quand même, on a moins peur, tu vois ?” Sur ses doigts noueux, elle compte. Presque neuf mois que les enfants ne sont pas allés à l’école. Et bientôt

six mois que le grand, 10 ans, se pisse dessus quasiment toutes les nuits. La mère de l’enfant, sa belle-fille, s’est assise sur une des chaises en plastique blanc, dans la jolie cour, un bébé en travers des genoux. Sur la table basse, une autre de ses belles-filles a posé une pyramide de pommes jaunes et sucrées dans une assiette rayée en aluminium, avec un couteau planté au milieu. On sert le thé. Les gosses viennent voir, timides et curieux, la tête de la visiteuse. La journée est calme, sans bruit, un vendredi de plus. Tout à l’heure, il y aura dehors la manifestation traditionnelle,

les “Bachar, va-t-en !” criés, la longue litanie des villes martyres, les slogans ironiques, les chants patriotiques. On est à quelques dizaines de kilomètres d’Alep mais ici, c’est l’Armée libre qui commande. Ils sont partout, les combattants. Sur le marché. Devant la mosquée. Et même là, dans la maison blanche. Le fils aîné, avec ses cheveux longs et ses chemises ouvertes, se vante d’être un chebab, un jeune combattant. Dans la première pièce, près de l’entrée, un stock d’armes. La vieille dame en tient les enfants éloignés. Feu son mari,

“il faut arrêter de soutenir une partie contre l’autre, et penser aux enfants…” une femme syrienne

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Saïneb Said Ali (à gauche), blessée de plusieurs balles par l’armée loyaliste, a perdu trois fils durant la bataille d’Azaz

“qu’Allah lui soit miséricordieux”, était policier. “Nous sommes des gens bien.” La dernière des filles ronge son frein. Il y a quelques mois, encore, elle allait à l’université à Alep, jetant un voile sur ses cheveux noirs. Elle porte un jean moulant, des petites ballerines foncées. Elle est maquillée. Mais derrière le rideau tendu à l’entrée de la cour, ce ne sont que les femmes, et les hommes de la famille, qui entrent. Elles sont contentes d’avoir de la visite. “Reste… Que racontet-on de nous, en France ?” D’une voix un peu sourde, une des filles se met à parler. Le ton est lancinant. Sa sœur, l’étudiante, lui pose la main sur le bras, l’autre la repousse, doucement, “laisse-moi parler, lui dit-elle, laisse-moi”. “Il faut arrêter de soutenir une partie contre l’autre. La Russie et la Chine soutiennent le régime. La communauté internationale soutient l’Armée libre. Et nous sommes au milieu. Il faut penser aux enfants. Tu veux que je te dise ? Quand je vois quelqu’un de l’Armée libre, j’ai peur. Je pense tout

de suite que ça veut dire encore des bombardements.” La voix est mécanique, fatiguée. “Nous, encore, on a largement de quoi manger, et un toit. Mais si ça continue, d’autres dans le pays vont finir par mourir avant que les roquettes ne les tuent.” L’air égaré, elle tapote sur son portable, montre furtivement sur l’écran une photo de Bachar al-Assad. “I loved him. Je l’aimais, mais maintenant, avec les bombardements, ce n’est plus possible. J’aimerais que tout redevienne comme au temps de cette image. Combien de temps faudra-t-il pour retrouver la paix ? Pour l’avenir, pour les enfants… C’est dur. On apprend à avoir peur les uns des autres. On apprend à se haïr. Ne dis pas mon nom, s’il te plaît, ni où je vis. Car l’Armée libre ne serait pas contente que je dise cela.” Son frère, le combattant, n’est pas loin pourtant. Son regard à elle se vide, un peu perdu. Dans le nord de la Syrie, si les insurgés, malgré la violence des combats, sont portés par l’espoir de faire tomber le régime, l’usure nerveuse, la peur

des bombardements, l’angoisse commencent à en miner certains. Une stratégie d’épuisement de la population voulue par le régime, qui continue à lâcher ses bombes, espérant retourner contre les insurgés la masse silencieuse. À Maarat el-Numan, dernière conquête des troupes rebelles, ce sont même des bombes à sous-munitions qui se seraient abattues sur la ville, selon les journalistes présents sur place, horrifiés et impuissants. Stratégiquement placée sur l’autoroute qui relie Alep à Damas, la ville est une prise essentielle pour barrer la route au nord, empêcher ravitaillements et renforts. L’essentiel des zones du nord est aux mains des rebelles. À terre, du moins. Car le ciel appartient aux avions de Damas. “Oui, c’est déséquilibré. Oui, nous avons besoin d’armes anti-aériennes. Mais le monde entier complote contre la Syrie. Sinon pourquoi, expliquez-moi, nous laisse-t-on nous faire tuer dans une telle indifférence ?” Abou Brahim est un homme rude, cassant. Hier, Abou 31.10.2012 les inrockuptibles 45

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Souran, en zone libérée. L’entrée du poste de commandement de la katiba d’Abou Brahim

Brahim était négociant. Aujourd’hui, Abou Brahim est combattant et, pour toujours, Abou Brahim est un homme en colère. Ce sunnite commande une katiba, une garnison, d’une soixantaine d’hommes, à Souran, tout près d’Azaz. Il y a deux jours, il est rentré de Turquie, après plus d’un mois passé dans l’antichambre de la folie, sur le front d’Alep. En Turquie, il s’est fait soigner durant une semaine à l’hôpital. Reste cette rage, ces mots qu’il articule avec raideur. “L’histoire se répète, depuis toujours. La Syrie était le jouet des guerres entre Rome et la Perse. Aujourd’hui, les Américains, l’Europe, Israël, l’Iran… Et c’est la Syrie qui trinque.” Abou Brahim a pris ses quartiers dans l’ancien commissariat de la ville. Au sous-sol du bâtiment vidé de ses meubles, des portes de métal trouées d’un volet s’ouvrent sur des cellules vides. Dans l’une, une main a tracé au stylo un oiseau bancal entouré d’une calligraphie illisible. À l’étage, de vastes fenêtres s’ouvrent sur les champs qui s’étendent.

En bas, il y a le cimetière et sa terre retournée en mottes fraîches et brunes, ses stèles blanches et ses dates bleues, qu’on ne veut même pas lire, et qui racontent pourtant que depuis le mois d’août ils ont été au moins six, dans le village, à avoir été couchés là. Un homme entre, au bord de la panique. Ses trois frères viennent d’être arrêtés à un barrage de l’armée régulière, non loin, près de l’école d’infanterie, sur la route d’Alep. Abou Brahim s’éloigne pour téléphoner. Plus tard, quand on lui demande doucement comment, lui, va, Abou Brahim détourne le regard, pour cacher les larmes qui soudain lui rougissent les yeux. Dehors, quelques-uns de ses chebabs sifflotent un chant révolutionnaire. Un autre jour. Devant la clinique d’Azaz, une voiture s’arrête, soulevant la poussière. Un homme en sort. Il tient contre son cou un chiffon rougi et visqueux. Il marche, titube. Deux autres le suivent, qui en portent un troisième

affalé sur leurs épaules. Leur véhicule a été pris pour cible par un Mig vingt minutes plus tôt, à trois kilomètres de la frontière. “On ne faisait rien, nous sommes de simples citoyens ! Bachar al-Assad et son régime nous bombardent. Dans les écoles, nos enfants sont tués. Chaque jour, chaque nuit, chaque matin ! On a besoin d’une solution ! Une solution militaire, une solution diplomatique. Le monde entier connaît le régime des Assad. Depuis cinquante ans, le monde entier sait mais non, on ne fait rien ! Ça suffit !” L’homme a des yeux noirs et fiévreux, les mains qui tremblent et la bouche qui frémit pendant que l’anesthésiste lui recoud le crâne, avant d’aller planter une aiguille dans le cou de l’autre. Les “simples citoyens” sont accompagnés d’un homme à la barbe courte et aux airs de notable, flanqué d’un ordinateur portable et d’un pistolet mitrailleur glissé dans la ceinture. Chacun le salue, presque craintivement, mais quand on lui demande qui il est, il répète, énigmatique, “un citoyen”. L’anesthésiste

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“on a élu Bachar parce qu’il était différent de son père, il était médecin. Le mot médecin, ça charrie du sens, l’humanité, la justice, la compassion…” un anesthésiste à Azaz

passe d’un blessé à l’autre. À l’étage, il y a un ado tout cassé, criblé par les éclats, qui attend, pour la troisième fois, de retourner au front. Sa mère est là. Elle a déjà perdu un fils au combat en Irak. Dans une des chambres voisines dort un nouveau-né. Dans le hall de la clinique d’Azaz, il n’y a plus de vitres, soufflées par une explosion. Un chirurgien syrien, exilé en France et de retour quelques jours “pour aider (son) pays”, est consterné. Pas de champ opératoire, pas d’asepsie, pas de rayons X, pas de scanner, rien… “La chaise sur laquelle vous êtes assise, c’est ce qu’on a en meilleur état.” Au moment de la chute d’Azaz, l’anesthésiste a foncé à l’hôpital public de la ville pour récupérer tout ce qu’il pouvait prendre dans les stocks. Mais tout s’épuise ou s’abîme. D’ici quinze jours, disent-ils, il n’y aura plus rien, il faudra trouver ailleurs. Un enfant sort du bâtiment, un pansement sur l’œil. Un chaton joue derrière la porte.

L’anesthésiste s’assied. Son corps est carré. Ses yeux verts ont viré au rouge. “Moi, j’ai cru en Bachar al-Assad. Quand nous avons voté pour lui, nous avons fait comme s’il n’y avait pas eu de fraudes aux élections. Au bout du compte, on l’a élu parce qu’il était différent de son père, il était éduqué à l’étranger, il était médecin, ophtalmologue, il vivait à Londres. Le mot médecin, ça charrie du sens, l’humanité, la justice, la compassion… Mais comment ça s’appelle, ça ? J’ai vu des enfants, tués devant moi. J’ai vu des femmes enceintes mourir. On aurait pu les sauver. Elles sont mortes. J’ai vu des choses… des choses qu’on ne peut pas décrire. Mais ce que je veux vous dire, c’est que nous n’avons de haine pour personne. Nous n’avons de haine pour personne.” Sur ses joues mal rasées piquetées de poils roux, de grosses larmes se mettent à couler. Il quitte la pièce, silencieux, le dos courbé par ces dix-huit mois de guerre dont il sait qu’elle est loin, très loin de s’arrêter, en Syrie, ce pays où désormais les hommes pleurent. FIN 31.10.2012 les inrockuptibles 47

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le vengeur démasqué Benjamin Biolay revient avec un nouvel album intense et un concert exclusif au Festival Les inRocKs Volkswagen. Mitonnée avec Carl Barât, Vanessa Paradis ou Orelsan, son éblouissante Vengeance n’est pas près de refroidir. par Christophe Conte photo Philippe Garcia pour Les Inrockuptibles

L

’attente qui précède depuis plusieurs semaines la sortie du sixième album de Benjamin Biolay témoigne du statut qui est désormais le sien dans le paysage de la chanson en France. Ni Raphael ni M, autres chanteurs “bankable” qui se soulagent d’un nouveau disque cet automne, ne seront parvenus à générer telle impatience et à alimenter autant la turbine à buzz. S’il fallait trouver une signification subliminale au titre Vengeance dont s’affuble le Biolay nouveau, c’est évidemment par là qu’on la cherchera. Vengeance ou revanche, au choix, pour celui qui a pendant près de dix ans encaissé une série d’uppercuts critiques et confraternels et n’aura rien trouvé de mieux que de répondre coup pour coup, s’attirant au passage une réputation de petit con arrogant – l’inverse de ce qu’il est en dehors de ce petit jeu des vanités amplifié souvent de façon dégueulasse. Le double La Superbe, en 2009, est passé par là comme un torrent et a presque tout emporté des malentendus et des mesquineries qui couraient à propos de son auteur. L’unanimité de l’accueil, conjuguée à un succès commercial doublement platiné et à des concerts bondés, auront naturellement

placé BB dans la position du patron, de sa génération à l’évidence, mais aussi de la pop française dans son ensemble. Plusieurs films lui ont en parallèle façonné une seconde carapace d’acteur crédible qui était encore moins gagnée d’avance, jusqu’à cette prestation assez gonflée dans Pop’pea, l’opéra pop d’après Monteverdi joué au printemps dernier au Théâtre du Châtelet. Sa réputation de serial lover, enfin, aura un temps menacé, à travers la lancinance d’une rumeur malveillante, les plus hautes sphères de la République. Carrément. Tous ces paramètres alignés auraient pu provoquer des dégâts collatéraux sur le cœur même de l’activité de Biolay, celle de chanteur, auteur, compositeur et réalisateur. Bien au contraire, ce succès si chèrement acquis et l’onde de choc qui l’accompagna semblent avoir décuplé ses superpouvoirs. Outre la richesse hallucinante de Vengeance, album kaléidoscope, ouvert en grand vers les autres et promis au même sort que La Superbe, son nom occupera l’actualité musicale des prochaines saisons. Après avoir travaillé sur le disque posthume d’Henri Salvador, il a enchaîné avec les prochains Vanessa Paradis et Carl Barât (tous deux invités de prestige sur Vengeance), chanté 31.10.2012 les inrockuptibles 49

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“si ma part la plus sombre écrit les chansons, l’autre part, plus lumineuse ou plus détendue, me permet d’envisager les choses avec distance” aux côtés de Daphné le temps d’un hommage à Barbara, continué aussi à aider de jeunes artistes inconnus (Elisa Jo, Alka) et son vieux maître Hubert Mounier pour un disque de réinterprétations de L’Affaire Louis Trio. Sur Vengeance, il a aussi franchi un pas de plus vers le hip-hop, qui l’obsède depuis À l’origine, en invitant Orelsan et Oxmo Puccino, mais a conservé avant tout son sens du mélodrame, son goût du rock innervé parfois d’influences soul et redimensionné à coups d’electro infectieuse, conservé aussi sa légèreté princière et sa prestance charnelle pendant une heure d’écoute intense et haletante. Benjamin Biolay – “Vengeance” est un mot un peu en trompe l’œil de la langue française que j’ai toujours bien aimé. C’est aussi la revanche, “revenge” comme disent les Anglais, qui parlent aussi de “douce revanche”, une idée qui me plaît également. Je n’avais pourtant aucun esprit de revanche ou de vengeance en écrivant cet album. La revanche, je l’avais déjà prise avec La Superbe, dont le succès m’a à la fois surpris et rassuré, notamment sur scène, où pour la première fois les salles étaient remplies, avec des gens enfin heureux de me voir débarquer. La Superbe avait été conçu dans un climat plus tendu, sans label, un peu comme un quitte ou double… J’avais déjà le titre Vengeance en tête mais il aurait été malvenu à l’époque. Je sortais d’un demi-échec avec Trash yéyé, je serais passé pour un mec aigri alors que ce n’était pas du tout le cas. En réalité, j’étais dans une phase où je commençais au contraire à me contenter de ce que j’avais. J’avais la chance d’être publié, d’avoir assez de boulot par ailleurs pour pouvoir payer mon loyer et nourrir les gamins, il n’y avait donc aucune amertume. C’était juste un disque où je m’interdisais pour la première fois toute censure, car par le passé je pense avoir écarté des chansons qui auraient pu rencontrer un plus large écho. Ton héritage, par exemple, qui est sans doute celle qui a touché le plus les gens, j’étais prêt à la virer. Je me disais

que je frôlais le Nicole Croisille – que j’aime bien par ailleurs – en raison de la mélodie et du côté un peu impudique du texte. Aujourd’hui, je n’ai plus peur de faire une chanson de variété. Quelle était ton idée de départ pour Vengeance ? Je voulais vraiment faire un album de northern soul, un truc à la Paul Weller, influencé par Tamla Motown, avec une dynamique très anglaise. D’un autre côté, j’avais un autre projet baptisé Monopole, beaucoup plus electro ou post-punk, sur lequel j’avais envie d’inviter les gens que j’adore pour chanter. Ce projet n’est pas enterré mais disons qu’il a un peu déteint sur mon propre album, et je dirais même qu’au final il a un peu chassé mon intention de départ. J’ai enregistré et mixé une trentaine de chansons pour en garder quatorze. Parmi les autres, il y en a deux ou trois que j’aime beaucoup mais qui ne correspondaient pas trop à la couleur du disque. Et puis mon directeur artistique en a encore sauvé une de la noyade, Personne dans mon lit… Il a bien fait… Je pense aussi, mais à cause du texte, je craignais une espèce d’interaction boiteuse avec le public. Sur la dernière tournée, quand je chantais Night Shop, au moment de la phrase “Elle me dit t’es beau, moi je ne la crois pas trop”, invariablement il y avait des filles qui hurlaient “Mais si !”, et ça me mettait hyper mal à l’aise, je n’ai pas écrit ça pour générer ce genre de réaction. J’avais peur que Personne dans mon lit passe encore pour de la coquetterie alors que c’était la réalité. En tout cas le soir où je l’ai écrite (rires)… Tu assumes ce côté très animal et sexuel auquel on t’associe désormais ? Je ne m’en préoccupe pas, c’est ce que les gens projettent, rien de plus. J’ai déjà été heureux et malheureux en amour, j’ai eu des histoires avant de faire de la musique – dont je ne me suis jamais servi comme un piège à filles, tout ça n’a jamais fait partie du truc. Après, il y a eu des rumeurs totalement fictives qui ont circulé et qui ont sans doute contribué à ça, mais je ne l’ai vraiment pas voulu. D’ailleurs, j’avais choisi des photos où je me trouvais vraiment

laid, disgracieux, au moment de La Superbe, justement afin de ne pas attirer l’attention pour de mauvaises raisons. Et c’est également avec ce disque que j’ai attiré un public plus masculin. Auparavant, à mes concerts, il n’y avait quasiment que des filles, et quelques mecs égarés qui s’étaient sans doute fait promettre une gorge profonde en contrepartie (rires)… Là, pour la première fois, ils venaient de leur plein gré. Tu étais plus serein, cette fois ? Le nouvel album s’est surtout construit de façon plus éclatée. Entre les tournages des films et les choses que je produisais pour les autres, je marquais de longues pauses qui m’ont permis d’avoir pas mal de recul. Je n’avais aucune pression particulière parce que j’ai admis l’idée que le succès de La Superbe n’était peut-être qu’un épiphénomène qui ne se reproduirait pas, ou alors dans trois ou quatre albums. Mais oui, j’étais très serein et apaisé même si le disque, lui, ne l’est pas forcément. C’est la part la plus sombre de ma personnalité qui écrit les chansons, mais l’autre part, plus lumineuse ou plus détendue, me permet d’envisager les choses avec distance. Comment as-tu vécu le fait de passer brutalement du statut de mal-aimé à celui du type qui est encensé partout ? La Superbe a fait l’unanimité dans la presse mais, en même temps, si je tape mon nom sur Twitter, je relativise immédiatement l’amour que l’on me porte. À mes débuts, j’avais déjà bénéficié d’un accueil assez unanime. Beaucoup de gens que j’admirais, comme Françoise Hardy, étaient devenus mes attachés de presse, c’était incroyable. Ensuite, les choses se sont un peu gâtées. Disons que, de mon côté, il y a eu pas mal de vices de procédure dans la communication (rires)… Rien n’arrive par hasard, j’ai semé des mines antipersonnel un peu partout et j’en ai récolté pas mal en retour, ce qui était assez logique. Je voulais à tout prix me détacher des étiquettes qu’on me collait, donc j’ai choisi le chaos, mais de manière pas du tout maîtrisée. J’ai dit beaucoup de conneries sur des gens mais on en a dit aussi pas mal sur moi.

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En même temps, c’était presque un honneur de me faire trasher par des blaireaux comme Michel Fugain. C’est exactement l’inverse de ce que je voulais faire dans la vie, Michel Fugain. N’y avait-il pas une certaine jouissance de ta part à être dans l’adversité, à jouer au bad boy ? Oui, certainement, rien ni personne ne m’a forcé, sauf certaines fois où j’ai vraiment raconté d’énormes conneries parce que j’étais trop alcoolisé en arrivant à l’interview. En Angleterre, c’est monnaie courante. Les frères Gallagher, même Lily Allen, tout le monde balance sur tout le monde, ça fait partie du folklore et c’est très bien perçu, alors qu’ici on est tellement faux cul que quand quelqu’un casse le deal, tout le monde lui tombe dessus. En France, il ne faut surtout pas trahir l’esprit des Enfoirés, sinon tu passes pour le véritable enfoiré de service. C’est pour ces raisons que tu t’es rapproché des rappeurs ? Ça s’est fait naturellement, je n’ai jamais cherché à faire copain avec untel ou untel. Il se trouve que lorsque j’ai reçu ma première Victoire de

la musique, en 2002, les seuls avec qui je me suis marré backstage étaient les gars du 113. Par la suite, les mecs les plus volontaires que je rencontrais étaient souvent issus du hip-hop, et le fait d’inviter aujourd’hui Orelsan ou Oxmo Puccino sur mon disque est une conséquence logique de cette proximité. Orelsan, je m’étais intéressé à lui sans le connaître, au moment de la polémique autour de son morceau Sale pute, sur lequel je n’avais pas d’avis, juste parce que ça me paraissait dingue qu’on demande l’interdiction d’une chanson. À ce compte-là, il faut pendre Eminem par les couilles place de la Concorde ! Quand j’ai rencontré Orelsan, on a pas mal sympathisé et j’ai vraiment écrit Ne regrette rien sur l’album en pensant à lui. Pour lui mettre la pression, j’ai samplé un morceau d’Eminem sur sa partie. Ça ne l’a pas du tout impressionné.

“si je tape mon nom sur Twitter, je relativise immédiatement l’amour que l’on me porte”

Tu gardes quel souvenir de Pop’pea, l’opéra pop auquel tu as participé au printemps dernier au Châtelet à Paris ? J’ai accepté cette proposition notamment parce que je n’avais jamais fait de théâtre, je voulais connaître cette expérience. Et ça a servi à quelque chose puisque je sais maintenant que je n’en ferai plus jamais ! Pour le reste, c’était une aventure plutôt sympa, notamment grâce à la scénographie de Pierrick Sorin, dont j’adore le travail. En revanche, l’orchestre était vraiment à chier, les musiciens n’étaient pas assez cultivés, autant en pop qu’en Monteverdi, et ça se ressentait. Marc Almond, par exemple, chantait des choses beaucoup trop hautes pour lui. Après, ça reste un bon souvenir, mais sur le moment, c’était la première fois depuis l’école que je n’avais pas envie d’y aller. Quand j’arrivais en taxi devant le théâtre, je me disais “putain, ça recommence, plus que quatre, plus que trois…” Tu n’as plus cette sensation quand tu fais des concerts ? Le cinéma m’a beaucoup aidé, ça m’a vraiment décoincé, alors qu’avant j’étais trop timide, j’avais du mal avec mon

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“j’avais un projet avec Bashung qui ne verra malheureusement jamais le jour. Professionnellement, on s’est ratés deux ou trois fois” corps, ma gueule… Aujourd’hui, je n’en ai plus rien à foutre, c’est à prendre ou à laisser. Si j’ai envie de me rouler par terre, je le fais, quitte à être ridicule. Le fait d’être reconnu comme acteur et non comme un chanteur qui joue la comédie m’a aussi donné confiance. J’en suis à mon dix-septième film, je ne pense pas que les réalisateurs me voient comme un chanteur qui cherche une distraction. Tu parles de vengeance mais tu pardonnes aussi beaucoup, comme avec Henri Salvador dont tu as réalisé un album po sthume ? C’est grâce à notre toubib commun que nous nous sommes réconciliés peu avant sa mort. J’ai donc pu faire cet album l’esprit serein, je savais qu’au fond il m’aimait bien malgré toutes les horreurs qu’il avait pu raconter sur moi. J’avais aussi un projet avec Bashung qui ne verra malheureusement jamais le jour. On s’était pas mal vu avant son dernier album, il aimait beaucoup À l’origine et il avait envie que l’on fasse un disque à la Johnny Cash, avec des chansons qu’il avait composées. On s’était croisés à plusieurs reprises au studio ICP, à Bruxelles, où on enregistrait souvent au même moment, mais professionnellement, on s’est ratés deux ou trois fois. Tout le monde, en France, fait des albums “classe”, avec des cordes. Tu t’en sens responsable ? Le fait que des types comme Katerine ou moi occupent un peu plus l’espace médiatique, c’est sûr que ça a pu aider, mais du coup on repère moins vite les tocards. Avant, c’était plus clair, entre Gainsbourg et Cloclo, il n’y avait pas photo, alors que maintenant les lignes sont plus floues. En même temps, je suis content qu’on redécouvre de vrais songwriters français comme Julien Clerc ou Michel Delpech, ou que quelqu’un comme Vincent Delerm, qui est à mes yeux un petit génie, rencontre un réel succès. J’adore également l’album des BB Brunes, c’est sain que des choses comme ça arrivent. J’ai trop souffert à l’époque où un disque comme L’Éducation anglaise de Katerine n’intéressait que quatre mille personnes.

Tu t’es mis très en avant lors de la dernière campagne présidentielle. Je suis un militant de longue date et je rêvais de connaître ça depuis tout petit. Ma relation avec François Hollande remonte à loin. À la sortie de La Superbe, il m’avait invité à chanter Ton héritage dans une émission de télé et on avait un peu discuté. C’est là qu’il m’a dit qu’il allait se présenter. Je lui ai répondu en plaisantant “alors je vais vous soutenir”, et il a ajouté “mais je vous préviens je vais gagner”… Je l’ai donc accompagné depuis le départ, lors de la primaire et ensuite pour la présidentielle, sauf le 6 mai à la Bastille, où j’estimais ne rien avoir à faire. Je me souviens trop bien de 2007 et de la façon dont Sarkozy a ruiné son image à la Concorde. Ou de la façon dont, à la télé, on avait interrompu Laurent Fabius, un ancien Premier ministre, pour faire intervenir Johnny bourré devant le Fouquet’s. Il y a un moment où les artistes doivent disparaître de la photo. Tu vas avoir 40 ans l’an prochain. Cela revêt un caractère particulier pour t oi ? Pas vraiment, parce que j’ai l’impression d’avoir connu toutes les crises possibles durant la trentaine. Comme j’ai fait des disques pendant cette période, j’ai crevé tous les abcès en direct et j’ai tendance à aller de mieux en mieux avec les années. J’espère maintenant avoir la chance de faire de la musique encore longtemps, même très vieux. J’aimerais jusqu’à mon dernier souffle enregistrer ma voix qui chante, même si plus personne ne m’écoute. album Vengeance (Naïve), sortie le 5 novembre concert le 11 novembre à Paris (Cigale), avec Mai Lan et Yan Wagner Festival Les inRocKs Volkswagen du 5 au 13 novembre à Paris, Lille, Caen, Lyon, Nantes, Marseille et Toulouse

Vanessa Paradis, Orelsan, Oxmo Puccino… Pour regarder notre vidéo sur Benjamin Biolay et ses invités, photographiez ce QRcode à l’aide de votre smartphone et d’une application “flashcode”.

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Jory Cordy

Alt-J (Δ)

le clan des 5

Quatre lettres, un symbole que l’on a vu partout depuis mai, de leur pochette de disque en origami aux doigts des spectateurs pendant leurs concerts. Alt-J (Δ) a débarqué au printemps avec An Awesome Wave, premier album à la beauté sidérante bâti dans la noirceur de Leeds où ses quatre membres se sont rencontrés. Prodigieusement produite, leur pop déconstruite, tortueuse, sans règles ni limites, a conquis les cœurs. Ils ont même été nominés, cette année, au prestigieux Mercury Prize britannique, qu’ils ont toutes les chances de remporter. En live, ils mêlent voix de craie, beats syncopés et guitares pleines de reverb avec une étonnante sensualité. 2012, année du triangle, on veut bien le parier. Ondine Benetier

le 8 novembre à Paris (Boule Noire) altjband.com

Certains ont commencé à se faire un nom, d’autres attendront l’an prochain : cinq révélations assurées du festival 2012.

Willy Moon

le 9 novembre à Lille, le 10 à Paris (Cigale), le 11 à Nantes, le 13 à Toulouse www.willymoon.com

Sacha Rainbow

Notre première vision de Willy Moon est un choc : une vidéo de danseur mondain, gigolo sonné en tuxedo de location de Las Vegas, se déhanchant comme dans un cartoon salace sur un rockabilly futuriste. On ne connaît alors rien d’autre de Willy Moon, mais on lui promet la lune. Ce grand échalas vient en fait de Nouvelle-Zélande, mais c’est à Londres qu’il s’est inventé ce son électrocuté, répondant par des spasmes et des hoquets lubriques à la musique hachée, lacérée, de son groupe de filles farouches. Vous ne connaissez peut-être pas encore son drôle de rock réduit à un squelette épileptique, même si deux de ses chansons sont déjà utilisées par des publicités – et pas pour de la gomina –, mais en 2013, il vous faudra apprendre le twist, le jerk et le pogo, à gogo. JD Beauvallet

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Palma Violets C’était leur septième concert et il n’aura pas fallu plus de deux chansons pour décider d’inviter ces jeunes Anglais à notre festival. Refrains pyromanes, attitude de milords demi-sel, guitares à remous et double chant hautain : c’est toute une tradition de pop anglaise ardente que prolongent ces jeunes teignes. Pas étonnant que le label Rough Trade, témoin et surtout acteur de cette agitation depuis l’incendie punk, ait recruté ces gandins, héritiers énervés de Clash, des Libertines mais aussi d’officines nettement plus complexes, psychédéliques ou illuminées, comme WU LYF. Beaucoup de références pour un groupe dont la discographie se limite à un seul single, mais dont les concerts flamboyants balaient déjà d’un revers de main cette valse des étiquettes. Bientôt, on ne comptera plus les jeunes groupes anglais influencés par les Palma Violets. JDB le 9 novembre à Paris (Boule Noire) www.palmaviolets.co.uk

Saint Michel

Tom Beard

Plus encore que pour leur simple origine géographique commune – Versailles –, c’est surtout pour cette capacité à composer une pop universelle à base de refrains Super Glue et de déhanchements canaillous que l’on peut déjà rapprocher les jeunes Saint Michel de Phoenix. Surtout que le duo emprunte également à ses aînés cette science faussement nonchalante de la production léchée, FM et très variable, entre lissages synthétiques et mélancolies organiques. Avec des merveilles comme Katherine, ces deux garçons pourraient dans les prochains mois – et sans forcer – grimper un Everest pop global, puis contempler de tout en haut un monde conquis et amoureux. Thomas Burgel le 9 novembre à Paris (Boule Noire) www.facebook.com/saintmichelmusic

Wild Belle

le 9 novembre à Lille, le 10 à Paris (Cigale), le 11 à Nantes, le 13 à Toulouse www.wildbelle.com

Phil Knott

Quelques morceaux sur le net et une poignée de concerts, dont un passage très remarqué au festival américain South by Southwest, ont suffi à braquer les projecteurs sur Wild Belle, duo de Chicago composé d’un frère et d’une sœur. Natalie et Elliot Bergman composent des tubes pop collants, sensuels et groovy. Saxophone hérité des Specials, claviers futuristes, groove r’n’b et basses reggae : on pense à des chansons d’Amy Winehouse qu’aurait produites Gorillaz, à du Lily Allen croisé avec Santigold. It’s Too Late, ment le titre de leur récent single. Au contraire : le groupe, qui vient de signer un contrat avec Columbia, sera une des révélations de 2013. Johanna Seban

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Portugal, le grand exil Plongé depuis 2008 dans une crise profonde et sans issue visible, le Portugal connaît une vague d’émigration inédite depuis quarante ans. Un dixième de la population serait concerné. par Anne Laffeter photo Guillaume Pazat/kameraphoto pour Les Inrockuptibles



’humour est la politesse du désespoir. Les Portugais ne manquent ni de l’un, ni de l’autre. Pourtant, lorsque le Premier ministre de centre droit Pedro Passos Coelho leur a conseillé de “faire plus d’efforts” et de “quitter leur zone de confort en cherchant du travail ailleurs”, Sara Machado da Graça n’a pas ri. À ce souvenir, elle sert les dents et grogne. Les mots lui manquent pour exprimer sa colère. À cause de la crise, Sara doit quitter son pays. Sur une photo prise le 15 septembre lors de la manifestation contre l’austérité, tout sourire, elle porte un casque de chantier coiffé d’un petit avion et du slogan “C’est vous qui devriez partir là où un éclair vous casserait en deux”. Sara a 40 ans, un regard franc et l’énergie du désespoir comme carburant. Sa “zone de confort” – si elle en a déjà eu une – s’est effondrée depuis des mois. Plus de boulot, plus d’argent. D’argent, elle n’en avait pas vraiment besoin avant la naissance de son fils Bilal, un an et demi. Aujourd’hui, elle n’a plus le choix.

Le 5 décembre, valise et gamin sous le bras, elle posera le pied à Macao, ancienne colonie portugaise, sans billet retour. Auparavant, Sara doit vider sa ferme, située à une heure de Lisbonne, vers Montemor-O-Novo, au nord de l’Alentejo, une région agricole de tradition communiste. Dans son salon, les pièges à mouches emprisonnent les insectes attirés par les vaches du voisin. Sara organise une fête aux allures d’enterrement. C’est une vente aux enchères. Sur la table de la cuisine, Elsa, sa mère, a disposé gâteaux aux noix et tartes salées pour ses amis acheteurs-déménageurs potentiels. “Je ne suis pas à vendre”, lâche Elsa dans un sourire bravache qui cache mal l’infinie tristesse de voir partir sa fille unique et son petit-fils à plusieurs milliers de kilomètres. Sur ses affaires, Sara scotche des étiquettes jaunes pour inscrire les enchères. De la boule à facettes au radiateur, tout doit disparaître. Sur certains objets, comme un tourne-disque ou un ventilateur vintage, on peut lire “À adopter”. Ceux-là, Sara compte bien les récupérer un jour.

Elle s’est donnée cinq ans, expliquet-elle, pour gagner l’argent qui donnera une bonne éducation à son fils. Une fois débarquée à Macao, Sara a trois mois pour signer un contrat de travail. C’est l’une des villes les plus riches du monde grâce à ses casinos – elle devance même Las Vegas. Sara est scénographe. “Mon plan, c’est de bosser dans les spectacles de casino, comme ceux proposés par le Cirque du Soleil”, précise-t-elle. En cas de coup dur, un ami épicier lui a promis des extras. Sara a senti les premiers effets de la crise dès 2005. Le travail s’est fait de plus en plus rare, jusqu’à disparaître. Le système de protection des artistes, ubuesque au Portugal, ne l’a aidé en rien. Elle quitte la ville pour la campagne

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et ses 250 euros de loyer mensuel. Elle survit grâce à sa mère, retraitée de l’enseignement supérieur. Née en Angola, Elsa est arrivée au Portugal au moment de l’indépendance. Le père de Sara goûtera trois mois aux geôles du dictateur Salazar après avoir été dénoncé pour ses opinions gauchistes. Sara se souvient des années 70, de ce jour où, petite fille, dans le train express Paris-Lisbonne, elle voyageait aux côtés des familles et des travailleurs portugais fuyant la dictature et la misère. Cette image surgie de l’enfance la trouble : “Notre génération a eu la chance de voyager, de choisir de travailler à l’étranger… Je n’avais jamais pensé à émigrer, pas de cette manière, en y étant forcée.” Son amie Marta, 40 ans, ne lui achètera rien, elle n’en a pas les moyens. Assise

sur un pouf au milieu des objets, elle boit une bière, les yeux dans le vague. Elle aussi pense au départ. Marta est architecte, une profession frappée de plein fouet par l’effondrement du secteur de la construction. En avril, elle a quitté son cabinet après un désaccord avec son associé. Depuis, elle n’a ni travaillé ni touché un centime. Elle vit grâce à l’argent de ses parents. Depuis 2008, nombre d’architectes et d’ingénieurs portugais partent au Brésil – JO et Mondial de foot boostent le secteur – et en Angola, où des quartiers entiers poussent comme des champignons. Sa capitale, Luanda, est l’une des villes les plus chères du monde. Contrairement au Brésil, qui attire aussi beaucoup d’artistes, on ne s’installe pas en Angola. On y signe

Marta, 40 ans, architecte, n’a ni travaillé ni touché un centime depuis avril et vit grâce à l’argent de ses parents. Elle envisage à contrecœur de partir à Macao : “J’aurais l’impression de déserter si je pars. C’est le moment de se battre.”

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un contrat de quelques mois ; on y “fait du fric”. Pedro Resende Leão, architecte lui aussi, s’enrichit mais ne sort pas de chez lui à cause de l’insécurité. On a proposé à Pedro Loureiro, photographe, un contrat de 6 000 euros par mois plus le voyage en avion, la voiture avec chauffeur-garde du corps et le logement. L’Angola, pays encore très inégalitaire et corrompu, a d’énormes ressources en matières premières, pétrole et diamant notamment. Une richesse qui lui permet de profiter des privatisations portugaises. Il se dit au Portugal que l’ancien colonisé rachète le pays : Isabel dos Santos, fille du président et femme la plus riche d’Afrique, a fait de substantiels placements dans le secteur des banques et des télécoms ; et un investisseur angolais vient d’acquérir le plus vieux groupe de presse portugais (celui du quotidien Diário de notícias et de la radio TSF). Pendant ce temps, le journal de gauche Público licencie quarantehuit salariés sur deux cent cinquante et le budget de l’agence de presse nationale Lusa est réduit de 30 %. Marta n’ira pas en Angola, mais à Macao, comme Sara. À l’adolescence, elle y a vécu deux ans avec ses parents : “À l’époque, il y avait des relents de colonialisme, la communauté portugaise était petite et ne se mélangeait pas avec les Chinois. J’y suis retournée plus tard, ça s’était amélioré.” Même si les salaires sont bien meilleurs, elle part à contrecœur. Elle n’aime pas Macao, “trop Walt Disney”. Mais Marta garde espoir. Elle attend une réponse pour un plan boulot au Portugal avec la construction du tramway. Elle ne veut quitter ni son appartement – une affaire à 200 euros –, ni son petit ami, employé de Renault à 300 kilomètres de Lisbonne. Une autre raison la culpabilise : “J’aurais l’impression de déserter si je pars. C’est le moment de se battre.

L’autre jour, des Japonais nous ont dit dans un bar : ‘Mais comment pouvez-vous partir alors que votre pays va si mal ?’” Marta est de toutes les manifs. Notamment le 15 septembre, aux côtés de Sara, dans cette manifestation géante déclenchée par un projet de la coalition de droite qui consistait à baisser les cotisations sociales des entreprises tout en augmentant celles des salariés. “Leur but était de faire baisser le coût du travail pour améliorer la compétitivité. Mais les gens se sont dit : quel est le rapport avec la réduction du déficit public ?”, explique l’économiste Nuno Teles. Le gouvernement a reculé. Depuis, les manifs finissent souvent devant l’Assemblée nationale, dans un étrange mimétisme avec l’occupation de la place Syntagma face au parlement grec transformé en camp retranché. La chancelière allemande Angela Merkel est annoncée au Portugal pour la mi-novembre. Marta l’attend de pied ferme. Avant, peut-être, de s’envoler pour Macao. Dans le patio de Sara, Helena fume une clope face à l’enclos, la mine sombre. “Toutes mes amies s’en vont. Il y en a une, par exemple, qui part en Suisse”, lâche-t-elle. Plus jeune, Helena a vécu en France. À 43 ans, elle pense à un départ vers l’Hexagone avec son fils de 13 ans. Sa tante Paula a émigré dans les années 60-70. Depuis, elle est concierge. “Elle me dit de faire attention car les logements ne sont pas donnés et il n’y a plus autant de travail qu’avant.” António Mendes, 54 ans, en sait quelque chose. Au début des années 2000, son entreprise de construction fait faillite. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il s’inscrit dans une agence d’intérim en France. Il arrive en 2003 et enchaîne les grands travaux. Depuis quelque temps, les missions se font plus rares, mais toujours plus nombreuses qu’au Portugal. Comme

dans la rue, personne n’est dupe : “Dans un an, on sera comme la Grèce”

lui, Henrique, la trentaine, a quitté il y a un an le nord du Portugal ravagé par la désindustrialisation pour tenter sa chance en France. Il est rentré au bout de quelques semaines. Cette émigration est à mille lieues de la fuite des cerveaux officiellement déplorée par les politiques. Carlos Pereira, de l’hebdomadaire bilingue franco-portugais Luso Jornal, s’agace : “Hier encore (le 18 octobre – ndlr), le Parti socialiste portugais a demandé au gouvernement de ne pas laisser partir les jeunes, la matière grise… Ce profil ne représente que 15 % de la nouvelle vague d’émigration que nous connaissons actuellement !” Selon lui, cette population, en majorité constituée d’ouvriers non qualifiés, de couples entre 30 et 50 ans de la petite classe moyenne laborieuse frappée par les faillites, l’endettement et le déclassement, emprunte les voies européennes d’émigration des années 70 (France, Suisse…). Insister sur la fuite des cerveaux permet d’occulter les points communs avec la première vague d’émigration, rappel peu glorieux au passé, et de cacher l’ampleur de la casse sociale. Pour les dirigeants, “il faut rester dans la course”. Dans la rue, personne n’est dupe : “Dans un an, on sera comme la Grèce”, entend-on le plus souvent. “On l’est déjà”, estiment les plus pessimistes. Selon Eurostat, la dette du Portugal s’établissait à près de 190 milliards d’euros à la fin du premier trimestre 2012, soit environ 112 % du PIB. En échange d’un plan d’aide de 78 milliards d’euros, la “troïka” (regroupant des experts de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international) réclame la réduction des déficits. Le projet de budget 2013 est d’une rigueur exceptionnelle : relèvement de 4 % de l’impôt sur le revenu, baisse de 17 % du budget de la Santé, de 11 % pour l’Éducation. “Cette austérité renforce une récession déjà à 3 % en 2012”, estime l’économiste Nuno Teles. Ces mesures s’ajoutent à la suppression des 13e et 14e mois des fonctionnaires, à la hausse de 20 à 23 % de la TVA, au passage de celle de la

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Sara, avec sa mère Elsa et son fils Bilal. Ici dans sa ferme de Montemor-O-Novo, au sud de Lisbonne, où elle organise une vente aux enchères de toutes ses affaires avant son départ pour Macao. “Je n’avais jamais pensé à émigrer, pas de cette manière, en y étant forcée.”

Dans quatre mois, si sa reconversion dans le multimédia ne débouche pas sur un emploi, José (debout) partira à Londres, pays de son compagnon Victor (attablé) : “J’ai 47 ans, ici personne ne veut de gens de mon âge.” 31.10.2012 les inrockuptibles 59

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restauration de 13 à 23 %. Le chômage touche 16 % de la population, soit douze points de plus qu’il y a dix ans. Le salaire minimum tourne autour de 450 euros – moins qu’en Grèce. Le salaire moyen avoisine les 800 euros. Le durcissement des règles d’obtention des minima sociaux a exclu des milliers de familles du système. Les queues devant les soupes populaires s’allongent ; les ventes de porridge, bon marché, explosent. De plus en plus d’articles parlent de ces enfants qui vont à l’école le ventre vide. Des policiers sont postés dans les magasins hard-discount Día. Et chacun sait que l’année prochaine sera pire. Il est difficile d’estimer précisément le nombre de Portugais ayant émigré depuis 2008. Fin 2011, le secrétaire d’État des communautés portugaises,

José Cesário, a reconnu que 100 000 à 120 000 Portugais étaient partis. Officieusement, pour cette deuxième vague, on parle de 10 % de la population, soit un million de personnes. Ces victimes de la crise passent parfois par l’Espagne, guère mieux lotie, avant d’atterrir en France ou en Suisse, où des travailleurs portugais se sont retrouvés à dormir dans la rue par des températures glaciales. Ce genre de nouvelles a poussé le secrétariat d’État à lancer une campagne de sensibilisation intitulée “Travailler à l’étranger : s’informer avant de partir”. Pour la famille Gonzaga Pegado, l’Europe n’est plus une destination d’avenir. Maria et Francisco, 40 ans, sont professeurs. Dans deux semaines, ils partent vivre en Afrique du Sud,

au Cap, avec leurs deux filles Madalena, 9 ans, et Raquel, 5 ans. Dans le salon, on devine les premiers signes du grand départ. Maria a réussi le concours de l’Institut Camões, promoteur de la langue et de la culture portugaises, elle sera professeure de portugais. Le couple irradie d’optimisme, certain de vivre une vie meilleure, “over the sea”. Cela fait trois ans qu’ils y pensent. Professeur contractuel, Francisco n’a pas de poste suite aux coupes budgétaires. Avec les 1 400 euros de salaire de Maria et leurs 800 euros de loyer, ils n’arrivent plus à faire face. Un salaire de professeur expatrié avoisine les 2 000 euros. Maria a signé un contrat de six ans mais elle se prépare à voir les fonds gelés – l’Institut Camões dépendant du ministère des Affaires étrangères portugais. Francisco n’a

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le désir de ne pas sombrer est partagé par tous

En novembre, Maria et Francisco vont immigrer au Cap, en Afrique du Sud, avec leurs deux filles, Raquel et Madalena. “Il faut du courage pour passer du désir de partir à sa concrétisation.”

pas de travail pour le moment, mais un plan B. Si ça se passe mal, il demandera la nationalité mozambicaine. Il est né à Maputo, la capitale de l’ancienne colonie portugaise, voisine de l’Afrique du Sud. Ils ne quittent pas de gaieté de cœur le Portugal, “un des meilleurs endroits pour vivre”, disent-ils. La vie pas chère et la nature, une certaine qualité de vie aussi, ont motivé le choix du Cap. Ainsi que la volonté de donner un avenir à leurs filles. “Il faut du courage pour passer du désir de partir à sa concrétisation, expliquent-ils. C’est déjà un long voyage, mais aujourd’hui il n’y a pas d’autres solutions, et ceux qui pensent que la situation s’arrangera dans les dix ans à venir sont des rêveurs.” Devant le centre de formation de l’IEFP (l’équivalent de Pôle emploi) d’Amadora, ville de la banlieue nord de Lisbonne,

des dizaines de personnes fument entre deux cours. Ceux-là ne rêvent plus depuis longtemps, mais qu’il soient jeunes, vieux, blancs, noirs, le désir de ne pas sombrer est partagé sans discrimination. Il n’y a pas si longtemps, ils avaient un métier. Carlos Marçal, 32 ans, ingénieur en informatique au chômage, conduit aujourd’hui le taxi de son père malade. Vera Freitas, Brésilienne de 44 ans, a immigré à Lisbonne il y a huit ans. “J’ai très bien vécu ici, mais c’est fini, ça fait deux ans que c’est la merde”, explique cette coiffeuse. Depuis six mois, son patron a cessé de la payer. Sa famille lui envoie de l’argent du Brésil. En décembre, elle pliera définitivement bagage. José Ferreira Pereira, 47 ans, discute avec un camarade de classe. Casquette rouge, barbe bien taillée, il a le regard de ceux qui ont pris des coups. José habite Oeiras, à l’ouest de Lisbonne, là où le Tage se mélange à l’océan. Par la fenêtre de sa cuisine décorée d’azulejos vert d’eau, on pourrait presque y plonger. José révise, assis devant son ordinateur en face de son copain. Victor est anglais. “Je travaille pour plein de pays. Le seul où je n’ai pas de contrats, c’est le Portugal”, explique cet ingénieur en informatique. José a codirigé un zoo à Lagos (sud du Portugal), pendant dix ans. Un contentieux avec son associé l’a poussé vers la sortie. Il se reconvertit dans la photo mais ne travaille plus depuis deux ans. “J’ai 47 ans, ici personne ne veut de gens de mon âge”, explique-t-il. Il n’allume plus la télé, ne se rend pas aux manifs. “Je consacre tout mon temps à ma formation. Je dois être le meilleur pour trouver un travail, parce que l’année prochaine ce sera pire…” Après un stage, sa formation multimédia lui donnera l’équivalent du bac. L’agence pour l’emploi lui verse 145 euros par mois. Son loyer est de 500 euros. Dans quatre mois, s’il échoue à trouver un emploi, il partira à Londres. Sur les conseils du Premier ministre. 31.10.2012 les inrockuptibles 61

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Ce fut peut-être le mouvement le plus iconoclaste du XXe siècle. Cinquante ans après sa création, deux expositions rendent hommage à cette avant-garde internationale qui repoussa les frontières de l’art. Tentative d’intrusion dans la nébuleuse Fluxus en cinq clés. par Claire Moulène

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Rowland Scherman/Getty Images

1966 – le compositeur John Cage, en concert pour l’ouverture du National Arts Foundation de Washington

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“des individus avec quelque chose d’indescriptible en commun” George Brecht, un des acteurs principaux de Fluxus

rupture(s) C’est sans doute le mot qui permet d’entrer de plain-pied dans la cosmogonie Fluxus. Le coefficient dissident qui, de facto, inscrit dans l’histoire de l’art ce mouvement atypique et tentaculaire comme l’une des dernières avant-gardes du XXe siècle. Si d’aucuns soulignèrent une filiation dadaïste ou le comparèrent, a posteriori, à l’art conceptuel (dont on peut d’ailleurs rappeler que la première formulation apparaît dès 1961 sous la plume d’un des théoriciens de Fluxus, Henry Flynt), Fluxus semble au contraire pratiquer l’art de la tabula rasa et du “après moi le déluge”. Ce qui ne l’empêcha pas, comme l’explique Nicolas Feuillie dans son Fluxus Dixit – Une anthologie, vol. 1 (Presses du Réel, 2002), d’ouvrir une brèche et de “porter en germe toute la problématique artistique des années 60 et 70, posant déjà la question du statut de l’œuvre, du rôle de l’artiste, de son environnement, de l’art comme institution, partageant des interrogations qui trouveront une expression plus formalisée dans l’art minimal, l’art conceptuel, le pop art, la nouvelle danse (…). Son irruption apparaît comme un pied de nez à la culture sérieuse.” Fracture il y a, aussi, au sein même du groupe. C’est d’ailleurs l’une des seules constantes de cette nébuleuse à géométrie variable qui ne cessa de redéfinir ses contours. La plus importante, rebaptisée plus tard le “fluxschisme”, reste celle de 1964, au Judson Hall à New York. Elle oppose Flynt, l’artiste français Ben et George Maciunas, l’instigateur de Fluxus, tous trois défenseurs d’une vision anti-impérialiste de l’art, au compositeur allemand Karlheinz Stockhausen, rejoint par Allan Kaprow, Nam June Paik et Dick Higgins. Cet épisode est caractéristique de ce mouvement porté par une multitude de personnalités qui, d’une certaine façon, écriront toutes leur propre histoire de Fluxus.

la guerre des (non-)chefs Arrivé à New York en 1948, le Lituanien George Maciunas tenta, jusqu’à sa mort en 1978, d’assigner

une identité collective au mouvement. Artiste et graphiste, adepte de classifications en tout genre, c’est à lui que l’on doit la propagande internationale de Fluxus (il est l’inventeur du terme) et les très nombreuses éditions – les fameuses Flux Boxes – apparues au milieu des années 60. À travers ces productions multiples et quantité d’autres tentatives qui se révéleront toutes infructueuses (il poursuivit toute sa vie le rêve d’instaurer une communauté Fluxus et racheta, pour ce faire, de nombreux immeubles à New York, dans ce quartier qu’on n’appelait pas encore SoHo), Maciunas cherche aussi à créer une économie propre au mouvement. Cependant, comme l’écrit Nicolas Feuillie, “il n’y a que Maciunas qui ait écrit un manifeste, qui n’engageait d’ailleurs que lui, et dans lequel bien peu d’artistes se seraient reconnus. Beaucoup au contraire auraient approuvé la déclaration de George Brecht : ‘Avec Fluxus, il n’y a jamais eu aucune tentative d’accord sur des buts ou des méthodes ; des individus avec quelque chose d’indescriptible en commun se sont simplement et naturellement réunis pour publier et jouer leurs œuvres’.” Brecht en fut l’un des acteurs centraux. Un temps complice de Maciunas, il finira par se rapprocher du Français Robert Filliou avec lequel il ouvrira, en 1965 à Villefranche-sur-Mer, la Cédille qui sourit, une galerie-boutique où ils produiront des œuvres échappant aux règles du marché de l’art. À leurs côtés, nombreux sont ceux à avoir intégré ou traversé la galaxie Fluxus : l’artiste et compositeur Nam June Paik, qui prônait l’abolition des frontières entre la vie et l’expérience artistique ; Joseph Beuys, qui en défendait une vision toute personnelle et qui fut très vite écarté du groupe ; Ben, à qui l’on doit les premiers Flux Happenings dans l’espace public ; La Monte Young, dont le répertoire d’œuvres sera publié en 1963, avec la complicité de Maciunas (An Anthology of Change Operations), ou bien encore Yoko Ono qui, dès le début des années 1960, accueille chez elle les premiers activistes de la future tribu Fluxus.

Le compositeur John Cage (aujourd’hui au cœur de la grande exposition du musée d’Art contemporain de Lyon), à travers ses expérimentations sonores et esthétiques, son attrait pour le bouddhisme zen et les cours qu’il dispense dès 1958 à la New School for Social Research à New York, représente une figure tutélaire incontournable pour comprendre la genèse de Fluxus. Quelques années auparavant, il organisait, au Black Mountain College, The Event, installation sonore à laquelle participèrent Merce Cunningham et Robert Rauschenberg et qui fut ensuite désignée par Allan Kaprow comme le premier happening. George Brecht inventera dans la foulée le terme d’event, une forme plus ouverte de happening ne nécessitant pas la présence du spectateur. Brecht en réalisa une centaine, dont il nous reste aujourd’hui les partitions. Ben, Robert Filliou ou Yoko Ono en produisirent également. Un exemple parmi d’autres, cette pièce signée Filliou : No-Play n° 1, 1962. “C’est une pièce à laquelle personne ne doit venir et que personne ne doit voir. C’est-à-dire que la non-venue de qui que ce soit fait la pièce. Malgré l’importante campagne de publicité pour le spectacle (presse, radio, télé, invitations, etc.) : – On ne doit dire à personne de venir. – Il ne faudrait dire à personne qu’il ne devrait pas venir. – On ne doit en tous cas empêcher personne de venir !!! – Mais personne ne doit venir, ou il n’y a pas de pièce. – C’est-à-dire que si des spectateurs viennent, il n’y a pas de pièce, et que si personne ne vient, il n’y a pas de pièce… Je veux dire que, dans un cas comme dans l’autre, il y a une pièce, mais c’est une Non-Pièce”

l’internationale Fluxus Le terme Fluxus apparaît officiellement pour la première fois en 1962 à Wiesbaden, en Allemagne, à l’occasion du Fluxus Internationale Festspiele Neuester Musik.

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Electa/AKG Goettert/AFP

26 avril 1967 – l’artiste Ben crée un happening (Regardez-moi, cela suffit) au Teatro Stabile, à Turin

19 mai 1967 – Yoko Ono présente son exposition 1/2 Life Exhibition, à Londres

Keystone USA/Visual

1962 – l’artiste et compositeur Nam June Paik, au cours d’une performance organisée à l’occasion de la première édition du Fluxus Internationale Festspiele Neuester Musik, à Wiesbaden (Allemagne)

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“toute rétrospective de Fluxus est une fossilisation de Fluxus”

Fred W. McDarrah/Getty Images

Ben (Artpress, 1974)

10 novembre 1959 – Bill Giles, Anna Moreska, Robert Rauschenberg, Merce Cunningham, John Cage et Jasper Johns au Dillon’s Bar, à New York

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Organisée par Maciunas, la manifestation marque le début d’une tournée européenne qui passera par Londres, Copenhague, Paris, Amsterdam, Düsseldorf et Nice. La géographie Fluxus, si elle s’enracine à New York, s’étend très vite au monde entier. Les origines diverses de ses membres y sont sans doute pour beaucoup – Maciunas et Jonas Mekas, qui prendra part tardivement aux activités Fluxus, sont lituaniens, Paik, qui entama sa carrière en Allemagne, est coréen, Ono est japonaise, Ben et Filliou sont français. Mais cette internationalisation massive (qui rappelle au passage l’internationale situationniste) est aussi une stratégie volontaire et assumée portée par l’ambitieux George Maciunas et ses velléités colonisatrices. Dans l’un de ses nombreux écrits, il partagera ainsi le monde en quatre zones (l’Est, l’Ouest, le Nord et le Sud), désignant pour chacune un représentant officiel.

l’iconoclasme, un sport de combat Jouant, selon un Ben déjà adepte de formules chocs, le rôle de “cactus dans le cul de l’art”, Fluxus répond à une injonction destructrice et provocatrice. De fait, l’histoire retiendra de Fluxus une série de gestes s’apparentant à des défis : Paik rendant hommage à Cage en détruisant avec fracas un violon (One for Violin, 1962) ; Maciunas, Ben Patterson et Paik, encore lui, interprétant, la même année, Piano Activities de Philip Corner, soit la destruction d’un piano à queue à l’aide d’un kit d’outils de charpentier ; Ono soumettant son corps au désir voyeuriste des spectateurs lors d’une séance de strip-tease (Cut Piece), etc. “Fluxus porte ses combats hors du terrain de l’engagement classique pour rejoindre tantôt celui de l’agit-prop en tant qu’éléments provocateurs, tantôt un détachement cathartique intériorisant la violence extérieure”, résume l’historien Bertrand Clavez, auteur d’une biographie de Maciunas. Selon lui, les artistes Fluxus gardaient ainsi leurs distances avec le sérieux de l’engagement politique, “voire la discipline de parti, dont se targuaient

les avant-gardes” quand George Maciunas, toujours à contre-courant, affirmait de son côté : “Les buts de Fluxus sont sociaux et non esthétiques.”

l’exposition impossible “Toute rétrospective de Fluxus est une fossilisation de Fluxus. Au même titre que les rétrospectives Dada. À cause de cela, j’ai pensé que s’il devait y avoir une expo Fluxus en France, elle devrait être divisée en deux parties et deux espaces. L’un vivant, l’autre documentaire. La partie vivante aurait été composée d’un bar, de fauteuils, de tables pour jouer, d’établis et d’outils. Les artistes seraient invités à faire durant la durée de l’exposition tout ce qu’ils auraient aimé faire, y compris ne pas être présents”, écrivait Ben dans un numéro d’Artpress de 1974. En cette année anniversaire, la question de l’exposition Fluxus est en effet au centre des préoccupations. “Faut-il une exposition sur Fluxus ou une exposition Fluxus ?”, s’interroge ainsi Pascal Thevenet, l’un des commissaires de la rétrospective de Saint-Étienne, rejoint sur ce point par sa consœur Jeanne Brun : “L’institution hésite à s’emparer de Fluxus comme d’un objet historique et souffre d’une forme de complexe d’impuissance ou d’insuffisance face à la polyphonie, à la richesse conceptuelle de Fluxus et à la diversité de ses productions, s’excusant par avance des limites du récit qu’elle propose.” Et pour cause : Fluxus ne cessa d’orchestrer ses propres sources de production et de diffusion, affirmant “le droit des seuls artistes à prendre en charge un discours historique sur leur œuvre”. Sans compter, comme le rappelle encore Jeanne Brun, que “les objets multiples fluxkits comme les events sont pensés comme des œuvres éphémères, non uniques, modifiables, qui mettent ainsi à mal les principes de classification et de conservation des lieux d’exposition d’art”. Cage’s Satie, La Monte Young et Marian Zazeela, George Brecht jusqu’au 30 décembre au musée d’Art contemporain de Lyon, www.mac-lyon.com Fiat flux : la nébuleuse Fluxus, 1962-1978 jusqu’au 27 janvier au musée d’Art moderne de Saint-Étienne Métropole, www.mam-st-etienne.fr 31.10.2012 les inrockuptibles 67

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quoi de neuf, Tim Burton ? Expos, blockbusters : le réalisateur de Frankenweenie enchaîne les triomphes. Mais n’a-t-il pas peur de se répéter ? recueilli par Jean-Baptiste Morain et Guillaume Sbalchiero

D

e passage à Paris pour présenter son nouveau film d’animation Frankenweenie, Tim Burton semble en pleine forme. Si certains de ses films récents trahissaient un relatif tarissement de son inspiration au profit de la répétition mécanique d’une formule, le cinéaste manifeste toujours autant d’enthousiasme et d’entrain. Pourquoi réaliser un remake de Frankenweenie dix-huit ans après votre court métrage de 1984 en vues réelles ? Tim Burton – Je voulais retrouver par l’animation la pureté de mes dessins originaux. Je voulais aussi du noir et blanc et de la 3D. Dans cette histoire écrite au début des années 80, j’ai voulu ajouter mes souvenirs d’école, des élèves et des profs que j’avais connus, ainsi que de tous les films de monstres que je regardais enfant. Je n’ai pas eu l’impression de refaire Frankenweenie – qui ne durait que vingt minutes dans sa version de 1984. N’avez-vous pas parfois le sentiment de faire toujours le même film, de raconter la même histoire ? Non. Par exemple, Frankenweenie est le premier projet où tout vient de souvenirs très personnels. Je n’avais jamais eu de personnages comme la fille un peu dingo aux grands yeux. Pensez-vous réussir à vous renouveler ? J’essaie ! Clairement, il y a des thèmes, des images que les gens vont retrouver d’un film à l’autre. Mais pour moi ça me semble toujours neuf ! C’est comme ma façon de dessiner : je peux essayer de la changer, mais ce n’est pas si facile. Je suis ce que je suis. Pareil pour mes films… C’est le mieux que je puisse faire, désolé ! (rires) Est-ce que dessiner c’est penser ? Ah oui ! Parce qu’il s’agit d’un moment

privé, zen, où personne ne me parle. Le monde extérieur n’est pas là pour m’exploser la tête ! Mais c’est moins intellectuel qu’émotionnel. En avril dernier, l’exposition qui vous était consacrée à la Cinémathèque française a remporté un énorme succès. Vos films marchent bien en France. Votre relation avec le public français est-elle particulière ? Ce que j’apprécie, en France, c’est que même si les gens n’aiment pas forcément vos films, ils y réfléchissent. Le cinéma n’est pas seulement un business, les gens en parlent, y pensent de façon poétique. Le cinéma y est davantage un art qu’en Amérique, je l’ai tout de suite senti. Ici, on ne se contente pas de distribuer des étoiles ! Les enfants qui visitaient l’exposition avaient l’air de connaître tous vos films, dont certains peuvent a priori effrayer… C’est un préjugé adulte. Les films de Disney ne seraient rien s’ils n’avaient leur part d’horreur. Mais, de toute façon, je ne pense pas avoir jamais réalisé un film d’horreur. J’ai passé ma jeunesse devant la télé à regarder des films beaucoup plus gore que les miens. On a besoin d’images effrayantes pour grandir, dans toutes les civilisations ! Je connais des petites filles de 10 ans qui adorent Sweeney Todd ! (rires) Comment combinez-vous pression économique d’Hollywood et production de films à l’univers très original ? Je n’ai jamais eu le choix. Dès Pee-Wee. Les gens des studios ne pouvaient pas dire : “Éliminons tout ce qui est barjot et ne gardons que ce qui est normal”, parce que les deux choses étaient indissociables techniquement ! Quand on me dit : “Faites en sorte que ce soit accessible au public le plus large !”, je ne comprends même pas ce que cela veut dire. Pour Batman, ils voulaient un film très commercial… Mais je suis incapable

de prédire si le succès sera au présent ! Peut-être un jour travaillerai-je en dehors des studios… Rien n’est impossible. Il y a deux ans, président du jury à Cannes, vous avez attribué la Palme d’or à Oncle Boonmee, du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, réalisé dans un système de production très différent de celui des studios. Pourquoi ? Ce film était porteur d’un phénomène étrange… C’est très bizarre d’être juré : on voit plein de films, on est bombardé de sentiments et d’émotions, on échange nos opinions. Mais ce qui m’a marqué, c’est que les thèmes du film m’étaient proches, comme les rapports entre la vie et le monde des morts. Et plusieurs d’entre nous ont ressenti sa joie de filmer. Les autres œuvres en compétition n’avaient pas ça. Cela vous donne-t-il envie de tourner dans un système plus fragile que celui des studios ? J’ai tourné tous mes films avec un studio, et j’ai toujours pensé qu’un jour je sortirais de ce système. Mais l’argent vient toujours de quelque part et c’est une bataille perpétuelle. Le film de Weerasethakul a été difficile à financer. Tout le monde a du mal à financer un film et à le distribuer, quel que soit le système. Vous avez vu le dernier Batman, de Christopher Nolan ? Non. Mais c’est très bien… (rires) On trouve dans votre atelier à Londres un grand portrait de Larry Hagman, immortel interprète de JR dans Dallas. Qu’est-ce qu’il fait là ? (Il éclate de rire) J’ai grandi dans la culture populaire, j’ai donc des goûts et des objets étranges. Larry Hagman, je l’ai rencontré, il est fou-fou, je l’adore. Il est comme un ado, il y a quelque chose de dingue et d’intrigant chez ce type. lire critique du film p. 72

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Steve Forrest/The New York Times/REDUX/RÉA

“Larry Hagman, je l’ai rencontré, il est fou-fou, je l’adore”

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Bruce Willis

Looper de Rian Johnson Une série B d’anticipation où les personnages, qui voyagent dans le temps, sont à la fois victimes et tueurs. Un coup de maître époustouflant.



ien que situé en 2044, et nous plongeant d’emblée dans un univers SF où les meurtres ne s’opèrent plus que par l’entremise de voyages dans le temps, Looper commence comme un film noir hollywoodien des années 40. Tout est là, conforme : la voix off du narrateur qui se présente et décrit son quotidien de tueur à gages forcément solitaire ; les arrière-salles de tripot où les gangsters préparent leurs méfaits ; même l’apparence vestimentaire du héros, interprété avec un soupçon de détachement adéquat par Joseph Gordon-Levitt, tient du total look Raymond Chandler : pantalons à pinces, chemise blanche, cravate parfaitement ajustée... Mais justement, lorsque son patron, qui, lui, vient du futur, l’entretient sur son look, il ne mâche pas ses mots : “Vous vous habillez comme des gens d’autrefois, les films dont vous copiez les fringues sont déjà des copies de films plus anciens encore et vous

ne le savez même pas.” La vanne n’est pas seulement cinglante et drôle : elle indique aussi une des clés de ce film où le temps ne cesse de se replier, où on ne sait plus qui du présent ou du passé est une copie de l’autre, où plusieurs couches de l’histoire du cinéma remontent à la surface le temps d’un vertigineux palimpseste. Le palimpseste, cette technique médiévale consistant à recycler un parchemin déjà écrit pour y appliquer des inscriptions nouvelles, est la figure maîtresse du film. Figure au sens le plus littéral du terme, puisque le visage de son interprète principal Joseph Gordon-Levitt a été retravaillé numériquement pour qu’y affleurent certains traits de son partenaire, Bruce Willis (le nez de JGL prend la courbure abrupte de celui d’un boxeur, ses lèvres sont affinées...). Car tous deux incarnent un même personnage ; le second a été expédié dans le passé pour être exécuté par le premier.

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raccord

lumière sur Leone les lignes du bien et du mal s’enchevêtrent dans un lacis tout aussi embrouillé que celui du temps

Mais le palimpseste, c’est aussi La Jetée de Chris Marker, autre histoire de meurtre enchevêtrée dans les boucles du temps, où un même homme était victime et témoin de son propre assassinat. Le film en retravaille les courbes jusqu’à y faire figurer son remake officiel, L’Année des douze singes de Terry Gilliam, par la simple présence de son ancien héros Bruce Willis. Dans ce complexe feuilleté, d’autres couches de récits se superposent : une poursuite dans les champs de maïs façon La Mort aux trousses, l’élimination par un tueur du futur d’innocents tous homonymes comme dans Terminator 2... Mais Looper n’est pas pour autant un exercice de style ludique, maniant les références sur le mode du clin d’œil. Au contraire, le film est totalement au premier degré, profond et souvent déchirant. Chaque citation est coulée dans la matière du film et sert pleinement une dramaturgie où le souvenir joue un rôle obsédant. Les souvenirs prolifèrent, certains viennent même du futur (l’épouse morte de Bruce Willis). Il faut les fuir sinon ils vous détruisent. En face, il y a les prémonitions. À deux reprises, un personnage dit voir la vie d’un enfant se dérouler devant ses yeux comme si tout était déjà tracé, qu’au trauma initial succédera implacablement une chaîne de catastrophes. Les prémonitions, il faut les déjouer. C’est cette double injonction qui entraîne les personnages de Looper dans leur course frénétique : s’échapper

à la fois d’où ils viennent et d’où ils vont. Les individus ne sont d’ailleurs pas les seuls à se débattre face à un destin mécaniquement programmé. Dans ses visions, ce sont aussi les grands équilibres géopolitiques du monde que le film déroule sous nos yeux et qui semblent tout aussi inéluctables : l’Amérique des années 40 (du XXIe siècle) s’apparente à un pays du tiers-monde, avec ses mendiants en haillons logés dans des autobus démantibulés ; le français est devenu une langue morte dont le héros, qui en fait l’apprentissage par goût personnel, n’aura aucun usage ; la Chine est désormais le seul chemin qu’emprunte le futur. Dans sa réflexion sur la liberté et le déterminisme, le film pose des enjeux moraux d’une complexité affolante, à l’opposé du manichéisme qu’on associe souvent au cinéma américain de genre. Tous les héros censément positifs commettent un acte abject : l’un dénonce sans sourciller son ami pour sauver sa peau, l’autre tue un enfant, quant au plus frêle des personnages, qui appelle la protection de tous, il est débordé par des pouvoirs paranormaux dévastateurs. Les lignes du bien et du mal s’enchevêtrent dans un lacis tout aussi embrouillé que celui du temps. Pour imposer des partis pris aussi peu conventionnels, une telle originalité dans le propos comme dans son exposition, il faut aujourd’hui, à Hollywood, une bonne dose d’assurance et de détermination. L’auteur complet de cet exploit, son réalisateur et unique scénariste, s’appelle Rian Johnson. Ses deux premiers films, Brick (2005) et Une arnaque presque parfaite (2008), étaient passés inaperçus (mais on brûle de les découvrir). Il n’a pas 40 ans. Après un tel coup de maître, un film aussi ramassé, dense, habité, on jurerait presque nous aussi apercevoir son futur se dérouler sous nos yeux : pour sûr, l’avenir du cinéma américain lui appartient. Jean-Marc Lalanne Looper de Rian Johnson, avec Bruce Willis, Joseph Gordon-Levitt, Emily Blunt (E.-U., 2012, 1 h 50)

Un des nombreux moments forts de l’excellente édition 2012 du festival Lumière à Lyon fut la projection d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone en copie restaurée par la Cinémathèque de Bologne, L’Immagine ritrovata et la Film Foundation de New York, avec des scènes supplémentaires inédites pour une durée totale de 4 h 13. Cette nouvelle version intéressera surtout les historiens, les ultracinéphiles et les fans de Leone. En effet, la source technique différente de ces séquences exhumées leur confère une qualité visuelle sombre, granuleuse, qui jure avec le reste du film. D’autre part, elles n’apportent aucun éclairage particulier et ne font qu’illustrer des aspects secondaires que l’on avait déjà parfaitement saisis par le jeu des ellipses. Une de ces nouvelles scènes est néanmoins très intéressante. Comme dans le film, opérons un retour en arrière. En juillet 2011, dans cette colonne, j’émettais l’hypothèse qu’en tournant ce film, Leone était hanté par la Shoah. N’excluant pas un possible délire interprétatif de ma part, je me fondais sur la reconstitution méticuleuse du quartier juif de New York comme renaissance fictionnelle d’un monde détruit par les nazis, ou sur l’importance de l’année 1933 (pivot narratif dans le film, avènement d’Hitler dans la réalité). Certes, le film évoque l’Amérique, le cinéma comme rêverie opiacée, les labyrinthes du temps et nullement la Shoah, mais j’étais convaincu qu’un cinéaste filmant en 1984 des Juifs traversant le XXe siècle avait forcément songé à ce qui s’était passé en Europe de 1933 à 1945. Or cette nouvelle scène présente un dialogue entre Noodles (De Niro) et le chauffeur d’une limousine (le producteur du film Arnon Milchan) : ils discutent de leur judéité et commentent les premières exactions nazies en Europe ! Ma lecture était donc juste. Et ce film immense encore plus grand.

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Une famille respectable de Massoud Bakhshi avec Babak Hamidian, Mehrdad Sedighian (Fr., Iran, 2012,1 h 30)

Frankenweenie de Tim Burton

Plus Frankenstein que jamais, Burton déterre un de ses premiers courts métrages et le convertit avec succès en blockbuster malin.

 P

ourquoi donc Tim Burton est-il allé déterrer ce court métrage de 1984, réalisé à l’époque où il travaillait pour Disney – avant de se faire virer du studio, puis de le réintégrer, triomphant, il y a quelques années –, pour en faire un remake flambant neuf, en animation image par image (la même technique que pour L’Étrange Noël de Monsieur Jack et Les Noces funèbres) et en (très élégante) 3D ? Le parallèle entre l’intrigue du film et la carrière de son auteur est trop tentant pour ne pas être évoqué : ce chien chéri, écrasé par une voiture et ressuscité illico par son propriétaire, le petit Victor Frankenstein (sic), ne serait-ce pas, au fond, le cinéma de Burton ramené ici à sa vigueur originelle ? Quelle que soit leur réussite (discutable, discutée), les Burton movies de ces dix dernières années se sont caractérisés par une pompe et un maniérisme croissants, le retour du même se faisant au prix d’une esthétique toujours plus criarde… Il n’y a pas davantage de nouveauté ici, mais bien encore une avalanche de références. Le cinéaste touffu demeure dans son jardin d’enfant, bien décidé à nous montrer chacun de ses jouets : Vincent Price, Boris Karloff, Ed Wood, les horror movies de la Universal, Edgar Allan Poe, Godzilla, les Gremlins, la banlieue conformiste d’Edward aux mains d’argent, on en passe. Le seul véritable ajout par rapport au film original (outre le passage à l’animation) est la multiplication

des monstres, qui donne au dernier acte des allures de grand parc d’attraction. Soit. Pas un plan qui n’en rappelle un autre, donc, et pourtant l’impression demeure d’être face à quelque chose de neuf, du moins garanti sans pourriture. Un monstre de Frankenstein sain de corps et d’esprit, en somme – soit très exactement la nature du chien Sparky une fois ramené à la vie. L’intrigue file à toute allure, le découpage est précis comme rarement, l’animation merveilleusement fluide (un peu trop peut-être : on se prend parfois à regretter les accidents de Monsieur Jack), et l’ensemble émeut par sa grâce et sa sincérité. Frankenweenie est ainsi ce drôle de film miraculeux qui, sans rien changer en apparence à la recette, parvient à lui redonner la saveur que nos palais croyaient définitivement perdue. Seule la toute fin, qui semble avoir été concédée à la division “happy ending & vente de produits dérivés” du studio, tempère cette réussite. Avec ce retour aux sources, une boucle semble ainsi bouclée – d’autant plus grâce à l’exposition-rétrospective montrée un peu partout, et notamment à la Cinémathèque française –, et la seule chose qu’on puisse désormais souhaiter à Tim Burton est de trouver de nouveaux chemins plutôt que d’anciens corps à réanimer. Jacky Goldberg

Le retour d’un exilé dans un Iran compliqué. Ayant longtemps vécu en Occident, un universitaire iranien revient enseigner à Chiraz. Pris dans des intrigues familiales et financières, confronté à la surveillance policière et à une administration kafkaïenne, il ne reconnaît plus son pays. À la fois polar, chronique familiale et radiographie politique, Une famille respectable est un dense tableau de l’Iran contemporain, bien écrit et bien joué. La séquence inaugurale, un enlèvement policier nocturne, montre que Bakhshi n’est pas non plus manchot question mise en scène. L’Iran, terre de cinéma féconde. Serge Kaganski

Les Paradis artificiels de Marcos Prado avec Nathalia Dill, Luca Bianchi (Br., 2012,1 h 36).

Frankenweenie de Tim Burton, avec les voix (en VO) de Winona Ryder, Catherine O’Hara, Martin Short (É.-U., 2012, 1 h 27)

Mise en scène shootée pour un résultat vain. Hors son titre, le premier long métrage du Brésilien Marcos Prado n’a rien de baudelairien. Récit polyphonique sur les méandres de la drogue où se mêlent les destins brumeux de deux frères et d’une jeune DJ, le film sombre à cause de l’artificialité de sa mise en scène, malgré l’absence de tout moralisme nauséabond. Boursouflé de ralentis (séquence interminable de rave party sur la plage), de jeux de lumière flashy et d’un arsenal d’effets de manche inutiles, il en devient aussi vacant que les paradis illusoires dans lesquels flottent ses personnages. Baudelaire avait réussi à poétiser les évasions sous substances, à en sublimer le chaos. Prado aurait dû mieux le lire.

lire aussi l’entretien avec Tim Burton p. 68

Guillaume Sbalchiero

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Pays rêvé de Jihane Chouaib avec Nada Chouiab, Patric Chiha, Katia Jarjoura, Wajdi Mouawad (Fr., 2011, 1 h 25)

Évocation inspirée de l’histoire récente du Liban par quatre artistes issus de sa diaspora. Le premier film de Jihane Chouaib les exigeants Home et Domaine traduit d’abord sa nostalgie (avec Béatrice Dalle). personnelle pour son pays natal, Ces quatre témoins se le Liban, où elle a finalement peu promènent, dansent, repèrent, vécu, passant son enfance et sa découvrent, selon les cas, des lieux jeunesse au Mexique puis en du Liban où ils ont vécu ou dont France (laquelle a produit ce film). ils ont rêvé. Jihane Chouaib tresse Par ailleurs, on y trouve une leurs mémoires et leurs troubles réflexion sur la guerre civile qui a pour les rendre collectifs, en dévasté le pays pendant les transformant avec un évident soin années 1970-90 : une plaie jamais esthétique ce documentaire en refermée. Ce conflit traverse les portrait tremblant d’un pays où la expériences passées, présentes et certitude du présent est minée par même futures des quatre témoins les incertitudes du passé. Cela fait interrogés dans ce documentaire. le charme diffus du film. Au Liban, Quatre artistes cosmopolites rien ne semble définitif ni acquis, d’origine libanaise : Nada Chouaib, comme en témoignent les la sœur de la cinéaste, qui menaces qui planent actuellement après avoir été punk est devenue sur cette partie du monde en proie danseuse contemporaine ; aux influences et aux convoitises Wajdi Mouawad, dramaturge extérieures. Un pays poreux donc, et metteur en scène de notoriété qui se caractérise par la volatilité internationale ; Katia Jarjoura, de ses forces vives constituant une journaliste de guerre et réalisatrice vaste et riche diaspora, dont ce qui a poussé très loin sa recherche film en apesanteur est en quelque du risque ; Patric Chiha, sorte un manifeste poétique. Vincent Ostria cinéaste dont on a pu apprécier

Un plan parfait de Pascal Chaumeil avec Dany Boon, Diane Kruger (Fr., 2012, 1 h 44)

Une fausse suite de L’Arnacœur, le charme et l’élégance en moins. Isabelle a la trentaine l’épouser en vitesse et heureuse, un beau Jules et divorcer. Sauf que le gogo une bague de fiançailles en question, physique banal au doigt mais elle se sait mais cœur tendre, finira par menacée : tous les premiers introduire un doute en elle : mariages de sa famille, et si c’était lui, l’élu ? systématiquement, Dilemmes, mensonges et terminent en divorce. Pour faux-semblants : Pascal déjouer la malédiction, Chaumeil reconduit la elle fomente une arnaque : formule de son premier se trouver un pigeon, film, L’Arnacœur, dont simuler le grand amour, Un plan parfait serait en

quelque sorte le négatif déboussolé et ingrat. Plus rien ne fonctionne ici, des détours fantaisistes d’un scénario grotesque à cet évident miscast, où le burlesque compassé de Dany Boon freine l’insoupçonné tempérament comique de Diane Kruger, qui méritait plus bel écrin. Romain Blondeau 31.10.2012 les inrockuptibles 73

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Saudade de Katsuya Tomita Le portrait tentaculaire d’une jeunesse sacrifiée par la crise mais désireuse de revanche. Fiévreux et inventif, le cinéma japonais retrouve enfin du souffle.



ntre toutes les formes de mélancolie répertoriées, il en est une, mystérieuse et secrète, que seule la langue portugaise permet de traduire : la saudade (prononcer “saodadé” comme un râle sur un vieil air de fado). Ce serait, pour la plupart des interprètes, le désir intense d’un bonheur passé au retour incertain, quand d’autres y voient une nostalgie des choses qui ne seront jamais, ou qui auraient pu être. Découvert au Portugal, cet obscur virus mélancolique s’est propagé partout dans le monde (surtout là où la pauvreté s’installe, où la jeunesse agonise), jusque dans les recoins les plus improbables et lointains. Comme dans cette ville industrielle de Kofu, dans la préfecture de Yamanashi au Japon, où a élu domicile le dernier film (et premier à nous parvenir) de Katsuya Tomita, Saudade : l’une des plus précieuses et imprévues découvertes de l’année qui s’achève.

Dans la vie, Katsuya Tomita est chauffeur routier ou parfois petit ouvrier dans le bâtiment, ce qui ne l’empêche pas d’être un fabuleux cinéaste et l’aide même sûrement, tant son œil semble aiguisé par le réel, branché sur un contemporain dont il connaîtrait les moindres replis, étranger à toute complaisance. La légende raconte qu’il pointait sur les chantiers de Kofu quand il y tournait en même temps Saudade, ce furieux objet do it yourself à l’économie ridicule mais à l’ambition majeure : faire le portrait quasi exhaustif d’une jeunesse en plein spleen (“Génération 1982 d’un Easy Rider japonais”, disent-ils), rongée par la crise, la misère, la corruption politique et l’absence de perspective. Pendant les trois heures que dure cette fresque urbaine embrasée, où la fiction se mêle indistinctement au documentaire, Katsuya Tomita s’insinue ainsi dans le quotidien de quelques ouvriers nécessiteux, ces héros d’un Accattone japonais qui courent après les jobs, s’inquiètent du

climat économique et cuvent leur dépression dans les claques lugubres de la ville. Certains, comme Takeru, le membre du collectif hip-hop Army Village, dont c’est ici la première expérience d’acteur, ruminent leur colère le soir dans des concerts sauvages ; d’autres, comme Seiji, pensent à fuir, sans trop savoir vers quelle destination ni quel dessein. Autour de ces très beaux personnages s’agrègent une multitude de groupes et de communautés, que le film va visiter en papillonnant, en offrant à chacun son égal moment d’exposition, son égal temps de parole. Ce sont par exemple les nombreux travailleurs immigrés brésiliens qui, appelés au Japon pour soutenir la bulle économique dans les années 90, subissent désormais de plein fouet la crise, le chômage et leur inévitable corollaire : le racisme des Japonais de souche. Entre elles, ces communautés se frottent et se bousculent dans les dédales d’une ville déserte, Kofu, donc, filmée

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Headshot de Pen-Ek Ratanaruang avec Nopachai Chaiyanam (Thaï., Fr., 2012, 1 h 45)

un superbe geste politique, tantôt exalté, tantôt assombri, proche des grands stylistes du réel avec une inspiration inouïe comme un foisonnant corps symbolique, une architecture de lieux abandonnés, un tissu saturé de souvenirs d’une autre époque, heureuse et prospère, dont il ne reste plus aujourd’hui qu’à chanter la mémoire ou invoquer le retour. Là se situe cette fameuse saudade qui ne cesse d’aspirer les personnages de Katsuya Tomita, et qu’il traduit dans un superbe geste politique, tantôt exalté, tantôt assombri, proche des grands stylistes du réel Pedro Costa (En avant jeunesse) ou Rabah Ameur-Zaïmeche (celui de Bled Number One). Comme eux, le cinéaste japonais croit surtout que le renoncement n’est jamais une voie définitive, et que l’ordre injuste du monde pourrait être enfin contrarié : Saudade, c’est aussi un appel à l’insurrection de la jeunesse, une  déclaration de résistance contre cette tumeur mélancolique qui nous empêche. Il faut alors écouter son incroyable BO, où d’inconnus et fascinants rappeurs japonais et brésiliens se croisent pour chanter la même impatience : “Travailleur précaire, sois fier ! Déracine les gratte-ciel ! Qui sont les fous, eux ou nous ?” Romain Blondeau

Le spécialiste du film noir thaïlandais ne se renouvelle guère. Naviguant comme toujours dans les eaux troubles d’un film noir en apesanteur, Ratanaruang, antithèse urbaine de son compatriote Weerasethakul, s’inspire vaguement du cycle bouddhique des réincarnations pour narrer plusieurs étapes de la vie mouvementée d’un flic devenu tueur (et accessoirement bonze). Malgré des indications signalant les différentes strates temporelles, passées ou présentes, on s’y perd complètement, au point de finir par se laisser porter et de suivre sans sourciller les rebondissements incessants de ce film stylé et sensuel qui n’a qu’un défaut, mais majeur : l’absence de personnages marquants. Il y a beau avoir un héros officiel et deux femmes plus ou moins fatales, on ne s’y attache guère, ce ne sont que des pions interchangeables dans cette démonstration atmosphérique. Si elle n’est pas exempte de beautés fugaces (reptation de la caméra et intégration organique de la musique), ni de gimmicks pittoresques (le héros, après avoir pris quelques balles, voit constamment le monde à l’envers), cette réalisation ne permet pas à Ratanaruang de renouveler son univers pour dépasser son chef-d’œuvre qui reste, à notre sens, Vagues invisibles. Vincent Ostria

Saudade de Katsuya Tomita, avec Tsuyoshi Takano, Paweena Deejai (Jap., 2012, 2 h 47) 31.10.2012 les inrockuptibles 75

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en salle police de caractères Intègre ou corrompu, solitaire ou amical, le flic habite depuis longtemps l’imaginaire cinématographique. Des courses-poursuites de French Connection aux errances de Bad Lieutenant, du mutique Samouraï au délirant Very Bad Cops… La police est ainsi déclinée, entre fictions et documentaires, entre mythe et réalité. Des dizaines de films, un hommage à Alain Delon, des débats : ne cherchez plus, la police sous toutes ses formes est bien là. cycle “Que fait la police ?” jusqu’au 30 novembre au Forum des images (Paris Ier), www.forumdesimages.fr

2/Duo de Nobuhiro Suwa Un homme, une femme, des complications : le très beau premier film inédit du réalisateur d’H Story.

hors salle conte d’automne Une petite heure pour esquisser un portrait d’Éric Rohmer, l’une des figures centrales du 7e art, critique aux Cahiers du cinéma, primé de nombreuses fois (deux Lion d’or, deux Ours d’argent…), découvreur de talents (Fabrice Luchini…), inspiration pour divers cinéastes (Hong Sangsoo…), c’est le défi relevé par Hélène Frappat. Un hommage, aussi, où se joindront les voix des proches (Arielle Dombasle, Françoise Fabian) et des spécialistes (Antoine de Baecque, Jean Douchet) près de trois ans après sa mort. Une vie, une œuvre – Éric Rohmer le 3 novembre à 16 h, sur France Culture

box-office c’est Amour -mour -mour ! Le box-office du 24 octobre tape, tape, tape un refrain qui nous plaît moyennement. Stars 80, le karaoke movie du tandem impayable Thomas Langmann/Frédéric Forestier prend logiquement la tête des sorties avec plus de 80 000 entrées/France le premier jour. Correct sans plus, avec une projection à 2 millions au final. “Qu’est-ce qui bouge le cul des Andalouses ? C’est l’amour.” (Léopold Nord & Vous, 1987). Mais qu’est-ce qui finit deuxième du BO avec 25 000 entrées ? C’est Amour. Beau succès pour le nouveau Haneke qui devrait égaler le score de sa première Palme d’or, Le Ruban blanc et ses 600 000 entrées.

autres films Paranormal Activity 4 d’Henry Joost et Ariel Schulman (É.-U., 2012, 1 h 28) La Traversée de Jérôme Cornuau (Fr., Bel., Lux., 2012, 1 h 37) N’aie pas peur de Montxo Armendáriz (Esp., 2011, 1 h 30) Les Enfants de la nuit de Caroline Deruas-Garrel (Fr., 2011, 26 min) Profession journaliste de Julien Despres (Fr., 2012, 1 h 06) Lili à la découverte du monde sauvage d’Oh Seong-yun (Corée du Sud, 2011, 1 h 33) American Graffiti de George Lucas (É.-U., 1973, 1 h 52, reprise) Le Quai des brumes de Marcel Carné (Fr., 1938, 1 h 31, reprise)

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’est l’une des premières images du cinéma de Nobuhiro Suwa, et aucune autre ne saurait mieux résumer ce qui tourmente depuis toujours l’auteur des superbes M/Other et H Story. Elle est extraite de 2/Duo, son premier film de fiction tourné en 1997, jusqu’alors inédit en France. Que montre-t-elle ? Un homme et une femme dans une même chambre, qui tentent de se parler : lui rassemble les souvenirs d’un rêve de la nuit passée ; elle demeure muette, ponctuant le silence par quelques sons étouffés. Ce simulacre de dialogue, cette complicité mécanique à laquelle le duo se prête, Nobuhiro Suwa va progressivement en révéler la face B, démasquer la pulsion inquiète et dévorante qui sommeille dans un couple désaccordé. Il n’y aura pas ici d’accidents dramaturgiques, ni d’éclats de mélodrame, mais seulement une suite de séparations et de retrouvailles, un chassé-croisé entre deux amants qui échouent à formuler les conditions de leur bonheur, et beaucoup

de questions laissées en suspens (pourquoi se déchirent-ils, surtout ?). À partir de ces figures usées du cinéma moderne, Nobuhiro Suwa filme avec une infinie délicatesse le délitement d’un couple dans de longs plans-séquences qui se répondent en miroir, formant une suite de rimes enchaînées : elle et lui passeront par les mêmes états de mélancolie, de colère ou de prostration, avant que la rupture ne s’impose. Le plus marquant ici est peut-être l’assurance et la grâce précoces avec lesquelles s’affirme la méthode du cinéaste japonais, cette manière de laisser le temps du tournage investir la fiction, de réduire son scénario au strict minimum et d’accorder à ses acteurs (tous bouleversants) le choix de réécrire le texte. Cette manière, précieuse autant que rare, d’être libre au cinéma. Romain Blondeau 2/Duo de Nobuhiro Suwa, avec Hidetoshi Nishijima, Makiko Watanabe (Jap., 1997, 1 h 30)

J’enrage de son absence de Sandrine Bonnaire avec Alexandra Lamy, William Hurt (Fr., 2012, 1 h 38)

L’actrice-réalisatrice rate ses premiers pas dans la fiction. Après un documentaire douloureux que la disparition remarquable (Elle s’appelle de sa progéniture, quel Sabine), Sandrine Bonnaire deuil plus impossible, passe à la fiction. Mado quel sujet plus poignant ? (Alexandra Lamy) semble Mais aussi, quel défi heureuse dans sa vie plus difficile que de réussir d’épouse et de mère d’un un film sur un matériau garçonnet, lorsque son aussi chargé ? On salue ex-mari, Jacques (William le courage de Bonnaire de Hurt), resurgit dans sa vie : s’y être mesurée, mais on entre eux, une histoire est désolé de ne pas être hantée par la mort de leur convaincu par le résultat. enfant. Quoi de plus Si Mado a refait sa vie,

Jacques n’a toujours pas fait son deuil et tente de cautériser sa douleur en se projetant dans une relation avec le fils de Mado. Bonnaire consacre beaucoup de temps au chagrin incurable de Jacques, en le surlignant par une théâtralité et une musique appuyées. Trop de pathos tue l’émotion. Serge Kaganski

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en Carosse ou au Paradis ? Une expo sur Les Enfants du paradis, la reprise dans une superbe copie restaurée du Carosse d’or… L’occasion d’interroger deux monuments du cinéma français, joués l’un contre l’autre par plusieurs générations de cinéphiles.

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n ne va pas vous refaire, soixante ans après, le coup de la guéguerre Renoir-Carné. D’autant que, sur le papier, Le Carrosse d’or et Les Enfants du paradis ont plus d’un point commun. Considérés souvent comme des chefs-d’œuvre de leurs auteurs respectifs, les deux films se déroulent dans le passé, dans le milieu du spectacle (ils débutent et se terminent par un lever et un baisser de rideau), et sont interprétés par deux des plus grandes actrices de leur temps (la Romaine Anna Magnani et la Parisienne Arletty). Tous deux sont des films sur l’apparence, sur les jeux de va-et-vient entre la vie et la scène, les deux s’embrouillant sans

qu’on ne puisse plus les distinguer l’une de l’autre. Ensuite, il faut bien dire que les deux cinéastes ne jouent pas dans la même catégorie. Pour reprendre un concept littéraire courant (que Jean Paulhan expose très bien dans Clef de la poésie), il y a deux sortes de poètes : ceux qui cherchent à exprimer une idée déterminée avec des mots, et ceux qui travaillent le verbe pour le faire accoucher d’une idée encore inconnue. En gros, Renoir part de l’image pour aller vers le sens, Carné fait plutôt l’inverse : il adapte, transforme en images les scénarios fleuris de dessins de Jacques Prévert (qui lui-même travailla avant-guerre avec Renoir sur le savoureux Crime de Monsieur Lange).

Le premier problème des Enfants du paradis, c’est que la vision de l’amour de Prévert est assez immature : tragique, malheureux, impossible, et puis c’est tout (les amants se séparent, et “ne reste sur le sable que le pas des amants désunis”, comme dit la chanson). Celle de Renoir est plus ambiguë, plus coquine, plus charnelle aussi. C’est le premier point. Dans une interview datant de 1974, reprise dans les bonus du DVD qui sort chez Pathé, Prévert explique que toute fiction est un documentaire sur les acteurs qui y figurent. Une idée très moderne, rivettienne en diable. Ce que l’on découvre d’ailleurs dans la grande et belle exposition que consacre

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Les Enfants du paradis (à gauche) et Le Carrosse d’or : deux films qui nouent le théâtre et la vie

aux Enfants du paradis la Cinémathèque française depuis le 24 octobre – tout, des dessins préparatoires aux décors d’Alexandre Trauner ou aux costumes de Mayo, etc. –, c’est que Prévert, d’une certaine manière, était presque autant cinéaste que Carné : il écrivait bien sûr le scénario, mais le choix des acteurs constituait aussi l’une de ses prérogatives, à laquelle Carné ne s’opposait aucunement. Mais Prévert ne va pas jusqu’au bout de l’idée rivettienne : un film est aussi un documentaire sur son tournage. Venons-en au fait : au-delà des différences évidentes de forme (Carné est beaucoup plus expressionniste, lourd et rigide que Renoir, n’y revenons pas), ce sont les conditions mêmes entourant Les Enfants du paradis qui marquent cette œuvre d’une noirceur et d’un poids extrêmes. Tourné pendant les deux dernières années de l’Occupation, le grand

œuvre de Carné (des moyens époustouflants) concentre en personnel humain tous les déchirements de son temps : un scénariste-poète plutôt anar et ex-surréaliste (Prévert), un cinéaste homosexuel de gauche (Carné), un décorateur et un compositeur juifs contraints de travailler dans la clandestinité (Trauner et Kosma), une star française amante d’un officier allemand (Arletty), un acteur officiellement collaborateur (Robert Le Vigan, qui sera vite remplacé par Pierre Renoir, le frère de Jean), etc. Les Enfants du paradis porte sur ses épaules le poids, les erreurs et les contradictions terribles de son époque et de son pays. Renoir, lui, tourne pour la première fois en couleur, de retour en Europe, en 1952, dans le studio 5 de Cinecittà (qui deviendra bientôt l’antre de Fellini), après près de treize ans d’absence. Il vient de tourner un premier

la vision de l’amour de Prévert est assez immature, celle de Renoir est plus ambiguë, coquine et charnelle

chef-d’œuvre en Inde (Le Fleuve) – il enchaînera avec French Cancan en France. À Rome, il a écrit cette adaptation très libre d’une pièce de Mérimée, “en écoutant Vivaldi” comme il le dit lui-même. Et malgré ses inquiétudes de cinéaste (il tourne deux versions : une en italien, une en anglais), Le Carrosse d’or demeure encore aujourd’hui un enchantement suprême. D’une précision, d’une beauté et d’un amour de la vie éblouissants, le film n’a rien perdu de sa splendeur, et il a recouvré ses couleurs d’origine. Jean-Baptiste Morain exposition Les Enfants du paradis à la Cinémathèque française jusqu’au 27 janvier, www.cinematheque.fr Catalogue de l’exposition de Laurent Mannoni et Stéphanie Salmon (Éditions Xavier Barral), 264 pages, 48 € Les Enfants du paradis (Fr., 1945, 3 h 09) en DVD ou Blu-ray, (Pathé Vidéo), environ 20 et 25 € Le Cinéma dessiné de Jacques Prévert par Carole Aurouet (Textuel), 192 pages, 99 € Le Carrosse d’or (Fr., It, 1952, 1 h 40, reprise) en salle le 31 octobre dans la version anglaise d’origine voulue par Jean Renoir 31.10.2012 les inrockuptibles 79

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Hell Yeah! La Fureur du lapin mort

désordre de missions En refusant de se soumettre aux règles des genres établis, Dishonored donne le pouvoir, donc la liberté, au joueur.



tupeur dans le monde des blockbusters : le premier vrai phénomène vidéoludique de cette fin d’année n’est ni une suite, ni un remake, ni même un reboot, mais un jeu original, unique, surgi de nulle part. Ou presque, car le studio lyonnais Arkane s’était déjà distingué en 2002 avec Arx Fatalis avant de tâter du Might & Magic et de prêter main-forte aux développeurs de BioShock 2. Mais deux noms surtout se font remarquer au générique de cet étonnant Dishonored. Le premier est celui de Viktor Antonov, artiste génial d’origine bulgare qui avait déjà conçu la Cité 17 d’Half-Life 2 et qui, ici, donne naissance à la tout aussi frappante ville de Dunwall en s’inspirant, entre autres, de Londres à l’époque victorienne. Le second nom est celui d’Harvey Smith, game designer américain ayant notamment œuvré sur System Shock et Deus Ex qui trouvent ici un bel héritier. Comme ses glorieux précurseurs, Dishonored refuse de se soumettre aux règles des genres établis (action, jeu de rôle, tir, infiltration…) et donne le pouvoir au joueur : à lui de décider de quelle manière il vivra l’aventure de Corvo, son alter ego accusé d’avoir assassiné l’impératrice locale (dont il était le garde du corps) et devenu l’homme de main de la résistance après la prise du pouvoir par un régent félon. Le jeu est constitué

d’une série de missions dont le déroulement n’est jamais écrit d’avance. Alors qu’il nous est demandé de pénétrer dans un bâtiment, opterons-nous pour la partie de cache-cache fébrile ou pour l’offensive frontale ? Peut-être choisirons-nous de fureter dans le quartier pour voir si, en échange d’un modeste service, quelqu’un ne pourrait pas nous faciliter les choses. Peu à peu (et selon nos préférences), notre personnage gagne des pouvoirs surnaturels (se téléporter sur une distance plus ou moins longue, ralentir le temps, prendre possession du corps d’un animal ou d’un être humain…) qui finissent par constituer une stimulante boîte à outils pour gamer expérimentateur. Mais, loin d’être un jeu purement cérébral, Dishonored marie avec une belle finesse l’abstraction (je cherche à résoudre un problème théorique) et l’identification (je me projette dans cet univers virtuel) et provoque du même coup des émotions rares. Comme, par exemple, ce mélange de colère sourde, de dépit et de sentiment de culpabilité éprouvé lorsque, notre approche discrète ayant échoué à tromper la vigilance des gardes, on se résigne à la violence. Parce que, même si c’est Corvo, même si c’est pour de faux, ce qui se passe est bel et bien de notre responsabilité. Erwan Higuinen

Sur PS3, Xbox 360 et PC (Arkedo/Sega), environ 13 € en téléchargement À l’origine, en 2006, c’est pour créer de vrais beaux jeux vendus dans de jolies boîtes que l’entreprenant Camille Guermonprez et le graphiste inspiré Aurélien Regard avaient fondé Arkedo. Après deux réussites sur DS (Nervous Brickdown et Big Bang Mini), quelques soubresauts juridico-commerciaux et, histoire de tâter le terrain, un trio de petits jeux pop à télécharger sur Xbox 360 (Jump, Swap et Pixel), voilà le ministudio indépendant parisien converti au dématérialisé. Le mode de distribution a changé, mais pas sa ligne de conduite au vu du trépidant et bariolé Hell Yeah!, joyeux mélange outrageusement cartoon et au level design inventif de plate-forme 2D, d’action musclée et de séquences gags à la Wario Ware. L’usage voudrait que l’on qualifie de “rétro” les improbables pérégrinations de son lapin prince des enfers (objectif : éliminer les cent monstres ayant contemplé ses compromettantes photos de bain avec un canard en plastique). Il n’y a pourtant rien ici de passéiste mais, au contraire, une manière très sûre de mettre en mouvement, façon tourbillon effréné, une multitude de formes d’hier, d’aujourd’hui, voire – qui sait ? – de demain. En mariant l’acide et le sucré, sans craindre la surcharge, le fouillis, la faute de goût. On en redemande. E. H.

Dishonored sur PS3, Xbox 360 et PC (Arkane Studios/Bethesda), de 40 à 70 €

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Joanna Lumley et Jennifer Saunders

au secours, Ab Fab revient ! Huit ans après l’interruption de la série, les outrancières Patsy et Eddy ont rempilé pour trois épisodes. Que reste-t-il de leur génie ?

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a vague des come-back et autres reformations semblait réservée aux stars de la musique en panne de cash ou trop occupées à dégonfler involontairement leur propre mythologie. Il semblerait que les séries n’échappent plus au syndrome Rolling Stones, même si c’est encore par petites touches. Heureusement, personne n’a encore eu l’idée géniale de dire oui à une reformation intégrale de la bande d’ex-trentenaires de Friends. Par contre, les deux copines dépravées d’Absolutely Fabulous ne se sont pas gênées. Il faut dire qu’elles ne se gênent jamais. Arrivent sur nos écrans trois épisodes inédits diffusés en Angleterre entre Noël dernier et le mois de juillet, après une interruption de sept ans qui a longtemps paru définitive. Rembobinons pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de ce pilier des comédies modernes. Ab Fab, c’est son petit surnom, a été diffusée pour la première fois sur la BBC en 1992 et créée par Jennifer Saunders (Eddy dans la série), ancienne moitié du duo comique de French and Saunders, cette fois affublée d’une autre partenaire, Joanna Lumley. Les deux personnages principaux, la semi-brune aux répliques assassines (Eddy) et son amie blonde extravagante (Patsy), ont acquis un statut immédiat dans la culture pop, pour le mélange inédit qu’elles proposaient entre le nonsense british et une satire précise et inspirée du monde de la mode. À coups de champagne et de clopes enchaînées, de tenues bariolées et de racisme anti-ploucs, Ab Fab régnait sur l’univers des sitcoms et s’imposait comme un rendezvous politique et hilarant, très gay friendly et plein d’autoparodie. Après une première longue pause entre 1996 et 2001, puis un retour en 2004, Eddy et Patsy

le monde a fini par ressembler à l’océan de superficialité comique que décrit la série depuis vingt ans

auraient pu quitter la scène en pleine gloire. Mais que seraient-elles sans un écrin pour continuer à faire de leur vie une œuvre d’art ? Disons le d’emblée, les trois nouveaux épisodes sont plaisants mais inégaux, les deux premiers étant supérieurs au troisième, qui se déroule juste avant les Jeux olympiques et rame parfois sévèrement. La sensation dominante est celle d’un flash-back pur et simple. Si les intrigues et les références culturelles sont adaptées aux années 2010, Ab Fab n’a pas bougé d’un pouce dans son contenu et son style alors que le monde, lui, a fini par ressembler à l’océan de superficialité comique que décrit la série depuis vingt ans. D’avant-gardiste, Ab Fab est devenue simplement contemporaine, voire légèrement datée. La fille coincée d’Eddy est toujours là avec ses lunettes, sa mère foldingue aussi. Chaque plan pourrait avoir été tourné indifféremment dans les années 90 ou aujourd’hui. Alors que les comédies, notamment anglaises, ont entamé leur mue depuis le triomphe de The Office (2001-2003) et de son style “mockumentaire”, Jennifer Saunders a décidé que sa création ne changerait jamais. C’est paresseux mais intelligent. L’actrice/scénariste préfère se concentrer sur ce qui a objectivement changé à ses yeux : son corps et celui de sa partenaire. Elle a désormais 58 ans et Joanna Lumley huit de plus. Ab Fab nouvelle manière regorge de blagues sur les soucis de poids d’Eddy (“Oui, j’ai doublé de volume” est une de ses premières répliques) tandis que Patsy est gratifiée de plusieurs allusions violentes à des problèmes d’incontinence. Le meilleur moment est celui où cette dernière découvre horrifiée sa vraie date de naissance en allant réclamer le paiement de sa retraite. À cet instant précis, la série retrouve son imparable génie. Et donne plutôt envie de voir le film actuellement en préparation. Olivier Joyard Absolutely Fabulous épisodes Une identité, Un job et Aux Jeux olympiques. Vendredi 2 novembre, 20 h 45, Comédie+ (VM)

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à suivre… Treme, la fin De passage à Paris, David Simon, créateur de la série, ainsi que Michael Lombardo et Richard Plepler, dirigeants de HBO, ont annoncé la fin de Treme après sa prochaine saison, la quatrième, qui sera diffusée en 2013. Le bouquet final ne comptera pas dix épisodes, mais seulement cinq, voire quatre ! Le nombre n’est pas encore arrêté et fait l’objet d’âpres discussions budgétaires. Quant à la suite de la collaboration entre la chaîne et le scénariste, rien n’a été annoncé même si plusieurs projets sont envisagés.

CBS fait le tri En commandant des saisons complètes de ses nouveautés – Elementary (un remake caché de Sherlock Holmes) et Vegas (écrite par Nicholas Pileggi, le scénariste des Affranchis) –, la chaîne américaine dominante CBS a prouvé qu’elle ne misait pas que sur des projets voués à l’échec, comme son drame judiciaire Made in Jersey, retiré de l’antenne après deux épisodes… Elementary sera diffusée en France sur M6 au début 2013.

regrets éternels

Sans son annulation prématurée, ce remake de Prime Suspect aurait pu devenir la meilleure série policière américaine des années 2010. ‘est l’histoire toujours triste d’une série disparue avant l’heure faute d’audience, tandis que d’autres squattent les postes pendant des années et nous ennuient à mourir. Remake de la célèbre et remarquable série anglaise nineties du même nom avec Helen Mirren, Prime Suspect n’a duré en tout et pour tout qu’une demi-saison de treize épisodes sur NBC, en 2011, avant de dire adieu. C’est donc l’intégrale que diffuse Canal+. Homeland renouvelée Après quatre épisodes de Produit par des pointures (Peter Berg, la nouvelle saison, Showtime Alexandra Cunningham, John McNamara), a décidé d’en commander ce polar féminin et féministe avait pourtant une salve de plus. Homeland beaucoup d’atouts, le premier étant son reviendra donc l’année actrice principale, la vénéneuse Maria Bello prochaine pour un troisième (Urgences, A History of Violence), parfaite tour de piste largement mérité, dans le rôle d’une flic souvent de mauvaise toujours avec Claire Danes. humeur et toujours rentre-dedans. Une bombe égarée dans un monde de mecs, voilà un sujet à la fois comique et profond, dépassant l’habituel minimum syndical des séries policières. Breaking Bad (Arte, le 2 à 22 h 20) En plus de mettre en avant sa star sans La saison 4 des aventures de Walter White, chichis, Prime Suspect a eu l’intelligence le loser devenu parrain, est peut-être de piocher dans le meilleur du genre depuis la plus aboutie. On y revient longuement trente ans. D’Hill Street Blues à NYPD Blue, très bientôt. en passant même par The Shield, les fantômes de cop shows mémorables The Wire (France Ô, les 5 et 6 à partir hantent chaque épisode, sans tomber dans de 23 h et 22 h 45) L’intégrale des la citation sans âme. Rêche, parfois brutale, dix épisodes de la dernière saison toujours incarnée, Prime Suspect ne de The Wire diffusée pour la première ressemblait que très peu aux productions fois à la télé française, en VO. On enregistre et on prévient tous ses amis. des grandes chaînes d’aujourd’hui. Elle aurait sans doute mieux vécu sur le câble, mais c’est une autre histoire. La sienne Veep (OCS Max, le 6 à 22 h 30) est close. Il reste encore l’émouvante Après avoir joué Elaine dans la plus Southland pour sauver l’honneur du genre grande série comique de tous les temps policier à la télévision US. O. J. (Seinfeld, 1990-1998), Julia Louis-Dreyfus



agenda télé

interprète une vice-présidente loufoque pour HBO. Son sens du timing burlesque est intact.

Prime Suspect à partir du 1er novembre, 20 h 50, Ca nal+ 31.10.2012 les inrockuptibles 83

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peau de velours, peau de banane Nouvelle réédition, cette fois-ci en coffret dingue de 6 CD, du premier album du Velvet Underground. Un disque haï de son vivant, pourtant devenu l’un des plus influents de l’histoire.

S  écoutez les albums de la semaine sur

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alade de fruits, pas jolie jolie. Récemment, on reparlait de la banane warholienne du premier album du Velvet Underground pour de piteuses raisons : il y a six semaines, Lou Reed et John Cale, les fondateurs du groupe, perdaient leur procès contre la Fondation Warhol qui avait autorisé la firme à la pomme à décliner l’image de la banane sur la coque de ses smartphones. En vrai, la légende du Velvet était aux fraises depuis quelques années déjà. On découvrait en 2010 que la batteuse Maureen Tucker avait viré méchamment réac (mémère vénère des Tea Parties), et on se souvient qu’encore deux ans plus tôt, Lou Reed jouait à Paris pour les cadres d’une banque d’investissement, en concert privé. La chanteuse Nico et le guitariste Sterling Morrison étant décédés, reste John Cale pour sauver l’honneur. Et les disques du Velvet. La réédition anniversaire (il a 45 ans) du premier album du groupe tombe à pic, sous la forme d’un coffret de six CD (avec l’album en versions mono et stéréo, plus du live, des demos, des répètes, des mixes alternatifs et l’album Chelsea Girl de Nico).

Un bel objet pour fans hardcore (les deux CD de live semblent quand même avoir été enregistrés en 1867, ou sur une autre planète), dont les nombreux bonus ne doivent pas détourner l’attention de l’album original – souvent réédité, jamais égalé. On ne se souvient pas des jours anciens où l’on a découvert ce disque. C’était peut-être un dimanche matin, Sunday Morning, comme le morceau qui

voix venimeuse, contrechant spectral, mantras grinçants, batteuse accidentelle… un disque empoisonné

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on connaît la chanson

Mystery Tour de maître Influence sur la scène pop psychédélique d’un film pionnier – et sous influence.

ouvre l’album. Quelques notes de célesta innocentes, une voix de hippie androgyne, une tendre ballade engourdie, qui sent le café au lait et l’herbe fraîchement coupée, un soleil diaphane qui sèche la rosée. Une chanson délicatement baba, à la mode de l’époque (le Summer of Love, le flower power, tout ça), on dirait presque Procol Harum ou les Moody Blues. Mais cette chanson, sortie en single avant l’album, est aussi une sale petite vicieuse, l’antichambre trompeuse d’un trip en enfer. C’est un fait : l’année 1967 est caractérisée par la plus grande concentration de chefs-d’œuvre dans l’histoire du rock. Les Beatles, les Doors, Leonard Cohen, Hendrix, Pink Floyd, Captain Beefheart, Love et beaucoup

d’autres sortent des (futurs) classiques. Le Velvet est sur la photo de la promo 67. Mais à la place du cancre asocial, délinquant et psychotique. Passé la bluette Sunday Morning, rien n’est normal sur le premier album du Velvet. D’abord, il y a la voix venimeuse de Lou Reed, vampire chantant qui séduit les plus jolies mélodies pour mieux les anémier. Puis le contre-chant spectral et candide de Nico, gorgone-enfant germanique aussi belle qu’effrayante. Et les mantras grinçants du violon (et du piano) de John Cale, égarés dans quelque faille spatio-temporelle entre le Moyen Âge européen, le folk primitif des Appalaches et l’avant-garde new-yorkaise. Puis cette batteuse accidentelle, visuellement informe, adepte d’un diddley beat occulte venu d’Afrique à fond de cale. Puis ces guitares en broussailles, en guenilles, en putréfaction. Sur ce disque, tout est obscur, extrême, hostile, toxique, désenchanté, éprouvant, possédé, paranoïaque – ou, pour résumer en un mot, drogué (et très addictif) –, finalement plus proche des salves free-jazz de l’époque que des conventions du rock, fût-il psychédélique. C’est tellement primitif, négatif et aliéné, que ça finit par ressembler à une forme malade de blues, par un groupe qui s’interdit d’en jouer. Réécrire l’histoire : ce disque empoisonné est sorti en mars 1967. On aime croire que le Summer of Love ne fut rien d’autre qu’une réaction, un antidote, un cordon musical sanitaire pour empêcher la prolifération de cette musique aberrante, subversive, dangereuse. En vain : alors que les fleurs ont vite fané dans les cheveux du rock hippie, le Souterrain de Velours a creusé des galeries et des fondations solides dans le punk, la new-wave, la lo-fi, le freak-folk et tous les retours du rock depuis au moins trente ans. Et le premier album du groupe est resté un sortilège et une anomalie dans l’histoire du rock. Intemporel et toujours d’avant-garde, un totem mystérieux, en forme de banane imputrescible.  Stéphane Deschamps album The Velvet Underground & Nico 45th Anniversary (coffret 6 CD, Polydor/Universal)

Il y a dix ans, on faisait le rock sans fioritures : Strokes et Libertines branchaient leurs guitares et enregistraient des disques bruts, transposant sur bande l’urgence des concerts. Depuis, la scène rock a vu l’émergence d’une armée d’artistes psychédéliques : ils passent des heures à soigner la production, préfèrent, plutôt que de les composer, décomposer leurs morceaux. Si la famille est immense, Ariel Pink, Animal Collective, MGMT, Yeasayer ou Dan Deacon sont ses représentants les plus cités. Avant eux, les Flaming Lips, Syd Barrett, les Beach Boys ou Pink Floyd ont apporté leur pièce à l’édifice psychédélique. Moins souvent crédités dans cette catégorie, les Beatles, avec la réédition de leur troisième film, Magical Mystery Tour, rappellent combien ils furent les pionniers du genre. Outre les beaux chapitres sonores qu’il déroule – Blue Jay Way, I Am the Walrus, Flying –, le film, enregistré après le Summer of Love, montre un groupe plus que jamais sous l’influence du LSD. À l’arrière d’un bus, les Beatles traversent la campagne anglaise. Drogués, les sketches évoquent autant l’œuvre des Monty Python que les clips de MGMT : on y voit les Beatles entourés de nains, de passagers faisant des courses en sac, de vieilles tantes obsédées par la bouffe. Copain, à l’époque, des auteurs de la beat generation, c’est McCartney qui s’impliqua le plus dans la réalisation, quitte à brusquer ses partenaires. Si le film témoigne de l’avant-gardisme des Beatles, il a aussi le mérite de rappeler que c’est au bassiste qu’on doit le plus les audaces expérimentales du groupe. Magical Mystery Tour fut boudé par le public à sa sortie – premier échec des Beatles. Le Nouvel Hollywood, en revanche, y trouva l’inspiration : Spielberg, qui l’a étudié à la fac, l’a souvent cité comme influence. DVD Magical Mystery Tour (Apple/EMI)

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le Bugg de l’an 2013 Alors qu’il squatte le sommet des charts en Angleterre avec son premier album, Jake Bugg a repoussé la sortie française de son disque à janvier 2013. Le jeune Anglais, que Noel Gallagher a récemment pris sous son aile en lui confiant la première partie de sa tournée internationale (annulant pour cette raison sa visite prévue au Festival Les inRocKs Volkswagen), passera en revanche par Paris dès novembre : il est annoncé à la Flèche d’Or, le 28.

club aventure Du 11 au 21 décembre, le festival Les Aventuriers s’offre une belle affiche à Fontenay-sous-Bois (94). On entendra ainsi, sur les scènes de l’Espace Gérard-Philipe et de la salle Jacques-Brel, les meilleurs représentants du pays (Fránçois & The Atlas Mountains, Rover, The Bewitched Hands, Stuck In The Sound) et de l’étranger (la rappeuse Speech Debelle, les Londoniens de Breton ou la Scandinave Frida Hyvönen). À noter aussi un concert electro pour jeune public par les joyeux lurons de We Are Enfant Terrible. www.festival-les-aventuriers.com

cette semaine

un dixième album pour Eels

Rocky Schenck

Le 4 février, trois ans après Tomorrow Morning, Mark Oliver Everett publiera Wonderful, Glorious, le dixième chapitre de la discographie de son projet mouvant Eels. Un premier single, New Alphabet, est annoncé pour décembre.

Festival Les inRocKs Volkswagen Lundi 5 novembre, le festival ouvrira les portes de sa 25e édition. Juveniles, Kindness, Lescop et Hot Chip se succéderont sur la scène du Casino de Paris avant les concerts d’Arthur Beatrice, Half Moon Run et Here We Go Magic le lendemain au Divan du Monde. les 5 et 6 novembre à Paris (Casino de Paris et Divan du Monde), festival2012.lesinrocks.com

Fazil Say poursuivi par les islamistes turcs Moins glamour que les Pussy Riot, mais tout aussi grave : le pianiste et compositeur turc Fazil Say, star mondiale du classique, est poursuivi par la justice de son pays pour “atteinte aux valeurs religieuses”, à la suite de tweets athéistes, jugés provocateurs à l’encontre de l’islam. Son acquittement a été refusé et il risque dix-huit mois de prison. Prochaine audience en février.

neuf

Matthew E. White

Alba Lua

Avec sa barbe de dix ans et ses cheveux pleins d’oiseaux, Matthew E. White a la bonne tête du folk bucolique. Image d’Épinal qui vole en éclats quand il chante, une soul réchauffée dans les meilleurs cuivres, accrochée aux cordes les plus souples. Attention : cette musique, jouée par des diables en soie et en rut, pousse au vice. www.matthewewhite.com

Ils viennent de Bordeaux et leurs mélodies gaies et délicates ont déjà enjambé l’Atlantique pour s’inviter sur les pages web à la mode grâce à When I’m Roaming Free. Entre Neil Young, les Libertines et Beach House, la chanson profite de la production maline de Joakim pour confronter les époques. Du neuf avec du vieux. Ou l’inverse. lesinrocks.com/lesinrockslab/artistes/alba-lua

Scott Walker

Jean-Pierre Mirouze

Dans les années 60, avec ses Walker Brothers, il connut un succès à la hauteur des Beatles, avant une carrière solo prodigieuse, décrite comme un “suicide commercial”. Que dire alors de son prochain album, Bish Bosh, où il propulse sa voix et ses arrangements dans les tréfonds du cosmos ? Les extraterrestres seuls comprendront. 4ad.com/artists/scottwalker

La réédition d’une BO fantasque et indomptable pour le film Le Mariage collectif (1971) permet de mesurer l’immense liberté, voire l’excentricité qu’autorisait encore le cinéma dans ces années libertaires. Depuis des années, les extraits en 45t de cette BO se vendaient pour des fortunes : merci aux esthètes du label Born Bad de les sortir du néant. www.bornbadrecords.net

vintage

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un conte de Fay Retour miraculeux de Bill Fay, héros anglais porté disparu depuis quarante ans. Un des grands albums de 2012.



n 1998, le label See For Miles aujourd’hui disparu rééditait deux albums enregistrés par un illustre inconnu à l’aube des années 70. Le choc ressenti alors fut immense, tant à l’écoute du premier (Bill Fay) et de ses orchestrations opulentes signées du jazzman Mike Gibbs que du second (Time of the Last Persecution) et son façonnage plus modeste et intimiste. Mais sous ces deux pierres précieuses soulevées dans la partie la plus ombragée du jardin du folk psychédélique anglais, il n’y avait presque rien, pas d’histoire ni de légende et encore moins de trace de leur auteur, porté disparu depuis

“j’ai enregistré un album à la fin des années 70 dont personne n’a voulu. Normalement, j’aurais dû m’arrêter là”

l’époque. Bill Fay nous avoue aujourd’hui avoir été lui-même ébranlé par la résurgence soudaine d’un passé qu’il pensait à jamais enfoui dans les limbes. Abasourdi par les dithyrambes qui accompagnèrent ces ressorties, où les mots “génie” et “oublié” ne furent jamais aussi justement accolés, l’homme, qui vivait à l’écart du monde de la musique depuis des décennies, ne changea pas grand chose à ses habitudes : “J’ai toujours composé des chansons, je vivais de boulots en intérim mais j’écrivais presque tous les jours. J’ai enregistré un autre album à la fin des années 70 dont personne n’a voulu (Tomorrow Tomorrow & Tomorrow sortira finalement en 2005). Normalement, j’aurais dû m’arrêter là.” C’était sans compter sur une petite équipe de fans, aux premiers rangs desquels David Tibet (le cerveau de Current 93 qui a publié sur son label Durtro des demos de Fay en 2010), Jeff Tweedy de Wilco et

surtout le jeune producteur Joshua Henry, qui ont réuni les conditions nécessaires à une résurrection, et à ce nouveau Life Is People bouleversant d’un bout à l’autre. “Pour moi, il y a un lien direct entre ce que j’écrivais il y a quarante ans et les nouvelles chansons. C’est un peu comme si le temps s’était rapproché, que j’avais poursuivi la même conversation intérieure. Mes chansons de l’époque parlaient de la beauté du monde mais aussi d’une certaine anxiété quant à la disparition de cette beauté. Je pense en être toujours là aujourd’hui, peut-être avec un peu plus d’inquiétude qu’hier.” Un sentiment que traduit la chanson This World, pourtant la plus enjouée musicalement, sur laquelle Jeff Tweedy lui donne la réplique (un peu plus loin, Fay ressuscite le sublime Jesus, Etc. de Wilco) et le reconnecte aux récentes générations pop-folk US qui, de Iron & Wine ou Lambchop à feu Elliott Smith, lui devaient beaucoup.

Mais l’Hibernatus anglais n’est pas là pour un jubilé sans enjeu. Ses compositions vibrent de la même ferveur qu’autrefois, soulignées ici par la présence discrète d’un chœur gospel et enveloppées d’orchestrations aériennes dont le titre Cosmic Concerto résume assez justement les intentions. Malgré le voile des années, la voix de Fay reste l’un des plus sûrs transports vers une forme de rêverie douceâtre qu’accompagnent des ballades au piano bordées de violoncelles caressants (The Never Ending Happening, titre également troublant) ou brodées de guitares aux cordes de soie, offrant l’éblouissante démonstration que les paradis perdus, parfois, sont retrouvés par miracle. Christophe Conte album Life Is People (Dead Oceans/Differ-ant) www.billfay.co.uk en écoute sur lesinrocks.com avec 31.10.2012 les inrockuptibles 87

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Cameron Wittig

tout est possible Jazz, punk, free, pop, l’inclassable et éclectique trio de Minneapolis The Bad Plus fêtait à New York la sortie de son nouvel album, Made Possible. On y était.

 C

’est au beau milieu de Bryant Park que l’on retrouve les trois gentlemen de The Bad Plus. Coincé entre Times Square et la New York Public Library, ce large carré d’herbe est le repaire des boulistes – sans pastis. C’est aussi le seul endroit du coin pour décompresser après s’être fait harceler par Mickey et Bob l’Éponge à l’angle de la 42e et Broadway. Sous un vigoureux soleil de septembre, on s’installe autour d’une table de jardin. Ethan Iverson et Dave King (pianiste et batteur) engloutissent en trois bouchées leurs gigantesques sandwichs : “On est des gars du Midwest”, rappellent-ils pour justifier leur bâfrerie. La veille, les gars se produisaient pour la première fois à Brooklyn, à deux pas de Bedford Avenue : le chef-lieu des hipsters friqués. Pour Chris, leur manager, “c’était un vrai défi de passer des clubs de jazz de Manhattan au Music Hall of Williamsburg, qui ne programme que de la pop indé”. Mission accomplie : la salle était pleine de moustachus tatoués jusqu’au cou, se trémoussant à l’écoute des titres de l’excellent nouvel album, Made Possible.

la salle était pleine de moustachus tatoués jusqu’au cou

En douze ans de carrière, le trio de Minneapolis s’est forgé un public éclectique, créant un consensus progressif entre puristes de jazz et fans de rock – grâce à leurs reprises, de Nirvana à Blondie en passant par Aphex Twin. La réinterprétation jazzifiée a toujours existé : Duke Ellington reprenait les Beatles, version swing. Mis à part la mélodie syncopée, il ne gardait rien. Le processus de The Bad Plus, s’il paraît simpliste, est en réalité bien plus minutieux : “On est attachés à l’intention originale de la musique, on réfléchit à comment se l’approprier, tout en y restant fidèles. C’est pas du genre ‘allez les gars, on tape le bœuf et on verra bien’, on a de vraies conversations”, explique Dave. Mais depuis Never Stop (en 2010), The Bad Plus semble avoir mis de côté les reprises pour se consacrer à la composition, de facto imprégnée de toutes ces influences. Made Possible a été enregistré il y a un an, en deux jours, dans le nord de l’État de New York. Sous l’impulsion du contrebassiste Reid Anderson, le groupe s’est amusé à ajouter des synthés et à bidouiller de l’électronique sur le travail de postproduction. Un aspect qu’Ethan ne tient pas à reproduire live : “Le studio est une chose, la scène une autre. On ne veut adopter aucun automatisme, et surtout pas jouer nos morceaux de la même manière chaque soir. C’est du jazz !” Et ils y tiennent : “En Europe,

la presse nous décrit comme des ‘mecs un peu fous jouant de la pop au second degré’. C’est complètement erroné ! Notre musique est très sérieuse et le jazz en est le centre nerveux”, clarifie Dave, agacé. Passant d’une improvisation collective et démocrate (Re-elect That, pour Barack Obama bien sûr) à un swing implicite ou un punk-rock avec clusters dans les graves du piano, tous les genres se réunissent sur Made Possible, qui s’ouvre sur un hymne pop lyrique, Pound for Pound, composé par Reid. Celui-ci, calme et pragmatique, conclut : “Une des définitions du jazz aujourd’hui est de sonner comme ce qui a déjà été fait. Puisqu’on ne peut être comparé à personne, ça pose de gros problèmes lorsqu’il s’agit de décrire notre musique.” Bien lancé. Véridique qui plus est : le son The Bad Plus est unique. Louis Michaud album Made Possible (Do The Math/Universal) concerts à Paris les 5, 6 et 7 novembre (Duc des Lombards), le 16 mai (Centquatre) www.thebadplus.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Robby Reis

Metz Metz Sub Pop/Pias Punk, sensible et flamboyant : un trésor de rock exaspéré venu du Canada. uoi qu’on pense de la signature de Metz, formation Jean-Jacques Goldman, canadienne dont les membres on ne peut lui retirer d’avoir maîtrisent la règle de trois du su caractériser la condition hardcore sur le bout de leurs humaine en quelques mots : doigts pleins de corne : “On ne change pas, on met juste trois instruments, trois accords, les costumes d’autres sur soi.” des morceaux de trois minutes Jonathan Poneman, le cofondateur maximum et un nombre et actuel directeur du label de décibels à trois chiffres. Pas sûr Sub Pop en sait quelque chose qu’on ait entendu quelque chose – lui qui après avoir fait de d’aussi animal et dans le même sa petite entreprise une référence temps d’aussi accrocheur (surtout en matière de folk (Fleet Foxes, Wasted et son feedback torrentiel) Iron & Wine, Husky), de pop (The depuis le Bleach de qui-vousPostal Service, The Shins, Beach savez. Metz, capitale de l’électricité House) et même de hip-hop (Spoek sauvageonne. Benjamin Mialot Mathambo, THEESatisfaction, Shabazz Palaces), vient de renouer www.metzztem.com avec sa nature profonde de en écoute sur lesinrocks.com avec paratonnerre électrique. Ceci via

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Overhead Death by Monkeys Further Music/Harmonia Mundi

Le rock audacieux et rageur d’un groupe français à part. Un premier album composer et enregistrer comme un théâtre sur lequel se penchait seul ce troisième album épique en haute tension. l’ombre de Chet Baker, un – un comble pour l’un des Il a également la faculté successeur bouillonnant de talents les plus prodigieux d’offrir aux préoccupations l’influence de Sonic Youth, de l’Hexagone. Le rock du garçon (le cosmos, une critique saluant déraisonnable d’Overhead, la religion, et quelque part un chanteur d’exception, et son intitulé comme une au mitan, l’homme) et puis plus rien. Depuis Toy Story, ne se contente le vertige d’un chant glacé huit ans, Nicolas Leroux en effet pas, en une grosse et tourbillonnant. Christian Larrède s’était fait discret, puis, demi-heure, de décliner la sans contrat, choisissait rare amplitude de chansons www.overhead.fr alors de produire, puissantes et rageuses, 31.10.2012 les inrockuptibles 89

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The Jim Jones Revue The Savage Heart

Natalie Wynants

Punk Rock Blues/Pias

Liesa Van der Aa Troops Volvox L’album magnifique à faire peur d’une Belge aussi possédée que son violon. enue de Belgique et du classique, la violoniste Liesa Van der Aa compose l’amour et la mort, et pousse l’humour dans les retranchements de l’absurde, où son premier album s’est niché. Fête baroque et dévastée, défilé de fantômes machiniques, kermesse industrielle en banlieue du réel, Troops est un délire hors des cadres, hors des lois, hors du monde. Sur le disque, dix morceaux qui jouent des coudes, se torturent pour le plaisir, tâtonnent dans une grotte de sons où monstres et chimères s’esclaffent en symphonies possédées. Sur internet, l’album se mue en dix vidéos expérimentales, confiées à une flopée d’artistes touche-à-tout. Objet pas tout à fait identifié, Troops s’impose en projet aliéné, obscur mais crâne : une cérémonie anxiogène qui ravira les fêlés mal léchés, amateurs de poèmes à voir et à toucher. Donc, si affinités : Godard et PJ Harvey sont dans un bateau, mais c’est Wim Delvoye (un autre Belge aussi brillant qu’inquiétant) qui semble mener la barque et faire chavirer la raison. Également actrice, Liesa Van der Aa réussit son numéro d’hypnose – on la suit avec la peur de ne jamais vraiment revenir. Maxime de Abreu

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Le rock’n’roll originel, noir et tribal. Dire que Jim Jones et ses soupapes débridées s’assagissent reviendrait à trouver une certaine suavité à un tord-boyaux polonais ingurgité après une décoction de prune distillée en douce par un vieil oncle berrichon. N’allez donc pas croire qu’un téméraire dompteur ait réussi à leur catalyser l’échappement d’énergie, mais la production confiée pour la seconde fois à Jim Sclavunos confère au déluge quelques respirations inédites et bien vues. On trouvera d’ailleurs que la mise en plis proposée par le batteur attitré de Nick Cave noircit autant le tableau que, paradoxalement, elle l’éclaircit. Du coup, Birthday Party squatte le juke-box et le rock’n’roll retrouve ses ancestrales armoiries de musique du diable. Ce pacte entre deux grandes familles de pyromanes patentés relance la Jim Jones Revue vers une férocité plus contrôlée et d’autant plus cyniquement dangereuse. Jean-Luc Manet concert le 28 novembre à Paris (Maroquinerie) www.jimjonesrevue.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Of Monsters And Men My Head Is an Animal Mercury/Universal En Islande, une troupe radieuse jette des chœurs dans la pop. our ses prestations est sur le bon chemin mais doit scéniques impétueuses, diversifier l’écriture, et mieux on a souvent comparé la éviter les sentiers balisés. troupe d’Of Monsters And Men Si la pop des Islandais avait séduit à Arcade Fire. Des concerts sur le premier ep Into the Woods, ardents, voire explosifs : normal l’album décline en effet la recette pour un groupe qui s’est formé des chœurs extatiques à l’infini entre les volcans d’Islande. (Your Bones, Lakehouse)… Organisé autour de la chanteuse Tel le “wohowohowo” de Coldplay, Nanna, Of Monsters And Men la formule, efficace au départ, agence des chansons antispleen, devient monotone sur la longueur. portées par des mélodies évidentes Johanna Seban et un sens érudit du single. concert le 12 mars à Paris (Trianon) Little Talks, leur premier tube www.ofmonstersandmen.is radieux, n’est d’ailleurs que l’arbre qui cache la forêt de hits potentiels. Il y a ainsi, dans Sloom ou From Finner, assez de mélodies collantes et de chœurs adhésifs pour squatter, cet automne, les radios du pays. Pour ce qui est d’occuper les cœurs, Of Monsters And Men



Wovenhand The Laughing Stalk Glitterhouse/Differ-ant L’ex-16 Horsepower revient avec brio sur les terres brûlées de l’americana. Projet parallèle, denses et hypnotiques : en plumes métalliques. devenu vaisseau amiral entre une envie de C’est noir et empesé, depuis la séparation canaliser un désespoir volatil et sublime. J.-L. M. de 16 Horsepower en 2005, chronique et un besoin de www.wovenhand.com Wovenhand est une autre grand large hérité de ces création hybride de David déserts à portée de main. Eugene Edwards, grand Comme si un Ian Curtis maître yankee de la ruralité héroïque et un Syd Barrett noisy. Fusion expérimentale nerveux tutoyaient les de western savonneux tornades du Middle-West. et de lyrisme toutes voiles Ou comment échafauder dehors, The Laughing Stalk des ambiances en goudron explore de nouvelles pistes, sur des orchestrations 31.10.2012 les inrockuptibles 91

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Bermuda Gombey & Calypso 1953-1960

Claire-Marie Vogel

Frémeaux & Associés

Family Of The Year Loma Vista Nettwerk/Pias Du folk dissipé par la pop : une famille en or venue de Californie. ur leur premier album, Our qu’on connaissait plutôt chez Songbook, on avait trouvé cette MGMT (le tubesque Diversity) famille à l’heure de la sieste, ou Vampire Weekend (Living on marmonnant des folk-songs Love). Car il aurait été dommage qui avaient emprunté à la popde réserver des harmonies aussi music, les garces, le coup du clin indéniables à quelques guitares d’œil fatal. Plus encore que chez sèches et chorales hippies : en les Fleet Foxes, les Californiens laissant plus encore la parole à en salopette pas salopée simulaient quelques cousins éloignés (synthés la béatitude baba, mais on les vintage, chœurs emphatiques), sentait nettement plus cartésiens cette famille s’élargit sans que ça. Les masques – ou les trahir l’esprit. Les songwriters, barbes – tombent sur Loma Vista, deux frangins, s’appellent Keefe. où le groupe admet son amour du On les kiffe. JD Beauvallet refrain : la mélancolie légère glisse www.familyoftheyear.net vers un entrain, voire une jubilation



Tim Burgess Oh No I Love You L’ancien Charlatans flirte avec la country et le folk sur un disque groovy. Drôle de destin que celui de Tim Burgess. Avec ses Charlatans, le musicien n’a, contrairement à la plupart de ses anciens acolytes de la scène Madchester, jamais cessé de publier de nouveaux disques. Résultat : le groupe, après avoir sorti trop d’albums anecdotiques voire mauvais, a perdu une couronne qu’il méritait pourtant, au moins pour la première moitié de sa carrière. En solo, Burgess revient cet automne avec un disque au scénario étonnant : il a été façonné à Nashville avec

Emilie Bailey

Genesis Recording

Lambchop – c’est même Kurt Wagner qui a écrit les paroles. Loin du son baggy des débuts, l’Anglais prolonge ici la renaissance entamée il y a neuf ans avec I Believe : il flirte avec la country (The Graduate) et le folk dylanien, préférant la chaleur des cuivres

aux basses froides, les productions boisées à la danse. Ne serait-ce que pour les guillerets et groovy Anytime Minutes et The Great Outdoors Bitches, Oh No I Love You mérite l’amour. Johanna Seban timburgessmusic.com

Une compile en direct des Bermudes pour ridiculiser les efforts de l’automne. Notre emploi du temps ne va pas nous permettre d’aller aux Bermudes en bermuda cet automne. En revanche, on peut (et c’est même un devoir) envoyer ses oreilles au soleil grâce à cette compilation de chansons nées sous le palmier il y a quelques décennies. Des calypsos et du gombey (son ancêtre aux racines et aux rythmes africains) coolissimes, nonchalamment chaloupés, petites pépites de folk exotique toujours joliment arrangées, pour se trémousser en rêvant de la plage et du soleil. Stéphane Deschamps www.fremeaux.com

Biréli Lagrène Mouvements Universal Jazz France

Entre jazz, rock, blues et soul, un grand album libre. Sans escouade d’invités, mais enrichi par orgue, tambours et saxophones, Mouvements pourrait bien être le meilleur des nombreux albums d’un virtuose de la guitare, qui aura donc mis près de trente ans à s’affranchir de l’héritage de Django Reinhardt. Loin de l’orthodoxie jazz, Lagrène plonge avec ravissement dans des sonorités troubles, crépusculaires, puis laisse remonter à la surface sa rage, sa mélancolie, et la palette multicolore de son jeu. Il est précis comme B. B. King, élégant comme Wes Montgomery, curieux comme Hendrix et ondoyant comme Reinhardt : grand bonhomme et grand disque. Christian Larrède concert le 20 novembre à Argenteuil www.bireli-lagrene.com

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le single de la semaine Crane Angels Duhort Bachen ep

SKIP&DIE Riots in the Jungle Crammed Discs En Afrique du Sud, un duo pioche dans l’electronica et le hip-hop le temps d’un album explosif. Bientôt aux Trans. lle se nomme Catarina Aimée Dahms mais se fait surnommer Cata.Pirata. Ce n’est pas une pirate des Caraïbes, mais une pirate d’Afrique du Sud. Il est hollandais et répond au nom de Jori Collignon – on le rebaptiserait bien Jori Tromignon. Elle est plasticienne et chanteuse, il est producteur. Elle a souvent les cheveux roses ou turquoise, il est plus raisonnable au niveau capillaire. Ensemble, ils forment le duo tout en majuscules SKIP&DIE et publient cet automne un disque qui fait crac boum hue et braque les projos sur l’Afrique du Sud. Pour celui-ci, Cata et Jori se sont entourés de musiciens locaux rencontrés au gré de périples entre Soweto, Johannesburg, Le Cap et Guguletu… Plutôt que de sampler des classiques, ils sont ainsi partis à la pêche aux morceaux sur le terrain. Résultat, Riots in the Jungle, comme l’irrésistible single à qui il a donné son nom, est un disque éclatant comme un carnet de voyage. En vrac, il évoque les cabanes des townships, le soleil de plomb, les routes poussiéreuses, les cafards, les émeutes et les histoires d’amour. Beau programme théorique pour un disque qui, dans six langues différentes – anglais, afrikaans, zoulou, xhosa, espagnol et portugais – prolonge l’entreprise electro-hip-pop entamée par M.I.A. (Delhi Dungeons) ou les voisins de Die Antwoord (Macacos Sujos). Entre funk rieur et shangaan electro, SKIP&DIE choisit de faire de la politique en faisant danser les gens (La Cumbia Dictadura, Anti-Capitalista), et installe ses textes engagés sur le dance-floor. Pas de vuvuzela ici, mais un véritable savoir-faire dans l’art de provoquer les corps en boudant les lignes droites, en soignant les arrangements (Lihlwempu Lomlungu). Cuivres radieux, chœurs festifs, beats molotov et mélodies tyranniques : Riots in the Jungle provoque souvent la transe. Ça tombe bien, le groupe sera à l’affiche des prochaines Transmusicales de Rennes, en décembre. Johanna Seban

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concert le 8 décembre à Rennes (Transmusicales) skipndie.withtank.com

Un collectif bordelais emmène la pop à la plage : feu de camp et de joie. Quand cette chorale, aux mille voix éraillées par le pur plaisir du tue-tête, se lance dans Remember the Beach, on se souvient de cette plage sur-le-champ : on l’a connue, pure et innocente, quand les Beach Boys venaient y surfer ; on l’a retrouvée, souillée par la marée noire, quand les Anglais du shoegazing sont venus y noyer leur chagrin. Sur scène, les Crane Angels séduisent par leur bazar illimité, qui peut passer d’un psychédélisme rieur à des descentes d’acide plus tortueuses. Un sprint en zigzag que suit cet ep hippie, riche en pop saturée, en harmonies entrelacées, où l’été de 1967 continue de chauffer les corps et les esprits. JD Beauvallet concert le 3 novembre aux Primeurs de Massy, le 5 décembre à Rennes (Transmusicales) craneangels.bandcamp.com

Kévin Pailler

Liza Wolters

Animal Factory/Differ-ant

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dès cette semaine

Christine And The Queens 15/11 Figeac, 16/11 Toulouse, 17/11 Villefranche, 20/11 Orléans

Absynthe Minded 8/11 Marseille Alt-J 8/11 Paris, Boule Noire Animal Collective 2/11 Paris, Grande Halle de la Villette, 3/11 Strasbourg Archive 9/11 Bordeaux, 10/11 Toulouse, 16 & 17/11 Paris, Zénith Ariel Pink’s Haunted Graffiti 14/11 Paris, Gaîté Lyrique Rich Aucoin 1/11 Tourcoing, 2/11 Vendôme, 9/11 Laval, 10/11 Le Mans Bat For Lashes 25/11 Paris, Trianon Beach House 20/11 Paris, Trianon Benjamin Biolay 11/11 Paris, Cigale The Bewitched Hands 23/11 Paris, Trianon Bloc Party 3/11 Nantes, 4/11 Lyon, 5/11 Bordeaux, 7/11 Toulouse Mathieu Boogaerts 31/10 Lille, 15/11 Nancy, 16/11 Amiens, 24/11 Nantes John Cale 8/2 Marseille, 9/2 Dijon, 12/2 Paris, Trabendo, 14/2 Angoulême Calexico 12/11 Montpellier, 22/11 Rennes, 24/11 Strasbourg Cat Power 10/12 Paris, Trianon The Chameleons 26/11 Toulouse Chapelier Fou 23/11 Dunkerque, 7/12 Annecy

Hugh Coltman 8/11 Limoges, 14/11 Nancy, 15/11 Paris, Café de la Danse, 17/11 Montpellier, 22/11 Marseille, 23/11 SaintRaphaël, 7/12 Valence, 19/12 Lyon, 20/12 Fontaine Dark Dark Dark 2/12 Paris, La Maroquinerie Speech Debelle 9/11 Paris, Gaîté Lyrique Dionysos 2/11 Lyon, 8/11 Brest, 10/11 Le Mans, 17/11 Amiens, 27/11 Nantes, 28/11 Rennes, 29/11 Rouen, 7/12 Grenoble Django Django 3/12 Paris, Trianon

Eiffel 10/11 Strasbourg, 14/11 Rennes, 15/11 Brest, 16/11 Angers, 21/11 Bordeaux; 22/11 Toulouse, 23/11 Limoges, 28/11 Paris, Trianon Electric Guest 8/11 Lille, 10/11 Nantes, 12/11 Toulouse Festival Les Inrocks Volkswagen du 5 au 13 novembre à Paris, Lille, Caen, Lyon, Nantes, Marseille et Toulouse, avec Pulp, Hot Chip, Benjamin Biolay, Spiritualized, Electric Guest, Alabama Shakes, The Vaccines, Tindersticks, Citizens!, Alt-J, Poliça, Michael Kiwanuka, Kindness, Juveniles, The Maccabees, Half Moon Run, Mai Lan, etc.

nouvelles locations

en location

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com Foals 13/12 Paris, Maroquinerie Gaz Coombes 19/11 Paris, Café de la Danse Get Well Soon 31/10 Paris, Gaîté Lyrique Grimes 16/11 Paris, Gaîté Lyrique Peter Hook 17/12 Paris, Trabendo Hyphen Hyphen 9/11 Poitiers, 1/12 Sannois, 7/12 Saint-Brieuc, 8/12 Dunkerque Jill Is Lucky 29/11 Paris, Flèche d’Or Lafayette 31/10 Paris, Boule Noire La Rumeur 8/11 Paris, Olympia

Lescop 2/11 Marseille Owlle 12/12 Paris, Nouveau Casino Pendentif 16/11 Angers, 23/11, Paris, Olympia, 29/11 Paris, Flèche d’Or, 7/12 Metz, 8/12 Limoges, 13/12 Castres Petit Fantôme 10/11 Reims Prince Rama 30/11 Paris, Espace B Rockomotives jusqu’au 3/11 à Vendôme, avec Puppetmastaz, C2C, Patrick Watson, Klub Des Loosers, BRNS, Mermonte, Michel Cloup, Ladylike Lily, etc.

Rubin Steiner 10/11 Morlaix Tops 17/11 Paris, Espace B Transmusicales du 5 au 9/12 à Rennes, avec Black Strobe, Lou Doillon, Mermonte, Petite Noir, Vitalic, Phoebe Jean And The Air Force, Von Pariahs, Baloji, etc. Tristesse Contemporaine 13/11 Paris, Olympia Patrick Watson 31/10 Caen, 2/11 Nantes, 3/11 Vendôme The xx 16/11 Lyon, 17/11 Bordeaux, 18/11 Nantes, 19/11 Lille, 18/12 Paris, 104

aftershow

Lou Doillon le 24 octobre à Paris (Flèche d’Or) Dans une Flèche d’Or (sur)chauffée par les remarquables Erevan Tusk, Lou Doillon fait son entrée sur les accords martiaux de Defiant, le plus pop et enluminé des morceaux de son premier album. Avec son T-shirt “I’m a virgin” comme clin d’œil à ce dépucelage scénique (à part des minisessions, il s’agit vraiment de son premier concert), elle va, pendant une heure et quart, prendre soin d’éviter les fautes de précipitation, entourée d’un groupe dont elle ne connaît pas encore tous les noms de famille. Sa voix, autre inconnue de ce genre de premier bain, résiste parfaitement, plus ondoyante et racée encore qu’en studio. Devant une Jane B. magnétisée au premier rang, Lou D. n’a pas le temps de trembler, elle est même désarmante de sérénité, ponctue son set par des reprises (un Should I Stay or Should I Go ralenti en blues, un Fever raccord avec la température) et termine seule à la guitare, presque comme à la maison, comme au tout départ de cette petite aventure en passe de devenir grande. Le concert est d’ailleurs suivi d’une petite cérémonie de remise d’un Disque d’or pourtant déjà obsolète, puisque dans la journée Places avait franchi les 100 000 ventes et touchait donc au platine. Christophe Conte 30.10.2012 les inrockuptibles 97

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hot lignes Brigitte Lahaie au secours de la littérature. Pour parler de sexe – mais aussi de politique –, Nathalie Quintane se place sous l’égide de l’ex-star du X. Une fantaisie jouissive et critique.

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lle a illuminé de sa blondeur des films comme Sarabande porno, Langues cochonnes ou La Grande Mouille. Reine du X hexagonal des années 70, Brigitte Lahaie est aujourd’hui une héroïne de roman. Ou plus exactement une médiatrice narrative et littéraire, rôle qui n’est pas sans rappeler celui qu’elle tient derrière le micro dans son émission de radio Lahaie, l’amour et vous, pour laquelle elle déploie ses talents de conseillère en sexualité. Comme les auditeurs qui ne savent pas comment prendre leur pied ou faire jouir leur partenaire, la narratrice de Crâne chaud, le dernier livre de Nathalie Quintane, a elle aussi besoin de l’aide de Brigitte Lahaie, ou “Brigitte” comme elle l’appelle familièrement, pour trouver les mots qui expriment le sexe, écrire ce qu’elle nomme le “sentiment sexuel”. Sur ce plan-là, elle se sent vierge, ne sait pas comment s’y prendre et forcément, elle s’interroge : “Une littérature porno serait une littérature qui ferait oublier qu’elle est littérature pour ne garder que le porno (les pénétrations, par exemple). Mais qu’est-ce qu’une suite de descriptions de pénétrations, sinon un livre dans le style de Perec ?” Ou l’Oulipo comme Ouvroir de littérature pornographique… Pour écrire le sentiment sexuel, “la forme aussi doit être sexy” – “Bataille, par exemple. C’est sexe (il parle de sexe et c’est sexe).” Fidèle à son écriture fragmentée, Nathalie Quintane préfère la volupté des lignes courbes à la linéarité, elle opère un va-et-vient constant entre des sujets a priori sans lien les uns avec les autres et prévient le lecteur dès les premières pages en mettant à nu son dispositif et ses supposées failles :

Quintane touche à tout “Je m’appelle Nathalie Quintane. Je n’ai pas changé de date de naissance. J’habite toujours au même endroit. Je suis peu nombreuse mais je suis décidée”, indique sa biographie officielle et fantaisiste. Nathalie Quintane est née en 1964. En 1993, elle fonde – avec Stéphane Bérard et Christophe Tarkos – RR, revue parodique de poésie contemporaine. Elle publie des textes dans d’autres revues comme Action poétique ou Java. Son premier livre, Remarques, paraît en 1997. De Jeanne d’Arc (1998) à Tomates (2010) en passant par Saint-Tropez (2001), ses textes jouent sur le détournement pour mieux interroger l’histoire et les injustices sociales.

“Je ne dis pas que l’ensemble soit pépère : on pourra toujours me reprocher les sauts du coq à l’âne, les problèmes de ponctuations, les allusions obscures, les paragraphes trop longs et les chapitres trop courts, etc.” Dans Crâne chaud, on passe ainsi des exploits d’une contorsionniste oudmourte à une réflexion sur La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri ; des mérites comparés de l’anus et du vagin à une digression sur Gertrude Stein, cette “femme assez forte qui habita longtemps rue de Fleurus” ; ou encore de la poussée hormonale de l’adolescence aux promenades d’Emmanuel Kant en faisant un détour par Hitler et des transcriptions fictives des émissions de Brigitte. Des éléments disparates qui pourtant s’imbriquent et déplacent le propos, en apparence léger et décalé, vers des zones plus profondes, abolissant la frontière entre le cérébral et le sexuel, entre le “haut” et le “bas”. D’ailleurs, dans le livre, un massage de crâne dans un salon de coiffure se transforme en expérience érotique. D’où le titre : Crâne chaud. Preuve que le sexe n’est pas qu’une affaire de cul. De fil en aiguille, le texte se fait carrément politique. Car tout est politique, on le sait bien. Derrière les anecdotes loufoques, Quintane pose des questions de fond : la sexualité est-elle démocratique ? Existe-t-il une inégalité sexuelle ? Les corps à corps épousent-ils la lutte des classes ? “Comment on fait, pour les sentiments sexuels, sans argent ? HEIN ?” Comment on fait sur “un matelas mousse, bientôt troué de-ci de-là par la piètre qualité de la mousse” ? Et est-ce que le désir ne serait pas seulement une affaire de T-shirt après tout ? : “Les faits sont pourtant simples : soit tu as le T-shirt Fruit of the Loom, soit tu ne l’as pas, mais une copie (Fruit of the Boom). Ayant Fruit of the Loom, tu fais plus qu’entrevoir la baise pour toi ; n’ayant que Fruit of the Boom, tu l’entrevois pour les autres…” Il y aurait donc des exclus du sentiment sexuel, des dominants et des dominés. Là, le texte dérive vers l’insurrection poétique et ne se place plus sous la tutelle de Brigitte Lahaie, mais sous l’égide de Jean Genet et de son “érotique du rapport entre le Palais et le Bidonville”, entre le colonisateur et le colonisé : “Les Tunisiens

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en marge

Canada Dry

Brigitte Lahaie dans Cette malicieuse Martine (1979)

Le bal des prix littéraires va bientôt commencer. Sans vrai suspense ni véritable enjeu.

révoltés étaient-ils encore baisables ?” Déjà, dans Grand ensemble (concernant une ancienne colonie), paru en 2008, Nathalie Quintane abordait les fantômes de la colonisation. Et dans Tomates, sorti en 2010, des considérations potagères lui servaient de prétexte pour évoquer l’affaire de Tarnac. L’air de ne pas y toucher, en avançant de biais, Nathalie Quintane bouscule. Son écriture ironique et frondeuse décontenance. D’autant que, comme l’explique Brigitte à la narratrice, “les paroles sont aussi des actes… elles ont un effet… elles peuvent toucher en plein cœur la personne, bien plus violemment qu’une double pénétration – si vous me permettez la comparaison – parce qu’elles touchent l’être même, ce que l’on est”. Crâne chaud n’est pas un texte pornographique. Ni érotique. Est-il même sexuel ? “Il n’y a pas de rapport sexuel”,

provoquait Lacan dans son séminaire de 1972. Façon de pointer que, même quand deux personnes se frôlent, s’enlacent et s’étreignent, elles ne se rencontrent pas. En réalité, chacun est ramené à soi, éloigné de l’autre par la jouissance. D’où la difficile communicabilité de la sexualité, qui est avant tout affaire de subjectivité. D’où le recours à Brigitte : “Je n’ignore pas ce qu’il y a de moralement condamnable à papoter de Brigitte, à la faire passer de modèle politique à persona, mais ça m’ennuie que dans cinquante ans on puisse ne plus savoir qui est ou vraiment fut Brigitte alors que son émission m’aura en quelque sorte fourni un patron possible de construction progressive d’une intelligence commune – au passage me tirant d’affaire.” Alors, merci Brigitte. Élisabeth Philippe Crâne chaud (P.O.L), 224 pages, 14 €

Bientôt Noël, ses dîners ennuyeux, ses cadeaux pénibles, ses vacances ratées ! À quoi le sait-on ? Au fait que nous venons d’entrer dans la semaine des prix littéraires. Soit, passé une fausse effervescence et parfois, une vraie stupeur (mais pas toujours dans le bon sens), la dernière ligne droite avant l’entrée en dépression de tout être humain digne de ce nom. Magouilles, pas magouilles, renvois de monte-charge ou vraie sincérité : même ce type de (non-)débats qui anime (vaguement, nonchalamment) la presse depuis quelques années tombera à plat au vu de la fadeur des première, deuxième et bientôt troisième sélections des prix importants. Autrement dit, zéro suspense : on sait d’avance que ce sont par trop souvent les seconds couteaux voire les quatorzième roues de carrosse qui décrocheront la timbale en or, au détriment des vraies valeurs de la rentrée. Non, Philippe Djian n’aura pas le Goncourt, ni Santiago Amigorena ou Christine Angot le Renaudot ; Aurélien Bellanger peut déjà dire ciao au Médicis, et Cécile Guilbert et Colombe Schneck ne décrocheront pas le Femina ex aequo… Le seul bon côté de l’affaire, c’est qu’on peut dorénavant épargner à notre journal les frais de représentation (14 567 euros) que lui aurait forcément coûtés notre présence obligée à tous ces cocktails et autres mondanités. L’autre (rare) bon côté de la chose, c’est la présence, tout de même, de l’excellent Patrick Deville sur nombre de listes – mais hélas toujours talonné par l’insipide Jérôme Ferrari, à qui il aura suffi de badigeonner un mauvais roman de saint Augustin par-ci et par-là pour se faire passer pour un auteur métaphysico-existentiel. C’est peut-être entre ces deux-là que se prendra le pouls de l’époque : le cadavre bouge-t-il encore suffisamment pour préférer le whisky au Canada Dry ?

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Avec l’aimable autorisation de Claude du Granrut

Jacqueline Bouvier (auc entre) le jour de ses21 ans , le 28 juillet 1950, au Pays basque

l’école de la ville Comment Paris fut, dans les années 1950-60, le cadre fondateur des destins de Jackie Kennedy, Susan Sontag et Angela Davis. L’historienne américaine Alice Kaplan retrace leurs parcours dans une passionnante enquête.

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u’est-ce que ça veut dire, dégueulasse ?” Chercher la réponse à cette question mérite bien qu’on traverse un océan. Les trois étudiantes américaines, contemporaines de l’héroïne d’À bout de souffle, qui séjournèrent à Paris dans les années 50-60, venaient à la rencontre d’un “rêve parisien” : une cité sulfureuse et poétique, inventée par la littérature d’expatriés de l’entre-deuxguerres. Mais plus qu’une société permissive, Jackie Kennedy, Susan Sontag et Angela Davis y trouvèrent le cadre de leur éducation. Et à travers elle les outils nécessaires à l’élaboration de leur mythe. Prof et historienne américaine, Alice Kaplan s’attache à cette thèse pour retracer leurs parcours parisiens. Construit en triptyque, riche d’une vaste documentation, son essai emboîte d’abord le pas de la jeune Jacqueline Bouvier, 20 ans lors de son année d’études à la Sorbonne, en 1949. Pour cette fille de bonne famille au patronyme français – qu’elle tient selon la légende familiale d’un lignage remontant aux rois de France –, Paris incarne une arène sociale. C’est entre les immeubles bourgeois du XVIIe, les fêtes dans les hôtels particuliers de Saint-Germain et les balades au parc de Sceaux que la future First Lady fait ses armes au sein de la sphère

aristocratique. Elle tombe son uniforme de sage étudiante à socquettes blanches pour adopter un nouveau style vestimentaire : ses fameuses robes droites en jersey, combinées au “rose shocking” conçu par la créatrice de mode Elsa Schiaparelli. Susan Sontag débarque, elle, près de dix ans plus tard, dans un Paris bohème, laissant un mari et un fils derrière elle. La future essayiste et romancière fuit le conformisme et le puritanisme de son pays pour se livrer à une exploration sans limite de “l’Europe amorale”, écrit-elle. La ville revêt à ses yeux l’aspect d’un séduisant laboratoire érotico-intellectuel, où il lui faudra passionnément aimer (son amante Harriet Sohmers, puis l’actrice et productrice française Nicole Stéphane) et se fondre dans la culture d’avant-garde parisienne. Proche de Robbe-Grillet et du Nouveau Roman, puis de la French

Alice Kaplan façonne l’image d’un Paris éclairé, associé à une terre d’émancipation, de liberté morale

Theory, Sontag s’en fit par la suite l’infatigable relais aux États-Unis. Si le tropisme français de Sontag est à part (elle est enterrée au cimetière Montparnasse), la liberté et le soutien qu’y trouva la philosophe et militante Angela Davis dans les années 60 semblent appartenir à un monde enseveli. En côtoyant des artistes engagés comme Genet, elle élabore sa théorie de la révolution, à la base de son activisme politique en faveur des Noirs américains, et la classe intellectuelle française au grand complet la soutiendra lorsqu’elle sera incarcérée aux États-Unis pour “complicité de meurtre”. À travers ces trajets légendaires, Alice Kaplan façonne l’image d’un Paris éclairé, associé à une terre d’émancipation, de liberté morale et politique. Nul angélisme pourtant : si Trois Américaines à Paris construit une vision panoramique, en trois dimensions, de la France des trente glorieuses pour dépeindre son avant-gardisme bouillonnant, le livre laisse entrevoir aussi sa quête éperdue de modernisation et d’opulence matérialiste, qui mènera à Mai 68. Emily Barnett Trois Américaines à Paris (Gallimard), traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Hersant, 384 pages, 23,90 €

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violence et passion Plongée dans la psyché d’un terroriste amateur de bonne chère. Sensuel et brutal, le premier roman de Viken Berberian fait étrangement écho à l’actualité libanaise. n France, on a servant “des bulbes un endroit aussi volatil, ce découvert Viken n’est pas que les gens s’y font d’orteils arrachés ; de petites Berberian en 2009 vertèbres épineuses, tuer. C’est qu’ils se font tuer avec son deuxième des visages violets et pendant qu’ils attendent livre, Das Kapital, satire tumescents ; des coudes le bus scolaire, ou qu’ils sont violente et insolente tendres”. pulvérisés dans un marché du capitalisme globalisé. Les motifs et l’identité à ciel ouvert…” Mais Le Cycliste, premier du groupe terroriste auquel Le Cycliste est un livre roman de cet écrivain appartient le narrateur troublant à plus d’un titre. américain d’origine demeurent nébuleux et À rebours des clichés, arménienne, né au Liban, Berberian semble prendre il pénètre “l’esprit fracturé” est sorti début 2002 plaisir à manipuler d’un terroriste issu aux États-Unis. Six mois son lecteur, à le perdre d’une famille d’artistes, après les attaques dans un dédale de “fanatique de la nourriture” du 11 Septembre, cette sentiments contradictoires. et épris des caresses immersion dans le cerveau Un mélange détonant expertes de sa bien-aimée. d’un terroriste avait fait d’humour et de lyrisme qui Volupté et violence sensation. Ce texte est enfin politique se retrouvent ainsi laisse un goût doux-amer. Élisabeth Philippe traduit en français et il étrangement mêlées. résonne d’une actualité Le narrateur s’apprête à Le Cycliste (Au Diable encore plus tragique tuer plus de 300 personnes Vauvert), traduit de l’anglais aujourd’hui alors que le à l’aide d’une bombe qu’il (États-Unis) par Claro, Liban vient d’être frappé transporte sur son vélo. 304 pages, 20 € par un attentat qui a tué Cela ne l’empêche pas de huit personnes – dont le rêver à des orgies de miel chef des renseignements. et de baklavas, fantasmes Dans Le Cycliste, il est qui donnent lieu à des pages justement question de d’une sensualité extrême. la préparation d’un attentat Mais le malaise s’instaure à Beyrouth. On peut y lire quand les mêmes mots cette phrase sur le Liban : servent à décrire la tuerie à “Ce qui fait de notre pays venir, comparée à un buffet

Ulf Andersen/Solo

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Anne Wiazemsky

Jeanne Moreau sur le tournage de La mariée était en noir

photos sur un plateau Un an après Une année studieuse, Anne Wiazemsky sort une suite en forme d’album souvenir de la Nouvelle Vague. ongtemps, qui prenait la parole, l’œuvre d’Anne pour raconter le tournage Wiazemsky-écrivain de Week-end ou de semblait le départ La Chinoise, mais aussi d’une nouvelle vie artistique. la compagne du cinéaste. Sa première œuvre, Photographies puise sa carrière de comédienne, pour la troisième fois dans ne communiquait guère les souvenirs de la jeune avec celle de la romancière. comédienne des années 60, Jeune fille, en 2007, joignant cette fois à l’écrit en racontant les débuts un beau bouquet d’images de la jeune actrice prises sur le vif. sous la direction à la fois “Au printemps 1967, avec autoritaire et amoureuse le salaire de La Chinoise, de Robert Bresson, semblait je me suis offert un appareil pour la première fois photo (…). Je n’avais d’autre joindre l’une et l’autre. ambition que celle de Ce qu’Une année studieuse, photographier mes proches.” cinq ans plus tard, Une ambition banale approfondissait encore : donc, mais qui, lorsqu’on ce n’était plus seulement est la petite amie du cinéaste l’interprète de Godard le plus hype de la planète,

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offre tout de même un poste d’observation unique. Cet ensemble de photographies, pas toutes très réussies plastiquement, constitue donc un émouvant document sur la Nouvelle Vague au travail, un peu moins de dix ans après son éclosion. Anne assiste au tournage de La mariée était en noir, réussit quelques beaux clichés d’une Jeanne Moreau endeuillée et raconte au passage dans de courts petits textes souvent amusants quelques anecdotes plaisantes sur la rivalité vacharde Godard/Truffaut. Mireille Darc tire un peu la tronche sur le plateau de Week-end (JLG n’était pas tendre avec elle – pas plus qu’avec Jean Yanne –, se souvient Anne Wiazemsky). Des égéries instantanées (Valérie Lagrange, Juliet Berto) ou des mythes plus pérennes (Jean-Pierre Léaud, Pier Paolo Pasolini, Mick Jagger) viennent peupler l’album de souvenirs. Et l’ouvrage, à la fois anodin et charmant, parvient sans forcer à faire regretter à tous ceux qui ne l’ont pas vécu (trop jeunes, pas nés) de ne pas avoir eu 20 ans en plein boom contreculturel des années 60. Jean-Marc Lalanne Photographies (Gallimard), 128 p., 29 €

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Jean-Pierre Fouchet/TOP-RAPHO/Gamma

le bidule de Foucault À partir d’une lecture renouvelée de Michel Foucault, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie confère au néolibéralisme des vertus émancipatrices cachées.

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l n’y a rien de plus commun aux intellectuels critiques que le rejet du néolibéralisme, accusé de tous les maux – la crise du lien social, la disparition du bien public, le repli sur soi… Or cette déploration, justifiée par les dérives observées depuis trente ans au nom de cette idéologie, produit aussi des curieux effets de retournement : par une sorte de transmutation des valeurs, la gauche, prétendant s’y opposer, parle le langage de l’ordre et désigne comme pathologiques l’individualisation, la différenciation des modes de vie, la prolifération de mobilisations minoritaires… Regrettant cela, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie cherche à saisir les points faibles de cette critique trop simpliste du néolibéralisme. Son nouveau livre, La Dernière Leçon de Michel Foucault, propose sous un apparent paradoxe (examiner les apports du néolibéralisme au nom d’une vision de gauche émancipatrice) une riche réflexion sur la manière de renouer avec une “tradition libertaire de la gauche”, de fabriquer une “nouvelle théorie critique qui ne fonctionnerait pas comme une machine à dénoncer le matérialisme, l’individualisme ou la liberté au point de faire l’éloge de la norme collective et des transcendances institutionnelles”. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur une lecture pertinente des derniers écrits de Michel Foucault consacrés au néolibéralisme, notamment son cours au Collège de France intitulé “Naissance de la biopolitique”, dans lequel le philosophe se demande comment élaborer une pratique émancipatrice à l’ère néolibérale. Prenant appui sur ces réflexions, Geoffroy de Lagasnerie vise à rompre avec l’habitude

qui consiste à faire du néolibéralisme une idéologie simplement conservatrice ou réactionnaire : c’est aussi, note alors Foucault, un mode de pensée dont le concept central est moins celui de la liberté que celui de la pluralité. Or Foucault fait sien ce concept néolibéral pour disqualifier les cadres d’analyse unificateurs : “Il ne cesse d’insister sur la façon dont la théorie néolibérale annule la possibilité même d’un regard central, totalisateur, surplombant”, souligne de Lagasnerie. Il y a donc selon Foucault quelque chose d’émancipateur qui s’élabore à travers le néolibéralisme et rejoint ses propres préoccupations : comment éviter de normaliser et contrôler les individus ? Plutôt qu’adhérer bêtement au paradigme néolibéral, dont il ausculte aussi les effets délétères, Foucault fait un usage stratégique de cet outil de pensée, au service d’une critique de la société disciplinaire, en faveur d’une société de la pluralité et de “pratiques de désassujettisement”. En proposant une nouvelle interprétation du travail de Foucault, Geoffroy de Lagasnerie opère un audacieux glissement de sens qui pourra dérouter les foucaldiens orthodoxes autant que les opposants aux sirènes néolibérales. Le malentendu possible serait regrettable tant la rigueur de son analyse des textes et les possibilités qu’elle ouvre reconfigure magistralement les enjeux d’une critique radicale des effets de domination et des pulsions d’ordre. Jean-Marie Durand La Dernière Leçon de Michel Foucault – Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique (Fayard), 176 p., 17 € 31.10.2012 les inrockuptibles 103

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De nouvelles correspondances entre Freud et ses enfants, entre Hannah Arendt et Gershom Scholem, soulignent combien les lettres sont aussi les matériaux d’une pensée.



nvoyer une lettre : la désuétude de l’expression illustre l’absorption de la lettre par l’immédiateté des réseaux. Bien avant les textos compulsifs d’aujourd’hui, les correspondances d’hier rappellent combien il est aussi possible d’écrire tout ce qui passe par la tête, de manière à la fois réfléchie et pulsionnelle. Précédant le modèle du geek accroché à ses machines, l’inventeur de la psychanalyse Sigmund Freud a par exemple écrit plus de vingt mille lettres tout au long de sa vie ! Si beaucoup d’entre elles ont déjà été expertisées, un nouveau corpus est exhumé à travers deux livres recensant celles qu’il envoya à ses six enfants. La lecture des lettres aux cinq premiers révèle un univers familial singulier, habité par ce moment particulier de l’invention du langage psychanalytique : Freud se penche sur les détails de la vie quotidienne de ses proches. Il s’attarde sur leur santé, leurs querelles, leurs vacances, leurs amours, leurs chagrins… Par l’écriture, qui est aussi une forme de distance et de neutralité bienveillante, il ausculte, conseille et “contrôle” sa famille.

La famille Freud réunie en 1911

L’autre correspondance, celle qu’il eut avec sa dernière fille Anna, entre 1904 et 1938, propose un registre plus complexe. Anna fut en effet sa patiente : effrayé à l’idée que celle qu’il surnommait sa “fille unique” devienne lesbienne, il l’incita à s’allonger sur son divan. Le côté patriarcal traditionnel de Freud s’imbrique sans cesse ici dans sa pratique analytique. Cet enchevêtrement signe aussi la grandeur potentielle du genre de la correspondance qui, par-delà sa valeur de témoignage, élargit, de manière oblique, la connaissance d’une œuvre. De ce point de vue, la correspondance inédite entre la philosophe Hannah Arendt et son ami le cabbaliste Gershom Scholem, qui dura de 1939 à 1963, révèle une part éclairante de la pensée de l’auteur de La Crise de la culture. Le principe de la correspondance a toujours participé de la construction de sa pensée : après celles avec Karl Jaspers, Martin Heidegger et d’autres, ces nouvelles lettres rappellent comment Arendt articula sa judéité à la question du sionisme. Indépendante du judaïsme, attachée à une citoyenneté sans communauté, elle disait

Freud Museum, London

l’être à la lettre désirer la Palestine et ne pas y aller parce que le devoir lui dictait de vivre parmi tous les peuples, “avec eux et contre eux quand ils ne veulent être que des peuples”. Tenues par les règles qu’elles s’inventent, les correspondances ont cette vertu de faire transpirer, sous la chronique de l’actualité, les plis d’une pensée, en documentant les chemins tortueux de son édification. Jean-Marie Durand Hannah Arendt, Gershom Scholem Correspondance (Seuil), traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, 638 p., 29 € Sigmund Freud Lettres à ses enfants (Aubier Psychanalyse), traduit de l’allemand par Fernand Cambon, 608 p., 27 € Sigmund Freud, Anna Freud Correspondance 1904-1938 (Fayard), traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, 664 p., 35 €

la 4e dimension Foucault inédit Rendez-vous au Centre WallonieBruxelles, à Paris, pour découvrir Peu importent les rumeurs de conflit Mal faire, dire vrai. Fonctions de d’intérêts qui entourent l’attribution du prix l’aveu en justice, une série de leçons Nobel (le traducteur suédois de Mo Yan, données par le philosophe. membre de l’Académie, aurait fait un le 6 novembre à 19 h, Paris IVe, www.cwb.fr intense lobbying auprès des autres jurés), Gaomi, la ville natale de l’écrivain chinois compte ouvrir un parc d’attractions un nouveau Ian McEwan dédié à sa star locale. Sweet Tooth, le nouveau roman de l’écrivain anglais, sort le 13 novembre en VO chez Nan A. Talese. Dans les années 70 , Serena Frome, une ravissante étudiante de Cambridge, intègre le MI5. Sa mission : infiltrer les cercles littéraires.

Mo Yan aura son Disneyland

le Nouveau Roman au théâtre Alain Robbe-Grillet, Jérôme Lindon, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras… Ce sont les personnages de Nouveau Roman, la pièce de Christophe Honoré créée cet été à Avignon. du 7 au 11 novembre à la Maison des Arts de Créteil, www.maccreteil.com, et du 15 novembre au 9 décembre au Théâtre de la Colline, www.colline.fr

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Christopher Hittinger Le temps est proche The Hoochie Coochie, 160 p., 20 €

le je du chat et de la souris Monument de la BD américaine, le lyrisme désenchanté de George Herriman est enfin intégralement traduit en français.

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e sont les mésaventures d’un chat entiché d’une souris qui ne l’aime pas et lui jette invariablement en retour une brique au visage, mais aussi d’un chien policier tentant de réguler leurs relations conflictuelles. Quelques motifs et un décor un peu abstraits autour desquels George Herriman décline, de 1914 à 1944, une multitude de gags d’une page, allégories d’une humanité poétique ou absurde qui finiront par former la “meilleure bande dessinée du XXe siècle” selon le Comic Journal, elle-même meilleure revue critique de bande dessinée de ces dernières années. Pourtant, Krazy Kat reste ce classique que tout le monde connaît mais qu’aucun Français ou presque n’a lu. Un monument révéré par une longue liste d’artistes et d’intellectuels dès les premières années de publication qui peine à s’exporter. Deux obstacles entravaient jusqu’alors

sa découverte. D’abord, l’immense tâche de compiler puis restaurer les publications d’époque afin de proposer une édition témoignant des spécificités graphiques du trait de George Herriman, problème résolu par le génial éditeur Kim Thompson qui depuis dix ans reconstitue aux ÉtatsUnis une intégrale de qualité éblouissante. L’autre difficulté, plus locale, tenait au langage désuet et imagé de George Herriman, ardu même pour le plus érudit des anglophones, à la poésie réputée intraduisible et sur laquelle les précédentes éditions Futuropolis se sont franchement cassé les dents. Or, sur ce point, cette nouvelle version fait de notables efforts. Si l’exactitude se révèle toujours aussi difficile à estimer tant le texte d’origine est complexe, la traduction manifeste une musicalité et une littérarité totalement convaincantes. Voici donc l’occasion de se plonger dans près de 300 pages de pur lyrisme désenchanté, du Samuel Beckett avant l’heure, distillé tout autant dans les motifs que dans la composition, le trait, le mot et la correspondance entre les deux. Peut-être, oui, la meilleure bande dessinée du siècle dernier. Stéphane Beaujean

La barbarie et la bêtise du XIVe siècle revisitées avec humour noir. Marx s’évertuait à dénoncer le poids de l’histoire sur la moralité d’une société. Christopher Hittinger, lui, préfère une démonstration plus graphique et beaucoup plus burlesque du même manifeste. Depuis son premier livre, il s’attache à inventer des esthétiques toujours plus originales pour témoigner au mieux de l’errance des hommes en période de chaos. Ici, il brosse le portrait d’un XIVe siècle voué à “la famine, aux guerres incessantes et la pire épidémie de l’histoire, la tyrannie, etc.” en amoncelant un chapelet d’anecdotes aussi horribles qu’édifiantes. Certaines font trois cases, d’autres plusieurs pages, mais aucune n’échappe au rire jaune. Car entre l’anachronisme calculé des dialogues et les ruptures esthétiques incessantes, tout est fait pour désamorcer le misérabilisme que pourrait provoquer une peinture aussi franche de la bêtise et de la barbarie. D’ailleurs, comme le sous-entend l’auteur, à quoi bon sombrer dans le pessimisme, puisque cette agonie de cent ans accouchera d’un miracle : les premières fresques religieuses d’Andreï Roublev. S. B.

Krazy Kat, volume 1, 1925 à 1929 de George Herriman (éditions Les Rêveurs) traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Voline, 280 pages, 35 € 31.10.2012 les inrockuptibles 105

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la loi du clan À l’Odéon, après Peter Handke, Luc Bondy magnifie Le Retour d’Harold Pinter en explorant les frustrations d’une famille de mâles dégénérés.

réservez Les Inaccoutumés Où l’on verra Les Chiens de Navarre s’essayer à la danse, la chorégraphe Claudia Triozzi prendre la parole Pour une thèse vivante, Loïc Touzé tenter La Chance. Sans oublier le collectif Irmar et la danseuse grecque Lenio Kaklea. du 13 novembre au 8 décembre à la Ménagerie de verre, Paris XIe, www.menagerie-de-verre.org

New Settings #2 Pour la deuxième édition de ce programme de la Fondation d’entreprise Hermès, une nette coloration danse. Avec Alain Buffard et Nadia Lauro, Gérald Kurdian et Philippe Quesne, Jonah Bokaer et Daniel Arsham, Julie Nioche et Virginie Mira. du 9 au 18 novembre au Théâtre de la Cité internationale, Paris XIVe, www.theatredelacite.com



a voilà donc, cette chère maison de l’enfance propice à l’introspection… Exhibant sa carcasse éclatée au beau milieu de la salle, elle s’expose à tous les vents, sans toit ni façade. Au mépris de la frontière des ors du cadre de scène, son living déborde sans complexe en surplomb des fauteuils de velours rouge des premiers rangs du parterre. L’image délavée d’un méchant souvenir qui, puisque nous sommes au théâtre, prend les allures d’un immense habit d’Arlequin rapiécé, se colore au sol de jaune pisseux, de gris sale sur les murs et s’imprègne d’une odeur de tabac froid vous mettant instantanément le cœur au bord des lèvres. Avec Le Retour (1965), Luc Bondy aborde pour la première fois les contours à la lisière du réel du territoire délicieusement fantasmatique où l’Anglais Harold Pinter (1930-2008) aime à inscrire son théâtre. Sous des lumières savamment blafardes de Dominique Bruguière, la splendide scénographie de Johannes Schütz donne le ton déconstruit de ce retour vers l’enfer d’un fils en rupture de ban, se risquant au pèlerinage aux sources pour présenter sa femme à sa famille haïe.

Depuis la mort de la mère, cette tanière londonienne abrite la meute de mâles vivant tous sous la férule de Max (Bruno Ganz), le père, ancien boucher qui s’arcboute malgré son âge à faire régner la loi du plus fort à coups d’humiliations, d’insultes et de crochets à l’estomac. Dans son sillage, il y a l’oncle Sam (Pascal Greggory), un lâche à moumoute se rêvant chauffeur de VIP, Lenny (Micha Lescot), un proxénète à la petite semaine, enfin Joey (Louis Garrel), le petit dernier qui a le QI d’un lapin et une carrière de boxeur au point mort. Élevé parmi cette bande de loups asociaux, Teddy (Jérôme Kircher), l’aîné de la fratrie, fait figure de mouton noir avec son doctorat en philosophie. Rien d’étonnant à ce qu’il ait taillé la route pour enseigner sur un campus américain et fonder une famille avec une girl next door exfiltrée de la fange de ce quartier sordide. Optant pour le rythme downtempo d’une représentation qui fait entendre le moindre des non-dits de la belle traduction signée Philippe Djian, Bondy nous cueille à froid dès qu’il libère les déferlantes d’obscénités et les vagues de violence qui électrisent l’action de la pièce. Un jubilatoire jeu

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côté jardin

rideau ! L’un après l’autre, la Ville de Paris détruit les lieux de théâtre. Prochaine victime : le Théâtre Paris-Villette.

Ruth Walz

des déferlantes d’obscénités et des vagues de violence électrisent l’action de la pièce

Bruno Ganz et Micha Lescot

du chat et de la souris qui atteint son climax quand Ruth (Emmanuelle Seigner), la petite fleur de banlieue relookée en clone de Grace Kelly, choisit d’abandonner ses trois enfants et le rêve américain de son mari. La voici prête à faire la pute pour cette bande de misfits, heureuse de retrouver une famille où tout le monde l’aime au sens biblique du terme ainsi que sa place au soleil de reine des traînées qu’elle revendique comme une liberté. Éminemment amoral et définitivement incorrect, ce happy end fait forcément grincer des dents. Pourtant, l’issue du spectacle donne raison à l’humour cruel de Bondy, qui prêche pour la mise en lumière de l’inconscient qui travaille à sa guise en chacun d’entre nous. Que les bonnes âmes se rassurent, il s’agit surtout de mettre en scène un délire, le cauchemar qui empoisonne la vie de Teddy… Celui d’un homme qui, après avoir coupé les ponts avec son passé et fait trois fils à sa femme, se demande s’il ne risque pas de tout perdre à vouloir renouer un jour avec ses racines. Le cadeau d’un casting royal au service de l’éblouissant éloge d’un théâtre que Bondy pratique comme un art. Patrick Sourd Le Retour mise en scène de Luc Bondy, avec Bruno Ganz, Emmanuelle Seigner, Louis Garrel, Pascal Greggory, Jérôme Kircher, Micha Lescot, jusqu’au 23 décembre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe, www.theatre-odeon.eu. En tournée à Toulouse, Nice, Rennes, Grenoble

Après avoir longtemps hésité, Joël Pommerat s’indigne dans une lettre ouverte de la fermeture programmée du Théâtre ParisVillette. L’hésitation de Joël Pommerat est liée à son parcours personnel avec ce théâtre dont le soutien indéfectible pendant une dizaine d’années lui a permis, alors qu’il était encore un jeune auteur et metteur en scène inconnu, de façonner une œuvre singulière. Repérer des talents prometteurs et leur donner les moyens de s’épanouir n’est pas l’un des moindres mérites d’un théâtre comme le Paris-Villette et de son directeur, Patrick Gufflet. Aujourd’hui, la Ville de Paris reproche à ce dernier une gestion irresponsable. Mais la vérité est ailleurs. Comme bien d’autres lieux, le Théâtre Paris-Villette a été contraint, faute de moyens, de réduire sa programmation, avec pour conséquence une baisse de la fréquentation. Pendant ce temps-là, de nouvelles structures extrêmement coûteuses et certainement pas indispensables voyaient le jour, comme le Centquatre ou la Gaîté Lyrique. Si le Centquatre a trouvé son rythme de croisière, on ne doit pas oublier le gouffre financier qu’il fut à ses débuts – au point que la Ville de Paris songea un temps à s’en débarrasser. Reste que pour compenser le coût de ces mastodontes, le choix a été fait de sacrifier les petits. Fermeture du TEP, fermeture du Théâtre du Lierre, mise en liquidation du Lavoir Moderne Parisien. Et aujourd’hui du Paris-Villette ? Avec une logique de bulldozer, une municipalité soi-disant de gauche détruit méthodiquement les lieux de création, assimilant politiques culturelle et industrielle. Reste à savoir quelle sera leur prochaine victime…

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Guy Delahaye

Le 6e Continent

quel cirque ! Avec son spectacle Wu-Wei, Yoann Bourgeois ramène toute la Chine au centre de la piste. Vertige assuré.

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ans une douce pénombre, les musiciens du Balkan Baroque Band dévalent les gradins de la MC2 Grenoble, un groupe se met en cercle sur l’herbe fraîche. Tout à coup, un des interprètes tente de s’extraire de la ronde, mais son mouvement se fige, telle une sculpture humaine. Dans ce simple geste, il y a toute l’attention de Yoann Bourgeois pour le “joueur” plus que le simple virtuose. Repéré auprès de Maguy Marin, encensé avec sa création L’Art de la fugue, ce circassien hors norme s’est laissé happer par la Chine. De Dalian, il a rapporté non seulement des impressions mais également des bribes de vie, celle des interprètes de l’école d’art. Ils ont appris “l’opéra de Pékin”, genre à la sophistication extrême, ou le chant, le jonglage, l’acrobatie. Durant le spectacle, Wu-Wei de son joli titre, ils parsèment quelques prouesses fugitives. Un cartel projeté en fond de scène nous présente chacun des protagonistes : celui qui a répété le même geste quarante ans durant, celle qui n’aime pas le rire de son mari, celui à qui sa grand-mère répétait qu’une vie passe trop vite, celle déplacée de la campagne. Yoann Bourgeois, accompagné de Marie Fonte, a su saisir, non sans une certaine naïveté, ce monde qui change. Et l’opposé peut-être : un art en attente. Wu-Wei, notion taoïste, pourrait se traduire par “non-agir”. Gestuelle arrêtée, chute, course qui finit dans les coulisses,

action reproduite à foison. Le spectacle se pose alors des questions sur lui-même. Et Yoann Bourgeois sur ses perceptions, le pourquoi de sa présence là-bas. La voix off raconte le jour “où il demanda à Ben Chuan et aux autres ce qui, aujourd’hui, en Chine, les révoltait. Il y eut ce silence.” Sur le plateau, cela se traduit par un monologue débordant de fougue, une fête improvisée avec dragon, militaires d’opérettes, stars à ombrelle et jupe fendue ou moine bouddhiste. Un grand tout censé contenir la Chine et ses paradoxes, la mondialisation, la corruption, les esprits, l’histoire douloureuse de l’après-Révolution culturelle. La mémoire est alors un horizon lointain que Yoann Bourgeois désigne sans illusion. Qu’avez-vous fait de vos rêves ? Les acteurs polymorphes de Dalian ne le disent pas, mais il y a un dialogue qui s’installe entre la salle et eux. “Non pas pour défaire le silence”, comme le disent Yoann Bourgeois et Marie Fonte, mais bel et bien pour écrire l’inconnu. Dès lors, Les Quatre Saisons de Vivaldi, avec ses changements de couleurs musicales, est la bande-son idéale pour “être de saison”. Le tout est dédié à Chris Marker. “Un jour sans soleil”, lit-on sur le mur. Wu-Wei devrait quant à lui réchauffer notre automne. Philippe Noisette Wu-Wei conception Yoann Bourgeois, Marie Fonte, création MC2 Grenoble, du 22 au 24 novembre à Marseille, du 27 novembre au 1er décembre à Lyon, du 4 au 8 décembre à Chalon-sur-Saône, du 11 au 16 à Sceaux, le 21 à Istres, du 28 au 31 à Caen

de Daniel Pennac, mise en scène Lilo Baur Quand le bon sens vire au cynisme éhonté sous le signe du sacro-saint profit. Tout commence avec un modeste pain de savon. Ce produit de fabrication artisanale fait la fortune d’une petite famille partie de rien. À l’origine, le grand-père travaillait à la mine. Un boulot salissant que le savon va, en quelque sorte, nettoyer. En trois générations, la petite entreprise devient une multinationale responsable d’une pollution gigantesque à l’échelle planétaire – le fameux “sixième continent” évoqué dans le titre. Daniel Pennac a écrit cette pièce pour Lilo Baur et ses comédiens, qui parviennent à faire de ce spectacle une merveille d’ingéniosité. Comme dans le texte, tout est sur scène soumis à des mutations gérées avec un sens du raccourci délicieux. Théo, que l’on voit naître et grandir tout au long de la pièce, et Apémanta, sa sœur adoptive, forment le fil conducteur d’une narration d’autant plus enlevée qu’elle se déploie dans l’espace scénique sous forme de tuilages. Une table de cuisine devient un triporteur, une engueulade serrée un brouhaha de boîte de nuit. Ces séquences rapides emboîtées les unes dans les autres s’accompagnent d’une légèreté de ton et d’un humour enjoué qui ne sont pas pour rien dans le charme persistant de ce joli spectacle. Hugues Le Tanneur jusqu’au 10 novembre aux Bouffes du Nord, Paris Xe www.bouffesdunord.com

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vernissages Fluxus L’exposition impossible ? À l’occasion du cinquantième anniversaire de Fluxus, le MAM de Saint-Étienne s’est lancé un défi : réanimer l’esprit iconoclaste et subversif de cet antimouvement des années 60 (lire page 62). Fiat flux : la nébuleuse Fluxus, 1962-1978 jusqu’au 27 janvier au musée d’Art moderne de Saint-Étienne (42), www.mam-st-etienne.fr

Atelier E. B. Derniers jours pour cette petite expo en forme de showroom conçue par le duo Lucy McKenzie (artiste) et Beca Lipscombe (designer). À la croisée de l’art et de l’artisanat, une proposition qui réunit une édition, des accessoires et une série de couvertures réalisées avec la complicité de Marc Camille Chaimowicz. jusqu’au 3 novembre au 8, rue Saint-Bon, Paris IVe

in extremis Une méga-exposition à la galerie Yvon Lambert et un mini-blockbuster au cinéma : Loris Gréaud explose les formats et s’impose définitivement comme l’un des meilleurs artistes de sa génération.



es plus belles expositions sont celles qui offrent au visiteur une sorte d’expédition. Immersive et complexe, celle de Loris Gréaud est à vivre comme une expérience globale, une œuvre d’art totale, une Gesamtkunstwerk contemporaine. Tant mieux si on ne sait pas vraiment dans quelles profondeurs The Unplayed Notes nous entraîne exactement : dans un vaisseau intergalactique parti à la recherche du diamant noir ? Au musée d’histoire naturelle des formes du vivant, sombre laboratoire où un chercheur aurait filmé une chauve-souris en train de voler ? Ou dans un univers froid et futur, issu de la combustion définitive du monde humain, à l’image de ces cadenas accrochés par les amoureux aux grilles du pont des Arts à Paris, que Loris Gréaud a sectionnés et fondus comme des stalactites

de métal ? Ou sommes-nous tout simplement dans le cerveau de l’artiste, dont l’intensité variable agite une jungle noire et artificielle ou fait vaciller la lumière d’une nébuleuse de lustres noirs ? Il faut voir aussi l’impeccable perfection formelle de ce paysage : à dire vrai, les œuvres ici exposées sont intégrées dans un projet qui les dépasse. C’était déjà le cas de Cellar Door qui transita par Londres, Paris, Vienne et Saint-Gall. Quoi qu’on en ait dit à l’époque, quoi qu’en aient pensé les gardiens du temple des années 90 qui ne voyaient dans Gréaud qu’un voleur d’idées quand il est en vérité un artiste de la synthèse et de la quintessence, Cellar Door reste la plus impressionnante manière qu’eut un artiste d’investir à lui seul le palais de Tokyo (ex æquo avec l’expo collective conçue par Ugo Rondinone).

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Courtesy galerie Yvon Lambert

Loris Gréaud, Frequency of an Image (2012). Vue de l’exposition The Unplayed Notes

Cette logique du projet se retrouve dans le film The Snorks: a Concert for Creatures qu’il diffuse sur les écrans du MK2 Bibliothèque à Paris. Tournée avec Charlotte Rampling et David Lynch en voix off, imaginant un concert du groupe de rap Antipop Consortium pour les créatures des abysses, envoyant au fond de l’océan une armada de sound-systems et d’hommesgrenouilles, cette superproduction à laquelle on pourrait peut-être reprocher des images par moment un peu trop communes ne dure au total… que 20 minutes. C’est comme une énorme bandeannonce, qui laisserait au spectateur le soin de continuer seul l’aventure. Un concentré de blockbuster, explosant les formats habituels du cinéma. Et surtout moins un film en soi qu’un conducteur, un poisson-pilote qui a su agréger autour de

un film porno tourné avec une caméra thermique montre les points de chaleur envahissant les corps des hardeurs

lui un concert, un tournage et une expédition scientifique en haute mer. Cette logique du projet est la grande force et sans doute l’un des principaux statements de Loris Gréaud : nécessitant un budget colossal, poussant l’économie de l’art à l’échelle des blockbusters du cinéma, représenté par les importantes galeries Yvon Lambert à Paris ou Pace Wildenstein à New York, soutenu par de grands collectionneurs comme François Pinault ou les Rosenblum, Gréaud n’en reste pas à une logique de la pièce mais parvient justement à plier l’économie de l’art à la logique globale de son projet. Ainsi les œuvres individuelles ne sont jamais que les éléments d’un scénario qui les englobe. On peut pourtant les détailler dans l’exposition The Unplayed Notes : il y a ces lustres noirs dont le verre provient de centaines de sabliers achetés sur eBay, et qui seraient ainsi faits de la matière même du temps, portée à l’état de fusion, soufflée et devenue lumière. Il y a aussi ce film porno mais surtout scientifique produit avec Marc Dorcel : tourné avec une caméra thermique utilisée par l’armée pour détecter la présence de corps ennemis, le film montre les points de chaleur envahissant les corps des hardeurs. Il y a enfin ces grands tableaux-reliefs noirs, constitués des résidus brûlés des précédentes œuvres de l’artiste. Et encore ces météorites noires qui tournent lentement sur elles-mêmes. Le motif de la combustion est ici porté à son comble, et l’on pourrait s’effrayer de ce monde posthumain, de cette exposition pour spectateurs-réplicants, s’il ne se dégageait de toute cette science-fiction une énergie étrange et supérieure. “Pas d’économie d’idées, proclame l’artiste, ni de formes, ni de ma personne, mais une combustion perpétuelle.” Et cette phrase sonne d’autant plus juste pour qui connaît Loris Gréaud, son intensité nerveuse et cérébrale, son investissement total dans l’aventure de son art. Jean-Max Colard The Unplayed Notes jusqu’au 5 décembre à la galerie Yvon Lambert, Paris IIIe The Snorks: a Concert for Creatures au cinéma MK2 Bibliothèque, Paris XIIIe 31.10.2012 les inrockuptibles 111

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au turbin

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n l’a croisé alors qu’on était en chemin pour voir son exposition. Il était seul. Une heure plus tard, on le croise encore et le type est à nouveau isolé à une terrasse. Ce qui dit quoi de l’artiste ? Qu’il a fait son boulot et qu’il laisse au galeriste le soin de faire le sien, en tenue de soirée ? Papoter, deviser, marchander ? Pas tellement. Embonpoint de déménageur et sourire enjôleur, Blair Thurman n’est ni misanthrope ni taciturne, très amène au contraire. Le genre à partir en éclats de rire quand il se rappelle un moment épique que vous aviez partagé avec lui il y a six ans, cette expo au fond d’une cave où il avait passé trois jours à assembler la myriade de

tubes dont était constitué son épatant néon rose suspendu, avant que l’un de ces tubes ne casse. Hilare, Blair Thurman ne cause que boulot. On veut dire boulons, vis, néons, châssis. Une fois fini, une fois monté, peint, assemblé, rafistolé, le travail est fait et l’artiste laisse à d’autres le soin de le promouvoir. C’est peut-être pour cela que Thurman, 51 ans, a mis un peu plus de temps que d’autres à se faire un nom : il passait trop de temps dans la salle des machines à fabriquer ses pièces et à les réparer. D’autant que, souvent, ce n’étaient pas les siennes mais celles de ses amis, John Armleder ou Steven Parrino. D’ailleurs, dans l’expo, très encombrée, il y en a une, un néon compliqué, qui n’était pas

Courtesy galerie Frank Elbaz

Le New-Yorkais Blair Thurman retape ses tableaux (et ses néons) comme des bagnoles volées. Portrait.

Blair Thurman, Fantome Argento (2012)

finie le soir du vernissage. Pas une raison pour ne pas la montrer, empaquetée dans sa boîte en carton, plan de montage fixé au mur et boîtiers électriques alignés sous la table : l’œuvre, c’est le chantier. Elle en porte toujours les stigmates. Ainsi, dans la tradition des shaped canvas, les tableaux sont troués en leur centre, boursouflés sur les bords, bosselés, triangulaires ou équipés de

néons, ou en forme de châssis de bagnoles. C’est de la peinture abstraite salie dans le cambouis des garages clandestins. Où, comme on le sait, il y a toujours à faire. De nuit comme de jour, on y reçoit le client en bleu de travail. Pas le temps de pavoiser. Judicaël Lavrador Blair Thurman à la galerie Frank Elbaz, Paris IIIe, www.galeriefrankelbaz.com

en image

Vue de l’exposition monographique de Markus Schinwald, Overture

Courtesy palais de Tokyo. Photo André Morin

Markus Schinwald L’installation de Markus Schinwald au palais de Tokyo a tout d’une image. Avec son point de vue imposé (le dispositif est circonscrit à un conteneur dont seule l’une des faces est vitrée) et sa forte propension photogénique, elle se lit comme la page d’un livre, mais en trois dimensions. À l’intérieur de cette boîte à projections, on retrouve l’univers claustrophobe de l’Autrichien : des parois, ici en miroirs, des fragments corporels (des pieds en bois sculptés) et un intrus, minuscule iguane bleu cobalt qui progresse à pas de loup dans cet univers feutré où le moindre bruit est assourdi par les copeaux au sol de cette litière géante. Échoué au deuxième sous-sol du palais, ce vivarium studio cultive son autonomie – c’est là sa force au sein d’une institution pleine à craquer – et donne l’impression d’être sur le départ. De fait, l’installation a été pensée comme un amuse-bouche, en attendant la grande expo Schinwald qui se tiendra au CAPC de Bordeaux au printemps prochain. C. M. jusqu’au 7 janvier au palais de Tokyo, Paris XVIe, www.palaisdetokyo.com

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Pascal Guyot/AFP

des salariés et des contrats très déterminés Depuis l’été, l’inquiétude monte parmi les employés non permanents de France Télévisions : ils craignent d’être les premiers à faire les frais des économies budgétaires annoncées. Témoignages.

 U

ne colère mêlée d’amertume : “À  France Télévisions, on te prend, puis on te jette sans état d’âme !”, s’exclame Étienne 1, 32 ans, journaliste reporter d’images (JRI), depuis bientôt sept ans dans le groupe public. À son “compteur”, 1 300 jours de travail. Durant sa carrière, cet habitué des CDD a accumulé 341 contrats – d’une durée d’une journée à un mois – dans 35 bureaux d’information disséminés un peu partout en France : “J’ai passé mon temps dans les hôtels”, remarque-t-il. Mais aujourd’hui, c’est fini. Les appels des responsables des plannings se font rares. Comme les missions : un jour de travail en septembre, deux à peine en octobre. Comme d’autres CDD, journalistes, techniciens ou administratifs, Étienne craint ainsi pour son avenir en cette période de réduction budgétaire. Une pétition

intitulée “CDD en danger, les oubliés de France Télévisions” a déjà recueilli plus de 300 signatures sur le net : “Avec 175 millions d’euros de déficit, France Télévisions doit faire des économies et c’est le personnel non permanent qui en fera les frais”, dénonce le texte. Un groupe Facebook “CDD France 3 : C’est Des Délaissés pour France Télé” a même été créé. “Un acte désespéré”, commente Étienne. Rien d’officiel mais, selon plusieurs syndicalistes, une consigne a bien été donnée en juillet par la direction du groupe pour que les hiérarchies serrent désormais la vis sur les contrats précaires. L’époque n’est plus au remplacement systématique des vacances ou des congés maladie : “Habituellement, les vacances comme celles de la Toussaint permettent aux salariés non permanents de travailler. Mais cette année les rédactions sur cette période seront en ‘effectif d’été’”, témoigne un journaliste.

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au poste

média-bashing “j’ai un profond sentiment d’injustice, je me disais un jour ou l’autre mon jour viendra. Huit ans de ma vie ont été volés” Sarah, présentarice en CDD

À France 3 Montpellier en septembre, techniciens et journalistes déposent un préavis de grève pour s’opposer à l’arrêt du recours aux CDD

L’amertume est à la hauteur des sacrifices concédés par ces salariés des années durant : “En fait, ils nous tapent dessus pour trouver des sous mais quand ils ont besoin de nous, on se doit d’être réactifs, confie Étienne. Nous sommes des bouchetrous. Demain, je peux être appelé à Pau pour faire un remplacement d’une journée. L’autre soir, j’ai même été appelé à 20 h pour une pige entre 22 h et 5 h du mat’.” En quelques années, les salariés non permanents sont devenus la variable d’ajustement idéale. Et le système s’est institutionnalisé. À France 3, avant d’accéder à un poste permanent, la case CDD est “le parcours obligatoire avant de postuler”, comme le remarque Sarah 1, journaliste présentatrice de 43 ans, qui a connu 13 régions en huit ans, et cumule 1 700 jours de travail dans une vingtaine de bureaux. Aujourd’hui, après avoir postulé à différents postes, Sarah est au bout du rouleau : “J’ai un profond sentiment d’injustice, souffle-t-elle. Jusqu’à présent, je me disais un jour ou l’autre mon jour viendra. Mais avec la crise actuelle, je me rends compte que cela ne va pas être possible. Huit ans de ma vie ont été volés.”

Cette journaliste est pourtant capable de présenter un JT aussi bien dans le nord de la France qu’à Marseille. Sans accroc et toujours avec le sourire. Sarah est “pro”. Mais cela ne semble pas suffire : “Si tu te contentes de faire ton travail, n’espère pas intégrer un jour une rédaction. Pour cela, il faut constituer un réseau amical afin que les rédacteurs en chef te portent.” Devant l’arbitraire des hiérarchies, Sarah regrette qu’en “cette période de turbulences”, la direction du groupe public n’ait pas demandé aux responsables des plannings de faire travailler en priorité des “CDD historiques”, plutôt que de faire venir de nouveaux entrants. Toujours la concurrence… Ce sentiment d’impasse, c’est aussi celui de Jean-Stéphane Maurice, JRI chevronné de 42 ans. Ce journaliste fait partie des “CDD itinérants” qui a fait “le choix de bouger sans arrêt” en rendant des services aux différentes locales de France 3. Après avoir connu un burn-out il y a quelques mois, il a décidé de témoigner à découvert : “Je ne cherche pas à aller au combat, juste à entamer un dialogue”, précise-t-il d’un ton calme. Cumulant 2 000 jours de travail et 520 contrats depuis 2002, on le perçoit tout près de baisser les bras : “Je me sens oublié.” Malgré des sollicitations, pas d’intégration à l’horizon. “J’ai un CV, de l’expérience”, répète-t-il pour mieux se convaincre de sa valeur. Il n’a pourtant pas besoin de cela : en douze ans, Jean-Stéphane a travaillé pour des chaînes privées et publiques (TF1, M6, France 2 et France 3), et jouit d’une certaine reconnaissance en dehors de France Télévisions. Ironie du sort : enseignant à l’École supérieure de journalisme de Lille, il forme des salariés permanents du groupe public au métier de JRI dans le cadre de reconversions ! Une situation d’autant plus ubuesque que ses compétences ne sont pas uniquement journalistiques. Ancien chasseur alpin, il est capable de tourner des reportages dans des conditions extrêmes (en hélicoptère, en rappel…). Et toujours prêt à rendre service – “en dix ans, j’ai passé un seul Noël en famille” –, il est aujourd’hui à bout. Comme tant d’autres. Marc Endeweld 1. Les prénoms ont été changés lire aussi p. 116

Des journalistes tapent sur les journalistes. Autodétestation ou saine critique ? Longtemps rétive au genre de la critique des médias, la profession journalistique française plébiscite désormais cet art de l’auscultation fielleuse de ses rites et dérives. Souvent, ce geste a des allures de jeu de massacre, tant les journalistes aiment s’épingler les uns les autres, au nom de convictions éthiques à géométrie variable sur la vérité du métier, dont chacun croit posséder la formule absolue. Ce “média-bashing” crée une ambiance étrange, au moment même où les médias traversent la plus grande crise identitaire de leur histoire. Les pamphlets de Luc Chatel contre les “tartuffes du petit écran” et de Sébastien Fontenelle contre les “briseurs de tabou” sont les symptômes de cette détestation que les médias génèrent d’euxmêmes. Les deux livres partagent souvent les mêmes cibles : les vedettes de la télé et éditorialistes en vue, accusés de conformisme voire de pensées nauséabondes pour certains… Pour Jean Stern, autre journaliste déçu par l’appauvrissement éditorial de la presse nationale, l’incompétence des nouveaux patrons de médias serait à l’origine du mal journalistique. Par-delà les vertus ou infortunes de ces pamphlets, par définition un peu caricaturaux, on peut au moins observer que la critique s’opère ici à l’intérieur même du système. Contrairement à beaucoup d’autres champs professionnels, les médias font leur autocritique, s’interrogent sur leur propre nécrose : c’est certes l’indice d’un péril, mais aussi d’une forme de ressource, voire d’une résilience possible. Les Patrons de la presse nationale – Tous mauvais de Jean Stern (La Fabrique), 210 p., 13 € Les Briseurs de tabous de Sébastien Fontenelle (La Découverte), 180 p., 14 € Les Tartuffes du petit écran de Luc Chatel (Jean-Claude Gawsewitch), 224 p., 18 €

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Christophe Fillieule/FTV

Sur un plateau de France Ô

économie des chaînes Si la direction de France Télévisions reconnaît l’instauration de mesures d’austérité, elle tient à préciser que celles-ci ne se feront pas sur le dos des précaires. our la direction de plein" (ETP) non Dans ce contexte, il n’est France Télévisions, permanents (dont guère étonnant que l’autre l’équation semble 450 journalistes) pour engagement du groupe impossible. Alors 8 406 ETP permanents. public auprès de l’État, à que le Premier ministre Soit 19,15 % des effectifs, savoir la diminution de 5 % Jean-Marc Ayrault a dit quand, ces dernières de l’emploi permanent non à l’extension de la années, le groupe et non permanent d’ici redevance audiovisuelle s’était engagé auprès 2015, amène les salariés aux résidences secondaires, de l’État à réduire l’emploi précaires à s’inquiéter. le groupe public doit non permanent au niveau Pour Véronique Marchand, économiser en urgence de 15 % des effectifs. secrétaire générale du près de 200 millions d’euros Ces personnels précaires SNJ-CGT, il ne fait aucun du fait de la baisse des représentent en réalité doute qu’un “plan de revenus publicitaires “un volant de près de licenciement est déjà à et de la diminution de la 7 500 personnes si l’on l’œuvre en catimini. Il se fait dotation de l’État prévue considère toutes les fiches sur le dos des CDD, des dans le budget 2013 ; et de paye”, nous confie au intermittents et des pigistes. ce, alors même qu’en 2011, détour d'une phrase Patrice Ces gens-là disparaissent la réorganisation interne Papet, le directeur général dans le plus grand silence.” du groupe en entreprise délégué à l’organisation, Bien sûr, Patrice Papet unique avait provoqué à aux ressources humaines réfute une telle analyse, France Télévisions une et à la communication mais reconnaît “qu’un augmentation soudaine de interne. “Ils recouvrent certain nombre de mesures l’activité, notamment dans des situations très diverses : de maîtrise de l’emploi ont ses services administratifs. des collaborations longue été prises après une hausse Ainsi, en 2011, il y avait durée et des contrats de de l’emploi annoncée au sein du groupe public quelques semaines ou de en 2011 pour faire face 1 990 "équivalents temps quelques jours”, ajoute-t-il. à la réorganisation. Il n’est pas faux qu’on est revenu à un contrôle serré de “nous avons des devoirs envers l’emploi.” Le DRH se veut les CDD de longue durée. Il est toutefois rassurant pour les employés non permanents : hors de question de leur dire “Actuellement, on cherche au revoir du jour au lendemain” systématiquement à intégrer Patrice Papet, DRH de France Télévisions des CDD de longue durée.

P

L’entreprise a des devoirs. Il est hors de question de leur dire au revoir du jour au lendemain. Au final, nous allons donc devoir adapter notre niveau d’emploi tout en intégrant des employés non permanents. Sur les postes à pourvoir, nous donnons la priorité aux personnels qui ont accumulé plus de 500 jours de travail.” Encore faut-il qu’il y ait des postes à pourvoir ! Depuis deux ans, un plan de départs volontaires à la retraite a conduit 650 personnes à quitter le groupe. Et, en 2013, un autre plan de ce type n’est pas à exclure : “Un nouveau plan de départs volontaires ? Du fait des nouvelles conditions budgétaires, c’est une éventualité. La question est ouverte, admet Patrice Papet. Mais, je le répète, on ne va pas traiter la question de la diminution de l’emploi uniquement par la réduction de l’emploi non permanent.” Autant dire que tout le monde est plutôt mal barré. Marc Endeweld lire aussi page 114

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du 31 octobre au 6 novembre Au cœur de la Maison Blanche – Barack Obama Documentaire de William Karel (2 x 52 min). Mardi 6, 22 h 50, France 2

boire et déboires Comment, en interdisant l’alcool, l’Amérique puritaine engendra la violence.

 E

n 1919, le XVIIIe amendement de la Constitution américaine et le Volstead Act interdisent la production et la vente de boissons alcoolisées aux États-Unis. Ce sera la Prohibition, un des épisodes les plus absurdes de l’histoire du pays, qui durera treize ans. Fidèle à sa méthode (voix off continue + images d’archives + interviews d’historiens ou de témoins), Ken Burns, coauteur de la monumentale série sur la guerre de Sécession, s’associe à sa collègue Lynn Novick pour retracer les grandes étapes de cette croisade répressive qui produisit un effet inverse à celui recherché : le commerce d’alcool perdura, voire redoubla sous le manteau, et surtout, comme le détaille clairement le film, le trafic qu’il engendra permit aux criminels de prospérer comme jamais auparavant en Amérique. C’est pendant (et grâce à) la Prohibition que fut officiellement fondé le Syndicat du crime (en 1929 à Atlantic City), qu’Al Capone devint le roi de Chicago, et que la guerre des gangs culmina avec le Massacre de la Saint-Valentin. Autrement dit, la Prohibition n’éradiqua pas l’alcoolisme, mais fut un facteur de désordre social sans précédent. Certes, elle eut aussi un côté faste avec l’essor de la vie festive dans les speakeasies, hauts lieux clandestins du Jazz Age – les années folles américaines dont Scott Fitzgerald fut le chroniqueur privilégié. En regardant les dignes intervenants de ce documentaire stigmatisant cette période répressive et arguant que l’Amérique est le pays de la liberté, on pense aux drogues dures et douces qui font toujours l’objet d’une prohibition aussi drastique que criminogène. Vincent Ostria La Prohibition série documentaire de Ken Burns et Lynn Novick. Les samedis 3 et 10 novembre à 20 h 45, Arte. Disponible en coffret 2 DVD chez Arte éditions

Les Prisons russes Documentaire de Marie Lorand. Mardi 6, 20 h 40, France 5

La stalinisation économique du régime de Poutine. Titre trompeur pour un film intéressant quoique trop bref. Si on y aperçoit quelques établissements pénitentiaires, il y est avant tout question de la corruption de la justice dans ce pays, qui fait que “99 % des procès aboutissent à une condamnation”. Notamment les peines pour (pseudo) crime économique grâce auxquelles des juges grassement soudoyés s’enrichissent et des hommes d’affaires sans scrupules éliminent leurs concurrents. La faute à qui ? Au pouvoir, et en particulier à Poutine, aujourd’hui fortement contesté, qui a donné le la avec l’affaire Khodorkovski, magnat du pétrole emprisonné pour “escroquerie”. V. O.

Jean-Marie Durand

The Official White House

John Binder Collection/Arte

1932 : un policier surveille la scène sanglante d’un crime dans un restaurant de Cleveland

Un doc qui pointe les faiblesses du Président. La longue liste des rendez-vous manqués de Barack Obama depuis son arrivée à la Maison Blanche rend incertaine sa réélection. Pourtant, comme le rappelle William Karel dans un documentaire consignant tous les moments-clés de son mandat, beaucoup misèrent, par-delà son charisme, sur sa capacité à réactiver la justice et l’égalité dans un pays qui en était dépourvu depuis des années. Confronté à la hargne des républicains, la puissance des lobbies, les querelles internes de son équipe, son indécision, Obama a échoué sur des dossiers sensibles : Guantánamo n’a pas été démantelé, la guerre en Afghanistan s’est prolongée, le système financier s’est perpétué, le conflit israélopalestinien s’est radicalisé… S’il n’avait eu la peau de Ben Laden et s’il n’avait surtout réussi la réforme du système de santé, Obama serait aujourd’hui trop fragilisé pour croire en la poursuite de son destin. Grâce à des entretiens avec ses anciens collaborateurs et des images de leur quotidien, le documentaire a des airs d’À la Maison Blanche, traversé par une touche mélancolique : et si Obama n’était pas meilleur en animateur de shows télé qu’en pur politique ?

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droit de réponse

idées brunes à la une Effet collatéral de la banalisation du FN de Marine Le Pen ? Depuis quelques mois, nombre d’extrémistes de droite trouvent des tribunes sur des sites grand public bien peu regardants sur l’origine de leurs contributeurs.

Dans le numéro 881 des Inrockuptibles, nous avons publié ici-même un article sur les tribunes offertes sur le net à certains extrémistes de droite. Nous y évoquions M. Jean-Paul Gourévitch, qui a demandé à exercer son droit de réponse. Le voici.

 B

oulevard Voltaire, le cercle des empêcheurs de penser en rond” : voici le nom et la devise du site d’information lancé au début du mois d’octobre par les journalistes Robert Ménard et Dominique Jamet. “Deux idées président au lancement. La première est ‘liberté’, d’expression, de ton, de parole. La seconde est ‘pluralisme’, afin de permettre à des opinions qui ne sont pas forcément officielles et autorisées par les grands groupes de presse et les grands partis politiques de s’exprimer”, a résumé Dominique Jamet lorsqu’il a été interrogé par l’AFP. Pour concrétiser ce programme, les deux compères n’ont pas hésité à faire appel aux vieilles gloires de l’ultradroite. Parmi la trentaine de contributeurs de Boulevard Voltaire, des anciens du Front national tels JeanYves Le Gallou, ex-député

Gourévitch, consultant depuis “Jean-Paul 20 ans sur les migrations auprès de nombre d’instances internationales, récuse les informations tendancieuses du journaliste David Doucet dans Les Inrocks n° 881 du 17 au 23 octobre tendant à le présenter comme un extrêmiste de droite et suggère à ceux qui souhaiteraient connaître ses positions sur l’immigration de se reporter directement à ses travaux.

européen frontiste qui a théorisé le concept de “préférence nationale”, mais aussi l’historien Bernard Lugan, ancien membre du conseil scientifique du FN. Parmi les autres plumes du site, on retrouve le militant complotiste et souverainiste Pierre Hillard, l’avocat pro-israélien radical Gilles-William Goldnadel mais aussi l’écrivain André Bercoff, qui vient de publier Apéro saucisson-pinard, un livre d’entretiens avec, entre autres, le président du Bloc identitaire, Fabrice Robert. D’autres profils n’échapperont pas au lecteur de Minute mais sont moins connus du grand public. Pour Boulevard Voltaire, Mathilde Gibelin a ainsi interviewé Nicolas Dupont-Aignan mais également François Delapierre, le bras droit de Jean-Luc Mélenchon. Alors qu’elle est présentée comme une simple journaliste, un rapide tour

sur son blog personnel permet de comprendre qu’elle est l’une des figures d’Europe-Jeunesse, le mouvement de scouts du Grece (un think tank ayant pour but de fournir à la droite et l’extrême droite un logiciel de pensée identitaire et ethnodifférencialiste). Introduit de la même manière, Nicolas Gauthier, qui publie des analyses géopolitiques sur le site, est l’ancien directeur de publication du journal d’extrême droite Flash. Ce ne sont pas les seuls militants d’extrême droite qui réussissent à accéder et à contribuer à des sites d’informations grand public. Le phénomène a même tendance à se généraliser. “Les sites participatifs ont besoin d’une grande quantité d’intervenants pour s’autoalimenter ou pour susciter le débat. Ils font donc parfois appel à des gens sans tenir compte de leurs stricts domaines de compétences”, analyse Jean-Yves Camus,

chercheur associé à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).  “Beaucoup d’intellectuels déclassés trouvent sur le web une nouvelle visibilité en se présentant comme des parias ostracisés à cause de leurs discours pseudopolitiquement incorrects sur l’islam ou l’immigration”, confirme l’historien des droites extrêmes Nicolas Lebourg. C’est ainsi, par exemple, que Jean-Paul Gourévitch, “spécialiste autoproclamé des migrations”, adoré par l’extrême droite pour avoir livré un rapport tout à fait farfelu sur le coût économique de l’immigration, intervient sur Le Plus (site participatif du Nouvel Obs) ou bien encore sur le pure player conservateur Atlantico. Sans doute moins regardant sur sa droite, Atlantico héberge aussi les papiers de Christian Rol, ancien militant de l’organisation étudiante d’extrême droite le GUD, coauteur d’un livre avec Maxime Brunerie (l’homme qui avait tiré sur Jacques Chirac en 2002), simplement présenté au lecteur comme un “écrivain et journaliste”, ou bien encore ceux de Patrice de Plunkett, dont le passé militant au sein de la Nouvelle droite est également passé sous silence. David Doucet

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la réponse des Inrocks “Cause majeure du chômage”, “source d’insécurité”, “péril économique et social”. Depuis plus de trente ans, l’extrême droite a fait de l’immigration la source de tous les maux de la société française. Dès sa première grande émission télévisée, en 1984, Le Pen menaçait : “Demain, les immigrés s’installeront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille, votre fils !” Pour légitimer ses prophéties, le Front national a très vite eu besoin d’arguments scientifiques. Pour y répondre, Pierre Milloz, un économiste du FN, avait publié en 1990 un rapport évaluant le coût de l’immigration à 211 milliards de francs. Lors de sa publication, l’Insee jugera le calcul

“complètement faussé” et la direction de la Sécurité sociale pointera des “erreurs de méthode considérables”. Mais vingt ans après, le FN continue de s’appuyer dessus. Depuis 2008, une autre publication est venue garnir la bibliothèque frontiste, celle de Jean-Paul Gourévitch. Tirant parti du manque d’études sur le sujet, cet essayiste et écrivain de son état s’est aussi lancé dans le calcul du “coût réel de l’immigration en France”. “Le monde universitaire ne lui reconnaît aucune légitimité scientifique dans ce domaine. Il n’est ni démographe ni spécialiste des questions migratoires”, précise Jean-Yves Camus, politologue spécialiste de l’extrême droite. Dans cette étude souvent citée par Marine Le Pen,

Jean-Paul Gourévitch commet de nombreuses approximations de calcul, démontrant au passage qu’il est difficile de s’improviser spécialiste du budget de l’État. La principale est de sousévaluer la contribution des immigrés aux recettes relatives à la protection sociale. Celle-ci serait, d’après Jean-Paul Gourévitch, de l’ordre de 12 milliards d’euros. Ce chiffre incroyablement bas s’explique par le fait que l’écrivain n’a pas tenu compte des recettes générées par les cotisations patronales assises sur les salaires des travailleurs immigrés. Considéré comme le seul scientifique valable par la plupart des sites d’extrême droite, JeanPaul Gourévitch s’insurge

quand on lui colle cette étiquette. Pourtant, il participe régulièrement aux évènements organisés par la droite radicale. En décembre 2010, il est ainsi intervenu lors des sulfureuses assises sur l’islamisation organisée par le Bloc identitaire. À plusieurs reprises, il a également tenu des conférences au Local (le bar de Serge Ayoub, ancien leader des skins parisiens) mais aussi dans les locaux de l’Action française. Enfin, les titres des livres de cet homme qui se définit comme un “polygraphe” (au moins soixante livres) ne laissent guère de doute sur ses convictions profondes. Citons La France africaine ou bien encore La Croisade islamiste, son dernier ouvrage. David Doucet

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 121 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) Ici on noie les Algériens New Settings Baron Samedi Alain Buffard & Nadia Lauro du 9 au 17 novembre, au Théâtre de la Cité internationale (Paris XIVe)

scènes

En virtuose de la transgression, Alain Buffard brouille les pistes, ose une distribution hors norme, et propose une lecture de l’œuvre de Kurt Weill, revisitée. Le tout sur une page blanche largement déployée, pentue, cornée, ourlée, immaculée mais diabolique, conçue par la plasticienne Nadia Lauro. À gagner : 10 x 2 places pour la représentation du 10 novembre

dans le cadre du festival Automne en Normandie

Pierre Rigal Théâtre des opérations les 9 et 10 novembre au Théâtre des Arts de Rouen

scènes

Les opérations, ce sont tous ces phénomènes de contacts physiques et mentaux qui peuvent exister entre les êtres, sur toute la distance qui sépare la haine de l’amour, l’harmonie de la guerre. Dans un décor lunaire postapocalyptique, d’étranges créatures évoluent en groupe, se confrontent et échangent, alors que leur milieu naturel subit sans cesse des transformations atmosphériques qui les rendent vulnérables. À gagner : 5 x 2 places pour la représentation du 10 novembre

Mathilde Monnier Twin Paradox le 12 novembre au Théâtre des Arts de Rouen

scènes

S’inspirant du célèbre paradoxe des jumeaux, qui mettait en évidence, au sein de la théorie de la relativité, l’influence de la vitesse et du mouvement sur le déroulement du temps, Mathilde Monnier explore dans sa nouvelle création cet espace-temps spécifique de la danse, à la fois dans et hors du monde, avec pour volonté d’échapper aux lois physiques communes. À gagner : 5 x 2 places

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un film de Yasmina Adi

cinéma À l’appel du Front de libération nationale (FLN) des milliers d’Algériens venus de toute la région parisienne défilent à Paris, le 17 octobre 1961, contre le couvre-feu qui leur est imposé. Cette manifestation pacifique sera très sévèrement réprimée par les forces de l’ordre. Cinquante ans après, à travers Ici on noie les Algériens, Yasmina Adi met en lumière une vérité encore taboue. À gagner : 20 DVD

25 ans de créativité arabe jusqu’au 3 février à l’Institut du monde arabe (Paris Ve)

expos À l’occasion de son 25e anniversaire et conformément à la vocation qui est la sienne – faire connaître et soutenir la création contemporaine –, l’Institut du monde arabe présente à son public une grande exposition d’arts plastiques spécialement conçue pour cette célébration. À gagner : 10 x 2 entrées

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fin des participations le 4 novembre

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livre Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov Je travaille sur une adaptation pour une sorte d’opéra. Boulgakov abolit les frontières entre tous les genres. C’est à la fois politique, historique, fantastique, sombre, drôle, sage et fou.

Amour de Michael Haneke Un grand film sur l’inéluctable de la condition humaine, avec des acteurs exceptionnels.

Raphael Super-Welter Oublier tout ce que l’on savait de Raphael pour découvrir cet album audacieux et libéré.

Victor Bockris Conversations : William S. Burroughs, Andy Warhol Un livre pop où la frivolité est élevée au rang des beaux-arts.

Son chef-d’œuvre. La couleur, la lumière et les décors sont magnifiques, uniques. Une véritable œuvre d’art dans cette catégorie, d’habitude trash, des slashers.

art Untitled (At Jennie Richee. Also Free Other Child Prisoners at Same Time) d’Henry Darger Je suis tombé amoureux de son travail, sans rien connaître de lui. Ensuite, sa biographie m’a inspiré une chanson. Créer un monde secret pour soi-même est une idée romantique, un idéal pour beaucoup d’artistes. recueilli par Noémie Lecoq

Into the Abyss de Werner Herzog Un cas de peine de mort au Texas, examiné méthodiquement et sobrement par le cinéaste allemand.

In Another Country d’Hong Sangsoo Le Coréen “importe” Isabelle Huppert dans son cinéma. Un film sur l’enfance, les élans du cœur et du corps.

Paperboy de Lee Daniels Le cinéaste déshabille son casting de stars dans un film-trip sexy et électrisant.

Mathieu Boogaerts Mathieu Boogaerts Le musicien revient aux chansons : sobres, sensibles, plus touchantes que jamais.

Sam Wasson 5e Avenue, 5 heures du matin Un essai analyse le passage du roman de Truman Capote, Breakfast at Tiffany’s, au film de Blake Edwards. Les Aventures de Rosalie de Calvo Publiée en 1946, la vie délirante d’une automobile au début du XXe siècle.

Concrete Knives Be Your Own King La pop est la première langue de ces Normands et ils la chantent sans accent.

Catherine Robbe-Grillet Alain Plongée dans l’intimité des Robbe-Grillet : leur correspondance et un livre de souvenirs. Kendrick Lamar good kid, m.A.A.d city Repéré par Dr. Dre, Kendrick Lamar redonne du souffle au rap américain. Un disque qui se veut générationnel.

Ainsi soient-ils sur Arte Succès surprise pour cette série française, affranchie des recettes qui semblaient immuables. The Mindy Project sur Fox Une nouvelle comédie de fille, romantique et dépravée. Homeland saison 2 sur Showtime La série de l’année se poursuit.

David Grossman Tombé hors du temps – Récit pour voix L’écrivain israélien met enfin des mots sur la mort de son fils. Fataliste et cathartique.

La Ruche de Charles Burns Deuxième partie de la mystérieuse trilogie de Burns. Un jeu de piste passionnant.

L’Enfance d’Alan d’Emmanuel Guibert Les souvenirs de jeunesse de l’ami Alan dans la Californie des années 30.

Un jour ou deux chorégraphie Merce Cunningham, musique John Cage Opéra de Paris Reprise exceptionnelle d’une pièce composée par Cunningham pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1973.

Wu-Wei de Yoann Bourgeois et Marie Fonte Maison de la Danse, Lyon (69) Yoann Bourgeois ramène toute la Chine au centre de la piste. Vertige assuré.

Le Retour d’Harold Pinter, mise en scène Luc Bondy Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Bondy fait entrer les bas-fonds londoniens dans le théâtre à l’italienne de l’Odéon.

Simon Gallus

film Suspiria de Dario Argento

Get Well Soon Konstantin Gropper, alias Get Well Soon, sera en concert le 31 octobre à Paris (Gaîté Lyrique), le 1er novembre à Laval et le 2 à Tourcoing. Son nouvel album, The Scarlet Beast O’Seven Heads, est disponible.

Le Grand Restaurant Le Plateau, Paris Moustiques, escargots, fourmis, souris… Michel Blazy accueille au sein de ses œuvres le règne animal.

The Hidden Mother L’Atelier Rouart, Paris Une expo hors norme, très psychanalytique avec un roman à clés.

Bertrand Lavier, depuis 1969 Centre Pompidou, Paris Lavier réorganise son travail et donne des indices sur son interprétation.

Borderlands 2 sur PS3, Xbox 360 et PC La suite de Borderlands milite pour le droit à l’imagination.

Mémoires du père des jeux vidéo de Ralph Baer Un livre nous raconte la préhistoire des jeux sur écran.

LittleBigPlanet sur PS Vita Quatrième volet, et aucune trace d’essoufflement pour ce jeu qui a trouvé en la Vita la console idéale pour l’accueillir.

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par Serge Kaganski

novembre 1990

le jour où j’ai chambré

Mick Jones

O  

n parle ici du guitariste et chanteur des Clash et de Big Audio Dynamite, pas de son homonyme et collègue du manche qui a accompagné la meilleure période de Johnny (65 à 74) puis fondé le groupe de hard-FM Foreigner. En cet automne 90, ce Mick Jones-là n’est pas au mieux. Il a quitté les Clash sept ans auparavant et son nouveau groupe, B.A.D., vient de splitter puis de se reconfigurer avec des petits jeunes. Avec le photographe Éric Mulet, nous retrouvons un Mick Jones vaguement désabusé dans le quartier de Pigalle par un après-midi de grisaille très parisien. Mulet shoote le musicien dans la rue où personne ne semble le reconnaître. Puis je passe trois heures avec lui dans un café banal du boulevard de Rochechouart. Ce jour-là, Mick Jones n’a ni agent, ni attaché de presse et notre entretien est le seul de la journée. Il est comme en vacance, en latence, entre parenthèses, un peu mélancolique. Chiffonné comme un paquet d’algues que le ressac a laissé sur la plage, ce Mick Jones détaché semble loin du fier pistolero punk qui avait mis le feu à Londres puis au monde entier dans les années 77-83. En même temps, il a tout loisir de redérouler le film des années Clash et nous raconte toute l’histoire sans mégoter. Le Londres punk, le rapport aux grands anciens Elvis ou Stones, la rivalité avec les Sex Pistols, les relations avec Strummer, la politisation du groupe, l’état de grâce de London Calling, l’ouverture musicale de Sandinista !, les raisons de mettre un terme à l’aventure

d’un groupe, Mick Jones analysera longuement tous ces sujets (comme le fera dix ans plus tard Joe Strummer, cf. “Print the legend”, n° 882). Cette story sera un bonheur pour moi et pour nos lecteurs, mais peut-être moins pour l’intéressé : il s’est certes prêté au jeu avec gentillesse mais l’évocation en long et en large de son passé doré a peut-être avivé son spleen. Si Strummer était heureux et soulagé d’être redevenu un homme ordinaire, Mick Jones semblait avoir plus de mal à se passer des feux de la gloire. Au terme de l’entretien, je raccompagne Mick Jones à son hôtel, un petit deux étoiles du quartier. Je m’apprête à prendre congé mais je le sens embarrassé. La veille, il a jammé avec un groupe anglais (dont j’ai oublié le nom) et a pris sa chambre dans le même hôtel, pensant qu’il serait invité. Mais le groupe a déjà check-outé, sans régler la piaule de Jones. L’auteur de Lost in the Supermarket n’a ni carte bleue, ni chéquier ni assez de cash sur lui (où il me ment éhontément) ! Je passe à la tirette et complète les 200 francs nécessaires. Quand on est fan de Clash, retrouver l’un de ses membres en situation de faire la manche est une expérience… bizarre, qu’on pourrait intituler “Me and Mr. Jones” ou “Splendeur et misère des rock-stars”. Je n’ai revu qu’une fois Mick Jones, il ne se souvenait pas de moi et ne m’a jamais remboursé. Mais j’ai continué d’écouter régulièrement The Clash : la puissance déflagrante de leur musique et la qualité de ce qu’ils ont offert à ce journal valaient largement ces 200 francs.

après Joe Strummer la semaine dernière, un deuxième Clash dans la légende

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