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l’illusion Obama

HBO

40 ans de success series

jʼai mal a mon travail

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Allemagne 3,80€ - Belgique 3,30€ - Canada 5,75 CAD - DOM 4,20€ - Espagne 3,70€ - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 3,70€ - Italie 3,70€ - Liban 9 000 LBP - Luxembourg 3,30€ - Maurice Ile 5,70€ - Portugal 3,70€ - Suède 44 SEK - Suisse 5,50 CHF - TOM 800 CFP

No.882 du 24 au 30 octobre 2012 www.lesinrocks.com

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par Christophe Conte

cher Geoffroy Didier, Le courant ornithologie et libéralisme de la droite décomplexée nous a envoyé ces dernières semaines un escadron de pigeons et une belle paire de buses, toi et ton copain Guillaume Peltier. De ce dernier, qui a déjà picoré dans toutes les mangeoires, passant du FN au MNR puis chez de Villiers avant d’atterrir sur l’arbre de l’UMP, je te conseillerais vivement de te méfier ; sa rapacité n’ayant aucune limite, il pourrait bien un jour finir par voler à gauche, ou plus certainement retourner dans son nid d’origine. Mais toi, Geoffroy, cela ne fait aucun doute qu’aux plus hautes cimes tu te destines, si tu parviens toutefois à emplumer un peu ton caquetage et à exister autrement qu’en perroquet de Copé. Car la politique, je ne t’apprends rien, n’est de prime abord qu’une affaire de look et sur la longueur, une question de ramage. Peltier, tu le boufferas tout cru ; avec ses airs d’étudiant à Assas, il ne sert

à rien sinon à jouer les rabatteurs de petits fachos et à reluquer frénétiquement sous les jupes de la fille Le Pen. Toi, en revanche, tu présentes pas mal. Sans doute ton côté Laurent Romejko croisé avec un mannequin slip du catalogue des 3 Suisses qui te permit, j’en suis sûr, de faire à 15 ans un carton dans les rallyes, parmi les jeunes pimbêches à sang bleu en voie de dessalage. Avocat de formation, tu as exercé à New York – toujours plus sélect sur un CV que le barreau de Mourmelon –, mais le virus de la politique t’a finalement ramené à nous. Quelle chance ! Sincèrement, après t’avoir entendu consécutivement un samedi d’automne blafard chez Ardisson puis chez Ruquier, je dois t’avouer que tu as ensoleillé mon week-end. Car si on se désolait qu’en matière de fatuité arrogante ta famille nous avait déjà présenté, à travers Lefebvre, Lancar, Morano ou Wauquiez, ses meilleurs éléments,

l’espoir d’une relève encore plus spectaculairement imbécile promet de s’incarner en ta seule personne. Avant de t’illustrer ces derniers mois, notamment en adjurant Hollande de payer ses vacances à Brégançon, puis en exigeant que l’audiovisuel public, à tes yeux un repaire de cocos, embauche par décret plus de journalistes de droite, avant aussi de conseiller Hortefeux (en vannes auvergnates ?), tu te définissais en 2006 comme un “sarkozyste de gauche”. L’oxymore était sans doute une coquetterie de jeunesse, que tu corrigeas bientôt en te présentant dans le Val-d’Oise avec pour slogan “Non aux minarets, non à la burqa”, ce qui te valut de monter en grade dans la Copé connexion, cette association de défense du pain au chocolat face au croissant islamiste. Avec Peltier, vous avez piqué son slogan à Sarko, la Droite forte, pour en baptiser un mouvement qui se distingue de la Droite populaire par cette nuance : ils sont vieux et ont les dents du fond qui baignent après trop d’apéros saucisson-pinard ; vous êtes jeunes et vos dents à vous pourraient transformer un entrepôt de parquet en fabrique d’allumettes. Vous avez aussi déposé le slogan Génération Sarkozy, utilisant à la hussarde la captation d’héritage comme règle de survie dans la jungle aux ambitions où vous comptez désormais faire vos œufs. Paraît même que tu te verrais bien en futur président de la République, tu l’as dit sans rire chez Ruquier. On hésita quant à nous entre l’hilarité et l’effroi, Geoffroy. Je t’embrasse pas, t’as de trop longues dents.

Billets durs, la compile, en librairie, 12 € (Ipanema Éditions), en vente sur boutique.lesinrocks.com

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No.882 du 24 au 30 octobre 2012 couverture Barack Obama, le 15 août 2012 en Iowa, par Charles Ommanney/Reportage by Getty Images

03 billet dur cher Geoffroy Didier

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obama romney

08 on discute #whatcanhe ?

10 quoi encore ? 12 reportage mort de Zyed Benna et Bouna Traoré : sept ans et rien n’a changé. Paroles d’habitants du Chêne-Pointu, à Clichy

Cynthia Charpentreau

à la Porte du paradis avec Michael Cimino

14 événement Borloo met le grappin sur le centre

18 ici à Marseille, une BAC mention dérives

20 ailleurs États-Unis, Route 66, épisode 3/5 au Texas, c’est compliqué d’avorter

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22 la courbe

Guillaume Binet/M.Y.O.P

du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

23 à la loupe le nouveau spot N° 5 de Chanel, avec une goutte de Pitt

28 Obama vs Romney dossier 13 pages à Miami, reportage auprès des militants démocrates ; quelle tendance se dessine après les débats ; la gauche US, malmenée, déchante ; entretien avec le journaliste Ron Suskind : “Obama va devoir être plus vicieux pour contrer les arguments de Romney” chez la styliste Stine Goya, dans l’autobio de Beth Ditto, dans la French Touch…

Renaud Monfourny

60

24 où est le cool ? 44 idées haut 48 Syrie, épisode 3/4 qui dirige les villes libérées ?

54 Warhol meets Burroughs

1980 : le journaliste Victor Bockris fait se rencontrer les pères du pop art et de la beat generation. Conversations

Sara Krulwich/The New York Times/RÉA

la souffrance au travail : un mal délaissé par les politiques, même à gauche

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60 Concrete Knives, kings of Caen grands seigneurs, les Normands sortent leur premier album, Be Your Own King, et font grand bien à la pop-music elle a inventé les séries d’auteur, mais depuis 2007 son mojo s’est affaibli

68 Emmanuelle Riva, cet amour portrait de l’actrice, immense dans le dernier Haneke

Alexandre Guirkinger

62 HBO, la chaîne en or plombée

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

72 Amour de Michael Haneke

74 sorties Into the Abyss, Skyfall, Traviata et nous…

78 dvd The Hole, coffret Wang Bing…

80 jeux vidéo

Resident Evil 6 : tout pour plaire

82 séries

Ainsi soient-ils, bénie par les audiences

84 Raphael : une caravane passe Super-Welter, l’album de la rédemption

86 mur du son

4e Nuit SFR, 1995 à l’Olympia, le premier House Of Love réédité avec demos, live…

87 chroniques Lucas Santtana, Mathieu Boogaerts, Rubin Steiner, Why?, Zombie Zombie…

94 concerts + aftershow Tame Impala au Bataclan

96 time for Breakfast at Tiffany’s 5e Avenue, 5 heures du matin : le récit passionnant de l’adaptation au cinéma du roman révolutionnaire de Capote

98 romans Gabrielle Wittkop, Stanley Elkin, Cara Hoffman…

100 idées “faire monde” pour ne pas céder au catastrophisme 

102 tendance Pingeot/Herzog : quand tuer le père revient à tuer la littérature  

104 bd Blast, volume 3, en perte de finesse

106 Danse l’Afrique danse !

compte rendu de la 9e édition du festival itinérant + Lulu de Krzysztof Warlikowski

110 Le Grand Restaurant l’expo animalière du plasticien Michel Blazy + The Hidden Mother

114 le labo de France Télévisions en proposant des webséries et du contenu transmédia, les Nouvelles Écritures réinventent la télé

116 Alma multimédia Alma, une enfant de la violence : un webdoc/docu télé, en livre et en applis

117 programme tv au choix : trois docus et un magazine

118 net

le web arabe post-Printemps

120 best-of profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 79 et p. 119

sélection des dernières semaines

122 print the legend

automne 99 : vider des bières avec Joe Strummer

rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs E. Barnett, D. Balicki, S. Beaujean, G. Binet, R. Blondeau, T. Blondeau, J. Bonpain, C. Charpentreau, Coco, M. Delcourt, I. Deroeux, M. Despratx, N. Dray, L. Feliciano, J. Gester, C. Guibal, A. Guirkinger, L. Hamelin, O. Joyard, C. Larrède, N. Lecoq, H. Le Tanneur, G. Lombart, J.-L. Manet, S. Marteau, L. Mercadet, B. Mialot, P. Noisette, É. Philippe, J. Provençal, M. Robin, L. Soesanto lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Anne-Gaëlle Kamp, Laetitia Rolland, Philippe Marchi, Guillaume Falourd conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrices de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 responsable presse/rp Élisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Jeanne Grégoire tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Everial les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeurs généraux Arnaud Aubron, Audrey Pulvar directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2012 directrice de la publication Audrey Pulvar © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 8 pages “Néon” jeté dans l’édition vente au numéro des départements 75, 78, 91, 92, 93 et l’édition abonnés

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l’édito

courrier

Qui se souvient que Barack Obama fut lauréat du prix Nobel de la paix (alors qu’il menait deux guerres à la fois) en 2009 ? Où sont passés les commentaires enflammés de chroniqueurs confiants, en mai 2011, lors de l’élimination d’Oussama Ben Laden ? D’après eux, Barack Obama venait de remporter sa réélection... Seize mois plus tard, rien de moins sûr. Si la politique étrangère faisait élire les présidents américains, ça se saurait. Pourtant, à chaque nouvelle présidentielle américaine, des intellectuels européens se posent deux questions : le monde est-il plus sûr aujourd’hui qu’il y a quatre ans ? Sera-t-il plus sûr dans quatre ans ? “Réponse est non” – pour employer un langage SMS – à la première question (les guerres d’Irak et d’Afghanistan sont-elles des succès ? La Libye démocratique ? Le ProcheOrient stabilisé ? Et surtout : Al-Qaeda est-il défait ?). Réponse est : “Ce serait pire si Mitt Romney l’emportait”, à la seconde. Alors, au nom du moindre mal, par défaut, la gauche américaine (elle existe !) s’apprête à revoter pour un candidat qui hier la mettait en transe avant de la décevoir dès Day One, non seulement pour n’avoir pas tenu quelques promesses fortes, comme la fermeture de Guantánamo ou le lancement réel d’une économie verte, mais aussi pour son incapacité à mettre au pas le système financier. Lui, l’homme de tous les possibles ? Dans “Yes we Can”, rectifie sans rire son entourage, il ne fallait pas entendre “Ensemble tout devient possible”, mais “Oui aux possibles réalisables”… Ça calme. Un homme de gauche n’est pas déçu, parce qu’il n’espérait rien, lui. C’est John R. MacArthur, dont la plume acide égratigne, depuis plus de 30 ans dans le Harper’s Magazine, le Parti démocrate. Lui qui connaît bien, pour y avoir grandi, Chicago et le système qui a permis l’émergence d’Obama, lui qui, journaliste de terrain a été le témoin, au début de l’ère Clinton, des premiers gros dégâts de la mondialisation sur l’emploi aux États-Unis, et n’a cessé, avant même l’élection d’Obama, de pointer

Audrey Pulvar

sa tiédeur, ses affinités avec les milieux financiers et sa pratique du pouvoir, froide, distante, beaucoup moins consensuelle qu’on le vante, dans le droit fil d’un fonctionnement hypercentralisé cher au Parti démocrate. Un recueil des éditoriaux sanglants de John R. MacArthur est publié aux éditions Les Arènes. Qu’il nous pardonne l’emprunt de son titre : L’Illusion Obama. Vu l’ampleur de la crise, qui aurait pu mieux faire sur les questions liées à l’emploi (le taux de chômage de 6,5 % en novembre 2008, avec un pic à plus de 10 % en octobre 2009, vient de chuter opportunément à 7,9 %). Ils ne sont pas nombreux ceux qui affirment avoir les solutions que l’actuel président aurait dû utiliser. Mais beaucoup lui reprochent sa timidité face à la finance, alors qu’il avait une occasion historique, en 2008 et 2009, de reprendre la main sur ce système fou ! Quand on brandit le “succès” d’Obama sur sa réforme du système de santé, on parle des 32 millions d’Américains qui, grâce à lui, ont désormais une couverture médicale ; on oublie que ce qu’il a imposé n’a rien d’une sécurité sociale publique mais qu’il s’agit d’obliger chaque Américain à souscrire une assurance santé ! Pour MacArthur, la raison de ces renoncements a un nom : financement. Comme financement des campagnes électorales. Là encore, une grande réforme qu’Obama n’aura pas faite. L’éditorialiste du Harper’s fait un lien direct entre sa mansuétude et la participation à toutes les campagnes de groupes financiers et pharmaceutiques. Dans un essai publié il y a deux ans, L’Amérique qui tombe, Arianna Huffington montrait déjà combien le rêve américain est brisé, la classe moyenne américaine ayant disparu pour laisser place à deux catégories d’Américains : les ultrariches et les pauvres (ou précarisés). Questions rituelles des intellectuels américains lors de l’élection présidentielle : les inégalités ont-elles reculé en quatre ans ? Le nombre de pauvres a-t-il baissé ? Réponse est…

lire aussi p. 20 et pp. 28 à 42

Renaud Monfourny

#whatcanhe?

l’ami Serge Comme il est super discret, l’ami Serge ne nous avait rien dit, ou alors à un tout petit comité. Mais comme on est un peu journalistes, on a su… Serge Kaganski, notre Kagan à nous, est lauréat du prix Bernard-Chardère 2012 pour “sa contribution au métier de journaliste, critique de cinéma et pour sa cinéphilie, son style, sa curiosité, son humour”. Excusez du peu ! Nous, aux Inrocks, on trouve que ça lui va comme un gant ce prix. Bravo, Serge. On t’embrasse. Les Inrocks

hommes d’Intérieur Alors que la chute dans les sondages du gouvernement socialiste pourrait faire passer Felix Baumgartner pour un parachutiste amateur et que le débat sur la dépénalisation du cannabis n’en finit plus de mettre le feu aux poudres (!), Ayrault en pétard (!!) et les gars de la BAC de Marseille bientôt à l’arrêt (!!!), que nous reste-t-il en ce beau mois d’octobre pour ne pas sombrer dans l’alcoolisme ? Se dire qu’on a échappé à Le Pen place Beauvau ? On doit tout de même supporter les blagues pâtissières de Copé… Voir que les “ex” de la Sarkozie, NKM en tête, ont désormais besoin d’en faire des tonnes pour attirer l’attention des médias ? Valls rejoue quotidiennement les partitions des plus illustres d’entre eux (Guéant/ Hortefeux). Bon, il semblerait que seul l’album d’Alt-J puisse me faire du bien en ces temps difficiles (ça résout rien, mais ça fait du bien). David

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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“je n’avais jamais vu autant de spectateurs à une séance de cinéma”

Arnal/Starface

Michael Cimino, après la projection de son film au festival Lumière à Lyon, ici aux côtés de l’ex-rédactrice en chef des Inrocks

j’ai rouvert La Porte du paradis avec

Michael Cimino



’homme qui réalisa Voyage au bout de l’enfer est aujourd’hui un être étrange et fragile, mi-ado, mi-vieille dame, élégamment vêtu (veste, chemise, jeans, bottes western) mais qui marche précautionneusement et parle d’une voix faiblarde, comme épuisé par ses 73 ans. Il fait penser à son ancien acteur Mickey Rourke (autre survivant des bistouris esthétiques) et à Leos Carax (autre survivant d’un accident industriel du cinéma). On le rencontre à Lyon (scoop ! il ne donne aucun autre entretien), après la projection en copie restaurée de son chef-d’œuvre maudit, La Porte du paradis, accueilli triomphalement par une Halle Tony-Garnier pleine à craquer (5 000 spectateurs) et couronnant la superbe édition 2012 du festival Lumière. Michael Cimino en a eu le souffle coupé sur scène, au bord des larmes. “Je n’avais jamais vu autant de spectateurs à une séance de cinéma, explique-t-il une heure après la projo. C’était énorme ! Cet accueil me bouleverse et me trouble. Heureusement qu’Isabelle (Huppert – ndlr) était présente, ça m’a un peu aidé. Mais j’en tremble encore. Mettez-vous à ma place : imaginez que vous soyez marié à la plus belle fille du monde, qu’un jour on vous l’enlève puis que trente ans plus tard on vous la ramène aussi belle qu’avant. Que ressentiriez-vous ?” Cimino attribue l’échec cuisant de La Porte du paradis à la jalousie du milieu hollywoodien envers ce jeune cinéaste surdoué qui fait jouer Clint Eastwood dès son premier film

(Le Canardeur), puis rafle cinq oscars, la critique et le succès public dès son second (Voyage au bout de l’enfer). Il y perçoit aussi un invariant aussi vieux que l’Amérique : “Vous êtes la dernière merveille, puis on vous écrase, puis on vous remonte à nouveau. Ce rituel américain est tellement archétypal qu’on en fait même des films : montée, chute, remontée, on pourrait citer mille titres ! Ce schéma exige que vous soyez traîné dans la boue puis que vous renaissiez couvert de sang.” À revoir le film, on est frappé par sa splendeur lyrique mais également par sa “russité”. De nombreux personnages portent des toques et parlent la langue de Lénine, les cabanes en bois ressemblent à des isbas et le film prend en charge l’histoire d’un pays comme le cinéma soviétique de l’âge d’or. Cimino récuse l’influence de ce cinéma mais avoue être un fervent lecteur de littérature russe. “J’adore Pouchkine, Lermontov, et leurs traductions anglaises par Nabokov. J’aime leur amour des mots, de la vérité, leur précision géographique… J’aurais aimé que Nabokov puisse traduire Tolstoï, ç’aurait été un cadeau à la civilisation. Je crois que l’Amérique et la Russie se ressemblent : deux immenses pays que personne ne sait bien gouverner !” Le cinéaste raconte avoir choisi Isabelle Huppert grâce à un heureux hasard, après un harassant et long casting infructueux. “Je suis passé devant une salle art et essai qui jouait un film français, avec écrit en gros starring Isabelle Huppert. Je n’avais aucune idée de qui elle était mais j’ai acheté un billet. J’étais fatigué, j’avais envie de dormir mais le film m’a tenu éveillé et j’ai vu sur l’écran cette fille magique. J’ai dit : this is the girl ! Le studio était contre mais j’ai insisté : c’était elle ou rien.” Celui qui cite Ford, Visconti et Kurosawa nourrit toujours le projet de porter à l’écran La Condition humaine d’André Malraux. On ne sait s’il y arrivera, mais en attendant on guettera la renaissance en copie restaurée (en salle en février 2013) d’une pièce majeure du cinéma injustement brûlée en son temps. Serge Kaganski merci au festival Lumière, à Marie Queysanne et à Pierre Collier

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“la vie continue. En pire” Sept ans après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur EDF, la Cour de cassation doit se prononcer, le 31 octobre, sur le non-lieu dont ont bénéficié les deux policiers qui les poursuivaient le jour du drame. Dans la cité du Chêne-Pointu, à Clichy-sous-Bois, quartier d’enfance des deux adolescents, les quelque 6 000 habitants se sentent toujours en marge de la République. David Doucet photo Yannick Labrousse/Temps Machine

“au lieu d’investir 11 millions d’euros dans un commissariat et de se focaliser sur la répression, on aurait bien aimé que l’État rénove le quartier” Thierry, 31 ans

“les émeutes de 2005 étaient surtout celles de la misère. Les jeunes s’en sont pris à la police car c’est le seul représentant de l’État pour eux. Sept ans plus tard, la vie continue. En pire” Rémi, 49 ans 12 les inrockuptibles 24.10.2012

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“les bavures policières ne sont jamais condamnées : on n’attend plus rien de la justice” Steeve, 30 ans

“on a déclenché une révolte populaire comparable à celle de Mai 68 mais on est toujours considérés comme des citoyens de seconde zone”

“rien n’a changé, nous vivons dans l’insalubrité la plus totale. Ça fait plus de deux mois que l’on attend l’installation du chauffage. Je n’ai qu’une seule envie : partir” Fatoumata, 22 ans

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Une guest-star de luxe pour Jean-Louis Borloo, Simone Veil

Borloo : nombril du centre

En lançant une “nouvelle” formation politique, l’Union des démocrates et des indépendants, l’ex-ministre de Nicolas Sarkozy entend contourner une UMP qui se droitise. Osé.

 C

’est l’histoire d’un mec qui en a pris plus d’un de court, dimanche dernier. En parvenant à réunir par une belle journée d’octobre, hors période électorale, plus de 3 000 personnes dans la salle de la Mutualité, en plein cœur de Paris, et autant sur son site internet. Avec le congrès fondateur de l’UDI : l’Union des démocrates et des indépendants. “Il était temps que nous réunissions toutes nos forces pour insuffler à notre pays un esprit d’ouverture aux autres, d’innovation, d’enthousiasme, de tonicité et d’espoir, et pour refuser la peur, le repli sur soi et la désignation de boucs émissaires.” En clair, résume Yves Jégo, député membre de l’UDI, “face à la droitisation de l’UMP, nous défendons une droite humaniste, libérale sur les questions de société et d’économie,

européenne et écologique pour que Jean-Louis Borloo devienne le chef de l’opposition”. Avec l’idée de faire de l’UDI “un parti de masse quand les partis de cette famille ont toujours été des partis de cadres, de notables”, explicite Jégo. OK, donc à l’UDI, ils ont faim… Dans la salle de la Mutualité, l’engouement est palpable. On frôle parfois l’euphorie : “C’est magique Jean-Louis”, “Jean-Louiiiiiis”, “c’était formidable”, “bravo !”, “il se passe quelque chose”. C’est la surenchère de louanges. La magie des début ? Rare de voir en tout cas un tel enthousiasme dans un parti. Rare aussi tout ce monde – et pas uniquement des cheveux blancs comme souvent dans les meetings – dans cette salle historique de la gauche, nouvellement prisée par l’UMP. Rare enfin, une telle écoute des interventions sur l’Europe, la compétitivité,

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l’écologie… y compris à l’heure du déjeuner ! La température monte, il fait chaud, ça sent l’humain. Belle réussite donc ce D-Day, avec une scénographie millimétrée qui rappelait, tiens donc, celle de l’UMP ! Une caméra mobile dans la salle, des jeunes en T-shirt blanc minutieusement alignés en haie d’honneur pour l’arrivée sur scène de Jean-Louis Borloo, des drapeaux tricolores à agiter, “assez haut pour éviter de lui mettre dans la tête” et l’éternelle boutique avec bracelets, badges ou T-shirts, mais made in France pour une fois, avec en fond sonore, une musique créée pour l’occasion. Dans une lumière mauve – “faut bien avoir un code couleur”, insiste Yves Jégo, organisateur de la journée – un décor à la Qui veut gagner des millions ? et un réveil en logo façon Alice aux pays des merveilles pour signifier “le réveil de la politique”, l’UDI, le nouveau parti de centre droit rassemblant sept composantes (le Parti radical, le Nouveau Centre d’Hervé Morin, la Gauche moderne de Jean-Marie Bockel…) a donc été officiellement lancé. Seul manque à l’appel le MoDem de François Bayrou, même si certains de ses adhérents et quelques cadres ont rejoint l’UDI, ce “parti unifié”, insiste Borloo, “et non une confédération”, comme l’était l’UDF. Au total, l’UDI revendique donc déjà 50 000 adhérents et 60 parlementaires, un mois après l’officialisation publique de la marque UDI, le 18 septembre. Des chiffres auxquels il faut ajouter les nouvelles adhésions plus ou moins médiatiques de ce 21 octobre, à l’image du ralliement de la sénatrice jusque-là UMP Chantal Jouanno. Ou plus localement celles de ces élus comme l’ex-maire UMP d’Orsay (Essonne), Marie-Hélène Aubry, croisée au moment de son adhésion : “L’UDI, il était temps ! Ça manquait”, explique-t-elle en

soulignant qu’elle retrouve nombre de ses amis politiques. “Je me sens très à l’aise. Je pense que c’est important que l’on marche sur nos deux jambes.” Ou de ce militant UMP, Cyril Delmas : “Ce sont des idées nouvelles et un message d’espoir qui peuvent regrouper toutes les populations. Autant de choses qui m’ont intéressé et poussé à quitter l’UMP, attirée par les extrêmes, et empêtrée dans ses divisions internes avec son élection.” Pour tous, Borloo, c’est la cerise sur le gâteau. “Il incarne quelque chose”, complète ce jeune militant. “De tous les leaders des mouvements qui forment l’UDI, il est celui qui, en termes de bilan, de compétence, représente le plus le leader”, insiste Marie-Hélène Aubry. Entre les déçus de la gauche et les inquiets de la droite, autant d’électeurs qui ne s’y retrouvent plus ; l’ex-ministre d’État de Nicolas Sarkozy, un moment pressenti pour Matignon, voit donc son espace politique se dégager : “Nous allons être la grande majorité parlementaire”, martèle-t-il. “Nous allons réunir la droite humaniste et profondément républicaine, ça fait du  monde !, ironise-t-il. Évidemment nous allons réunir le centre gauche beaucoup plus proche de nous que de l’extrême gauche, réunir ceux qui ont voté pour les socialistes qui gouvernent – ils n’ont pas été déçus depuis quatre mois !” Enfin, il n’épargne pas les Verts : “Comme me le disait Daniel Cohn-Bendit, ils ont abandonné l’Europe et trahi l’écologie !” À croire que s’il n’en reste qu’un, ce sera luI… Dès lors, Borloo se voit pousser des ailes : “Nous sommes la force politique centrale, vitale, de notre pays.” Manifestement, à entendre la salle

l’UDI revendique déjà 50 000 adhérents et 60 parlementaires

applaudir chaudement, l’attente d’une nouvelle offre politique était palpable. Celle d’un centre droit fort, capable d’incarner l’opposition – comme l’a fait Jean-Louis Borloo à l’Assemblée nationale face à Jean-Marc Ayrault – et de tenir tête, s’il le faut, à l’UMP. Même si officiellement l’UDI et l’UMP sont des amis, dans le même bateau de l’opposition. L’UDI étant, dixit Borloo, “une formation politique de plein exercice, indépendante” mais “en coalition avec la droite républicaine”. Pour autant, sentant que l’UMP pourrait prendre l’eau avec des électeurs effrayés par une stratégie droitière, le président Borloo ne fait pas mystère de ses ambitions pour sa formation. “C’est une coalition gagnante mais nous serons les gagnants de cette coalition”, clame-t-il en jouant avec ses lunettes à la tribune, soulignant sa volonté de disputer le leadership à l’UMP. Le défi de l’UDI est “de ne plus être le strapontin de la majorité future avec l’UMP” mais d’être un “pôle” dont l’objectif sera de devenir un “partenaire obligé et demain l’acteur majoritaire”, se veut encore plus clair Hervé Morin, membre fondateur de l’UDI. “Redevenir la première force politique française comme l’était l’UDF au début des années 90 : voilà notre objectif”, martèle-t-il sur scène. Et c’est bien le pari qu’a fait Jean-Louis Borloo : hisser l’UDI à la hauteur de l’ex-UDF en s’inscrivant dans la filiation de Valéry Giscard d’Estaing, qui pour l’occasion avait enregistré une vidéo de soutien, celle de Simone Veil, véritable guest-star de ce congrès, et de transformer sa formation en “premier parti de France”. “Une grande partie des Français en ont plein le dos du repli sur soi, de la peur des autres et préfèrent viser haut, être généreux. Cette France-là existe, c’est la France qui marche. La France sociale, libérale, européenne, ouverte. Elle doit être

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Musique, haie d’honneur, T-shirts made in France, le tout nouveau président de l’UDI savoure son triomphe

représentée et elle sera dominante”, assure-t-il renvoyant son allié, l’UMP, à ses divisions et à ses conservatismes. “Les conservateurs ont peur et c’est pour cela qu’ils désignent des boucs émissaires”, juge-t-il, “Ils ont l’air raisonnables, sérieux et bien coiffés”. Rires soutenus. Borloo savoure son effet. Lui que beaucoup dans la majorité raillaient pour sa coiffure hors moule, souvent vue comme un signe de non-engagement, a repris la critique imagée déjà lancée il y a deux ans à son grand “dîner des Républicains”, en 2010. Une charge qui, à l’époque, visait de manière sibylline François Fillon. Les ex-adversaires de Matignon pourraient finalement devoir de nouveau s’affronter en chefs de parti, si l’ancien Premier ministre devait l’emporter sur Jean-François Copé. D’où la mise en garde de Borloo : “Mais en réalité, derrière le masque des apparences, ce sont eux qui ne sont ni raisonnables ni professionnels.” La rancœur est manifestement tenace… La compétition avec Fillon pour le leadership de la droite ne serait pas pour lui déplaire. D’autant que Borloo s’est fixé deux priorités pour l’UDI : les municipales et les européennes de 2014… sans s’interdire d’être lui-même candidat, à la mairie de Paris notamment. Et sans

oublier de se préparer à gouverner “maintenant, sinon vous voyez ce qui se passe”, plaisante-t-il. Belle pique à l’égard des socialistes. Mais l’heure tourne, la machine s’emballe. Les jeux de mots fusent. Borloo improvise. Il a du mal à tenir le fil de son discours, devient plus brouillon, plus difficile à écouter. Les arguments politiques sont en rodage. Comme “Quand on veut parler d’Europe, on parle à l’UDI !” Ou encore la câlinothérapie version François Zocchetto, patron du groupe UDI au Sénat : “À l’UDI, nous avons pris les mesures de la souffrance des Français.” Mais aussi, “Je pense vous dire que Borloo est l’homme de la situation. On peut aller derrière lui !” La palme revenant à Maurice Leroy, ancien ministre de Fillon devenu porte-parole de l’UDI : “Visons la lune car même si on rate on arrivera dans les étoiles.” Pas de quoi effrayer leurs adversaires politiques en cas de débat ! Après le pari réussi

“les conservateurs ont peur et c’est pour cela qu’ils désignent des boucs émissaires” Jean-Louis Borloo

de cette journée, reste donc encore un peu de boulot… Notamment à confirmer la capacité de Borloo et de son équipe à construire un programme au-delà des arguments consensuels. A fortiori quand on ne s’interdit pas de regarder au-delà de 2014. “Vous m’avez demandé de bâtir ce pays... Pardon ce parti.” Beau lapsus ! Pour s’y préparer, dès la fin janvier, un faux Conseil des ministres aura lieu à proximité de l’Élysée, à la même heure que le vrai : l’UDI réunira son shadow cabinet, soit une vingtaine de “contreministres”, en charge de dossiers, qui devront défendre leurs projets de loi. Une manière de prendre de l’avance sur l’alternance, explique-t-on. Et quand on interroge Borloo sur la campagne présidentielle, lui qui avait renoncé à s’engager en 2012, piqué au vif, il répond : “Un chef n’engage ses troupes qu’à bon escient. Avant, c’était pas vrai.” Une façon de répondre à ceux qui lui reprochent de toujours s’arrêter en chemin : d’abord le parti, ensuite la candidature. C’est la leçon que Borloo a retenu de 2012. Il s’engouffre dans sa voiture. Pour en ressortir immédiatement. Et poursuivre son bain de foule. C’est l’histoire d’un mec qui n’a pas fini de surprendre. Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

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Au micro, Pascal Lalle, nommé directeur central de la sécurité publique par le ministre de l’Intérieur en juillet

Nicolas Vallauri/La Provence/MaxPPP

un rapport enterré “faute de preuves” : le commissaire qui avait entendu les témoins les avait pourtant jugés “crédibles”

au ban de la Bac Soutenu par Manuel Valls, l’ex-numéro 2 de la police à Marseille est soupçonné d’avoir couvert dès 2009 les dérives de la Bac nord. Les trois agents ayant révélé l’affaire, eux, paient le prix fort.



e sujet est brûlant et gêne manifestement beaucoup Manuel Valls. L’ex-numéro 2 de la police à Marseille, Pascal Lalle, a-t-il couvert les graves dérives des agents de la BAC nord ? Était-il au courant des soupçons qui pesaient sur les agents de ce service après que le corps d’un indic, qu’ils auraient “balancé” à une bande rivale, a été retrouvé criblé de balles dans le coffre d’une voiture en 2008 ? C’est en tout cas ce qu’affirment plusieurs policiers qui, comme l’a révélé Le Point, ont dénoncé les méfaits de leurs collègues dès 2009. Pourtant, le ministre de l’Intérieur a promu Pascal Lalle au poste de directeur central de la sécurité publique en juillet dernier. Interpellés le 2 octobre 2012, sept agents de la BAC nord sont désormais incarcérés et quinze autres ont été mis en examen pour “vol en bande organisée” et “infraction à la législation sur les stupéfiants”. “J’ai révélé les faits à ma hiérarchie de façon circonstanciée, avec des noms, des lieux, des dates, dès 2009, rappelle un ancien du service. Lalle, en tant que directeur départemental de la sécurité publique, était parfaitement au courant.” Ce dernier s’est toutefois borné à commander un rapport au cabinet d’audit et de discipline de la sécurité publique plutôt que de saisir le procureur de la République de Marseille, comme l’y oblige le code de procédure pénale. Le rapport, de surcroît, a été enterré “faute de preuves”. Le commissaire Anthony de Freitas, qui avait entendu les témoins, les avait pourtant jugés “crédibles”. “Soit Lalle n’a pas pris la mesure des dérives de la BAC nord et c’est une grave erreur de jugement, soit il savait et il a couvert, estime, consterné, un flic marseillais. Dans les deux cas, il ne méritait pas de promotion !” D’autant que les trois policiers qui ont révélé l’affaire, eux, en paient le prix fort : “On a osé dénoncer un système qui marchait depuis des années. On est plus que ‘wanted’”, regrette l’un d’eux.

“Dès le jour où ils ont parlé, ils ont été poussés à la faute, isolés, menacés par les collègues et la hiérarchie”, confirme un collègue. Pendant des mois, les trois fonctionnaires sont mis sous pression par le capitaine en charge de la BAC nord, mis en examen dans une autre affaire en septembre. Plus ils parlent, plus leurs notations administratives sont mauvaises. Harcelés par leurs anciens collègues, ces agents de terrain expérimentés ont aujourd’hui préféré quitter la voie publique. Eux qui faisaient carrière dans un service prestigieux, qui travaillaient depuis plus de dix ans sur des dossiers sensibles, ont été mutés en police secours, un service normalement réservé aux bleus. L’un est cantonné à la paperasse dans un commissariat excentré, “où l’état-major ne va jamais”. Le deuxième a été muté en périphérie de Marseille. “On a cassé sa carrière”, souffle un policier qui le dit “épuisé par trois années à se battre contre un système.” Le troisième, qui s’était particulièrement mis en avant, est en voie de révocation. Sa hiérarchie lui reproche d’avoir laisser filer, en juillet 2011, un dealer/indic à la demande de la brigade de répression du banditisme. “Je l’ai fait à la demande de ce service, avec lequel je travaillais souvent, et qui a d’ailleurs réussi un gros coup deux jours après”, plaide-t-il. Tous les jours la hiérarchie envoie des agents à son domicile pour qu’il signe sa révocation : “C’est hors de question, ce serait la preuve que je suis un pourri, que ma parole n’est pas fiable”, s’emporte-t-il. Manuel Valls ne les a pas reçus, et reste droit dans ses bottes, même si, l’enquête avançant à grands pas, le directeur central de la sécurité publique devra bientôt s’expliquer. “Je soutiens Pascal Lalle, je soutiens la hiérarchie”, tranche le ministre, déterminé à protéger l’institution policière contre les gêneurs. Place Beauvau, le changement, c’est pas pour maintenant. Stéphanie Marteau

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avorte-moi si tu peux Route 66, mile 1034. À Lubbock, Texas, le seul centre de l’État à pratiquer encore l’IVG et un planning familial résistent à la toute-puissance du lobby religieux. Une guérilla anticlinique visant à empêcher les femmes de commettre “l’irréparable”.



es filles trouvent porte close ; Jennifer passera le week-end sans savoir, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Avec deux copines, elle fait le pied de grue devant le centre Planned Parenthood (le planning familial) de Lubbock, une ville assoupie sous le soleil du nord du Texas. En contradiction avec les horaires affichés, le répondeur téléphonique lui apprend que le centre est maintenant fermé les vendredis. Jennifer arrive quand même à joindre quelqu’un. “Vous êtes fermés ? Oui, un avortement… D’accord… À lundi.” La semaine suivante, Jennifer butera contre d’autres répondeurs téléphoniques, d’autres portes fermées. C’est devenu un cliché national : dans un État comme le Texas, c’est compliqué d’avorter. Lubbock n’est pourtant pas mal lotie. La ville abrite un centre de conseil en contraception, avortement, mammographie et dépistage d’infections sexuellement transmissibles (IST) – le Planned Parenthood, où les trois filles attendaient plus tôt. Et à cinq minutes en voiture se trouve la seule clinique d’avortement de la région. Une seule clinique pour un territoire de 800 000 habitants grand comme l’Irlande. Bâtie de plain-pied,

elle est protégée par des herses, des caméras, des clôtures et des panneaux d’interdiction. À mon approche, une employée apparaît à travers les grilles, me conseille de téléphoner aux heures ouvrables et de débarrasser le plancher. En revanche, un autre “centre culturel pour femmes enceintes”, accueillant et coloré, est installé juste en face de la clinique. Il appartient à l’American League for Life. Quick installe ses fast-foods en face e McDo ; les religieux américains ouvrent des “centres culturels” en face des cliniques. Ils interceptent les femmes en panique qui parcourent la moitié de l’État en voiture pour avorter dans le secret et tentent de les faire revenir dans le droit chemin, avant de commettre “l’irréparable”. “Nous écoutons ces femmes, nous les raisonnons, sans violence, sans jugement mais avec compassion”, explique Elizabeth Trevino, employée du Nurturing Center de Lubbock. Elle voit passer “près de vingt femmes par semaine” en direction de la clinique. Des activistes affirment que ces centres tentent de retarder leur décision en leur mentant sur la limite légale du droit à avorter, si bien que lorsqu’une femme prend la décision de le faire, il est déjà trop tard. Elizabeth Trevino dément.

“Nous prions devant le centre, on se relaie, en silence. Nous sommes pacifiques.” Le Nurturing Center tente aussi d’identifier le médecin qui vient par avion pratiquer les avortements. “L’ancien docteur a pris sa retraite. Il ne pouvait plus prendre l’avion chaque semaine. Le nouveau se cache à l’arrière de sa voiture, ou il entre dans la clinique avec une couverture sur la tête.” Son anonymat est absolu, ses horaires sont secrets, mais le centre religieux les devine, avec le va-et-vient des femmes. Un quart d’heure après ma venue, une patrouille de police surgit sur le parking ; l’officier qui me contrôle me dit être envoyé par le Planned Parenthood. “Vous avez effrayé les employées, sourit-il derrière ses lunettes en verre fumé. Je vous conseille de partir d’ici.” Quelques jours plus tard, j’apprends que je suis listé comme “individu potentiellement dangereux” au niveau national pour avoir foulé le parking.  Le degré de méfiance des cliniques d’avortement aux États-Unis peut être pris pour de la paranoïa, mais il s’explique par plusieurs assassinats de médecins et d’aides soignants. Depuis la décision de justice Roe vs Wade légalisant l’avortement en 1973, trois enlèvements et treize meurtres, dont le dernier en 2009, ont eu

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Le Texas, œil du cyclone du combat sanglant entre deux Amérique : l’une pro-choix et l’autre ultra religieuse

Dans le bureau d’une organisatrice de camps antiavortement, une affiche antiPlanning familial

lieu. En avril, une bombe a soufflé la salle d’opération d’une clinique du Wisconsin. Le 1er janvier, un cocktail Molotov a endommagé une clinique de Floride qui avait déjà été détruite la nuit de Noël 1984 avant d’être, en 1994, le théâtre d’un double assassinat, celui d’un médecin et de son garde du corps. Dans ce combat sanglant entre deux Amérique, le Texas est l’œil du cyclone ; c’est à Dallas que le procès Roe vs Wade a eu lieu. Jane Roe, une jeune Texane paumée, prise en charge par des avocats ambitieux, était devenue un symbole national. Elle vit toujours à Dallas. Engagée dans le camp pro-choix au sein d’un centre Planned Parenthood dans les années 70, elle découvre l’amour interdit avec un ultra. Il travaillait dans le centre religieux d’en face qui menait une guerre d’usure contre la clinique. Un peu comme à Lubbock. Selon son autobiographie, elle entend peu à peu des voix d’enfants qui rient quand elle est seule. Prise d’une révélation christique, Jane Roe virera de bord. En 1995, devant les caméras de télévision, elle se fait baptiser. Depuis, elle milite pour l’éradication totale de l’avortement aux États-Unis. Au Texas, les religieux n’ont pas vraiment besoin de Jane Roe. Leur influence est

désormais écrasante. Le gouvernement de l’État a voté une loi supprimant les subventions publiques à tous les établissements financés, de près ou de loin, par l’ennemi juré Planned Parenthood. La loi entre en vigueur le 1er novembre. Concrètement, les femmes sans assurance privée ne bénéficieront plus de traitements contraceptifs ni du droit à avorter gratuitement. Mais la loi coupe aussi le robinet pour d’autres soins qui n’ont rien à voir : ainsi, elles ne pourront plus faire de tests de dépistage des IST, ni de mammographie. D’après Business Week, 125 000 Texanes sont concernées. “Depuis 1973, 35 millions de bébés sont morts aux États-Unis ; ma mission est d’arrêter ce génocide.” Stephanie Frausto occupe un petit bureau dans le diocèse catholique d’Amarillo, la plus grosse ville du nord du Texas. Sous le corps replet de cette maman latino se cache une stratège redoutable et déterminée. Elle a commencé en priant l’hiver sous la neige devant les cliniques. “Il y avait dix-sept centres à Amarillo dans les années 70 ; grâce à nous, il n’y en a plus qu’un.” Par crainte d’être marginalisé par la nouvelle loi texane, le dernier

centre d’Amarillo a changé de nom. Pas suffisant : le diocèse a épluché ses déclarations fiscales de l’an dernier. “L’État coupera ses vivres. Le gouverneur Rick Perry est avec nous.” Stephanie considère l’élection de Barack Obama comme une calamité et une bénédiction. “L’Obamacare a soudé toutes les religions ensemble contre lui. Ça, c’est formidable ! Les lois fédérales et celles du Texas se contredisent, mais si Mitt Romney est élu, tout ira mieux.” Stephanie évoque son chemin vers Dieu, “le bonheur d’être soumise à son homme, comme indiquent les Écritures”. Stephanie Frausto organise chaque été des camps d’entraînement antiavortement. Elle tend une brochure explicative où l’on voit des jeunes souriants, à la touche de boy-scouts. Ils ressortent du camp avec toutes les armes de guérilla anticlinique, discernent le bien du mal entre capote, pilule, mariage. Jennifer croisera peut-être l’un d’eux devant la clinique de Lubbock, si elle veut toujours avorter. texte et photo Maxime Robin retrouvez ce reportage en photos sur inrocks66.tumblr.com 24.10.2012 les inrockuptibles 21

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la cartographie

“on est tous la bloggeuse mode de quelqu’un, tu sais”

retour de hype

Peter Doherty interdit de SNCF

“ça y est, on peut redire ‘bref’ normalement maintenant ?”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“je m’en fous de l’Apocalypse pourvu que je voie la fin de Trapped in the Closet avant”

“nan mais le numérique c’est l’avenir tsé”

Brandy

Kendrick Lamar

Pascal le grand frère

la Bambaataa #6

Beyoncé au Super Bowl

Arnaud Montebourg Main dans la main, le nouveau Valérie Donzelli

Sacha Baron Cohen en Freddie Mercury

“je suis de droite si mon rêve c’est de commander pour 1 000 dollars de pizzas ?”

La Bambaataa #6 Lundi 29 au Point Éphémère, une soirée “queer hip-hop & booty beats” : tout un programme. 1 000 dollars de pizzas Sarkozy en aurait commandé pour 1 100 dollars à un resto de New York. Peter Doherty aurait volé un chariot de la SNCF chargé de tenues de contrôleurs et de viande froide. Hum !

“Ça y est, on peut redire ‘bref’ maintenant ?” Pas encore, Kyan Khojandi et ses copains sortent l’intégrale en DVD. La cartographie c’est sexy. Vous le découvrirez avec l’expo de la BNF sur les cartes marines. “Le numérique c’est l’avenir tsé” Newsweek arrête le papier (les donneurs de leçons relancent la machine). D. L.

tweetstat

11 % Nathalie Simon

pour l’expertise en sport nautique

62 % Olivier Duhamel

pour la finesse de l’analyse politique

27 %

Père Fouras pour l’énigme sybilline

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c’est la crise, Coco Autrefois n° 1 au classement des hommes les plus sexy, Brad Pitt est cette année l’égérie de N° 5. Façon bouc et mystère.

le papier peint de crise

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Fini Audrey Tautou voyageant peperlito à bord de l’Orient-Express ; fini Carole Bouquet sillonnant le désert américain en voiture de luxe. Fini aussi Baz Luhrmann et son trip mégalo qui donnait à voir une Nicole Kidman se faisant allégrement pécho au sommet d’un building, pile au moment où un feu d’artifice illuminait le ciel new-yorkais. Nous sommes en 2012, la crise étend son long manteau gris sur nos âmes fatiguées et la sobriété est de mise. C’est en tout cas l’idée qui nous vient à la vue de ce spot que l’on pourrait décrire comme un monologue tourné en one shot dans un coin de pièce lugubre.

Le noir et blanc, l’absence de décor (si ce n’est une tapisserie évoquant la surface de la Terre vue à hauteur de Felix Baumgartner), l’attitude décontractée de l’acteur et le texte récité avec un air profond, tout fait penser à une campagne d’ONG. De quoi se démarquer des codes habituels de la pub de parfum à base de romantisme gnangnan ou de mystère en carton. Et de quoi décontenancer. Face aux très nombreuses critiques (The Guardian parlant d’un “parfum de désastre” et Time de “non-sens”), deux jours après la sortie du spot, Chanel choisissait de diffuser une seconde version plus classique (= avec des filles longilignes).

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le savoir aimer à la Pagny Selon des rumeurs propagées par des esprits chagrins, le cachet de Brad Pitt pour ce spot minimaliste avoisinerait les 7 millions d’euros (soit 5 millions de moins que celui de Nicole Kidman en 2004). Toutefois, le scandale n’est pas là. Il est dans l’innommable, l’évidence que l’on ne peut se résoudre à avancer et qui pourtant s’impose à nous : Brad Pitt, Florent Pagny, même combat. Ce petit bouc, ces mèches blondes savamment négligées… Brad semble à ça de chanter Ma liberté de penser. Malheureusement il n’en est rien et, à la place, l’acteur se met à déclamer : “Ce n’est pas un voyage. Tous les voyages ont une fin et nous allons sans cesse. Le monde change et nous changeons avec lui. Les ambitions s’évanouissent, les rêves demeurent. Mais où que je sois, tu es là. Ma chance, ma destinée, mon talisman.” Heeeep.

mythes et fétiches La principale nouveauté est l’emploi d’une égérie masculine pour un parfum féminin – “un parfum de femme à odeur de femme”, selon Coco. La consommatrice potentielle ne s’identifie plus à l’actrice/icône/ top à l’écran mais à celle que l’on ne voit pas et qui, on le suppose, a les faveurs de l’acteur – puisqu’ici Brad s’adresse à la femme de sa vie. Ainsi, désirer le N° 5 ce n’est pas seulement désirer un parfum mais un paysage, se projeter dans un ensemble. C’est l’essence même du désir mais c’est ici particulièrement flagrant. Car la force de Chanel est précisément

d’avoir réussi à créer un mythe à travers des images ; qu’il s’agisse des égéries (Coco Chanel herself, Deneuve, Bouquet et indirectement Marilyn) ou de ceux qui se trouvent hors champ (Helmut Newton, Richard Avedon ou Irving Penn). L’emploi par Brad Pitt du terme “talisman” en français n’est à ce titre pas tout à fait anodin. Comme si ce parfum était une fragrance magique, une eau bénite symbole du rapport sacralisé que la mode impose à ses marchandises devenues, par un certain rite, des fétiches. Pour Florent Pagny par contre, ça reste un mystère. Diane Lisarelli 24.10.2012 les inrockuptibles 23

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dans le lainage tressé de ces Converse x Missoni Habillée de laine sombre, chinée et rehaussée de fil de cuivre, cette Converse Auckland Racer, revisitée par la maison italienne aux célèbres imprimés bariolés, est tout simplement irrésistible. En vente chez Colette, à partir du 30 octobre. www.colette.fr

où est le cool? par Géraldine Sarratia

dans ces coulures street art  Dénonciation politique ou acte de poésie gratuit, le street art vient habiller nos territoires et modifier nos regards sur les lieux qui nous entourent. La preuve avec ce vieil immeuble des années 50 à l’abandon, qui serait sûrement passé inapercu s’il n’était coiffé de ces obsédantes coulures géantes. On peut l’apercevoir en se baladant sur le quai d’Austerlitz, le long des berges parisiennes, ou à travers la vitre de la ligne de métro numéro 6 entre les stations Bercy et Quai de la Gare. texte et photo Julie Bonpain 24 les inrockuptibles 24.10.2012

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dans cette silhouette Stine Goya Diplômée de la Central Saint Martins de Londres, Stine Goya a été pendant deux ans la directrice artistique du magazine danois Cover avant de créer sa première collection en 2007. Basée à Copenhague, elle dessine des silhouettes très construites, austères mais toujours edgy, à l’image de ce sculptural perfecto oversized. www.stinegoya.com

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dans la French Touch

Bruno Staub

The Micronauts

La légende veut que le nom du mouvement provienne de ce slogan floqué au dos de ce blouson par le patron du label F. com, Eric Morand, en 1994. Dix-huit ans plus tard, deux expos permettent de s’y replonger. Aux Arts-Déco, French Touch explore les liens entre musique et graphisme (M/M, la Shampouineuse, H5…) quand, à la Gaîté Lyrique, le collectif H5 crée Hello, marque virtuelle, et imagine en dix-sept installations sa stratégie marketing.

sur cette affiche signée Douglas Coupland Courtesy of the Daniel Faria Gallery

Pendant la Frieze Art Fair de Londres (qui a eu lieu du 11 au 14 octobre), la Serpentine Gallery s’est livrée à un marathon de la mémoire : trois jours de discussions, performances où la construction de la mémoire a été scrutée au travers de la musique, du cinéma, des arts visuels. L’une des plus belles pièces (et des plus abordables) restant ce poster de l’écrivain et artiste canadien Douglas Coupland. Slogans for the Early 21st Century par Douglas Coupland www.serpentinegallery.org 26 les inrockuptibles 24.10.2012

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à Miami, avec les volontaires d’Obama

Branle-bas de combat avant la clôture des inscriptions sur les listes électorales. En quatre ans, la mobilisation n’a pas faibli. Reportage. par Lancelot Hamelin photo Cynthia Charpentreau

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arry Antoine tient le volant de sa voiture d’une main. De l’autre, il déchire un sachet et en sort un désodorisant en forme de reptile. Son 4x4 Isuzu Rodeo rouge est un chaos de documents éparpillés, de vêtements, de paquets de biscuits, de câbles et de chargeurs de toutes sortes. Il m’explique que ce qui pue, c’est le parapluie. À Miami, en octobre, il pleut tous les jours. Entre deux averses, un parapluie n’a pas le temps de sécher. Garry est en costard, avec une cravate de soie jaune. Nous sommes dimanche et il s’apprête à faire le tour des églises de Little Haiti pour organiser des équipes de volunteers. À ce moment de la campagne, leur mission est d’enregistrer les citoyens américains qui ne sont pas encore inscrits sur les listes électorales. Il faut aller les chercher un par un, jusque chez eux, dans leur communauté, à l’université ou au supermarché, voire le soir à la sortie des cinémas et des night-clubs. Garry est haïtien, il vit et travaille à New York. Médecin, il a laissé sa femme pour venir passer six mois au service de la campagne de Barack Obama. Après deux mois à Tampa, Floride, en tant que bénévole, il est entré dans le staff d’Organizing for America. Il a été envoyé à Miami pour travailler avec la communauté de Little Haiti. Il visite les églises tous les dimanches depuis un mois. À l’église baptiste haïtienne Emmanuel, les paroissiens le saluent, ainsi que le prêtre musclé avec lequel il négocie l’installation de la table où se placeront les volunteers. Des dames sur leur trente et un, chapeau fantaisie et hauts talons, Bible sous le bras, pépient autour du jeune Haïtien qui leur demande : “Have you registered to vote, ladies ?” (“Êtes-vous inscrites sur les listes électorales, mesdames ?”). Ce dimanche est particulier. Garry et les jeunes qui nous rejoignent sont concentrés. Les paroissiens qui viennent remplir leur fiche ou poser des questions sont inquiets : il ne reste que deux jours pour s’inscrire. La dead line est proche. Bob Domlesky habite une superbe maison dans la partie aisée de Miami Shores. Originaire du Colorado,

“cette campagne est comme une tapisserie, chacun est un fil qui apporte sa couleur et permet de faire tenir l’ensemble”

il habite Miami depuis des lustres et a dirigé cinq entreprises. Aujourd’hui retraité, il travaille comme consultant. Il raconte qu’à 10 ans, il a rencontré Eisenhower. Le Président jouait dans le même club de golf que son père. Jusqu’à 18 ans, Bob croyait être républicain. Mais Nixon l’a fait changer de camp. Reagan et les Bush ne l’y ont pas ramené. Bob met son chapeau de safari sur la tête et nous entraîne dans la grande aventure du porte-à-porte. Après 18 heures, lorsque les gens sont rentrés du travail, Bob va frapper aux portes des maisons de la partie Est de Miami Shores : les habitations sont basses, comme partout en Floride, cossues, et de plus en plus luxueuses au fur et à mesure qu’on s’approche du rivage. Bob porte un badge à son nom et une petite tablette où sont clipés un plan du quartier, une liste de noms et d’adresses ainsi que des fiches à remplir. C’est le canvassing – “le démarchage électoral” : une petite conversation sur le pas de porte. Bob se présente en tant que voisin, ainsi la personne a-t-elle moins de réticences à répondre. Ensuite, il explique qu’il vient pour parler de l’élection, “au nom du Président”. Il capitalise sur le respect que le mot “président” inspire, et peut alors recueillir de précieuses informations. Un nouvel arrivant, d’origine sud-américaine, fait ce que Bob appelle une “no hablo response”. Un monsieur, très gentilhomme du Sud, explique suavement qu’il est encore incertain. Il attend de voir pour se prononcer. Bob ne force pas. Un autre homme refuse de donner un avis : il travaille pour NBC, et en 2008 un journaliste s’est fait virer pour en avoir trop dit. Bob engage la conversation sur la décoration de son jardin. Avant de nous laisser partir, Bob veut nous emmener faire un tour en voiture, à l’ouest de Miami Shores. De l’autre côté de la rue… Les maisons n’ont rien à voir : délabrées, les fenêtres protégées de grilles et les jardins entourés de barrières. À la suite de la crise des subprimes, les Haïtiens les plus pauvres de Little Haiti se sont déplacés pour s’installer dans ce quartier, parfois plusieurs familles dans un même bâtiment. Certaines baraques sont abandonnées, elles attendent les squatteurs, dealers et camés. “Les très riches et les très pauvres cohabitent dans les mêmes zones. Un mur invisible nous sépare. Ici, les gens sont déçus par le gouvernement. Il ne faut pas leur parler d’Obama. Les promesses non tenues… Allez leur faire comprendre que quatre ans c’est court, pour un président. Dans leur situation de survie, c’est long. Ce quartier est l’un des grands enjeux de la campagne. Le jour de l’élection, nous allons mettre un bus à la disposition des gens. Souvent, ils ont deux ou trois boulots dans la journée, et pas de voiture. L’élection est un mardi. Je connais peu de patrons dans le bâtiment ou le nettoyage qui laisseront une demi-journée à leurs employés pour aller voter Obama. Savez-vous que le parc des Everglades est le seul endroit au monde où les crocodiles et les alligators peuvent cohabiter ?” En fin de journée, rendez-vous au bureau des volunteers de Miami Gardens. Le quartier général de la zone est installé dans un local loué pour le temps de la campagne, dans un centre commercial. Nous sommes

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Des femmes du quartier compilent les informations recueillies sur le terrain par les bénévoles. Le Parti démocrate se constitue ainsi une utile base de données Après l’école, Johnny et son pote, 12 ans tous les deux, se rendent au bureau des volunteers. Leur job : récupérer des voix pour Obama Sur le campus de Barry University, Diana s’inscrit pour pouvoir voter

à la veille de la dead line pour les inscriptions. Des dames du quartier tiennent une citadelle d’ordinateurs. Elles entrent dans un logiciel les informations recueillies par les bénévoles sur le terrain. Ainsi le Parti démocrate se constitue-t-il une véritable base de données sur les milliers de personnes interrogées : nom, prénoms, date de naissance, adresse, numéros de téléphone et e-mail, ethnie et affiliation à un parti politique. Cette banque de données, les démocrates l’appellent VoteBuilder. Au bureau de Miami Gardens, on fait du microtargeting. Une technique inspirée du marketing. Les partis politiques procèdent avec les citoyens de la même façon

que les entreprises avec les consommateurs : ils traquent leurs habitudes, les compilent et les analysent afin d’augmenter leurs performances. Une dame porte un T-shirt qui dit : “I am one in a million”. Elle s’appelle Val. Elle est avocate à la retraite et vétérante des luttes pour les droits civiques. Elle explique de sa voix cassée : “Ma voix compte, mais je compte parmi tous les autres. Michelle Obama a dit dans son dernier discours que l’école est ce qui compte le plus dans la société. Et dans une école, la femme qui passe le balai compte autant que le professeur. Cette campagne est comme une tapisserie, chacun est un fil qui apporte 24.10.2012 les inrockuptibles 31

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comme si la pression n’était pas assez intense, Barack Obama est attendu à Miami sa couleur et permet de faire tenir l’ensemble.” Dans sa jeunesse, Val a connu Michael Schwerner, l’un des trois hommes assassinés par le Ku Klux Klan en 1964 surla route de Meridian, Mississippi, pendant le Freedom Summer – l’un des épisodes tragiques de la lutte pour les droits civiques raconté dans le film Mississippi Burning (Alan Parker, 1989). Un mauvais souvenir dans la vie de Val, qui avait offert son voile de mariée à la femme de Michael. On comprend que cette élection compte pour elle. La journée s’achève, et les volunteers enregistrent fiche après fiche. Mais, coup de théâtre : Derrick, un des fields organizers, écrit un nouveau sigle sur le tableau : POTUS. President Of The United States. Comme si la pression n’était pas assez intense : après-demain, Obama vient à Miami. Il parlera devant les citoyens, dans le gymnase de l’université à Coral Gables, le quartier chic. Plusieurs membres du staff préparent l’événement. C’est ainsi que procède le Président : ses visites sont annoncées au dernier moment. Le lendemain, au bureau de Miami Gardens, le stress est palpable. C’est le dernier jour pour s’inscrire sur les listes électorales, et une partie du staff doit en même temps coordonner l’accueil du Président. Les équipes sur le terrain ramènent sans cesse des liasses de fiches qu’il va falloir enregistrer avant le soir. Les dames devant leur ordinateur sont tendues. Alors que Val vérifie les données d’un homme inscrit dans le fichier, une fenêtre surgit à l’écran : “Oops ! This person can not be displayed !” Qu’est-ce que ça signifie ? Les données sur cette personne ne peuvent être “visualisées” ? Il se prénomme Muhammad et un “D”, pour démocrate, est inscrit sur sa fiche. Il a sans doute été victime de la “purge” que le gouverneur républicain Rick Scott est accusé d’avoir menée. Le procédé est simple et efficace. Il consiste à mettre des bâtons dans les roues des électeurs démocrates : la citoyenneté de la personne est remise en cause. Ou bien le passé judiciaire du citoyen est évoqué, même si la personne a purgé sa peine et retrouvé ses droits. Aussi doit-elle faire à nouveau la démarche de prouver qu’elle a le droit de voter. Et ce n’est pas un bruit de couloir amplifié par une parano victimaire : le département de la Justice a déposé une requête contre ces purges, sommant Rick Scott de cesser ces manœuvres. À ce jour, plus de sept mille

Ancien républicain, Bob Domlesky fait maintenant du porte-à-porte en faveur d’Obama

Noirs-Américains de Floride ont reçu le petit papier leur demandant de prouver leur citoyenneté. À une table, deux gamins d’une douzaine d’années, avec le T-shirt orange de leur école, passent des coups de fil et demandent avec aplomb : “Bonjour, j’appelle pour la campagne d’Obama, auriez-vous un moment pour parler ? Êtes-vous inscrit sur les listes électorales ? Est-ce que je peux vous demander si le président Obama peut compter sur votre voix pour cette élection ?” Johnny et son copain ont accompagné leur grand-mère et donnent un coup de main. L’interlocuteur du gamin semble répondre agressivement. Mais si la personne est favorable au Président, Johnny l’invite au early voting, c’est-à-dire à voter en avance. En effet, en plus du 6 novembre, les électeurs pourront voter entre le 27 octobre et le 3 novembre, afin d’éviter l’encombrement des bureaux de vote et les files d’attente décourageantes. Mais les républicains voudraient limiter l’early voting qui risquerait d’être favorable à Obama. Pendant que Johnny répond à mes questions, avec toute la gravité de ses 12 ans, un groupe d’enfants envahit le bureau. Ils demandent des banderoles en criant : “Obama ! Obama !” Val leur donne celles de la précédente campagne “Yes we can” en leur faisant promettre de demander à tous les membres de leur famille s’ils sont bien enregistrés. “Yes, madam !” Le soir arrive : 19 heures. La dead line est passée. Steven Montoya, le jeune homme qui dirige les opérations de Miami, réunit tout le monde. C’est fini. Pour cette bataille seulement, car la guerre continue jusqu’au 6 novembre. “Merci à vous. Cette première étape de la campagne est terminée. Vous avez été fantastiques. Il reste une tâche énorme à accomplir : téléphone et porte-à-porte. Il faudra nous assurer que toutes ces personnes inscrites puissent aller voter, et que chacun se réveille en temps et en heure. Il faudra leur dire de sortir de chez eux pour aller voter. Et de voter en avance. Il reste vraiment du boulot, mais ce soir, nous pouvons être fiers de ce que nous avons accompli : nous devions inscrire 300 000 personnes, vous en avez fait 350 000. Ce sera un beau cadeau pour le président Obama.” Val a les larmes aux yeux. Sa clope lui tombe des mains tellement elle applaudit. On dirait que la trame de la tapisserie s’est enrichie de milliers de fils, et de nouvelles couleurs. retrouvez les grands thèmes de la campagne sur

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money time Dans quelques jours, les électeurs devront trancher entre Barack Obama et Mitt Romney. Indifférents à la politique extérieure, les Américains sont surtout préoccupés par l’emploi et l’économie nationale. Deux thèmes sur lesquels Romney a tout misé. par Maxime Robin 24.10.2012 les inrockuptibles 33

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En marge du débat, des étudiants arborant leur T-shirt “Mitt Romney 2012”

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ne avance de dix points en septembre, réduite à presque rien à quelques jours des élections. Comment un président charismatique qui a mis fin à une guerre, exécuté Ben Laden, a permis aux Américains, avec Michelle, de regarder en face leur passé esclavagiste et qui chante Al Green aux dîners de levers de fonds a-t-il pu loser à ce point dans la dernière ligne droite ? “The economy, stupid !”, scandaient déjà les Clinton’s boys en 1992. L’élection américaine ne se joue pas sur la politique étrangère, mais sur la capacité des candidats à redresser l’économie. Et là, Obama a du souci à se faire. Bien sûr, il peut compter sur son charisme. Sa cote de popularité est écrasante chez les minorités noires, latinos et LGBT. Son équipe de Chicago est cette année encore en avance sur le terrain du web, avec des recrutements audacieux et une Silicon Valley acquise à sa cause. Mais sur le volet économique, Obama a manqué son rendez-vous avec les Américains, qui ne se satisfont ni de son bilan, ni de ses propositions. À la sortie du deuxième débat, le 16 octobre, dernière occasion de voir les candidats s’affronter sur ce sujet, Mitt Romney est jugé plus crédible pour créer des emplois (65 points contre 34 pour le Président selon CBS, et 58 contre 40 selon CNN). La politique étrangère, sujet du dernier débat, lundi 22 octobre,

à la sortie du deuxième débat, Mitt Romney est jugé plus crédible pour créer des emplois

intéresse beaucoup les sept milliards de Terriens – qui, s’ils votaient, éliraient probablement Obama avec un score stalinien – mais les Américains s’en tapent. Les jobs, en 2012, c’est ça qui compte. Rencontrer les étudiants du campus d’Hempstead, dans l’État de New York, lieu du deuxième débat, est une bonne occasion de le vérifier. L’université coûte 35 450 dollars par an. Pourtant, les étudiants n’ont pas l’air de rouler sur l’or. Beaucoup empruntent pour se payer un diplôme, comme Jochebed Tan, une Latino en treillis qui, à même pas 23 ans, totalise “46 000 dollars de dettes” et se “mord déjà les doigts d’avoir signé”. Le système a toujours fonctionné comme ça “mais avec l’état de l’économie, le manque de débouchés”, elle se demande si elle pourra rembourser. Qui pour la tirer de la mouise, Obama ou Romney ? “Aucun. Je ne voterai pas. Les règles du jeu sont pourries de l’intérieur.” Son amie Devon Whitham, 27 ans, milite dans l’association 99Rise pour davantage de transparence dans le financement des élections. “0,4 % des Américains les plus riches financent la moitié des élections, leur poids est démesuré, dans un camp comme dans l’autre.” Devon, “qui votera Obama, quand même”, a arrêté son école de droit à 50 000 dollars par an pour militer à plein temps. Hempstead se révèle un baromètre fidèle des préoccupations de l’électorat. Pour les étudiants, le plus important n’est pas la Syrie, mais leur avenir sur le marché du travail. Sur le campus en plein charivari, rempli de ballons, de pancartes et d’hommes du Secret Service qu’on croirait sortis d’une pub Mennen, les démocrates remportent la bataille du nombre. Il faut d’ailleurs reconnaître aux républicains un certain panache pour s’affirmer comme tels. Leurs affiches attirent huées et railleries. “Bravo les gars, vos pancartes sont encore plus hilarantes que les miennes”, lance un hipster à des pro-Romney en costume-cravate. Jimmy distribue à la criée un fanzine subventionné par

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Romney a rempli une mission impossible : convaincre les indécis qu’il n’est ni un ploutocrate, ni un délocalisateur, mais un authentique sauveur des classes moyennes

l’université, Nonsense, dans lequel la liberté d’expression semble totale, puisque l’une des histoires en cahier intérieur, richement illustrée, est intitulée “Une journée dans la peau de la bite de Barack Obama”. Habitués à traîner entre eux, soudés, les républicains du campus parlent de leur horde comme de l’armée des ombres. “Faut pas rêver, on est à New York, on sait qu’on est minoritaires, bout Charles Picone, 20 ans, blanc, coupe en brosse. Mais des conservateurs, il y en a sur le campus. Beaucoup sont effrayés à l’idée de faire leur coming-out (sic) de peur d’être mis à l’écart. C’est toute l’ironie du truc parce qu’en général, les libéraux se disent ouverts à la discussion. Mais ils ne veulent pas nous entendre. On est une cinquantaine à se réunir chaque semaine : Noirs, Asiatiques, hommes et femmes, on est divers.” On ne sent pas un amour fou pour Romney : leur vote est avant tout idéologique. “Nos valeurs sont conservatrices. La direction qu’a prise Obama est mauvaise pour le pays ; c’est celle de la Grèce, de l’Italie. Réduisons le déficit et la dette en priorité.” Le côté flou et girouette du programme de Romney – qui, malgré un discours hardcore absolument nécessaire pour passer le cap des primaires, a dans les faits un bilan progressiste dans son État du Massachusetts – ne déplaît pas, au contraire : “Ça veut dire qu’il est lucide, qu’il sait faire des compromis”, se défend Johnny Sass, métis de 19 ans. La route a été longue pour Mitt Romney. Malgré son expérience acquise aux primaires perdues de 2008, ses efforts et sa fortune, les républicains l’ont désigné par défaut et n’arrivent pas à vraiment l’aimer. Seul prétendant assez riche pour mener campagne à fond dans les cinquante États de l’Union, il a dû dépenser des millions en pubs télé pour écraser ses poursuivants et défier Obama aujourd’hui. D’abord, la religion mormone suscite la méfiance : jamais l’un des leurs n’a encore occupé le bureau ovale. En début d’année, des observateurs comme Allan Lichtman, professeur d’histoire politique à Washington, avaient déjà soulevé le problème. “Les chrétiens conservateurs pensent que le mormonisme est une hérésie. Et puis, Romney n’est pas assez conservateur. Ça fait de lui un double hérétique !” En début de carrière, Romney était pro-avortement, et ça, les purs et durs n’avalent pas. Dans le Massachusetts, il a mis en place une assurance santé pour les démunis. Autres reproches en vrac : mielleux, fils de, cynique, factice. “Avec ses millions, il s’est acheté une panoplie de mec normal, avec voiture, pavillon et équipe de football préférée”, raille le Daily Show. En face, Obama raconte l’histoire d’un vrai destin américain :

métis élevé par sa mère, trajectoire ascendante. Michelle Obama a fait pleurer dans les chaumières lors de la convention démocrate de Denver en racontant comment, pour leur premier rendez-vous, Barako s’était pointé avec une bagnole tellement pourrie qu’elle voyait le trottoir à travers les trous de la portière. C’était début septembre : le bon temps pour Obama. Contrairement à Romney, il n’a pas bataillé pour sa place en finale : pas de primaires dans le camp démocrate. Il a parlé à des foules acquises, sans personne pour contester son bilan. Le retour sur terre a donc été brutal lors du premier face-à-face du 4 octobre. Romney brandit le bilan économique d’Obama sous son nez pendant une heure et demie : cueilli à froid, le Président se montre en-dessous de tout. Pourtant, les angles ne manquaient pas pour rentrer dans le lard de Romney, qui a changé tellement de fois d’avis sur tant de sujets depuis les primaires républicaines que lui-même ne doit plus bien savoir où il en est. Ce soir-là, l’Amérique découvrait qu’Obama, d’habitude groovy, vif et chaleureux, pouvait être timoré, distant, éteint ; et que sous ses airs de père de famille mormon sans charisme, Mitt Romney cachait une paire de cojones. Les courbes des sondages n’en sont toujours pas revenues. Pugnace jusqu’à l’impolitesse, obsédé par le mot “job”, Mitt Romney a rempli durant les débats une mission impossible : convaincre l’électeur indécis qu’il n’est ni un ploutocrate, ni un vampire suceur des assurances santé des petites vieilles, ni un délocalisateur vendu aux Chinois, mais un authentique sauveur des classes moyennes. Barack Obama, lui, a écorné son mojo en quatre ans de Maison Blanche. Il lui reste cependant une précieuse longueur d’avance dans l’État clé de l’Ohio. Voilà ce que répètent à longueur d’antenne les analystes des quatre grands networks américains, à douze jours des élections du Président et chef des armées de la première puissance mondiale. L’heure, dirait George Eddy, célèbre commentateur de basket US de Canal+, du “money time”. En sport américain, c’est quand le chronomètre égrène les dernières secondes et que les deux équipes sont au coude à coude. Le temps des derniers coups de vice et des bourdes, parfois fatales. Deux équipes, deux visions, des supporters plus ou moins fanatiques et des sponsors qui jouent gros. Les élections coûteront entre 5,8 et 6 milliards de dollars. Les plus chères depuis l’invention de la démocratie par les Grecs. Quel que soit le vainqueur.

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Obama, faute de mieux En 2008, ils rêvaient d’un président de “gauche”. En 2012, ils se disent déçus mais, face à la menace Romney, soutiennent tout de même Barack Obama, sans illusions. par Iris Deroeux

Bryan Smith/ZUMA/RÉA

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hez les républicains les plus en colère, il n’est pas rare qu’on entende traiter Barack Obama de “socialiste”. Par exemple, pour le gouverneur du Texas Rick Perry, la réforme de la santé et le plan de relance de l’économie qu’il a entrepris sont des maux “socialistes”. Newt Gingrich dit qu’il faut “sauver l’Amérique en se débarrassant de la machine socialiste-laïque d’Obama”. Certains, parmi les soutiens de Mitt Romney, ont choisi le terme d’“Européen” dont “l’interventionnisme d’État” mène le pays tout droit à sa ruine. Des propos étonnants, voire farfelus, pour les Américains de gauche pour qui le Président n’est pas exactement l’incarnation de la social-démocratie, et encore moins du socialisme. “Les conservateurs mettent aujourd’hui le parti démocrate et les rares Américains se disant communistes dans le même sac : la gauche”, observe l’historien

Mars 2012. Le mouvement Occupy Wall Street fête ses 6 mois d’existence à Manhattan

Michael Kazin, auteur d’un ouvrage dédié à la gauche américaine publié en 2011, American Dreamers. Sa définition est un peu plus restrictive : “Aux États-Unis, la gauche est composée de groupes qui militent pour plus de justice sociale : des syndicats, des associations de défense des droits des gays, des féministes, des écologistes, ceux qui défendent une approche plus tolérante de l’immigration,

les militants du mouvement Occupy… Certains travaillent à l’intérieur du parti démocrate, d’autres non. Tous souhaitent tirer ce parti vers la gauche.” Mais s’ils avaient fondé de grands espoirs sur Obama, ils ont depuis déchanté. En 2008, ce “peuple de gauche” se met à rêver d’une société américaine plus progressiste. “Les huit ans de présidence Bush nous avaient fait tellement de mal

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“après le 6 novembre, les organisations de gauche doivent réfléchir à comment faire pression sur le parti démocrate” Josh Eidelson, journaliste

que c’était nécessaire d’y croire”, explique Ian Horst, à la tête d’une antenne Occupy de Brooklyn, à New York. “Je ne m’attendais pas à une révolution socialiste, mais à un changement de valeurs. Je voyais Obama comme un homme fondamentalement antiguerre, par exemple”, témoigne ce quadragénaire. “La rhétorique d’Obama était séduisante. En parlant de changement et d’espoir, il empruntait au langage des mouvements pour les droits civiques, des syndicats”, estime Michael Kazin. Sauf que, dès ses premiers mois de mandat, il devient clair que le Président ne va pas gouverner à gauche. La loi sur la réforme de l’assurance maladie est signée en mars 2010 mais sans l’option publique (qui aurait permis à l’État d’être l’assureur). Les Américains sont tenus de s’assurer auprès d’un organisme privé. “Cette loi s’est transformée en cadeau à l’industrie des assurances”, juge l’écrivain et journaliste Chris Hedges, qui décrit dans ses ouvrages la dérive de l’État américain vers un État-entreprise ne servant plus que les intérêts du business. Les troupes américaines ne quittent pas l’Afghanistan et l’administration Obama multiplie les frappes de drones au Pakistan et au Yémen. “J’avais projeté sur lui mes propres valeurs pacifistes. Je m’étais bercé d’illusions. Quelles que soient les belles idées de Barack Obama, le président des États-Unis doit gérer la plus grande machine militaire du monde”, constate Ian Horst, qui pense s’abstenir lors de l’élection du 6 novembre. Du côté des travailleurs syndiqués, la déception est immense quand les élus démocrates votent en février 2012 une loi rendant l’organisation collective plus difficile dans les secteurs de l’aviation et des transports. Quant aux écologistes, charmés par un Obama parlant de lutte contre le réchauffement climatique et d’un accord international de type Kyoto signé par les États-Unis, ils hallucinent : non seulement aucun accord de ce genre ne s’est matérialisé, mais le Président défend l’extraction du gaz de schiste via la méthode très controversée du fracking. Il parle même de “charbon propre”. “Le plus bel oxymore des temps modernes”, résume le militant et écrivain écologiste Bill McKibben, qui salue tout de même les efforts de l’administration

Obama en faveur des biocarburants et des énergies renouvelables. “Certes, il ne peut pas agir à sa guise, il doit composer avec un Congrès qui ne veut pas travailler avec lui”, souligne Michael Kazin, rappelant la situation de cohabitation dans laquelle se trouve le Président depuis les élections parlementaires de novembre 2010 et l’arrivée d’une majorité républicaine à la Chambre des représentants. Mais même avant cela, Obama a souvent opté pour le compromis avec la droite. Alors que peuvent bien espérer les Américains de gauche en 2012 ? “Une réélection d’Obama bien sûr… L’option républicaine est épouvantable”, lâche sans enthousiasme Ravi Ahmad, pilier du mouvement Occupy new-yorkais. “À quelques semaines de l’élection, la période n’est pas tellement à la critique du parti démocrate. Mais après le 6 novembre, les organisations de gauche doivent réfléchir à comment faire pression sur ce parti”, estime Josh Eidelson, journaliste spécialiste des questions syndicales et ouvrières pour des journaux progressistes tels que The Nation. Selon lui, l’action collective fonctionne encore. La preuve lors du débat sur la construction de l’oléoduc Keystone XL, devant transporter du pétrole brut du Canada jusqu’au Texas. Devant la pression de militants écologistes – encerclant la Maison Blanche –, Obama a stoppé le projet en 2011 et remis sa décision à 2013. La preuve encore avec le mouvement des étudiants latinos illégaux, qui firent assez de bruit pour que Barack Obama prenne en juin 2012 un décret présidentiel empêchant leur expulsion sous certaines conditions. “Pour tirer l’Amérique vers la gauche, il faut des mouvements forts. Si nous ne bougeons pas, alors nous devons accepter ce qu’on a : des structures de pouvoir conservatrices”, résume Michael Kazin. Occupy Wall Street reste une tentative en ce sens. “Occupy est né parce que des citoyens se sont rendu compte qu’ils étaient les seuls à pouvoir changer les choses”, explique Ian Horst, persuadé qu’en temps de crise, les mouvements prônant la justice sociale ne peuvent qu’éclore. Reste à voir si, aux États-Unis, le grand public a envie d’écouter ce message. 24.10.2012 les inrockuptibles 39

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“les illusions évanouies” Occasions ratées et manque de leadership : le mandat d’Obama est sévèrement jugé par le journaliste et écrivain américain Ron Suskind. Un bilan sans concession avant la grande échéance. Rencontre à Paris. recueilli par Serge Kaganski et Pierre Siankowski 40 les inrockuptibles 24.10.2012

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13 février 2012. Dans le Bureau ovale, Barack Obama s’entretient au téléphone avec David Cameron

ensez-vous que Barack Obama soit encore réellement le favori de l’élection ? Ron Suskind1 – Le duel Obama-Romney va être très serré, il est difficile de dire pile ou face. Romney a en ce moment le vent en poupe et les dernières semaines vont être décisives. Obama est dans la lignée de ce que j’analyse dans mon livre. Ce bouquin est sorti il y a déjà un an aux États-Unis et a déclenché une réaction thérapeutique des lecteurs : “Comment est-ce possible ?” Comme s’ils étaient chez le psy. J’ai de la sympathie pour Obama, dans la vie et dans ce livre, mais je suis très lucide sur ce qu’il a affronté, ce qu’il a fait, et surtout ce qu’il n’a pas fait. Il y a des aspects qu’il pouvait contrôler, d’autres non, il faut juger son mandat avec objectivité. Après le débat perdu face à Romney, j’ai reçu nombre de messages qui disaient “Maintenant je vois bien l’Obama de ton livre”. Bien sûr, il peut renverser la vapeur. Mais durant son mandat, les illusions à son propos se sont doucement évanouies, laissant au bout du compte un Obama tel qu’il est : un simple mortel face à un moment historique extrêmement difficile. Illusions qui étaient logiques, inévitables. Barack Obama a certes déçu, mais il a hérité de trente ans de libéralisme et de dérégulation culminant avec la crise de 2008. Son bilan est-il si mauvais que ça ? S’il n’était pas réélu, on pourrait estimer que son bilan n’est pas insignifiant. Il a posé les premières pierres de progrès sur des questions systémiques fondamentales : la régulation financière, le système de santé... On doit lui reconnaître ça. Mais il n’a pas entrepris les grands changements espérés par ses électeurs, notamment pendant la première année de son mandat. Il ne peut faire que ce qu’il peut, selon les capacités de son tempérament et du Bureau ovale. Les frustrations ressenties devant sa présidence sont emblématiques du problème structurel de l’Amérique d’aujourd’hui. Obama est un bon indicateur de ce qui est possible ou pas dans notre pays. En même temps, il a clairement laissé passer certaines occasions de changement, du fait de son inexpérience. Il ne faut pas oublier qu’il n’avait jamais exercé le pouvoir, qu’il n’avait pas beaucoup d’expérience sur la scène politique nationale. C’est aussi en raison de cette fraîcheur qu’on l’aimait bien et qu’il a été élu. Aujourd’hui, les hommes ou femmes politiques qui

ont un long vécu constituent des cibles faciles à dégommer pendant une campagne, et c’est pourquoi nous avons du mal à élire des leaders très expérimentés. Obama étant un homme politique quasi vierge au plan national, les Américains ont pu projeter sur lui leurs espoirs dans une période de peur et de panique. Obama était le porteur de ces espérances immenses, trop immenses face aux réalités. Il n’y avait pas que sa virginité : ne portait-il pas une analyse très rationnelle de la crise et de possibles solutions ? C’est vrai, mais malheureusement, les faits comptent peu dans le débat public américain de ces dernières années. Les stratèges de campagne de Romney ont dit : “Notre campagne ne sera pas dictée par les fact checkers2” ! Hein, pardon ? Vous imaginez comment auraient réagi un Walter Cronkite (très influent journaliste des années 60 aux années 80 – ndlr) ou un éditorialiste du New York Times dans les années 70 s’ils avaient entendu une telle phrase ? Ils auraient dit à Romney  : “C’est une blague ?, vous préparez un sketch pour Saturday Night Live ?” L’entourage de George W. Bush aurait pu dire la même chose que l’entourage de Romney, qui se résume à ça : la réalité ne va pas nous empêcher de raconter une bonne histoire. Quand je parle aux conseillers de Romney, ils me disent qu’avec les nouvelles technologies, on peut raconter n’importe quelle fable pour vendre un programme et elle fait trois fois le tour du monde avant que vous n’ayez eu le temps de prendre votre petit déjeuner. C’est ça, la politique aujourd’hui : la vitesse, la férocité, la puissance d’internet comme outil pour façonner l’opinion mondiale. Il y a une relation psychotique à l’info dans ce monde de plus en plus connecté. Le storytelling a définitivement remplacé l’analyse rationnelle des faits ? Quand je dis aux conseillers qu’il existe encore de bonnes réponses à des problèmes complexes, ils haussent les épaules en souriant et me répondent que je fais partie de ce qu’ils appellent la communauté fondée sur la réalité, que je crois encore que des solutions peuvent émerger d’une analyse judicieuse de réalités discernables. Je rétorque : évidemment ! Et je ne suis pas seul, j’ai une longue histoire derrière moi, de l’esprit des Lumières à l’histoire de la presse, je ne suis pas en mauvaise compagnie ! Et là, ils me disent, c’est très bien, Ron, mais le monde ne fonctionne plus comme ça. Nous sommes un empire, 24.10.2012 les inrockuptibles 41

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obama romney

“la politique aujourd’hui : vitesse, férocité, puissance d’internet. Pour façonner l’opinion mondiale”

et nous créons notre propre réalité. Tu peux continuer à analyser tant que tu veux, nous, on agit selon nos termes. Ce qui signifie que Romney va continuer à faire une campagne fondée sur la perception, les images frappantes, qui n’ont rien à voir avec la réalité, mais ces gens-là pensent que la réalité rattrapera un jour leur récit. Ou peut-être pas… C’est une façon de faire de la politique très cynique, très effrayante. Le concept simpliste édicté par Dick Cheney (vice-président de W. Bush – ndlr) est : gagne d’abord ! Le reste, la réalité, c’est pour plus tard... ou jamais. La réalité a frappé fort en 2008, cognant sur les pauvres et les classes moyennes, mais aussi sur une partie des “1 %” les plus riches. Ce genre de rappel ne sert-il jamais de leçon ? La réalité s’est en effet rappelée à nous, comme l’avaient prédit quelques observateurs critiques et lucides. Et Obama a été élu ! On aurait pu penser que ce retour brutal de réalité serait un moment culturel qui changerait les pratiques antérieures. On aurait pu penser que les leaders diraient : l’ancien système ne fonctionne plus, jetons-le. Mais non. Dans tous les grands combats de l’histoire, la lutte est longue. L’ancien système n’a pas été poignardé en plein cœur, donc il continue de plus belle. C’est pour ça que cette campagne est si fascinante à observer. Les tenants du système veulent le prolonger jusqu’à ce qu’on leur démontre définitivement qu’il n’est plus valide. On a eu la catastrophe de 2008, puis l’espoir d’un grand changement, puis quatre années de flou et d’incertitude, et maintenant des républicains qui veulent revenir au vieux mode d’emploi d’avant 2008. Barack Obama aurait dû réguler la finance. Mais pourquoi s’est-il entouré d’anciens de Goldman Sachs et de l’administration B ush ? La question de la prochaine grave crise financière n’est pas “si ?” mais “quand ?”. Mes amis économistes sérieux, indépendants, pensent que l’idée centrale est que le risque est sous-évalué. Gagner beaucoup d’argent ne coûte presque rien. Cela conduit à des bulles et les bulles finissent par exploser. Cet enchaînement est aussi certain que le lever et le coucher du soleil chaque jour. Depuis Reagan, nous observons

des bulles et des explosions de plus en plus grosses et désastreuses. Wall Street joue à quelle sera la prochaine bulle ? Il faut que le risque ait un coût approprié pour éviter les bulles et permettre une croissance équilibrée de l’économie. Obama a été élu parce qu’il a fait deux bons choix avant les autres. Il a été l’un des seuls aux ÉtatsUnis à dire non à l’intervention en Irak. Et il a été le premier des candidats, à l’automne 2007, à dire publiquement que Wall Street avait enflé de manière disproportionnée pour devenir un monstre incontrôlable. Il fallait corriger ça. Obama était devenu à cet instant le messie du peuple américain. Il avait une belle équipe, avec des gens comme Paul Volcker, Joseph Stiglitz... Wall Street a dit si ce type, avec cette équipe, est à la Maison Blanche, nous sommes foutus. Plaçons nos gens. Et ils l’ont fait. Et pourquoi Obama a-t-il accepté ? Par t rouille ? Il n’a pas eu le choix, tout simplement. Quand les treize banquiers les plus influents du pays se sont rendus à la Maison Blanche, tous ensemble, en mai 2009, il a eu l’occasion de prendre des positions qui feraient date. Quand ces treize types sont arrivés, ils avaient peur comme ils n’avaient pas eu peur depuis la maternelle. Obama les a mis en garde sur plein de choses, il leur a expliqué ce qu’il comptait faire. Il a rappelé les engagements qui étaient les siens durant sa campagne. Les types sont repartis et Obama n’a jamais rien fait. Tout ça veut dire qu’Obama n’est tout simplement pas le type qui prend des décisions, c’est triste à dire. Mais c’est comme s’il y avait une “troisième personne” qui décidait des choses sans qu’on ne puisse rien y faire. C’est ce qu’avaient pointé les gens d’Occupy Wall Street lorsqu’ils sont descendus dans la rue à New York. Là encore, Obama a eu l’occasion de prendre position, le mouvement a été médiatisé en septembre 2011. Obama avait d’ailleurs demandé à ses conseillers de lui trouver une fenêtre d’opportunité pour prendre en compte leurs revendications. Là encore, il ne l’a pas fait. Et il a déçu, notamment la gauche qui l’avait soutenu.

Au final, l’un des atouts qui reste dans la manche d’Obama pour se faire réélire, c’est le fait d’avoir réussi à supprimer Ben Laden… Oui. Sur ce dossier, il a fait preuve de volontarisme. Au début des années 2000, j’allais souvent au Pakistan, et on me disait : “Si vous, les Américains, n’arrivez pas à attraper Ben Laden, c’est que vous n’en avez vraiment pas envie.” Tout ça est remonté aux oreilles d’Obama et dès son arrivée à la Maison Blanche, il a organisé des réunions avec les services secrets pour préparer la fin de Ben Laden. Obama a fait preuve de beaucoup de courage sur ce dossier. C’est un type courageux, ça n’est pas le problème, c’est un type authentique. Peut-être trop. Je lui ai posé la question et il est conscient de cela. Aujourd’hui, pour gagner, il faudrait qu’il change de costume. Qu’il sache être un peu plus vicieux pour contrer les arguments de Romney. Romney n’est pas McCain. Pour le battre, Obama va devoir mettre les mains dans le cambouis, adopter des postures qui ne sont pas forcément les siennes : montrer les dents, montrer qu’il est le patron. Tout l’enjeu des derniers jours de campagne est celui-là. Obama va-t-il savoir renoncer à l’authenticité qui est la sienne pour se comporter en winner ? Les Américains attendent cela. Une victoire de Romney serait-elle catastrophique ? (long silence) C’est difficile à dire… Il y aurait sans doute un petit sursaut, comme quand Bush est arrivé au pouvoir. Les investisseurs ont toujours eu confiance dans les républicains, il y aurait un effet de quelques mois, oui. Mais la suite serait beaucoup plus difficile, très difficile, et la population américaine – surtout les plus pauvres – retrouverait vite le marasme qui a été celui de la fin des années Bush. Obama, la vérité – Dans les coulisses de la Maison Blanche traduit de l’anglais (États-Unis) par Pascale-Marie Deschamps (Saint-Simon), 401 pages, 22,80 € 1. Ron Suskind est chroniqueur au New York Times Magazine. En 1995, il a obtenu le prix Pulitzer pour son livre Feature Writing. 2. Fact checking, journalisme fondé sur la vérification des faits

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c’est-à-dire

soigne ta gauche Traité européen ou pas ? Droit de vote des étrangers ou non ? Dépénalisation du cannabis ou répression ? Pigeons ou dindons ? Chaque polémique médiatique, chaque promesse de campagne non tenue, chaque sortie solo d’un ministre brisant la philharmonie gouvernementale illustre l’éternelle pluralité de la gauche dont Jacques Julliard vient de dresser l’histoire et l’inventaire dans un volumineux ouvrage (Les Gauches françaises, Flammarion). L’historien-éditorialiste répertorie quatre gauches (libérale, jacobine, collectiviste, libertaire) et les incarne par d’emblématiques portraits croisés : Voltaire et Rousseau, Danton et Robespierre, Blum et Thorez… On pourrait prolonger cette liste par Hollande et Mélenchon, Aubry et Poutou, et pousser jusqu’au sein même du PS (les fameux courants) et d’un gouvernement qui déploie son aile droite (Moscovici, Valls…) et son aile gauche (Montebourg, Taubira…) sans parvenir à décoller. Mais quelle gauche s’occupera de la souffrance au travail ? On a peu entendu notre ministre de tutelle, et pour le salarié ce n’est pas encore Noël au pied du Sapin. On devine la rhétorique de circonstance : la crise économique, la dette de l’État, la menace terroriste sont des problèmes plus urgents… Vous en avez marre de travailler plus sans gagner plus ? Ne vous plaignez pas, vous avez un boulot ! Si vous n’êtes pas content, laissez la place aux millions de chômeurs qui pointent à Pôle emploi ! Justement, fort taux de chômage, primauté des chiffres, compétitivité exacerbée, pression sur les salaires, trouille de perdre son emploi, humiliations managériales, culte de la performance et souffrance au travail sont liés : cela s’appelle le néolibéralisme, qui a infecté le corps politique et social depuis trente ans. Se préoccuper des salariés autant que des chômeurs sans opposer les uns aux autres, ce devrait être une mission essentielle de la gauche, quelle que soit sa tendance.

Serge Kaganski

le travail, pas la santé Dépressions, burn-out, suicides… : les symptômes de la souffrance au travail, identifiés par les sociologues depuis vingt ans, se développent. Tandis que les effets mortifères de l’idéologie managériale se perpétuent, la gauche politique et intellectuelle semble délaisser la question. par Jean-Marie Durand

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Laurindo Feliciano

la nécessité d’affirmer la “centralité politique du travail” : préalable absolu à une prise de conscience salutaire, selon le sociologue Christophe Dejours

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e travail tue, on le constate tous les jours (un suicide par jour à cause du mal-être au travail), on en mesure les causes et les mécanismes depuis une vingtaine d’années grâce aux travaux décisifs de sociologues comme Christophe Dejours, Danièle Linhart, Vincent de Gaulejac, Robert Castel, Alain Ehrenberg, Richard Sennett… Les salariés ne sont pas tous morts, mais tous sont frappés. Quelque chose de destructeur est à l’œuvre dans toutes les branches professionnelles du privé ou du public (services, industrie, professions libérales…), toutes les catégories (cadres, employés, ouvriers, techniciens…). Partout se manifestent les mêmes symptômes : stress, perte de sens, dépression, désenchantement, épuisement, incompréhension… Et pourtant tout continue, comme si de rien n’était. La souffrance au travail, noyée dans la masse des souffrances

sociales qui l’englobent, ne forme pas le cadre d’une politique publique affirmée. Comme le remarque le sociologue Christophe Dejours dans La Panne, son nouveau livre d’entretien avec Béatrice Bouniol, “la pensée du travail est à ce point en friche qu’un président de la République a pu se faire élire en 2007 sur le slogan ‘travailler plus pour gagner plus’, à un moment où les pathologies de surcharge explosaient, de la dépression au burn-out.” Depuis la publication, en 1998, du livre marquant de Christophe Dejours, Souffrance en France, la question du mal-être au travail occupe cette place ambivalente dans le débat public, à mi-chemin de la marginalité politique et de la centralité de ses enjeux perçus par les sociologues, réalisateurs ou romanciers. Si de plus en plus d’indices témoignent de cette déshumanisation – suicides, dépressions, burn-out, troubles musculo-squelettiques et

autres pathologies de la surcharge –, l’État et les managers s’en moquent largement, prétextant l’urgence de mener la guerre contre le chômage. Soyez heureux de souffrir au travail, au moins vous avez un emploi… La misère du raisonnement dominant épouse la misère de ceux qui crèvent de l’injonction qui leur est faite de se sentir heureux. “Vivre en niant ce qui nous angoisse est notre lot”, souligne Dejours, pour qui l’idéologie gestionnaire du “new public management” déshumanise le monde du travail en isolant les individus, en imposant le management par objectifs (faire plus avec moins) ou l’évaluation individuelle des performances, dont les résultats ne reflètent pas l’ensemble du travail. “Comment ne pas voir que le seul résultat ne dit rien même de la quantité de travail investie ? Comment le réduire à un résultat chiffré alors qu’il engage la personnalité tout entière ?” Depuis quarante ans, l’approche clinique et psychodynamique du travail menée par Dejours tente de comprendre “le succès de ce système qui parvient à conserver l’assentiment de ceux qu’il maltraite chaque jour”. Le changement d’organisation ne peut précisément surgir que d’une réappropriation collective : ce n’est pas le harcèlement au travail qui est nouveau mais “le fait de devoir l’affronter seul”. “Le sentiment d’isolement au sein d’un environnement hostile, l’expérience de l’abandon, du silence, de la lâcheté des autres, voilà la marque de notre organisation du travail.” Or le sociologue persiste à penser que le travail est un “lieu unique d’émancipation et d’expérimentation de la vie en commun”, qu’il “contient un potentiel éthique par la coopération qu’il implique entre les individus”. L’idéologie managériale nie tout ce que les gens mettent d’eux-mêmes dans le travail ; l’engagement de leur subjectivité n’entre plus dans le circuit de la reconnaissance. Or les salariés que Dejours rencontre “ne nourrissent pas l’illusion d’être reconnus par un patron (…), ils revendiquent que leur contribution le soit, et qu’en outre, elle soit reconnue comme indispensable ; la distinction est essentielle : le jugement d’utilité porte sur le travail et non sur la personne. (…) Mal poser la question 24.10.2012 les inrockuptibles 45

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s’ancre dans la “crise du compromis fordiste” : base de l’État social, il a consisté à échanger de la sécurité économique contre de la dépendance au travail, à “faire payer aux entreprises le prix d’une aliénation jugée inévitable dans son principe”. La gauche doit pourtant reconsidérer les bases de cette adhésion à une conception du travail dépassée, liée à la seconde révolution industrielle. Car la troisième a depuis opéré une nouvelle redistribution des pouvoirs, débouchant sur une “augmentation simultanée des responsabilités et de la précarité dans un contexte de restructuration permanente des entreprises”. La fascination de la gauche pour la rationalisation technique du travail souligne qu’elle “n’a rien de crédible à dire face au tour pris par le nouveau capitalisme globalisé”. Un constat partagé par le sociologue Vincent de Gaulejac et le journaliste Antoine Mercier, qui analysent ce “phénomène social total”

Laurindo Feliciano

de la reconnaissance, ce n’est pas répondre à la souffrance.” Dejours pose surtout comme préalable absolu à une prise de conscience salutaire la nécessité d’affirmer la “centralité politique du travail”. Pour avoir délaissé cet enjeu depuis des années, la gauche a de ce point de vue une responsabilité particulière. L’intellectuel et syndicaliste italien Bruno Trentin s’interrogeait dès 1997 sur le sens de cet abandon par la gauche politique et intellectuelle dans une magistrale réflexion, La Cité du travail, dont l’édition française est préfacée par Jacques Delors et le sociologue Alain Supiot. Alors que la gauche accompagne sur un mode compassionnel la dégradation des conditions de vie et de travail engendrées par la globalisation, Trentin rappelle qu’on ne saurait “penser la liberté dans la cité sans la penser d’abord dans le travail”. Le lieu par excellence de la conquête de soi, c’est le travail. La réflexion de Trentin

la sécurité, pas si sûre Au fil des siècles, le concept de sécurité a évolué, jusqu’à sa vampirisation par la culture de la peur.



bsédante, fantasmée, revendiquée à tout-va, la sécurité s’est imposée dans le débat public comme un enjeu politico-médiatique crucial. Comme si de l’espérance de son accomplissement dépendait l’avènement de la paix sociale. Les responsables politiques énoncent doctement que la sécurité est la première des libertés, mélangeant aussi bien la sécurité dans les quartiers que la sécurité alimentaire, sanitaire, énergétique ou informatique. Par-delà les points aveugles et les effets démagogiques dont les politiques, y compris à gauche (cf. le discours de Manuel Valls), abusent depuis des années, la sécurité reste pourtant un concept trop mal défini pour que l’on se satisfasse des effets d’affichage. Qu’est-ce, en effet, que

dans un revigorant Manifeste sur le mal-être au travail. Identifiant clairement les symptômes et les raisons de ce mal-être (pression, culture de l’urgence, instrumentalisation, injonctions paradoxales, isolement, dégradation de l’amour du métier, perte de sens…), les auteurs invitent à réarticuler la question de la souffrance au travail à un cadre politique global qui oserait enfin déconstruire un système, critiquer frontalement les présupposés de l’idéologie gestionnaire qui imprègne nos vies professionnelles sans que personne, sinon chacun dans sa propre expérience isolée, n’y prête attention. La Panne – Repenser le travail et changer la vie de Christophe Dejours, entretien avec Béatrice Bouniol (Bayard), 178 pages, 19 € La Cité du travail – Le fordisme et la gauche de Bruno Trentin (Fayard), 448 pages, 25 € Manifeste pour sortir du mal-être au travail de Vincent de Gaulejac et Antoine Mercier (Desclée de Brouwer), 186 pages, 15 €

la sécurité ? Un sentiment, des forces matérielles, un écran de fumée, une obsession pathologique, un bien marchand, une source de légitimité ? La lecture généalogique qu’en fait le philosophe Frédéric Gros dans Le Principe sécurité éclaire les territoires sémantiques et tous les champs d’application possibles d’un vieux principe existentiel. L’auteur distingue quatre foyers de sens, rattachés à quatre traditions de pensée : la sécurité comme état mental, caractéristique première du sage joyeux et serein, promue par les présocratiques ; la sécurité comme situation objective, état du monde caractérisé par une absence de dangers et la disparition des menaces, évoquée par la pensée millénariste au Moyen Âge ; la sécurité comme garantie par l’État des droits fondamentaux, de la conservation des biens et des personnes, de l’intégrité territoriale, théorisée par les pensées du contrat social au XVIIIe siècle ; et la sécurité comme biosécurité et contrôle des flux, propre à notre époque. Évolutive, rétive à toute définition fixe et rigide, la notion est d’autant plus complexe, surtout lorsque les “vendeurs de sécurité ont les poches pleines”, quand les peurs s’amplifient. Frédéric Gros insiste sur l’idée que la sécurité existe avant tout lorsque l’individu est reconnu comme sujet de droits, même s’il rappelle qu’elle implique aussi la surveillance continue des sujets, dans la lignée des travaux de Foucault sur le pouvoir disciplinaire. “Une grande partie de l’histoire moderne de la sécurité s’est jouée dans la rivalité entre le juge, le policier et le soldat, chacun prétendant détenir le sens le plus accompli de la sécurité”, souligne l’auteur. Si aujourd’hui, la sécurité est devenue “une marchandise qui favorise la culture de la peur”, Frédéric Gros trouve un point commun à toutes les variations conceptuelles de la sécurité : elle serait “toujours une retenue de la catastrophe”. Au “bord du désastre”, la sécurité retient, régule, contrôle, fige le réel en négligeant par exemple “l’augmentation délirante des inégalités”. La sécurité, c’est aussi la catastrophe de la stérilité politique, c’est-à-dire l’inverse du Principe responsabilité théorisé par Hans Jonas. J.-M. D. Le Principe sécurité de Frédéric Gros (Gallimard), 304 pages, 21 €

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de retour de Syrie

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une lutte sans fin Tout en tentant de maintenir ses positions, l’Armée syrienne libre réclame la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Le seul moyen, selon elle, de mettre fin aux bombardements du régime qui déciment ses hommes et la population. par Claude Guibal photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

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Blessé sur le front d’Alep. Son père et deux de ses oncles sont morts durant la libération d’Azaz

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Tous les vendredis à la sortie des mosquées, la population se retrouve dans la rue malgré la peur des bombes



ur l’écran tout rayé du vieux portable qu’il brandit fièrement, il pose en combattant. Sur sa chemise bleue aux poignets bien attachés, il a passé un gilet kaki, un truc de soldat, un vrai. Contre sa poitrine, une kalachnikov dont il tient d’une main martiale le canon. Regard à l’ouest, barbe taillée, menton fermé, Abou Ahmed ferait presque peur. Il n’est pourtant pas bien effrayant avec ses yeux écarquillés quand il parle en ce matin d’automne, assis sur ce bout de canapé défoncé, tout petit, tout maigre dans son pantalon trop grand et ses orteils nus dans ses chipchips blanches. Il parle, il parle et ses mains s’envolent, comme pour mieux se prouver que c’est lui, bien lui, qui a fait ça. “Cinq hommes qu’on était, cinq hommes seulement ! Pan, les balles qui sifflent, et nous, on avance en rampant, vers l’école, là où s’était retranchée l’armée du régime. On fait dix mètres, j’ai entendu les hélicoptères, et pan ! Mon frère est tombé, le visage dans la terre. J’ai su qu’il était mort. On a combattu toute une nuit. Au matin on a gagné. Alors j’ai récupéré le corps de mon frère. J’étais fier qu’il soit mort en combattant. On vivait dans l’injustice, on avait perdu notre dignité… Vous comprenez ?” C’était l’été, Azaz se libérait. Avant, il y a si longtemps, avant que la révolution et la guerre ne fassent de lui un combattant, Abou Ahmed était le muezzin de la mosquée.

Cinq fois par jour, de l’aube au couchant, il appelait les fidèles à la prière. “Ashadu Allah…”, entonne-t-il se raclant la gorge. Aujourd’hui, Abou Ahmed n’en finit plus de raconter sa bataille. Une geste qui a fait de lui un des héros d’Azaz. Il ne parle plus que de cela et il en est fier. Même ses fils l’ont rejoint dans sa katiba, une brigade grosse d’à peine une dizaine d’hommes. Sa femme est inquiète, c’est sûr, mais c’est la guerre, que voulez-vous, “il faut en finir avec le nizâm (le régime), avec ce chien d’Assad.” Autour de lui, l’imam de la mosquée et un autre villageois l’écoutent raconter, encore, la même histoire. Dans la cour, d’autres soldats de l’Armée syrienne libre se sont assis à l’ombre, petite sieste, corps fourbu et courbé contre leurs armes automatiques. On les a ramenés du front d’Alep, il y a quelques jours. S’éloigner un peu, ne pas devenir fou. Puis y retourner. Certains ont acheté eux-mêmes leur kalachnikov. En ce moment, sur les marchés du nord de la Syrie, au milieu des tomates, des aubergines, l’arme se vend

dans l’armée du régime, beaucoup restent, assure-t-on, parce qu’ils sont plus utiles à la révolution à l’intérieur du système

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Vendeur d’armes sur le marché de Marae

bien. Pas loin de 1 500 euros, une fortune, sans compter les munitions, 3 dollars pièce. “S’en servir, vous savez, on a tous été dans l’armée… Une kalachnikov, ce n’est pas bien compliqué.” La nuit où son frère est mort, Abou Ahmed s’en souvient, ils ont mis la main sur des lance-roquettes. Pas beaucoup, certes. À Alep, à Homs, les villes martyres, ou Maarat el-Numan, l’antique ville des croisés, prise stratégique sur la route de Damas que les rebelles essaient de contrôler depuis trois semaines, ils ont servi, ces lance-roquettes. Mais des armes, de toute façon, c’est vite vu, il y en a peu. Il y a bien celles qui arrivent à passer la frontière turque sous les barbelés, ou achetées grâce aux mallettes de billets fournies par ces “hommes d’affaires syriens de l’étranger”, que l’on devine aussi largement aidés par le Qatar et l’Arabie Saoudite. Doha et Riyad fournissent sans s’en cacher du matériel d’armement, fusils automatiques et grenades, à la rébellion avec l’aval tacite de la communauté internationale, qui évite ainsi de se salir les mains. Mais ce n’est rien, pas plus que ces quelques “douchkas”, ces mitrailleuses lourdes, juchées à l’arrière des pick-up. Le misérable inventaire n’arrache qu’un mauvais rictus aux rebelles. Ce qu’ils veulent, c’est autre chose : de quoi abattre les hélicoptères et les avions de chasse qui bombardent les terres insurgées et continuent de frapper le Nord,

indistinctement. “Allah seul décide et Allah est avec nous, car il est la justice, la liberté”, répète, obstinément, l’ancien muezzin, en caressant le cadran cassé de son téléphone. Là où son frère est tombé, au pied du mur aujourd’hui défoncé de l’ancien siège de la sécurité militaire, un graffiti se détache en lettres noires. “Nous ne nous agenouillerons que devant Dieu. L’Armée libre est celle de la dignité et du courage.” Un tank défoncé à demi renversé rouille déjà. Un pylône électrique brisé bourdonne. Ici, dans ces campagnes rudes et taiseuses, l’islam – sunnite – est partout, et ça ne date pas de la guerre. Mais aujourd’hui, c’est le dernier recours face à l’épouvantable absurdité de la cohorte des morts, l’insoutenable impuissance consentie de la communauté internationale. Plus loin, un autre combattant. “Ça fait une demiheure qu’on vous parle, alors laissez-moi vous poser une question, à mon tour. Que peut-on attendre de vous, hein ? La Cour internationale, les grands discours, tout ça… Arrêter les bombes, c’est tout ce dont on a besoin. Les États-Unis ont aidé les talibans contre les Soviétiques. Au Kosovo, vous vous êtes passés d’un mandat de l’ONU pour intervenir… Alors arrêtez de parler des salafistes, des djihadistes étrangers. Tout ça, c’est des prétextes, le monde complote contre la Syrie, ça vous arrange bien. D’abord, ils sont combien, ces gars, 1 % au maximum ?”, s’énerve-t-il lorsqu’on évoque Rostom Guelaïev, fils d’un chef de guerre tchétchène, tué à Alep en août 24.10.2012 les inrockuptibles 51

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à 24 ans alors qu’il venait d’arriver avec un groupe de combattants étrangers, et ces cellules djihadistes qui se multiplient, de l’aveu général, dans le nord du pays. Ne pas non plus lui parler du Front al-Nosra, ce groupuscule qaediste, islamo-nationaliste, qui multiplie les attentats suicides à Damas, Alep, Midane, et tente de contaminer peu à peu la rébellion avec sa rhétorique de haine envers les alaouites, les chrétiens, les juifs, “l’entité sioniste et l’Occident croisé”. “Si la communauté internationale n’aide pas la vraie Armée libre avec des armes, elle va renforcer le pouvoir de ces types”, ajoute-t-il. Au sein de l’Armée syrienne libre, on a commencé à faire le tri des éléments douteux, assure Abou Brahim, un chef de katiba. “Seuls ceux qui ont des antécédents vérifiés auront le droit de porter une arme.” D’autres sont moins regardants. “C’est la guerre, on a besoin de tout le monde. Et puis, ce ne sont pas forcément des étrangers, et ils se battent avant tout pour la Syrie. On fera le ménage après.” Au loin, un chien jappe, sans fin.

Dans la baraque en tôle, au flanc du poste-frontière d’Oncupinar, quand Ahmad Ghazzali entre, tous baissent la voix. Il marche à grands pas, Ray-Ban sur le visage. Sa pièce à lui, c’est la grande, avec le lit fait dans un coin, où il s’effondre parfois quelques minutes, grappillant tout le sommeil qu’il peut voler à la guerre. Sur le bureau, un immense emblème, l’aigle des “garnisons de la tempête du Nord”, la grande liwa qu’il commande. Il a jeté dessus ses cigarettes, un journal, un revolver. Assis dans son grand fauteuil, il pose ses mains sur ses cuisses, le jean tendu par les muscles. Hier il portait un uniforme. Le 19 mars 2011, le capitaine Ahmad Ghazzali a été, dit-il, le premier officier arrêté en Syrie. Pas assez prudent dans ses confidences. Dénoncé. Deux mois torturé. Hospitalisé. “Au début, j’étais révolté pour moi-même. Aujourd’hui, je suis révolté pour mon peuple.” À sa seconde arrestation, on lui a proposé de se racheter en allant mater la rébellion à Alep. Ahmad Ghazzali a feint d’acquiescer, mis sa famille à l’abri et il est parti. Le briquet cliquète. Encore une cigarette,

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au sein de l’Armée syrienne libre, on fait le tri des éléments douteux, assure un chef de katiba. D’autres sont moins regardants. “C’est la guerre, on a besoin de tout le monde. On fera le ménage après”

une longue inspiration, qui vient piquer ses yeux cernés de rouge. Ahmad Ghazzali est fatigué. Épuisé. Sa voix est blanche, absente. Il veut expliquer que ça y est, l’armée s’organise. Oui, les katibas et les liwas se fédéreront bientôt autour d’un commandement unifié, qui chapeautera les conseils militaires régionaux. Entrer dans les détails, c’est “compliqué”, dit-il quand on lui demande qui en est le chef. On parle de Moustapha al-Cheikh, ce commandant de l’Intérieur, dont la réputation écrase déjà celle de Riyad al-Asaad, autoproclamé chef de l’Armée libre, de l’autre côté de la frontière turque. “Dans toutes les révolutions, il y a plusieurs leaders. Après, on arrivera à se réunir, ne vous inquiétez pas. Là-dessus, la communauté internationale n’a fait que compliquer les choses.”

Départ d’un groupe de la “garnison de la tempête du Nord” vers le front

Le visage fermé, les lèvres durcies, Ahmad s’interrompt, laisse filer l’adhan, l’appel à la prière. Il n’y répondra pas. Lui, ce qu’il veut, là, c’est une clope, encore. Et se reposer avec ses combattants. En septembre, l’Armée libre aurait payé la solde de 125 000 hommes. Invérifiable. En face, l’armée régulière est peut-être quatre fois plus importante. Mais dans les casernes, combien d’hommes sont encore fiables ? Quelques dizaines de milliers, dit-on, pas plus, essentiellement alaouites. Et elle commence à avoir mal, cette armée du régime. Chaque jour désormais, ce serait vingt soldats qui tombent face à la rage insurgée. Les désertions se sont accélérées au début de l’été, puis ralenties. Beaucoup restent, assure-t-on, parce qu’ils sont plus utiles à la révolution à l’intérieur du système qu’au dehors, ou parce qu’ils n’ont pas pu faire fuir leurs familles. Ce sont eux qui décollent à bord des avions, tout en tirant à côté des cibles désignées. Eux qui renseignent les rebelles sur les mouvements de troupes. Dehors, le ciel vire au mauve, sali de taches jaunes. Dedans, un groupe de chebab se penche sur un smartphone. Ils caressent du bout des doigts l’écran, où d’un coup d’index les corps suppliciés succèdent aux images d’enterrement et de combats de rue. Au milieu, incongrue, une photo d’une starlette libanaise persiste, souvenir d’une autre vie. Leurs visages sculptés par la lumière bleuâtre de leur téléphone sont marqués, cernés. Les regards souvent habités d’une lueur étrange, à la fois vide et folle. Tous savent que le combat est inégal. Le feu et le fer du ciel contre leurs pétoires. Tous savent aussi qu’ils ne peuvent plus revenir en arrière, et disent qu’ils n’ont plus d’autre choix désormais qu’une lutte sans fin pour détruire le nizâm, Bachar et les siens. Le long crépuscule n’en finit plus de tomber sur la Syrie, happée dans sa vertigineuse course vers sa nuit et l’aube incertaine. 24.10.2012 les inrockuptibles 53

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en Warhol dans le texte par Nelly Kaprièlian

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i les débuts d’Andy Warhol restent dans nos mémoires frappés du sceau de la mode (il travaillait comme illustrateur), on oublie trop souvent que c’est une figure d’écrivain, Truman Capote, qui le fascinait plus que tout : “J’admire ceux qui savent se servir des mots, disait Warhol dans Ma philosophie de A à B et vice versa. Et je trouvais que Truman Capote occupait si merveilleusement l’espace avec des mots qu’à peine arrivé à New York je me suis mis à lui envoyer de brèves lettres d’admiration et à l’appeler au téléphone tous les jours jusqu’à ce que ma mère m’enjoigne d’en rester là.” En 1973, il l’interviewera enfin pour Rolling Stone, puis ce sera Interview, et ils se voyaient au Studio 54, la mythique boîte de nuit. C’est pourtant avec William Burroughs, le père de la beat generation, toujours impeccable en costumecravate, qu’auront lieu les plus longs entretiens d’Andy Warhol avec un écrivain. Ils ont en commun d’avoir influencé le rock des sixties et des seventies. C’est le journaliste punk Victor Bockris, alors proche des deux hommes, qui a l’idée de les réunir le temps de quatre dîners en 1980 – dans un restaurant près de la Factory, au 65 Irving Place, dans la Factory même ou chez Burroughs qui s’est réinstallé à New York en 1974, après un exil de vingt-cinq ans dans son étrange Bunker au 222 Bowery à deux pas du CBGB. “Les artistes les plus importants de cette époque avaient en commun d’avoir l’air dur et effrayant, mais en privé, ils se révélaient être exactement l’opposé, nous confie Victor Bockris depuis New York. Les gens disent toujours qu’ils étaient des machines froides, asexuées, etc. Andy Warhol et William Burroughs sont les grands

Hans Gedda/Corbis

Quand Andy Warhol et William Burroughs se rencontrent, qu’est-ce que ça donne ? Conversations, un livre pop où la frivolité est élevée au rang des beaux-arts.

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Victor Bockris

“soudain, l’interview était devenue une forme littéraire” Victor Bockris, journaliste Andy Warhol et William Burroughs

romantiques du XXe siècle. Ils ont l’air d’aliens venus d’une autre planète, mais c’était tout le contraire : ils étaient les êtres les plus adorables et sensibles que j’aie jamais rencontrés.” Dans sa préface à Conversations, Allen Ginsberg suggère que le lien entre l’inventeur du cut-up et le roi de l’enregistrement (tous les livres de Warhol, dont son Journal, se composent de la transcription de ses conversations, souvent au téléphone avec Pat Hackett) résiderait dans le fait qu’il n’y avait peut-être personne derrière leur image, et qu’ils purent être ainsi, l’un comme l’autre, les parfaits miroirs de la contre-culture des années 60. Quand Bockris suggère à Warhol ces rendez-vous réguliers avec Burroughs, le très timide Warhol est d’abord réticent. “Ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois, en 1965, lors d’un dîner dans un restaurant chinois, écrit Bockris. Et après qu’un ami excentrique de Warhol eut balancé le reste de son assiette sur les occupants de la table voisine, Burroughs avait préféré s’éclipser. Mais quinze années plus tard, avec moi dans le rôle du juge de paix, Burroughs n’avait aucunement hésité à dîner de nouveau avec Andy. C’était même ce dernier qui avait le plus d’appréhension. Lorsque je lui suggérai que nous pourrions enregistrer notre conversation pour un livre, il répondit : Ah oui ! Super ! Mais je ne sais jamais trop quoi lui dire… ça lui arrive de parler ?” Non seulement Burroughs parlait, mais les deux hommes s’entendirent à merveille dès leur premier dîner au restaurant, en compagnie d’un certain André Leon Talley (aujourd’hui collaborateur d’Anna Wintour au Vogue américain). Dès cette première rencontre, le ton des entretiens qui suivront est donné : on y boit force vodka tonic, on parle du charme ravageur de Debbie Harry et de ses effets sur Diane von Fürstenberg, on disserte sur le sex-appeal de Richard Gere dans American Gigolo comparé à celui de John Travolta, et last but not least, on demande à Burroughs s’il a

déjà essayé de coucher avec Truman Capote (réponse négative), et Warhol de prendre la défense de son ancienne idole en affirmant qu’il est de plus en plus mignon depuis son régime et ses implants capillaires. “Je sais que les gens s’attendaient à ce que AW et WB aient des conversations plus intellectuelles et sérieuses, nous signale Bockris. En fait, j’ai appris de Warhol lui-même à ne jamais trop préparer une interview à l’avance – il faut juste y aller et voir ce qui se passe. Andy a donné le la de ces conversations en organisant le premier dîner.” Conversations est un livre pop, totalement contaminé par la littérature de Warhol, qui aura évacué tous les attributs qu’on prête au littéraire – l’écriture, le style, le travail, les personnages, l’inspiration, la poésie, etc. Les échanges de Conversations sont aussi frivoles et drôles que tous les livres de Warhol. “Burroughs était très surpris car il avait l’impression que Warhol était froid et silencieux, nous raconte Victor Bockris. Or Andy était drôle depuis l’âge de 3 ans. Il suffit de se rappeler le son de sa voix. C’est ce que j’ai essayé de capturer. Et puis New York était en feu. Le sexe était le plus puissant des aphrodisiaques.” Sous influence warholienne, génial enregistreur de l’époque entière, c’est aussi toute l’énergie, la liberté et la folle insouciance d’une ère postpunk que nous restituent ces conversations. On y fume des joints, on y boit beaucoup, pendant que passent quelques rock-stars : l’arrogant Lou Reed (qui choquera Warhol en se pointant un jour à la Factory sans chemise sous son petit blouson en cuir), la sympathique Debbie Harry, l’angélique David Bowie. Et Mick Jagger (avec Jerry Hall), dont le dîner avec AW et WB reste un moment de ratage et de vacuité (du propre aveu de Bockris) dans le livre, preuve qu’on peut mettre trois icônes du XXe siècle dans une même pièce sans que rien ne se passe ni se dise – même s’ils s’essaient à un sujet d’apparence intellectuelle, comme la possibilité

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Victor Bockris

William Burroughs à côté d’une sérigraphie d’Andy Warhol, Franz Kafka, de la série Ten Portraits of Jews of the 20th Century

Jean Jacques Schuhl Jean-Jacques “je suis un pop romancier” En 1972, il publiait Rose poussière, roman devenu culte. Il évoque l’influence de Warhol. En quoi Warhol vous a-t-il inspiré ? Il a surtout renforcé des attirances que j’avais déjà pour les icônes, les mythes de la vie quotidienne, les anciennes stars d’Hollywood passées, effilochées – c’est un peu ma matière première. J’ai beaucoup de difficulté à écrire de façon réaliste, sur l’expérience vécue, la société… tout ça. Donc j’ai tendance à utiliser des filtres : des icônes, le journal… Et il a renforcé mon goût pour la réutilisation des restes et l’esthétique de l’objet trouvé, c’est mon côté chiffonnier. Dans Rose poussière, le personnage de Frankenstein le dandy lui ressemble, même si je me suis inspiré d’un garçon que je connaissais, un garçon des faubourgs de Marseille déja lui-même d’aspect warholien – il aurait eu sa place à la Factory. Rose poussière n’est pas un livre inspiré par des écrivains, mais plutôt par le pop art et surtout Warhol, et aussi Joseph von Sternberg, la mode anglaise et Londres dans les années 60, le club Chez Castel et la lecture de France Soir, qui avait alors quatre éditions par jour. Warhol, c’est aussi le personnage, son corps vide, qui m’intéresse : je l’ai représenté dans Ingrid Caven en train d’échanger avec Fassbinder des Mickey contre des porcelaines de Saxe, comme deux enfants qui essaient de se rouler l’un l’autre. Que pensez-vous des livres de Warhol ? J’ai lu Ma philosophie de A à B…, beaucoup de ses entretiens, son journal téléphoné : c’est toujours léger, amusant, paradoxal, tout en parlant sans en avoir l’air du sexe, de la mort et de l’argent. Par exemple : “J’aimerais me réincarner en diamant de vingt carats au cou de Liz Taylor.” Aucune hiérarchie

entre le friviole et le sérieux, il applique la devise de Baudelaire “Traiter le frivole avec sérieux et inversement”. Pour lui, le Velvet Underground a autant d’importance qu’Holbein, tout dépend comment c’est utilisé. Tout ça m’a sûrement influencé et je me considère comme un pop romancier. Est-ce de la littérature ? Oui, pas moins que les aphorismes d’Oscar Wilde et de Baudelaire dans Mon cœur mis à nu. C’est autant de la littérature que sa bouteille de Coca ou sa boîte de lessive Brillo ou sa une du New York Post sont de la peinture. Où commence la littérature ? Cela me fait penser au portebouteille de Duchamp : c’est le cadre, le musée, qui en font de l’art. En 1972, j’ai publié Rose poussière, livre dans lequel il y a des paroles de chansons, des résultats de courses de chevaux, des bouts de scripts, des dépêches de l’AFP, toutes sortes d’objets trouvés, a priori non littéraires. Mais c’est paru sous couverture blanche liserée rouge avec les lettres NRF, et c’est devenu de la littérature. Cette importance de l’emballage, c’est aussi un truc de Warhol. En écrivant Entrée des fantômes, un roman sombre que je voulais morbide et féerique, je pensais souvent au surnom de Warhol – Drella, contraction de Dracula et Cinderella (Cendrillon) –, à ses têtes de mort, ses Crashes, ses chaises électriques mais aussi son côté Walt Disney : sa collection de Mickey que j’avais vue un après-midi dans sa maison de l’Upper East Side. L’horreur et la feérie, c’était aussi mon programme. dernier livre paru Entrée des fantômes (Gallimard) 24.10.2012 les inrockuptibles 57

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d’une contre-culture en 1980. Jagger, lui, ne comprend pas ce qu’il fait là, et le demandera souvent sans détours ni correction. Sans lui, l’écrivain et l’artiste sont sur la même longueur d’ondes, sautillent avec la même rapidité d’un sujet à l’autre. Quand Burroughs défend le port de la canne, Warhol répond qu’il aime la glace au chocolat de chez Häagen Dazs – ainsi se construisent ces conversations qui mènent toutes plus ou moins toujours au sexe : “Je ne tombe amoureux que des garçons qui ont un problème d’éjaculation”, déclare Warhol, qui confiera aussi avoir fait l’amour pour la première fois à 25 ans pour arrêter à 26. Victor Bockris s’était installé à New York en 1972 avec le désir de devenir poète, comme son ami Andrew Wylie (devenu depuis le super agent littéraire que l’on sait, lire article pp. 74-77 dans Les Inrocks n° 880) avec qui il cosignait nombre d’interviews. Il se souvient : “Un matin, je me suis réveillé en me disant que la seule poésie qui m’intéressait était la forme de l’entretien – la poésie du discours humain. Burroughs avait publié un livre d’interviews, The Job. Le magazine de Warhol, Interview, était le meilleur magazine au monde. Soudain, l’interview était devenue une forme littéraire.” Pour Bockris, les origines de cette tendance remontent peut-être à l’affaire du Watergate et des enregistrements commandés par Nixon – “Soudain, l’enregistrement fit rage”. Celui qui l’érigea vraiment au rang d’art mourut sept ans après ces entretiens : éternel puisqu’enregistré. Étrangement, ce qu’il lègue à la littérature est moins formel que thématique : les icônes de ses toiles envahissent, des décennies plus tard, les romans contemporains, le prenant lui-même, ironie du sort, comme personnage romanesque. Conversations : William S. Burroughs, Andy Warhol de Victor Bockris (Inculte), préface d’Allen Ginsberg, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jérôme Schmidt et Nicolas Richard, 160 p., 16 €

Marcia Resnick

des conversations libres et attachantes… exceptée celle avec Mick Jagger, modèle de vacuité

Cécile Guilbert “un art du trait juste” Écrivaine et critique, elle a consacré un formidable essai, Warhol Spirit, à l’albinos du pop art. Peut-on dire que Warhol était (aussi) écrivain ? Je dirais qu’il était moins un “écrivain” qu’un être doué pour le langage, la parole, la formule. “Parler est mon métier”, disait-il. Disons moins qu’un “penseur” mais plus qu’un “pubeur” ! Raison pour laquelle certains de ses entretiens donnés à la presse écrite ou audiovisuelle sont aussi riches et intéressants que certains propos trouvés dans les livres qu’il a publiés sous son nom. Comment définissez-vous son é criture ? Il est de notoriété publique que ses textes étaient dictés ou, résultats plus ou moins denses de conversations, enregistrés par Bob Colacello ou Pat Hackett (dans le cas de son Journal), qu’il retouchait, peaufinait ensuite. Le meilleur de son “écriture” (je préfère employer le terme de “parole”) est aphoristique, selon un art du trait juste, précis, élégant, comme lorsqu’il intervient manuellement sur ses sérigraphies dont le procédé est a priori “mécanique”. Fréquentait-il des écrivains ? S’en ins pirait-il ? Il fréquentait des écrivains dans la mesure où ils étaient célèbres

et croisaient son chemin à New York. Je ne pense pas qu’il s’en inspirait mais il faudrait rétablir une vérité cachée : Andy Warhol était un lecteur boulimique, compulsif, beaucoup plus cultivé qu’on l’imagine même s’il avouait ne lire que des biographies de célébrités, des bouquins truffés de gossips ou des magazines – ce qu’il faisait a ussi ! A-t-il eu une influence sur la l ittérature ? Non, mais je crois que c’est “l’extension planétaire du domaine de la pub” et la culture de la célébrité qui pourraient nous le faire croire. Est-il, pour vous, un personnage de roman ? Absolument, tant il est corporellement et spirituellement singulier et mystérieux, obsédé par le secret, clandestin en maintes choses, opaque sur le plan psychologique et sexuel. Vous en parlez souvent dans votre dernier livre, Réanimation… Ce qui m’inspire chez Warhol est la manière dont il incarne par son corps et sa parole l’époque de la métaphysique qui est la nôtre. dernier ouvrage paru Réanimation (Grasset)

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rois du monde Avec leurs refrains rusés en montagnes russes, les Normands Concrete Knives ont séduit l’un des plus prestigieux labels londoniens. Normal : la pop est leur première langue et ils la chantent sans accent. par JD Beauvallet et Thomas Burgel photo Renaud Monfourny

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ne belle histoire qui fait croire au destin – celui qui a amené un Nicolas Delahaye patraque au Québec pour jouer lors du festival M Pour Montréal avec ses Concrete Knives, à la suite de notre invitation – repérés sur l’inRocKs Lab, on les avait déjà vus et adorés sur scène, notamment à la Cigale lors du Festival des Inrocks. L’avenir du groupe, qui avait pourtant failli annuler, s’est précisément dessiné ce soir-là, à Montréal. Public québécois, programmateurs islandais, tourneurs américains, journalistes anglais, bloggeurs japonais se pressaient en ce mercredi de novembre 2011 au Café Campus. Au milieu de la foule se tient un doux géant dans un corps d’ours. C’est une pièce fondamentale dans la musique indé, dans son business, son éthique, son

esthétique : Simon Raymonde, ex-Cocteau Twins, à la tête du brillant label Bella Union (Midlake, Beach House, Fleet Foxes…). On verra le bonhomme après le concert, hagard et heureux, nous expliquer qu’il avait rarement vu quelque chose d’aussi instantanément excitant. Dès le lendemain, les négociations commençaient avec les Français, pour une signature en bonne et due forme. Un an plus tard, les Concrete Knives débarquent avec leur premier album, Be Your Own King – manière de dire que les Caennais ont voulu et su prendre leur destin en main. Ce qui frappe, c’est ce son qui semble n’avoir jamais visité les studios français, où – héritage lancinant de la variété – on a encore tendance à mettre la voix en avant, écrasant le reste. Une sale manie qui s’accompagne

d’une incompréhension des accidents, larsens ou dérapages, vécus comme des parasites alors qu’ils peuvent être d’aussi éclatants signes de vie. Le son des Concrete Knives joue ainsi aux montagnes russes et rusées, à la fois lourd et sprinteur, puissant et clair : focalisé sur l’essentiel, il en sait beaucoup mais n’étale pas sa science. “Une de nos grandes références reste Clap Your Hands Say Yeah, explique Nicolas. On a trouvé chez eux quelque chose de très direct, un son assez brut, organique, un peu blues. Exactement ce qu’on voulait, quelque chose de sincère, d’instinctif, qui remonte à la racine, à des gens comme Blind Willie Johnson. Cette sincérité, musicale, éthique, on ne veut pas l’oublier. Le live est primordial, c’est notre culture, on n’est pas des rats de studio, on voulait retrouver l’énergie et la spontanéité de la scène sur l’album.”

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ça vit, ça bouge, ça merde, c’est plein de joie et de tristesse, on sent des gens, cet album n’est jamais guindé comme ceux de tant de poppeux pompeux

azimutées, osent même parfois le mid-tempo, le piège absolu de la pop française. Mais loin de se donner de grands airs, de virer au maniéré, ils conservent toute leur urgence, leur fougue adolescente. C’est cette capacité de s’approprier farouchement les sons qui passent et qu’ils attrapent au vol, qui fait de ce premier album une telle mine : par exemple, Africanize, qui aurait très bien pu virer à la caricature de blancs-becs découvrant l’afro-beat, à une parodie de Vampire Weekend ou de Talking Heads. Mais le groupe fait sien ce son tout en tension et en crescendo sans jamais se laisser aller à l’exotisme, au gimmick.

Nicolas Delahaye, leader (chant et guitares), et Morgane Colas, chanteuse farfelued es Concrete Knives

Ici, la pop-music se parle effectivement sans accent, sans minauderies, sans frime : elle est la première langue des Normands. Ils ne l’admirent pas, de loin, en génuflexions tremblantes, sur son piédestal : ils vivent en son centre, se moquant bien de savoir s’ils sont légitimes, anglais ou français ou suédois. “On a presque une non-identité”, précise Morgane. “On n’a jamais voulu appartenir à un clan quelconque, poursuit Nicolas. On déteste la consanguinité, on ne s’est jamais forcés à ressembler à quelque chose, on est contents de dire qu’on écoute du reggae, du rock ou du hip-hop, que ça infuse dans nos chansons. On a grandi à Flers, une ville très enclavée dans le bocage normand, mais très ouverte, atypique, étudiée par les sociologues comme un modèle car les communautés issues de l’immigration y sont

proportionnellement les plus importantes. Mais les mélanges se font naturellement, dans tous les sens, et la question de l’identité ne se pose pas ou alors différemment. Musicalement, on a toujours été libres d’aller chercher par nous-mêmes ce qu’on aimait, de nous construire à notre guise. C’est une chance : ça nous a aidés à avoir une certaine ouverture d’esprit.” Personne, en France, n’ose jouer aussi guilleret, simple et direct que ces merveilleux Happy Mondays ou Brand New Start : pas des chansons de singes savants, mais celles, comme auraient chanté les Pixies, de singes envoyés au paradis. Ça vit, ça bouge, ça merde, c’est plein de joie et de tristesse, on sent des gens, cet album n’est jamais guindé comme tant de poppeux pompeux. La preuve : les Concrete Knives, entre deux crises de rire et des danses

Beaucoup des bienfaits de Be Your Own King viennent des guitares multiples de l’excellent Delahaye, qui claquent comme des étendards, fièrement, sur le devant des enceintes, d’une précision, d’une ampleur et d’une joie rarement croisées dans la pop française. Mais quelles étaient les chances que ce songwriter impétueux déniche à Caen une chanteuse à la mesure de ses ambitions, capable d’incarner toute l’euphorie de ses guitares ? Quelles étaient ses chances de trouver la farfelue Morgane Colas, qui habite avec autant de volupté et de ferveur ces titres ultraphysiques, tellement énergiques qu’on les soupçonne d’être sponsorisés par Red Bull ? Simon Raymonde, en signant le groupe, le savait : “Sa présence scénique et sa coolitude me rappellent la Debbie Harry de Blondie.” Ce mélange de candeur et de perversité a toujours donné les meilleures chansons pop : celles qu’on regarde d’un autre œil selon qu’on a 15 ou 35 ans… Du cul et du QI : que réclamer de plus à la pop-music ? album Be Your Own King (Bella Union/Cooperative Music) concerts le 14 novembre à Paris (Maroquinerie), le 22 à Lyon, le 24 à Angers, le 29 à Mérignac, le 1er décembre à Sannois, le 6 à Annecy, le 7 à Marseille, le 13 à Nantes, le 14 à Rennes, le 15 à Alençon, le 21 à Marne-la-Vallée www.facebook.com/concreteknivesw 24.10.2012 les inrockuptibles 61

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HBO to be continued

Depuis quarante ans, la chaîne cryptée new-yorkaise a révolutionné la série d’auteur. Mais son modèle, maintes fois copié et parfois dépassé par la concurrence, s’essouffle. par Olivier Joyard

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Sara Krulwich/The New York Times/RÉA

David Chase (à gauche), créateur des Soprano, avec James Gandolfini, son acteur principal, dans un décor de la série, New York, 2006

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ans HBO, MacGyver régnerait probablement toujours sur nos dimanches après-midi. Tony Soprano, Stringer Bell ou Omar Little n’auraient jamais existé. Écrire des scénarios pour la télé ne serait en rien un métier cool. Les croque-morts resteraient comme il se doit des anonymes un peu flippants. L’auteur de ces lignes n’aurait probablement pas de travail, puisque personne ne s’intéresserait aux séries. On exagère à peine. La chaîne cryptée new-yorkaise, qui fêtera ses 40 ans le 8 novembre, a engendré une révolution culturelle. Un changement de paradigme dont les conséquences ont irradié au-delà du petit écran américain, pour secouer le monde. L’invention des séries modernes. “It’s not TV, it’s HBO.” Tel a longtemps été le slogan arrogant et éclairant de la filiale de Time Warner, ce monstre aux 28 millions d’abonnés qui paient 16 dollars par mois – sa concurrente Showtime, créée en 1976, atteint les 21 millions. Car avant HBO, personne n’avait pensé la télévision de la même manière, même si la maturation du modèle a pris du temps. Pendant une vingtaine d’années, la chaîne s’est développée en diffusant des films et du sport, des documentaires et une poignée de fictions haut de gamme comme Tanner ’88, signée Robert Altman, ou l’anthologie horrifique Tales from the Crypt. Les affaires sérieuses ont commencé avec un homme : Chris Albrecht. Et un mot d’ordre : tout changer. Représentant allumé de la tradition des “moguls”, ces patrons hollywoodiens mégalos et créatifs, Albrecht occupe dès 1985 le poste de vice-président de la programmation originale et pousse la chaîne à consacrer des efforts inédits aux séries, d’abord comiques. Dream on naît en 1990. Vite culte, cette sitcom due aux futurs créateurs de Friends, Marta Kauffman et David Crane, associés au cinéaste John Landis, marque pour beaucoup de Français le premier contact avec la touche HBO naissante : des personnages en prise directe avec leur inconscient, une forme d’écriture et de réalisation singulière, une dose de sexe inédite sur petit écran. Mais aux États-Unis, c’est avec une satire des coulisses

les affaires sérieuses ont commencé avec un homme : Chris Albrecht. Et un mot d’ordre : tout changer

de la télévision, The Larry Sanders Show, que HBO obtient des nominations importantes aux Emmy Awards et son premier buzz culturel. Dominateurs depuis des décennies, les networks (grandes chaînes hertziennes) commencent à trembler devant ce nouveau venu malpoli et innovant. Ils n’ont encore rien vu. “J’ai reçu un appel d’un ami, Rob Kenneally, qui rentrait d’un rendez-vous à HBO. Chris Albrecht avait évoqué la prison comme un sujet possible de série. J’avais une idée, j’ai pris un avion le lendemain matin.” L’homme qui parle s’appelle Tom Fontana. Connu pour sa série policière Homicide, il rêvait depuis longtemps d’une série regroupant les pires criminels dans une prison expérimentale. Un drame violent, dépravé, complexe. Son nom : Oz. “À l’époque, raconte Fontana, ce qui démarque Albrecht, c’est qu’il fait confiance au talent. Il écoute. Et il adore mettre le bordel. Son mot d’ordre : Je me fous que les personnages soient aimables tant qu’ils sont passionnants. Il m’a donné une liberté totale, pas seulement avec la violence et le cul, mais pour créer une structure narrative nouvelle. Il m’a demandé ce qu’on ne me laisserait jamais faire sur un network. J’ai répondu : Tuer un personnage principal. Il a dit : Faisons-le.” Voilà le genre de conversation qui change le visage d’une industrie. L’époque s’y prête. En 1997, le cinéma hollywoodien se noie dans les blockbusters et l’art du récit pour adultes ne demande qu’à se déplacer vers la télévision. Même si les grandes chaînes produisent de bonnes séries (NYPD Blue, The Practice, Urgences), le frein à main est encore tiré. Les contraintes de la censure et la nécessité de plaire au plus grand nombre sont irrévocables sur ABC, CBS, NBC et la Fox. HBO n’a pas de comptes à rendre à des annonceurs mais à ses abonnés. Sa marge de manœuvre est potentiellement infinie. Elle choisit d’en profiter à fond. Entre 1997 et 2004, plusieurs séries maintenant considérées comme des chefs-d’œuvre émergent en tir groupé sur le nouvel eldorado HBO : Sex and the City, Six Feet under, Curb Your Enthusiasm, Deadwood, The Wire et la plus mythique de toutes, Les Soprano. Cette saga minimaliste de six saisons, débutée en 1999, a pour héros un patriarche de la Mafia du New Jersey en proie à des crises de panique. Allergique à tout formatage, son créateur David Chase invente une nouvelle narration télévisuelle, où la vie d’un personnage principal monstrueusement humain est explorée dans ses moindres détails lugubres, comiques et existentiels. “C’était peut-être la première fois qu’une série était aussi franchement personnelle, raconte David Chase. Les scénaristes télé n’ont généralement rien à voir avec ceux sur lesquels ils écrivent, flics ou juges. Dans Les Soprano, le personnage de la mère de Tony était inspiré de la mienne. Je suis un Italien du New Jersey, tout comme Tony, et j’ai suivi une analyse. La seule chose, c’est que je n’ai pas fait partie de la Mafia !” Devenu à présent l’un des hommes forts de HBO, Michael Lombardo se souvient de l’état d’esprit qui

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le top 5 de HBO

1. The Larry Sanders Show (1992-1998) Peu connue en France, cette comédie “meta” sur une émission de talkshow (son présentateur caractériel et ses invités prestigieux) a eu un impact considérable aux États-Unis, davantage que l’autre bijou allumé HBO de l’époque, Dream on. De nombreuses sitcoms intelligentes comme Curb Your Enthusiasm sont sorties du bois dans la foulée. Le cocréateur et acteur principal, Garry Shandling, était un transfuge de la concurrente Showtime.

2. Sex and the City (1998-2004) Apparue ce printemps, Girls a définitivement renvoyé Carrie Bradshaw et ses copines new-yorkaises dans les limbes de l’histoire. Il n’empêche, la meilleure comédie romantique télé de tous les temps reste Sex and the City. Mélancolique, stylée, crue, elle offrait un modèle d’équilibre entre éternel glamour hollywoodien et trivialité contemporaine. Souvent copiée, jamais égalée.

4. The Wire (2002-2008) Vue des ghettos de Baltimore, l’Amérique des années 2000 en guerre contre elle-même. Aujourd’hui étudiée, dans les facs, l’inoubliable création de David Simon est en concurrence avec Six Feet under pour le titre de meilleure série de tous les temps. Cinq saisons aussi fines qu’une ethnographie, aussi puissantes qu’un grand roman.

3. Les Soprano (1999-2007) L’histoire d’un mafieux dépressif et de son clan racontée avec lenteur et majesté. Par sa complexité et sa profondeur, sa manière de reprendre le flambeau d’un genre abandonné par le cinéma, sa capacité à inventer une forme neuve, Les Soprano s’est imposée comme l’emblème définitif de la révolution HBO. “La plus belle réussite de la culture pop américaine des vingt-cinq dernières années”, écrivait le New York Times en l’an 2000. Et la première série d’auteur.

5. Game of Thrones (2011-) Après des années de perte d’influence face à Mad Men et Breaking Bad, HBO a retrouvé son lustre avec cette adaptation d’une saga littéraire d’heroic fantasy gonflée aux hormones, à la violence et à la luxure. Un succès indéniable, mais une démonstration de force sans grande surprise, qui pose la question du renouvellement de la “HBO touch”.

et aussi Oz, Deadwood, Entourage, The Newsroom, Six Feet under, Curb Your Enthusiasm, Luck, True Blood, Boardwalk Empire, Big Love, Rome, Treme, etc. Ces séries sont disponibles en DVD et Blu-ray (HBO Home Video) 24.10.2012 les inrockuptibles 65

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Symboliquement, la chaîne ne s’est jamais complètement remise de son annus horribilis, même si elle demeure une référence attractive (Martin Scorsese et Michael Mann y ont réalisé des pilotes récemment) et une puissante machine à produire des séries audacieuses. Les dernières en date s’appellent Treme, Enlightened, The Newsroom ou encore Girls. Dans une interview au Financial Times, le patron de HBO, Richard Plepler, compare son activité à celle d’un galeriste. “Les grands artistes veulent un interlocuteur avec qui partager une vision. Quand Leo Castelli (galeriste majeur des années 50-80 – ndlr) a rencontré Jasper Johns et Rauschenberg, il a reconnu leur talent. Eux sont allés vers lui parce qu’ils se sentaient compris. Nous ne sommes jamais meilleurs que nos peintres.” Inventé par HBO, le modèle de la série d’auteur, devenu un argument marketing, est aujourd’hui repris par une concurrence féroce et pleine d’idées. Les créations dont tout le monde parle depuis cinq ans, de Dexter à Breaking Bad en passant par Homeland ou Boss, s’épanouissent sous d’autres cieux. L’arrivée de nouveaux acteurs de l’entertainment haut de gamme, comme le site Netflix (qui a commandé une série à David Fincher) fait planer une menace. Mais l’apport de HBO à l’histoire culturelle contemporaine est indéniable. Sa leçon toute simple est méditée chaque jour par une nouvelle génération d’auteurs et – on l’espère – de responsables de chaîne : il est possible d’obtenir de grands succès en prenant les risques les plus fous.

Paul Schiraldi/HBO

régnait lors du lancement des Soprano et des séries de l’âge d’or. “La création originale était considérée comme un complément symbolique à notre programmation de films, sans aucune pression économique. Cela nous laissait la liberté de ne pas chercher à tout prix à faire des succès. David Chase avait essuyé des refus de la part d’au moins deux grandes chaînes, parce qu’il imaginait un héros moralement compromis, dans un monde moralement compromis. Nous l’avons accueilli et laissé travailler. Cette méthode a favorisé notre réussite !” Les Soprano ont longtemps attiré plus de 10 millions de téléspectateurs par épisode et suscité un engouement national aux États-Unis. La domination de HBO s’est poursuivie jusqu’en 2007. Mais l’année de l’ultime saison des Soprano est aussi celle où les ennuis ont commencé. Une petite nouvelle jusqu’alors insignifiante (AMC) diffuse sans crier gare la nouvelle série dont tout le monde parle, Mad Men. Écrit par Matthew Weiner, un ancien des Soprano, ce drame sixties stylé a été inexplicablement refusé par HBO, qui lui a préféré John from Cincinnati ou Tell Me You Love Me, qu’elle annulera après une saison. La chaîne qui a rendu les séries chic a perdu son mojo. Elle s’égare dans des productions prestigieuses mais trop chères comme Rome. Plusieurs dirigeants sont renvoyés pour ce manque de clairvoyance. Chris Albrecht se place lui-même hors jeu lorsqu’il est arrêté dans un parking de Las Vegas pour avoir voulu étrangler sa girlfriend – il dirige aujourd’hui Starz, la “nouvelle” HBO…

Sur le tournage de Treme

“HBO demeure la référence”

De passage à Paris pour la promotion de son livre Baltimore, le génial créateur de The Wire, David Simon, détaille son rapport historique à HBO.

C

omment votre relation avec HBO a-t-elle commencé ? David Simon – L’histoire est tortueuse, pardonnezmoi. Je ne prenais pas la télévision au sérieux, même quand j’ai été engagé comme scénariste sur Homicide, la série tirée de mon livre Baltimore qui passait sur NBC. Je me

considérais comme un journaliste égaré, en congé sabbatique. En 1995, le journal pour lequel je travaillais, le Baltimore Sun, partait à vau-l’eau. Wall Street commençait à dire aux groupes de presse qu’ils pourraient gagner beaucoup d’argent en sortant des journaux merdiques. En licenciant du personnel, en réduisant les coûts, ils arriveraient à

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30 % de marge, plutôt que 12 %. Beaucoup de patrons ont commencé à laisser partir des journalistes. J’avais une offre du Washington Post, journal de ma ville natale, réputé pour son sérieux. Je me voyais là-bas, mais je travaillais au manuscrit de The Corner, le livreenquête que j’ai signé avec Ed Burns. Le showrunner de NYPD Blue, David Milch, m’a également approché. Je me disais qu’après avoir terminé mon bouquin et écrit quelques scénarios, je retournerais à plein temps dans le journalisme. Eh bien non. J’ai commencé à apprendre à faire de la télé, presque malgré moi.

Un jour, Tom Fontana (cocréateur d’Homicide) nous a montré vingt minutes d’Oz, la série qu’il préparait pour HBO. Un choc. Je me suis dit qu’il était possible de faire des trucs vraiment sombres pour une chaîne qui en était à ses débuts et bousculait toutes les règles ! Avant, je ne pensais pas un instant faire de The Corner une minisérie. Tom Fontana a passé le coup de fil qu’il fallait à HBO. Je leur ai

“elle est devenue une marque qui attire des grands noms, parfois venus du cinéma”

pitché quelque chose qui ressemblait à The Wire, car je trouvais cela moins documentaire que la vie des camés que montrait The Corner. Mais ils m’ont répondu : “On veut adapter ce livre.” Après la minisérie The Corner en 2000 est venue l’heure de The Wire à partir de 2002. À l’époque, je m’imaginais encore retourner au journalisme ! Mais HBO m’a demandé si j’avais une autre idée. J’ai pensé à tout ce que j’avais laissé de côté dans The Corner qui concernait la politique, la manière dont la guerre contre la drogue se révèle être un échec total. La chaîne voulait vraiment marquer sa différence. Le patron Chris Albrecht n’avait qu’une crainte, que The Wire ressemble trop à une série policière. Après avoir lu les scénarios de trois épisodes, il a été rassuré. The Wire a duré cinq saisons, mais HBO voulait l’arrêter au bout de trois… Les audiences déclinaient, notamment pendant la saison 3 où nous étions programmés face au football américain. Chris Albrecht a annulé la série. Je l’ai supplié de nous laisser continuer et il a annulé l’annulation ! Idem l’année suivante. Il avait besoin d’argent et venait de me donner le feu vert pour ma minisérie, Generation Kill. Il me dit : “Je ne te vire pas, mais on arrête The Wire.” Je l’ai encore supplié. Des gens comme Richard Plepler (patron actuel de HBO – ndlr) estimaient que soutenir la série jusqu’au bout était une mission de la chaîne. Nous avons réduit les coûts et sommes parvenus à réaliser cinq saisons. Pour Treme

(située dans La NouvelleOrléans post-Katrina), j’aurais voulu quatre saisons pleines. Mais la quatrième et dernière saison comptera seulement cinq épisodes. J’ai dû lutter pour les obtenir. C’est la première fois que je ne sors pas vraiment vainqueur d’un combat contre la chaîne. HBO est-elle encore l’eldorado des séries audacieuses qu’elle a été pendant quinze ans ? Beaucoup copient HBO et utilisent ses recettes, parfois jusqu’à la caricature. Mais la chaîne demeure la référence, même si la pression de l’actionnaire Time Warner est plus grande. Quand d’autres secteurs du groupe vont moins bien, on se tourne vers la poule aux œufs d’or pour rapporter quelques millions supplémentaires ! Les rênes sont plus serrées. L’autre truc, c’est que HBO est devenue une marque qui attire des grands noms, parfois venus du cinéma. Alors que les créateurs qui ont mené la chaîne au sommet savaient faire de la télé duplicable à l’infini, un réalisateur venu du cinéma a d’autres méthodes, souvent plus onéreuses. En ce moment, avec Treme, c’est comme si je construisais un trois pièces avec peu de moyens tandis qu’à l’autre bout de la rue, un type fait sortir de terre un hôtel qui coûte un fric fou. Et on me demande encore de faire des économies. L’argent dépensé ailleurs en vaut-il le coup ? Ce n’est pas à moi de répondre. Mais l’ambiance a changé. recueilli par Olivier Joyard Baltimore de David Simon (Sonatine), 940 pages, 23 € (lire critique p. 88, n° 878) masterclass de David Simon à voir sur www.forumdesimages.fr 24.10.2012 les inrockuptibles 67

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liberté la vie Voix et présence inoubliables du cinéma français depuis Hiroshima mon amour, Emmanuelle Riva nous reçoit à l’occasion de la sortie d’Amour de Michael Haneke, Palme d’or 2012. Elle retrace son parcours, ses choix artistiques, sa passion pour le texte, mais aussi ses regrets. par Jean-Baptiste Morain photo Alexandre Guirkinger

O

n aurait envie de dire qu’Emmanuelle Riva est d’abord une voix. Celle, inoubliable, de cette femme française qui, dans Hiroshima mon amour d’Alain Resnais sur des dialogues de Marguerite Duras, ne cesse de dire à son amant japonais d’un jour tout ce qu’elle a vécu à Nevers, puis vu à Hiroshima, et qui ne cesse de s’entendre répondre par lui : “Tu n’as rien vu à Hiroshima.” La voix d’Emmanuelle Riva est tellement marquante que lorsque j’ai lu dans sa bio-filmographie qu’elle avait enregistré le disque pour enfants racontant la vie de Tchaïkovski (collection Le Petit Ménestrel), cette voix, dont j’ignorais à qui elle appartenait lorsque j’étais enfant, m’est immédiatement revenue en tête, venant coïncider avec le visage de “la femme” (le personnage n’a pas de nom) du film de Resnais. Une voix douce, précise, travaillée par la douleur, mais aussi

celle d’une femme libre sexuellement, passionnée et intelligente. Emmanuelle Riva a aujourd’hui 85 ans, et toujours la même diction précise apprise au théâtre. Quand elle rit, c’est comme une petite fille. Emmanuelle (de son vrai prénom Paulette) est née dans les Vosges, au bord de la Vologne, à seulement quelques kilomètres de Lépanges, l’endroit où fut assassiné le jeune Grégory Villemin en 1984 et qui inspira un article fameux à Marguerite Duras (on n’en sort pas). De son enfance, Emmanuelle Riva garde le souvenir de longues promenades, de parents qu’elle aimait, de leur pauvreté, mais aussi du métier de son père, immigré italien devenu peintre en bâtiment de talent (“il peignait les lettres des enseignes”, sourit-elle avec émotion) parce qu’il n’avait pas eu les moyens de faire des études. Sa mère descendait d’une famille de fermiers lorrains et alsaciens.

Comment la petite Paulette est-elle devenue l’une des égéries de la modernité au cinéma ? Emmanuelle Riva aime les mots mais pas les grands mots. Ceux qu’elle répugne à prononcer, comme “comédienne” ou “vocation”. Elle évoque son bonheur, la sensation de voler qui s’emparait d’elle, enfant, lorsqu’elle montait sur l’estrade pour dire une récitation devant la classe, ou quand elle a commencé à jouer dans une troupe amateur : “J’étais toute petite quand ce plaisir de jouer m’est venu, je ne saurais dire quand précisément.” On la destine à devenir couturière, mais elle étouffe. Quand elle se remémore cette époque, elle semble mimer le carcan qui l’enserrait : “Je savais, je sentais que ce n’était pas possible, que je devais partir.” Ce qu’elle fait un jour de 1953. Elle a déjà 26 ans et arrive à Paris sans connaître personne. Elle a lu dans un journal qu’un conservatoire national, l’école de la rue Blanche, recrute sur concours : “Mes parents étaient tristes que je

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Paris, 15 octobre

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Avec Eiji Okada dans Hiroshima mon amour (1959)

Thérèse Desqueyroux (1962)

les laisse seuls. Mon père avait peur que je devienne une fille dévoyée…” Elle rit de bon cœur, puis reprend : “Mais je ne l’ai jamais été. Je savais me faire respecter.” Rue Blanche, où l’on pratique toutes les disciplines (même la natation !), elle est heureuse. Son professeur est Jean Meyer, de la Comédie-Française. Dès l’année suivante, elle est sur scène, dans une pièce de George Bernard Shaw. “J’ai trouvé très vite du travail, puis j’ai enchaîné. Mes parents étaient rassurés.” Premier appel du pied du cinéma, un petit rôle dans Les Grandes Familles de Denys de la Patellière avec Gabin, en 1958. Sa première impression : “J’ai adoré tout de suite”, dit-elle sans hésiter. Alain Resnais la remarque au théâtre, la choisit pour Hiroshima mon amour. La jolie Vosgienne de 32 ans explose littéralement. “J’ai longtemps pensé que j’aurais pu et dû commencer une carrière bien plus jeune. Il m’a fallu des années avant de comprendre que cette attente insupportable, cette impatience m’avaient aussi construite en tant qu’actrice.” Elle rencontre et fréquentera longtemps Marguerite Duras, réalise un reportage photo à Hiroshima qui est publié

sous forme de livre. Bientôt, elle se met à écrire de la poésie, activité qu’elle n’abandonnera jamais et qui lui vaudra plusieurs publications (un nouveau recueil serait en préparation). “Ce que j’aime dans ce métier, c’est partager des textes avec les autres.” Emmanuelle Riva n’en démord pas, du texte. Et explique que c’est la lecture du scénario d’Amour qui l’a convaincue qu’elle voulait ce rôle : “C’est si bien écrit, vous comprenez. J’ai vécu deux mois de tournage de vrai bonheur.” Tout le long de sa vie d’actrice (le mot qu’elle préfère à “comédienne”), elle a choisi ses rôles selon ses impulsions, la passion. Et en a refusé beaucoup, qui ne l’inspiraient pas. Elle le regrette et insiste pour que je le publie dans mon papier, malgré mon admiration pour son entêtement à suivre son instinct et son exigence : “C’était une mauvaise idée.” Au théâtre, elle joue sous la direction de Claude Régy, Jacques Lassalle, Marcel Maréchal et du génial Copi. Au cinéma, on la voit dans des films hors des sentiers battus : un film d’Arrabal (J’irai comme un cheval fou, 1973), dans un bon Marco Bellocchio (Les Yeux,

la bouche, 1982), dans l’admirable Liberté, la nuit (1983) de Philippe Garrel, aux côtés de Maurice Garrel, ou dans un film oublié de Wojciech Has, le réalisateur polonais de La Clepsydre et du Manuscrit trouvé à Saragosse. Des choix artistiques loin d’être faciles. Alors qu’elle n’a que 65 ans, elle joue la mère atteinte de la maladie d’Alzheimer de Juliette Binoche dans Trois couleurs : bleu de Krzysztof Kieslowski, en 1993. Et c’est peut-être de ce personnage qui a perdu la tête et la mémoire qu’il faut partir pour remonter le temps et décrire le jeu si particulier d’Emmanuelle Riva, qui aboutit en beauté à Amour de Michael Haneke aujourd’hui. Car la “grande” période d’Emmanuelle Riva – elle en a pleinement conscience et le dit sans ambages et sans regret – se situe au début des années 60, dans la foulée d’Hiroshima… Après Kapò, en 1960, de Gillo Pontecorvo, qui s’attira l’ire de Jacques Rivette dans un article historique des Cahiers du cinéma pour “l’immoralité” de sa mise en scène

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Avec Jean-Paul Belmondo dans Léon Morin, prêtre (1961)

elle a choisi ses rôles selon ses impulsions. Et en a refusé beaucoup, qui ne l’inspiraient pas : “C’était une mauvaise idée”

(exécuter un recadrage pour montrer un cadavre accroché aux barbelés d’un camp de concentration), Emmanuelle Riva va tourner dans deux grands films, étrangement habités par la question de la grâce et de la foi, et réalisés par des cinéastes a priori éloignés de la question religieuse (mais c’est aussi l’époque de Vatican II…) : Léon Morin, prêtre de Jean-Pierre Melville, avec Jean-Paul Belmondo d’après un roman de Béatrix Beck, et Thérèse Desqueyroux de Georges Franju d’après le célèbre roman de François Mauriac. Dans chacun de ces films, les cinéastes ont retenu la leçon d’Alain Resnais, utilisant au maximum de ses possibilités la voix d’Emmanuelle Riva, notamment en multipliant les voix off ou les monologues. Son jeu est tout à fait singulier, à nulle autre actrice de sa génération pareille, extrêmement moderne. Dans son attitude, sur son visage, apparaissent des sentiments sulfureux, dangereux, en même temps qu’une peine, un agacement fugace, une forme de dégoût parfois. Cette femme est une tentatrice. Tout se mélange, fuit, s’enchaîne à une vitesse

folle derrière son visage pourtant classique et régulier, presque lisse. Et puisqu’il n’y a jamais de hasard, Franju, qui a découvert et lancé Édith Scob, dont le physique est profondément étrange, ne s’y est pas trompé. Avant Catherine Deneuve, Isabelle Adjani et Isabelle Huppert, il y a déjà de la folie dans le jeu d’Emmanuelle Riva, une fragilité qui contraste avec sa beauté extérieure et l’assurance de sa voix. Après Thérèse Desqueyroux, Franju la met à nouveau en scène dans une adaptation (quasi invisible aujourd’hui) de Jean Cocteau, Thomas l’imposteur. “Avec Georges (Franju), nous avions le projet de tourner ensemble un Fantômas, où j’aurais joué Lady Beltham. Et puis ça ne s’est pas fait, et il est mort.” Son regard se perd soudain dans le vague, à travers la fenêtre, dans le ciel : “J’aurais adoré jouer Lady Beltham”, soupire-t-elle dans un sourire. Et on jurerait qu’elle vient de s’imaginer, de se visualiser, là, dans le ciel à travers la fenêtre, dans un film qui ne verra jamais le jour. lire la critique d’Amour page 72 24.10.2012 les inrockuptibles 71

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Amour de Michael Haneke La Palme d’or cannoise. Surtout, un grand film sur l’inéluctable de la condition humaine, avec Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, exceptionnels.

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eux personnes âgées, dont l’une gravement malade, un appartement bourgeois vieillot. Amour, a priori titre antiphrase qui peut s’entendre “à mort”, c’est cela : un oratorio funèbre, un huis clos d’agonie, un filmtombeau. Sur le papier, de quoi faire fuir tout candidat spectateur normalement constitué. Ou n’attirer que des pervers morbides. Sauf qu’Amour, titre à comprendre aussi au tout premier degré, c’est cela et tout autre chose que cela : un intense film de couple, une radiographie aussi précise qu’universelle de cette partie de nos existences qu’on appelle “la fin de vie”, “l’hiver de nos années”, “le troisième âge”, et qui fait autant partie de notre condition que le bac à sable, l’adolescence ou la trentaine (supposée) conquérante. Sur l’écran, la transfiguration vibrante de ce qui est couché sur le papier, de quoi captiver tout cinéphile normalement constitué. Pervers morbides inclus. Anne et Georges sont octogénaires et ensemble depuis “toujours”. On les cueille un soir dans le bus, à la sortie d’un opéra,

sur le chemin du retour à l’appartement – que l’on ne quittera plus. Le lendemain matin, Anne connaît une petite absence passagère. Quelques jours plus tard, elle subit une attaque cérébrale qui la laisse à demi paralysée. La mise en scène de Michael Haneke est simple, désossée à l’extrême : chaque moment du quotidien de Anne et Georges est saisi en plan-séquence fixe, caméra plantée dans telle ou telle pièce, couloir, encoignure de porte ou moulure haussmannienne de l’appartement. Le style d’Haneke a toujours été sec, froid. Il reste ici fidèle à son approche épurée, la dégraisse de cette volonté démonstrative qui encombrait certains de ses films précédents (Funny Games, Code inconnu…) mais la réchauffe par l’attention portée aux détails parfois infimes qui nourrissent la relation au long cours de ses deux personnages. Petits gestes quotidiens, douceur d’un reproche, plaisir partagé d’une conversation. Puis, dans le temps de la maladie, l’abnégation du valide qui aide la partenaire handicapée dans tous ces moments banals que nous accomplissons

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raccord

la boue et l’or

chaque jour sans réfléchir (faire sa toilette, se nourrir, se déplacer…). L’amour à 80 ans n’est pas comme à 20 ans mais c’est toujours l’amour, peut-être même son degré d’achèvement ou de dépouillement ultime puisqu’il est débarrassé de tout enrobage romantique, réduit à l’essence de la vie partagée par deux êtres. Mise amour, mise à mort, telle est la martingale existentielle de ce film. L’aventure, ici, ce n’est pas un enchaînement de péripéties à la James Bond, mais les coups tordus de la vieillesse. L’héroïsme, ce n’est pas lutter contre une organisation terroriste mais continuer la relation de couple malgré la solitude qui vient et le terminus qui approche. Le suspense, c’est la mort – pour le coup comme dans un thriller. Comme le répond calmement et fermement Georges à leur fille affolée (Huppert, toujours nickel) qui s’écrie qu’il faut faire quelque chose : “Il n’y a rien à faire, ça va être de pire en pire, puis ça s’arrêtera.” Pas de consolation, pas de pathos, pas de faux espoirs, pas de “Anne va s’en sortir et gambader”, pas de béquille divine, pas de sornettes sur le paradis ou l’enfer, pas de “Anne va être rappelée à Dieu” : la mort vue par Haneke est concrète, prosaïque, laïque, athée (elle est même autre chose, que l’on ne dévoilera pas mais qui suscitera forcément discussion). Un jour, la vie s’arrête, c’est très douloureux, c’est inacceptable.

pas de pathos, pas de faux espoirs, pas de béquille divine : la mort vue par Haneke est concrète, prosaïque, laïque, athée Il faut l’accepter, l’affronter. Haneke ne se (nous) raconte pas d’histoires et regarde l’inéluctable droit dans les yeux. En notre époque terrifiante de régression religieuse, cette placide et franche lucidité fait du bien. Bien que clinique, voire empreint de cruauté, Amour est constamment touchant, et parfois bouleversant. À ce stade, il faut parler d’Emmanuelle Riva et de Jean-Louis Trintignant, et ce n’est pas facile de trouver les bons mots, les mots justes, les mots non frelatés, tellement ce qu’ils font et sont ici est génial de puissance, de finesse, de précision, de courage. Grâce à eux, on est saisis d’émotion à un triple niveau : Anne et Georges, Riva et Trintignant les êtres, Riva et Trintignant les acteurs. La Palme d’or du film leur appartient autant qu’à Michael Haneke, qui avait eu la juste inspiration de les amener avec lui sur la scène du palais des Festivals pour célébrer ensemble le triomphe de ce film unique. Serge Kaganski Amour de Michael Haneke, avec Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert (Fr., All., Aut., 2012, 2 h 07). Lire aussi la rencontre avec Emmanuelle Riva, pp. 68-71

Il est des films qui peuvent vous réconcilier avec des artistes. Pas forcément les leurs. Des films dont on n’attendrait pas ça. Petite fable en deux actes. L’été dernier, au Festival de Locarno, j’assiste à une rencontre entre Leos Carax et le public. J’en sors agacé. Carax, d’emblée, s’est défendu d’être cinéphile (c’est tendance) et a estimé que son dernier film, Holy Motors, était d’ailleurs un film destiné au grand public. Je me permets de lui adresser la parole, convaincu, à force d’en parler avec mes excellents confrères critiques non cinématographiques des Inrocks, que le film demeure en partie incompréhensible pour quiconque ne bénéficie par d’une certaine connaissance du cinéma. Le cinéaste me rétorque que n’importe quel enfant peut l’aimer, et que l’on peut de toute façon aimer un film pour de mauvaises raisons (et paf pour les critiques…). Il y a quelques jours, un de ces soirs de déprime où l’on se laisse aller à une régression curative, je décide de me regarder un bon de Funès. Je choisis L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi, loin d’imaginer que je suis en train d’emprunter mon chemin de Damas. Dans ce film, de Funès joue le rôle de M. Duchemin, le patron des célèbres guides gastronomiques Duchemin. Pour ne pas être reconnu par les restaurateurs et exercer tranquillement son activité critique, Duchemin se déguise, tantôt en vieille dame, tantôt en papa gâteau, tantôt en Américain à Stetson, etc. Il effectue chacun de ses travestissements à l’arrière de sa grande Mercedes conduite par un vieux chauffeur complice (Raymond Bussières). Eurêka : “Monsieur Oscar et Monsieur Duchemin ne font qu’un, Bussières et Édith Scob aussi”, me dis-je subito et in petto ! Carax est donc allé chercher son inspiration du côté du cinéma comique commercial, confirmant une fois de plus que le cinéma peut se nourrir de tout, et surtout du populaire, sans jamais déroger à son statut d’art.

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en salle pas que pour les enfants Fort de son succès en 2011, Mon premier festival revient dans onze cinémas parisiens avec toujours un seul mot d’ordre : l’éveil. Éveiller les grands et surtout les petits au 7e art, avec une riche programmation (focus sur le Japon, dessins animés, avantpremières…), diverses activités (concerts, rencontres, jeux), et même la possibilité pour les enfants de désigner leur film favori. Le tout à 4 euros la séance. 8e édition de Mon premier festival du 31 octobre au 6 novembre à Paris, www.monpremierfestival.org

hors salle les mots de la fin Quelques secondes d’écran noir, entre la dernière image et le générique de Melancholia. Ce noir éphémère et intense voulu par Lars von Trier, Peter Szendy s’en saisit pour fournir la base de sa réflexion érudite autour de l’idée d’“apocalypse-cinéma”. Un genre reposant sur une “équation eschatologique”, qui répondrait à une exigence fondamentale : “la fin du monde, c’est la fin du film”. À méditer. L’Apocalypse cinéma – 2012 et autres fins du monde de Peter Szendy (Capricci), 160 pages, 15 €

box-office qui a pris la passion magique ? Avec les nouvelles aventures d’Astérix, Laurent Tirard biberonne les Parisiens à la potion magique. Sa mixture, sans saveur particulière, étanche dès la séance de 14 h la soif de plus de 3 553 spectateurs (24 copies). A côté de la tornade gauloise (pourtant plus faible démarrage de la saga), Paperboy, malgré ses arguments (dont une Kidman trash), est à la traîne avec ses 928 curieux (16 copies). Les deux sorties excitantes de la semaine – In Another Country d’Hong Sangsoo (385 entrées, 10 copies) et Au galop de Louis-Do de Lencquesaing (313 entrées, 13 copies) – patinent. Concurrence déloyale ?

autres films Le Jour des corneilles de Jean Christophe Dessaint (Fr., 2012, 1 h 36) Stars 80 de Frédéric Forestier (Fr., 2012, 1 h 50) Tempête sous un crâne de Clara Bouffartigue (Fr., 2012, 1 h 18) De Charlot à Chaplin 10 longs métrages de Charlie Chaplin (reprise) So British de John Halas et Joy Batchelor (G.-B., 2012, 40 min) Journal d’un dégonflé – Ça fait suer ! de David Bowers (É.-U., Can., 2012, 1 h 34) Et 10,11,12 Pougne le hérisson d’Iouri Tcherenkov, Alexandra Condoure et Antoine Lanciaux (Fr., 2012, 50 min) L’Enjeu de Frank Capra (É.-U., 1948, 2 h 04, reprise) Les Enfants du paradis de Marcel Carné (Fr., 1945, 3 h 02, reprise) Agent X27 de Josef von Sternberg (É.-U., 1931, 1 h 31, reprise) Shanghai Express de Josef Von Sternberg (É.-U., 1932, 1 h 20, reprise)

Into the Abyss de Werner Herzog Un cas de peine de mort au Texas, examiné méthodiquement et sobrement par le cinéaste allemand.

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ocumentaire assez classique pour Werner Herzog, mais cohérent avec le reste de son œuvre, Into the Abyss est la description froide et méthodique d’un cas de peine de mort au Texas. Le cinéaste en examine les tenants et les aboutissants en interrogeant diverses personnes impliquées dans l’affaire, y compris les coupables : Michael James Perry, exécuté depuis, en 2010, à 28 ans, pour avoir tué une infirmière, Sandra Stotler, dont il convoitait l’auto de sport, et son comparse Jason Burkett, qui échappera à la peine capitale, bien qu’accusé d’avoir tué le fils de Sandra Stotler et un de ses amis. Si cela ressemble à un documentaire classique, “ce n’est pas un film à thèse, ce n’est pas un film politique contre la peine capitale” (Herzog). Cela ne ressemble pas non plus à ces émissions croustillantes sur des faits divers. Into the Abyss ne s’attaque pas non plus à un cas manifeste d’erreur judiciaire, comme The Thin Blue Line d’Errol Morris, auquel on l’a indûment comparé. Il est difficile de croire, devant

la masse de preuves, qu’aucun de ces deux jeunes hommes n’a trempé dans ces trois meurtres. D’ailleurs ceux-ci s’accusent mutuellement. Herzog ne vise pas spécialement l’efficacité journalistique. Il se permet des dérives, des digressions – toujours évitées dans les enquêtes télé – qui font la singularité du film (voir le prologue où un pasteur s’attendrit sur le sort des écureuils). Cela n’empêche pas le cinéaste d’exprimer clairement son hostilité à la peine de mort, y compris par son filmage clinique de la salle d’exécution. Certains ont comparé avec justesse le film au livre De sang-froid de Truman Capote. Il y a des similitudes, dans le sujet et dans le style très sobre. On est loin

Werner Herzog se permet des dérives, des digressions, qui font la singularité de son film

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Traviata et nous de Philippe Béziat avec Natalie Dessay, Matthew Polenzani, Jean-Francois Sivadier (Fr., 2012, 1 h 52)

de l’étrange Grizzly Man, précédent documentaire d’Herzog: sur un fait divers où celui-ci se mettait en scène et insistait bizarrement, en refusant de le diffuser, sur un document sonore où un passionné d’ours se faisait dévorer. Ici, il se contente de pousser un peu le pathos chez les gens qu’il interviewe, notamment les proches des personnes assassinées. Herzog a toujours cherché l’excès et le dérapage lyrique, quitte à le souligner dans Into the Abyss avec une musique élégiaque rappelant vaguement celle de Ry Cooder pour Paris, Texas, mais on ne peut pas dire qu’il force sur les clichés. Au contraire, la morale de l’histoire est antimanichéenne au possible. Les parents des victimes sont certes dévastés, mais les criminels sont eux-mêmes victimes d’un désastreux contexte familial. Le film, qui fait alterner interviews et scènes dérangeantes filmées sur les lieux des crimes (archives ou reconstitution ?), confronte avec une certaine équité les points de vue des policiers, victimes, assassins et proches. Cela dit, quoique marqué par le sceau d’Herzog, par son omniprésente voix gutturale (avec l’accent allemand), par ses plans romantiques sur le paysage, ce documentaire n’est pas son œuvre la plus forte ni personnelle. Juste un travail digne et politiquement nuancé. Vincent Ostria

Une mise en scène de La Traviata vue de l’intérieur : pas très palpitant. L’idée à l’origine de Traviata et nous est bien connue, presque trop : plutôt que filmer une simple captation d’une pièce de théâtre, d’un ballet ou d’un opéra, préférons les étapes de sa fabrication, le labeur derrière la représentation. Investissons les coulisses, suivons le fil des répétitions (ici dans un ordre chronologique plutôt malin qui permet d’incarner la partition de Verdi dans sa continuité) et tentons de saisir, par quelques accidents de réel, la vérité d’une œuvre au travail. Beau programme mais qui, chez le documentariste Philippe Béziat (déjà auteur d’un film similaire sur des représentations de Debussy et Stravinski), ne produit au final pas beaucoup de cinéma. Infiltré en backstage de La Traviata revue par Jean-François Sivadier et incarnée avec drôlerie par la cantatrice Natalie Dessay, le film déroule les nombreuses répétitions sans réussir à inventer sa propre langue (on est très loin de Frederick Wiseman), autrement qu’en usant d’options de mise en scène artificielles (désynchronisation de la BO, plans de coupe décoratifs, montage alterné). La Traviata peut-être, mais sans nous. Romain Blondeau

Into the Abyss – A Tale of Death, a Tale of Life de Werner Herzog (É.-U., All., G.-B., 2011, 1 h 47) 24.10.2012 les inrockuptibles 75

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Skyfall de Sam Mendes L’agent 007 célèbre ses 50 ans de cinéma avec sérieux et un poil de finesse. Un bon Bond.

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omme le beaujolais nouveau ou le noir dans les défilés de mode, James Bond revient. Se pose chaque fois la même question pour ses producteurs comme pour ses spectateurs : comment rejouer la même vieille formule – sexe, snobisme et violence –, donner l’illusion de la nouveauté en gardant les invariants (Aston Martin, vodka martini) puisque les fans sont, comme 007, conservateurs jusqu’à la névrose. Pour compliquer l’affaire, Skyfall doit également réaliser la synthèse suivante : consolider Daniel Craig dans le smoking après un reboot remarqué (l’élégant Casino Royale) et sa suite un poil boudée (le cul-sec Quantum of Solace) tout en célébrant cinquante ans de “bondage” au cinéma.

il n’y en a que pour Judi Dench, patronne de 007, redessinant Bond en fils à maman perdu

Mission accomplie pour l’acteur, impeccable comme toujours en fauve intense, blessé et maso, mais cette fois plus enclin à l’humour. L’anniversaire du Bond quinqua a lui un air de mausolée, comparé à ses 40 ans qui tenaient du Futuroscope (Meurs un autre jour, 2002). On y rumine sur les soldats sacrifiés sur le champ de bataille et la gloire passée de l’Angleterre, parle plan de retraite et, tout comme la franchise aux vingt-trois films, 007 doit à nouveau prouver sa valeur après une mission ratée. Se réinventer face aux modes est la hantise bondienne depuis la fin de l’âge d’or de Sean Connery. Skyfall la traite avec un grand sérieux, parfois plombé (et hop, un poème de Tennyson). Sam Mendes, plus habitué aux sujets psychologisants (American Beauty, Les Noces rebelles) qu’aux blockbusters, mène le cortège et s’acquitte assez bien des passages obligés (poursuites, décors dantesques), plus bondiens que jasonbournesques.

Pour (se) donner de la gravité, il n’a qu’à laisser respirer, le temps d’un silence ou d’un regard, des scènes qu’un Bond typique expédierait avec un bon mot. Surtout, il a bien regardé les Batman de Christopher Nolan (lui-même fan de Bond, la boucle est bouclée) pour la déconstruction d’une légende (un trauma et une grotte, ça vous fait un héros) et pour le méchant mabusien psychotique qui vient, heureusement, alléger le programme (Javier Bardem, jubilatoire en Julian Assange déguisé en Joker déguisé en Ugo Tognazzi période La Cage aux folles). C’est lorsqu’il s’écarte de la ligne claire bondienne que Skyfall devient le plus intéressant : le dernier acte campagnard écossais est une étrange thérapie chez Sam Peckinpah en Imax (Les Chiens de paille), où James Bond revendique furieusement son côté old-school. Le rôle de Judi Dench,

patronne de 007 depuis 1995, devient plus poignant. Les James Bond girls étant ici accessoires, il n’y en a que pour elle en reine-mère, redessinant James Bond en fils à maman perdu. Que ceux qui trouveraient le film trop long (même le très estimé Goldfinger était pourtant languissant), trop sentencieux, se rassurent : la fin de Skyfall promet pour l’agent un monde sans femmes pour l’ennuyer dans son job, le réinstallant comme le gosse attardé et vieux garçon qu’on connaît. “Une tempête approche”, dit Bond en se prenant pour Anne Hathaway dans The Dark Knight Rises. Elle ne faisait que passer sous son crâne. James Bond reviendra, plus apaisé, tandis que cette parenthèse, pisse-froid mais stylée, se regarde avec plaisir. Léo Soesanto Skyfall de Sam Mendes, avec Daniel Craig, Judi Dench, Ralph Fiennes, Javier Bardem (É.-U., 2 012, 2 h 25)

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coffret Wang Bing Le Fossé ; Fengming, chronique d’une femme chinoise

The Hole de Joe Dante

L’auteur des Gremlins ressuscite l’horreur eighties dans un beau geste nostalgique. Le film Aux États-Unis, le dernier film de Joe Dante, The Hole, n’aura eu droit qu’à un test run, soit une sortie dans quatre salles sur tout le territoire. En France, ce sera directement dans les bacs vidéo, et qu’importe si le film a été pensé et conçu en 3D. D’autres ont souffert du même sort (John Carpenter, Stuart Gordon… la liste est longue), mais cette réalité économique est terrible pour celui qui fut, au mitan des eighties, le petit prince du bis hollywoodien, l’auteur des Gremlins et de quelques merveilles horrifiques pour kids qui imprimèrent durablement la mémoire du cinéma de genre. Si durablement qu’elles revinrent par épisodes contaminer les nouvelles générations, comme J. J Abrams et son Super 8, dont on a dit et répété qu’il était l’héritier de Spielberg, omettant parfois ce qu’il devait aussi au superbe Explorers de Joe Dante. L’aurait-on oublié, le cinéaste sexagénaire se charge de nous rafraîchir la mémoire dans cet admirable The Hole, sur lequel la rampe du temps et les affreux tics de l’horreur contemporaine semblent n’avoir eu aucune emprise. Le film s’ouvre ainsi dans le rituel cocon réaliste – mais évidemment inquiet – d’une banlieue pavillonnaire américaine où s’installent une mère divorcée et ses deux ados de fils, guettés par l’ennui et les bourdonnements existentiels de leur âge. Cachés dans le sous-sol de la paisible maison, les teens découvrent un grand trou

noir sans fond qui, une fois descellé, libèrera les forces des enfers. Dans ce trou vierge et inconnu, à haute teneur cinématographique, se projettent tout à la fois les premiers désirs adolescents (c’est souligné le temps d’une blague grivoise) et les peurs primales qui resurgissent pour hanter la petite bande : un clown meurtrier, des spectres d’enfants, un boogeyman aux traits familiers… Ces sublimes apparitions horrifiques, comme souvent dans les meilleurs films du genre, ne sont là que les reflets inconscients et symboliques d’un récit d’initiation tantôt drôle, tantôt angoissé. Mais elles sont aussi plus secrètement les souvenirs éparpillés de la longue carrière de Joe Dante, qu’il ressuscite dans un beau geste nostalgique, presque testamentaire. L’un des gamins plongera donc dans le trou pour s’y frotter à ses plus vieilles peurs et s’y perdre dans un bric-à-brac de fastueux décors expressionnistes – ceux-là mêmes que Joe Dante découvrait dans les années 60 lorsqu’il débutait comme petit artisan chez Roger Corman. On trouve de tout dans un trou noir. Le DVD En supplément, making-of et interview de l’équipe du film.

Deux films-miroirs sur une tragédie à la fois intime et collective. Les films et les DVD Le joli coffret consacré à deux œuvres du cinéaste chinois Wang Bing, découvert en 2003 avec l’immense fresque crépusculodocumentaire À l’ouest des rails, ne comporte aucun bonus. Pingrerie ? Peut-être. Mais si ces deux films s’offrent à nous dans cette nudité du travail éditorial, c’est peut-être aussi parce que leur association se suffit à elle-même, qu’ils se complètent et se répondent si idéalement que chacun peut être tenu pour le supplément de l’autre. Le Fossé n’est d’ailleurs jamais qu’un ricochet fictionnel qui prolonge Fengming, documentaire sidérant réalisé comme par accident lors de sa préparation. L’un et l’autre relatent la même histoire, enracinée dans un segment méconnu de la Chine maoïste, la meurtrière campagne “antidroitiste” de la fin des années 50. Si Le Fossé en reconstitue l’horreur avec force et tenue, c’est Fengming qui la relate le plus puissamment, dans la sidérante sécheresse d’un dispositif cristallin. Une femme presque impassible, en trois heures et une quinzaine de plans tout au plus, y déploie d’une parole infiniment délicate, dévorée par l’obscurité qui gagne peu à peu la pièce, la tragédie personnelle qui l’a muée en fantôme, enlacée à celles de millions de Chinois contenus dans ses larmes placides. Julien Gester Capricci, environ 22 €

Romain Blondeau The Hole de Joe Dante, avec Chris Massoglia, Haley Bennett, Bruce Dern (É.-U., 2009, 1 h 28), CTV International, environ 20 €, Blu-ray 25 €

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Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa Adaptation ciselée du récit de l’explorateur Vladimir Arseniev, relatant son amitié avec un montagnard mongol : une vision lucide sur la radicale étrangeté des regards… Belle réédition. Le film Dersou Ouzala ? Ne cherchez pas, semble parler la même langue qu’elle, le titre de ce film, que Kurosawa réalisa quand le Russe, aveuglé par la beauté en 1975 pour le compte de la Mosfilm d’un décor où le regard se perd, se révèle, soviétique, après une grave crise quoique fin lettré, “analphabète”. existentielle – échec de son précédent opus Si l’amitié est possible entre ces deux-là, Dodes’kaden, tentative de suicide –, c’est aussi sur la base de cette radicale ne signifie rien. Rien d’autre que le nom divergence de point de vue, et donc d’une d’un homme, un petit homme trapu impossible identification. On est loin de de la taïga sibérienne, où l’explorateur l’humanisme gentillet conjuguant l’amitié russe Vladimir Arseniev, chargé entre les peuples, et plus encore de faire des relevés topographiques dans de la vision pacifiée d’une nature de carte la région, s’était aventuré en 1902. postale. Kurosawa, s’inspirant des Peut-être faut-il y voir comme la philosophies orientales, nous la présente profession de foi d’un film qui, en apparence plutôt comme un équilibre de forces seulement, présente les atours et écueils auxquelles l’homme doit se mesurer. d’une grande fresque humaniste – paysages La seconde partie du film se montrera à ce sublimes, grandeur des sentiments, facture titre cruelle. Dersou, vieilli, voit sa vue un poil académique. Car ce que le cinéaste baisser, et ses forces l’abandonner. L’esprit japonais semble vouloir dépeindre de la forêt, qu’il ne peut plus maîtriser, avec grâce et simplicité est moins l’amitié faute de regard, aura raison de lui… indéfectible entre deux hommes que Le DVD En bonus, un making-of d’époque, tout oppose que la fascination que Dersou, des archives sur Arseniev et une analyse le vieux chasseur mongol, exerce sur le du critique Charles Tesson. Nathalie Dray “Kapitan” russe, sa bienveillante étrangeté. Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa, avec Maksim Pour Kurosawa, l’étrangeté est d’abord affaire de cadre et de regard. Là où Arseniev Munzuk, Yuri Solomin (Rus., 1975, 2 h 25). Éditions Potemkine/agnès b., environ 20 € ne voit dans la nature qui l’entoure qu’une immensité grandiose, un spectacle propice à la contemplation, Dersou, l’homme de terrain qui connaît la taïga comme sa poche, resserre le champ, à l’affût des moindres indices lui permettant de se repérer dans une forêt de signes et de survivre dans un environnement hostile. Herméneute sage et pragmatique de la nature, qu’il déchiffre et interprète de son œil aiguisé, Dersou 24.10.2012 les inrockuptibles 79

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Le Testament de Sherlock Holmes

zombies pour tous Le nouveau Resident Evil fait le spectacle pour séduire (encore) plus largement : trop œcuménique pour être honnête ?

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st-ce de la candeur, du cynisme ou une curieuse combinaison des deux ? Une chose est sûre, les auteurs de Resident Evil 6 ne font pas mystère de ce qu’ils avaient en tête au moment de concevoir ce nouveau volet de la prestigieuse saga d’épouvante nippone : la nécessité de “plaire au grand public” selon les propos, sur le site web 1UP, du producteur Yoshiaki Hirabayashi, qui laisse entendre que l’horreur, la vraie, ne serait plus “vendable”. En découle un titre qui, non content d’accentuer le virage vers l’action musclée entamé avec l’excellent épisode 4, s’épuise à imiter des jeux que, paradoxalement, ledit Resident Evil 4 avait lui-même influencés, tel Uncharted, dont est reprise – maladroitement – la manière de brouiller les limites entre séquences de jeu et phases non-interactives. Mais le vrai modèle, c’est le best-seller Call of Duty, à qui Resident Evil 6 emprunte jusqu’à son tropisme militariste – ce qui, pour une série née sous l’influence des films de George Romero (La Nuit des morts-vivants, The Crazies), tient du contre-sens historique. C’est surtout le cas du scénario concernant le personnage de Chris Redfield, l’un des trois disponibles

au lancement du jeu, qui offrent des points de vue différents sur l’histoire. Celle-ci, sur fond de bioterrorisme, nous balade entre l’Europe de l’Est, la Chine et les États-Unis. Car, même si la règle est celle du jeu en duo (avec un partenaire humain ou contrôlé par la machine) qui émousse l’angoisse fondatrice des Resident Evil (je ne suis plus seul dans le noir), certains moments évoquent sans s’en cacher les épisodes passés. Ainsi, au début de l’aventure version Leon Kennedy, on croira revivre, dans une ville en feu infestée de morts-vivants, la chute de Raccoon City, qui était au centre des Resident Evil 2 et 3. Comme s’il fallait quand même en faire un minimum pour ne pas trop contrarier les vieux fans. Resident Evil 6 est un jeu qui ne s’économise pas et semble d’ailleurs obsédé par l’idée de ne laisser personne derrière lui. D’où une “campagne” largement paramétrable (coopération, solo simple ou avec incursions d’autres joueurs zombifiés…) et d’une longueur inhabituelle. D’où, aussi, une abondance d’effets spectaculaires (immeubles en feu, hélicos qui s’écrasent…) combinée sans réelle logique à des visites de lieux ostensiblement gothiques. Pas de doute : si quelques lourdeurs de level design ne le rebutent pas, le consommateur en aura pour son argent. Mais c’est presque pire que si Capcom avait simplement cloné Call of Duty. Au moins, ç’aurait été le signe d’un vrai parti pris. Erwan Higuinen Resident Evil 6 sur PS3 et Xbox 360 (Capcom), environ 60 €. À paraître sur PC

Sur PS3, Xbox 360 et PC (Frogwares/ Focus Home Interactive), de 30 à 50 € Studio basé en Ukraine (mais fondé par des Français, d’où son nom), Frogwares s’est spécialisé depuis une dizaine d’années dans l’aventure point’n click, genre ultrapopulaire dans les années 90 (avec Monkey Island, Broken Sword…), auquel il s’efforce d’offrir une seconde jeunesse en peaufinant sans relâche ses systèmes ludiques. Sa star n’est autre que Sherlock Holmes, dont chaque nouveau jeu (ou presque) a pour particularité d’être meilleur que le précédent. Sixième volet, son tout frais Testament frappe par son sens du détail, ses audaces narratives et sa manière de faire partager le cheminement d’une pensée.

Red Johnson’s Chronicles – One Against All Sur PS3 et Xbox 360 (Lexis Numérique), environ 10 € en téléchargement. À paraître sur PC Sorte de Sherlock pop des temps modernes, le privé rouquin du studio français Lexis revient aux affaires, un an et demi après sa première enquête à télécharger et trois après sa naissance dans le jeu DS Metropolis Crimes. Cette fois, la tête de Red Johnson est mise à prix et il devra retrouver ses frères depuis longtemps perdus de vue. Le principe n’a pas changé – une alternance de phases de dialogues, d’action, de recherche d’indices dans les décors, de puzzles et d’énigmes astucieuses –, le ton du jeu non plus, entre polar hard boiled et BD semi-parodique.

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Jean-Luc Bideau (au centre), supérieur dus éminaire, parfait en homme de Dieu

Jésus-Christ superstar Le succès surprise d’Ainsi soient-ils va-t-il décomplexer la fiction française ? D’autres projets ambitieux espèrent en tout cas profiter de cet engouement miraculeux.

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lors qu’on ne l’attendait plus, le miracle a eu lieu. Sans flics ni avocats, mais avec une poignée de jeunes séminaristes en pleine crise de foi, la nouvelle série française prometteuse de l’automne a explosé les compteurs. Diffusés sur Arte le jeudi 11 octobre, les deux premiers épisodes d’Ainsi soient-ils ont réuni 1,5 million de téléspectateurs pour une part d’audience moyenne de 5,7 %. Un score inédit pour cette case qui ne dépasse jamais les 3 %, mais aussi pour Arte en général, qui a réalisé ce soir-là sa cinquième audience de l’année, tous programmes confondus. Chez la concurrence, la série policière Braquo, diffusée pour la première fois en clair sur D8, a été priée de retourner à ses études, battue à plate couture. Ce succès reste à confirmer sur la longueur des huit épisodes de la première saison mais il va au-delà des chiffres et pourrait donner un coup de fouet à toute la fiction française, en recherche éperdue de signes encourageants. À l’unité fiction d’Arte, dirigée par Judith Louis, le chargé de programmes Arnaud Jalbert lance le debrief. “À force d’entendre tout le monde nous expliquer que la France ne serait jamais à la hauteur, on avait fini par douter. Ainsi soient-ils représentait un risque, en tant que première série maison diffusée en prime time. Ce coup d’essai est très encourageant ! Pour moi, cela ressemble un peu à ce que France 2 avait réussi l’an dernier avec sa série politique Les Hommes de l’ombre. Il est possible aujourd’hui d’attirer le public avec des fictions qui ne racontent pas toujours les mêmes histoires. Depuis Xanadu, diffusée en 2011, nous avons eu envie de privilégier

Arte a réalisé avec les deux premiers épisodes sa cinquième audience de l’année

les univers modernes, avec un vrai style. Des auteurs, issus de la nouvelle génération de spectateurs de séries contemporaines, émergent peu à peu.” Autour d’une campagne de promo très réussie, Ainsi soient-ils profite peut-être de l’engouement post-Des hommes et des dieux mais elle récolte surtout les fruits d’un travail de longue haleine, visant à proposer une série française qui ressemble enfin à… une vraie série, solide dans sa construction, affranchie des recettes qui semblaient immuables, même si elle reste perfectible. Ce minimum syndical en Angleterre, en Europe du Nord ou en Amérique était jusqu’à présent l’exception dans l’Hexagone. Il devrait devenir la règle, si le petit monde de la fiction française profite du sillon tracé par Canal+ depuis plusieurs années, suivi désormais par Arte. “J’attends que les choses se débloquent ailleurs, explique Bruno Nahon, producteur et cocréateur d’Ainsi soient-ils. Depuis que les chiffres d’audience sont tombés, on sent pas mal de bienveillance à notre égard, mais aussi un soulagement, comme une libération de la part de producteurs et de réalisateurs.” Et pour cause : le champ devrait s’ouvrir tout à coup pour faire exister des séries moins attendues. Producteur à Haut et court, qui lance au mois de novembre sur Canal+ Les Revenants (un autre pari étonnant dans le paysage français, côté fantastique), Jimmy Desmarais voit ce succès d’un bon œil. “C’est une très bonne nouvelle pour tout le monde. Nous nous sentons encouragés dans notre envie d’imaginer des séries différentes.” Dans les mois à venir, Arte va proposer une deuxième création originale, Odysseus, une saga “épique, romanesque et politique”, selon Arnaud Jalbert. Les personnages principaux ? Ulysse et Télémaque, rien que ça. Quant à Ainsi soient-ils, l’écriture de la saison 2 est en cours depuis plusieurs mois, avec une équipe étoffée. Olivier Joyard Ainsi soient-ils épisodes 5/8 et 6/8. Jeudi 25, 20 h 45, Arte

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à suivre… les Wachowski en série Alors que leur film Cloud Atlas sort le 26 octobre aux ÉtatsUnis et en mars en France, Lana et Andy Wachowski se lancent dans une série en compagnie du créateur de Babylon 5, J. Michael Straczynski. Les trois premiers scénarios de Sense8 sont écrits. Peu d’infos ont filtré, si ce n’est que la série devrait faire preuve d’une ambition plastique hors du commun. Les Wachowski vont-ils secouer la télé comme ils ont secoué le cinéma avec Matrix ?

Chris Carter, le retour Après plusieurs tentatives avortées, le mythique créateur de X-Files et Millennium Chris Carter veut revenir. Il écrit en ce moment The After, présentée comme une série de sciencefiction paranoïaque dans un monde pré-apocalyptique.

Hayden Panettiere, ex-cheerleader de Heroes

pourquoi pas Nashville ?

Virtuose et habité, ce soap dans les coulisses de l’industrie de la country dynamise la rentrée américaine. a perspective d’une série sur la musique country qui ne soit pas en même temps un biopic de Johnny Cash semblait loin de nos préoccupations. Peter Berg recadre Mais ce genre d’a priori est fait pour être Mitt Romney Depuis plusieurs semaines, balayé en moins de temps qu’il n’en faut le candidat républicain Mitt pour l’écrire. Côté drama, la bonne surprise Romney utilisait le slogan de de la rentrée américaine s’appelle Nashville Friday Night Lights (“Clear eyes, et ne parle que de country, de honky tonk full hearts, can’t lose”) lors de men et de blondes à la voix traînante. ses meetings. Impossible pour Deux blondes, pour être précis : le créateur de la série, Peter la première, d’une vingtaine d’années, Berg. “Vos opinions politiques est en pleine ascension ; l’autre a dépassé n’ont rien à voir avec celles qui la quarantaine et rame pour rester sont mises en avant dans Friday à flot après des années glorieuses. Quand Night Lights, a t-il expliqué un manager veut organiser une tournée dans une lettre. S’il vous plaît, en commun, les problèmes commencent. trouvez votre propre slogan.” Construite comme un soap dans les coulisses de cette industrie majeure aux États-Unis, la série a d’abord le mérite de laisser la musique exister, le plus souvent live, que ce soit sur des scènes Buffy contre les vampires (TF6, le 25 à importantes ou dans des bistrots plus 17 h 50) Chaque jour, trois épisodes intimes. Nous ne sommes quand même pas de la série teen la plus folle des dans Treme de David Simon, où les fanfares années 90, devenue un classique absolu. et musiciens de La Nouvelle-Orléans On révise et on prend des notes. structurent le récit en profondeur, mais l’effort reste louable. Et puis, il y a Connie Doctor Who (France 4, le 27 à 20 h 45) Britton. Dans le rôle de la star déchue, Les aventures du docteur le plus barré celle que l’on a connue en tant que de la télévision anglaise débarquent en femme puissante dans Friday Night Lights prime time avec la deuxième partie de la confirme le bien infini que l’on pense d’elle saison 6. Deux épisodes cette semaine, depuis longtemps. Comme un clin d’œil, deux autres la semaine prochaine. elle prononce deux fois sa salutation texane fétiche (“Y’all”) dans les deux premières minutes de la série. Ensuite, elle décolle, Southland (OCS Choc, le 28 à 20 h 40) transformant chaque scène où elle apparaît Simple. Rigoureuse. Mélancolique. en un moment de tension et de vérité. On Toujours aussi discrète, Southland espère la regarder encore longtemps. O. J. est pourtant l’une des meilleures séries



agenda télé

policières actuelles en provenance des États-Unis. Quatrième saison à voir sans attendre.

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sauvé par le gong Oublier tout ce que l’on savait de Raphael pour découvrir Super-Welter, album audacieux et libéré d’un chanteur que l’on n’attendait pas à cette hauteur. Même lui n’en revient pas.



écoutez les albums de la semaine sur

avec

omme il fait de la boxe, même en catégorie super-welter comme le proclame son nouvel album, on ne lui dit pas franchement, mais on a toujours considéré Raphael comme un chanteur de variété déguisé en rockeur de salon, un poète étriqué explorant rarement plus loin que son nombril. On le sentait comme ces marins d’eau douce, se gargarisant de grands départs et de fortes houles mais ne s’éloignant jamais des côtes rassurantes : un peu comme un Murat, un Bashung, un Manset dont on aurait coupé les ailes, dont la bonne éducation aurait interdit le vertige du vide. On lui dit quand même qu’on n’attendait pas un album aussi passionnant de sa part. Il sourit. “J’ai fait des trucs dont je suis fier, comme Caravane, d’autres qui me semblent nuls aujourd’hui… Il y a eu des disques sans désirs, sans musique. Mais là, pour la première fois, je fais un album en pensant que ça n’a encore jamais été fait en chanson française.” Et puis, il y avait ce délit de mine, de belle gueule à claques. Là aussi, ça le fait marrer. “On me trouve hautain, désagréable, je me trouve pourtant charmant. C’est sans doute que j’ai peur.” On connaît pourtant, dans le milieu de la musique, pas mal de gens qui lui planteraient volontiers des fourchettes rouillées dans les yeux. “Je me suis fait virer de plusieurs studios. Ça a été à chaque fois une expérience douloureuse, le studio, avec cet atroce devoir de résultat… J’ai usé beaucoup de gens avec mes doutes. J’étais perdu. Mais là, tout s’est fait à la maison, les conditions étaient parfaites pour l’abandon.” Il serait ainsi dommage, au nom d’a priori anciens mais justes, de se passer des délices toxiques de Super-Welter, de sa nonchalance enfumée, de ces chansons étourdissantes, dans leurs formes explosées, que sont Déjà vu ou Peut-être. Car avec ce sixième album, Raphael s’offre enfin une échappée belle : délivré des enjeux – sa maison de disques va être vendue et il se retrouve en fin

de contrat –, il a été aspiré par un appel d’air. Il a trouvé en Benjamin Lebeau, moitié des omniprésents Shoes, le complice idéal pour cette évasion : un vrai alter ego, nonchalant sur l’approche et ultramaniaque sur la forme. “Une prise de voix, une prise d’instrument, ça lui suffisait… Tout est brut, pour ne pas prendre le risque de perdre l’innocence. Je n’avais encore jamais lâché prise à ce point. Je ne savais pas où il voulait m’emmener mais je voulais voir ça. Chaque nuit a été un pur moment de vacances. C’est la première fois que j’accordais une telle confiance à quelqu’un. On a eu des rapports de cour d’école, c’était un jeu. On ouvrait des bouteilles de champagne, on enregistrait, il triturait, on détruisait…” Détruire, dit-il : c’est le disque d’un homme qui, enfin, récupère les clés de son destin, dégringole sans parachute de sa tour d’ivoire. On lui demande s’il a eu l’impression, avant cet album, de s’être laissé porter, d’avoir somnolé. Sa réponse fuse : “Je n’ai fait que ça jusqu’à 25 ans. J’ai été très solitaire, timide, je rêvais ou lisais en permanence : Bukowski, Fante… Je ne faisais rien, à peine un peu de musique dans mon coin. Il y a beaucoup d’années de ma vie qui n’ont servi à rien. J’étais paumé, effrayé et même la musique, je n’y arrivais pas. J’ai eu du mal à trouver un ton, j’ai manqué de courage.” Et c’est exactement ce que rectifie Raphael sur ce nouvel album : oser un ton inédit sous le ciel gris de la chanson française. Dédaignant le confort des habitudes, il renonce aux petites lâchetés et démissions d’une carrière pour se frotter aux mythes Bashung ou Christophe, chez qui le coup d’éclat est permanent et le

“j’ai envoyé l’album à mes rares copains… Le seul à m’avoir contacté parle de suicide commercial”

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on connaît la chanson

rage against the machine Une soirée, un iPad, Spotify, une bonne idée ? Un grand risque de chaos, plutôt.

risque pas forcément calculé. “La première chanson qui m’a marqué, gamin, c’est Ashes to Ashes de Bowie”, rappelle Raphael, qui aurait dû se souvenir plus tôt de cette obligation de révolution permanente. Il cite aussi Talk Talk parmi ses fascinations de jeunesse ; on évoque le suicide commercial de leur chanteur Mark Hollis : “J’ai envoyé Super-Welter à mes rares copains, ils ne me répondent pas, visiblement gênés… Le seul à m’avoir contacté utilise effectivement l’expression ‘suicide commercial’.” On parlera plutôt de rédemption, d’une écriture qui rompt avec les facilités, les exercices de style, le savoir-faire, les manières épuisantes – une écriture qui n’écoute plus la raison, qui a si longtemps cadenassé, engoncé ses albums. Plus de label, pas de contrat, pas de tournée : l’avenir est donc grand ouvert pour le chanteur en cette fin de cycle sans fond. “Le monde de la musique, c’est un timbre-

poste, j’aimerais vivre d’autres expériences. J’ai essayé d’écrire, j’étais fier de moi, j’avais gratté cent cinquante pages en un mois. Puis j’ai commencé à relire, éliminer : il me reste trois pages aujourd’hui… J’ai besoin de retrouver le vertige de la première fois. Une musique de film pour commencer, puis réalisateur peut-être… Mais j’ai dirigé un clip et ça m’a permis de comprendre que je n’étais pas Scorsese.” JD Beauvallet photo David Balicki album Super-Welter (Delabel/EMI) www.raphael.fm

La soirée promettait : de l’alcool, des chips, des gens sympathiques, de vieux copains, des inconnus, un chouette mélange. Sur la table basse, entre deux assiettes de zakouskis colorés et quelques bières bientôt cadavériques, trône la véritable star de la soirée : un iPad. Sur l’iPad tourne Spotify, branché sur la chaîne. Jolie chose, pratique, élégante, toute la musique du monde à portée d’un effleurement de doigt. Problème, drame : tout le monde a des doigts. Mais pas forcément les mêmes goûts, les mêmes désirs, et encore moins au même moment. Ça promettait ? Spotify + un iPad + plein de gens = un bordel monumental, un pugilat musical, un gloubiboulga stylistique. La mort du DJ, pour le pire plutôt que pour le meilleur, la mise à bas de la cohérence de soirée. Des gens qui veulent de la musique à danser ; d’autres qui se mettent en tête qu’écouter les Fleet Foxes à 1 h 30 est l’idée du siècle ; les indélicats qui coupent Flutes d’Hot Chip en pleine montée pour passer La Compagnie Créole ; celui qui fait le malin avec ses raretés indé qui rebutent tout le monde sauf lui ; le type fin bourré qui tient à passer sa chanson préférée de Renaud en pleine phase disco ; ceux qui n’aiment que ce qui leur rappelle leur adolescence au Macumba et imposent après Phoenix un bon vieux Claude François qui, malheur du connaisseur, ne fait plus danser que les Versaillais ; le garçon taciturne qui pense pouvoir faire aimer son doom adoré à l’assistance au moment où cette dernière commence enfin à prendre goût à un enchaînement MGMT/Empire Of The Sun. Un conseil pour les prochaines soirées : mettez un mot de passe sur la machine, et ne le confiez à personne d’autre qu’à vous-même.

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Nuit SFR, quatrième Pour son quatrième anniversaire, la Nuit SFR investit la cité de la Mode et du Design, à Paris pour une nouvelle soirée electro. Au programme : The Shoes, Black Strobe, Housse De Racket, NZCA/Lines, Joris Delacroix, Green Velvet et Else, lauréat du concours Jeunes talents SFR. le 26 octobre à Paris Housse De Racket

Noël avant Noël Pour accompagner le nouvel album de Noël de Sufjan Stevens, on peut se jeter sur Christmas Rules, jolie compilation qui voit Andrew Bird, Paul McCartney, Calexico, Rufus Wainwright, Sallie Ford ou encore The Shins reprendre les chants de Noël qui ont marqué leur enfance. Bonne nouvelle : pas besoin d’attendre le 25 décembre, il sort le 5 novembre.

les Black Keys au boulot cette semaine

Leigh Weiner

1995 prend l’Olympia

Johnny Cash encore coffré Johnny Cash aurait eu 80 ans cette année. C’est peut-être pour marquer le coup que sort l’anthologie la plus monumentale de sa longue carrière posthume : un coffret de tous ses albums sortis entre 1958 et 1990 sur le label Columbia. Soit 63 CD reprenant 59 albums, dont un bon paquet plutôt obscurs et plus de la moitié jamais encore réédités. La grosse chose sortira avant Noël. www.johnnycash.com

Retour au bercail pour les jeunes rappeurs de 1995. Après l’Hôtel de Ville au mois de juillet, ils s’apprêtent à prendre l’Olympia. L’occasion de boucler en beauté une longue tournée qui les aura vus découvrir l’Europe. le 29 octobre à Paris (Olympia)

Presque un an après la sortie d’El Camino, le duo américain pense à la suite. Dans une interview donnée au site Billboard, Dan Auerbach a révélé qu’il entrerait en studio avec son acolyte, Patrick Carney, début 2013. “On a bloqué deux mois en début d’année prochaine, février et mars. Pat et moi ne répétons jamais en dehors des moments où nous sommes en studio donc on ne sait pas du tout à quoi le prochain album va ressembler”, a-t-il confié, ajoutant que les sessions d’enregistrement ne se dérouleraient pas à Nashville.

neuf

Bérurier Noir Childhood

Charlie Boyer And The Voyeurs Leurs riffs de guitare viennent d’une autre époque mais ces Londoniens sont sans doute certains d’inventer ces accords dignes du Velvet, des Modern Lovers, de Richard Hell, de Patti Smith. On accorde le bénéfice du doute à leur glorieux premier single I Watch You. www.facebook.com/ CharlieBoyerandTheVoyeurs

On parle beaucoup, dans le petit landerneau londonien de la pop énervée, de ces petites gouapes, protégées des futures stars Palma Violets (bientôt sur scène au Festival Les inRocKs Volkswagen). Ils ont déniché le patronyme idéal pour leurs chansons ados, romantiques, hormonales. soundcloud.com/childhoodmusic

The House Of Love Prodigieuse réédition en trois CD du premier album de The House Of Love, trésor intact de romantisme et de noirceur, propulsé à l’époque par le label Creation. On y retrouve notamment des maquettes des mémorables Shine on et Christine, ainsi que des tonnes de demos, live et inédits. www.myspace.com/ thehouseofloveofficial

Trente auteurs français, principalement issus du roman noir, s’attribuent trente titres des Bérurier Noir pour y puiser les alibis littéraires d’autant de nouvelles. Nuit apache, Salut à toi, Macadam massacre, Porcherie ou l’adéquat Noir les horreurs s’accordent donc un nouveau tour de piste… noire. www.camionblanc.com

vintage

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Nelson Faria

Brésil vs reste du monde Fer de lance du renouveau pop brésilien, Lucas Santtana invente un espéranto qui doit autant à Sufjan Stevens qu’aux maîtres sud-américains. En concert cette semaine.



uand on le rencontre au printemps dernier, dans l’idée assez banale et promotionnelle de parler de son futur album, Lucas Santtana nous arrête tout de suite : son label anglais ne veut pas. Officiellement, il n’y a même pas de nouvel album. La quatrième dimension ? Non, le Brésil, où depuis quelques années, énormément de musiciens, et pas des moindres, autoproduisent leurs albums et les offrent en téléchargement gratuit. Les maisons de disques ne signent plus d’artistes, les radios sont mafieuses : les Brésiliens s’adaptent donc, donnent leurs enregistrements et vivent des concerts. L’internet étant mondial, c’est comme ça qu’on l’a découvert, le nouveau Lucas Santtana, en le

“j’ai découvert très tôt que des musiques différentes peuvent très bien cohabiter. Le son est universel”

téléchargeant sept mois avant sa sortie européenne officielle. Notre sentiment de culpabilité est loin d’égaler la joie d’avoir trouvé un disque-refuge pour l’année. Déjà, on avait sérieusement adoré l’album précédent de Lucas Santtana, Sem nostalgia. “Sans nostalgie”, parce qu’il ne faut pas tuer le père, mais lui parler de l’avenir. Héritier légitime d’une longue et belle tradition de musique brésilienne, Lucas Santtana est surtout un gars d’aujourd’hui, pour qui un sampler vaut bien une guitare à cordes Nylon. “Au Brésil, les puristes ne comprennent rien à ma musique. Le coup classique, c’est de me mettre l’étiquette de DJ.” Et ce n’est pas O Deus que devasta mas também cura qui va arranger l’affaire. Disque brésilien, parce que Lucas Santtana chante en portugais suave, pour quelques influences latino, pour l’éclectisme harmonisé. Mais plus encore petit chef-d’œuvre pop, et drogue dure, pour le monde entier.

La musique en expansion de Lucas Santtana est difficile à circonscrire : on y croise (parfois dans le même morceau) du folk intimiste et des samples d’orchestres symphoniques, des refrains pop pour les stades (c’est souvent le Brésil qui gagne, dans les stades) et de l’electronica minutieuse, des fanfares et des rythmes dance. Le tout arrangé comme une fantasia par un Merlin enchanteur, visionnaire surdoué façon Sufjan Stevens. Grand frisson. “En écoutant les disques que ma mère ramenait à la maison, de Coltrane à Kraftwerk, j’ai découvert très tôt que des musiques différentes peuvent très bien cohabiter. Le son est universel.” Tout juste quadra, Lucas Santtana a commencé la musique à 15 ans, en jouant de la flûte baroque, puis traversière, dans des orchestres de musique classique. “Mais j’en ai eu assez, du classique et de la flûte. À 20 ans, j’ai acheté un PC, un sampler, une guitare, et j’ai écouté de la pop.” Vers 1995, il revient

à la flûte, pour accompagner Gilberto Gil sur scène – on peut le voir dans la vidéo MTV Unplugged de Gégé. “Mais j’ai fini par réaliser que la flûte m’ennuyait vraiment, même avec Gilberto Gil.” Depuis quelques années, Lucas Santtana a replongé dans l’écoute intensive de musique classique. D’où son nouvel album, qu’il a aussi composé pour digérer son divorce. Sans nostalgie. “C’est un disque-journal, qui m’a aidé à comprendre ce que je vivais, et à en sortir. Il n’y a plus de douleur. Malgré la séparation, tout cet amour a existé, et il existe encore, comme la lumière des étoiles mortes, qui brillent encore.” Lucas Santtana joue en France cette semaine. Ça ne devrait pas vous empêcher d’acheter son disque. Stéphane Deschamps album O Deus que devasta mas também cura (Mais Um Discos/Differ-ant) concerts le 25 octobre à Bordeaux, le 26 à Paris (Trois Baudets), le 2 novembre à Grenoble www.lucassanttana.com 24.10.2012 les inrockuptibles 87

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Thibault Montamat

la chance aux chansons Sur un nouvel album mûri sur scène, Mathieu Boogaerts revient aux chansons : sobres, sensibles, plus touchantes que jamais.

 I

l y a quelques années, alors en pleine promotion de son album I Love You, Mathieu Boogaerts est convié par le recommandable label des Disques Bien à venir jouer sur la scène parisienne de la Java pour un concert guitare/voix. “À l’époque, je faisais une tournée avec une scénographie ambitieuse et contraignante : sur scène, on se déplaçait un peu comme sur une patinoire. C’était original mais je ne savais plus si j’étais comédien ou musicien. Le fait de me retrouver à la Java, avec seulement mes chansons et un spot braqué sur moi, m’a fait retrouver une certaine sensualité, un vrai plaisir.” Accompagné de son bassiste Zaf Zapha, le musicien renoue alors avec le bonheur de jouer des chansons simples et sans fioritures. De cette heureuse redécouverte suivront deux séries de trente concerts : pendant presque trois ans, le musicien se produit régulièrement à la Java le mercredi soir. L’occasion pour lui de tester, sur scène, de nouvelles chansons. Les meilleures se retrouvent aujourd’hui sur un disque sobrement intitulé Mathieu Boogaerts, qu’on pourrait qualifier, pour employer le titre de son premier disque, de “super”. “L’os du nouvel album, c’est le côté guitare-voix, la chanson. Avant, je jouais des morceaux parfois un peu confus. J’ai souvent entendu des gens me dire : ‘c’est sympa ce que tu fais, tu racontes

n’importe quoi’. Je me suis dit que j’avais loupé quelque chose et ça a conditionné les nouveaux morceaux. Dès qu’il y avait un mot un peu confus, je l’enlevais. J’essayais de resserrer.” Mathieu Boogaerts est un solitaire : pour composer ses disques, il s’impose de longues sessions de travail, isolé du monde, souvent en voyage loin de Paris. Pour ce nouvel album, il a peaufiné son écriture en partant s’enfermer pendant dix jours dans la cabine d’un cargo reliant Le Havre à Pointe-à-Pitre. “Un cargo, ce n’est pas dédié à l’oisiveté. Tu as une petite piscine et une salle de sport pour que l’équipage fasse des exercices. Mais le reste du temps, tu n’as rien pour te détourner du travail. Et puis il n’y a que trente personnes sur le bateau, quand sur les paquebots de même taille tu en as deux mille. Ça crée une drôle d’ambiance.” Une fois de retour à Paris, Boogaerts a enregistré son album en studio, sans

pour cet album, il a peaufiné son écriture en s’enfermant dix jours dans la cabine d’un transatlantique reliant Le Havre à Pointe-à-Pitre

métronome, dans les conditions du live. En deux après-midi, les quatre cinquièmes du disque étaient déposés sur bande. De cette liberté est né un album au charme immédiat, nu comme son auteur dans le clip du beau Avant que je m’ennuie. Sans artifices, la sensibilité de Boogaerts opère aujourd’hui mieux que jamais : il raconte la crainte de voir s’éteindre le désir mais aussi l’amour, les cauchemars, les doutes. De Je sais à J’entends des airs, Boogaerts confirme son statut d’héritier d’Alain Souchon, de cousin de Vincent Delerm, deux artistes que seuls le succès et la notoriété publique éloignent encore du musicien. “Je vois le verre à moitié plein trois jours sur cinq. Les autres jours, je ne comprends pas pourquoi des tas d’artistes sont plus connus que moi, pourquoi ça marche pour eux et pas pour moi. Si j’étais hyperpolitiquement incorrect, si je faisais du punk ou des trucs hyperexpérimentaux, je comprendrais… Mais moi, j’ai vocation à plaire à l’humanité.” Dans un monde juste, Mathieu Boogaerts devrait exaucer les vœux de son auteur et lui offrir, enfin, les faveurs du grand public. Johanna Seban album Mathieu Boogaerts (Tôt ou Tard) concerts le 22 novembre à Laval, le 23 à Saint-Lô, le 24 à Nantes, le 4 décembre à Paris (Trianon) www.mathieuboogaerts.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Fred Ferand

Rone Tohu Bohu InFiné Entre candeur et décadanse, l’électronicien parisien de Berlin refait un rêve. Se méfier du calme apparent des premières mesures de Tempelhof. Ce n’est pas parce qu’Erwan Castex est devenu berlinois qu’il verse dans la techno minimale. Sa boîte à musique à lui n’endort pas les enfants, elle bâtit des grands huit. Déjà, Spanish Breakfast (2009) hésitait entre rêveries saturnales et morceaux de bravoure tripés (on se souviendra longtemps d’une Dame blanche intranquille). Ce Tohu Bohu cache des œufs de Pâques, des samples coquins qui viennent troubler les ritournelles analogiques. Des beats imprévisibles et des basses vrombissantes complètent le décor faussement angélique. Mais c’est dans les collaborations que Rone réalise un vrai grand écart, en conviant tour à tour le rappeur High Priest (Antipop Consortium) et le violoncelliste Gaspar Claus. Avec Let’s Go et Icare, le jeune Français signe ainsi les deux meilleurs morceaux de l’album. Résolument attachant, il gagnerait sans doute à s’entourer plus souvent.

Rubin Steiner Discipline in Anarchy Platinum Records Le facétieux Français dévore avec gourmandise quatre décennies d’electro. e 2 avril 2011, quand le Madison Square Garden a résonné du triste bruit des ballons qu’on éclate au terme d’une grosse fiesta, en l’occurrence celle donnée par James Murphy pour le démantèlement de son LCD Soundsystem, nous n’avons versé aucune larme. Parce que nous connaissions depuis quinze ans en Rubin Steiner une âme sœur au désormais introuvable boss du label DFA. À ceux qui jugeraient la comparaison trop réductrice pour ce soldat méconnu de la French Touch, on répondra qu’elle le serait si la carrière du New-Yorkais se résumait à sa seule poignée de tubes disco-punk option cow bell. Or, si l’on kiffe autant la musique de son homologue tourangeau, c’est parce qu’elle est comme la sienne un éloge de la liberté, de mouvement ou d’expression. Discipline in Anarchy est à ce titre particulièrement éloquent. Steiner y balaie, comme il l’a fait auparavant avec le rock, le funk et le hip-hop, tout le spectre de la musique électronique (krautrock, techno, acid house…) avec une décontraction et un sens du tempo des plus admirables. Benjamin Mialot



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Gaël Lombart www.facebook.com/roneofficial en écoute sur lesinrocks.com avec 24.10.2012 les inrockuptibles 89

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Strange Heads Dead Flowers Shit Music For Shit People/Azbin Records

Des Bordelais gardent férocement le temple du garage-punk des sixties. Le premier album de Strange Hands, groupe sans bassiste mais pas sans fièvre lysergique, lorgne vers cette Amérique des sixties où, dans d’obscurs garages au sol gras résonnait un rock psychédélique, hypnotique et farouche. Leurs chansons râpeuses, aristocratiques et crissantes ont grandi dans l’ombre des Seeds et de Roky Erickson. Ce rock frappadingue nous manquait tant qu’on accueille à bras ouverts ces refrains au grand galop, et les distorsions qui vont avec. Christian Larrède

Aaron Conway

www.myspace.com/strangehands

Why? En toute liberté et sans états d’âme, Why? continue d’agrandir la musique. ’écriture de Mumps, Etc. a été entamée en 2007, au même moment qu’Alopecia et deux ans avant Eskimo Snow, les deux chefs-d’œuvre de Why?. Difficile à croire tant la noirceur de ces deux albums semble épargner Mumps, Etc. et ses mélodies lumineuses, comme on n’en avait plus entendues depuis 2005 et l’album Elephant Eyelash. Persuadé qu’une musique prend son sens à l’instant où l’on en dépasse les bornes, Yoni Wolf, armé de son flow nasal, continue d’ignorer la facilité. Car si ce Bob Dylan du hip-hop semble définitivement éloigné de ses démons, ses intentions, elles, étonnent encore par leur modernité. Prenant de bout en bout, ce cinquième album met en avant une écriture précise et complexe, un hip-hop bercé à l’enthousiasme pop et une production incroyablement frontale où l’Américain peut déclamer ses mots avec une emphase sans limites. Maxime Delcourt

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www.whywithaquestionmark.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Comont It’s Time Studio du Flâneur Retour en toute simplicité de l’une des plus solides voix anglo-normandes. Au cœur d’un spectre large décliné l’un des plus beaux resserré avec Christophe qui au fil des années a timbres graves de ce pays. Pélissié. Comme si ses City balayé toutes les musiques Aujourd’hui, c’est plutôt Kids d’hier avaient déposé habitées, des Doors à Brel, autour de la mélancolie les armes sur les quais de Radio Birdman à acoustique de Leonard du Havre pour voyager léger. Jean-Luc Manet Scott Walker, en anglais Cohen ou de Nick Drake que puis en français, Dominique gravitent The Dream Is Over www.comont.ouvaton.org Comont a généreusement ou My Lover Again, en duo

Kelly Loverud

Mumps, Etc. City Slang/Pias

P.O.S We Don’t Even Live Here Rhymesayers/Doomtree/Differ-ant

Le plus punk des MC américains revient avec un album engagé, enragé. Chez Rhymesayers, maison mère d’Atmosphere ou du crypto-musulman Brother Ali, survit ce punk délicat qui défriche des univers élargis, en rupture avec son rock d’origine comme avec le rap millésimé du label, alliant la sagesse noire de Dalëk au catéchisme foutu des Dead Kennedys. Poudré d’accents pop et de lames electro forcément brisées, ce quatrième album abdique sur le radicalisme musical du passé mais s’invente une nouvelle direction : une punky pop faussée, sale et distante comme une moquerie, qui se demande comment on fabrique une bombe pour qu’elle ne tue que les cons et s’invente un futur passionnant peuplé de personnages hybrides, d’enfants drogués et de politiciens déphasés. La violence classieuse de Fuck Your Stuff, les noirceurs sans fond de All of It ou la pop saumâtre de How We Land entérinent cette potion inédite qui fera danser les voisins, la maréchaussée et le gouvernement le jour où ils viendront nous casser la tête. Faisons la révolution, mais avec le son à fond ! Thomas Blondeau www.doomtree.net/p-o-s

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Le Dernier Présent La Famila

Alexis HK se fait héritier de Joe Dassin sur un joli recueil de chansons. Trois ans ont passé depuis Les Affranchis. Un livre-album pour enfants (Ronchonchon et compagnie) et une tournée avec Renan Luce et Benoît Dorémus plus tard, Alexis HK accouche d’un joli disque où il envisage la fin du monde comme raison de plus pour mieux profiter du présent. Le présent, Alexis HK semble pourtant rarement y appartenir. Le chanteur officie dans une tradition de chanson classique, celle de Georges Brassens parfois, de Joe Dassin souvent. Ainsi, sur On peut apprendre, Je reviendrai ou César, croit-on entendre un nouveau membre de l’équipe à Jojo. Alexis HK a le même timbre de voix que Dassin, les mêmes airs sensibles, la même poésie simple. Il est, en somme, un des seuls représentants de la chanson française à réveiller son fantôme – c’est tout à son honneur.

Gilbert Cohen

Alexis HK

Zombie Zombie Rituels d’un nouveau monde Versatile/Module

Des Parisiens épris de claviers vintage et de trips cosmiques : grands enfants. ans le krautrock, tous les chemins mènent à Düsseldorf. Mais le plus inexplicable et inextricable demeure l’Autobahn de Kraftwerk. Sur cet axe faussement linéaire, accidenté, Zombie Zombie peut conduire les yeux fermés : c’est encore le meilleur endroit au monde pour organiser le gigantesque carambolage entre l’humanité innocente de la pop-music et la rigueur martiale des machines. Malgré un titre ésotérique, c’est bien de pop-music, amoureusement déformée, dont il est question ici, après des années à composer des BO imaginaires de science-fiction. De la pop poussée vers la transe, le dépassement de ses bornes. On n’en attendait pas moins de ces esthètes, rejoints par un autre sérieux client en sons détournés, en grooves viciés : Joakim. Mais loin de ressembler à un brainstorming, à un blind-test pour bac +10 en musicologie, cet album a su, en marge de sa science, et c’est son miracle, respecter toute la candeur, l’enthousiasme de ses auteurs – des gamins en tenues de cosmonaute, qui tournent des boutons pour faire du bruit rose. JD Beauvallet

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concerts le 27 octobre à Paris (Boule Noire) et en tournée www.myspace.com/therealzombiezombie en écoute sur lesinrocks.com avec

Johanna Seban concert le 14 décembre à Paris (Café de la Danse) www.alexishk.com en écoute sur lesinrocks.com avec 24.10.2012 les inrockuptibles 91

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Camera

Kevin Barnes

Radiate Bureau B/La Baleine

Of Montreal Daughter of Cloud Polyvinyl Records/La Baleine Après une œuvre déroutante, les Américains reviennent avec un vrai-faux album brillant. e n’est un scoop pour thèse en musicologie, Paralytic personne : Kevin Barnes, Stalks avait laissé dubitatif. tête pensante et tordue Retour aux sources avec d’Of Montreal, est Daughter of Cloud. Enregistré un bourreau de travail. Onze albums entre 2007 et aujourd’hui, au compteur, dont sept ces puis assemblé et mixé cette année dix dernières années : l’Américain par Barnes pour lui donner amateur de shorts à paillettes une cohérence, ce vrai-faux album et de strip-tease (on se souvient voit le groupe revenir sur les rails de sa prestation entièrement nu d’une folie pop et d’un glam-rock à Las Vegas pendant la tournée fatals pour les hanches. d’Hissing Fauna, Are You Avec ses textes franchement the Destroyer?) ne s’arrête que très cinglés, où Barnes livre une fois rarement de composer. Il peut de plus ses terreurs en pâture désormais rivaliser avec Prince, au premier venu, Daughter son héros, au concours du plus of Cloud revient creuser la veine grand nombre d’inédits, entassés du grandiose et déchirant Hissing dans les cartons de sa maison Fauna… (le funky Our Love Is Senile, d’Athens, en Géorgie. Pas avare de Georgie’s Lament) et se permet reprises, d’ep et d’expérimentations même des écarts vers une electro sur le fil, Barnes et sa fièvre sombre et oppressante (Hindlopp créatrice alimentent la machine Stat, Jan Doesn’t Like It). Of Montreal en continu, souvent Si la première moitié de l’album pour le meilleur, parfois pour le pire. convainc plus que la seconde, Que dire du précédent album on ne peut que s’incliner devant du farfelu collectif ? L’Américain, le sublime Feminine Effects, en duo on le sait, aime flirter avec avec Rebecca Cash, et le barré Sails, l’obscur, se battre en direct avec Hermaphroditic, dont les riffs ont ses démons, mais avait jusqu’à autant le diable au corps que leur présent toujours su faire danser extravagant créateur. On le suivrait avec ses angoisses. Inaccessible, volontiers, s’il nous le demandait, tortueux au point de n’être en enfer. Ondine Benetier compréhensible qu’à l’aide de LSD www.ofmontreal.net coupé au gasoil et d’une solide

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Ce trio de guérilleros de l’electro ravive l’esprit du krautrock. Connu pour ses concerts impromptus dans l’espace public, de préférence longs et bruyants, et autres piratages de cérémonies officielles, Camera s’est rapidement vu affubler de l’étiquette “guérilla krautrock”, qui en dit assez long sur sa puissance de frappe. Fort de cette street credibility, le trio berlinois offre un ravageur premier album, dont la pochette, figurant une sorte de magma éruptif, donne une exacte idée du contenu. C’est bel et bien une coulée de lave sonore que Camera, guitares en avant et batterie en rut, déverse dans nos oreilles électrisées. L’énergie colossale que le groupe peut produire en live se trouve parfaitement synthétisée au fil de huit morceaux instrumentaux, tantôt calmes tantôt déchaînés (le foudroyant Lynch, pic incontestable), et aussi denses que raffinés. Can, Cluster, Neu! et consorts ont trouvé des héritiers en or. Jérôme Provençal concert le 6 décembre aux Trasnmusicales de Rennes www.bureau-b.de/camera.php

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Balthazar Rats Pias Orchestral et ambitieux : le retour de Belges trop méconnus. onsigne donnée par Balthazar, Insouciante en apparence, la qui ne laisse rien au hasard, musique des Belges est le fruit pour l’écoute de son nouveau d’une écriture maligne et ronde disque : “Il faut prendre (Do Not Claim Them Anymore, son temps avec cet album. Il est fait Sinking Ship). Elle fait semblant pour accompagner vos plaisirs d’être soûle mais n’a bu que de et vos souffrances au quotidien.” l’eau. Porté par une voix qui contient Rats est le deuxième album tout le Nord de l’Angleterre – et des Belges et a été inspiré au n’aurait pas détonné chez les Arctic groupe par Leonard Cohen et le Monkeys –, le songwriting se dote Gainsbourg des sixties. Ça s’entend en plus de cuivres et d’arrangements surtout sur The Man Who Owns sophistiqués (The Oldest of Sisters, the Place et Lion’s Mouth (Daniel) : Joker’s Son). Le renom devrait voix sombre, basses rebondies, suivre. Johanna Seban production bouillante… Sur le reste, on retrouve cet art, déjà palpable concert le 27 novembre à Paris (Cigale) sur Applause, de faire de www.myspace.com/balthazarband la pop faussement nonchalante, en écoute sur lesinrocks.com avec faussement débraillée.



Jeremy Charles

le single de la semaine

Other Lives Mind the Gap Other Lives/Pias Retour flamboyant des barbus américains, sous haute influence Radiohead. Other Lives est né trois nouveaux morceaux, à Stillwater, Oklahoma. réunis autour d’un remix, Stillwater, comme électronique et troublant, “eau qui dort”. On aurait de son titre Tamer Animals tort, pourtant, de se méfier par Atoms For Peace, le du folk majestueux de ces projet de Thom Yorke, Nigel barbus-là. Après un album Godrich et Flea. Les trois magistral qui les avait assis compositions inédites sont à la table des Fleet Foxes et des petits bijoux de folk de Midlake, le groupe publie orchestral. Thom Yorke,

dont les Américains se sont rapprochés en assurant la première partie de Radiohead, serait-il le chef d’orchestre caché de Mind the Gap ? Le doute est permis, tant Other Lives marche ici dans les pas des Anglais, période Amnesiac : mêmes chœurs aériens (Dust Bowl), mêmes pianos à la Harvest de Neil Young (Dead Can, Take Us Alive), mêmes cordes bringuebalantes, même production flamboyante… Cet ep laisse augurer un album plus orchestral que le déjà somptueux Tamer Animals. Vivement. J. S. www.otherlives.com en écoute sur lesinrocks.com avec 24.10.2012 les inrockuptibles 93

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Dès cette semaine

Benjamin Biolay 11/11 Paris, Cigale The Bewitched Hands 23/11 Paris, Trianon Birdy Nam Nam 30/10 Paris, Olympia Bloc Party 3/11 Nantes, 4/11 Lyon, 5/11 Bordeaux, 7/11 Toulouse Mathieu Boogaerts 26/10 Rouen, 31/10 Lille, 15/11 Nancy, 16/11 Amiens, 24/11 Nantes John Cale 8/2/13 Marseille, 9/2/13 Dijon, 12/2/13 Paris, Trabendo, 14/2/13 Angoulême Calexico 12/11 Montpellier, 22/11 Rennes, 24/11 Strasbourg Camille 23 & 24/10 Paris, Olympia Cat Power 10/12 Paris, Trianon The Chameleons 26/11 Toulouse Chapelier Fou 23/11 Dunkerque, 7/12 Annecy Christine And The Queens 25/10 Paris,

Eric Beckman

1995 29/10 Paris, Olympia Absynthe Minded 8/11 Marseille Alt-J 8/11 Paris, Boule Noire Animal Collective 2/11 Paris, Grande Halle de la Villette, 3/11 Strasbourg Archive 9/11 Bordeaux, 10/11 Toulouse, 16 & 17/11 Paris, Zénith Ariel Pink’s Haunted Graffiti 14/11 Paris, Gaîté Lyrique Rich Aucoin 24/10 Toulouse, 25/10 Marseille, 1/11 Tourcoing, 2/11 Vendôme, 9/11 Laval, 10/11 Le Mans Bat For Lashes 25/11 Paris, Trianon Beach House 20/11 Paris, Trianon

Tristesse Contemporaine au Festival Les inRocKs Volkswagen En parfait maître de cérémonie, Jarvis Cocker s’est lui-même chargé de choisir le groupe qui précédera Pulp sur la scène de l’Olympia. Remarqué en 2010 grâce à la langueur de son electro sophistiquée, Tristesse Contemporaine réchauffe la new-wave en soufflant un groove félin et hypnotique.

le 13 novembre à Paris (Olympia) Cigale, 26/10 Belfort, 15/11 Figeac, 16/11 Toulouse, 17/11 Villefranche -sur-Saône Hugh Coltman 28/10 Lille, 8/11 Limoges, 14/11 Nancy, 15/11 Paris, Café de la Danse, 17/11 Montpellier, 22/11 Marseille, 23/11 SaintRaphaël, 7/12 Valence, 19/12 Lyon, 20/12 Fontaine

Dark Dark Dark 2/12 Paris, Maroquinerie Speech Debelle 9/11 Paris, Gaîté Lyrique Dionysos 2/11 Lyon, 8/11 Brest, 10/11 Le Mans, 17/11 Amiens, 27/11 Nantes, 28/11 Rennes, 29/11 Rouen, 7/12 Grenoble Django Django 3/12 Paris, Trianon

Eiffel 25/10 Riom, 26/10 Annecy, 10/11 Strasbourg, 14/11 Rennes, 15/11 Brest, 16/11 Angers, 21/11 Bordeaux, 22/11 Toulouse, 23/11 Limoges, 24/11 Cahors, 28/11 Paris, Trianon Electric Guest 8/11 Lille, 9/11 Paris, Cigale, 10/11 Nantes, 12/11 Toulouse

Festival Les Inrocks Volkswagen du 5 au 13 novembre à Paris, Lille, Caen, Lyon, Nantes, Marseille et Toulouse, avec Pulp, Hot Chip, Benjamin Biolay, Spiritualized, Electric Guest, Alabama Shakes, The Vaccines, Tindersticks, Citizens!, Alt-J, Poliça, Michael Kiwanuka, Kindness, Juveniles, The Maccabees, Half Moon Run, Mai Lan, etc. Foals 13/12 Paris, Maroquinerie Gaz Coombes 19/11 Paris, Café de la Danse General Elektriks 24/10 Dijon, 25/10 SaintNazaire, 26/10 Paris, Cigale, 31/10 Alençon Get Well Soon 31/10 Paris, Gaîté Lyrique, 2/11 Tourcoing Great Mountain Fire 26/10 Paris, Divan du Monde

aftershow

Tame Impala

Nouvelles locations

En location

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com Grimes 16/11 Paris, Gaîté Lyrique Peter Hook 17/12 Paris, Trabendo Hyphen Hyphen 25/10 Paris, Cigale, 26/10 Villeurbanne, 9/11 Poitiers, 1/12 Sannois, 7/12 SaintBrieuc, 8/12 Dunkerque Jil Is lucky 25/10 Paris, Bus Palladium, 29/11 Paris, Flèche d’Or Lafayette 31/10 Paris, Boule Noire La Rumeur 8/11 Paris, Olympia Lescop 2/11 Marseille MaMA Event les 25 & 26/10 à Paris, avec General Elektriks, Pony Pony Run Run, Christine And The Queens, Lescop, Jil Is Lucky, Rich Aucoin, Jupiter,

Great Mountain Fire, Twin Twin, Manceau, Yan Wagner, BRNS, etc. Marcus Miller 25/10 ClermontFerrand, 26/10 Lyon, 27/10 Paris Olympia, 29/10 Nantes Nuit SFR 26/10 à Paris, Cité de la mode, avec The Shoes, Green Velvet, Housse De Racket, Black Strobe, NZCA/ Lines, etc. Owlle 12/12 Paris, Nouveau Casino Pendentif 16/11 Angers, 23/11, Paris, Olympia, 29/11 Paris, Flèche d’Or, 7/12 Metz, 8/12 Limoges, 13/12 Castres Petit Fantôme 10/11 Reims Prince Rama 30/11 Paris, Espace B Revolver 25/10 Paris, Olympia Rockomotives du 27/10 au 3/11 à Vendôme, avec Puppetmastaz, C2C, Patrick Watson, Klub Des Loosers, BRNS, Mermonte,

Michel Cloup, Ladylike Lily, etc. Rubin Steiner 30/10 Strasbourg, 10/11 Morlaix Tops 17/11 Paris, Espace B Transmusicales du 5 au 9/12 à Rennes, avec Black Strobe, Lou Doillon, Mermonte, Petite Noir, Vitalic, Phoebe Jean And The Air Force, Baloji, Von Pariahs, etc. Tristesse Contemporaine 13/11 Paris, Olympia The Wankin’ Noodles 24/10 Paris, Nouveau Casino Patrick Watson 25/10 Tourcoing, 29/10 Lyon, 30/10 Paris, Trianon, 31/10 Caen, 2/11 Nantes, 3/11 Vendôme The Wedding Present 24/10 Paris, Point Éphémère The xx 16/11 Lyon, 17/11 Bordeaux, 18/11 Nantes, 19/11 Lille, 18/12 Paris, 104 Zombie Zombie 27/10 Paris, Boule Noire

le 15 octobre à Paris, Bataclan

Robert Gil

Leur deuxième album tout juste sorti, Tame Impala se produisaient la semaine dernière à Paris. Les Australiens avaient choisi de beaux représentants scandinaves pour ouvrir les festivités : The Amazing, inconnus en France, jouent le folk-rock comme des correspondants de Midlake ou Okkervil River – on recommande vivement leur album Gentle Stream. Puis vint l’heure du trio de Perth : piochant dans ses deux disques multicolores, Lonerism et InnerSpeaker, le groupe crée un psychédélisme en forme de rouleau compresseur. Le son, chez Tame Impala, est puissant, sans bornes : on pense à des Beta Band cherchant à pulvériser les records de décibels, des MGMT voulant franchir le mur du son, des Beatles défiant Felix Baumgartner au saut en parachute. Feels Like We Only Go backwards, Elephant, Apocalypse Dreams, portés par des chœurs bondissants et des basses gainsbouriennes, s’enchaînent dans le bruit et la sueur, ne nous laissant aucun répit. Le set est riche et brûlant, pareil, en fait, à ce nouvel album : éprouvant et fascinant à la fois. Johanna Seban

Poliça au Festival Les inRocKs Volkswagen La beauté spectrale et les vapeurs obsédantes du premier album de Poliça confèrent à la pop des accents dub et r’n’b concassés dans une electro envoûtante. Jay-Z, Prince ou encore Bon Iver avouent s’y plonger avec bonheur.

le 8 novembre à Lille, le 9 à Paris (Cigale), le 10 à Nantes, le 12 à Toulouse

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du glam et des larmes Un essai passionnant reconstitue le passage du roman de Truman Capote Breakfast at Tiffany’s au film de Blake Edwards. Histoire complexe, symbolisée par une petite robe noire.

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ites Breakfast at Tiffany’s, et c’est la silhouette d’Audrey Hepburn en robe et lunettes noires qui surgit dans nos mémoires. Comme souvent, un film avait failli avoir la peau du livre dont il était l’adaptation, d’autant que celle de Blake Edwards (1961), tirée du roman de Truman Capote (1958), s’en éloignait à peu près autant qu’il en respectait l’enjeu central. Soit Holly Golightly, plutôt pute dans le roman de Capote pour conserver son indépendance farouche, copinant avec le narrateur, homosexuel – le tout devenant par la magie du cinéma une comédie romantique entre deux hétéros avec happy end à la clé. Et puis Truman voulait Marilyn Monroe dans le rôle, quand les producteurs imposèrent Hepburn, la jolie petite princesse de Vacances romaines, pour faire passer la pilule de la prostitution, qu’elle-même édulcorera d’un trait supplémentaire d’eau de rose, ne voulant pas ternir sa réputation de jeune fille bien sous tous rapports. “Jusqu’à sa mort, quand il n’avait pas besoin de s’insinuer dans les bonnes grâces des gens, Capote ne se gêna pas pour donner sa véritable opinion – opinion tout à fait valable : ‘Le roman était assez amer en réalité, déclara-t-il dans une interview accordée à Playboy, et Holly Golightly était ‘vraie’ : une dure à cuire, strictement rien à voir avec Audrey Hepburn. On a fait du film une mièvre lettre d’amour à New York et à Holly. Par conséquent, c’était un film léger et charmant alors qu’il aurait dû être pesant

de quoi faut-il s’amputer, quand on est d’origine modeste, pour changer de classe sociale ?

et déplaisant. Le film et mon travail avaient à peu près autant en commun que les Rockettes avec l’étoile Galina Ulanova.” Ce qui passionne dans l’essai de Sam Wasson, c’est la reconstitution minutieuse du passage de la littérature au cinéma, d’un chef-d’œuvre romanesque à un film devenu culte, qu’on aurait tort de réduire au style. Si dans le roman Holly disparaît sans jamais trouver sa place, le film souligne constamment le risque de passer à côté de sa vie en ne se concentrant que sur le glamour, en ne recherchant que ça. Le chapitre consacré à la robe Givenchy que porte Hepburn dans la première scène (d’anthologie) du film en dit long sur l’enjeu de l’histoire, et ainsi sur le génie d’Edwards à avoir voulu que Holly porte des robes noires, couleur sexuelle et sophistiquée par excellence dans un temps où les filles se paraient de couleurs tendres ; génie de Hepburn d’avoir imposé Givenchy, en somme le luxe d’un créateur parisien pour une fille venue de la cambrousse, signe ostentatoire d’un décloisonnement des classes sociales, d’une démocratisation du luxe, qui fit de Holly un personnage bien plus révolutionnaire qu’il n’y paraît. Révolutionnaire, aussi, bien sûr, parce qu’elle mène une vie sexuelle libre et s’assume financièrement et, au fond, prouve qu’on peut bien s’amuser sans être mariée. Nombre d’amies de Truman Capote revendiqueront la maternité de l’héroïne. Capote, pourtant, se sera avant tout inspiré des deux femmes qui l’ont abandonné : sa mère, une belle du Sud intéressée et volage, et Babe Paley, fashion icon new-yorkaise. Hypersnob, Capote fréquentait des “cygnes”, ces ladies who lunch bien habillées, piliers de la haute société new-yorkaise, toutes maquées avec des grandes fortunes.

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en marge

la vague dicos

Audrey Hepburn sur le tournage de Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé,1961) de Blake Edwards

Or Babe Paley n’avait que sa somptueuse garde-robe comme paravent à son chagrin. Fondateur de CBS, Bill Paley, qui avait éloigné ses enfants d’elle, la délaissait pour mieux la tromper. Elle se confia à Truman qui, pour mieux humilier Bill, balança tout dans un des chapitres de La Côte basque, son dernier roman (inachevé) – Babe ne lui pardonna jamais. “Babe était prise au piège. Truman s’arrangerait pour que dans Petit déjeuner chez Tiffany Holly Golightly ne le soit jamais”. La profondeur du film, qu’on range trop souvent au rayon “frivolité”, et du livre, qui dans l’œuvre de Capote sera éclipsé par De sang-froid, tient dans cette quête éperdue de liberté, cette volonté sauvage de ne “pas appartenir”, au risque, parfois, de se perdre. Holly tient aussi de ces milliers de filles de la campagne qui débarquaient à New York pour changer de vie, passaient

un temps par le mannequinat et finissaient par se dénicher un bon parti. L’orpheline Holly, derrière ses tenues glam et ses grands chapeaux, cache un passé tragique – elle a fui à 16 ans un mari qu’elle n’aimait pas et la ville de Tulip, au Texas – et l’amnésie traumatique inhérente à tous ceux qui veulent, un jour, se réinventer : oblitérer ses origines, changer de nom. La question que pose Breakfast at Tiffany’s est plus grave que ce que l’on a bien voulu y voir : de quoi faut-il s’amputer, quand on est d’origine modeste, pour changer de classe sociale, monter dans la société ? Et se faire croire qu’on vit, enfin, dans un rêve… Quel prix à payer ? Nelly Kaprièlian 5e Avenue, 5 heures du matin de Sam Wasson (Sonatine), traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Smith, 238 pages, 25 €

Collection Christophe L/Sonatine

Ils parlent de tout et de rien et pullulent chez les éditeurs. Une mode pour gens pressés ? Si elle ne prolongeait une histoire déjà ancienne, inaugurée au XVIIIe siècle par l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, la vogue actuelle de l’écriture de dictionnaires en tout genre formerait une curieuse obsession du champ éditorial. Si elle était un symptôme, cette déferlante pourrait dire quelque chose de significatif du rapport contemporain au savoir, fragmenté, trop large et complexe pour que les lecteurs n’y perdent pas leurs repères. D’où l’usage pratique et rassurant que les éditeurs confèrent à cet outil salutaire pour gens pressés et soucieux de circonscrire un champ précis grâce à quelques entrées qui en délimitent les frontières. Du Dictionnaire des assassins et des meurtriers par François Angelier et Stéphane Bou (Calmann-Lévy) au Dictionnaire des cultures alimentaires de Jean-Pierre Poulain (PUF), d’American Dream, dictionnaire rock, historique et politique de l’Amérique par Guillemette Faure à Délices d’initiés, dictionnaire rock, historique et politique de la gastronomie par Emmanuel Rubin et Aymeric Mantoux (tous deux chez Don Quichotte), ces dicos s’arriment à des motifs thématiques dispersés, dispensant le lecteur de tout lire puisque la promesse de chaque objet repose sur son éternité supposée et sur la certitude que l’on s’y replongera un jour. Au fait, Michel Fourniret, il avait quoi dans la tête ? Et Guy Georges ? Et Néron ? Et Judas ? Et Patrick Bateman ?… On gardera longtemps près de soi (pas trop non plus, car cela fait peur) les quatre-vingts précieux textes sur les grandes figures de meurtriers, réels et imaginaires, du dictionnaire dirigé par Angelier et Bou. Tentant d’élucider, à travers des approches analytiques distinctes, la manière dont un assassin provoque la stupeur tout en donnant à penser, l’ouvrage, à la fois savant et stylisé, prouve qu’un dictionnaire peut concilier le meilleur de la littérature et de la pensée.

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Ann Beattie Promenades avec les hommes

Luc Pâris

Christian Bourgois, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, 113 pages, 15 €

les anges du bizarre Un recueil de nouvelles irradiantes de beauté macabre, dans la lignée de Sade et Lautréamont. Disparue il y a dix ans, Gabrielle Wittkop n’a pas fini de nous ensorceler.

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abrielle Wittkop fait penser à ces enfants qui aiment torturer les mouches en leur brûlant les ailes. C’est la même pulsion expérimentale et macabre qui commande l’écriture de ses livres. Découverte en 2001 avec Le Nécrophile, journal d’un antiquaire fasciné par les cadavres, la romancière décédée en 2002, dont l’œuvre fait depuis l’objet d’une réédition chez Verticales, ne cesse d’ensorceler par ses intrigues vénéneuses entremêlant sexe et mort. Dans cet ensemble de nouvelles comportant cinq textes, dont deux inédits (“Les Derniers Secrets de Mr. T.” et “Claude et Hippolyte”), il semble que Wittkop n’a jamais poussé aussi loin son art de la cruauté. Ces Départs exemplaires relatent en effet des passages dans l’au-delà : par quelles voies inconscientes et toxiques une poignée de personnages se dirigent inexorablement vers leur mort. Il en va ainsi de la charmante Idalia, jeune fille de la bonne société anglaise, prisonnière d’un château en ruine après une mauvaise chute. Sa longue agonie faite d’attente, de soif et d’hallucinations, jusqu’au dépérissement total, forme le nœud d’“Idalia sur la tour”, nouvelle phare, littéralement époustouflante, de ce recueil. D’autres destins rivalisent en déveine morbide. “Une descente” nous conte l’errance d’un SDF avant qu’il serve de festin aux rats du métro new-yorkais ;

“Les Nuits de Baltimore” accompagne un écrivain soûlard dans ses dernières heures tandis que “Les Derniers Secrets de Mr. T” évoque la fin d’un espion en pleine jungle de Malaisie. La dernière nouvelle, intitulée “Claude et Hippolyte”, brosse quant à elle le portrait de jumeaux hermaphrodites dans le Paris du XVIIIe siècle, monstres sublimes et fortunés égorgés par des brigands. La toile fictionnelle de Wittkop est vaste, attrapant ses proies à travers les cités et les âges. C’est chaque fois le prétexte d’un pastiche savamment perverti, l’auteur empruntant au roman noir américain style Chandler, à la satire victorienne ou encore aux fresques gothiques et parisiennes à la Dumas. Chaque histoire renferme son écrin délétère, où les êtres ont toutes les chances de finir morts et épinglés – à l’image du papillon qui orne la couverture du livre. Plus encore que ces trames diaboliques, c’est le verbe obscur et raffiné de Wittkop qui agit comme un poison violent. Celui-ci tient autant du tropisme sadien que de cette veine maudite de la littérature où s’entrelacent voyeurisme et beauté décadente. Wittkop opère en scientifique du mal : en élaborant ses histoires comme des fictions-laboratoires qui confrontent l’humain à ses maigres moyens de survie. Emily Barnett Les Départs exemplaires (Verticales), 232 pages, 17 €

À New York, les amours toxiques d’un écrivain et d’une étudiante d’Harvard. Un court roman écrit à l’acide. Le nom d’Ann Beattie nous est inconnu. On le découvre ici chapeautant un joli titre galant (en anglais, Walks with Men) qu’un film de Woody Allen version queer n’aurait pas renié. Le cinéaste fait d’ailleurs une brève apparition dans ce court roman d’une centaine de pages, portant sur la liaison houleuse d’une étudiante avec un écrivain vieillissant à New York dans les années 80. Leur histoire débute avec la publication d’une interview de Jane, diplômée d’Harvard, dans le New York Times, sur l’ennui du monde universitaire. Écrivain marié installé à Chelsea, Neil devient son amant et son mentor, entraînant la jeune femme dans une idylle sur fond de manipulation. Promenades avec les hommes tire en partie son charme du fait qu’il convoque toute une mythologie amoureuse – les relations maîtreélève –, dont l’exemple le plus fameux fut la relation entre J.D. Salinger et Joyce Maynard, brillamment rendue par cette dernière dans Et devant moi, le monde en 2010. Ann Beattie dit la fourberie, le mensonge, la perversité constitutifs de ce couple, qu’elle dissèque avec ses armes d’écrivaine (il ne s’agit pas d’un récit mais d’une fiction), faisant passer son ironie acide par la grâce aérienne des mots. Cette grande nouvelle a la complexité des grandes histoires, leur réseau temporel confus d’amour et de supplices. E. B.

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made in Utopia Le condominium comme représentation de la société américaine. Un roman burlesque et névrosé de l’Américain Stanley Elkin, écrivain trop méconnu, mort en 1995. aul Bellow lui donnait Towers” relèvent plus du panoptique du “cher maître”. Robert Coover, que du phalanstère. Les habitants sont Paul Auster ou encore Enrique soumis à des règles strictes et s’épient Vila-Matas font partie de son entre eux, les propriétaires agissent fan-club. Auteur d’une dizaine de romans, comme une mafia – la “Casher Nostra” – de recueils de nouvelles et de pièces et la voisine de Marshall, une quadra de théâtre, l’écrivain américain Stanley blonde et gironde, légèrement érotomane, Elkin est mort en 1995. En France, n’a pas l’air très net. son œuvre tragi-comique, absurde Tout ce petit monde constitue et métaphysique, entre Philip Roth une microsociété, une Amérique miniature. et Samuel Beckett, reste méconnue. “Nous ne sommes pas seulement Elle mérite pourtant le détour. une communauté, nous sommes un ghetto !”, Depuis 2010 et la publication se réjouit le président de l’association de Marchand de liberté, les éditions des résidents. Pas de Noirs, pas Cambourakis permettent de (re)découvrir de Portoricains. Et seulement des vieux. Elkin, sa langue délirante, en roue libre, Une vision plutôt anxiogène du “paradis”. ponctuée de termes yiddish, d’insultes Les situations burlesques (la scène fleuries (comme “résidu de vagin”) d’engueulade dans la chapelle funéraire et d’un mix insolite de jargons et d’idiomes. est un must) exacerbent le sentiment Enfin la possibilité d’une seconde vie de solitude existentielle qui étreint pour Elkin, plus florissante, espère-t-on, Marshall et finalement tous les occupants que celle qui attend Marshall Preminger, des Harris Towers. À la différence anti-héros de La Seconde Vie de Preminger, des voisins du condominium, l’humour court roman paru en 1973 et dernier et le désespoir cohabitent à merveille volet de la trilogie Searches and Seizures. dans le roman de Stanley Elkin. Même si L’existence de Marshall stagne dans l’un finit par l’emporter sur l’autre. Élisabeth Philippe une impasse. “Il avait trente-sept ans. Il était célibataire. Souffrait d’une maladie La Seconde Vie de Preminger (Éditions cardiaque qui l’avait rendu célèbre. Et c’était Cambourakis), traduit de l’anglais (États-Unis) un écolier.” Comprendre : il n’en finit pas par Jean-Pierre Carasso, 160 pages, 18 € de finir sa thèse. Jusqu’au jour où un coup de téléphone lui apprend la mort de son père. Marshall hérite de son appartement, sis dans un condominium – une copropriété – à Chicago. Aboutissement ultime de l’urbanisation et de l’accès à la propriété, le condominium a tout de l’utopie et de la terre promise. Elkin déploie l’allégorie du mythe jusqu’au grotesque. En réalité, les “Harris

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2012 de Roland Emmerich (2009)

si nous sommes ramenés à l’alternative entre le monde et la vie, “c’est le monde qu’il faut choisir”

la faim du monde À l’atmosphère apocalyptique qui définit notre époque, le philosophe Michaël Fœssel oppose la nécessité de réinvestir le monde et tous ses possibles. Lumineux.



a fin du monde, dont les prophètes de l’apocalypse promettent la venue imminente, forme un vieux refrain, un motif récurrent de notre existence inquiète. Comme s’il fallait vivre avec cette injonction paradoxale nous suggérant qu’il ne sert à rien de vivre bien puisque nous courons à notre perte. Si l’ambiance apocalyptique s’est radicalisée dans l’époque contemporaine avec l’accumulation des risques théorisée par Günther Anders (nucléaire, écologique, sanitaire…), il se pourrait que “nous vivions après la fin du monde depuis bien plus longtemps que cela”, suggère le philosophe Michaël Fœssel dans une impressionnante réflexion sur le sens et les angles morts de la raison catastrophiste. “L’acosmisme” (l’absence de monde) caractérise en partie nos existences : or les peurs apocalyptiques se nourrissent de ces “constats de perte en monde”.

“Que faut-il entendre par perte ? Quelle disparition nous menace et de quelle fin faut-il se prémunir ?”, se demande l’auteur qui, de bout en bout d’un livre foisonnant, dense, exigeant, empruntant mille chemins à travers l’histoire de la philosophie (de Kant à Hegel, de Descartes à Blumenberg, de Bergson à Deleuze, de Bourdieu à Esposito…), répond à ces interrogations par une proposition étayée : il faut surmonter la logique du pire de la raison apocalyptique, en produire une critique “sans céder à un quelconque optimisme”. C’est moins la catastrophe comme hypothèse que la survie en acte qui intéresse Fœssel, auteur de livres déjà remarqués sur la raison sécuritaire ou la privation de l’intime. L’auteur constate que, face à l’apocalypse prévisible, la préservation de la vie s’impose souvent comme la seule issue : “Le catastrophisme s’articule

à cette promotion normative du vivant, à la préservation de la vie.” Or si nous sommes ramenés à l’alternative entre le monde et la vie, “c’est le monde qu’il faut choisir”. Ce qui importe, c’est “édifier un monde plutôt que s’abandonner au flux de la vie, choisir l’horizon du possible contre le déploiement automatique du vivant, réinvestir le projet moderne de ‘faire monde’ sans céder au vitalisme sécuritaire”. Contournant stratégiquement le sujet de la catastrophe pour mieux saisir ses effets sur nos existences, le livre articule la question de la catastrophe autour du choix à opérer entre le monde et la vie, qui obéissent à des logiques distinctes : “Là où le monde fait signe vers l’altérité et la pluralité, la vie promeut le même et l’identique.” Plutôt que de réfléchir en termes de force, de puissance ou de flux (idée en vogue), Michaël

Fœssel défend les motifs plus fragiles de forme, de contingence et d’expérience. Sa lecture, autant politique que philosophique au fond, véhicule cette grande idée : “penser la vie sous condition d’un monde”, c’est-à-dire “édifier un espace où les vies ne doivent pas seulement êtres protégées, mais peuvent apparaître comme des commencements authentiques”. Le monde, c’est surtout un champ du possible, une “capacité de se rapporter au présent sur le mode du possible”. Contre le sentiment diffus de dépossession de soi, Michaël Fœssel redessine les conditions d’une émancipation collective : intensifier le sentiment de vivre, c’est restituer nos expériences communes dans des récits, revitaliser nos multiples accès au monde en lui conférant, en dépit des risques et des absences de garanties, des promesses de transformation. Jean-Marie Durand Après la fin du monde – Critique de la raison apocalyptique (Seuil), 294 pages, 23 €

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une malédiction américaine Nouvelle voix du polar américain, Cara Hoffman dessine le portrait de l’Amérique postindustrielle et d’une jeunesse monstrueuse. Une révélation. remier roman, new-yorkaise, à ses hobbies du dimanche (le centre la trentaine : comme Karen Russell de tir) et ses valeurs érodées ou Margaux Fragoso, jeunes (l’Association des vétérans de guerre). romancières remarquées Pauvre et frustrée, obèse en cette rentrée littéraire, Cara Hoffman et réactionnaire : telle est l’atmosphère incarne la relève de la littérature US, empoisonnée – un peu comme ces bien déterminée semble-t-il à s’offrir réservoirs de fumier que continue d’abriter un lifting de choc. À mesure que la ville – qui va engendrer le monstre. cette nouvelle vague s’affirme, elle colonise De celui-ci, on ne dévoilera pas l’identité. des territoires : So Much Pretty inaugure Ce serait en revanche pécher que de ne pas à ce titre une toute nouvelle collection révéler la nature et la logique du mal dont dédiée au roman noir. le lecteur va être témoin, quand So Much Ce genre aux forts relents de testostérone Pretty quitte enfin les rives du crime est ici dominé par les femmes. Elles crapuleux pour embrasser un fait divers sont trois à tirer les ficelles d’une intrigue colossal doté de toutes les épines pétaradante et embrumée : Stacy Flynn, de l’angoisse : une tuerie dans un lycée. journaliste pugnace spécialisée dans Élaboré selon un ingénieux compte les faits divers ; Alice Piper, adolescente à rebours sur plus de dix ans, ce roman surdouée ; et sa mère Claire, médecin outre-noir mesure la lente maturation idéaliste et écolo installée à la campagne. du mal dans un jeune cœur humain. Une quatrième protagoniste se fait entendre : Dans cet intervalle, le plus pur angélisme la défunte Wendy White, serveuse se voit pousser une queue de diable, retrouvée morte au fond d’un fossé, violée et les utopies disparaissent au profit de puis assassinée dans ce trou paumé visions sanglantes et destructrices. et amorphe où va se dérouler l’enquête. Cette thématique entremêlant jeunesse Le charme maléfique de So Much Pretty et mort irrigue bien sûr depuis toujours tient d’abord à un décor bâti dans les replis la fiction américaine, notamment à travers d’une Amérique à l’abandon. Hoffman les romans de Laura Kasischke ou choisit pour cadre une petite ville Steve O’Nan. Cara Hoffman y adjoint postindustrielle vérolée par les usines une nouvelle voix fiévreuse, symptomatique désaffectées et les vieux abattoirs, d’un continent malade. Emily Barnett les mobil-homes de fortune et les fermes bringuebalantes. Haeden est le prototype So Much Pretty (Stock, La Cosmopolite noire), de la cité exclue de la nouvelle économie traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe et Emmanuelle Aronson, 352 pages, 20 € américaine des années 90, accrochée

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Mazarine Pingeot

Maxime Letertre

Jérôme Bonnet

Félicité Herzog

filles à papa Grandies dans l’ombre de deux figures paternelles écrasantes, Mazarine Pingeot et Félicité Herzog tentent de capter un peu de lumière en tuant le père. Un procédé dérangeant.

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on père, cette névrose. Obsessionnelle, s’agissant de Mazarine Pingeot. Sept ans après Bouche cousue, le livre dans lequel elle racontait son enfance cachée, la fille de François Mitterrand nous gratifie d’une nouvelle autopsychanalyse geignarde avec Bon petit soldat. Prétexte : la campagne présidentielle de 2012, qui aurait ravivé ses souvenirs et marqué “le retour du refoulé, le retour de la haine” à son égard. Subtile, Mazarine écrit “vous” et non “je”, parce que “moi’ est un sujet tabou”, note-t-elle sans rire dans cette longue complainte égocentrée et alambiquée. Elle ose la comparaison entre son enfance et celles de Boris Cyrulnik ou d’Aharon Appelfeld, qui a fui les camps pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle, elle devait aller à l’école avec 38 de fièvre parce que personne ne pouvait la garder. Elle a tant souffert d’être “bannie de l’histoire officielle”, puis rejetée par la société tel un bouc émissaire… Aujourd’hui, elle continue à souffrir – on hoquette tant c’est insoutenable –, obligée de porter l’héritage de son père comme un fardeau. Sauf que sans ce legs et sans ce père, personne ne parlerait d’elle ; elle n’aurait

sans doute pas l’occasion de publier ses états d’âme, ni de participer à une émission de télévision dont elle fait la promo au détour d’une note de bas de page ou d’en animer une autre à la radio (bien que ce soit pour elle une “torture “ – on sanglote encore). Dans ce livre particulièrement retors et hypocrite, Mazarine Pingeot s’ingénie à nous faire croire qu’elle est cette fille toute simple qui “prend le métro, habillée en Isabel Marant” et adore faire ses courses chez Auchan, tout en passant son temps à se donner un rôle surdimensionné, imaginant que pendant la campagne tous les regards étaient braqués sur elle. Comme si, finalement, elle n’attendait que ça. Comme si, après avoir grandi dans l’ombre, elle cherchait désespérément, grâce à son livre, à capter encore un peu de cette lumière qu’elle ne doit qu’à son père. Une démarche un rien perverse qui rappelle celle de Félicité Herzog. Comme son patronyme l’indique, elle est la fille de Maurice Herzog, le vainqueur de l’Annapurna en 1950. Directrice de conseil en stratégie chez Areva, elle tente désormais de se faire un nom en littérature en utilisant son père. Plus précisément en l’exécutant de sang-froid – du moins

symboliquement – dans Un héros, son premier “roman”. Maurice Herzog y est dépeint comme un homme libidineux, qui délaisse ses enfants et dîne avec Jean-Marie Le Pen. Un mystificateur qui aurait réécrit l’histoire de son ascension. Paru à la rentrée, le livre a bénéficié d’un accueil médiatique démesuré par rapport à la qualité réelle du texte. Mais la presse se serait-elle autant délectée de ce règlement de comptes sans âme si l’auteur s’était appelée Félicité Duchemol ? Paradoxe dérangeant : elle doit une grande partie de son petit succès à l’homme qu’elle salit. Tuer le père donc, pour enfin occuper la première place sur la photo. Et tant pis si la littérature, que l’on a confondue avec une psychothérapie de comptoir, se retrouve au second plan. Élisabeth Philippe Bon petit soldat de Mazarine Pingeot (Julliard), 216 pages, 19 € Un héros de Félicité Herzog (Grasset), 302 pages, 18 €

la 4e dimension Kafka en Israël

Johnny Depp éditeur

Les manuscrits de Franz Kafka vont être transférés à la Bibliothèque nationale d’Israël, conformément au souhait de Max Brod, son exécuteur testamentaire. Cette décision inquiète des intellectuels comme Judith Butler ou Will Self, lequel craint que cela revienne à “canoniser Kafka comme un saint sioniste”.

L’acteur s’associe à la maison d’édition Harper pour lancer sa collection baptisée en toute simplicité Infinitum Nihil, avec l’ambition de publier des voix “visionnaires”. Premier titre prévu : un livre sur Bob Dylan.

2013, année érotique Après le succès de Fifty Shades of Grey, il faut se préparer à une déferlante de livres porno soft. À la dernière Foire du livre de Francfort, les éditeurs ont pu acquérir les droits de romans éroticozombies (si, si) et de S.E.C.R.E.T., histoire de veuves joyeuses et cochonnes, annoncé comme le prochain best-seller.

rencontre avec Santiago H. Amigorena L’écrivain sera à la librairie Les Cahiers de Colette pour évoquer son dernier roman, La Première Défaite (P.O.L), récit envoûtant des cinq années d’enfer qui suivirent une rupture amoureuse. le 26 octobre à 18 h 25, rue Rambuteau, Paris IVe, www.lescahiersdecolette.com

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Calvo Les Aventures de Rosalie Gallimard, 40 pages, 20 €

bla bla Blast Grosse déception : Manu Larcenet se fourvoie dans un récit touffu et arrogant. Où est passée sa belle finesse d’antan ?



last ne manque pas d’ambition. Ces six cents pages de témoignage d’un meurtrier présumé, obèse et considéré comme fou, recueilli par les deux inspecteurs qui l’ont interpellé, se veulent une leçon de vie plus ou moins philosophique, affectée cependant d’un trop-plein de pathos. Deuil d’un père mort des suites d’une longue maladie, culpabilité d’avoir tué un frère dans un accident de voiture, internements multiples en asile suite à plusieurs tentatives de suicide, viol avec violence, et surtout quête éperdue du “blast”, cette espèce d’éveil régressif et en couleurs dans un monde complexe et en noir et blanc… aucune adversité n’est superflue dès qu’il s’agit d’exalter la souffrance. D’où l’indigestion, face à autant d’effets graphiques, d’accidents dramatiques, de discours plus ou moins moralisateurs et de coups d’éclat esthétiques voués à l’affliction, bouton du volume tourné à fond. Une accumulation qui déborde dès le premier accident, où la mort se dessine en multiples hachures insistant sur

la cage thoracique anémiée d’un père agonisant, lui-même représenté comme un oiseau au long bec, unique animal dans un monde d’hommes, allégorie franchement trop appuyée d’une relation destructrice. De la même manière que, dès les premiers échanges, la supériorité professorale du prévenu sur les policiers préfigure une accusation plus ou moins à tort lors d’un rebondissement final inévitable. Car ce que cherche à démontrer le héros, de manière péremptoire, c’est que la vie est plus complexe que ne le pense le commun des mortels, cette civilisation bêtement normée, hygiéniste et lisse, qui se goure sur toute la ligne. Un sermon d’autant plus désagréable que cet obèse marginal, dépressif mais sage, est un peu artiste sur les bords, et que les dessins en couleurs du fameux “blast” sont réalisés par les enfants de l’auteur. Clairement, le leitmotiv du récit, à savoir que certaines épaisses couches de graisse masquent souvent une insondable finesse, ne se vérifie pas ici. Stéphane Beaujean

Publiées en 1946, les aventures délirantes d’une automobile au début du XXe siècle. En 1944, Calvo (1892-1958) révolutionnait la bande dessinée avec La bête est morte. Plus de quarante ans avant la publication de Maus d’Art Spiegelman, ce pionnier français de la BD, mentor d’Uderzo, y racontait toute l’horreur de la Seconde Guerre mondiale en mettant en scène des animaux. En 1946, Calvo met de côté la spécialité dans laquelle il excelle, la BD animalière, pour créer Les Aventures de Rosalie, récit dans lequel l’héroïne est une voiture “anthropomorphisée”, la Rosalie de Citroën. Gaie et pleine de vie, accompagnée d’une joyeuse bande d’outils, Rosalie vit des aventures dignes d’une jeune fille délurée de la Belle Époque, jusqu’en 1914, où elle décide de participer à l’effort de guerre et de partir aider sur le front. Sous la plume déliée de Calvo, clés anglaises, meules, crics et autres tournevis prennent vie de façon délirante. Dans un tourbillon de trouvailles graphiques et de mise en page innovantes, de détails hilarants et de jeux de mots malins, Calvo invente un univers tout en mouvement et en vitesse, proche de la folie des Silly Symphonies de Walt Disney, confondant de modernité. Une véritable débauche de liberté, d’énergie et de fantaisie. Anne-Claire Norot

Blast, volume 3 (Dargaud), 204 pages, 22,90 €

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Orlando Rocha dans Kharbga, jeu de pouvoir, chorégraphieHafizDhaou

Suzy Bernstein

réservez Mettre en scène Programmation toujours au top pour le festival rennais, avec des créations (Thomas Ostermeier et Mort à Venise de Thomas Mann, Stanislas Nordey avec Living! sur des textes de Julian Beck et Judith Malina) et des invités internationaux de haut vol (le chorégraphe Va Wölfl de Neuer Tanz présente Ich sah : Das Lamm, et l’Américain Daniel Linehan, Gaze Is a Gap Is a Ghost). du 7 au 24 novembre au TNB de Rennes, tél. 02 99 31 12 31, www.t-n-b.fr

Automne en Normandie Une 7e édition (la première sous la direction de Robert Lacombe) qui décline en musique, danse et théâtre la thématique “Devant l’Histoire” et rassemble avec la même exigence de création la Cie malienne BlonBa, Arthur Nauzyciel, Rachid Ouramdane, Christian Rizzo, ainsi que des découvertes, tel l’Irakien Mokhallad Rasem. du 8 au 30 novembre tél. 02 32 10 87 07, www.automne-en-normandie.com

à la pointe de l’Afrique De Soweto à Johannesburg, la 9e édition de Danse l’Afrique danse ! a délaissé l’esprit de concours pour celui de la rencontre. Un temps fort pour élaborer les projets et collaborations de demain.



our qu’un symbole soit actif, il doit s’ancrer dans le réel. C’est le cas du Soweto Theater, premier édifice construit dans un quartier en rénovation de Soweto, inauguré en mai 2012, qui sera bientôt entouré d’écoles, de commerces et de maisons. Inscrire la culture au cœur du township qui lutta contre l’apartheid en Afrique du Sud est un acte fort décidé par l’ancien maire de Johannesburg, Amos Masondo, né à Soweto. C’est là que la compagnie Via Katlehong Dance a inauguré le 28 septembre la biennale Danse l’Afrique danse ! avec Nkululeko. Dans un mélange étourdissant de tap dance, de pantsula, née dans la rue, de step et de gumboot, créée par les mineurs et rythmée par la frappe des mains sur leurs bottes de caoutchouc,

les danseurs rendent hommage, au cœur du spectacle, aux victimes des récentes manifestations en Afrique du Sud. Le ton de cette 9e édition est donné : le regard des artistes sur le réel sous-tend et impulse les formes proposées. Particulièrement celles portées par DeLaVallet Bidiefono et Boris Ganga Bouetoumoussa (République du Congo), Faustin Linyekula (République démocratique du Congo), Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek, Radhouane El Meddeb (Tunisie) et Lucky Kele ou Mamela Nyamza (Afrique du Sud), aux esthétiques diverses mais ayant toutes en commun une intensité formelle saisissante. Itinérant depuis sa création en 1995, Danse l’Afrique danse ! s’est déplacé de l’Angola à Madagascar, de Paris à Tunis et à Bamako. Le festival voyage aussi en

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la plupart des spectacles tournent plus souvent en Europe ou aux États-Unis que sur le continent Afrique du Sud, où la programmation se partage entre Johannesburg – Dance Factory, Market Theatre, Wits Art Museum – et Soweto. Comme un serpent fait sa mue, cette édition marque un tournant en abandonnant le concours au profit d’une programmation mêlant artistes reconnus et jeunes créateurs, pour offrir un panorama de l’art chorégraphique africain qui permette au public comme aux compagnies de voir des spectacles qui tournent plus souvent en Europe ou aux États-Unis que sur le continent. On en revient au symbole : les conditions de création dans plusieurs pays d’Afrique sont difficiles, voire inexistantes, ce dont témoignent les danseurs lors des rencontres professionnelles de la biennale. Danse l’Afrique danse ! n’est alors plus seulement le tremplin qui permit de découvrir des chorégraphes ensuite régulièrement invités sur nos scènes, elle constitue désormais un temps fort de rencontres entre artistes d’où naissent de belles collaborations, à l’image cette année de deux propositions marquantes. Le Sud-Africain Boyzie Cekwana et le Mozambicain Panaibra Canda Gabriel osent dans The Inkomati (dis)cord, du nom du pacte de non-agression signé en 1984 entre leurs deux pays, une chorégraphie où le discours politique, lénifiant, se heurte à l’énergie dévastatrice des corps. Interprétée par quatre danseurs à la fureur de vivre communicative et à l’humour corrosif, dont une femme sans jambes à l’agilité stupéfiante, la pièce est d’ores et déjà programmée aux prochaines Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis. Quant à Wake up, l’étape de création proposée par le Congolais Florent Mahoukou et le Sud-Africain Gregory Maqoma, où langues zulu et kikongo exhortent ensemble au réveil des peuples et des consciences dans une partition gestuelle d’abord tendue, à l’horizontale du plateau, puis survoltée et emplissant tout l’espace, elle aiguisait notre appétit, à mi-parcours de la biennale, d’assister prochainement à l’étape finale de sa création. En attendant, on retrouvera en novembre Gregory Maqoma au festival Instances de Chalon-sur-Saône, aux côtés de Nelisiwe Xaba et Dada Masilo, précédentes révélations de Danse l’Afrique danse !. Fabienne Arvers Danse l’Afrique danse ! 9e édition, compte rendu

côté jardin

le conte est bon Et si le conte de fées chorégraphique avait encore quelque chose à nous dire ? Les puristes de tous bords vont sans doute s’étrangler, mais force est de constater qu’en ces temps frileux le conte de fées est bel et bien le miroir de notre société. Entendons-nous, il ne s’agit pas de la version acidulée que le ballet classique prise encore et toujours au XXIe siècle, mais de la relecture de chorégraphes majeurs, à l’image de Maguy Marin et son Cendrillon, presque 30 ans d’âge et pas une ride. La “faute” sans doute aux masques que Maguy fit porter aux danseurs du Ballet de Lyon à l’époque – non sans mal. Dans une époque où Photoshop, Botox et antirides font bon ménage, son héroïne donne dans le burlesque décontracté. Cendrillon, oui, mais avec quelques velléités d’en découdre avec le présent. Giselle, petite sœur d’infortune académique, dans une version mémorable de Mats Ek, finit, elle, à l’asile en camisole après le lâchage en règle de son prétendant de prince. Pas si loin du cauchemar moderne d’une Loana rescapée (?) du Loft. Pour cette Giselle, seule la danse au bord du gouffre est une alternative à la folie rampante. Quant au Lac des cygnes, devenu Swan Lake, de Dada Masilo, il se coltine l’homophobie – le prince est gay – et le racisme sous-jacent d’une danse plus blanche que ses tutus. Il fait bon se regarder dans ces portraits déformés de nos existences qui en disent, joli paradoxe, plus long que bien des spectacles contemporains à messages. De plus, ces ballets rentre-dedans plaisent aux jeunes. On ne saurait trop recommander ces histoires à dormir debout à leurs parents. Swan Lake chorégraphie Dada Masilo, jusqu’au 28 octobre au musée du Quai Branly, Paris VIIe Cendrillon du 29 novembre au 1er décembre au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe, du 6 au 8 décembre à Créteil, du 13 au 15 à Saint-Quentin-en-Yvelines

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de Samuel Beckett, mise en scène Alain Françon Serge Merlin drôle et sarcastique à souhait dans ce classique beckettien. “Bobiiine !” Le mot résonne comme un sésame pressant. Une invocation joyeuse, presque sensuelle, émise par un vieux garçon qui dans un rituel éminemment privé s’emploie à dérouler le film de son passé. Les bobines en question sont des bandes magnétiques. Penché au-dessus du magnétophone, l’homme écoute sa voix enregistrée des années plus tôt. Auparavant, il a épluché et mangé quatre bananes extraites d’un tiroir. Tel est ce Krapp imaginé par Beckett dans La Dernière Bande, dont Serge Merlin donne dans cette mise en scène impeccable d’Alain Françon une interprétation tout en nuances, faite de joie et de sarcasmes. Penché sur son passé matérialisé par le magnéto, il est à la fois spectateur et acteur de sa propre vie, avec l’irritation, mais aussi le plaisir, que cela engendre. Cheveux en bataille, Merlin offre des moues qui en disent long, des sursauts de rage aussitôt contenus, des sourires rêveurs… Il a surtout la capacité de stopper d’un coup la bande. De revenir en arrière ou d’aller en avant en quête d’un souvenir précis. On ne se lassera jamais de la joie d’entendre ce texte porté par un acteur immense. Hugues Le Tanneur

Dunnara Meas

jusqu’au 16 novembre au Théâtre de l’Œuvre, Paris IXe, www.theatredeloeuvre.fr

Bernd Uhlig/La Monnaie

La Dernière Bande

lointain souvenir de la peau Sous le signe d’une danse de mort vénéneuse et splendide, l’inoubliable montée aux enfers de Lulu dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski.



assé le choc ressenti à la première de Lulu d’Alban Berg à la Monnaie de Bruxelles, d’une splendeur ténébreuse, où théâtre, musique, danse et vidéo vibraient à l’unisson pour accompagner le voyage intérieur d’une femme livrée au pouvoir des hommes, on souhaite dédier cet opéra aux deux jeunes filles victimes de tournantes dans les sous-sols d’une cité de banlieue parisienne. Car s’il y a quelque chose de fatal chez Lulu, cette femme à la fois libre et victime de la domination masculine, c’est bien l’usage qu’en font les hommes. Il n’est pas anodin que la mise en scène de Krzysztof Warlikowski s’ouvre sur la vision d’une ménagerie de bêtes sauvages empaillées pour finir sur une double scène de crime, celle de Lulu et de son amie la comtesse Geschwitz, annonçant sa décision de partir étudier le droit des femmes avant que Jack l’Éventreur ne lui plante un couteau dans le ventre. Si Lulu a le plus souvent été peinte sous les traits d’une séductrice qui périt par là où elle a péché, ici c’est l’image d’une enfance assassinée, rêve et destin confondus, qui couve sous la lave d’une sexualité tout à la fois asservie et revendiquée. Complexe. Tout comme la composition dodécaphonique de l’opéra d’Alban Berg dirigé avec éclat par Paul Daniel, chaque élément mis en jeu sur le plateau concourt à révéler la structure d’ensemble et la logique de leur agencement. L’omniprésence des enfants, petits rats

d’opéra en tutu, rêveurs aux jambes levées sur leur lit, rappelle la persistance d’un âge révolu dont les songes continuent de hanter l’adulte. Ce que résume ainsi Russell Banks à propos de son roman Lointain souvenir de la peau : “N’ayant plus de peuples à coloniser, nous avons colonisé nos enfants.” Lulu se rêvait en ballerine, interprétant Odile dans Le Lac des cygnes. Plutôt que de montrer sa chute, Krzysztof Warlikowski nous la montre au sommet de son art, et dédoublée. Époustouflante, terrienne et solaire, Barbara Hannigan chante avec la puissance d’un fauve qui rugit, en dessous chics et juchée sur pointes, comme un désir qui colle à la peau, tandis que la danseuse Rosalba Torres Guerrero, de la Compagnie Rosas, donne corps au Cygne noir dans des solos inoubliables de grâce et de fragilité, de dénuement et de vulnérabilité. Alwa, alter ego d’Alban Berg dans ce qui fut son ultime opéra – inachevé –, dit à Lulu “Je sens ton corps comme une musique”, et en égrène chaque partie avec son équivalence musicale. C’est à cette impossible totalité de l’amour que nous assistons, fascinés et impuissants, et à son terme inévitable : la mort de l’amour, en équilibre instable avec l’amour à mort. Fabienne Arvers Lulu opéra d’Alban Berg, direction musicale Paul Daniel/Michael Boder, mise en scène Krzysztof Warlikowski, jusqu’au 30 octobre au Théâtre de la Monnaie/De Munt de Bruxelles, www.lamonnaie.be

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pense-bêtes

vernissages

Moustiques, escargots, fourmis, souris… Michel Blazy accueille au sein même de ses œuvres le règne animal : on est bien.

Fiat flux – La nébuleuse Fluxus 1962-1978 Après le MAC de Lyon, c’est au tour du musée d’Art moderne de Saint-Étienne de rendre hommage à Fluxus, mouvement international et pluridisciplinaire dont on fête cette année les 50 ans. à partir du 27 octobre au musée d’Art moderne de Saint-Étienne Métropole, www.mam-st-etienne.fr

Loris Gréaud Alors que The Snorks, son film aquatique avec Charlotte Rampling et David Lynch en guest-stars, vient de sortir en salle, Loris Gréaud expose à la galerie Yvon Lambert une nébuleuse de verre, étrange sculpture réalisée à partir de cadenas sectionnés sur le pont des Arts et de sombres tableaux qui condensent les résidus de ses œuvres passées. jusqu’au 5 décembre à la galerie Yvon Lambert, Paris IIIe, www.yvon-lambert.com

Courtesy Frac Île-de-France/Le Plateau, photo Martin Argyroglo

Lâcher d’escargots sur moquette marron, 2009



u printemps dernier, quelques jours avant l’ouverture de la Documenta (13), la commissaire américaine Carolyn ChristovBakargiev avait créé la polémique dans les colonnes du Süddeutsche Zeitung. Au-delà d’une sombre histoire de tomates, de chiens et de femmes – la faute à cette citation reprise à tout-va par les éditorialistes : “Il n’y a aucune différence fondamentale entre les femmes et les chiens, ni entre les hommes et les chiens. Il n’y en a pas non plus entre les chiens et les atomes qui constituent mon bracelet. Je pense que tout a sa culture. La production culturelle d’un plant de tomates est la tomate” –, il s’agissait pour cette féministe et écologiste convaincue de réfléchir, notamment par le biais de l’art, à une alternative à l’anthropocentrisme encore massivement de mise aujourd’hui. Il n’existe “absolument aucune différence” entre l’art humain et les productions des animaux, notait-elle en substance dans ce quasi-manifeste : “Construire une ruche a aussi un sens

supérieur (…) et quand vous regardez pourquoi les hommes des cavernes peignaient, cela ne se différencie pas fondamentalement de la raison pour laquelle l’araignée tisse sa toile. C’est une question de survie, de nourriture et de plaisir.” L’exposition de Michel Blazy, actuellement au Plateau, ne dit pas autre chose, qui fait de l’homme, du visiteur en l’espèce, un maillon parmi d’autres de la grande chaîne, et ce au propre comme au figuré, lui qui confond avec délectation les figures du spectateur et du consommateur et fait de nous des cobayes volontaires. L’œuvre la plus parlante étant sans conteste le bien nommé Circuit fermé, conçu spécifiquement pour cette exposition jubilatoire et généreuse intitulée Le Grand Restaurant. À l’intérieur d’une cage de verre qui ouvre sur la rue comme sur l’espace d’exposition, deux spectateurs ayant préalablement passé commande s’attablent autour d’un carpaccio de bœuf. Dans ce laboratoire miniature, des centaines

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encadré

revues relues De nouveaux magazines d’art émergent avec des airs de déjà-vu et de belles idées.

de moustiques, émoustillés par la couleur rouge omniprésente, la chaleur ambiante et les bacs d’eau stagnante, s’en donnent à cœur joie et vampirisent à leur tour nos deux cobayes. La boucle est bouclée : “l’homme (volontaire) mange un carpaccio – une façon très civilisée de manger de la viande – pendant que les moustiques se nourrissent de son sang. Le sang voyage vers l’homme et revient à l’animal. Ainsi, ce désagrément est un juste retour, et un don de vie à l’insecte”, expliquait Blazy dans une interview donnée au Quotidien de l’art. En marge de cette implacable démonstration, le reste de l’exposition interroge, plus discrètement, la mécanique bien huilée de l’écosystème dans lequel nous vivons mais dont nous avons perdu la perception. Ses Tables autonettoyantes, par exemple, mettent en scène les restes d’un petit déjeuner méticuleusement absorbés par une armée de fourmis ; plus loin, ce sont les escargots ou les souris qui font œuvre, “drippant” ici sur d’immense pans de moquette, à la manière d’un Pollock dont la palette aurait viré au translucide, grignotant ailleurs des paysages miniatures faits de crème au chocolat et de chapelure, présentés ensuite au mur comme des tableaux abstraits. L’exposition se conclut par une grotte pénétrable réalisée selon un protocole simpliste, un jeu d’enfant : du coton, des lentilles et un peu d’eau. Évolutive, c’est-à-dire périssable ou biodégradable comme la plupart des œuvres de Michel Blazy (c’est là aussi une des données essentielles de son travail), la sculpture grossit au fil de la germination des graines.  L’exposition elle-même change de visage au cours des semaines et de l’état d’avancement des œuvres. Une façon de prendre en charge, au sein du champ de l’art, ces variables écologiques que sont le temps et le développement durable, et d’inclure dans ce fragile édifice les institutions culturelles elles-mêmes, et le Plateau au premier chef, centre d’art et Frac combinés, qui fête cette année son dixième anniversaire. En préambule de l’exposition, c’est un gâteau pourrissant mais toujours serti de son indétrônable bougie que Michel Blazy a offert au Frac Île-de-France. Claire Moulène Le Grand Restaurant jusqu’au 18 novembre au Plateau, Paris XIXe, www.frac-idf.fr

Plus de cinquante ans après son ultime livraison, la revue Cahiers d’art, créée en 1926 par le critique Christian Zervos, renaît de ses cendres sous l’impulsion d’un collectionneur suédois et de ses deux nouveaux rédacteurs en chef, le critique d’art Hans Ulrich Obrist et le directeur de la Fondation Beyeler, Samuel Keller. Richement illustré, avec une qualité d’image assez proche de la perfection, cette 36e édition tardive et (onéreuse) reprend à son compte la stratégie monographique des premiers numéros avec un focus important sur l’œuvre d’Ellsworth Kelly (soixante pages en tout) et des contributions inédites de figures de proue de la nouvelle avant-garde : Cyprien Gaillard et Adrián Villar Rojas. Avant eux, et dans un format autrement plus expérimental, le collectif 2.0.1, sous la houlette du jeune historien de l’art François Aubart et des graphistes Coline Sunier et Charles Mazet, imaginait cinq occurrences dédiées à la recherche en art. Particularité de cette publication ? En fonction de leur contenu (le premier opus était consacré aux contraintes, le troisème aux pratiques de l’image, le suivant à la bibliophilie), chaque numéro épousait les contours d’une autre revue pré-existante et ultraspécialisée dont il détournait le sens et les codes graphiques. Parmi les périodiques ainsi vamipirés : Science et nature, la Revue historique de droit français et étranger ou encore une numérisation par Google Books des Archives du bibliophile, ou Bulletin de l’amateur des livres et du libraire, Vol. 1-3 datées de 1860. Depuis, c’est à une autre revue, sans ancrage particulier , et au titre imprononçable, que se consacre la petite bande. Le troisième numéro vient de sortir Cahiers d’art 36e année, n° 1 2012, 60 €, www.cahiersdart.fr revue www.bat-editions.net

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L’artiste Leigh Ledare photographie sa mère depuis des années : Mom with Wrist Brace,2008

Courtesy of the artist, Pilar Corrias, London and Office Baroque, Antwerp

sur les murs, il est question de femme, de mère, de fille, de matrice…

dans la maison Une expo hors norme, très psychanalytique, avec un roman à clés : on a trouvé “la mère cachée” dans un atelier du XVIe arrondissement parisien.



e n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi”, avoua en 1984 l’écrivain Alain Robbe-Grillet, lui qui avait été considéré comme le chef de file d’une littérature impersonnelle et objective. Question : et si les commissaires, mis en avant dans le système de l’art mais qui cachent souvent leur moi derrière le concept de l’expo et les œuvres des artistes, ne parlaient jamais, eux aussi, que d’eux-mêmes ? C’est en tout cas le parti pris adopté par Estelle Benazet et Sinziana Ravini, qui ont monté dans un lieu un peu à part une exposition à forte dose (auto-)psychanalytique : The Hidden Mother, “La Mère cachée”. 

Ça se passe donc dans une maison privée, l’Atelier Rouart, dans le XVIe arrondissement. Avant qu’elle soit habitée par l’écrivain Paul Valéry, la peintre Berthe Morisot y installa ses enfants. Sur plusieurs étages, de la cave au salon en passant par la cuisine, les deux curatrices ont investi les lieux, installé un divan de psy, posé de “petits objets transitionnels” donnés par les artistes dans la bibliothèque, et surtout occupé les murs avec des œuvres où il est question de femme, de mère, de fille, de matrice… “Il y a la mère inconsciente, il y a la mère cachée, latente, et puis la mère non reconnue, ou inconnue, inquiétante, étrangère, ou au contraire trop familière,

la mère femme, la mère qui enfante, l’enfant dans la mère, la mère morte, la mère violée, la mère violente… Je me perds dans ce catalogue”, commente avec justesse le psy François Ansermet. C’est Orlan, posant en grande Grande Odalisque d’Ingres (1977) ou brodant sur des draps des recommandations maternelles. Ce sont les troublantes photos anciennes, retouchées, d’Agnès Geoffray, entre hystérie féminine et “inquiétante étrangeté”… Avec Leigh Ledare, photographe auquel le Wiels de Bruxelles consacre actuellement une grande rétrospective, la mère cachée est surexposée : depuis des années, le fils shoote obsessionnellement sa mère, ancienne danseuse classique devenue stripteaseuse, sous tous les angles – notamment sexe nu, jambes écartées, et jusque dans ses ébats sexuels avec ses jeunes amants. Plus faible par endroits, sans doute à force d’être illustrative, à l’image du mauvais mandala de petites culottes rouges composé par l’artiste Pilar Albarracín, l’expo s’accompagne d’une pièce adjacente et pourtant maîtresse : un roman-exposition, distribué gratuitement aux visiteurs. J’aime ces objets littéraires qu’on nous donne parfois à lire dans les galeries ou centres d’art. Ici, c’est un curieux roman écrit à deux, composé de plusieurs entités. D’abord des séances de psychanalyse collective où chaque curatrice parle des œuvres et d’elle-même. Puis suivent des essais d’autopsy sauvage. Et enfin deux récits où chacune va retrouver sa mère, l’une partie faire du shopping, l’autre devenue religieuse en Roumanie. L’expo n’est pas l’adaptation du roman, le roman n’est pas le script de l’exposition, mais l’un et l’autre se regardent de biais et forment un petit nœud de récits et d’images. Presque un complexe. Jean-Max Colard The Hidden Mother jusqu’au 17 novembre, les mercredis et samedis, de 14 h à 18 h, à l’Atelier Rouart, 40, rue Paul-Valéry (code AB012, puis AB55), Paris XVIe et aussi Leigh Ledare, jusqu’au 2 décembre au Wiels, Bruxelles, www.wiels.org

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une télé de plus en plus net En produisant un nombre croissant d’œuvres hybrides en ligne, l’équipe des Nouvelles Écritures de France Télévisions, pilotée par Boris Razon, redonne un souffle créatif à un média perdu en rase campagne.

 T

out ne va pas si mal à France Télévisions, malgré la crise financière et l’échec de quelques programmes stratégiques de la rentrée (Anne Roumanoff…) : l’innovation numérique en marche lui confère une audace inédite, bien que discrète. Si Arte reste sur ce front un diffuseur à l’avant-garde, pour avoir anticipé l’importance de ce nouvel espace créatif (lire p. 116), France Télévisions a enfin pris la mesure de ce basculement culturel et industriel dans le monde de l’audiovisuel. “Identifier et rencontrer les nouveaux usages” qui caractérisent les nouveaux médias : la première mission de Boris Razon, directeur des Nouvelles Écritures à France Télévisions depuis un an et demi, passe aujourd’hui à un stade supérieur, en lançant en production de nombreux projets “transmédias”. Des œuvres hybrides, mêlant médias, genres et récits pour dire le monde différemment, selon des modes narratifs réinventés. De plus en plus de webfictions font leur apparition : Les Opérateurs, websérie caustique sur le monde de l’entreprise

disponible sur Studio 4.0, première plate-forme dédiée à la webcréation lancée par France 4 et les Nouvelles Écritures ; Pause emploi, une autre websérie sur le quotidien d’une agence pour l’emploi aux méthodes curieuses ; VRP, sur un représentant pour agence de voyages… Mais aussi des webdocs : B4, fenêtres sur tour, sur la vie d’un immeuble ; Nos guerres d’Algérie, sur les traces du conflit au sein de familles ; Geopolis, reportage au cœur de la révolte syrienne à Homs ; La campagne à vélo, un tour de France durant la dernière campagne électorale… Et encore des “expériences narratives” comme Défense d’afficher, parcours interactif dans le monde du street art (lauréat 2012 du prix France 24-RFI du webdocumentaire), ou même des magazines plus classiques à la télé, comme Le Vinvinteur, exploration maligne de l’univers du web chaque dimanche sur France 5 à 20 heures. Parmi les 250 projets qu’il reçoit par an, Boris Razon ne peut en produire qu’une vingtaine (il dispose d’un budget de 4 millions d’euros). Deux d’entre eux

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au poste

mêler médias, genres et récits pour raconter le monde différemment

The End de Laetitia Masson, créationm ultimédia bientôt en ligne

lui tiennent particulièrement à cœur : Anarchy, une fiction d’anticipation qualifiée d’“ARG” (Alternative Reality Game, enchevêtrant le web, la télé et les seconds écrans, mobiles et tablettes) où l’internaute participe à l’écriture d’une sorte d’utopie sociale et de thriller politique, consistant à vivre avec 35 euros par semaine ; et The End, une création multimédia écrite et réalisée par la cinéaste Laetitia Masson sur le thème de l’engagement politique et citoyen, entre fiction et documentaire (en ligne d’ici la fin de l’année). Pour l’équipe des Nouvelles Écritures, constituée de cinq personnes, il s’agit d’être “à l’avant-poste du dialogue” avec les nouveaux usagers de la “post-télé”, de comprendre la grammaire de cette langue qui s’invente sur le web. “Nous travaillons aux confins des différents médias pour tenter de proposer des narrations originales, plus riches, touffues et complexes, mais aussi plus engageantes pour l’audience, souligne Boris Razon. Peu importe le genre – fiction, documentaire, magazine, divertissement, animation, information –, seule compte l’expérience.” C’est-à-dire penser d’abord à l’utilisateur, le mettre au centre d’une narration reconfigurée à la fois dans ses intentions, ses dispositifs, ses règles et ses multiples écrans. Ce n’est pas un hasard si ces Nouvelles Écritures sont aujourd’hui pilotées par des journalistes sensibles dès le début des années 2000 aux transformations

numériques : outre Boris Razon, David Carzon (Arte) et Joël Ronez (aujourd’hui à Radio France) incarnent aussi ce souffle créatif dans l’espace audiovisuel hexagonal. Boris Razon s’est frotté au journalisme numérique en animant le site du Monde de 2000 à 2011, avant d’arriver à France Télévisions. “L’inventivité que je constate dans le domaine naissant des œuvres numériques m’évoque le début de l’information sur le web : j’ai le sentiment d’assister à un même tournant, à une même ivresse”, indique-t-il. D’ailleurs, de plus en plus d’auteurs, de scénaristes interactifs, de designers, de développeurs et de boîtes de production émergent sur un marché en train d’inventer ses propres frontières. Ils n’ont pour la plupart jamais travaillé pour la télévision, ce média old-school, même si leur créativité vise moins à annuler son existence qu’à en élargir les potentialités. La télé n’est pas morte, elle se réinvente à partir du principe de l’extension de son langage et de la connexion avec les autres supports. La série documentaire Manipulations, déclinée en version web l’an dernier, constitua l’un des premiers exemples de cette amplification télévisuelle, comme l’indice d’une possibilité de regarder de deux manières différentes un même contenu. Convaincu lui aussi, comme le répètent ses directeurs et collègues Bruno Patino ou Éric Scherer, que “nous passons d’une audience de masse à une audience de communauté”, Boris Razon espère “créer des communautés nouvelles” avec les internautes que sont devenus les téléspectateurs. L’expérimentation reste sa ligne directrice, son “curseur principal”. Pour lui, comme pour David Carzon (avec Zazon dans Le Vinvinteur, les étranges allitérations en “zon” caractérisent la famille numérique !), ces projets hybrides reconfigurent les règles de construction narrative et de circulation au cœur des récits audiovisuels et des médias eux-mêmes, aux frontières éclatées. Avec Razon, la télé ne sera plus rasoir. Jean-Marie Durand lire aussi p. 116

touche pas à ma posture Sur D8, Cyril Hanouna pousse la joie jusqu’à la béatitude, dans le bruit et la fureur. Bonjour tristesse. Sur l’échelle des “valeurs” télévisuelles 2012, Cyril Hanouna incarne un modèle absolu, que les chaînes s’arracheraient si D8 n’avait déjà mis la main dessus. Parce qu’il réactive les codes de l’animateur rêvé (bonne humeur, empathie, sens de la camaraderie et de la gentille déconne…) tout en les mettant au goût du jour des années 2010 (l’hystérie, le rire gras, la régression infantile…), beaucoup misent sur son bagout pour mettre le feu aux plateaux télé gelés. Avec Cyril Hanouna, entouré de chroniqueurs boostés dans l’émission quotidienne Touche pas à mon poste, la télé fait plus que rire d’elle-même : elle s’esclaffe, elle pouffe, elle glousse de ses propres facéties, avec bruit et fureur. C’est pour cela qu’Hanouna est aimé ; c’est aussi pour la même raison qu’il plonge dans un abîme de perplexité ceux qui restent extérieurs à sa fureur qu’Arthur, Dechavanne et Nagui réunis ne pourraient même pas égaler. Dans le dernier numéro du magazine Philosophie (nouvelle formule), Pierre Zaoui salue la philosophie spinoziste de la joie en précisant que, “sur le chemin qui mène à la grande joie de l’esprit et du corps, il faut apprendre aussi, parfois, à être triste, au moins pour se protéger des joies excessives ou narcotiques qui finissent si souvent par nous rendre plus tristes encore”. La joie extravagante de Cyril Hanouna et de tous ses nombreux apôtres cathodiques est à la mesure de la loi dominante à la télé dont la raison d’être se plie à cette exacerbation de plaisirs artificiels. Qu’elle soit sincère ou purement d’apparat, cette bonne humeur peut rendre triste par le fait même d’exclure de son théâtre les spectateurs rétifs aux horizons un peu bêtes de la béatitude.

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Miquel Dewever-Plana/Agenve VU’

Alma sur tous les fronts Une jeune femme prénommée Alma raconte sa “vie folle” dans un gang ultraviolent du Guatemala. Un documentaire choc diffusé par Arte, décliné et enrichi sur le net. la pointe du webdoc considéré comme un des mortes) des lieux que (le pionnier Prison pires au monde, le Barrio 18 fréquentent les membres Valley de David (ou Mara 18), à l’instar de la clica (le gang) d’Alma, Dufresne et Philippe de son rival d’origine par des photos de Miquel Brault en 2011), Arte salvadorienne, le MS13 Dewever-Plana et propose une nouvelle (Mara Salvatrucha), qui a des dessins plus explicites formule multimédia à partir fait l’objet d’une fiction d’Hugues Micol sur leurs d’un sujet donné. Pour assez proche de la réalité, tristes vies criminelles. découvrir et explorer Sin nombre, de Cary Il apparaît de manière la confession d’Alma, jeune Fukunaga. Sur le même évidente que le documentaire femme de 26 ans qui fut, sujet, ne pas oublier télé est plus un sousde 14 à 19 ans, membre La Vida loca, docu tourné au produit du webdoc que d’un sanguinaire gang Salvador dont le réalisateur le contraire. On se rend de rue à Ciudad Guatemala, français, Christian Poveda, compte que les photos et on a accès à des applications fut assassiné. interludes sont des entrées iPad, Android et à un Ici, l’essentiel du vers d’autres ramifications webdoc sur Arte TV, en plus documentaire télé est documentaires du récit, du docu classique diffusé constitué du récit des années dont on n’aura qu’un sur la chaîne le jeudi d’horreur d’Alma, filmée aperçu succinct à la 1er novembre. Un livre face caméra dans un studio. télévision ; les documents (Alma, aux éditions Le Bec Entrée dans un gang après les plus explicites illustrant en l’air) décline même, avoir été déscolarisée et les désastres de la guérilla sur un mode poétique, livrée à elle-même, elle fut urbaine sans foi ni loi souvent à la première une des rares femmes à laquelle se livrent ces personne, les exactions de à éviter le viol systématique descendants des Mayas, cette jeune repentie d’un en devenant une tueuse resteront délibérément gang d’Amérique centrale et racketteuse respectée. hors champ car la priorité Cette vision en vase clos, est donnée à la parole dans un décor neutre, – comme dans le doc presque clinique, de El Sicario de Gianfranco Rosi il apparaît de manière la jeune femme qui raconte sur un tueur des cartels évidente que le sans émotion au départ mexicains. avant de s’effondrer ensuite, Bizarrement, le docu documentaire télé est est entrecoupée par des fait l’impasse sur plus un sous-produit du plans presque abstraits les gangs des pays voisins webdoc que le contraire (détails, paysages, natures (Honduras, Salvador,

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Mexique), qui sont les mêmes, en général nés à Los Angeles ; certains de leurs membres, expulsés ou rentrés de leur plein gré dans leur pays d’origine, y ont ensuite importé leurs pratiques meurtrières. Alma a payé le prix fort de cette appartenance. Elle est maintenant paraplégique, après avoir été laissée pour morte par le gang quand elle a voulu le quitter. Comme elle l’explique fort bien, ces bandes violentes sont les refuges d’enfants des bidonvilles délaissés par leurs familles. Des ersatz sauvages de familles. Si le phénomène est similaire dans les pays occidentaux, nulle part il n’atteint les extrêmes de l’Amérique centrale. Vincent Ostria Alma, une enfant de la violence webdocumentaire et documentaire de Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère, à partir du jeudi 25 octobre sur arte.tv et jeudi 1er novembre, 23 h 15, sur Arte. Lire aussi p. 114

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Pete Souza/The White House

du 24 au 30 octobre

L’Histoire immédiate – Obama, l’homme qui voulait changer le monde Documentaire de Laurent Jaoui. Mercredi 24, 20 h 35, France 3

le triste savoir Pouvait-on sauver les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale ? À partir d’archives inédites, Virginie Linhart interroge l’aveuglement supposé des Alliés.

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ue savaient précisément les Alliés de l’extermination des Juifs entre 1941 et la libération des camps, moment de révélation “officielle” de la folie criminelle nazie ? La question a fait l’objet de recherches et de controverses historiographiques, sans qu’aucune certitude ne se soit imposée. Virginie Linhart explore rigoureusement les enjeux complexes de cette question à travers une enquête réalisée à partir de documents restés “secret défense” durant plus de cinquante ans. Enfin déclassifiées, ces archives concernant les activités d’espionnage, mais aussi des lettres, notes administratives ou témoignages, mettent au jour des informations qui laissent perplexes quant à la lucidité et à l’opportunisme des chefs alliés. Dès 1941, Roosevelt, Staline, Churchill et de Gaulle surent plus ou moins confusément, par-delà le “projet” théorique de l’extermination à venir, que des massacres de Juifs par les Einsatzgruppen (unités mobiles d’extermination) avaient commencé en Europe de l’Est. Virginie Linhart revisite l’histoire de la guerre, lui ôte son vernis officiel et en restitue la complexité dérangeante. Récit à deux voix – celle de Stanislas Nordey sur le conflit lui-même, celle de Jeanne Balibar sur ses traces intimes –, Ce qu’ils savaient interroge cet écart insupportable entre le principe de réalité de la guerre et la défaite de tout principe moral. Mais, comme le rappelait Claude Lanzmann dans son documentaire de 2010, Le Rapport Karski, “quoi qu’on en dise, la majorité des Juifs, une fois commencée la guerre que leur livrait Hitler, ne pouvait pas être sauvés. Tel est le tragique de l’histoire, qui interdit l’illusion rétrospective, oublieuse de l’épaisseur, des pesanteurs, de l’illisibilité d’une époque, configuration vraie de l’impossible”. Jean-Marie Durand Ce qu’ils savaient – Les Alliés face à la Shoah documentaire de Virginie Linhart. Lundi 29, 23 h 10, France 3

Laurent Jaoui dresse un bilan peu flatteur de la politique étrangère d’Obama. Si on juxtapose le titre et la conclusion de ce bilan sur la politique extérieure de Barack Obama depuis son accession au pouvoir, on voit bien que celui-ci a énormément déçu. L’homme qui voulait changer le monde n’a fait qu’assurer la continuité de ses prédécesseurs, y compris du lamentable Bush. Malgré son attitude apparemment élégante et progressiste, le Président a échoué sur toute la ligne (Iran, Israël/Palestine). Son prix Nobel de la paix ne l’a pas empêché d’intensifier la guerre en Afghanistan. Il a su ménager le géant chinois, par simple calcul économique à court terme. Rien de glorieux. Vincent Ostria

La Grande Famine de Mao Documentaire de Philippe Grangereau et Patrick Cabouat. Dimanche 28, 22 h, France 5

Retour sur un désastre peu connu de l’histoire chinoise contemporaine. Trente-six millions de paysans disparus entre 1958 et 1961 ! Mal connue, surtout en Chine, où les souvenirs du régime de Mao s’effacent sous le nouvel esprit du capitalisme, la Grande Famine est analysée dans ce documentaire effrayant, nourri d’images d’archives et du témoignage clé de l’historien Yang Jisheng, qui décortique la logique du système totalitaire mis en place par Mao, le Grand Bond en avant, la collectivisation forcée des campagnes, le système des communes populaires, servi par des cadres inféodés… JMD

Philosophie – La 100e Magazine présenté par Raphaël Enthoven. Dimanche 28, 13 h, Arte

Déambulation et conversation sur l’utilité et l’actualité de la philosophie. À quoi sert la philosophie ? À partir de la question de son (in)utilité, discutée par Jankélévitch, Raphaël Enthoven se lance avec une lycéenne, Paola Raiman, dans une déambulation à ciel ouvert dont le tracé épouse autant les lieux de la ville qui bouge que les circuits aléatoires de la pensée censée interroger la promesse inachevée d’un savoir sans frontières. Si le doute est son credo, si la philosophie est toujours inactuelle, si elle ne promet pas la joie, mais l’offre, il est conseillé de suivre les deux marcheurs intempestifs dans cette conversation habitée par les esprits de Bergson, Merleau-Ponty et Nietzsche. Enfin une émission qui donne à penser : sa rareté en fait le prix, précieux par-delà son inutilité. JMD 24.10.2012 les inrockuptibles 117

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Pauline Beugnies/Out of Focus/Picturetank

nouveaux paysages de l’e-Arabie Malgré les désillusions du printemps arabe, le rôle des réseaux sociaux reste essentiel au développement démocratique, du Maghreb au Moyen-Orient.

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vec les turbulences d’un “hiver arabe” effaçant les élans d’un printemps 2011 déjà oublié, le rôle libérateur des réseaux sociaux, tant célébré l’an dernier, a lui-même perdu de son éclat. Peut-être parce qu’on avait trop investi dans la portée politique du web, peut-être aussi parce qu’on avait “essentialisé” sa fonction, comme si l’outil technique suffisait en soi à faire une révolution, l’euphorie née des soulèvements arabes a laissé place à un certain désarroi. De ce retournement désenchanté et des questions qu’il pose à la fois sur l’espace politique arabe et sur les potentialités de l’espace numérique, l’universitaire et traducteur Yves GonzalezQuijano (qui anime un blog sur la culture arabe, www.cpa.hypotheses.org) tire une réflexion nuancée et roborative. Tout en prenant acte du caractère illusoire des mobilisations numériques après les couronnes d’éloges tressées à la révolution 2.0, le printemps n’aura pas été pour autant une “parenthèse fugace” et “l’e-Arabie un mirage”. Ainsi, ce mouvement a de beaux restes, et surtout de grandes potentialités émancipatrices. Si on observe dans tout le monde arabe “la même difficulté à traduire dans le jeu politique, notamment dans les scrutins électoraux, les acquis des mobilisations sur le terrain”, le chercheur observe surtout que les nouvelles arabités numériques portent un espoir décisif : “Sur la trame de la toile se dessine, sans doute possible,

un nouveau monde arabe.” Car les événements de l’année 2011 ont d’abord “changé le regard du monde sur cette région, mais aussi la vision que leurs peuples ont d’eux-mêmes”. C’est la montée en puissance inéluctable d’une nouvelle culture arabe, informée par la nouvelle technologie qui s’impose. Yves Gonzalez-Quijano déplace ainsi les termes du motif de la déception pour s’ouvrir à la manière dont internet peut contribuer à la constitution d’un espace plus démocratique. Et de constater, à travers le foisonnement des expériences et des usages de Twitter, de Tumblr ou de l’application Ushahidi (“témoin” en swahili), une “transformation essentielle du politique tel qu’il se forge dans la ‘société en conversation’ du web arabe”. Centré en particulier sur des campagnes civiques, contre les formes de népotisme et de corruption, le développement d’internet a contribué à la liberté d’expression en contournant les politiques de censure et de surveillance à l’œuvre dans beaucoup de pays. Un espace des conversations est né et l’activisme en ligne fait désormais partie des données politiques. Les militants de l’internet arabe ont constitué une avant-garde dont les jeunes générations prennent déjà le relais. La lutte politique et numérique n’est pas finie.Jean-Marie Durand Arabités numériques – Le printemps du web arabe d’Yves Gonzalez-Quijano (Sindbad, collection L’Actuel), 192 pages, 18 €

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Despair un film de Rainer Werner Fassbinder

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cinéma Pour son nouveau long métrage, Ben Affleck a décidé de revenir sur la révolution iranienne et sur la prise d’otages à l’ambassade des États-Unis où 52 ressortissants américains ont été retenus 444 jours. Pour participer et gagner 10 places pour 2 personnes à l’avant-première du film, rendez-vous page 77

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fin des participations le 28 octobre

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poème Un pauvre honteux de Xavier Forneret 1, 2, 3, 4... A, B, C, D... C’est le manuel du désespéré, allègrement simple, à la manière d’un devoir scolaire. Un joyau que je transporterai toujours en moi.

album The Drift

Paperboy de Lee Daniels Le cinéaste déshabille son casting de stars dans un film-trip sexy et électrisant.

Marie-Pierre Arthur Aux alentours La Québécoise débarque avec un deuxième album de power-folk impétueux.

Catherine Robbe-Grillet Alain Plongée dans l’intimité d’Alain et Catherine Robbe-Grillet : leur correspondance et un livre de souvenirs.

Ted de Seth MacFarlane Les aventures de Mark Wahlberg et d’un ours en peluche irrévérencieux. Hilarant.

livre L’Impossible de Georges Bataille Dans la détresse, j’applique ces règles comme une personne en train de se noyer qui se débat, qui se concentre sur les effets qui doivent être L’Autrichienne Anja Plaschg, alias Soap & Skin, produits. Avec les yeux bandés, sera en concert le 25 octobre à Rouen, le 26 à en dévorant la terre. Tourcoing, le 27 à Amiens, le 28 à Paris (Cigale), le 21 novembre à Strasbourg et le 22 à Feyzin. recueilli par Noémie Lecoq Son deuxième album, Narrow, est disponible.

Soap&Skin

Kendrick Lamar good kid, m.A.A.d city Repéré par Dr. Dre, Kendrick Lamar redonne du souffle au rap américain. Un disque qui se veut générationnel. Tom Wolfe Il court, il court le Bauhaus Pamphlet tonique et teigneux sur un demi-siècle de dogmes architecturaux.

Like Someone in Love d’Abbas Kiarostami Une prostituée, son amant, son client : trafic de sentiments et échange de solitudes.

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In Another Country d’Hong Sangsoo Le Coréen “importe” Isabelle Huppert dans son cinéma. Un film sur l’enfance, les élans du cœur et du corps.

de Scott Walker Une musique en forme de potion magique, à la fois hallucinogène, transcendantale et pontificale. Elle regorge de profondeur, d’ivresse et de pauses.

Tame Impala Lonerism Ces Australiens signent un chef-d’œuvre barré en cavale sur l’arc-en-ciel.

Lescop Lescop Un pied dans la pop hexagonale, l’autre dans le rock raide de Manchester : révélation française de la rentrée.

The Mindy Project sur NBC Une nouvelle comédie de fille, romantique et dépravée. Homeland saison 2 sur Showtime La série de l’année se poursuit. XIII saison 2 sur Canal+ Seconde saison imaginée par Roger Avary, avec des méthodes empruntées au cinéma.

David Grossman Tombé hors du temps – Récit pour voix L’écrivain israélien met enfin des mots sur la mort de son fils dans un roman fataliste et cathartique.

Philip Roth Némésis Annoncé comme son dernier livre, une plongée dans le Newark des 40’s qui met en scène un héros devenu l’instrument du mal malgré lui.

La Ruche de Charles Burns Deuxième partie de la mystérieuse trilogie de Burns. Un jeu de piste passionnant.

L’Enfance d’Alan d’Emmanuel Guibert Les souvenirs de jeunesse de l’ami Alan dans la Californie des années 30.

Soil – Tome 11 d’Atsushi Kaneko Dernier volet d’une descente aux enfers baignée d’étrangeté.

Le Retour d’Harold Pinter, mise en scène Luc Bondy Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Bondy fait entrer les bas-fonds londoniens dans le théâtre à l’italienne de l’Odéon.

Swan Lake chorégraphie Dada Masilo Musée du Quai Branly, Paris Dada Masilo questionne le genre du classique : son prince Siegfried est noir et gay.

Lulu mise en scène Krzysztof Warlikowski La Monnaie, Bruxelles En débarrassant Lulu du masque de la femme fatale, Warlikowski essaie “juste de suivre le délire amoureux d’une fille pour celui qui l’instrumentalise”.

La Ville magique LAM, Villeneuved’Ascq (59) La bonne expo de Lille 3000 cible les représentations tous azimuts de la ville.

L’Homme de Vitruve Crédac, Ivry-sur-Seine (94) Les artistes s’improvisent archivistes, archéologues ou activistes pour évoquer le monde ouvrier.

Borderlands 2 sur PS3, Xbox 360 et PC La suite de Borderlands milite pour le droit à l’imagination.

Mémoires du père des jeux vidéo de Ralph Baer Un livre nous raconte la préhistoire des jeux sur écran.

Bertrand Lavier, depuis 1969 Centre Pompidou, Paris Lavier réorganise son travail et donne des indices sur son interprétation. LittleBigPlanet sur PS Vita Quatrième volet, et aucune trace d’essoufflement pour ce jeu, qui a trouvé en la Vita la console idéale pour l’accueillir.

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par Serge Kaganski

automne 1999

la nuit où j’ai bu des coups avec

Joe Strummer

B

ien que Les Inrocks soient nés après le split du Clash, l’impact de ce groupe a irradié les premières années de notre rédaction. Le punk, c’était certes du passé, mais pas si vieux que ça, pas encore figé dans la cire muséale. Quand s’est présentée l’occasion de rencontrer Joe Strummer en 1998, pour la sortie du film de F. J. Ossang Docteur Chance (Strummer y tient l’un des rôles principaux), nous n’avons pas hésité. L’ex-leader du Clash n’avait pas fait grand-chose depuis la fin du groupe : un ou deux albums passés inaperçus, une apparition dans le Mystery Train de Jim Jarmusch, un coup de main sur une tournée des Pogues et c’est à peu près tout. On retrouve Strummer dans le cadre inattendu de l’hôtel Regina (un vieux palace parisien) : légèrement empâté et vêtu d’un blouson jaune peu seyant (lui qui était toujours si élégant à la tête de son gang), il n’a pour le reste pas changé. La même voix éraillée, le même accent londonien des faubourgs, la même droiture intransigeante qu’à l’époque où il postillonnait London’s Burning. L’entretien tourne autour du thème du “pendant” et de “l’après”, de la gloire et de l’anonymat, de la fournaise de l’action et du refroidissement de la réflexion. Bref, après une aventure aussi éclatante que celle du Clash, pourquoi et comment revient-on à une vie ordinaire ? Sans la moindre trace d’amertume, parfaitement lucide, Strummer donne une leçon de tenue et d’éthique dont pourraient s’inspirer beaucoup de célébrités, tous domaines confondus : quand on a tout dit avec éclat, qu’on n’a plus rien à ajouter, qu’on sent

qu’on ne fera pas mieux, autant se taire et laisser la place à d’autres. Joignant les actes à sa parole, Strummer n’a jamais reformé The Clash malgré les ponts d’or. J’ai revu Strummer un an et demi plus tard à Paris. Avant l’entretien, nous avons fait un tour de quartier : il écoutait de la musique colombienne sur un ghetto-blaster, invitait les passants à danser. Nous avons prolongé et terminé notre travail le soir à son hôtel, puis il m’a proposé de rejoindre sa femme et deux amis au bar pour boire un verre. Cela s’est terminé tard (ou tôt le matin), après quelques litres de bière et divers propos d’ivrognes sur le rock, la France, l’Angleterre… Un pur moment de rock’n’roll, aurait pu dire Vincent Ravalec, mais un moment inimaginable avec n’importe quelle autre rock-star de ce calibre. La starification, Strummer s’en contrecognait comme de sa première Guinness. Il paraissait même plutôt soulagé de ne plus porter le poids de la célébrité, heureux et apaisé d’être descendu à temps de la machine et de redevenir un simple humain. Je l’ai revu une dernière fois à Londres en 2000 pour la première du documentaire de Don Letts, Westway to the World, consacré au groupe. Au milieu de ces retrouvailles du tout-Londres punky-reggae, Jones, Simonon étaient là, usés, vieillis, presque méconnaissables. Strummer était le mieux conservé de la bande ; pourtant, c’est lui qui est décédé le premier, en 2002, d’une crise cardiaque, trois jours avant Noël. Neige fondue, sale cadeau. Cœur trop gros, sans doute. Joe Strummer fut un grand songwriter, guitariste, chanteur et meneur, mais surtout une des figures les plus droites et les moins egocentrées de l’histoire du rock.

Joe Strummer, un concentré d’éthique punk, sans ego ajouté

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