877


14MB taille 18 téléchargements 296 vues
No.877 du 19 au 25 septembre 2012

www.lesinrocks.com

Kadhafi Sarkozy

récit de l’exfiltration d’un témoin gênant

au Caire

M 01154 - 877 - F: 2,90 €

la révolution bouge encore

le défi de mister Nobody Allemagne 3,80€ - Belgique 3,30€ - Canada 5,75 CAD - DOM 4,20€ - Espagne 3,70€ - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 3,70€ - Italie 3,70€ - Liban 9 000 LBP - Luxembourg 3,30€ - Maurice Ile 5,70€ - Portugal 3,70€ - Suède 44 SEK - Suisse 5,50 CHF - TOM 800 CFP

08 877 ayrault+ logo.indd 1

17/09/12 16:11

GAB Pub DB.indd 2

12/09/12 17:01

GAB Pub DB.indd 3

12/09/12 17:01

et Alias présentent

d’après l’œuvre Nebula Humilis de Lola Guerrera / Voz’image – www.vozimage.com

Paris * Lille * Caen * Lyon Nantes * Marseille * Toulouse Du 5 au 13 novembre 2012

08 PUB FESTIVAL 2012 def.indd 36

Flashez moi !

infos, billetterie et programmation : lesinrocks.com Locations : Fnac, Carrefour, Géant, Fnac.com et lesinrocks.com

17/09/12 16:05

PULP HOT CHIP SPIRITUALIZED BENJAMIN BIOLAY CITIZENS! ALABAMA SHAKES TINDERSTICKS THE MACCABEES ALT-J ( ) MICHAEL KIWANUKA ELECTRIC GUEST THE VACCINES HERE WE GO MAGIC * LESCOP * JUVENILES POLIçA *Lambchop * WILLY MOON KINDNESS * SAVAGES YAN WAGNER * MAI LAN * SAINT MICHEL WILD BELLE * tristesse contemporaine * NIKI AND THE DOVE * HALF MOON RUN ARTHUR BEATRICE * DAUGHTER * HAIM * CAANDIDES * TEAM ME * PHANTOGRAM PEACE * NO CEREMONY/// * PALMA VIOLETS * THE BOTS * MERMONTE NORMANDIE INDIE CLUB avec GRANVILLE, THE LANSKIES, JESUS CHRIST FASHION BARBE KITSUNé MAISON EN VRAI! #11 avec THEME PARK, SAINT LOU LOU, COASTAL CITIES

08 PUB FESTIVAL 2012 def.indd 37

17/09/12 16:06

GAB Pub.indd 1

12/09/12 17:00

par Christophe Conte

cher Bernard Arnault,

T

on futur compatriote et quasi homonyme Arno chantait, il y a trente ans, avec son groupe TC Matic : “Putain, putain, c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens”. Cet hymne cabochard t’a probablement échappé puisqu’à l’époque, en 1983, tu avais déjà taillé la route vers les États-Unis, moins par amour pour la beat generation que pour échapper à la saignée fiscale promise par la clique des vampires socialo-marxistes de l’infâme Mitt’rand, alias DracuLatche. Putain, putain, Bernard, c’était vachement bien en effet d’être un Américain sous Reagan, surtout quand on aimait beaucoup le pognon, le business sans foi ni loi, le libéralisme sauvage et, avant toute chose, les réductions d’impôts. Ronnie te fit

d’ailleurs un cadeau de bienvenue en abaissant les prélèvements pour la tranche la plus élevée de 70 à 50 %. Pourtant, en ce temps-là, Bernard, tu n’étais qu’un modeste héritier d’une entreprise de cages à lapins balnéaires, Férinel, qui offrait aux classes moyennes la possibilité de devenir “propriétaires à la mer” (c’était le slogan). Grâce à la gauche, à la réduction du temps de travail et à la cinquième semaine de congés payés, vois-tu, tu as pu bâtir au passage les fondations de ta fortune, tout en n’en rétrocédant pour le bien commun que des miettes. Mais tout ça, c’est du passé, les States c’est désormais très surfait, même ces salauds de pauvres ont droit à une protection sociale. Et puis tu te fais vieux. Alors pour la quatrième fortune mondiale que tu es devenu entre-temps, l’Eldorado

des temps nouveaux porte un nom : la Belgique. Ouais, putain, putain, la Belgique ! Tu prétends, la main sur le portefeuille, ne pas chercher à t’exiler là-bas pour raisons fiscales mais ta ligne de défense, mon bon Nanard, c’est pas vraiment la ligne claire ! Tu vas faire quoi au juste en Belgique ? Ouvrir une baraque à frites Christian Dior ? À moins qu’à l’annonce d’une possible augmentation de la taxe sur la bière par les nouveaux saigneurs Solférino-écolos de l’affreux Hôllande, alias TarenTulle, tu ne te sois mis en quête d’un endroit peinard pour siroter à peu de frais ta Jupiler ? Un petit détail dans cette affaire me turlupine néanmoins, toi qui fus le témoin de mariage de l’ancien président et le probable généreux donateur de l’UMP. N’a-t-on pas vu, pendant toute la campagne, tes amis se réclamer d’un patriotisme proche du mystique, expectorant la larme à l’œil des Marseillaise à s’en faire exploser les poumons, stigmatisant l’étranger au nom du manichéen “la France, tu l’aimes ou tu la quittes, Mohamed” et agiter comme la preuve de vos hystéries cocardières des milliers de drapeaux tricolores ? C’est passé où tout ça ? Dans les coffres à bagages du Thalys ? Dans des valises Vuitton ? Et sinon, vous comptez importer des drapeaux belges, monégasques, suisses pour 2017 ? Remarque, tu devrais y réfléchir, il y a là peut-être un petit business juteux à monter (je prends 3 %), une opération nette d’impôt, certainement plus proche de la haute trahison que de la haute couture mais on s’en fout, putain, c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens. Et l’harmonie fiscale, c’est pas pour demain. Dans la fameuse chanson de TC Matic que je t’engage vivement à écouter, il est dit aussi : “The rich may be rich, the poor may be poor, they all beat the shit of each other.” On s’en voudrait presque de s’être montré surpris. Je t’embrasse pas, ça serait du luxe.

19.09.2012 les inrockuptibles 7

08 877 07 Billet Arnault.indd 7

17/09/12 13:18

GAB Pub.indd 1

14/09/12 09:47

No.877 du 19 au 25 septembre 2012 couverture illustration Stanley Chow

07 billet dur cher Bernard Arnault

12 on discute 14 quoi encore ? Michel Gondry au vidéoclub

16 événement les Femen s’activent à Paris

Guillaume Binet/M.Y.O.P

#mithridatisation,non!

36

18 événement malgré la promesse du candidat Hollande, le projet de Centre national de la musique est abandonné

20 polémique décriée par la profession, la Cité du cinéma va enfin voir le jour

28

22 ailleurs  OHU«JLPHV\ULHQWHUURULVH ì les intellectuels ìOHV$IULFDLQVHQG«VK«UHQFHHQ,VUD­O

Thomas Samson/AFP



26 la courbe ça va, ça vient

27 à la loupe 44 où est le cool ? à la House of Moda, chez Thom Browne…

36 Ayrault, super nanny

Mathieu Cesar

48

Joe Biden, pote des bikers

le Premier ministre manque peut-être de charisme mais il gère son gouvernement en bon père de famille

40 idées haut charisme et démocratie ne font pas toujours bon ménage. Et pourtant…

52

28 exclusif

la révélation musicale de l’année à la conquête de Paris

52 au cœur du Caire reportage en compagnie du cinéaste Yousry Nasrallah à l’occasion de la sortie d’Après la bataille

60 Wallace, mort d’ennui quatre ans après le suicide de David Foster Wallace, parution en France du Roi pâle, son roman inachevé

60

Marc Abel/Picturetank

48 who is Woodkid ?

Denis Dailleux/Agence Vu

l’entourage de Nicolas Sarkozy a-t-il aidé le Libyen Bachir Saleh, recherché SDU,QWHUSRO¢VåHQIXLU"(QTX¬WH

19.09.2012 les inrockuptibles 9

08 877 09 Sommaire 2.indd 9

17/09/12 16:01

les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

64 Captive de Brillante Mendoza

66 sorties Après la bataille, Le Sommeil d’or, Quelques heures de printemps…

72 jeux vidéo Papo & Yo + Sound Shapes 

74 séries

OHVV«ULHVJUDQGSXEOLFPHXUHQWHOOHV" + The New Normal

76 Grizzly Bear retour du folk vers le futur

78 mur du son sélection du Fair, Brain Festival…

79 chroniques Mai Lan, Olaf Hund, Bob Dylan, The Bewitched Hands, Ormonde…

80 interview Staff Benda Bilili

87 concerts + aftershow The Pogues

88 Fitzgerald en Pléiade relire Gatsby à tout prix…

90 romans Enrique Vila-Matas, Claire Vaye Watkins, Emmanuelle Pireyre, Tristan Garcia 

94 tendance

$QJRWSRXUTXRLWDQWGHYLROHQFH"

96 bd Loo Hui Phang et Philippe Dupuy

98 Valère Novarina + Marie Rémond

102 Gabriel Orozco + l’art se fait politique

106 sport et médias les agents de sportifs au centre du jeu

108 hand/foot : poids et mesures



OHVKDQGEDOOHXUVVRQWLOVPLHX[WUDLW«V"

110 programme tv Vincent Dieutre, l’amour, les Afghans

111 net

sorties high-tech à risques

profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 92 et p. 97

112 best-of

sélection des dernières semaines

114 print the legend

le jour où j’ai rencontré David Lynch

rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs E. Barnett, S. Beaujean, G. Binet, R. Blondeau, C. Boinet, F. Cassan, S. Chow, M. Cesar, Coco, D. Dailleux, M. de Abreu, M. Delcourt, M. Despratx, M. Ettlinger, J. Goldberg, A. Guirkinger, O. Joyard, B. Juffin, J. Lavrador, P. Le Bruchec, H. Le Tanneur, L. Mercadet, V. Ostria, É. Philippe, E. Picq, T. Pitrel, L. Rezzoug, P. Richard lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrices de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Élisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Jeanne Grégoire tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Everial les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeurs généraux Arnaud Aubron, Audrey Pulvar directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2012 directrice de la publication Audrey Pulvar © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte une brochure de 4 pages “Festival de la Croatie en France” jetée dans l’édition kiosque et abonnés Paris-Ile-de-France ; un catalogue “Printemps” dans les éditions kiosque et abonnés des départements 75, 78 et 92.

10 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 09 Sommaire 2.indd 10

17/09/12 16:01

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:59

courrier l’édito

Albert Saber a 25 ans, il est copte et vit en Égypte. Tout est dit, ou presque. Dans la nuit du 13 au 14 septembre, ce jeune homme a été arrêté par des policiers dont le zèle laisse sans voix. Saber les avait appelés pour être protégé de la foule massée devant chez lui qui promettait de brûler sa maison ainsi que l’église du quartier ; c’est lui qui repartira dans le fourgon, sous les huées et les menaces. Pourquoi tant de haine ? Parce que Saber s’interroge sur le sens et l’utilité des religions. Parce qu’il fait usage de sa liberté d’expression, notamment sur les réseaux sociaux où il met en cause, en être humain normalement doté d’un esprit critique et d’un libre arbitre, le principe même de la foi religieuse. Histoire de parfaire le tableau, voilà qu’il aurait posté sur sa page Facebook des extraits du navet risible L’Innocence des musulmans, cette sombre farce même pas digne d’être qualifiée de pamphlet, tant ce qu’elle entend démontrer est grotesque et les moyens pour le faire pathétiquement ridicules – la mauvaise qualité du document, tant sur le fond que sur la forme, suffisant d’ailleurs à le disqualifier. Lui nie l’avoir posté (et l’eût-il posté, so what ? Menacer de brûler sa maison ? S’en prendre à ses proches ?) – un “ami” aurait semble-t-il utilisé son ordinateur pendant quelques heures –, mais Albert Saber, écroué, est en bien mauvaise posture. Il a entamé une grève de la faim. D’autres bloggeurs à la langue bien pendue, surtout quand il s’agit de critiquer l’armée ou le gouvernement, ont eu maille à partir avec la police et la justice égyptiennes. Même tableau en Tunisie, où les atteintes aux droits de l’homme et singulièrement à la liberté d’expression sont légion. Évoquerons-nous la Libye, ses violences, ses clans et l’assassinat

Audrey Pulvar

récent de l’ambassadeur américain à Benghazi, lors de manifestations opportunément liées à ce film stupide ? Tristes lendemains. Bien sûr, on peut arguer que la vie d’après les révolutions ne s’écrit pas en un jour, qu’après 1789 vint 1793, que la désagrégation du glacis soviétique n’a pas encore laissé place, plus de vingt ans après, à des sociétés vraiment démocratiques. Et il n’est pas question ici de remettre en cause le bien-fondé du Printemps arabe. N’oublions pas, ceux d’entre nous qui pincent le nez aujourd’hui, les centaines de morts et les milliers de blessés, de mutilés à vie, pour que chutent des tyrans comme Ben Ali ou Moubarak – vous savez, ces dictateurs dans les palais desquels nos dirigeants, toutes couleurs politiques confondues, aimaient à se prélasser. Non, n’oublions pas le prix payé. On peut considérer tout cela et néanmoins refuser de s’accoutumer à la confiscation de ces révolutions par les nouveaux autocrates. On peut aider ceux qui, encore aujourd’hui, étudiants, bloggeurs, cinéastes, écrivains, universitaires, parfois tout cela à la fois, se mobilisent encore, pour que vivent leurs idéaux. On peut espérer que la communauté internationale fasse pression sur ces dirigeants au mieux malhabiles, au pire très conscients de leurs exactions. On peut aussi plus immédiatement, et plutôt que polémiquer sur les prétendues responsabilités d’un fonctionnaire, opposer un refus net et non partisan à l’organisation, en France, de manifestations haineuses, quels que soient l’objet de cette haine et le contenu de leurs slogans. Nous disons bien : quels qu’ils soient. lire aussi notre article sur les cinéastes syriens p. 22, l’édito de Serge Kaganski p. 40 et notre reportage en Égypte, dans les pas du réalisateur Yousry Nasrallah p. 52

Danny Willems

#mithridatisation,non!

morphing Échangerais un Bernard Arnault qui veut obtenir la naturalisation belge contre un Arno belge amoureux de la France. Entre la richesse économique et la richesse culturelle, je préfère largement partager l’émotion ressentie sur Les Yeux de ma mère du chanteur plutôt que de subir les velléités familiales de l’autre riche… Philippe Bremaud

forcing Il paraît que le robot Curiosity envoyé sur Mars diffuse en boucle le single Reach for the Star du chanteur à la voix de casserole autotunée Will.i.am. Eh bien, nos chers voisins galactiques ne sont pas près de rendre visite à un peuple à l’ouïe aussi peu développée, à moins que la Nasa ne veuille exterminer par antennes interposées les petits hommes verts de peur, façon Tom Jones dans Mars Attacks!… Je vous envoie tout de suite l’antidote Pump up the Volume de vos confrères MARRS (de la communauté 4AD). Avec nos excuses. Echo Cortes

Même s’il a téléchargé Rihanna, ce 1er criminel hadopiste devrait être élevé au rang de héros national sur l’autel du peer-2-peer solidairement tweetté par fusellierph écrivez-nous à [email protected], lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

12 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 12 courrier.indd 12

17/09/12 16:00

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:49

je suis allé au vidéoclub avec

Michel Gondry



amedi soir, 21 heures : on se presse au Vidéoclub de la Butte, rue Caulaincourt, le temple de la cinéphilie du XVIIIe arrondissement de Paris. Les murs de l’endroit soutiennent difficilement les milliers de films, en DVD ou VHS, raretés ou blockbusters récents. Le propriétaire des lieux, Christophe Petit, a organisé la veille, dans l’urgence, une signature avec son “pote et voisin Michel”. Nom de famille : Gondry. “Il vient ici depuis plus de dix ans, explique notre hôte. Je ne peux pas te dire combien de temps on a passé dans la boutique à discuter cinéma, ça crée un lien, forcément.” Sur ces mots, Michel Gondry déboule, looké comme à son habitude (genre nerd), chargé de livres et de dessins, de petites quiches et d’un rouleau de papier toilette entièrement recouvert de dessins à l’encre. Il nous fait promettre qu’on ne lui parlera pas du DVD de L’Épine dans le cœur qu’il vient dédicacer, ni de la sortie de son nouveau film, le superbe teen-movie ambulant The We and the I, en salle depuis une semaine. Rien d’autre que de ce vidéoclub. “C’est important, dit-il, parce que ce genre d’endroit est unique, et que si l’on ne fait rien il n’y en aura bientôt plus. Les gens pensent que payer trois euros pour louer un film c’est trop, ce qui est absurde.” Les chiffres sont là : on recensait environ 5 000 vidéoclubs indépendants à Paris dans les années 80, contre un peu plus d’une dizaine

“ma première expérience de vidéoclub ? Comme chaque ado, c’était les cassettes de cul”

Michel et son pote Christophe, propriétaire du Vidéoclub de la Butte

de résistants aujourd’hui. Le téléchargement, la VOD, tout concourt à la disparition de ces anciens spots cinéphiles. “Ma première expérience de vidéoclub ? Comme chaque ado, c’était les cassettes de cul, se souvient le cinéaste, un brin nostalgique. J’y suis revenu beaucoup plus tard ensuite, surtout à l’époque de La Science des rêves : j’étais tout seul dans mon appart, alors je descendais pour voir des Tarkovski ou des Wim Wenders.” C’est également ici qu’il a trouvé l’idée de Soyez sympas, rembobinez, son bel hommage à la culture du vidéoclub. “On doit pouvoir préserver ces lieux de vie de quartier, où les gens se rencontrent, où l’on peut discuter avec le loueur qui a aussi un rôle de conseiller.” Bientôt Michel Gondry retournera dans les Cévennes, où il termine le montage de son dernier film, l’adaptation de L’Écume des jours de Boris Vian, avec Omar Sy et Audrey Tautou. “J’ai eu des acteurs sublimes, le film sera peut-être génial. J’ai voulu absolument respecter la mémoire de Boris Vian et c’était du boulot, parce qu’on s’est foutu de sa gueule de son vivant et que je n’ai pas envie qu’on se foute de sa gueule après sa mort. Il y a aussi une valeur plus sentimentale : Boris Vian m’a permis de passer à l’adolescence après Jacques Prévert. Ce sont deux personnes qui ont compté dans la formation de ma conscience d’enfant.” Une troupe de fans afflue alors pour une signature ou un dessin, quand apparaît une grande brune, très belle, très douce, qui veut à tout prix son portrait griffé Michel Gondry. C’est la chanteuse Loane – apparemment une habituée des lieux –, dont l’élégante rengaine Boby n’en finit plus de nous retourner la tête. On reviendra louer un truc ici, c’est sûr. Romain Blondeau photo Pierre Le Bruchec

14 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 14 actu quoi.indd 14

14/09/12 16:56

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:48

le féminisme au régime du camp Groupe féministe né en Ukraine, les Femen ouvrent à Paris une base arrière pour organiser de futures actions et entraîner de nouvelles recrues.



ous trouvez les féministes françaises encroûtées et ringardes ? Vous rêvez secrètement de ramper dans la boue sous les insultes ? Vous refoulez avec difficulté un exhibitionnisme compulsif ? Alors, engagez-vous chez les Femen. Ce 18 septembre, les féministes aux seins nus ont ouvert à Paris une base arrière, à la fois fer de lance d’un nouveau féminisme à vocation internationale et camp d’entraînement. Rien que ça. Le Lavoir Moderne (centre artistique alternatif menacé de fermeture) les accueille au cœur de la Goutte-d’Or. La Femen à la tronçonneuse Inna Shevchenko et Oksana Shachko ont ouvert le premier stage de formation de leurs futures “brigades internationales”. On est loin des méthodes du sergent instructeur Hartman de Full Metal Jacket de Kubrick. Mais on n’est pas là non plus pour rigoler. Les Femen mènent une guerre, contre le patriarcat, la traite des femmes, les dictatures, l’Église. Elles sont ici pour lever une armée féministe. “Le féminisme classique à la française ne marche plus. Où sont-elles ? Elles écrivent des articles, participent à des colloques.

“cette base permettra de discuter avec le Quai d’Orsay et les ambassades et de protéger et former les activistes” Safia Lebdi, de Femen France

Elles ne sont plus populaires ! Les Femen sont les représentantes d’un nouveau féminisme pop. On change la face du féminisme !”, s’enthousiasme Inna. Cheveux longs, blonds et décolorés, look ultraféminin, Inna a 22 ans. Et en paraît dix de plus. Malgré un rire facile, c’est une jeune fille sérieuse, habitée. Elle s’étonne encore de la décontraction des réunions parisiennes. On y boit du vin. Rien à voir avec la semiclandestinité ukrainienne, l’urgence, la survie et les pressions du pouvoir et de l’Église. “Les Femen font attention à leur corps et à leur esprit, elles dorment beaucoup, ne sortent pas, ne boivent pas”, raconte Safia Lebdi de Femen France. Un sacerdoce. Il y a plusieurs mois, Safia a senti le vent tourner à l’Est pour les féministes. Inna se sentait menacée, suivie. Il y a eu la Biélorussie, où elle a été enlevée par des “policiers”, emmenée dans les bois, aspergée d’essence puis abandonnée. Les Pussy Riot ont subi la répression les premières. Il fallait aux Femen un endroit sûr pour continuer la lutte. Les “artivistes” de Voïna – collectif dont sont issues les Pussy Riot – encore en liberté déménagent chaque jour pour échapper à Poutine. L’idée de la base arrière a germé en juin. En France, on peut manifester sans être arrêté. Le principe de laïcité est puissant. Elles ont un réseau, les Femen France. “La France est notre base mais elle ne concentrera pas nos activités, prévient Inna, en Ukraine, tout est à faire.” Safia précise : “Cette base permettra de discuter avec le Quai d’Orsay et les ambassades et de protéger et former les activistes.” Anne Laffeter photo Emma Picq

16 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 16 Actu Femen.indd 16

17/09/12 15:45

stratégie ratégie g militaire en n minishort

Inna Shevchenko, en exil à Paris depuis son coup d’éclat à Kiev où, par solidarité avec les Pussy Riot, elle attaqua l’Église en sciant une croix à la tronçonneuse

Aspirante Femen, ton futur activisme ne se résumera pas à un concours de T-shirt mouillé. Sauter sur le patriarche de l’Église russe ou tronçonner une croix géante seins nus (ou pas) ne s’improvise pas. “J’ai tronçonné des arbres pendant deux jours pour m’exercer”, raconte Inna. Une action Femen demande en moyenne deux semaines de préparation, de repérages. Il faut jauger les différents scénarios, les points d’entrée, de sortie. Ne rien laisser au hasard. “Et agir le plus vite possible”, poursuit Inna qui bondit et fait mine de retirer son T-shirt. Ensuite, il faut apprendre à durer. Ne pas se faire virer du lieu de l’action au bout d’une seconde, continuer à protester, même une fois arrêtée. Les nouvelles recrues apprendront à tomber, courir, sauter, échapper à une clef de bras – une spécialité de l’anguille Oksana Shachko. Elles apprendront des rudiments de self-defense, à ne pas s’époumoner. Elles sueront sur des appareils de muscu, feront des pompes, apprendront à supporter une garde-à-vue, le stress et la violence d’une interpellation. Il faudra gérer la com, calquée sur celle des révolutions arabes. Les futures soldates seront formées à la prise de son, à la vidéo, au montage, à la diffusion internet et à la protection des données. Il s’agira aussi d’inventer des slogans, des symboles iconographiques et de muscler les bases idéologiques. De se créer une solide culture féministe, absente d’Ukraine selon Inna l’autodidacte. Il semblerait d’ailleurs que les gender studies – dernière étape du féminisme contemporain – se soient arrêtées à la frontière ukrainienne. Pour l’instant, la bible c’est La Femme et le Socialisme de l’Allemand August Bebel : un plaidoyer de 1883 pour l’égalité des sexes qu’elles lisent et relisent. Charlotte, actrice clown, s’est engagée auprès du camp pour enseigner les rudiments de la performance, du théâtre et de la mise en scène. Les Femen l’ont compris, il leur faut à chaque fois créer l’événement. Lors de leurs débuts, en 2008, elles manifestaient avec des ballons roses dans l’indifférence générale. En 2010, elles ont enlevé le haut provoquant attroupements, sidération et engouement médiatique. La base française devrait accueillir des soldates du monde entier (en tout cas, les Femen l’espèrent) : Brésil, Pays-Bas, États-Unis, Syrie, Tunisie, Libye, Maroc et Israël pourraient être parmi les premières nations représentées. Comme des sportives de haut niveau, les Femen miseront sur le mental. Safia raconte son arrestation en Angleterre en août 2012 : “Tiraillée par les flics, j’ai failli tourner de l’œil avec l’adrénaline, la peur… c’était violent, j’avais des bleus aux poignets et aux cuisses.” Il faut apprendre à travailler la posture et à ne jamais baisser la tête, signe de faiblesse, face à l’adversaire. Alors, on s’engage ? A. L. 19.09.2012 les inrockuptibles 17

08 877 16 Actu Femen.indd 17

17/09/12 15:45

le lâcher du disque La ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a annoncé l’abandon du projet de Centre national de la musique, lancé sous Nicolas Sarkozy. Le coup de grâce pour une filière déjà en difficulté ?

 Q

ue serait le cinéma sans son Centre national (CNC) ? L’établissement public garantit la santé du secteur en multipliant les subventions, en permettant des avances sur recettes, en soutenant le cinéma d’auteur… L’équivalent pour l’industrie du disque ? Il n’existe pas. Majors ou indépendants, grosses ou petites structures, tous doivent surmonter seuls une crise pourtant sans précédent : les ventes de disques chutent davantage chaque semaine, les plans sociaux se multiplient, les labels disparaissent peu à peu ou, dans le meilleur des cas, sont rachetés… C’est de ce constat qu’était née l’idée, sous Nicolas Sarkozy, de la création du CNM, un Centre national de la musique

destiné à soutenir l’ensemble des acteurs de la filière. Preuve de l’urgence, le projet avait réconcilié majors et indépendants, tous unis dans la tempête et prêts à travailler main dans la main : “C’est la première fois que tous les acteurs du milieu se retrouvaient autour de la même table et parvenaient à se parler, raconte Aurélie Hannedouche, déléguée générale du SMA, le Syndicat des musiques actuelles. Nous étions parvenus à trouver un consensus, c’était historique.” Le CNM, pourtant, ne verra probablement jamais le jour. Initié sous un gouvernement de droite, le projet sera finalement enterré par l’actuelle ministre de la Culture et de la Communication. Le 10 septembre, interrogée dans un entretien au

Monde sur la poursuite du chantier, Aurélie Filippetti expliquait : “Nous n’avons pas réellement besoin d’un nouvel établissement public, qui nécessiterait, en plus des ressources existantes, 50 millions d’euros. Ce n’est pas possible actuellement. Mais nous soutiendrons les producteurs indépendants.” L’annonce a sidéré les acteurs de la filière. Les majors déplorent une trahison, rappelant que la poursuite du projet faisait partie des promesses de campagne du candidat Hollande – elle figure dans le 44e paragraphe de ses 60 engagements pour la France (“Je reprendrai le chantier du Centre national de la musique pour en faire un outil au service de la diversité culturelle”). Dans un communiqué, David El Sayegh, directeur du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), rappelle la gravité

de la situation : “Les producteurs de musique enregistrée ont perdu plus de 60 % de leur chiffre d’affaires ces dix dernières années, et sont atterrés de la volte-face de la ministre, qui feint d’ignorer la crise profonde qui frappe ce secteur.” Même consternation du côté des indépendants, qui voient dans l’annulation du projet la garantie d’un avenir sombre.“Sans cette création, bon nombre de nos structures, déjà dans des situations délicates, disparaîtront au cours des prochains mois, entraînant avec elles une grande partie de la diversité dont peut se targuer aujourd’hui encore notre pays.”, prévenaient-ils dans une lettre envoyée à la ministre la semaine dernière. Pour les artistes, l’impact de cet abandon semble encore difficile à mesurer, le CNM ayant été conçu avant tout pour défendre

18 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 18 Actu CNM.indd 18

17/09/12 15:42

Xavier Popy/RÉA

les intérêts des labels. “Le seul truc que j’ai entendu sur le CNM, explique le Français Rubin Steiner, c’est que les gros producteurs et les majors gueulaient parce qu’ils comptaient récupérer des sous. Autant dire que ce genre d’institutions et de magouilles ne me concerne absolument pas. Ni aucun de mes amis musiciens d’ailleurs…” Dans l’entourage de la ministre, on essaie de noyer le débat en affirmant qu’aucune promesse n’a été trahie. “Il ne s’agit pas d’un abandon puisque nous allons travailler sur la réorganisation de la filière. Il s’agit de dire qu’un établissement public serait trop coûteux et trop lourd.

Nous allons bien sûr continuer à réunir tous les acteurs du secteur. Un premier rendez-vous sera pris à l’automne.” Trop coûteux, le CNM ? Les fonds du ministère ne devaient pourtant pas être réquisitionnés pour sa création. Afin de le financer, la principale mesure consistait en effet à imposer aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) une taxe – les fonds ainsi recueillis via le CNM auraient ensuite été redistribués de façon équitable aux différents acteurs du secteur. La chose, en fait, existe déjà : il s’agit de la Taxe sur les services de télévision (TST), mais elle ne bénéficie pour

“je reprendrai le chantier du Centre national de la musique pour en faire un outil de la diversité culturelle” le candidat François Hollande en janvier 2012

l’instant qu’à l’industrie du cinéma. On sait pourtant que les FAI doivent une grande partie de leur essor à la musique : c’est notamment pour télécharger de la musique ou l’écouter en ligne que les clients s’abonnent chez Free, Numericable, Orange… “On voudrait nous faire croire que c’est un problème d’argent qui rend impossible la création du CNM, poursuit Aurélie Hannedouche. C’est totalement faux. L’argent existe déjà, il faut juste avoir le courage de le redistribuer. Le problème, ce sont les lobbies du cinéma et des secteurs très subventionnés comme le théâtre ou l’opéra : tous craignent pour leurs subventions. Ils redoutent qu’une partie aille vers le CNM et il y a certainement eu des pressions pour que le projet ne voie pas le jour.” Si le CNC a un budget de 700 millions d’euros pour 2012, le CNM misait, lui, sur un budget annuel de 130 millions... Pour le SMA et les fédérations des labels indépendants (Cd1d, Félin), il ne s’agit donc pas de trouver l’argent, mais plutôt “le courage et la volonté politiques de rediriger légitimement vers la musique une partie – 25 à 30 % – des quelques 300 millions d’euros issus de la TST”. Peut-être la couleur bleue UMP du projet a-t-elle aussi incité le nouveau gouvernement à s’en éloigner ? Si le CNM est effectivement abandonné, la filière musicale pourrait rester la grande cocue de l’histoire. Johanna Seban 19.09.2012 les inrockuptibles 19

08 877 18 Actu CNM.indd 19

17/09/12 15:42

Laurent Desmoulins

Hollywood-sur-Seine Portée depuis plus de dix ans par le producteur-réalisateur Luc Besson, la Cité du cinéma ouvre ses portes le 21 septembre. Un projet pharaonique et risqué dans ce contexte de crise.

 S

ur le site d’une ancienne usine électrique de Saint-Denis, au nord de Paris, une nef de la longueur de deux terrains de football laisse entrer la lumière. Le bâtiment en jette. Il est à la fois le cœur et le symbole de la toute neuve Cité du cinéma, cet Hollywood-sur-Seine voulu par Luc Besson depuis plus de dix ans. Étalée sur six hectares, la miniville accueille les bureaux d’EuropaCorp, la société de Besson, mais aussi l’ENS Louis-Lumière, prestigieuse école de formation aux métiers techniques du cinéma, une cantine, des studios de tournage, des installations de postproduction, une salle de projection, etc. La Cité ouvre enfin ses portes le 21 septembre. L’inauguration, qui va durer trois jours, devait avoir lieu à l’occasion du dernier Festival de Cannes mais avait été annulée à la dernière minute, les travaux n’étant pas terminés. Un détail ? Plutôt un mauvais présage dans l’esprit de ceux qui doutent de la pérennité de ce projet à 170 millions d’euros, présenté par plusieurs acteurs du milieu du cinéma comme “mégalo” ou encore “pharaonique”. Par temps de restrictions généralisées, les mots portent.

Flash-back au début des années 2000. Le réalisateur du Grand Bleu vient de créer EuropaCorp, qu’il a l’ambition de transformer en “major” européenne. Il a besoin d’un lieu pouvant accueillir toute la chaîne de création de films de grande envergure, la France ne possédant pas de studios de ce genre, au contraire de l’Angleterre (Pinewood) ou de l’Italie (Cinecittà). Il veut même y greffer un parc d’attractions, sur le modèle d’Universal à L. A.… Besson rêve d’aménager la friche où il avait tourné une partie de son premier film, Le Dernier Combat (1982). Seulement, il rêve tout seul, ou presque. Patrick Braouezec (PC), président de la communauté d’agglomération Plaine Commune et ex-député-maire de Saint-Denis, le soutient, mais il faut des partenaires financiers prêts à assumer les risques dans un domaine d’activités aléatoire. Ces derniers ne se bousculent pas. La Caisse d’Épargne jette l’éponge en 2007 à cause de la crise. C’est alors qu’une aide massive tombe du ciel, ou plutôt de l’Élysée. “Tout le monde sait que la Cité du cinéma a été extorquée à la Caisse des dépôts de manière plus ou moins autoritaire, affirme un haut fonctionnaire. Si personne ne voulait y aller, c’est qu’il y avait des raisons : trop risqué,

20 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 20 Besson.indd 20

17/09/12 13:14

“vouloir créer un gros pôle de studios n’est pas idiot. Mais combien de productions peuvent se payer des équipements aussi luxueux ?” Thierry de Segonzac, président de la Ficam

Une miniville de six hectares dédiée au septième art

trop imprécis.” Jamais à court de relations avec les politiques, Luc Besson a eu la bonne idée de nommer un certain Christophe Lambert (pas l’acteur) à la direction générale d’EuropaCorp en 2010. Cet ancien publicitaire proche de Nicolas Sarkozy (il conseille alors son fils Jean pour sa communication) obtient assez vite l’appui nécessaire pour que la Caisse des dépôts, organisme public, adoube la Cité du cinéma en tant que projet d’intérêt général. Le projet maudit renaît de ses cendres. “La Cité du cinéma a été montée dans le respect de notre doctrine, par rapport à une rentabilité attendue, explique-t-on aujourd’hui à la Caisse des dépôts, sans allusion à l’intervention de l’ancien président. Nous sommes très à l’aise.” Il semble que cet investisseur majeur ait voulu en tout cas minimiser les risques en obtenant la division de la Cité du cinéma en deux entités distinctes : la Nef et les Studios de Paris. La première a coûté 140 millions d’euros, financés par la Caisse des dépôts (75 %) et Vinci Immobilier (25 %). Elle s’apparente à un projet immobilier de grande envergure. Les locaux (près de 40 000 mètres carrés) sont loués notamment à EuropaCorp et à l’ENS Louis-Lumière, l’espace est privatisable en partie pour des événements comme des défilés de mode. On y trouve aussi l’École de la Cité, lancée en hâte au mois de juin – école de cinéma gratuite et sans condition de diplômes –, que Luc Besson destine aux “jeunes passionnés qui n’ont pas trouvé leur chemin par la voie classique”. Idée généreuse mais encore branlante. Forte notamment du mécénat de BNP Paribas,

l’École de la Cité doit accueillir soixante élèves (une moitié en section réalisation, l’autre en section scénario) mais a connu plusieurs hics, comme la baisse du nombre de profs prévus et le report de la rentrée, qui pourrait avoir lieu en octobre si le permis d’aménager est accordé. Les Studios de Paris, quant à eux, offrent neuf studios de tournage dernier cri. Les 40 millions d’euros nécessaires à leur construction ont été fournis par EuropaCorp (50 %), Euro Media (25 %) et Quinta, la société du producteur tunisien Tarak Ben Ammar (25 %). Ils sont magnifiques. Ils représentent aussi un potentiel gouffre financier alors qu’EuropaCorp se remet à peine de deux années de déficit. “Nous voulons attirer les tournages de films étrangers qui vont habituellement en Angleterre ou en Europe de l’Est, explique Didier Diaz, gestionnaire de l’entité à travers Euro Media. Il nous faudrait un blockbuster américain par an et plusieurs gros films français pour que l’opération soit un succès. On n’est pas loin d’un truc qui peut marcher. Paula Wagner (ancienne productrice de Tom Cruise – ndlr) a été impressionnée.” En attendant, le seul film en tournage à la Cité du cinéma s’appelle Malavita, avec Robert De Niro et Michelle Pfeiffer. Réalisateur : Luc Besson ! À la fois concurrent des Studios de Paris en tant que patron de TSF (Studios d’Épinay) et président de la Ficam (Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia), Thierry de Segonzac ne cache pas son inquiétude : “Vouloir créer un gros pôle de studios n’est pas idiot. Mais combien de productions peuvent se payer des équipements aussi luxueux ? Je sais ce que coûte la gestion de studios et la difficulté qu’il y a à être rentable en France. Les millions investis nous forcent à nous interroger. Si le projet devait connaître une évolution défavorable, ce serait mauvais pour Luc Besson mais aussi pour toute la filière technique du cinéma français ! J’ai des réserves, oui, mais je souhaite aussi de tout cœur que ces studios se remplissent au plus vite.” L’avenir dira si Luc Besson a commis un péché d’orgueil en portant à bout de bras son rêve de “mogul” dans une conjoncture désastreuse. Le franc-tireur du cinéma français se trouve à un tournant. Au début des années 2000, la création d’EuropaCorp sonnait comme une déclaration d’indépendance, en réaction au refus de Gaumont de produire Taxi. Depuis, son associé historique Pierre-Ange Le Pogam a quitté la société et l’empire Besson lutte pour remonter la pente. En attendant que des productions élisent domicile dans ses studios, Luc Besson a prévu une petite fête pour le jour de l’inauguration. Une soirée “entre amis”. Le cercle des fidèles – le gratin du cinéma français ne sera donc pas convié. Il faudra pourtant que le solitaire endurci entame le dialogue et trouve de nouveaux partenaires. “Besson aura besoin de tout le monde, annonce un producteur, alors qu’il a dit à plein de gens qu’il n’avait pas besoin d’eux. Dans le cinéma français, certains n’ont clairement pas envie qu’il réussisse. Ce milieu fonctionne sur l’irrationnel. Il pourrait lui faire payer son arrogance.” Olivier Joyard 19.09.2012 les inrockuptibles 21

08 877 20 Besson.indd 21

17/09/12 13:14

Le réalisateur et journaliste Tamer al-Awam (ici en Allemagne en mars 2011) vient de disparaître, à l’âge de 34 ans. Il tournait un film documentaire dans la ville d’Alep

les artistes, cibles du régime syrien À quelques heures d’intervalle, le gouvernement de Bachar al-Assad libérait le cinéaste Orwa Nyrabia tandis que son confrère Tamer al-Awam tombait sous les balles de l’armée régulière.

O  

rwa Nyrabia est libre.” La nouvelle s’est rapidement propagée mercredi 12 septembre, d’abord au Festival de Toronto où s’était réunie une délégation de cinéastes arabes, puis partout dans le monde. Cela faisait maintenant plus de trois semaines que cet acteur, réalisateur et producteur de 35 ans, considéré comme l’une des figures émergentes du cinéma syrien, était détenu dans le plus grand secret par le régime de Bachar al-Assad (lire Les Inrocks n° 876). Il avait été interpellé le 23 août avec un autre ressortissant syrien à l’aéroport de Damas, alors qu’il se rendait en Égypte. “C’est un grand soulagement et la fin d’une longue période d’angoisse et de spéculation ; nous savons désormais qu’Orwa est libre, qu’il n’a pas subi de mauvais traitements et qu’il reste confiant dans l’avenir”, nous précise son oncle, Ossama Mohammed, lui aussi réalisateur. Aujourd’hui installé à Damas auprès de sa femme, Orwa Nyrabia aurait été retenu selon ses proches par le Bureau de la sécurité nationale de Bachar al-Assad, sans aucun motif apparent. “Il a été victime de la confusion du régime, qui multiplie ces derniers mois les

arrestations arbitraires pour entretenir un climat de terreur”, dit son amie cinéaste Hala al-Abdallah. S’il ne risque plus la prison, Nyrabia est menacé maintenant de se voir interdire de quitter le territoire, ce qui compromettrait ses activités de directeur de festival à la tête de Dox Box, la seule manifestation du pays dédiée au documentaire indépendant. Une censure à laquelle il a décidé de résister, tout en refusant catégoriquement l’exil. “Il n’imagine pas un seul instant quitter la Syrie, insiste Hala al-Abdallah. Parce qu’il se sait menacé, le régime augmente la pression et veut pousser les intellectuels progressistes à se taire ou à fuir. Mais ceux-ci revendiquent leur liberté, et garantissent, en restant sur place, que la révolution ne tombe pas aux mains des intégristes.”

“en restant sur place, les intellectuels garantissent que la révolution ne tombe pas aux mains des intégristes” Hala al-Abdallah, cinéaste

Et ils le font parfois au prix de leur vie : quelques heures avant l’annonce de la libération d’Orwa Nyrabia, nous apprenions ainsi par communiqué le décès d’un autre cinéaste syrien, Tamer al-Awam. Originaire de Soueida, dans le sud du pays, ce réalisateur et journaliste de 34 ans s’était installé depuis des années en Allemagne avant de rejoindre les médias de la révolution il y a quelques mois. Il tournait un film documentaire dans la ville d’Alep (la capitale économique syrienne devenue un champ de bataille) lorsqu’il est tombé sous les balles de l’armée régulière du régime. “Nous célébrions la liberté d’Orwa quand on a appris cette perte dramatique, se souvient avec émotion Hala al-Abdallah, qui rencontrait régulièrement le cinéaste en France dans des rassemblements en faveur de la révolution. Depuis le début des conflits, on vit le noir et le blanc en même temps ; la mort d’un côté et la vie de l’autre. Il faut se résoudre à cette douleur, faire son deuil chaque jour.” La priorité, ajoute-t-elle, est désormais de retrouver les nombreuses images tournées depuis quelques mois par Tamer al-Awam : ce qui restera de cette tragédie syrienne. Romain Blondeau

22 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 22 Cineaste syrien.indd 22

17/09/12 15:22

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:58

À Tel-Aviv, le parc Lewinsky, où une soupe est distribuée chaque soir par une ONG, est le seul “abri” des nouveaux migrants venus d’Afrique 24 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 24 Ailleurs.indd 24

17/09/12 14:43

pas de miracle en Terre promise Chaque mois, des milliers d’Africains pénètrent illégalement en Israël. Sans l’obtention du statut de réfugiés, ils sont confrontés à la précarité et aux vexations diverses. Celles qu’ils fuyaient déjà.

D

ébut d’aprèsmidi, à deux  pas de la gare centrale de Tel-Aviv. Allongés par terre dans l’herbe pelée, ou assis en petits groupes au milieu des détritus, des immigrés soudanais, érythréens et nigériens. Depuis plusieurs mois, le parc Lewinsky est devenu leur unique abri. Sans travail, sans argent, sans visa, ils n’ont nulle part ailleurs où aller. “Comme Israël ne nous donne pas le statut de réfugié mais un simple asile temporaire, on n’a pas le droit de travailler légalement. Résultat, on traîne ici en attendant de se faire embaucher pour la journée sur un chantier”, explique Mussie, 27 ans, venu d’Érythrée. Sous le soleil de plomb de Tel-Aviv, les journées s’étirent lentement, indifféremment : “On attend le soir. C’est à ce moment-là que les associations humanitaires viennent nous apporter à manger. C’est la Lewinsky soup”, précise Daniel, un Soudanais de 41 ans. Pourtant, malgré la précarité et le dénuement, l’immigration ne cesse d’augmenter. Selon les autorités israéliennes, les migrants africains seraient aujourd’hui 60 000 sur 7,5 millions d’habitants. La majorité d’entre eux vit dans le sud de Tel-Aviv ou dans sa périphérie. Cette affluence s’explique par

la situation géographique particulière d’Israël, facilement accessible par voie terrestre via le Sinaï. “C’est assez simple. On paie des passeurs, des bédouins qui connaissent bien le désert. On traverse le Sinaï jusqu’à la frontière et on entre dans le pays”, lance, d’un ton neutre, Mussie. La porosité de cette frontière permet à deux à trois mille migrants de passer chaque mois. À quelques pas du parc Lewinsky, une rue piétonne dans le quartier de Neve Shanaan. Les échoppes de produits bon marché se suivent et se ressemblent. Près d’un camion, un petit groupe d’immigrés se masse pour acheter des jeans à 30 shekels (environ 6 euros). Parmi eux, Keita, 26 ans. Il vient du Sénégal. Casquette sur la tête, baskets Nike et croix en or, il ne connaît pas la même réalité que ceux qui vivent au parc Lewinsky. Installé depuis cinq ans, il travaille comme cuisinier dans un des grands hôtels de la ville. Comme beaucoup de migrants de longue date, il observe une lente dégradation des relations avec la population locale : “Il y a quelques années, les Israéliens étaient très sympas avec nous, on vivait en bonne intelligence.

Cela fait environ un an que la situation est devenue intenable.” En mai dernier, une manifestation contre les clandestins a dégénéré en émeute. Sous la pression de la droite dure, le gouvernement a organisé une opération de rapatriements “volontaires” d’Africains, baptisée “Retour à la maison”. Débutée en juin, elle a conduit à l’expulsion de centaines de Soudanais du Sud. Entre pillages, manifs et règlements de comptes dans la rue, la tension ne cesse de croître entre les deux communautés. Vexations et humiliations sont devenues monnaie courante. “L’autre jour, des enfants m’ont jeté des pierres au visage, qu’est-ce que je peux faire contre ça ?”, demande Simon, 34 ans, Nigérien, propriétaire d’un petit magasin.  Si certains s’opposent violemment à toute tentative de conciliation, d’autres essaient de venir en aide aux clandestins. C’est le cas d’Alusine Swaray. Arrivé il y a vingt ans, ce Sierra-Léonais a créé l’African Workers Union in Israel (l’Union des travailleurs africains en Israël) : “J’ai fondé l’association en 2009 pour défendre les droits

en juin, sous la pression de la droite dure, le gouvernement a organisé une opération de rapatriements “volontaires”

des immigrés africains. J’ai été reçu à la Knesset (le Parlement israélien – ndlr) et j’ai pu soumettre des mesures afin d’améliorer notre vie quotidienne. Ils ont retenu plusieurs de mes propositions.” Désormais, grâce à Alusine, il leur est possible d’ouvrir un compte en banque, d’avoir une assurance santé et de se faire soigner pour presque rien dans des dispensaires. Parmi eux, deux Libériens sans papiers, Joseph et Musu. Ils ont rendez-vous avec le pasteur Ignatius qui officie depuis près de dix-huit ans au Living Faith Ministry International, une église logée au quatrième étage d’un immeuble délabré près du périphérique. Ils suivent Alusine jusqu’à l’appartement anonyme transformé en lieu de culte. Assis en rond autour du pasteur, les trois hommes écoutent religieusement. Pour eux, il n’y a qu’une seule explication au fait qu’ils n’aient pas encore été chassés malgré l’opération “Retour à la maison”, initiée en juin, et au durcissement des mesures anti-immigrés : “Dieu nous protège”, avance Joseph avec ferveur. Tout le monde acquiesce. En attendant un véritable miracle, les Africains de Tel-Aviv continuent de prier pour l’État hébreu, “car après tout, c’est la maison de Dieu”, sourit le pasteur. texte et photo Leslie Rezzoug 19.09.2012 les inrockuptibles 25

08 877 24 Ailleurs.indd 25

17/09/12 14:43

le divorce d’Amy Poehler et Will Arnett

“j’ai décidé de m’inscrire à Secret Story 7 avec pour secret : je suis bourdieusien”

l’anatomie de Kate Middleton

“j’ai des douleurs intercostales quand je pense au Parti socialiste” “je fais un blocage, j’arrive plus à mettre de chaussettes”

Rihanna et Chris Brown

Lesula : la trop cool nouvelle espèce de singe

retour de hype

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“wake me up before you (Christine) Angot”

Liza Minnelli dans Arrested Development

The Jon Spencer Blues Explosion

Primark

G.O.O.D. Music – Cruel Summer

Chateau Marmont

Primark Hystérie chez les bloggeuses mode : la chaîne, grande concurrente de H&M, devrait s’implanter en France dès l’année prochaine. Chateau Marmont Le groupe, pas l’hôtel. Le divorce d’Amy Poehler et Will Arnett Qui laisse supposer que cette fois, c’est sûr, l’amour est mort.

la bise

“non mais tu peux me dire comment Vitaa connaît le code confidentiel du portable du mec de Diams”

G.O.O.D. Music – Cruel Summer Casting all stars pour la dernière folie de Kanye West qui réunit tous ses copains (Jay-Z, R. Kelly, Common, 2 Chainz, etc.). Rihanna et Chris Brown Au secours. Liza Minnelli sera bien dans la nouvelle saison d’Arrested Development. D. L.

tweetstat

23 % Miss France

Pour la lutte acharnée contre l’injustice, l’hypocrisie et la faim dans le monde

76 % Sarkozy

Pour l’ambition, les idées et la fidélité aléatoire

1 % Antonio Banderas

Pour les sourcils froncés du latin lover moins la masse capillaire

26 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 26 Actu courbe.indd 26

17/09/12 14:51

pour Obama, Joe Biden met les gaz Le vice-président américain est à nouveau le colistier de Barack Obama. L’occasion pour lui de faire des rencontres en rase campagne.

1

hey Joe Pour qui préfère l’humour à la politique, voici quelques nouvelles de la campagne démocrate aux États-Unis. La semaine dernière, alors qu’Obama se faisait soulever dans les airs par le gérant d’une pizzéria de Floride visiblement très heureux de le voir, son vice-président et colistier se la donnait, pépouze, sur la banquette d’un diner de l’Ohio. Dans un État proche de l’Eldorado, et face aux photographes, Joe Biden (de son vrai nom Joseph Robinette Biden, Jr) n’a alors pas hésité à accueillir une dame sur ses genoux (ou presque), afin d’approfondir la discussion débutée avec un groupe de gentils bikers tout droit sortis d’un téléfilm américain des années 80. Le cliché est, pour nous Européens, superbement exotique. Il n’en reste pas moins terriblement efficace.

2 1

Carolyn Kaster/AP/Sipa

3

3

l’édulcorant

Si le seul condiment présent sur la table semble être du sel, il n’en reste pas moins ici un arrière-goût d’aspartame bon marché. Évidemment, les bikers rencontrés par le colistier de Baracko n’ont rien des Hells Angels et malgré leur petit écusson “Troll”, nul ne doute que ce sont des gentils. Regroupés derrière le nom de Shadowmen (“les hommes de l’ombre”), ils se décrivent en effet comme “un groupe de personnes qui aiment rouler et aider ceux qui croisent

leur route et qui en ont besoin” – à savoir les enfants, les malades et les vétérans. C’est trop sympa et ça fait bien sur la photo. Car même après les quatre années d’Obama à la présidence, Joe Biden, fils d’un vendeur de voitures d’occasion issu d’une famille catholique d’origine irlandaise, apparaît comme la caution nécessaire pour rallier l’électorat blanc chrétien et ouvrier. À ce rythme, il va tout de même falloir pas mal se muscler les cuisses. Hue dada. Diane Lisarelli

2

love storytelling

Alors que Joe Biden est à ça de lui proposer un zouk, notre bikeuse à la dentition aléatoire semble d’ores et déjà conquise. Tout le talent américain pour le storytelling est là, et les têtes interloquées des gros bras qui les entourent parachèvent le tableau. La scène semble tirée d’un film illustrant la mythologie de l’Amérique profonde. De la déco typiquement diner (l’énorme verre de Coca, le disque d’or de The Kingston Trio, l’article de Life sur Mohamed Ali encadré, la banquette, les couleurs, les matériaux) aux “gueules”, en passant par la petite histoire que la photo suffit à raconter… Tout rappelle que Joe Biden est un bon communicant. Car malgré ses nombreuses gaffes (lors d’un meeting en 2008 il avait demandé à un sénateur en fauteuil roulant de se lever pour que la foule l’applaudisse), il est aussi l’auteur de punchlines pas forcément très fines mais efficaces telles que “Oussama Ben Laden est mort et General Motors est vivant” (résumé tout personnel du mandat d’Obama prononcé à Detroit, siège de l’industrie automobile américaine). Ici, toutefois, le mystère reste entier sur la formule choc susurrée à l’oreille de Cindy (appelons-la Cindy), qui pourrait peut-être bientôt sentir au creux de ses reins les trépidations de la machiiineeuh. 19.09.2012 les inrockuptibles 27

08 877 27 Loupe Biden.indd 27

14/09/12 17:02

l’embarrassant monsieur Saleh Juste avant le second tour de la présidentielle 2012, un proche de Nicolas Sarkozy et le patron des services secrets français Bernard Squarcini auraient-ils aidé Bachir Saleh, un Libyen recherché par Interpol, à s’enfuir ? En toile de fond, les soupçons de financement de la campagne de Sarkozy par Kadhafi en 2007.

DR

par Michel Despratx et Geoffrey Le Guilcher

28 les inrockuptibles 19.09.2012

08 test enquete+photo2.indd 28

14/09/12 19:01

Bachir Saleh, rue de Solférino, à Paris. Cette photo, publiée par Paris Match, a été prise le 2 mai 2012, veille de sa fuite vers l’étranger

19.09.2012 les inrockuptibles 29

08 test enquete+photo2.indd 29

14/09/12 19:01

“Bachir sait si, oui ou non, de l’argent a été donné par Kadhafi à la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Il était devenu une bombe à retardement, prête à péter dans les mollets du Président. Ça devenait risqué de le garder à Paris”

Abd Rabbo Ammar / Abaca

un proche de Bachir Saleh

Bachir Saleh, au sommet de la Ligue arabe, en 2008. Trésorier du régime Kadhafi, homme clé des relations franco-libyennes

I

l se promenait toujours avec sa mallette en cuir noir, à roulettes, rectangulaire, semblable à celle qui suit les pilotes d’avion. Dedans, des documents, des euros, des dollars, et des enveloppes – pour bien répartir tout cela. Bachir Saleh est aujourd’hui un homme très recherché. Son nom a fait la une des journaux en avril lorsqu’il est apparu comme le destinataire d’un document publié par Mediapart : une note secrète, dont l’authenticité est débattue, mentionnant le feu vert de Kadhafi pour financer la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007 à hauteur de 50 millions d’euros. L’ancien chef de l’État a porté plainte. Mediapart attaque aussi Sarkozy pour dénonciation calomnieuse. Le parquet a ouvert une enquête, toujours en cours, pour “faux et usage de faux” et “publication de fausses nouvelles”. Bachir Saleh, ancien directeur de cabinet de Kadhafi, était l’un des trésoriers du régime libyen. Dirigeant d’un fonds d’investissement consacré à l’Afrique évalué à 5,6 milliards d’euros, il connaît quantité de secrets liés aux dollars de la Libye de Kadhafi. Après la chute de Tripoli, il a trouvé refuge à Paris, avec l’accord des autorités françaises et sous la protection d’un passeport diplomatique nigérien. Son séjour se complique au mois de mai 2012 lorsqu’on découvre dans Paris Match une photo de lui se promenant tranquillement dans une rue de la capitale. L’homme est alors recherché par Interpol à la suite d’une plainte déposée par la Libye pour détournement de fonds. À quatre jours du second tour de l’élection présidentielle, la nouvelle peut troubler les électeurs. Nicolas Sarkozy doit réagir : le 2 mai, il déclare au micro de RMC

que “si (Bachir Saleh) est recherché par Interpol, (il) sera livré à Interpol”. Le lendemain de cette déclaration, Saleh disparaît. Depuis, il est introuvable. “Sa brutale évaporation vous étonne ?”, sourit, énigmatique, un de ses amis parisiens. Homme d’affaires, fin connaisseur de la Libye, il cultivait l’amitié de plusieurs dignitaires du régime Kadhafi. “Bachir a des archives. Il sait si, oui ou non, de l’argent a été donné par Kadhafi à la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Des journalistes étaient à ses trousses pour le faire parler. À cause du mandat d’Interpol, la police pouvait l’arrêter d’un instant à l’autre. Il était devenu une bombe à retardement, prête à péter dans les mollets du Président. Ça devenait risqué de le garder à Paris. – Que voulez-vous dire ? Qu’on l’aurait poussé à disparaître pour éviter qu’il parle ? – Faites votre enquête. Cherchez ce qui s’est passé le jour de sa disparition.” On cherche, et voici ce qu’on trouve… Dans la matinée du 3 mai, près du pont Bir-Hakeim, Bachir Saleh se trouve dans son bel appartement. Le Libyen ne s’est pas encore décidé à partir lorsque, dans son salon, le téléphone sonne. Un avocat français qu’il connaît l’avertit : “Sarko s’est engagé dans les médias à te livrer à Interpol, tu as intérêt à décamper !” Un service de police, précise l’avocat, est en train de planifier son arrestation. Vers 14 heures, on peut apercevoir Bachir Saleh marchant sur le quai Kennedy, polo sombre et costume sans cravate, lunettes noires sur le nez, sa mallette à roulettes à la main. Il monte dans sa voiture avec

30 les inrockuptibles 19.09.2012

08 test enquete+photo2.indd 30

14/09/12 19:01

DR

la Libye réagit

L’homme d’affaires Alexandre Djouhri, 53 ans. En relation privilégiée avec Bachir Saleh, et avec le président Sarkozy, via Claude Guéant et Bernard Squarcini

chauffeur, qui le dépose quelques instants plus tard aux abords de la place de l’Étoile. Après s’être introduit, à pied, dans une cour bourgeoise, le Libyen sonne à l’interphone d’un petit cabinet d’avocats. Dans la salle de réunion tapissée de miroirs, un homme que nous nommerons “Dédé” le rejoint. Disons de ce Dédé qu’il fréquente, en ami, un service de police. “Je raconte à Bachir Saleh ce qu’il sait déjà, nous confie aujourd’hui Dédé. Je lui dis : ‘Gare à toi, des policiers vont t’arrêter dans la soirée ou au plus tard demain matin.” Bachir Saleh regagne sa voiture et poursuit son circuit parisien. On le trouve dans l’après-midi au domicile d’un ami. Chez ce Français, Bachir Saleh reste pendu à ses deux téléphones portables. L’un de ses interlocuteurs lui demande de venir le trouver en urgence. L’homme donne un rendez-vous à 18 heures au Champ-de-Mars, devant le pilier Est de la tour Eiffel. Le Libyen s’y retrouve à l’heure dite. À quelques enjambées de l’ascenseur du monument, il aborde un petit homme qui l’attend à l’ombre. Costume bleu sans cravate et chemise au long col, il s’agit d’Alexandre Djouhri, dit “Monsieur Alexandre”. Cet homme d’affaires français d’origine algérienne est un ami de Dominique de Villepin. Il a rallié en 2007 le camp Sarkozy et l’amitié qui le lie à Claude Guéant lui vaut ses entrées à l’Élysée. Dans son livre enquête, La République des mallettes (Fayard), Pierre Péan le décrit en “prince de la zone grise” : personnage volubile et gouailleur, agissant au service d’une oligarchie de grands patrons et de politiciens ; intermédiaire rusé dans des affaires sensibles comme les contrats entre États relevant

À l’ambassade de Libye, à Paris, un conseiller de l’ambassadeur nous reçoit. Il nous assure que son pays court toujours après Bachir Saleh, recherché pour détournements d’argent public. Comment, dans ce contexte, la Libye pouvaitelle accepter que la France accorde l’hospitalité à son fugit if ? “Plusieurs fois, répond le conseiller, nous avons demandé à de hauts responsables français des explications sur la présence de Bachir Saleh en France. Ils nous ont répondu que la France ne laissera pas Bachir Saleh entretenir des contacts ou financer les Libyens kadhafistes qui conspirent contre notre révolution”. Tripoli acceptait le marché. Mais Bachir Saleh violait la règle. Il voyageait dans le monde entier et nouait des contacts qui inquiétaient Tripoli. Les Libyens ont plusieurs fois demandé des comptes au Quai d’Orsay, qui, en réponse, missionnait Bernard Squarcini pour transmettre à Bachir Saleh le message de se calmer. C’était surtout formel. La France n’a jamais réellement empêché Bachir Saleh de voyager et de voir qui lui chante. Nous informons le diplomate que trois jours avant l’élection de François Hollande, un proche de l’Élysée aurait aidé Bachir Saleh à se soustraire à la justice. Notre interlocuteur lâche un rire embarrassé. Les Libyens savaient-ils ? “Nous le découvrons”, répond l’homme. Au passage, il note que le fait “est curieux”. La Libye va-t-elle demander des explications à la France ? “Je ne peux pas vous répondre avant que notre gouvernement ait lu l’article et évalué cette information. Ce sera à Tripoli de se prononcer.” M. D. et G. Le G.

19.09.2012 les inrockuptibles 31

08 test enquete+photo2.indd 31

14/09/12 19:01

pour empêcher que la police interroge Bachir Saleh, une solution : un avion pour l’étranger

Thomas Samson / AFP

Interpol recherche Bachir Saleh pour détournements de fonds. Des policiers français doivent aussi l’entendre dans l’affaire Sarkozy/Mediapart, portant sur une accusation de financement illégal de la campagne de Sarkozy en 2007

du secret défense, ou des échanges franco-libyens du temps de Kadhafi. Alexandre Djouhri est, selon Le Canard enchaîné, l’homme qui aurait, après la chute de Kadhafi, mis son jet privé à la disposition de Bachir Saleh pour qu’il échappe au nouveau pouvoir libyen et trouve refuge en France. Djouhri et Saleh se saluent et traversent l’avenue Gustave-Eiffel pour s’établir sur un carré de gazon du Champ-de-Mars, à quelques pas du stand d’un marchand de glaces. En cet endroit où les passants, en short et casquette et portant sac à dos, se promènent au ralenti pour admirer le monument, nul ne connaît le Libyen recherché par Interpol, ni l’ami de l’Élysée qui discute avec lui. Ils vont et viennent. Selon nos témoins, Bachir Saleh comprend une bonne fois pour toutes en écoutant Djouhri que ses amis au pouvoir ne pourront plus le protéger longtemps. Nicolas Sarkozy ayant promis de le livrer à Interpol, il serait incompréhensible qu’il puisse encore se promener en touriste à Paris. Selon nos sources, Djouhri vient prendre la température. Bachir va-t-il risquer l’arrestation, les interrogatoires, ou va-t-il se montrer raisonnable ? Une solution existe : le mettre dans un avion pour l’étranger. Il accepte. Les deux hommes passent quelques coups de fil, puis on les voit en duo, tels Vladimir et Estragon guettant Godot, patienter encore un quart d’heure sur leur petit gazon. Soudain, Djouhri voit approcher un quinquagénaire au visage rond et costume gris. Il abandonne la pelouse pour marcher jusqu’à l’homme. Celui-ci non plus, les touristes ne le connaissent pas, bien que son visage apparaisse parfois dans les journaux français. Il s’agit de Bernard Squarcini, le patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), les services secrets français. Homme de confiance de Sarkozy, on le surnomme le “Squale”. Dans un livre-enquête paru en janvier 2012, L’Espion du Président (d’Olivia Recasens, Didier Hassoux et Christophe Labbé, éd. Robert Laffont), on apprend qu’il est resté, malgré ses hautes fonctions, un policier d’action qui n’hésite

pas à courir le terrain pour y croiser des sources ou flairer une ambiance. Squarcini se tient à distance. Mis en examen en 2011 pour avoir fait surveiller au profit du pouvoir les appels téléphoniques de plusieurs journalistes, il ne gagnerait rien à être aperçu en amical dialogue avec un Libyen recherché par Interpol. Djouhri fait la navette entre les deux hommes. Transmet-il des messages ? Des instructions ? Squarcini l’écoute, passe un appel, puis s’en va. Djouhri revient vers le Libyen. Ils discutent. Dans les minutes qui suivent, sur le tarmac d’un aéroport parisien, un petit avion chauffe ses moteurs. Bientôt 19 heures. Bachir Saleh marche en direction de sa voiture, ouvre le coffre et en sort la précieuse mallette, qu’il ramène sur le gazon. Alors qu’il plonge sa main dedans pour en tirer quelque chose, Alexandre Djouhri repère sur le trottoir d’en face une présence qui lui semble suspecte. Un motard, tout de noir habillé, les observe. Inquiet, Djouhri précipite le départ. Il fait signe à une petite Audi bicolore qui attend sur l’avenue. Le chauffeur vient à leur niveau et ouvre une portière au Libyen qui embarque sans lâcher sa mallette. Une seconde voiture, identique, démarre et les escorte. En route, Bachir Saleh déconnecte ses deux téléphones portables. Le voilà injoignable. À 20 h 12, le petit bimoteur dans lequel il vient d’attacher sa ceinture s’envole en direction du sud. Un décollage discret, nous confie un employé de l’aéroport : “Le personnel qui a géré son plan de vol a reçu des consignes : ne rien répondre à toute question venant de l’extérieur.” Nos sources assurent que sa destination était le Niger, d’autres le Sénégal, l’Afrique du Sud ou encore l’Égypte. Qu’importe : le lendemain, vendredi 4 mai, un témoin clé de possibles financements secrets entre la France et la Libye se cache dans un pays de son choix. Pourtant, sur la chaîne de télévision France 24, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant continue de parler du fugitif comme s’il résidait en France : “Dès que (Bachir Saleh) sera découvert, il sera interpellé et donné à la justice.”

32 les inrockuptibles 19.09.2012

08 test enquete+photo2.indd 32

14/09/12 19:01

Claude Guéant, aujourd’hui, n’est plus ministre. Nous l’appelons sur son téléphone portable. Aimable, disponible, il affirme ignorer que Bachir Saleh avait fui au moment de sa déclaration. Comme il dit ignorer, aussi, les conditions de sa sortie du territoire. “Je n’en ai aucune idée, aucune idée !, répond-il. J’ai lu dans la presse qu’il était parti, mais je ne sais pas du tout dans quelles conditions.” Nous l’informons de la scène qui s’est déroulée le 3 mai, à la tour Eiffel, avec Bernard Squarcini, dont il était alors le ministre de tutelle, Alexandre Djouhri et Bachir Saleh. L’ancien ministre de l’Intérieur réplique en prenant de la distance : “Ça, je ne le sais pas. Je n’ai absolument pas été mêlé à cela. Du tout, du tout.” Qu’en dit Bernard Squarcini ? Après cinq ans passés à la tête de la DCRI, l’homme est aujourd’hui au chômage. Il nous répond chaleureusement, d’une voix placide et sur un ton de confidence décontractée (lire l’encadré p. 34 reproduisant l’échange dans son intégralité). Nous lui demandons s’il a rencontré Alexandre Djouhri le 3 mai à la tour Eiffel, aux alentours de 19 heures. “Oui, admet-il. Je l’ai rencontré. Mais rapide. Trois minutes. Sans plus. Voilà. – Cette rencontre, elle concernait Bachir Saleh… – Ah, non. Pas du tout. – C’est étonnant parce qu’au moment où, à la tour Eiffel, vous rencontrez monsieur Djouhri, Bachir Saleh patientait à quelques mètres de là. – Alexandre ne me rend pas compte !, justifie Squarcini. Je ne suis pas son officier traitant ! Je n’ai vu qu’Alexandre, rapidos, sur un point particulier lié à mes occupations.”

08 test enquete+photo2.indd 33

Bernard Squarcini l’assure : le 3 mai dernier, à la tour Eiffel, il n’a pas vu Bachir Saleh. En revanche, il l’avait vu avant. Bachir Saleh a voyagé plusieurs fois en Europe et en Afrique pour y rencontrer avocats, hommes d’affaires, diplomates étrangers ou exilés libyens. Les nouvelles autorités libyennes s’en étaient plaintes auprès du Quai d’Orsay. Le cabinet du ministre Alain Juppé avait alors demandé à Squarcini de convoquer Saleh afin de lui passer un message ferme : “Si vous voulez vivre en paix en France, vous ne devez rien faire politiquement qui indispose le nouveau pouvoir libyen.” À chaque entrevue entre les deux hommes, le Libyen affirmait demeurer dans les clous. Squarcini passait donc les plats avec les autorités françaises. C’est le même chef des services secrets que l’on retrouve en compagnie de Djouhri, le 3 mai, à l’instant précis où ce dernier règle le départ en avion de Saleh. Squarcini a-t-il lui-même joué un rôle dans la fuite de Saleh ? “Ben non !, répond-il sur un ton d’évidence. À quel titre ? – Au titre de patron de la DCRI qui a le pouvoir de donner des consignes à des policiers.” Squarcini laisse un blanc, puis nous affirme, en forme de justification définitive : “Ce n’est pas moi qui l’ai fait partir.” Quinze minutes après avoir raccroché, Bernard Squarcini nous rappelle. Il nous informe qu’il a réfléchi. Il n’est plus du tout sûr, le jour du départ de Saleh, d’avoir rencontré Alexandre Djouhri à la tour Eiffel. Ce dernier, par la voix de son avocat, nous indique qu’il ne répondra pas à nos questions sur l’exfiltration de Bachir Saleh. Nicolas Sarkozy, que nous avons

14/09/12 19:01

C’est effectivement le cas de Saïf al-Islam, le fils de Kadhafi qui, au mois de mars 2011, trois jours avant que les avions français bombardent les troupes de Kadhafi, demandait “que le clown Sarkozy rende l’argent qu’il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale” (Euronews, 16/03/2011). Il est en ce moment prisonnier du nouveau régime libyen dans la ville de Zintane et n’a pas le droit de communiquer. Moussa Koussa, qui dirigeait les services secrets libyens, vit en ce moment à Doha sous la protection de l’émir du Qatar. Depuis le petit émirat, il certifie que le document publié par Mediapart sur un éventuel financement libyen de Nicolas Sarkozy est un faux. Abdallah al-Senoussi, chef du renseignement militaire de Kadhafi, languissait en prison à Nouakchott en Mauritanie. Le 5 septembre, il a été livré menotté au nouveau pouvoir libyen. Il échappera ainsi aux questions de la Cour pénale internationale qui entendait le juger pour crimes contre l’humanité. Il y a surtout le cas de Mahmoudi Baghdadi, le dernier Premier ministre de Kadhafi. En novembre, devant la cour d’appel de Tunis, où il était jugé, il avait déclaré avoir “en tant que Premier ministre, supervisé le dossier du financement de la campagne de Sarkozy depuis Tripoli”. Son avocat français, Me Marcel Ceccaldi, le visite le 16 juin dernier dans sa prison tunisienne. Le Libyen lui annonce qu’il veut être entendu par le juge d’instruction français Renaud Van Ruymbeke afin de tout lui raconter sur “la nature réelle des relations franco-libyennes, les financements des campagnes électorales, et les questions d’enrichissement personnel”. Huit jours plus tard, le dimanche 24 juin, le gouvernement tunisien l’extrade vers Tripoli. Depuis, on n’entend plus sa voix. Abou Khaled sourit : “Comme je vous l’expliquais : jusqu’ici, tout va bien.” 1. Le nom a été modifié afin de protéger les relations que cet homme entretient avec plusieurs protagonistes de ce dossier

Bernard Squarcini, ancien chef de la DCRI : “Ce n’est pas moi qui ai fait partir Bachir Saleh, je vous l’assure”

Stéphane de Sakutin / AFP

sollicité, ne souhaite pas non plus réagir à nos informations. Une question importante reste alors sans réponse : pourquoi prendre le risque d’exfiltrer illégalement, entre les deux tours de la présidentielle 2012, l’ancien bras droit de Kadhafi ? Abou Khaled1, homme d’affaires et intermédiaire libanais, a travaillé jadis pour le régime de Kadhafi et a connu Bachir Saleh. Il nous livre son interprétation : “Bachir connaît les secrets franco-libyens. Pas mal de monde rêvait de le faire parler…” Y compris la justice française. Après la plainte de Nicolas Sarkozy contre Mediapart, le parquet avait demandé aux policiers de la Brigade de répression de la délinquance à la personne (BRDP) de localiser Bachir Saleh et de l’entendre comme témoin. Abou Khaled poursuit : “La logique qui prévaut, dans cette exfiltration, est celle du ‘jusqu’ici tout va bien’. Bachir sait trop de secrets, on le met en urgence à l’abri, ou en sécurité. Il rejoint comme cela d’autres anciens kadhafistes qui pourraient témoigner sur des transferts de valises entre Kadhafi et des politiciens français. Faites le bilan : tous, aujourd’hui, se retrouvent à l’abri ou dans une situation qui leur interdit de s’exprimer.”

“Monsieur Squarcini, bonjour. Nous aimerions parler avec vous de votre rencontre avec Bachir Saleh le soir où il a quitté Paris, le 3 mai dernier. Je n’ai pas eu de rencontre avec lui ce jour-là. Je suis désolé. Mais ce jour-là, vers 18-19 heures, vous étiez au Champ-de-Mars devant la tour Eiffel en compagnie d’Alexandre Djouhri. Oui. Je l’ai rencontré, oui. J’allais à une réunion. Je l’ai rencontré trois minutes. Sans plus. Voilà. Cette rencontre concernait Bachir Saleh. Ah non. Pas du tout. Quel était le motif, alors ? C’est indiscret ! Je suis désolé, mais… voilà ! (rires) Quand vous parliez avec monsieur Djouhri, à la tour Eiffel, Bachir Saleh se tenait à moins de cinquante mètres. Pouviez-vous ne pas l’avoir vu ? Tout à fait. Je n’ai vu qu’Alexandre. Rapidos. Je suis parti à ma réunion place Beauvau, donc, hein… Cinq minutes. Cela paraît étonnant que vous n’ayez pas vu Bachir Saleh : il se trouvait à seulement quelques mètres. Vous avez une photo ? On a des choses, oui. Ben voilà... C’est… Ben, non. Je suis désolé. Avez-vous, avec monsieur Djouhri, aidé à faciliter la sortie de Bachir Saleh du territoire ? Ben non. À quel titre ? Au titre de patron de la DCRI, ayant le pouvoir de donner des consignes à des policiers. Ce n’est pas moi qui l’ai fait partir. Je vous l’assure.” Quinze minutes après cette conversation, Bernard Squarcini rappelle Les Inrocks et revient sur sa précédente affirmation. Il n’est plus sûr d’avoir rencontré Alexandre Djouhri à la tour Eiffel, une heure avant la disparition de Bachir Saleh. Bernard Squarcini, de nouveau : “Euh, vous avez bien dit que c’était à la tour Eiffel, le dernier jour ? Oui. La tour Eiffel, je passe souvent là-bas, et je le vois plutôt au George-V, Alexandre Djouhri. Et je ne l’ai pas vu le dernier jour… En réfléchissant, Alexandre, je le vois là où il se trouve. Et je ne vois pas pourquoi je serais monté à la tour Eiffel. Non, pas en haut de la tour : vous avez vu Djouhri jeudi 3 mai, à 19 heures, devant la tour, avenue Gustave-Eiffel. Euh… Non, je ne vois pas. C’est le chemin que j’emprunte, effectivement. Moi, c’est plutôt George-V… C’est flou. Mais tout à l’heure, vous vous en souveniez. Ouais. Non. George-V. C’est sûr. Faites votre enquête, mais moi, c’est George-V. Je ne vois pas pourquoi je l’aurais vu à la tour Eiffel.” recueilli par M. D. et G. Le G.

34 les inrockuptibles 19.09.2012

08 test enquete+photo2.indd 34

14/09/12 19:01

GAB Pub.indd 1

14/09/12 16:19

08 877 GPAP AYRAULT.indd 36

14/09/12 19:07

Ayrault de la résistance Sous le feu des critiques émanant surtout de son camp, qui lui reproche un manque de charisme, le Premier ministre assume son rôle de chef de troupe. Tantôt sévère, tantôt réconfortant. par Hélène Fontanaud et Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

D

ans son bureau de Matignon, le portrait de François Hollande est bien visible. Jean-Marc Ayrault reçoit Les Inrocks. On lui annonce que l’article portera sur lui. “C’est passionnant”, lâche-t-il, pince-sans-rire. Chemise bleue, cravate bleue, veste bleue, chaussettes grises, jambes sagement ordonnées. Depuis la rentrée, le Premier ministre est la cible d’un feu nourri de critiques venant aussi bien de la droite que de sa famille politique. Ce qui a contraint François Hollande à venir en défense : “Tout va bien avec Ayrault”, répond par SMS le chef de l’État, laconique et précis, quand on lui pose la question. Lors de son intervention sur TF1, le 9 septembre, le Président insiste : “C’est un homme sérieux, c’est un homme respectueux, c’est un homme avec lequel j’ai toujours travaillé en bonne intelligence. C’est tellement agréable.”

08 877 GPAP AYRAULT.indd 37

14/09/12 19:07

“je ne veux pas dire du mal de François Fillon, mais il en faisait quand même peu”

Que reproche-t-on à l’hôte de Matignon ? Son inexpérience ministérielle, son manque d’autorité, son absence de charisme. Le charisme, pour lui, “c’est un peu théorique”. “Les gens ont toujours besoin d’incarnation”, poursuit Jean-Marc Ayrault, qui met en avant son expérience d’élu local : “Ma réussite à Nantes est due à ma politique mais aussi à mon incarnation de la ville.” Il ajoute : “Les institutions de la Ve République ne connaissent qu’une incarnation, et c’est le président de la République. Pour le chef du gouvernement, c’est très différent, je ne suis pas élu par tous les Français.” Un partage des rôles souligné par François Hollande sur TF1 : “Je ne me défausserai pas sur le Premier ministre, je serai en première ligne.” Les proches des deux hommes se pressent de répéter la bonne parole. “Le président donne l’impulsion, le Premier ministre conduit la politique gouvernementale”, explique un ministre bien en cour à l’Élysée. Il n’empêche. La presse résonne d’échos sur ces conseillers de l’Élysée et ces ministres qui s’émeuvent de “l’évanescence” du Premier ministre. Le bal des successeurs a déjà commencé. On parle de Manuel Valls, Pierre Moscovici, Martine Aubry ou Marisol Touraine. Entre autres. “Le président de la République recommande à ses conseillers de ne pas trop parler et leur réaffirme sans cesse quel est le rôle de chacun. Chacun devrait le comprendre”, soupire

Jean-Marc Ayrault. “Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Les jeux d’intrigue, les jeux de cour, est-ce que ça n’a pas existé à d’autres époques ? Si, sans doute. Moi, j’ai confiance.” On évoque alors ces ministres qui jouent à saute-mouton et s’adressent à François Hollande par SMS. Une pratique qui ne choque pas à l’Élysée, où on rappelle que déjà sous Mitterrand certains comme Jack Lang passaient par-dessus Matignon pour faire avancer leurs dossiers. Un brin agacé, Jean-Marc Ayrault se livre à une petite mise au point : “Moi aussi, j’ai gardé mon autre téléphone ! Et j’ai celui de Matignon. Il y a des ministres qui m’envoient des SMS aussi !” Et de raconter que, pendant le conseil national du Parti socialiste, le 12 septembre, une ministre lui a envoyé un message pour le prévenir qu’il n’y avait “pas assez de sénateurs socialistes” à la réunion. “Avec un smiley”, précise-t-il. “C’est agréable de pouvoir avoir ce contact. Et on a envoyé des sénateurs.” Plus sérieusement, “s’agissant du travail gouvernemental, cela ne se traite pas par SMS, cela se traite ici, pas à l’Élysée, et le Président le rappelle” à chaque contrevenant, insiste Jean-Marc Ayrault. “C’est clair, il ne faut pas vous mettre des idées en tête comme ça”, ajoute-t-il avec le sourire. “Chef d’une équipe”, comme il se définit, il en profite pour

tacler un peu les insolents : “Ils ont à faire la preuve de leur efficacité dans leur ministère, ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour le prouver. Il faut leur laisser leur chance et je leur laisse leur chance. Je suis là pour les aider. C’est vrai que certains peuvent être bavards mais quand ils ont un gros problème, ils me disent : il faut quand même que je te voie, j’ai besoin de ton aide... Je le fais.” “Ceux-là mêmes qui peuvent se laisser aller en off ne cessent de me demander rendez-vous. Ils ne peuvent pas se passer du chef du gouvernement sinon les arbitrages ne sont pas pris en leur faveur. C’est mon cabinet qui fait tourner la machine gouvernementale”, ajoute-t-il en se calant dans son fauteuil, comme rassuré et renforcé par son propre propos. Puis Jean-Marc Ayrault passe à la polémique concernant la mise en place de la Banque publique d’investissement (BPI) et la guéguerre qui en a résulté entre deux ministres phare à Bercy, Pierre Moscovici et Arnaud Montebourg. Une étude sur la création de cette banque destinée aux PME a été confiée à la banque Lazard. L’opposition de droite dénonce un possible conflit d’intérêts puisque le mandat a été accordé à Matthieu Pigasse, numéro deux de la banque Lazard et propriétaire des Inrockuptibles, dont la directrice générale est Audrey Pulvar, compagne du ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg. “Il y avait, le 11 septembre,

38 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 GPAP AYRAULT.indd 38

14/09/12 19:07

“est-ce qu’en arrivant ici, ça m’impressionne ? Absolument pas. J’avais l’impression d’avoir déjà fait ça”

une question de l’UMP à l’Assemblée. J’avais demandé qu’on solde l’affaire parce que cela avait un peu dérapé. Arnaud avait réagi trop affectivement, je le lui ai dit. Et puis j’ai dit à Pierre, qui avait pris les critiques personnellement, que ça allait, qu’il fallait prendre en compte le côté affectif et tourner la page. Moscovici a fait une excellente réponse à l’Assemblée, en étant parfaitement solidaire de Montebourg… J’ai écrit, le lendemain matin, un petit mot à Arnaud : ‘Tu as vu ?’ Il m’a répondu ‘Oui, merci.’ C’est ça mon boulot. Sinon je pourrais faire le malin, les laisser se manger entre eux mais ce n’est pas ma conception d’un gouvernement !” Tout à sa pose de protecteur, il ajoute, grand seigneur : “Les ministres, ce sont des personnalités, avec parfois des tâches très lourdes, une grosse pression.” Et glisse qu’il s’apprête une nouvelle fois à jouer les conciliateurs, cette fois entre Christiane Taubira (Justice) et Dominique Bertinotti (Famille), après une bataille de périmètre ministériel à propos du mariage des homosexuels. L’heure tourne. Le bureau du Premier ministre, qui donne sur les arbres du parc de Matignon, l’un des plus beaux jardins de Paris, est calme. À peine entend-on des rires dans la pièce voisine. Jean-Marc Ayrault a encore plusieurs rendez-vous et prend du retard. Mais il semble s’attacher à défendre ce qu’il est. “Quand j’ai été élu

président du groupe socialiste, j’ai subi des critiques : erreur de casting, il n’a pas la carrure. Qu’est-ce qui alimentait ça, pour une grande partie ? Ceux qui voulaient avoir la place ! Sauf qu’ils ne l’ont jamais eue. J’ai tenu bon, j’ai résisté, je me suis imposé.” “Vous êtes testé pour savoir si vous allez être capable de tenir la distance”, ajoute-t-il dans un avertissement sévère aux audacieux qui lanceraient déjà leur campagne pour Matignon. Le Premier ministre, qui emploie systématiquement le “je” pour parler de son action et de celle du gouvernement, ainsi que des verbes très directifs, cherche à dissiper l’impression d’amateurisme et de flottement perçue depuis l’installation de la nouvelle équipe gouvernementale. Au prix d’une certaine immodestie : “Est-ce qu’en arrivant ici, ça m’impressionne ? Absolument pas. Parce que j’ai l’expérience de l’État, je sais ce que je dois faire. J’arrive là, j’avais l’impression d’avoir déjà fait ça. Matignon, c’est le cœur de la machine de l’État.” La machine de l’État, il faut tout de même la faire fonctionner en harmonie avec l’Élysée. Aujourd’hui, François Hollande et Jean-Marc Ayrault, en chute dans les sondages, essaient de huiler le fonctionnement de leur duo. “On a échangé tous les jours pendant la petite période de vacances”. À l’Élysée, on précise que “les liens ont été resserrés”. Une réunion a été instaurée tous

les vendredis entre le secrétaire général de l’Élysée, ses deux adjoints et le directeur de cabinet du Premier ministre et ses deux adjoints. Jean-Marc Ayrault prend de toute façon plaisir à souligner son lien particulier avec le chef de l’État : “François Hollande et moi étions assis à côté à l’Assemblée pendant quinze ans. On a travaillé ensemble très longtemps. On s’entend bien.” Il n’empêche, les agendas des deux têtes de l’exécutif s’entrechoquent parfois au risque d’occulter le message du Premier ministre. Qui peine déjà à exister, tant ces cinq dernières années Nicolas Sarkozy l’omniprésident faisait seul la une de l’actualité. “Ce n’est pas la course à l’échalote, ça arrivera d’autres fois… Je ne veux pas dire du mal de François Fillon mais il en faisait quand même peu”, ironise Jean-Marc Ayrault. Le chef du gouvernement semble même confiant sur son avenir : “La perception de l’opinion se fait peu à peu mais on est dans une période où les gens attendent du sérieux. J’ai mon fonctionnement, ma personnalité et je n’ai pas du tout envie de changer. Je revendique ce sérieux.” Jean-Marc Ayrault s’amuse d’une réflexion d’Alain Juppé raillant la présence de “deux calmes à la tête de l’État”. “Est-ce qu’il vaudrait mieux un excité sur deux ?” lire aussi pages suivantes 19.09.2012 les inrockuptibles 39

08 877 GPAP AYRAULT.indd 39

14/09/12 19:07

c’est-à-dire

hiver s alafiste ? Les printemps arabes ont du mal à passer à l’heure d’été. L’assassinat de diplomates américains (dont l’ambassadeur) en Libye en est un nouveau symptôme. Attentat d’Al-Qaeda ou stupide vengeance sous prétexte d’un mauvais film confidentiel ? Si la bêtise des auteurs de L’Innocence des musulmans et de ceux qui ont fait la pub de ce film (un pasteur islamophobe et un copte américano-égyptien) nous éberlue, la réaction démesurée et parfois meurtrière de certains pans des populations musulmanes est aussi un défi à la raison démocratique. Les fondamentalistes ont profité des révolutions arabes pour plonger certaines zones de la Tunisie ou de l’Égypte dans l’hiver d’une terreur morale, voire physique, comme l’a subie en août un élu sarthois en vacances à Bizerte, sa ville d’origine, tabassé parce que sa femme et sa fille portaient des vêtements d’été. En Syrie, les islamistes sont du mauvais côté des bombes puisque les massacreurs sont issus du Baas, mouvement dont les bases socialistes et laïques n’ont rien à voir avec le salafisme. C’est le drame des aspirants démocrates arabes, coincés entre le marteau des dictateurs (déchus ou pas encore) et l’enclume islamiste. Ces tensions imprègnent le village global mondial, si bien qu’un obscur navet embrase la sphère musulmane et influe sur la campagne électorale américaine. Ce film rappelle que l’Occident recèle aussi sa part de bêtise radicale, qui peut atteindre la déraison meurtrière comme dans le cas Breivik. Mais la société norvégienne (et occidentale) a condamné le tueur d’Oslo, et Obama a désavoué le film islamophobe. Il serait bon que les nouveaux dirigeants islamistes dits modérés du Caire ou de Tunis agissent contre leurs affidés radicaux : ce serait un pas tangible vers l’alliage islam et démocratie que promettaient les printemps arabes.

le renouveau charismatique Associé au culte du chef, le charisme trouble les démocrates, surtout à gauche. Dans son essai, le philosophe Jean-Claude Monod y voit pourtant un outil à même de revitaliser la démocratie. De quoi inspirer Hollande et Ayrault ? par Jean-Marie Durand

lire aussi notre reportage sur Le Caire pp. 52-59

Serge Kaganski 40 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 32 GPAP Idées ok.indd 40

14/09/12 19:08

le charisme vertueux impose de faire le deuil de ses jouissances personnelles pour qu’il soit au service d’un réveil démocratique

Laurindo Feliciano

par le peuple impliquait de se passer des chefs, ces dictateurs en puissance… Dans son cours au Collège de France, Michel Foucault, rappelle Monod, posait lui aussi comme principe que seule “une politique débarrassée de tout phénomène relevant de la domination charismatique serait authentiquement démocratique” et dénonçait les avatars contemporains du “pouvoir pastoral”. Et pourtant, le charisme survit à la méfiance qu’il suscite. Chacun mesure sa persistance dans les démocraties contemporaines, pour le meilleur (Obama…) et le pire (Berlusconi…). La domination charismatique est un “phénomène aussi vieux que la politique elle-même”. Dans un texte célèbre de la sociologie politique, Le Savant et le Politique, Max Weber en posa les fondements conceptuels il y a déjà un siècle. Le charisme personnel (du chef de guerre, de parti, du prophète) fut ainsi désigné comme l’une des grandes sources de légitimité du pouvoir, à côté de celle née de la tradition et de celle “légale-rationnelle”, liée à l’économie et à la bureaucratie. Dans l’introduction au texte de Weber, Raymond Aron résumait sa pensée : “L’homme obéit aux chefs que l’accoutumance consacre, que la raison désigne, que l’enthousiasme élève au-dessus des autres.”

endant que l’un revendiquait sa normalité, l’autre exhibait sa volonté de puissance : le face-à-face entre les candidats à la présidentielle de mai 2012 a illustré jusqu’à la caricature combien le chef en démocratie oscille entre deux postures opposées, aussi vaines l’une que l’autre. La normalité n’incarnerait-elle pas chez François Hollande un triste tropisme qui hante la gauche démocratique, dont le Premier ministre Jean-Marc Ayrault semble porter à son tour l’héritage ? Historiquement, la gauche a toujours valorisé les effets du collectif sur ceux du pouvoir personnel, dont elle s’est toujours méfiée. Le “chef démocratique” forme-t-il donc une figure impossible – un impensé démocratique – pour la gauche, en dépit de quelques figures

P

historiques – Léon Blum, Pierre Mendès France, François Mitterrand – qui jouèrent avec la corde (raide) du charisme ? Comme l’analyse le philosophe Jean-Claude Monod dans Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, le charisme est négligé, voire moqué, par les démocrates patentés. Parce qu’il relève d’une forme de pensée religieuse ou magique, parce que le XXe siècle aura été celui des pathologies du charisme (fascisme, nazisme, communisme), tout vrai démocrate préfère se prémunir contre les menaces qu’il fait peser. Rousseau, déjà, excluait la possibilité même du chef puisque, selon lui, la vertu et la sagesse dont a besoin la démocratie ne se trouvent guère chez les individus. Pour le penseur pionnier de la démocratie, le pouvoir du peuple

Avec Max Weber, Jean-Claude Monod reste sceptique face à la possibilité d’une démocratie qui fasse l’économie d’une légitimation charismatique. Que faire alors de cet écart, a priori impossible à combler, entre son existence anthropologique et son rejet démocratique ? Si le charisme constitue une condition de possibilité de la démocratie, il en forme autant une “condition d’impossibilité”, souligne l’auteur soucieux de dépasser le paradoxe et de réinterroger le dogme webérien. Plutôt que de regretter la passivité des masses bernées par le cadre charismatique, Monod cherche à briser cette “illusion des bienfaits automatiques de l’impersonnel”, qui prit des formes différentes au XXe siècle, à travers le communisme (les masses font l’histoire) ou la démocratie néolibérale (l’affaiblissement symbolique du politique et de la souveraineté populaire par la concurrence libre et non faussée). 19.09.2012 les inrockuptibles 41

08 877 32 GPAP Idées ok.indd 41

14/09/12 19:08

Convaincu de la possibilité d’un charisme paradoxalement favorable à l’approfondissement de la démocratie, Monod redéfinit ses critères permettant d’apporter un “souffle progressiste”, une “impulsion transformatrice”, une “capacité à réintroduire de la justice, de l’égalité, de l’imagination dans une politique qui risque toujours de virer à la simple gestion du statu quo au profit des intérêts dominants”. Ce charisme démocratique, et pas “démagogique”, s’avère indispensable à l’heure où le politique semble affaibli par la domination d’une économie dérégulée et d’une éviction de “l’éthos de conviction égalitaire qui peut prétendre y résister”. La nouvelle conceptualisation de ce “charisme de progrès et de justice” repose sur sa capacité à revitaliser l’espace de délibération. Sans céder à une illusion personnaliste (croire que le pouvoir réside dans les seules mains du chef), sans laisser de côté non plus la diversité des relations de pouvoir (oublier que, derrière une personne, il existe des relais et des rouages de pouvoir), Jean-Claude Monod défend le principe de la “circulation du charisme dans la démocratie”. Cette rupture avec toute idée d’un charisme unique implique d’imaginer des voies de participation démultipliées à la décision politique : les écrits sur la démocratie participative illustrent depuis des années ce souci de régénération des processus de décision (cf. Yves Sintomer, Loïc Blondiaux…). Exercer un charisme vertueux impose donc de faire le deuil de ses jouissances personnelles pour qu’il soit au service d’un réveil démocratique. Le charisme, c’est l’autorité, une capacité d’entraînement, et non une fixation maladive sur sa petite personne, même si l’opinion lui confère, parfois, le statut de “grand homme”. C’est à cette condition que l’on peut détacher la question du charisme de la fascination qu’il suscitera toujours auprès des démocrates. Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? – Politiques du charisme de Jean-Claude Monod (Seuil), 320 p., 21 €. En librairie le 27 septembre

Laurindo Feliciano

Le charisme garde selon lui des vertus, dont celle d’incarner l’une des seules forces capables de s’opposer à la domination économique pure. “Plutôt que de poser l’incompatibilité théorique de la démocratie et du charisme, au risque de laisser le champ libre à la domination économique pure, ou inversement de céder à une fascination déplacée sur des figures non démocratiques du charisme, il vaut mieux reconnaître les effets incontournables de celui-ci dans toute démocratie réellement existante et penser à quelles conditions un charisme peut être dit démocratique.”

culte assassin Analysant les mécanismes de la “Grande Famine” en Chine entre 1958 et 1961 (36 millions de morts), un intellectuel chinois montre comment le charisme du Grand Timonier a pu provoquer le pire. Parmi les catastrophes du siècle passé – nazisme, fascisme, communisme – dont le charisme politique conditionna en partie l’existence, la Grande Famine en Chine est longtemps restée un point aveugle : 36 millions de paysans disparus entre 1958 et 1961, sans que l’histoire n’en dresse pour autant les stèles. Mal connue, peu analysée, surtout en Chine, où les souvenirs du régime de Mao Zedong s’effacent sous le nouvel esprit du capitalisme, cette Grande Famine est enfin racontée dans un livre saisissant, effrayant, écrit par un journaliste et intellectuel chinois, Yang Jisheng, censuré par les autorités officielles. Cette enquête, écrit-il, est une “stèle pour mon père, mort de faim en 1959, une stèle pour le système responsable du désastre”. Dès le début des années 90, l’auteur, qui avait 19 ans en 1959, a sillonné le pays, fouillé les archives locales, interrogé des témoins d’alors pour étudier les mécanismes de l’un des plus grands massacres de l’histoire. 36 millions

de Chinois morts de faim en trois ans, “sans un bruit, sans un soupir, dans l’indifférence ou l’hébétude”, cela équivaut à 450 fois le nombre de morts le 9 août 1945 à Nagasaki, cela dépasse le nombre de morts de la Première Guerre… Avec précision, l’auteur éclaire les raisons objectives de ce massacre à ciel ouvert et étouffé à la fois : la logique du système totalitaire mis en place par le Grand Timonier, le “Grand Bond en avant”, la collectivisation forcée des campagnes, le monopole de l’État sur le commerce des produits agricoles, le système des communes populaires, servi par des cadres serviles… La ferveur révolutionnaire, qui se prolongera dans la Révolution culturelle (1966-1976) fut “nourrie” par cette forme vicieuse du charisme, convertie en culte du chef, devant lequel se sont prosternées des générations de disciples aveuglés. J.-M. D. Stèles – La Grande Famine en Chine, 1958-1961 de Yang Jisheng (Seuil), 660 pages, 28 €

42 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 32 GPAP Idées ok.indd 42

14/09/12 19:08

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:55

où est le cool ? par Géraldine Sarratia

à la House of Moda À la House of Moda, soirée inspirée par la culture ballroom du Harlem des années 80 et du voguing, on se livre tous les deux mois à de furieuses battles de looks par équipe en écoutant Azealia Banks ou de l’electro underground. Il est conseillé, à l’instar de ce jeune homme (Benjamin Dukhan, aka Burger Girl), de soigner ses atours avant de s’y rendre. “Mais les plus charismatiques s’en sortent avec une simple culotte, précise Crame, co-organisateur de la soirée. Tout est dans l’attitude.”

Jules Faure

prochaine édition le 14 novembre, au Social Club (Paris IIe)

dans ces chicots punk On ne voit pas bien qui pourrait être plus cool que Darby Crash, chanteur des Germs, remarqué dès son apparition “pour l’état déplorable de sa dentition” et shooté en 1978 en une de Splash. À redécouvrir dans l’ouvrage Punk, une esthétique, passionnante exploration visuelle des mouvements américain et anglais. Punk, une esthétique de Jon Savage et Johan Kugelberg (Flammarion/Rizzoli) 44 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 36 GPAP STYLE.indd 44

13/09/12 16:09

Adriá Goula Sarda David Lebovitz/www.davidlebovitz.com

dans une bouchée de corn-dog Beth Ditto a balancé sur son Facebook ses dix plats préférés. Grand gagnant, les corn-dogs, beignets de saucisses à la farine de maïs. Allez, on vous livre le classement complet : 1. les corn-dogs 2. les concombres 3. les crackers 4. le bœuf Stroganoff 5. les olives vertes 6. les pommes 7. les petits hamburgers 8. les céréales (de toutes sortes) 9. le sandwich jambon-fromage 10. et un cryptique “Anything with A-1 on it” (merci de nous écrire si vous en savez plus)

dans les replis de ce pavillon solaire Installé à Barcelone par l’Institute for Advanced Architecture of Catalonia (IAAC) à l’occasion, notamment, de la Smart City Expo, ce pavillon, appelé Endesa Pavillion, Solar House 2.0, est un prototype inspiré par le mouvement des feuilles d’un arbre sous le soleil. “Intelligent” et bien sûr autosuffisant, il propose un nouveau concept d’optimisation solaire, intégré dans ses panneaux de façade et capable de gérer et de redistribuer intelligemment l’énergie du soleil. Julie Bonpain 19.09.2012 les inrockuptibles 45

08 877 36 GPAP STYLE.indd 45

13/09/12 16:09

chez Thom Browne De la fashion week new-yorkaise, on retiendra les rayures op’art de Marc Jacobs, qui a encore une fois montré sa phénoménale capacité de réinvention ; la spectaculaire gifle balancée par la journaliste de Jalouse Jennifer Eymer à une attachée de presse qui parlait mal à sa maman ; et le défilé Thom Browne. Une succession de tableaux très cinématographiques, mix audacieux de rayures, carreaux, pois d’influence Bauhaus années 20 et d’élégance preppy.

dans ce sac Bivouac Né de la collaboration entre la jeune marque parisienne Bleu de chauffe et le concept-store FrenchTrotters, ce joli sac beige sent bon les alpages et les années 60.

AFP/ImageForum

www.frenchtrotters.fr

dans ces gobelets “bulletins de vote” Marketing franc du collier et plutôt marrant, le fast-food 7-Eleven surfe sur la campagne américaine avec ses deux gobelets qui permettent d’afficher son soutien au candidat de son choix. Bleu pour Obama, rouge pour Romney. Sur son site, l’enseigne, qui comptabilise les gobelets, publie chaque jour les résultats État par État. Pour l’instant, avantage Barack, qui met même la pâtée à Romney dans son ex-fief du Massachusetts. www.7-eleven.com 46 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 36 GPAP STYLE.indd 46

13/09/12 16:09

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:47

âge tendre et tête de bois Adulé aux États-Unis et révélation de l’année, le Français Woodkid est en concert cette semaine. Prélude à une grande aventure mondiale et à un premier album prévu en 2013. par Pierre Siankowski photo Mathieu Cesar oann Lemoine, alias Woodkid, nous a donné rendez-vous près de chez lui, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Il est installé à la terrasse d’un restaurant italien où il a ses habitudes. Chapeau sur la tête (il vient de le troquer contre son habituelle casquette mais rien n’est définitif), lunettes de soleil et bras croisés, il regarde Paris traverser l’été. Si le cœur de Woodkid appartient à Brooklyn (c’est en tout cas ce que le chanteur sousentend sur le très beau morceau qui porte le nom du quartier new-yorkais), Paris semble également pouvoir se poser en légitime propriétaire du muscle du jeune homme de 29 ans, né à Lyon. Le 26 septembre, Woodkid donnera son premier “vrai” concert parisien – il en avait donné un sous la tour Eiffel en janvier dernier, excusez du peu, mais celui-ci était privé. “Forcément, ça n’est pas la même chose”, explique Yoann Lemoine. Première véritable date au Grand Rex donc, pour celui dont Paris – entre autres – ne cesse de guetter les faits et gestes depuis plus d’un an. On n’avait pas vu tel engouement et telle excitation depuis l’arrivée de Daft Punk au milieu des années 90. Comme les deux Parisiens, Woodkid a su gérer les horloges. Pas de fracas, pas de

Y

précipitation. La mise en place du projet Woodkid a été pensée et pesée loin de la hype et des buzz en bois : “J’avais besoin de temps pour que le live et la musique que l’on trouvera sur le disque soient prêts. Je me suis enfermé pendant deux mois pour préparer ce concert. La solution, c’est de travailler d’arrachepied pour donner une vraie cohérence au projet Woodkid, qui, on va s’en apercevoir lors du live au Grand Rex pour lequel j’ai énormément bossé l’aspect visuel, dépasse la musique.” C’est en 2011 que Woodkid a frappé pour la première fois, avec Iron, un premier titre à la classe fulgurante, devenu un classique dès la première écoute. Il était accompagné d’un clip en noir et blanc d’une étrange beauté, où l’on croisait la top model Agyness Deyn, un rapace et des hommes vêtus de cuir. Un clip, réalisé par Yoann “Woodkid” Lemoine lui-même, qui s’était échangé comme un petit miracle sur les réseaux sociaux. Jusqu’ici inconnue, cette musique avait gagné le monde comme dans un rêve. Sa voix profonde, ses cuivres, ses cordes et ses rythmes tribaux s’emparaient de l’auditeur avec un naturel déconcertant. En quelques minutes se créait entre Woodkid et nous une familiarité inédite : comme s’il avait toujours été là, comme si sa musique, cette année-là, à ce moment précis,

48 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 WOODKID.indd 48

13/09/12 17:09

08 GPAP 877 WOODKID.indd 49

13/09/12 17:09

“on s’est enfermés au studio de la Grande Armée avec les Shoes et on a enregistré des heures et des heures de beats, de percussions

avait été une évidence, une révélation d’une modernité troublante. Pourtant, la musique n’a pas toujours été dans les plans de Woodkid. Le jeune homme, avant de saisir un micro, a donné dans le clip. Yelle, les Mistery Jets, Katy Perry (la vidéo moite de Teenage Dream, c’est lui) ont été parmi ses premières réalisations phare. Depuis la sortie d’Iron, les choses se sont accélérées. Tout en continuant à travailler sur son premier album, dont on reparlera en 2013, Woodkid n’a pas cessé d’exercer son activité de clippeur. Il a réalisé le très beau Wastin’ Time pour ses copains des Shoes (qui, eux, travaillent activement sur son premier album), un clip pour le mastodonte Drake (Take Care, pour lequel il a été nommé sans succès aux MTV Video Awards) et surtout deux écrins très contemporains pour Lana Del Rey (Born to Die et Blue Jeans). Une Lana Del Rey dont il a été très proche en 2011 (certains journaux à scandale allaient même jusqu’à parler d’une idylle, ouais), et dont il a pu observer, avec beaucoup de détachement

et de précision, la trajectoire chaotique : “Lana, ça m’a beaucoup servi. Le fait que nos noms soient associés m’a aidé, évidemment, et malheureusement pour elle cela m’a aussi montré ce qu’il ne fallait pas faire en termes d’empressement et de rapidité de production. On aurait pu sortir l’album après Iron, mais on a décidé de se donner deux ans.” Ses convictions en poche, et l’expérience malheureuse de sa pote Lana en ligne de mire, Yoann Lemoine a donc décidé de jouer avec les délais. Quelques mois après Iron, un deuxième single est arrivé en renfort, Run Boy Run. Sorti au mois de mai, le titre est rapidement devenu le running hit des JO. Pas un sujet télé sans que la chanson du Français ne soit choisie pour illustrer une médaille d’or – Usain Bolt en tête. Lemoine s’en amuse. “Pour être honnête, on n’avait rien calculé, mais c’est vrai que ça tombait bien.” Tout au long de cet été, et après une première tournée mondiale discrète (qui l’a pourtant mené un peu partout, des États-Unis à l’Angleterre en passant

par l’Allemagne ou la Belgique), Woodkid et sa clique se sont enfermés pour avancer sur le premier album et sur les concerts qui vont le précéder – vous remarquerez que les artistes procédaient jadis dans le sens inverse, mais ça c’était au XXe siècle. Woodkid appartient définitivement au XXIe. Sa clique, ce sont les Rémois de The Shoes bien sûr, Benjamin Lebeau et Guillaume Brière (auteur avec G. Vump, qu’il forme avec un autre Rémois, Brodinski, d’un remix fou d’Iron), mais aussi Sebastian, Tepr (aussi membre de Yelle) ou Ambroise de Revolver. Une superteam qui avance en secret sur l’un des disques les plus attendus de ces dernières années, et dont Woodkid parle très peu. Il confie simplement : “J’ai les qualités et les défauts du réalisateur : je sais ce que je veux. J’aime travailler avec des gens que je connais et dont je respecte le travail. On s’est enfermés au studio de la Grande Armée avec les Shoes et on a enregistré des heures et des heures de beats, de percussions. On a aussi travaillé avec des gens de l’Opéra de Paris et de l’Orchestre national de France sur la partie plus symphonique. Ça va faire un mélange qui me plaît.” Préférant mettre les choses dans l’ordre – ou le désordre, comme vous voulez –, il insiste sur le rendezvous du Grand Rex, que les indiscrétions chopées du côté de Reims où le raout se prépare en secret (à la Cartonnerie) annoncent grandiose. “Les concerts de Woodkid seront quelque chose de totalement inédit, lumière, son, image, tout va se mélanger dans une sorte d’apothéose. On va retrouver sur scène la notion de perfection que Woodkid essaie d’atteindre dans ses clips. La perfection est quelque chose qui le fascine, il le dit souvent en interview”, explique son pote Guillaume Brière des Shoes. Leonard Cohen, que la voix profonde et engageante de Yoann Lemoine évoque aux entournures, expliquait vouloir prendre Manhattan en premier, puis s’occuper de Berlin (dans First We Take Manhattan). Woodkid, qui a, lui, déjà mis une bonne partie de la carte à ses pieds, s’est fixé comme objectif, au moins pour les mois à venir, de conquérir Paris (et quelques autres villes françaises, pour une tournée qui suivra). Le monde attendra son tour. concerts le 19 septembre à Nantes (festival Scopitone), le 21 à Nîmes (festival Marsatac), le 26 à Paris (Grand Rex), le 27 à Reims (festival Elektricity), le 9 novembre à Roubaix (festival Les Indisciplinées), le 10 à Roubaix (Ground Zero)… entretien intégral sur lesinrocks.com

50 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 WOODKID.indd 50

13/09/12 17:09

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:57

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 52

13/09/12 17:16

trois jours au Caire

En compagnie de Yousry Nasrallah, le réalisateur d’Après la bataille, retour sur les lieux emblématiques d’une révolution toujours en marche. par Jean-Marc Lalanne photo Denis Dailleux

 I Devant le plateau des pyramides de Gizeh, clôturé, Yousry Nasrallah, au premier plan, avec Bassem Samra et Mohamed Abbas, deux acteurs d’Après la bataille

l est 4 heures du matin et pourtant un choc thermique nous saisit à peine sortis de l’aéroport climatisé. L’air du Caire est moite, la chaleur étouffante et la nuit s’avère avare en fraîcheur réparatrice. Malgré l’horaire indu, Yousry Nasrallah nous attend pour nous accompagner trois jours durant auprès de certains de ces artistes, intellectuels ou jeunes militants qui ont occupé deux semaines et demie, durant l’hiver 2011, la place Tahrir jusqu’à faire sombrer trente ans de dictature Moubarak. “Vous avez vu The Dark Knight Rises ? Ça vous a plu ? C’est vraiment facho, vous ne trouvez pas ?” Le dernier Batman de Christopher Nolan le préoccupe et, durant tout le séjour, il n’aura de cesse de revenir sur le sujet : “Moi, je suis contemporain d’une génération qui, aux États-Unis, est celle de Woodstock ou, en France, celle de Mai 68. La soumission à une autorité m’a toujours paru quelque chose de problématique et sa contestation quelque chose de désirable. Je suis sidéré face à The Dark Knight Rises de voir à quel point on est sorti de ça. Le film est vraiment très contemporain en cela. 19.09.2012 les inrockuptibles 53

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 53

13/09/12 17:16

Manifestation au Caire, le 31 août, contre le nouveau régime. Yousry Nasrallah brandit le portrait d’un prisonnier politique (ci-dessus)

Il esthétise, érotise même, la répression. Tout le récit est une énorme et complexe machine qui invalide toute alternative. Il n’y a aucune autre solution que de lâcher les milices, le film est une injonction à l’ordre.” La répression, c’est aussi le sujet du film de Yousry Nasrallah présenté au dernier Festival de Cannes, Après la bataille. Le film se déroule au lendemain de la révolution. On y suit les trajectoires croisées d’une jeune journaliste démocrate, issue de la bourgeoisie cultivée et progressiste, et d’un homme illettré, guide d’excursions à cheval sur le site des pyramides qui, enrôlé par les forces de l’ordre, fera partie de ces nombreux cavaliers qui ont aidé la police à réprimer les manifestants. Aujourd’hui, il passe pour un traître. Mais la jeune femme essaie de comprendre le faisceau de raisons qui lui ont fait embrasser sans y croire cette cause. Nasrallah a pleinement épousé les revendications de la révolution et manifesté sur la place Tahrir, mais

son film fait aussi entendre la voix de ceux qui, de l’autre côté, ont prêté main-forte à un régime qui pourtant est toujours allé contre leur intérêt. Le désir irrationnel d’ordre qu’exalte à ses yeux le Batman de Nolan, Nasrallah le déconstruit dans son film. Qu’a de rassurant un ordre qui nous maintient de toute façon du côté des dominés ? “C’est une question complexe car ce désir d’ordre est un sentiment très partagé. Pour Après la bataille, je me suis rendu un jour à une manifestation pour tourner (le film comporte de nombreux plans documentaires sur les manifs – ndlr). Un jeune homme m’a accosté abruptement. Il faisait partie du service d’ordre de la manif et m’a demandé si j’avais les autorisations ! Alors que, quand même, il était en train de manifester contre le ministère de l’Intérieur ! (rires) Je lui ai dit : ‘Mais de quoi tu me parles ? Et toi ? t’as les autorisations pour occuper la place Tahrir ?’ Heureusement, il a tout de suite vu le caractère saugrenu de sa requête

et a ri avec moi. Mais quand même… On peut contester un ordre et en reproduire le procédé de façon automatique, sans même y réfléchir. C’est le grand danger qui suit toutes les révolutions. Au fond, chacun peut devenir très vite un flic pour l’autre.” vendredi 31 août, une manifestation dans la nuit En fin d’après-midi a lieu une mobilisation contre l’actuel gouvernement. Pour beaucoup des occupants de la place Tahrir, l’euphorie paroxystique de ces dix-huit jours s’est prolongée au pire en gueule de bois, au mieux en colère. Certes, il y a eu l’avènement inouï de ce qu’ils n’espéraient plus : la fin de la dictature militaire. Mais après une période de transition instable et des élections repoussées, les urnes ont tranché : le PLJ (Parti de la liberté et de la justice), issu des Frères musulmans, gouverne désormais, avec à sa tête le nouveau président, Mohamed Morsi.

54 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 54

13/09/12 17:16

Tous les premiers samedis du mois se tient un concert de rock protestataire et joyeux où se retrouve une partie de la jeunesse qui a fait la révolution

à chaque rassemblement, la municipalité éteint les éclairages publics de façon à plonger la foule dans le noir et compliquer le comptage Sur une petite place adjacente à la place Tahrir se regroupent les militants. Aucune cordon de sécurité officiel ne veille à stopper le trafic et il faut attendre que les manifestants soient assez nombreux pour obstruer toutes les artères et que les voitures, à grands coups de klaxons, cessent de vouloir se frayer un chemin dans une des villes les plus embouteillées du monde en raison de sa circulation routière anarchique. “La révolution n’est pas accomplie”, “Ni Morsi ni Moubarak”, “Le peuple veut la chute des Frères”, “Cette fois, on la lâche à personne” (entendre la révolution)… sont les slogans les plus usités. Yousry Nasrallah rejoint un groupe d’amis et brandit avec eux des pancartes à l’effigie de prisonniers politiques dont ils réclament la libération. Parmi eux se trouve Mohamed Hachem, une figure clé de la contestation depuis une trentaine d’années. Sa petite maison d’édition, Merit, a publié des pamphlets antiMoubarak que leurs auteurs journalistes

ne pouvaient pas sortir ailleurs, des essais iconoclastes sur la religion ou la sexualité… “Mon objectif est de braver toutes sortes de tabous : qu’ils soient politiques, sexuels ou religieux. Et d’encourager l’émergence d’une scène artistique originale et indépendante.” Comme par exemple, l’œuvre du quadra Hamdi Abou-Golayyel, traduite dans une dizaine de langues et dont Petits voleurs à la retraite a été publié chez Actes Sud. Venu à la manif, Hamdi fait une halte dans les locaux de son éditeur. Installé à deux cents mètres de la place Tahrir, le lieu a été un des sièges du mouvement. Aujourd’hui s’y rassemblent plusieurs auteurs maison, un groupe de rap ou de jeunes activistes qui font une pause avant de reprendre leur marche. Merit continue son rôle de poil à gratter et de conscience critique sous le pouvoir des Frères, et son patron, Mohamed, ne faiblit pas dans son réquisitoire : “Les Frères musulmans révèlent chaque jour davantage qu’ils sont des menteurs.

Ils sont en train de s’endetter comme jamais sous Moubarak. Les 5 milliards de prêt demandés au FMI (le 22 août – ndlr), c’est de la folie. Pour toutes ces raisons, je suis assez confiant : tout ça va bien se finir pour nous et pas contre nous.” Accompagné de Mohamed Hachem et de toute sa petite bande fervente, on redescend dans la rue pour réintégrer le cortège qui se déploie désormais sur la place Tahrir. Les manifestants paraissent plusieurs milliers mais la nuit est tombée et l’obscurité profonde. Aucun des grands réverbères qui ponctuent la place n’est allumé, au désespoir de Denis, notre photographe, qui ne travaille qu’en lumière naturelle. Yousry nous explique qu’à chaque rassemblement désormais, la municipalité éteint tous les éclairages publics de façon à plonger la foule dans le noir et compliquer le comptage. La clameur emplit néanmoins tout l’espace et une détermination enfiévrée fédère la foule composite. 19.09.2012 les inrockuptibles 55

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 55

13/09/12 17:16

Bassem Samra, acteur fétiche de Nasrallah, héros d’Après la bataille

Le soir, on rencontre des amis de Yousry, tous aux avant-postes de la contestation du nouveau régime. Azzedine Cholry Fechir est romancier, il est très impliqué dans al-Dostour, le nouveau parti créé par Mohamad el-Baradei (ex-directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, il a reçu le prix Nobel de la paix en 2005), auquel s’apprête à adhérer également Yousry Nasrallah. Pour lui, le temps n’est plus aux manifs mais à l’organisation d’une opposition politique. À ses yeux, la tâche du parti d’el-Baradei sera de “rééquilibrer le rapport entre l’État et la société. Ici, l’État a gonflé jusqu’à confisquer aux citoyens la possibilité d’agir. Sa priorité désormais doit être de retourner le pouvoir vers la société. Le régime actuel ne fait que reproduire les traits de l’ancien régime. Il a simplement remplacé les gens”. Réalisatrice et productrice de documentaires, pionnière d’un cinéma indépendant réalisé avec des fonds européens, contournant les balises de la censure, Hala Galal est plus virulente encore. Lorsqu’elle utilise le mot “révolution” pour évoquer

les événements de l’hiver dernier, elle prend soin de mimer des guillemets avec les doigts. “Oui, c’est vrai, je prends cette précaution, parce que pour moi la ‘révolution’ n’est pas encore accomplie, elle est toujours en germe.” Hala se souvient du soir du 25 janvier 2011, elle prenait un verre avec des amis lorsqu’on lui a appris que des gens se rassemblaient place Tahrir : “Nous y sommes allés mais nous ne pensions pas qu’il pouvait se produire quelque chose de comparable à la Tunisie. Pour nous, c’était juste une manif. Pourtant, alors que j’ai été battue par la police, blessée, et que des policiers déguisés en civil – pour que la police ne soit pas incriminée si des images étaient faites – ont déchiré mes vêtements, je suis revenue le lendemain.” Lors de ce soulèvement, Hala Galal a vécu une tragédie. Sa jeune sœur a été violemment frappée et les ambulances ont refusé de la prendre en charge car elles étaient réquisitionnées par la police. La jeune femme est restée plusieurs heures dans la rue. Elle a perdu la vie. “Dès lors, je me suis dit qu’il ne fallait plus lâcher. Je reviendrai sur cette place jusqu’à ce que le système qui

corrompt ainsi les gens, qui rend possible qu’un médecin laisse un civil mourir dans la rue, tombe.” Le système est tombé, mais le pays s’est installé dans un nouveau fonctionnement autoritaire. “Mais je n’ai pas peur. La situation n’est pas meilleure, mais elle est plus claire. Des gens qui pensaient que le système dans son ensemble devait changer se sont rencontrés. Je pense profondément que les Frères musulmans ont été partenaires de l’armée pour tuer la révolution. Mais ce qui s’est levé ces jours-là ne peut pas tomber.” samedi 1er septembre, les pyramides confisquées Direction les pyramides. Yousry Nasrallah, accompagné du beau Bassem Samra, l’acteur principal d’Après la bataille, nous conduit sur le site où a été tourné une partie du film. Sur le côté des trois pyramides de Gizeh et de leur sphinx, se trouve un hameau où vivent les guides d’excursions à cheval dont Nasrallah s’est inspiré pour Après la bataille. L’économie du village a longtemps été régulée par ces flux de touristes qui, après avoir visité les

56 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 56

13/09/12 17:16

Hala Galal, productrice et cinéaste indépendante. Elle a perdu sa sœur pendant la révolution

MohamedA chem, un éditeur qui brave le pouvoir depuis trente ans

grandes bâtisses somptuaires, se déversaient dans ce village pour alimenter ses petits commerces. Mais, au début des années 2000, l’État a choisi de couper cette population des touristes. Un mur de béton (et de grillage par endroits) entoure maintenant tout le plateau des pyramides et le transforme en un luna park carcéral émaillé de caméras de surveillance. Le motif invoqué pour cette cloison sécuritaire austère est de prévenir les pillages archéologiques. Mais il confisque surtout aux habitants les revenus que génère le tourisme puisque plus aucun visiteur ne contourne le mur pour baguenauder dans le village. L’arrière-pensée est bien sûr de paupériser cette population, afin de “nettoyer” les lieux et, à terme, de raser le village.

“les Frères musulmans ont été partenaires de l’armée pour tuer la révolution. Mais ce qui s’est levé ces jours-là ne peut pas tomber” la productrice Hala Galal

Tamer est un jeune homme né ici. Il vit avec sa famille et promène des touristes avec son cheval depuis l’âge de 9 ans. Il apparaît dans Après la bataille et fait partie de ceux qui ont nourri et enrichi le personnage de cavalier enrôlé par la police interprété par Bassem Samra. Lui pourtant s’est rendu à Tahrir pendant la révolution, mais il avait pris place du côté des manifestants. Il se souvient avec nostalgie des années d’avant le mur, quand le travail ne manquait pas. Avec Yousry et Bassem, nous décidons de ne pas pénétrer dans le “camp” des touristes, mais de le contourner pour observer les pyramides du point de vue qu’en ont beaucoup d’Égyptiens : ici une pointe qui dépasse le mur, là trois petits cônes posés sur le sable loin derrière un grillage de plusieurs mètres. “Au cinéma, je n’aime pas les métaphores, commente Yousry. Mais j’ai filmé ce mur parce qu’il en est une, absolument éloquente, de l’idée que se fait l’État de son peuple. C’est peut-être ça une dictature : une machine à construire, réellement, matériellement, des métaphores.” Sur le chemin, de jeunes Égyptiens arrêtent Bassem Samra pour se faire

photographier à ses côtés. Bassem a débuté au cinéma à 19 ans, dans le deuxième long métrage de Nasrallah, le splendide Mercedès (1993). Il a accompagné toute l’œuvre du cinéaste (La Ville, 1999 ; La Porte du soleil, 2004…), interprète d’autres films d’auteur égyptiens (L’Immeuble Yacoubian, Les Femmes du bus 678…), mais est devenu populaire grâce à des séries télévisées. En ce moment même, il triomphe dans le film classé numéro 1 au box-office égyptien, une comédie familiale intitulée Mémé la terreur et sortie au moment stratégique de la fin du ramadan, qui occasionne généralement un pic de fréquentation. L’après-midi même, nous nous rendons dans une grande salle de cinéma du Caire pour voir de nos yeux le biennommé Mémé la terreur. Sans comprendre un seul mot des dialogues – mais bénéficiant à l’oreille de la traduction simultanée du vaillant Yousry Nasrallah –, nous devons bien constater que le film n’est pas un objet très élaboré cinématographiquement. “Enfin, bon, c’est pas pire qu’Intouchables”, nous dit Yousry, non sans une pointe 19.09.2012 les inrockuptibles 57

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 57

13/09/12 17:16

Tournage d’un film du jeune cinéaste Ahmad Abdalla, dans l’appartement d’une famille copte

de chauvinisme. Certes. L’acteur principal, une star comique adulée du public, interprète un gentil nigaud vivant, à 40 ans, dans l’appartement de sa grandmère, une marâtre terrible qui dirige son monde d’une poigne de fer. Le rapport à l’autorité, la façon dont on s’en accommode, c’est le sujet très en prise avec l’actualité du film, et sa morale est un appel à la réconciliation. La Mémétyran se révèle à la fin pleine de bonnes intentions et le film conclut qu’il ne faut pas jeter la mémé avec l’eau du bain de la terreur. Durant une scène de procès, l’aïeule en grand repentir défaille. Yousry Nasrallah n’hésite pas à y voir un clin d’œil au malaise de Moubarak durant un de ses interrogatoires. Ce qui nous frappe surtout, c’est que dans ce film presque entièrement tourné en studio, où tout semble truqué et artificiel, presque aucun personnage féminin ne porte le voile. Dans la salle en revanche, toutes les spectatrices ont les cheveux couverts. “C’est vrai qu’une très grande partie de la population féminine porte aujourd’hui le voile dans la rue, commente Yousry Nasrallah, aussi auteur du documentaire À propos des filles, des garçons et du voile (1995). Mais je connais aussi des jeunes femmes qui ont cessé de le porter lorsque les

Dans le quartier des “zabbalines”, les trieurs de déchets du Caire

Frères musulmans sont arrivés au pouvoir, précisément parce que la pression pour le porter augmentait. De façon plus générale, je ne pense pas que l’Égypte puisse devenir l’Iran. La tâche pour les ayatollahs a été simple. Je n’ai aucun doute que le projet de Morsi soit semblable : hégémonie, restructuration de l’État, rester au pouvoir le plus longtemps possible. La laïcité, la démocratie, c’est non, non, non ! Mais je crois que l’opération sera plus difficile. Un des projets est d’imposer aux citoyens de rentrer chez eux à 23 heures en fermant les bars, les restaurants.” Il est déjà 1 heure du matin et l’activité de la ville semble à son climax, les rues fourmillent, des adolescents à trois sans casques sur des Mobylette slaloment entre

les voitures. “Franchement, vous imaginez que d’un coup ces gens vont accepter d’aller se coucher à 23 heures ?” dimanche 2 septembre, un élevage de cochons Pour notre dernier jour, nous nous rendons sur un tournage. Celui d’un jeune cinéaste, Ahmad Abdalla, dont le précédent et deuxième long métrage, Microphone, décrivait la vie urbaine underground d’Alexandrie, vue par ses graffeurs, groupes de rock, chanteurs de hip-hop. Son nouveau film se situe pendant la révolution, lorsque les autorités ont décidé d’ouvrir les prisons dans l’espoir que les détenus relâchés sèment la panique parmi la population et affaiblissent

58 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 58

13/09/12 17:17

Lec omédien Asser Yassine, entouréd ’enfants de zabbalines

“on peut contester un ordre et en reproduire le procédé de façon automatique, sans même y réfléchir” Yousry Nasrallah

les manifestations. Le jeune comédien Asser Yassine y interprète un de ces délinquants désormais libres qui retourne dans son quartier d’origine, au sein de la communauté des “zabbalines” (“ramasseurs”, “chiffonniers”…). Sœur Emmanuelle conféra autrefois une notoriété internationale à ce quartier qui a poussé sur une décharge publique. En majorité coptes, les zabbalines trient les déchets afin de les livrer aux entreprises de recyclage. Dans les cours intérieures des immeubles s’amoncellent les détritus. Parmi eux des enfants jouent au ballon. Autrefois, une économie parallèle s’était instaurée grâce à l’élevage de cochons. Mais profitant de l’épidémie de grippe porcine, les autorités ont ordonné en 2009

l’abattage de milliers de porcs. Chez les zabbalines, on attribue surtout cette décision à des raisons religieuses (l’interdit posé par l’islam de manger cet animal) et certains continuent, de façon clandestine, à en élever. Il ne nous faut pas longtemps pour trouver dans le recoin d’un sous-sol une sommaire porcherie, où s’ébrouent trois spécimens. Si sommaire que sous nos yeux épouvantés, le toit s’abat sur les pauvres animaux, sans toutefois les blesser grièvement. Certains habitants du quartier jouent dans le film, d’autres s’agrègent autour du tournage. Ahmad Abdalla et son comédien ont fondé une société indépendante et appartiennent à cette jeune scène contestataire dont les projets échappent aux fourches caudines

de la censure. Quitte parfois à réaliser toute la postproduction du film au Maroc et échapper à la législation n’autorisant pas la distribution d’un film égyptien si le projet n’a pas reçu l’aval d’un comité. Le soir, nous retrouvons Hala Galal pour un dernier dîner avec Yousry Nasrallah et sa sœur, costumière entre autres de tous ses films, et le photographe Denis Dailleux. Yousry et Hala débriefent les récentes manifs, racontent que même des personnes qui avaient peur de la révolution l’année passée descendent désormais dans la rue pour marcher contre le nouveau pouvoir. “Des gens ont compris qu’ils peuvent prendre la parole, que la contestation est un bon outil pour transformer leur vie”, dit Hala. Yousry ajoute : “Depuis la révolution, j’ai l’impression que mes films sont compris. Avant, on pouvait lire que mon cinéma ne parlait pas des Égyptiens, montrait des choses qui n’existaient pas. J’ai l’impression que le soulèvement de la place Tahrir a rendu visible pour tous ce qu’essayaient de montrer mes films.” “C’est vrai, confirme Hala. Avant, on était perçus comme des aliens. Maintenant notre action a trouvé un sens.” Alors, après la bataille ? La bataille continue. lire la critique du film p. 66 19.09.2012 les inrockuptibles 59

08 GPAP 877 LE CAIRE.indd 59

13/09/12 17:17

David Foster Wallace, ici à Bloomington (Illinois), octobre 2001 60 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 Wallace.indd 60

13/09/12 13:30

Wallace et son mythe Écrivain culte, présenté comme l’héritier de Thomas Pynchon et Don DeLillo, David Foster Wallace a mis fin à ses jours il y a quatre ans. Aujourd’hui paraît en France Le Roi pâle, son roman inachevé. par Élisabeth Philippe photo Marion Ettlinger/Corbis Outline

S

eptembre 2008. Cela fait plusieurs mois que David Foster Wallace a replongé dans une très grave dépression. Craignant pour sa santé, il choisit d’arrêter le Nardil, un médicament aux lourds effets secondaires. Il tente d’autres traitements, est même soumis à des électrochocs. En vain. En juin, il a fait une tentative de suicide. Le romancier Jonathan Franzen, son ami le plus proche, se précipite alors chez lui. Il trouve Wallace profondément amaigri, terriblement triste et déjà ailleurs. Très loin. Trois mois plus tard, le 12 septembre, Karen, la femme de Foster Wallace, sort promener les chiens. Quand elle rentre dans leur maison de Claremont en Californie, elle retrouve David pendu. Il avait 46 ans. Le suicide de David Foster Wallace participe tragiquement de sa légende, celle d’un écrivain génial et tourmenté qui a su établir un lien unique, presque intime, avec ses lecteurs. Jonathan

Franzen, qui a accepté de nous parler de celui qu’il considérait comme un frère, nous écrit dans son mail : “Dave, plus encore que George Saunders ou Rick Moody, fait partie de ces écrivains qui ont inventé un nouvel idiome littéraire américain à travers lequel il a su exprimer toutes les facettes de l’intelligence, de l’émotion et de la sensibilité des jeunes ou de ceux qui se sentent encore jeunes, sans jamais paraître ridicule ou décalé.” Avant même de mourir, David Foster Wallace était un écrivain culte, auteur d’Infinite Jest, un livre monstre de plus de mille pages publié en 1996. Un roman impossible à résumer, infiniment complexe avec ses digressions, ses notes vertigineuses, son va-et-vient constant entre la culture pop et les théories philosophiques les plus pointues. Dès sa parution, les critiques comparent Foster Wallace à Thomas Pynchon ou Don DeLillo, en font un héraut du postmodernisme américain. Dave Eggers, Zadie Smith et, bien sûr, Jonathan Franzen l’encensent. Certains, en revanche, n’ont voulu voir dans sa débauche stylistique et son “maximalisme” qu’une vaste fumisterie, 19.09.2012 les inrockuptibles 61

08 GPAP 877 Wallace.indd 61

13/09/12 13:30

“Dave fait partie de ces écrivains qui ont inventé un nouvel idiome littéraire américain”

Jonathan Franzen

les effets pyrotechniques d’un faiseur. Encore récemment, alors que la première biographie consacrée à David Foster Wallace sort aux États-Unis (Every Love Story Is a Ghost Story par D. T. Max chez Viking), Bret Easton Ellis déclare sur Twitter que Foster Wallace était “l’écrivain le plus surestimé et le plus prétentieux de (sa) génération”. C’est évidemment porter un jugement péremptoire sur une œuvre protéiforme – des nouvelles, des articles, des essais, des romans – et d’une incroyable densité. De Roger Federer (ado, Foster Wallace était champion de tennis) à la campagne présidentielle de John McCain en passant par les croisières, les foires agricoles ou l’industrie pornographique, David Foster Wallace, grâce à son don de l’observation hors du commun, était capable d’écrire sur tout et n’importe quoi, d’être drôle, absurde, déchirant, mais toujours juste. Écartelé entre un sentiment tenace

une vie 21 février 1962 naissance à Ithaca dans l’État de New York. Ses parents sont professeurs d’université 1980 entre à Amherst College où il étudie la philosophie et la littérature 1981 première hospitalisation pour dépression 1987 parution de son premier roman La Fonction du balai. Prise de drogue, nouvelle crise dépressive 1989 La Fille aux cheveux étranges, nouvelles. Il enchaîne les petits boulots 1992 rencontre avec Jonathan Franzen 1996 Infinite Jest 1997 Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas, essais et chroniques 1999 Brefs entretiens avec des hommes hideux, nouvelles 2001 s’installe à Claremont (Californie). Donne des cours de creative writing au Pomona College. Rencontre Karen Green, qui deviendra sa femme 2004 Oblivion, nouvelles 12 septembre 2008 suicide

d’imposture et une exigence maladive d’authenticité, David Foster Wallace était tout sauf un poseur et cela transparaît dans ses textes dont la virtuosité n’étouffe jamais la profonde humanité. Écrire l’aidait dans son combat contre la dépression et ses addictions. Comme il le déclara à plusieurs reprises, il écrivait pour que les gens se sentent moins seuls. C’est de l’eau, transcription du discours poignant qu’il tint devant la promotion 2005 de Kenyon College, est symptomatique de son empathie absolue. Il y donne des conseils aux étudiants pour mener une vie d’adulte dans le monde d’aujourd’hui : “Comment arriver à 30 ans, peut-être même 50, sans avoir envie de vous mettre une balle dans la tête. Voilà la valeur d’un véritable enseignement (…)” C’est aussi l’obsession qui traverse son œuvre, dès son premier roman (initialement sa thèse de philo), La Fonction du balai, paru en 1987 quand il a 25 ans. Lenore Beadsman, son héroïne, est une jeune femme désaxée, comme tous ses personnages et comme Foster Wallace lui-même. Dans son message, Jonathan Franzen raconte : “David détestait les fêtes. Une fois, je l’ai invité à une soirée à New York. Dès que nous sommes arrivés devant la porte, il a fait demi-tour et a disparu. Dave et moi étions très différents, mais pour l’essentiel, nous étions comme des frères. Quand nous nous appelions, chacun pouvait finir les phrases de l’autre. On est très seul quand on écrit, mais quand David était en vie, je ne me sentais pas seul. Bien sûr, nous étions aussi en concurrence, mais là aussi, comme des frères. Ce qui me manque le plus, ce sont ses coups de fil qui rompaient la solitude, et la compétition – le sentiment d’être face à un adversaire à la hauteur.” Pour Franzen, la douleur est telle qu’il n’a pas encore pu ouvrir Le Roi pâle, roman inachevé et posthume de son ami : “J’en ai lu quelques passages, mais comme il s’agit du dernier livre de lui que je pourrai jamais lire, je n’ai pas encore eu le courage de m’y plonger. Pour quelque temps encore, je veux avoir l’impression qu’il reste une part de lui qui m’attend.”

Le Roi pâle paraît au Diable Vauvert (comme ses autres textes parus en France à partir de 2005), alors même qu’Infinite Jest n’a toujours pas été traduit. Ce texte est aujourd’hui entre les mains des Éditions de l’Olivier. “Jay McInerney et Jonathan Franzen m’ont tous deux exhorté à publier Foster Wallace, précise Olivier Cohen, fondateur de L’Olivier. À part Kafka, je n’ai rien lu d’aussi fort qu’Infinite Jest sur la façon de sortir de soi, de sortir de l’univers superficiel pour accéder à quelque chose de plus profond, à un espace intérieur.” Le roman devrait paraître début 2014. Pas tout de suite donc, car la traduction exige un travail titanesque. Charles Recoursé, qui a traduit Le Roi pâle, explique les difficultés que posent les textes de Foster Wallace : “Ils sont saturés de références. Il fait preuve d’une inventivité lexicale désarçonnante, mais aussi d’un humour particulier, à la fois érudit, comme celui de G. K. Chesterton, et très potache. Il change de registre d’une phrase à l’autre. Il faut réussir à rendre la cassure avec la même fluidité que dans l’original.” Avec Le Roi pâle, qu’elle juge plus accessible qu’Infinite Jest, Marion Mazauric, directrice du Diable Vauvert, espère enfin faire connaître Foster Wallace d’un plus large public en France : “Il faut qu’il sorte du cercle des spécialistes de littérature anglo-saxonne.” Roman en fragments autour de la vie d’employés d’un centre des impôts dans lequel Foster Wallace se met en scène et aborde, entre autres, les questions de la citoyenneté et de l’engagement politique, Le Roi pâle peut se lire comme le double inversé d’Infinite Jest. Dans Infinite Jest, il était question de se divertir jusqu’à en périr. Dans Le Roi pâle, il traite d’un ennui à mourir. Les derniers temps, David Foster Wallace ne prenait plus plaisir à écrire. Sa seule échappatoire s’était muée en impasse. Dans Farther away, court texte à la mémoire de David Foster Wallace, Jonathan Franzen écrit : “David est mort d’ennui et de désespoir.” Le Roi pâle de David Foster Wallace (Au Diable Vauvert), traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, 656 pages, 29 € une sélection de romans de David Foster Wallace sur lesinrocks.com

62 les inrockuptibles 19.09.2012

08 GPAP 877 Wallace.indd 62

13/09/12 13:30

les livres inachevés



e Roi pâle est-il un livre de David Foster Wallace ? La question, en apparence absurde si l’on se fie au nom qui figure sur la couverture, mérite d’être posée car c’est à Michael Pietsch, l’éditeur américain de Wallace, qu’est revenu le soin d’assembler les matériaux épars de ce livre inachevé. Dans la note qui précède le roman, Pietsch justifie ainsi la publication posthume de ce texte : “Et puisqu’il fallait choisir entre œuvrer à constituer un livre à partir de ce texte tout sauf définitif et le placer dans une bibliothèque où seuls des chercheurs l’auraient lu et commenté, je n’ai pas hésité une seconde.” En tant que lecteur, on ne peut qu’être reconnaissant à Michael Pietsch d’avoir pris cette décision. On n’aurait, pour rien au monde, voulu passer à côté de ce livre foisonnant, qui complète le tableau de la vie américaine que Wallace n’a cessé de brosser dans ses textes. Si, pour le lecteur, la publication posthume d’un manuscrit, même inachevé, constitue presque toujours un cadeau, une façon inespérée de prolonger sa relation avec une œuvre, comment les auteurs, eux, considèrent-ils cette pratique ? Une trahison ? Un sacrilège ? “Publier un texte contre la volonté d’un écrivain après sa disparition, je trouve ça insupportable, tranche Philippe Djian. Je ne pense pas que ça présente d’intérêt pour le lecteur si l’auteur, de son vivant, a jugé que ce n’était pas publiable. Très jeune, j’ai rencontré la veuve de Céline. Nous avons parlé de Rigodon. Ce texte posthume a tellement été retravaillé par l’avocat de Céline, est-ce encore du pur Céline ?” Mais si les dernières volontés des écrivains avaient toujours été respectées, la littérature aurait été privée de nombreux chefs-d’œuvre, même incomplets : la plupart des textes de Kafka – dont Le Château – puisqu’il avait demandé à son ami Max Brod de tout brûler et que Brod n’en a rien fait. Ou bien L’Original de Laura, de Nabokov, dont la parution, en 2009, a fait polémique. Nabokov, lui aussi, avait demandé à sa femme Véra de détruire le manuscrit. Son fils, Dimitri, a décidé de publier ce texte qui, même à l’état de fiches,

Marc Abel/Picturetank

Publier le manuscrit non fini d’un auteur après sa mort, est-ce le trahir ou perpétuer son œuvre ? Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère, Philippe Djian, Jean-Jacques Schuhl et Philippe Sollers répondent. d’esquisse, enchante et éclaire d’un jour nouveau son chef-d’œuvre Lolita. Et que dire du Dernier Nabab de Fitzgerald, du Jardin d’Éden d’Hemingway ou de 2666 de Roberto Bolaño ? Face à cette question, Jean-Jacques Schuhl, l’auteur d’Ingrid Caven, réagit avec une élégante indifférence : “Je ne me soucie pas de ma postérité, d’autant que la notion d’œuvre m’est étrangère, tout comme l’idée de conservation. Mes quelques livres, qui traitent de choses éphémères, dans l’air du temps, m’ont été dictés par des hasards. Quant aux traces d’écriture que je pourrais laisser éventuellement, je m’en remets là aussi au hasard. Inachevé ? Peu importe, l’histoire pour moi est accessoire.”

Emmanuel Carrère, lui, se montre plus ambivalent : “J’ai des ‘trucs’ dans de vieux classeurs mais je les garde pour mon propre usage. Cela m’embarrasserait beaucoup que ma femme, mes enfants ou mes amis puissent les lire. Je crois que la question se pose surtout pour les écrits intimes. Les publier ou non pose un problème moral.” Alors, certains préfèrent prendre les devants. Tel Philippe Sollers qui aime à se considérer déjà comme “un auteur posthume” et a tout prévu : “Après ma mort sera publiée une très longue correspondance amoureuse avec Dominique Rolin. Ce sera probablement un posthume très étrange, qui s’inscrira dans mes aventures biographiques.” Marie Darrieussecq réserve aussi ses “secrets” pour “l’après” : “J’écris sporadiquement un ‘journal irrégulier’, je crois que c’est son titre, que je n’imagine publié qu’après ma mort, s’il doit être publié, et après la mort de certains de ses protagonistes. On n’honore plus du tout la notion de secret, c’est pourtant la garantie de la liberté. Ou on le laisse à l’État et aux flics. Tout ce que j’ai à écrire sur la sexualité, sur le désir, sur l’amour, trouve sa vérité dans la forme romanesque. Tout ce que j’ai éventuellement à dire sur ma vie (ou ce que j’en considère de privé) attendra pour être publié le refroidissement définitif de mon corps et aussi des corps que j’ai aimés.” É. P. 19.09.2012 les inrockuptibles 63

08 GPAP 877 Wallace.indd 63

13/09/12 13:30

Captive de Brillante Mendoza Sous une forme à forte teneur documentaire, la captivité d’un groupe d’Occidentaux au milieu de la jungle philippine. Huppert magistrale.

 L

a nuit, un fleuve au milieu d’une jungle que l’on distingue vaguement dans la pénombre, puis un hôtel, de l’agitation, des cris, des coups, la panique : on entre de plain-pied dans l’action d’une prise d’otages, sans préambule ni présentation. Inspiré d’un fait divers survenu il y a quelques années aux Philippines, reflétant l’actualité (les prises d’otages de touristes ou de travailleurs occidentaux qui se multiplient dans les zones de révolte et de guérilla), Captive s’inscrit dans un genre très ancien et très codifié du cinéma (Key Largo ; La Maison des otages ; Un après-midi de chien ; Piège de cristal ; Buongiorno, notte, sans oublier le presque homonyme Captive du désert de Depardon…) mais le renouvelle, d’une part en mêlant “huis clos en extérieur” et déplacements, d’autre part

en l’inscrivant dans le contexte politique postcolonial qui est le nôtre. Connu pour ancrer ses fictions dans un puissant humus documentaire (John John, Serbis, Lola…), Mendoza ne trahit pas ce qui demeure un des marqueurs de son cinéma. Captive est extrêmement crédible, efficace, et de la virulence fruste du bataillon preneur d’otages (ici, des djihadistes affiliés à Al-Qaeda) aux conditions de vie dans la jungle, tout sonne puissamment juste et vrai. Sans la présence d’Isabelle Huppert, on pourrait presque se croire embedded dans une réelle équipée, un reality-show avec de véritables guérilleros, du snuff Koh-Lanta. Hypothèse qui pourrait s’avérer potentiellement crédible, comme le montre une séquence vers la fin du film où l’on voit une équipe de télévision autorisée par les rebelles à venir interviewer

64 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 64 SCINE OUV.indd 64

13/09/12 17:39

raccord

Léaud l’intello

Mendoza semble en empathie avec les captifs mais distille par touches successives le point de vue des rebelles

les otages ! Les rebelles ne font pas cela par humanisme ou par coquetterie télévisuelle mais par pur intérêt stratégique et financier : il s’agit de prouver au monde que les otages sont toujours en vie et de faire ainsi monter les enchères lors des négociations à propos de la rançon. Ce jeu du chat et de la souris qui voit rebelles, médias et autorités politiques tenter de se manipuler mutuellement est l’une des nombreuses et très fines observations de Mendoza. À travers une grande variété de situations, il décrit ainsi avec acuité les rapports entre les otages eux-mêmes et entre ceux-ci et leurs geôliers, relations en permanente évolution, toujours au bord de la crise de nerfs, de l’explosion de violence ou du découragement, mais comportant aussi ses moments paradoxaux de proximité, voire de séduction. Une femme décède d’épuisement, sa collègue missionnaire (Thérèse/Huppert) voudrait l’enterrer selon les derniers sacrements chrétiens mais les miliciens musulmans s’y opposent. Par son entêtement rageur, Thérèse aura gain de cause. Un autre jour de cette très longue captivité (plus d’un an), une autre otage accouche. Thérèse noue un lien quasi maternel avec un des djihadistes

adolescents mais le lendemain, alors qu’elle s’est un peu trop éloignée du campement, l’ado qui avait dormi dans son giron la menace brutalement avec son fusil. Si on sent Mendoza en empathie avec les captifs, il distille par touches successives le point de vue des rebelles : pour les simples soldats, ce sont la pauvreté, la guerre, la mort brutale de parents qui les ont amenés à l’action armée… De leur côté, les chefs tentent d’articuler idéologiquement leurs actes. L’un d’eux dit à Thérèse : “Votre gouvernement doit payer pour votre passé colonial, alors ne nous blâmez pas, blâmez vos leaders politiques.” Comme si des individus lambda devaient payer pour des décisions politiques qui leur échappent, comme si des citoyens devaient être personnellement comptables de méfaits commis des décennies auparavant ! Mendoza ne justifie en rien les méthodes ignobles des djihadistes mais, en bon cinéaste, il expose leurs raisons, laissant le spectateur libre de sa réflexion et de ses jugements. Tendu comme un thriller, distillant le parfum des films d’aventures, aussi subtil dans la peinture psychologique que dans l’analyse du contexte géopolitique, Captive est un film plein, riche, extrêmement bien exécuté, auquel il manque peut-être cette touche de singularité qui faisait le prix de Serbis. Ajoutons qu’Huppert est géniale, comme toujours, en cousine fictive d’Ingrid Betancourt ou Florence Aubenas, livrant une performance magistrale tout en étant capable de se fondre dans le collectif du casting et de faire oublier qu’elle est Isabelle Huppert. Serge Kaganski Captive de Brillante Mendoza, avec Isabelle Huppert, Kathy Mulville, Marc Zanetta (Fr., Ph., G.-B., All., 2012, 2 h 02)

En juin, on saluait la première livraison d’un très bon magazine de cinéma, So Films. Au troisième round, le mag n’a toujours pas fléchi et tient son cap à la fois déluré et érudit. Il a même réussi ce mois-ci un coup superbe : obtenir un long entretien avec Jean-Pierre Léaud, comédien que l’on sait fragile, qui s’est fait très rare ces dernières années et dont on n’a pas lu d’interview depuis une quinzaine d’années. L’acteur y évoque bien sûr les grands temps de sa carrière, son lien intense à Truffaut, l’ébullition militante de ses années Godard, la difficulté à jouer en une prise les longues tirades de La Maman et la Putain devant un Eustache qui ne tolérait pas que l’on déplace une virgule, son statut totalement revendiqué de mascotte de la Nouvelle Vague (“Je suis le meilleur label Nouvelle Vague du monde”, dit-il en riant). Et puis des choses moins connues, plus intimes, comme la relation à un père scénariste dans le cinéma plus traditionnel qui a profondément haï la Nouvelle Vague. Ou encore sa première dépression, à 19 ans, sur le tournage de Porcherie de Pasolini (où, il est vrai, il se faisait dévorer par des cochons). Il livre au passage quelques clés sur son art génial de comédien. Ce qu’il attend d’un cinéaste : “qu’il me permette de réaliser mon film à l’intérieur du film”. Et enfin, ce qui serait pour lui la gratification suprême : non pas qu’on le considère comme un grand acteur, ni comme un artiste majeur, mais plutôt comme “un intellectuel”. Le terme (assez dévalué de nos jours) peut surprendre, mais il n’est pas incongru. Là où tant d’acteurs semblent imiter leur personnage de façon platement figurative, Jean-Pierre Léaud, à force de stylisation, de subtile mise à distance, produit de la pensée sur son personnage, produit de la pensée sur le cinéma. En cela, chacune de ses apparitions à l’écran est bel et bien un acte intellectuel.

Jean-Marc Lalanne 19.09.2012 les inrockuptibles 65

08 877 64 SCINE OUV.indd 65

13/09/12 17:39

Après la bataille de Yousry Nasrallah Une des premières fictions post-Printemps arabe. Portrait, dans l’urgence, de la société égyptienne contemporaine. Du côté des femmes.



près la vague de documentaires à chaud sur les printemps arabes, ce film de Yousry Nasrallah ouvre le temps des fictions – ce qui est aussi l’un des sens possibles du titre Après la bataille, qui pourrait signifier “avec du recul”. De la matière documentaire, il y en a encore de belles traces, avec de saisissantes séquences filmées live lors des échauffourées de la place Tahrir, où l’on voit chameliers et cavaliers galoper après les manifestants dans un chaos difficilement lisible. Nasrallah et son film nous proposent justement

la sensation grisante d’être en prise avec l’histoire en train de se faire

d’y voir un peu plus clair dans ces images de révolutions où l’on ne distingue pas toujours qui se bat contre qui. Son personnage masculin est précisément l’un de ces cavaliers de la place Tahrir chargés de disperser les manifestants. Habituellement employé sur le site des pyramides, où il monnaie aux touristes la promenade à cheval, Mahmoud est contraint, comme nombre de ses collègues, de vendre ses services au régime en place : la révolution a fait fuir les touristes et asséché son gagne-pain, le rendant plus vulnérable à ce mercenariat policier contraint. Humilié, ostracisé par ses voisins, Mahmoud n’a pas le choix : c’est ça ou crever de faim et vendre son cheval. Lors d’une des manifs, Mahmoud fait la connaissance de Reem,

son opposée du point de vue social et politique, une bobo cairote, laïque, éduquée (et par ailleurs très sexy), qui travaille dans la pub et se trouve évidemment en première ligne de la révolution. À travers ces divers protagonistes et l’esquisse d’un Roméo et Juliette du printemps égyptien, Nasrallah brosse finement le portrait de la société égyptienne post-Moubarak, écartelée entre aspiration à la démocratie et montée de l’islamisme, bourgeoisie éclairée et sous-prolétariat, besoin de liberté et déliquescence économique. Si Après la bataille n’est pas toujours très fluide, certains raccords abrupts, quelques durées de scènes pas toujours adéquates, la mise en place des plans parfois un peu bordélique, le film convainc par son urgence, son énergie

colorée, la sensation grisante d’être en prise avec l’histoire en train de se faire. Par ailleurs, provenant d’une région où les femmes sont minorées (quand elles ne sont pas opprimées), le point de vue féminin au cœur de ce film prouve qu’une vraie pulsion démocratique ancrée dans les Lumières bat en Égypte, même si elle n’est pas électoralement majoritaire. Digne héritier de Youssef Chahine, Nasrallah se place ici résolument aux côtés des femmes et des éternels perdants du bas de l’échelle sociale. Vu la situation confuse de l’Égypte, ce geste cinématographique ne manque ni de panache, ni de courage. Serge Kaganski Après la bataille de Yousry Nasrallah, avec Mena Shalaby (Fr., Égy., 2012, 2 h 02). Lire aussi reportage p. 52

66 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 66-67 SCINE SEQ.indd 66

13/09/12 15:09

Teodora pécheresse d’Anca Hirte

Alyah d’Elie Wajeman avec Pio Marmaï, Adèle Haenel (Fr., 2012, 1 h 36)

Un premier film réussi sur la crise existentielle d’un Juif un peu loubard. ’est le récit presque ordinaire d’un jeune désocialisé, Nathan (Pio Marmaï, très fort), un loser bientôt trentenaire dont la vie ressemble à une somme d’échecs. Vie professionnelle avortée, famille éclatée et relations sentimentales à zéro, tout échappe à ce misfit des quartiers Nord de Paris. Du coup, Nathan deale du shit, par nécessité, mais aussi sûrement afin de tromper l’ennui de son existence. Il est plus accessoirement juif ashkénaze (tendance sceptique paresseux), ce qui lui vaut un soir de fête une opportunité imprévue : un lointain cousin, qui ouvre un restaurant à Tel-Aviv, l’invite à se mêler au business, donc à quitter sur le champ sa misère parisienne. Problème : Nathan devra rassembler un paquet de fric et, comme tout prétendant au grand départ, se soumettre au rituel de l’alyah (apprendre l’hébreu, faire allégeance à Israël…). Présenté ainsi, le premier film d’Elie Wajeman promet de respecter à la lettre la grammaire établie depuis quelques années par James Gray, croisant l’étude d’un milieu religieux, le tableau d’une famille toxique (Cédric Kahn est prodigieux en grand frère parasite) et les pulsations fiévreuses d’un polar en milieu urbain. Mais s’il déroule d’abord (très) classiquement ce programme, Alyah se détourne vite des mythologies américaines pour faire le portrait inquiet et sensible d’un jeune type dont le départ vers Israël (“un pays foireux, comme moi”, dit-il) ressemble moins à une issue de secours qu’à un prolongement de sa fuite – ce qui est, politiquement, assez incorrect. L’irruption soudaine d’un flirt avec une jeune femme également larguée (Adèle Haenel, radieuse, qui offre au film ses plus belles scènes), ne changera rien à cette trajectoire programmée pour le chagrin.

C  

(Fr., Rou., 2011, 1 h 26)

Comment une jeune fille roumaine devient nonne : documentaire sobre, voire neutre. Intéressant contrepoint documentaire au film Au-delà des collines de Christian Mungiu, qui sort dans deux mois, Teodora pécheresse se déroule également chez des nonnes orthodoxes de Roumanie (au monastère de Varatec). Cela dit, ce n’est ni d’une grande fantaisie, ni d’une austérité janséniste. Un peu neutre, le film privilégie la vie courante, voire les moments ludiques, de ces novices ayant voué leur âme au Christ. On regrette que ne soit pas détaillée la notion de mariage mystique. D’ailleurs, la théorie religieuse n’est guère abordée dans ce film factuel, qui illustre la trivialité du quotidien et la solennité des cérémoniaux – où s’exprime un étrange fétichisme de la chevelure, qui pourrait être le nœud (sans jeu de mots) du film, sa métaphore sensuelle. Un prêtre coupe d’abord quelques longues mèches de la nouvelle nonne (Teodora). Plus tard, la mère supérieure les élaguera plus franchement. Cette fixation sur la toison féminine n’est hélas pas développée. Vincent Ostria

Romain Blondeau

19.09.2012 les inrockuptibles 67

08 877 66-67 SCINE SEQ.indd 67

13/09/12 15:09

DyS aveth, anciennegl oire du cinéma cambodgien

Le Sommeil d’or de Davy Chou Un jeune réalisateur parvient à faire revivre par la parole et la mémoire le cinéma cambodgien détruit par le régime des Khmers rouges. Émotion intense.



récisons tout d’abord que Le Sommeil d’or a été produit en partie par Vycky Films, la maison de production fondée et dirigée par le réalisateur du film, Davy Chou, et notre collaborateur Jacky Goldberg. Le sujet du Sommeil d’or est extrêmement original et fort, d’une audace folle. Son auteur, Davy Chou, 29 ans, tente de nous faire découvrir un cinéma qui n’existe pas, ou plutôt qui n’existe plus : le cinéma cambodgien antérieur à l’accession au pouvoir des Khmers rouges en 1975, que ceux-là ont tenté de faire disparaître dans sa totalité. Sur les quatre cents films produits à partir de la fin des années 50 (moment où ce cinéma naît après la décolonisation), il n’en reste aujourd’hui qu’une trentaine, pour la plupart tellement abîmés qu’ils sont inexploitables. C’est donc sur les ruines d’une production cinématographique dévastée que Davy Chou, né en France, petit-fils d’un producteur cambodgien nommé Van Chann, va tenter, avec ce premier long métrage ambitieux, de redonner vie à des images à jamais disparues. Comment ? Par la parole, donc par la seule grâce des témoignages et des récits des réalisateurs, producteurs et acteurs, mais aussi des spectateurs survivants de l’époque dorée du cinéma cambodgien. À vrai dire, rien de nouveau sur le principe. Davy Chou s’inscrit dans la lignée esthétique et documentaire de Claude Lanzmann ou de Wang Bing (notamment). Mais sa tâche semble encore plus complexe (même s’il n’est pas question ici de mettre

en concurrence les grands génocides et drames de l’histoire). Elle ne consiste pas seulement à redonner vie à des actes, à des événements historiques ou à des personnages réels – ce que le film accomplit aussi à travers les témoignages douloureux, insoutenables, qui donnent à leurs auteurs l’occasion d’évoquer leur passé sous la dictature khmère rouge, la mort de leurs proches, le massacre de leur peuple. Dans son projet, le film doit aussi parvenir à redonner lumière, mouvement et couleurs à des films, donc à un imaginaire, à du temps, à de la fiction, irréels par essence. Or, la réussite de Davy Chou ne tient pas seulement à ce que, sous sa modestie apparente, Le Sommeil d’or parvienne à nous faire voir des images perdues à travers leur simple évocation. Certes, il suffit que deux cinéphiles tentent de reconstituer un film qu’ils ont vu il y a quarante ans, ou qu’un cinéaste raconte et mime comme s’il en faisait partie l’une de ses œuvres, pour que l’émotion nous envahisse (oui, l’amour du cinéma passe par sa mémoire), pour que la transmission opère, pour que nous pensions aux personnages de Fahrenheit 451, qui faisaient perdurer les livres brûlés en se les récitant les uns aux autres. Mais Le Sommeil d’or dit plus encore, sans fanfare : entre le vivant et l’imaginaire, il n’y a pas de différence. Entre les victimes de l’histoire et les films baroques et chantants du cinéma cambodgien brûlés par la bêtise, il n’y a rien : ils ne font qu’un. Jean-Baptiste Morain Le Sommeil d’or de Davy Chou (Fr., Camb., 2012, 1 h 40)

68 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 68-69 SCINE SEQ.indd 68

13/09/12 15:09

Les Saveurs du palais de Christian Vincent avec Catherine Frot, Jean d’Ormesson (Fr., 2012, 1 h 35)

Une fable gentiment réac avec un Jean d’Ormesson encore plus insupportable que d’habitude. Hortense Laborie (Catherine Frot), cantinière d’une base scientifique en Antarctique, s’apprête à quitter son poste. Ce que chacun ignore, c’est qu’elle fut un jour la cuisinière personnelle du président de la République (Jean d’Ormesson en Mitterrand). Alternant scènes (inutiles) sur la banquise et le récit de son séjour élyséen, Les Saveurs du palais tente de brosser le portrait d’un duo plein de charme. Premier problème, de taille : Jean d’Ormesson. Si vous ne le supportez pas, passez votre chemin (en plus, il joue comme au boulevard du Crime en 1828). Chacune de ses apparitions, rares, attendues, devrait nous plonger dans une joie malicieuse (qu’aurait sans doute su procurer Claude Rich, pressenti). La succulente Catherine Frot a beau briller de tous ses feux, rien n’y fait : la rencontre entre les deux fait flop. Plus lourd encore, le film oppose avec une démagogie badine la cuisine empesée et chichiteuse des grands chefs machos de l’Élysée à la simplicité “authentique” de la ménagère de 50 ans, qui cuisine comme la grand-mère du président (snif). Bref, on se retrouve vite dans un édito gentiment réac de Madame Figaro. Seul mérite du film : il donne faim. J.-B. M.

Catherine Frot

Robot and Frank de Jake Schreier avec Frank Langella, Liv Tyler (É.-U., 2012, 1 h 25)

Un conte philosophique sur la déshumanisation technologique qui mêle tendresse et acidité. ans un futur proche, un vieux cambrioleur à la retraite, qui frise la maladie d’Alzheimer, reprend du poil de la bête grâce à un robot à tout faire que son fils lui a imposé contre son gré. La SF minimaliste serait-elle une piste d’avenir ? En tout cas, après l’étrange et délicat Eva, film espagnol de Kike Maíllo sorti cette année, voilà un nouveau conte d’anticipation à petit budget, dans lequel une technologie futuriste est instillée à doses homéopathiques ; une fable gentiment amorale, parachevée par un charmant twist sentimental, se gardant constamment de toute mièvrerie. Au contraire même, puisque in fine la rédemption du héros n’aura été qu’une brève parenthèse de liberté sur une voie moins guillerette. Le ton singulier et assez fluctuant de ce film, ni comédie ni mélo, est donné par la scène d’ouverture : un cambriolage nocturne. Non seulement c’est le contraire d’une scène d’exposition classique, mais c’est aussi une double fausse piste. On croit avoir affaire à un thriller, mais on s’aperçoit qu’il n’en est rien. De plus, l’effraction est commise par le héros, Frank, dans sa propre demeure. Celui-ci rejoint la cohorte des vieillards indignes, plus réjouissants et narrativement excitants que les papys sages et raisonnables qui ont tout vu, tout compris et prêchent la modération en toute chose. On peut presque parler de conte philosophique. Robot and Frank est avant tout une satire de notre société désincarnée et matérialiste (voir le dindon de la farce, le désopilant fonctionnaire chargé de la transformation de la bibliothèque de la ville en espace virtuel). Cela reste un petit film, mais c’est justement cette modestie qui le rend aimable, qui rend réaliste l’intégration de données futuristes dans une trame sentimentale ordinaire, sans effets numériques apparents. Cette histoire “étrangement familière” de grand-père rebelle est une leçon pour les tenants du grand spectacle hollywoodien qui ne comprennent pas assez qu’on peut hybrider les genres en finesse, par exemple en ajoutant quelques touches fantastiques à un récit intimiste. Vincent Ostria

 D

19.09.2012 les inrockuptibles 69

08 877 68-69 SCINE SEQ.indd 69

13/09/12 15:09

en salle James Benning x 2 x 2 Le remake est devenu une pratique courante. James Benning, figure de l’indé américain depuis quarante ans mais méconnu en France, a largement contribué à en renouveler les horizons. Pour preuve, ses versions de Faces de John Cassevetes et d’Easy Rider de Dennis Hopper (avant-première mondiale) présentées à Beaubourg. Dans le premier cas, Benning focalise son attention sur les visages des acteurs ; dans le second, il substitue aux plans originaux des séquences fixes des lieux de tournage et sollicite ainsi la mémoire du spectateur. Making a Remake: Faces le 19 septembre à 19 h 30 Making a Remake: Easy Rider le 26 septembre à 19 h 30, en présence du réalisateur. Au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr

hors salle Paris à l’américaine Paris reste la ville étrangère la plus représentée dans le cinéma hollywoodien. Ses dédales, ses monuments sonnent comme autant de possibles, terrain propice au déroulement d’un film. À travers l’histoire de ses représentations, (huit cents au total), l’ouvrage dirigé par Antoine de Baecque interroge l’œil de l’industrie, sa capacité à s’approprier la capitale pour mieux modeler ses propres mythes. Superbement illustré, le livre s’étale le long d’un siècle d’images et d’intrigues qui, de Griffith à Scorsese, ont renouvelé notre regard sur Paris. À noter, en parallèle, une expo à l’hôtel de ville de Paris du 18 septembre au 19 décembre. Paris vu par Hollywood sous la direction d’Antoine de Baecque (Flammarion), 288 pages, 45 €

box-office Camille récolte Un goût d’adolescence retrouvée mêlé de flingues et de whisky frelaté flotte sur le box-office. Pour son premier jour d’exploitation, la comédie de Noémie Lvovsky, Camille redouble, a attiré plus de 28 000 spectateurs (sur 350 salles) en France. Quasi autant que les affrontements académiques et violents des Hommes sans loi de John Hillcoat qui, avec 29 317 entrées (sur 309 salles), dominent le palmarès. Enfin, The We and the I de Michel Gondry réunit quant à lui plus de 8 000 curieux (sur seulement 65 salles).

autres films The Big Year de David Frankel (É.-U., 2011, 1 h 40) The Oregonian de Calvin Reeder (É.-U., 2011, 1 h 20) La Ferme des animaux de Joy Batchelor et John Halas (G.-B., 1954, 1 h 13, reprise) Dirty Dancing d’Emile Ardolino (É.-U., 1987, 1 h 40, reprise) Mirage de la vie de Douglas Sirk (É.-U., 1959, 2 h 04, reprise)

Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé L’immense Hélène Vincent sauve à elle seule ce mélo tire-larmes qui sinon sonnerait terriblement creux.

 A

ttention ! Alerte à tous les spectateurs : film à débat à l’horizon ! Film à thèse ! Sujet de société ! Êtes-vous pour ou contre l’euthanasie, la mort assistée, ou préférezvous les centres de soins palliatifs ? Au départ, le nouveau film de Stéphane Brizé raconte surtout l’histoire d’un type qui sort de prison (Vincent Lindon, en position “je tire la gueule pendant tout le film”) et se trouve contraint de revenir vivre chez sa mère (Hélène Vincent), une dame pas facile, une mère casse-couilles et même castratrice, dont on va vite découvrir qu’elle est atteinte d’un cancer qui lui laisse peu de temps à vivre, même si elle ne souffre pas. Une petite intrigue secondaire, totalement inutile, viendra étoffer le rôle assez vide joué par Vincent Lindon et permettre d’introduire au casting la belle Emmanuelle Seigner. Une autre, assez téléphonée, histoire d’amitié avec son gentil voisin, contient trop de clichés pour être efficace. Mais l’essentiel se joue ailleurs, loin des petites magouilles de producteurs et des grosses ficelles scénaristiques qui permettent de monter un film sur des “noms”, sur des “védettes” comme les appelle l’acteur Jean-Christophe Bouvet. L’essentiel, c’est une actrice, Hélène Vincent, qui nous fait tourner la tête et nous mène en bateau – parce que c’est ça aussi, un acteur de haute volée :

il nous tient par le bout du nez ou par la barbichette et nous entraîne où il veut, et l’on n’arrive pas à s’en dépatouiller. Comme toutes les grandes actrices (je pense notamment à Meryl Streep, dont c’est l’une des grandes spécialités), Hélène Vincent parvient à nous faire pleurer avec des histoires à dormir debout déjà vues mille fois, des situations grosses comme des maisons, des trucs de cinéma auxquels on croyait ne plus jamais se faire prendre. Parce que tous les artifices disparaissent mystérieusement dès qu’elle est à l’écran, parce qu’elle ne connaît pas le second degré, parce que c’est une professionnelle et qu’elle se donne à fond dans son rôle, sans jamais créer une distance avec son personnage. Nous devons avouer qu’ici, aux Inrocks, nous sommes pour la plupart des dur(e)s à cuire, qu’on ne nous fait pas pleurer facilement : en un mot comme en cent, les films de Philippe Lioret (Je vais bien, ne t’en fais pas ; Welcome…) nous laissent de marbre. Hélène Vincent, dans ce film pas possible et sans qualités cinématographiques, Quelques heures de printemps (déjà, le titre…), nous a fait pleurer comme une madeleine. Chapeau ! Jean-Baptiste Morain Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé, avec Hélène Vincent, Vincent Lindon, Emmanuelle Seigner (Fr., 2012, 1 h 48)

70 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 70-71 SCINE SEQ.indd 70

13/09/12 17:18

For Ellen de So Yong Kim avec Paul Dano, Jon Heder (É.-U., 2012, 1 h 33)

Les malheurs d’un rockeur divorcé, dans un mélo inanimé et poseur. Il ne se passe pas grandchose dans For Ellen. Tout juste y voit-on Paul Dano (l’ado mutique de Little Miss Sunshine) se frotter au sol en transe au son d’un atroce tube de Whitesnake – Still of the Night. La scène, savamment disposée au centre du film, achève la mue de son acteur et bouscule un peu le rythme d’ensemble de cette morne chronique familiale qui observe les étapes d’un divorce engagé entre un rockeur triste (Paul Dano, donc) et son amour de jeunesse. Rien ne nous est ici épargné des artifices d’un certain genre de mélodrame a minima du cinéma indé américain : caméra tremblée et gros plans sur les visages souffreteux mais secrets des acteurs, refus volontariste de la psychologie, tension dramatique réduite à l’extrême et climax joué en sourdine. Or ce calcul systématique et affecté, qui vise à tenir l’émotion à distance, ne produit au fond rien d’autre qu’une impression tenace de vacuité. Romain Blondeau

Jason Bourne – L’héritage de Tony Gilroy avec Jeremy Renner, Rachel Weisz, Edward Norton, Scott Glenn (É.-U., 2012, 2 h 16)

Malgré une entame rythmée, le Jason Bourne nouveau s’embourbe. Rendez-nous Matt Damon ! ’ahurissement d’un homme ordinaire qui se découvrait extraordinaire : c’est à cela que tenait jusqu’ici la beauté de la saga Jason Bourne. Un concept (quoi ? moi ? pourquoi ?), un acteur de génie pour l’incarner (Matt Damon), deux réalisateurs plus ou moins talentueux pour l’illustrer (Doug Liman, vif, précis, ludique ; Paul Greengrass, heurté, sérieux, guerrier), trois films pour le déployer. Cinq ans après la conclusion de cette première trilogie, Hollywood passe tout cela à la machine, le rince, l’essore et apparaît un héros tout nouveau tout beau : Aaron Cross. Jeremy Renner l’interprète, et il est ce que le film a de mieux à proposer. Tout aussi ahuri que Bourne, Cross ne porte pourtant pas tout à fait la même croix : né avec un QI inférieur à la moyenne, puis entraîné et boosté chimiquement par la CIA, il doit gober des pilules pour rester alerte. Sans son traitement, il replonge, redevient celui qu’il était jadis : la tête brûlée et un peu creuse inventée par Kathryn Bigelow dans Démineurs. Autrement dit, il est un homme extraordinaire qui se découvre ordinaire. Or pour le rester, extra, il doit aller vite. Plus vite que ses employeurs, plus vite que le scénario, plus vite que le spectateur. Mission dont il s’acquitte très bien une trentaine de minutes, le temps de séquences d’actions sèches, tendues, virtuoses, dans la toundra d’abord, puis dans une maison au milieu de la forêt. À ce moment-là, nous ne savons presque rien sur ce qui se trame, lui non plus, et seuls ses gestes importent. Puis vient le temps de l’explication, de la dramaturgie, de la love story, de Rachel Weisz… et tout s’embourbe. Le film de Tony Gilroy (Michael Clayton, Duplicity), qui filait à toute allure dans les pas rapides de son héros, se fait soudain lourd et maladroit et, tandis que l’heure tourne, on se prend à attendre le retour annoncé de Matt Damon dans le prochain épisode. Jacky Goldberg

L  

19.09.2012 les inrockuptibles 71

08 877 70-71 SCINE SEQ.indd 71

13/09/12 17:18

Sound Shapes

mon père, ce monstre Parabole sur l’enfance maltraitée, Papo & Yo s’affranchit du récit vidéoludique classique. Une expérience entre rêve et cauchemar.

 C

’est l’histoire d’un enfant que son père bat quand il a trop bu. Pas vraiment le genre de scénario que l’industrie vidéoludique a l’habitude de servir, donc, mais Papo & Yo n’a rien d’un jeu ordinaire. Ouvertement autobiographique, il trouve son origine dans les souvenirs de Vander Caballero, game designer d’origine colombienne qui, après plusieurs années chez Electronic Arts, fut en 2010 l’un des fondateurs du studio indépendant Minority Media, basé à Montréal. Il y a transposé son enfance, visiblement pas toujours rose, dans une irréelle favela sud-américaine de synthèse – ni Brésil, ni Colombie, ni Chili, mais un peu tout ça à la fois – à travers laquelle le joueur va devoir trouver sa route. Il n’est pas seul : à ses côtés chemine un monstre. La présence de la lourde créature rose à cornes est d’abord déstabilisante. Doit-on y voir une menace, un obstacle, un allié potentiel ? Au fil de ce jeu idéalement resserré (compter trois à quatre heures sans se presser pour en atteindre la fin), il sera alternativement les trois et, face à ce rôle changeant qui transgresse les règles traditionnelles du jeu vidéo, l’incertitude même fait sens, avec la sensation de vulnérabilité qui en découle. Car Papo & Yo ne nous raconte pas exactement une histoire : il nous fait plutôt partager des sentiments, expérimenter un état à travers ce qui, de son propre aveu,

a permis à Caballero d’en réchapper : l’imagination et le jeu. Car ce qu’il a à nous dire, Papo & Yo l’exprime – à quelques tardives notations insistantes près – par les moyens mêmes du jeu vidéo, et sous l’influence flagrante de l’indépassable Ico. Nous voilà donc lâché dans un monde instable où des clés et engrenages fantômes se dessinent sur les murs, où des escaliers miraculeux apparaissent brusquement, où des maisons se déplacent pour nous construire un pont. Alors qu’une mystérieuse petite fille montre la voie, le monstre nous suit, s’arrête, s’endort. Nous regarde, nous ignore. Se laisse attirer par un fruit ou une grenouille jusqu’à l’endroit où son poids seul pourra déclencher un mécanisme salvateur. Et l’on saute, court, grimpe, scrutant les décors pour en percer les secrets. La logique est celle du rêve qui menace de tourner au cauchemar, de la métaphore prise au pied de la lettre et changée en dispositif ultraconcret, de l’allégorie modeste dont la force est décuplée par le fait qu’elle n’est pas seulement exposée mais jouée. Techniquement, Papo & Yo n’est pas exempt de défauts, sans doute à cause des moyens limités de ses créateurs. Mais cela n’a aucune importance.

Sur PS3 et PS Vita (Queasy Games/ Sony), environ 13 € en téléchargement Paru au mois d’août, Sound Shapes a d’abord fait parler de lui grâce à Beck, dont trois morceaux inédits ont l’honneur d’apparaître sur la bande-son. Le musicien n’est pas seul : le jeu propose aussi des compositions de Jim Guthrie, de deadmau5 ou du Canadien Shaw-Han Liem (alias I Am Robot And Proud), qui en est le créateur avec Jonathan Mak. Ce dernier s’était déjà fait remarquer en 2007 avec Everyday Shooter, qui mêlait avec talent shoot’em up à l’ancienne et expression musicale. Sound Shapes, c’est un peu la même chose mais dans le registre du jeu de plate-forme, et à la puissance mille. Chaque contact entre notre petit personnage et certains éléments des décors (conçus par plusieurs graphistes invités) produit un son qui vient s’ajouter à la musique. Simple mais envoûtant. Cette réjouissante rencontre au rayon du jeu vidéo arty entre la joie kawaii de LocoRoco, le dépouillement incandescent de PixelJunk Eden et les expérimentations sonores d’Electroplankton devrait voir son menu bientôt enrichi par de nouveaux artistes et musiciens. En attendant, chacun peut s’y essayer grâce à un éditeur de niveaux bien conçu. Et passer tout l’automne à vibrer sur le tube vidéoludique indie de l’été. E. H.

Erwan Higuinen Papo & Yo sur PS3 (Minority Media/Sony), environ 15 € en téléchargement

72 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 72 Jeux Video.indd 72

13/09/12 15:10

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:50

Law & Order (New York District), hit grand public d’une autre époque ?

“les networks se trompent de cible” Pourquoi les séries grand public se portent-elles si mal ? Selon l’ancien scénariste de Law & Order, René Balcer, les chaînes doivent enfin prendre acte de la dispersion irrémédiable de l’audience.

 R

ené Balcer a été l’un des piliers de Law & Order (New York District en VF), la série dramatique la plus longue et la plus populaire de l’histoire moderne : vingt saisons entre 1990 et 2010 ! Il a également dirigé l’écriture de son dérivé, Law & Order – Criminal Intent (New York, section criminelle en VF). Alors que les grandes chaînes semblent avoir du mal à trouver la parade face aux performances des séries du câble, nous l’avons rencontré lors du Festival du cinéma américain de Deauville, dont il était l’un des invités. Ce scénariste chevronné éclaire son parcours et commente ce retournement historique.

Comment êtes-vous arrivé sur Law & Order ? René Balcer – J’ai débarqué du Canada à Hollywood en 1979 pour devenir l’homme à tout faire de Monte Hellman (réalisateur de Macadam à deux voies – ndlr) pendant trois ans. L’occasion de croiser Wenders, Coppola, Barbet Schroeder, Werner Herzog et d’autres personnalités agitées du cinéma encore étonnant qui existait à cette époque. Mais le Nouvel Hollywood était en train de mourir, Spielberg et Cie prenaient le pouvoir. J’ai mis huit ans à comprendre que si je voulais aller au bout de mes ambitions créatives, je devais renoncer au cinéma pour la télé.

J’ai eu une opportunité avec Law & Order. Le pilote m’avait rappelé Z de Costa-Gavras et le style de William Friedkin période French Connection. J’ai commencé en 1989. Pour beaucoup, les séries policières sont le symbole du formatage des productions diffusées sur les grandes chaînes. Nous n’avons jamais abordé Law & Order comme un “procedural” (série explorant les procédures de la police et de la justice – ndlr). En salle d’écriture, nous parlions plutôt de ce qui nous intéressait en tant que citoyens. Nous percevions la série comme une anthologie permettant d’aborder des sujets très divers, tous importants dans la vie culturelle et sociale de l’Amérique contemporaine : l’avortement, les relations entre races, etc. Il y avait peu d’histoires personnelles concernant les personnages récurrents. Le filmage était de style semi-documentaire. Le côté récit policier nous intéressait moins. La mécanique du récit est arrivée par accident, car cela nous semblait la meilleure façon de raconter nos histoires avec précision. Mais nous voulions avant tout décrire le fonctionnement et les dysfonctionnements du système judiciaire américain. Pourquoi les séries grand public actuelles sont-elles mauvaises, mis à part The Good Wife et quelques autres ? Les séries grand public sont en crise, on ne peut pas le nier. Je ne crois pas

que ce soit à cause de la quête du profit. Ne pensez pas que les chaînes du câble comme HBO ne s’intéressent pas à l’argent ! Peut-être que les grandes chaînes hertziennes américaines, qu’on appelle les networks, se trompent de cible en voulant atteindre le plus large public possible. À quoi cela sert-il d’essayer de faire une série pour cinquante millions d’Américains, comme avant, alors que les téléspectateurs sont totalement dispersés ? Certaines séries de networks attirent péniblement six millions de téléspectateurs, autant que certaines du câble. Le modèle économique n’est plus le même. Bientôt, peut-être, les patrons de chaînes comprendront que l’époque a changé… Mais personne n’a de réponse toute faite à cette crise profonde. Quel est votre prochain projet ? Je tourne actuellement Jo, une série pour le marché international avec Jean Reno en flic mélancolique. Elle se tourne à Paris en langue anglaise. TF1 la diffusera en France l’année prochaine. Ce sera un peu plus osé que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent. recueilli par Olivier Joyard New York District (aussi appelée New York, police judiciaire) est diffusée le mercredi à 0 h 05 sur TMC, et tous les jours à 17 h 25 sur TV Breizh New York, section criminelle est diffusée le jeudi à 20 h 50 sur TV Breizh

74 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 74-75 SERIES.indd 74

13/09/12 15:11

focus brèves les Emmys, c’est maintenant Pour les séries, la cérémonie la plus importante de l’année a lieu ce dimanche 23 à L. A. Les Emmy Awards ont récompensé Mad Men quatre années de suite. Cette fois, Don Draper a un concurrent de taille avec Homeland. Breaking Bad, Downton Abbey, Boardwalk Empire et Game of Thrones complètent la liste. Côté comédies, Girls voudra renverser l’éternelle Modern Family. À suivre dans la nuit du 23 au 24 septembre, à partir de 2 h, sur Série Club, avec rediffusion des meilleurs moments le 24 à 20 h 45.

Charlie Sheen renouvelé

daddies cool

L’homoparentalité au centre d’une nouvelle comédie mordante signée par le créateur de Nip/Tuck. près avoir scruté les mutations du corps contemporain et la dynamique des genres dans Nip/ Tuck, puis redistribué les cartes du jeu social lycéen avec Glee, Ryan Murphy continue son exploration de la norme et de ce qui la conteste. Sa nouvelle comédie au titre programmatique – The New Normal – met en scène l’homoparentalité. Le sujet E4 aime les jeunes a déjà été abordé à la télé américaine L’anglaise Channel 4 et sa filiale (dans Modern Family, un couple gay E4, responsable notamment adoptait un enfant dès le premier épisode), de Skins et de Misfits, mais il occupe cette fois le centre du jeu. recherchent de nouveaux Cette sitcom raconte l’histoire de Bryan projets de séries destinées et David, deux trentenaires recrutant aux 16-34 ans, écrits par une mère porteuse pour faire aboutir leur des scénaristes expérimentés, désir d’enfant. Sa diffusion sur la chaîne mais aussi débutants. En clair, grand public NBC lui offre une audience n’importe qui peut envoyer ses idées à la chaîne, qui inespérée, au prix de quelques contorsions. produira des pilotes diffusés Dans le pilote, les deux héros échangent en 2013. Une première. à peine un bisou, comme s’il ne fallait froisser personne. Mais les choses sont dites, sur un ton à la fois pop et pédagogique. “L’anormal est la nouvelle normalité”, glisse l’un des deux héros Fringe (TF1, le 19 à 23 h 15) Dans la en guise de manifeste, avant d’ajouter plus lignée de La Quatrième Dimension tard, bitchy : “Je voudrais un enfant maigre et et de X-Files, la saison 4 de la meilleure blond, qui ne pleure jamais. C’est possible ?” série de science-fiction depuis Lost Pour les subvertir, The New Normal doit bat son plein. En version multilingue. jouer avec les apparences de la comédie classique, inventer un monde balisé Revenge (Canal+ Family, le 21 à 20 h 40) sur la forme et surprenant sur le fond. Fausses identités et secrets de famille On y croise une grand-mère bigote (Ellen au cœur des Hamptons, le DeauvilleBarkin, affolante), une blonde en pleine Trouville new-yorkais. Avec Emily crise postrupture et les deux gays bousculés VanCamp et Madeleine Stowe, dans leur confort par la perspective Revenge tient son rang de soap sexy d’élever un enfant. Une petite révolution et outrancier. Dallas peut trembler. pleine de sourires et de bons sentiments, mais une petite révolution quand même. Treme (OCS à la demande, à partir du 24) Dans l’Utah, The New Normal a été La belle série du créateur de The Wire, censurée avant même sa diffusion. O. J. David Simon, sur La Nouvelle-Orléans L’Amérique ne peut pas se passer de son bad boy, viré de Mon oncle Charlie l’an dernier pour abus en tout genre. Sa nouvelle sitcom Anger Management a beau se révéler déplorable, elle cartonne. La chaîne FX vient d’en commander 90 épisodes !

 A

agenda télé

post-Katrina entame sa troisième saison. À voir le lendemain de la diffusion américaine, avec sous-titres.

The New Normal depuis le 11 septembre sur NBC 19.09.2012 les inrockuptibles 75

08 877 74-75 SERIES V2.indd 75

13/09/12 16:54

oh les beaux ours Avec un troisième album artisanal et humble, les Américains de Grizzly Bear touchent à la quasi-perfection. Sans concept, sans discours, sans cool. Ouf.



ouellebecq, La Carte et le Territoire : sacré visionnaire. Le retour à l’artisanat comme point d’ancrage d’un monde trop mouvant, la mise sur piédestal de faiseurs simples de belles choses. La musique, parfois, est elle aussi l’objet de ce renversement. Ainsi de Veckatimest, troisième album de Grizzly Bear paru en 2009, disque de folk tout en ronces électriques, épines vénéneuses et arabesques complexes qui fut alors, surprise pour une œuvre d’une telle exigence, un carton patenté. Veckatimest, petit miracle parmi quelques autres dans un monde préférant souvent la hype au beau, le décorum à l’essence, le bon son du bon moment aux grandes chansons sans âge : le groupe, propulsé vers les cimes par une tournée avec Radiohead en 2008, a été publiquement louangé par le tycoon rap Jay-Z, a investi les talk-shows américains les plus regardés, a fait belle figure dans les charts internationaux et les classements de fin d’année… Jamais, pourtant, Grizzly Bear n’a mis au placard son éthique initiale : la musique, et elle seule, porte les quatre garçons. “Nous faisons ce que nous voulons faire. Ce groupe ne peut pas écrire une chanson en ayant en tête la réception du public : on veut des morceaux qu’on a nous-mêmes envie d’entendre et d’aimer”, explique Chris Taylor. Manière de préciser que son relatif succès n’a pas étouffé la liberté du quatuor et qu’il faudra se démerder, sans mode d’emploi, pour comprendre la magie que dégagent les Américains. Pas de mode d’emploi, pas de look notable,

écoutez les albums de la semaine sur

avec

quatre brillants ciboulots tournant la vieille tradition folk vers le futur et une alchimie unique

de concept passionnant, de grande gueule publicitaire : juste du travail, le labeur majeur des nobles artisans, quatre brillants ciboulots tournant la vieille tradition folk vers le futur et une alchimie, unique que, pas plus que la neige en été, on ne cherchera à expliquer. 2009-2012 : trois ans ont passé depuis Veckatimest. Trois ans, des tournées incessantes, une pause bienvenue pour certains, des projets parallèles pour d’autres (un album sous le nom de CANT ou la production de Twin Shadow et des Dirty Projectors pour Chris Taylor, un splendide ep pour Daniel Rossen). Puis l’envie logique de retrouver collectivement l’excitation du renouveau créatif. “Quand nous nous sommes revus pour écrire, c’était un peu comme avec ses copains, quand on revient à l’école après de longues vacances, décrit Ed Droste. Les deux premières semaines ont pu sembler un peu étranges, mais on s’est rapidement réhabitués les uns aux autres : on n’avait pas joué depuis longtemps, on voulait se retrouver et créer, tout simplement parce que ça nous rend heureux. Dans le passé, le songwriting de Grizzly Bear s’est fait de manière assez séparée, individuelle. Cette fois, grande nouveauté, nous étions tous ensemble, dans une même pièce, à travailler sur les morceaux et échanger des idées : il y avait une bien plus grande ouverture à la collaboration, à l’expérimentation. Et aux accidents.” Shields, un accident ? Heureux. Un album plus abouti, dense et compact que Veckatimest. En pleine bourre créative après les joyeuses retrouvailles, les Américains disposaient de près de vingt-cinq ébauches de morceaux et ont pu n’en conserver que la sève la plus pure. Produit par Taylor, maître pointilliste, Shields concentre la nature de Grizzly Bear, affine son art de l’ambivalence et du contre-pied permanent. De l’ouverture

76 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SMus Ouv.indd 76

13/09/12 15:26

on connaît la chanson

daubstep

Barbara Anastacio

De plus en plus d’artistes mainstream s’encanaillent avec des sons volés au dubstep. Récupération très douteuse.

majeure, changeante et capricieuse Sleeping Ute au splendide chromé du sinueux Yet Again, de la ballade spectrale et très Radiohead The Hunt à la martiale mais joviale A Simple Answer, Shields semble se jouer de l’espace, du temps et de la matière. Il est capable d’élargir ses horizons ou de resserrer les amplitudes, de provoquer des tornades ou de calmer les océans, de voyager de l’avenir vers le passé, d’un instant à l’autre, sans prévenir. “Nous n’avons jamais essayé de définir a priori une direction, un thème spécifique, explique Droste. Il est pour nous primordial de laisser les choses se faire elles-mêmes : imposer un ensemble de règles limite la créativité et canalise l’écriture.” Pas un hasard, donc, si le terroir de Shields est à ce point incertain,

les deux pieds en équilibre gracieux entre le boisé et l’électrifié, les histoires de fantômes racontées à voix basse près de l’âtre et les dantesques épopées cosmiques. Thomas Burgel album Shields (Warp/Differ-ant) concert le 3 novembre à Paris (Pitchfork Festival) grizzly-bear.net

Il y a d’abord eu Britney, entendue au supermarché ; puis Cypress Hill, sur le net, puis tant d’autres… Dans leurs livraisons 2011-2012, quelque chose de nouveau choquait l’oreille. Une manière de triturer les potentiomètres en ajoutant de vilains riffs tout sales : le dubstep, cette voix véhémente de l’underground anglais, était désormais partout. Alors que sur la route du soleil on écoutait Pitbull (en vacances, on a les fréquences radio qu’on mérite) et son atroce machin Back in Time, qui a déjà trouvé le moyen de mélanger un ersatz de sample d’AC/DC avec les voix de Mickey & Sylvia (Love Is Strange, remember Dirty Dancing), on entendit exsuder au bout de trois minutes une espèce de bouillie à base de wobble bass et de sons cracra. Encore un pont dubstep, qu’on a flanqué vers la fin de la chanson pour ne pas trop choquer l’auditeur MTV, mais “quand même on est ghetto tu vois, on collabore avec Rusko !” WTF ? Bon, on savait déjà la partouze musicale générale bien consommée, mais lorsque les benêts britanniques de Muse sifflaient partout qu’ils s’étaient inspirés de Skrillex pour certains titres de leur prochain album (après des rumeurs de collaboration), on a pris un peu peur. Cette rencontre au sommet de la grandiloquence entre les versions les plus pompières de deux genres musicaux actuels – le rock héroïque et l’electro-dubstep de fête foraine – promettait des flots de commentaires acerbes. L’écoute de Unsustainable de Muse et, dans une moindre mesure, du single Madness, a confirmé nos pires craintes. On pleure des larmes de sang ; Burial et consorts, pionniers et aventuriers de ce genre désormais pillé, se retournent dans leur cave mal éclairée.

Félicien Cassan 19.09.2012 les inrockuptibles 77

08 877 SMus Ouv.indd 77

13/09/12 15:26

Après Concrete Knives, Sarah W_ Papsun, La Femme, The Shoes ou encore Manceau l’an passé, c’est cette fois-ci au tour de quinze nouveaux lauréats de bénéficier du soutien du Fair (Fonds d’action et d’initiative rock). Si l’on retrouve parmi eux des têtes connues comme Lescop (que l’on verra au Festival Les inRocKs le 5 novembre à Paris, aux côtés de Hot Chip, Kindness et Juveniles) et Mina Tindle, on se réjouit de voir aussi une flopée de groupes passés par l’Inrocks Lab : Christine And The Queens, Crane Angels, Hyphen Hyphen, Odezenne, Pendentif, The Wankin’ Noodles et les gagnants du concours 2010, Aline (ex-Young Michelin). www.lefair.org

Christine And The Queens

Tristesse Contemporaine

Eric Beckman

le Fair dévoile sa sélection 2013

une première partie pour Pulp C’est officiel et c’est le choix de monsieur Jarvis Cocker himself : le trio anglo-suédois-japonais Tristesse Contemporaine assurera la première partie de Pulp au Festival Les inRocKs, le 13 novembre à l’Olympia, avec son electro roide et féline. Joie. Festival Les inRocKs, du 5 au 13 novembre à Paris, Nantes, Caen, Toulouse, Lyon, Marseille et Lille

cette semaine

Festival Scopitone le Printemps de Bourges présente ses Inouïs Changement de nom pour le concours de découvertes musicales du Printemps de Bourges, qui devient les Inouïs et dont l’appel à candidature est ouvert jusqu’au 1er octobre. En jeu, un passage au festival, qui se tiendra du 23 au 28 avril 2013 à Bourges, et donc une chance de succéder aux vainqueurs précédents, Von Pariahs et Christine And The Queens. Si les présélections sur écoute et les auditions sur le plan régional arriveront très vite, la dernière ligne droite, elle, se tiendra au mois de janvier, avec la sélection nationale. www.reseau-printemps.com

Nantes à l’heure de l’electro. Toute la semaine, Scopitone déballe les grandes installations technologiques de sa onzième édition. Expositions, ateliers pédagogiques, sensibilisation aux arts numériques : le festival nantais ne lésine pas sur les moyens et mise sur le croisement des cultures digitales. Côté scène, la programmation n’est pas en reste avec Gesaffelstein, Citizens!, Woodkid, Kavinsky, Para One, Brodinski, Breakbot ou les Naive New Beaters. du 18 au 23 septembre, www.scopitone.org

The Dø

Brain Festival : du cœur pour le cerveau Le plein de concerts gratuits ! Pas pour vous, mais pour les musiciens, qui offrent leurs cachets au profit de la recherche sur les maladies neurodégénératives. Le festival a lieu dans toute la France jusqu’en novembre, avec des concerts de lancement à Paris du 20 au 23 septembre (Maroquinerie et Bataclan) : Poni Hoax, The Dø, Camélia Jordana, Babx, Jacques Higelin, Oxmo Puccino, Hugh Coltman, Fred Pallem, Gaspard LaNuit et tout un tas de gens bien sont au programme. www.thebrainfestival.com

neuf

The Monochrome Set Prince Rama

Only Real Retenez bien cette petite frimousse : elle risque de vous obséder pendant les mois ou années à venir. Petit maître d’une pop bricolée et pourtant savante, nonchalante et réfléchie, Only Real n’a encore ni label ni disques, mais sa poignée de chansons farfelues donnent déjà le vertige. soundcloud.com/onlyreal

Même à Brooklyn, qui en a vu d’autres, les frangines Taraka and Nimai Larson ne doivent pas passer inaperçues, avec leurs dégaines d’amazones destroy-chic et leur rock convulsif lo-fi et raffiné. Ces protégées d’Avey Tare (Animal Collective) mériteraient de s’appeler les sœurs Larsen. soundcloud.com/paw-tracks/ 04-so-destroyed

The Cravats Ils sont nombreux, dans l’Angleterre alors si londonienne, les oubliés et floués de la grande kermesse punk. Sans doute trop arty, trop complexes (ils ont un saxo), trop musiciens, ces anciens protégés de John Peel sont réédités. La fureur, la ferveur, la candeur sont restées intactes, indomptées par les ans. www.thecravats.com

Alors que leur label Virgin d’origine est à vendre, les esthètes de Cherry Red rééditent en douce un trésor des Londoniens, Eligible Bachelors. Soit l’apothéose d’une pop baroque, barrée, excentrique, qui joue au riche et bricole en lo-fi des chansons qui doivent autant à Morricone qu’à Lewis Carroll. www.themonochromeset.co.uk

vintage

78 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SMUS SEQ 78 mur.indd 78

13/09/12 15:38

Mai fait ce qui lui plaît

 J

e suis un croquis fait avec amour mais encore à la recherche d’une forme”, suivi quelques lignes plus loin par “Je pourrais être un genre de chef-d’œuvre si seulement j’y croyais”. Voici quelques-uns des traits les plus saillants d’Easy, un autoportrait musical où Mai Lan confie en anglais ses doutes d’artiste émergente sur un genre de skiffle qui part en vrille. Préambule à son premier album, Easy a inspiré un clip qui sème depuis le printemps de la bonne humeur sur le net. Comme un remake d’Eraserhead de David Lynch filmé par Wes Anderson avec un caméscope familial, c’est tendre et loufoque, naïf et déjanté, d’une gaieté contagieuse qui envoie tout balader, doutes compris. Si la jeune femme se perçoit encore comme une œuvre inachevée, une esquisse, cette vidéo révèle son indéniable maîtrise à se définir

Lisa Roze

On la connaissait déjà, de la mode au cinéma. Sur un premier album espiègle et plein de rebondissements, on découvre la chanteuse Mai Lan. Avant de la redécouvrir en live au Festival Les inRocKs. un univers sonore et visuel où rien ne semble laissé au hasard, du petit blouson en nikate lamé aux boucles d’oreilles mong. Une quête de la perfection formelle qui se lit encore plus clairement sur la pochette de son premier album, où la jeune femme apparaît “totemisée” comme une Madone sexy peinte par Frida Kahlo, entourée d’objets – huîtres, crabes dormeurs, cactus, coquillages – en rapport avec le contenu des chansons. Quoique l’image, forte mais figée, ne corresponde pas vraiment à l’explosion de vie qui vous attend à l’intérieur, ni à l’assaut de fraîcheur en embuscade. Comment l’imaginer autrement quand “mai lan” veut dire “orchidée du printemps” en vietnamien ? Pour la qualité graphique, cette jolie fleur a de qui tenir. Son père, Christian Chapiron, est le célèbre illustrateur membre du collectif Bazooka, qui s’est fait connaître sous le nom de Kiki Picasso

à l’époque où l’esprit du punk traversait toutes les disciplines. Quant à sa mère vietnamienne, fille de militants entrés en résistance sous la colonisation française, elle n’a eu qu’un seul mot d’ordre à adresser à ses enfants : “Soyez vousmêmes ! Trouvez votre voie !” “Mon frère et moi avons toujours été poussés à nous exprimer artistiquement. Si je me suis mise à dessiner très tôt, c’était un peu par mimétisme. En revanche, la musique, c’est quelque chose que j’ai développé seule.” Son frère est le cinéaste Kim Chapiron, réalisateur de Sheitan, film à la BO duquel Mai Lan a participé, avec une version de Bâtards de barbares du groupe rap La Caution, rebaptisée Gentiment je t’immole, où elle susurre  : “Je te pisse dessus, je te brise le cul, petit fils de pute…” “C’était un délire, quelque chose à prendre au second degré évidemment, mais qui finalement, comparé au Sale pute d’Orelsan, n’a pas

vraiment créé de polémique.” Désormais, Mai Lan chante ses propres mots, accompagnée par Max Labarthe, un ami depuis le CP. Des paroles moins provoc qui s’enfoncent dans un imaginaire resté enfantin, entre journal intime et histoires à dormir debout, comme cette improbable chasse au dahu où elle nous entraîne. Musicalement, tout procède du patchwork et du faux débraillé : base folk et garnitures hip-hop ou electro. Ce qui nous rappelle qu’elle est aussi styliste, créatrice de la ligne Bezem-Mai Lan, qui s’est forgée une identité en s’inspirant des tenues de certaines minorités ethniques. “Avec ce disque, conclut-elle, c’est comme si j’étais passée de la mode à la mise à nu.” Francis Dordor album Mai Lan (3ème Bureau/Wagram) concert le 11 novembre à Paris (Cigale), Festival Les inRocKs www.myspace.com/ mailanchapiron 19.09.2012 les inrockuptibles 79

08 877 SMUS SEQ 79.indd 79

13/09/12 15:27

Christophe McPherson

“le monde entier nous regarde” Champion paralympique de la musique congolaise, le Staff Benda Bilili est de retour avec un deuxième album, qui va encore mettre tout le monde à genoux.

Q  

ue gardez-vous de l’aventure du premier album, Très très fort ? Cavalier (bassiste) – Beaucoup de souvenirs. D’abord les voyages, et un peu de sous pour se débrouiller, acheter quelques parcelles, construire des petites maisons. Les familles sont plus tranquilles, les enfants ont les moyens d’aller à l’école. C’est ça, le changement, pour nous. Sur le moment, quand le succès est arrivé, nous étions calmes, tranquilles, on regardait l’évolution. Notre entourage et nos fans nous donnaient des conseils : rester simples, comme tout le monde, ne pas paniquer. Aujourd’hui, comment êtes-vous considérés à Kinshasa ? Nous sommes chez nous, mais la situation a changé. Dans les rues, les gens nous suivent, nous demandent toujours quelque chose. Donc on se cache un peu, on préfère rester tranquilles, composer, préparer l’avenir. Vous vous êtes bien acclimatés à l’Europe ? Ce n’est pas la même nourriture mais on s’est habitués. Le poulet-frites, on connaît. À Kinshasa, si tu présentes de la salade ou des tomates crues avec de la viande, les gens ne peuvent pas les manger. Nous, on a beaucoup voyagé, on commence à s’habituer. Quand je suis

à Kinshasa, je ne fume plus ma cigarette à la maison. Et je ne peux plus jeter un papier dans la rue, ça commence à me faire honte, je cherche une poubelle. Avant, on ne se posait pas ces questions. On a pris ces habitudes en Europe et on les a ramenées ici. Des amis commencent à nous suivre. L’enregistrement de Bouger le monde s’est-il bien passé ? L’album n’a pas été facile à faire : on composait pendant les tournées, on arrangeait les morceaux, puis on a vite enregistré l’album quand on est rentrés à Kinshasa. On n’a pas eu de temps de repos. On a vu ce qui se passait en concert : quand on joue, tout le monde danse, personne ne reste assis, c’est la fierté du groupe. On a pris le tempo de la scène pour le mettre dans le nouvel album. Il y a aussi eu quelques changements dans le groupe. Pour aller de l’avant, on ne garde pas les gens qui s’embrouillent. Un gars qui boit trop de bière avant le spectacle, ça ne va pas. On travaille avec des Blancs. S’ils disent : “Rendez-vous à 10 heures”, c’est 10 heures. Ce n’est pas comme chez nous en Afrique : on dit à 10 heures, tu viens à 15 heures pour commencer à 20 heures… Quel est votre rêve pour l’avenir du groupe ? La musique est notre passion, on ne peut pas l’abandonner. Même si j’étais très riche, je continuerais à jouer avec mes amis.

Mais l’objectif avec ce deuxième album, c’est faire fonctionner l’ONG qu’on a créée. On veut aider les enfants de la rue et les handicapés qui ne font rien. Nous aussi, on était dans la rue, mais on a changé. Maintenant le monde entier nous regarde, on a une responsabilité. On va créer des écoles, des formations professionnelles, pour que des gens puissent travailler et sortir de la rue. Il faut aussi apprendre la musique aux enfants, former ceux qui prendront notre relève. Nos propres sous, qu’on gagne avec les concerts, ne suffisent pas à partager avec les amis, parce qu’on a beaucoup d’amis. C’est pour ça que nous avons créé cette ONG. Ça va grandir. recueilli par Stéphane Deschamps album Bouger le monde (Crammed) concerts le 26 septembre à Dijon, le 27 à Sannois, le 29 à Paris (Casino de Paris), le 10 octobre à Nancy www.staffbendabilili.com en écoute sur lesinrocks.com avec

80 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SMUS SEQ 80-81.indd 80

13/09/12 15:39

The Raveonettes Observator

Carole Boinet www.theraveonettes.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Jacob Khrist

Vice Records/La Baleine

Le duo poursuit son étude du clair-obscur sur un album plus pop que noise. Dix ans déjà que les voix de Sun Rose Wagner et Sharin Foo s’enlacent sur de sombres mélodies. Pour fêter ça, ils ouvrent leur sixième album avec un duo céleste et magistral (Young and Cold). On pénètre donc dans Observator comme on pousserait la porte de notre maison de vacances, bourrée de souvenirs et si familière, mais qui nous paraît, comme toujours, un brin changée. Normal : les Danois ont refait la déco, ouvert les persiennes, déposant une guitare acoustique sur Young and Cold, faisant trôner un piano sur Observations, titre phare inspiré des Doors. C’est justement sur la terre du Lizard King, à Los Angeles, que les Raveonettes ont enregistré Observator, épaulés par Richard Gottehrer (Blondie). Sous un soleil voilé, le couple y compose la BO d’un film glamour, noir et moderne, dans la lignée de Drive. Il clame surtout une fois de plus son amour des pop-songs noircies jusqu’à l’os, scintillantes et embrumées, marquées au fer rouge de son sceau : la guitare mélodieuse. On ne s’en lasse pas.

Olaf Hund Music Is Dead Post-Electronic Music/ Musiques Hybrides Le pionnier de l’electro buissonnière revient avec un album à sa démesure. idèle à ses habitudes, l’excellent et discret Olaf Hund n’a pas opté pour la facilité : huit ans après un deuxième album espiègle et indocile, c’est avec un disque délirant, hallucinant, hors du temps, qu’il revient. Qui plus est, avec un titre on ne peut plus explicite : Music Is Dead. Celle des autres en tout cas. Car, pour ce qui est de ses expérimentations ludiques et nonchalantes, celles-ci n’ont jamais été dans un tel état de fureur épileptique. “La musique est morte”, ment donc le Parisien. Pourtant, Olaf Hund n’est pas de ceux qui ne croient en rien. Sa croyance à lui, c’est la dissonance, le détournement, les mélodies mal soignées et les refrains à la fois radicaux et libres. Ça devient particulièrement flagrant lorsqu’il se lance dans une dédicace à la scène mancunienne en reprenant Isolation de Joy Division, texte sacré transformé en tournoiements mabouls. Façon d’affirmer que, même s’il ne sera probablement jamais un héros de la pop, plutôt un zéro de l’électronique converti au post-punk, Olaf Hund n’en reste pas moins capable de composer un album dont on n’a pas fini d’épuiser les multiples niveaux d’écoute. Maxime Delcourt

F  

www.olafhund.com 19.09.2012 les inrockuptibles 81

08 877 SMUS SEQ 80-81.indd 81

13/09/12 15:39

David Gahr

Jens Lekman I Know What Love Isn’t

Bob Dylan Tempest Columbia/Sony On n’en attendait pas tant du nouveau Dylan : Tempest est une tornade. inquante ans de carrière au compteur, Bob Dylan peut jubiler : Tempest, son trente-cinquième album, n’est pas des moindres. Le titre vient de l’avant-dernière chanson de l’album, une longue ballade country écrite d’après l’histoire du Titanic. Faut-il comprendre que l’enroué roué se pose ici en chef d’orchestre du navire, riant dans les ténèbres et chantant sous la pluie ? Oui. Ne pas compter sur Dylan pour offrir un avenir à la musique. L’album est mitonné dans les vieux pots cabossés mais insubmersibles : western-swing, country, rhythm’n’blues, boogie à papa, folk séculaire. Dylan a atteint l’âge de ces musiques, complètement raccord, et ça s’entend. D’entrée, avec la délicieuse chanson ferroviaire Duquesne Whistle, on comprend qu’il a retrouvé le goût des voyages épiques dans les mythologies américaines. Pas question de rester à quai, ni de céder à l’avachissement. Avant de passer devant le micro, Dylan ne s’est pas raclé la gorge, ni mouché le nez. D’ailleurs, ce n’était pas un micro, mais la grille d’un barbecue. Il a rarement aussi bien mal chanté que sur ce disque, la voix-instrument entre graillon et limon, douce, grasse et cramée, à la Louis Armstrong parfois. On n’est pas loin non plus du type qui vieillit le mieux dans l’histoire du rock, Tom Waits. Ses musiciens jouent comme si l’électricité venait d’être inventée. Sans effort, en évitant les clichés, en redonnant vigueur et agilité à ces musiques plus qu’arthritiques. Les chansons roulent toutes seules, comme une vieille bagnole sur une route de campagne, comme dans les anciens disques de Dylan. Les dylanophiles salueront cet album comme un nouveau classique inespéré. Et les plus jeunes se diront qu’il est temps de rêver d’un prochain Dylan produit par Jack White. Stéphane Deschamps

C  

www.bobdylan.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Secretly Canadian/Differ-ant

Touchante et poétique, la pop du Suédois rend béat. Depuis dix ans, le musicien chahute la pop comme un enfant secoue son hochet. Entre ses mains, elle devient tantôt tropicale, électronique, disco ou poétique, mais toujours romantique et surtout sans pareille. On a beau avoir parlé de Lekman comme d’un cousin des Magnetic Fields ou comme d’un descendant de Morrissey, sa musique affiche une singularité rare et un sens de l’autodérision délectable. Sur son nouvel album, le Suédois dévoile par exemple un béguin pour les solos de saxophone. On devrait détester, mais avec Jens on aime bien, voire beaucoup. Si ce nouveau disque n’atteint pas l’altitude du précédent, le génial Night Falls over Kortedala, il continue d’afficher le talent de son auteur quand il s’agit de chanter les peines de cœur avec des textes drôles et banals à la fois. Surtout, Lekman enveloppe ses histoires d’amour ratées dans des arrangements délicats, comme chipés aux premiers Belle And Sebastian (The World Moves on, I Know What Love Isn’t…). À lui seul, le guilleret Become Someone Else’s devrait suffire à redonner la patate à tout le monde. Johanna Seban www.jenslekman.com concert le 23 septembre à Paris (Gaîté Lyrique) en écoute sur lesinrocks.com avec

82 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SMUS SEQ 82-83.indd 82

13/09/12 15:29

Andrew Volk

How To Dress Well Total Loss BWeird World/Domino/Pias L’Américain revient tout en clarté, légèreté et tempérance. i l’on se fie au proverbe, après Chicago, Nashville et Londres, la pluie vient le beau temps. Total Loss file doux, comme sur C’est la fabuleuse expérience un nuage. Il faut dire qu’en termes que Tom Krell (nom de code : de sensualité, l’album entier est How To Dress Well) vient de d’une générosité bouleversante pour connaître. Après un premier album ses auditeurs, sorte de mix parfait aux collages sonores sobres entre le r’n’b vaporeux d’Aaliyah et et sombres, l’Américain a décidé de la pop transgenre d’Antony Hegarty. se tourner vers des sonorités plus Avec ce petit supplément qu’on salutaires, où les chrysanthèmes appellera la grâce. Maxime Delcourt ont mué en une infinie tendresse. Ce qui le pousse à faire de chacune soundcloud.com/howtodresswell de ses chansons un instant de pure en écoute sur lesinrocks.com jubilation. Composé entre Brooklyn, avec

Matthieu Ernout



le single de la semaine Mrs Good Visions ep Believe Hippies doués, des Français chantent la joie à tue-tête. rs Good cache bien son que Mrs Good s’épanouira. Avec ce jeu : derrière ce patronyme brin de voix tendu à la Kele Okereke se cachent quatre (Bloc Party), cette nonchalance Parisiens déconneurs bien à deux vitesses empruntée décidés à chahuter la tranquillité à Blur, ce désordre maniaque de ces dames. Sorte de Fleet Foxes auquel Beck nous a habitués, ayant quitté le lac Washington Visions continue ce qu’un premier pour les eaux troubles de la Seine, ep, The Woman of Many Dreams, ces trublions ne perdent pour avait initié : une balade vers autant pas de vue les harmonies un succès sur lequel on parie notre vocales, l’esprit d’orchestre état civil, car Mrs Good nous itinérant, la joie feutrée que le folk veut du bien. Maxime de Abreu disperse au gré des envies de mettre les voiles. Plus nerveux www.mrsgood.fr toutefois que les renards de Seattle, en écoute sur lesinrocks.com avec c’est sur la grande scène de la pop

 M

19.09.2012 les inrockuptibles 83

08 877 SMUS SEQ 82-83.indd 83

13/09/12 15:29

The Bewitched Hands Vampiric Way Look Mum No Hands!/ Sony Music

Les Rémois simplifient leur formule pop mais conservent intacts leurs pouvoirs ensorcelants. n petit coup de balai peut parfois tout changer. En décapitant leur nom trop alambiqué (le “On The Top Of Our Heads” a sauté), The Bewitched Hands vont bien au-delà d’un simple ravalement de façade. À l’intérieur des chansons elles-mêmes, le groupe a fait du tri, monté des cloisons et simplifié la circulation de ses idées foldingues afin de rompre avec l’impression de labyrinthe miniature qui handicapait légèrement jusqu’ici la lisibilité de sa démarche. En conservant l’essentiel de leur joyeuse excentricité et en décuplant leur puissance de mélodistes, les Français pourraient bien cette fois décrocher une timbale qui leur échappa (de peu) avec le premier album, et s’imposer avec aisance comme le groupe hexagonal le plus enthousiasmant de cette génération. Entre un démarrage en fanfare avec un Westminster au son de cathédrale et un final disco et martial, The Laws of Walls, qui rappelle au souvenir du meilleur Sparks, ils donnent ainsi l’impression de danser sur un arc-en-ciel et de reconstruire en trompe l’œil toute l’histoire de la pop-music en un Magical

Maciek Pozoga

 U

Mystery Tour 2.0 aussi érudit qu’étourdissant. Contrairement à pas mal de groupes qui jonglent avec les mêmes références, les Bewitched Hands ont suffisamment d’impertinence et d’indiscipline pour préférer à la gravité cireuse des musées l’insouciance des jeux de plein air. Même lorsqu’ils reconstruisent de mémoire le Our House de Madness (Boss), personne ne songerait à les accuser de plagiat mais plus volontiers de doux dynamitage, empreint d’affection, d’un des murs porteurs de la pop britannique. Vampirique, ce deuxième album l’est à bien des égards, et pourtant on admire sans retenue la façon dont ces Frenchies aspirent à être tantôt des Pixies sous hélium (50’s Are Good), tantôt

une version hétéro des Pet Shop Boys (Words Can Let You down) et en permanence un rouleau compresseur jovial et tendre auquel tenter de résister serait une perte de temps inutile. L’effervescence qui émane ainsi de Thank You, Goodbye, It’s over, Ah! Ah! Ah! Ah! ou Hard Love, aidée par la production survitaminée de Julien Delfaud, procède d’une sorcellerie équivalente à celle de la fabrication du champagne. Christophe Conte www.myspace.com/ handsbewitched

84 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SMUS SEQ 84-85.indd 84

13/09/12 15:30

Compilation

Georgia Elizabeth Lloyd

¡ Saoco ! The Bomba and Plena Explosion in Puerto Rico 1954-1966

Ormonde Machine Home Tapes/Differ-ant Un duo américain joue à Je t’aime, moi non plus sur une pop 24 carats. n n’a jamais oublié Pine Sticks and parfois du torride, du chaudard, Phosphorus, album paradisiaque de l’abandon. Plus de cul et moins de QI, de Robert Gomez, dandy hobo plus de chichon et moins de chichis. découvert à Denton, Texas, où l’on Si l’ouvrage est irréprochable, bordé de venait traquer ses amis Midlake ou Lift satin et de dentelle, on aimerait retrouver To Experience. On lui promettait alors les draps moins propres, plus froissés. On un futur doré à la Sufjan Stevens. La boule ne demande pas des cris : ces murmures de cristal était fêlée : on le retrouve au sont souvent plus troublants. Non, juste bras d’Anna-Lynne Williams (repérée chez que ça dérape dans le vice, la folie douce, les Chemical Brothers !) pour un album en l’ivresse physique, pour une musique duo mélancolique et entortillé, largement encore plus étrange et sexy, qui, comme inspiré des dialogues branlants mitonnés sur le maléfique et magnifique I Can’t par Lee Hazlewood ou Serge Gainsbourg Imagine, ferait honneur à la pochette – dont le Lemon Incest est ici repris, merveilleuse de cet album. JD Beauvallet nettement moins dessalé que l’original. Car c’est le problème d’Ormonde, www.facebook.com/OrmondeMusic en écoute sur lesinrocks.com avec qui signifierait Hors-Monde : il lui manque

 O

08 877 SMUS SEQ 84-85.indd 85

Vampisoul/Differ-ant

La musique de Porto Rico, c’est de la bomba, qui laisse baba, mama. Le voyage dans l’espacetemps continue : après le continent africain, Cuba ou la Colombie, c’est Porto Rico qui retrouve sa place sur la carte de l’archéologie musicale. Cette compile documente et révèle, en trente morceaux bomba et plena, des musiques sudatoires cousines de la salsa, cocktails jubilatoires de rythmes à danser, de cuivres explosifs, d’accordéons en folie et de vocaux souvent déchirants. Du bon gros groove vintage, comme un retour d’avis de tempête sur Porto Rico. Stéphane Deschamps www.vampisoul.com

13/09/12 15:30

GAB Pub.indd 1

12/09/12 17:04

1995 28/9 Marseille, 4/10 Angers, 5/10 Rouen, 10/10 Nîmes, 20/10 Reims, 26/10 Saint-Lô, 27/10 Quimper, 29/10 Paris, Olympia Absynthe Minded 8/11 Marseille Alt-J 8/11 Paris, Boule Noire Animal Collective 2/11 Paris, Grande Halle de la Villette, 3/11 Strasbourg

Camille 23 & 24/10 Paris, Olympia Can I Kick It? 28/9 Paris, Bataclan Caribou 11 & 12/10 Paris, Bercy, 16/10 Strasbourg Barbara Carlotti 18/10 Paris, Cigale Cat Power 10/12 Paris, Trianon Christine And The Queens 22/9 Metz, 4/10 Saint-Ouen, 5/10 Aulnay Hugh Coltman 19/10 Strasbourg, 26/10 RisOrangis, 28/10 Lille, 8/11 Limoges, 14/11 Nancy, 15/11 Paris, Café de la Danse

Dan Deacon 25/9 Paris, Trabendo

Nicolas Jaar, Gesaffelstein, Brodinski, etc.

Étienne de Crécy 13/10 Paris, Olympia

Granville 20/9 Paris, Flèche d’Or

Lou Doillon 27/9 Fnac Lille Electric Guest 19/9 Lyon, 20/9 Nîmes, 21/9 Strasbourg, 26/9 Bordeaux, 27/9 Rennes, 8/11 Lille, 10/11 Nantes, 12/11 Toulouse Festival des cultures de l’Islam du 12 au 22 septembre à Paris Festival Elektricity du 24 au 29 septembre à Reims, avec Sébastien Tellier,

MaMa Event les 25 et 26/10 à Paris, avec General Elektriks, Lescop, Pony Pony Run Run, Arnaud Rebotini, Christine And The Queens, etc. Naive New Beaters 31/10 Bordeaux Rockomotives du 27/10 au 3/11 à Vendôme, avec Puppetmastaz, C2C, Patrick Watson, etc. Tristesse Contemporaine 13/10 Bordeaux, 13/11 Paris, Olympia (+ Pulp)

nouvelles locations

en location

Christophe Agou

dès cette semaine

Tindersticks au Festival Les inRocKs Des prometteurs Mermonte aux revenants Tindersticks, La Cigale accueillera une soirée de concerts éclectique mercredi 7 novembre. Sur scène, on retrouvera également la mélancolie sensuelle de Lambchop et les promesses folk de Daughter.

le 7 novembre à Paris, Cigale Alan Vega 19/10 Paris, Gaîté Lyrique The Wedding Present 15/10 Bordeaux, 21/10 Nantes

We Have Band 19/10 Montpellier Woodkid 27/9 Reims Yeasayer 23/9 Paris, Gaîté Lyrique

aftershow

A Place To Bury Strangers 9/10 Feyzin, 10/10 Dijon, 11/10 Strasbourg, 14/10 Lille Archive 9/11 Bordeaux, 10/11 Toulouse, 16 & 17/11 Paris, Zénith

Rich Aucoin 16/10 Paris, Cigale, 17/10 Nîmes, 24/10 Toulouse, 25/10 Marseille Bat For Lashes 25/11 Paris, Trianon Benjamin Biolay 11/11 Paris, Cigale Birdy Nam Nam 30/10 Paris, Olympia Bloc Party 3/11 Nantes, 4/11 Lyon, 5/11 Bordeaux, 7/11 Toulouse Bordeaux Rock 22/9 avec Buzzcocks, Mansfield.TYA, Arnaud Rebotini, Kid Bombardos, etc. Breton 22/9 Grenoble, 24/9 Lille, 25/9 Amiens, 26/9 Laval, 27/9 Paris, Gaîté Lyrique

Robin

Ariel Pink’s Haunted Graffiti 14/11 Paris, Gaîté Lyrique

The Pogues le 11 septembre à Paris, Olympia Il y a une vingtaine d’années, pour le dernier concert des Pogues à Paris, Shane McGowan, figure de proue édentée du rafiot bastringue irlandais, avait dû céder sa place à Helno des Négresses Vertes faute de pouvoir tenir sur ses guiboles. Les années suivantes, ce fut l’ancien Clash Joe Strummer qui se substitua à l’ingérable McGowan, dont on ne donnait plus cher de la peau. Mais voilà, ironie des dieux celtes, McGowan, que l’on pensait cramé, ravagé par l’alcool, laminé par l’acide et les amphés, a enterré Helno, Strummer et tant d’autres. Le voici arc-bouté sur son pied de micro pour ce qui sera certainement le plus splendide, le plus digne, le plus émouvant des come-back de 2012. Face à une foule à forte densité gaélique, le groupe, d’une sidérante cohésion, a fait refleurir pendant deux heures une épopée vieille de trente ans, celle d’un ramassis de punks à la main leste et à l’haleine chargée, qui dévergondent la musique traditionnelle irlandaise. De A Pair of Brown Eyes à Dirty Old Town, de Rainy Night in Soho à Fiesta, aucun des rejetons nés de cette union morganatique n’a manqué à l’appel. Une soirée de Saint-Adelphe inoubliable se transformant successivement en Saint-Patrick, en Saint-Guy (pour la danse), en Noël (pour un sublime Fairytale of New York sous fausse neige) et même en Pâques, avec un improbable McGowan ressuscité. Francis Dordor CD/DVD tiré du concert à paraître le 12 novembre 19.09.2012 les inrockuptibles 87

08 877 87 CONCERTS.indd 87

13/09/12 16:58

Gatsby, l’homme lumière Alors que tout Fitzgerald paraît en Pléiade soixante-douze ans après sa mort, il faut lire ou relire Gatsby le magnifique pour saisir le génie du chef de file de la lost generation.

L  

e 27 octobre 1924, Francis Scott Fitzgerald écrivait à son éditeur Maxwell Perkins depuis SaintRaphaël, en France : “Cher Max, je vous adresse sous pli séparé mon troisième roman, Gatsby le magnifique. (Je pense avoir enfin écrit un livre que je peux dire mien mais, pour ce qui est de la valeur de ce mien livre, seul l’avenir le dira.)” En effet, Gatsby le magnifique est de tous les textes de Fitzgerald – nouvelles, articles, romans, rassemblés ici pour la première fois en deux volumes de

la Pléiade – le roman le plus totalement fitzgéraldien. Fitzgerald a déjà écrit deux romans avant Gatsby, L’Envers du paradis (1920) et Les Heureux et les Damnés (1922), et il en écrira deux autres après, Tendre est la nuit (1934) et l’inachevé Dernier Nabab (1941). Mais c’est Gatsby le magnifique qui les rassemble tous, qui ramasse son geste romanesque et l’exacerbe jusqu’à l’incandescence. Lire ou relire Gatsby comporte un risque : voir les trois quarts de sa bibliothèque se changer en sable et s’écouler lentement des rayonnages

Gatsby au cinéma Allez savoir pourquoi Daisy est toujours blonde au cinéma alors qu’elle est brune dans le roman. C’est Mia Farrow qui lui prête ses traits dans l’adaptation la plus connue, réalisée par Jack Clayton en 1974, avec un Robert Redford inoubliable (photo ci-dessus). La mode années 20 du film marquera celle des années 70. En février 2013 sortira l’adaptation de Baz Luhrmann, et on craint déjà le pire façon Walt Disney malgré le casting : Leonardo DiCaprio, Tobey Maguire, Carey Mulligan, et Miuccia Prada pour les costumes.

pour s’évanouir sur le sol. Peu d’œuvres annulent à ce point les autres tant elles éblouissent par la perfection de leur écriture et de leur propos et de leur enjeu et de leur structure – ou plutôt de leur “composition”, un terme que l’écrivain affectionnait dans sa correspondance avec son éditeur. C’est dans Gatsby que se déploie l’idée d’une femme double chère à Fitzgerald, fantôme revenu du passé pour hanter et détruire le héros masculin. Dans Tendre est la nuit, l’héroïne chic et glamour fut, par le passé, une jeune fille psychiquement malade dont la folie va détruire le couple qu’elle forme des années plus tard ; dans Le Dernier Nabab, le grand producteur Stahr s’éprend d’une jeune femme parce qu’elle est le sosie de sa femme morte, une actrice – et qu’est-ce qu’une actrice sinon celle qui incarne les fantômes d’autres femmes ?

88 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SLIV OUV.indd 88

13/09/12 15:25

en marge

marre de Millet Grâce à ses pamphlets facho, Richard Millet squatte la presse et vend ses livres. Attention danger.

Gatsby le magnifique de Jack Clayton (1974), photo MPTV/Bureau233

Gatsby reste le roman de l’enchantement amoureux avant qu’il ne se fracasse sur la réalité la plus triviale

Dans Gatsby, Daisy est cette jeune fille riche que Gatsby a connue cinq ans auparavant quand il était officier, et qu’elle n’a pas épousé parce qu’il était pauvre. Elle s’est depuis mariée au richissime Tom Buchanan, issu comme elle de la haute bourgeoisie américaine, et quand Gatsby, enfin à la tête d’une immense fortune, tentera de la reconquérir en s’installant à côté de leur demeure à Long Island, la jolie fille éthérée toute de mousseline blanche vêtue le mènera jusqu’à la mort avec une indifférence et une désinvolture d’une cruauté qui a marqué des générations de lecteurs. Celui qui n’oublie pas, celui qui raconte l’histoire malheureuse et mythique de Gatsby, c’est Nick Carraway, un cousin de Daisy qui vit près de chez Gatsby et qui servira, à la demande de ce dernier, d’entremetteur. Car souvent chez Fitzgerald, c’est un tiers qui voit, puis

témoigne. À croire que l’amour ne peut exister que vu et narré par un tiers, à croire qu’on a inventé la troisième personne du singulier pour dire l’amour, et au-delà pour dire que l’amour, ce qui s’y joue, nous échappe toujours, relevant du plus grand des mystères. Ce que se disent Gatsby et Daisy lorsqu’ils se retrouvent, puis plus tard tout au long de leurs rendez-vous, Carraway ne l’entend pas, et l’on n’en saura rien – ce qui ajoute à l’aura magique du livre. Dans ce volume en Pléiade, on trouvera trois scènes que Fitzgerald a réécrites pour la version finale de Gatsby, telles qu’il les avait conçues à l’origine : en les réécrivant, ce qu’il a évacué, ce sont des dialogues trop explicites, banalisant la relation Daisy-Gatsby. “Ce que j’en ai retranché, physiquement et affectivement, suffirait à faire un autre roman !”, écrivait Fitzgerald à Maxwell Perkins. Ainsi rendue elliptique, l’histoire de Gatsby et Daisy, restituée par le récit des autres, reste le roman de l’enchantement amoureux avant qu’il ne se fracasse sur la réalité la plus triviale. La chaleur s’y métamorphose dans l’air en clochettes scintillantes, les rideaux pâles des larges baies vitrées se gonflent au gré du vent comme les voiles d’un bateau, Gatsby est cet homme que l’on voit pour la première fois au milieu de la nuit, debout dans son parc, regarder dans le ciel la poussière des étoiles. Quel personnage de roman regarde encore aujourd’hui la poussière des étoiles ?

Les étoiles, des teintes d’or et d’argent, une lumière verte au bout de la jetée, des voix cristallines, des fêtes ambrées de champagne, l’air irisé : l’écriture de Fitzgerald restitue sans cesse la beauté impalpable de la lumière pour mieux dire ce qu’est constamment l’amour : rien qu’un mirage. Et l’obsession folle de Gatsby, ce parvenu qui n’est pas, contrairement aux racistes Tom et Daisy, un héritier, “n’appartient pas”, et reste tout au long du roman suspecté du pire par ceux qui abusent pourtant de son hospitalité. Il sera cet innocent sacrifié sur l’autel de leur bien-être égoïste. Fitzgerald avait déjà compris que la cruauté sociale se joue partout, toujours, y compris dans ce qui ressemble à un rêve : le sentiment amoureux. L’amour, une révolution ? Jamais, comprend Nick Carraway à la fin du roman. Il vient d’avoir 30 ans. Ses illusions gisent dans le cercueil de Gatsby. Il sait à présent que la vie se résume à une phrase : “C’est ainsi que nous roulions vers la mort, dans la fraîcheur du jour finissant.” Nelly Kaprièlian Romans, nouvelles et récits, tomes 1 et 2 (La Pléiade), 1 648 et 1 792 pages, 62,50 € chaque

Aurions-nous dû ne pas en parler ? À vouloir dénoncer le fascisme des pamphlets de Richard Millet, qui a toujours publié dans une indifférence aussi bien critique que commerciale, n’a-t-on pas fini par obtenir l’effet inverse : lui faire une pub immense ? Rien de moins que trois pages dans L’Express, où il pose en saint martyr de la liberté d’expression. Le voilà qui entre dans les listes des meilleures ventes d’essais. La presse lui accorde une place démesurée et des chaînes publiques lui tendent leur micro. Que les réacs de Valeurs actuelles le soutiennent ou que le beauf populiste Pierre Jourde le défende, logique. Mais que Libé publie un portrait obscène de complaisance, c’est signe que quelque chose va mal. Ceux qui hier poussaient des cris d’orfraie parce que l’œuvre de Drieu La Rochelle entrait en Pléiade se précipitent pour recueillir la parole de Millet – à croire qu’il serait plus facile de conspuer les fachos d’hier que ceux d’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que the show must go on, et que dans la rhétorique du spectacle le scandale fait vendre – tant pis si c’est servir la propagande de la plus dangereuse des idéologies. Quant à la pathétique “blogosphère”, elle se déchaîne contre les “bien-pensants” qui voudraient “baîllonner” un facho, ajoutant de l’eau au moulin de celui qui s’exprime partout mais insiste pour se dire “victime d’un lynchage” alors qu’il prône, lui, l’incitation à la haine raciale, des valeurs anti-républicaines et la détestation de la liberté de pensée, d’existence et d’expression d’autrui qui ne serait pas comme lui –  blanc, hétéro, français, etc. C’est toujours le plus comique de l’histoire. Ça devient moins drôle quand “l’affaire Millet”, vues certaines réactions peu minoritaires, dévoile, si besoin était encore, comme l’idéologie d’extrême droite s’est banalisée et a gangrené les esprits.

Nelly Kaprièlian 19.09.2012 les inrockuptibles 89

08 877 SLIV OUV.indd 89

13/09/12 15:25

Renaud Monfourny

nous, Enrique Vila-Matas Le sosie de Dylan sur les traces de Francis Scott Fitzgerald. Entre éloge de l’échec et quête du père, une nouvelle mystification littéraire de l’écrivain espagnol.

 T

endez l’oreille, vous n’entendrez rien : l’air dont il est question ici est un défaut de fabrication, égaré non pas entre les sillons d’un disque mais sur un visage. Ce héros-là ne joue pas, il surjoue : la gueule de Dylan sans l’aura, le cinéaste sans œuvre, le fils sans père. En attendant, il est invité à faire une conférence sur l’échec dans un colloque littéraire. Ce sera le prétexte d’un récit idéalement vila-matien, ayant pour point de départ une superproduction sur “l’histoire de l’échec en général”. Trois ans après son Journal volubile, l’écrivain espagnol ne s’invite pas, cette fois, dans la fiction, concédant à celle-ci un air de roman traditionnel. Il ne renonce pas en revanche à ses thèmes de prédilection : l’échec – “non comme éventualité littéraire mais comme un synonyme de la littérature en général” –, accolé aux concepts d’imposture

et d’impuissance créatrice. C’est sur cet édifice du rien, de la défaite, que l’auteur de Bartleby et compagnie a construit la majeure partie de son œuvre, tricotant ce vide en histoires de faussaires, belles et abracadabrantes. Il se traduit ici en une très séduisante quête, aussi glamour que vaine : faire le jour sur l’origine d’une citation prêtée à Francis Scott Fitzgerald. Cinéaste raté, fils d’un illustre écrivain décédé, Vilnius Lancastre met la main sur le script original d’un scénario du génie américain réalisé en 1938 par Frank Borzage – intitulé Trois camarades et atrocement caviardé par Mankiewicz, le producteur de l’époque – avant de s’envoler pour L. A. dans l’espoir de s’attribuer la paternité de ladite phrase. Mais on n’a rien dit d’Air de Dylan si l’on n’ajoute pas que cette histoire nous est également rapportée par un deuxième narrateur, présent à la conférence. Ainsi,

jeux d’impostures De l’écriture comme impuissance, Enrique Vila-Matas n’a pas seulement fait un thème central de ses livres mais aussi un motif structurel, inhérent à l’élaboration de son œuvre. C’est dans ce cadre qu’il a pris l’habitude d’interagir avec d’autres auteurs habités par la même obsession, notamment chez ses condisciples français.

Il a ainsi préfacé la réédition en 2009 du formidable essai de Jean-Yves Jouannais, Artiste sans œuvres – dont Jouannais, dans le préambule de son nouvel essai intitulé L’Usage des ruines, lui attribue la rédaction ! En 2008, c’était avec Jean Echenoz que Vila-Matas devisait sur le sujet, dans De l’imposture en littérature. Bref, on n’en sort pas.

le soupçon sur l’instance auctoriale est total – qui raconte ? qui écrit ? – et Vila-Matas s’arrange pour nous perdre une nouvelle fois dans une facétieuse série de mises en abyme. Air de Dylan renoue ainsi avec ses marottes habituelles : intertextualité et emboîtement borgésien des récits, goût de l’essai, confusion entre réel et fiction, vie et littérature. Sur ce sol mouvant, instable, si grisant pour le lecteur, Vila-Matas fait le récit d’un deuil, celui d’un fils qui dans la mort se met enfin à aimer son père. Il entreprend alors, aidé d’une sublime blonde schizophrène échappée d’un film noir, la reconstitution de l’autobiographie paternelle (engloutie dans le tube digestif de la mère !). Un nouveau défi improbable, baleine blanche ou sommet inatteignable, que l’écrivain rend ici particulièrement poignant. Tandis que Vilnius est visité par le spectre de son père, il devient lui-même le héros de ces mémoires en train de s’écrire, découvrant les raisons obscures et indicibles de sa mort, détective de son propre roman familial. Une fois encore, Vila-Matas n’est pas seul mais plusieurs derrière la page, nous plongeant dans une fiction mystificatrice drôle et émouvante. Emily Barnett Air de Dylan (Christian Bourgois), traduit de l’espagnol par André Gabastou, 336 pages, 22 €

90 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 90-91 SLIV SEQ .indd 90

13/09/12 15:12

sur le fil Tristan Garcia plonge dans ses souvenirs de téléspectateur et érige Six Feet under en modèle de série sur l’incomplétude et la fragilité de nos existences. uteur prolifique et Par le biais immédiat singulier, circulant d’une émotion que confère de manière libre, le rapport sensible à un audacieuse objet familier, Tristan Garcia et vorace entre les espaces confie que Six Feet under, de la littérature et de la “forme nue de la série métaphysique, Tristan Garcia télé”, lui a “appris à pleurer”. repousse les frontières “Quel est le précipité obtenu de sa curiosité avec le récit à la fin ? Notre conscience de son état de téléspectateur de nous-mêmes, en larmes”, aguerri. En révélant avoue-t-il, pour restituer les raisons de sa fascination combien la découverte de la pour la série d’Alan Ball série au début des années Six Feet under, dans le cadre 2000 (cinq saisons entre de la collection “Série” 2001 et 2005) l’a révélé à luides PUF, l’auteur dévoile même en l’élevant six pieds, son ethos intime à travers au moins, au-dessus du sol. un effet-miroir que lui Cette série d’apprentissage renvoient des personnages transpose à la télé déchirés, surtout celui “ce que la peinture, le cinéma, de Nate, l’un des deux frères la littérature ont produit de croque-morts, qui “incarne plus large sur le monde social la part d’échec de toute et de plus fin sur la vie intime existence” et “l’impossibilité des individus”. L’évocation du bonheur que toute d’individus en marge de la série ne cesse d’espérer”. la société et d’eux-mêmes

 A

08 877 90-91 SLIV SEQ .indd 91

Six Feet under, six pieds au dessus de la mêlée

repose sur un motif obsessionnel qui fonctionne comme un fil fragile, prêt à se casser à chaque instant : “les individus, les vies, les choses sont là, mais quel est le sens de leur présence ?” Série tout en dégradé, en demi-teintes, mobilisant aussi bien les théories du care (les aides ou soins à apporter aux autres) que les gender studies, Six Feet under illustre pour lui le modèle de la série “indie”, comme un écho télévisuel à ses groupes fétiches

– The Smiths, Joy Division, The Field Mice, Felt ou House Of Love –, une chronique d’individus sortis du XXe siècle mais ne sachant pas encore dans quoi ils ont fait leur entrée. Cette incertitude infuse la série, dont Tristan Garcia saisit combien elle raconte notre condition, sans autre horizon que la tristesse et les désirs inaccomplis. Jean-Marie Durand Six Feet under – Nos vies sans destin (PUF), 164 pages, 12 €

13/09/12 15:13

Lily Glass/Calmann-Lévy

sunset state Hantée par le fantôme de Charles Manson, Claire Vaye Watkins installe ses nouvelles dans le désert de Mojave, où le soleil se couche en plein midi.

 L

ors de l’éclatement de la bulle édénique des sixties, il endossa le rôle du serpent – un reptile californien à la tignasse grasse et au regard fou, responsable d’une demi-douzaine de meurtres et, pour la génération fleurie, d’une retombée collective sur terre. Voire sous terre. À la fois dealer, proxénète et rock-star frustrée, Charles Manson est le genre de diable que nombre de romanciers rêveraient d’avoir inventé ; à défaut, certains lui ont ces dernières années offert une place de choix dans leurs livres. Après avoir jeté une ombre sanglante sur Sympathie pour le démon de Zachary Lazar et La Couleur de la nuit de Madison Smartt Bell, le gourou paranoïaque s’invite à nouveau dans la rentrée littéraire 2012. Née au milieu des décombres de l’idéalisme communautaire des années peace and love, Claire Vaye Watkins fait de la figure de Manson la clé d’un premier recueil de nouvelles placé sous le signe de la trahison. À la fin des années 60, le père de la jeune écrivaine fut le bras droit de Manson. N’ayant pas pris part à l’expédition qui se solda par l’assassinat de Sharon Tate, Paul Watkins témoigna contre son ancien maître à penser lors du procès, puis, après s’être acheté une conduite, finit président de la chambre de commerce de la Vallée de la mort. Une fonction que l’on jurerait avoir été créée pour servir de métaphore au premier livre de sa fille, lequel entretient avec le désert et le trépas un commerce littéraire très fructueux.

Les meurtres de Cielo Drive ayant été à Claire Vaye Watkins ce que les scènes de cannibalisme qui marquèrent en 1846 l’expédition Donner furent à Joan Didion, la jeune écrivaine partage avec son illustre devancière un cadre visuellement spectaculaire – les étendues lunaires du désert de Mojave et les geysers de néons de Las Vegas et Reno –, un art consommé de l’ellipse, une sécheresse de ton reflétant l’aridité radicale des rapports humains et une sensibilité aiguë aux désillusions qu’a pu entraîner la conquête de l’Ouest. Des montagnes de la ruée vers l’or aux bordels qui constituent aujourd’hui l’un de ses principaux atouts touristiques, son Nevada est l’État du crépuscule en plein soleil, des vies minéralisées par la solitude, de l’exploitation sexuelle, des amours à sens unique et des happy ends aussi inenvisageables qu’un jackpot dans un casino mafieux. Aux galeries des mines d’argent qui permirent le peuplement du trente-sixième État de l’Amérique répondent les galeries d’obsessions au fond desquelles s’égarent des personnages aux cœurs calcinés, une impitoyable lucidité permettant à Claire Vaye Watkins de tirer de ces puits de noirceur des nouvelles dont l’éclat et le tranchant sont ceux du diamant. Bruno Juffin Nevada (Calmann-Lévy), traduit de l’anglais (États-Unis) par Elsa Maggione, 351 pages, 19,50 €

92 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 92-93 SLIV SEQ.indd 92

13/09/12 17:37

nouveaux paramètres du conte Grave et drolatique, le quatrième roman d’Emmanuelle Pireyre capte le flux aléatoire des médias et du web dans un conte de fées 2.0. renez une conversation médias, chats, photos, SMS), bobo, mélangez-la en relatant faits divers, à une séance légendes, rêves de drague sur internet, et anecdotes personnelles, saupoudrez le tout de SMS Emmanuelle Pireyre hyper cryptés… Féerie fabrique un ouvrage générale aurait pu être un fourmillant et drôle, dispositif pompeux destiné étourdissant et culotté, à singer la surinformation où le coq-à-l’âne est de l’époque. Il n’en est rien. érigé en art et le fragment Le quatrième livre de cette un réjouissant prétexte auteur ayant un pied dans à carambolages. l’art contemporain réussit Shaker romanesque, là où beaucoup échouent : Féerie générale brasse trouver à partir des un petit peuple hétéroclite : nouveaux médias une forme bambins requins de littéraire, convertir cette la finance, psychopathe matière brute et speed fan de mangas, artiste logé en fiction qui ne se contente dans un bunker, hacker, pas de mimer mais invente. collectionneuse de baisers En s’appuyant sur les et VIP en pagaille (James supports virtuels (forums, Brown, Nietzsche, Umberto sites de rencontres, Eco, Louis de Funès,



08 877 92-93 SLIV SEQ.indd 93

Yoko Ono, Christine Angot…) Ces microfictions, farces empreintes de gravité, reproduisent à leur manière décousue et maniaque le film accéléré de nos vies virtuelles, pratiquant une radioscopie de

notre psyché à l’ère des machines puissantes, de la viande halal et de la crise financière. Emily Barnett photo Alexandre Guirkinger Féerie générale (Éditions de l’Olivier), 256 pages, 19 €

13/09/12 17:37

Angot is back

 D

epuis L’Inceste il y a treize ans, aucun roman de Christine Angot n’avait reçu un accueil aussi tranché, opposé, qu’Une semaine de vacances. Au moment de L’Inceste, la ligne de démarcation était assez claire entre une critique de gauche l’acclamant et une critique de droite la dénigrant. Puis les cartes se sont brouillées, le style d’Angot aussi : avec Rendez-vous mais surtout Le Marché des amants, Angot effaçait sa voix nerveuse, rythmée, sa voix qui analyse, commente, dit “non” haut et fort, pour laisser la place au récit quasi clinique – voire trop plat – de sa vie, souvent concentrée sur ses amours. On le sait depuis le début de son œuvre, mais surtout depuis Pourquoi le Brésil ?, l’écrivaine entendait livrer le récit de ce qui advient vraiment dans la vie amoureuse sans les fards du romantisme

ou du romanesque, sans sentimentalisme ni psychologisme. La réception contradictoire, jusque dans l’emphase ou la violence – chef-d’œuvre pour les uns, déchet pour les autres –, d’Une semaine de vacances se joue aujourd’hui moins que par le passé entre une presse de gauche et une presse de droite. D’abord, précisons à ses “adorateurs” que l’on a le droit de trouver certains de ses romans ratés. Angot n’est ni une sainte, ni une victime, loin s’en faut d’ailleurs, tant l’un des enjeux de son écriture consiste justement en une réappropriation de ce pouvoir qu’est la langue, ce retournement du pouvoir intime et social utilisé par celui qui commet l’inceste – son père – sur la jeune fille – elle – tout en lui donnant des leçons condescendantes de diction – le père écrit des articles sur le langage, sa pureté et sa préservation, lit Le Monde, etc.

Léa Crespi/Flammarion

Rarement un roman aura suscité une critique aussi violemment opposée. Pourquoi ? Retour sur la réception très particulière d’Une semaine de vacances. Ce qui fait problème dans le rejet violent de certains face à son nouveau texte, c’est la bassesse de l’argumentation : justifications graveleuses, vulgaires, que ces journalistes, tous des hommes (est-ce un hasard ?), dégainent pour la rabaisser. Une femme parle de sexe et les mecs tremblent ? C’est pire que ça : comme si les arguments utilisés réaffirmaient la place et la parole dominantes du père. Au fil de ces articles bâclés, tous prodiguent force leçons d’écriture et de culture à la “pauvre petite” (bah oui, d’où elle vient, celle-là ?) qui ne saurait pas écrire ; d’aucuns, ricanant, lui conseillent de mettre moins de 30 % de fellation dans ses livres, d’autres de lire Sophocle. Et tous, au fond, d’afficher le même mépris de classe que le père utilise contre sa fille – comme pour mieux protéger la cohésion d’une société patriarcale menacée par la parole des filles

ou des plus faibles ? Paradoxalement, si la violence de la réception de ce texte en dit long sur l’état d’une société, elle rassure sur l’écriture d’Angot, à nouveau transgressive si elle dérange autant ces petits messieurs de la “culture”. En hybridant son thème de toujours, l’inceste, avec la voix qu’elle s’est récemment choisie, distante, sans pathos, Angot renoue avec son pacte littéraire : celui d’interpeller le lecteur, d’en faire une partie prenante de son geste d’écrivain ; ce tiers qui, parce qu’il est convoqué dans la scène, un crime perpétré à huis clos, permet le renversement, légitime le passage du rôle d’objet à celui de sujet pour l’auteur, de sujet à celui d’objet pour le père. C’est peut-être pour cela que l’œuvre d’Angot n’a jamais laissé indifférent : il y a ceux qui acceptent d’être impliqués et ceux qui se sentent en danger. Nelly Kaprièlian

la 4e dimension Dantec, vortex judiciaire

Jardin fait de la résistance Après les bluettes, Alexandre Jardin a trouvé un nouveau filon : la Collaboration. En 2011, il publiait Des gens très bien, dézingage de son grand-père, Jean Jardin, directeur de cabinet de Laval. En octobre sortira Joyeux Noël (Grasset), roman sur le passé collabo d’une “autre tribu très jardinesque”.

Maurice G. Dantec poursuit en justice les éditions Ring, les seules qui acceptaient encore de le publier. Arguant avoir été manipulé, il a tenté de faire interdire la diffusion de son dernier livre, Satellite Sisters. Débouté, il attaque désormais pour abus de faiblesse.

Saul Bellow en Quarto Herzog et La Planète de Mr. Sammler, deux romans majeurs de l’Américain Saul Bellow, sont réunis en un seul volume, dans de nouvelles traductions. Avec une préface signée Philip Roth.

Xavier Niel répond à Aurélien Bellanger Le patron de Free a inspiré le héros de La Théorie de l’information, premier roman d’Aurélien Bellanger. Dans Le Point, Niel déclare : “Je regrette juste que l’auteur ne partage pas ses droits avec moi. (…) S’il arrive à gagner de l’argent sur mon nom, moi, j’en suis ravi.” Beau joueur, il souhaite un prix à Bellanger.

Quarto/Gallimard, 640 pages, 22 €

94 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 94 SLIV TENDANCE.indd 94

13/09/12 15:15

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:52

Andreas Rork – Les fantômes Le Lombard, 48 pages, 14,45 €

adieu les enfants Le duo Loo Hui Phang et Philippe Dupuy se reforme le temps d’un étrange conte initiatique pour adultes, cruel et poétique.



ix ans après Une élection américaine, qui racontait la présidentielle de 2004 vue depuis l’Arizona, Philippe Dupuy et Loo Hui Phang renouvellent leur association. Il ne s’agit pas cette fois-ci d’une BD-reportage, mais d’un intrigant conte initiatique pour adultes. Dans un pays indéterminé en proie à une crise économique effroyable, les parents décident de tuer leurs enfants pour qu’ils n’aient pas à subir la misère. Un petit groupe refuse ce sort macabre et décide de s’enfuir à la campagne pour tenter de survivre. Une odyssée violente et dangereuse à travers désert, forêt et marécages les attend. Sous le trait délicat de Philippe Dupuy, rappelant souvent la finesse de Sempé ou de Saul Steinberg, le propos est violent et sombre. Lent et angoissant, le récit emprunte des éléments de contes de fées (Le Joueur de flûte de Hamelin, La Reine des neiges) et se déroule comme tel (traversées d’étapes, récits dans le récit). Comme dans Les Enfants de Timpelbach, Sa Majesté des mouches ou même Battle Royale, la lutte pour la survie révèle les instincts qui sommeillent en chacun. Certains se découvrent leaders

et deviennent vite chefs tyranniques, voire gourous. D’autres, parfaitement soumis, ne mettent jamais en cause l’autorité, aussi abusive soit-elle. Individualisme et solidarité s’affrontent. Au fil des chapitres, le groupe se disloque, se réorganise et finit par disparaître. C’est alors aux étranges histoires d’Edward Gorey, elles aussi jonchées d’enfants aux destins funestes, que Les Enfants pâles fait penser. Poursuivant le travail entamé lors de leur première collaboration, Loo Hui Phang et Philippe Dupuy font dialoguer textes, illustrations et bande dessinée. Les dessins ne paraphrasent jamais les mots mais au contraire prennent le relais de la narration, remplacent la parole quand celle-ci devrait exprimer des choses trop crues, trop cruelles, quand les écrits faussement tendres de Loo Hui Phang ne peuvent suffire à raconter l’horreur des situations. Forçant alors son trait, Philippe Dupuy le rend charbonneux pour représenter la mort, les terreurs enfantines. Parfaitement complémentaires, Loo Hui Phang et Philippe Dupuy ont inventé avec ce cadavre exquis narratif une terrible poésie de la cruauté. Anne-Claire Norot Les Enfants pâles (Futuropolis), 432 pages, 35 €

L’invitation à franchir le miroir d’un auteur allemand fin et sophistiqué. Andreas réussit là où la majorité de ses confrères franco-belges échouent : réaliser une BD d’aventure à la poésie personnelle. Son style graphique épique, en partie hérité des classiques de l’horreur américains des 70’s (on pense à Bernie Wrightson), embrasse le maniérisme baroque sans second degré. Son postmodernisme européen se cache ailleurs, dans une dialectique de “l’architecture” et du “labyrinthe” qui contamine tout. Avec cette nouvelle enquête de Rork, passeur d’entre les mondes et alchimiste, Andreas ressuscite une de ses premières séries autour de thèmes qui lui sont chers : les duperies de l’inconscient et de la mémoire, les limites du réel. Il suffit que Rork caresse de la paume de la main l’écorce d’un arbre dans un trait teinté de mélancolie pour que tout soit dit de cette invitation pleine de tendresse à percer la surface. Stéphane Beaujean exposition jusqu’au 13 octobre à la galerie Petits Papiers, Paris Ier

96 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 BD ok.indd 96

13/09/12 15:16

avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) Bullhead de Michaël R. Roskam

La Désintégration de Philippe Faucon

DVD Rashid Debbouze à l’affiche d’un film qui met les pieds dans le plat, sorti dans un contexte politique et social plombé par le débat sur l’identité nationale. À gagner : 30 DVD

DVD Le cinéma belge dans ce qu’il fait de plus coriace. Un film noir à glacer le sang, nominé aux oscars dans la catégorie du meilleur film étranger, avec Matthias Schoenaerts, acteur dans De rouille et d’os. À gagner : 30 DVD

Death In Vegas à l’Olympia (Paris IXe), le 1er octobre.

Dom Juan jusqu’au 11 novembre au Théâtre Éphémère (Paris Ier)

scènes Dom Juan, “l’épouseur du genre humain”, a enlevé Done Elvire de son couvent, l’a séduite et abandonnée. Redécouvrez la pièce mythique mise en scène par la Comédie-Française ! À gagner : 10 places pour 2 personnes le 6 octobre

Marsatac à Nîmes et Marseille, du 20 au 30 septembre

musiques Pour sa 14e édition, le festival du sud de la France revient avec une programmation des plus solide : Para One, Klub Des Loosers, Baxter Dury, Stuck In The Sound, C2C, Electric Guest ou encore Breakbot se succéderont sur les scènes nîmoises et marseillaises. À gagner : 4 places pour la soirée du 27/9, 8 places pour la soirée du 28/9 et 8 places pour la soirée du 29/9, au Dock des Suds à Marseille

08 Club Inrocks 877.indd 1

musiques Le duo de Bedford, grands papes dub et trip-hop de la scène musicale britannique, revient à Paris pour une date exceptionnelle à ne pas manquer. À gagner : 5 places pour 2 personnes

pour profiter de ces cadeaux spécial abonnés munissez-vous de votre numéro d’abonné et participez sur 

http://special. lesinrocks.com/club

fin des participations le 23 septembre

13/09/12 17:40

la lutte des langues réservez Création 2012 Pour sa première création post-CCN de Rillieux-la-Pape, Maguy Marin s’intéresse à la transmission, à la mémoire, au vivre-ensemble et à la question de l’histoire, en réponse au sentiment “douloureux de vivre dans un monde d’une violence incroyable, pas du tout hospitalier, ni amical”. du 19 au 25 septembre tél. 04 27 46 65 65, www.biennaledeladanse.com

festival Actoral.12 Actoral donne à voir et à entendre auteurs de théâtre, écrivains, poètes, acteurs, chorégraphes ou metteurs en scène (Leslie Kaplan, Yan Duyvendak et Roger Bernat, Olivia Rosenthal et le collectif Ildi ! Eldi…), avec un temps fort autour d’Édouard Levé dans le cadre de son exposition au musée d’Art contemporain de Marseille. du 25 septembre au 13 octobre à Marseille tél. 04 91 37 14 04, www.actoral.org

Vif et sarcastique, Valère Novarina donne sa version de l’exploitation de l’homme par l’homme dans une mise en scène très réussie de sa toute première pièce, publiée en 1971.

 M

usique. Dès l’entrée en scène de Boucot, ses mots scandés puis chantés dans un style d’opérette donnent la tonalité. Le langage s’envole. Il est déjà en soi cet “atelier volant” évoqué dans le titre de la pièce. Ce registre léger, dérisoirement lyrique, donne son rythme au spectacle. Plus tard, parlant de ses employés, Boucot dira : “Ce sont mes fleurs. Les oiseaux de mon jardin.” Valère Novarina joue ainsi admirablement de la duplicité de la langue tout au long de L’Atelier volant. Patron sans scrupules, Boucot exploite ses employés, exigeant d’eux le maximum de rendement. Au nombre de six, ils sont désignés par des lettres de l’alphabet. Ils sont comme des enfants. La situation leur échappe. Enchaînés à la tâche, ils ne comprennent rien. On leur jette des poignées de grains en guise de salaire. On les pousse à se dépasser au risque de les épuiser. La mort guette à tout moment. Boucot – et Novarina – ont pensé à tout. Un docteur suit les travailleurs. En cas de nécessité, on les requinque à coups

de remontant et la cadence repart. Pour les aérer, on les emmène au bord de la mer. Là, tout est payant. L’emplacement, le parasol… Face au large, une tendance imprévue se révèle chez les employés. L’envie d’en finir, de se noyer. Indice d’une insatisfaction profonde. La société des loisirs et de la consommation ne serait-elle pas la panacée ? L’Atelier volant, première pièce de Novarina, a été publiée en 1971, juste avant le choc pétrolier qui marqua la fin des Trente Glorieuses. Le mode poétique et l’apparente légèreté du ton dissimulent à peine le constat sans appel d’une société fourvoyée où tout est faussé. La scène où, dans leur appartement, deux employés entreprennent de téléphoner à leurs voisins en cognant contre le mur avec le combiné, qui ne tarde pas à se casser en deux, est à cet égard particulièrement significative. Le caractère fétichiste de la marchandise y est parodié à travers l’exhibition d’objets qui fascinent d’autant plus qu’ils sont absurdes – cubes vides qui se brisent quand on les manipule. Le plus amusant est la façon dont Boucot anticipe une révolte

98 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SCENE OUV.indd 98

13/09/12 15:24

côté jardin

l’union fait la force

Giovanni Cittadini Cesi

C’est nouveau ! Paris-Villette + parc de la Villette, c’est tout le théâtre à la Villette.

possible de la part de ses salariés, du fait de la vie infernale qu’il leur impose. Inquiet, il s’en ouvre à madame Bouche, son double féminin. Abrutis par le travail, les autres n’avaient pas encore songé à revendiquer. Leur prise de conscience est un des moments délicieux du spectacle. Boucot leur explique qu’ils n’ont pas de langue. Ce qu’ils ont dans la bouche, c’est une queue et rien d’autre, qu’il leur recommande d’avaler pour leur bien. La langue devient un enjeu. “Mister Bouc, je n’ai déjà plus toute ma langue à moi : alors je vais parler avec mes dents !…”, dit l’un. La lutte est entamée. Chacun leur tour, ils montent à la tribune. Posent des questions, dont l’une : “Qu’est-ce que la Bourse ?”, ne reçoit bien sûr pas de réponse satisfaisante. Servie par des comédiens tous excellents, qui savent à l’occasion chanter ou pousser une pointe de blues à l’harmonica, la pièce semble proliférer d’elle-même. La langue chez Novarina est un processus d’auto-engendrement. C’est un mouvement perpétuel où ce qui est dedans passe au dehors et réciproquement. Même s’il n’y a pas d’animaux, de dompteurs ou de numéros, son théâtre évoque une forme de cirque. Peut-être parce que s’y exerce une tension constante à la lisière de l’ordre et du chaos que l’auteur et les acteurs s’ingénient à maintenir. Hugues Le Tanneur L’Atelier volant de et par Valère Novarina, jusqu’au 6 octobre au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, www.theatredurondpoint.fr

Douche froide pour le Paris-Villette en mars dernier, quand Christophe Girard, alors chargé de la Culture de la Ville de Paris, annonce n’avoir pas encore pris de décision pour les subventions de ce théâtre municipal en 2013. “Du jamais vu en vingtsix ans d’existence”, déplore Patrick Gufflet, son directeur, alors que Georges-François Hirsch, directeur général de la création artistique de l’ancien ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, annonce des négociations avec la Ville pour transformer le théâtre en résidence de l’Orchestre National de Jazz. C’était compter sans le militantisme qui anime Jacques Martial, président du Parc de la Villette, et Patrick Gufflet, tous deux unissant leur programmation théâtre, leur communication et mutualisant leurs moyens le temps d’une saison pour réagir à ce “sentiment d’irréalité, étrange et inquiétant” consistant à devoir marteler l’importance du théâtre sur le site. Sous l’intitulé “Une fraternité possible”, leur programme commun annonce onze spectacles, ceux du parc de la Villette se délocalisant pour l’occasion au théâtre Paris-Villette. Le résultat de la présidentielle a rebattu les cartes. Patrick Gufflet a reçu un courrier de François Brouat, nouveau directeur des Affaires culturelles à la Ville de Paris, lui annonçant pour 2013 la reconduction de ses subventions, tout en lui signifiant que l’avenir du lieu repose désormais sur l’État, propriétaire du site mais qui n’a pas pour mission de subventionner un théâtre municipal. Prochaine étape : Patrick Gufflet doit rencontrer Michel Orier, successeur d’Hirsch auprès d’Aurélie Filippetti, pour évoquer “ce rapport de force imposé par la Ville de Paris”. Entre la Ville et l’État, l’union de la gauche doit encore faire ses preuves.

Fabienne Arvers 19.09.2012 les inrockuptibles 99

08 877 SCENE OUV.indd 99

13/09/12 15:24

de et par Laurence Février Des femmes violées parlent : une mise en lumière saisissante de leurs blessures. Au-delà du traumatisme, le viol s’accompagne d’une impossibilité pour la victime d’en parler. Il y a plusieurs raisons à cela. La honte d’abord, la peur ensuite, la difficulté enfin de s’exposer au regard de l’autre. En abordant ce tabou, Laurence Février ne cherche pas tant à donner la parole à des victimes qu’à montrer à quel point leur parole est difficile. Dans le sillage du théâtre documentaire qu’elle pratique depuis une dizaine d’années, elle a construit ce spectacle à partir de plusieurs témoignages, réécrits pour la scène. Des chaises sont disposées sur le plateau où les actrices s’assoient en échangeant régulièrement leurs rôles, passant de celui d’interrogatrice à celui de victime. Ce qui surprend d’emblée, c’est la crudité inquisitrice des questions. On découvre à quel point la société porte un regard accusateur sur la victime, souvent soupçonnée d’avoir aguiché le violeur. “Le viol n’existe pas”, en quelque sorte, dans nos sociétés, polémique l’avocate Gisèle Halimi dans une plaidoirie de 1978, reprise ici. Avec délicatesse et une économie de moyens redoutablement efficace, les comédiennes restituent la réalité de ce qui ressemble à la fois à un piège et à un défi : comment l’inacceptable peut-il être reconnu ? Là encore, une affaire de parole.

Giovanni Cittadini Cesi

Tabou

le revers de la médaille Coup de projecteur intimiste sur André, plus connu sous le nom d’Agassi, dans un spectacle de Marie Rémond qui préfère le rire aux larmes et l’homme ordinaire à l’icône désincarnée.

 P

Hugues Le Tanneur

Margot Simonney

jusqu’au 21 octobre au Lucernaire, Paris VIe, www.lucernaire.fr

our ceux qui l’auraient raté à Avignon, où il fut sacré révélation du Festival off 2012, un rattrapage s’imposait en cette rentrée théâtrale avec André de Marie Rémond. Car, si tout le monde connaît Agassi, surnommé le Kid de Las Vegas, premier joueur de tennis à s’être imposé (depuis Rod Laver en 1969) durant l’ère open dans les quatre tournois du Grand Chelem entre 1986 et 2006, qui sait vraiment qui se cache derrière André ? Sur Google, les trois premières entrées accolées à son nom proposent “Steffi Graf”, sa seconde épouse, “perruque” et “open”. C’est dire ce que la postérité retient des stars, adulées puis honnies et bientôt oubliées, remplacées, balayées… Écrit, improvisé et joué collectivement, d’abord autour d’une table de cuisine, puis sur un plateau de théâtre, André met l’accent sur la fragilité du personnage. D’une part celle d’Agassi, et de l’autre celle de tout personnage de théâtre et, par extension, de l’art du comédien. Marie Rémond interprète André, vive et fluette sous sa perruque en pétard, entourée de Clément Bresson, tour à tour père, prof ou coach tyrannique, et de Sébastien Pouderoux, irrésistible dans le rôle du grand frère Philly – aussi baraqué que dépourvu de personnalité – et dans celui de sa première épouse, l’actrice Brooke Shields. Exit les succès d’André, place au récit de ses tourments intimes, de ses douleurs physiques et du sentiment

diablement inconfortable de devoir sans cesse monter au filet et renvoyer la balle. Car au fond il déteste le tennis et se demandera toujours quelle porte aurait dû ouvrir la clé qu’on lui avait remise lorsque son père décida pour lui de son destin de joueur. Au cœur du spectacle, le récit d’un match opposant Agassi à Becker – revécu du point de vue de la cascade de douleurs qui paralysent son corps, du dos au poignet en passant par le coude – dessine en filigrane la ligne de fuite qu’il s’apprête à franchir. L’instinct de survie est son meilleur allié, un coach insurpassable à la mémoire infaillible : “Je vois une photo de moi de 1976. J’ai l’impression que cet enfant me regarde et je me demande comment ce gamin blond qui rêvait de tout sauf de tennis jugerait l’homme de 36 ans que je suis devenu qui déteste toujours le tennis et qui n’arrive pas à lâcher sa raquette. J’ai l’impression que je ne pourrai jamais répondre à cette question.” Alors, l’icône descend du podium et réintègre la dimension ordinaire d’un homme qui pourrait être tout le monde et, comme tout un chacun, ne possède pas l’outil adéquat pour mesurer la distance entre rêves et réalité. La béance de l’humaine condition servie sur un plateau, avec humour mais sans illusions. Fabienne Arvers André de Marie Rémond, jusqu’au 3 octobre au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, www.theatredurondpoint.fr

100 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 SCENES SEQ.indd 100

13/09/12 15:25

GAB Pub.indd 1

13/09/12 11:13

Courtesy de l’artiste galerie Chantal Crousel, photo Florian Kleinefenn

Gabriel Orozco, Roiseaux, 2012 branche de bambou et plumes d’oiseaux, chez Chantal Crousel

comme un boomerang vernissages Michel Blazy La grande bouffe, c’est au Plateau, qui fête ses 10 ans avec Michel Blazy, adepte des matériaux périssables. Le Grand Restaurant à partir du 20 septembre au Plateau, Paris XIXe, www.fracidf-leplateau.com

Bojan Sarcevic Grand déballage à l’IAC, qui présente un aperçu du travail sur la mémoire (des formes et de la grande histoire) de l’artiste d’origine bosniaque, Bojan Sarcevic. L’Ellipse d’ellipse à partir du 21 septembre à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (69), www.i-art-c.org

Retour des mêmes obsessions sous des formes différentes : aérienne, l’œuvre de Gabriel Orozco se déploie dans deux expositions jumelles.



’air est sans doute le matériau clé des deux expositions-miroirs que Gabriel Orozco propose actuellement à Paris. Chez Chantal Crousel, il donne du souffle à une série de mobiles aériens composés de branches de bambous et de plumes d’oiseaux. Chez Marian Goodman, il s’engouffre symboliquement dans une architecture ouverte aux quatre vents et, dans une vidéo amateur présentée au rez-de-chaussée, fait de la pratique du boomerang un art à part entière. C’est déjà l’air qui, après avoir mué en bourrasque, emportait sur son passage, deux semaines seulement après le vernissage, la fragile installation qu’Orozco avait déployée sur les ruines de l’école d’Arts visuels de La Havane en mai dernier. Documentée sous la forme d’un pêle-mêle d’images, cette expérience, “importante”

pour l’artiste parce qu’elle intervenait dans un lieu public, refait surface ici, quelques mois plus tard et à des milliers de kilomètres, sous la forme de réminiscences morcelées, à l’image des arrangements minuscules qu’Orozco et une dizaine d’étudiants ont mis en œuvre parmi les décombres des modules tentaculaires de Ricardo Porro. “Les cercles tracés au sol par la poussière ou réverbérés le temps d’un rayon de soleil n’étaient pas fortuits”, commente l’artiste mexicain en désignant l’architecture circulaire des rotondes en briques de l’école. “ Je n’ai rien apporté, on a fait avec ce qui était sur place. Ce qui m’intéressait dans ce projet n’était pas la dimension performative mais l’effet de déjà-là.” Le déjà-là, invisible pour le commun des mortels, fait aussi surface, comme

102 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 EXPOS OUV.indd 102

13/09/12 15:22

encadré

expo poche Une expo comme un édition augmentée. (Ré-)novateur.

par magie, dans les rapprochements formels qu’il opère dans les diptyques photographiques présentés chez Crousel : arène aztèque sur draps au motif géométrique, tomates cœur de bœuf sur perroquets perruqués, pierres moussues sur iguane velu. Regardés à la loupe, ces incidents “postproduits” du quotidien n’empêchent pas, chez Orozco, une appréhension plus globale du monde et un changement d’échelle. Délaissant provisoirement l’infiniment petit – galets, chewing-gums et autres rebuts travaillés par le sable –, le vent et la poussière, la galerie Marian Goodman se laisse ainsi envahir par une structure monumentale égarée à mi-chemin entre la sculpture outdoor et l’architecture d’intérieur. Présentée pour la première fois lors de la Biennale de Venise de 2003, elle est l’exacte reproduction du pavillon italien de 1952, aujourd’hui livré à l’entropie. “Ici, les proportions ainsi que la lumière zénithale étaient parfaites pour rejouer cette pièce nomade”, décrypte Orozco, qui ne connaît pas encore la prochaine destination de cette pièce monstre. Toujours est-il qu’il y a chez l’artiste une forme d’obsession pour certaines œuvres et formes fétiches qu’il fait voyager d’une expo à l’autre. La vidéo du boomerang, tournée en caméra amateur sur le toit-piscine de sa maison mexicaine, le confirme, cela “renvoie à plusieurs choses dans (s)on travail : la circularité, le va-et-vient, la dynamique”. Mettant en scène l’artiste en personne, composant avec l’élément le plus instable qui soit, le vent, ce condensé parfait raconte encore l’équilibre précaire entre l’interventionnisme artistique et les jeux du hasard. Un petit film de vacances qui, mine de rien, a valeur de manifeste. Les sculptures en terre cuite produites en masse, et que l’on retrouve dans les deux galeries, résultent quant à elles d’une autre pratique estivale érigée en “tradition” dans sa maison bourguignonne, acquise en 2006. Et Orozco de conclure : “Finalement, c’est en vacances que je travaille le mieux.” Claire Moulène Panta Rhei jusqu’au 20 octobre, galerie Chantal Crousel, Paris IIIe, www.crousel.com Shades Between Rings of Air jusqu’au 20 octobre, galerie Marian Goodman, Paris IIIe, www.mariangoodman.com

Il y a des expositions collectives qui ont la même prétention modeste que les livres de poche. Un poche, c’est la mise à disposition d’un texte au plus grand nombre. Moins cher, plus à même de faire l’actu, le bouquin vit un supplément de vie. Il arrive pourtant que ce qu’il perd en actualité, en nouveauté, il le gagne en densité. L’appareil critique, une préface, une postface, le rendent plus costaud, venant éclairer le texte ou sa réception à l’époque de sa première parution. Telle est à peu près l’ambition de ces expos qu’on pourrait appeler “expositions poche”. Une terminologie soufflée par ce qu’on peut voir en ce moment à la Galerie de Multiples. Intitulée Short Cuts, l’exposition réunit essentiellement des photographies qui, selon le texte d’intention, “suggèrent un horschamp”, une suite, une narration qui ouvre le champ (mystérieux) des possibles. C’est évidemment très banal et très passe-partout, d’autant que les images dessinent un arrière-plan hollywoodien vu mille fois. Pourtant, cette expo, de multiples qui plus est, apporte au thème une mise à jour précieuse. Comme une édition de poche augmentée, elle met à l’affiche des trouvailles qui font que l’histoire continue et s’enrichit : deux photos de Robert Longo, celles-là mêmes que l’artiste américain prit, mais ne montra jamais, pour réaliser les dessins de sa série culte Men in the Cities ; et puis cette nouvelle édition d’une photo prise par Lewis Baltz en 1973, mais que le critique d’art Jeff Rian lui demanda il y a deux ans de tirer à nouveau parce qu’il voulait la faire figurer dans un portfolio accompagnant un disque paru en 2010 ! Ce que cette expo prouve magnifiquement, c’est que les œuvres ne sont pas immuables et continuent de se révéler à nous, des années après leur première apparition. Short Cuts jusqu’au 13 octobre à la galerie de Multiples, Paris IIIe, www.galeriedemultiples.com

Judicaël Lavrador 19.09.2012 les inrockuptibles 103

08 877 EXPOS OUV.indd 103

13/09/12 15:22

Courtesy galerie Éric Dupont, Paris

par quelles stratégies formelles les artistes d’aujourd’hui défendent-ils cette “dernière utopie” : les droits de l’homme ?

Taysir Batniji, Watchtowers, 2008

regarde un peu le monde À Malines, Paris et Lyon, trois expositions éminemment contemporaines dans leurs interrogations scrutent le monde, ses failles et ses utopies. Quand l’art se fait politique.



ne exposition sur l’art et les droits de l’homme : pour tout dire, on craignait le pire. La faute au souvenir navrant des sculptures et affiches lourdement symboliques qui peuplaient les MJC des années 1950 à 1970 : colombes enchaînées, mains accrochées à des grilles de prison, poèmes de Prévert incarnant bien l’universalisme abstrait des droits de l’homme. Certes, on pourrait remonter aux Désastres de la guerre dénoncés par Goya, à La Liberté guidant le peuple de Delacroix, à Guernica de Picasso. Mais c’est un tout autre paysage, résolument contemporain, qu’offre l’exposition Newtopia, répartie dans plusieurs lieux de Malines (Mechelen en flamand), cité belge qui fut entre 1942 et 1944 le point de départ de près de 25 000 Juifs pour Auschwitz et qui inaugure

en octobre un mémorial de l’Holocauste. Dans son récent The Last Utopia, l’historien américain Samuel Moyn émet l’idée que, si la Déclaration des droits de l’homme date de 1948, ce n’est que dans les années 1970 qu’elle a réellement cristallisé la conscience morale et politique des citoyens, en Europe, en Amérique latine ou aux États-Unis. Inspirée par cette thèse, l’exposition montre bien comment l’art émergeant dans les seventies accompagne dans ses formes nouvelles, conceptuelles ou performatives le combat politique en faveur des femmes, des minorités raciales, des homosexuels, etc. C’est le photographe David Goldblatt montrant les ségrégations de l’apartheid, c’est Alfredo Jaar (qui va construire le pavillon chilien

pour la prochaine Biennale de Venise) s’associant poétiquement à la guérilla sandiniste du Nicaragua, c’est Eduardo Gil dessinant au sol les personnes disparues de la dictature argentine, etc. Mais parce que, selon Hannah Arendt, les droits de l’homme n’ont de sens que s’ils sont sans cesse conjugués au présent du monde, l’exposition se tourne vite vers la manière dont les artistes actent les violences actuelles, et par quelles stratégies formelles ils défendent, face au néocapitalisme mondialisé, cette “dernière utopie” que seraient les droits de l’homme : accès aux soins, à la liberté civique, droit au travail, etc. Dans le même ordre d’idées, le photographe Bruno Serralongue suit une usine en grève et expose également à Paris une Histoire des avantdernières luttes, alors

que l’artiste palestinien Taysir Batniji photographie à la façon du couple Becher des miradors israéliens. On rejoint certes par là un paysage plus convenu, limite bien-pensant, de l’art contemporain, proche des biennales occupées à commenter l’état du monde. Mais au moins cette exposition a-t-elle le mérite de redonner un ancrage historique et réflexif aux relations continues, et parfois trop évidentes, de l’art et du politique. Jean-Max Colard Newtopia – The State of Human Rights jusqu’au 10 décembre à Malines, Belgique Histoire des avant-dernières luttes de Bruno Serralongue, jusqu’au 21 octobre à la galerie Air de Paris, Paris XIIIe, www.airdeparis.com Troubles de Taysir Batniji, jusqu’au 10 novembre à la galerie BF15, Lyon Ier, labf15.org

104 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 EXPOS SEQ.indd 104

13/09/12 15:23

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:56

la belle équipe Si les stars du sport sont de plus en plus protégées par leurs agents, les indiscrétions à leur propos n’en finissent pourtant pas d’irriguer les médias. Et si tout le monde y trouvait son compte ?

C  

e soir-là, comme presque tous les soirs de l’Euro 2012 de foot, une poignée de journalistes français prend du bon temps dans l’une des boîtes de nuit de Donetsk, en Ukraine. On trouve autour d’eux les ingrédients classiques d’une décompression bien méritée après une dure journée de travail : vodka locale, bières et filles également locales. On remarque aussi l’agent d’un joueur de l’équipe de France. Une présence purement amicale : on négocie rarement les interviews à 4 heures du matin et, de toute façon, les interventions des joueurs sont cantonnées aux points presse quotidiens. Purement amicale ? En tout cas, loin d’être anodine. Le matin même sont sortis dans L’Équipe des détails sur l’engueulade de vestiaire ayant suivi la défaite des Bleus face à la Suède. Sans tirer de conclusions hâtives, cette scène de vie conduit à se souvenir que pendant le mondial 2010, lorsque le quotidien avait révélé le pétage de plombs de Nicolas Anelka à la mi-temps de France-Mexique et que le capitaine Patrice Évra s’interrogeait à voix haute sur l’identité du “traître”, certains agents avaient déjà été suspectés d’avoir “balancé”. “Cette anecdote ne m’étonne pas. Des histoires comme ça, j’en ai cinquante”, tempère Didier Poulmaire, ex-avocatconseil de Yoann Gourcuff ou Laure Manaudou, peu connu pour son amour des journalistes. “Il faut être copain avec eux, sinon vous le payez. J’avais eu droit à un article assez dur dans L’Équipe magazine.” Agent, entre autres, du joueur marseillais Mathieu Valbuena, Christophe Hutteau fait partie de ceux qui affichent leur proximité avec la profession. “J’ai été journaliste pendant dix-sept ans à L’Équipe et à RTL, j’ai des potes dans la presse, je l’assume”, lance-t-il. Il l’assume tellement qu’il en fait même un argument d’autopromotion sur son site, où il affiche fièrement la liste de ses “amis” dans les médias, le football et le monde des affaires. Effet boomerang :

“le sportif a besoin du journaliste tout comme le journaliste a besoin du sportif” Christophe Hutteau, agent de joueurs de football

lorsque le milieu du football débat sur l’identité du vilain petit canard qui raconte l’intimité de l’équipe de France, son nom et celui de son joueur vedette sont en première ligne sur Twitter. Christophe Hutteau dément :“Ce n’est pas possible puisqu’en 2012 on s’était fixé comme règle de ne jamais parler de la vie du groupe. Des journalistes m’appelaient pour confirmer des informations, je leur répondais que je n’étais pas au courant. Et puis tout se sait, quel intérêt aurais-je eu à faire ça ?” Peut-être dans le cadre d’un échange de bons procédés ? Le but de l’agent est en effet que le sportif dont il s’occupe ait la meilleure carrière possible. Pas seulement par altruisme ou par conscience professionnelle, mais parce que sa propre rémunération dépend du montant des contrats que le joueur décrochera (10 % maximum). “Il n’y a pas de grande carrière qui se construise sans avoir une certaine médiatisation, confirme Hutteau. Le sportif a besoin du journaliste tout comme le journaliste a besoin du sportif.” Il y a quelques années, les relations étaient directes, comme le souligne Johan Micoud, dix-sept sélections en équipe de France : “J’étais peut-être atypique mais je n’ai jamais eu besoin de personne pour parler à la presse. Aujourd’hui, les joueurs sont en communion avec leur agent, lequel lâche parfois des infos pour se mettre bien avec des journalistes. Au début de ma carrière, rien ne sortait du vestiaire, mais les choses ont changé.” On peut situer les débuts de cette évolution durant la Coupe du monde 1982. À l’époque, le centre d’entraînement de l’équipe de France grouille tellement de journalistes que le staff instaure des conférences de presse quotidiennes d’une demi-heure. Puis, avec internet et la banalisation de l’info sportive dans les médias généralistes, il est devenu indispensable de placer des intermédiaires entre les sportifs et les médias. “Si l’on regarde le nombre de journalistes qui traitaient le sport il y a vingt ans, on a changé d’échelle, explique Benoît Pensivy, directeur de la rédaction de L’Équipe TV. Des barrières ont donc été placées, qui ont un peu perturbé les journalistes dans leur rapport aux sportifs.”

106 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 106 SMEDIAS OUV.indd 106

13/09/12 18:07

au poste

va y avoir du sport

Damien Meyer/AFP

Le sport se voit partout mais ne s’écrit (presque) plus : il faut s’adapter ou mourir.

Il y a quelques années, on aurait sans doute pu observer les envoyés spéciaux s’enfiler des mojitos avec les joueurs à Donetsk. Maintenant que ces derniers sont enfermés dans leur centre d’entraînement, il faut bien aller chercher l’information ailleurs. Les agents sont une source comme une autre. “Une source qui se respecte, confirme Benoît Pensivy. Après, on sait très bien que, quand quelqu’un lâche une info, il a un intérêt à le faire, donc c’est au journaliste de faire son travail, de faire le tri.” Le phénomène est aisément observable en période de transferts. Pour augmenter la valeur de leur client, les agents n’hésitent pas à distiller des rumeurs sur l’intérêt de tel club prestigieux. “Parfois,

de fausses infos sont données pour que le joueur soit davantage sur les fils d’actualité, parce qu’on n’arrive pas à lui trouver de club, avoue Christophe Hutteau. Je le dis et je l’assume, ce n’est pas le monde des Bisounours. Après, il y a des limites à ne pas franchir, question de crédibilité…” Pour Didier Poulmaire, elles le sont déjà largement : “Le niveau de désinformation devient presque choquant. La proximité entre certains agents et certains journalistes fait que ces derniers rendent parfois service aux premiers.” Alors qu’ils pourraient se contenter de leur payer des verres en boîte de nuit. Thomas Pitrel lire aussi p. 108

Du succès d’audience des JO de Londres au lancement à grand frais de la nouvelle chaîne qatarie beIN Sport, le sport confirme sa place stratégique dans l’espace télévisuel. Les dieux du stade continuent d’exciter les chaînes au prix de surenchères financières et de débauchages de journalistes spécialisés (cf. les transferts des commentateurs Darren Tulett, Christophe Josse, François Pécheux, Alexandre Ruiz… vers beIN Sport). Si le sport se consomme de plus en plus sur tous les écrans, sa dimension “littéraire” s’efface en revanche dans le même élan. La lecture de L’Équipe, véritable “sport” national pour des générations de lecteurs de presse écrite, ne résiste plus à l’accélération de l’information, à la concurrence des sites et des chaînes, aux effets du live : face aux images en continu, le récit sportif, distant et analytique, se réduit comme une peau de chagrin. Les ventes du quotidien sportif baissent (entre 2006 et 2011, la diffusion est passée de 350 000 à 285 000 exemplaires). Du coup, des économies s’imposent (12 millions d’euros par an), un plan de départs se prépare, même si la direction prévoit de transférer les journalistes éconduits vers les plateaux de la chaîne télé du groupe, qui aura dès le 12 décembre une fréquence sur la TNT gratuite, L’Équipe HD. Redéployer, regrouper, fusionner, licencier : les divers modes de réorganisation qui se dessinent dans les journaux, mais aussi à la télé (projet annoncé de “news factory” à France Télévisions, visant à rapprocher les rédactions de France 2 et France 3), révèlent la crise sans fin à laquelle les médias sont soumis en cette rentrée. Pour les journalistes de L’Équipe et les autres, une nouvelle discipline s’invente : survivre dans cet âge ingrat de “l’infobésité”.

Jean-Marie Durand 19.09.2012 les inrockuptibles 107

08 877 106 SMEDIAS OUV.indd 107

13/09/12 18:07

jeux de mains… Cet été, les handballeurs français sont passés à un cheveu de rejoindre leurs copains du football au rang des pires voyous du sport. Fort heureusement, tout est rentré dans l’ordre. a fin des JO de parlé avec mes joueurs et ils Londres, le 12 août, l’ont tous reconnu, parce que a bien failli coïncider c’est objectivement vrai avec celle d’un de dire que c’est une équipe mythe. Alors que vieillissante. Ils ont gagné les commentateurs les JO avec une équipe survendaient l’esprit vieillissante.” La troupe olympique et ces sportifs fait rapidement ses excuses qui, contrairement aux publiques, mais les méchants footballeurs trop observateurs ne peuvent payés, vont chercher les pas ne pas faire le médailles à force de sueur rapprochement avec le cas et de good vibes, tout a failli des footballeurs. Près d’un s’effondrer. À peine sacrés mois plus tôt, une polémique champions olympiques, avait éclaté dans des les handballeurs français circonstances similaires se pointent dans l’émission lorsque Samir Nasri avait London & Co, sur L’Équipe TV, célébré un but en courant avec quelques grammes vers la tribune de presse d’alcool dans les yeux. pour lancer un “Ferme Une heure plus tard, ils ont ta gueule” aux journalistes détruit une bonne partie de L’Équipe. Il n’avait du décor. Le souci, c’est rien cassé, lui, mais son que “Les Experts” ne sont acte l’avait immédiatement pas seulement dans envoyé en enfer. Après une frénésie de rock-stars une nouvelle altercation qui ruinent leur chambre avec un journaliste, des voix d’hôtel, ils s’offrent aussi s’étaient même élevées une petite vengeance pour demander sa personnelle. Après leur suspension pour deux ans. triste élimination du Malgré quelques championnat d’Europe en ébauches de condamnations janvier, L’Équipe, journal lié sur le mode “si les footeux à la chaîne d’information en avaient fait la moitié, sportive, les avait dépeints leurs têtes seraient déjà au en équipe sur le déclin. bout d’une pique”, le soufflé Quelques mois plus tard, retombe bien vite concernant cette joyeuse tornade nos handballeurs. “Après est donc une réponse tout, c’est une réaction aux critiques. humaine de ne pas supporter “J’ai trouvé ça très la critique, répond même maladroit, juge Philippe Benoît Pensivy, directeur de Gardent, ancien la rédaction de L’Équipe TV. international et entraîneur Parfois, la promiscuité du PSG Handball. J’en ai entre sportifs et journalistes



De l’art de détruire un plateau de travail, par les champions olympiques de handball

fait qu’on peut oublier que nous écrivons pour le public, pas pour les sportifs, donc on mélange tout. Mais on a affaire à des gens intelligents et bien élevés, ça s’est réglé sportivement et ils ont admis que ce n’était pas bien.” Au-delà du fait que les uns gagnent quand les autres perdent, la différence de traitement médiatique entre handballeurs et footballeurs résiderait donc dans le fait que les seconds ne sont pas assez “bien élevés”. “Je trouve qu’on est dur avec eux. Je vais caricaturer, mais il est peut-être normal qu’un footeux qui n’a pas

“un footeux qui n’a pas grandi entre Brahms et Camus peut avoir des modes de communication différents” Benoît Pensivy, L’Équipe TV

eu la chance de grandir entre Brahms et Camus puisse avoir des modes de communication qui ne ressemblent pas à ceux des gens qui fixent la morale en France”, glisse Pensivy. Nasri n’avait qu’à écouter une symphonie en lisant un bouquin avant d’insulter les journalistes. Thomas Pitrel lire aussi p. 106

108 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 108 SMEDIAS TOURNE.indd 108

13/09/12 17:27

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:51

Gaël Kerbaol

du 19 au 25 septembre

Patricia Loison

Pièces à conviction – Entreprises, le scandale de l’espionnage des salariés

Vincent Dieutre

Magazine d’enquêtes présenté par Patricia Loison. Mercredi 19, 23 h 10, France 3

l’amant et les Afghans

Révélations sur les mécanismes du flicage dans le monde du travail. Comme l’a récemment révélé l’affaire Ikea, l’espionnage des salariés par les dirigeants d’entreprise se développe dans le monde du travail. À travers des systèmes de surveillance sophistiqués, voire des procédures d’espionnage de la vie privée de certains collègues par des faux camarades infiltrés, ce flicage illustre l’une des multiples dérives du monde du travail aujourd’hui. Une enquête de Sylvain Pak et Laure Pollez éclaire, à travers quelques cas concrets, les mécanismes poussant des managers pervers à céder à leurs pulsions dominatrices. Jean-Marie Durand

Nouvel épisode de la vie amoureuse du cinéaste Vincent Dieutre, sur fond de campement de réfugiés à Paris. Minimaliste et élégant.



incent Dieutre serait-il tenté par le dessin animé ? C’est ce qu’on se demande en découvrant que certains objets, animaux, végétaux ont été redessinés numériquement dans ce documentaire par ailleurs conforme à son œuvre précédente (ma vie, mes amants). Hormis cette curiosité, le film est un ping-pong un peu perturbant entre des réfugiés afghans tapis près du bassin de la Villette, surplombé par le métro Jaurès, et la romance invisible du cinéaste avec un nommé Simon, de l’appartement duquel il filme ces SDF. Ce dispositif est parachevé par un commentaire a posteriori de Dieutre et de son amie Éva Truffaut, filmés dans un studio où ils visionnent les images de Jaurès. Toutes ces strates (réel, animation, hors-champ, commentaire, sons, musiques, images de caméras de surveillance, etc.) se conjuguent magistralement, rappelant que Vincent Dieutre est l’un des rares cinéastes à pouvoir élaborer un film construit et remuant à partir de presque rien : quelques plans incertains filmés depuis une fenêtre, des souvenirs d’une histoire d’amour éphémère racontés à une amie… Un cinéma povera élégant, apparemment improvisé mais très maîtrisé, à la fois terriblement cinématographique et terriblement littéraire. Après, comme le dit à Vincent ce mystérieux Simon, qui travaille justement dans l’humanitaire, les Afghans sont surtout les acteurs d’un “petit théâtre” dont les deux amants sont les voyeurs complices. Si le hors-champ (la relation sentimentale) est précis, le “in” (les réfugiés) est vague et supputatif. L’amant a un nom, un métier, une famille, mais ces Afghans n’ont même pas de visages. Ce sont des objets transitionnels. Vincent Ostria Jaurès documentaire de Vincent Dieutre. Lundi 24, 1 h 35, Arte

Ce qu’il restera de nous Moyen métrage de Vincent Macaigne. Vendredi 21, 0 h 40, Arte

Premier film de Vincent Macaigne. Une trouée de beauté. Déjà identifié comme metteur en scène de théâtre et acteur, Vincent Macaigne s’impose désormais avec brio comme réalisateur. Son premier film, qui dure une quarantaine de minutes, est un électrochoc. Il raconte les retrouvailles chaotiques de deux frères que tout oppose. D’un terreau sinistre, il extrait quelque chose de céleste. Il y a la conviction, ici, que la beauté est nécessairement convulsive. Avec un sens de la bouffonnerie qui fait décoller chaque réplique, le cinéaste déplace ses acteurs à travers des cadres extrêmement composés et picturaux et les fait parler jusqu’à l’épuisement. Épuisement des mots (comme chez Eustache), épuisement des corps. Ce pourrait être éreintant, c’est au contraire exaltant. De ce film, il restera beaucoup. Jacky Goldberg

110 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 110 SMEDIAS PROG.indd 110

13/09/12 17:26

la rentrée de tous les dangers Windows 8, iPhone 5, tablette de Google... Les nouvelles versions pleuvent sur la rentrée high-tech. Pari risqué pour les uns, tentative de la dernière chance pour d’autres : dans tous les cas, les enjeux sont vitaux.

 R

arement une rentrée aura été aussi chargée et risquée. De nombreux poids lourds dévoilent de nouvelles versions de leur produit phare. Leur point commun : un marché très concurrentiel. Fini l’époque où les leaders régnaient sans challengers. C’est le cas pour Nokia. Depuis l’apparition de l’iPhone et des interfaces tactiles, le finlandais est tombé de son piédestal. Lors du Nokia World, organisé le 5 septembre, il a présenté son modèle haut de gamme, le Nokia Lumia 920 PureView. Pour Stephen Elop, directeur de Nokia, “c’est le smartphone le plus innovant du monde” : recharge sans fil, écran de 4,5 pouces, capteur bénéficiant de technologies innovantes pour ne plus rater des photos, touches en céramique… Ce lancement est important également pour Microsoft puisque ce modèle fonctionnera sous Windows Phone 8. Révélé le 29 octobre, le nouveau système d’exploitation tentera de faire face à la concurrence d’Android et de iOS. Entre-temps, Apple a dévoilé, le 12 septembre, son iPhone 5. Plus fin et plus léger que l’iPhone 4S, il bénéficie d’un écran plus grand et plus lumineux. Autres améliorations : la 4G, un capteur photo amélioré, une antenne dynamique et trois micros afin de mieux réduire le bruit de fond dans les conversations. Des atouts aptes à séduire les aficionados, qui peuvent l’acheter dès vendredi. L’hégémonie de l’iPad sera peut-être réduite cette année à cause d’Amazon. Le site de commerce électronique a dévoilé les deux versions de sa tablette Kindle Fire. Proposée

en deux tailles d’écran (17,8 cm ou 22,6 cm), la Kindle Fire HD peut se connecter en wifi sur deux bandes de fréquences différentes. Elle serait “41 % plus rapide que la dernière génération d’iPad lancée cette année”, selon Jeff Bezos, le patron d’Amazon. Elle est disponible à 200 € (16 Go) et 250 € (32 Go). Petite sœur moins performante, la Kindle Fire (diagonale de 17,8 cm) sera lancée à 160 €. Pour s’attaquer au marché français, l’américain a ouvert une version hexagonale de son AppStore. Moins fournie que celles d’Apple et de Google, cette boutique en ligne permet d’acheter des applications, des MP3 (20 millions de chansons) et des ebooks (dont 66 000  en français). Ces arguments pourraient convaincre le grand public. Seul bémol, les publicités sur l’écran de veille et la page d’accueil de ces appareils ne peuvent être désactivées. Une option permettrait de le faire pour… 15 dollars (environ 11 €). Autre sérieux concurrent à l’iPad : la Nexus 7. Proposée en deux versions (200 € pour une capacité de stockage de 8 Go ou 250 € pour le double), la tablette de Google (conçue par le taïwanais Asus) présente des atouts convaincants : écran 7 pouces (1280x800 HD) avec dix points de contact, processeur Nvidia puissant, Android 4.1, finition exemplaire… Une version 3G pourrait être bientôt commercialisée. Face à cette concurrence, le pari de Microsoft de lancer un nouveau système d’exploitation destiné à la fois aux ordinateurs et aux tablettes paraît risqué. Disponible dès le 26 octobre, Windows 8 aura deux interfaces, l’une destinée

en priorité aux tablettes et l’autre aux PC. Selon vos besoins et utilisations, vous pourrez privilégier la version PC sur un terminal mobile ou la version tablette sur un ordinateur en appuyant sur une icône spécifique. Ce système à deux têtes convaincra-t-il les personnes habituées à Windows 7 ? Microsoft devra aussi séduire le grand public et les fabricants avec sa tablette Surface RT, qui fonctionnerait sous une déclinaison de Windows 8. Appelée Windows RT, elle est destinée aux machines mobiles disposant d’un processeur ARM (puissant et économe en énergie). Bilan dans quelques mois. Philippe Richard

19.09.2012 les inrockuptibles 111

08 877 111 SMEDIAS NET.indd 111

13/09/12 18:05

film Les Randonneurs

Camille redouble de Noémie Lvovsky Hilarante et délicatement émouvante, cette comédie redouble de finesse et de charme.

Frank Ocean Channel Orange Ce membre d’Odd Future se pose avec son premier album en prince apaisé de la pop-music.

livre Créateur d’étoiles d’Olaf Stapledon Publié en 1937, c’est le premier space opera de l’histoire de la littérature : un voyage cosmique à travers plusieurs civilisations traversées par des contradictions profondes. La réflexion allégorique sur l’avenir de la Terre devient une spéculation sublime sur la place de la vie dans l’univers. Claro Tous les diamants du ciel Star des traducteurs, écrivain et éditeur, Claro électrise avec un roman autour du LSD.

album Blackout de Britney Spears Son meilleur. C’est surtout celui de la transformation de la lolita en monstre électronique : Britney Spears, ou le plus gros désastre sexuel de l’Amérique. L’unique héritière de Michael Jackson, une sorte de cauchemar féerique. recueilli par Nelly Kaprièlian

The We and the I de Michel Gondry Avec un dispositif ingénieux, Gondry fait tomber les masques.

Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer Carambolage dans la vie d’un quinqua entre rupture, rencontre amoureuse, conflit familial et irruption du politique.

Wrong de Quentin Dupieux Le nouveau film-concept du maboul Dupieux : au bord du néant mais toujours stimulant.

Catherine Hélie/Gallimard

à Saint-Tropez de Philippe Harel La comédie française est injustement décriée. Celle-ci, avec son titre à la Max Pécas, est très réussie : techniquement très légère, très drôle et en même temps très cruelle.

Aurélien Bellanger Révélation de la rentrée littéraire, Aurélien Bellanger vient de publier La Théorie de l’information chez Gallimard.

Calexico Algiers Après quatre ans de silence, les gringos chevauchent de grands espaces métaphysiques.

Two Door Cinema Club Beacon Les Irlandais côtoient les sommets avec leur deuxième album : l’un des événements de la rentrée.

The xx Coexist Le trio post-ado fait danser le spleen et rend joyeuse la mélancolie.

What Price Hollywood? de George Cukor. Une exploration sans fard de la machine Hollywood. Le Grand Passage de King Vidor. Le souffle de la grande aventure hollywoodienne hors studios. Détention de Joseph Kahn. Le film d’horreur malin d’un clippeur qui drague la génération Y.

Nick Flynn Contes à rebours L’Américain coud ensemble des morceaux de sa vie et fait le constat de la perte pour révéler la souffrance du monde et ses impasses.

Pascal Quignard Les Désarçonnés Un éloge de la chute pour mieux se réinventer.

Cécile Guibert Réanimation L’autoportrait d’une femme au bord du vide qui meuble la brèche – le coma de son mari – par une comptabilité de détails et de gestes.

La Grande Odalisque de Ruppert & Mulot et Bastien Vivès Un hommage au manga teinté d’absurde.

Texas Cowboys de Lewis Trondheim et Matthieu Bonhomme Une évocation drôle et référencée du Far West.

Renégat d’Alex Baladi Un récit de pirates pour voguer entre réel et imaginaire.

Six personnages en quête d’auteur mise en scène Stéphane Braunschweig Théâtre de la Colline, Paris Braunschweig revendique une cruelle ironie qui ne lui attire pas que des amis.

Foi, amour, espérance mise en scène Christoph Marthaler Festival d’automne, Paris Tendre et cruelle, une pièce qui tire le signal d’alarme sur des lendemains qui déchantent dans l’Europe en crise.

André de Marie Rémond Théâtre du Rond-Point, Paris Coup de projecteur intimiste sur André, plus connu sous le nom d’Agassi, dans un spectacle qui préfère le rire aux larmes.

Camille Henrot galerie Kamel Mennour, Paris À travers ses compositions florales inspirées de l’art japonais, Camille Henrot nous livre sa bibliothèque idéale.

Gabriel Orozco galeries Chantal Crousel et Marian Goodman, Paris Coup double pour le Mexicain nomade et enchanteur.

Gyan Panchal galerie Frank Elbaz, Paris Gyan Panchal inaugure le nouvel espace de la galerie avec des sculptures précaires et composites.

Sleeping Dogs sur PS3, Xbox 360 et PC Échappée à Hong Kong dans les pas d’un flic infiltré au cœur de la mafia locale.

Darksiders II sur PS3, Xbox 360 et PC Un deuxième épisode qui ajoute du jeu de rôle et des acrobaties dans les donjons à énigmes de Zelda.

New Super Mario Bros. 2 sur 3DS Sous une avalanche de pièces d’or, Mario se fait plus gros que Mario. Rien de bien nouveau, mais du plaisir à gogo.

112 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 112 Best OK.indd 112

13/09/12 15:17

GAB Pub.indd 1

12/09/12 17:02

par Serge Kaganski

décembre 1997

le jour où j’ai rencontré

Lynch

D  

avid Lynch, l’auteur de Mulholland Drive, est le cinéaste que j’ai le plus souvent interviewé. Fréquence paradoxale, je m’en rends compte, pour un artiste tellement réticent à se lancer dans l’analyse de son travail. Mais en ce lointain mois de décembre 1997, prenant l’avion pour Los Angeles avec Éric Mulet, un de nos photographes historiques, c’est la première fois que je vais rencontrer l’étrange monsieur Lynch, à l’occasion de la sortie de Lost Highway. Je souffrais ce jour-là d’une otite, maladie lynchienne s’il en est (on se souvient de ses gros plans de lobes et d’appareils auditifs, ou de la découverte d’une oreille tranchée attaquée par des fourmis au début de Blue Velvet). Mais ma fébrilité était surtout due à l’excitation d’aller voir chez lui le cinéaste le plus inventif et intrigant du moment. Après l’avion, la voiture. Dans les lacets d’un petit canyon, juste en dessous du fameux Mulholland Drive, nous reconnaissons une villa aux fenêtres-meurtrières verticales : c’est celle de Lost Highway. Moins terrifiante dans la réalité que dans le film, elle fait partie d’un petit ensemble de trois maisons à flanc de colline, reliées entre elles par un réseau de passerelles, escaliers, terrasses et jardins tropicaux parfumés : l’une, toute rose, est la résidence privée de l’artiste ; l’autre, d’aspect plus banal, abrite ses bureaux ; la troisième, la miniforteresse moderne qui a servi de décor au film, héberge son atelier de peintre et son studio d’enregistrement. Bienvenue à Lynchland, le petit domaine où l’artiste vit, rêve, crée et travaille. Coupe de cheveux fifties, pantalon beige à pinces, chemise blanche boutonnée

jusqu’au col mais sans cravate, veste noire, David Lynch me reçoit dans une cave-atelier de la troisième maison, au milieu des chevalets et des pots de peinture. Il est d’une courtoisie parfaite (il se souvient de mon prénom et me lance de nombreux “You bet, Seurdge !”), son timbre est clair, sa diction parfaite, c’est un bonheur de l’écouter. Mais s’il raconte généreusement le comment de ses créations, il refuse de se plonger dans leur pourquoi afin, dit-il, d’en préserver tout le mystère et de ménager la liberté d’interprétation du spectateur. Peut-être lui-même ne s’explique-t-il pas les méandres oniriques de ses films ? Nous sortons sur la terrasse pour la séance photo. Grand gaillard tatoué qui n’a peur de rien, Éric Mulet transpire et tremble. Je ne l’ai jamais vu dans un tel état de stress, tenaillé par l’angoisse de rater ses prises de vues. Effet puissant du cinéaste ou du Lynchland ? Ce n’est en tout cas pas ce jour-là qu’on a tué l’aura Lynch. Les photos de Mulet donneront une double couve magique où le cinéaste rêveur apparaît les yeux ouverts sur l’une, clos sur l’autre. À Los Angeles ou à Paris, je recroiserai souvent Lynch à l’occasion de ses films suivants, de son exposition à la fondation Cartier ou de l’ouverture du Silencio, son club parisien : à chaque fois le même homme, la même politesse distinguée, les mêmes vêtements, le même refus de pratiquer l’exégèse d’une œuvre qui, elle, n’a jamais cessé de muter.

Le cinéaste les yeux ouverts ou clos : deux couves des Inrocks

114 les inrockuptibles 19.09.2012

08 877 114 PRINT Lynch.indd 114

13/09/12 15:15

GAB Pub.indd 1

17/09/12 14:41

GAB Pub.indd 1

12/09/12 16:53