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Hollande l’insaisissable

les Femen au combat

The xx trésor de la

rentrée rock

albums, espoirs, concerts…

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Allemagne 5,10 € - Belgique 4,50 € - Canada 7,00 CAD - DOM 5,80 € - Espagne 4,80 € - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 4,80 € - Maurice Ile 6,50 € - Italie 4,80 € - Liban 12 500 LBP - Luxembourg 4,50 € - Portugal 4,80 € - Suède 56 SEK - Suisse 7,50 CHF - TOM 950 CFP

No.875 du 5 au 11 septembre 2012 www.lesinrocks.com

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j’ai tancé les déçus de la gauche avec

Jean-Pierre Bacri



u premier abord, on dirait un de ses personnages : œil noir, barbe de trois jours, le sang prêt à chauffer. Mais derrière cette image patibulaire, on sent le type intelligent, sensible, moelle pulpeuse sous écorce rude. Puis agit aussitôt la séduction de son phrasé inimitable déroulant une parole cash. Cette semaine, Jean-Pierre Bacri a l’air heureux. Non qu’il voie subitement le monde en rose fluo, juste le bonheur simple de sortir d’un bon film et d’un superbe rôle. “Cherchez Hortense est une métaphore sur l’angélisme. On a tous envie que la vie soit Disneyland, mais ça ne l’est pas. On pense que les choses peuvent s’améliorer d’un coup de baguette, mais il y a toute une inertie qui fait que le fort continue à terrasser le faible. Les déçus du socialisme sont en fait des déçus de leur propre angélisme. Pourquoi refuser la réalité du monde ? Les Roms, c’est une question très compliquée. C’est facile de pérorer depuis son canapé, c’est autre chose d’être aux manettes. Si quelqu’un détient une solution idéale pour régler le problème des Roms, qu’il la dise, je pense que ça intéresserait beaucoup de monde, à commencer par François Hollande.” Bacri évoque l’actualité des Roms parce que, dans le film de Pascal Bonitzer, il joue le rôle d’un prof qui n’ose pas demander à son père d’intervenir pour procurer des papiers à une immigrée clandestine. Un des plus beaux rôles de sa carrière, selon l’acteur, qui ne tarit pas d’éloges (justifiés) sur son réalisateur : “Qu’est-ce qu’il écrit bien, ce salaud de Bonitzer ! Quand j’ai seulement un rôle, explique l’acteurdialoguiste, j’ai souvent le stylo qui me démange. Là, il ne manquait rien, c’était fin, intelligent. Il m’a complexé !” Subtile comédie freudienne, Cherchez Hortense confronte l’idéalisme des bourgeois de gauche et la dure réalité du monde, l’inertie des puissants. Cet écart

“ça nous fait des vacances de ne plus être dirigés par un matamore qui montre ses biceps tous les matins !” politique entre l’idéal et le faisable passionne l’acteur, qui embraie à fond, balayant l’idée d’un premier bilan à cent jours de la présidence Hollande. “Dieu sait que j’adore Mélenchon. Ses discours sont sympathiques, on a envie d’entendre ça, de foutre les financiers dehors, de remettre le pouvoir entre les mains des politiques, mais Mélenchon a l’avantage de ne pas être aux affaires. Et depuis quand on juge un président au bout de cent jours, 1/20e de quinquennat ? C’est quoi, cette mode ? Rien que sur le comportement et l’image, ça nous fait des vacances de ne plus être dirigés par un matamore qui montre ses biceps tous les matins ! J’attends encore avant de juger Hollande, il faut que le Parlement se mette en route, que le gouvernement ait plusieurs mois d’action…” Bacri est parti, chaud bouillant, avec son fameux ton “ça m’ééééénerve !”, intarissable sur l’Europe, Obama, Wall Street (“on parle beaucoup de la délinquance des jeunes, mais j’aimerais bien qu’on envoie aussi des armées de CRS autour de Goldman Sachs”). Tiraillé entre sa colère devant les injustices, son envie d’un monde meilleur et sa prise en compte de la complexité du réel, l’acteur conclut : “Le monde se transforme lentement. Il faut se faire à l’idée que le progrès avance à petits pas. En ayant conscience de ça, on passe de la déception perpétuelle à la lucidité.” Serge Kaganski photo Renaud Monfourny Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer (en salle). Lire critique p. 66

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No.875 du 5 au 11 septembre 2012 deux couvertures au choix Two Door Cinema Club par Vincent Ferrané The xx par Benni Valsson

05 quoi encore ? Jean-Pierre Bacri

12 on discute #1homme,1roseàlamain

14 portrait chinois le mystérieux François Hollande

16 événement

20 rencontre Franck Louvrier, ancien monsieur Com de Sarkozy, en clair-obscur

20

Guillaume Binet/M.Y.O.P

en Ukraine, les Femen sont sur le pied de guerre. Rencontre avec l’activiste Inna Shevchenko, en fuite

24 ailleurs les ponts chinois, c’est comme le tofu, ça s’émiette

26 ailleurs après Fukushima et le tsunami, les architectes japonais repensent l’habitat

36

28 la courbe ça va, ça vient ; billet dur

30 à la loupe 32 nouvelle tête Dada Masilo

Benni Valsson

Grimes, nouvelle reine pop

36 dossier rentrée rock

54 David Balicki

Two Door Cinema Club, chronique d’un phénomène pop annoncé + avec l’album Coexist, The xx passe de l’adolescence à l’âge adulte + quel avenir pour l’industrie du disque ? + notre sélection d’albums, de concerts et de festivals

54 Fellag, le discret un film, un spectacle : l’artiste habite la langue française. Rencontre une carte blanche à l’Étrange Festival et une exposition pour le pape du cinéma underground

62 le renouveau des lettres US Karen Russell, Margaux Fragoso et Jennifer Egan réinventent la littérature américaine par la force de l’imaginaire

Scarlet Woman (Margorie Cameron), 1954-1966, courtesy Sprüth Magers, Berlin

58 Kenneth Anger, mage majeur

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

66 Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer

68 sorties Killer Joe, Wrong, La Cause et l’Usage, Le Clan des irréductibles…

74 dvd What Price Hollywood?…

76 Darksiders II Joe Madureira, créateur-dessinateur

78 Matthew Dear virage pop pour le maître de la techno

80 mur du son Clinic, Rochefort en accords…

81 live les 10 ans de Rock en Seine

82 chroniques Terakaft, The Fresh And Onlys, Flip Grater, The Limiñanas, Astor Piazzolla…

90 morceaux choisis Saint Lou Lou, Benjamin Biolay…

92 concerts + aftershow Le Cabaret vert

94 Pascal Quignard la renaissance par la chute

96 romans Richard Powers, Luc Lang, Christa Wolf, Jean-Yves Jouannais…

102 tendance le Printemps arabe à la page

104 bd Lewis Trondheim/Matthieu Bonhomme

106 Heiner Goebbels/John Cage + Festival Beckett

108 rentrée arts les expos immanquables de l’automne

110 où est le cool cette semaine ? les tendances dans le viseur

112 la mort de la télé de l’intime après Delarue, les anonymes abandonnés

114 les experts sont partout la télé obnubilée par les spécialistes

116 les dossiers du second écran pas de télé sans ma tablette ?

118 séries

The Walking Dead devient grande

profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 115 et p. 119

120 programme TV

la téléréalité côté coulisses

122 best-of

le meilleur des dernières semaines

rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot collaborateurs O. Assayas, D. Balicki, E. Barnett, G. Binet, R. Blondeau, C. Boinet, M.-A. Burnier, M. de Abreu, M. Despratx, F. Dordor, H. Frappat, C. Gaujard-Larson, J. Gester, J. Goldberg, A. Guirkinger, O. Joyard, B. Juffin, M. Kaiser, S. Kozmin, C. Larrède, J. Lavrador, R. Lejeune, H. Le Tanneur, L. Mercadet, P. Noisette, É. Philippe, B. Valsson, R. Waks lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, Laetitia Rolland, Guillaume Falourd, Gaëlle Berjonneau conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand, Mathieu Gelézeau (remplaçant) directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nicolas Jan publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrices de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Élisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Yasmine Nick Belkhodja tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Everial les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeurs généraux Arnaud Aubron, Audrey Pulvar directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2012 directrice de la publication Audrey Pulvar © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Édition Générale” jeté dans l’édition vente au numéro ; un CD “Une rentrée 2012, vol. 1” encarté dans toute l’édition ; un 6 pages “Reprise de la quinzaine” jeté dans l’édition France ; une affiche “We Love Green” jetée dans l’édition Paris-ÎDF.

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l’édito

courrier

#1homme,1roseàlamain Quelque chose a changé. 1981. Barbara, comme tant d’autres, y croyait. Sa voix s’est éteinte il y a presque quinze ans déjà. Que chanterait-elle aujourd’hui ? Sa voix – qui manqua tant un soir de mai 2012 –, entêtante alors que tombait la nouvelle du “cap” des 3 millions de chômeurs, comme hier le “cap” des 2 millions plombait le début du règne mitterrandien, et tandis que défilaient les pages de Rien ne se passe comme prévu, signé Laurent Binet. L’écrivain du Président. Reçu en service presse il y a quelques semaines, pris, ouvert, “respiré”, feuilleté, posé. Plus tard. Reçu une seconde fois samedi dernier. Personnalisé. La dédicace faisait tellement mouche… La campagne, vécue de l’intérieur, aurait-elle été saisie avec autant d’acuité ? Le vérifier toutes affaires cessantes. Passionnante lecture d’un début de week-end. Dans les colonnes de notre journal, Laurent Binet a passé un sale quart d’heure. Nelly Kaprièlian déplorait son absence de regard, de transcendance et… last but not least, de plume (cf. n° 873). En effet, on est loin de la littérature. Sauf que, outre l’intérêt possible de quelques journalistes pour des coulisses auxquelles ils n’ont pas eu accès, c’est peut-être le militant de gauche qui se reconnaîtra dans cette observation angoissée, intimidée, méfiante d’une campagne présidentielle en gestation. On sent chez Binet la même peur que chez beaucoup d’électeurs de gauche de son âge. La trouille, toute bête, d’être déçu une fois de plus. Peut-être, comme beaucoup de quadragénaires, est-il “né à la politique” il y a tout juste trente et un ans, quand on croyait vraiment que “quelque chose” allait changer, que “un homme une rose à la main” rendrait “l’air plus léger” et “dessinerait le mot espoir”. Sans doute, comme plusieurs d’entre

Audrey Pulvar

nous, alla-t-il de déception en déception, de renoncement en renoncement. Blessé, incrédule, finalement écœuré. Laurent Binet depuis longtemps ne considère plus les socialistes comme de gauche. Comprendre la gauche, telle qu’ils nous en ont fait rêver. La gauche, telle qu’elle n’a pas honte de s’affirmer. Voire (!) de se revendiquer. Pourtant, au fond, résigné, il voudrait y croire encore, une dernière fois. Parce que, tous comptes faits, there is no alternative. Renoncer à l’espoir, est-ce grandir enfin, ou s’éteindre un peu ? Un moindre mal, ce candidat issu des rangs du PS, concierge du mouroir pendant onze ans… Un mieux-disant, dont les affiches de campagne sont bleues, comme celle de l’autre, comme si le rouge n’était décidément plus de mise. La gauche ? Quelle gauche ? Binet écrase une larme alors qu’apparaît le visage du vainqueur sur les écrans et qu’éclate enfin la joie de la délivrance. Cette larme, cependant, est-elle du même sel que trente et un ans plus tôt ? Parce que ce soir de mai 2012, dans la foule, place de la Bastille à Paris, ce n’était pas Mai 81. Le soulagement oui, d’en avoir enfin terminé avec dix années d’abaissement. La magie, non. Dans l’air flottait une gêne. Est-ce qu’on n’était pas en train de faire semblant d’y croire ? De se voiler la face ? Derrière les cris, les sourires, la liesse, demeurait le doute. Pas près de nous lâcher. Comme dans ces vieilles histoires d’amour maintes fois abîmées, porcelaine cassée, recollée, dont les ébréchures minent le bonheur. Comme une sensation de s’être déjà fait avoir. Non, tout ne peut pas s’oublier. Jérémy Forni l’avait si bien mis en relief dans son documentaire Après la gauche, injustement ignoré du grand public : la gauche, quand elle a eu le pouvoir sous la Ve République, a échoué. Parce qu’elle n’a pas su être de gauche. Et maintenant ?

mes chers Inrocks, En cette rentrée, quel est le fait politique majeur ? La bataille de succession à l’UMP ? La méthode Ayrault ? Les couleuvres avalées par les écolos ? On se rapproche. Un événement imminent, et qui pour le moment reste sous-jacent dans les commentaires médiatiques : la présentation au Parlement pour ratification du traité “Merkozy”. Ce traité voulu et élaboré par les conservateurs et libéraux, institue la règle d’or et oblige aux politiques libérales. La question de la ratification ou du rejet de ce traité n’est donc pas une petite affaire, c’est la ligne de partage qui traverse la gauche, et dans une moindre mesure, la droite. La gauche du PS, ainsi que des écologistes, et non des moindres, ont déjà annoncé qu’ils ne voteraient pas la ratification. Le temps qui nous en sépare est court, une poignée de semaines, mais le Front de gauche a déjà lancé la campagne pour réclamer un référendum, et ma conviction est que cette campagne aura de l’impact. L’avion gouvernemental donnait l’impression de traverser un trou d’air en ce mois d’août ? En septembre, il va connaître la zone de turbulences. Le bon choix tactique, c’est maintenant ! Thomas Bonnaud

@lesinrocks qui croit encore que #florianzeller sait écrire à part les fans de justin bieber ? méchamment twitté par mariemeier_art

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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cherchez l’homme C  

’était le 8 mars 2012. François Hollande se rendait à Reims pour la Journée internationale des droits des femmes. Les journalistes se montraient intrigués, curieux, insistants. Sa compagne, Valérie Trierweiler, pourtant omniprésente depuis le début de la campagne présidentielle, n’était pas à ses côtés. Elle fuyait ce jour-là l’exposition médiatique parce que Paris Match, son employeur, l’avait mise “contre son gré” à la une. Dans les colonnes de son journal, on apprenait qu’en 2007 elle n’avait pas voté pour Ségolène Royal. Pressé de questions, François Hollande esquivait, de plus en plus agacé, rappelant qu’il avait pour règle de ne jamais parler de sa vie privée. Il n’en parle pas davantage aujourd’hui.

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insaisissable

C’est pourtant l’homme privé et non l’homme public qui se retrouve au centre des livres publiés en cette rentrée, tous nés après l’épisode du tweet de Valérie Trierweiler contre Ségolène Royal lors des législatives du mois de juin à La Rochelle. Omniprésent dans des centaines de pages, et néanmoins toujours insaisissable. La journaliste Anna Cabana, l’un des auteurs d’Entre deux feux, reconnaît qu’elle n’a même pas cherché à le rencontrer pour raconter la rivalité entre Ségolène Royal et Valérie Trierweiler. Comme dans le livre de Sylvain Courage, L’Ex, consacré plus spécifiquement à Ségolène Royal, François Hollande apparaît en pointillé, ses propos sont presque toujours rapportés par des tiers. Le lecteur pourra se faire une idée sur l’ancienne compagne du chef de l’État ou sur celle qui partage aujourd’hui sa vie, balançant au fil des révélations entre empathie et répulsion, sans savoir où se trouve la vérité dans cette machinerie politico-sentimentale, lourde en clichés sur la jalousie féminine. Mais il lui sera difficile de cerner François Hollande. Car tout glisse sur lui, comme l’eau sur les plumes de canard. Apparemment.

2

Anna Cabana et Anne Rosencher assument leur parti pris romanesque. Entre deux feux raconte la froideur avec laquelle François Hollande a géré le choc post-tweet du 12 juin. Dans le bureau du secrétaire général de l’Élysée, Pierre-René Lemas, le chef de l’État aurait simplement déclaré à propos de sa compagne : “Elle est irresponsable”, avant de s’inquiéter des possibles conséquences sur le résultat du second tour des législatives, le dimanche suivant. “Je veux gagner

Ludovic/RÉA

jupitérien

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ces élections”, aurait-il lâché, jupitérien. Pour François Hollande, “rien n’est plus important que la politique”, relèvent les deux auteurs, qui lui trouvent une impassibilité proche de l’indifférence mais aussi une dureté – y compris à l’égard de ses proches – et une capacité à se protéger de toute influence propre aux hommes de pouvoir. Interrogé sur cette rentrée littéraire d’un genre un peu spécial, un ami du chef de l’État ne contrarie pas cette interprétation psychologique en soulignant que François Hollande demeure “imperturbable”. Mais qui sait si, dans le secret de son bureau élyséen ou dans ses moments de solitude, le flegmatique président ne se laisse pas dominer par ses colères ou ses angoisses.

3 jovial

Depuis qu’il s’est lancé dans la bataille électorale suprême, François Hollande a réussi à installer ce personnage public d’animal politique à sang froid, de sphinx jovial, freinant chez tout journaliste, et même chez le scribe littéraire de sa campagne, Laurent Binet, l’envie d’aller chercher derrière les apparences. Mais cette carapace, faite de pudeur authentique et d’une bonne dose de calcul politique, car il fallait marquer une césure avec l’exhibitionnisme sentimental de Nicolas Sarkozy, ne protège pas de toutes les attaques. Pour Frédérique Matonti, politiste et professeur à Paris-I Panthéon-Sorbonne, “si l’on considère, à la suite de l’historienne américaine Joan Scott, que ‘le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir’, alors on peut dire que l’abus de stéréotypes sur les deux femmes de François Hollande et par ricochet sur lui, qui ne ‘les tient pas’, peut servir à mettre en cause sa légitimité politique”.

4 indécis

Sur les réseaux sociaux, une bonne partie de la droite s’est déchaînée, avec un argumentaire d’une simplicité diabolique : quand on n’arrive pas à choisir entre deux femmes, comment trancher entre le Medef et la CGT ? Le procès de la “gauche molle” est ranimé et le portrait en creux d’un chef de l’État inapte à prendre les décisions qui s’imposent est brossé à grands traits. Serge Raffy, biographe de François Hollande, juge même que l’affaire du tweet joue aujourd’hui un rôle dans la désaffection de l’opinion. Une interprétation que réfutent plusieurs sondeurs, pour qui “ça reste très à la marge”. Un ami de François Hollande s’interroge sur l’effet de ces devantures de librairies et de ces unes de magazines qui, dans un même élan, se questionnent sur la capacité du chef de l’État à agir. François Hollande reste, lui, fidèle à la ligne fixée par la couronne britannique : “Never explain, never complain.” Hélène Fontanaud Entre deux feux d’Anna Cabana et Anne Rosencher (Grasset), 208 pages, 17 € ; L’Ex de Sylvain Courage (Éditions du Moment), 284 pages, 18,50 € 5.09.2012 les inrockuptibles 15

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la croisade des Femen À une centaine de mètres de la place de l’Indépendance, à Kiev, dans leur local de la capitale ukrainienne, les Femen préparent un nouvel happening.

 C

ertains jours, Oksana peint des icônes. C’est son job. Le reste du temps, elle se voue à un autre culte : la condition des femmes. Membre permanente du groupe Femen de Kiev, Oksana nous accueille, la moue boudeuse, allongée nonchalamment dans un coin du deux pièces qui fait office de QG au milieu de gants de boxe et à côté d’une barre de tractions. Méticuleusement, elle tresse ces fameuses couronnes fleuries du costume traditionnel ukrainien, auxquelles elle accroche de longs rubans multicolores. Il semble qu’une manifestation se prépare. Femen (“cuisse”, en latin) : ainsi se sont baptisées ces jeunes Ukrainiennes indignées par la condition réservée aux femmes dans leur pays. En 2008, elles sont une poignée, regroupées autour de leur

leader – et fondatrice –, Anna Hutsol. Leurs poitrines nues badigeonnées de slogans féministes vont vite devenir familières. Des groupes Femen éclosent en Europe de l’Ouest et de l’Est mais aussi en Afrique du Nord ou en Amérique latine. Aujourd’hui, rien qu’à Kiev, elles sont une quarantaine. Pour financer leur activisme, elles comptent sur quelques mécènes, des dons et sur la vente de produits dérivés. Lors de l’Euro 2012 en Ukraine, elles protestent contre la prostitution florissante qui accompagne l’événement, ce qui leur vaudra une large couverture médiatique, mais aussi d’être kidnappées, interrogées puis relâchées trois jours plus tard. En juillet, l’une d’elles, arborant sur son dos nu les mots “Kill Kirill”, se jette, poitrine en avant, sur le patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill Ier à sa descente

de l’avion en terre ukrainienne – ce même Kirill que les Pussy Riot ont apostrophé le 21 février dans la cathédrale moscovite du Christ Saint-Sauveur. Le 17 août, jour de verdict dans le procès des Pussy Riot, Inna Shevchenko (lire entretien pp. 18-19) abat à la tronçonneuse une immense croix, décidée à mettre à bas un symbole religieux, quelle qu’en soit l’origine. Une provocation pour laquelle elle a dû s’exiler afin d’échapper aux autorités ukrainiennes. “Nous n’avons rien contre ces gens qui prient et ont besoin de croire en quelque chose, martèle Alexandra Shevchenko (qui n’est pas la sœur d’Inna). Simplement, nous en avons après tout ce qui entrave les droits des femmes, à savoir l’islam, le catholicisme, l’orthodoxie ou le judaïsme. Nous menons une guerre contre la religion qui implique que la femme soit l’esclave de l’homme.”

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“nous en avons après tout ce qui entrave les droits des femmes” Alexandra Shevchenko

Sur les hauteurs de Kiev (Ukraine), avec les Femen Oksana,A lexandra et Anna, le 29 août

Dans leurs luttes, les Femen ne lésinent donc pas sur les moyens. Et elles savent dorénavant frapper là où ça fait mal. Elles connaissent le terrain par cœur, savent comment éviter l’arrestation, comment s’échapper au bon moment. “La plupart du temps, nous ne faisons de toute façon rien d’illégal, continue Alexandra, puisque le droit de manifester existe toujours en Ukraine. Lorsque nous sommes arrêtées, c’est le fait de décisions politiques.” La politique en Ukraine : une vaste supercherie pour les Femen. Alexandra raconte comment le pays n’est pas encore totalement sous l’emprise russe mais semble en bonne voie : “Même si nous avons plus de droits que les Russes, notre président n’est pas Ianoukovitch, notre président est Poutine. Ianoukovitch tente de construire exactement le même modèle de gouvernance que le président russe.” Et si les Femen sont encore en liberté, c’est surtout parce qu’avant les élections parlementaires d’octobre, le gouvernement veut éviter du tapage sur le thème des droits de l’homme. N’empêche, le troisième jour de notre rencontre, trois agents des services secrets

ukrainiens sont postés devant le local des Femen et surveillent les allées et venues de leurs visiteurs. Lorsque la télé débarque, ils s’éclipsent illico. C’est l’heure de prendre quelques clichés en situation. Alexandra, Oksana et Anna nous invitent à les suivre dans un endroit discret, sur les hauteurs de Kiev. Après avoir parcouru quelques rues et gravi les marches d’un escalier interminable, nous voilà au milieu d’un terrain vague face à une vue imprenable sur Kiev. Avec une cathédrale orthodoxe en arrière-plan, c’est encore mieux. Dans les fourrés, Alexandra – Sasha pour les intimes – se déshabille la première. Oksana, l’artiste de la bande, s’approche d’elle, armée de ses pinceaux, et s’applique à lui dessiner quelques lettres à la peinture rouge sur la poitrine. Puis Anna s’avance et ainsi de suite. Lorsque l’on me fait comprendre que mon tour est venu, les Femen se réjouissent de ma bonne volonté. Couronnes de fleurs et rubans dans les cheveux, le poing levé, le temps capricieux ne nous décourage pas. Je prie (une fois n’est pas coutume) pour que personne n’assiste à cela. Mais quelques travailleurs du chantier voisin sont aux premières loges et s’aperçoivent de ce qui se trame. Ça aura au moins égayé leur après-midi. “Nous sommes la nouvelle vague, nous sommes l’avant-garde, nous sommes plus radicales, nous sommes plus fortes, nous préparons des manifestations plus dangereuses encore !”, assène Alexandra, qui reconnaît que ses propos manquent d’humilité. Plus fortes que qui ? Que les chantres du féminisme “classique” qui, critiquant les Femen alors qu’elles sont dans le même camp, “ne réfléchissent pas beaucoup à (leur) démarche.” Alexandra se rappelle une conversation qu’elle eut jadis avec certaines de ces féministes et assure les avoir convaincues à la fin. “Elles ont compris que leurs vieilles méthodes ne marchaient plus, qu’il fallait quelque chose de nouveau.” Quelque chose pour déclencher la quatrième vague féministe de l’histoire. Les Femen ont-elles pensé à appliquer à la lettre les consignes de Lysistrata ? Dans cette comédie grecque du visionnaire Aristophane, la belle Athénienne convainc les citoyennes de toutes les villes grecques d’observer une grève totale du sexe pour plier leurs maris à leurs volontés politiques. Il faudra demander à Alexandra. Caroline Gaujard-Larson photo Sergey Kozmin 5.09.2012 les inrockuptibles 17

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“là où commence la religion s’arrête le féminisme” Inna Shevchenko a quitté l’Ukraine juste après avoir tronçonné une croix, à Kiev, en soutien aux Pussy Riot. Rencontre sur la route de son exil vers Paris. Elle parle de la situation des Femen et de celle de son pays.

 N En grande conversation, grâce à Skype, avec Inna Shevchenko, en fuite

Sergey Kozmin

Sergey Kozmin

ous prévoyons de nouvelles manifestations, mais je vous demanderai de ne pas divulguer ces informations.” Le 17 août, jour du verdict qui a condamné les Pussy Riot à deux ans de camp en Russie, Inna Shevchenko a attaqué l’Église à la tronçonneuse. Au nom des Femen, elle a scié l’immense croix qui jouxtait la principale place de Kiev. Au nom de ses sœurs d’armes russes aussi. Même si la jeune femme se défend d’être en cavale, elle a quitté le pays sitôt le méfait accompli. Nous avons réussi à la joindre. Parlez-nous de votre dernier coup d’éclat du 17 août dernier. Quel en était le message ? Inna Shevchenko – Tout d’abord, je dois vous expliquer que l’un des principaux messages que nous essayons de faire passer à travers notre combat est que la religion, et donc l’Église, répand des valeurs misogynes. Je crois que là où commence la religion s’arrête le féminisme. Nous ne pouvons pas parler de liberté pour les femmes dans ces conditions. L’autre motivation de cet acte du 17 août était bien sûr que le verdict dans le procès des Pussy Riot était rendu ce même jour. Elles sont nos homologues russes et nous ne pouvions évidemment pas manquer ce rendez-vous. Si je ne me trompe, vous avez fui l’Ukraine. Vous vous cachez ? Actuellement je ne suis pas en Ukraine, mais cela

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ne veut pas dire que c’est définitif ! Pour l’instant, la police n’a pas tenté de m’arrêter, bien que la justice ait ordonné une enquête criminelle. Je ne suis toujours pas visée personnellement. Je ne suis d’ailleurs pas en train d’essayer de me cacher ! Nous avons d’autres projets avec Femen, comme toujours. Une fois que je serai de retour en Ukraine, hé bien… je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il se passera, ni pour moi ni pour mes collègues. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il se pourrait que je doive rester à l’étranger. Nous dérangeons les politiciens ukrainiens, le gouvernement ukrainien. En particulier ces derniers temps. Même en Russie, juste après notre récente action à Kiev, des croix ont été sciées dans les régions d’Archangelsk et de Tcheliabinsk. Voilà une preuve supplémentaire que nous perturbons aussi Vladimir Poutine et l’Église orthodoxe russe. Quoi qu’il arrive, nous allons continuer notre activisme et enseigner aux autres femmes comment devenir des Femen. L’Ukraine et la Russie sont-ils des pays comparables en matière de droits de l’homme et de condition féminine ? En ce qui concerne la situation politique, de manière générale, l’Ukraine n’est certes pas la Russie. Néanmoins, nous, je veux dire notre gouvernement, sommes en train de prendre le même chemin que le gouvernement russe et à très grande vitesse. Dans ces conditions, les activistes sont d’autant plus virulents.

Ils sont prêts à tout, y compris au pire, pour stopper ces gens-là. Au moins en Ukraine, on peut encore protester librement. Mais notre société est aujourd’hui très passive, décevante et effrayée de tout. Les Ukrainiens pensent ainsi : “Bon, notre président est comme ci, notre gouvernement est comme ça, nous n’y pouvons rien !” Et la situation empire de jour en jour, notamment parce que les gens ont peur de réagir. Qui plus est, ils réagissent parfois même négativement lorsque l’on critique le gouvernement, par peur encore. Ils n’osent même pas en parler tout bas dans leur cuisine. Mieux, ils n’y pensent même pas. On voit bien comment notre pays est en train de se transformer en dictature et c’est terrible. Dire que quelques années en arrière, c’était la Révolution orange, tout le monde était dehors, même mes parents ! Ils ne connaissaient rien à l’activisme, rien aux manifs, rien à toute cette culture de la protestation. Mais ils sont quand même sortis dans la rue, pour crier qu’ils voulaient la liberté. Ça reste un moment très important pour notre pays. Malheureusement, un gouffre séparait ceux qui faisaient des discours sur l’estrade et le peuple à qui ces discours s’adressaient. Pensez-vous que la justice ukrainienne puisse vous condamner à plusieurs années de camp comme cela est arrivé en Russie aux Pussy Riot ? Dix enquêtes criminelles ont été ouvertes concernant les Femen, dont une pour hooliganisme. Pour l’instant, le gouvernement n’ose pas nous arrêter

car nous bénéficions d’un soutien international. Néanmoins, les enquêtes sont en cours, la police nous espionne, tente de nous faire peur, essaie de stopper notre mouvement de cette manière. C’est leur stratégie du moment. Par ailleurs, bientôt, nous aurons des élections (parlementaires, en octobre – ndlr). Ce n’est que dans un mois et demi, mais tout le monde sait déjà qui va gagner ! Bien sûr, ce sera le parti de notre président. Personne ne veut voter pour eux, et pourtant, ils gagneront. Je pense qu’après l’élection du parlement, tout peut arriver nous concernant. Nous pourrons être arrêtées. Pas maintenant. Vous avez en effet beaucoup de soutiens à l’international, vous avez même des Femen, dans plusieurs pays maintenant, y compris en France. Oui, notre plus important groupe de Femen après l’Ukraine est celui du Brésil, qui possède une trentaine d’activistes topless. Leur leadeuse a passé deux semaines en Ukraine avec nous. Nous lui avons tout appris ou presque à propos des Femen et de la marche à suivre en tant qu’activiste, de la manière d’enseigner cela à d’autres activistes. Elle a eu de très bons résultats dans son pays, nous en sommes très fières. Elles sont assez indépendantes maintenant, même si nous les aidons toujours comme c’est le cas pour nos groupes en France, en Bulgarie, en Tunisie, en Suisse, en Italie, etc. Ce sont un peu nos enfants. propos recueillis par Caroline Gaujard-Larson 5.09.2012 les inrockuptibles 19

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marche à l’ombre L’ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy, Franck Louvrier, a toujours été beaucoup plus qu’un collaborateur pour l’ex-chef de l’État, qui faisait rarement un pas sans lui. Le voilà rendu à la vie “normale”. Toujours aussi discret.

 A

chaque meeting de Nicolas Sarkozy, il arpentait, iPad sous le bras, les travées de la salle pour vérifier que tout était en place. Dans les usines, il devisait avec les journalistes, tout en suivant le Président de quelques pas. Toujours dans son angle de vue. Jamais assis. Même pendant les allocutions. Faisant tourner sans cesse la molette de son BlackBerry pour répondre aux innombrables SMS, mails, appels. Aujourd’hui, Franck Louvrier, 44 ans, a changé de vie, dit-il. D’ailleurs, il arrive

au rendez-vous sans tablette numérique, le teint hâlé, claquant la bise, et laissant son portable dans sa veste. Tout est fait pour souligner qu’il n’est “plus sous la pression de l’info”. “Je ne veux plus lire ou suivre l’actualité politique. J’ai d’autres centres d’intérêt”, assure-t-il aux Inrocks. “Une nouvelle vie passionnante commence” à la tête de Publicis Events. Bref, “la page de la politique” serait tournée. La quinzaine d’années aux côtés de Nicolas Sarkozy serait derrière lui. Homme de communication par nature et par formation, Franck Louvrier apparaît tout en ellipses

quatre mois après la défaite de son champion à la présidentielle. Encore aujourd’hui, il demeure le double souriant de son ancien patron. Cet “ami” qui n’est plus le PR, abréviation usuelle pour président de la République, mais qui n’est pas davantage “Nicolas”. Pour en parler, Franck Louvrier emploie le “on” impersonnel : “On ne parle pas de politique. Lui aussi a des choses à faire. Chacun a des projets.” Il insiste : “On ne s’occupe pas de l’actualité politique.” Tous deux font donc mine de tenir la politique à distance, Franck Louvrier sans doute

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“je fais mon métier comme un professionnel de la communication. Pas comme un politique” Franck Louvrier

avec plus de sincérité. Mais au détour d’une phrase, on comprend que la passion n’est pas éteinte. On parle du communiqué estival de Nicolas Sarkozy sur la Syrie et l’ancien “dir com” de l’Élysée lâche, avec vivacité : “Oui, le 7 août”. Précis. Comme lorsqu’il était rue du Faubourg-Saint-Honoré. Comme s’il n’avait pas complètement débranché. D’ailleurs, même en plein été, Franck Louvrier vous rappelle en cinq minutes chrono, comme il avait l’habitude de le faire dans sa vie d’avant. “C’est sa marque de fabrique”, sourit Véronique Waché, qui a pris sa relève auprès de Nicolas Sarkozy. Et qui le consulte de temps en temps : “C’est l’une des personnes qui dans l’entourage professionnel connaît le mieux Nicolas Sarkozy. C’est important d’avoir sa perception, son avis.” Mais c’est la première fois depuis quinze ans que celui qu’on peut désormais aussi appeler “monsieur le président” ne fait pas de rentrée politique. Première fois aussi depuis quinze ans qu’il s’est accordé

quatre semaines de vacances. Dont sept jours en bateau. “Ça permet tout de suite de s’évader.” Il en avait besoin après le tourbillon des années Sarkozy. Des hauts, comme la victoire en 2007. Des bas, comme le bannissement imposé par Cécilia ou la défaite en 2012. “Je ne suis pas pour trier le bon grain de l’ivraie”, lâche-t-il. “La vie est comme ça. Il y a des réussites, des échecs, des difficultés, des bonheurs. Il faut rebondir immédiatement et aller de l’avant.” Telle est sa philosophie. Pas question donc de revenir sur la campagne perdue. “C’est un peu tôt. Je n’ai pas envie de replonger”, glisse-t-il le regard soudain lointain. Pas question non plus de tomber dans la nostalgie. Il vient d’acheter pour sa fille de 8 ans l’intégrale du Monde de Narnia en DVD, ce conte pour enfants sur le passage possible d’un univers à l’autre. Sa fille, qui l’avait appelé un soir pendant la campagne imitant la voix de Nicolas Sarkozy pour lui dire qu’il était viré, attendant elle aussi qu’il tourne la page. “Derrière la nostalgie, il y a le regret ou le remords. Il faut toujours se projeter.” On enchaîne sur l’influence du conseiller Patrick Buisson, le reproche d’une campagne trop à droite. Même évitement : “On en parlera plus tard. Le temps amènera à une approche plus calme. À plus de justice et à plus de justesse. Et à moins de passion sur ce que l’on peut interpréter. Ce sont des moments complexes.” Il confie au passage avoir lu cet été le premier livre de Laurent Binet, HHhH, mais qu’il n’est pas tenté par le second, sur la campagne de François Hollande. Façon de signifier qu’il n’est pas prêt à revisiter la bataille perdue. Même sur le papier. Il préfère se plonger dans les souvenirs de Marcel BleusteinBlanchet, le fondateur de Publicis. On tente une question sur le style de François Hollande, les débuts du socialiste : “Je ne veux surtout pas porter de jugement. Ce n’est pas de ma responsabilité. Mes nouvelles fonctions m’amènent à être imperméable et hermétique à tout ça. Et puis le faire maintenant, ça n’a pas de sens, je n’ai jamais cru aux cent jours.” Pas question non plus de se joindre aux “amis de Nicolas Sarkozy”. “Je n’irai à aucune manifestation.” Et si ses élèves de l’Éfap (École des métiers de la communication) auxquels il délivrera un cours de “communication des institutions politiques et administratives” l’interpellent sur Nicolas Sarkozy, il a prévu sa réponse : “Ce n’est pas à l’ordre du jour.” 5.09.2012 les inrockuptibles 21

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Hélène Fontanaud et Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

Denis Allard/RÉA

D’où cette interrogation : l’ordre du jour pourrait-il évoluer… si Nicolas Sarkozy lui envoyait un SMS : “Si tu reviens, j’annule tout” ? La réponse fuse : “Je ne suis pas du tout dans cet état d’esprit. J’ai déjà beaucoup de choses à faire et je ne vois pas du tout ça arriver.” Tout sourire, il ajoute : “Là, j’ai signé pour un CDI.” On croirait entendre le chef de l’État quand il jurait, la main sur le cœur à l’Élysée, qu’après un quinquennat, s’il était battu, c’en serait fini pour lui de la politique. D’ailleurs un de ses amis tempère : “Quand Nicolas Sarkozy te sollicite et te dit j’ai besoin de toi, c’est difficile de lui dire non.” Mais il martèle : “On n’est pas dans cette hypothèse de retour, ni dans ce moment de réflexion.” Pouvait-on pourtant imaginer duo plus dissemblable que celui formé par Nicolas Sarkozy et Franck Louvrier. L’un, petit, nerveux, volubile, tactile ; l’autre, grand, tout en maîtrise de soi, affable, flegmatique. L’ancien “dir com” de l’Élysée, qui s’est fait remarquer au début des années 1990 au RPR où il travaillait pour Alain Juppé, n’attire d’ailleurs que les louanges. Nathalie Kosciusko-Morizet, porte-parole de Sarkozy durant la campagne, salue “une forme de sérénité dans un domaine marqué pourtant par les coups de stress et d’accélération”. Éric Ciotti, directeur de campagne de François Fillon, acquiesce : “Il était toujours d’humeur égale et disponible. Et très loyal à Nicolas Sarlozy sans exprimer ni état d’âme ni doute.” En grattant un peu, on trouve aussi de la roublardise. Franck Louvrier savait enfumer les journalistes. Une mimique, une accélération du débit le trahissant alors. “Il nous filait des billes pour mettre David Martinon dans l’embarras”, se souvient un journaliste à propos de la guerre entre le conseiller du président et l’ami de Cécilia. Louvrier se revendique comme un homme de communication : “Je fais mon métier comme un professionnel de la communication. Pas comme un politique, d’où un rapport professionnel aux journalistes qui pouvait me différencier d’autres responsables de la communication.” Un cas isolé en politique ? Il rit : “C’est peut-être pour ça que je quitte ce monde-là.” Son mandat de conseiller régional des Pays de La Loire n’était pour lui qu’une respiration. Dès lors, celui qu’on voyait un temps prendre la relève de la droite aux municipales de 2014 à Nantes est clair : “Ils vont m’attendre longtemps, car je n’irai pas à Nantes. En politique, tu ne peux pas faire les choses à moitié. Et il n’est pas question que j’aille dans cette voie-là.” Sauf si…

Henri Guaino et Claude Guéant

que sont-ils devenus ? L’avenir sourit aux hommes de l’ex-Président.

C

laude Guéant est en vacances.” L’homme qui n’était pas vraiment connu pour se détendre n’est pas venu à la réunion des amis de Sarkozy, à Nice. Quelques jours plus tard, on le retrouvait sur les plateaux télé pour parler de sécurité, de Marseille et critiquer la politique du gouvernement. Le fidèle collaborateur de Nicolas Sarkozy, surnommé “le Cardinal” quand il régnait à l’Élysée comme secrétaire général, battu aux législatives dans les Hauts-deSeine, serait prêt à faire valoir ses titres politiques pour devenir avocat. Un tour de passe-passe rendu possible par un décret publié au Journal officiel le 4 avril 2012. Selon ce texte, les anciens ministres et parlementaires, sans formation spécifique ni examen, peuvent rejoindre le barreau. Claude Guéant devrait donc franchir le pas. Et changer de vie ! “Maintenant, je passe mes coups de téléphone moi-même. C’est intéressant d’ailleurs, car ça montre aussi ce qu’est la vie des Français”, confiait-il sur France Inter. Avant d’ajouter, sans surprise : “Si Nicolas Sarkozy me demande quoi que ce soit, évidemment, je suis toujours prêt à répondre.” L’ex-secrétaire général de l’Elysée, Xavier Musca a rejoint le Crédit agricole au poste de directeur général délégué en charge des activités internationales. Le ciel va-t-il s’assombrir pour lui ? Mi-juillet, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire après la plainte du pdg d’un groupe d’assurances qui l’accuse de corruption et de trafic d’influence. Xavier Musca a riposté

en annonçant une plainte pour dénonciation calomnieuse. Le récent député des Yvelines, Henri Guaino, n’était pas non plus à Nice. La plume de l’ex-Président devait sûrement finir de peaufiner son texte… Il s’apprête à publier fin septembre, chez Plon, un livre sur ces cinq années passées à l’Élysée. Ce recueil qui un moment devait s’intituler Le Pouvoir et la Chair devrait s’appeler Le Jour et la Nuit. Certains, dans son entourage, lui prêtent l’intention de se présenter à la présidence de l’UMP. Emmanuelle Mignon, la “boîte à idées” de Sarkozy en 2007 comme en 2012, ex-directrice de cabinet, s’est dite quant à elle “prête à repartir à l’attaque si la question se posait”. Aujourd’hui, elle a réintégré le Conseil d’État. L’ancien conseiller diplomatique Jean-David Levitte est sûrement celui qui a la vie professionnelle la plus dense. Prof à Sciences-Po à la rentrée (il donnera des cours de relations internationales en anglais), il rejoint le cabinet de conseil américain Rock Creek Global Advisors ainsi que l’un des think tanks les plus influents dans le monde : Brookings Institution. Reste Patrick Buisson. Pour les uns, il a fait perdre Sarkozy en prônant une campagne très droitière. Pour les autres, il a limité la défaite. Cet influent conseiller de l’ex-Président, resté auprès de lui tout au long du quinquennat, est retourné à ses anciennes fonctions. Il dirige toujours la chaîne Histoire et son cabinet de conseil et de stratégie, Publifact. M. M.

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Hao Bin/Featurechina/MaxPPP

Le 24 août, l’effondrement de la rampe d’un pont, dans la province du Heilongjiang (nord-est de la Chine), a fait trois morts et cinq blessés

le grand pont en arrière En l’espace d’un an, six ponts se sont effondrés en Chine. Mauvaise qualité des matériaux et corruption du régime expliqueraient cet enchaînement de catastrophes.

 L

a scène semble tout droit sortie d’un film catastrophe. Quatre camions aux cockpits explosés gisent au sol à la renverse. Au milieu des gravats et des fragments de pare-brise qui jonchent la route gisent des corps ensanglantés. Le 24 août, la rampe d’un pont s’est effondrée dans la province du Heilongjiang au nord-est de la Chine, faisant trois morts et cinq blessés. Ce gigantesque pont à huit voies, d’une longueur totale de 15,42 kilomètres et traversant le fleuve Songhua, avait été inauguré en novembre 2011. Depuis son écroulement, l’inquiétude gagne la population chinoise. Car en l’espace d’un an, six ponts se sont effondrés de la même manière, suscitant un débat national sur la fiabilité des infrastructures chinoises. La mauvaise qualité de la construction et le manque de fiabilité des fondations ont été pointés du doigt dans les premiers rapports d’enquête. Même si les officiels chinois préfèrent mettre en avant le fait que les camions empruntant ces ponts étaient surchargés, des voix s’élèvent pour dire que

l’explication pourrait être beaucoup plus grave. Cette série de catastrophes reflèterait le niveau de corruption des élites chinoises par le secteur du bâtiment. “Il y a un an, le ministre chinois des Chemins de fer, Liu Zhijun, et l’ingénieur en chef du projet du TGV chinois, Zhang Shuguang, ont été accusés de corruption aggravée”, explique Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques), spécialiste de la Chine. “Pour minimiser les coûts et rafler davantage d’argent, certains entrepreneurs n’hésitent donc pas à fabriquer du béton de mauvaise qualité.” Selon le New York Times, qui avait enquêté sur ces affaires dès 2011, le béton utilisé dans la construction des fondations des voies ferrées chinoises, supervisée par Liu Zhijun et Zhang Shuguang, serait bien de mauvaise qualité. “Même si les médias officiels sont relativement prudents,

“le phénomène ne touche pas que le bâtiment. L’alimentaire, également”

cette affaire crée une controverse sur les réseaux sociaux chinois”, commente Jean-Vincent Brisset. À la fin de l’année 2008, la Chine avait lancé un plan de relance pour compenser la chute de la demande internationale due à la crise économique. Des membres des classes dirigeantes sont aujourd’hui soupçonnés d’avoir détourné à leur profit cette vaste ingestion d’argent frais. “Cette croissance tous azimuts avec une politique de grands travaux s’est faite au détriment de la qualité de production et de construction”, estime Françoise Lemoine, chercheuse au Centre français d’étude et de recherche en économie internationale, elle aussi spécialiste de la Chine. Résultat, les ponts tombent en miettes. D’autres secteurs sont concernés. “Aujourd’hui, le phénomène s’est généralisé et ne touche pas que le bâtiment. L’alimentaire est également impacté”, ajoute Françoise Lemoine. Sur Weibo, le Twitter chinois, la blague à la mode est d’ailleurs de comparer les ponts chinois à du tofu – cette pâte de soja fermentée extrêmement friable. David Doucet

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Vue d’exposition Architecture. Possible here? Home-for-All, photo Francesco Galli

quel habitat après Fukushima ? Les Japonais remportent le Lion d’or de la Biennale d’architecture de Venise grâce à un projet de logements pour les zones inondées il y a un an par un tsunami.



ur les murs du pavillon japonais de la Biennale de Venise, c’est un paysage désolé qui se donne à voir : de grandes photos montrent la ville portuaire de Rikuzentakata submergée, en mars 2011, par les flots du tsunami, qui a fait près de 20 000 victimes et laissé 400 000 personnes sans logement. La zone n’est plus qu’un immense terrain vague d’où émergent des bâtiments en ruines. Un no man’s land rendu plus apocalyptique encore par l’accident nucléaire de Fukushima, situé plus au sud du Japon, et par la menace que constitue encore la piscine à ciel ouvert du réacteur 4. Mais plutôt que de céder au catastrophisme, plusieurs architectes japonais de renom ont réfléchi à cette situation et initié un programme de relogement : Homefor-All, une “Maison pour tous”. C’est ce message d’espoir et ce projet de reconstruction qui viennent d’être récompensés, pour la meilleure participation nationale, par le Lion d’or de la Biennale d’architecture de Venise. “Immédiatement après le tsunami, raconte Toyo Ito, commissaire du pavillon japonais et l’un des maîtres de l’architecture nippone contemporaine, j’ai démarré ce projet : c’est avant tout un processus de rencontres, un espace de dialogue et de réflexion entre les architectes et ceux qui ont perdu leur logement dans la catastrophe.” Dans le pavillon japonais, l’exposition prend la forme d’un journal intime racontant les visites des architectes dans la zone sinistrée, leurs échanges avec les habitants de Rikuzentakata,

une aventure à la fois constructive et humaniste

jusqu’aux débuts de la construction des logements. Au fil d’une centaine de petites maquettes, on assiste à l’évolution de ces petites maisons collectives, transformées au gré des nombreuses discussions où tout est pensé, systématiquement : l’étagement des toits, l’élévation de grandes charpentes en bois, la répartition des espaces collectifs, etc. “C’est une manière très différente de travailler pour nous, expliquent les architectes. Pas de grand concept, pas d’orientation formelle majeure, juste le courage palpable, au jour le jour, des personnes qui vivent là.” De son côté, le jeune et très prometteur Sou Fujimoto évoque l’émotion soulevée chez lui par cette aventure à la fois constructive et humaniste : “Quand Toyo Ito m’a invité à contribuer au projet, je ne savais pas comment agir, ni quelle approche adopter. Mais une fois arrivé sur le site, en parlant aux personnes qui témoignaient de leur vie quotidienne et de leur expérience physique du site, j’ai commencé à sentir l’émergence d’une architecture qui prendrait place ici, inévitablement, parmi ces gens et avec eux.” Autre signe d’espoir, toujours à la Biennale, se trouve exposée une immense maquette en bois reproduisant très exactement une île du Japon ravagée par le tsunami. Produite par la célèbre agence japonaise Sanaa – lauréate en 2010 du prestigieux Pritzker Prize, qui finit de construire en France le futur Louvre-Lens –, cette maquette se veut, là encore, un outil ouvert à la reconstruction et au dialogue avec les habitants victimes du tsunami. Le message est clair : face au désastre et à la nécessité, une architecture est possible. Jean-Max Colard Architecture. Possible Here? Home-for-All – 13e Biennale d’architecture de Venise, jusqu’au 25 novembre au pavillon japonais

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Le Touquet Paris Plage

retour de hype

Aude Pépin

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

les groles de rando 

“si ma gueule te plaît pas, regarde mon Klout”

Jacques Cheminade 2017 les blagues sur les Armstrong 

les rediffs de Ça se discute Homeland les ablutions au travail

“méchant, c’est une chose, mais végétarien putain !” Bérangère Claire la nécro de Johnny

Kim Gordon

Homeland L’angoissante série post-11 Septembre débarque sur Canal+. “Méchant, c’est une chose, mais végétarien putain !” Si vous n’avez pas encore lu l’interview d’anthologie de Van Damme sur lesinrocks.com, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Kim Gordon Dans une vidéo sur le net, la chanteuse américaine a lancé un vibrant appel à soutenir les Pussy Riot.

Matthew McConaughey obtenir sa carte Vitale

Bérangère Claire La très belle collection automne/hiver de la créatrice parisienne vient d’être dévoilée. Le Touquet Paris Plage Préférez la Manche à la Seine, si vous souhaitez croiser Brad et Angelina. Matthew McConaughey L’ex-loser d’Hollywood est à l’affiche de 4 films. Jacques Cheminade 2017 Curiosity alimente les rumeurs de retour du candidat de l’espace. David Doucet

billet dur

Hortefeux et Lionnel Luca à la lueur des lucioles, ce moment psychédélique où Nadine Morano, cuite au Campari, entama une danse vaudoue devant her Christian Estrosi, un Éric Raoult en fusion qui manqua d’en exploser Quelle belle idée tu as eue là, mon Cricri ! son pacemaker. C’était, paraît-il, aussi torride qu’un Une Association des amis de Nicolas Sarkozy. remake de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song version Depuis l’Amicale des tailleurs de pipes pan bagnat, dans cette ville témoin des étreintes de Saint-Claude et le fan-club géronto-mystique UMPFN dont tu es l’heureux administrateur. de Frank Michael, on avait rarement vu une telle Comme tu es aussi un ancien champion de ferveur déployée pour une cause aussi désuète. motocyclette qui a des lettres (et un smartphone), Bien plus rigolote qu’une banale et somnolente tu as tweeté cette belle phrase de Molière, extraite université d’été, tu as donc organisé, à Nice, de la scène II d’Amphitryon : “Et l’absence de ce l’université du has been, le jamboree du scoutisme qu’on aime, quelque peu qu’elle dure, a toujours trop politique où chacun était invité à se recueillir duré.” Je me suis tellement bidonné en la lisant que sur la dépouille vénérée de l’éclaireur en chef. j’ai repensé à cette autre punchline de MC Poquelin : Je n’y étais pas mais on m’a raconté. Ce feu “C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les de camp joyeux où l’on chanta du Enrico Macias honnêtes gens.” Moins drôle, toutefois, on apprenait et Mille colombes, en souvenir du soir béni en marge de votre réunion d’anciens combattus que de la Concorde. La double ration de fayots et les tu t’apprêtais à créer une milice privée et armée brochettes d’opportunistes du genre Copé pour patrouiller dans les quartiers sensibles de ou Suprême NKM, qui redoutent moins pour leurs Nice, sans doute pour pallier le manque d’effectifs ambitions personnelles un retour de la peste policiers après la saignée que leur fit subir celui bubonique que celui de l’ancien président. Et puis dont tu célèbres aujourd’hui le culte. Je t’embrasse le concours de blagues auvergnates entre Brice pas, j’ai pas réglé la cotisation. Christophe Conte

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Grimes, genèse d’une pop-star La Canadienne surdouée de 24 ans joue les reines pop dans son nouveau clip qui mixe esthétique médiévale, cosplay japonais et virée biyatch à Beverly Hills.

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les “Bad Girls” du désert

Le désert où les normes humaines n’ont plus cours serait-il le nouvel eldorado féministe ? Après l’Anglo-Tamoule M.I.A., qui crânait fièrement sur des bolides lancés à vive allure au milieu des sables marocains dans l’ahurissant Bad Girls, c’est au tour de la Canadienne Grimes de planter le décor de son nouveau clip Genesis dans les environs arides de Los Angeles. De son vrai nom Claire Boucher, Grimes, 24 ans, est la nouvelle it-girl de la pop indépendante contemporaine. Cette

jeune femme, inspirée aussi bien par la musique asiatique que par Aphex Twin ou l’esthétique 8-bits, a elle-même réalisé ce clip ouvertement féministe et riot (elle porte une casquette “Pussy” du plus bel effet) qui doit bien botter Quentin Tarantino. En ouverture de la vidéo, Grimes cite une des scènes de son Boulevard de la mort (trois filles en gros plan dans une bagnole), laissant entrevoir ce qui va suivre : l’odyssée d’une bande d’amazones et de queers qui va fondre sur la ville pour lui imposer sa loi.

medieval is the new cool

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le serpent de Britney Au centre de l’image, la chanteuse tient entre ses mains un serpent. Rupture de stock de chihuahuas ? Volonté de régler des vieux comptes avec son éducation ultracatho à Vancouver et d’embrasser publiquement le symbole de Satan ? Rien de tout ça. Pour comprendre la portée du geste de la jeune femme, il faut se replonger dans les archives de la pop music et plus précisément des MTV Video Music Awards de 2001. Ce soir-là, Britney, grandiose, avait scotché l’assistance en brandissant, au beau milieu de I’m a Slave 4 U, ce phénoménal boa constrictor, devenu à jamais le symbole de sa puissance pop. La séquence, restée célèbre, a depuis été rebaptisée “Snake Performance”.  Avec sa peau jaune camouflage, la bestiole (qui répondait au sympatoche blaze de Banana) a donc valeur de déclaration et laisse éclater au grand jour les intentions de la jeune Canadienne. Souhaitons-lui dans sa quête de savoir éviter le Blackout.

Côté look, Grimes et ses potes, qui n’aiment rien tant que faire tournoyer leurs épées en l’air, parviennent à un petit miracle : rendre visuellement intéressantes et excitantes des références jusqu’alors geek et surtout ultraringardes stylistiquement : Xena la guerrière, le cosplay (cette subculture de jeux de rôles japonaise qui consiste à s’habiller comme des personnages de manga, d’animation, etc.) ou encore les délires post-Mad Max des participants au Burning Man, ce festival d’illuminés techno qui viennent chaque année cramer pendant une semaine ce qui leur reste de neurones et de capital soleil dans le désert du Nevada. Rehaussé par quelques références savantes (Grimes dit s’être inspirée des Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Etapes humaines du peintre néerlandais Jérôme Bosch dans les magnifiques scènes de forêt), l’esthétique fantasy devient synonyme de coolitude et de sexyness. Mention spéciale à la rappeuse Brooke Candy qui, avec ses dreads roses, son armure métallique ajourée et ses déhanchements pelviens, invente un personnage ovniesque, fascinant mix entre la Khalessi de Game of Thrones, Lil’ Kim et Mystique, la mutante métamorphe écaillée de X-Men.

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Dada Masilo La chorégraphe sud-africaine met Le Lac des cygnes dans tous ses états.

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Swan Lake (Le Lac des cygnes) création, dans le cadre de la 15e Biennale de la danse de Lyon (les 17 et 18 septembre à la Comédie de Valence, du 24 au 27 au Toboggan – Décines, le 29 au Théâtre du Vellein – Villefontaine), tél. 04 27 46 65 65, w ww.biennaledeladanse.com. Et du 17 au 28 octobre au musée du Quai Branly, Théâtre Claude Lévi-Strauss, www.quaibranly.fr

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Suzy Bernstein

ada Masilo doit à sa grand-mère de s’être mise à la  danse : “Elle ne voulait pas que je reste à la maison à ne rien faire.” Formée à la Dance Factory de Johannesburg, sa ville, Dada Masilo prend ensuite la tangente. Deux années passées à Bruxelles, à l’école Parts (Performing Arts Research and Training Studios), créée par Anne Teresa De Keersmaeker, et Dada s’est déjà taillé une belle réputation – elle a dix pièces à son actif, dont Carmen et Roméo et Juliette, et sa présence, cet été à Avignon, fut remarquable. Sa rentrée va être chargée et son Swan Lake noir et ironique, avec un prince homo, fera incontestablement un tabac. Dada Masilo a vu son premier Lac des cygnes lorsqu’elle était enfant : “À 11 ans, j’en suis tombée complètement amoureuse. À 14 ans, j’ai compris que je ne serais jamais ballerine.” Depuis, Dada Masilo a trouvé sa voie : “Danser, c’est prendre position”. Philippe Noisette

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une rentrée 2012 vol. 1 Cat Power plein soleil, Two Door Cinema Club au sprint, The Vaccines en rappel, Calexico on the road again… 1. Cat Power Ruin

8. Calexico Splitter

Extrait de l’album Sun (Matador/Beggars/Naïve) C’est le Cat Po nouveau : Chan Marshall assise sur une ruine mais lézardant en plein soleil, avec une basse funky, un piano accrocheur, et un album très accessible.

Extrait en avant-première de l’album Algiers (City Slang/Pias) Septième album de nos gringos préférés, sorte de road-trip au panorama crépusculaire entre l’Arizona et La Nouvelle-Orléans.

2. Two Door Cinema Club Sun

9. Cheek Mountain Thief Showdown

Extrait de l’album Beacon (Kitsuné/ Cooperative Music/Pias) Le million de leur premier disque à peine atteint, les Irlandais s’attaquent à nos membres et à nos cœurs avec un deuxième album bourré de tubes en platine, mais plus varié et mieux dessiné.

Extrait de l’album Cheek Mountain Thief (Full Time Hobby/Pias) Échappé de Tunng, Mike Lindsay s’est réfugié dans la nature islandaise pour trouver amour et inspiration : son album fait le folk expérimental – et la joie des amoureux de Sufjan Stevens.

10. Dead Can Dance Amnesia 3. Grizzly Bear Sleeping Ute Extrait en avant-première de l’album Shields (Warp Records) Avec cette fresque épique sur fond d’éléments déchaînés et de guitares en torche façon Jeff Buckley, ceux qui prenaient les Américains pour des oursons rêveurs apprendront à les connaître en virtuoses sauvages et indomptables.

4. Lescop La Forêt Extrait en avant-première de l’album Lescop (Pop Noire/Casablanca/Universal) Ce tube étrange mélange la rigidité de la new-wave à une poésie toute française, avec son refrain qui entre comme une balle en tête. Pour évoquer sa musique dansante et glaçante, il parle de “variété bipolaire” : ça rime avec “tout pour plaire”.

5. The Vaccines Teenage Icon Extrait de l’album Come of Age (Columbia/Sony) À ceux qui ne voyaient en les Vaccines qu’un groupe pour couverture du NME, les Anglais répondent avec un deuxième album grouillant de pop-songs aiguisées, à l’écriture savante. Après le premier vaccin, le beau rappel.

6. The Fresh And Onlys Yes or No Extrait de l’album Long Slow Dance (Souterrain Transmission/Pias) Originaire de San Francisco, le quatuor entraîne dans un grand 8 émotionnel à coups de mélodies mélancoliques et de guitares scintillantes, comme sur ce mystique et enivrant Yes or No.

Extrait de l’album Anastasis (Pias) C’est vers la Grèce antique que nous dirige le duo Lisa Gerrard/Brendan Perry pour son grand retour après seize ans d’absence. Avec cette ambiance surnaturelle au pouvoir intact.

11. Mai Lan Easy Extrait en avant-première de l’album Mai Lan (3e Bureau/Wagram) Parfaite mise en bouche d’un premier album proposé par une ravissante effrontée from Paris, Easy est une ritournelle à la fraîcheur folk-pop euphorique et contagieuse.

12. Arno Show of Live Extrait en avant-première de l’album Future Vintage (Naïve) Entre Dylan et les Waterboys, le retour inspiré du Flamand, avec John Parish à ses côtés. Une cavalcade folk-rock qui possède même les atours d’un futur tube vintage.

13. Theodore Paul & Gabriel My Home Extrait de l’album Please Her, Please Him (Belleville Music) Le trio parisien androgyne flirte avec la ballade dylanienne et convoque le spectre de Janis Joplin sur ce bijou folk-rock ravageur.

14. SKIP&DIE Jungle Riot Extrait en avant-première de l’album Riots in the Jungle (Crammed Discs) Une chanteuse sud-africaine et un producteur hollandais s’unissent le temps d’un premier album polyglotte et explosif qui pioche dans l’electronica, le hip-hop et le rock.

7. Rich Aucoin It Extrait en avant-première de l’album We’re All Dying to Live (Platinum) Comme ses cousins d’Arcade Fire, le Canadien Rich Aucoin voit tout en grand et au pluriel : c’est entouré de cinq cents musiciens et porté par une pop chorale et lyrique qu’il atteint les cieux sur It.

15. The Toxic Avenger To the Sun (feat. Tulip) Extrait en avant-première de l’album à venir (Roy Music/Because/Ironic Sounds) Beats stridents, influences malsaines et groove irradié : avec des chansons de cette ampleur, le Vengeur ne restera pas masqué longtemps.

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boys next door

Des ventes de disques colossales, des concerts et festivals toujours plus massifs : Two Door Cinema Club vire au phénomène. Les Irlandais pourraient bientôt côtoyer les sommets avec un deuxième album annoncé comme l’événement pop de la rentrée. Reportage, chez eux, à Belfast. par Thomas Burgel photo Vincent Ferrané

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es collines vert fluo, des briques, un peu plus de roux qu’ailleurs, des pubs irlandais (mais des vrais), des murs peints, des panneaux Londonderry, un accent à couper à l’Opinel, un ciel moite et quinze degrés de moins qu’à Paris : pas de doute, on est bien à Belfast. “De chouettes pubs, si on doit retenir un truc de la ville”, nous explique Sam, le guitariste, en se marrant. “On est à la maison, oui : j’arrive de chez

mes parents, on termine tout juste le brunch”, raconte Alex, le chanteur à la banane rouquine impeccablement mise en pli. Les trois piles atomiques de Two Door Cinema Club – Alex Trimble, Sam Halliday et Kevin Baird, l’autre larron de la foire – sont venues, en pleine tournée des gros raouts européens, secouer leur cocotier nord-irlandais à l’occasion du festival Belsonic. Pendant l’un des concerts d’ouverture, en cinq minutes et avant de retourner en coulisses pour éviter

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Sam Halliday, Alex Trimble et Kevin Baird : des garçons normaux qui aiment s’amuser. “Une grande partie de notre succès vient de la manière dont on prend plaisir, visiblement, à ce qu’on fait.” Paris, juin 2012

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l’invasion, Trimble accepte de bonne grâce de se faire prendre en photo une vingtaine de fois par des fans ravis de côtoyer de si près leur héros local : les boys reviennent prophètes en leur contrée, où ils n’ont pas mis les pieds depuis une éternité – et ça se sent. “C’est quand la dernière fois qu’on s’est vus ?”, demande d’ailleurs la copine de Sam à Alex lors des retrouvailles. “À Noël”, répond-il. Les trois garçons, depuis plus de deux ans, ont eté pas mal occupés. Débordés ? Pas vraiment : ils ont simplement surfé avec plaisir sur une vague monumentale, qui a fait de Two Door Cinema Club l’un des plus beaux cartons britanniques de ces dernières années. Un carton prévisible et, pour ainsi dire, prévu. Dès les prémisses balbutiantes du soundcheck, vers 13 heures et sous une pluie semibattante, le corps et ses muscles (ses zygomatiques notamment) se souviennent. Très bien, même. Notre premier contact avec les Nord-Irlandais, pas vraiment doux, était comme une baffe – si jouissive qu’on a de suite tendu l’autre joue. C’était à la Boule Noire, en novembre 2009, lors du Festival des Inrocks, au cours d’une soirée consacrée à leur label, Kitsuné. L’évidence, d’emblée : on aurait littéralement pu entendre les mâchoires se décrocher et les popotins heurter le sol tant les tubes instantanés des beaux diables mettaient K.-O., debout et dansant, toute âme et tout corps présents. Alors presque inconnu, le groupe était déjà prêt pour la conquête de foules plus massives et pour assurer des concerts gargantuesques : quatre jours après, dans le même festival, il rejouait au débotté dans la Cigale voisine, en remplacement de La Roux.

Une fois encore, il transformait la vaste salle en bouillotte géante et admirative. Trois ans plus tard, leur explosivité scénique n’a pas baissé d’un bâton de TNT, bien au contraire. Le soleil couché sur Belfast, une petite pluie aussi fine que glaciale tombe sur une foule dense et excitée, parmi laquelle certains, vêtus de ponchos caoutchouto-publicitaires, semblent alcoolisés à la boisson favorite des ados désargentés du cru (l’inénarrable “Buckfast”, vin d’abbaye à 15 degrés surchargé en caféine).

“Salut Belfast. C’est génial d’être ici, ça fait longtemps, et vous êtes beaucoup plus nombreux que la dernière fois”, annonce Alex, sourire en coin, en introduction de la galopade solaire qui suit. Deux notes de basse, trois riffs, quatre mesures de batterie fauve, quelques touches de synthé et hop !, des milliers de bras cherchent à toucher le ciel et leurs corps attenants rebondissent en cadences infernales. Les vieux tubes transforment le pavé humide en dance-floor effervescent,

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“avoir plus de fans, dans plus de pays, percer aux États-Unis. On veut continuer à grimper”

Alex Trimble

ceux du nouvel album font presque immédiatement abdiquer les volontés et remuer les membres : TDCC reste donc le groupe, c’est scientifiquement prouvé, auquel il est physiquement impossible de résister. Ceux qui ont réussi à ne pas céder à la déferlante doivent être rares : entre la Boule Noire de 2009 et l’actuelle tournée britannique, Alex, Sam et Kevin n’ont pas fait du chemin, ils ont pris l’autoroute, à toute blinde, pied de plomb au plancher. Tourist History, leur premier album paru en 2010, vient de dépasser, doigts dans le nez, la barre du million d’exemplaires écoulés dans le monde. Le groupe a ouvert pour Phoenix aux États-Unis, et a écumé tous les festivals d’Europe, jouant sur des scènes de plus en plus amples. Il est devenu une incontournable tête d’affiche : leur récente tournée britannique était sold out en trois minutes. Dans l’Hexagone, Two Door Cinema Club a également déroulé ses concerts à guichets fermés, souvent des mois en avance, quand d’autres comme Foals ou Klaxons, espoirs pourtant déjà confirmés, peinent à remplir leurs salles. Ceux qui les ont vus aligner leurs tubes brillants devant une foule chantante et remuante de quelque 60 000 personnes aux Vieilles Charrues en ont encore la larme à l’œil et la crampe aux mollets. De 7 à 77 ans, chaque Français connaît en outre, probablement sans même le savoir, l’art lumineux de ces trois garçons : deux de leurs morceaux optimistes ont servi de signature musicale à des publicités télé. Et la planète, toute entière, connaît la bonne bouille d’Alex Trimble. Choisi par le metteur en scène Danny Boyle lui-même, il a été invité à chanter sur

un morceau d’Underworld lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres : la gloire, globale, en Mondovision. La gloire, certes, mais pas n’importe comment. Pas au prix des belles amitiés, de l’oubli de soi, de la prise de melon ou de l’assassinat de l’innocence et de la joie : Alex, Sam et Kevin sont des garçons normaux, et tiennent à le rester. “On aime être loyaux avec ceux qui nous suivent depuis longtemps, explique Kevin. La plupart des gens qui nous entourent sont là depuis le début, parce que ce sont des gens qu’on aime. On ne s’amuserait pas si c’était du business : ce n’est justement pas du business, on n’a même pas l’impression de travailler. Il faut aimer ça et je pense justement qu’une grande partie de notre succès vient de la manière dont on prend plaisir, visiblement, à ce qu’on fait.” La gloire, du moins son écho, a tout de même un prix : une éthique du travail qui n’a, jusqu’ici, connu aucun relâchement. Battre le fer tant qu’il brûle encore les lèvres semble avoir été la seule option possible pour le trio. “Nous sommes à une époque où la musique est devenue un objet de consommation, quelque chose de jetable, poursuit Sam. Beaucoup de gens se contentent d’avoir deux ou trois de tes morceaux sur une playlist, et ces playlists ont généralement une durée de vie limitée, tout le monde passe rapidement à autre chose… Tu peux donc assez vite disparaître du paysage, être oublié : pour éviter ça, j’imagine qu’il faut toujours donner quelque chose de neuf aux gens, rester présent dans le paysage.” Pour ne pas disparaître de la photo, Two Door Cinema Club a donc enchaîné, après les tournées et sans vacances, sur l’enregistrement, en deux mois à L. A., de son deuxième album Beacon, avec le producteur Jacknife Lee, 5.09.2012 les inrockuptibles 39

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une incontournable tête d’affiche : leur récente tournée britannique était sold out en trois minutes à notre disposition, ça nous a aidés à varier un peu les choses. La distance, le voyage, le fait de laisser derrière soi les gens ont influencé les textes. On met forcément pas mal de choses et de gens de côté, c’est difficile, d’autant qu’il faut apprendre vite. Il y a beaucoup de références à ça sur l’album, au manque, à l’envie de se fixer quelque part, avec quelqu’un… Je suis un romantique et je pense l’avoir mieux exprimé sur ce disque. Beacon est plus intime, plus personnel, il montre un peu plus de ce que je suis et de ce que nous sommes.”

grand spécialiste du son raz-de-marée qui noie les ondes FM (Snow Patrol, R.E.M., The Drums ou Bloc Party sont passés chez lui). L’esprit léger et l’inspiration intacte, les Nord-Irlandais ont réussi quelque chose de rare dans ces épuisantes circonstances – faire encore mieux. Pour se rendre compte du coup de force de Beacon, il est conseillé de réécouter Tourist History : si l’ancien n’a rien perdu, le nouveau a beaucoup gagné. Les rushs nerveux et les mélodies vocales accroche-cœur ne portent aucune trace de surmenage, les guitares restent tranchantes, sautillantes, exaltantes, les rythmiques discoïdes et explosives. C’est en termes de production et de variété que le groupe a fait un grand pas :

les beaux airs de Beacon jouent à saute-mouton avec des humeurs plus changeantes. Ils ont l’énergie de l’atome en fusion et sont presque tous des tubes potentiels mais ils sont, dans le même temps, marqués par la mélancolie, voire la tristesse de Trimble, celle que l’on peut parfois furtivement deviner dans quelques-uns de ses regards perdus : ses textes sont ceux d’un garçon qui apprend à adapter son romantisme à la solitude, à l’isolement et au déracinement qu’entraîne le carton international. “On voulait quelque chose de plus beau que Tourist History, un disque qui prenne le temps de remplir les espaces, de créer une atmosphère pour chaque chanson, explique Trimble. Un album avec plus de mouvement, plus de textures ; nous avions plus d’instruments, plus de musiciens

Mélancolie ou pas, Beacon est aussi un album qui montre que Two Door Cinema Club sait ce qu’il veut, où il va. Et que, sans trahir son esthétique ou son éthique, il fera ce qu’il faut pour atteindre ses objectifs. “On veut vendre autant, et peut-être plus de disques, affirme Trimble, sans modestie ni mégalomanie mal placée. Beacon n’est pas l’indication d’un changement majeur dans ce que nous faisons, c’est plutôt un nouveau pas sur le chemin que nous essayons de suivre. On veut jouer dans des salles de plus en plus grandes, comme ça a été le cas, graduellement, depuis la parution de Tourist History. Avoir plus de fans, dans plus de pays, percer aux États-Unis. On veut continuer à grimper.” Plus haut, encore plus haut, toujours plus haut ? C’est possible, c’est probable : déjà riche, l’histoire de Two Door Cinema Club ne fait peut-être que commencer. album Beacon (Kitsuné/Cooperative Music/Pias) twodoorcinemaclub.com interview intégrale sur lesinrocks.com concerts le 9 novembre à Rouen, le 12 à Nîmes, le 13 à Bordeaux, le 14 à Nantes, le 15 à Paris (Zénith)

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l’extase xx Avec l’album Coexist, qui fait danser le spleen et rend joyeuse la mélancolie, The xx signe un des trésors de 2012. Et si ce trio post-ado surdoué réussissait en France une carrière à la Cure ou à la Portishead ? par Géraldine Sarratia photo Benni Valsson

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ssis dans une des petites loges rouges du festival La Route du rock à Saint-Malo, Oliver Sim, chanteur et bassiste de The xx, dégaine de mannequin Burberry, savoure. Il est une heure du matin, la longue journée touche à sa fin. Après un concert, la veille, dans un énorme festival hongrois, et des galères d’avion qui ont donné des sueurs froides aux organisateurs français, le trio londonien vient de sortir de scène et est enfin en vacances. Cinq jours de break – une éternité aux yeux d’Oliver : “Je vais apprécier chaque instant, dit-il avec un large sourire. Je rentre à Londres dès demain matin avec Jamie. On a tellement voyagé ces dernières semaines que même Londres me semble exotique à l’heure qu’il est !” Romy, troisième acolyte, a choisi de rester un jour de plus à Saint-Malo pour assister au live des Chromatics, groupe de Portland qu’ils adorent tous les trois. “La production de Johnny Jewel est dingue, continue Oliver. On est totalement fans de tout ce que sort

le label Italians Do It Better : on écoute toujours un titre produit par Johnny Jewel avant de monter sur scène.” Un grand merci donc à mister Jewel pour les good vibrations. Car le concert de The xx à La Route du rock, un des premiers de la tournée montée pour leur tout récent Coexist, était somptueux. Pendant une heure de haute volée, mêlant tubes maison repris en chœur par le public et morceaux inédits plus dance-floor, difficile de reconnaître les adolescents joufflus qui jouaient timidement, dos à dos, les chansons de xx, leur premier album sorti en 2009. Dès le début du concert et les accords initiaux d’Angels, extrait, en apesanteur, de Coexist, on savait que les xx n’étaient plus tout à fait les mêmes. Il fallait voir la chanteuse Romy Madley Croft, regard déterminé, solidement campée sur ses appuis, tenir, du seul souffle de sa voix, la foule, compacte et électrisée. Deviner, dans la lumière bleutée, les mouvements sensuels d’Oliver, qui échangeait des regards complices avec les premiers rangs. Ou encore partager le plaisir

manifeste que prenait Jamie xx à balancer des beats house et à faire se lever des centaines de bras en l’air en seconde partie de concert. “Je crois qu’on a vraiment appris à aimer la scène, explique Romy, qui nous a rejoints, vêtue de noir comme à son habitude. On était tellement timides ! À nos débuts, nous osions à peine chuchoter les paroles de nos chansons. Si trois personnes écoutaient, c’était déjà beau !” Oliver précise : “Par le passé, nous devions vraiment nous concentrer sur notre jeu et nos instruments. Maintenant, nous pouvons nous en détacher et nous lâcher. La scénographie nous y aide beaucoup.” Le minimalisme scénique des débuts a fait son temps. Des projections, hypnotiques et psychédéliques, des jeux de lumière et de fumée créent une ambiance intimiste et éthérée. Symbole du groupe, le “x”, autrefois scotché sur un drap blanc tendu en arrière-plan, surplombe à présent la scène, énorme et translucide. “Depuis le début, nous recherchons une continuité visuelle – dans nos vidéos, nos pochettes, nos lives,

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Romy Madley Croft, chant et guitare 5.09.2012 les inrockuptibles 43

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du fantasme à l’expérience, de la rêverie à l’épreuve de la chair notre merchandising, explique Oliver. Nous avons choisi notre nom avant tout pour ses qualités graphiques.” Depuis le début, 2005 donc. Le groupe vient de se former sur les bancs de l’Elliott School, école londonienne ouverte à l’enseignement des arts, qui a vu défiler Hot Chip, Four Tet, Burial. Précoce, leur formation repose déjà sur une longue histoire amicale. Oliver et Romy se connaissent depuis l’âge de 2 ans. “Elle est comme une sœur, préciset-il. Je n’ai jamais été séparé d’elle plus de trois semaines d’affilée.” À 11 ans, Jamie devient leur meilleur ami. Xx comme ecstasy ? Sexe ? Génération X ? Anonyme ? En 2009, dès la sortie de leur premier album, beaucoup se seront échinés à trouver un sens à ce logo à la perfection gémellaire – comme s’il fallait rationaliser ce qui échappait alors à l’entendement, à savoir : comment, à 19 ans, ont-ils pu, avec leurs petites chansons intimistes, jouées à deux doigts, prendre la pop anglaise à revers et produire un disque aussi puissant ? Comment quatre gamins (la guitariste Baria Qureshi a quitté le groupe fin 2009), à peine pubères, au look corbeau-emo, ont-ils pu chanter les plus beaux fragments de discours amoureux entendus depuis des lustres ? Car la grande affaire de ce xx, aucun doute, c’était l’amour. Le vrai, le grand, avec ce qu’il peut avoir de sublime mais aussi de terrifiant, de destructeur, paralysant. Celui qui engage l’être tout entier, peut donner des sueurs froides et la sensation d’étouffer. On se souvient du titre Crystalised, petit chef-d’œuvre de pop stendhalienne sur lequel la narratrice demande à son amant de ne pas venir trop près, de respecter la distance nécessaire à leur possible rapprochement. “Go slow”, lui répètet-elle comme un mantra érotique. “Nous écrivons sur ce que nous vivons. Ce ne sont jamais les bouquins ou les films qui m’inspirent, explique Romy. Toujours les gens, mes amis, les situations autour

Oliver Sim, chant et basse

de moi.” Oliver renchérit, avec humour : “Je n’avais pas accumulé beaucoup d’expérience en la matière du temps du premier album. J’avais 15 ans quand j’ai commencé à écrire ces chansons. Je m’inspirais de mes proches, en me demandant ce que je ferais quand ça m’arriverait. Aujourd’hui, mes chansons sont davantage comme un journal intime.” Du fantasme à l’expérience, de la rêverie à l’épreuve de la chair, de l’adolescence à l’âge adulte : tel est le fossé qui sépare, à tous points de vue, xx de son successeur Coexist. Les trois amis ont grandi et pris des apparts à Londres. “J’aime rester chez moi, confie Romy. Je ne sors pas tellement, je n’ai pas une vie de star.” Le groupe a beaucoup voyagé et pris conscience du monde qui l’entoure : “On a vécu des trucs dingues, raconte Oliver, rencontré énormément de gens, comme Courtney Love. C’était irréel de dire ‘hello’ à des gens dont on avait le poster dans notre chambre !” Des expériences qui nourrissent Coexist, disque réalisé à leur rythme : “On n’avait pas de deadline, poursuit Romy. Le label nous a fait confiance. C’était si bon d’avoir du temps libre ! Finalement, nous avons écrit les chansons plus tôt que prévu, dès

la fin de la tournée.” Pour les enregistrer, le trio s’est enfermé quinze heures par jour dans son studio du quartier d’Angel, à l’est de Londres – un grand duplex qui abritait auparavant un studio photo. À l’étage, la salle d’enregistrement : une petite pièce très “xx”, tapissée de velours noir et éclairée de bougies. En bas, plus classique, la pièce à vivre, dans laquelle Oliver et Romy ont écrit une grande partie des chansons. Une petite révolution pour le duo. D’ordinaire, chacun écrivait ses paroles dans sa chambre, les envoyait par mail à l’autre, et chantait ensuite sur scène les paroles qu’il avait écrites, les chansons juxtaposant les points de vue. “Nous travaillions comme deux artistes solo, résume Romy. Cette fois, nous nous sommes enfermés tous les deux dans une pièce avec des feuilles blanches. C’était comme abattre un mur entre nous.” Certaines chansons ont ainsi été écrites très vite, comme Chained, un des moments forts du disque. “La mise en forme du texte s’est faite presque intuitivement, poursuit Oliver. Jamie a ensuite achevé la chanson avec nous. Travailler ainsi m’a vraiment donné la sensation de faire partie d’un groupe.”

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ses productions. “Un mec super, normal, qui n’a pas la grosse tête, confie Jamie. Il écoute beaucoup de musique anglaise et se demande comment rénover la pop américaine. Je pense qu’on rebossera ensemble. J’ai beaucoup appris.”

Jamie “xx” Smith, synthés et boîte à rythmes

Beaucoup plus animé rythmiquement que ne l’était xx, le disque laisse poindre de nouvelles influences house. “Nous avons découvert que nous aimions danser, explique Romy. L’influence était déjà présente sur le premier album, mais plus subtilement que sur celui-ci. J’ai pas mal fait le DJ, traîné dans les clubs et découvert toute une nouvelle culture. Jamie nous a aussi fait écouter beaucoup de choses.” Chercheur fou de nouveaux sons, le troisième membre de The xx a mis à profit son temps libre pour se laisser aller à sa boulimie musicale. Il a notamment réalisé trois pèlerinages à la Mecque de la house, Chicago, où il a écumé les magasins de disques. “Les influences house et techno ressurgissent très fort depuis quelque temps en Angleterre, explique le génial jeune producteur. Jusqu’à présent, la dance-music était dominée par le dubstep, ce n’était pas très dansant. C’était également très masculin. Tout change, en ce moment, c’est très excitant.” Jamie a également multiplié les collaborations. On se souvient de We’re New Here, son magnifique remix de l’album I’m New Here de Gil Scott-Heron. Il a ensuite travaillé avec le rappeur Drake, fan de

Du haut de ses 23 ans, Jamie est la grande révélation de l’album. Son influence, son talent sont palpables dans chaque arrangement, chaque repli du disque, même si celui-ci a vraiment été conçu à trois : “Quand on bosse ensemble, explique-t-il, on n’y va pas par quatre chemins. C’est très franc et brutal. De cette façon, on parvient vraiment à créer quelque chose qui nous ressemble.” Il avoue qu’une de leurs priorités était de parvenir à préserver cette sensation d’espace, très présente dans leurs chansons. “L’espace s’est installé très naturellement dans notre musique. Ça vient de notre pratique scénique : en live, nous n’utilisons jamais de pistes enregistrées, nous voulons tout jouer, que ça sonne réel. Nous avons enregistré de la même façon.” Frontal et d’une profondeur sonore époustouflante, Coexist fait franchir un pas de géant au trio anglais. Construit comme une longue journée, il débute aux premières lueurs du jour avec Angels, titre le plus évidemment en filiation avec le premier album. Les corps se mettent en mouvement avec la dubstep Chained et s’affolent au son des steel drums de la vertigineuse Reunion, qui chante la lente dissolution du sentiment amoureux. Le disque bascule ensuite dans la nuit et la house avec Tides ou Swept away. Planante, la mélancolique Our Song clôt l’album, laissant l’auditeur béat devant tant d’audace, de clairvoyance, de liberté. “Dans nos chansons, il n’y a pas de noms de villes, de lieux, d’il ou elle, conclut Romy. J’aime penser qu’on fait de la musique dans laquelle on peut s’échapper.” Jamais la fuite n’avait été aussi belle. album Coexist (XL/Beggars/Naïve) www.thexx.info 5.09.2012 les inrockuptibles 45

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rentrée rock

Pour obtenir l’autorisation de rachat du prestigieux label EMI, en cours de négociation à la Commission européenne, Universal Music propose de partager le gâteau avec des labels indépendants. Au risque de déstabiliser une industrie du disque déjà mal en point. par Francis Dordor

pour qui sonne le glas ?

E

n novembre, Universal Music Group, filiale de Vivendi et leader mondial sur le marché de la musique, se proposait pour le rachat d’EMI, la troisième major par la taille, moyennant 1,4 milliard d’euros. Cette acquisition, si elle est validée par la Commission européenne – qui a jusqu’au 27 septembre pour rendre sa décision –, promet de bouleverser à nouveau un paysage industriel déjà défiguré par l’effondrement des ventes de disques physiques. Autrefois florissant, ce secteur a perdu plus de la moitié de ses revenus en une décennie, avec des conséquences désastreuses pour la création, l’emploi et la viabilité de toutes les activités qui y sont liées. L’absorption d’EMI par Universal Music semble ainsi s’inscrire dans une logique de rationalisation économique dont l’objectif est de répondre aux exigences des actionnaires sans jamais apporter la moindre solution au fond du problème, à savoir la monétisation des contenus musicaux sur internet. Cette nouvelle manche d’une partie de chaises musicales fatale, véritable jeu de massacre à l’issue duquel ne resteront qualifiés que trois grands groupes – Universal, Sony et Warner – avant un probable et ultime round, est pourtant la plus âprement disputée de toutes. Dans son examen du dossier, la Commission européenne n’a pas manqué de pointer le risque d’une concentration qui nuirait tant à la diversité musicale qu’au respect de la concurrence. Le syndicat européen Impala (Independent Music Companies Association), qui regroupe de nombreux labels indépendants, a laissé entendre que dans certains pays, dont la France, la part de marché accaparée par le nouveau consortium excéderait les 50 %, et jusqu’à 80 % dans certains secteurs comme le jazz et la musique

David Guetta, Lady Gaga, Blur, Rihanna, Eminem… Tous ces artistes pourraient se retrouver entre les mains d’une seule major, Universal Music

classique. Afin d’éviter de voir la Commission bloquer l’opération, Universal Music a donc décidé de céder pour 150 millions d’euros d’actifs en offrant à ses concurrents indépendants la possibilité d’acheter certains morceaux de l’ancien groupe EMI. En avril, le catalogue des éditions EMI a été vendu à Sony pour 1,6 milliard d’euros. Les autres actifs dont Universal Music propose de se défaire pour alléger le mammouth et assouplir la position de la Commission et celle d’Impala concernent notamment des labels tels que Chrysalis ou Virgin Records. Ce dernier, aujourd’hui désaffecté, pourrait d’ailleurs renaître sous l’impulsion d’un duo composé de l’homme d’affaires Richard Branson, son fondateur, et de Patrick Zelnik, jadis président de Virgin France, aujourd’hui à la tête de Naïve – label, notamment, de Benjamin Biolay et de Carla Bruni. En se déclarant en faveur de la fusion Universal-EMI, dans une tribune parue en juillet sur le site du Financial Times, Patrick Zelnik a visiblement fissuré le front des indépendants, jusqu’à présent unis dans

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“rien ne nous garantit qu’Universal ne finisse pas par abuser de sa position dominante”

DR

Marc Thonon, du label Atmosphériques

leur hostilité au rachat. Et avec quels arguments ! “Je pense que cette fusion pourrait servir de point de départ à une nouvelle donne, a-t-il écrit. Aujourd’hui, le danger réside certes dans la concentration du marché entre les mains d’une super major, avec les conséquences évidentes à déplorer pour la diversité culturelle, mais aussi dans l’éventualité que les maisons de disques deviennent sous peu des sous-traitants de Google et d’Apple, avec les mêmes inévitables conséquences. Le cas échéant, les géants de l’internet en viendraient tôt ou tard à exiger que nous ciblions les œuvres en fonction de critères exclusivement commerciaux. C’est pourquoi nous devons nous réunir autour d’une table pour redéfinir tous ensemble, majors et indés, la manière de satisfaire et de stimuler la demande, notamment grâce à de nouvelles plates-formes de téléchargement payant.” Plus nuancé, Marc Thonon, du label Atmosphériques (Charlie Winston, Barbara Carlotti…), voit dans cette fusion à la fois une chance et un péril : “Dans un univers de la musique en plein bouleversement, où les fournisseurs de contenus sont devenus minuscules par rapport à ceux de l’internet, tout en restant

incontournables, il y aurait quelques raisons de s’allier avec Universal, qui a toujours cherché à valoriser ses catalogues et leurs répertoires, et qui pourrait peser favorablement au profit de tous. Par exemple, pour la renégociation des abonnements avec les sites de streaming tels que Deezer ou Spotify. Le problème, c’est qu’aucune règle du jeu n’a été définie et que rien ne nous garantit qu’Universal ne finisse pas par abuser de sa position dominante en matière de distribution ou de médiatisation des artistes.” C’est cette menace que veut retenir Martin Mills, le boss du label Beggars (Radiohead, The xx, Jack White…). Le plus farouchement opposé au rachat, il ironise sur la bonne volonté de la major : “Universal fait ça uniquement pour étendre son pouvoir sur le marché, le pouvoir d’imposer sa loi aux gens de l’internet et d’influencer leurs choix, le pouvoir de surenchérir sur les contrats, le pouvoir d’étrangler la concurrence. Universal se voit soudain en bon Samaritain du métier. Bizarrement, cette vocation ne lui vient que lorsqu’il est sur le point de bouffer EMI.” 5.09.2012 les inrockuptibles 47

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bande-son pour un été indien Découvertes et grands retours, festivals et concerts uniques, jeunes pousses ou légendes d’automne : la saison sera riche pour les oreilles. Panorama. par JD Beauvallet, Thomas Burgel, Christophe Conte, Stéphane Deschamps et Johanna Seban

nouvelles têtes Torride, mélancolique, agitée ou joyeuse : de l’Australie à l’Angleterre, des États-Unis à la France en surchauffe, la rentrée aura son lot de révélations.

Lisa Roze

Mai Lan

Pour entretenir le mythe de l’été sans fin, de l’été indien, quelques conseils pour maintenir très haut les températures : on pense au hip-hop coquin de Pac Div ou Angel Haze. Ou à la pop torride de deux duos qui vont affoler les sens : les deux sœurettes sexy de Saint Lou Lou, et surtout AlunaGeorge et son r’n’b futuriste et pervers qui devrait nous faire l’automne puis l’hiver. Sur le même excellent label Tri-Angle, on suivra également avec passion Holy Other, que certains comparent déjà à la fusion de My Bloody Valentine et Prince ! En France, pour un mois de septembre assez révélateur de la vitalité de la scène, on se lovera avec une volupté identique dans la pop tournicotitournicoton de Mai Lan (le 10 septembre) que dans celle particulièrement glaçante de Lescop (le 1er octobre), que l’on retrouvera épaulé de l’élite de la nouvelle pop française (Concrete Knives, Granville, Juveniles, La Femme…) sur

la compilation-manifeste Éducation française (le 5 novembre). Parmi ces nouveaux venus, Woodkid, future star qui, sans album, réussira le 26 septembre à remplir le prestigieux Grand Rex, et Lou Doillon, auteur d’un bluffant premier album. Le charme sera à l’honneur, électrifié, tendu et en français dans le texte, chez la Québécoise Marie-Pierre Arthur (le 24 septembre) ; exquis chez la Française Swann, accompagnée de Mocke (du groupe Holden). Alors que l’on fêtera les 15 ans de la French Touch (expos à la Gaîté Lyrique et aux Arts-Déco), on ira chercher les nouvelles pousses au nouveau club parisien Wanderlust, dans l’écurie pétaradante Bromance, dans le groove trouble de The Aikiu ou l’electro-pop romantique de Yan Wagner (le 1er octobre). L’Australie, elle, déléguera Tame Impala, dont le second album (le 8 octobre) apportera joie et couleurs à l’automne naissant.

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LesA méricains de Chairlift seront au Pitchfork Music Festival de Paris, le 1er novembre

L’Amérique versera dans la bizarrerie fascinante avec The Gaslight Anthem, la fureur froide avec Metz, la vulgarité sexy avec Deap Vally, et l’outre-soul avec l’excellent duo Ms Mr, tous attendus. L’Angleterre, fidèle à sa vocation, enverra son armada de gouailleurs, de faiseurs et de petits maîtres pop, parmi lesquels le dandy Rollo Jean, les tubesques Toy et Theme Park, les petites frappes de China Rats, les mélancoliques Daughter, le rappeur-bricoleur Melé, les surfutés Only Real, les illuminés d’Egyptian Hip Hop, les psychédélicieux Glass Animals, le suave Petite Noir, les petits malins mélodiques de Coastal Cities, les gouapes de Janice Graham Band, l’artisanat du jeune King Krule, la house étourdissante de Disclosure ou, notre grand espoir, la pop cubiste d’Arthur Beatrice. Voilà qui devrait contrebalancer les retours en très grande pompe de Muse, Mumford & Sons ou The Killers : au moins du 48.

Tom Hines

spectacles (très) vivants Face à l’avalanche de sorties en septembre et octobre, il y aura également pléthore de concerts. Gros automne en perspective à travers la France. On aura de quoi se dégourdir avec Marsatac du 20 au 30 septembre à Nîmes et Marseille (Sebastian, James Murphy, De La Soul, C2C, Orelsan…), Elektricity du 24 au 29 septembre à Reims (Woodkid, The Bewitched Hands, La Femme…), Scopitone du 18 au 23 septembre à Nantes (Woodkid, Nathan Fake, Murkage, Naive New Beaters…) et, enfin, Nordik Impakt du 25 octobre au 3 novembre à Caen (M83, C2C, Don Rimini…). À Paris, du 14 au 16 septembre et dans le beau parc de Bagatelle, We Love Green invite Norah Jones, Django Django, Electric Guest… à inventer une rentrée éclatante. Au même moment, du 13 au 17 septembre, le Café de la Danse reçoit, dans le cadre du festival Eldorado, de discrets songwriters (Julien Pras, Ramona Cordova, Graham Coxon). Enfin, les trois premiers jours de novembre verront le festival Pitchfork faire son beau retour avec les venues de M83, Animal Collective, Grizzly Bear, Sébastien Tellier, Liars ou Chairlift. Quelques jours plus tard commencera le marathon du Festival Les inRocKs (lire pages suivantes). Et pour ceux que les festivals ennuient, il reste les concerts uniques : Radiohead, à Bercy, les 11 et 12 octobre, les deux Zénith d’Archive les 16 et 17 novembre. Enfin, même si personne n’est obligé d’y aller, Lady Gaga jouera au Stade de France le 22 septembre puis à Nice le 4 octobre ; et les énormes Muse seront à Montpellier le 16 octobre, à Bercy le 18, et à Nantes 22 octobre. concerts sur www.lesinrocks. com/musique/agenda-concerts 5.09.2012 les inrockuptibles 49

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around the world

Nelson Faria

Après les Jeux olympiques, la forme olympique : des artistes de la Terre entière viennent nous enchanter. le grand beau disque d’ici Les prochains tordu est remportée Jeux olympiques d’été haut la mano par un groupe qui rêve d’ailleurs et s’y rend en tapis volant, vient se tiendront en 2016 au jusqu’alors inconnu : d’Angers, s’appelle Cinéma Brésil. Mais dans l’épreuve les Colombiens Meridian du lancer de disques Brothers, qui transforment El Mundo, et c’est Lo’Jo qui l’a fait. Un peu de lecture : de la rentrée 2012, le les rythmes locaux Le pays woù naquit le blues du Brésil rafle déjà plein (cumbia, salsa) en exotica musicologue Alan Lomax, de médailles : Tom Zé, électroniquée, comme enfin traduit en français. Vinicius Cantuária, si Devo avait été enlevé En expo : la rétrospective Criolo, Curumin et surtout par des extraterrestres et Django Reinhardt à Lucas Santtana (son album relâché dans la jungle la Cité de la Musique. est une drogue dure) amazonienne. Le disque Et en attendant la livraison vont marquer la période. le plus drôle et insensé d’albums en provenance Lusophone aussi, mais du de la rentrée. d’Afrique (on aime déjà Portugal, Carmen Souza Retour en France, où enchante avec un album Baptiste Trotignon, David El beaucoup celui d’Ethiopia Super Krar), on se plongera d’entrechats vocaux Malek ou Ibrahim Maalouf dans la programmation fantasques. La médaille prouvent que le jazz va du festival Africolor. d’or du lancer de disque bien quand il voyage. Mais

Le Brésilien Lucas Santtana

dans le rétro Retours en grâce, redécouvertes de génies oubliés ou concerts imprévus : certaines résurrections sont miraculeuses. Ce n’est pas le come-back le plus tapageur de l’année mais tout de même : Bill Fay, songwriter anglais, auteur de deux somptueux albums à la fin des 60’s, avait disparu des radars depuis quarante ans. Après un recueil de demos passé inaperçu en 2010, il revient avec un nouvel album, Life Is People, porté par de jeunes musiciens anglais et par Jeff Tweedy (Wilco), qui s’offre un duo avec son héros de l’ombre préféré. Parmi ces exhumations de génies incompris en leur temps, on avait retrouvé il y a quelques années l’Américain Sixto Rodriguez à l’occasion de la réédition

de son fantastique Cold Fact, paru en 1970. Un incroyable documentaire, Searching for Sugar Man (sortie le 26 décembre), vient aujourd’hui raconter la filature menée par deux fans qui le pensaient mort et le découvrirent en pleine forme. L’un des grands inspirateurs de Rodriguez, un certain Bob Dylan, est lui aussi de la fête avec un nouvel album, Tempest (le 10 septembre), où il devra se montrer à la hauteur de sa réputation de Francis Cabrel yankee. Dans la foulée de sa résurrection, avec son premier album depuis seize ans (Anastasis, sorti cet été), le duo de comiques australo-anglais Dead Can Dance sera en concert, déjà complet, le 27 septembre au Grand Rex. Les amateurs de communion solennelle ne pourront même pas se rabattre sur les trois Olympia

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rentrée rock

Maciek Pozoga

The Bewitched Hands

comme un boomerang À peine partis, ils reviennent déjà : cet automne, les nouveaux albums se ramassent à la pelle. Ils seront donc promise pour le nombreux, côté français, 5 novembre et riche de à apporter, dans les nombreuses collaborations prochaines semaines, (Vanessa Paradis, un nouveau chapitre Carl Barât, Oxmo Puccino, à leur discographie : Orelsan…), mais Benjamin Biolay bien sûr, aussi Rubin Steiner, avec une Vengeance Naive New Beaters,

de Leonard Cohen (du 28 au 30 septembre), également remplis depuis des lustres. On leur conseillera de louer vite fait des places pour The Apartments, groupe australien magnifique qui opère lui aussi un grand retour grâce à la souscription d’admirateurs français. Ils seront notamment le 3 décembre aux Bouffes-du-Nord à Paris puis à Clermont-Ferrand et Nantes. Les plus festifs iront célébrer les Pogues, les 11 et 12 septembre à l’Olympia. Les casaniers, eux, attendront sagement dans leur fauteuil les rééditions en coffrets anniversaires luxueux du Never Mind the Bollocks des Sex Pistols (le 24 septembre) ou du non moins déterminant The Velvet Underground & Nico (le 29 octobre), précédé d’un nouveau John Cale fascinant, Shifty Adventures in Nookie Wood, le 1er octobre.

Mathieu Boogaerts ou encore The Bewitched Hands – les excellents Rémois dégaineront le 24 septembre Vampiric Way, un deuxième album époustouflant. Les artistes prolifiques (les Américains de Flaming Lips annoncent d’ores et déjà un nouveau disque, The Terror) seront rattrapés par les paresseux : après presque dix ans d’absence, Cody Chesnutt publie, le 30 octobre, un deuxième album inspiré de ses années d’addiction au crack. L’Amérique n’attendra donc pas les élections du mois de novembre pour attirer les projecteurs : Calexico revient dès septembre, Passion Pit, aperçu sur scène cet été, en octobre. La grosse FM, elle, se réjouira des retours de Mika et Muse – on leur préférera ceux, plus discrets mais ô combien excitants, du Grandaddy Jason Lytle et de Bat For Lashes (tous deux le 15 octobre) et de Flying Lotus, dont le sinueux Until the Quiet Comes est prévu pour le 22 octobre.

Sixto Rodriguez (image extraite du documentaire Searching for Sugar Man)

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Festival Les inRocKs

que demande le Pulp ? Des découvertes prometteuses, des machines à danser, une soirée spéciale Benjamin Biolay, une autre consacrée au label Kitsuné et, last but not least, Pulp rejoint notre programmation pour une date unique à l’Olympia. par Ondine Benetier

 Q

ui a dit que le mois de novembre était le mois le plus triste de l’année ? Certainement pas nous, car les nuages gris et la pluie probable ne gâcheront en rien la 25e édition du Festival Les inRocKs. Outre des têtes d’affiche (Hot Chip, Spiritualized, Alabama Shakes, Tindersticks), de futurs grands (Electric Guest, Alt-J, Citizens!) et une soirée très spéciale autour de Benjamin Biolay, c’est le cœur heureux et les yeux embués de larmes de joie que l’on complète la programmation du festival avec le plus beau des cadeaux de Noël en avance : le grand retour à Paris de Pulp, pour une date unique à l’Olympia, le 13 novembre. La tournée de come-back de Jarvis Cocker

et de ses amis avait en effet jusque-là boudé la capitale française. L’injustice sera donc réparée lors d’un concert qui viendra clôturer de la plus belle des façons une large semaine de concerts. Le groupe tenait à rejouer au Festival des Inrocks pour boucler une boucle ouverte avec leur première apparition, spectaculaire, lors de ce même festival en 1991. Bonjour Jarvis, mais bye-bye Andrew Bird et Jake Bugg, dont les concerts respectifs des 6 et 8 novembre sont malheureusement annulés. Le premier, pour des conflits de planning retardant sa venue en Europe ; le second, parce qu’il a été appelé par Noel Gallagher pour assurer la première partie de sa tournée américaine. Mais pas de panique, les trois groupes

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qui devaient accompagner Andrew Bird (Here We Go Magic, Half Moon Run et Arthur Beatrice) se déplacent du Trianon au Divan du Monde le même soir, tandis que le jeune Bugg – de retour à Paris le 28 novembre – laisse sa place, aux côtés d’Alt-J (Δ) et d’Haim, aux très prometteurs Caandides et à leur pop élastique. Autre ajout, le 5 novembre au Casino de Paris : celle du chevelu Kindness, dont le funk endiablé finira d’achever cœurs et mollets le premier soir du festival avec Hot Chip, Juveniles et Lescop. Toujours vivants ? Plus pour longtemps, puisque se rajoutent aussi deux soirées à thème et à potentiel de perte de points de vie élevé ! Le 7, rendez-vous est pris une fois encore avec le label Kitsuné : les brillants Theme Park, Coastal Cities et Saint Lou Lou prendront d’assaut la Boule Noire

dans le cadre de notre festival. À la Boule Noire aussi, le 11, c’est la Basse-Normandie qui sera représentée, lors d’une soirée Normandie Indie Club gratuite, par Granville, The Lanskies et Jesus Christ Fashion Barbe. Le mois de novembre, c’est mieux que l’été. 25e édition du Festival Les inRocKs du 5 au 13 novembre à Paris, Toulouse, Marseille, Caen, Nantes, Lyon et Lille. Ouverture de la billetterie pour l’Olympia et la soirée Kitsuné Maison En Vrai à la Boule Noire, le vendredi 7 septembre. Les billets pour le Divan du Monde sont disponibles. Les billets pour le Trianon ne seront pas valables au Divan du Monde et sont remboursables dans les points de vente où ils ont été achetés. infos et billetterie www.lesinrocks.com, www.fnacspectacles.com, www.alias-production.fr 5.09.2012 les inrockuptibles 53

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le discret Double actualité en cette rentrée pour Fellag : un film québécois et un nouveau spectacle. Conversation dans un train avec un explorateur toujours en mouvement. par Pierre Siankowski photo David Balicki

F

ellag nous a donné rendez-vous dans le train. Celui qui part de Paris et qui va en direction de Metz, où il doit présenter, en avant-première, le film du Québécois Philippe Falardeau, Monsieur Lazhar, qui sort le 5 septembre. Il débute aussi un nouveau spectacle au Théâtre du Rond-Point à Paris, le 11 septembre : Petits chocs des civilisations. L’homme avance à grande vitesse. On le retrouve dans le wagon de tête, assis en face du réalisateur. Son corps est posé de façon admirable, les mains à plat sur la table, alors que le paysage défile à toute blinde. On pense à un film de Jacques Tati. Né en 1950 dans la région de Tizi Ouzou, en Algérie, Fellag est une figure du stand-up contemporain, un quasi-mythe. Il y a dix ans, on lui avait amené l’un de ses plus grands fans, Jamel, pour un entretien croisé en couverture des Inrockuptibles. Le jeune Debbouze avait eu du mal à s’en remettre, un peu comme quand il avait rencontré Snoop Dogg et Barry White pour la première fois. Il faut dire que Fellag est un type troublant. L’homme est carré et puissant, mais sa poignée de main et sa voix sont d’une douceur redoutable. Ses mots se détachent très lentement. “Vous allez bien depuis dix ans, Les Inrocks ? Moi je n’ai pas changé, vous avez vu, hein !” Mohamed Saïd Fellag est un survivant. En 1993, il a dû quitter l’Algérie d’urgence après que le théâtre

qu’il dirigeait, à Tizi Ouzou, avait été plastiqué à trois reprises. “Fellag, il s’est battu avec un couteau, avec une hache. Ma génération, on se bat avec un Coton-Tige sur les oreilles. Et quand on n’a rien à faire, on se nettoie l’oreille avec”, déclarait, plein de respect, Jamel en 2002 au sujet de l’animal. Même respect quand Philippe Falardeau, qui a tourné pendant de longs mois avec Fellag à Montréal, raconte : “J’ai vu un type qui conduisait un taxi s’arrêter en plein milieu de la route, un Algérien. Il est sorti de sa voiture, a laissé la porte ouverte en pleine circulation et s’est jeté dans les bras de Fellag, il voulait à tout prix qu’il vienne prendre le thé chez lui. Le mec était au bord des larmes.” Fellag est une légende discrète. Il sourit d’un air malicieux en écoutant l’anecdote. Dans Monsieur Lazhar, il joue le rôle de Bachir Lazhar, un Algérien qui déboule on ne sait trop comment dans une école primaire de Montréal, après le suicide de l’un des professeurs, et qui reprend peu à peu la classe en main. Alors qu’il se présente aux jeunes élèves québécois, il commence par évoquer ses origines : l’Algérie. Fellag vit en France depuis près de vingt ans avec sa femme et ses enfants, mais l’Algérie “est toujours dans mon sac à dos”. “Ce n’est pas une nostalgie anesthésiante, c’est une nostalgie saine. Je sais que l’époque et les lieux que je pourrais regretter, eh bien, justement, ils n’ont plus lieu. Ma vie est en France désormais.” Il se tient pourtant informé. “Je suis ce qui

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“J’habite la langue française, et elle me fait voyager.” Paris-Metz, août 2012

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“l’Algérie, c’est l’épine plantée dans le cœur de mon âme” Haïti, c’est chez moi. Le Sénégal, c’est chez moi. Le Québec, c’est chez moi.” Le Québec, où il a tourné Monsieur Lazhar, Fellag y a vécu de 1979 à 1982, “à l’époque où l’Algérie commençait à se refermer”. Il vivait “la bohème”. Il raconte : “Je travaillais dans un café, je gagnais de quoi m’acheter quelques livres et quelques places de théâtre. C’était une vie complètement différente de ce que je connaissais en Algérie.” Fellag était déjà loin de son pays.

se passe là-bas, et les nouvelles ne sont pas très bonnes. Il y a dix millions de personnes en plus, mais elles n’ont toujours rien pour vivre. L’État, qui est devenu une sorte de grosse entreprise, contrôle tout. Il aurait pu y avoir un Printemps algérien. Des gens sont sortis manifester, comme en Tunisie et en Égypte, mais l’État a pu contenir tout ça. On a vu débouler des types habillés en Robocop un peu partout, et l’histoire a été réglée. Mais le mécontentement est là.” Et ce spécialiste du contre-pied d’ajouter : “L’Algérie, c’est l’épine plantée dans le cœur de mon âme.” Inventons des expressions ! Dans son nouveau spectacle, il pose en préambule ce sondage qui indiquerait que le plat préféré des Français est le couscous, tiens donc. Choisir le couscous pour mieux explorer les arcanes d’une fraternité retrouvée entre les deux cultures, ça, c’est du Fellag pur jus de semoule. “Je suis un explorateur, c’est ça le mot, dit-il avant de poursuivre : c’est la langue française qui m’a permis d’explorer autant de choses. Des émotions, des endroits. J’habite la langue française, et elle me fait voyager. Grâce à la langue française, Paris, c’est chez moi.

La vie de Fellag est faite d’allers-retours. Du cinéma au théâtre, du théâtre au cinéma. Du Québec à Paris, la tête à Tizi Ouzou. “Toujours être en mouvement, jouer sur plusieurs terrains, c’est ça mon moteur”, lance-t-il avant de s’interrompre brutalement. “Vous avez vu cette voiture de police d’époque ? Dans la casse qu’on vient d’apercevoir. Une voiture des années 50, c’est très rare de voir ça.” Vu l’allure du train, non, on n’a rien vu. Fellag garde l’œil ouvert. Il nous parle du Comte de Bouderbala, son favori d’aujourd’hui sur scène. “Ce type a un talent incroyable.” Il nous parle ensuite d’une des plumes d’Algérie qu’il suit régulièrement. “Kamal Daoud, un type à l’humeur féroce, qui écrit pour Le Quotidien d’Oran. Dans le style, il me rappelle Y. B. (l’auteur d’Allah superstar – ndlr)”. Quand on lui demande s’il pense avoir le statut qui devrait être le sien, compte tenu de son parcours, Fellag s’amuse. “Je sais que beaucoup de mes premiers spectacles algériens sont aujourd’hui sur YouTube. Je sais que beaucoup de gens les ont vus, mais aussi que beaucoup de gens ne les ont pas vus.” Ce sens de la formule, cette nonchalance aimable. Le train arrive en gare de Metz. Fellag commence à rassembler ses affaires. Ça s’active dans le wagon, il fait lourd, les esprits s’échauffent. “C’est contre ce genre de choses que j’essaie de me battre. Dédramatiser les sorties dramatiques et définitives en regardant de côté. C’est après avoir lu Le Choc des civilisations de Samuel Huntington que j’ai décidé d’écrire ce nouveau spectacle. Ça donne Petits chocs des civilisations.” Réduire la portée du fracas, donner une résonance poétique et personnelle aux grands mouvements tectoniques. Telle est l’ambition de Fellag. Metz, ici Metz, terminus de ce train. Fellag enfile ses lunettes de soleil et s’aventure lentement sur le quai. Au milieu des autres voyageurs. Monsieur Lazhar film de Philippe Falardeau (en salle) Petits chocs des civilisations spectacle du 11 septembre au 10 novembre, au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe

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jours de colère Mage halluciné du cinéma underground, pionnier de l’homo-érotisme, Kenneth Anger a agrandi le cinéma à chacune de ses œuvres. Une exposition et une invitation à L’Étrange Festival lui rendent hommage. par Jean-Marc Lalanne photo Kenneth Anger

Scarlet Woman (Margorie Cameron), 1954-1966, courtesy Sprüth Magers, Berlin

C

e sont quatorze minutes qui ont changé l’histoire. Plusieurs histoires, même. Celle du cinéma, en proposant une pratique inédite de l’outil cinématographique, en dehors de tout modèle économique répertorié. Celle de la visibilité homosexuelle, à laquelle ce film de 1947 offre un manifeste flamboyant. L’homme qui accomplit ce geste absolu de rupture est pourtant à peine sorti de l’adolescence. Il a 20 ans, vient tout juste de quitter le domicile de ses parents pour s’installer à Los Angeles. Il a surtout choisi de changer de nom. Kenneth Anglemyer, fils d’un ingénieur électricien de Santa Monica, enfant choyé de la middle class américaine, se rebaptise Kenneth Anger. Anger, comme la colère. Colère par exemple d’avoir été arrêté quelques mois plus tôt dans une rafle de police pour “racolage” homosexuel. Fireworks s’origine dans cette colère et la transmue en feu d’artifice. Le film est tourné sans aucun budget, en noir et blanc, avec une caméra 16 mm. L’auteur y accoste des marins en leur demandant du feu de façon provocante et se fait frapper à de multiples reprises. Mais les coups, ralentis, décomposés, prennent

Inauguration of the Pleasure Dome (1954) : le premier film en couleurs de Kenneth Anger, où trône la femme aux cheveux rouges

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“au-delà du cinéma” “J’ai découvert Kenneth Anger en deux temps. Le premier, c’était au début des années 70. On voyait à l’époque ses films dans différents festivals, vitrines de la contre-culture prisée à l’époque. La vague psychédélique avait rendu son cinéma soudainement à la mode et Fireworks ou Scorpio Rising étaient régulièrement montrés. J’étais ado et j’avais été très marqué par l’empreinte visuelle de ces films. Mais je les plaçais en vrac dans le grand fourretout de la contre-culture, du cinéma marginal, etc. Le second temps, ce sont les années 90, quand ses films sont édités en VHS, y compris les plus rares. Je les regarde et j’ai l’impression de n’avoir jamais rien compris à ses films auparavant. L’originalité absolue de ce qu’il a construit m’a sauté au visage. Tout à coup l’étiquette ‘cinéma expérimental’ m’est apparue très étriquée ; Kenneth Anger est en soi une hypothèse alternative à tout le cinéma. Et même un peu au-delà. À la fin des années 60, il a fait publier dans le Village Voice une pleine page annonçant ‘In Memoriam. Kenneth Anger. Filmmaker 1947-1967’. Ça ne voulait pas dire qu’il arrêtait le cinéma. Mais plutôt que sa pratique l’avait mené à un endroit où il devenait autre chose qu’un cinéaste. À savoir un magicien. L’aboutissement de cette mue, c’est Lucifer Rising. L’objet désormais n’est pas de faire un film, mais de mettre en place, par le cinéma, une cérémonie qui invoque Lucifer. C’est moins un film

que la recherche d’un outil qui permettra ensuite d’entrer immanquablement en contact avec l’invisible. Au risque de paraître complètement cinglé (rires), je dois dire que je prends absolument au sérieux l’hypothèse chamanique de son cinéma. Dans le sens où lui la prend au sérieux. L’usage que je vois à son geste de cinéma, c’est d’affirmer une foi absolue dans l’invisible, alors que la plupart des films ne visent que le visible. Ça vaut pour le réel, d’ailleurs. Aujourd’hui, on n’appréhende plus le réel que comme du tangible ; alors qu’il est fait de tangible et d’intangible. Anger pousse à son extrémité cette question qui est celle de la présence de l’invisible dans notre monde. Ce que j’admire aussi chez lui, c’est la façon dont il ne filme pas des acteurs. Lorsque la poétesse Anaïs Nin apparaît dans Inauguration of the Pleasure Dome, elle ne joue pas la déesse Astarté : pour lui, elle l’est, et c’est pour ça qu’il la choisit. Il ne filme pas une interprétation, mais une incarnation. Il ne veut pas des acteurs mais des êtres. Quand on fait du cinéma, comprendre ça a une vraie valeur d’outil. D’une certaine façon, quand j’adore l’an dernier The Tree of Life, c’est pour des raisons assez proches. C’est le vœu d’un film qui excéderait les limites du cinéma, voire du cerveau humain. Le plus passionnant au cinéma, et d’ailleurs dans tout art, c’est quand quelqu’un essaie d’en dépasser les bornes.” Olivier Assayas

Extraits d’Irma Vep (1996), le film d’Assayas le plus influencé par le travail de Kenneth Anger

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Olivier Assayas, cinéaste mais aussi auteur d’un essai sur Anger, évoque son cinéma d’alchimiste visionnaire.

Le glamour hollywoodien en do it yourself : Puce Moment (1948)

l’allure de chorégraphies suaves. Des giclées de lait éjaculatoires dégoulinent sur la peau nue du jeune homme. Sa chair se déchire jusqu’aux entrailles, fouillées par des mains anonymes. La violence des persécutions homophobes est convertie en extase masochiste, où le corps jouit à répétition. C’est la victime désormais qui prend les rênes et métamorphose ses tortionnaires en complices de son exultation. Ce petit précipité d’insurrection ne connaît évidemment aucune exploitation commerciale, est montré clandestinement, jusqu’à ce que l’éphémère Festival du film maudit de Biarritz le programme à l’été 1949. Jean Cocteau, président du jury, y découvre le film, foudroyé. Le jeune Américain vient à Paris à la rencontre de son illustre admirateur, fait la connaissance de Jean Genet, dont le film unique, Un chant d’amour, tourné en 1950, noue un dialogue érotique et moite avec Fireworks. Anger s’installe provisoirement à Paris, travaille occasionnellement à la Cinémathèque française, avant de retourner en Californie pour tourner une nouvelle œuvre matrice en 1954, Inauguration of the Pleasure Dome, mascarade incantatoire où des divinités se livrent à des rites orgiaques. La part cérémoniale et liturgique de son cinéma explose désormais dans une débauche de couleurs, de formes et de clignotements stroboscopiques. Si l’œuvre d’Anger est prolifique, aucun de ses films ne dure plus de quarante minutes. Beaucoup de projets n’ont pas abouti ou ont disparu (The Love That Whirls aurait été brûlé par les employés du labo qui le développaient et l’avaient jugé trop outrageant ; une adaptation d’Histoire d’O aurait été amorcée, avant d’être abandonnée sans qu’il ne demeure aucune trace avérée des scènes tournées…). Enfin, après avoir achevé en 1980 Lucifer Rising (commencé au début des années 70), Anger cesse de tourner pendant plus de vingt ans. Mais ce qui frappe, surtout, c’est que

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Anger a toujours veillé à ne jamais prendre deux fois les mêmes sentiers chacun de ses rares films semble épuiser la forme qu’il invente. Après Fireworks, il ne réinvestit plus jamais cet imaginaire de rencontres masculines nocturnes et de dragues violentes (laissant à d’autres le soin de le décliner à l’envi). Son film suivant, Puce Moment (1948), fragment de six minutes d’un projet abandonné (Puce Women), s’empare des codes du glamour hollywoodien (une jeune femme endosse des costumes de vamp des années folles et surjoue des poses de diva du muet) et sème les germes de l’outrance kitsch qu’on retrouvera sous des formes luxuriantes chez Fassbinder ou Schroeter vingt-cinq ans plus tard. Mais là encore, six minutes suffisent et il n’y reviendra plus. Près de quinze ans après Fireworks, Scorpio Rising retourne à l’homo-érotisme mais pour en livrer une version radicalement neuve et moderne. L’auteur y documente le quotidien de jeunes bikers de la Côte Est, petits frères boudeurs du Brando de L’Équipée sauvage. Selon une logique d’associations libres, le film alterne ces images en couleur sur des standards pop d’époque et des rushes en noir et blanc d’un vieux film sur la Passion du Christ. Douceur et violence y font jeu égal, tandis que la moto devient le totem d’un imaginaire érotique machinique qui anticipe le Crash de J.G. Ballard. L’objet de Kenneth Anger n’a guère varié : couler des formes violentes et neuves du désir dans des formes violentes et neuves du cinéma. Mais cette recherche alchimique a toujours veillé à ne jamais prendre deux fois les mêmes sentiers. Alors que le monde des images n’a, lui, cessé de recycler et transformer en procédés les inventions d’Anger. Le cinéma expérimental américain des années 60, bien sûr (Warhol, Morrissey, Jack Smith), mais aussi le cinéma contemporain (à commencer par les films de Lynch), l’art vidéo (celui de Matthew Barney par exemple), ou encore le vidéoclip et la publicité qui ont puisé dans la grammaire chaotique du cinéaste des effets visuels hypnotiques, en les vidant de leur dimension de quête spirituelle.

Alain Le Garsmeur/Corbis

Beauté du biker : Scorpio Rising (1963)

Kenneth Anger sur le tournage de Lucifer Rising, Londres, 1971

Aujourd’hui, à 85 ans, Kenneth Anger tourne à nouveau. Il a réalisé ces dernières années plusieurs films, cosignés pour certains par son nouveau comparse, Brian Butler, réalisateur et musicien féru comme lui d’occultisme. En plus d’une carte blanche, L’Étrange Festival lui donne l’occasion de présenter certaines de ses œuvres récentes lors d’une projectionperformance, tandis que la galerie agnès b. propose une exposition de ses travaux. L’œuvre d’Anger est polymorphe, croise le cinéma et les arts plastiques. Elle n’omet pas non plus la littérature puisque son plus grand succès commercial (peut-être le seul, dans la mesure où l’exploitation de ses films a toujours été hasardeuse) est un livre, publié une première fois en France en 1959, complété et réédité en 1975 : Hollywood Babylone. Le texte est une vénéneuse et délectable anthologie des plus grands scandales d’Hollywood (viols, meurtres, morts violentes, overdoses), illustrée par la collection personnelle des photos de tabloïds de l’auteur. Le cadavre de Marilyn y côtoie le chihuahua éventré de Jayne Mansfield après son accident de voiture. Un peu à la façon de Warhol dans ses crash paintings, Anger dépèce avec voracité l’imagerie hollywoodienne, croise le glamour avec la mort. On raconte qu’Anger aurait terminé un nouveau volume d’Hollywood Babylone, mais qu’il ne le publierait pas encore parce que ses protagonistes seraient Ron Hubbard (fondateur de l’Église de scientologie) et Tom Cruise. Sans y croire complètement (car l’homme n’en est pas à sa première œuvre fantôme, annoncée mais n’ayant jamais vu le jour), on savoure déjà cette dernière diablerie. exposition Kenneth Anger, galerie du Jour agnès b., Paris IVe, du 13 septembre au 3 novembre carte blanche à Kenneth Anger quatre films choisis et présentés par l’artiste les 7, 8 et 9 septembre, ainsi qu’une soirée de projection et de performance avec Brian Butler, le 8 septembre, dans le cadre de L’Étrange Festival au Forum des images, Paris Ier 5.09.2012 les inrockuptibles 61

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Sara Essex

trois femmes puissantes Leurs romans sont l’antidote au poison du désenchantement. Nouvelles voix de la littérature américaine, Karen Russell, Margaux Fragoso et Jennifer Egan réaffirment le pouvoir de la fiction. par Emily Barnett et Élisabeth Philippe

L

e rêve américain est un lointain souvenir. Les attentats du 11 Septembre, Bush Jr. et la crise ont fini de réduire en poussière le mythe de l’american way of life. La littérature s’est évidemment fait l’écho de ce lancinant désenchantement à travers les voix de Cormac McCarthy, Don DeLillo, Jonathan Franzen, Dave Eggers ou Jonathan Safran Foer. Aujourd’hui, les femmes prennent le relais. Pédophilie, libéralisme ravageur, désastre écologique et désillusions existentielles, les thèmes au cœur des livres de Margaux Fragoso, Karen Russell et Jennifer Egan dévoilent le visage sombre et anxiogène d’une Amérique rongée par un mal protéiforme.

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Ces auteurs ont entre 30 et 50 ans, viennent d’univers différents, signent leur premier ou leur cinquième roman, mais, ensemble, elles incarnent un renouveau de la littérature américaine. Ne versant ni dans le postmodernisme de Pynchon ou de Foster Wallace, ni dans le néoréalisme façon Franzen, elles ouvrent une troisième voie alchimique, fusionnant réel et onirisme, lyrisme et outils narratifs contemporains, pour transformer la boue du présent et du quotidien en une flamboyante matière littéraire. Si leurs textes diffèrent, tant du point de vue de la forme que des sujets abordés, tous donnent à voir une société hyper-darwinienne : si on ne s’adapte pas, on meurt. À cette réalité

Rüdy Waks

Le temps du premier roman pour Margaux Fragoso (à gauche) et Karen Russell

mortifère, Russell, Fragoso et Egan opposent la toute-puissance de l’imaginaire ; elles réaffirment, chacune à leur manière, le pouvoir de la fiction. Comme s’il s’agissait là du meilleur antidote au poison qui semble s’être insinué dans la psyché américaine, rendue au repli sur soi. Qu’elles évoquent leurs failles intimes ou celles de leur pays, les nouvelles femmes puissantes des lettres US déploient, en contrepoint, des mondes luxuriants, foisonnant d’images, de motifs et de personnages. On entre dans le premier de ces univers en chaussant des bottes. L’île magique, d’une beauté sensualiste, inventée

par Karen Russell, se situe dans les marais qui bordent les Everglades, au sud de la Floride. Originaire de cette région, l’auteur de 31 ans y a planté le décor de son premier roman – au coude à coude avec ceux de Denis Johnson et de feu David Foster Wallace pour l’obtention du Pulitzer 2012, finalement non attribué, faute d’accord du jury. Swamplandia nous raconte le destin de la famille Bigtree, à la tête d’un parc animalier spécialisé dans les alligators et menacé de fermeture. Le roman s’ouvre sur un deuil (la mère, Hilda, dompteuse émérite de crocodiles, terrassée par un cancer) et l’inauguration d’un parc d’attractions géant baptisé le Monde de l’Obscur. L’ennemi ! 5.09.2012 les inrockuptibles 63

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Pieter M. van Hattem/Vistalux

Un cinquième roman, auréolé en 2011 du prix Pulitzer, pour Jennifer Egan

Une machine redoutable prête à tout raser sur son passage pour asseoir son hégémonie commerciale. “Mon roman parle de manière détournée de la prédation capitaliste. Depuis les années 80, l’industrie du divertissement a tout uniformisé. En Floride, les parcs d’attractions se ressemblent tous, ce sont des lieux complètement déshumanisés”, explique la romancière, de passage à Paris. Cette déshumanisation, Kiwi, le fils aîné, va en faire les frais en quittant l’éden familial pour rejoindre comme employé le Monde de l’Obscur. Il découvre un empire glacial obsédé par son expansion. “C’est comme les grandes enseignes type McDonald’s qui trouvent une niche, puis grappillent toujours plus de terrain. Les Everglades en sont recouverts.” Avec Swamplandia, Karen Russell ressuscite des mondes végétaux engloutis, une faune et une flore détruites par le bétonnage systématique. Elle se dit “écolo”, fascinée par l’âge d’or d’une région maintenue encore dans son état naturel. Son livre est saturé d’arbres étranges et de plantes préhistoriques, d’une nature moite, tropicale, hébergeant un bestiaire fascinant : “alligators”, “caïmans”, “pythons birmans ou africains”, “grenouilles arboricoles”, “tortues au ventre rouge”, “liserons pleureurs, ainsi qu’un rare crocodile cubain”. Mais c’est encore à travers le désœuvrement de deux jeunes sœurs livrées à elles-mêmes que le roman libère toute sa charge onirique. Amarré aux rêves de ces adolescentes bizarres,

elles transforment la boue du quotidien en une flamboyante matière littéraire amies des alligators et amoureuses de fantômes sexy (un joueur de base-ball, un dragueur de fond sorti du XIXe siècle), Swamplandia se laisse prendre au piège de leurs folles divagations. Russell les décrit comme des “héroïnes mystiques”. De cette trempe qui nous fait glisser de séances de spiritisme spectrales à une longue dérive nocturne qui n’est pas sans rappeler La Nuit du chasseur. Un miracle de fantaisie, d’immersion dans l’enfance et de délire poétique. L’imaginaire peut aussi revêtir un statut ambigu, quand il se transforme en arme utilisée par un adulte pour abuser d’une enfant : partager ses jeux pour mieux annexer son monde. Dans Tigre, tigre ! – traduit en français par Marie Darrieussecq –, Margaux Fragoso relate sa relation avec un pédophile pendant quinze ans, jusqu’au suicide de celui-ci à 66 ans. C’est à l’âge de 7 ans que l’écrivaine, née en 1979 dans le New Jersey, fait la rencontre de Peter Curran, dans une piscine de quartier. Le quinquagénaire, père adoptif de

deux garçons, se lie avec la petite fille et sa mère et les invite chez lui : une maison-musée-zoo abritant un autre bestiaire magnifique, invraisemblable, où cohabitent iguanes, poissons-chats, gros chien poilu, lapins et… petit alligator ! Celui-là, contrairement à ceux du roman de Karen Russell, ne doit pas grandir : c’est le secret de sa captivité. Fragoso décrit sa fascination immédiate pour cet homme qui n’a “pas l’air adulte”, fabrique un monde sans règles où elle se sent libérée de toute allégeance à l’autorité. Dans son prologue, Fragoso écrit : “C’est comme si les pédophiles vivaient dans une sorte de réalité fantastique, et ce fantastique contamine tout. Comme s’ils étaient eux-mêmes des enfants, mais pleins d’un savoir que les enfants n’ont pas.” Les situations que dépeint l’auteur sonnent juste, peut-être parce qu’elles révèlent une réalité inverse à celle qu’on imagine : l’enfant elle-même initiatrice de la rencontre avec Peter (attirée par son sourire et ses yeux “violemment turquoise”), ses accès

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de jalousie, sa possessivité. De même, Peter Curran est décrit comme un homme cultivé et tendre. Son amour est sincère, flirtant avec le mystique : “J’étais la religion de Peter.” Le terme même de “pédophile” apparaît rarement. Sans doute parce que l’enjeu du livre est ailleurs. “Je voulais montrer à quel point il est banal et facile pour un enfant de nouer des relations avec des adultes qui les manipulent. Les pédophiles peuvent intervenir et combler le manque d’affection dont souffre un enfant.” C’est le cas de Margaux, petite fille dont l’innocence est de courte durée entre les coups de sang d’un père violent et une mère dépressive. Son morne quotidien dans une banlieue du New Jersey est réenchanté par l’apparition de Peter dont les bisous, les jeux, les chatouilles et bientôt la dévotion vont insidieusement combler les carences de cette cellule familiale bousillée. En quatre cents pages glaçantes et fascinantes, mais aussi bourrées de fantaisie, Tigre, tigre ! dissèque la vaste entreprise de séduction d’un adulte sur une enfant afin de pouvoir, à terme, la manipuler à merci. Margaux grandit, elle a 12 ans, puis 16, et se conforme davantage à l’image d’une Lolita. Elle croit s’amuser, s’adonne à tous les rites sexuels initiés par Peter, s’invente des personnages. Mais son équilibre psychique est rompu et donnera bientôt lieu à des pensées suicidaires. Si elle n’avait pas écrit, confie la romancière, elle aurait succombé à l’autodestruction. “Il était essentiel pour moi, aussi, d’y mettre la forme, d’écrire mon histoire davantage comme un roman que comme une confession. De réussir à user d’une force lyrique et poétique afin de donner un sens à la nature inarticulée du désespoir.” C’est à une autre facette du désespoir que la New-Yorkaise Jennifer Egan, tout juste 50 ans, a voulu donner forme : l’inéluctable passage du temps, avec son lot d’échecs et de désillusions. Prix Pulitzer en 2011, son cinquième roman, Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, entrelace les destins d’une myriade de personnages, saisis à différentes étapes de leur vie. Parmi eux, Sasha, trentenaire paumée et kleptomane ; Lou, play-boy bronzé amateur de nymphettes, que l’on retrouve quelques chapitres plus tard en vieillard alité ; Scotty, le guitariste, idole du lycée devenu ermite clochardisé, ou encore Kitty, une starlette à la dérive. Tous gravitent plus ou moins autour de

l’industrie du disque. Le livre est d’ailleurs scindé en deux parties, A et B, comme les deux faces d’un vinyle. “L’industrie musicale a été profondément bouleversée par l’entrée dans l’ère numérique. Ça me semblait un bon point de départ pour évoquer les transformations qu’opère le temps, raconte Egan, rencontrée chez son éditeur à Paris. La musique est aussi une sorte de madeleine proustienne, qui fait surgir le souvenir du passé. Je me suis d’ailleurs beaucoup inspirée de Proust, mais je voulais représenter le ‘temps perdu’ d’une manière plus contemporaine. Les Soprano, que je regardais quand j’écrivais mon livre, m’ont donné la clé. J’ai repris les techniques d’écriture propres à la série, avec ces allers-retours constants entre les personnages centraux et les acteurs périphériques.” Le roman oscille entre passé et présent, s’offrant même un détour par un futur dystopique, dans une Amérique qui sort de quinze années de guerre, avec un chapitre entièrement écrit en “slides” PowerPoint. Ce va-et-vient parfaitement orchestré entre différentes temporalités rend encore plus sensibles le sentiment de déclin et le contraste souvent fracassant entre les rêves que l’on avait et ce que l’on en a fait. Pour autant, Egan nie avoir écrit un roman nostalgique. Ultrapragmatique, elle fait montre d’un optimisme volontariste, y compris en ce qui concerne son propre futur : “D’un côté, je crois la littérature et le langage menacés par le numérique, et, de l’autre, je pense que c’est aux auteurs de rendre leurs livres irrésistibles, pertinents, en phase avec le monde moderne. La littérature doit aussi essayer d’intégrer les nouvelles technologies (elle-même a publié un feuilleton sur Twitter – ndlr). Le roman est historiquement un genre éclectique, flexible, qui peut tout absorber. Que l’on songe à Cervantès ou à Laurence Sterne… Je pense vraiment que le roman est bien équipé pour survivre.” À l’image de l’Amérique que les trois romancières donnent à voir dans leurs livres : un pays capable de se réinventer, même quand il semble à terre. Swamplandia de Karen Russell (Albin Michel), traduit de l’anglais (É.-U.) par Valérie Malfoy, 480 pages, 22,50 € Tigre, t igre ! de Margaux Fragoso (Flammarion), traduit de l’anglais (É.-U.) par Marie Darrieussecq, 408 pages, 21 € Qu’avons-nous fait de nos rêves ? de Jennifer Egan (Stock), traduit de l’anglais (É.-U.) par Sylvie Schneiter, 384 pages, 22 € 5.09.2012 les inrockuptibles 65

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Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer Carambolage dans la vie d’un quinqua entre rupture, rencontre amoureuse, vieux conflit familial et irruption du politique. Fort, riche, tonique, le meilleur film de son auteur.



e sixième film de Pascal Bonitzer en tant que réalisateur (après Encore, Rien sur Robert, Le Grand Alibi…) est son film le plus rond, le plus tenu, le plus riche sans doute aussi – au point qu’on hésite à dire que nous sommes parvenus à démêler tous les fils qui le tissent malgré deux visions. Comme jamais dans son cinéma, l’argument principal est simplissime. Damien, un homme de bien (Jean-Pierre Bacri, admirablement sympathique et fragile), professeur de civilisation chinoise, a accepté, sur l’insistance de sa femme Iva (Kristin Scott Thomas), de rendre un service : parler à son père, président du conseil d’État (Claude Rich, hallucinant), du cas d’une certaine Zorica, menacée d’expulsion par la justice, et tenter de le convaincre d’intercéder en sa faveur

auprès d’un homme de pouvoir qui travaille dans l’ombre et répond au nom d’Henri Hortense (d’où le titre du film). Seulement, comme l’avoue Damien à sa bande de copains de bistrot, il n’a “de rapports simples avec personne”, et surtout pas avec son père, homme narcissique, séducteur et fier de l’être. Les choses vont donc mal se dérouler. Le père de Damien l’évite par tous les moyens, toutes les portes du conseil d’État s’avérant de merveilleux passages dérobés pour fuir les problèmes humains. Par manque de courage et pour plaire à sa femme, Damien va pourtant laisser croire que tout est en bonne voie. Mais il y a complication quand il se rend compte que la jolie employée du restaurant qu’il fréquente quotidiennement (Isabelle Carré) a un rapport avec l’affaire.

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raccord

revoir Biette Bonitzer réussit des scènes de cinéaste admirables, de celles qui vous ont amené un jour à aimer le cinéma

Jean-Pierre Bacri, hommes ympathique et fragile, face à Kristin Scott Thomas

Chassés-croisés, trahisons, adultère, sentiments amoureux qui s’éveillent, coïncidences confondantes, le récit avance, entre rires (la scène de déjeuner au restaurant thaïlandais avec Claude Rich est désopilante) et grandes émotions, avec grâce et une fausse frivolité, à coups de coq-à-l’âne et de digressions, vers une fin inattendue et qu’on espérait désespérément. On retrouve dans Cherchez Hortense ce goût prononcé de Bonitzer pour les personnages de dépressifs (magnifique scène entre Berroyer/Lobatch et Bacri/Damien, qui tente de l’empêcher de se suicider), pour les histoires baroques, oniriques et étranges qui apparaissaient déjà dans ses scénarios pour Rivette et surtout Raùl Ruiz, cette fois inscrites dans notre quotidien politique et historique, dans nos petits problèmes souvent ridicules de cul, de sentiments, de parentalité (le rôle de Noé, le fils de Damien et Iva, est admirablement écrit), ou de couple. Sans doute la scénariste Agnès de Sacy (qui a beaucoup collaboré avec Zabou Breitman), à l’univers a priori éloigné de celui de Bonitzer, a-t-elle permis au script d’atteindre un bel équilibre entre les différentes forces qui le travaillaient. Toutes les histoires et tous les personnages secondaires qui tournent autour

de l’intrigue principale, loin de nous en éloigner, l’enrichissent en permanence, nous ramènent vers elle, étoffent les héros. Enfin, Bonitzer réussit quelques scènes de cinéaste admirables, de celles qui vous ont amené un jour à aimer le cinéma, quand tout à coup, les fantasmes (parfois les plus secrets, les plus honteux) de l’auteur et du spectateur ne font plus qu’un. N’en citons que deux : celle où Damien trouve le courage, au dernier moment, d’avouer ses sentiments à celle qu’il aime alors qu’elle vient de lui annoncer qu’elle va partir et faire un enfant avec un autre ; puis celle où Damien, dans le bureau de son père, enfin seul à seul, accomplit le geste que nous attendions de lui depuis le début. Un dernier mot sur le titre du film. Les amateurs de poésie et de littérature auront sans doute reconnu une allusion à H, l’un des poèmes en prose les plus mystérieux d’Arthur Rimbaud, dans les Illuminations, qui se termine par “trouvez Hortense”. Longtemps, les spécialistes ont glosé sur la personne ou l’entité qui se cachait derrière ce “Hortense”. On a parlé d’une amoureuse, de masturbation, d’homosexualité, etc. Selon des découvertes récentes, l’explication serait plus simple. “Je vais voir Hortense” serait tout simplement une façon déguisée, dans le langage populaire des Ardennes que Rimbaud connaissait bien, de dire : “Je vais aux cabinets”. Ultime pied de nez de Bonitzer aux hommes de pouvoir, aux hommes de “cabinet” de son film, qui se comportent comme des merdes ? On se complaît à cette interprétation. Jean-Baptiste Morain Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer, avec Jean-Pierre Bacri, Isabelle Carré, Claude Rich, Kristin Scott Thomas, Agathe Bonitzer (Fr., 2012, 1 h 40). Lire aussi p. 5

Le mail d’une amie m’informe qu’en allant sur un lien privé joint au mail je pourrais si je le souhaite voir les deux premiers films de Jean-Claude Biette, Le Théatre des matières 1978) et Loin de Manhattan (1981). Évidemment je le souhaite, car l’œuvre de Jean-Claude Biette est devenue, depuis la disparition du cinéaste en 2003, absolument invisible. De son vivant, elle était déjà peu exposée, insuffisamment connue (assez tout de même pour générer quelques petits bataillons de fans). Aujourd’hui, il est impossible de faire découvrir aux néophytes la fantaisie toute en arrière-mondes poétiques et souterrains dérobés de Jean-Claude Biette. Si désormais les admirateurs se refilent des fichiers sous le manteau, c’est que le projet d’une édition DVD a échoué – pour des raisons difficiles à démêler, toutes liées à l’absence de volonté des ayants droit de diffuser les films de Biette. Son œuvre rejoindrait-elle celle de Jean Eustache, autre martyr de l’édition DVD, dont les films n’existent toujours pas en zone 2 (pas même La Maman et la Putain !) pour des raisons que beaucoup de ceux qui se sont attelés à les publier attribuent aux exigences de leur ayant droit (le fils du cinéaste). C’est l’effet pervers inattendu de la législation du droit d’auteur en France et de son héritage : les ayants droit peuvent confisquer une œuvre. Que les héritiers aient des droits est difficilement contestable. Ils devraient aussi avoir des devoirs. Les amateurs de Biette, ou ceux qui n’ont pas encore vu Le Champignon des Carpathes (1989), Le Complexe de Toulon (1996) ou Trois ponts sur la rivière (1999), pourront néanmoins les découvrir en salle en juin 2013, lors de la rétrospective que la Cinémathèque consacrera au cinéaste à l’occasion des dix ans de sa mort. Un essai du cinéaste et critique Pierre Léon devrait sortir également dans ces dates. Souhaitons que ces problèmes de droits soient d’ici là débrouillés et qu’un coffret DVD complète ce beau retour en lumière d’un cinéaste passionnant et trop secret.

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Premium Rush de David Koepp avec Joseph Gordon-Levitt, Michael Shannon (É.-U., 2012, 1 h 31)

Emile Hirsch

Killer Joe de William Friedkin Farce macabre et outrée dans le Texan plouc, filmée d’une main un peu lourde par le grand Friedkin.

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epuis 1985 et le grand Police fédérale Los Angeles, on ne suivait plus trop la trajectoire de William Friedkin (French Connection, L’Exorciste…). Jusqu’à ce qu’il réalise un retour fracassant avec Bug (2006), film de couple et d’horreur ultratendu. Comme Bug, Killer Joe est adapté d’une pièce de Tracy Letts, mais avec une réussite moindre. Dès le pitch, on sent une tragédie white trash tellement outrée qu’elle frise la farce. Un dealer de troisième zone aux abois a l’idée de faire tuer sa mère pour toucher l’assurance-vie et se refaire. Il engage un flic, Killer Joe, tueur à gages la nuit. Comme il n’a pas de quoi payer l’accompte, il règle en nature en offrant sa petite sœur à Killer Joe. Loin d’atténuer le potentiel grotesque d’une telle histoire, Friedkin le surligne à grand coups de cadrages et de couleurs chiadés, de contrastes sonores (le volume de la bande-son passe de 1 à 10 et retour), de direction d’acteurs en surchauffe, de violence et de sexe. Si on peut comprendre la rage de Friedkin à pourfendre l’esprit familialiste américain et à caricaturer la ploucaille texane, il le fait avec un tel volontarisme et un tel excès dans le trait que la crédibilité du film en souffre irrémédiablement. Outre que Killer Joe est souvent improbable et outré (plutôt

qu’outrageant), le film est aussi entaché de quelques tunnels bavards (la première rencontre entre Killer Joe et Dottie), chutes de tension du récit ou scènes inutiles (la longue et ennuyeuse tirade du chef local des dealers). Reste que Friedkin est un grand cinéaste et que ça se voit même dans ses films ratés, comme le prouvent ici tel plan de paysage postindustriel, tel enchaînement d’inserts fétichistes (les fringues de Killer Joe), telle association entre un intérieur de mobil-home et une chanson country en sourdine. On appréciera aussi ses effets d’opposition entre un McConaughey laconique et un Hirsch logorrhéique, ou entre la panthère brune Gina Gershon et la châtonne blonde Juno Temple, dont la voix enfantine ferait presque penser à son illustre aînée Shirley. Beaux fragments dans un film globalement overdone. Friedkin aurait-il forcé le trait pour en remontrer aux petits “jeunes” Lynch, Coen, Cronenberg ou Tarantino question peinture hyperréaliste de l’Amérique profonde ? On l’ignore. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas réussi ici à canaliser les effets de sa verve noire grotesque aussi bien que dans Bug.

Un thriller à vélo sauvé par sa mise en scène. Quel rapport entre Hypnose, Fenêtre secrète, La Ville fantôme et Premium Rush ? A part d’avoir été réalisés par David Koepp, et d’être tous plutôt bons, aucun. Déjouant avec obstination la politique des auteurs, le cinéaste, pourtant scénariste de ses films – mais surtout de ceux des autres, et non des moindres : Spielberg, De Palma, Zemeckis, Raimi… –, signe ici un thriller à pédales et à toute allure dans les rues de New York. Le plus téméraire des coursiers (Joseph Gordon-Levitt, encore une fois admirable) doit impérativement livrer une enveloppe dont il ignore le contenu mais qu’un flic véreux (Michael Shannon, un peu pénible en simili Christopher Walken) est prêt à tout pour intercepter. Bizarrement, c’est par le scénario que le film pèche : on n’a que faire de son intrigue en toc ; on ressent même un certain malaise lorsqu’il lorgne vers une émotion frelatée à base de petits Chinois digne d’un Luc Besson. Koepp suscite en fait l’intérêt par la seule force de son découpage : nullement révolutionnaire, exhumant même par endroits un joli parfum rétro, sa mise en scène de l’action est d’une fluidité et d’une clarté impeccables. Jamais course cycliste n’aura été si excitante. (Jean-René) Godard/t n’a qu’à bien se tenir. Jacky Goldberg

Serge Kaganski Killer Joe de William Friedkin, avec Matthew McConaughey, Emile Hirsch, Gina Gershon, Juno Temple (É.-U., 2011, 1 h 42)

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Wrong de Quentin Dupieux Un homme perd son chien. Le nouveau film-concept du maboul Quentin Dupieux : au bord du néant, mais toujours stimulant.

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eux ans se sont écoulés depuis le coup d’éclat Rubber, dont les secousses se firent sentir bien au-delà du Festival de Cannes, où il fut découvert. Le récit de cette aventure do it yourself (un pneu, un budget zéro, quelques potes et un appareil photo) ouvrait avec fougue une brèche inconnue dans le cinéma français, où allaient s’engouffrer d’autres jeunes auteurs en manque d’urgence. Deux années pendant lesquelles l’homme-orchestre Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo, a poursuivi ses expériences transdisciplinaires : il a cumulé les projets de films (dont le très fort Wrong Cops, starring Marilyn Manson) et les ep flamboyants (Stade 3), jusqu’à ce nouveau long métrage, son troisième, une sorte de bonus track au titre joueur : Wrong. Si les conditions de tournage sont toujours les mêmes, c’est surtout la permanence du style Dupieux qui frappe, avec cette certitude désormais acquise que s’invente là, depuis Steak avec Éric et Ramzy (2006), une œuvre passionnante dont la formule secrète pourrait se résumer à une question : quel est le niveau de croyance du spectateur ? Et, par extension, quel est encore

le film nous manipule et en même temps nous bouleverse

le champ de possibles du cinéma ? Infini, répond malicieusement Wrong, qui débute sur un concept minimal (un Américain moyen perd son chien), avant de le détourner par à-coups, ajoutant ici l’histoire d’une mystérieuse secte procanine (dirigée par le délirant William Fichtner), là une romance parallèle avec une nympho hystérique, ou encore un personnage de détective redneck… Peu importe au fond que l’ensemble fasse sens, le film multiplie les pistes narratives, les genres et les humeurs, tantôt drôles, tantôt dépressives, qu’il abandonne brusquement (“wrong way”), au rythme saccadé d’une écriture automatique très stimulante. Quelque chose relie pourtant cette compilation de dispositifs : disons un principe d’arbitraire, comme un régime de folie appliqué au monde auquel nous sommes priés d’adhérer  – une horloge indique 7 h 60, des personnages morts réapparaissent (Éric Judor, hébété, génial), des bureaucrates travaillent sous les trombes d’eau (une critique du néocapitalisme ? Même pas). Souvent Quentin Dupieux frôle le néant, le simple gag, tandis que le film effectue une opération étrange, souterraine : il nous manipule et nous surprend, nous bouleverse au premier degré avec les retrouvailles entre un homme et son chien, dans la plus simple expression d’un cinéma extrait de ce grand bordel. Romain Blondeau Wrong de Quentin Dupieux, avec Jack Plotnick, Éric Judor (Fr., 2012, 1 h 34)

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The Secret de Pascal Laugier avec Jessica Biel, Stephen McHattie (É.-U., Can., 2012, 1 h 45)

Chassés-croisés nocturnes alambiqués à la poursuite d’une créature dévoreuse d’enfants. econnaissons dans la peau d’une scream un talent à Pascal queen), ce sont des Laugier : celui chassés-croisés nocturnes de savoir, à l’intérieur aux trousses d’une de ses films, organiser mystérieuse créature des petits climax d’horreur dévoreuse d’enfants proche à la rythmique parfaite de Jeepers Creepers. Mais et à l’imaginaire fécond. les troubles atmosphères et Dans son précédent opus, beaux décorums façonnés le sulfureux Martyrs, par Laugier ne résistent c’était une première partie toujours pas à ses défauts endiablée de home invasion chroniques d’écriture, conclue par l’irruption d’un ses twists un peu ridicules monstre très photogénique. ou son penchant ambigu Dans The Secret, son pour la métaphysique dernier film, le premier fumeuse – ici une vague tourné aux États-Unis, avec histoire sacrificielle greffée en guest Jessica Biel artificiellement à une (que l’on savait déjà experte série B académique. R. B.

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La Cause et l’Usage de Dorine Brun et Julien Meunier (Fr., 2012, 1 h 02)

Serge Dassault, sa vie, son œuvre, dans un court documentaire passionnant. ulien Meunier et Dorine Brun ont la trentaine. Ils sont originaires de Corbeil-Essonnes et ont vécu de près les mandats successifs de l’industriel milliardaire Serge Dassault, maire-potentat de cette petite ville de banlieue parisienne de 1995 à 2009. C’est donc tout naturellement qu’ils sont revenus chez eux pour filmer en temps réel les dernières municipales, pilotées dans l’ombre par Dassault, alors déclaré inéligible pour avoir effectué des “dons d’argent” – ce qu’il dément encore aujourd’hui. Le résultat est un docu plutôt classique, bref, sans commentaire, façon cinéma direct. Il interroge les liaisons dangereuses entre le monde du fric et la politique à l’échelle locale, et dresse le portrait terrifiant (parfois jusqu’à une forme d’absurde comique) d’un businessman avide qui a fait fructifier sa fortune dans la misère d’une banlieue française. R. B.

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en salle Japon classique à la Filmothèque La Filmothèque propose un voyage à travers les films des maîtres du cinéma japonais (Mizoguchi, Ozu, Kurosawa…), qui permettra de mieux comprendre l’histoire de ce pays (par exemple avec Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar d’Imamura sorti en 1970) mais aussi l’évolution de son cinéma (comment Ozu s’empare de la couleur dans l’un de ses plus grands films, Le Goût du saké ). Il sera possible surtout de (re)découvrir sur grand écran des classiques du cinéma (Nuages Flottants de Naruse, Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, Rashômon de Kurosawa, Voyage à Tokyo d’Ozu…). Un été japonais à la Filmothèque, Paris Ve, www.lafilmotheque.fr Paul Newman, Henry Fonda et Richard Jaeckel

du beau et du gros à Toronto Alors que la Mostra de Venise sera en train de s’achever, ça sera vers le Canada qu’il faudra se tourner. Y débutera la 37e édition du Festival international du film de Toronto, accueillant pas moins de trois cents films originaires d’une soixantaine de pays. Cette année, on y verra des avant-premières de films très attendues comme Cloud Atlas des frères Wachowski (neuf ans après le dernier Matrix), et du côté français le dernier Laurent Cantet, Foxfire, et Dans la maison de François Ozon. À noter également deux expositions : l’une consacrée au style de James Bond pour son cinquantenaire et une autre consacrée à l’un des cinéastes les plus importants au monde, le Canadien David Cronenberg. Festival international du film de Toronto du 6 au 16 septembre, tiff.net

box-office Superstar mais pas trop Démarrage un peu faible pour Superstar de Xavier Giannoli : 679 spectateurs sur 22 copies (31 spectateurs par copie), malgré la bonne couverture médiatique portée par le tandem Cécile de FranceKad Merad et la présentation du film à la Mostra de Venise. À noter la bonne tenue d’À perdre la raison de Joachim Lafosse, qui avait attiré dimanche soir 43 254 spectateurs dans toute la France. C’est le meilleur score du réalisateur : Nue propriété en avait séduit 28 565 lors de sa première semaine d’exploitation en 2006 tandis qu’Élève libre, sorti en 2008, en avait réuni 5 641.

autres films Le Guetteur de Michele Placido (Fr., 2012, 1 h 29) Le Grand Chantage d’Alexander Mackendrick (É-U., 1957, 1 h 36, reprise) Mark Dixon, détective d’Otto Preminger (É-U., 1950, 1 h 35, reprise)

Le Clan des irréductibles de Paul Newman L’un des rares films de Newman réalisateur. Étrange et superbe.

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ejeton bûcheur de l’Actors Studio, sex-symbol chromé, producteur de télé et de cinéma, champion de sport automobile, philanthrope, baron de la vinaigrette, Paul Newman connut plus de carrières qu’il ne réalisa de films et, de fait, peu nombreux sont ceux qui se souviennent de lui comme du fin cinéaste qu’il fut pourtant. Son intermittente trajectoire de réalisateur, faite d’une demi-douzaine de longs métrages, vaut toutefois infiniment mieux que la plupart des films qui écrivirent sa légende d’acteur. L’année dernière, on redécouvrait en salle De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (1972), alerte portrait féminin sublimant son épouse Joanne Woodward sous l’ombre portée, jamais écrasante, de Cassavetes et de Barbara Loden, et l’on rêverait de voir reparaître le rarissime The Shadow Box (1980), qui jouit d’une jolie réputation – Skorecki en écrivit dans les pages de Libé que c’était là le chef-d’œuvre de Newman, en qui il voyait “un cinéaste de la trempe de Cocteau ou de Laughton”, pas moins. En attendant, voici Le Clan des irréductibles (1970), adaptation d’un roman de Ken Kesey, également auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou et figure phare du psychédélisme. Newman aurait originellement dû n’en être que l’interprète, mais sa mésentente avec le réalisateur Richard Colla entraîna la défection en cours de tournage de ce dernier. Qu’est-ce qui put bien pousser

l’acteur, alors auteur seulement du saisissant coup d’essai Rachel, Rachel (1968), à vouloir ainsi se saisir soudain des rênes du film ? On soupçonne l’attrait du thème de la dislocation de l’iconique famille américaine, qui traverse toute son œuvre de cinéaste, tout comme la perspective d’y filmer la beauté pas encore fanée de Lee Remick et le mythe vieillissant Henry Fonda, en patriarche intransigeant d’un clan de bûcherons briseurs de grève. Surtout, Newman s’identifia peut-être à la bizarrerie déphasée d’un scénario à la fois très sensible et un brin réac, à contre-courant des seventies naissantes, lui qui, comme acteur, avait attrapé l’ère classique hollywoodienne par la queue, alors qu’en expirait l’âge d’or. Il en tira un film hybride, entre élégie classique et sécheresse documentaire, rudesse du trait et douceur raffinée de l’étude de caractères, aux superbes embardées mélo – voir la scène, magnifique dans sa dilatation, de la noyade de l’un des bûcherons. On dit que, plus tard, Newman renia ce film. S’il s’agit sans doute du segment le plus étrange de sa courte filmographie de cinéaste, ce Clan des irréductibles n’en est certainement pas le moins beau. Julien Gester Le Clan des irréductibles de et avec Paul Newman, avec Henry Fonda, Lee Remick (É.-U., 1970, 1 h 56, reprise)

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à quel prix devient-on une star ? À quel prix demeure-t-on un auteur à Hollywood ?

What Price Hollywood? de George Cukor En 1932, George Cukor est le premier cinéaste à se pencher sur le fonctionnement de la machine Hollywood. Une exploration sans fard des cauchemars vécus dans les coulisses de l’usine à rêves.



’est l’histoire d’une des premières blondes hollywoodiennes, pas la toute première (Jean Harlow dans Platinum Blonde, réalisé par Frank Capra en 1931), mais la deuxième : Constance Bennett, aînée des sœurs Bennett (la cadette, Joan, est célèbre pour ses rôles de femmes brisées chez Fritz Lang), qui prête son visage de “copine de l’Amérique” à une serveuse ambitieuse, future star oscarisée. En 1932, à l’issue d’un conflit avec Ernst Lubitsch sur la paternité de One Hour with You, qui se conclut par sa défaite et son départ de la Paramount pour rejoindre David O. Selznick à la RKO, George Cukor réalise le premier film réflexif sur

le système hollywoodien. What Price Hollywood? démasque la cruauté de son cynisme (Hollywood, mais à quel prix ?) mais aussi la grandeur des artisans qui, du perchman au grand patron, donnent leur vie pour raconter une histoire. Avec l’intelligence ambiguë et retorse qui caractérise déjà sa mise en scène, Cukor pose, avant tout le monde, les questions essentielles autour desquelles tourne aujourd’hui encore la plus grosse (et belle) machine à produire du cinéma. À quel prix devient-on une star ? Constance Bennett incarne la métamorphose d’une jolie blonde anonyme, à peine capable de dire correctement ses répliques, en une “blonde dévastatrice” (la formule vient d’un échotier dont les potins

rythment le film), c’est-àdire en une “blonde d’Hollywood” typique. Cukor suit la transformation d’une blondinette en un produit marketing fatal dont les tenues, la vie amoureuse, l’intimité, le mariage princier sont mis en scène avec plus de soin que ses rôles. Dans des scènes d’une extrême crudité, il explore la violence, morale et physique, avec laquelle le studio et l’opinion – fan-clubs, spectateurs, journalistes – manipulent et malmènent les stars. À ce titre, What Price Hollywood ? constitue bien plus qu’un brouillon ou une esquisse d’Une étoile est née, que Cukor réalisera en 1954 avec Judy Garland. La force déchirante de ce chef-d’œuvre tient à l’interrogation inquiète qui

concerne Cukor au premier chef : à quel prix demeure-t-on un auteur à Hollywood ? Au bord d’une piscine, le patron d’un studio et son écurie (réalisateur, acteurs, larbins) retravaillent un mauvais scénario. “Les auteurs devraient pouvoir raconter leur histoire en cinquante mots, sinon l’histoire n’est pas bonne”, tranche le grand patron. Et le réalisateur dépressif de quitter les lieux pour une des virées nocturnes qui lui permettent d’anesthésier son âme. “Je suis mort à l’intérieur”, dira-t-il en scrutant son visage détruit, moins par l’alcool que par les compromissions. Comme chaque tiroir de star hollywoodienne contient l’arsenal pour se détruire, il se saisit d’un revolver et achève de disparaître. Ainsi se conclut le plus frontal autoportrait d’un metteur en scène qui n’eut de cesse, dans la suite de son œuvre, de travestir son âme inquiète sous la perruque platine de ses stars, prêtes, telle la dernière blonde Marilyn, dans le film testamentaire bien nommé, à “craquer” (Quelque chose doit craquer, 1962). Hélène Frappat What Price Hollywood? de George Cukor, avec Constance Bennett, Lowell Sherman (É.-U., 1932, 1 h 28) Éditions Montparnasse, collection RKO, environ 10 €

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Le Grand Passage de King Vidor Tout le souffle de la grande aventure hollywoodienne hors des studios. Le film Peu à peu l’histoire du cinéma s’évapore, laissant sur la grève quelques reliques privilégiées et oubliant certains monuments. King Vidor (1894-1982) est de ceux-là, qui fut l’un des grands pionniers d’Hollywood et ne démérita pas face à l’imposant David W. Griffith, avec des classiques du muet comme La Foule et La Grande Parade. La suite de sa carrière fut inégale mais émaillée de réussites : Notre pain quotidien ou Le Rebelle… Le Grand Passage, son premier film en couleurs, n’est pas son plus connu, mais il vaut le détour. Cette œuvre hybride célèbre l’aventure à l’état pur, telle qu’elle a quasiment disparu au cinéma depuis, en mêlant la spatialité du western au suspense du film de guerre. Il n’y est guère question de “passage” (le titre original est Northwest Passage) car le film, adaptation partielle d’un roman, s’achève avant l’exploration proprement dite. Il se déroule au milieu du XVIIIe siècle, où une compagnie de rangers menée par un certain major Rogers (Spencer Tracy) lance une expédition

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punitive contre une tribu indienne du nord, en territoire ennemi (français). Certes, on y massacre gaiement des Indiens, mais on ne peut pas faire grief à un film d’exprimer une simple réalité : l’extermination d’une partie de l’humanité dite primitive par les Occidentaux. De toute façon, dans le film, les Indiens ne sont pas caractérisés, ni bons, ni méchants. Ils représentent une menace globale pour les colonisateurs, un danger pour leur progression. Par ailleurs, ils sont incarnés par de vrais Indiens, ce qui n’était pas très courant à l’époque, et leur habitat est fidèlement reconstitué. Le film, qui ne brille ni par sa dramaturgie, ni par ses personnages (l’épatant Walter Brennan n’est qu’un

embryon de son personnage de poivrot du Port de l’angoisse de Hawks), se distingue par ses notations documentaires : l’immersion crédible d’une armée de Robinson en pleine nature, très loin du carton-pâte. Une épopée physique et sauvage qui culmine avec la traversée d’une rivière par une chaîne d’hommes. Bref, pas un drame torride, mais une fable honnête qui a du souffle. Le DVD Un making-of, tourné à l’époque, sans intérêt, et un inédit alléchant : Surprise Attack, signé par le grand Jacques Tourneur, épisode d’une série des années 50 tirée du même roman. Vincent Ostria Le Grand Passage de King Vidor, avec Spencer Tracy, Ruth Hussey, Walter Brennan (É.-U., 1940, 2 h 05), Wild Side Vidéo, env. 30 €

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Joe Madureira

walk on the dark side Alors que sort le deuxième tome de Darksiders, son créateur, l’ancien auteur de comics Joe Madureira, explique sa genèse et raconte sa passion ancienne et viscérale pour les jeux vidéo.



tar des comics grâce à son travail chez Marvel (Uncanny X-Men, Avenging Spider-Man…) et sa série Battle Chasers, Joe Madureira est aujourd’hui autant un créateur de jeux vidéo qu’un dessinateur au style marqué par le manga. En 2005, il cofondait avec quelques amis le studio texan Vigil Games, qui allait donner naissance cinq ans plus tard au très bon Darksiders avec, en vedette, l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Largement à la hauteur de l’original, sa suite vient de paraître.

business la deuxième mort de Psygnosis L’un des plus anciens studios de jeu vidéo britanniques s’apprête à fermer ses portes. Fondé en 1984, Psygnosis avait été racheté en 1993 par Sony, qui l’avait rebaptisé SCE Studio Liverpool en 2001. Il s’était essentiellement consacré ces derniers temps à la série de jeux de course futuristes Wipeout. Au cours de ses vingt-huit années d’existence, Psygnosis-Studio Liverpool a développé ou édité des jeux aussi marquants que Lemmings, Shadow of the Beast, Blood Money ou Destruction Derby.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans le jeu vidéo ? Joe Madureira – J’ai toujours été un gamer, bien avant de me mettre aux comics. On m’a souvent proposé de venir travailler dans le jeu vidéo mais je n’ai pas voulu précipiter les choses. Jusqu’au jour où j’ai eu le sentiment d’être bloqué créativement. J’avais envie de quelque chose de nouveau, donc j’ai sauté le pas. Je continue à faire des comics, je ne pourrais pas les abandonner complètement, mais Darksiders est le genre de jeu sur lequel j’ai toujours rêvé de travailler. Et ça nous appartient : c’est une histoire originale, un personnage original, ce n’est pas l’idée de quelqu’un d’autre. Quels jeux appréciez-vous ? Quand j’étais jeune, j’aimais beaucoup Monkey Island et tous ces jeux d’aventure graphiques. Aujourd’hui, c’est surtout le jeu de rôle, qu’il soit japonais avec Final Fantasy et Suikoden ou américain avec Baldur’s Gate, Icewind Dale, Daggerfall, Morrowind... Darksiders est plutôt un jeu d’action. Je le considère comme un jeu d’aventure. Beaucoup d’éléments relient le deuxième

épisode au jeu de rôle : l’évolution des compétences du personnage, les quêtes, son équipement… Cela évolue lentement dans cette direction, mais en gardant une variété de mouvements que vous ne trouvez pas dans n’importe quel jeu de rôle. Même si j’aime Skyrim, le combat y est un peu maladroit. Je crois qu’en combinant ces éléments nous faisons quelque chose d’unique. Avez-vous imaginé vous-même le concept du premier Darksiders ? Oui. Nous faisions des réunions, à quatre. Nous avons envisagé un gamin avec des pouvoirs d’animaux, un enfant robot avec un bras bionique, et un jour j’ai dit : “Pourquoi pas les quatre cavaliers, sur terre, avec des démons et des anges qui s’affrontent ? Les démons jetteraient des bus sur les gens du haut des immeubles…” C’est la première idée sur laquelle nous sommes tombés d’accord. Nous avions envie d’en voir davantage. Quel est votre rôle en tant que creative director ? Sur le premier jeu, j’étais très impliqué dans l’histoire, les niveaux, les personnages. Pour cette suite, nous avions une si grosse équipe que c’est devenu plutôt un rôle de réalisateur. Je garde un œil sur tout et si quelque chose ne me paraît pas bon, j’interviens. Ça peut être des détails comme la manière dont des pierres se brisent en heurtant le sol, ou des éléments majeurs comme le fait qu’un mouvement me semble trop difficile à effectuer. Quelles différences y a-t-il entre créer des personnages pour un jeu et pour une BD ? Quand vous travaillez pour la première fois sur un jeu, il y a beaucoup à apprendre.

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Darksiders II

C’est en 3D, il faut penser à l’animation, à la mémoire disponible… Ainsi, un personnage qui a à la fois des ailes, des griffes et de longs cheveux est techniquement extrêmement coûteux. Donc si vous avez telle chose, vous ne pouvez pas avoir telle autre. Vous ne pouvez pas avoir un feu cool, des montagnes cool en arrière-plan et une armure cool avec trente personnages à l’écran. Tout ce que vous faites a un coût ; alors qu’en illustration il n’y a pas de limites. recueilli par Erwan Higuinen

Sur PS3, Xbox 360 et PC (Vigil Games/ THQ), de 45 à 70 €. À paraître sur Wii U Le premier Darksiders faisait entrer la brutalité surjouée de God of War dans les élégants donjons à énigmes de Zelda. L’épisode II y ajoute du jeu de rôle, des acrobaties à la Prince of Persia, un peu de Shadow of the Colossus… Jusqu’à donner l’impression que ses auteurs ont préféré faire plein de choses assez bien plutôt que deux ou trois parfaitement. C’est la seule limite de ce Darksiders II, qui a tout du jeu de joueurs (plutôt que de créateurs de mondes ou de raconteurs d’histoires). On imagine le brainstorming : “Ce serait pas génial si, en plus, on pouvait courir sur les murs ?” C’est en tout cas l’une des nombreuses joies procurées par un jeu qui, plastiquement, porte bien la signature de Joe Madureira.

Dust – An Elysian Tail Sur Xbox 360 (Humble Hearts/Microsoft), environ 15 € en téléchargement Projet d’un seul homme – l’Américain Dean Dodrill, venu de l’animation, qui lui a consacré trois ans de sa vie –, Dust fait figure d’anomalie à l’ère du jeu vidéo industriel. Mariant combats ultradynamiques et exploration fébrile, tel un Castlevania réinventé en cartoon multicolore, son exercice de style est un pur enchantement.

Hybrid Sur Xbox 360 (5th Cell/Microsoft), environ 15 € en téléchargement Les auteurs de Scribblenauts s’essaient au jeu de tir futuriste en ligne – pas de mode solo mais des affrontements par équipes de trois. Principale innovation : les déplacements ne se font pas librement mais en volant d’un abri au suivant. Audacieux, mais pas follement emballant.

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Matthew d’or Assez loin de la techno de ses origines, l’Américain Matthew Dear sort le somptueux Beams, un album de pop rayonnante sous influence Bowie.

Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

Olivia Locher



haque musicien, comme le rappait le groupe Neg’ Marrons, est le produit de son environnement. Génie discret de la techno américaine, Matthew Dear le confirme quand on lui demande pourquoi il est devenu musicien : “Pour gagner de l’argent.” Il faut dire que dans la famille, au Texas, son père ne gagnait que quelques dollars en jouant dans les tavernes – pas question dès lors de faire le chanteur folk juste pour le plaisir de raconter des histoires à cauchemarder debout. Matthew Dear, lui, a donc préféré le synthétiseur à la guitare tout bois mais il entretient, chose très rare en techno, l’artisanat à l’ancienne (storytelling et songwriting) du paternel, imposant au genre un style narratif, patient et haletant, qui triomphe sur son nouvel album, Beams. On n’échappe effectivement pas à son environnement, surtout quand on se met soi-même en danger – ou au moins en position de cobaye – pour la beauté de son art. Sur le précédent et envoûtant Black City, Matthew Dear s’immergeait ainsi volontairement dans la tension de New York, pour un album dont la techno épurée reflétait l’affolement de la ville. On le retrouve pacifié, voire contemplatif, sur Beams, qui n’a décemment pas pu être enregistré au même

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on connaît la chanson

life on Mars? Le robot Curiosity diffuse de la daube américaine sur la planète Mars. Ça ne va pas se passer comme ça. “j’ai mis deux ans de mon existence dans cet album, à chercher un peu de clarté dans la folie” endroit par un homme dans le même état psychique. Plus la moindre trace de minimalisme et d’anxiété ici : Dear malaxe une pop de laboratoire voluptueuse et opulente, qui regarde de loin la grammaire techno depuis une maison dans les bois, aux pieds des montagnes Catskill. “Chaque album est le portrait de ma vie d’alors : les hauts, les bas et l’intensité sur Black City ; la liberté et la douceur sur Beams… J’y ai mis deux ans de mon existence, à chercher un peu de clarté dans la folie. Mais c’est normal : dans ma vie, la musique a toujours eu la priorité sur tout le reste, elle est ma première langue, celle que je parle couramment, honnêtement… Pour elle, il doit y avoir des sacrifices.” Dans les années 70, David Bowie avait poussé très loin cette logique de l’immersion totale. Il s’installait à Philadelphie ? Il devenait un étrange chanteur soul sur Young Americans (1975). Il partait pour Berlin ? Il en revenait avec la musique glaciale de Low (1977), sous influence des chercheurs locaux Cluster ou Kraftwerk. On l’appelait alors “le Caméléon” et c’est une des nombreuses leçons que Matthew Dear a retenues de ce héros d’enfance – les autres s’appelaient Nirvana, Sonic Youth, Beck, New Order ou My Bloody Valentine.

Car le miracle de Beams, c’est que non seulement Matthew Dear est devenu chanteur – ça, on le savait, même si lui en doute – mais aussi crooner dandy, charnel et pourtant glacial, à l’image du Bowie de la trilogie berlinoise. “Bowie, Brian Eno, oui, ça a beaucoup compté pour moi. L’utilisation du studio en tant qu’instrument, c’est l’héritage d’Eno. Très jeune, j’ai commencé à jouer avec une boîte à rythmes primitive de mon père, puis je me suis fait des petits séquenceurs. A 14 ans, ma vie solitaire était tracée ! Ma chambre est devenue un petit laboratoire. Comme j’étais fan de Kraftwerk et Depeche Mode, je voulais tout connaître de la musique électronique. Un jour, mon frère m’a fait écouter de la techno de Detroit : je n’y ai rien compris, je trouvais ça atrocement linéaire, simpliste. Mais je me suis retrouvé dans une rave à Detroit et là, j’ai tout reçu en pleine gueule : les DJ, les danseurs, ça expliquait totalement le son minimal, répétitif… J’avais l’impression de vivre un film de science-fiction en écoutant cette musique.” Sa jolie voix traînante du Sud, qui semble s’étirer quand elle parle, est bien traître. Car on le sait stakhanoviste, enregistrant sans répit, dans un apprentissage constant des sons et des styles qui l’a fait passer par des pseudos comme False, Jabberjaw, Audion ou

des exercices imposés de remixes (des Chemical Brothers à Charlotte Gainsbourg). S’il reconnaît être un insatiable bosseur, Dear réfute pourtant l’étiquette de maniaque. “J’adore quitter une chanson, lui dire que c’est fini : en trois ou quatre heures, je peux en avoir fait le tour et ne plus jamais lui adresser la parole. Il faut capturer l’instant magique.” Et de magie, Beams n’en manque pas, album à la construction tellement prenante qu’il résiste à toute idée de saucissonnage et à toute pathétique tentation de classification. “Il n’y a plus de frontières entre les genres, j’ai aussi bien tourné avec Hot Chip qu’Interpol… D’une pop-song à un morceau techno, seuls les outils changent. Je n’ai jamais été un puriste.” On demande à Matthew Dear s’il est actuellement en studio, débordé comme à l’accoutumée. “Je me suis effectivement levé tôt ce matin. Parce que je voulais aller à la pêche dans mon étang.” JD Beauvallet album Beams (Ghostly International/La Baleine) www.matthewdear.com en écoute sur lesinrocks.com avec

La semaine dernière, on apprenait que le robot Curiosity diffusait sur la planète Mars le nouveau single du chanteur Will.i.am, Reach for the Stars. Et là, soudain, la peur : certitude que les Martiens prendront cette intrusion violente dans leur quotidien douillet comme un acte d’agression, eux qui avaient déjà tant souffert de la musique américaine dans le film Mars Attacks! de Tim Burton. Qui a demandé aux Martiens l’autorisation de se prendre Will.i.am en boucle, eux qui ne nous ont pas envahis depuis belle lurette et aspirent à la paix et à la sérénité intergalactique ? Pourquoi imposer cette musique rudimentaire à une civilisation forcément plus avancée que la nôtre, pauvrette qui écoute avec tant de docilité Keen’ V, ce nom d’artiste qui sonne comme celui d’un téléphone portable bas de gamme – ou alors comme le patronyme d’un chef militaire nord-coréen ? Ils vont s’énerver, les Martiens, ils ne sont pas sourds, ils vont être verts. Regardez déjà, vous, quand vous devez vous cogner le dernier tube biodégradable d’une andouille fraîchement décapsulée par une émission de télé-connerie lors du rituel shopping au supermarché du samedi matin. Si vous aviez des armes laser ou un sabre au néon – ou toute autre armada top moderne pour éradiquer les fâcheux –, ça virerait au carnage contre la sono en mono. Vous pourriez même vous en prendre à la vendeuse du rayon poissonnerie qui vous jure qu’elle n’y est pour rien, mais avec la rage que vous avez accumulée en 2 minutes 36 secondes de supplice beuglé, elle finira quand même entre mérous et crevettes dans un désolant tartare sanguinolent. À la violence, nous allons répondre par la violence. Camarades Martiens, nous sommes avec vous, nous serons vos agents infiltrés : plus jamais nous ne subirons la musique. Nous aimons trop l’écouter.

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Dès novembre, le label Because (Metronomy, Justice…) et les inRocKs Lab s’associent pour vous faire profiter du meilleur des découvertes musicales du magazine à travers un best-of 2012 inRocKs Lab (disponible en CD et en digital). Pour faire partie des happy few du tracklisting de cette compile de fin d’année, rendez-vous sur le site des inRocKs Lab afin de participer au concours. Fin des dépôts de candidatures le 15 septembre. www.lesinrockslab.com

Rhian Askins

participez à la compile des inRocKs Lab & Because !

Clinic : septième enfant Deux ans après Bubblegum, les doux dingues de Liverpool remettent ça avec un nouvel album prévu pour l’automne. Intitulé Free Reign, le septième bébé de Clinic a été produit par le groupe lui-même et sortira le 12 novembre dans les bacs. En prime, une édition limitée de l’album sera disponible en vinyle phosphorescent. www.clinicvoot.org

Daniel Mille cette semaine

Rochefort, d’accord Du jeudi 13 au samedi 15 septembre, Rochefort en accords justifie pleinement sa baseline de festival “imprévisible et inattendu”. Des noms (Pierre Barouh, Daniel Mille, Stuart Moxham, Nibs Van Der Spuy, Loy Ehrlich…), mais surtout des soirées surprises, où tous ces musiciens se retrouvent sans que le public sache à l’avance qui il va voir sur scène. www.rochefort-en-accords.fr

Peter Doherty phagocyte l’actu de cette fin d’été. Visible au cinéma dans Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde, l’ancien Libertines sera samedi soir sur la scène du Bus Palladium, à Paris. On le retrouvera la semaine suivante à La Courneuve, pour la traditionnelle Fête de l’Huma, en compagnie de Patti Smith (le 14) ou de New Order (le 15). le 8 septembre à Paris (Bus Palladium), le 15 à La Courneuve (Fête de l’Humanité)

Anouck Bertin

Lucille Reyboz

Peter Doherty x2

M83

Alt-J, M83, Michael Kiwanuka : concours de clips Vous rêviez de tourner un clip ? M83, Alt-J, Michael Kiwanuka, The Temper Trap et Edward Shape And The Magnetic Zeros, en partenariat avec le site Genero. tv, vous en donnent l’occasion. Le principe : illustrer un de leurs titres en vidéo avec, à la clé, outre le privilège de voir sa réalisation utilisée comme clip officiel, un chèque dont le montant varie de 200 à 6 300 euros selon le groupe. À vos caméras ! genero.tv

neuf

GZA As Elephants Are

Rollo Jean Fini, enfin, le twist à SaintTropez : c’est désormais au son du bellâtre anglais Rollo Jean que l’on se dandinera (dandynera ?) du Byblos à la gendarmerie. Son single St Tropez est un slow : humide, poisseux, salace, attaqué de rafales de cordes et de rasades d’orgue, d’une énormité assez inconsciente. rollojean.bandcamp.com/track/st-tropez

Au début, dans l’une de ces universités anglaises où l’on peut étudier le rock, ces jeunes Anglais de High Wycombe ont composé par obligation : c’était un devoir, à remettre au plus vite. Pas une trace, pourtant, d’exercice imposé dans la pop racée de War Cry, chanson toute en rebondissements à la Two Door Cinema Club. soundcloud.com/onceuponatimemusic/ war-cry-radio-edit

DJ Shadow En prélude à un double CD best-of, le pionnier du hip-hop barré révélait récemment sur une radio anglaise son nouveau titre, Listen. Étonnamment suave et simple, malgré une gestation rocambolesque, il pourrait inviter le Californien sur quelques radios européennes, soudain sensibles à la soul music… www.djshadow.com

De nombreux coffrets prennent, pour leur version Deluxe, des formes cocasses : ampli de guitare, petit placard, cave à whisky… Mais personne n’avait encore osé l’échiquier, fourni avec toutes les pièces : vide important comblé par la réédition de Liquid Swords, fantastique deuxième album du rappeur GZA, en marge du Wu-Tang. www.myspace.com/gza

vintage

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The Black Keys : un déluge de tubes

thank you Saint-Cloud Du 24 au 26 août, le festival Rock en Seine a fêté ses 10 ans en conviant jeunes espoirs français et grosses machines anglo-saxonnes. Après un beau marathon de trois jours de concerts, on dit merci !

P

our célébrer ses 10 ans, le festival rock francilien avait vu grand : pas moins de soixante artistes, répartis sur quatre scènes dispersées dans le domaine national de Saint-Cloud, pendant trois jours. Impossible, donc, d’évoquer tout le monde. Commençons par notre belle famille d’artistes inRocks Lab, que le festival avait conviés en masse. Dès l’ouverture, Owlle distille son electro froide et sensuelle aux arrangements eighties sur la scène de l’Industrie : on pense aussi bien à Bat For Lashes qu’à Bronski Beat. Le lendemain, les Niçois d’Hyphen Hyphen livrent

Bloc Party profite de son passage pour dédier un morceau à Pussy Riot et livre un set impeccable, nerveux et dansant

un set explosif sur cette même scène – le groupe mûrit de sortie en sortie et maîtrise aussi bien la structure pop que la rupture noisy. The Bewitched Hands confirment la vitalité de la scène française lors d’un concert radieux aux morceaux sapés pour la gloire – la troupe sortira son éblouissant Vampiric Way dans quelques jours. Autres révélations françaises aux prestations impeccables : les Parisiens Caandides ou encore Granville, nouveaux héros surf-pop venus de Normandie. En marge de cette belle équipe de France, Rock en Seine proposait cette année une programmation élastique : on y entendit dans la même soirée aussi bien le rock lourdaud et sans inspiration des revenants Placebo que la pop délicate de l’Allemand Get Well Soon. Soutenu par l’Orchestre national d’Île-de-France, le musicien réinterpréta ainsi,

accompagné de cinquante musiciens classiques, la pop sinueuse de son récent The Scarlet Beast O’Seven Heads, lors d’un set tout en apesanteur. Autre grand écart pour les oreilles : on passa de la pop joviale et montée sur ressorts de Citizens !, relève impressionnante de Franz Ferdinand, aux chansons tordues, mi-boudeuses, mi-fêtardes de Grimes. La Canadienne, dont l’album Visions squattera probablement les palmarès de l’année, sert sur l’os, rugueux en plus, son electro cassante et pourtant suave. Elle évoque même parfois Donna Summer, mais sa musique répond que c’est Donna Winter. Déception lors du concert plan-plan de Noel Gallagher et ses High Flying Birds : le Mancunien, qui avait vu Oasis imploser sur le site du festival quelques minutes avant son concert de 2009, a l’air de s’ennuyer, amputé de la présence pédante de Liam.

Espoir déchu aussi lors de la prestation de Friends : les mélodies catchy et la basse langoureuse de Manifest ! font place, sur scène, à une musique poussive, lourde et sans saveur. Belle surprise, en revanche, lors du retour de Bloc Party sur la grande scène : malgré un nouvel album sombre et complexe, le groupe, qui profite de son passage pour dédier un morceau à Pussy Riot, livre un set impeccable, nerveux et dansant, avec, en plein milieu, un Banquet toujours imparable. Même enthousiasme devant Beach House : le duo de Baltimore distille sa dream-pop et livre une prestation de haute volée, servie par une scénographie hypnotisante. Retour gagnant, enfin, pour Jason Lytle et ses mythiques Grandaddy. Casquette vissée sur la tête et chemise à carreaux, l’Américain traîne sa dégaine de slacker pop et déploie son spleen-rock mélancolique avec grâce. Applaudissements, enfin, lors du concert ultra attendu des Black Keys, qu’une pluie fine vient accompagner. Le vrai déluge, pourtant, a lieu sur scène, où le groupe enchaîne des titres devenus classiques, jusqu’à une version à fleur de peau de Girl Is on My Mind, à exploser les cœurs. Lonely Boy transforme sans surprise le domaine de Saint-Cloud en tribune de foot géante, avec un refrain repris d’une seule voix jusqu’au 346e rang. JD Beauvallet, Carole Boinet, Azzedine Fall

et Johanna Seban photo David Balicki Rock en Seine du 24 au 26 août, compte rendu 5.09.2012 les inrockuptibles 81

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Nadia Nid El Mourid

la caravane repasse Dans les traces de Tinariwen, les Touaregs de Terakaft poursuivent leur route avec un quatrième album tout-terrain. Bientôt la gloire ?

 C

e soir, il se passe quelque chose de douloureux/ Il ne reste plus personne/ À cause de la violence du combat/ Warakoul et Acheikh sont partis/Ce soir, il se passe quelque chose de douloureux.” Ces mots du chanteur guitariste Liya Ag Ablil, dit Diara, on les entend sur une chanson du quatrième album du groupe touareg malien Terakaft, enregistré dans la campagne angevine en novembre 2011. Deux mois plus tard, de sombres événements viennent donner raison à Diara :

“bien sûr qu’on a envie de commenter ce qui se passe au Mali. Mais on va plutôt le faire dans des chansons”

l’insurrection pour l’indépendance touarègue dans le nord du Mali, vieux rêve de nombreux habitants de la région de l’Azawad, se prend très vite les pieds dans la révolution islamiste et échoue dans un inextricable chaos géopolitique. Sanou, le deuxième guitariste-chanteur de Terakaft, commente : “J’y suis allé il y a trois mois, c’était la guerre partout. Tout est cassé aujourd’hui, le peuple est parti, les musiciens sont partis, il n’y a plus que des problèmes sur ce territoire. Et on sentait qu’ils allaient arriver. On est tristes, c’est pire qu’avant.” Plutôt taiseux de nature, Sanou n’en dira pas plus. Il est musicien (et désemparé), pas journaliste. “Bien sûr qu’on a envie de commenter ce qui

se passe. Mais on va le faire dans des chansons, pas directement.” En tamasheq, la langue des Touaregs, Terakaft veut dire “la caravane”. Et l’histoire du groupe est étroitement liée à celle de Tinariwen, la locomotive internationale du rock touareg. Terakaft a été créé il y a dix ans, puis s’est soudé quelques années plus tard lors de l’arrivée de deux membres historiques de Tinariwen. Le manager de Terakaft est le Français Philippe Brix, ancien manager de Tinariwen et pylône historique du réseau des musiques touarègues en Europe. Il explique : “Terakaft, c’est une histoire à l’intérieur de Tinariwen. Mais je n’ai jamais voulu que Terakaft soit la mouche du coche de Tinariwen.”

Les deux groupes sont musicalement proches, sans jouer dans la même catégorie – Tinariwen est arrivé au succès mondial, Terakaft a encore du chemin à faire. “Terakaft est bel et bien dans l’ombre de Tinariwen, c’est dur de lancer un groupe.” Mais Kel Tamasheq, leur nouvel album, est une belle victoire d’étape. L’album est fidèle au style originel du groupe – compact, sec, rock, sans fioritures ni compromis –, enrichi par la présence de quelques musiciens extérieurs (dont trois du groupe angevin Lo’Jo) et la production du vieux copain anglais Justin Adams (qui a beaucoup travaillé avec Tinariwen). Cette caravane a peut-être perdu le Nord (du Mali) mais elle sait où mener ses chansons (en l’occurrence sur scène, où le groupe excelle, et aux États-Unis, où il tournera pour la première fois en septembre). Les quatre albums de Terakaft permettent aujourd’hui un petit bilan : ce groupe est enraciné dans la tradition et va de l’avant sans forcer sa nature. Ou, comme le chante Diara dans le sixième morceau de l’abum : “Voilà la vérité que vous aimez/Je la vois comme des arbres/Dont les racines cherchent l’eau.” Stéphane Deschamps album Kel Tamasheq (World Village/Harmonia Mundi) en écoute sur lesinrocks.com avec

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Astor Piazzolla Tanguísimo – Le Printemps d’une révolution : 1945-1961 Le Chant du Monde/ Harmonia Mundi

Flip Grater While I’m Awake I’m at War Vicious Circle/Differ-ant/Believe

Cette sirène du bout du monde enchante et rend heureux. a Nouvelle-Zélande, c’est loin. Peut-être est-ce la raison de l’arrivée tardive de ce troisième album, paru il y a deux ans dans le Pacifique. On imagine effectivement bien Flip Grater traversant les mers, désireuse d’offrir au Vieux Continent ces quelques ballades romanesques, pleines d’amour pour Mazzy Star et Cat Power. Elle embarquerait à bord d’un beau paquebot démodé (I Am Gone), se perdrait Dieu sait où en touchant terre (Find Me), avant d’enchaîner les trains surannés, pas très sûrs (Careful). A la lueur d’une fin de journée (Low Light), elle ferait le reste du chemin à pied (My Old Shoes), exprimant un léger spleen avec ses mots à elle (Oh My Word)... En vrai, Flip Grater vit surtout à Paris : la thèse du périple ne tient donc pas. Mais on peut toujours rêver, car While I’m Awake I’m at War n’incite qu’à ça. Maxime de Abreu

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www.flip-grater.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Un coffret riche en secousses tente de contenir le génie de l’Argentin. Ce pic, cette chaîne de sommets (neuf disques joliment agencés dans un coffret-soufflet), conte les seize premières années de l’invraisemblable trajectoire de l’Argentin Astor Piazzolla. Élève de Nadia Boulanger, il se rêve en pianiste concertiste, puis révolutionne, grâce à son bandonéon, l’univers du tango. En privilégiant une orchestration traditionnelle (cordes et piano en cascade autour de l’instrument-roi), il élabore le concept d’un nuevo tango inspiré de thématiques populaires, mais infléchissant leurs langueurs naturelles vers les acquis du néoclassicisme d’un Stravinski ou l’âpreté virtuose du be-bop. C’est alors une époque déraisonnable (l’orée des années 50) : Piazzolla croise Martial Solal à Paris, se frotte à quelques jazzmen new-yorkais et crée avec l’Octeto Buenos Aires un ébouriffant orchestre de jeunes prodiges, où la guitare électrique taraude la tradition. La beauté de cette esthétique révolutionnaire en marche éclate à chaque mesure. Christian Larrède www.piazzolla.org

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Malka Spigel Every Day Is Like the First Day Swim/Differ-ant

The Limiñanas Crystal Anis Hozac Records Le psychédélisme formidable de Français adorés aux États-Unis. e label s’appelle Hozac. Il pourrait s’appeler Prozac, tant cet album provoque en doses exorbitantes bonheur et sourires. Il pourrait aussi s’appeler LSD, tant ce psychédélisme explore des chemins ignorés et accidentés entre les oreilles – mais bon, on n’insistera pas : le tube des Limiñanas n’est-il pas Je ne suis pas très drogue ? Véritable objet de culte aux États-Unis, où ses vinyles sont recherchés comme des combis VW de San Francisco ‘67 ou des copies VHS de films de la Nouvelle Vague, le duo de Perpignan a sorti en trois ans une telle ribambelle de disques sous tous formats qu’on s’étonne que Jack White, autre stakhanoviste, ne les ait pas déjà adoubés. Psychédélisme coquin, yé-yé déjanté et BO excentriques : sur un terrain exigu que d’autres auraient asséché en désert irrécupérable ou, pire encore, en musée flower-power pittoresque, eux continuent de dénicher des pépites manquées à l’époque par Gainsbourg, Dutronc ou même le grand Lee Hazlewood. Ici, elles s’appellent Salvation ou Belmondo, trésors de tension et de dinguerie qu’on rêve d’entendre dans un spaghetti western signé Tarantino. Anis aime peut-être les sucettes, mais elle ne dédaigne pas les buvards. JD Beauvallet



Retour enchanteur d’une ancienne Minimal Compact, éternelle nomade. Après quinze années de silence discographique, le troisième album de la bassiste, vidéaste et chanteuse cofondatrice du groupe punky-funk israélien Minimal Compact offre l’image d’une pop irradiée par le miroir déformant de l’expérimentation. Conçues en compagnie de son Wire de mari Colin Newman, les douze chansons accueillent un spécialiste italien de musiques de films (Teho Teardo), un violoniste de génie (Alexander Balanescu) et un guitariste lumineux (Johnny Marr). Si l’on adjoint la genèse nomade de l’objet (Rome, Tel-Aviv, Berlin), la crainte est objective d’une musique erratique. Sauf que Malka Spigel mène l’aventure avec cette douce énergie qui fait les disques habités. Les cordes acoustiques s’entrelacent aux sonorités du mellotron, l’électronique de synthétiseurs vintage s’apparie à l’électricité des guitares et un chant en rêve éveillé, hypnotique, plane sur les rythmes disjoints. Une remarquable réussite de world-pop. Christian Larrède www.mayanewman.com en écoute sur lesinrocks.com avec

www.myspace.com/theliminanas en écoute sur lesinrocks.com avec

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Jesse Jenkins

The Vaccines Come of Age Sony Pop dégourdie et guitares impeccables sur l’épatant deuxième album des Anglais. ouvent, l’histoire se déroule ainsi : un jeune groupe débarque avec une poignée de bons singles, les réunit sur un disque prometteur, squatte la une de l’hebdo anglais NME, enchaîne deux tournées, disparaît pendant un an et revient avec un deuxième album moyen. L’histoire, ici, est beaucoup plus réjouissante. Pour donner suite à leur prometteur What Did You Expect from The Vaccines?, premier album fougueux et tubesque où le groupe réconciliait Elvis et les Ramones, les Vaccines signent cet automne un disque de pop à guitares qui provoque la joie dans le cœur et rassure quant à la vitalité de la scène indie-rock anglaise. Il s’ouvre sur ce qui, niché sur un album des Libertines ou des Strokes en 2003, serait instantanément devenu le classique rock de l’année. Le morceau s’appelle No Hope mais l’espoir est immense : branleur et crâneur, canaille et sexy, le titre est le premier d’une série de morceaux parfaitement affûtés, portés par un sens mélodique et un songwriting savants. Comme aux plus belles heures de l’union Barât-Doherty, c’est couillon et formidable à la fois. On récompensera aussi le jouissif et habile Aftershave Ocean, un morceau qui mérite sa place dans le palmarès de l’année, et qu’on enverrait bien, en Colissimo, aux fainéants de Blur – leur fantôme plane plus que jamais sur cette mélodie à étages. Applaudissements, enfin, sur All in Vain et Weirdo, ballades titubantes qu’illumine la voix romantique de Justin Young – un type qui chante comme s’il avait passé sa vie à draguer des filles américaines à l’arrière d’une Cadillac. Avant de diriger les Vaccines, le jeune homme sévissait sous le nom de Jay Jay Pistolet. Il a désormais la voix revolver, et le deuxième album qui tue. Johanna Seban

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The Fresh And Onlys Long Slow Dance Mexican Summer/Souterrain Transmissions/Pias Leur pop élégante ravive le fantôme des Go-Betweens mais ces Américains ne jurent que par le hip-hop. mpossible de ne pas pince-sans-rire à l’allure A priori, aucun rapport succomber à la voix de Droopy. “Vous faire musical avec le rock onctueuse de Tim éprouver tout le spectre mélodieux de The Fresh Cohen, chanteur barbu des émotions me donne And Onlys. “Le caractère de The Fresh And Onlys, la chair de poule”, avoue très direct de nos mélodies qui caresse l’oreille sur le chanteur, qui compare provient du rap”, assure Long Slow Dance, quatrième pourtant Shayde Sartin, l’album à sa ville natale, album du quatuor créé San Francisco : “Une belle bassiste et cofondateur à San Francisco en 2008. ville mélancolique et du groupe. Et Cohen Ours au cœur tendre, brumeuse qui nous inspire.” d’ajouter : “Je chante Cohen y parle Pas étonnant, dès lors, toujours en rythme, comme essentiellement de filles que le titre romantique de si je rappais.” inaccessibles et de passion l’album, Long Slow Dance, Longtemps affilié à la dévastatrice sur cache l’acronyme LSD. scène garage californienne des mélodies qui brisent Un hommage au passé – et à ses fers de lance la glace et le cœur. Thee Oh Sees et Ty Segall –, psychédélique de la ville ? “J’ai commencé à faire de The Fresh And Onlys s’ouvre Cohen assure que ce n’est qu’un hasard, certes la musique en écrivant des désormais à d’autres textes”, raconte le chanteur, horizons, faisant souffler “très heureux”. “L’album est mélancolique mais a pour qui ne s’est mis à la guitare un vent chaud à coups que lorsque sa copine lui titre LSD : ça résume notre de trompettes mexicaines en a offert une. Car Cohen, esthétique.” Carole Boinet sur Executioner’s Song, véritable tête pensante concoctant la BO d’un du groupe, est au départ western moderne sur Take www.myspace.com/ un amateur de rap : “J’étais back the Night, empruntant thefreshonlys obsédé par le hip-hop. Je en écoute sur lesinrocks.com la guitare des Smiths avec m’étais même rasé la tête !” sur Presence of Mind. Aujourd’hui, celui qui Résultat : un album enregistrait des morceaux lumineux et lo-fi, brut de rap tout seul dans et complexe, qui souffle le sa chambre écoute chaud et le froid, se faisant SpvcxGhxztPvrrp et tantôt mélancolique Death Grip, deux piliers et torturé, tantôt sauvage de ce qu’il appelle et euphorique, à l’image la “renaissance hip-hop”. de Tim Cohen, éternel

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Lawrence Arabia The Sparrow Bella Union/Cooperative/Pias

Evening Hymns Spectral Dusk Kütu Folk/Differ-ant Du folk contemplatif et enveloppant venu d’une cabane au Canada. ’est une caricature pas forcément menteuse : les musiciens du label Kütu Folk portent souvent des liquettes à carreaux, celles que l’on met pour scier des planches dans l’Amérique rurale – ce qui semble logique pour cette musique boisée et bucolique. Chez Evening Hymns, recrue canadienne de l’écurie clermontoise, ce n’est pas une figure de style : le métier de Jonas Bonetta est vraiment de scier des planches, dans la scierie familiale qu’il dirige depuis le récent décès de son père, acte fondateur de ce second album aussi contemplatif que le premier, mais avec des éclairs sur l’horizon dégagé.



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Enregistré, comme le veut la légende du folk ascétique (de Mi And L’Au à Bon Iver), dans une cabane en rondins isolée, seulement visitée de quelques amis musiciens de passage (Timber Timbre, The Wooden Sky…), Spectral Dusk est, comme son nom l’indique, un album de crépuscule et d’ombres étirées, fantomatiques. Mais la voix, impérieuse, épaisse de Bonetta offre une étonnante consistance à cette musique étale, plus méditative qu’active, plus suggérée que composée – à la Lambchop. On conseille activement cet album à Sean Penn s’il veut un jour présenter en ciné-concert ses films Indian Runner ou Into the Wild. JD Beauvallet www.eveninghymns.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Magnifique, la musique méconnue d’un NéoZélandais recommandable. Après Chant Darling – ravissement pop et du miel pour le cœur –, Lawrence Arabia récidive avec The Sparrow : ce moineau-là vole en haute altitude. Le Néo-Zélandais y enchaîne neuf chansons habilement arrangées et aux harmonies délicates. Il y brode notamment ce qui, il y a quarante ans, aurait pu être un chef-d’œuvre d’Harry Nilsson : The Listening Times. Simple et funky, The 03 aurait-elle pu sauver le dernier Yeasayer, tandis que Legends achève d’asseoir son auteur à la table des petits surdoués méconnus. Johanna Seban www.myspace.com/ lawrencearabia en écoute sur lesinrocks.com avec

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Saint Lou Lou Maybe You Kitsuné Ces deux filles à la fois glaciales et torrides vont contribuer à repeupler la France. n groupe-hommage mouvementée entre Suède à Lou Reed ? Ont-elles vu et Australie. Froid-chaud : le Lou et en ont-elles exactement ce qu’a retenu leur bégayé ? Ce qui est certain, musique, qui malaxe la mélancolie c’est que les deux femmes et la lascivité aux limites du fatales derrière Saint Lou Lou vont scandaleux, en une dance-music transformer les garçons en loup de torpeur et de débauche, (loup) de Tex Avery : on imagine quasi immobile et pourtant déjà les files d’attente dans gorgée de soul. Une fois encore, les maternités neuf mois après l’impression que la banquise la sortie de Maybe You, leur premier a gagné Ibiza et, entre les frimas single pour les renards parisiens et les émois, c’est une situation de Kitsuné. Toutes les filles, de win-win. JD Beauvallet à coup sûr, se prénommeront alors Elektra et Miranda, comme soundcloud.com/saintloulou les jumelles Kilbey, boudeuses en écoute sur lesinrocks.com formidables à l’éducation avec

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Benjamin Biolay Aime mon amour Deux mois avant le terrible Vengeance et son passage au Festival Les inRocKs, un premier extrait racé, aux guitares capiteuses et souligné par des cuivres convulsifs. Dans la droite filiation de Daho et Bashung, Biolay démontre qu’il est désormais l’incontestable patron d’une certaine chanson rock en français. www.youtube.com (le 11/11 à Paris, Cigale, au Festival Les inRocKs)

Peaks Spain L’actuelle pause de Cocoon profite décidément joliment à Morgane Imbeaud, moitié du duo, qui dévoile ce nouveau morceau de son projet parallèle Peaks. Après Love, c’est au tour de Spain, de voir le jour, avant un concert en première partie d’Electric Guest à la Coopérative de Mai (Clermont-Ferrand), le 18 septembre. www.vimeo.com

The Soft Pack Tallboy > Plus calme mais toujours aussi branleur, le quartet foutraque de San Diego revient avec un nouvel extrait de Strapped, attendu pour le 1er octobre. Vintage et nonchalant, Tallboy rappelle que la meilleure façon de faire du punk est de ne pas en faire. www.youtube.com

Mat Hilde Trop loin Accompagnée sur scène d’un violon, d’un violoncelle et de deux guitares, Mat Hilde s’est peu à peu affranchie du conservatoire et parvient à allier pop, folk et un brin d’electro avec subtilité et fluidité. Petite cousine française de Patrick Watson, jeune sœur potentielle de Keren Ann, elle rendra plus douce la fin d’été. www.lesinrockslab.com/mat-hilde 90 les inrockuptibles 5.09.2012

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dès cette semaine

1995 28/9 Marseille, 4/10 Angers, 5/10 Rouen, 10/10 Nîmes, 11/10 Avignon, 12/10 Perpignan, 18/10 Mulhouse Absynthe Minded 8/11 Marseille Alt-J 8/11 Paris, Boule noire Animal Collective 2/11 Paris, Grande Halle de la Villette, 3/11 Strasbourg A Place To Bury Strangers 9/10 Feyzin, 10/10 Dijon, 11/10 Strasbourg, 14/10 Lille Archive 9/11 Bordeaux, 10/11 Toulouse, 16 & 17/11 Paris, Zénith

Kate Nash, Major lazer, Ghostpoet, Nicolas Jaar, The Killers, Crookers, Little Dragon, Christine And The Queens, etc. Arthur Beatrice 6/11 Paris, Trianon Rich Aucoin 16/10 Paris, Cigale, 17/10 Nîmes, 24/10 Toulouse, 25/10 Marseille Awolnation 15/11 Paris, Nouveau Casino Bat For Lashes 25/11 Paris, Trianon Berlin Festival les 7 & 8/9, avec Grimes, Django Django, Friends, Metronomy,

Best Coast 19/9 Paris, Point Ephémère Benjamin Biolay 11/11 Paris, Cigale Birdy Nam Nam 30/10 Paris, Olympia Bloc Party 3/11 Nantes, 4/11 Lyon, 5/11 Bordeaux, 7/11 Toulouse Bordeaux Rock 22/9, avec Buzzcocks, Mansfield.TYA, Arnaud Rebotini, Kid Bombardos, Robert & Mitchum, etc.

Breton 22/9 Grenoble, 24/9 Lille, 25/9 Amiens, 26/9 Laval Caandides 5/9 Paris, Bellevilloise Camille 23 & 24/10 Paris, Olympia Caribou 11 & 12/10 Paris, Bercy, 16/10 Strasbourg Barbara Carlotti 18/10 Paris, Cigale Leonard Cohen 26/9 Toulon, du 28 au 30/9 Paris, Olympia Dan Deacon 25/9 Paris, Trabendo Etienne de Crécy 22/9 Rouen, 13/10 Paris, Olympia

nouvelles locations

Eldorado Music Festival du 13 au 17 septembre à Paris, Café de la Danse, avec Graham Coxon, Perfume Genius, Oh! Tiger Mountain, etc. Electric Guest 19/9 Lyon, 20/9 Nîmes, 21/9 Strasbourg, 26/9 Bordeaux, 27/9 Rennes, 8/11 Lille, 10/11 Nantes, 12/11 Toulouse Festival des cultures d’Islam du 12 au 22 septembre à Paris Festival Elektricity du 24 au 29 septembre à Reims, avec Sébastien Tellier, Nicolas Jaar,

aftershow

en location

The Bewitched Hands, Gesaffelstein, Sebastian, Cassius, Woodkid, Brodinski, Christophe Chassol, etc. Festival Les inRocKs du 5 au 13 novembre à Paris, Lille, Caen, Lyon, Nantes, Marseille et Toulouse, avec Pulp, Hot Chip, Benjamin Biolay, Spiritualized, Electric Guest, Alabama Shakes, The Vaccines, Tindersticks, Poliça, Citizens!, Michael Kiwanuka, etc. Festival Scopitone du 18 au 23 septembre à Nantes, avec Gesaffelstein, Citizens!, Woodkid, Kavinsky, Para One, Brodinski, etc.

Manu Chao

le Cabaret vert du 23 au 26 août à Charleville-Mézières Alors que Kap Bambino achève un set incisif et brutal, les Ardennes répondent à l’appel exceptionnel de Manu Chao : pendant plus de deux heures, le meneur de La Ventura détonne, visiblement heureux de jouer dans la ville natale d’Arthur Rimbaud, quelques heures seulement après la performance massive des Eagles Of Death Metal. Pour sa huitième édition, Le Cabaret vert, aux contours écolos, se voulait éclectique, humain, responsable et dingo à la fois, réunissant sur un même plateau l’electro tapageuse de l’Américain Skrillex, la pop enchanteresse et psyché des Dandy Warhols, le rock froissant de Franz Ferdinand et le rap frondeur de Public Enemy. Passant de trois à quatre jours, le festival savait à quoi s’en tenir : la bourse ou la vie. Un pari zinzin relevé avec succès : 73 000 personnes sont venues acclamer le technicien Yuksek, enfant du pays, se faire friter les tympans par la puissance de Birdy Nam Nam, C2C, Noisia et Digitalism, découvrir l’énergie torride des Rémois de About The Girl avant de s’attendrir devant Barcella, conteur farfelu et show-man véritable, artiste à l’image d’un rassemblement où la musique côtoie les arts de rue, le cinéma et la BD, sous le soleil et de bonnes vibes. Romain Lejeune

Romain Lejeune

Fête de l’Humanité du 14 au 16 septembre à La Courneuve, avec Patti Smith, New Order, Peter Doherty, Daniel Darc, BB Brunes, Hubert-Félix Thiéfaine, Barbara Carlotti, etc. Granville 20/9 Paris, Flèche d’Or Hyphen Hyphen 12/9 Paris, Café de la Danse, 21/9 Limoges Marble 22/9 Paris, Social Club Dent May 6/9 Paris, Glazart The Pogues 11/9 Paris, Olympia Stuck In The Sound 20/10 Paris, Olympia We Have Band 19/10 Montpellier We Love Green du 14 au 16/9 à Paris, avec Django Django, Norah Jones, James Blake, Beirut, Electric Guest, Kindness

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le saut de l’ange Pascal Quignard fait l’éloge de la chute pour se réinventer. Un indispensable traité de liberté dans un bel essai romanesque.

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ssai, roman, traité philosophique, précis d’existence, autoportrait et autobiographie : avec Les Désarçonnés, Pascal Quignard invente un genre inclassable, le mille-feuille théorico-romanesque et, davantage encore, le parfait reflet d’une psyché humaine – la sienne. De Vie secrète à Villa Amalia en passant par les essais de la série Dernier royaume, dont le premier volume, Les Ombres errantes, lui valut le prix Goncourt en 2002 et dont il signe ici le septième volet, Quignard a développé une morale de la solitude, de l’exclusion, des vertus qu’il y a à se placer hors du social, du spectacle, de la norme, des diktats et autres dogmes, de tout ce cortège de conventions et autres insidieuses violences sociales qui vous dressent, vous entravent, vous broient. D’aucuns, prompts à la réduction, voient en Quignard un anachorète, un ermite érudit, et autres définitions clichés qu’on accole trop souvent à son nom, sans comprendre que l’on peut s’être un jour décidé intrinsèquement, essentiellement seul, sans pour autant renoncer à être un sensuel capable d’aimer. S’exclure du commerce des hommes, Quignard l’a choisi après une maladie qui a failli lui coûter la vie. Il quitte alors les éditions Gallimard, où il officie comme éditeur, pour ne se consacrer qu’à la lecture et à l’écriture, se réinventant un espace de vie “secrète”, vie de l’esprit où l’être peut se déployer librement. C’est le moment où (et la raison pour laquelle) on bascule dans cette liberté que raconte Les Désarçonnés, roman-essai fragmenté en diverses facettes de la vie des autres, de ceux (d’Agrippa d’Aubigné à Montaigne en passant par saint Paul…) qui renaquirent à la vie suite à une chute (de cheval, souvent) les laissant pour morts en les désarçonnant. C’est ce désarçonnement qui lui fera, au même titre que les personnages qu’il met ici en scène, prendre la tangente, ou une diagonale du fou, se réinventant une vie,

il faut avoir frôlé la peur la plus grande – mourir – pour se débarrasser de la détresse originaire qui nous asservit

naissant une deuxième fois. “De la même manière, à l’hôpital Saint-Antoine, un jour de février, vomissant le sang, jetant l’éponge, j’ai trouvé la forme de ce dernier royaume où maintenant je vis, enjambant le temps, assis les pieds dans le caniveau, examinant un vieux travail qui s’effondre où un cheval pleure.” À travers ce catalogue des moments où d’autres se sont trouvés “désarçonnés”, Quignard signe une philosophie de la renaissance, un livre lumineux qui en passe forcément par le sang, la douleur, la mort – le sombre. “Ce n’est pas que l’ermite, l’asocial, le non-parlant, l’infans, l’enfant sauvage, l’autiste, soient une possibilité humaine, l’objet de ma curiosité : c’est la source zoologique qui s’y déverse inépuisablement. C’est le fait que ce qui ‘désarçonne’ dans l’émotion, comme à l’instant natal, déchire brusquement le lien natal et fait quitter sa place dans l’espace du groupe.” Deux moments de notre vie nous échappent : notre conception et notre mort. Il faut dès lors en passer par la mort – frôler la mort – pour se re-concevoir. La re-conception de soi se raconte ici via des concepts limpidement étayés, à travers saynètes et histoires. On les croit toutes gravées dans le marbre de l’histoire et de l’histoire littéraire – Quignard et sa réputation d’érudit –, sauf qu’il suffit d’une scène “mensongère” – monsieur de Clèves surprenant sa femme en plein coït avec son amant, alors qu’il s’agit de l’héroïne chaste par excellence – pour faire vaciller l’édifice. Et si tout le reste était à l’avenant, non pas faux mais fictif ? Et s’il s’agissait également pour Quignard de re-concevoir, donc de réinventer, les vies d’hommes illustres ? Roman existentiel, Les Désarçonnés s’impose aussi, à l’instar de tout texte philosophique digne de ce nom, comme un livre politique. Contre le groupe, la famille, le social – ce qui impose identité et papiers d’identité, entrave le passage d’un pays à l’autre, rejette un être parce qu’il est “sans papiers”. “Walter Benjamin, Walter Hasenclever, Stefan Zweig se suicidèrent à cause de cette soudaine quête occidentale des papiers de vie devant lesquels les livres en papier, où ils mettaient leur vie, brûlaient.” Les désarçonnés sont des écrivains, des enfants, des mystiques, des chamanes, et qui le veut bien. Il faut pour cela avoir frôlé la peur la plus grande – mourir – pour se

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en marge

le magnifique Trop réduit au glamour des années 20, Francis Scott Fitzgerald reste le plus contemporain des écrivains. A (re)lire bientôt en Pléiade.

débarrasser de la détresse originaire qui nous asservit : “La liberté ne fait pas partie de l’essence de l’homme. La détresse originaire impose à la survie du petit qui vient de crier soin, propreté, secours, nourriture, défense. C’est-à-dire : la détresse originaire impose les autres à ce qui n’a eu dans sa conception aucune autonomie ; elle impose la famille, l’obéissance, la peur, la langue commune, la religion, l’élevage, la convention des vêtements, l’arbitraire de l’éducation, la tradition de la culture, l’appartenance à la nation. Toute cette

étrange ‘aide’ plonge l’enfant dans un mixte d’amour et de haine, envers le père tout neuf et la mère-source qui l’a expulsé dans la lumière et abandonné le souffle.” Il faut à présent nous arracher à ce harnachement des origines. Tomber avec l’animal harnaché par excellence (le cheval). Se croire mort pour renaître. Les Désarçonnés nous offre ce qu’il y a de plus puissant en littérature : il nous apprend à vivre. Nelly Kaprièlian photo Alexandre Guirkinger Les Désarçonnés (Grasset), 332 pages, 20 €

La rentrée regorge de très bons livres et pourtant, notre cœur se serre à l’annonce d’un seul titre : toute l’œuvre de Francis Scott Fitzgerald en Pléiade (deux volumes, le 20 septembre). On mesurera en relisant son œuvre combien Scott Fitzgerald, longtemps minoré, jugé trop frivole et réduit à la fête, à l’alcool et à la mode, aura influencé le siècle et les auteurs à venir. La fin abrupte et elliptique de Tendre est la nuit, qui des décennies plus tard inspire celle du Villa Amalia de Pascal Quignard et celle du nouveau et magnifique roman de Philip Roth, Némésis (Gallimard, 4 octobre), où l’on saute trente années à la fin pour retrouver le héros du livre à plus de 50 ans, la vie bousillée par les événements de sa jeunesse, racontée tout du long par un narrateur en retrait. Dans Gatsby le Magnifique (1925), Fitzgerald usait déjà de cette figure du narrateur discret qui raconte la vie “exemplaire” d’un héros infortuné, sacrifié sur l’autel de la vision du monde de l’auteur. Dans le cas de Fitzgerald, sa vision du monde, des relations sociales toujours présentes dans les liens amoureux (ce que Gatsby, incarnation d’une innocence romantique, n’aura pas compris), est ultradark. Gatsby est un candide aux prises avec la cruauté d’une société toujours d’actualité : grande bourgeoisie arrogante pour qui les êtres se réduisent à des pions sur un échiquier, enfants gâtés richissimes indifférents à leur prochain, grands narcissiques (hommes ou femmes) dénués d’empathie, d’humanité, donc de morale, et filles d’autant mieux habillées qu’elles ont à cacher leur vide intersidéral. En mixant sentiments et société, Fitzgerald s’impose peut-être comme le plus cruel des balzaciens : ses illusions perdues atteignent ses personnages en plein cœur. Il n’y a pas de seconde chance. Sauf si l’on a lu et compris ses romans.

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Après la génétique ou la neurologie, Richard Powers réussit l’émulsion parfaite entre épopée industrielle à l’américaine et chronique intime de la maladie. Puissant.



Jimmy Kets/RÉA

réactions en chaîne eu de maximes sont aussi profondément enracinées dans les consciences américaines : dès le berceau, tout bambin né sous la bannière étoilée apprend que “les affaires de l’Amérique, ce sont les affaires” et que “propreté rime avec piété” (en VO, “cleanliness is next to godliness”). Avec son sixième roman, Richard Powers orchestre une magistrale rencontre entre les deux composantes de ce viatique culturel. Placé sous les signes convergents de l’expansion économique constante et de l’extermination des microbes, Gains décrit un pays tellement inféodé aux dieux du dollar et des détergents qu’il finit par être complètement lessivé. Mais il le fait de façon tellement nuancée, érudite et farouchement littéraire que ce qui pourrait n’être qu’une charge de plus contre l’american way of life se mue en l’un des livres les plus ambigus et subtilement émouvants de ces dernières années. Dans une ville de l’Illinois industriel, une mère de famille atteinte d’un cancer soupçonne les produits mis sur le marché par une multinationale d’être à l’origine de sa maladie. En faisant alterner l’histoire de Laura Bodey et celle de la firme Clare Inc., Powers joue de deux modes de narration étonnamment complémentaires : à la tonalité automnale d’une odyssée médicale sans issue répond une fresque historique brassant près de deux siècles de

Powers, écrivain savant Romancier d’exception et chercheur chevronné, Richard Powers a fait de la science la meilleure alliée de la littérature. Avant de s’intéresser à la chimie dans Gains, il avait en 1995 étudié la neurologie cognitive pour Galatea 2.2. Récemment réédité en poche, son roman de 2009, Générosité, se penche sur la génétique – domaine déjà abordé en 1991 dans The Gold Bug Variations – et s’interroge sur ses liens avec le bonheur.

découvertes chimiques et d’innovations économiques. Sous la plume de Powers, la transformation d’une entreprise familiale en conglomérat se mue en épopée de la croissance, en cantique du commerce et en rhapsodie du profit ; célébrant l’intrépidité des coureurs d’océans, l’ingéniosité des chercheurs et l’inventivité des publicitaires, Gains orchestre sur un rythme superlativement américain une symphonie du mouvement, de la vitesse et de la conquête. En contrepoint, la cadence inquiète à laquelle s’écoule la vie de la famille Bodey enracine l’intrigue dans un quotidien teinté de minimalisme, le miracle de cette écriture à deux tempos voulant qu’un roman chaussé à un pied d’une botte de sept lieues et à l’autre d’une modeste savate ne claudique jamais, mais enchaîne les chapitres avec l’élégance d’une danseuse et la foulée d’un marathonien. Prodigue en morceaux de bravoure (le récit d’une expédition dans les mers australes est digne de l’Edgar Poe des Aventures d’Arthur Gordon Pym) et touches satiriques (dont fait les frais un corps médical aussi incapable d’enrayer la maladie que les autorités fédérales le sont de réguler la croissance), mais laissant également entendre l’indispensable musique de l’élégie pour un continent défiguré et de la compassion pour les victimes du capitalisme sauvage, Powers tourne le dos au manichéisme et à la paranoïa à la mode de Thomas Pynchon pour mettre ses aphorismes et son érudition au service d’un chef-d’œuvre ambivalent, d’où il ressort qu’une même ivresse guide les actions des pollueurs et celles des consommateurs, unis dans leur quête de gains d’argent ou de temps. Cette ivresse, qui est par ailleurs celle de la meilleure littérature, débouche sur une chute dont le tranchant fait un modèle d’ironie dramatique. Bruno Juffin Gains (Le Cherche-Midi), traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude et Jean Demanuelli, 632 pages, 22 €

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Simon Menner, Images from the Secret Stasi Archives, Bstu MfS-HA-II-Fo-10009-0002

Entrée de l’ambassade des États-Unis à Berlin (photo extraite des archives de la Stasi)

l’Est et le néant Depuis L. A., Christa Wolf passe au crible les désillusions d’après la chute du Mur. Quand les victimes deviennent des pestiférés.

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es milliers de notes bâclées, des noms de code, chaque fait et geste disséqué, le tout consigné dans un dossier estampillé “victime”. Les lendemains de la réunification allemande ne furent guère chantants, assombris par l’exhumation des archives de la Stasi. Accessibles au public, ces dossiers révélèrent à nombre de camarades “indignes” de RDA qui, parmi leurs proches, les avait espionnés puis vendus à la police secrète. “C’est la langue des services secrets, la banalisation brutale de votre vie sur des centaines de pages, écrit Christa Wolf.

La consultation de ces dossiers a disloqué le passé tout en empoisonnant le présent.” La romancière allemande, décédée en 2011 à 82 ans, savait de quoi elle parlait, pour avoir elle-même quitté l’Allemagne deux ans après la chute du Mur en raison de la stigmatisation des anciens habitants de l’Est (leur appartenance au Parti, leur révolution tardive…). Et si Ville des anges revendique sa dimension fictive, il n’en relate pas moins l’exil à Los Angeles d’une narratrice citoyenne d’un “État disparu”, d’“un pays qui n’existe pas”. La raison de sa présence dans “la ville des émigrés” touche à une correspondance entre une amie décédée et une

la Stasi dans les livres Publié en 2008, le roman d’Anna Funder, Stasiland (Héloïse d’Ormesson), s’est imposé comme une référence : une enquête romancée sur l’ancien régime communiste allemand et sa redoutable police, via une mosaïque d’entretiens. Il fut présenté comme “le livre sur la Stasi” au moment de sa parution, peu après “le film sur la Stasi”, La Vie des autres, sorti sur les écrans en 2006. On citera également l’ouvrage de Kai Schlüter, Günter Grass en ligne de mire – Les archives de la Stasi, sur l’espionnage par la Stasi du prix Nobel de littérature allemand (en cours de traduction, le livre a fait grand bruit en Allemagne où il a paru en 2009). Plus fun : Cet instant-là, de Douglas Kennedy (Belfond), sur un coup de foudre entre un écrivain new-yorkais et sa traductrice allemande de l’Est dans les années 80.

mystérieuse L. réfugiée aux États-Unis pour fuir le nazisme. La narratrice côtoie d’autres boursiers de diverses origines et fait l’expérience d’une Amérique solaire mais injuste. Celle qui dans tous les coins renvoie à un fantasme – “la dure poésie des freeways”, “le spectacle du coucher de soleil sur le Pacifique”, “les routes rectilignes bordées de palmiers” – mais laisse crever ses homeless et pratique allègrement la peine de mort. Découverte d’un monde neuf, chemin de croix, purgatoire ou rédemption : Ville des anges tarde à dévoiler son sens, comme un secret profond. Ce voyage initiatique creuse son sillon dans le réseau alambiqué de la mémoire, au gré des images refoulées que la narratrice met à jour, jusqu’à révéler l’impensable : elle fut, plus jeune, à l’origine d’une délation au Parti mettant en cause l’un de ses collègues. La nature de cette faute et son oubli (s’agit-il d’un déni ? de refoulement ?) intéressent peut-être moins l’auteur que l’idée d’un équilibre

rompu, la fin d’un monde manichéen où les valeurs rudimentaires de liberté et de totalitarisme s’affrontent. À la fois victime et bourreau, la narratrice doit faire face à sa nouvelle identité trouble. Autour d’elle, son refuge américain miroite de mille tonalités antagonistes et complexes. Car cette schizophrénie, intime au départ, se répercute logiquement sur le monde environnant et la société capitaliste, ce “paquebot de luxe” où scintillent les banques ATM et que la narratrice contemple désormais comme un rêve truqué. Sous la plume de Christa Wolf, l’ouverture du bloc de l’Est au Nouveau Monde se dissout dans un mirage. Sa voix désenchantée fait rimer la chute du Mur avec une incommensurable mélancolie. Dans ce “processus de décomposition”, les victimes d’hier sont devenues les pestiférés d’aujourd’hui. Emily Barnett Ville des anges (Seuil), traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, 400 pages, 22 €

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Tom McCarthy C

Érudit et crypté, le nouveau livre de Tom McCarthy explore la première moitié du XXe siècle et les virtualités du langage et du roman. Le titre intrigue. Les premières pages désarçonnent, voire rebutent par leur apparent classicisme. On s’attendait à quelque chose de plus expérimental de la part de Tom McCarthy, représentant d’une certaine avant-garde britannique qui compte Zadie Smith parmi ses admirateurs. Mais plus on pénètre dans ce roman-labyrinthe, plus on se laisse gagner par son charme délétère, sa beauté étrange, un rien morbide. Avec ce nouveau livre, McCarthy retrace la première moitié du XXe siècle à travers le destin de son personnage principal. Serge Carrefax grandit avec sa sœur bien-aimée Sophie au sein d’une famille singulière, entre les expériences du père et les vers à soie de la mère. Une enfance libre dans un domaine enchanté, jusqu’au jour où Sophie, adolescente, se donne la mort. La Première Guerre mondiale éclate. Serge devient opérateur radio dans l’aviation et, accessoirement, cocaïnomane. Après le conflit, il part en Egypte sur les traces du tombeau de Toutankhamon. Les aventures de Serge servent de prétexte à McCarthy pour se faire lui-même l’explorateur des ressorts de la communication et du langage. Hiéroglyphique à sa manière, C est un récit à la fois spectral et crypté qui joue sur plusieurs niveaux de signification et accumule comme autant de strates les références littéraires, de Shakespeare à Thomas Mann. Un foisonnant livre d’énigmes. É. P.

Francesca Mantovani/éd. Stock

Éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais par Thierry Decottignies, 428 pages, 24 €

machine de mort Luc Lang compose le portrait saisissant de la folle Andrée, mère coquette, gloussante, destructrice. Et nous laisse au bord de l’asphyxie.

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other est un de ces livres dont on subodore qu’il a infusé longtemps, fruit d’un long ressenti, avant de trouver sa voie romanesque. Plusieurs décennies peut-être, pour pouvoir brosser le portrait de sa génitrice, dénouer les fils d’un nœud identitaire si complexe à appréhender pour un fils unique. Sans être ouvertement autobiographique, Mother procède du témoignage, de la confession romancée, pudiquement contenue dans un récit à la troisième personne. Dès l’ouverture, on découvre donc “le fils”, cette entité enfantine servant de base au surmoi adulte et auctorial déjà éprouvé par le règne maternel : dépositaire non consentant des confidences érotiques de celle qu’il n’appelle jamais maman mais Andrée. Ce qui rend la nature de cette confession doublement tordue, c’est qu’elle convoque le père biologique de l’enfant, qui ne l’a jamais connu. Le lecteur comprend : cette mère-là n’est pas seulement grossière, brutale, elle est aussi manipulatrice, tendance qu’elle va s’appliquer à affûter en art de la destruction déguisée et habile. Mother – comme son titre y invite – colle à l’image de la mère. “Andrée”, seul ce prénom compte, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à l’impression de ne plus pouvoir s’échapper de la page. Luc Lang l’a rendu volontairement dense, resserrée, sans paragraphe ni vide typographique, comme une pièce sans air. Car, en effet, l’oxygène vient à manquer sous les assauts répétés de ce spécimen femelle, entre la mère poule et la mante religieuse, qui se montre possessive, incestueuse,

culpabilisatrice, humiliante, fugueuse, volage, faiseuse d’histoires. Une emmerdeuse colossale et maléfique. L’auteur décrit ses tocades sans avenir (pour un dentiste, un retraité, un déménageur), ses lubies (le végétarisme, la voyance, la thérapie par radiation magnétique) avec une précision clinique, comme s’il s’agissait pour lui de disséquer ce grand monstre, d’en gratter le moindre recoin impur. La phrase agit telle une sonde, serpentante, labyrinthique, proustienne (Andrée est d’ailleurs un personnage des Jeunes filles en fleurs), débroussaillant cette terre maternelle où a grandi une filiation houleuse. Monstrueuse ? L’auteur ne le dit pas, laissant leur relation soigneusement hors cadre, tout comme il ne sera pas question d’un autoportrait en creux. Lang (à qui l’on doit une dizaine d’ouvrages, dont Mille six cents ventres, prix Goncourt des Lycéens en 1998) est comme un peintre qui s’oublie derrière la puissance de son modèle, cette mère folle, cannibale – et néanmoins championne de la choucroute végétarienne –, cette femme ogresse et sarcastique qui ne veut rien entendre (au figuré, avant que le sens propre ne vienne faire son œuvre avec la vieillesse). Andrée serait-elle une allégorie du malheur, celui qu’on s’inflige, étant sa propre machine à se tuer ? C’est cela aussi que Mother soupèse et interroge à travers ce portrait terrible : l’inaptitude au bonheur, une vie bêtement dilapidée en “passions tristes”. Emily Barnett Mother (Stock), 304 pages, 20 €

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Avec cette galerie de personnages insolites, Jean-Yves Jouannais propose un voyage érudit au pays des ruines. De la dévastation considérée comme un des beaux-arts. ’est sur les l’intertextualité, avait préfacé du IIIe Reich, qui développa décombres fumants le concept délétère du la réédition d’Artistes sans de Troie qu’est née “devenir-ruines” : “La valeur œuvres, essai de Jouannais la littérature, avec esthétique comme de en forme de catalogue l’Iliade. Les ruines, symbole propagande de tout édifice plus déraisonnable de destruction, apparaissent que raisonné de créateurs s’avérait exclusivement ainsi comme la matrice d’un aux œuvres invisibles. dépendante de sa promesse monde fictionnel. Jean-Yves À sa manière, L’Usage des de vestiges. L’architecture se Jouannais ne veut pas se muait alors en une sculpture ruines s’apparente aussi à contenter de les contempler un catalogue, puisqu’il s’agit de la déréliction à venir.” ou de tourner autour. De la Mésopotamie aux d’un “casting de personnages L’écrivain et critique d’art, Twin Towers en passant romanesques”, soi-disant qui s’est attelé en 2008 à par Dresde et Stalingrad, on soumis à Jouannais par l’écriture de son ambitieuse Vila-Matas. Tous ont croise aussi, au gré de cet Encyclopédie des guerres, inventaire du chaos, Scipion en commun d’avoir connu désire pénétrer au cœur Émilien, le fossoyeur de des villes assiégées même des ruines, plonger Carthage, l’écrivain suédois et anéanties. Jean-Yves dans le brasier originel Stig Dagerman, traumatisé Jouannais n’a plus qu’à de la littérature. L’idée par les paysages ravagés choisir dans lequel de l’obsède, assiège ses de l’Allemagne d’aprèsces destins se glisser pensées. Pour arriver guerre, ou un certain Peter pour “toucher le grain plus à ses fins, il explique, dans Aloysius Tromp, officier ou moins brûlant” de la un prologue très borgésien, dévastation. Dans cette “triste hollandais qui fit bâtir au avoir eu recours à l’aide XVIIIe siècle une forteressegalerie” de microportraits musée ornée de marbre de son complice Enrique défilent des figures fictives et de fresques, et qui Vila-Matas. Le romancier ou historiques, tel préféra capituler plutôt espagnol, génie de Albert Speer, architecte

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Catherine Hélie/Gallimard

face à l’effondrement

que de voir son chefd’œuvre rasé. La folie, cette “fièvre obsidionale”, comme la nomme Jouannais, n’est jamais loin. La poésie non plus. Avec L’Usage des ruines, méditation érudite, à la fois mélancolique et dandy, Jean-Yves Jouannais poursuit son idée d’une histoire qui s’écrit en négatif, dans les creux sinueux de l’effacement. Avec lui, les champs de ruines deviennent un inépuisable champ des possibles. Élisabeth Philippe L’Usage des ruines (Verticales), 152 pages, 14,90 €

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Yahya Arhab/EPA/MaxPPP

voyages en Orient Mathias Énard évoque le Printemps arabe tandis qu’un roman syrien dénonce, sous forme de fable kafkaïenne, le régime de Bachar al-Assad. Deux œuvres qui échouent pourtant à transmettre le souffle de la révolte.



e flux d’informations comme chair à fictions. En 2011, entre Fukushima et la mort de Ben Laden, le scandale DSK et les révolutions arabes, c’est un roman mondial haletant et hallucinant qui s’est écrit en direct. Pour les écrivains, la tentation est grande d’aller puiser dans cette matière vive. Quitte à ne pas toujours avoir la distance suffisante pour la transformer en littérature. Certains ont d’ailleurs préféré la forme journalistique, du moins purement factuelle, pour rendre compte de ces événements, tel Jonathan Littell avec ses Carnets

de Homs parus en mai, chronique brute et violente de la guerre en Syrie. Sur le canevas du Printemps arabe, Mathias Énard a pour sa part choisi de broder un roman. Rue des voleurs, son dernier livre, raconte l’histoire de Lakhdar, un jeune Marocain de Tanger, qui rêve de passer de l’autre côté du détroit pour gagner l’Espagne. Banni par sa famille pour avoir couché avec sa cousine, il s’éprend d’une étudiante barcelonaise, se fait récupérer par un groupuscule islamiste puis embaucher par la société de ferries qui fait la liaison entre le Maroc

et l’Espagne. Il finit par échouer à Barcelone mais sera évidemment rattrapé par ses origines et son passé. Dans ce roman d’initiation échevelé qui rappelle parfois ceux de l’Égyptien Naguib Mahfouz, Énard évoque les révoltes arabes (mais aussi le mouvement des indignés, Mohamed Merah…) seulement par petites touches. Elles s’inscrivent en arrière-plan de son récit, un peu comme les bandeaux qui défilent sur les chaînes d’info en continu, sans vraiment le nourrir : “À la télévision, on voyait les manifestations en Égypte, en Tunisie, au Yémen, le soulèvement en Libye. C’est pas gagné, j’ai pensé. Le Printemps arabe mon cul, ça va se terminer à coups de triques, coincés entre Dieu et l’enclume.” Finalement, l’auteur de Zone, pourtant vrai connaisseur du monde arabe, n’en dit pas grand-chose. Comme si son impatience à s’emparer de ce sujet avait eu raison de son ambition, malgré les fulgurances indéniables qui émaillent son texte. Preuve qu’il est souvent difficile de donner de l’ampleur à un sentiment d’urgence.

L’écrivain syrien Nihad Sirees, aujourd’hui installé au Caire, a sans doute été mû, lui aussi, par un besoin irrépressible d’écrire pour dénoncer, de manière déguisée, le régime de Bachar al-Assad. Publié en 2004 par un éditeur libanais et aujourd’hui traduit en France, son roman Silence et tumulte raconte la journée kafkaïenne de Fathi Chinn, un écrivain réduit au silence par le pouvoir dans un pays mené par un “Leader” grotesque. À travers son histoire, Sirees analyse les rouages de la tyrannie et les moyens d’y résister : “Le rire et le sexe sont les deux armes dont nous disposons pour nous maintenir en vie.” Dans le livre, Sirees oppose la prose aux rimes creuses des slogans de propagande. Mais son texte manque de force et d’envergure pour être vraiment percutant. La littérature s’accommode mal de l’anecdotique. Même – surtout ? – lorsqu’elle prétend témoigner de son époque. Élisabeth Philippe Rue des voleurs de Mathias Énard (Actes Sud), 256 p., 21 € Silence et tumulte de Nihad Sirees (Robert Laffont), traduit de l’arabe (Syrie) par Ola Mehanna et Khaled Osman, 228 p., 19 €

la 4e dimension Mazarine Pingeot remet ça un nouveau Zadie Smith NW (Hamish Hamilton), le quatrième roman de l’écrivaine britannique, sort cette semaine en Angleterre. L’auteur de Sourires de loup y raconte les parcours de quatre trentenaires londoniens qui ont grandi dans la même HLM du nord-ouest de Londres.

Sept ans après Bouche cousue, dans lequel elle racontait son enfance cachée, Mazarine Pingeot revient encore sur son passé avec Bon petit soldat (Julliard, le 18 octobre). Extrait shakespearien : “Être ou ne pas être. (...) Être la fille du président Mitterrand ou ne pas être du tout.”

promo payante pour J. K. Rowling Pas de petits profits pour l’auteur d’Harry Potter, pourtant classée parmi les écrivains les mieux payés au monde. Pour la sortie de son livre Une place à prendre (Grasset, le 27 septembre), Rowling assurera une seule soirée de promo, le 16 octobre, au Lincoln Center de New York. Prix des places : entre 37 et 44 dollars.

le Nobel pour Murakami ? L’écrivain japonais est donné gagnant à 10 contre 1 par la société de paris Ladbrokes pour le prix Nobel de littérature. Parmi les autres noms qui circulent : le Chinois Mo Yan, Ismail Kadaré, Philip Roth (comme chaque année) et… Bob Dylan.

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Jason Shiga Vanille ou chocolat ? Cambourakis, traduit de l’anglais par Madeleine Nasalik, 80 pages, 18 €

tex mecs Lewis Trondheim et Matthieu Bonhomme s’unissent à nouveau pour une évocation drôle et référencée du Far West.

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andide journaliste de Boston, Harvey Drinkwater est envoyé au Texas par son rédac chef pour faire un reportage à sensation sur un coin perdu, dangereux et sanglant. Harvey sympathise avec un cow-boy local, Ivy Forest, avec qui il s’entend pour qu’il lui serve de guide. Ouest sauvage oblige, ils vont très vite se trouver impliqués dans des embrouilles qui les dépassent. Texas Cowboys est la deuxième collaboration de Matthieu Bonhomme et Lewis Trondheim après Omni-visibilis. Changement radical de style : les deux auteurs y délaissent la fiction fantaisiste et spéculative pour taquiner le western. L’album est découpé en neuf fascicules (prépubliés dans Spirou), qui ressemblent à des fumetti italiens avec leurs couvertures attrayantes, pleines de promesses et de slogans accrocheurs. Lewis Trondheim et Matthieu Bonhomme en respectent d’ailleurs avec brio les codes : comme dans les meilleurs fumetti, et dans Tex, notamment (la référence du western), les héros sont cadrés en gros plan, les cases contiennent peu de décor, les répliques fusent, le trait est appuyé – Matthieu Bonhomme excelle à représenter les visages au couteau –,

l’action est rapide. Le duo revisite sans vergogne les clichés et thèmes du genre – trahison, vengeance, relation père-fils – et met en scène des personnages en apparence stéréotypés : un marshall véreux, des braqueurs de trains… Néanmoins, Texas Cowboys est loin d’être une BD nostalgique. Les auteurs ont parfaitement assimilé quelques règles de la fiction telles que les séries télé les définissent aujourd’hui (Deadwood, pour le western). Le récit est construit en flash-backs et l’intrigue se révèle par petites touches, mystérieusement. Pas de manichéisme dans leur définition des personnages : les salauds sont sympathiques et les gentils peuvent devenir méchants. Trondheim et Bonhomme utilisent des personnages réels, comme Sam Bass, le braqueur de trains (déjà apparu chez Blueberry époque Charlier/Giraud). Enfin, Texas Cowboys est drôle – on n’en attendait pas moins de Lewis Trondheim –, parsemé de références à peine cryptées. Ainsi un certain Chris Whale ressemble étonnamment à Chris Ware, et Ivy Forest à Jean-Claude Forest… Anne-Claire Norot

Une BD dont vous êtes le héros : un récit ludique sur le temps et le hasard. Ceux qui dans les années 80 aimaient les “livres dont vous êtes le héros” vont être ravis. L’Américain Jason Shiga a en effet inventé une malicieuse BD dans laquelle le lecteur décide du destin d’un jeune garçon – et de la marche de l’univers. Tout démarre par un choix de parfum de glace, vanille ou chocolat. Dès lors, l’existence de l’ado sera multiple, fragmentée, heureuse ou malheureuse selon les décisions. Avec une constante : le héros se retrouve aux mains d’un savant fou qui lui propose d’expérimenter une de ses trois machines infernales, à savoir un appareil à remonter le temps, un casque qui lit dans les mémoires et un engin destiné à détruire l’univers. Jason Shiga prend un malin plaisir à brouiller les pistes dans ce labyrinthe spatiotemporel. Il jongle avec les cases et les certitudes pour construire un récit ludique sur le temps et le hasard. La lecture de l’album est évidemment non linéaire, mais reste fluide grâce à un astucieux système d’onglets et de fil conducteur. L’éditeur annonce 3 856 histoires possibles. Le lecteur courageux qui les aura toutes testées méritera bien une glace vanille et chocolat. A.-C. N.

Texas Cowboys (Dupuis), 120 pages, 20,50 €

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Wonge Bergmann/Ruhrtriennale

opéra patchwork En 1987, le génial John Cage créait Europeras 1 & 2, collage aléatoire reprenant tout le répertoire de l’opéra européen. Vingt-cinq ans plus tard, Heiner Goebbels lui offre une mise en scène drôle et magistrale.

première L’Atelier volant de et par Valère Novarina Valère Novarina met en scène la première pièce qu’il ait écrite, en 1971, L’Atelier volant, constatant simplement que “le monde n’a pas changé, simplement empiré ; c’est saisissant”. Où la lutte des classes se transforme très vite en lutte des langues. du 6 septembre au 6 octobre au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, tél. 01 44 95 98 21, www.theatredurondpoint.fr

réservez Festival d’automne à Paris Cette 41e édition, imaginée par son nouveau directeur Emmanuel Demarcy-Mota, est élargie aux dimensions de l’Île-de-France pour accueillir la cinquantaine de spectacles, concerts, expositions ou films programmés pendant trois mois. Points forts : un focus sur l’Allemagne et deux portraits d’artistes : la chorégraphe Maguy Marin et le compositeur britannique Benedict Mason. du 13 septembre au 31 décembre tél. 01 53 45 17 17. www.festival-automne.com programme en supplément dans Les Inrocks n° 876 du 12 septembre



t si la musique était un art visuel ? Ce n’est pas en pensant à la beauté plastique de certaines partitions contemporaines que la réflexion vient à l’esprit, mais en assistant à la représentation d’Europeras 1 & 2 de John Cage à la Ruhrtriennale. Doté d’une profondeur de champ de 90 mètres, l’espace de la Jahrhunderthalle – friche industrielle admirablement réhabilitée – offre un terrain idéal, où la liberté et l’humour de Cage déploient leurs multiples facettes. À sa création en 1987, à Francfort, par le compositeur en personne, l’œuvre ne bénéficiait pas de telles conditions. Cette nouvelle production se révèle un hommage à John Cage, dont on fête le centenaire cette année, de la part de Heiner Goebbels, qui signe là une mise en scène étourdissante de richesse et d’inventivité. Directeur artistique de la Ruhrtriennale jusqu’en 2014, Heiner Goebbels a toujours étroitement associé mise en scène et composition sans jamais cacher son peu d’intérêt pour l’opéra. Alors pourquoi monter précisément ces deux œuvres de Cage ? La réponse est liée à la nature iconoclaste d’Europeras 1 & 2. Pas de livret, pas d’intrigue téléphonée où un ténor aime une soprano tandis qu’un baryton s’interpose entre eux. Cage a pioché dans le répertoire des opéras européens du XVIIe au XXe siècle des citations agencées selon les principes du Yi-king, manuel de divination chinois fondé sur l’aléatoire et décrivant le monde et ses évolutions. De même, les lumières, les changements de costumes, les mouvements de décor sont organisés en fonction du

hasard, le tout devant s’assembler le jour de la première. Heiner Goebbels a suivi ces règles, apportant ses propres recherches sur les costumes et les décors. Le plateau, immense échiquier divisé en soixante-quatre cases numérotées, devient un espace de jeu en perpétuelle mutation. L’opéra y est mis en perspective sur un mode ludique. Quels rapports entre un éboulement de pierres gigantesques, un galion toutes voiles dehors sur une mer en plastique, des palais vénitiens qui s’enfoncent dans l’eau, des nuages légers sur lesquels sont projetés des dessins du XVIIIe siècle, un dragon à la gueule béante où pendent des diablotins, sinon ceux qui se tissent dans l’imagination du spectateur au gré de ce formidable collage sonore, vocal et visuel. Construite avec une précision diabolique, cette œuvre joue curieusement sur la dimension hétéroclite, entre accumulation et juxtaposition, donnant parfois l’impression de bandes magnétiques passées à l’envers, quand ce ne sont pas des collages sonores préenregistrés, assemblages de plusieurs opéras diffusés dans des haut-parleurs latéraux – “tel un camion qui passe”, disait le facétieux John Cage. Hugues Le Tanneur Europeras 1 & 2 de John Cage, mise en scène Heiner Goebbels, à Bochum (Allemagne), dans le cadre de la Ruhrtriennale, compte rendu à voir aussi When the Mountain Changed Its Clothing de Heiner Goebbels, avec l’ensemble Carmina Slovenica, du 25 au 27 octobre au Théâtre de la Ville, Paris IVe, dans le cadre du Festival d’automne à Paris

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Brian Morrison

Krapp’s Last Tape, interprété et mis en scène par Robert Wilson

Beckett en fête Consacrée à l’auteur d’En attendant Godot, la première édition du festival Happy Days, en Irlande du Nord, fut riche en moments forts, dont un All That Fall très émouvant. e public est convié à s’asseoir dans on l’entend aussi dans Krapp’s Last Tape des fauteuils à bascule équipés (La Dernière Bande), interprété et mis en de coussins ornés d’une tête de mort. scène par Robert Wilson. Deux spectacles Plongée dans une semi-pénombre présentés dans le cadre de la première propice au recueillement, la salle est édition du festival Happy Days à Enniskillen parfois éclairée violemment par une rangée en Irlande du Nord, entièrement consacrée de projecteurs. “Bruits de la campagne. à Samuel Beckett. Son directeur artistique, Mouton, oiseau, vache, coq, séparément, Sean Doran, souhaite qu’Enniskillen puis ensemble”, note Beckett dans devienne pour Beckett ce que Salzbourg les didascalies de Tous ceux qui tombent (All est à Mozart. La programmation That Fall). La compagnie dublinoise Pan Pan ambitieuse mêle musique – Gavin Bryars y respecte à la lettre les indications de a notamment créé The Beckett Songbook –, cette pièce radiophonique écrite en anglais. arts visuels, débats avec des auteurs Mieux qu’à la radio, elle met en scène comme John Banville ou Will Self, cette partition sonore à la fois tendre et et même du sport… Beckett, qui passa sarcastique avec une précision redoutable. ses années de lycée à Enniskillen, était Pas d’acteurs en chair et en os donc, paraît-il un excellent joueur de cricket. H. L. T. mais les voix et les bruits environnants qui transmettent à la perfection la tension All That Fall par le Pan Pan Theatre ; Krapp’s et l’ironie de ce texte dont la noirceur Last Tape par Robert Wilson ; The Beckett est secouée tout du long d’un rire sauvage. Songbook de et par Gavin Bryars, dans le cadre Ce même rire, dans une version de Happy Days à Enniskillen, Irlande du Nord, compte rendu électrique et nettement plus stylisée,

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bourreaux d’amour France Culture diffuse deux pièces de Solenn Denis et Nis-Momme Stockmann interrogeant le pouvoir et son reflet, la dépendance. ’est dur à encaisser, et viole. Des scènes courtes, et désir de fuite avec Motte, mais le besoin adolescente prostituée au qui parfois se répètent au d’amour est le seul corps balafré de cicatrices. mot près, enchâssées entre dénominateur Tout le talent de l’auteur est une ouverture et un finale commun entre les hommes. où Solveig, après son dans sa façon d’observer, On a même donné un nom tel un entomologiste, cet évasion et le suicide de son à la fameuse contagion “écosystème de perversité” bourreau, se tient debout émotionnelle développée qui consiste à fabriquer de sur le lieu de son calvaire entre une victime et son la solitude comme antidote avec une assistante sociale bourreau : le syndrome au besoin d’amour éperdu, et affirme : “Ce qui ne te tue de Stockholm, à l’origine avec l’espoir comme pas te rend plus fort. C’est du titre de la pièce de seule parade, espoir à con. Mais ce que c’est vrai.” Solenn Denis, SStockholm. affûter sans cesse de peur Même constat dans Inspirée d’un fait divers qu’il ne s’émousse. Si bleue, si bleue, la mer, Fabienne Arvers célèbre, elle met en scène de l’auteur allemand Franz, le kidnappeur de Nis-Momme Stockmann, où Solveig, enfermée dans une le personnage principal, SStockholm de Solenn Denis cave pendant des années, Darko, noie dans l’alcool et les jeux de rôle auxquels la vision de ses compagnons et Si bleue, si bleue, la mer de Nis-Momme Stockmann, il la soumet : tour à tour, de débâcle, “humains diffusion le 9 septembre à 21 h l’enfant à qui il apprend à l’entrée, à la sortie : fous, sur France Culture. des rudiments de maths ou seuls et déchirés”, dans La Mousson d’été, écrire le d’histoire, ou l’amante et un lotissement, “cercueil théâtre aujourd’hui à l’abbaye esclave sexuelle dénommée gigantesque en béton armé”, des Prémontrés de Pont-àMousson, compte rendu Violaine qu’il attache, frappe entre envie de suicide

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ikebana À travers ses compositions florales inspirées de l’art japonais, Camille Henrot nous livre sa bibliothèque idéale, où chaque roman trouve son pendant botanique. à partir du 7 septembre à la galerie Kamel Mennour, Paris VIe, www.kamelmennour.com

origami C’est la rentrée Gabriel Orozco. L’artiste mexicain “sans atelier fixe” expose simultanément dans deux galeries parisiennes. à partir du 7 septembre à la galerie Chantal Crousel, Paris IIIe, www.crousel.com, et à la galerie Marian Goodman, Paris IIIe, www.mariangoodman.com

kakemono Gyan Panchal, avec ses sculptures précaires réalisées à partir de rebuts de polystyrène, isolants divers et pigments naturels, inaugure le nouvel espace de la galerie Frank Elbaz, au 66, rue de Turenne, dans le Marais. à partir du 8 septembre à la galerie Frank Elbaz, Paris IIIe, www.frankelbaz.com

Collection de l’artiste, photo Bruno Voidey

vernissages

Bertrand Lavier s’installe à Beaubourg (Husqvarna/Art déco, 2012)

sous toutes ses formes Arides, minimalistes, défricheuses, gigantesques ou imaginaires : les grandes expositions de l’automne s’offrent comme un reflet plus ou moins fidèle, plus ou moins inversé de notre monde en crise. masterchefs En octobre, une semaine avant la Fiac à Paris, la foire Frieze de Londres ouvrira un nouvel espace consacré aux “masters” de l’art moderne et contemporain. Sous cette enseigne, on placera donc les rétrospectives monstres de l’automne : Edward Hopper au Grand Palais, Salvador Dalí en novembre au Centre Pompidou, en attendant l’inauguration le 4 décembre du Louvre-Lens. Sur un versant plus contemporain, un maître de l’aprèsmodernisme et de l’ironie s’installe à Beaubourg : Bertrand Lavier, dont les objets peints, soclés, accidentés ou superposés remettent en cause les principes établis de l’art. Mais le mastodonte de la rentrée et du marché de l’art reste bien Anselm Kiefer. Coup double pour le génie heureux de

la Melancholia : l’artiste inaugure une ancienne usine de Pantin, transformée en galerie d’art par le marchand Thaddaeus Ropac, ainsi qu’un énorme show-room de luxe installé au Bourget par la galerie Gagosian, histoire de capter la clientèle huppée sur le tarmac des jets privés. et aussi Annette Messager au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, Sophie Calle à la galerie Perrotin, Cindy Sherman à la galerie Gagosian, Fabrice Hyber au palais de Tokyo et au Mac/Val.  

ambiance dure (et contexte de crise) En invitant le très politique Antoni Muntadas, artiste multimédia et véritable décrypteur du pouvoir comme des médias, le Jeu de paume lance une saison ouverte aux artistes réfractaires, dissonants, épris

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Courtesy galerie Marcelle Alix

Chloé Maillet et Louise Hervé manipulateurs avec leur film The Wall That Bleeds (Le Nouveau Mur qui saigne), 2012

a minima

de critique sociale. Dans la ville de Malines, en Belgique, soixante-dix artistes interrogent la situation des droits de l’homme sous le titre faussement euphorique de Newtopia. Ça va être dur aussi à la galerie Triple V avec les sculptures-machines autonomes et souvent inquiétantes de Delphine Reist, et ce sera électrique au Centre Pompidou avec le grand solo-show du turbulent Adel Abdessemed, tandis qu’au musée d’Art moderne de la Ville de Paris la jeune Bertille Bak se penche avec douceur sur certaines communautés sociales. Signe des temps de crise : une exposition au Grand Palais, consacrée au thème et au mythe artistique de la bohème.

Sèches et intello mais cultivant une vraie liberté de circulation dans l’histoire de l’art, des formes et des matériaux, les œuvres a minima de Charlotte Moth chez Marcelle Alix ou du Thaïlandais Pratchaya Phintong chez gb agency constituent des condensés ultra-compacts jurant au sein de la réunion de mastondontes de la rentrée. Au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Roman Ondák prendra appui sur l’architecture et l’histoire du bâtiment, tandis que les artistes sélectionnés pour la promotion “Évocateur” du prix Ricard (Mathieu Kleyebe Abonnenc, Katinka Bock, David Douard…) proposeront des œuvres-ricochets rebondissant sur les aspérités du monde.

et aussi Akram Zaatari au Magasin de Grenoble  

éclaireurs de formes

fantasy Invariablement associé à la dérive et au voyage, l’imaginaire tient le haut du pavé en cette rentrée et, de Lille (avec Lille3000 et son épopée fantastique et grand public) au palais de Tokyo (où le curateur Julien Fronsacq se penche sur le frémissement et fait œuvre en compagnie de Dove Allouche, Pierre Vadi ou Trisha Donnelly), déploie son spectre comme une ombre planant sur le ciel de l’art. Rêveries et fantasmes (SM ?) sont aussi au programme au Mac de Marseille, qui ressuscite avec une expo consacrée à Édouard Levé, alors que l’Islandaise Eija-Liisa Ahtila refait surface au Carré d’art de Nîmes. À l’occasion du prix Ricard, le tandem Chloé Maillet et Louise Hervé (également présent dans la très politique expo L’Homme de Vitruve au Crédac d’Ivry-surSeine) devrait encore nous balader avec un film d’épouvante muet qui décrit la confrontation entre un homme et son papier peint. Enfin, puisque le fantastique s’autorise toutes les digressions, il n’est pas interdit de visiter l’expo Cheveux chéris au Quai Branly, au sujet ô combien psychanalytique. et aussi Markus Shinwald au palais de Tokyo

Dans la catégories de ceux qui laissent les formes se faire et se défaire au gré de la matière et de gestes déplacés, on est curieux de voir comment Michel Blazy répandra au Frac Île-de-France/Le Plateau mousses savonneuses, bave d’escargot ou concentré de tomates. De son côté, Fabrice Hyber a prévu d’inonder le sol de son exposition Matières premières, au palais de Tokyo, d’un marécage visqueux, composé de tous les ingrédients qui entrent dans la fabrication des images. La jeune Jessica Warboys, avec ses peintures réalisées à l’eau de mer et au clair de lune, renforce, à la galerie Gaudel de Stampa, le penchant matiériste de cette rentrée artistique. De même, Gyan Panchal, chez Frank Elbaz (qui a déménagé rue de Turenne), frotte des éléments bruts contre des surfaces et des matériaux synthétiques, histoire de dissoudre la chimie dans l’écologie, et vice-versa. On pourra également voir ses sculptures à la biennale de Rennes qui, intitulée Les Prairies par la commissaire Anne Bonin, se propose de suivre la vie des formes, “la manière dont elles nous habitent autant que nous les habitons”, avec aussi Guillaume Leblon ou Katinka Bock en guise d’éclaireurs. Jean-Max Colard, Judicaël Lavrador et Claire Moulène 5.09.2012 les inrockuptibles 109

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où est le cool cette semaine? par Géraldine Sarratia

chez ce mannequin de la dernière campagne Hentsch Pour les tatouages. Soulagement : il existe une alternative aux sempiternels “love” and “hate”. Pour la chevalière délicate, la coupe rétro fifties impeccable, la flamboyance du roux, l’évidente coolerie de la silhouette. Et surtout pour cette main qui cache si délicatement le visage et dont on attend, comme une promesse, qu’elle découvre le regard. 110 les inrockuptibles 5.09.2012

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dans cet imprimé paon Laurence Airline

Philippe Galowich

Originaire de Côte d’Ivoire, Laurence Chauvin Buthaud a créé Laurence Airline en 2011, comme une réponse toute personnelle à la crise politique que traversait le pays. Depuis deux saisons, la marque, basée à Abidjan, décline un vestiaire masculin chic et exubérant, coupé dans des popelines vintage, du chambray ou encore des batiks. À porter avec ce qu’il faut de nonchalance dans tout ce qui s’apparente de près ou de loin à une parade – amoureuse ou mondaine.

dans ces Nike Flyknit Après le revival New Balance, Nike impose encore un peu plus la tendance technique qui court dans le monde des sneakers avec la Flyknit, basket ultralégère et tressée qu’on enfile comme un chausson ou une seconde peau. Au placard, donc, les vieilles Stan Smith et autres modèles rétro : l’automne sera minimal, aérien et futuriste. 5.09.2012 les inrockuptibles 111

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Jean-Luc Delarue sur le plateau de Toute une histoire en janvier 2010

la télé sans confessions En même temps que Jean-Luc Delarue disparaît le genre dominant des années 90 et 2000 : la télé de l’intimité, celle où se confiaient des émotifs anonymes. Ça ne se discute plus.

L

a Grande Famille, Ça se discute, Toute une histoire, C’est mon choix, Réunion de famille… : les émissions que lança l’animateur et producteur Jean-Luc Delarue, disparu le 23 août, révélaient son désir de transformer l’expérience intime et le récit familial en une grande catharsis cathodique. Les mots clés des titres eux-mêmes – “famille”, “histoire”, “réunion”, “discute”… – signalaient combien il tenait à ce cadre d’une intimité blessée ou à vif, à partir duquel une émission de télé pouvait déployer ses dimensions psychologisantes, lacrymales, affectives, médiatrices, voire prométhéennes… Plus et mieux que personne, Jean-Luc Delarue a incarné, dans les années 1990 et 2000, cette télé testimoniale qui était aussi une “télé de l’intimité”, comme la baptisa la sociologue Dominique Mehl. Cette exhibition soudaine des crises individuelles correspondait à un moment de basculement des repères traditionnels dans la société : la télé prenait la place, ou croyait la prendre, des modèles sociaux classiques (la famille, l’entreprise…).

Sur ces plateaux où trônait Delarue en chef d’orchestre de la désolation contemporaine, la parole profane se libérait de façon pulsionnelle à travers un rituel dont il appartenait à chacun de définir la part d’artifice ou de sincérité naïve. La misère qui s’y affichait était moins celle du monde que celle des mondes de chacun que Delarue écoutait avec l’empathie d’un récepteur électrisé par les maux des autres. Dans ses yeux fixes et concentrés, les patients impatients de passer à la télé trouvaient un miroir où se reflétaient autant leurs malheurs que la promesse de l’animateur d’y mettre fin. Si on a beaucoup moqué le cynisme, voire la vulgarité, de cette télévision transformée en confessionnal des anonymes en vrac, il reste que Delarue en fut le maître d’œuvre inégalé. Avec lui, la télé française a connu l’âge d’or de la parole libérée. Certes, auparavant, dès le début des années 80, des producteurs comme Pascale Breugnot préfigurèrent cette tendance selon laquelle les anonymes avaient autant droit que les personnalités publiques à un fauteuil,

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au poste

fébrile, le PAF

Bernard Barbereau/France 2

les “anonymes”, autrefois accueillis à bras ouverts par Delarue, échouent maintenant dans la téléréalité et les jeux

un divan et une personne qui les écoute. La célèbre émission Psy Show est restée un marqueur de cette aspiration vers les abîmes intimes des personnes anonymes. Mais Jean-Luc Delarue est celui qui poussa le plus loin ce goût des autres évoquant leur dégoût de la vie. Sa personnalité et ses mésaventures racontent quelque chose de symptomatique de la télé française des vingt dernières années. Par-delà l’image négative de l’animateur-producteur “voleur de patates”, du modèle du jeune ambitieux devenu riche grâce à la télé, du drogué “à côté de ses pompes”, de ses ultimes dérives, par-delà toute possibilité de saisir ses fêlures (sur lesquelles il s’expliqua lors d’une étonnante confession télévisée en 2011, avec Benoît Duquesne), sa “geste” télévisuelle a marqué le paysage audiovisuel. Quelques traces du style Delarue subsistent encore aujourd’hui : le genre qu’il incarna – la confession des anonymes – s’est prolongé à travers quelques émissions fondées sur ce même motif. Confessions intimes sur TF1, C’est ma vie sur M6, Tellement vrai sur NRJ12, Tous

différents sur NT1, A chacun son histoire sur Direct 8 ou Ça nous ressemble sur TMC perpétuent à leur manière, souvent sous forme de reportage, ce format télévisuel centré sur le quotidien du vulgum pecus. Fragile, cet héritage ne résiste pourtant pas à l’usure du temps. Car si l’on discute encore à la télé, c’est surtout sans les “gens de peu”. L’influence de Delarue s’étiole dans la télé dominante, qui, en dehors de la TNT, en a fini avec son legs. Avec lui disparaît un genre souverain autant qu’une certaine idée de la télé : les experts ont pris la place des anonymes dans les émissions en vue (lire page suivante). Peut-être parce qu’on les a trop vus ou entendus, on ne les invite plus sur les plateaux, qui ont désormais pour vocation de mettre en scène une parole articulée autour d’un savoir ou d’une compétence quelconque. La télé cherche moins à transmettre l’émotion brute d’une expérience individuelle que la raison pure d’un discours spécifique porté par des personnalités pétries de références et de statuts professionnels. Sur les grandes chaînes, journalistes, intellectuels (plus rares), politiques, artistes, humoristes occupent presque tous les strapontins. La fonction sociale a remplacé la relégation sociale comme moteur de l’exposition médiatique. L’onction cathodique a changé de camp : pour montrer sa gueule et faire résonner sa voix, il faut le mériter. Les anonymes autrefois accueillis par Delarue ont donc été contraints de se déplacer vers d’autres territoires télévisuels, surtout ceux de la téléréalité et des jeux. De Pékin Express à L’amour est dans le pré, d’Une semaine sans les femmes à Top chef, la télé ne s’intéresse aux gens ordinaires qu’à condition qu’ils se surpassent et transforment leur horizon quotidien, au-dessus duquel flotte le fantasme de la célébrité. Ils ne se plaignent plus, ils luttent, ils jouent, ils suent. Il n’y a plus personne pour discuter avec eux. Jean-Marie Durand lire aussi p. 114

Les acteurs de l’audiovisuel sont suspendus aux décisions politiques de l’automne. On retient son souffle au son de violons désaccordés. Le rituel de la rentrée télé a soulevé cette année plus de questions que de certitudes, en dépit de la réalité parfois (rarement) alléchante des programmes présentés. Derrière le voile contrasté des nouveautés annoncées se profilent surtout les mystères sur l’avenir audiovisuel le plus proche. Comme si l’ensemble du paysage télévisuel, traversé par la crise des finances publiques, des ressources publicitaires mais aussi par la révolution numérique, était en sursis, en attente de nouveaux horizons, ainsi que le soulignent les actuelles spéculations sur la loi sur l’audiovisuel que le Parlement discutera à la fin de l’année. Si les nouvelles modalités de désignation des présidents de l’audiovisuel public promises par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault seront au cœur des débats, le retour de la publicité sur le service public, véritable angle mort, concentre toutes les interrogations à France Télévisions, en mal d’argent frais. Un mystère qu’entretiennent, par leur confusion, les positions opposées du ministre du Budget et de la ministre de la Culture, entre lesquels les violons ne sont toujours pas accordés. Le PAF fait donc sa rentrée dans l’attente fébrile de cette loi que les chaînes privées (TF1, M6) surveilleront de près, soucieuses de contrôler un marché publicitaire déjà atone. Canal+, elle, attend l’officialisation de son rachat de Direct 8 pour se lancer dans la télé gratuite, pendant que les rumeurs sur une volonté du groupe Bolloré de prendre le contrôle de la maison mère Vivendi vont bon train. On prêtera aussi attention aux six nouvelles chaînes gratuites de la TNT qui devraient se lancer cet automne. Chacune reste suspendue à des promesses incertaines, en attendant son lot.

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paroles d’experts Dans un contexte morose, la rentrée télé oublie les anonymes et fait place à des talk-shows ouverts aux spécialistes d’un monde inquiet. n mot – crise – et enterré par le PAF, son deux morts – Michel ombre flotte pourtant sur Polac, Jean-Luc de nombreux programmes Delarue – hantent de cette rentrée, à l’inverse cette année la rentrée télé. de Delarue, dont les chaînes Indexée sur les difficultés ont renoncé à perpétuer financières des chaînes, ce qu’il défendait, à part particulièrement à France quelques émissions Télévisions, où il manque comme Toute une histoire trente millions d’euros sur France 2. de recettes publicitaires, Car la majorité des l’ambiance un peu glauque nouveaux magazines de s’explique aussi par cette rentrée misent avant la disparition de ces deux tout sur la parole des figures de la télé française. experts qui s’apprêtent Des incarnations à peupler les plateaux générationnelles de deux pour éclairer notre époque. genres de programmes Comme si les télés mais aussi de deux modèles s’intéressaient moins d’animateurs : la critique à la vie des gens qu’à l’avis et l’interpellation pour l’un, de ceux qui font profession l’écoute et l’empathie pour de les ausculter. l’autre ; la culture et la Le très vieux modèle politique pour l’un, l’intimité du talk-show, tiraillé entre et le quotidien pour l’autre… deux versants, radicalise Si Polac, plus âgé son cap vers la conversation et effacé, semblait déjà de salon entre spécialistes, loin des personnes ordinaires. Le nouveau magazine de Bruce Toussaint, le vendredi comme si les télés sur France 2, Vous trouvez s’intéressaient moins ça normal ?!, s’inscrit à la vie des gens dans cette tendance du moment : une cohorte de qu’à l’avis de ceux chroniqueurs, journalistes, qui font profession polémistes, humoristes de les ausculter disséqueront collectivement

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Bruce Toussaint revient avec Vous trouvez ça normal ?! sur France 2

l’actualité de la semaine. L’incontournable FranzOlivier Giesbert préempte le type d’émission censé s’ouvrir à la parole des intellectuels avec deux magazines, rien que ça – Le Monde d’après sur France 3 et Les Grandes Questions sur France 5. Attentive à la production intellectuelle contemporaine, Élisabeth Quin reprend l’animation de l’excellente émission 28 minutes sur Arte : un éclairage pertinent de l’actualité par le biais des chercheurs en sciences sociales et exactes, enfin pris au sérieux à la télé, qui les ignore trop largement ailleurs. Dans le nouveau magazine du week-end de Canal+, Le Supplément, Maïtena Biraben se livrera de manière plus pop à cet exercice d’auscultation de l’époque à travers les analyses de journalistes et critiques avisés de la vie artistique, culturelle, politique, économique… Bref, cette rentrée télé se place sous le signe de l’expertise, déjà à l’œuvre dans de nombreuses émissions existantes,

Delphine Ghosarossian/France Télévisions

Élisabeth Quin continue à animer 28 minutes sur Arte

Remy Cortin/Canal+

Carole Bellaïche/Arte

Maïtena Biraben ausculte l’air du temps dans Le Supplément sur Canal+

comme si l’époque “insécure” exhortait les chaînes à mobiliser les masses éclairées, à défaut de creuser leur imagination. La parole profane, horizon originel de la télé, se déploiera surtout cette année dans les divertissements et la téléréalité. Quant aux œuvres télévisuelles, elles formeront pour beaucoup d’entre elles des baromètres encore plus saisissants des failles qui traversent nos temps actuels. Les séries américaines (Game of Thrones, Homeland sur Canal+), françaises (Les Revenants sur Canal+, Ainsi soient-ils sur Arte), les téléfilms (Rapace, Clara s’en va mourir sur Arte, La Disparition sur France 2, Les Anonymes sur Canal+), les documentaires (Global gâchis sur Canal+, Noire finance, Chine, le nouvel empire, Les Moissons du futur sur Arte, Au cœur de la Maison Blanche, Barack Obama sur France 2) agiteront nos soirées automnales, collées aux inquiétudes ambiantes. Jean-Marie Durand

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fin des participations le 9 septembre

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C’était demain de Nicholas Meyer (1979)

second écran, second souffle ? Des applications créatives sur tablette semblent constituer l’avenir de la TV connectée. Les chaînes commencent à comprendre leur intérêt et assurent leur développement.



nnoncée depuis la fin des années 2000, la TV connectée commence à entrer dans les foyers, notamment via les box. L’expérience pour le spectateur n’est toutefois pas encore optimale. Les informations multimédia superposées sur les programmes ne sont pas toujours faciles à suivre, surtout sur un écran divisé en plusieurs parties. Peu ergonomique, l’utilisation de la télécommande ne facilite pas la navigation. L’écran de télé n’est donc peut-être pas le mieux adapté pour naviguer sur du contenu multimédia et interactif. Et si la solution passait par les tablettes ? D’après une étude Fullsix d’octobre 2011, 92 % des propriétaires français de tablettes s’en servent déjà devant la télévision, 68 % assez ou très souvent. On y commente sur les réseaux sociaux ce qu’on est en train

en Angleterre, l’appli Zeebox propose des informations sur les programmes, des liens pertinents…

de regarder, on vérifie une info, un casting… Quelques expériences de synchronisation entre des programmes diffusés à la télé et les tablettes ont déjà été lancées. Inventée par Anthony Rose, ancien responsable de BBC iPlayer (plate-forme de streaming et VOD de la BBC au succès foudroyant), la Zeebox est une des applications les plus prometteuses. Lancée en Grande-Bretagne fin 2011, elle propose un guide des programmes en temps réel, des informations sur le programme regardé, des liens pertinents vers des sites de e-commerce. Elle permet de chatter sur Facebook ou Twitter, donne des chiffres d’audience. Pour les propriétaires de TV connectée, Zeebox peut aussi transformer la tablette en télécommande. Pionnier parmi les opérateurs, Sky a déjà un partenariat avec Zeebox. Le groupe vient de lancer sa propre application, qui permet de se servir de l’iPad comme télécommande et guide de programme. D’ici fin 2012 seront ajoutées d’autres fonctionnalités (casting, multimédia…). Zeebox devrait se lancer dans quelques semaines

aux États-Unis à travers un partenariat avec Comcast – le plus gros opérateur du câble US –, et en Australie avec Network Ten. En France, Numéricable semble aussi avoir pris la mesure du phénomène second écran. A la rentrée, la marque va proposer une tablette tactile sous Android à tout souscripteur d’une de ses offres Power et Power+, et ce pour un euro. Grâce à l’appli MaTV, il sera possible de regarder 41 chaînes sur la tablette, de consulter un guide personnalisable des programmes et d’accèder à la VOD du groupe. Autre application sur le même principe, IntoNow reconnaît au son ce que le spectateur est en train de regarder sur sa télé (comme la populaire appli Shazam pour la musique). Lancée fin octobre 2011 par Yahoo!, elle propose aussi du contenu en relation avec l’émission regardée (tweets, news, casting, statistiques). C’est aussi la reconnaissance sonore qu’utilise le récent service Devant ma TV de l’appli iPad de M6, lancé début juillet. Détectant le programme diffusé, l’appli fournit là aussi des contenus

correspondant au programme regardé (recette de Top chef en cours de préparation…) et permet de commenter en direct sur Facebook et Twitter. Du côté de Canal+, la récente application Canal Football App propose de voir certaines actions sous différents angles. Elle fournit des statistiques et des réactions, et permet de donner des notes. Ces premiers pas de M6 et Canal+ sont-ils la preuve que les chaînes ne se montrent pas si frileuses que ça face à la TV connectée ? Elles peuvent en tout cas y trouver un intérêt. Le deuxième écran augmente les potentialités de recettes publicitaires, d’autant que les applications et internet en général ne sont pas soumis aux mêmes lois que la télévision et permettent de contourner quelques interdits. Parallèlement à une émission de cuisine, on pourra ainsi faire de la pub pour du vin sur l’appli. On peut aussi envisager des publicités sur des films parallèlement à des émissions sur le cinéma ou sur des livres en parallèle d’un programme littéraire. Anne-Claire Norot

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le retour des morts vivants Éprouvante et émouvante, la deuxième saison de The Walking Dead, qui sort en DVD, installe la série dans la short-list des créations qui comptent.

 L

’amour des zombies, ces êtres sans espoir, sans cœur et sans pensée, est-il une des caractéristiques de notre époque ? Il faut croire que oui. Oublions les robes sixties de Mad Men ou le Moyen Âge romancé de Game of Thrones : le vrai phénomène sériel d’aujourd’hui s’appelle The Walking Dead. Le dernier épisode diffusé par la chaîne AMC au printemps dernier a atteint les neuf millions de téléspectateurs, un record historique pour une série dramatique du câble américain, juste derrière… Les Soprano ! Pourtant, les raisons de douter ne manquaient pas à l’entame d’une deuxième saison marquée par de forts remous internes, avec le départ du showrunner Frank Darabont et la réduction drastique du budget. À l’arrivée, on ne peut que s’incliner. En plus de cartonner, The Walking Dead a désormais tout d’une série importante. Intronisé patron à la dernière minute, l’ancien de The Shield Glen Mazzara n’a pas disposé de beaucoup de temps. Mais il a eu l’intelligence de transformer la nécessité de parer au plus pressé en vertu créative, sans tenter une fuite en avant. Le rythme lancinant, les bavardages interminables déstabilisent au premier abord. L’ascèse surprend, quand les séries de genre préfèrent en général doper leurs scénarios aux stéroïdes. Mais si la première saison de

The Walking Dead brillait de manière intermittente par son ambition symphonique, celle-ci ressemble à un nocturne. Les treize épisodes commencent alors que nos survivants de l’apocalypse préférés cherchent un refuge après avoir dû quitter Atlanta. Leur quête les mène dans une ferme isolée, où un vieux vétérinaire les accueille avec ce qui lui reste de famille. Cet homme brisé apporte une preuve de plus que les personnages de The Walking Dead se définissent par ce qu’ils ont laissé derrière eux. Scruter l’intensité de leur deuil est la première mission de la série, dans la foulée du roman graphique dont elle est l’adaptation. Ces hommes et femmes ont perdu leurs proches mais aussi un peu plus : le monde tel qu’ils le connaissaient, leurs valeurs, leur flamme. Les uns se terrent en plein déni, les autres essaient de reprendre doucement leurs esprits mais le travail n’est jamais complètement terminé. Cette deuxième saison est réussie d’abord parce qu’elle leur donne l’occasion d’explorer leur trauma pas à pas, sans se presser. Une sensation de surplace assez

la violence surgit de manière intermittente mais toujours glaçante, comme un rappel à l’ordre

fascinante se dégage des treize épisodes, où la sauvagerie le dispute aux tentatives de restaurer un semblant de civilisation. La violence surgit de manière intermittente mais toujours glaçante, comme un rappel à l’ordre. La mort rôde partout et à tout moment, rien ne sert de vouloir l’oublier. On ne sait même plus qui est vraiment vivant, qui est vraiment mort. The Walking Dead impose un peu plus de mélancolie à une époque déjà morose. Ce rappel aux fondamentaux de notre expérience contemporaine fait peut-être son succès. Les quelques saillies burlesques, où les zombies, toujours mal fagotés, se font dézinguer, servent d’intermèdes cathartiques. Mais la série reprend toujours son fil, implacable, et pose de nouvelles questions terrifiantes. Dans quel monde dévasté grandiront les enfants d’aujourd’hui ? Grandiront-ils seulement ? Que ce soit dans son premier épisode ou dans la conclusion choquante du septième, The Walking Dead embrasse cette année la question de l’enfance avec un aplomb fou. Un garçonnet et une fillette sont au centre de tout. On pourrait presque les considérer comme les deux premiers rôles de la saison. Pour eux, comme pour nous, la perte de l’innocence s’avère brutale. Olivier Joyard The Walking Dead saison 2 en DVD et Blu-ray (Wild Side), environ 30 €. Saison 3 à partir du 14 octobre, AMC

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brèves France 4 aime les webséries Déjà réputée pour son amour des séries anglaises (Doctor Who, Sherlock), France 4 est en passe de sauver l’honneur du service public en matière de webséries. Une plate-forme consacrée au genre va être lancée le 15 octobre, avec des achats de créations étrangères et, surtout, des inventions maison, comme Les Opérateurs, signée notamment par François Descraques, créateur du Visiteur du futur.

HBO en Europe La chaîne câblée américaine, responsable de la révolution des séries contemporaines (des Soprano à Entourage), va s’installer pour la première fois en Europe du Nord avec HBO Nordic, un service de VOD par abonnement sur le modèle de Netflix. Elle y proposera ses programmes directement. Démarrage prévu avant la fin de l’année. Et en France ? Rien pour l’instant.

focus

qui a tué Kenny ?

Ambitieuse, la troisième saison des aventures hystériques de Kenny Powers s’égare en chemin. epuis son arrivée en fanfare à l’hiver 2009, Kenny Powers a tracé sa route avec un objectif unique : mettre en scène la bêtise humaine pour en tester les limites. Un programme utile, dont le héros est un trentenaire grassouillet à la coupe de cheveux pathétique, ancien champion de base-ball déchu par le dopage, l’alcool et, bien sûr, sa propre ineptie. Ce garçon égocentrique, Deauville, troisième vulgaire, misogyne, s’apparente à une Pour la troisième année icône trash de l’hypermasculinité. La série consécutive, le Festival du s’est employée à le démonter pièce par cinéma américain de Deauville pièce dans ses deux premières saisons. consacre trois jours aux séries La blague pouvait-elle durer ? télé (du 7 au 9 septembre) La question se pose avec cette troisième avec des projections saison à la fois plaisamment risquée en avant-première (Girls, et désarmante. L’irresponsable Kenny Homeland, Newsroom, est confronté à l’ultime responsabilité, Shameless), une table ronde et une rencontre avec le pilier un joli bébé dont il se trouve être le père. de Law & Order, le scénariste Déboussolé, il promène le nourrisson dans canadien Rene Balcer. un sac à dos, tente de le renvoyer chez sa mère ou de l’abandonner, sans succès. Quelque chose retient toujours ce héros miné par une déprime tenace qui nous le rend attachant depuis toujours – oui, les relous aussi ont droit à la tristesse. Les Tudors (NRJ 12, le 8 à 20 h 45) Cinq ans Mais ce qu’elle gagne en épaisseur, et cinq mois après sa première diffusion, Kenny Powers le perd en puissance deux ans après son annulation, cette plongée comique. Mis à part un réjouissant rageuse dans la vie du roi Henri VIII revient sur la TNT. Son seul intérêt ? Le brûlant épisode 2 avec Will Ferrell ou quelques Jonathan Rhys Meyers. scènes hilarantes avec un Matthew McConaughey de gala, une impression Downton Abbey (TMC, le 9 à 20 h 45) tenace demeure, celle d’une comédie La deuxième saison inédite de Downton qui a renoncé à réellement construire Abbey est moins parfaite que ses blagues. En misant tout sur l’abattage la première. On ne boudera pas pour impressionnant de son acteur autant cette inspection sarcastique Danny McBride, Kenny Powers se branche des rapports de classes dans sur courant alternatif. On attendra l’Angleterre de 1915. donc la prochaine saison, sans doute la dernière, pour livrer un verdict définitif Mentalist (TF1, le 11 à 20 h 50) Déjà la sur son importance dans l’histoire quatrième saison des aventures stylées de la déconnade. O. J. du détective Patrick Jane. Pas la

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agenda télé

meilleure série de tous les temps, mais une bonne pioche étant donné le niveau des séries de networks aux États-Unis.

Kenny Powers saison 3 à partir du 7 septembre, 22 h 25, Orange ciné max 5.09.2012 les inrockuptibles 119

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Éric Garault

du 5 au 11 septembre

Personne ne bouge !

Flab Productions

magazine présenté par Frédéric Bonnaud, Philippe Collin et Xavier Mauduit. Dimanche 9, 17 h 45, Arte

au-delà du réel Une enquête plutôt touffue sur cette “révolution cathodique mondiale” nommée téléréalité.

Spécial investigation – Histoires secrètes de la téléréalité émission de Grégory Héraud. Mercredi 5, 20 h 55, Canal+

Le Supplément magazine présenté par Maïtena Biraben. Le samedi et le dimanche, 12 h 40, Canal+

Maïtena Biraben dissèque l’air du temps. Très attendu. Nouveauté du week-end sur Canal+ : un magazine à double face, présenté par l’ancienne matinalière Maïtena Biraben et voué à sentir et à expertiser l’air du temps. Le samedi, l’émission se penchera sur l’actualité culturelle et le “lifestyle”, tandis que le dimanche les choses sérieuses reprendront leur cours normal avec un zoom sur les questions politiques et sociales. Pour porter ce regard élargi et prolongé sur les “tendances” tous genres confondus, l’animatrice s’entourera d’experts et d’humoristes. Ce magazine, produit par les boss du Petit Journal, Laurent Bon et Yann Barthès, est l’une des nouveautés les plus attendues de la rentrée de Canal+. JMD

Dimitri Pailhe / Agat Films

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régory Héraud nous fait prendre conscience de l’ampleur et de la durabilité de la téléréalité, phénomène apparu il y a une quinzaine d’années en Grande-Bretagne, en Suède et aux Pays-Bas. C’est un Anglais, Charlie Parsons, qui inventa en 1988 le concept d’un jeu avec épreuves et éliminations à la clé, Survivors. Mais le jeu ne plaît pas aux télévisions, et ce n’est qu’en 1997 qu’une chaîne suédoise se décide à le produire. Avec Expédition Robinson, la téléréalité est née, avant de se radicaliser en 1999 avec Big Brother, aux Pays-Bas, puis dans le monde entier. “La téléréalité, c’est l’audiovisuel à l’heure de la mondialisation”, explique Grégory Héraud. Dommage que, au passage, le documentaire n’inclue pas la téléréalité dans un plus vaste système réflexif et intrusif dont internet serait le moteur principal, même s’il est rappelé que Big Brother (ou Loft Story/Secret Story) fut en partie inspiré par une des premières expériences de webcam permanente dans un domicile privé. Par ailleurs, le documentaire stigmatise certaines pratiques cruelles (à la Nouvelle Star version marocaine, on fait croire à des candidats non retenus qu’ils ont été sélectionnés, mais ils le sont uniquement pour figurer dans le bêtisier). Il accorde ensuite une bonne place à certains suicides de candidats de la téléréalité, notamment au célèbre cas de François-Xavier, de Secret Story. Ce faisant, l’enquête ne tombe-t-elle pas un peu dans le travers voyeuriste qu’elle dénonce ? De toute façon, la célébrité n’a pas attendu la téléréalité pour pousser les gens (fragiles) au suicide. On aurait rêvé que ces Histoires secrètes de la téléréalité dévoilent un peu plus les coulisses de ces émissions, le bidonnage permanent sur lequel elles reposent, comme l’avait pointé dans un livre Philippe Bartherotte, ancien collaborateur à Pékin Express et autres… Vincent Ostria

L’actu culturelle fait encore pop cette saison sur Arte. Le singulier magazine pluriculturel du dominical trio Bonnaud-Collin-Mauduit démarre sa seconde saison, porté par une même promesse : livrer un regard critique, pop, ludique, décentré, sur tout ce qui agite la vie culturelle. De nouvelles séquences font leur apparition dans le déroulé de l’émission déjà très rubriquée (“Story”, “L’audioguide”…), dont un décryptage de clip par Gérard Lefort, une “Séance diapo”, une “Perle rare”… Ce premier numéro, dominé par une touche cinéphile, est riche : un portrait de Michael Fassbender, la genèse du Parrain de Coppola, une analyse de La Dernière Tentation du Christ de Scorsese… JMD

T-Shirt Stories documentaire de Dimitri Pailhe et Julien Potart. Samedi 8, 22 h 45, Arte

Tout, tout, tout sur le T-shirt, vêtement incontournable depuis les années 50. Diffusé à grande échelle dès les années 50, le T-shirt s’est imposé comme le vêtement le plus porté au monde : deux milliards en sont vendus chaque année ! Dimitri Pailhe et Julien Potart explorent l’histoire de ce fétiche vestimentaire qui a traversé la culture populaire, pour le meilleur et le pire. À travers une enquête les conduisant dans les arcanes d’un business mondialisé et d’une obsession stylistique, ils rencontrent des créateurs, graphistes ou collectionneurs qui leur confient les secrets de leur adoration extra-large pour ces T-shirts que les adeptes des chemises méprisent du haut de leurs cols empesés. JMD

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Nestlé et le business de l’eau en bouteille

Skinheads : à la droite de l’extrême

documentaire d’Urs Schnell et de Res Gehriger. Mardi 11, 20 h 50, Arte

Le business nauséeux de l’eau à travers l’exemple Nestlé. À qui appartient l’eau ? Cette question simple révèle des enjeux politiques essentiels. Nestlé cherche ainsi à transformer ce bien public en or. Deux journalistes suisses soulignent la puissance du numéro un mondial du marché de l’eau en bouteille, et son corollaire : les failles éthiques nombreuses. De l’aide humanitaire en Éthiopie à l’exploitation des sources du Maine aux États-Unis, en passant par la création du marché de la bouteille d’eau au Pakistan, Nestlé ne pense qu’à ses propres intérêts. Sur un fond musical mélodramatique s’enchaînent les images d’eau polluée, de camions-citernes nuisibles, d’habitants en colère et d’experts indignés. Cette enquête limpide met de l’eau dans le gaz du géant agroalimentaire. Margot Kaiser

enquête de Stéphane Munka. Lundi 10, 22 h 40, Canal+

Cinétévé/France 3

Docu un peu simpliste sur le mouvement skinhead. Cranes rasés, blazers noirs et rangers aux pieds, les skinheads figurent en bonne place dans la fantasmagorie d’extrême droite. Stéphane Munka revient sur les figures qui ont marqué l’histoire du mouvement “skin” français dans les années 80, tels Serge Ayoub ou Philippe Rosso. Mais le documentaire manque de contextualisation historique et aboutit trop rapidement à l’équation : skin = néo-nazi. On lui préfèrera (avec toute la distance critique que cela nécessite) des documentaires de première main tels Antifa, chasseurs de skins, réalisé par ceux qui les ont combattus mais aussi Sur les pavés, film réalisé par les crânes rasés eux-mêmes. David Doucet

éducation sentimentale En images et en commentaires, l’histoire du système éducatif à la française, qui depuis toujours ou presque a suscité les plus vifs débats et les plus grandes passions. i le temps des “hussards noirs des images d’archives, où déjà s’opposaient de la République” suscite la nostalgie conservateurs et tenants d’une ouverture des déçus de l’école contemporaine, à des méthodes alternatives. qui peut croire qu’il suffirait de revenir Suivant le fil chronologique de cette à quelques principes simples, – respect dispute pédagogique, interrogeant les du maître, apprentissages basiques… –  apories actuelles remises dans un contexte pour que les travers du système d’éducation historique, donnant la parole à disparaissent ? La reproduction des des enseignants, sociologues et historiens, inégalités sociales, le décrochage de certains le documentaire livre la preuve en images élèves, le recul de l’orthographe… : d’une passion française toujours à vif. Jean-Marie Durand autant que les progrès (massification de l’enseignement, autonomisation des élèves), les échecs nourrissent le récit que fait Histoire immédiate – Quand nous étions René-Jean Bouyer de l’histoire de notre école écoliers documentaire de René-Jean Bouyer. Mercredi 5, 20 h 45, France 3 républicaine. Son enquête exhume



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film Gerhard Richter – Painting de Corinna Belz Hypnotisant parfois, profond le reste du temps : les séquences montrant Richter en plein travail sont fascinantes par leur rythme et leur silence.

rétrospective Otto Preminger Le cinéaste moraliste et esthète fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française.

Cat Power Sun Un neuvième album pop et lumineux, mais qui ne cache pas les zones d’ombre d’une chanteuse toujours un brin cramée.

Cécile Guilbert Réanimation Autoportrait d’une femme au bord du vide, qui meuble la brèche – le coma de son mari – par une comptabilité de détails et de gestes.

En studio avec les Beatles de Geoff Emerick Comme je suis fan de biographies, ce bouquin est parfait pour découvrir un point de vue extérieur sur l’enregistrement (et tout ce que cela implique) de quatre des plus grands disques des Beatles.

album Watertown de Frank Sinatra Un chef-d’œuvre méconnu de Sinatra, album-concept, absolument renversant tant dans la forme que dans le fond, de la première à la dernière note. recueilli par Johanna Seban

Mobile Home de François Pirot Deux antihéros aux envies d’ailleurs garent leur camping-car sur un parking de supermarché. Drôle et fin.

Superstar de Xavier Giannoli Le casting judicieux de Kad Merad en inconnu subitement médiatisé sert une critique des faux semblants c ontemporains.

Keep the Lights on d’Ira Sachs Une longue et violente rupture amoureuse, entre souvenirs du cinéaste et souffle romanesque.

Archive With Us Until You’re Dead Avec ce nouvel album détonnant, les Anglais retrouvent la dinguerie de leurs débuts.

Santiago H. Amigorena La Première Défaite Amigorena au seuil de la vingtaine, sondant le deuil de son premier amour et le manque de l’être aimé.

Bloc Party Four Les Anglais reviennent avec un album furieux, sombre et complexe à la coloration metal.

Animal Collective Centipede Hz Un album explosif qui propulse Animal Collective dans l’espace.

Détention de Joseph Kahn. Le film d’horreur malin d’un clippeur qui drague la génération Y. Aloïs Nebel de Tomás Lunák. Un film d’animation original retraçant l’histoire tchèque. Obsession de Brian De Palma. Le Vertigo de De Palma dans les rues de Florence.

Philippe Djian “Oh...” Djian dans la peau d’une femme : le roman le plus fou, le plus féministe et politiquement incorrect de la rentrée.

Aurélien Bellanger La Théorie de l’information Roman événement de la rentrée – portrait d’une success story du net inspiré de la vie de Xavier Niel.

Renégat d’Alex Baladi Cet auteur expérimental s’attaque au récit de pirates et largue les amarres pour voguer entre réel et imaginaire.

Pépito de Luciano Bottaro Redécouverte par les éditions Cornélius d’un auteur d’aprèsguerre éblouissant de modernité.

Les Fabuleuses Chroniques d’une souris taciturne de Martin Romero Un enfant solitaire et craintif s’imagine en souris pour vivre ses rêves.

Six personnages en quête d’auteur mise en scène Stéphane Braunschweig Théâtre de la Colline, Paris Braunschweig revendique une cruelle ironie qui ne lui attire pas que des amis.

33 tours et quelques secondes conception Lina Saneh et Rabih Mroué Festival de Genève Comment un fait divers révèle la complexité de la société libanaise.

Disabled Theater Jérôme Bel et Theater Hora Festival de Genève Jérôme Bel confronte son art de la déconstruction aux libertés du Theater Hora et ses acteurs hors normes.

Philippe Lebruman

livre

Daven Keller Daven Keller est le projet du musicien français Pierre Bondu. Après plusieurs bandes originales de films, son nouvel album, Reaction B, est sorti avant l’été.

Michel Majerus CAPC de Bordeaux Mort à 34 ans, le Luxembourgeois fut un des premiers à faire de la peinture à la lumière des écrans digitaux. Rétrospective.

Collages Espace de l’Art concret à Mouans-Sartoux Histoire(s) de collages : un art modeste pour mieux dire les déchirures du monde.

Sterling Ruby Frac ChampagneArdenne, Reims L’Américain joue dans la cour des grands avec ses sculptures rembourrées qui font penser à des tapis d’éveil.

New Super Mario Bros. 2 sur 3DS Sous une avalanche de pièces d’or, Mario se fait plus gros que Mario. Rien de bien nouveau, mais du plaisir à gogo.

Deadlight sur Xbox 360 Pop et atmosphérique, une bonne série B indé infestée de zombies.

Theatrhythm Final Fantasy sur 3DS Pour fêter ses 25 ans, Final Fantasy s’autocélèbre en musique et à travers un jeu de rythmes.

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