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+ édition régionale

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j’ai accroché avec

agnès b.

 P

as une scène du Crime de monsieur Lange, de Jean Renoir (1936), sans que l’héroïne, Valentine, ne drague ouvertement Amédée Lange, jusqu’à réussir à le mettre dans son lit. “Ces héroïnes jouissent d’une incroyable liberté, admire la créatrice, elles parlent de sexe, d’amour, sans contrainte. Je ne sais pas si c’est ainsi que je définirais l’identité agnès b., mais cette construction de personnages féminins, à l’image de Brigitte Bardot, une vraie bombe dans Et Dieu créa la femme, j’adore.” La rencontre se passe dans sa boutique de Soho, à New York. La veille, l’Alliance française avait invité la créatrice de mode pour une carte blanche au cours de laquelle, très logiquement, le noir et blanc dominait. Une évidence en effet, si l’on se rappelle les parfaits costumes portant sa griffe qu’arboraient les gangsters philosophes de Reservoir Dogs en 1992. Des fringues devenues aussi mythiques que leurs personnages, une décennie avant l’avènement de la trinité sacrée Hedi Slimane/look Dior/cravates slim, que le rock des années 2000 avait charriée. Si l’on est surpris par l’absence de films récents dans sa sélection – surtout quand on connaît sa propension au mécénat, à la production et à la découverte de nouvelles têtes –, le fil directeur reste, ici comme ailleurs, la fascination pour une certaine sobriété stylistique. Une facture classique qui tranche avec les défilés actuels, en pleine fashion week new-yorkaise. Une exubérance générale dans laquelle Agnès Troublé ne s’est jamais

“j’aime les vêtements mais pas la mode, elle est devenue anachronique”

retrouvée. “J’aime les vêtements, mais pas la mode ; elle est devenue anachronique, affirme-t-elle, avant de poursuivre : je lisais le magazine Air France Madame dans l’avion. Mais qui porte ça de nos jours ? On ne voit jamais personne habillé de la sorte, ça concerne qui ? Quand on est en agnès b., ça ne se voit même pas, finalement.” Une définition de l’élégance qui a peut-être à voir avec une conception très américaine du vêtement, dans son aspect pratique et portable par Monsieur ou Madame Tout-le-monde. Pourtant, elle assume grandement son statut de porte-étendard de la sape made in France. L’approche de l’échéance présidentielle pousse hommes politiques et médias à se pencher sur la crise de la production textile dans l’Hexagone. Avec, comme exemple récurrent la marque agnès b. dont 40 % des vêtements sont fabriqués en France. Une fierté : “Il y a quelque temps, j’avais écrit à Christine Lagarde et Christian Estrosi à propos de la situation, ils ont mis deux mois à me répondre ; les Lejaby aussi m’ont sollicitée, mais je n’ai pas pu les aider.” Avant de poursuivre l’accrochage des œuvres du jeune artiste parisien Julien Langendorff (collages d’images porno vintage, et mythologies mêlant “Philippe Garrel, Jodorowsky, et le black-metal”, dixit l’auteur), on en revient toujours au cinéma. En effet, agnès b. lève le voile sur le premier film qu’elle va réaliser. “On tourne dans trois semaines, à Paris et dans les Landes. Il s’agira d’un road-movie autour d’une jeune fille abusée sexuellement, et qui se sauve de chez elle. C’est un film de fugue. Il devrait être prêt à la fin de l’année.” Au casting, Jacques Bonnaffé et Sylvie Testud. Le titre ? “Je m’appelle Hmm, parce que la petite ne veut jamais dévoiler son prénom.” Félicien Cassan

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No.847 du 22 au 28 février 2012 couverture Jean Dujardin par Denis Rouvre/Automaton

03 quoi encore ? agnès b.

08 on discute courrier ; édito de Bernard Zekri

10 sept jours chrono le paperblog de la rédaction

12 on décrypte Serge July, sens dessus dessous ; l’ère de rien ; le mot

14 événement la Cour des comptes et le régime des intermittents du spectacle

16 événement reportage à Dakar, à quelques jours de la présidentielle sénégalaise

22

18 la courbe ça va ça vient ; billet dur Electric Guest

20 parts de marché Mediapart dresse l’état des lieux de la presse

41

Guillaume Binet/M.Y.O.P

19 nouvelle tête

21 à la loupe la France forte de Sarkozy

22 en forme, le cinéma français ?

63

malgré de très bons chiffres de fréquentation, va-t-il si bien que ça ?

41 Nicolas Sarkozy cette fois-ci, sa campagne est lancée

44 Guillaume Peltier

Wolmuth/Report Digital-RÉA

la campagne en direct sur

pilier de la droitisation du chef de l’Etat

47 presse-citron revue d’info acide

48 essai retour sur les lieux des promesses de Sarkozy en 2007

68

50 une entourloupe d’Etat

Ross Garret

en 1995, le Conseil constitutionnel a validé les comptes de campagne irréguliers de Balladur et Chirac. Souvenirs d’une arnaque

56 nous, Arméniens de Turquie rencontre à Istanbul avec une jeunesse arménienne qui s’affirme

63 l’avenir selon Jeremy Rifkin

No.847 du 22 au 28 février 2012

www.lesinrocks.com

La Troisième Révolution industrielle de l’essayiste américain propose des lendemains qui chantent

68 l’effet white trash quand le pauvre est blanc et qu’il fait de la musique, ça donne Eminem ou Die Antwoord, rappeurs sud-africains

la fausse bonne sant du cinema francais ´

white trash la raclure blanche vous salue bien

Johan Micoud de la balle au label

SPECIAL

BORDEAUX DOSSIER 16 PAGES

100.1

pour l’édition régionale

Bordeaux, plutôt Gironde cahier 16 pages au centre du journal couverture Johan Micoud par Rüdy Waks

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

72 Chronicle de Josh Trank

74 sorties Bullhead, Cheval de guerre, Ulysse, souviens-toi !, Bovines…

80 festival Berlin l’enchanteur

82 spécial PlayStation Vita essai des jeux de la nouvelle console

84 Lambchop/Tindersticks bonjour tristesse

86 mur du son Simian Mobile Disco, Dr. John…

87 chroniques Liv Tyler, Pony Pony Run Run, First Aid Kit, Memoryhouse, Van Halen…

88 interview Jermaine Jackson

94 morceaux choisis Juveniles, Zulu Winter, Pastel Clouds…

95 concerts + aftershow inRocKs lab Awards

96 Steve Tesich dézingage brillant de la société US

98 romans Pierre Bergounioux par Marie Darrieussecq, Henry Miller, Jonathan Coe, Hélène Bessette…

102 tendance écrivains contre l’e-book

103 bd Paul Hornschemeier

104 Le Gros, la Vache et le Mainate + La Fausse Suivante…

106 LE SILENCE Une fiction + colloque “Art et recherche”

108 où est le cool cette semaine ? dans la collab Converse/Gorillaz

110 où va la Russie ? Arte décrypte l’élection présidentielle

112 Pylône la revue philosophie, art et littérature

113 sons de Lomax archives de l’ethnomusicologue en ligne

114 séries Friday Night Fights forever

116 programmes souffrances paysannes

118 enquête Acta enflamme les internautes

120 la revue du web sélection profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 61

121 vu du net les malheurs des Maldives

122 best-of le meilleur des dernières semaines

rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, Arnaud Aubron, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne chefs d’édition Sophie Ciaccafava, Elisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Guillemette Faure, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot cahier villes Alain Dreyfus collaborateurs E. Barnett, G. Binet, R. Blondeau, M.-A. Burnier, M. de Abreu, F. Cassan, A. Caussard, B. Collombat, M. Darrieussecq, G. B. Decherf, M. Despratx, A. Dubois, P. Garcia, J. Goldberg, C. Goldszal, E. Higuinen, O. Joyard, B. Juffin, M. Kane, C. Larrède, T. Legrand, H. Le Tanneur, J.-L. Manet, L. Mercadet, B. Mialot, M. Nguie, F. Ortelli, V. Ostria, E. Philippe, Y. Sadat, C. Semerci, D. Servenay, L. Soesanto, R. Waks lesinrocks.com rédacteur en chef Arnaud Aubron directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Camille Polloni, Thomas Burgel (musique) éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, Thi-bao Hoang conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu, Mathieu Gelezeau (remplaçant) maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinatrice Evelyne Morlot tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrice de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web, directeur de clientèle Nicolas Zeitoun tél. 01 42 44 16 69 chef de publicité junior Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Sarah Carrier tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Elisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistante promotion marketing Margaux Scherrer tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement DIP les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement france 46 numéros : 98 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 2 211 059,61 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général David Kessler assistante Valérie Imbert directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2012 directeur de la publication David Kessler © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Edition Bordeaux” jeté dans l’édition vente au numéro des départements 24, 33, 40, 47 et 64 ; un cahier de 16 pages “Edition Bordeaux” broché dans l’édition des départements 24, 33, 40, 47 et 64.

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l’édito

référendum, dans ta face Les mots sont des actes. Dans une excitation subite et contraire à ses anciennes croyances, Sarkozy nous propose des référendums à répétition, si par imprévu il se maintenait au pouvoir. Référendums : tous les autres candidats s’en moquent, sauf Marine Le Pen qui voit là l’occasion de rétablir la peine de mort et de virer les immigrés. Cela dit, cette idée sarkozyste jetée dans les pages du Figaro risque de se réaliser bien plus vite que ne l’avait rêvé son auteur. Le seul référendum à l’horizon, explique François Hollande, c’est l’élection présidentielle qui vient. En effet, à insister sur la démocratie directe, Sarkozy transforme le scrutin d’avril-mai, mieux qu’un référendum, en un “plébiscite à l’envers”. Les élections ordinaires répartissent les suffrages entre différents courants ou candidats, le plébiscite à l’envers coalise par nature tous les opposants, les déçus, les trahis, les fâchés, les malheureux, les exclus contre le sortant. Dieu sait si, de la gauche à la droite, ces catégories agglomérées sont toujours majoritaires en France. Imaginez une seconde Nicolas Sarkozy réélu. A-t-il vraiment songé que pour gagner un référendum, il faut capter plus de 50 % des suffrages ? De Gaulle y parvint sur la guerre d’Algérie et l’élection du président de la République au suffrage universel. Dès qu’il sortit de ces domaines, il perdit avec fracas le référendum de 1969 sur la décentralisation et quitta le pouvoir. Ses successeurs n’ont jamais pu gagner franchement un référendum, soit qu’ils aient obtenu des abstentions maximales comme Pompidou sur l’Europe, Rocard sur la Nouvelle-Calédonie ou Jospin sur le quinquennat, soit qu’il aient pu passer d’extrême justesse comme Mitterrand sur le traité de Maastricht, soit qu’ils aient perdu comme Chirac sur le traité constitutionnel européen de 2005. Dans l’étrange hypothèse où Sarkozy se maintiendrait à l’Elysée, l’histoire électorale ne lui laisserait alors que deux possibilités : perdre référendum sur référendum et, à la fin, gicler, ou ne pas tenir sa promesse. Parions plutôt sur cette dernière situation. On le traiterait alors une nouvelle fois de menteur, mot qu’il préfère en général appliquer aux autres.

Bernard Zekri, MAB

Je viens de recevoir @lesinrocks. J’ai reconnu 2 personnes sur 7 sur la une, je me demande de quelle lettre je dépends générationnellement méchamment twitté par vikler du pareil au même… Promis, juré, craché, cette fois c’est pour de bon ! Parce qu’en 2007, quand j’ai été élu, j’avoue que c’était surtout pour la frime : ça claque, tu vois, pré-si-dentde-la-Ré-pu-bli-que, y’a pas plus haut comme taf, le costume idéal pour aller avec ma Rolex. Mais pour 2012, j’ai changé, j’ai pris de la hauteur, surtout grâce à la crise de 2008 qui, je l’avoue, arrange bien mes affaires : je peux lui mettre sur le dos tout ce que j’ai tenté et raté (en proportion, ça fait pas mal). Et puis candidat, c’est ce que je fais de mieux (à l’inverse, ce que je fais de moins bien, c’est choisir mes ministres, parce qu’avec Morano, Besson, Bachelot, Douillet, Chatel, Lefebvre, plus tous

ceux que j’ai dû virer parce qu’ils se sont fait choper – Hortefeux, MAM, Woerth –, j’aurais guère pu faire pire) : admire le talent, je vais faire campagne sans parler bilan ni projet (il vaut mieux éviter), juste en occupant l’espace médiatique avec plein de faux débats bien clivants, plutôt très à droite (ah, mon fidèle Guéant), qui, c’est sûr, feront oublier tout ce que j’avais pu promettre en 2007… En plus, avec un petit coup de pression sur les maires, la blondinette n’aura pas ses signatures et hop !, je gobe Flamby au deuxième tour. Tu vois, 2012, je le sens bien. Je t’embrasse pas quand même (t’as pas une tête à voter pour moi). David

allo Houston ? J’ai un problème… De toutes les réactions qu’a suscitées la mort de Whitney Houston sur la toile, je ne sais pas laquelle m’a le plus scié. Je pencherais bien pour les tombereaux de RIP sur Facebook et Twitter, parfois suivis des poncifs d’un plumitif qui voudrait montrer à la face du monde qu’il est lui aussi capable de sérieux quand la situation l’exige, Frédéric Mitterrand n’ayant en aucun cas le monopole de la grandiloquence… mais j’hésite. Entendons-nous bien, j’envisage très sérieusement de défenestrer le prochain pisse-froid qui se risquera à écrire que Whitney était une “grande dame” ou fera usage de la synecdoque la plus éculée de l’histoire de la critique musicale en assénant, du haut de sa chaire virtuelle : “Une voix unique nous a quittés.” #tagueule, dirais-je à chacun d’entre eux si je savais pourquoi on emploie le signe dièse à toutes les sauces de nos jours. Ce qu’il y a de marrant dans tout ça, c’est que je relisais American Psycho il y a peu. Bret Easton Ellis y consacre un passage à Whitney Houston, dressant, par le truchement de Patrick Bateman, une sorte de rétrospective enamourée de la carrière de la chanteuse. C’est assez complet et plutôt bien écrit. Après avoir lu ces quelques pages, on se dit qu’il n’y a rien à ajouter, alors on s’abstient. On garde le silence. #... Arnaud Barbey

écrivez-nous à [email protected], lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/cestvousquiledites

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7 jours chrono le paperblog de la rédaction la rébellion gagne Damas Entre 15 000 et 20 000 personnes ont participé samedi aux funérailles de quatre manifestants abattus la veille par les troupes du régime dans le quartier de Mazzé, les premiers tués au cœur de la capitale. Au cours de ces obsèques, un cinquième manifestant a péri lorsque les troupes de Bachar el-Assad ont tiré sur la cérémonie devenue manifestation antirégime. Des militants disent s’attendre à des “manifestations monstres” à Damas, en dépit de la neige qui paralyse une partie du pays. L’Observatoire des droits de l’homme estime le nombre de tués en Syrie à 6 000 depuis six mois.

Hamilton/RÉA

le moment

stock-options zéro

“Les stock-options polluent le débat.” Propos de Jean-Paul Agon, pdg de L’Oréal, en tête de liste des cadors du CAC 40 avec un salaire annuel de 10,7 millions d’euros en 2010. M. Agon joint l’acte à parole. “En avril, a-t-il déclaré au JDD, je proposerai au conseil d’administration l’arrêt total du système des stock-options chez L’Oréal, pour tout le monde (lui compris – ndlr), dès cette année.” On ne peut que louer cette initiative généreuse en temps de crise de la part d’un homme qui a touché en 2010, en plus de son salaire, 6,8 millions d’euros par ce truchement. Les stock-options seront remplacées, a-t-il précisé, par “un système d’actions de performance”. Tout bénéfice pour les dirigeants d’une entreprise dont le chiffre d’affaires a progressé de 63 % en trois ans. L’Oréal est décidément le roi de la cosmétique.

Dominique Faget/AFP

Le pdg de L’Oréal renonce à ses privilèges. Pour gagner plus et parce qu’il le vaut bien.

Madrid, le 19 février

l’Espagne en pleine débauche “Je n’ai pas besoin de sexe, le gouvernement me baise tous les jours”, pouvait-on lire sur une banderole des manifs qui ont réuni plusieurs centaines de milliers de personnes et mis en ébullition plus de cinquante villes d’Espagne le week-end dernier. Motif ? Les lois passées au pas de charge par le nouveau gouvernement ultralibéral de Mariano Rajoy sur la législation du travail. Désormais, un employeur n’aura plus besoin d’un accord préalable avec les syndicats pour licencier et les indemnités passent de 45 à 33 jours par année travaillée. De l’avis de tous les experts, cette loi va créer un appel d’air pour le patronat et provoquer dans un premier temps une montée en flèche du chômage, qui touche déjà 22,5 % de la population active, soit près de 5 millions d’individus. aux frais de la princesse (de Clèves) Les vœux de Nicolas Sarkozy à la culture le 24 janvier avaient l’allure d’une attaque en règle visant le spectacle vivant et les arts plastiques. Pas de dégel des 6 % de crédits alloués à la création pour 2012, augmentation des taux de TVA, proposition soumise au Parlement

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d’un collectif budgétaire qui prévoit des annulations de crédits pour la création, mise en place d’un Centre national de la musique qui ponctionnera de 15 millions d’euros le budget de la Culture, contrairement à ce qui avait été annoncé. Le Syndeac et le Cipac appellent à une manifestation le 24 février devant toutes les directions régionales des affaires culturelles, avant le rassemblement à Paris du 19 mars pour interpeller les candidats.

l’image Soap&Skin, la femme cochoncolat

Borloo passe à l’eau D’aucuns se demandaient si Jean-Louis Borloo obtiendrait un renvoi d’ascenseur pour son ralliement au candidatprésident. Lundi, Les Echos et Libération ont peut-être apporté un début de réponse. L’ancien ministre, appuyé par Henri Proglio, pdg d’EDF, et le chef de l’Etat himself, serait pressenti pour prendre la tête de la multinationale française Veolia Environnement, spécialisée dans l’eau. Russie, le marathon des manifs A quelques jours de la présidentielle, faute d’alternative politique, les Russes pourront choisir leur défilé. Jeudi, une armée de fonctionnaires et de babouchkas ouvriront la marche, sous leurs pancartes pro-Poutine. Du côté de l’opposition, entraînée à feinter et contourner, on fait preuve d’imagination. Après les manifestations en voiture – bien pratique par - 20° et pour éviter de demander une autorisation à la mairie –, on prévoit une grande chaîne humaine, dimanche, pour encercler Moscou. “Un adieu symbolique à l’hiver politique russe”, une façon de maintenir la pression sur une élection qui semble jouée d’avance.

Giancarlo Gorassini/Abacapress

La chanteuse Anja Plaschg prépare une bonne farce… au sang de porc.

Anja Plaschg, la jeune chanteuse de Soap&Skin, dont Narrow, le magnifique deuxième album, est sorti il y a quinze jours (avec une renversante reprise du Voyage voyage de Desireless), n’est pas qu’une icône néogothique, entre vamp et vampire. C’est aussi une gourmande qui ne manque ni d’humour ni d’idées : elle vient de créer, avec le réputé chocolatier autrichien Zotter, un chocolat bio fourré au sang de porc. Sans doute un hommage à ses parents qui élevaient des cochons dans la campagne autrichienne. Les tablettes sont en vente sur son site. On les attend, on va se régaler.

Cuisinier superstar à la tête d’émissions culinaires en Angleterre, Jamie Oliver a découvert un petit trésor : planqués dans la cave d’une ancienne banque de Manchester dans laquelle il va ouvrir un nouveau restaurant, des masters originaux de Joy Division et de New Order ont fait leur apparition aux côtés d’armes et de bijoux d’une valeur de plus d’un million de livres.

www.zotter.at

Joy Division au menu

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sens dessus dessous par Serge July

la stratégie de la dose

l’ère de rien

Vanneste : ecce homo

L

e catholique député a désormais de quoi méditer sur les voies impénétrables du Seigneur. Après moults propos ineptes et impunis sur les homosexuels, le voici châtié pour avoir dit une vérité. Depuis des années, Christian Vanneste répète que les homosexuels sont “dangereux pour l’humanité”, “sectaires”, “égoïstes et narcissiques”, “inférieurs moralement”, etc. Propos dont “le contenu ne dépasse pas les limites de la liberté d’expression”, estimait la Cour de cassation en novembre 2008. Le 15 février, foin des épithètes vaseuses, il lâche enfin un élément factuel, vérifiable : “En dehors des trois départements annexés (à l’Allemagne), il n’y a pas eu de déportation homosexuelle en France” entre 1940 et 1944. Le lendemain, Copé annonce qu’il va le virer de l’UMP. Pourtant (c’est à la fois terrible et heureux à dire), Vanneste a raison. Dans l’état actuel de la recherche historique (http://genrehistoire.revues.org/index1267.html), on estime à trois ou quatre le nombre d’homos français hors départements annexés déportés à cause de leur sexualité. En réalité, Vanneste a payé son très mauvais timing : avoir ouvert sa grande gueule la veille de la déclaration de candidature de Sarkozy, au risque de lui polluer le message.

Léon Mercadet

le mot

[jeter l’éponge]

Francis Le Gaucher

Nicolas Sarkozy brandit sa dose ! Après la déclaration marseillaise de Nicolas Sarkozy en faveur de l’instauration d’une “marge de proportionnelle”, le dernier pôle de résistance vient de céder. Tous les candidats sont désormais favorables à une part de proportionnelle. Certes, Marine Le Pen voudrait la version intégrale et François Bayrou juge que le Président candidat fait la charité, mais le ralliement du candidat issu de la famille gaulliste est bien un tournant. En 2006, il l’avait évoqué, pour finir, comme souvent, par l’oublier. La commission Balladur en 2007 préconisait l’introduction d’une dose de 20 à 30 sièges de députés élus à la proportionnelle, mais cette proposition n’avait pas été retenue par le président en exercice. Redevenu candidat, le même va plus loin puisqu’il propose une dose de 10 % de l’Assemblée. La concession inévitable Nicolas Sarkozy a été formé à la discipline chiracogaulliste. La proportionnelle quelle que soit la dose, c’est le retour de la gangrène de la IVe République et de son corollaire, l’impuissance publique. L’édifice de 1958 est construit sur le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, la machine à amplifier les majorités. Les dirigeants de l’UMP canal historique restent fermement opposés à toute concession à ce sujet, que ce soit Alain Juppé, Jean-François Copé ou François Fillon. Pour qu’ils se soient laissé convaincre, fallait-il que leur candidat soit acculé, même si cette introduction ne verrait le jour que pour les législatives de 2017 ! On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre Toutes les projections sur le second tour de Nicolas Sarkozy s’accordent sur des reports de voix calamiteux des électeurs frontistes comme centristes. De là les écarts de 10 à 15 points entre Nicolas Sarkozy et son adversaire. En accordant un échantillon de proportionnelle, Nicolas Sarkozy s’adresse aux deux électorats, mais surtout aux partis en question. En l’occurrence, plus au Modem qu’au FN : François Bayrou en a fait la condition d’un accord. Une respiration En principe, plus rien ne s’oppose à cette dose de proportionnelle, porteuse d’un scrutin mixte. En 1986, pour limiter la défaite annoncée, François Mitterrand avait modifié la loi électorale et imposé une proportionnelle intégrale à toutes les élections. Le FN avait obtenu 35 sièges. La droite de retour aux affaires était revenue sur la proportionnelle pour les députés mais elle a été conservée en partie aux sénatoriales et aux municipales. Sa conversion contrainte et forcée s’achève. Cette présidentielle promet d’être assez féconde.

Devant le renoncement d’un candidat à l’élection présidentielle, les médias n’ont qu’un mot (ou plutôt trois) : “jeter l’éponge”. C’est ainsi qu’“Hervé Morin a jeté l’éponge”, que “Mme Boutin a jeté l’éponge” et qu’il y a trois semaines, Jean-Pierre Chevènement a lui aussi “jeté l’éponge”. A voir la liste des petits candidats survivants qui oscillent entre 0 et 2 %, on devine que nous n’en avons pas fini avec le jet de zoophyte marin. Les utilisateurs de cette métaphore sportive laissent entendre que les hommes et les politiques peuvent se comparer à des boxeurs, image intéressante sinon originale. Nous voici en plein contresens : lors d’un match, ce n’est pas le combattant qui, cette fois pour de vrai, jette l’éponge, mais son soigneur. En bon français, Mme Boutin ne jette rien du tout. Notons que certains commentateurs, sans doute plus proches des théâtres et des ballets, ont préféré dire ou écrire : “Mme Boutin tire sa révérence.” Si on l’imagine, le geste est charmant. MAB

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la Cour des comptes épingle le régime des intermittents Didier Migaud, président de la Cour des comptes, réagit à notre article sur la réforme des chambres régionales. Dans ses réponses, il revient sur le déficit chronique des comptes sociaux.



a Cour des comptes vient de rendre son rapport annuel avec des préconisations d’économies assez drastiques pour le financement de l’Etat. Quelles sont les plus urgentes puisque nous sommes en pleine campagne électorale ? Didier Migaud – Nous sommes dans une zone dangereuse sur le plan de nos finances publiques, dont il faut s’éloigner d’urgence. L’effort doit porter à la fois sur les dépenses et les recettes – davantage sur les dépenses, en raison d’un niveau élevé de prélèvements obligatoires par rapport à nos voisins. La Cour considère que le déficit de nos comptes sociaux constitue une anomalie. La France est le seul pays qui accepte de façon récurrente des déficits sociaux aussi importants. La Cour a donc formulé un certain nombre de propositions relatives aux niches sociales ou bien pour limiter la progression des dépenses de médicament. Est-ce que vous diriez que l’Etat vit au-dessus de ses moyens ? L’Etat, depuis une trentaine d’années, accumule les déficits au point de devoir emprunter pour payer la charge d’intérêts de ses anciens emprunts. Ce n’est pas soutenable. Tant que cette situation perdure, la dette continue d’augmenter, avec le risque d’emballement,

d’effet “boule de neige”. La Cour n’est pas intégriste sur l’équilibre budgétaire en toutes circonstances, mais c’est une question de souveraineté : si un pays veut rester maître de son destin, il doit maîtriser ses finances publiques. C’est un grand débat au cœur de la campagne : la maîtrise de la dépense publique et la nécessité d’une relance. La Cour a-t-elle un avis ? La Cour ne sous-estime pas ces questions, c’est une affaire de bon équilibre. Mais, pour tenir les objectifs de redressement qu’elle s’est fixés, la France doit accentuer les efforts par rapport à ce qui a déjà été décidé. C’est nécessaire pour éviter l’austérité et un remède de cheval, comme dans des pays proches. Ne pas redresser nos comptes aurait des conséquences plus lourdes encore pour les Français. L’effort doit concerner toutes les entités publiques et être justement réparti. Parmi les constats, il y a le coût pour la collectivité du régime des intermittents du spectacle. Ce régime est largement déficitaire et son financement, qui repose sur les salariés qui cotisent à l’assurance chômage, est inéquitable. Deux causes à ce déséquilibre : d’un côté l’augmentation continue du nombre d’intermittents et de l’autre le faible degré de contrôle des fraudes et des abus.

C’est le système en lui-même que vous dénoncez ou les fraudes et les abus ? Le régime est nécessaire, il contribue à la vie culturelle de notre pays. Pour le conforter, la Cour propose d’augmenter les cotisations des employeurs et de rendre les prestations plus équitables. Le déficit est d’un milliard par an, ce qui est considérable ! Et ça n’est pas nouveau, depuis environ dix ans, le déficit cumulé des intermittents représente l’équivalent de la dette du régime d’assurance chômage. Et personne ne propose de réformer ce système, parce que c’est politiquement très dangereux ? Notre rôle est d’éclairer ce sujet sensible. Aujourd’hui, les intermittents bénéficient de règles nettement plus avantageuses que les autres demandeurs d’emplois, notamment les intérimaires. Et leurs employeurs cotisent peu. Donc, le système est financé par les salariés de droit commun, dont les revenus se situent en moyenne à un niveau inférieur à ceux des intermittents. Ce n’est pas juste : 80 % des intermittents ont un revenu supérieur au revenu médian des Français. Or si les conditions d’indemnisation des demandeurs d’emplois se sont durcies au cours de ces dix dernières années, celles concernant les intermittents du spectacle n’ont pas bougé.

Est-ce qu’il faut réduire le champ des entreprises qui ont la possibilité de recourir à des intermittents, par exemple les entreprises audiovisuelles ? La Cour suggère de maîtriser le recours à l’intermittence par les employeurs, puisque ce sont eux qui décident du mode de recrutement. Le principal abus du régime, c’est la “permittence”, c’est-à-dire la situation dans laquelle des intermittents sont employés de manière permanente par un seul employeur. La “permittence” représente aujourd’hui 15 % des effectifs d’intermittents et les principaux bénéficiaires sont des sociétés de production, notamment dans le domaine de l’audiovisuel. Si vous n’aviez pas été nommé par Nicolas Sarkozy à la tête de la Cour des comptes, on peut imaginer, sans faire trop de politique-fiction, que vous auriez été un des rédacteurs du programme d’Hollande. Est-ce que vous auriez eu le courage de proposer des solutions pour remédier à ça ? Je ne suis pas dans la politique-fiction. Je me suis retiré de tout engagement électif et partisan. Je suis désormais un magistrat et le porte-parole de la Cour, qui délibère de façon collégiale. Je n’exprime pas aujourd’hui le point de vue de Didier Migaud, mais celui de la Cour.

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“le financement de ce régime, qui repose sur les salariés qui cotisent à l’assurance chômage, est inéquitable” La réforme des chambres régionales des comptes (CRC) est engagée. Est-ce que cela va passer par une réduction d’effectifs ? Non, la réforme se fait à effectifs et moyens constants. Depuis la décentralisation et la création des CRC, les collectivités territoriales ont vu leurs compétences élargies, sur le plan administratif, technique. Nos missions se développent, l’attente à notre égard se renforce, les matières sont de plus en plus complexes, cela nous oblige à nous adapter. Les plus petites CRC ont aujourd’hui entre quatre et neuf magistrats.

C’est insuffisant pour remplir efficacement toutes les missions et contrôler des collectivités qui se sont professionnalisées. En regroupant les plus petites CRC, nous leur permettrons d’atteindre la taille critique requise et donc de mieux contrôler et d’apporter encore plus d’expertise. Mais, en couvrant des zones géographiques plus importantes, vous vous éloignez du terrain ? Les juridictions financières ne sont pas un service public de proximité, au même titre que La Poste, par exemple. Mais les magistrats doivent pouvoir

se rendre sur place pour effectuer leurs contrôles. Regardez, au niveau de certaines CRC, vous avez déjà des distances parfois importantes, ce qui n’empêche pas de faire des contrôles. Aucune collectivité, aucune institution n’est et ne doit se sentir à l’abri d’un contrôle possible ! Certains personnels des chambres régionales des comptes ont l’impression que la responsabilité des élus locaux pourrait être amoindrie par cette réforme ? Non, le régime de responsabilité des élus

est inchangé. La réforme votée n’a pas pour conséquence d’exonérer les élus d’une responsabilité quelconque. Dans le projet initial de réforme, des modifications avaient été proposées pour étendre ce régime de responsabilité. C’est un volet qui n’est pas passé et je le regrette, car ce sujet doit être traité. Les dispositions votées ne touchent donc en rien le régime actuel. Dire que la conséquence de cette réorganisation est un régime de responsabilité amoindri ne repose sur rien et est inexact. Les contrôles de proximité continueront d’être exercés. Les juridictions financières se réorganisent pour être encore plus efficaces. Elles seront toujours là et continueront de le montrer ! Puisque vous émettez des préconisations avec force, plus qu’avant, où est la limite entre votre rôle de juge et un certain glissement vers un gouvernement des juges ? Nous ne sommes pas dans un gouvernement des juges. La démocratie ne consiste pas à déléguer le pouvoir à des magistrats. La Cour des comptes, elle, est là pour contrôler, juger, certifier les comptes de l’Etat et de la Sécurité sociale, contribuer à l’évaluation des politiques publiques. La Constitution lui confie aussi la mission d’informer les citoyens. Mais le dernier mot revient aux représentants élus au suffrage universel, chacun doit être à la place qui est la sienne. Ce que la Cour examine attentivement en revanche, c’est le suivi de ses recommandations. 72,5 % de nos propositions sont partiellement ou totalement suivies. Cela signifie que la Cour est entendue et utile. Thomas Legrand et France Ortelli photo Rüdy Waks 22.02.2012 les inrockuptibles 15

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la poudrière sénégalaise Le Sénégal vit la campagne présidentielle la plus violente de son histoire. A quelques jours des élections, l’opposition réclame toujours le retrait de l’actuel président Wade.

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es incidents graves se multiplient au Sénégal à l’approche de la présidentielle de dimanche prochain. Le week-end dernier, les manifestations exigeant le retrait d’Abdoulaye Wade, 86 ans, en lice pour un troisième mandat de cinq ans, ont déjà fait plusieurs morts. Les violences se sont intensifiées après le lancer volontaire d’une grenade lacrymogène dans la mosquée El Hadj Malick Sy de Dakar, où priaient les fidèles. Cettte “bavure” a porté l’exaspération de la population à son comble. Flash-back : vendredi 17 février, debout

dans leur 4x4, entourés de leurs gardes du corps, Cheikh Abiboulaye Dièye et Ibrahima Fall parcourent le marché Sandaga de Dakar. Ces deux candidats à la présidentielle reviennent de la place de l’Indépendance et laissent derrière eux les gaz lacrymogènes tirés par les forces de l’ordre pour disperser la foule venue à cette manif interdite. “On est parti place de l’Indépendance pour montrer qu’on est dans un pays indépendant et que plus jamais on ne laissera aucune autorité saper le Sénégal, la République, l’identité et la liberté des citoyens, dit Dièye. Que les Sénégalais se disent bien que s’ils laissent faire celui qui

est capable, en pleine campagne pour une élection devant choisir son remplaçant, de mépriser la liberté de ses propres concurrents, demain ils n’auront que leurs yeux pour pleurer.” Les jours précédents, les critiques fusaient à l’encontre des opposants politiques du président Abdoulaye Wade, autorisé par le Conseil constitutionnel à présenter une troisième candidature : pas assez courageux, ils reculeraient trop vite dès le premier cordon de police, abandonnant leurs soutiens à leur sort. Wade lui-même les a nargués en public : “Quand j’étais dans l’opposition, j’étais

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Dakar, 18 février. Bras levés, poignets croisés : le geste pacifique deso pposants de Y’en a marre est repris par les manifestants

Moctar Kane

le Sénégal est l’un des rares pays d’Afrique à n’avoir jamais connu de coups d’Etat

au devant de mes troupes…” Opposant pendant plus d’un quart de siècle, il a même été jeté en prison par le régime PS de Léopold Sédar Senghor et d’Abdou Diouf, qui a gouverné l’ancienne colonie française pendant quarante ans, de 1960 à 2000. Cette année-là, Wade avait dû en grande partie sa victoire à une jeunesse militante, séduite par son programme Sopi (“changement” en wolof). Douze ans après, cette jeunesse, 50 % de la population, subit la crise de plein fouet. Ceux qui ne quittent pas le pays voient leur mère se plaindre des coupures d’électricité, du prix élevé de l’huile et du riz, denrée essentielle dans la cuisine locale. Le taux de chômage dépasse 50 %. Et, pour beaucoup, l’argent public est dilapidé. Comme ce fut le cas avec le monument La Renaissance africaine, qui domine Dakar du haut d’une colline. Le 23 juin dernier, c’est cette même jeunesse qui a infligé un lourd revers

politique à Wade. L’Assemblée nationale, prête à voter une loi voulue par le chef de l’Etat et permettant à un candidat d’emporter la présidentielle avec juste 25 % des suffrages, y renonce après une mobilisation quasi insurrectionnelle dans la capitale du pays. Mais sept mois plus tard, Wade remporte la deuxième manche. Soupçonné de vouloir passer le relais à son ministre de fils Karim, il réussit à faire valider par le Conseil constitutionnel sa troisième candidature. A ses détracteurs il répond que la limitation constitutionnelle à deux mandats, introduite en 2001, ne prenait pas en compte celui en cours. Et à ceux qui lui rappellent sa promesse de s’en tenir à deux mandats, il répond par une expression wolof devenue célèbre “Ma waxoon, waxeet” : “Si j’ai dit, je me dédis.” Depuis plusieurs mois, l’inquiétude règne au Sénégal, l’un des rares pays d’Afrique à n’avoir jamais connu de coups d’Etat militaire. A la suite de la décision du Conseil constitutionnel, le 27 janvier, la situation est devenue violente avec la mort les jours suivants de quatre personnes lors de manifestations ou d’affrontements entre forces de l’ordre et population. Wade a minimisé la situation en parlant d’une “brise”. La tension avait baissé la semaine suivante grâce aux appels à la paix de plusieurs personnalités dont les chefs religieux, très respectés dans ce pays laïc aux multiples confréries. Mais la campagne est émaillée d’incidents : caillassages de véhicules de candidats, dont celui de Wade, bagarres entre militants et agents de sécurité, blessures, et, ce week-end, l’épisode dramatique de la mosquée. Les gardes du corps de Youssou N’Dour, une demi-douzaine d’hommes de dissuasion massive tant ils sont balèzes, surveillent l’entrée du QG de campagne, sise tout près de sa propre télévision, aux Almadies, quartier chic de Dakar. Lorsque la star arrive, en tenue de sport, de retour d’entraînement, dit-il, il paraît petit au milieu des gaillards. Lui qui, il y a quelques années, pouvait circuler seul en ville ne peut plus se déplacer sans ses hommes. Le Sénégalais sans doute le plus populaire, candidat recalé à la présidentielle par le Conseil constitutionnel pour manque de signatures valides, ne se sent plus en sécurité. “Vu la situation, il faut prendre certaines dispositions. Une campagne électorale n’a rien à voir avec l’artiste Youssou N’Dour en concert. On a renforcé ma sécurité. Je suis maintenant un homme politique aussi. Un homme craint par certains adversaires, surtout par le pouvoir en place qui, à maintes reprises,

a menacé ma personne physique, menacé mes affaires. Ils avaient dit que je serais un homme mort si je descendais dans l’arène. Mais ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que je croie en Dieu. Lui seul sait quand vous quittez ce monde. Je ne reculerai pas d’un iota.” L’homme a plongé corps et âme dans le bain médiaticopolitique. Souvent présent lors des actions du Mouvement du 23 juin (M23), qui rassemble les opposants à Wade et une partie de la société civile, il aime haranguer la foule du haut de son 4x4. Il est ménagé par ses frères de lutte : outre sa Télévision Futurs Médias (TFM), il est à la tête d’un quotidien et d’une radio, outils d’influence. Mais la vedette n’appelle à soutenir aucun des treize adversaires de Wade : “Pour l’instant, ce n’est pas d’actualité”, dit-il. “Le Sénégal a peur”, lance Fadel Barro, journaliste et coordinateur du mouvement citoyen Y’en a marre. Devant lui, un public calme, essentiellement composé de jeunes : quelques centaines de personnes réunies pour ce week-end de mobilisation pacifique contre la candidature de Wade, place de l’Obélisque, point de rendez-vous habituel de l’opposition. C’est la peur des batailles de rue et de la riposte policière qui empêcherait ses concitoyens de manifester contre Wade. Sur scène, pendant les deux jours, se sont succédé plusieurs rappeurs, le fer de lance du mouvement, du grand frère Xuman (du groupe Pee Froiss) aux cofondateurs de Y’en a marre, Kilifeu ou Thiat (deux membres de Keur Gui) et Simon. Le public était invité à s’exprimer sur scène. Le mouvement, qui a fait campagne pendant des mois pour que les jeunes aillent chercher leur carte d’électeur, ne donne aucune consigne de vote. Au-delà des élections, il veut créer le “NTS”, le Nouveau Type de Sénégalais : un citoyen qui protège l’environnement, ne jette aucune ordure dans la rue, refuse la corruption. Cela va plus loin pour les “y’en-a-marristes” : “Aucun membre du noyau dur ne boit d’alcool, ni ne prend de drogue”, affirme Thiat. Et le mot d’ordre est la non-violence : ils ont mis en quarantaine, malgré ses regrets, un des fondateurs, le charismatique Malal Tall, qui a agressé un autre rappeur. Backstage, un autre grand frère, le rappeur Didier Awadi, venu soutenir ses collègues, relativise l’efficacité du pacifisme : pour lui “No justice, no peace !” La semaine dernière, Y’en marre s’est vu refuser la tenue d’un sit-in nocturne, malgré la dispersion dans le calme de ses deux derniers rassemblements. Deux jours plus tard, il a reçu la même interdiction pour une autre mobilisation. Simon et Kilifeu, déterminés à s’exprimer devant la foule, sont arrêtés par la police. S’ensuivent des affrontements qui font maintenant redouter une escalade de la violence. No justice, no peace ? Moctar Kane, à Dakar 22.02.2012 les inrockuptibles 17

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ArcelorMittal Florange

“je me retire de la vie politique aussi”

“ben j’ai pas mes 500, la lose”

retour de hype

Jeremy Lin

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“ben oui, chuis candidat, tu crois quoi ?”

Berlusconi président

Lionel Jospin

Manuel Valls

Dominique A

Christian Vanneste exclu

“la saucisse de France forte”

Azealia Banks la France obèse

“ah ben j’ai mes 500 signatures tiens, au final”

La France obèse Pour aller encore plus loin que la France forte. Christian Vanneste exclu Il va finir avec une interdiction de territoire, ce vieux crétin. Jeremy Lin C’est la nouvelle star des New York Knicks et de la NBA. Dominique A Son prochain

Hervé Morin

album est incroyablement beau (Vers les lueurs, 26 mars). Azealia Banks Qui va arrêter la baby star du hip-hop mondial ? Manuel Valls Parce qu’on ne peut pas l’appeler Intellectuel Valls. Lionel Jospin “C’est qui maman, Lionel Jospin” ? P. S.

billet dur

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her Guy Forget, Au classement ATP de l’égoïsme, tu es numéro 1. Une place qui lorsque tu étais joueur dans le circuit officiel t’aura toujours échappée. Te voilà donc avec une casquette supplémentaire, après celles de tennisman, entraîneur, consultant télé et radio, directeur du tournoi de Bercy, membre du comité de pilotage de Roland-Garros et homme-biscotte pour Heudebert. Tu t’improvises désormais conseiller fiscal, expert en filouterie de type helvétique, ton exil de longue date au pays des vaches grasses te donnant il est vrai une certaine autorité en la matière. Dans Le Monde, un samedi polaire où les centres d’hébergement menaçaient d’imploser, tu déclarais ainsi “les joueurs sont à l’étranger huit mois par an, ils gagnent donc l’essentiel de leurs revenus hors de France, et il faut

savoir que quand ils gagnent un million d’euros en France, ils en laissent 500 000 aux impôts”. Puis, d’un coup droit magistral, tu ajoutais : “On veut leur faire un procès parce qu’ils n’ont envie de payer que 30 % d’impôts aux Etats-Unis ou en Suisse (…) et ce alors qu’ils sont tout le temps à l’étranger.” Tu aurais pu faire un peu d’humour, parler de racket du tennis, mais j’oubliais qu’à l’image de tes performances souvent ennuyeuses tu étais, même autrefois, aussi marrant qu’une chaise d’arbitre. Maintenant, sur le fond (de cours), tu n’as pas tort. Quels sont les abrutis qui ont donc été nous organiser des compétitions à Melbourne, Londres, New York ou Miami, obligeant nos pauvres ressortissants à s’expatrier si souvent loin de leurs terres ? Pourquoi oblige-t-on tant d’athlètes, formés dans les écoles françaises financées par les impôts, à s’arracher si souvent à leur patrie adorée ? Je comprends bien qu’avec tout ce stress, ils aient besoin de chocolat et de l’air des alpages. Je t’embrasse pas, j’ai une déclaration à remplir. Christophe Conte

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Noha Abrams

Electric Guest Un nouveau duo pop et classe de Los Angeles fournit d’ores et déjà la BO d’un printemps de feu.

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ls sont encore inconnus en France, mais squatteront bientôt radios, mollets et tympans. Comme MGMT ou Foster The People avant eux, Electric Guest s’apprête à commettre le hold-up du printemps avec This Head I Hold, hymne pop imparable. Venu de Californie, le duo est né de l’imagination d’Asa Taccone, fils de bonne famille. Son grand frère, Jorma, sévit déjà dans le fameux Saturday Night Live avec The Lonely Island, un trio loufoque.

La pop radieuse d’Electric Guest, elle, n’est pas une blague : produite par l’habile Danger Mouse (Gnarls Barkley, Gorillaz, Beck), elle aligne les tubes autant que ses influences funk, psychédéliques et electro. Leur premier album, attendu pour le 23 avril, s’intitule Mondo : bientôt en mondovision. Ondine Benetier ep This Head I Hold (Because) concert le 1er mars à Paris (Boule Noire), electricguest.com 22.02.2012 les inrockuptibles 19

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Pierre Guillaud/AFP

Quand les reporters protestent contrel ’Etat, ici le Premier ministre RaymondB arre, juin1980

brèves Hadopi au tribunal L’Hadopi entame la phase répressive de son dispositif contre le téléchargement culturel illégal. La Commission de protection des droits étudie les dossiers de 193 internautes récidivistes déjà avertis par deux lettres recommandées entre janvier 2010 et juin 2011, qui pourraient donc être renvoyés devant les tribunaux. Ils risquent une suspension d’un mois de leur abonnement internet et une amende pouvant aller jusqu’à 1 500 euros. la presse française sur le kiosque numérique d’Apple Après quatre mois de résistance, la presse française va arrêter de boycotter Newsstand, le kiosque numérique d’Apple. De nombreux titres dénonçaient entre autres le montant jugé trop élevé des taux de commissions (30 %) et la rétention d’information sur les abonnés par Apple. Apple n’a pas cédé pour autant, acceptant juste de communiquer les mails des abonnés aux journaux. CNN et fiscalité du numérique Le Conseil national du numérique a fait plusieurs propositions pour taxer les géants du net qui échappent peu ou prou à la fiscalité française : établir, au niveau européen, la notion d’“établissement stable virtuel” qui permettrait de taxer les revenus français des acteurs internationaux, ou encore harmoniser les taux de TVA sur les biens culturels. Le CNN a rappelé son oppostion à une “taxe Google” sur la publicité.

le combat continue Libre, indépendante et pluraliste, la presse française ? Mediapart en doute et renouvelle son Appel de la Colline, bien accueilli par la gauche.



epuis son premier Appel de la Colline, lancé le 24 novembre 2008 avec Reporters sans frontières, Mediapart n’a pas renoncé à son combat pour “la liberté de la presse, le droit à l’information et à la libre critique”. En réunissant à nouveau, le 16 février, un millier de personnes dans le même théâtre de la Colline, le pureplayer a confirmé qu’il avait de la suite dans les idées. Comme l’expliqua sur scène le journaliste Laurent Mauduit, il s’agissait d’interpeller les politiques sur le “saccage” et la “nécrose” des médias français, aggravés par cinq ans de sarkozysme. “Télé publique à la botte”, pressions sur les journalistes indépendants, jusqu’à leur espionnage piloté par le sommet de l’Etat, “conformisme généralisé”, “schématisme de l’information”, “servilité” à l’égard des dominants, contrôle des pouvoirs locaux sur la presse régionale, prime au divertissement, “contraintes des formats de la presse traditionnelle”… : l’état des lieux apocalyptique du paysage médiatique que firent les journalistes de Mediapart et leurs invités (Didier Porte, Stéphane Guillon, Pierre-Louis Basse, Daniel Schneidermann…) mériterait bien des nuances auxquelles la traditionnelle critique des médias échappe trop souvent. N’évitant pas la confusion entre sa critique radicale du sarkozysme et sa critique radicale des médias, Mediapart occulte un peu trop le travail d’une certaine presse loin d’être indigne. Pour autant, l’équipe du site est légitimée à rappeler quelques étranges évidences sur les défauts persistants d’indépendance, de transparence et de pluralisme des médias en France.

interpeller les politiques sur la “nécrose” des médias

Outre qu’il a révélé, grâce au travail de Fabrice Arfi, l’affaire Karachi ou l’affaire Bettencourt et su imposer son propre “agenda” politique face au pouvoir, Mediapart creuse des questions qui concernent tous les citoyens, tous les journalistes. Notamment sur la précarisation grandissante du métier : la représentante du Front de gauche Pascale Le Néouannic rappela que plus de la moitié des détenteurs d’une carte de presse gagnait aujourd’hui moins que le smic. Sur ce champ de ruines, Edwy Plenel insista avec brio sur l’urgence d’une “refondation démocratique”, comme le suggérait en 1968 Jean Schwœbel dans un livre encore d’actualité, La Presse, le Pouvoir et l’Argent. Ce deuxième appel de la Colline prit la forme d’un cahier de doléances politique : un “Freedom of information Act” à la française ; mieux protéger les sources des journalistes ; développer les aides indirectes à la presse et non plus directes, trop stériles ; briser les liens entre médias et grands groupes industriels dépendant des commandes publiques… Ce à quoi tous les représentants des partis de gauche et du centre (Verts, Front de gauche, PS et MoDem) souscrivirent dans les grandes lignes. La gauche, si elle arrive au pouvoir, s’engage à écrire une nouvelle loi sur la liberté de l’information pour lutter contre la concentration, à favoriser l’indépendance des rédactions et la protection des sources, à revoir les nominations de l’audiovisuel public… De la presse écrite à la télé (cf. dossier), les programmes politiques s’affinent, sous le contrôle vigilant des acteurs fragiles du système qui croient, comme Albert Camus, qu’un “pays vaut souvent ce que vaut sa presse”. Jean-Marie Durand

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la vérité si je mens 2 Candidat déclaré depuis la semaine dernière, Nicolas Sarkozy a lancé dans la foulée son slogan, “La France forte”, et l’image qui va avec.

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l’homme au masque de cire Pour donner vie à son nouveau slogan de campagne (“La France forte” donc, qui succède au fameux “Ensemble, tout devient possible,” MDR), Nicolas Sarkozy a choisi une image de lui (réalisée par le photographe de stars Nicolas Guérin) qu’on jugera assez proche de son avatar du musée Grévin. L’homme que l’on voit sur cette photo a le teint cireux, il ne s’en cache pas. Aussi, ses cheveux ont pris un petit coup de grisouille. Ses rides sont également apparentes : cinq ans au pouvoir, surtout en période de crise, ça vous marque un homme (regardez à l’inverse la bonne bouille de François Hollande, qui passe son temps à faire du scoot, à jouer avec des sacs de farine ou à regarder la Ligue des champions). Cette représentation d’un Sarkozy éprouvé mais immuable, c’est celle d’un homme qui a fait corps avec la France pendant cinq ans : un homme qui fait des allers-retours à Bruxelles pour sauver l’euro, qui se couche à “cinq du” après trois heures de négo avec Angela Merkel ou Baracko, qui gère la Syrie d’une main et la Libye de l’autre. A l’Elysée, Nicolas Sarkozy fait partie des meubles, c’est ce qu’il semble vouloir nous dire. Mais un simple coup d’O Cedar dépoussiérant suffira-t-il à convaincre les Français ?

Giscard es-tu là ?

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En 1981, Valéry Giscard d’Estaing avait choisi le slogan suivant : “Il faut une France forte”. On se souvient de la suite. Victoire de Mitterrand et départ culte de Valéry avec un “au revoir” qui tourne encore sur tous les zappings. Mais comment Nicolas Sarkozy a-t-il pu choisir une punchline qui sent autant la lose ? Est-ce une tentative désespérée de rapatrier du centriste ? L’homme derrière ce slogan s’appelle Jean-Michel Goudard : c’est le G de Euro-RSCG, un proche du Prési, qui imagina le “Ensemble, tout devient possible” de 2007, mais aussi “La France pour tous” de Jacques Chirac en 1995. Deux combats, deux victoires pour Goudard, mais là, ça risque d’être compliqué. Aurait-on idée de rejouer un France-Allemagne à Séville ? La réponse est non. Pierre Siankowski

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le ciel, le soleil et la mer (Egée) Forcément, ça vous rappelle cette chanson de François Deguelt (“Il y aaaa le cieeel, le soleeeil et la meeer…”) qu’on entendait beaucoup, entre deux tangos, dans l’émission de feu Pascal Sevran – qui fut l’un des soutiens de marque de Nicolas Sarkozy auprès des électeurs du troisième et du quatrième âge. Qui pour le remplacer, tiens, d’ailleurs ? Jean Reno ? Ces trois éléments, Nicolas Sarkozy semble les maîtriser d’une oreille. De Brest à Martigues en passant par Forbach et Perpignan, le Président gère comme un ouf. Au diable Nathalie Rihouet, au diable Evelyne Dhéliat : là où le Président

passe, le ciel est bleu comme le bleu de tes yeux, bébé, le soleil est pastel comme sur une aquarelle de Marie Laurencin, et la mer calme comme un déglingos sous Xanax. Manque de bol, le cadre choisi pour le deuxième plan a été débusqué par un twittos fort en verve (bravo @shloren) : le fond utilisé pour cette photo, on l’a appris grâce aux données EXIF du fichier, provient d’une banque d’images et existe sous le nom suivant : “Grèce, nuages sur la mer Egée”. Surprenant quand on connaît la situation de ce pays qui tente de se maintenir dans l’euro à grands coups d’économies de bouts de feta. 22.02.2012 les inrockuptibles 21

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du succès, des oscars mais…

le cinéma français va-t-il si bien ? enquête coordonnée par Jean-Marc Lalanne, avec Romain Blondeau, Jean-Marie Durand, Olivier Joyard, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain et Yal Sadat

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L’humeur est à la fête dans le cinéma français. Mais que cache le rideau ? (The Artistd e Michel Hazanavicius)

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Le meilleur du cinéma français en 2011 : L’Apollonide – Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello

la veille de la cérémonie des César, de façon rituelle, le cinéma français programme sa grande autocélébration. Cette année, la fête est encore un peu plus euphorique que d’habitude. Depuis quelques éditions, on a pris l’habitude que César et oscars se déroulent le même week-end. Parfois, quelques équipes (Les Choristes, Indigènes…), concourant dans la catégorie reine chez nous et dans celle du film étranger en Amérique, ont dû sauter dans un avion pour passer de l’une à l’autre. La grande nouveauté de ce week-end est donc que le même film concoure dans les catégories meilleur film des deux cérémonies et y fasse figure de favori. Le triomphe international de The Artist, de Cannes aux oscars (où ses dix nominations sont déjà en soi une énorme gratification) en passant par les Bafta anglais, c’est l’énorme cerise d’un gâteau particulièrement crémeux. Depuis plusieurs semaines en effet, les communiqués claironnent le même air de triomphe. Avec plus de 215 millions d’entrées en salle sur l’année 2011, toutes nationalités confondues (soit le meilleur score depuis 1966) et une très nette progression des films français au box-office (+ 21 % contre + 0,8 % pour les films américains), le Centre national de la cinématographie revendique fièrement un des meilleurs bilans annuels. Il faut ajouter à cela d’excellents chiffres à l’exportation (dont le triomphe d’Intouchables en Allemagne) et la liesse paraît totale. Elle est d’ailleurs largement relayée par les médias, dont certains, toujours prompts à s’asseoir au banquet des vainqueurs, ne manquent pas d’insinuer que si le cinéma français va bien, c’est qu’il se serait enfin délesté de son vieil atavisme auteuriste et se démènerait pour séduire le public. Il suffit pourtant d’écouter ceux qui font le cinéma français – cinéastes, producteurs, distributeurs, exploitants – pour mesurer que cette bonne santé comptable dissimule des zones de turbulences. De la concentration de la fréquentation sur un nombre de plus en plus étroit de films à l’engorgement des sorties hebdomadaires (parfois quatre ou cinq films

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d’auteur sont envoyés au casse-pipe la même semaine), des difficultés des exploitants indépendants à la crise structurelle entraînée par le passage au numérique (lire enquête pp. 34-36 ), les motifs d’inquiétude ne manquent pas. Mais le plus troublant est un sentiment diffus qui tient au peu de considération dans laquelle la plupart des professionnels d’ici tiennent l’idée même de cinéma français. Ce sentiment, la tête brûlée Mathieu Kassovitz lui a donné sur Twitter son expression la plus brutale : “J’encule le cinéma français et ses films de merde.” Mais, des plus nantis aux plus contrebandiers, beaucoup de films en France se font, de façon plus ou moins formulée, contre “le cinéma français”. De l’opulent The Artist (que Michel Hazanavicius décrit pourtant comme pas si simple à produire, entretien pp. 32-33) à l’autoproduit Donoma de Djinn Carrénard, des films intimistes – dont les auteurs expliquent qu’ils les font contre le naturalisme dominant – aux films sociaux présentés comme une réponse à la dépolitisation du cinéma national, des comédies hypercalibrées – se référant à un modèle américain contre une prétendue faiblesse d’écriture propre aux scénarios français – aux jeunes auteurs de la Femis admirant les techniques d’écriture des séries américaines, il semblerait que “le cinéma français” vaille pour ceux qui le font comme un contre-modèle. Personne n’a vraiment envie d’y appartenir. Ce confus malaise a d’ailleurs très peu d’équivalent ailleurs et on ne trouvera jamais autant de réalisateurs américains pour dire du mal de leur cinéma. Pourtant, bien sûr, cette somme de rejets finit par dessiner un paysage propre, multiple mais spécifique, qu’il faut bien appeler cinéma français. Et en définitive, il y a peu de cinématographies au monde où cohabitent deux projets aussi atypiques que The Artist et Pater. Pour comprendre ces contradictions, nous sommes allés à la rencontre de professionnels du cinéma pour essayer de sonder les ambiguïtés de cette bonne santé affichée. Et leur demander tout simplement comment, de leur point de vue, va le cinéma français. Jean-Marc Lalanne

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Eliot Press

En 2011, Xavier Beauvois recevait le prix du meilleur film de l’année 2010 pour Des hommes et des dieux

les ambiguïtés des César Les nominations de la 37e édition ont encore réservé leur lot de polémiques. Comment marchent les César ? par Romain Blondeau

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our son édition 2012, la grand-messe de la profession s’est attiré les foudres de Mathieu Kassovitz, déçu du sort réservé à son film L’Ordre et la Morale, suivies de l’habituel cortège des commentaires désabusés. Qu’ils snobent les succès populaires (Les Petits Mouchoirs en 2011) ou rejettent les films plus fragiles (entre autres Tomboy ou Donoma cette année), les César mécontentent à peu près toutes les chapelles et alimentent fantasmes et théories un brin complotistes. En partie responsable, l’Académie des arts et techniques du cinéma, présidée par Alain Terzian, parle peu et

maintient la sélection dans un culte du secret. “Pour éviter les polémiques, les César devraient peutêtre communiquer davantage sur leur organisation”, estime le producteur historique de Mathieu Kassovitz, Christophe Rossignon. L’Académie publie bien l’ensemble de son règlement sur internet mais la question de la transparence se pose surtout quant à l’identité des votants. Contrairement aux oscars (qui publient une liste de ses happy few), les César refusent de dévoiler les statistiques de leurs membres, tous recrutés dans les rangs de l’industrie du cinéma selon un même principe (demande écrite, double

parrainage, justificatifs professionnels). “Nous devrions savoir précisément qui vote : quelle part de retraités, d’actifs, quelle proportion de producteurs, de scénaristes ou de techniciens”, poursuit Christophe Rossignon. C’est aussi le nombre de votants qui dérange : 3 880 m embres en 2012, répartis entre onze collèges de métiers (des acteurs aux attachés de presse), contre 3 812 l’année dernière et 3 460 en 2008. “Il faut s’interroger sur la forte hausse des votants, estime David Thion, producteur à la société Les Films Pelléas (Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve). Il y a une représentation majeure des films vus à Cannes ou des succès publics, et la sélection finale commence à ressembler au goût du plus grand nombre.” Si l’Académie multiplie les efforts pour ouvrir son palmarès à tous les cinémas (hausse des nominations à sept films, réalisateurs et acteurs/trices, contre cinq précédemment),

elle n’a pas pu éviter une concentration sur certains titres : Polisse, Intouchables ou The Artist cette année. Ce phénomène affecte surtout les catégories plus fragiles, comme les meilleurs espoirs : soumis à une sélection préalable par un comité de dixhuit directeurs de casting (qui propose une liste de trente-deux noms), les acteurs retenus sont souvent les plus visibles, déjà connus des professionnels. “Il faut d’abord que l’on s’accorde tous sur la liste à proposer aux votants, et donc on tombe souvent sur un consensus qui exclut les acteurs les moins connus”, explique Christelle Baras, membre du comité. Résultat, les mêmes noms apparaissent à intervalles réguliers dans la liste des meilleurs espoirs d’une cérémonie qui peine un peu à suivre le mouvement du cinéma français. Cérémonie des César vendredi 24 février à 21 h en clair sur Canal+ 22.02.2012 les inrockuptibles 25

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et les gagnants sont… Producteurs, distributeurs, agents… Au cœur de l’industrie ou à son extrême marge, ils travaillent dans l’ombre. Zoom sur vingt d’entre eux qui ont compté en 2011.

Denis Freyd, Archipel 35 Il est connu comme “le producteur des Dardenne”, mais en plus de l’excellent Gamin au vélo, il fut aussi en 2011 celui de L’Exercice de l’Etat de Pierre Schœller, succès critique et public porté par l’acteur fétiche des frangins belges, Olivier Gourmet. Ne pas oublier non plus 17 filles de Muriel et Delphine Coulin (après les frères, des sœurs), un des premiers films les plus remarqués de l’année. Après ce millésime bien rempli, il présentera en 2012 L’Enfant d’en haut d’Ursula Meier avec Léa Seydoux. Ajoutons qu’il fut un membre très actif du Club des 13 (lire encadré p. 36).

par Olivier Joyard, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Baptiste Morain et Yal Sadat

Alain Attal, Les Films du trésor Patron des Films du trésor, vice-président de l’Association des producteurs de cinéma, il a produit tous les films de Guillaume Canet, Seuls Two de et avec Eric et Ramzy, Un balcon sur la mer de Nicole Garcia, Le Concert de Radu Mihaileanu. Mais son grand titre de gloire, cette année, c’est évidemment d’avoir financé Polisse de Maïwenn, un des grands favoris des César et troisième plus gros succès français de l’année.

manifeste un esprit proche de l’édition littéraire. 2011 n’a certes pas été l’année la plus florissante de l’écurie avec deux films aux scores décevants, Les Bien-Aimés (Christophe Honoré) et Love and Bruises (Lou Ye). Mais elle faisait suite aux cartons d’Un prophète en 2009 et de Des hommes et des dieux en 2010 (un miracle au box-office) et précède un cru Why Not 2012 où se bousculent les prochains films de Bruno Podalydès, Ken Loach et Jacques Audiard.

Kristina Larsen, Les Films du lendemain Avec son nom électrique, elle est depuis quelques mois dans tous les bons coups puisqu’on la retrouve productrice déléguée de L’Apollonide… de Bertrand Bonello ou d’Une vie meilleure de Cédric Kahn. Elle est aussi associée au prochain Benoît Jacquot, Les Adieux à la reine (avec Léa Seydoux, Diane Kruger, Virginie Ledoyen...), qui a ouvert la Berlinale la semaine dernière.

Etienne Comar, Armada films Philippe Rousselet, Vendome Production

Pascal Caucheteux, Why Not productions Il est le producteur qui a rendu le cinéma d’auteur durablement bankable avec des cinéastes tels qu’Arnaud Desplechin, Bruno Podalydès, Jacques Audiard ou Xavier Beauvois. Fidèle à ses auteurs, sa société de production, Why Not,

Etienne Comar fut impliqué dans l’immense succès de Des hommes et des dieux sous la double casquette de scénariste et de coproducteur, ce qui suffirait à en faire l’un des hommes forts du cinéma français. Mais il fut aussi l’heureux producteur associé (à Philippe Rousselet) des Femmes du 6e étage, comédie de Philippe Le Guay (plus de 2 millions d’entrées). Tous deux préparent Les Saveurs du palais, le prochain Christian Vincent avec Catherine Frot en tête d’affiche.

Thierry Lounas, Capricci Il ne truste certes pas les sommets du box-office mais sa société Capricci a contribué à l’éclosion d’un petit écosystème hyperactif dans le paysage du cinéma français. Producteur et distributeur de films pointus mais remarqués (Le Temps des grâces de Dominique Marchais, La BM du seigneur de Jean-Charles Hue, en attendant les films d’Albert Serra, HPG ou Marie Voignier), Capricci édite également une revue et un foisonnant catalogue

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Renaud Monfourny

“un scénario n’est qu’une étape de travail”

Edouard Weil, Rectangle productions Le succès foudroyant de La guerre est déclarée, qu’il a produit, en fait un des grands gagnants de l’année. Etes-vous d’accord pour dire que 2011 a été une grande année pour le cinéma français ? Edouard Weil – L’année où un film muet en noir et blanc gagne des prix dans le monde entier, où des films ayant pour sujet un enfant malade (La guerre est déclarée) ou des enfants maltraités (Polisse) attirent un large public, ne peut être que particulière. A quoi cela est-il dû ? Il existe des piliers de la diversité dans le système du financement du cinéma français : Canal+ et la télévision publique. France 3, par exemple, avait aidé Des hommes et des dieux. Mais quand j’ai appris que France Télévisions coproduisait Astérix, je l’ai pris comme un signal très positif. C’est important qu’ils couvrent un spectre qui va des films un peu radicaux aux comédies populaires. Tout le monde devrait chercher à protéger le cinéma français. Qu’est-ce qui angoisse un producteur aujourd’hui ? Je finis par être moins angoissé car j’ai l’habitude de prendre des coups. Mais objectivement, c’est rare qu’un film s’arrête. Ce n’est pas parce que quelqu’un dit non qu’il s’arrête. On réécrit, on baisse des coûts, on revient à la charge. Quand on aime les films qu’on produit,

on avance. La seule vraie angoisse est artistique, quand on voit le film pour la première fois. J’adore cette phrase :  “Le métier de producteur, c’est d’être surpris par ce qu’on espère.” Le reste, le financement, ce sont des circonstances. J’essaie simplement de produire des films cohérents, qu’il s’agisse de budgets de moins de 2 millions d’euros comme La guerre est déclarée ou de plus de 10 millions comme Palais Royal ! ou encore 100 % c achemire, le nouveau film de Valérie Lemercier. Aucun changement n’est souhaitable dans le système, selon vous ? Des choses peuvent être améliorées. S’il y a un gros problème aujourd’hui, c’est le peu de cas qu’on fait de la valeur ajoutée d’un réalisateur. Il y a vraiment une hystérie autour du scénario. Or un scénario n’est qu’une étape de travail. Je suis content car la procédure de l’avance sur recettes va changer à partir de la prochaine commission. Le producteur et le réalisateur vont pouvoir être auditionnés s’ils le souhaitent. Cela donnera les mêmes chances à tout le monde. En 2011, vous avez connu le succès avec La guerre est déclarée et l’échec avec Un été brûlant de Philippe Garrel… Je n’imaginais pas que La guerre est déclarée ferait autant d’entrées. Avec le buzz cannois, je me suis projeté sur 300 000 ou 400 000 entrées, mais pas 900 000 ! Pour autant, cela ne me donne pas la clé du succès. Le plus important est de faire des films sans être obsédé par les entrées, mais plutôt par l’équilibre du projet. Un été brûlant a été une catastrophe en salle, même pas 20 000 spectateurs, mais il s’est très bien vendu à l’étranger. Garrel, tout ce qu’il demande, c’est de continuer à tourner. Dans une forme qui varie assez peu, il raconte les mêmes histoires avec talent et poésie. Les exclus de la diversité, ils existent ? Garrel n’en est pas un. Il a eu 3 millions d’euros et plus de quinze partenaires financiers pour Un été brûlant. Un exclu de la diversité est quelqu’un à qui on ne donne pas sa chance. Mais je ne perçois aucun mépris à l’encontre du cinéma d’auteur en France. On est le pays au monde où il est le plus protégé grâce à Canal+, à l’avance sur recettes, à France Télévisions… Prenons La guerre est déclarée : avant le tournage, Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm n’étaient pas connus et le sujet pouvait effrayer. Mais à Canal+, on m’a dit : “Il n’est pas question que ce film n’existe pas.” La force créative du cinéma français est-elle intacte ? Au cours des dix dernières années sont apparus François Ozon, Xavier Giannoli, Jacques Audiard. Arnaud Desplechin et Olivier Assayas continuent, Guédiguian et Jacquot ont réussi des films magnifiques récemment. L’an dernier, Maïwenn, Valérie Donzelli et Pierre Schœller ont explosé grâce au Festival de Cannes, qui est en train de réussir à réconcilier le cinéma d’auteur et le public. Regardez l’argent que l’on donne pour les courts métrages, le nombre de festivals ! Je ne veux pas être le ravi de la crèche mais nous avons un système protégé, à juste titre. Tant que l’argent sera réparti de manière correcte, la diversité existera. recueilli par O. J. 22.02.2012 les inrockuptibles 27

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d’ouvrages remarquables (signés Philippe Azoury, Stéphane Bouquet, Louis Skorecki, Jean Narboni, Luc Moullet, Jacques Rancière, Jim Hoberman...).

comme rampe de lancement des succès internationaux d’auteur, signalons néanmoins qu’il ne s’agit heureusement pas d’un monopole : avec Une séparation, c’est le festival de Berlin qui a eu la primeur d’un des plus gros succès art et essai de l’année 2011.

également président de TF1 films production, division du groupe spécialisée dans le grand écran et dont le gros coup l’année dernière reste Rien à déclarer. Dany Boon n’a pas réitéré l’exploit ch’ti des 20 millions de spectateurs mais a enregistré le très gros score de 8 millions d’entrées.

Grégory Weill, Adéquat Lancé par Laurent Grégoire au sein de la puissante agence Adéquat, il est l’agent privilégié de la nouvelle vague d’acteurs et actrices français qui apprécient son sens de la négociation. Parmi ses protégés glamour figurent notamment Léa Seydoux, Esther et Louis Garrel, Sara Forestier, Bérénice Bejo, Leïla Bekhti, Cécile Cassel et Anaïs Demoustier. On aimerait parfois être une petite souris dans son bureau.

Sidonie Dumas, Gaumont Coproductrice, elle est chargée de la distribution et de l’exploitation à l’étranger et en France. La bonne opération financière de la vieille dame Gaumont cette année tient en un seul titre : Intouchables d’Eric Toledano et Olivier Nakache. Ce coup énorme vaut à la société le troisième rang dans le classement des distributeurs de l’année, En 2010, elle occupait la douzième place.

Thomas Langmann, La Petite Reine Fils du cinéaste et producteur Claude Berri, Thomas Langmann s’est spécialisé dans les films commerciaux et populaires aux fortunes diverses : Le Boulet, Astérix aux Jeux olympiques, Mesrine, Le Mac ou La Nouvelle Guerre des boutons… Mais son plus gros coup est évidemment The Artist de Michel Hazanavicius, véritable bête à concours, qui, fort de ses trois Golden Globes et de sa razzia aux Bafta (les César britanniques), devrait continuer sur sa lancée aux César et aux oscars.

Thierry Frémeaux, Festival de Cannes Délégué général du festival, il occupe la place la plus influente, convoitée, redoutée du cinéma français. Depuis une dizaine d’années, il a tâché de faire entrer tous les cinémas à Cannes, ouvrant le festival au cinéma d’animation, à la restauration de films du patrimoine, multipliant les sous-catégories et créant des cases pour tous (documentaire, films de genre, etc.). En choisissant cette année (certes au dernier moment) de sélectionner The Artist en compétition, il a eu la main heureuse et stratégique. Nul doute qu’aux yeux de l’industrie hollywoodienne (qui se méfie un peu de ce temple du foreign film d’auteur), Cannes est désormais cette couveuse magique d’où peut jaillir un film phénomène propre à ramasser des oscars. A cette baraka s’ajoute l’excellent accueil public fait l’année dernière en France à de nombreux films de la compétition : Le Havre, Habemus papam, Polisse, The Tree of Life, La piel que habito, Drive, Melancholia et, à leur échelle, L’Apollonide, Pater, Il était une fois en Anatolie… Si Cannes ne faillit pas

Stéphane Célérier, Mars films Pdg de Mars distribution et de Mars films, il distribue (et coproduit parfois) des films français (ceux de François Ozon, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Polisse de Maïwenn, La vérité si je mens 3 de Thomas Gilou, Les Infidèles de Jean Dujardin, Gilles Lellouche et Emmanuelle Bercot) et étrangers (notamment les derniers Woody Allen). Il distribue aussi des films à l’étranger.

Vincent Paul-Boncour, Carlotta Les éditions Carlotta, fondées en 1998, c’est lui : des ressorties de films et des DVD qui remettent sur le marché des classiques du cinéma du monde entier (Pasolini, Fellini, les intégrales Fassbinder et Douglas Sirk, etc.), des raretés ou des curiosités. Son grand succès cette année : la reprise de Deep End de Jerzy Skolimowski en salle, puis son édition DVD.

Laurent Storch, TF1 production En arrivant en 2011 à la tête de TF1 production, qui gère des fictions cinématographiques ou télévisées, Laurent Storch frappe fort en décrochant une coproduction avec BBDA Quad productions pour Intouchables – près de 19 millions d’entrées à ce jour. Il est

Michel Reilhac, Arte France cinéma Il dirige depuis une dizaine d’années Arte France cinéma. Prosélyte de la “diversité”, il a régulièrement été

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Alexandre Mallet-Guy, Memento Films Il est l’heureux distributeur d’Une séparation d’Asghar Farhadi et d’Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan. Estimez-vous que 2011 a été une année remarquable pour le cinéma français ? Alexandre Mallet-Guy – Effectivement : La guerre est déclarée, L’Apollonide, Angèle et Tony, L’Exercice de l’Etat, Tomboy sont autant d’exemples de très bons films pas véritablement formatés pour un succès en salle et qui ont pourtant largement rencontré leur public. J’ai l’impression qu’il y a très longtemps que nous n’avions pas eu autant de beaux films qui dépassaient la barre des 300 000 entrées. Le succès de films plus commerciaux sur le papier mais non dénués d’intérêt artistique, comme The Artist ou Polisse, est aussi très réjouissant. Quel est le principal problème du cinéma en France ? Trop de films sortent chaque semaine. Pour les films français, il faudrait assouplir notre système pour permettre à certains films produits et agréés par le CNC de sortir directement en DVD sans pour autant leur faire perdre leur qualification de film de cinéma agréée sur laquelle repose tout le système français de financement. Plus globalement, il faudrait un système qui incite les distributeurs à sortir moins de films alors que c’est l’inverse qui se passe aujourd’hui. Nombreux sont les distributeurs tentés de sortir le plus de films possible pour toucher un maximum d’aides publiques tout en se disant que sur le lot, il y en aura toujours un qui connaîtra le succès. Or plus on sort de films, moins on les travaille et moins on a de chance qu’ils rencontrent leur public.... Le vrai problème aujourd’hui est que l’augmentation du nombre de sorties va de pair avec une perte de curiosité et un comportement de plus en plus grégaire du public, qui se retrouve noyé dans une offre pléthorique et va par conséquent aller vers les films

les plus balisés. Malheureusement, trop de diversité tue la diversité. Comment voyez-vous l’avenir à moyen terme du cinéma français ? Je reste tout de même optimiste. Le système français d’aide à la production et à la distribution est le meilleur au monde. Il nécessite quelques ajustements auxquels travaillent ardemment les différentes organisations syndicales mais les bases sont solides, le cru 2011 en témoigne. Il faut préserver un tissu fort d’acteurs, producteurs, distributeurs, exploitants, indépendants. Seuls les indépendants permettent et permettront le renouvellement des talents sans lequel de nombreuses autres cinématographies à travers le monde se sont écroulées. Vous avez distribué Une séparation et Il était une fois en Anatolie. Comment jaugez-vous l’état des cinématographies dites minoritaires ? Un million d’entrées pour un film iranien d’un réalisateur jusqu’alors inconnu du grand public, 150 000 entrées pour un film turc de plus de deux heures et demie situé en grande partie dans la pénombre sont d’extraordinaires messages d’espoir et d’encouragement pour nous, distributeurs indépendants. Ces dernières années, nous avions le sentiment qu’il était devenu pratiquement impossible pour les films d’auteurs étrangers sans grand nom à l’affiche de percer et rencontrer le grand public, aussi bons fussent-ils. Cela semble heureusement moins vrai aujourd’hui mais les élus sont rares et combien de très beaux films d’auteurs étrangers restent aujourd’hui sur le carreau ? A qualité égale, un film français ou américain aura malheureusement toujours plus de chance de percer. recueilli par S. K.

critiqué pour des choix censément peu en accord avec la vocation d’une chaîne culturelle (99 francs de Jan Kounen, Héros avec Michaël Youn…) et des propos à l’emporte-pièce (n’hésitant pas à défendre la Palme d’or Oncle Boonmee tout en regrettant la “paresse” de certains plans-séquences). L’année 2011 d’Arte cinéma n’en est pas moins triomphale, la chaîne pouvant se prévaloir d’avoir soutenu les meilleurs films français de l’année (Pater, L’Apollonide, Tomboy, Un amour de jeunesse…), découvert des premiers films remarqués (Louise Wimmer, 17 filles), obtenu de très gros succès (Polisse) et poursuivi des collaborations fructueuses avec de grandes signatures (Aki Kaurismäki, Lars von Trier).

Fabienne Vonier, Pyramide Présidente de la société de distribution et de production Pyramide, elle défend un cinéma d’auteur international de prestige, de la marge aux “films du milieu”, d’Irène d’Alain Cavalier aux Trois Singes de Nuri Bilge Ceylan. En 2011, Le Havre d’Aki Kaurismäki lui a valu un beau succès public (près de 400 000 entrées), un prix Louis-Delluc et une brochette de citations aux César.

Laurent Zeitoun, BBDA Quad productions Débarqué de Los Angeles où il faisait carrière dans la finance, le cinéphile Laurent Zeitoun se lance dans la production, avec le parti pris de s’impliquer directement dans l’écriture des scripts. Lorsqu’il met en chantier L’Arnacœur dont il est le coauteur, il s’associe avec BBDA Quad productions, studios spécialisés auparavant dans la pub. Forts du succès du film, Zeitoun et Quad – où il occupe désormais le poste de producteur-scénariste – se sont lancés dans le projet Intouchables, qu’il n’a toutefois pas écrit. 22.02.2012 les inrockuptibles 29

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“l’originalité se fait plus rare, donc elle paie”

Vincent Maraval, Wild Bunch Cette année, sa société a distribué Polisse, The Artist et La guerre est déclarée. Faut-il se réjouir à 100 % de l’année 2011 ? Vincent Maraval – Non seulement il faut s’en réjouir mais 2012 sera probablement du même acabit. Plusieurs projets apparaissent comme des succès potentiels. Certains pourraient aller à Cannes, d’autres sont très attendus comme Asterix. Il y a même un nouveau Jacques Audiard. A Wild Bunch, nous étions plutôt spécialisés dans le cinéma américain et international. Or depuis deux ou trois ans, nos plus gros succès sont français. En 2010, il y a eu Des hommes et des dieux, Potiche, Le Concert ; cette année The Artist, Polisse, La guerre est déclarée. Presque deux millions et demi d’entrées pour Potiche et Polisse, 3 millions pour Xavier Beauvois, 2 millions pour The Artist, 900 000 pour La guerre est déclarée : ces films font des scores démentiels par rapport à leur économie. Normalement, avec un film comme Des hommes et des dieux, on imagine que si tout se passe bien, on atteindra les 500 000 spectateurs. Tout à coup, on récompense la qualité. C’est la première fois que je vois ça. Comment expliquez-vous ces succès ? D’abord, le public du cinéma vieillit, il est plus mûr et plus formé. On nous a longtemps dit qu’il fallait faire des films pour les ados. Mais aujourd’hui, les ados jouent aux jeux vidéo et téléchargent ! Donc, quand il existe une offre alternative pour un public plus âgé, elle touche juste. C’est valable aussi pour les Etats-Unis, où Black Swan réalise 230 millions d’euros de recettes, un chiffre hallucinant. Ensuite, je crois qu’avec la crise financière, le cinéma dominant est de plus en plus conservateur. L’originalité se fait plus rare, donc elle paie. Etes-vous tenté de prendre plus de risques ? Cette année, nous investissons beaucoup dans Populaire, un premier film sur les concours de dactylographie dans les années 50. En ce moment, quand on croit vraiment à un projet, on y va plus fort. Mais s’enflammer ne servirait à rien. En 2009, nous avions parié gros sur Mister Nobody (Jaco Van Dormael) et Enter the Void (Gaspar Noé) et perdu beaucoup. Ce n’est pas pour cela qu’on ne fera pas le prochain film de Gaspar Noé, au contraire. Les films qui nous permettent de concourir avec les grosses machines US sont ceux qu’Hollywood rejette. Faire la même chose qu’eux n’aurait aucun sens. 30 les inrockuptibles 22.02.2012

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De nombreux films français ne trouvent pas leur public parce qu’ils sortent dans des conditions difficiles. Nous sommes le pays au monde où les exploitants sont le plus protégés. Pour ne pas faire concurrence aux salles, il est interdit de diffuser des films sur les chaînes hertziennes les mercredis, vendredis et samedis. De plus, l’écart entre la sortie en salle et la VOD est bloqué à six mois, alors que dans le monde entier on se dirige vers la simultanéité. Mais cette exploitation surprotégée ne s’engage à rien. Elle écarte les films s’ils ne marchent pas tout de suite. On est dans une économie des trois premiers jours, le bouche à oreille n’a pas le temps de fonctionner. Les salles veulent toujours plus de nouveautés, d’où un engorgement. Le seul moyen serait de produire moins, ce qui n’est jamais souhaitable… Les films les plus fragiles pâtissent de cet engorgement. Je ne crois pas au concept de cinéma français fragile. Ou alors, au vu de son économie, La guerre est déclarée appartient à cette catégorie. Idem pour L’Exercice de l’Etat. En revanche, il est vrai que chaque film doit être unique et créer l’événement pour de bonnes raisons. Ce qui est dur dans ce qu’on appelle le cinéma d’auteur français, c’est qu’on nous fait passer des films qui ont quelques qualités pour des événements. Prenons l’exemple de Donoma. En le voyant, on se dit qu’il y a un cinéaste à suivre mais ça ne fait pas un film. D’ailleurs, le succès public n’est pas au rendez-vous. Il ne suffit pas d’avoir un réalisateur pétri de qualités, on doit pouvoir lui dire de couper certaines scènes. On ne peut pas se satisfaire d’un succès critique et d’un buzz. Sinon, la sanction est immédiate. Il y a dix ans, le cinéma français accompagnait beaucoup d’auteurs stars du cinéma international. Cela semble moins le cas aujourd’hui. La France est encore le seul pays qui finance des cinéastes internationaux. A Wild Bunch, Cristian Mungiu (Palme d’or en 2007 avec 4 mois, 3 semaines et 2 jours) et Pablo Trapero peuvent compter sur nous. Ce qui est en train de mourir, c’est le concept du cinéma d’auteur international encensé il y a encore dix ans. Quand Aki Kaurismäki fait son énième film sur le même modèle, on se demande ce qui est nouveau. Avant, avec Amos Gitaï ou Manoel de Oliveira, il y avait une certitude. Tout ça a explosé. Le nouveau Hou Hsiao-hsien ne fait pas événement a priori. Même Nanni Moretti n’a plus d’assurance. Le Caïman, que j’aimais beaucoup, n’a pas marché. Habemus papam, si. Une signature ne fait pas tout. La politique des auteurs a en grande partie disparu. recueilli par O. J. Suite de notre dossier pages 32 à 39

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“The Artist, personne n’en voulait” Quelques jours avant les César et les oscars, rencontre avec Michel Hazanavicius, réalisateur déjà comblé. par Jean-Baptiste Morain photo Philippe Garcia

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ans même attendre les résultats des César et des oscars pour lesquels il est plusieurs fois cité, il est évident que The Artist de Michel Hazanavicius est le grand vainqueur du cinéma français de l’année 2011 en termes de reconnaissance sur le plan national et international. Après un bon accueil de la critique et du public, un prix d’interprétation à Cannes pour Jean Dujardin, trois Golden Globes, des prix de guildes américaines diverses (Directors Guild of America, etc.) et sept Baftas anglais, The Artist restera aussi comme le premier film français commercial à rencontrer le succès dans le circuit d’exploitation américain courant. Quelques jours après la saillie de son producteur Thomas Langmann contre notre journal (“On emmerde Les Inrocks”) alors que nous avons toujours défendu le film, nous avons rencontré un Michel Hazanavicius fatigué mais très calme (lui) et comblé. A la fin de l’entretien, on lui a dit “Merde” pour lui porter chance aux oscars… Juré, on ne l’a pas fait exprès !

(Intouchables, Rien à déclarer, Polisse, etc.) ne cachent-ils pas les difficultés à exister d’un cinéma plus modeste ? En France, on tourne deux cents films par an. On explose tout le monde ! On a un cinéma très riche dans sa diversité, on finance aussi des films en Afrique ou en Asie. Personne d’autre ne le fait. Les petits films permettent l’éclosion de jeunes acteurs, de nouveaux réalisateurs. Je n’ai pas l’impression que notre cinéma soit sclérosé. Je ne dis pas que le système est parfait mais je crois qu’on a un cinéma assez vivant. Je suis mal placé pour dire le contraire. A l’étranger, The Artist est-il reçu comme un représentant typique du cinéma français ou comme une exception ? Je ne me suis jamais posé comme un représentant du cinéma français. Le CNC nous a refusé l’avance sur recettes pour des raisons qui m’ont paru fallacieuses. On est tous partis avec l’idée qu’on allait perdre de l’argent. Ensuite, soyons honnêtes : aux EtatsUnis, les gens disent qu’il n’y a qu’en France qu’on peut produire un film Le montage financier de The Artist comme celui-ci… Une vision erronée, fut difficile, semble-t-il… parce que sur le papier, c’est aussi Michel Hazanavicius – C’est un film difficile à faire ici que chez eux ! The Artist dont personne ne voulait parce qu’il était existe mais n’en demeure pas moins muet et en noir et blanc. Je voulais une exception. Déjà, les histoires faire un film populaire, accessible, de nationalité pour les êtres humains, simple, et ça a un prix. J’ai eu la chance ça me fait un peu chier. Alors pour de tomber sur Thomas Langmann qui le cinéma… Surtout pour un film qui est a eu les épaules et le panache de mettre, d’évidence d’inspiration plus américaine de sa poche, l’argent qui manquait. que française. Pour les étrangers, Il a aussi réussi à débloquer des fonds : le cinéma français est un cinéma Canal+, France 3, Studio 37, la Warner. d’auteur plutôt parisien, plutôt issu de Les murs sont tombés les uns après les la Nouvelle Vague. Quand on ne colle pas autres. Mais je dois avouer que le premier à cette vision, on est invendable obstacle, c’était moi : il fallait que à l’étranger parce que les vendeurs j’assume mon choix. Le film est resté ne savent plus où nous mettre. à l’état de fantasme pendant près N’est-ce pas aussi le succès cannois de douze ans. Quand j’en parlais, personne de The Artist qui l’a aidé à s’exporter ? ne me prenait au sérieux. Grâce à OSS 117, Pas du tout. Harvey Weinstein, j’ai acquis la confiance et “l’autorité” le distributeur américain du film, pour l’imposer. l’a visionné et acheté avant Cannes. On dit que le cinéma français se porte Il a tout de suite vu son potentiel bien. Mais les énormes succès de 2011 commercial. Après coup, on se dit :

oui, c’est évident parce que le film renvoie une image flatteuse d’Hollywood et des oscars, etc. Ce n’était pas calculé. En revanche, faire un film muet qui soit facile à exporter, c’était conscient, oui… Vous voyez-vous metteur en scène à H ollywood ? Sans problème. J’en ai à la fois l’envie et l’occasion : on me propose déjà des projets hallucinants et prestigieux. L’idéal serait de réaliser un western. La culture, la mythologie et la machine de cinéma américaines sont une tentation énorme pour un cinéaste comme moi. A Hollywood, tout est démesuré : le cinéma régit tant les rapports sociaux que c’en est presque trop. Les milieux du cinéma forment une vraie communauté. Quand vous rencontrez des stars planétaires, acteurs ou réalisateurs, ils vous parlent comme à un collègue. Vous êtes réalisateur avant tout. Et c’est ainsi que je me sens : réalisateur avant d’être français. La campagne pour les oscars, à quoi ça ressemble ? C’est un genre de promotion énorme. On passe surtout beaucoup de temps dans ce qu’ils appellent des “Q and A” : questions and answers, des rencontres avec le public. L’objectif d’Harvey Weinstein est simple : il veut gagner de l’argent. Mais avec un film muet en noir et blanc, comment faire ? On en est déjà à 22 millions de dollars de gain, ce qui est énorme pour un film français. Mais selon lui, on ne fera la bascule que si l’on gagne des oscars. Alors il montre le film à tout le monde, fait monter doucement l’exploitation pour avoir un gros pack de salles au moment des oscars. Tout est fait pour convaincre les six mille votants de nous choisir, et surtout les acteurs, parce qu’ils sont mille à voter. C’est une pure opération de séduction. J’y ai pris un plaisir immense. Je continue d’avoir une attirance pour Hollywood. Je ne suis pas blasé. Et puis… (il hésite) je ne suis pas sûr d’avoir deux fois dans ma vie l’occasion d’avoir un oscar, vous savez !

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“A Hollywood, vous êtes réalisateur avant tout. Et c’est ainsi que je me sens : réalisateur avant d’être français”

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une trop belle histoire Filière technique en faillite, producteurs fragilisés et distributeurs aux abois : le cinéma français cartonne au box-office mais sa base souffre d’une crise structurelle sans précédent. par Romain Blondeau

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e sont les chiffres qui le disent : les salles de cinéma françaises ont affiché en 2011 une santé éclatante. Mais depuis quelques semaines, de nombreuses voix, certes moins exposées, commencent à s’élever dans les rangs de l’industrie pour nuancer un peu cette trop belle histoire du cinéma français. Organisations syndicales, producteurs indépendants, techniciens ou distributeurs isolés évoquent tous un cinéma à deux vitesses, où l’écart entre riches et pauvres se creuse un peu plus chaque année. “Les très bons résultats de 2011 sont trompeurs, résume Juliette Prissard, déléguée générale du Syndicat des producteurs indépendants (SPI). Ils dissimulent en réalité un appauvrissement de l’industrie qui affecte tous ses membres et menace son équilibre général.” Le mal dont souffre le cinéma français est connu (trop de films en salle, trop forte concentration des entrées sur quelques titres, situation de quasi-monopole des grands groupes d’exploitants) mais il s’est aggravé en 2011 avec de nouvelles problématiques, dont celles liées à la révolution du tout-numérique. En seulement quelques mois, et avec le soutien d’un vaste plan de 100 millions d’euros débloqués par le CNC, deux tiers des 5 465 salles de cinéma françaises ont été numérisés (contre un tiers fin 2010),

et la proportion de films tournés sur pellicule s’est réduite en un clin d’œil à 20 %. Ce passage au numérique, qualifié par beaucoup de très brutal, a fait une première victime le 15 décembre dernier : Quinta Industries, numéro un de la filière technique, s’est retrouvée en liquidation judiciaire. La société du businessman Tarak Ben Ammar et sa filiale LTC (un laboratoire spécialisé dans la postproduction) sont devenues les symboles de la crise que traversent les industries techniques traditionnelles. “Nous avons vécu une année terrible avec ce changement de technologie, observe Thierry de Segonzac, le président de la Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia. Imaginez : le tirage de copies représentait 70 millions d’euros en 2009 pour les laboratoires et ne totalisera plus que 5 millions d’euros en 2012 ; on peut déjà envisager les répercussions sur les emplois.” La filière technique n’est pas la seule à subir de plein fouet la précarisation du cinéma français observée ces derniers temps : pour une liquidation très médiatique comme celle de Quinta Industries, ce sont des dizaines de petites entreprises qui ont déposé le bilan dans l’indifférence générale. Les sociétés de production indépendantes ont été parmi les plus affectées par les évolutions du marché. Une récente enquête, menée par le festival L’Industrie du rêve, a révélé l’extrême fragilité du secteur : sur les 451 nouveaux producteurs apparus de 2006 à 2010, 200 d’entre eux ont cessé leur activité (soit 44 %). Pour 2011, on dénombre 95 producteurs débutants

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Deux exemples de productions low-cost L’exception qui cartonne : La guerre est déclarée (en haut, avec Jérémie Elkaïm et Valérie Donzelli) ; le film qui souffre du trop grand nombre de sorties en salle : Les Chants de Mandrin (avec Jean-Luc Nancy)

dans le long métrage sur la base des 207 films agréés par le CNC – dont une grande partie ne passera probablement pas l’hiver. “Le succès du cinéma français en salle contraste avec la violence du marché de la production, explique Frédéric Goldsmith, délégué général de l’Association des producteurs de cinéma. Derrière les grands groupes et les sociétés expérimentées qui s’imposent au sommet du box-office,

on voit de nombreux producteurs débutants émerger et disparaître aussi vite.” Pour expliquer cette hécatombe, certains observateurs dénoncent la suppression de la carte professionnelle, votée en 2009, qui aurait rendu plus facile – et donc plus instable – l’accès à la production (instituée par le régime de Vichy, cette carte imposait aux producteurs entrants un capital social minimum 22.02.2012 les inrockuptibles 35

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“nous avons vécu une année terrible avec le passage au numérique” le président de la Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia

de 45 000 euros). “Tout le monde aujourd’hui peut faire un film, confirme Frédéric Goldsmith. Sauf que c’est devenu très compliqué de trouver des financements : les investisseurs privés favorisent les films de marché alors que les aides du service public et du CNC ne peuvent pas combler l’inflation du nombre de projets.” L’apparition de ces néoproducteurs a créé une industrie de seconde zone où de petits films se tournent sans argent, souvent au mépris du droit du travail – une convention collective, actuellement en débat, devrait établir un salaire minimum pour les techniciens. C’est tout le cinéma français qui s’en est trouvé bouleversé, partagé entre les films riches (plus de 7 millions d’euros de budget), et une proportion en grande progression de films pauvres (moins de 2 millions). “Le petit budget est réellement devenu la norme du cinéma français, aux dépens des films de budget moyen, dits du milieu (lire encadré ci-dessous), selon Thierry de Segonzac. Or, pour quelques réussites comme Tomboy ou La guerre est déclarée, combien de films pauvres échouent en salle et condamnent leur producteur ou leur distributeur ?” A l’exception du film de Valérie Donzelli (La guerre est déclarée s’est hissé à la 57e place du box-office de 2011), ces productions low cost ne parviennent que très difficilement à trouver leur public – Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche, sorti le 25 janvier, a atteint les 10 000 spectateurs à peine en première semaine. “Le box-office a toujours été trusté par des grosses machines populaires, comme Intouchables et Rien à déclarer, mais la situation

a rarement été aussi alarmante pour les films à petits budgets”, précise le patron de Pyramide Distribution, Eric Lagesse. Dans cette configuration économique, les distributeurs indépendants apparaissent aussi comme les exclus de la croissance du cinéma français en 2011 : avec à peine plus de 6 % de parts de marché, ils se maintiennent très loin derrière les majors (Gaumont, Paramount et Warner Bros., qui totalisent 60 millions des entrées de l’année). Confrontés chaque semaine à une concurrence folle (quinze nouveautés sortent en moyenne dans les salles), parfois snobés par les grands réseaux d’exploitants (UGC, EuroPalaces – Gaumont/Pathé – et MK2), les distributeurs indépendants souffrent d’un manque de visibilité : “Nous n’arrivons plus à montrer nos films, s’inquiète Eric Lagesse. Le turn-over dans les salles s’est accéléré, à cause notamment de la transition au numérique, qui a facilité les déprogrammations. Il y a bien des succès chez les indés, par exemple l’iranien Une séparation (distribué par Memento Films – ndlr), mais le marché s’est considérablement resserré.” Du côté des exploitants, où le torchon brûle encore entre les grands groupes et les indépendants (voir la fermeture temporaire du Balzac, près des Champs-Elysées, pendant les fêtes de Noël), on prétend que c’est au contraire la multiplication du nombre de films distribués qui grippe le système. “L’année passée a révélé de vraies difficultés structurelles, témoigne Marc-Olivier Sebbag, secrétaire général de la Fédération nationale des cinémas français. Et chacun reporte la faute sur l’autre.” La question des rapports conflictuels entre distributeurs et exploitants devrait être l’un des grands projets à venir du CNC : un chantier parmi d’autres pour freiner la paupérisation qui menace le cinéma français à sa base.

le Club des 13 contre-attaque Fondé en 2007, ce groupe qui défend un “cinéma du milieu” a vu quatre de ses propositions inscrites au Journal officiel. e 24 février 2007, Pascale Ferran, réalisatrice de Lady Chatterley, monte sur la scène du Théâtre du Châtelet. Récompensée par le César du meilleur film, elle en profite pour lancer un appel aux pouvoirs publics : dans un long discours, largement diffusé sur internet, elle évoque une “fracture récente dans l’histoire du cinéma français” et formule pour la première fois l’expression “films du milieu”. Ce qu’elle désigne ainsi, ce sont ces films à budget moyen (entre 3 et 7 millions d’euros) qui conjuguent des ambitions artistiques et commerciales et dont elle pressent la disparition imminente dans une industrie vampirisée par le marché. L’appel est suivi un an plus tard par la publication d’un volumineux

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rapport signé par le Club des 13 (des scénaristes, des producteurs, des réalisateurs...), qui décline une série de propositions pour préserver la production française (Le milieu n’est plus un pont mais une faille, Stock, 2008). Cinq ans, deux ministres de la Culture et un mandat présidentiel plus tard, que reste-t-il de l’intervention de Pascale Ferran ? “Un constat en demi-teinte, résument les producteurs Patrick Sobelman et Denis Freyd, deux membres fondateurs du Club des 13. L’écart s’est creusé entre les films riches, toujours stables, et les petits budgets qui ont rapidement progressé. Dans ce contexte, les films du milieu ne trouvent encore que difficilement leur place, à l’exception de quelques titres très visibles, comme Polisse, Les Neiges du Kilimandjaro ou L’Exercice de l’Etat.”

Pascale Ferran Le quinquennat passé n’a pas été totalement improductif, et le Club des 13 a remporté une importante victoire (certes tardive) en 2011 avec la publication au Journal officiel d’un texte reprenant quatre de ses mesures phare. Elles concernent en priorité les scénaristes (prime à l’écriture ; transparence de la rémunération des auteurs…) et les producteurs (meilleure redistribution du fonds de soutien). “Ce texte devrait apporter plus de garanties aux professionnels, estiment Patrick

Sobelman et Denis Freyd. Mais il reste encore beaucoup de dossiers à étudier.” Parmi les sujets les plus urgents, le Club des 13 évoque la gestion du conflit entre exploitants et distributeurs. “Ce sont les conditions d’exposition des films qui posent problème : la trop forte rotation dans les multiplexes, la concentration des entrées sur certains films, le nombre de séances programmées... L’industrie est aujourd’hui soumise à de nouveaux enjeux, et il faudra que d’autres s’en emparent.” Un nouveau club du cinéma français ? R. B.

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Que les téléchargeurs illégaux se rassurent, la polisse du net va peut-être se calmer : le PS prévoit l’abrogation de la loi Hadopi (Polisse de Maïwenn)

les exercices de l’Etat D

Les professionnels de la télé et du cinéma indépendant profitent de l’élection présidentielle pour obtenir des promesses des candidats. par Jean-Marie Durand avantage de diffuseurs, d’écrans, de choix ; mais moins de financements, de liberté de création, de ressources à long terme… La révolution numérique n’a pas fini d’inquiéter les acteurs du système audiovisuel. L’élection présidentielle représente donc pour les professionnels de la télévision et du cinéma indépendant une occasion rêvée pour exiger des candidats une parole

rassurante, qui dirait combien ils entendent leur désarroi et comment ils envisagent de les aider et avec quels mécanismes de régulation. Réguler, oui, mais comment et pour quels effets ? Comment ne pas s’acharner sur les internautes qui téléchargent à tout-va, tout en défendant les droits des créateurs ? Comment faire émerger de nouveaux modèles économiques, lutter contre l’opposition entre les intérêts des uns et les besoins

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Réguler, satisfaire, rassurer : les candidats planchent sur de nouveaux projets (L’Exercice de l’Etat de Pierre Schœller)

des autres et rémunérer les créateurs pour leurs œuvres ? Comment protéger les sociétés indépendantes et préserver la chronologie des médias (le délai entre l’exploitation d’un film en salle et sa transposition en vidéo ou son passage à la télé) sans laquelle le processus de production reste incertain ? La loi d’airain du financement de la production audiovisuelle et du cinéma, en place depuis cinquante ans – la diffusion finance la création –, a déjà commencé à voler en éclats. Comme le souligne la présidente du Syndicat des producteurs indépendants (SPI), Marie Masmonteil, “ce système fonctionnait bien dans le cadre d’un modèle relativement fermé avec un nombre d’écrans facile à contrôler et à réguler”. La percée du numérique, la multiplication des écrans et des modes de consommation des œuvres (plateformes VOD, télés connectées) ont transformé les modes de financement, de fabrication et d’exposition des œuvres. D’où l’inquiétude exprimée lors de ce moment préélectoral. Au cœur de ce face-à-face entre politiques et professionnels de l’audiovisuel, un malentendu inédit, surgi au moment du vote de la loi Hadopi, semble persister entre les producteurs et les socialistes, pourtant traditionnels compagnons de route de leurs combats. Majoritairement à gauche, la profession n’a jamais été

autant en porte-à-faux avec ses représentants. Comme si elle se sentait incomprise dans ses luttes par le camp de François Hollande, qui pourrait lui opposer sa déconnexion avec l’incontournable principe de réalité “culturel” que représente la révolution numérique. Dans leur ensemble, les producteurs s’étranglent et parlent même de “capitulation” devant la mort annoncée de l’exception culturelle, la puissance des acteurs issus d’internet, l’essor des télés connectées, la main invisible du marché, le Livre vert sur la distribution en ligne d’œuvres audiovisuelles dans l’Union européenne, rapport officiel invitant à la dérégulation générale… Face à ces enjeux, les socialistes promettent des contrefeux. Au sein de l’équipe de François Hollande, la députée de Moselle Aurélie Filippetti, chargée des questions culturelles, cherche à se rapprocher des professionnels tout en essayant de concilier les voies diverses au sein du PS. Son directeur de cabinet, le jeune Juan Branco, militant anti-Hadopi de la première heure et auteur l’an dernier de Réponses à Hadopi, confirme “l’existence de plusieurs écoles au sein du PS”.

“la rémunération de la création reste le point le plus sensible” Juan Branco, directeur de cabinet d’Aurélie Filippetti

Pourtant, une synthèse à la sauce hollandaise s’est patiemment construite ces dernières semaines, dont l’engagement symbolique le plus fort se cristallise dans l’abrogation annoncée d’Hadopi. Mais comme le confirme Juan Branco, “une fois que le dispositif Hadopi sera désactivé, une grande concertation sera menée avec les professionnels”, principalement autour de trois axes : “le développement d’une offre légale en ligne et du préfinancement des contenus par les fournisseurs d’accès internet (FAI), chaînes TNT et services de VOD par abonnement ; la lutte renforcée contre la contrefaçon commerciale et les atteintes au droit moral (les camcorders, ou caméras clandestines, par exemple) ; l’invention de nouvelles ressources pour les créateurs, sachant que cette rémunération de la création reste le point le plus sensible pour les auteurs”. A deux mois du premier tour, certaines questions ne sont pas encore tranchées. Comme celle, épineuse, de la reconnaissance immédiate du droit au partage. “Sur ce point très sensible, nous avons reçu des pressions gigantesques, notamment des diffuseurs et producteurs, reconnaît Juan Branco, dépité mais lucide sur l’obligation pour la gauche d’avancer prudemment. Toute la profession est opposée à l’idée d’une licence globale ; on est presque dans un climat de guerre civile avec le monde de la culture dans son ensemble.” Le PS a ainsi abandonné, contraint et forcé, le terme de licence globale pour lui

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substituer celui de “contribution créative”. “On marche sur des œufs, reconnaît Juan Branco. Il reste impossible d’évoquer la dépénalisation des échanges.” La stratégie de l’équipe de François Hollande semble ainsi à la fois prudente à court terme et visionnaire sur le long terme. En prenant acte d’une résistance du côté des producteurs, Hollande veut laisser les réalités s’imposer d’elles-mêmes et surtout reposer sur le cadre législatif européen, décisif en la matière. “La chronologie des médias meurt d’elle-même, estime Juan Branco. Il faut donc commencer par imposer des obligations aux fournisseurs d’accès internet pour le préfinancement, établir des dispositifs de transition permettant de s’adapter en douceur à la révolution inéluctable du secteur.” Pour Aurélie Filippetti, le prix de l’offre légale devra baisser et de nouvelles ressources seront trouvées, via par exemple la taxation des FAI, des fabricants de matériels et des entreprises comme Google ou Amazon. Par-delà la fracture générationnelle évidente qui se dessine sur ces questions, dont la lettre publiée dans Libération en 2009 par quelques

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personnalités du cinéma d’auteur (Christophe Honoré, Jeanne Balibar…) opposés au caractère liberticide d’Hadopi fut une parfaite illustration, se révèlent aussi des divergences sur l’approche théorique des mécanismes de financement de la création. De ce point de vue, la position de l’UMP sur le sujet reste très conservatrice. La riposte graduée et un élargissement d’Hadopi (une Hadopi 3 contre le streaming) dessinent un horizon à courte vue. Sans compter l’aveuglement du camp de Nicolas Sarkozy concernant l’une des pires absurdités de son mandat en matière audiovisuelle : l’élection des présidents de l’audiovisuel public,

dont personne, à part l’UMP, n’arrive à légitimer le principe. Tous les partis, d’EE-LV au Front de gauche, jusqu’au MoDem, s’accordent pour signifier leur refus d’un contrôle politique de l’audiovisuel public. Le Parti socialiste se veut offensif sur ce point et annonce vouloir aussi garantir le pluralisme effectif des médias, en limitant par exemple la concentration des grands médias privés, en interdisant à un groupe de contrôler plus de quatre chaînes hertziennes… Le big bang de l’audiovisuel pourrait paradoxalement annoncer le renouveau de ses règles plutôt que l’éclipse tant redoutée.

un débat avant la présidentielle Le Syndicat yndicat des producteurs indépendants é (SPI), ( ) regroupant 360 sociétés éé de production, duction, organise, en partenariat avec Les Inrocks, un débat au Forum des images, s, à Paris. Cette rencontre doit clarifier les positions des principaux candidats (PS, EE-LV, E-LV, Front de gauche, MoDem, UMP) sur la politique audiovisuelle. Pour les membres mbres du SPI, attachés à l’indépendance de leur profession et à la diversité de la production roduction française, l’enjeu de cette journée d’interpellation est d’éclairer sur les problématiques concernant le paysage télévisuel (l’avenir du service public, ses missions, ssions, son financement…) et le numérique, Hadopi, l’exception culturelle… Présidentielle tielle 2012 : vers le big bang du cinéma et de l’audiovisuel ? le 5 mars à 14 h au Forum des images, Forum dess Halles, Paris Ier. Pour plus d’informations : www.lespi.org

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dès aujourd’hui, la campagne en direct sur

Marseille, 19 février, pour le premier grand meeting du Président sortant

son roman de campagne On l’annonce battu par François Hollande le 6 mai prochain. Nicolas Sarkozy, lui, veut dérouler une autre “histoire”. Celle d’un candidat qui revient de loin, presque oublié.

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l a fait sa mue de candidat dans une fromagerie à Annecy, le 16 février. Une visite au milieu des cuves de lait cru, des meules d’emmental et des morceaux de reblochon. Là où l’odeur est vive. “Ça sent bon ! J’aime l’odeur du fromage affiné”, s’extasie-t-il. Parfait pour les télés, on en pleurerait dans les chaumières. Et une nouvelle manière “d’aimer la France” que beaucoup lui avaient reproché de ne pas mettre en avant pendant son quinquennat. Le décor du président-désormais candidat qui se veut proche “du peuple” est planté. Les pieds dans le terroir. Ravi que cent vingt journalistes le suivent. Trois fois plus qu’il y a quinze jours, quand il n’était “que”

président. Disponible. Affable. En quête de contacts. La veille du déplacement à Annecy, qui avait commencé par une balade avec visite au boucher, charcutier, traiteur, chocolatier, vendeur de bas et soutiens-gorge, Nicolas Sarkozy avait annoncé sa candidature sur TF1. Quinze minutes d’interview et 10,7 millions de téléspectateurs au compteur. Un beau score qui l’a requinqué. Précédé d’un baiser de Carla Bruni-Sarkozy et d’une Légion d’honneur remise à l’horizontale, il a senti qu’il pouvait se lancer serein dans la campagne. Les fondamentaux bien en place. Soulagé, en somme, de pouvoir repartir au combat.

“Je suis très heureux de ces deux mois qui arrivent, difficiles oui, mais j’en suis heureux. Je suis comme libéré”, a-t-il confié à des journalistes, dont ceux des Inrocks, après l’inauguration de son QG de campagne parisien, où cohabitent un livre de Céline et un coffret des succès de Johnny Hallyday. Il l’a redit à Marseille, au parc Chanot, devant 10 000 militants parmi lesquels son épouse ou François Fillon : “Je vais à cette rencontre plus libre que je ne l’ai jamais été depuis cinq ans.” Libéré du protocole présidentiel. Libéré des sondages qui l’annoncent carbonisé. Libéré de son bilan, martelant à Marseille qu’il a “réussi à éviter la catastrophe” 22.02.2012 les inrockuptibles 41

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“Le Bourget, c’était le point d’arrivée, Marseille, c’est le point de départ”, se félicite Jean-François Copé malgré les crises successives rencontrées depuis 2008 : “Si un seul Français, un seul doute, s’il veut savoir à quoi nous avons échappé (…) je lui demande de regarder ce qui arrive à l’ouvrier grec, au retraité italien, au chômeur espagnol qui a si peu de chances de retrouver un emploi parce que le chômage y est trois fois plus élevé qu’en France, d’imaginer le fonctionnaire portugais avec son traitement diminué de 25 %, de regarder ces milliers de familles américaines qui sont condamnées à vivre dans des mobilehomes.” Un tableau noir des pays amis pour mieux consoler l’Hexagone. “L’Etat n’a pas fait faillite”, poursuit Nicolas Sarkozy à la tribune, le nez collé à son discours, “les salaires et les pensions de retraite n’ont pas baissé, le chômage n’a pas explosé comme ailleurs.” Manifestement, aussi, l’insécurité c’est fini. On n’en parle plus. Preuve à l’appui, le candidat UMP peut venir à pied à son siège de campagne parisien sans bloquer la circulation quand, lors des derniers déplacements élyséens, les képis bleus des policiers étaient plus nombreux que les habitants des centres-ville bouclés. Rue de la Convention, dans le XVe arrondissement de Paris, ce 18 février, les barrières métalliques ont disparu, l’accès à Nicolas Sarkozy est libre. Sans cravate et en col roulé, le candidat joue la proximité. “C’est un quartier de classes moyennes, c’est ceux à qui je veux m’adresser”, glisse Nicolas Sarkozy. Voilà pour sa cible de campagne, même si les dites classes moyennes auraient un peu de mal à débourser les 18 000 euros par mois que coûte le siège de campagne. Sa cible c’est aussi “le peuple” au sens large, la “France”, les “Français”. D’ailleurs, “les drapeaux de l’UNI ont été expressément enlevés des meetings pour ne garder que les drapeaux bleu-blanc-rouge”, explique un membre de l’organisation. Un ensemble qui “n’est pas populiste mais populaire”, assure, catégorique, Valérie Rosso-Debord, de la cellule Riposte à l’UMP. Populiste, populaire ou électoraliste ? A Marseille, Nicolas Sarkozy a ciblé une partie bien particulière du peuple et discrètement fait passer un message quand il a proposé une dose de proportionnelle aux législatives pour corriger le scrutin uninominal à deux tours “dans un souci de renforcement de notre représentation démocratique” au Parlement. Une manière de séduire les votes Bayrou et Le Pen. Un vote frontiste qu’il a aussi flatté en reprenant le vocabulaire classique du FN sur l’immigration : “Régulariser massivement, ouvrir toutes les vannes, ce n’est ni plus ni moins qu’une faute morale. (…) Quand on aime la France, on veut

qu’elle soit maîtresse de son destin et maîtresse chez elle”, a clamé Nicolas Sarkozy sous les applaudissements nourris de la salle. Décontraction, proximité, peuple, France : qui est donc alors Nicolas Sarkozy dans cette campagne électorale ? “Le challenger”, commente un de ses proches conseillers. Celui qu’on n’attendait pas. Ou plus. Façon “comeback kid” à l’américaine, lui demande un journaliste à son QG, lors de l’inauguration ? “Vous voulez dire un retour ?”, veut être sûr d’avoir bien compris Nicolas Sarkozy, pas vraiment bilingue. “C’est tout à fait normal, c’est plus facile pour vous les journalistes d’écrire une histoire. Mais pour écrire une histoire il faut qu’il y ait des événements. Si c’est l’histoire (du “comeback kid” – ndlr) que vous avez envie d’écrire, alors on la vivra ensemble.”

Une histoire qui manifestement lui a bien trotté en tête. “Si tout est écrit dès le départ, y a plus rien et les Français nous ont appris quelque chose de très simple : jamais le favori n’est le vainqueur”, commente le candidat UMP en détachant bien ses mots sur la fin. Dès lors, l’histoire de François Hollande qui gagnerait le doublé primaire PS/présidentielle dans un même élan lui semble trop prévisible pour être réaliste. Lui veut des rebondissements. Un peu comme dans Plus belle la vie, que Carla Bruni-Sarkozy aime regarder avec leur fille. Pourtant, si on rembobine le film, n’était-il pas lui-même le favori du scrutin, il y a cinq ans ? Nicolas Sarkozy botte en touche, agacé qu’on mette un grain de sable dans sa nouvelle histoire : “On n’a pas du tout le même souvenir de 2007, le ‘tout sauf Sarkozy’ était déjà important.”

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Quant au rythme de la campagne, c’est lui et uniquement lui qui le fixera jusqu’au 6 mai. Un petit recadrage à son secrétaire d’Etat au Commerce, Frédéric Lefebvre, qui avait cru bon de spécifier que Nicolas Sarkozy voulait “poursuivre les assouplissements déjà réalisés en matière d’ouverture dominicale”. Non, peste le candidat UMP qui ne compte pas se faire voler son tempo. “Franchement, pour les thèmes de campagne et pour la campagne c’est le candidat qui les fixe. Les thèmes, je les affiche et je souhaite que chacun se mette sur les thèmes” Il se veut très ferme : “Il y a une histoire donc si vous parlez de tout, tout le temps, en même temps, on ne fait pas passer des idées.” Idée du moment : le référendum. Lors de sa première réunion publique à Annecy, il insiste lourdement : “Je veux rendre la parole à cette France du ‘non.”

“Bravooo”, entend-on chez les 4 000 militants présents. “Tout le monde parle à la place du peuple sans jamais se soucier de ce qu’il veut. Comme si le peuple n’était pas assez intelligent, pas assez raisonnable. Cela ne peut durer. (…) Je sais que je m’attaque à des intérêts puissants, à des castes qui ne veulent rien lâcher et dont la violence des réactions donne la mesure de ce qu’elles ont peur de perdre.” Une façon de se positionner comme le candidat antisystème, proche du peuple, pour rompre avec l’image du président des riches qui lui colle à la peau depuis 2007. Finis les amis encombrants du début du quinquennat rassemblés au Fouquet’s ou sur le yacht de Bolloré. “Je veux être le candidat du peuple de France. Je ne serai pas le candidat d’une petite élite contre le peuple”, clame Nicolas Sarkozy le 19 février. Ce peuple auquel il veut,

dit-il, rendre la parole. Le voilà tout content d’avoir martelé cette idée. Il s’en frotterait presque les mains. “J’ai voulu faire passer l’idée de référendum, je crois qu’elle est installée (…), qu’on réforme la formation professionnelle, je crois que c’est installé. Y a d’autres idées qui vont venir et on prendra le temps de faire ça comme ça”, glisse-t-il à son QG. Une idée après l’autre. Garder la maîtrise de l’agenda. Pousser le candidat socialiste à lui répondre. Saturer l’espace médiatique. “Le Bourget (meeting de François Hollande – ndlr), c’était le point d’arrivée, Marseille c’est le point de départ, se félicite Jean-François Copé, patron du groupe UMP, aujourd’hui, je vous le dis, nous sommes prêts.” Content de sa stratégie, Nicolas Sarkozy veut faire monter le désir : “Oui bien sûr, il y a aura des événements, des surprises mais je ne vais pas en parler maintenant.” Cela commencera avec son meeting du 23 février, sur les terres lilloises de Martine Aubry, avec son livre qui devrait sortir en mars, chez son éditeur et ami, Bernard Fixot, et sur lequel sa conseillère Emmanuelle Mignon finit de bûcher. Un opus d’une centaine de pages à un prix modique pour rivaliser avec celui de François Hollande (en librairie le 23 février, aux éditions Robert Laffont. Il y aura ensuite le grand meeting du 11 mars à Villepinte (93), devant plusieurs dizaines de milliers de personnes, date butoir qu’il s’est fixée pour révéler son programme. “Cette campagne électorale doit se jouer sur les idées, dans le domaine de l’économie, de l’emploi, de l’éducation, du travail”, explique Guillaume Lambert, directeur de campagne de Nicolas Sarkozy. “La question à se poser c’est qu’est-ce qu’on veut choisir ? Faire comme avant ?”, commente-t-il sans préciser que son candidat est aussi le Président sortant, “ou considérer qu’il y a des blocages et qu’il y a des choses à changer”. A son QG, le candidat UMP conclut, satisfait : “Je suis tellement heureux de pouvoir développer des idées nouvelles dans un monde politique parfois, franchement, un peu centré sur les mêmes concepts. Nous, nous allons faire la campagne du XXIe siècle et je serai très heureux de confronter mes idées avec ceux qui sont restés dans le XXe.” Une façon de déconsidérer son rival socialiste, à qui il a reproché, sans le nommer, ses “mensonges”, son manque de “courage”, et de ne pas “aimer la France”, tout en ajoutant, sans sourciller, à Marseille, que “dans une campagne (…), il n’y a aucune raison de se laisser aller à des attaques basses”. Puis, Nicolas Sarkozy de clore son discours en tentant ce cri du cœur : “Je vous demande une chose : aidez-moi !” A la manière d’un héros que le peuple aiderait à se relever. Romanesque, pour l’histoire de sa campagne. Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P 22.02.2012 les inrockuptibles 43

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la valeur montante de Sarkozy Guillaume Peltier, transfuge du FN, est l’un des avocats de la “droitisation” de la campagne de Nicolas Sarkozy. Sur le terrain, les militants UMP lui donnent raison.



endredi 17 février à Tours. Nicolas Sarkozy est candidat depuis deux jours. Dans un café d’un quartier “de gauche” de la ville, Guillaume Peltier, candidat UMP aux législatives et futur porte-parole adjoint de campagne du chef de l’Etat, a convié des sympathisants en début de soirée pour “un apéro près de chez vous”. Pendant une heure et quart, il ne sera que très peu question des problèmes locaux. L’aspirant député de 35 ans et les militants n’ont en tête que la bataille difficile qui s’engage pour Nicolas Sarkozy. Distancé dans les sondages par François Hollande, le Président sortant a deux mois pour inverser la tendance. Affichant sourire et optimisme, Guillaume Peltier commence par un bilan de la semaine écoulée : “Nicolas Sarkozy a réussi son entrée en campagne. Il a réuni onze millions de téléspectateurs pour son annonce. Selon un sondage TNS Sofres, 52 %

l’ont trouvé convaincant. Le dynamisme de campagne est en train de naître. Il se fait sur les propositions de Nicolas Sarkozy, comme le référendum – une majorité de Français y sont favorables –, ou le travail du dimanche…” Il déroule son argumentaire : “François Hollande a construit une campagne de rejet de Nicolas Sarkozy. Nicolas Sarkozy sera dans une campagne de projet. Il va sillonner la France. Il sera constamment dans la proposition, le mouvement, l’action pour montrer que l’immobilisme, le ringardisme, l’archaïsme sont du côté du candidat socialiste.” Devant des gâteaux secs et des coupes de vin pétillant, Guillaume Peltier écoute et répond à la quarantaine de personnes venues humer l’odeur de la poudre électorale. Les questions sont “cash”. A droite toute. Parfois, le vocabulaire est proche de ce qu’on entend au Front national. A l’entrée, une dame qui n’aime pas les journalistes se réjouit de voir

qu’après “des mois de matraquage proHollande on va enfin entendre parler de Nicolas Sarkozy”. L’un évoque “le problème de la dette” et assure que “François Hollande va nous emmener en Grèce avec son programme”. Une autre explique avoir lu sur internet que le candidat socialiste, “qui fait la leçon sur le salaire du Président, touche plus de 30 000 euros par mois !” Guillaume Peltier n’hésite pas à forcer le trait pour satisfaire l’appétit guerrier des militants. “Bien sûr que tout ne va pas bien en France mais on a un Président qui résiste, qui tient la barre (…) Nicolas Sarkozy a le plus de crédibilité, il a l’étoffe, la stature, il parle avec Barack Obama, Angela Merkel, Vladimir Poutine quand son concurrent socialiste a du mal à parler avec Eva Joly !”, souligne-t-il, interrompu par une voix d’homme qui lance : “Il ne sait pas parler, Hollande !” “Pas parler français”, ajoute un monsieur, le sourcil froncé.

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édito le trentenaire et aspirant député veut croire que “dans la dernière ligne droite (…), il n’y aura pas photo”

Le17 f évrier, à Tours, où le secrétaire national de l’UMP, entouréd e sympathisants, esti mplanté

Mais, même au cœur de ce bastion sarkozyste, les doutes affleurent. Une femme fait part de ses interrogations sur la politique d’immigration du chef de l’Etat en se demandant s’il n’a “pas laissé ouvert un petit robinet”. “J’ai entendu François Hollande dire qu’il y avait 30 000 régularisations de clandestins par an ! C’est vrai ?”, s’indignet-elle. Une autre se risque à évoquer “le problème d’image” de Nicolas Sarkozy. “Le bling-bling, le Président des riches, les gens nous en parlent tout le temps dans les porte-à-porte, c’est quelqu’un que je trouve dynamique et que je soutiens à fond mais il y a ce problème.” Un monsieur soupire : “C’est la réalité, elle a raison, il n’a pas une bonne image”, mais il espère : “Quand même, on ne vote pas pour des gens parce qu’ils sont sympas.” Guillaume Peltier veut rassurer sa petite troupe : “Nicolas Sarkozy l’a dit à la télévision, il a commis des erreurs. Mais il faut répondre

par des arguments très concrets. Il est le premier Président à avoir pris des mesures de taxation des hauts revenus, avec le plan de rigueur de novembre 2011. Ni François Mitterrand ni Jacques Chirac n’avait pris des mesures de ce type. C’est pendant les deux septennats de François Mitterrand que les riches sont devenus plus riches.” Et de jouer les philosophes : “Tout le monde ne va pas redevenir sarkophile, ce serait une illusion.”Cependant, il veut croire que “dans la dernière ligne droite, entre François Hollande, qui n’a que l’antisarkozysme à la bouche, et Nicolas Sarkozy, il n’y aura pas photo”. Les convives lèvent le verre de l’amitié en souhaitant que l’avenir donne raison au jeune secrétaire national de l’UMP. En quelques mois, le visage de Guillaume Peltier est devenu familier des téléspectateurs. Chargé des études d’opinion à l’UMP, il ferraille avec la gauche pour faire passer le message d’une rédemption sondagière de Nicolas Sarkozy. Implanté à Tours, où il passe en moyenne trois jours par semaine, ce père de quatre enfants, ancien professeur d’histoire reconverti dans la communication, est un pilier de la “droitisation” du chef de l’Etat. Comme son mentor élyséen Patrick Buisson, il est un adepte du “gros rouge qui tache” dans la campagne sarkozyste. Comme lui, il vient des rangs de l’extrême droite, Front national puis MNR de Bruno Mégret, avant un passage chez Philippe de Villiers, avec qui il a fait campagne pour le “non” au référendum sur la Constitution européenne en 2005. Aujourd’hui, il explique d’ailleurs que c’est à “cette France du non” que Nicolas Sarkozy va s’adresser jusqu’au 22 avril tandis que François Hollande incarnera “la France du oui”. Pour lui, le choix de Nicolas Sarkozy de se présenter comme “le candidat du peuple” face à un François Hollande “candidat du système” tient du génie. “Ce sera la réussite de sa campagne”, affirme-t-il en se félicitant d’une “inquiétude des élites depuis huit jours”. Vendredi, à Tours, Peltier galvanise ses fidèles en rappelant que “les Français sont frondeurs et libres”. “Ils n’aiment pas qu’on leur dise pour qui il faut voter”, affirme-t-il. Il veut croire à une inversion des courbes d’intentions de vote pour le premier tour d’ici quinze jours. “Après, le second tour, c’est une autre histoire”, glisse-t-il. Hélène Fontanaud photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

pas touche à mon corps Donc, il faudrait passer outre les corps intermédiaires ! Nicolas Sarkozy axe son début de campagne sur l’idée selon laquelle pour réformer le pays en profondeur il faudrait user du référendum. En appeler au peuple pour contourner les obstacles à la réforme. Et ces obstacles sont dressés par ce que le Président appelle “les corps intermédiaires”. Montesquieu les avait définis avant lui mais c’était pour souligner, dans De l’esprit des lois, qu’ils étaient les garants de notre liberté. Les corps intermédiaires permettent au peuple de ne pas être dans un face-à-face avec le “monarque” forcément déséquilibré. Les corps intermédiaires, ce sont les syndicats, les partis politiques, le monde associatif et les élus locaux. Nicolas Sarkozy semble élargir la notion en y incluant les experts qui s’expriment dans les médias, les… commentateurs, c’est-à-dire nous, les journalistes. Nous serions (tout ce monde-là) les empêcheurs de réformer. Par notre supposée critique systématique et notre obsession à surtout ne pas accepter que l’on réforme quoi que ce soit, par notre conservatisme, nous serions accrochés comme des moules à nos privilèges de bloqueur… Le Président se trompe, ou fait semblant de se tromper, dans le diagnostic. Il y a bien un problème entre la politique et les Français. Il y a bien une défiance de la population vis-à-vis de la sphère politique, une crise de la représentation. Cette crise met en cause la façon dont les politiques font de la politique. Le storytelling permanent, cette façon de vouloir nous “raconter une histoire”, le règne de la com qui infantilise les électeurs… voilà la vraie gangrène de la politique. En revanche, les corps intermédiaires sont le sel de la démocratie. Ils la font vivre, localement et quotidiennement. Ils ont certainement des défauts mais le vrai courage politique serait de leur laisser plus de pouvoir et d’autonomie.

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dès aujourd’hui, la campagne en direct sur

la présidentielle sur le web

la Silicon Valley pro-Sarkozy ?

C  

’est une rumeur qu’on jurerait sortie tout droit d’un forum de Thierry Meyssan ou d’Alain Soral : Facebook et Twitter privilégieraient discrètement Nicolas Sarkozy en lui rendant de menus services. Elimination de parodies gênantes, élaboration d’un profil sur mesure, certaines vigies du web ont immédiatement crié à la censure et à la collusion. Jusqu’à présent discret sur les réseaux, Nicolas Sarkozy a fait une entrée fracassante dans la campagne numérique mercredi 15 février, en créant son compte Twitter juste avant son passage sur TF1. En quelques heures, il atteint les 50 000 followers. Peu de temps après, cinq comptes parodiques, dont @Sarkozycestfini ou @DehorsSarkozy, sont suspendus. L’association Internet sans frontières dénonce alors une “évidente censure”. L’essayiste Frédéric Martel, proche du Parti socialiste, va même jusqu’à pointer du doigt la responsabilité de “la police de Sarkozy”. Pourtant, toutes les victimes du LOL vous le diront, rien n’est plus simple que de suspendre un compte suspect : Twitter propose un formulaire pour les bloquer automatiquement. Reste à savoir si la dénonciation a été décidée par l’Elysée, des militants UMP ou des citoyens soucieux de mettre un frein à cet humour de Ligue 2. Si “l’affaire” a provoqué tant d’émoi, c’est qu’il y avait un précédent. Le 10 février, Nicolas Sarkozy a lancé sa nouvelle page Facebook. Tirant parti de la nouvelle interface “timeline” du réseau social, le candidat a dévoilé une page hyperfournie où il relate ses trente-huit années de carrière politique, photos à Chamonix avec Simone Veil et Edouard Balladur dans un télésiège à l’appui. Le problème, c’est que le développement de cette page aurait débuté en catimini un an plus tôt, ce qui déclenche la colère du PS qui se plaint de n’avoir pas bénéficié du même traitement de faveur de la part de Facebook. Plutôt remonté, le député socialiste Christian Paul va même jusqu’à dénoncer un “financement illégal de la campagne”. Interrogé sur le sujet, le réseau social californien dément catégoriquement toute implication. Comme si cela ne suffisait pas, lorsque vous tapez “incapable de gouverner” dans Google, vous tombez directement sur le site officiel de François Hollande (françoishollande.fr). Un “cyber bombing” classique ou une ultime tentative du lobby reptilien pour perturber le jeu présidentiel ? Réponse sur purecomplots.com. David Doucet

top tweet Nicolas Sarkozy se lance dans une primaire d’extrême droite avec Marine Le Pen : même violence, mêmes idées noires. Pas sûr qu’il la gagne Arnaud Montebourg, @montebourg

que le meilleur perde Le pouvoir est un effroyable fardeau ; l’opposition, une situation de rêve. L’objectif profond des hommes politiques n’est pas la victoire mais la défaite. par Michel-Antoine Burnier

Ah, la belle idée ! Une statue de Mme BruniSarkozy au milieu d’une place à Nogent-sur-Marne, et pas de ces petits bustes si torturés par l’artiste qu’on n’en reconnaît jamais le modèle. Non : une statue comme autrefois, en bronze véritable et haute de deux mètres. Cette prétentieuse et servile opération, menée de longue main par le maire UMP, vise bien sûr à faire ricaner la bourgeoisie et à exaspérer le peuple. Comment mieux nuire à l’image de l’épouxcandidat ? Si la moquerie s’explique, d’où vient la fureur prolétaire ? De ce que ladite statue est censée représenter une ouvrière de l’usine de plumes, ancienne spécialité de Nogent. Mais, de même que l’on déguisait les rois de bronze en empereurs romains, l’artiste, Mme Elisabeth Cibot, croit devoir donner à l’ouvrière les traits et la silhouette de Mme BruniSarkozy. Comme s’il n’existait pas dans le prolétariat de filles assez jolies pour servir de modèle, on fond la pauvre plumassière dans l’apparence d’une riche et grande bourgeoise. Les statues d’aujourd’hui ont l’avantage : 1. de coûter très cher (80 000 euros en pleine rigueur) ; 2. d’être souvent ratées ; 3. de faire ringard ; 4. de lever des polémiques ; 5. d’être sujettes à déboulonnage ou à destruction , comme nous l’avons vu, toutes proportions gardées, autour de la Méditerranée. A notre époque et dans des conditions qui, malgré quelques apparences,

ne sont plus celles de Versailles, rien ne semble plus insolent et moins immortel qu’une statue. Les victoricides inspirateurs de cette ouvrière de bronze absorbée par la déesse de l’Elysée n’en doutaient point. Tel le philosophe grec, M. Sarkozy cultive la permanence dans l’impermanence. Après avoir proclamé qu’il ne se sentait guère pressé de déclarer son évidente candidature, le voici qui se précipite. Il trouve là l’occasion de manifester une fois de plus son inconstance native, la vanité de ses propos et la crainte que lui inspirent ses rivaux. Animaux et guerriers le savent : le premier pas vers la défaite, c’est de montrer sa peur de l’adversaire. Chez M. Sarkozy, cela relève de l’habitude. Ainsi, en cinq ans, après l’avoir chargé de tous les maux, son gouvernement n’a jamais osé abolir en son entier le symbole abhorré de la gauche, les 35 heures. On le comprend : il s’agissait pour M. Sarkozy de passer pour timoré aux yeux de son propre camp. La méthode semble si efficiente que le récent programme de l’UMP s’en inspire encore. Dans ce texte peu lu, le parti de droite marque sa volonté de “sortir des 35 heures” mais “sans remettre en cause la durée légale de 35 heures”. Salmigondis et capitulation ! A l’inverse de ce qu’avait proclamé M. Sarkozy en 2007, l’idéologie de gauche reste hégémonique et la droite la redoute par-dessus tout. M. Hollande aura du mal à répliquer. (à suivre...)

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presse citron

par Christophe Conte

La campagne du Président en mode vieille et sur une musique fort bruyante à la Fort Boyard, le cas Luca toujours critique, François Hollande qui ne voit plus rouge et Carla Bruni-Sarkozy en ravie de la cruche.

verbateam

Sascha Schuermann/AFP

François Durand/Getty Images/AFP

esprit d’équipe

quelque chose en elle de Læticia Avant, elle était un mannequin qui pensait, un esprit libre dans un corps de déesse. Mais ça c’était avant. Désormais, Carla Bruni-Sarkozy se complaît dans son rôle de potiche en porcelaine, avec un possible recyclage en cruche bas de gamme. Dans l’intensive promo de “monmari” qu’elle a entreprise la semaine dernière à travers des interviews à 20 minutes et au Parisien.fr (16/2), elle déclare notamment : “Je ne m’y connais pas tellement mais franchement, je trouve qu’il a tout bien fait.” Læticia, sors de ce corps !

second mandat ou troisième âge Après Angela Merkel qui lui a promis d’assister à l’un de ses meetings, Christine Boutin qui a remis sa bombe atomique dans son slip pour revenir faire de la figuration dans son ombre, c’était au tour de Bernadette Chirac d’apporter vendredi son soutien à Nicolas Sarkozy (Lefigaro.fr). S’il n’est pas réélu, il va devoir se cogner la messe, la blanquette du dimanche et d’interminables parties de bridge chez ses mémés, le pauvre garçon.

Jacquouille ou Passe-Partout On doit à un certain Laurent Ferlet, que nous qualifierons prudemment de “compositeur”, la responsabilité de l’inqualifiable bouse héroïco-médiévale qui introduit désormais les meetings de Sarko (Liberation.fr, 20/2). On notera au passage la grosse influence de la BO des Visiteurs et du générique de Fort Boyard, ce qui donne à penser que le Ferlet en question est un salopard de troll qui cherche à discréditer de l’intérieur la grandeur de notre grand présidat candident.

France forte ou France fiotte Satisfait d’apprendre que Sarko était hostile à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, le député Lionnel Luca entend aller plus loin en déposant deux amendements qui interdiraient également l’adoption par des célibataires (Nouvel Obs, 16/02). Rien n’est prévu en revanche pour empêcher l’adoption des idées du FN.

cocos ou cocardes Dans une interview au quotidien britannique The Guardian (13/02), François Hollande rassurait tout le monde en affirmant qu’il n’y avait “plus de communistes en France” ; surtout, oubliait-il de préciser, depuis la mort de Jean Ferrat. Le candidat socialiste à la présidentielle aura également manqué de rajouter que des fachos, des intégristes, des nationalistes, des identitaires, des sympathisants brunâtres, ça, par contre, on en a des containers entiers.

très confidentiel Suite du Carlathon : dans TV Magazine, la première dame confesse qu’elle adorerait participer à l’émission Rendez-vous en terre inconnue de Frédéric Lopez. Qu’on l’expédie en HLM bordel !

En réponse aux attaques dont elle fait l’objet, Eva Joly a métaphorisé : “On joue le joueur, pas le ballon”, reprochant à ses contempteurs de mettre plus l’accent sur son accent et ses lunettes rouges que sur les éléments de son programme. Un habile choix quant à la discipline puisqu’on connaît la passion pour le football de Daniel Cohn-Bendit, grand spécialiste du tacle.

Lepage d’histoire Preuve que les petits candidats ne sont guère audibles dans cette campagne, aucun membre de la cellule Riposte de l’UMP n’a jugé utile de répondre à Corinne Lepage qui dénonçe “la dérive populiste voire fascisante” du promoteur de la France forte et affirme que la violence de ses discours lui a rappelé “la montée du fascisme dans les années 30”.

les sondages de Copé Le secrétaire général de l’UMP a indiqué dans Le Monde qu’il est “de ceux qui invitent ses amis à ne jamais lire les sondages pendant les campagnes présidentielles”, avant d’ajouter quelques lignes plus bas qu’“il faudra prendre des décisions courageuses, quitte à perdre des points dans les sondages”, ce dont, si on a bien tout compris, il ne sera pas avisé puisqu’il ne les lit pas. En tout cas, pas avant… 2017.

une Cécilia très encourageante “Good luck to Nicolas Sarkozy, who is starting his campaign today”, a twitté Cécilia Attias le jour où le Président a mis fin au suspense sur son entrée dans la course à l’Elysée. Notons le choix audacieux de l’anglais qui donne une dimension internationale au candidat de l’UMP et rappelons qu’en 2007, lors du second tour de la présidentielle, le soutien de la première première dame n’avait alors et déjà été que virtuel. 22.02.2012 les inrockuptibles 47

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Meigneux/SIPA

A Gandrange, en 2008 : un doigt de social…

essai

le rêve désenchanté

Deux journalistes sont retournés sur les lieux des promesses faites par Sarkozy en 2007. Humeur morose au menu de leur tour de France.



e la dalle d’Argenteuil aux usines des Ardennes, en passant par Le Guilvinec et le marché de Rungis, l’homme fort de l’UMP a beaucoup promis, surtout aux classes populaires, (…) nous avons donc choisi de jouer les voitures-balais du Sarkotour” auprès des milieux populaires, cet électorat qui “dispose des clés du scrutin”. Le constat de ce tour de France effectué par Valérie Béranger (BFM-TV) et Samir Tounsi (AFP) est édifiant. Désillusions et colères dominent et indiquent une bascule électorale vers Marine Le Pen ou François Hollande. En octobre 2005, alors ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy s’était rendu sur la dalle d’Argenteuil, criant en direction d’un balcon : “Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Eh bien on va vous en débarrasser !” Mme Picq, la femme qui avait interpellé Nicolas Sarkozy, est morte en 2010. Nicole Loos, une voisine, jeune retraitée, se confie : “Ce sera Marine Le Pen, au moins au premier tour, pour montrer notre sentiment d’insécurité, de ras-le-bol. Il faut lancer un avertissement.” Autre étape dans les Ardennes où, en avril 2011, alors que sa crédibilité sur le pouvoir d’achat était en chute libre, Nicolas Sarkozy avait annoncé l’idée d’une prime

pour les salariés dans les entreprises qui font des profits. Mais exit la prime de 1 000 euros. Denis Canon, un employé de la Fonte ardennaise, s’emporte : “Il faut réagir, essayer un peu de changer le gouvernement Sarko, lui confisquer le Kärcher. Ce n’est pas Marine Le Pen qui nous proposera les solutions.” Il votera François Hollande. Un couple, les Huet, déçus du sarkozysme, est sous le charme de Marine Le Pen : “On voit qu’elle sait de quoi elle parle.” Le 6 novembre 2007, Nicolas Sarkozy s’était rendu dans le port breton du Guilvinec. Une escale mouvementée. Un marin de 21 ans avait pris à partie le Président sur la hausse de son salaire. Aujourd’hui, Roger, salarié d’une cinquantaine d’années, ancien communiste, témoigne de ses conditions de vie : “Va bouffer avec 950 euros par mois, va faire vivre une famille. A force, on devient raciste. Que ce soit la gauche ou la droite, si t’es Français, on t’aide pas.” Autre halte à Gandrange, en Moselle, le lieu le plus emblématique des promesses non tenues

“il n’est plus un président crédible, il a voulu trop en faire”

du chef de l’Etat. Les hauts fourneaux sont à l’arrêt. “Sarkozy est arrivé la fleur au fusil face au numéro un de la sidérurgie (…) Il faut être honnête, aujourd’hui, c’est le financier et le patron qui décident (…) Il n’est plus un président crédible, il a voulu trop en faire”, analyse Fabrice, un contremaître de Florange. Les deux journalistes sont également allés dans les campagnes, comme en Charente, où Nicolas Sarkozy s’était rendu en juin 2011. Jean-François Laurent, l’un des agriculteurs visités, avait voté pour le candidat UMP en 2007 et revotera pour lui : “C’est un homme qui a mûri. Il a osé faire des réformes en France. Depuis Napoléon, personne n’avait osé toucher un cheveu d’un fonctionnaire.” Christian, un autre agriculteur, a été séduit par François Hollande lors d’un déplacement en Corrèze : “Il nous a dit que, quelle que soit la personne au pouvoir, ce serait difficile. Cela m’a plu. Dans le monde paysan, on dit que la parole vaut l’homme ou l’homme ne vaut rien”... Mais il votera Marine Le Pen pour éliminer Nicolas Sarkozy. Hélène Fontanaud Voyage à travers la France qui a cru en Sarkozy de Valérie Béranger et Samir Tounsi (Editions du Moment), 170 pages, 16,95 €

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quand la République couvre l’argent noir de la droite En 1995, Balladur et Chirac financent leur campagne électorale avec des millions à l’origine douteuse. Le Conseil constitutionnel cache l’information pour éviter un scandale. Aujourd’hui, ceux qui ont participé à la dissimulation reviennent sur leur malaise. par Benoît Collombat et David Servenay 50 les inrockuptibles 22.02.2012

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Les membres du Conseil constitutionnel à l’époque de l’entourloupe. De gauche à droite : Georges Abadie, Maurice Faure, Etienne Dailly, Noëlle Lenoir, Roland Dumas le président, Jean Cabannes, Jacques Robert et Michel Ameller, sur le perron de l’Elysée (8 mars 1995). Le neuvième membre, MarcelR udloff, était absent ce jour-là

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empête sous un crâne. Dix-sept ans après, Jacques Robert se repasse encore le film de ces longues journées d’octobre 1995 autour de la table du Conseil constitutionnel. Trois jours qui ont fait basculer la Ve République dans une autre dimension, celle d’une République bananière qui viole les règles qui la fondent et auxquelles chaque citoyen est censé obéir sous peine d’emprisonnement. Le crâne est dégarni, le regard aigu sous les lunettes. Cet éminent juriste de 84 ans, agrégé de droit public, ne digère toujours pas la façon dont lui et ses collègues ont validé les comptes de campagne d’Edouard Balladur et de Jacques Chirac au lendemain de la présidentielle du 7 mai 1995 alors qu’ils étaient illégaux. La première fois que Jacques Robert est sorti de son silence, c’était dans Le Parisien du 1er décembre 2011 : “Nous n’étions pas très fier, expliquait-il. La raison d’Etat l’avait emporté sur le droit. Nous avons servi de caution à une belle entourloupe.” Aujourd’hui, il nous reçoit chez lui, assis dans le fauteuil de son bureau de style bourgeois empli de livres et d’archives bien rangées. Il en dit plus sur le profond malaise que cette “entourloupe” lui a laissé. “Pour moi, commence-t-il, cela a été un déchirement intérieur. J’ai eu l’impression qu’on me prenait en otage dans une affaire politique. Nous avons présenté devant la nation des comptes réguliers alors que nous savions tous qu’ils étaient irréguliers : une tache sur l’indépendance du Conseil constitutionnel. L’institution s’est fait manœuvrer. S’il n’y avait eu que des professeurs de droit autour de la table, ils auraient tous annulé l’élection.”

Les rapporteurs du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes ont découvert un dépôt en liquide de 10 millions de francs dans les comptes d’Edouard Balladur, ici avec Jacques Chirac à La Rochelle (26 septembre 1993)

Replongeons-nous dans la “prise d’otage”. Elle s’est déroulée le 11 octobre 1995 à Paris, dans une aile du PalaisRoyal où siègent la vieille institution et ses neuf membres, nommés par le chef de l’Etat et les présidents des chambres parlementaires. Le rôle de ces neuf Sages, comme la tradition les appelle, est de veiller au respect de la Constitution et à la régularité des élections. Ils valident les dépenses de chaque candidat. Ce jour-là, dans la salle du Conseil, se déroule un rituel courtois. Trois rapporteurs, membres du Conseil d’Etat, présentent aux Sages le résultat de leur enquête sur les comptes de Balladur, Chirac, Jospin, Le Pen, Hue, Laguiller, de Villiers, Voynet et Cheminade : les neuf candidats à l’élection présidentielle. Problème : les comptes de campagne d’Edouard Balladur dépassent le plafond légal

et ont été maquillés pour masquer de grosses sommes d’argent à l’origine douteuse. Quant aux comptes de Jacques Chirac, élu six mois plus tôt président de la République, ils sont eux aussi hors la loi. Jacques Robert se souvient : “Les membres du Conseil étaient affreusement gênés.” D’un coup, au centre de la table, le président de l’institution, Roland Dumas, rompt le silence. “Il a immédiatement dit que si les comptes de Balladur et Chirac étaient irréguliers, il fallait les modifier, raconte Jacques Robert. L’idée qui s’est imposée, c’est que l’on ne pouvait pas provoquer une crise de régime pour une affaire financière.” Ce que Roland Dumas demande aux Sages, c’est de “fermer les yeux” sur les anomalies des comptes de Balladur. Jacques Robert : “Chirac et Balladur avaient commis tous les deux des irrégularités. Mais l’un était élu

“il n’y avait que deux solutions : aller au clash ou maquiller les comptes” Jacques Robert, ancien membre du Conseil constitutionnel

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et pas l’autre. On ne pouvait pas invalider les comptes de Balladur, le ruiner et laisser gambader Chirac à l’Elysée ! Roland Dumas ne voulait pas faire de vagues. Il mesurait les conséquences politiques avant l’application du droit. Il disait que nous n’étions pas là pour mettre des bâtons dans les roues du gouvernement (RPR, dirigé par Alain Juppé – ndlr). Il a habilement louvoyé, comme toujours. Nous étions dans une situation impossible. Si nous avions annulé l’élection, tout le monde aurait hurlé. Il n’y avait que deux solutions : aller au clash ou maquiller les comptes.” Un autre membre du Conseil, qui ne s’est jamais exprimé sur cette affaire, nous confirme le déroulement des événements. C’est Maurice Faure, ancien résistant, deux fois ministre, de la Justice puis de l’Equipement, sous François Mitterrand. “Nous ne voulions pas provoquer une révolution !, dit-il avec un accent rocailleux. Si nous avions invalidé les comptes de Chirac, comment aurait réagi l’opinion ? Certains auraient peut-être pensé que nous étions courageux. Mais d’autres se seraient demandé si nous avions vraiment appliqué le droit.” Question cruciale : si le Conseil avait imposé la loi, comme sa mission et son serment le lui commandaient, s’il avait rejeté les comptes de Chirac et

de Balladur, que se serait-il passé ? Cela aurait-il, ainsi que le prétendait Roland Dumas, entraîné mécaniquement l’annulation de l’élection et provoqué une grave crise de régime ? En vérité, pas du tout. Cela n’aurait pas remis en cause le suffrage universel. Elu face à Jospin avec presque 53 % des voix, Chirac serait évidemment resté à l’Elysée. En revanche, Chirac et Balladur auraient dû rembourser beaucoup d’argent et peut-être donner des explications sur son origine suspecte. Balladur se serait probablement retrouvé sur la paille. Pour les Sages du Conseil, le choix n’était guère d’ordre juridique ou constitutionnel : il était politique. Il fallait maintenir à tout prix la confiance entre le peuple et son élu. Retoquer Balladur obligeait à retoquer aussi Chirac. “A priori, vous ne pouvez pas accepter que soit élu président un candidat qui a commis une irrégularité dans ses comptes de campagne. Impensable ! C’est pourtant ce qui s’est passé. Il fallait donc maquiller les comptes”, confirme Jacques Robert. En fermant les yeux sur de l’argent à la provenance douteuse, les Sages prenaient le risque que l’affaire leur revienne un jour en boomerang dans la figure. C’est ce qui va se produire quinze ans plus tard grâce à l’enquête des juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire sur le volet financier de l’attentat de Karachi (14 morts dont 11 Français, le 8 mai 2002). En octobre 2010, les deux magistrats soupçonnent les balladuriens d’avoir financé leur campagne électorale avec de l’argent sale issu des rétrocommissions touchées sur de gros contrats d’armement au Pakistan et en Arabie Saoudite. Ils envoient les policiers de la Division nationale des investigations financières fouiller les comptes de campagne du candidat. Et aux archives

Jacques Cheminade, également candidat en 1995, a lui été sanctionné pour de légers dépassements. Tous ses biens ont été saisis et il doit encore à l’Etat 170 000 euros (12 avril 1995)

du Conseil constitutionnel, rue Montpensier, ils saisissent un document explosif dans lequel trois rapporteurs du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes demandaient aux neuf Sages le rejet des comptes de campagne d’Edouard Balladur. Dans ce document confidentiel, les rapporteurs établissent que Balladur, qui déclare avoir dépensé 83 millions, en a en réalité dépensé 97, dépassant de 7 millions le plafond légal, fixé à 90 millions. Ils calculent que 14 millions de francs ne sont justifiés ni par des factures ni par des dons réguliers. Ils découvrent aussi, sur le compte bancaire de l’Association de financement de la campagne d’Edouard Balladur, un dépôt en liquide de 10 millions de francs, en grosses coupures, trois jours après le premier tour du 23 avril 1995. Les rapporteurs interrogent les responsables de l’équipe Balladur. Ces derniers répondent que ces 10 millions en liquide proviennent de “ventes diverses de gadgets et de T-shirts” et de “collectes au drapeau” lors des meetings de campagne. Des T-shirts et des pins achetés avec des grosses coupures ? Les rapporteurs ne sont guère convaincus. Ils l’expliquent aux membres du Conseil constitutionnel. Eux aussi sont perplexes. “Personne n’y a cru !, se souvient Jacques Robert. On a tous rigolé. Balladur nous a pris pour des imbéciles !” Maurice Faure, vif malgré ses 89 ans : “C’était quand même un peu gros, ces 10 millions ! Une somme en liquide si importante, déposée si tardivement, ça paraissait anormal.” D’où Balladur sortait-il ces millions ? Le Conseil s’était interrogé sur l’origine de ces billets : “Nous avons pensé à la piste des fonds secrets, se souvient Jacques Robert. Puis nous l’avons abandonnée.” 22.02.2012 les inrockuptibles 53

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Après le maquillage demandé par Roland Dumas, le Conseil passe au vote. La volonté de Dumas l’emporte : les neuf Sages votent majoritairement la validation des comptes de Chirac et de Balladur. Mais, parmi eux, plusieurs ont voté contre. Dans Le Monde du 26 novembre 2010, les journalistes Raphaëlle Bacqué et Pascale RobertDiard lèvent le mystère sur l’identité de ces résistants : il s’agirait des quatre conseillers nommés par la gauche. L’un d’eux était une femme. C’est l’avocate Noëlle Lenoir, nommée en 1992 au Conseil constitutionnel par le président de l’Assemblée nationale, le socialiste Henri Emmanuelli. Considèrant qu’elle est soumise au devoir de réserve, elle ne veut pas répondre à nos questions mais lâche un indice : “Je ne vous dis pas ce que j’ai voté mais je suis en paix avec ma conscience.” Quant à ceux qui auraient voté pour la validation, il s’agirait des quatre conseillers nommés par la droite. Si cela se révèle exact, la voix de Roland Dumas aurait donc fait la différence, Seules les archives permettront de trancher cette question avec certitude. N’oublions pas les comptes de Jacques Chirac. Comme pour Balladur, de mystérieux millions sont apparus dans sa campagne. Le 2 mai 1995, ils se sont même invités de façon spectaculaire dans le débat télévisé Chirac-Jospin précédant le second tour de l’élection présidentielle. Le candidat socialiste avait lancé à son adversaire : “En ce qui concerne le train de vie de l’Etat, je suis un peu inquiet quand je vois celui de la campagne de Jacques Chirac. Il ne donne pas l’exemple ! Il a été affirmé à plusieurs reprises, y compris par des gens qui vous soutiennent, que vous aviez dépassé largement, et même très largement, votre plafond de dépenses de campagne qui est fixé à 90 millions. Vous l’avez vous-même évalué à 87 millions. Je n’en ai dépensé que 42. C’est un vrai problème parce qu’on sait que le Conseil constitutionnel doit vérifier ensuite les comptes de campagne. J’ai de bonnes raisons de penser que votre compte de campagne, Monsieur Chirac, est très largement dépassé. Donc vous avez un train de vie, en campagne en tout cas, qui ne laisse pas bien augurer de l’avenir.” Rire crispé puis raclement de gorge de Jacques Chirac, qui répond à Lionel

AFP

Les balladuriens, à l’époque, juraient qu’aucun fonds secret n’avait financé leur campagne. Les Sages avaient alors posé d’autres hypothèses : “Cela pouvait aussi provenir de l’argent de la Françafrique, confie Jacques Robert. De certains chefs d’Etat comme Omar Bongo, le président du Gabon…” Mais les neuf Sages n’ayant aucun pouvoir d’enquête, il leur fut impossible d’en savoir plus. “Nous n’étions pas des juges d’instruction, souligne Jacques Robert, nous ne pouvions pas perquisitionner. C’est pour cette raison que, à la suite de cette affaire, nous avons fait une note demandant l’augmentation des pouvoirs d’investigation du Conseil constitutionnel.” Une note qui sommeille encore dans un tiroir. Aux membres du Conseil, les rapporteurs expliquent que ces mystérieux 10 millions, intraçables, suffisent à invalider les comptes de Balladur. Mais Roland Dumas s’y oppose fermement : “Non ! Ce n’est pas possible, réplique-t-il aux rapporteurs. Puis-je vous demander de revoir vos comptes, en minorant certaines dépenses ? Je suis sûr que vous allez trouver une solution.” Jacques Robert se souvient de ce moment. Les rapporteurs se regardent d’un air affligé mais obéissent. Ils modifient des chiffres mais les comptes rabotés dépassent toujours le plafond légal. “Mieux, mais pas suffisant !”, tranche Dumas. Les rapporteurs comprennent que le président du Conseil constitutionnel ne souhaite “ni sanction ni annulation” des comptes de campagne de Balladur. Jacques Robert : “Ils sont revenus nous voir une dernière fois avec les comptes qui dépassaient symboliquement de 1 franc ! Ils nous signifiaient ainsi qu’ils n’étaient pas dupes. Moi, à leur place, j’aurais balancé le dossier à la figure de Dumas !” Contacté par Les Inrocks, Roland Dumas, revenu aujourd’hui au métier d’avocat, ne souhaite plus aborder publiquement le fond de cette affaire. Pour lui, les délibérations du Conseil constitutionnel auraient dû rester secrètes. “Jacques Robert a tort de parler ainsi. Nous sommes tous tenus par un serment de respect du secret.” Il ajoute, sibyllin : “Ce que dit Jacques Robert n’est pas exact. – Pas exact ? Mais comment ? – Vous le saurez à l’ouverture des archives du Conseil constitutionnel, dans quelques années…” Puis il met poliment fin à la conversation.

Jospin dans son inimitable tempo : “Pour le train de vie de ma campagne, Monsieur Jospin, je puis vous dire que conformément à la loi, mes comptes sont et seront publics. C’est la loi. Et que, par conséquent, le Conseil constitutionnel pourra juger, de même qu’il jugera les vôtres. N’accusez pas sans savoir, ou à partir de on-dit.” Mi-cordial, mi-pincé, Chirac semblait quand même bien sûr que ses comptes seraient validés par le Conseil constitutionnel. Comment pouvait-il être si confiant avec un Conseil à moitié socialiste et présidé par un adversaire politique présumé, Roland Dumas ? Jacques Robert l’avait révélé en décembre : avant le vote du Conseil constitutionnel, “Roland Dumas a passé une heure à l’Elysée avec Jacques Chirac.” Quels mots sont échangés ? Les deux hommes conviennent-ils d’un arrangement ? Aucun, soutient Dumas. Négocient-ils quelque chose ? Un pacte pour l’avenir ? Dumas dément. L’important, pour lui et pour Chirac, est de trouver le moyen de ne pas jeter le discrédit sur un homme élu à la plus haute fonction. Les membres du Conseil constitutionnel ferment donc les yeux pour sauver deux grands candidats. Et pour ne pas passer pour des incompétents, pour montrer qu’ils remplissent leur mission de vérificateurs des comptes, ils prennent la décision de sanctionner un petit candidat indépendant. La farce démocratique trouve alors son dindon.

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“le système existant n’est pas si mauvais mais il n’est pas parfait” Roland Dumas, qui avait demandé de maquiller les comptes

Le 2 mai 1995, au cours d’un débat télévisé entre les candidats Jacques Chirac et Lionel Jospin, ce dernier déclare : “J’ai de bonnes raisons de penser que votre compte de campagne, Monsieur Chirac, est très largement dépassé”

Il s’appelle Jacques Cheminade. L’ennemi de la finance, le candidat du groupuscule Nouvelle solidarité qui rêve de concilier le socialisme jaurésien, le christianisme social et le gaullisme de rupture. 0,27 % des voix. Les Sages trouvent dans ses comptes de campagne une petite anomalie. Ils estiment que 1,7 million de francs de prêts sans intérêts, offerts par des particuliers, sont des dons déguisés qui “constituent pour le candidat un avantage”. Conséquence : Cheminade doit rembourser l’avance d’un million de francs accordée par l’Etat pour ses frais de campagne ! Pour lui, pas de négociation. En août 1996, l’Etat saisit ses biens. Seize ans plus tard, il lui réclame encore 170 000 euros alors qu’il est à nouveau candidat à la présidentielle de 2012. Jacques Cheminade juge la procédure abusive, puisque même la jurisprudence de la Commission des comptes de campagne recommande qu’en matière politique, les taux d’intérêts peuvent être nuls… Nos deux anciens du Conseil constitutionnel, Jacques Robert et Maurice Faure, ne sont pas fiers du traitement infligé à ce petit candidat. Ils reconnaissent que, honteux du cadeau fait à Chirac et Balladur, ils se sont refait une virginité sur son dos. Jacques Robert : “Pour montrer que nous étions indépendants, nous avons invalidé Jacques Cheminade, alors qu’il n’avait commis que de légères erreurs. Pour lui, nous n’avons eu aucun problème de conscience : il a eu tous ses biens

hypothéqués.” Un appartement de 60 mètres carrés à Paris et une vieille maison de famille en Auvergne. “Bien sûr qu’il y a eu inégalité de traitement !”, reconnaît aussi Maurice Faure. Quant à Roland Dumas, il s’en défaussera sur un plateau de télévision en mai 2011, avec cette phrase cruelle mais tellement révélatrice du fonctionnement réel de l’institution : “Jacques Cheminade était plutôt maladroit. Les autres étaient adroits…” Au téléphone, nous lui demandons le sens de cette remarque, ce qu’elle implique dans la conception qu’on peut avoir du droit appliqué aux puissants. Il nous répond ceci : “J’ai voulu dire ce que j’ai dit.” Rien de plus. En 1995, ces longues journées de débats et le sacrifice d’un “maladroit” ont blessé la conscience du Conseil constitutionnel. Le dernier jour des délibérations, un déjeuner est organisé avec les neuf membres du Conseil et les trois rapporteurs qui demandaient l’invalidation des comptes. Ces derniers refusent l’invitation. Comment s’est déroulé ce déjeuner ? Jacques Robert le résume en souriant : “Nous avons parlé d’autre chose…” Aujourd’hui, de graves questions se posent sur le rôle et le pouvoir du Conseil constitutionnel. Après avoir violé son serment en 1995, peut-il encore se prévaloir d’être un conseil des Sages ? Reste-t-il légitime pour vérifier les comptes des candidats de l’élection présidentielle qui vient ? Noëlle Lenoir pense que cette institution, trop

politique, devrait totalement changer son mode de fonctionnement. “Je souhaiterais plus de transparence. Il me semblerait beaucoup plus sain que le Conseil constitutionnel ne soit pas aussi le juge électoral. Dans cette instance très politique, tout le monde se connaît. Je trouve gênant de statuer sur la situation de personnes que vous retrouvez le lendemain au cours d’une réception, avec qui vous avez siégé dans un gouvernement ou qui ont été vos opposants politiques.” Notons que Jacques Cheminade avait tenté, à l’époque, d’invoquer la partialité de Roland Dumas : ce dernier était l’avocat du Canard enchaîné et il avait dans les années 1980 plaidé contre Cheminade dans un procès en diffamation. L’argument n’avait pas porté. Jacques Robert : “Il faudrait enlever au Conseil le contentieux électoral. Pourquoi ne pas confier l’examen des comptes de campagne à la Cour des comptes ? Ou alors créer un organisme indépendant ?” Noëlle Lenoir va plus loin : “Le Conseil constitutionnel doit devenir une Cour suprême, avec des membres qui ne seraient pas des politiques mais plutôt des juges.” Une sorte de Cour suprême, à l’américaine ? C’est ce que propose Roland Dumas, qui se dit “partisan d’une réforme” après la présidentielle de mai 2012. “Il faudra probablement réunir une commission composée de professeurs de droit. Le système existant n’est pas si mauvais mais il n’est pas parfait. Il faut l’améliorer. La grande réforme serait de s’orienter vers une Cour constitutionnelle composée de magistrats et de juristes, comme cela existe dans les pays anglo-saxons.” Dumas cite la vieille blague du père de la Déclaration d’indépendance américaine, Thomas Jefferson : “Un juge à la Cour suprême ne prend jamais sa retraite et meurt rarement.” Traduction : ces gardiens de la loi y seront pour toujours. Est-ce le bon modèle pour un conseil plus juste et plus transparent ? 22.02.2012 les inrockuptibles 55

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nous, Arméniens de Turquie Cent ans après, la Turquie nie toujours le génocide arménien. Comment construire son identité dans un pays qui vous refuse votre histoire ? Rencontre avec Arek, Sibil et Melisa, jeunes Arméniens d’Istanbul. par Géraldine Sarratia photo Ceren Semerci

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Melisa, 26 ans, sur la place Taksim à Istanbul : “Si je reste en Turquie, c’est pour me battre”

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C

e 1er février, Istanbul est sous la neige. Comme chaque matin, Arek quitte son quartier de Nisantasi, côté Europe, et se rend au port de Besiktas. Il traverse le Bosphore et passe “de l’autre côté”, en Asie, où il tient la boutique d’un copain. Des fringues de marques européennes, réparties plus ou moins par couleur, pendent sur des cintres le long d’un couloir bordélique. “C’est tranquille ici, non ?”, demande-t-il en offrant un thé. Arek, 26 ans, quatre ans d’études de gestion, revient de son service militaire dans l’Est de la Turquie. Une expérience qu’il évoque à demi-mots. “Il y avait beaucoup d’ignorants, là-bas”, raconte-t-il. Pendant cinq mois, Arek a été malmené par les autres soldats. Arek est arménien. “Les autres me disaient : tais-toi, l’Arménien ! Les officiers m’avaient engagé à venir leur parler si j’avais des problèmes, mais que dire ? Et puis je m’en fous”, lâche-t-il.

Arek fait partie des quelque 60 000 Arméniens qui, estime-t-on, habitent toujours en Turquie. Près de 90 % d’entre eux vivent à Istanbul, majoritairement dans les quartiers chrétiens de Kurtulus, Feriköy et Samatya. Leur nombre n’a quasiment pas bougé depuis 1935. Au cours du XXe siècle, beaucoup d’Arméniens ont préféré fuir la Turquie et les multiples persécutions pour tenter leur chance ailleurs. Les autres se sont fondus dans la population, ont changé de nom ou se sont convertis à l’islam. Arek, lui, se sent arménien. “Mais je ne peux pas le dire, avoue-t-il. Ici, je dois dire que je suis turc.” Arek porte son identité comme une blessure. Il est hanté par le génocide des Arméniens. D’avril 1915 à juillet 1916, les deux tiers des Arméniens vivant sur l’actuel territoire de la Turquie ont été déportés et massacrés. Plus d’un million et demi de personnes ont été exterminées. Vingt et un pays et la majorité des historiens (excepté une poignée d’historiens turcs) reconnaissent l’existence d’un génocide. L’Etat turc récuse le terme, parle de “massacres”, de “tueries” ou du “prétendu génocide”. Arek n’a qu’une connaissance partielle de l’histoire de sa famille et de son peuple. Il a fait quelques recherches, lu des livres français, anglais ou arméniens mais a vite arrêté. “Je n’aime pas en parler, explique-t-il. Ça fait mal. Tout ressort quand je bois.” Quand il est soûl, il tweete “un peu trop”, sur la Turquie, la France, le génocide. Sur son compte, on peut lire : “La France n’a rien à faire, la Turquie n’a rien à faire. Elles se cassent la tête avec le génocide. Vous avez déjà mis nos têtes en morceaux avec le génocide. Pourquoi vous continuez ?” ou encore “Vivre dans ce pays à ma façon, malgré tout.”

Arek, 26 ans : “Je me sens arménien mais je ne peux pas le dire”

Près d’un siècle plus tard, il est douloureux d’être arménien en Turquie. Cela signifie passer inaperçu, accepter son statut de citoyen de seconde zone. Ne pas parler sa langue dans certains endroits ou quartiers fréquentés par les nationalistes. Ne pas lire Agos, le journal arménien, dans le bus. Dans le métro, prononcer le mot “arménien” en chuchotant comme cette dame qui parle un français parfait. Employer avec de grandes précautions le terme “génocide”. Avoir entendu depuis l’enfance qu’il est inimaginable d’épouser un Turc. S’interdire de devenir fonctionnaire, pilote ou magistrat. “Les postes étatiques restent très fermés, confirme Hira Hayar, chercheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales sur la construction mémorielle du génocide en France et en Turquie. Les Arméniens ne montent pas dans la hiérarchie. La Turquie est un pays où règne un nationalisme très fort. La voix d’un Turc compte plus que celle d’un Arménien.”

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Sibil, 28 ans : “On vit toujours avec les assassins de nos ancêtres”

En Turquie, la plaie s’est réouverte le 19 janvier 2007. L’écrivain et journaliste Hrant Dink se rend au siège d’Agos, le premier journal arménien en langue turque (avec quelques articles en arménien) qu’il a fondé en 1996. En plein jour, devant l’entrée, un jeune nationaliste de 17 ans lui tire trois balles dans la tête. Hrant Dink meurt sur le coup. Dans ses articles et dans les médias, Dink exhortait les Arméniens à ne plus avoir peur. Une dalle a été érigée à l’endroit où s’est écroulé le porte-parole de la minorité et le promoteur du rapprochement turco-arménien. Il y a un avant et un après-19 janvier 2007. La mort de Hrant Dink a provoqué un électrochoc chez les Arméniens comme chez les Turcs. Plus de 100 000 personnes sont descendues dans la rue pour son enterrement. Depuis, chaque année, l’hommage se répète. Ce 19 janvier 2012, entre 20 000 et 40 000 personnes munies de pancartes ont défilé dans Istiklal, artère principale du quartier de Taksim, en criant : “Nous sommes tous Hrant Dink, nous sommes tous des Arméniens.” Le jour de la mort de Hrant, Arek a eu l’impression de vivre “un autre 1915”. Sa génération est trop jeune pour avoir connu les événements des 6 et 7 septembre 1955 (deux nuits de pogrom anti-Grecs qui avait aussi frappé les communautés juives et arméniennes à Istanbul) ou les répressions consécutives aux coups d’Etat militaires de 1971 et 1980. “Avec l’assassinat de Hrant, il a fallu se confronter à ce qu’être arménien

signifiait, explique Ferda Balancar, journaliste à Agos. Beaucoup se sont demandé s’ils devaient rester ou partir. Rester n’est pas une décision passive.” Melisa, 26 ans, se souvient. Ce jour-là, elle rentre tôt et allume la télé. Les infos annoncent la mort de Hrant. Elle se met à trembler, court dans l’appartement pour apprendre la nouvelle à son grand-père. A 95 ans, il a vécu le génocide de 1915. Elle pense que cette annonce va le bouleverser mais le vieil homme reste impassible. Il la regarde et lâche : “Il a été trop loin.” A l’époque, Melisa est stagiaire dans un cabinet médical. De retour au travail, les employés multiplient devant elle les commentaires anti-Arméniens. Personne ne connaît ses origines. A la fin des années 70, ses parents ont pris un nom turc avant la naissance de son frère aîné. Ils ne lui parleront jamais arménien. A l’école, les élèves se moquaient de l’accent de son frère. Melisa s’est toujours sentie “exclue” et “coupable”

être Arménien en Turquie, c’est passer inaperçu, accepter son statut de citoyen de seconde zone 22.02.2012 les inrockuptibles 59

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aucun des trois n’est favorable à la loi française qui pénalise la négation du génocide de ne pouvoir s’exprimer dans sa langue. “A l’aise ni avec les Arméniens ni avec les Turcs.” Pendant son adolescence, ses parents refusent de lui parler de leur changement de nom ou du passé familial. “Ces questions restaient taboues. Ils me baladaient, me disaient que c’était parce que les gens orthographiaient mal notre nom. Mes parents ont tenté de tuer leur identité. Ça m’a causé beaucoup de tort. Après la mort de Hrant, quand ils ont vu tous ces gens dans les rues, ils ont commencé à parler. Ils ont avoué que c’était pour nous protéger, qu’ils avaient peur pour notre sécurité. Ils voulaient nous rendre la vie plus facile.” Après l’assassinat de Hrant, ses parents conseillent à Melisa de quitter le pays. Elle ne les écoute pas mais abandonne son stage et s’immerge dans sa mémoire interdite. “Sa mort m’a ouvert les yeux. J’ai compris à quel point mes origines avaient façonné ma personnalité.” Elle prend des cours du soir et essaie de se faire des amis arméniens. “Mais ça ne collait pas vraiment. Je me suis rendu compte qu’on avait été élevés très différemment. Ils avaient suivi l’école arménienne. On n’avait pas la même culture.” Aujourd’hui, elle travaille pour l’association Hrant-Dink. “Je ne pourrais plus dire que je suis turque, explique-t-elle. Dans la rue, si on me demande si je suis arménienne, je répondrais oui. Je n’ai plus peur. Je veux vraiment devenir arménienne. Je crois que c’est devenu impossible pour moi d’épouser un Turc.” Le verdict du procès des assassins de Hrant Dink a été rendu le mois dernier. Seuls deux hommes, dont le tireur, ont été condamnés. Les dix-sept coaccusés (parmi lesquels le chef des services de renseignements de la police) ont été acquittés. Les juges n’ont pas retenu les charges de “crime en bande organisée” comme le réclamaient la partie civile et les défenseurs des droits de l’homme. “A l’annonce de ce verdict ridicule, j’ai compris que j’allais vouer ma vie au combat pour les Arméniens, explique Melisa. Que j’allais rester en Turquie pour me battre.”

les allers-retours de la loi française 22 décembre 2011 L’Assemblée nationale adopte la proposition d de loi portée par la députée Valérie Boyer (UMP) “visant à réprimer la contestation conttestation des génocides reconnus par la loi”, c’est-à-dire celui des Juifs penda pendant ant la Seconde Guerre mondiale et celui des populations arménienness par l’Empire ottoman en 1915. Le texte punit leur négation d’un an de p prison et de 45 000 euros d’amende. Ankara, la capitale turque, gèle sa coo coopération pération politique et militaire avec Paris et promet des sanctions économiqu économiques. ues. 23 janvier 2012 Le Sénat adopte le texte à la majorité absolue. 31 janvier Un groupe de députés majoritairement de droite saisi saisitt le Conseil constitutionnel et bloque la promulgation de la loi. Le Conseil Co onseil a un mois pour rendre sa décision. er 1 févrierr Nicolas Sarkozy promet un nouveau texte punissant la négation n du génocide en cas de censure du Conseil constitutionnel. Ankara menace m à nouveau la France de “représailles”” économiques et commerciales.

Découragement et colère se mêlent dans la voix de Sibil. “On vit toujours avec les assassins de nos ancêtres”, lâche cette brune énergique qui travaille dans une association, Culture et solidarité arméniennes, qu’elle a fondée avec quelques amis il y a deux ans. Le lendemain de l’assassinat de Hrant, elle court au journal Agos. “J’ai voulu y aller le premier jour, racontet-elle, mais j’ai eu peur. Pour la première fois de ma vie, j’agissais.” Très vite, cette étudiante en cinéma pige pour le journal et se rend en Arménie pour la première fois. Elle sait que sa tante d’Istanbul a pleuré le jour où elle a posé le pied sur le sol arménien. Mais contrairement à sa tante, Sibil déteste l’idée de nation. Il est déjà tard quand elle quitte Istanbul et prend son vol charter. Elle atterrit épuisée à quatre heures du matin. Au point de contrôle, elle s’adresse au douanier en arménien. Derrière la vitre, l’homme examine son passeport vierge de tampons du pays. Il comprend qu’elle vient pour la première fois. Il se lève, ouvre grand ses bras et lui répond : “Bienvenue ma sœur.” “D’ordinaire, je déteste tout ce qui porte un uniforme, se souvient Sibil. Mais là, je me suis mise à pleurer. En Turquie, c’est impossible de voir un Arménien en uniforme. Ça m’a bouleversée.” Tout comme Arek, Melisa et les autres Arméniens rencontrés lors de ce reportage, Sibil n’est pas favorable à la loi française qui pénalise la négation du génocide arménien. Début janvier, avec six autres intellectuels arméniens (dont Arat Dink, le fils de Hrant), elle a signé une tribune intitulée “La Turquie court après le droit de nier la vérité” pour répondre à cette loi qui a provoqué un tollé médiatique en Turquie. “Je ne pense pas que la France fasse cela pour les Arméniens. C’est un outil de pression contre la Turquie. Et ça le sera pendant des années si la Turquie ne change pas. Ça me rend triste que la Turquie ne soit pas assez intelligente pour s’en rendre compte.” Elle estime que cette loi ne changera rien aux conditions de vie des Arméniens de Turquie. “Ça tourne les projecteurs vers nous et ce n’est pas une bonne chose.” Le changement passera, elle en est persuadée, par un rapprochement entre les peuples turc et arménien et ne surviendra que si la Turquie accepte d’affronter les heures sombres de son histoire. “Cela demande beaucoup de courage de la part du gouvernement”, de la population également. Sibil dénonce la responsabilité des “gens éduqués” qui ont fréquenté des écoles françaises ou américaines et continuent à nier la réalité du génocide. “Ça me met hors de moi. Ils avaient les capacités pour faire des recherches. Je ne vais pas passer un autre siècle à leur faire entendre la vérité. C’est aussi un génocide culturel. Tout un mode de vie, toute une culture ont disparu. Les Arméniens n’ont jamais été un peuple de guerriers. Ils étaient doués pour les productions culturelles et artistiques. Ça fait quasiment un siècle qu’on ne produit rien : la diaspora est focalisée sur l’idée de faire accepter le génocide à la Turquie. Les Arméniens d’Arménie ont d’autres priorités, ils ont une vie très dure.” Trouver un apaisement, arrêter de regarder vers le passé, de chercher sans cesse comment vivre son identité. Le soir chez lui, sur sa platine, Arek écoute souvent des disques de jazz, George Benson, ou parfois Charles Aznavour. “J’aime la nostalgie, nous dit-il. Même si je sais que je dois vivre dans le présent.”

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spécial Bordea

ux

plutôt Gironde Les Inrocks poursuivent leur exploration des régions et des métropoles. Cette semaine, Bordeaux, autrefois qualifiée de belle endormie, nous ouvre les portes de ses vieux hôtels, de ses bars branchés et de ses centres d’art pointus.

II rive gauche, rive droite en franchissant la Garonne, Bordeaux devient CUB et s’ouvre à la modernité

IV livres les éditions Finitude n’ont pas fini de nous en faire voir

VI contemporain le CAPC, centre d’art de renommée internationale

VIII théâtre la Manufacture, une scène exceptionnelle par la taille et l’ambition

X rock & foot attitude

avec

la reconversion de Johan Micoud en patron de label rock

XII urbanisme 96.7

Julie Rey, courtesy CAPC Bordeaux

d’Euratlantique à la cabane en bois

XIV répertoire les bonnes adresses bordelaises coordination Alain Dreyfus

100.1

Charlotte Laubard dirige le CAPC depuis 2006 22.02.2012 les inrockuptibles I

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x u a e d r o B l a i c spé l’édito

inch’ Alain Bordeaux a retrouvé la beauté hiératique que les intendants du XVIIIe siècle avaient offerte aux négociants gorgés des écus de la vigne et du commerce triangulaire. Tout cela est bien beau, mais au profit de qui ? D’une bourgeoisie qui vote depuis des lustres pour la droite ? Vite dit, mal dit : la ville de Montaigne a toujours accueilli les bannis de l’histoire. Les séfarades chassés de la péninsule ibérique, les Républicains espagnols et les Portugais défaits par Franco et Salazar, puis les boat people vietnamiens rétifs aux programmes de rééducation musclés des vainqueurs, succédant aux bombes au napalm dispensées sans compter par les B-52 américains. Ces communautés, auxquelles il faut ajouter les Africains et les Maghrébins, ne sont pas parquées dans des ghettos dortoirs et peuvent circuler dans le centre sans craindre des contrôles au faciès. Le tramway a désenclavé la populaire rive droite, et, inimaginable à Paris, un message lumineux prévient ceux qui attendent lorsqu’un contrôle est en cours et que les contrevenants s’exposent à une amende de 5 euros… Cette cité de droite a le cœur à gauche : on peut y penser ou prier tout aussi librement. Même si la mairie doit lutter ferme pour l’imposer, sous peu les musulmans vont bâtir une grande mosquée en centre-ville. Inch’ Allah, comme dirait Juppé.

Les Inrockuptibles

Bordeaux blanc, Bordeaux rose Bourgeoise et bigarrée, de gauche mais dirigée par des maires de droite, joyau du XVIIIe parsemé de bâtiments ultramodernes, Bordeaux vit avec bonne humeur ses contrastes.

L

a déception est un sentiment qui ne déçoit jamais”, écrivait Mauriac, géant girondin des lettres françaises. Chez les jacobins, Bordeaux trimballe toujours l’image de la cité glaçante épinglée avec une cruauté gourmande par l’écrivain catho. Une ville où s’affairait une bourgeoisie prospère, confite en rances liturgies, où rimaient l’ignoble et le vignoble. Tracée au cordeau par Louis-UrbainAubert de Tourny, l’intendant de Louis XV, avec ses cours sans fin, ses places et ses avenues vastes et vides, Bordeaux a longtemps déroulé ses façades noircies le long des quais barricadés de la Garonne, parfaits pour soustraire aux regards les sales petits secrets d’un monde étriqué. Pour ne rien arranger, Bordeaux, qui fut, lors des deux déflagrations mondiales capitale politique de fortune d’une France en déroute reste un fief de la droite, dirigée de 1947 à 1995 par Jacques ChabanDelmas, et depuis par Alain Juppé. Bon. On a assez chargé la barque pour se permettre à présent d’être déçu en bien. La droite, oui, mais pas n’importe laquelle. Chaban-Delmas, ancien résistant, était un gaulliste de gauche, apôtre, lorsqu’il était Premier ministre de Charles le Grand, d’une “nouvelle société”, un concept plutôt généreux concocté par son directeur de cabinet Jacques Delors. Raide et, selon ses propres mots, droit dans ses bottes, Juppé fut bien le Premier ministre de Chirac qui a fait passer au bulldozer une réforme de la Sécu, puis mis le RPR en ordre de bataille pour l’opération kamikaze des législatives anticipées, ouvrant la voie à cinq ans de gouvernement Jospin. Mais force est de lui reconnaître de la suite dans les

idées, un sens de l’Etat et une réelle intégrité. Un minimum qui fait dans son camp figure d’exception, où, pour rester courtois, les braves gens ne courent pas les rues. Sa condamnation dans l’affaire d’emplois fictifs à la mairie de Paris, qui lui valurent deux ans d’inéligibilité et un exil au Canada, en font un condamné plutôt fréquentable, puisque chacun convient qu’il s’est offert en sacrifice en lieu et place de celui qui a tout fait pour se soustraire à la justice de son pays. On lui sait gré enfin, même dans son actuel costume de diplomate, de n’avoir pas tourné sept fois sa langue dans sa bouche pour faire clairement savoir qu’il ne partageait vraiment pas les visées civilisatrices de son collègue Guéant. “Je me suis engagé, vis-à-vis des Bordelais, à exercer pleinement la fonction de maire qu’ils m’ont confiée. Or il y a incompatibilité entre cette fonction et un poste ministériel. On ne peut pas tout faire à la fois”, écrivait Alain Juppé dans son blog en avril 2009. En novembre 2010, il prenait ses fonctions à la Défense, puis en 2011 au Quai d’Orsay. Les Bordelais, qui ont de la mémoire, lui pardonnerontils ce pas de clerc lors des prochaines municipales ? D’ici là, l’eau aura coulé sous les rares ponts de la Garonne et celui qui passe souvent quatre jours pleins par semaine dans sa ville, pourra se targuer d’un bilan impressionnant. Des exemples ? Il a rendu, en achevant tambour battant le ravalement initié par Chaban, tout leur éclat aux façades des hôtels XVIIIe siècle de la ville, et débarrassé les quais des barrières de béton qui les défiguraient. Mais il a surtout mené au son du clairon la construction du tramway, en faisant

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Christian Richters

Il y a peu, Eric Woerth a pu goûter aux charmes du palais de justice conçu par Richard Rogers

construire d’un coup d’un seul les trois lignes du réseau. Trois ans de travaux et d’embouteillages infernaux, mais Bordeaux n’aura pas souffert pour rien. La ville s’est désenclavée en s’ouvrant à l’ensemble d’une Communauté urbaine, qui compte quelque 700 000 habitants. Une “CUB”, comme on dit sur place, qui ne partage pas ses options politiques, puisque à Bordeaux, pour le dire vite, la rive gauche vote à droite et la rive droite à gauche. Il a fallu à Alain Juppé batailler ferme pour convaincre sa majorité qu’il n’y avait pas de danger à ouvrir le cœur de ville aux ressortissants étrangers de plus de quarante nationalités qui peuplent les logements sociaux de la rive droite. Lors des émeutes qui embrasèrent les banlieues en 2005, l’agglo bordelaise, où le Front national plafonne à 8 %, compta en tout et pour tout trois voitures et un bus incendiés. Le PS gère, hors le centre et Bègles l’écolo, l’ensemble des communes de la CUB, dirigée par Vincent Feltesse tandis qu’Alain Rousset préside la Région Aquitaine. Est-ce parce que souffle encore l’esprit des lois et le goût de l’essai insufflés par les grandes figures de Bordeaux, Montaigne

et Montesquieu, que l’on préfère ici la concertation à l’invective ? Peut-être : même si les conflits existent, on sait ici vivre et travailler ensemble. Notamment pour innover dans le logement HLM, et construire des équipements sociaux et culturels d’une grande audace architecturale sans lésiner sur le nombre des acteurs qui les font vivre. Deux exemples pour conclure sur les paradoxes d’une cité qui, en 2007 au second tour, avait apporté 54 % des voix à Ségolène Royal. Le palais de justice, où Eric Woerth est venu en début de mois goûter aux charmes d’une procédure dépaysée, est l’œuvre de l’agence du Britannique Richard Rogers, à qui l’on doit, avec Renzo Piano, le Centre Pompidou. Ce bâtiment de verre et de tuyauteries jaune vif, qui joue de ses transparences avec la pierre d’une tour romane attenante, dégage

la ville sait que la mémoire n’est pas seulement un devoir mais une nécessité

une gaieté surprenante en de tels lieux. Comme si les architectes avaient rêvé la justice non pas telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être. La justice, Bordeaux connaît : pour avoir vécu plus de six mois au rythme du procès Papon, la ville sait que la mémoire n’est pas qu’un devoir mais une nécessité. Si l’on veut remonter plus loin dans les racines de la cité, il faut se rendre au musée d’Aquitaine. Il y a peu, on y a inauguré des salles consacrées à l’activité qui, outre le vin, a fait la fortune de Bordeaux, la traite négrière. Dans une scénographie sans emphase, cette expo permanente met à plat les arcanes du commerce triangulaire dans son contexte historique, sans se disculper et sans faire l’impasse sur les horreurs de ce négoce. Une manière exemplaire d’assumer son passé, qui transcende la notion toujours ambiguë de repentance. Juppé battra-t-il le record de son prédécesseur, dont le (trop long) règne a duré cinquante ans ? Il faudrait poser la question à l’intéressé. Ses plus chauds partisans y croient et ne doutent pas de la solidité de leur champion. Leur réponse, un peu téléphonée, fuse : “Juppé ? Un roc !” Alain Dreyfus 22.02.2012 les inrockuptibles III

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x u a e d r o B l a i c spé

dix ans de Finitude

Les éditions Finitude fêtent cette année une décennie d’existence. Un pari gagné pour ces adeptes d’une littérature exigeante et de l’objet-livre.

T

andis que la planète littéraire gravite frénétiquement autour de Paris, quelques irréductibles diffusent la littérature depuis la province, fidèles à des méthodes forcément alternatives. Qui visite les pénates bordelais de Finitude s’aperçoit aussitôt que le livre se conçoit ici selon une cadence particulière, réglée sur un autre fuseau horaire : on s’imagine mieux en effet dans ces bureaux pour prendre le thé plutôt que pour dresser un bilan financier. On accède à une généreuse réserve d’ouvrages en traversant la cuisine d’un aimable couple de locataires – les deux salariés de la maison. Voilà dix ans qu’Emmanuelle et Thierry Boizet mènent seuls ce navire, chargé d’un catalogue de cent titres, réputé pour son audacieuse variété. Des satires inédites de Melville – “un Melville politique, donc insoupçonné” – côtoient des chroniques de Raphaël Sorin, des contes d’E. E. Cummings et des romans d’André Vers. Le tandem mise sur une conception personnelle du livre, comme œuvre et comme objet. Un fétichisme subtil, en somme, observé par ces autodidactes depuis leurs débuts : après des études déconnectées de leur vocation (droit pour l’une, ingénierie pour l’autre), Emmanuelle et Thierry ouvrent une librairie. Ils trompent alors quelque ennui en éditant des nouvelles inédites de Jean Forton dans l’arrière-boutique. Le livre rencontre la critique, intriguée par l’artisanat de la publication : leur carrière d’éditeurs est, peu ou prou, lancée. La culture du cousu-main se retrouve dans chacun des ouvrages de Finitude, qui paraissent au rythme d’un par mois en moyenne. Aujourd’hui, pour se faire une place en librairie, il faut une plus-value : la leur est esthétique. “On aime mettre les deux mains dans le texte : établir l’édition, la maquette, trouver des illustrations… Si on se retrouvait demain catapultés dans une grande maison, à se contenter de déjeuner avec les attachés de presse, on s’ennuierait.” Leur ligne éditoriale ? En dehors d’un goût pour “le décalé, le couillu, les sujets sérieux mais traités avec beaucoup de recul humoristique”, leurs choix se font selon leurs coups de cœur quand les mastodontes parisiens tablent sur de rigoureux calculs marketing. La large présence d’inédits et de rééditions (le Jérôme de Jean-Pierre Martinet, roman halluciné et inclassable, est leur plus grand succès) dans le catalogue dénote tout de même un parti pris original. Au gré des inclassables (une adaptation des aphorismes

le choix du coup de cœur, quand les mastodontes parisiens tablent sur le marketing de Cioran en rébus !), des correspondances, des essais amoureusement exhumés, se dessine effectivement un lien entre passé et présent : lorsque Finitude publie Sarcellopolis de Marc Bernard, écrit dans les années 60, c’est par engouement pour une voix, mais aussi pour ce que le texte pressent de l’époque contemporaine. “C’est un témoignage catastrophé sur la construction de Sarcelles, à l’époque des premiers appartements qui donnaient encore sur des champs de betterave. Dès les premiers mois d’existence de la cité, Bernard a réussi à mettre le doigt sur ce qui avait déraillé.” De même, en recomposant le Journal de Thoreau, les deux passeurs réajustent l’image d’un penseur libertaire : certaines de ses pages exaltent le pouvoir de l’armée. “Notre rôle est aussi là : dire à ceux qui convoquent toujours les classiques dans le même sens que leur pensée est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est parfois intéressant de voir que ce qui paraît transgressif et moderne aujourd’hui ne l’est pas tant que ça.” Renouer le dialogue entre les classiques et le présent plutôt que de les “dépoussiérer” : preuve que des méthodes d’édition parallèles ouvrent sur un patrimoine qui l’est tout autant. Chez Finitude, le décentrement géographique est aussi littéraire. Yal Sadat

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le fric, le Frac et l’entrepôt Boosté par le CAPC, devenu un lieu phare de l’art contemporain bien au-delà de l’Aquitaine, Bordeaux multiplie les initiatives culturelles de pointe.

O

ù sont passés les bijoux ? Les aficionados de crânes endiamantés de Damien Hirst et des boîtes de Coca en or massif de Takashi Murakami, avec étiquette du prix libellée en millions de dollars en guise de cartel, en seront pour leur frais. L’exposition sur les archives de l’art contemporain qui débute son cycle au CAPC (Centre d’arts plastiques contemporains) de Bordeaux n’est pas là pour hypnotiser le visiteur ébahi par tout ce qui brille. Bien au contraire. Sur les murs, des toiles monochromes qui se confondent avec leur support, trois livres bien rangés, perchés sur une étagère aussi vide que supposée, des bottes de paille, quelques éclats de verre posés sur des branchages et une Simca 1000 hors d’âge d’où surgit un étique tube de néon. Sur les tables, des feuillets polycopiés et autres notes griffonnées ne nécessitent pas de vitrines cadenassées pour se soustraire à la convoitise d’éventuels malveillants. Ces documents sont posés sur de frustes tables à tréteaux. Pourtant, cet assemblage a priori déceptif est une mise à plat des réflexions et des travaux de trois artistes majeurs. Claude Rutault, qui pousse l’art pictural aux limites de l’effacement, Daniel Buren, qui poursuit inlassablement son travail janséniste à coup de rayures soigneusement millimétrées, et le défunt Mario Merz, figure de l’arte povera, qui a su créer des objets d’une sidérante beauté avec les matériaux les plus pauvres, prompts

à se corrompre et à disparaître. Que devient une œuvre contemporaine, souvent conçue pour une situation et une durée limitées lorsque le rideau de l’exposition est tombé ? Comment la conserve-t-on ? Quelle est sa “valeur” ? Bref, quel est le devenir d’une œuvre d’art, non plus à l’ère de la reproductibilité technique chère à Walter Benjamin, mais à l’ère de la dématérialisation ? C’est sur ces questions cruciales et difficiles qu’invitent à réfléchir les équipes du CAPC, qui entendent faire du visiteur, non pas un spectateur tétanisé par l’incompréhension, mais l’acteur éveillé de ses propres dérives et déambulations. Cette belle exigence et cette confiance en l’intelligence de son public ont fait du CAPC, au fil des ans, l’un des hauts lieux internationaux de la scène contemporaine. Sis sur le quai du quartier des Chartrons dans l’entrepôt Lainé, inscrit depuis 1825 dans le tissu urbain de la ville, ce bâtiment qui servait aux riches armateurs au stockage des denrées coloniales a de peu échappé à la destruction dans les années 60. Classé in extremis monument historique en 1973, cet extraordinaire édifice, où s’emboîtent la pierre de Bourg-surGironde, la brique d’argile et le pin d’Oregon, se révèle, avec ses voûtes, ses méandres et ses coursives, un lieu mystérieux et magique, totalement adapté à ses nouvelles fonctions. Il constitue un terrain de jeu idéal pour toutes les expériences innovantes qui

Les matériaux de Mario Merz dans l’expo L’Œuvre et ses archives

peuvent s’y ébrouer à leur aise, puisque ses surfaces d’expositions équivalent peu ou prou aux trois quarts de celles dont dispose le Centre Pompidou à Paris Mais le CAPC n’est pas en son domaine le seul joyau de la ville et de son agglomération. Bordeaux dispose aussi d’un réseau conséquent de galeries de pointe, d’un Frac dynamique et d’un mécénat en constante expansion, dopé par un secteur viticole florissant. Nombre de châteaux du Médoc laissent à disposition leurs murs et leurs salons à la création contemporaine. Un exemple : l’Institut culturel Bernard-Magrez, ouvert en octobre dernier, qui propose une offre artistique très différente des institutions décrites plus haut, et joue, avec de gros moyens, un rôle stimulant pour les artistes. S’il est une création on ne peut plus contemporaine, aussi pérenne qu’éphémère, c’est bien la vigne. Un centre culturel du vin devrait ouvrir ses portes à Bordeaux d’ici deux ans. Ni musée, encore moins parc à thème, ce centre entend jouer le rôle d’une

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Courtesy CAPC, photo Blaise Mercier/Mairie de Bordeaux

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nouvelle institution culturelle qui a pour ambition d’accueillir 600 000 visiteurs par an. Un panorama de cette offre déjà considérable serait incomplet si on passait sous silence le nouveau centre de recherche créé par l’Ecole des beaux-arts, l’arrivée à la tête de l’école d’architecture du directeur de la Biennale du design de Saint-Etienne, Martin Chénot, le site des Terres Neuves à Bègles, fief de l’écolo Noël Mamère, qui veut de devenir un pôle pour l’image, en fédérant structures de production et associations en lien avec ce domaine. Ça bouge aussi sur la commune de Lormont où Ma Asso, fondée par Eddie Ladoire, a créé un petit lieu dédié aux créations sonores en lien avec les arts visuels. Quelques hiatus pourtant dans ce tableau idyllique. La Fabrique Pola (qui abrite entre autres le Bruit du frigo, voir page XII), seule friche culturelle de l’agglo, est menacée de disparition. A plus ample informé, aucune commune n’a proposé à cette communauté riche

un lieu mystérieux et magique, avec ses voûtes, ses méandres et ses coursives de talents un terrain de substitution. On terminera sur une bonne et une mauvaise nouvelle. On commence par la bonne : le Frac Aquitaine, dirigé par Claire Jacquet, va grossir pour devenir dès 2013 le plus important de France. La mauvaise, maintenant : le Frac Aquitaine va grossir pour devenir dès 2013 le plus important de France. Car on peut dans le même temps se réjouir et craindre l’arrivée de ce mastodonte sur un secteur déjà quasi pléthorique. Fruit d’un contrat EtatRégion, ce projet dont on ne connaît pas encore l’architecte va être bâti sur le site actuel des abattoirs de la ville, dans le quartier de la Paludate et s’inscrit dans le cadre d’un projet urbanistique de grande ampleur, Euratlantique (voir page XII).

Le coût de ce nouvel outil est estimé au minimum à 50 millions d’euros. Ce pôle culturel régional, qui doit regrouper, outre le Frac, des antennes art vivant, musique, cinéma et littérature, risque, à l’instar d’un éléphant qui écrase tout sur son passage, de dépouiller les agents existants de leurs missions de diffusion pour affronter les coûts de fonctionnement du futur monstre. Ce projet est une opération de prestige pour la Région et son président, Alain Rousset, qui regarde d’un œil envieux le phénomène du Guggenheim de Bilbao, qui a métamorphosé une ville basque enfumée par une industrie en déshérence en un spot touristique quatre saisons sur quatre. D’autant que d’ici 2020, la ligne TGV mettra Bordeaux à deux heures de Paris, à une heure de Toulouse et une heure trente de Bilbao. Reste à savoir si la crise qui ravage l’Europe sera propice à la viabilité d’une telle ambition. Bilbao serait-elle le syndrome du château en Espagne ? Alain Dreyfus 22.02.2012 les inrockuptibles VII

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du théâtre comme conversation

Le metteur en scène Frédéric Maragnani prend la direction de la Manufacture Atlantique (ex-TNT) avec un projet flambant neuf axé sur l’écriture et le décloisonnement des genres.

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eux qui m’ont le mieux parlé du théâtre, ce sont les auteurs.” Frédéric Maragnani l’affirme haut et fort, c’est d’abord par le texte qu’il est venu au théâtre. Ses rencontres avec des dramaturges ont été déterminantes. Metteur en scène formé aux conservatoires de Montpellier puis de Bordeaux, il est trop jeune pour appartenir à la génération de ceux qui ont grandi dans le sillage d’Antoine Vitez ou de Didier-Georges Gabily. “De fait, cette transmission, je suis allé la chercher ailleurs, chez Meyerhold ou chez Strehler.” Il commence par monter des classiques, s’attaquant notamment au Barouf à Chioggia de Carlo Goldoni qu’il a repris dans une nouvelle mise en scène à l’automne 2011. Mais surtout il fait la connaissance d’auteurs vivants – tels Eugène Durif, Noëlle Renaude, Philippe

Minyana, Armando Llamas, Howard Barker ou Nicolas Fretel. Cette relation étroite avec des écrivains de théâtre, dont certains mettent parfois en scène leurs propres œuvres, le confirme dans sa vision de l’espace scénique comme lieu où s’énonce une parole. “La scène est d’abord pour moi le lieu de l’énonciation, le lieu du dire que traverse le souffle des mots. C’est un espace central, essentiel. C’est d’ailleurs autour de cet espace que s’articule le nouveau projet que nous avons conçu pour la Manufacture Atlantique. La force de ce lieu tient d’abord à la qualité exceptionnelle de sa scène dont les proportions permettent un rapport idéal entre les acteurs et les spectateurs.” Située boulevard Albert-Ier, la Manufacture Atlantique est un lieu à part. Cette ancienne fabrique de chaussures

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est devenue un théâtre en 1997 à l’initiative de deux troupes – la compagnie Tiberghien et la compagnie des Marches de l’Eté – et d’Eric Chevance, son directeur jusqu’en 2011, année où il décide de passer la main en proposant à Frédéric Maragnani de le remplacer. Celui-ci accepte à condition de pouvoir inaugurer un nouveau projet avec le soutien des tutelles. Volontairement atypique, le TNT – Manufacture de Chaussures (son ancienne appellation) a accueilli les artistes les plus divers. La Ribot et Jérôme Bel y ont notamment été reçus, tout comme Frédéric Maragnani dont la compagnie – lui préfère parler de groupe – basée à Bordeaux y a présenté plusieurs créations. Malgré tout, depuis quelque temps, ce site exceptionnel s’était un peu assoupi. Compte tenu de sa situation géographique, à la lisière de la ville de Bègles et non loin de la gare Saint-Jean, ainsi que de la qualité de la salle pouvant accueillir 270 spectateurs sans oublier ses espaces conséquents pour les répétitions, ce lieu méritait amplement d’être relancé. Dès septembre 2012, c’est donc une nouvelle version de la Manufacture qui verra le jour avec un projet ambitieux articulé autour des écritures au sens large, c’est-à-dire aussi bien des textes que des écritures scéniques. Frédéric Maragnani se refuse à tout cloisonnement entre les genres :

“la force de ce lieu tient d’abord à la qualité exceptionnelle de sa scène, dont les proportions permettent un rapport idéal entre les acteurs et les spectateurs” “L’idée, c’est de privilégier la rencontre. Il s’agit de faire découvrir non seulement des œuvres mais aussi des artistes, qu’ils viennent du théâtre, de la danse, de la performance, du numérique ou de la musique, en exposant plusieurs aspects de leur travail et en favorisant les échanges avec le public.” Plusieurs temps forts ponctueront la saison à travers des événements mensuels ou des résidences d’accueil. Frédéric Maragnani assure par ailleurs la direction artistique de la prochaine édition du festival NovArt où la nouvelle équipe de la Manufacture Atlantique sera étroitement impliquée. “Nous souhaitons que la Manufacture soit un lieu ouvert en réseau avec le monde qui l’entoure, un lieu d’échange et de pensée, un lieu d’irrigation où l’on s’efforce de vivre l’art de manière différente. Car ce qui m’intéresse avant tout, c’est la conversation avec les gens, l’échange. Sans cela rien n’est possible.” Hugues Le Tanneur photo Michel Nguie

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’il lui venait à l’esprit de revisiter le classique de Barbara, l’ancien footballeur Johan Micoud dirait probablement que sa plus belle histoire d’amour, c’est Bordeaux. A deux reprises, le joueur a répondu à l’appel de la Belle Endormie. En 1996, après quatre ans à Cannes, il rejoint une première fois les Girondins au poste de milieu de terrain offensif et trois ans après, il contribue à la conquête du titre de champion de France. Après un passage par l’Italie, puis un séjour formidable au Werder Brême en Allemagne, il retrouve Bordeaux en 2006. S’il remet son maillot au vestiaire deux saisons plus tard, il décide néanmoins de rester vivre à Bordeaux en famille. La ville, connue aussi bien pour le vin que pour sa dynamique scène musicale, lui inspirera deux reconversions. Plutôt que d’aller chercher, au Qatar ou aux Etats-Unis, une fin de carrière cynique mais fructueuse, il décide d’abord de troquer la pelouse des stades pour les vignes de pomerol. “J’avais toujours eu ce rêve, alors j’ai acheté quelques vignes en 2008 avec des amis. Dans le Sud-Est, où j’ai grandi, mon grand-père aimait le vin et me faisait régulièrement goûter ses bouteilles. Alors j’ai acquis une petite parcelle, et on a fait ce vin qu’on a appelé Château la Connivence. J’ai eu la joie de le faire goûter à mon grand-père avant sa disparition.”

de la balle au label

Reconversion réussie pour l’ex-milieu de terrain des Girondins Johan Micoud qui a réuni dans son label Virage Tracks ses deux passions, le foot et le rock.

Le verre à moitié plein, Micoud peut alors s’adonner à son autre vieille passion, lui qui a grandi entre les vinyles de chanson française de sa maman et les cassettes pirates de Frank Zappa de son frère. “J’ai toujours adoré la musique. Quand on est footballeur, avec tous les transports, on a du temps pour écouter des tas de choses. A l’adolescence, je suis devenu fan de U2. Aujourd’hui j’écoute Beirut, Arcade Fire ou Baxter Dury. C’est vrai que parfois, dans les vestiaires, c’était la guéguerre. J’essayais de mettre du rock, et les autres mettaient du rap.” Par l’intermédiaire de sa fille, Johan Micoud fait la connaissance de Laurent Dory, ex-musicien des Bordelais Straw Dogs. “On a vite sympathisé. J’adorais la musique et, de son côté, Laurent avait été footballeur amateur. On avait chacun besoin d’avancer, on s’est rencontrés à un carrefour. J’ai voulu produire le disque de son nouveau projet, Robert & Mitchum, et finalement on a monté un label.” Parce qu’ils sont chacun à un tournant de leur carrière, ils baptisent leur structure Virage Tracks.

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“le look des joueurs anglosaxons, il y a trente ans, Quelques semaines avant la Coupe ça ressemblait au rock. du monde 2010, le label publie Pop’n Foot, George Best, on l’appelait une compilation de morceaux inspirés à des musiciens par leur amour du ballon le cinquième Beatles” rond. Au casting : Dionysos, H-Burns, Luke, Miossec, Zebda… “On s’est aperçu que la connexion football-rock était davantage présente dans le paysage anglo-saxon. En Angleterre, on sait tous quelle équipe supportent les groupes. En France, le football est plus rattaché au rap, et c’est très communautaire : vous supportez soit Paris, soit Marseille. Pourtant, si vous prenez le look des joueurs d’il y a trente ans, ça ressemblait au rock. Les dégaines, les coupes de cheveux : tu avais l’impression qu’ils sortaient d’un concert. George Best, on l’appelait le cinquième Beatles.” A la sortie de la compilation, le label organise un concert avec les participants du disque sur la scène de la Rock School Barbey. Le lendemain, tous se retrouvent sur le terrain, pour un tournoi amical : “J’ai joué le match, mais je n’ai pas chanté sur scène, trop angoissant. J’avais slamé sur un des titres de la compilation, c’était

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déjà beaucoup pour moi ! Pour faire ce titre, je me suis retrouvé dans un studio dans les Landes, et j’ai retrouvé l’esprit du football : le sens du jeu, le collectif, tous les membres de l’équipe qui donnent un avis...” Le collectif, justement, ne cesse de s’agrandir chez Virage Tracks. Outre la signature d’All Canibals, formidable machine normande de garage-rock, le

label publiera l’album de Madi, héritier rock de Jeff Buckley, et celui de Robert & Mitchtum, le nouveau projet des ex-Straw Dogs et d’un ancien Kid Pharaon1. Pour Johan Micoud, il faudra encore patienter. “J’ai des guitares mais je ne m’y suis jamais mis… Je trouve que c’est plus difficile de jouer de la musique devant 100 spectateurs que de se retrouver sur le terrain devant 50 000 personnes.” Question de point de vue. Johanna Seban photo Rüdy Waks 1. Pied à terre de Robert & Mitchum, le 14 mai

la musique en mallette A Virage Tracks, qui participe à la santé de la scène musicale bordelaise, il faut ajouter les labels bordelais Vicious Circle, Platinum, Talitres et le dynamisme des salles voisines : Rock School Barbey, Rocher de Palmer, Krakatoa… Cette dernière, qui fêtait ses 20 ans en 2010, soutient la scène internationale avec des concerts (45 événements par an) et la scène locale via l’accompagnement artistique d’une quinzaine de projets annuels (Crane Angels, Botibol…). Surtout, le Krakatoa a lancé en octobre 2010 la “e-mallette” : un outil pédagogique réunissant, sur une clé USB, un ensemble d’informations administratives et techniques pour aider ceux qui désirent monter un projet culturel. On y aborde le statut de l’artiste, les contrats du spectacle, les subventions, les aides à l’enregistrement... La e-mallette est remise gratuitement, sur rendez-vous. Egalement disponible en appli pour iPhone et iPad.

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Le Nuage, refuge périurbain sur les rives de la Garonne, à Lormont

Bruit du frigo & Zébra3/Buy-Sellf

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le bouillonnement de la CUB L’immense projet Euratlantique a émoustillé l’imagination des cadors de l’architecture et aussi celle de francs-tireurs de l’urbanité.

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nventaire : plus d’un millier d’hectares courant en boucle autour de la Garonne, entre Bordeaux, Bègles et Floirac, 500 000 mètres carrés de bureaux, le double de cette surface en logements essentiellement sociaux, une flopée d’équipements culturels et le doublement des capacités de la gare Saint-Jean pour accueillir les rames de la nouvelle LGV qui mettra dès 2016 la cité à deux heures de Paris, à une de Toulouse. Nom de code ? Euratlantique. Initiateur ? Alain Juppé

avec l’appui de l’ensemble de la communauté urbaine (CUB), le tout sous le pilotage d’un sociologue au patronyme de bonne augure, Philippe Courtois. Ce projet titanesque a pour objectif de faire entrer Bordeaux dans le club des grandes métropoles européennes, au centre d’un nœud ferroviaire, reliant le nord et le sud du Vieux Continent en des temps propres à clouer les avions au sol à échéance 2020. Un pari formidable, un risque qui l’est tout

autant. Car les entités urbaines qui du passé ont fait table rase sans aboutir pour autant à un avenir radieux sont un tropisme planétaire. Telles de bonnes fées, de prestigieux cabinets d’architectes se sont penchés sur le berceau d’Euratlantique et vont y réaliser des gestes forts. L’agence de Paul Andreu (qui a construit le nouvel aéroport de Roissy), celle des Suisses Herzog & de Meuron (auteurs du grand stade de Pékin construit pour les JO et qui s’apprêtent à réaliser celui destiné

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MVRDV

les architectes, urbanistes et plasticiens du Bruit du frigo agissent avec l’appui de la CUB et de la ville dans les interstices du tissu urbain

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Le projet de ZAC (zone d’aménagement concerté) de Bastide Niel présenté par les ateliers du Néerlandais Winy Maas

la centrale du Blayais, inquiétante voisine Certes, le projet Euratlantique est pensé, riche en espaces verts et doté du label écoquartier. Ce label, gage d’une vie meilleure, aurait toute sa pertinence si la centrale nucléaire du Blayais n’était pas située à 60 kilomètres en aval de Bordeaux. Le 27 décembre 1999, la tempête Martin avait provoqué une brusque montée des eaux de l’estuaire de la Gironde et l’inondation d’une partie de la centrale. EDF avait alors décidé la mise hors service volontaire des trois réacteurs sur quatre alors en activité. L’incident avait été classé au niveau 2 (“incident”) sur l’échelle INES. Le 5 janvier 2000, Sud-Ouest titrait : “Très près de l’accident majeur”, sans qu’EDF se fende d’un démenti. Selon certaines sources, les services de la préfecture se tenaient prêts à évacuer l’ensemble de l’agglomération bordelaise, soit 700 000 personnes. En 2002 et 2003, EDF a déclaré deux “incidents génériques de niveau 1”, à la suite de miniséismes constatés dans cette centrale construite en zone inondable. Le traumatisme de Fukushima a ravivé ces incidents oubliés.

aux supporters girondins), ou encore les ateliers du Néerlandais Winy Maas, en charge du grand ensemble d’habitation de Bastide Niel (voir image ci-dessus). Voilà pour le plus spectaculaire. Mais d’autres urbanistes travaillent à bas bruit et lancinant, comme l’équipe du Bruit du frigo. Groupuscule issu de la Fabrique Pola (voir page VI), ces architectes, urbanistes et plasticiens de proximité, eux aussi avec l’appui de la CUB et de la ville, agissent dans les interstices du tissu urbain. Pour ce faire, ils attirent les indigènes avec des pièges à leur manière. En installant par exemple un restaurant éphémère et gratuit au milieu d’une cité, ils prennent langue avec leurs habitants, définissent empiriquement leurs désirs ou leurs besoins. Ce type d’intervention donne vie à des espaces poétiques tel celui

baptisé “l’épisode 3 des lieux possibles”. Il s’agit d’une performance collective sous forme d’une grande randonnée de 35 kilomètres dans le parc des Coteaux les 2 et 3 octobre 2010, avec l’appui des édiles des communes de Bassens, Cenon, Floirac et Lormont. Cette balade était ponctuée d’installations et de performances artistiques et culinaires, mêlant grandes tablées, scénographie aquatique et bivouac vespéral. Pour les randonneurs fatigués ou simplement flemmards, le Bruit du frigo a installé le long du parcours des prototypes de refuges urbains. Avis aux intéressés : ces refuges, qui n’ont subi depuis aucune déprédation, sont toujours en place. Pour les occuper une nuit, gratuitement, il suffit d’en faire la demande auprès des mairies des communes attenantes. Mais il se fait tard : bonsoir tout le monde. Alain Dreyfus 22.02.2012 les inrockuptibles XIII

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x u a e d r o B l a i c spé bars, restaurants Bar Brasserie basque Petit bistrot de quartier, déco désuète et réjouissante, tenanciers exquis. Climat propice à l’écoute d’apartés truculents. 72, cours Victor-Hugo du lundi au samedi de 7 h 30 à 20 h tél. 05 56 91 63 42

Le Cochon volant

Le Rocher de Palmer, à Cenon, construit par Bernard Tschumi, accueille les grands noms de la musique, tous genres confondus

Dans le quartier des Capucins. Brasserie, cuisine de marché variée, plats simples, francs du collier et copieux. Particularité d’envergure : service jusqu’à 3 h du matin ! 22, place des Capucins ouvert du mardi au vendredi de 18 h à 4 h samedi et dimanche de 8 h à 4 h plat : 20 € en moyenne tél. 05 57 59 10 00

L’Assiette musicale

Les bons plans et les bonnes adresses

La Tanière

Christophe Goussard

adroites adresses

Restaurant associatif, petite carte aléatoire au gré des dilettantes culinaires. Parfois merveilleux, parfois simplement nourrissant. Ambiance sonore, thermique et enfumée. Prix défiants toute concurrence. 55, rue Bouquière. 3 € l’entrée et le dessert, 6 € le plat. Ouvert du mercredi au samedi de 20 h à 2 h

librairies, disquaire Librairie Mollat La plus grande librairie indépendante de France. Large choix d’ouvrages et bons conseillers. 15, rue Vital-Carles du lundi au samedi de 9 h 30 à 19 h 30 tél. 05 56 56 40 40

Total Heaven Disquaire indépendant et indétrônable. Du hard-rock à l’electro pointue, en passant par le glam-rock, le tam-tam, trip/hip-hop, pop, synth-punk, krautrock, et autres obscurités du lexique musical. Ouvert le lundi de 14 h à 19 h et du mardi au samedi de 11 h à 19 h 30. 6, rue de Candale tél. 05 56 31 31 03

La Mauvaise Réputation Petite librairie-galerie spécialisée dans le non-conformisme et autres curiosités. Art brut,

art contemporain, fétichisme, polar, fanzine, bande dessinée, littérature érotique, philosophie… Expositions temporaires pétillantes et petit ravitaillement de sérigraphies d’artistes (Labelle-Rojoux, Taroop & Glabel, Winshluss, etc.). 19, rue des Argentiers du lundi au samedi de 10 h à 19 h tél. 05 56 79 73 54

galerie Galerie Cortex Athletico Située en face du CAPC-musée d’Art contemporain, elle est devenue l’un des lieux phare de l’art contemporain à Bordeaux (participation à la Fiac, Art Brussels, etc.). Y sont représentés un peu plus d’une dizaine d’artistes émergents et confirmés. 20, rue Ferrère. Du mardi au samedi de 12 h à 19 h et sur RDV tél. 05 56 94 31 89 

Bar-restaurant de cuisine française, abordable et copieuse. Climat sympathique, flonflons rock’n’roll pour accompagner leur célèbre bidoche : steack tartare courtement saisi et nappé d’une sauce à la crème et aux champignons. Le tout avec frites et petite salade. Leur devise tout en substance : Glou-glou miam-miam ! 41, quai Richelieu. Plats entre 10 et 15 € Du mardi au samedi de 19 h à 2 h

Osteria Da Luigi A deux pas de la place Camille-Jullian, petit restaurant du sud de l’Italie. Carte conçue à partir des produits de saison. Petit espace d’épicerie fine avec charcuterie et fromages italiens. Exquis. Parfait pour le midi avec un menu (entrée et plat) à 10 €. 23, rue du Pas-Saint-Georges Ouvert du mardi au samedi de 11 h 30 à 15 h et 18 h 45 à 22 h 45 tél. 05 56 81 03 80

Café Pompier Lieu associatif autogéré par les élèves de l’Ecole des beaux-arts de Bordeaux. Bar, petite restauration le midi (pour déguster un ETA à 2,50 €, ou une salade Cochonna géante à 5 €), projections, conférences, jeux et effervescences en tout genre : bal des vendanges, tournoi de belote, loto, karaoké, journée internationale de la beauté… Ambiance paillettes, buée et saucisson. 7, place Pierre-Renaudel du lundi au vendredi de 9 h à 19 h tél. 05 56 91 65 28

cinéma Utopia Cinéma indépendant d’art et essai, logé dans ce qui était une église. Commode et pas cher. Faire abstraction de la gazette incontinente qui exalte les navets comme les chefs-d’œuvre. 5, place Camille-Jullian. Tarif normal : 6 €. Première séance du jour : 4 €

concerts Krakatoa Ancienne salle des fêtes devenue salle de concerts. Capacité de 1 200 places. Programmation qui mêle artistes locaux et internationaux.  3, avenue Victor-Hugo, Mérignac www.krakatoa.org

festivals Chahuts Festivité annuelle dédiée aux arts de la parole, dans le quartier Saint-Michel. Editions singulières, répertoires de la création orale du terroir girondin et de la France. Événements à géométrie variable : entre tchatche, conte, slam, lecture, théâtre, performance, poésie et chanson. 21e édition du 11 au 18 juin 2012 chahuts.net

Festival Relâches Concerts nocturnes en plein air, sieste musicale dans l’herbe. Programmation soul, rock, electro, pop, hip-hop... Organisé par l’association Allez les filles. Gratuit ! De juin à septembre www.allezlesfilles.com Anna Maisonneuve

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quatre adresses du Guide Fooding 2012 à Bordeaux Pour découvrir d’autres bons plans à Bordeaux et partout en France, téléchargez l’appli iPhone Fooding France (2,99 €) Elio’s Ristorante

Le Bouchon Bordelais

22, cours du Chapeau-Rouge Tél. 05 56 81 81 11 De midi à 14 h 30 et de 19 h 30 à 1 h (réservation obligatoire après 22 h 30). Fermé dimanche. Unique à Bordeaux, ce restaurant affiche une passion assumée pour l’ail, l’huile et les brebis. Nul ne s’en plaindra car, dans les gamelles taille XXL, c’est tellement bon qu’on ne cale même pas. Le patron, fils d’Elio, achète tous ses produits en Sardaigne. Et le chef, jumeau d’Obélix, cuisine le tout avec brio. En entrée, les couteaux gratinés au fromage de chèvre sont à tomber. Et quand on passe à la pasta home made, le choix devient tout bonnement cornélien entre raviolis cousus main fourrés à la ricotta et à la figue, mini-gnocchis aux petites saucisses en forme de boulettes (savoureuses !) ou tagliatelles à la poutargue, richement iodées. Les plus goulus enchaîneront sur la glace Nutella pour quatre (16 €) ou le régressif tiramisu sarde (en verrine). Côté vins, de la Sardaigne encore : cannonau Inu (35 €), alghero Tanca Farra (28 €) ou vin de table (5 € le verre). Menus 15 € (midi) et 29 €, carte 20-67 €. M.-S. B.

2, rue Courbin, tél. 05 56 44 33 00, www.bouchon-bordelais.com De midi à 14 h 15 (sauf samedi) et de 19 h 30 à 22 h 15. Fermé dimanche et lundi. Comme on partage son intimité avec la table voisine, messes basses et roucoulements enamourés sont ici prohibés. Frédéric Vigouroux, dont l’ardoise varie à l’envi, régale nos papilles et remplit nos ventres sans faire plus de manières. Foie gras archi cru suivi d’un trio gagnant encornet, piquillos, confit d’aubergines. Plat faussement sage : demi-pigeon fermier rôti accompagné d’excellentes blettes et de blinis de maïs. Frites parfaites et côte de bœuf de 1 300 g (40 € pour deux). Et, pour finir, sidérante chocolathérapie maison. Service amical. Au verre, large choix de vins parmi lesquels Le vin est une fête, côtes-du-marmandais d’Elian Da Ros (21 €), gaillac de Plageoles (22 €)… Plat 18 €, menu 25-37 €. M.-S. B.

C’Yusha 12, rue Ausone, tél. 05 56 69 89 70, www.cyusha.com De midi à 13 h 30 (sauf vendredi) et de 19 h 30 à 21 h 30 (samedi). Fermé dimanche et lundi. Célibataires endurcis, misanthropes avérés, passez votre chemin ! Manger en solo dans cet ancien hôtel particulier, aux tables largement espacées, friserait l’hérésie. Venez à deux (au moins) pour profiter de la cuisine spectacle et high-tech de Pierrick Célibert, chef visiblement possédé. Accro aux produits radicalement locaux (herbes de M. le Cieux, légumes de Mme Dufau, pigeons de Mme Leguen), on le dit également “exterminateur d’idées reçues” et “grand émulsionneur devant l’Eternel”… Comme de bien entendu, les intitulés de ses plats manquent de simplicité. Exemple : Pluma de cochon Kintoa, trait de caillé de brebis, pomme de terre de Noirmoutier en croûte d’herbe curry, pommade culinaire à l’ail des ours. Mais comme en bouche, ça le fait (eh oui…), on sort repu et envoûté. A midi, ze best gastro bordelais pour manger au frais et bon marché ! Carte des vins bordelaise, sans surprise, pas trop assassine. Menus 19 € (midi en semaine) et 33 €, carte 40-56 €. M.-S. B.

Au Comestible 3, rue Porte-de-la-Monnaie tél. 05 56 92 69 43 De midi à 14 h et de 19 h à 23 h. Fermé dimanche. Cette fameuse épicerie, dans son bon vieux décor rétro, avec cheminée hors d’âge et étagères garnies de boîtes de conserve chic, discrète extension de l’indémodable Tupina, s’est offert un coup de sang ce printemps avec l’arrivée de Nicolas Theil, transfuge du Régent. Et si l’on ne traverse pas plus qu’avant la ville pour venir s’y approvisionner, on y reviendra plus souvent pour le menu du jour. Jolie soupe de melon giflée d’un trait de Ricard, confit de canard (et ses frites d’anthologie), aile de raie au beurre blanc, moelleux au chocolat, île flottante. Option luxe : piocher dans la carte de la Tupina (son fameux poulet rôti, sa côte de bœuf pour deux à 64 €, sa côte de porc noir des Pyrénées rôtie au jus…). Au verre, des petites découvertes bien vues, comme ce cru bourgeois du Médoc Château Labat à 5 €. Menu 12-18 €, menus Tupina 35-60 €. M. D.

Le Guide Fooding 2012 est disponible en version électronique sur l’App Store et Samsung Apps

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Wolmuth/Report Digital-RÉA

Habitats écologiques à Sutton, district du Grand Londres

visions d’avenir “Nous sommes arrivés à un point décisif pour l’avenir de notre espèce.” Optimiste et enthousiaste, l’essayiste américain Jeremy Rifkin dessine dans La Troisième Révolution industrielle ce que sera l’aventure humaine du XXIe siècle. par Serge Kaganski ous êtes miné par la crise économique, écologique, existentielle de nos sociétés ? Prenez un shoot de Rifkin ! Economiste, essayiste, activiste, auteur de best-sellers tels que La Fin du travail ou L’Age de l’accès, Jeremy Rifkin récapitule ses réflexions dans son nouvel ouvrage, La Troisième Révolution industrielle, pour nous livrer rien moins que notre avenir clés en main. Il y diagnostique la fin de l’ère du pétrole, échafaude notre nouveau monde fondé sur la convergence entre les énergies vertes et le web qui distribuera l’électricité comme on s’échange des

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fichiers musicaux. Le paradigme internet affectera aussi le travail, le social et le politique en remplaçant les vieilles structures hiérarchiques, pyramidales et verticales, par de nouvelles relations latérales, horizontales, coopératives, partageuses et démocratiques. La fin du père en somme, qu’il soit chef de famille, d’entreprise ou de gouvernement. Au passage, Rifkin règle leur compte au système éducatif actuel et aux théories économiques classiques (Adam Smith à la poubelle !), tout autant périmés selon lui que les énergies fossiles. Si Rifkin n’a pas inventé les énergies renouvelables ni internet, il est le premier à connecter l’ensemble pour

proposer le récit complet et très argumenté de l’aventure humaine du XXIe siècle. Le tout donne un drôle de mélange entre critique du capitalisme, messianisme vert et pragmatismeoptimisme à l’américaine. Autre bonne nouvelle, l’Europe est la plus avancée dans la réflexion et l’engagement vers ce nouveau monde ! L’essayiste visionnaire va même encore plus loin que la troisième révolution industrielle en imaginant une humanité épanouie par la fin du salariat et unie dans le village global de la biosphère. Attention, Rifkin n’est pas un hurluberlu ou un doux utopiste : il parle régulièrement aux grands de ce monde (chefs de 22.02.2012 les inrockuptibles 63

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Jeremy Rifkin

gouvernements, dirigeants d’entreprises) et supervise des équipes compétentes. Sa vision est crédible et réalisable, même si elle ne garantit pas à 100 % un avenir radieux. Nous l’avons soumis à la question mais cet homme délicieux au bagout inépuisable a réponse à tout. Quand on lui demande si ce ne serait pas un risque énorme de se lancer à fond dans son programme, il a cette réaction spontanée : “Le plus grand risque serait de ne rien faire.” Dans la partie la plus révolutionnaire de La Troisième Révolution industrielle, vous décrivez le passage du pouvoir vertical au pouvoir latéral sous l’effet d’internet. A votre avis, les détenteurs du pouvoir pyramidal actuel, économique ou politique, vont-ils accepter de se laisser d éposséder ? Jeremy Rifkin – Il y a quelques années, les multinationales du disque n’ont pas compris ce qu’était le pouvoir latéral. Des millions de gosses à travers le monde ont créé des outils software pour partager leurs musiques. Les gros labels ont d’abord pensé que c’était une plaisanterie puis ils se sont mis à paniquer, et à la fin la plupart ont déposé le bilan. Les journaux n’ont pas réalisé ce que représentait la blogosphère : des millions de gens partageant du savoir, des infos, des vidéos, etc. Ils les ont pris pour des amateurs. Maintenant, ces journaux déposent le bilan ou créent des sites et des blogs. Nos problèmes économiques et sociaux sont-ils liés à la fin de l’ère du pétrole et des énergies fossiles ?

Mastrangelo Reino

“une grande révolution économico-sociétale, c’est toujours un bond énergétique qui converge avec un bond des communications”

L’ère de la deuxième révolution industrielle agonise, on en voit les signes partout. Cette ère se fondait sur de gigantesques compagnies énergétiques centralisées, combinées aux énergies fossile et nucléaire. La crise a véritablement éclaté en 2008 quand le prix des produits de consommation a grimpé à la suite de l’augmentation du baril de brut. Dans leur grande majorité, les pesticides, les fertiliseurs, les vêtements, les médicaments, les matériaux de construction, les cosmétiques, etc., viennent du pétrole. L’économie mondiale est donc tombée en panne pendant un moment. La crise financière et bancaire qui a suivi quelques semaines plus tard représentait un afterchoc, et les afterchocs n’ont plus cessé depuis. En France, les dirigeants avec leurs programmes électoraux ont gardé le nez collé sur ces conséquences de la fin de l’ère du pétrole : réformes fiscales ou monétaires, code du travail, austérité ou croissance, etc. Tout cela est important à court terme mais ne sert à rien à moyen terme : ces réformes ne répondent pas à la question de la création d’une nouvelle économie. En outre, la facture entropique de deux siècles de CO2, le dérèglement climatique, accélère l’agonie de notre ère. Nous allons affronter des changements immenses dans l’alchimie de notre biosphère. La crise actuelle est-elle plus importante que les précédentes ? Nous sommes arrivés à un point décisif pour l’avenir de notre espèce. Pour chaque degré d’augmentation

de la température terrestre, nous aurons davantage de tempêtes, d’inondations, de sécheresses, d’hivers rudes, d’étés torrides, de tsunamis... Quant à l’économie, chaque fois qu’elle essaie de rebondir, elle s’écroule à nouveau parce que nous avons dépassé deux bornes essentielles : le pic de production pétrolière et celui de quantité de pétrole disponible par habitant. Les réserves de pétrole diminuent alors que les besoins de pays tels que la Chine augmentent massivement. Face au réchauffement climatique et à la fin de la civilisation du pétrole, que faisons-nous ? Votre livre propose un avenir argumenté et désirable pour l’humanité. Alors que l’on déplore souvent le manque de vision des leaders

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Le siège social du groupe Bouygues à Guyancourt (78). La rénovation du site, entamée en 2007, devrait diviser la consommation énergétique du bâtiment par dix grâce à l’isolation thermique et à l’utilisation de panneaux solaires photovoltaïques. Un jardin filtrant de 2 800 m² récupèrera les eaux usées et l’eau de pluie

politiques, pourquoi ne s’inspirent-ils pas de votre grand récit ? Je viens de rencontrer François Hollande, Arnaud Montebourg et Eva Joly. Ma vision n’infuse pas encore suffisamment les discours politiques mais ça va venir. Comment se produisent les grandes révolutions économiques et sociales ? Il s’agit toujours d’un bond énergétique qui converge avec un bond des communications. Au XIXe siècle, on est passé des machines manuelles aux machines à vapeur. Avec la vapeur sont arrivés l’école publique obligatoire, les chemins de fer, la transformation de la population en force de travail pour faire fonctionner cette nouvelle industrie de la vapeur et du charbon. Au XXe siècle, l’invention de l’électricité a abouti

aux grandes entreprises énergétiques, à la radio, au téléphone, à la télévision, etc. Aujourd’hui, la troisième révolution industrielle (TRI) naîtra de la convergence entre une nouvelle énergie et un nouveau système de communication. Internet représente une révolution car c’est un système coopératif mondial qui a inventé un pouvoir latéral tout à fait différent du pouvoir vertical. Le peer-to-peer a remplacé la hiérarchie, c’est un changement fondamental. La structure coopérative et redistributrice d’internet peut prendre en charge la distribution des nouvelles énergies vertes. La convergence est parfaite. Pouvez-vous résumer la TRI et dire où on en est concrètement ? Les choses bougent, même si le grand

public n’en est pas toujours conscient. L’Allemagne s’engage concrètement et rapidement dans la TRI. Pilier 1 : passer aux énergies renouvelables. L’Allemagne y travaille et l’Europe a décidé d’atteindre 20 % d’énergies durables d’ici 2020. Pilier 2 : collecter sur site les énergies renouvelables. Contrairement au charbon ou au pétrole, le soleil, le vent, l’eau, la géothermie, la biomasse existent partout et à l’infini. Pourquoi les collecter par des centrales ? Il faut envisager un bâtiment énergétique : chaque maison, chaque immeuble peut devenir sa propre centrale énergétique, de la même façon que les lourds et rares ordinateurs professionnels se sont transformés en millions d’ordinateurs personnels légers. Bouygues est 22.02.2012 les inrockuptibles 65

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SPA/Confluence

pionnier en la matière. Ce pilier 2 pourrait créer des millions d’emplois. Il existe déjà beaucoup de gens et de bâtiments qui produisent leur propre énergie verte, notamment en Allemagne. D’ici vingt ans, des centaines de millions de bâtiments autoproduiront leur énergie. Le pilier 3 est plus complexe : c’est le stockage des énergies vertes. Le soleil et le vent ne brillant et ne soufflant pas tous les jours, il faut les stocker. Il existe plusieurs techniques et ma préférence va à celle qui utilise l’hydrogène, disponible lui aussi partout et à profusion. Le pilier 4 est le plus cool : transformer le réseau énergétique mondial en réseau de partage et de redistribution, exactement comme internet. C’est là que convergent la nouvelle énergie et le nouveau système de communication. Des millions de bâtiments collectent sur site leur énergie verte, la stockent grâce à l’hydrogène. Les bâtiments en excédent d’énergie pourraient alors la vendre par internet aux bâtiments qui en manquent. Une société comme EDF ne fournira plus l’énergie mais vendra son assistance technique à la gestion du réseau, exactement comme les boîtes d’informatique. Ce n’est pas une utopie. Le pilier 5 correspond à la voiture électrique. Bientôt, il y aura des prises pour voitures dans chaque garage ou parking, et même dans les maisons. Votre voiture intelligente se rechargera

et effectuera le paiement pendant que vous dormez. Le plus important consiste à lier ces cinq piliers et les développer ensemble. C’est le problème d’Obama : il développe des programmes verts mais de façon non coordonnée. Il lui manque la narration complète de la TRI. Vous parlez à Merkel ou Hollande mais pas à Obama ? L’un des problèmes de l’Amérique, c’est que les grosses compagnies énergétiques financent les campagnes électorales et peuvent littéralement acheter les candidats et la législation. Si Obama n’a pas encore saisi le récit complet de la TRI, en revanche la Californie l’a fait. Toute la Côte Ouest se met en mouvement vers les cinq piliers, ainsi que certains endroits de la Nouvelle-Angleterre ou le Texas du Sud, de San Antonio à Austin. Quand les Etats-Unis verront ce qui se passe en Europe, ils vont tous y venir. Comment comptez-vous convaincre ces puissants lobbies qui tiennent leur pouvoir et leur richesse de l’ère carbone-pétrole ? Bien sûr, ils n’aiment pas que l’on menace leur modèle. Mais certaines

“ma vision n’infuse pas encore suffisamment les discours politiques mais ça va venir”

La Confluence, écoquartier de Lyon a reçu le label WWF : une première en France

grosses sociétés comme Siemens, Bouygues, IBM, Daimler-Benz, Toyota ou Bosch s’engagent dans la TRI. Je ne crains pas les conglomérats qui résistent au changement. Nous détenons plus d’énergie qu’eux ! Tout le pétrole ou l’uranium du monde n’est rien comparé aux réserves inépuisables de soleil, de vent, d’eau, de biomasse et de géothermie. On se demande comment les pays européens vont s’entendre sur un programme aussi vaste que la TRI alors qu’ils ne parviennent pas à résoudre ensemble la dette grecque… J’ai parlé à de nombreux décideurs à travers l’Europe, je ne suis pas inquiet. L’Europe représente un réseau de vingt-sept pays qui doivent travailler ensemble, négocier, faire des compromis. Ça paraît sans doute très frustrant et difficile, mais c’est la démocratie ! J’explique aux gouvernements européens que je conseille qu’il faut appliquer l’austérité pour réduire les dettes mais accompagnée de certains principes. Primo : ne pas compromettre le rêve européen de la qualité de vie. Deuxio : garder le modèle social. Tertio : arbitrer correctement les coupes budgétaires de façon à ne pas gêner le développement durable. Je dis aux décideurs européens : faites vos réformes de court terme pour réduire les dettes mais le plus important, c’est de se mettre à bâtir un nouveau

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modèle économique et de raconter ce nouveau récit au public. Vous avez en Europe 500 millions de consommateurs, le meilleur marché potentiel du monde ! Par certaines aspects, votre vision ressemble à de la science-fiction. Par exemple, les imprimantes 3D qui permettent à chacun de fabriquer ses produits. Quand on aura démocratisé l’énergie solaire, l’étape suivante sera la démocratisation de la fabrication. Les imprimantes 3D existent déjà, des centaines de sociétés les utilisent. Avec une imprimante 3D connectée au logiciel adéquat, on peut fabriquer des ailes d’avion, des piles, des bijoux, ce qu’on veut. Ces imprimantes 3D peuvent devenir des petites unités industrielles moins chères et moins gourmandes en énergie que les usines. Ces produits pourraient ensuite se vendre sur internet, comme sur le site Etsy où des centaines d’artisans se connectent à des millions d’acheteurs potentiels. Les relations horizontales nous emmènent vers un autre paradigme qui dépassera le capitalisme. Vous dites aussi que la culture internet tue le machisme ?

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Les premières mesures de Zapatero furent de légiférer contre le machisme, pour le droit des femmes. Je lui ai demandé pourquoi il avait fait passer ces lois en priorité. Il m’a répondu que la jeune génération allait s’affranchir des vieux paradigmes culturels comme le patriarcat. Le machisme, parallèle au pouvoir vertical, est voué à disparaître avec le pouvoir latéral. La nouvelle génération internet dépasse-t-elle aussi le clivage gauche/droite ? Absolument, ainsi que le vieux clivage capitalisme/socialisme. Ces catégories appartiennent au vieux monde. Pour des gens en dessous de 35 ans, le clivage pertinent est : institution centralisée, pyramidale, patriarcale/ institution coopérative, distributive, ouverte, transparente. Vous citez les printemps arabes comme exemple de révolution de la génération internet contre le vieux monde patriarcal. Mais ce sont les religieux intégristes qui ont tiré bénéfice de ces révolutions. Vous ne craignez pas que des régressions réactionnaires entravent votre récit de l’avenir ?

J’ai confiance dans les jeunes générations, qui existent partout. Les gamins du printemps arabe sont plus proches de la génération Facebook que des vieilles mœurs tribales. Différents niveaux de conscience cohabitent : politique, religieuse, écologique, technologique, etc. Mais je crois à une avancée régulière vers le progrès, ce qu’indique l’histoire de l’humanité, malgré les régressions. Nous commençons à réaliser que nous sommes tous liés à l’état de notre biosphère. Ce que nous faisons, quel que soit l’endroit, l’affecte. N’est-il pas risqué d’engager des pays et d’investir des millions dans une voie qui peut aussi ne pas réussir ? Peut-être, mais le temps presse. La troisième révolution industrielle se fonde sur le bon sens. Nous devons sortir des énergies fossiles qui s’épuisent et détruisent la planète, c’est une évidence. Bon, je veux bien que mon récit ne soit pas parfait, que sa réussite ne soit pas garantie, mais si vous avez un plan B, dites-le moi. La Troisième Révolution industrielle de Jeremy Rifkin (Les liens qui libèrent), 413 pages, 24 €

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Groupe de rap sud-africain, Die Antwoord incarne aujourd’hui la white trash la plus extrême

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la raclure blanche vous salue bien De Délivrance à Eminem, la white trash est devenue une culture à part entière, avec ses vêtements et sa cuisine. Une émancipation par le bas, partie des mobile-homes et arrivée dans les salons. par Francis Dordor photo Ross Garret

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derrière le folklore et le romantisme qui accompagnent les mots “white trash” se cache une réalité bien moins séduisante

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l suffit d’énumérer quelques chansons des quinze dernières années où figure l’expression white trash pour démontrer qu’il se passe quelque chose de ce côté-là de l’Amérique, que la white trash (littéralement “raclure blanche”) connaît une sorte d’émancipation positive. A l’origine péjorative, désignant la part de la population blanche la plus pauvre du Sud des Etats-Unis, la formule est en train de muer, un peu à la manière de ce qu’a connu nigger quand les rappeurs de Niggaz With Attitude se sont approprié l’insulte raciste pour mieux s’en émanciper. Jugez plutôt : White Trash Beautiful (Everlast), White Trash Wedding (Dixie Chicks), White Trash Circus (Mötley Crüe), White Trash Millionaire (Black Stone Cherry), White Trash Renegade (Big B), White Trash Christmas (Bob Rivers), White Trash Party (Eminem), etc. C’est peu dire que la raclure blanche est mise à toutes les sauces musicales, du metal à la country, du rap au stonerrock. Certains sites dédiés à cette culture proposent d’ailleurs des recettes de white trash food : crumble de restes de pizza froide, nuggets d’écureuil et abats de poulet marinés dans le Pepsi figurent au menu. On voit également des concours de white trash beauties (toutes en bikinis fluo et tatouées) et d’autres pour élire le plus beau mobile-home. Une ligne de bijoux white trash charms vient d’apparaître dont, paraît-il, Britney Spears raffole.

Enfin, depuis l’année dernière, la white trash a sa série avec Shameless, diffusée sur la chaîne Showtime. L’origine de cette vogue remonte au milieu des années 90. Marilyn Manson sortait alors son fameux White Trash au refrain choc : “Raclure blanche, metstoi à genoux ! C’est l’heure du gâteau et de la sodomie.” Le phénomène changea de dimension avec l’apparition d’Eminem, icône du genre, qui fit de son propre déclassement social un spectacle vendeur. Il demeure que derrière le folklore et le romantisme qui accompagnent désormais le mot se cache une réalité infiniment moins séduisante, celle d’une autre Amérique peuplée de laissés-pour-compte. L’américaniste Sylvie Laurent décrit la white trash comme “la personnification honteuse des échecs impensables d’une population ‘racialement’ destinée à prospérer”. Dans une récente étude (Poor White Trash – La pauvreté odieuse du Blanc américain1), où elle suit la trace de ce personnage hors norme à travers la littérature et la musique, l’auteur s’inquiète que le stéréotype finisse par faire “bon marché de la souffrance réelle”, que l’appellation devienne “un argument de vente, le pauvre étant exotique et son mauvais goût du dernier chic”. Tendance, la white trash l’est certainement. Mais d’abord en raison du raz-de-marée provoqué par la crise des subprimes qui a précipité des centaines de milliers de foyers dans

Die Di e Antwoord Antwoord, bêtes et méchants et drôles D Décidemment, la séduction dérangeante dérangeante des clips du duo sud-africain sud-africain Die Antwoord ne laisse l pas d’intriguer. Sur les plus récents, Fok Julle Naaiers Naa aiers et I Fink U Freeky, deux extraits extrraits de leur nouvel album Ten$ion, Ten$ $ion, l’inquiétant Ninja et la spectrale spectrale Yo-Landi croupissent en noir n et blanc dans des recoins reco oins sordides où personne ne souhaiterait s s’attarder. Pas seulement seulement parce qu’il y grouille des vers, des scorpions et des tarentules tare entules mais parce que Ninja, Ninjja, avec sa tête de forcené sorti sortti de taule le matin même, s’en n met plein la bouche ou en recouvre r son corps tatoué. Sans San ns parler des personnages à l’a l’allure allure de demeurés qui q

défilent comme pour le casting d’un remake sud-africain du Freaks de Tod Browning. Pas étonnant que ce tordu de David Lynch soit devenu un fan déclaré des rappeurs du Cap. Si Eminem révèle à sa façon perverse l’envers white trash de l’Amérique, comptez sur Die Antwoord pour promouvoir celui bien glauque, bien flippant, d’une Rainbow Nation tentant en vain de refouler son passé ségrégationniste. Car même chantés pour partie dans cet afrikaans incompréhensible, leurs flows portent une sorte de zèle primitif ainsi qu’une hostilité assez conforme avec les statistiques q qui q font du Cap p

l’une des cinq villes les plus plu us violentes au monde. Au fond, qu’importe que e l’authenticité de ce qu’ils ssont censés représenter – la frange fra ange ultrapauvre des Blancs d’Afrique du Sud – soit remise rem mise en question. Spoek Mathambo, Matham mbo, un autre rappeur du Cap qui qui les connaît bien, affirme que qu ue Ninja et Yo-Landi viennent en réalité d’un milieu aisé et q qu’ils jouent aux Blancs déshérités déshérittés pour mieux s’approprier leur le eur culture. Quelle importance e? L’essentiel est qu’ils contin continuent nuent à générer du plaisir avec leurs le eurs trucs horribles. F. D. album Ten$ion (Zef/Cooperative/Pias) www.dieantwoord.com//

Jerry Lee Lewis (ci-contre en 1958) ou Eminem : les raclures blanches trouvent dans la musique un exutoire à leur “monstruosité”

la misère, les a rejetés dans ces fameux parcs pour mobile-homes dont sont issus Eminem et l’écrivain Russell Banks, témoins éloquents de cette réalité. La fascination pour la white trash ne date pas d’hier. Si le cinéma – du Délivrance de John Boorman aux films d’Harmony Korine – comme la littérature – les romans de Sherwood Anderson, les nouvelles de Donald Ray Pollock – ont participé à sa révélation, elle ne s’est jamais mieux mise en scène que dans la musique. Sans doute parce qu’un peu d’histoire suffit à rappeler combien la part blanche du rock’n’roll prend racine dans ce terreau-là. Elvis Presley et Jerry Lee Lewis, pour ne citer que deux incarnations essentielles, viennent de familles d’ouvriers agricoles et de fermiers blancs déchus et mal logés. Leurs généalogies révèlent que tous les vices propres au Sud rural et puritain courent allègrement dans leurs gènes. “Criminalité, alcoolisme, licence sexuelle et perversions familiales sont les tares comportementales qui caractérisent cette sous-classe”, souligne Sylvie Laurent. Avec des grands-pères ivrognes et bagarreurs, des oncles suicidés à l’arsenic ou experts en débauche, des cousins qui se marient entre eux, des pères qui accumulent les échecs et finissent en prison (Elmo Lewis

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8 Mile de Curtis Hanson, 2002 Bettmann/Corbis

et Vernon Presley connurent tous deux la prison pour contrefaçon, de whisky pour l’un, de chèques pour l’autre), les parentés de ces pionniers sont chargées à souhait. De ce mauvais héritage découle une certaine “incongruité morale et émotionnelle”, pour reprendre les mots de Sylvie Laurent, qui va trouver son exorcisme dans le rock’n’roll, “ce monstre sexué, cette horreur païenne” pour citer cette fois Nick Tosches. Quand Russell Banks, dans Affliction, fait dire à son narrateur “Je connais la honte et la colère depuis ma naissance et j’ai l’habitude de me situer dans le monde à travers ces deux sentiments tordus” 2, on jurerait entendre la voix intérieure de bon nombre de ceux qui ont fait l’histoire de cette musique, tant y résonnent l’humiliation et la haine de soi, créatrices d’énergie pure. Cette rage dans le sang du pauvre blanc s’aggrave d’une relation déformée avec le pauvre noir, puisqu’il ne saurait y avoir de white trash sans son double antinomique, le nigger. “Les Blancs les plus vils et les plus dégénérés sont prisonniers d’une relation passionnelle avec les Noirs, qu’ils haïssent au nom de leur supériorité raciale”, explique Sylvie Laurent. La white trash entretient depuis toujours une promiscuité avec le monde noir dans un contexte paradoxal de ségrégation raciale et de métissage

culturel. Ce que tend à vérifier un groupe de rap venu d’Afrique du Sud, Die Antwoord (lire encadré page 70). Parmi les scènes primitives du rock, il y a celle d’un Jerry Lee Lewis qui, à la fin d’un show en 1958, met le feu à son piano pendant Whole Lotta Shakin’ Going on. Faisant courir ses doigts sur les touches de l’instrument en train de brûler devant une foule hystérique, il finit par céder la place à Chuck Berry, à qui il lâche au passage “Follow that, nigger” (“Essaie de faire mieux, le Nègre”). On trouve dans le film 8 Mile qui raconte l’histoire d’Eminem un épisode comparable : le jeune Marshall Mathers (son vrai nom) vient défier des rappeurs noirs dans leur fief, où peau blanche et musique black s’unissent dans la confrontation. Avec une mère dépravée et un père violent, alcoolique et toxicomane qui l’a abandonné alors qu’il avait 18 mois, Eminem passa son enfance, comme Iggy Pop, dans un mobile-home de la banlieue de Detroit : une caricature white trash. Mais il échappera à l’enfermement communautariste grâce à la musique et réussira à faire de sa “monstruosité” un attrait. Dans ses textes, il raconte sa vie et règle ses comptes familiaux sans retenue, déversant une violence qui par sa démesure le rapproche d’un serialkiller – lui-même se compare volontiers

au Jason du film Vendredi 13. Cette métamorphose du petit Blanc en dangereux psychopathe relève d’un stéréotype white trash. Au milieu des années 70, alors que le rock était à la recherche d’un nouveau souffle, les Cramps s’inventaient un répertoire de chansons hallucinées d’où émergeaient des créatures de fange, repoussantes, puisant parfois leur imagerie grotesque dans le substrat fétide d’obscurs auteurs à la notoriété régionale. L’idée était de récupérer l’irrécupérable, et avec lui l’énergie asociale qu’il produit. C’est ainsi que surgit le nom d’un certain Hasil Adkins dont les Cramps reprirent un titre, She Said. Originaire des Appalaches, Adkins connut une brève consécration grâce à cette adaptation. Vivant dans une masure au milieu des bois avec sa mère, ne se nourrissant que de viande, il aurait pu être le Jason de la série Vendredi 13. Il reste le plus white trash des chanteurs rock. Parmi ses autres titres emblématiques figure No More Hot Dogs où ce survivant d’un rockabilly primitif et possédé promet à sa petite amie, au milieu d’une salve de rires déments, d’accrocher sa tête sur le mur si elle continue à lui servir ses foutus hot dogs. Dans l’histoire de la musique américaine, la “raclure blanche” finit toujours par réapparaître sous une forme ou sous une autre, du fin fond des bois ou des banlieues pourries, en mode hip-hop ou hillbilly, loin du romantisme des séries télé et des clichés marketing. Figure difforme d’une Amérique qui ne jure que par le politiquement correct et la bienséance puritaine, elle étale sa crasse et ses dépravations, revendique son droit à l’incongruité comme sa violence, qui n’est qu’adaptation à celle, sociale, qu’on lui impose, et fait de son exclusion un théâtre grotesque où toutes les vengeances sont enfin permises. 1. Presses de l’université Paris-Sorbonne, 300 pages, 18 € 2. Actes Sud, collection Babel 22.02.2012 les inrockuptibles 71

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lâchant les brides du scénario, le cinéaste fixe son attention sur les soubresauts de l’adolescence

Chronicle de Josh Trank Un adolescent, filmeur compulsif, chronique sans en avoir l’air l’histoire de sa bande de copains, gratifiés du jour au lendemain de superpouvoirs. Malin et réussi.

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u’est-ce qui pousse Andrew Detmer, adolescent pusillanime et mal dans sa peau, à tout filmer, en permanence – ses amis, ses parents, lui-même, ses historiettes de lycée aussi bien que les plus extraordinaires cataclysmes ? Voyeurisme ? Vague projet artistique ? Pulsion incontrôlable, et si contemporaine, de l’homo filmicus (je filme donc je suis) ? C’est sans doute un peu tout cela à la fois, et Josh Trank, réalisateur (à peine plus âgé que les héros) de Chronicle, ne répondra jamais vraiment, préférant le comment au pourquoi, la chronique au roman. C’est là toute l’originalité, et la beauté, de ce long métrage, le premier de son auteur : “chroniquer” simplement, donc, la vie de trois lycéens américains soudain dotés de superpouvoirs, en observer les chamboulements par le petit bout

de la lorgnette, comme si de rien n’était, ou presque. Pour cela, Trank s’appuie sur la béquille désormais bien connue, et déjà éculée, du found footage movie. Soit tous les films composés d’images faussement amateurs qui, du Projet Blair Witch à Cloverfield en passant par REC, Dawn of the Dead ou Redacted, sont venus ces dernières années contaminer chaque genre, un à un : film d’épouvante, d’extraterrestres, de zombies, de guerre et désormais film de superhéros. Avec toujours cette même idée derrière la tête : l’image la plus naturelle – exemplairement le home-movie destiné à YouTube – cache nécessairement quelque chose de supranaturel, quelque chose qui vient en troubler la transparence. La fenêtre chère à Bazin ne s’ouvre alors plus sur le monde mais sur d’autres fenêtres, sombres et glaciales, milliers

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raccord

30 millions d’amis

de petites windows où gît notre terreur enfouie. Dans Chronicle, c’est l’apparition, chez un trio d’adolescents, de pouvoirs télékinésiques qui vient perturber le fil tranquille des événements. Andrew et ses deux amis, s’enfonçant, la nuit, dans une crevasse en pleine forêt, y trouvent de mystérieux cristaux (on n’en saura pas plus) et parviennent, par la suite, à déplacer des masses par la pensée. Et les masses se font de plus en plus lourdes à mesure que leur superpouvoir s’exerce et, tel un muscle, grossit. Mais que faire de cette nouvelle responsabilité (selon le célèbre théorème de Peter “Spider-Man” Parker, “à grand pouvoir, grande responsabilité”) ? C’est lorsqu’il se collette “sérieusement” avec la question, à grand renfort de citations philosophiques un peu cuistres (Schopenhauer, la volonté de puissance, tout ça tout ça) et de vaines balises scénaristiques, que le film révèle ses quelques faiblesses. En revanche, lorsque le jeune réalisateur se contente de filmer les corps maladroits de ses teens, lâchant les brides du scénario pour fixer son attention sur les soubresauts de l’adolescence, il se révèle étonnamment fin et précis.

L’aplanissement assez radical, du moins dans la première heure, des enjeux usuels d’un blockbuster lui permet de se concentrer sur le reste, ces petits moments inutiles qui ne font pas avancer l’intrigue mais procurent un immense plaisir. Pur slapstick (nos trois jackass qui s’envoient des balles à la figure), ballet aérien (superbe partie de football dans la stratosphère), déclaration d’amitié (à la SuperGrave) ou grande scène de destruction (hommage à Akira) : Trank déploie une mise en scène relativement riche, aussi à l’aise dans le micro-événement que dans le spectaculaire. Surtout, il ne sacrifie pas ses personnages sur l’autel de la théorie, le défaut des found footage movies trop souvent vaniteux. Sans atteindre la virtuosité de De Palma, c’est au fond comme s’il était parvenu à réchauffer les veines glaciales de Redacted par l’injection du sang bouillonnant de Carrie, ce sang d’une jeunesse humiliée qui ne trouve à s’exprimer que dans le déchaînement de violence. Son cri est entendu. Jacky Goldberg Chronicle de Josh Trank, avec Dane DeHaan, Alex Russell, Michael B. Jordan, Michael Kelly (E.-U., 2012, 1 h 24)

Non, on ne va pas parler de pages Facebook mais de l’impressionnante offensive animalière au cinéma. Dans la famille canins, je demande Tintin, The Artist, Le Havre, Hugo Cabret, Parlez-moi de vous, Je suis venu vous dire… Au rayon équin : Sport de filles, Cheval de guerre, Les Chants de Mandrin… En bovins, voyons Bovines (le premier qui ajoute Mathilde Seigner prend un carton jaune)… Les ovins, et non pas avec les ovnis, ne sont pas en reste avec Tous au Larzac ou Sweetgrass (qui montre aussi chiens, chevaux et Américains… on plaisante), ni les félins avec… eh oui, Félins, sans oublier les primates avec Le Projet NIM (le premier qui dit Langmann ou Kassovitz reçoit un rouge). Comment analyser ce retour massif de nos amies les bêtes ? Défiance envers les humains ? Pulsions écolo ? Zoophilie galopante ? On notera que le rapport du cinéaste à l’animal diffère d’un film à l’autre. Peu de points communs entre la pure contemplation de Bovines et le militantisme de Tous au Larzac, ni entre la vision artistique de Mazuy et celle anthropomorphique de Spielberg ou Hazanavicius. L’anthropomorphisme est un travers très agaçant, au cinéma ou en dehors, mais reconnaissons que Cheval de guerre ou The Artist en abusent moins que Disney. On préfèrera de loin le recours à l’animal comme questionnement cinématographique ou philosophique : souvenons-nous de l’âne Balthazar de Bresson, révélant des turpitudes humaines, dont le héros équin de Spielberg n’est pas si éloigné. L’animal, c’est aussi l’objet filmique idéal, un pur corps en mouvement dépourvu de conscience d’être filmé. Car ce n’est pas parce que certains producteurs se comportent comme des cochons, que certains comédiens sont cabots ou que l’on prend parfois les critiques pour des veaux qui regardent passer les trains filmiques (tendances animalières de l’homme que l’anti-Disney Spiegelman a magistralement métaphorisées dans Maus) que l’on devrait prêter des pensées humaines aux bêtes ou les prendre pour des acteurs.

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Bullhead de Michaël R. Roskam Saisissant film noir flamand, dont le sujet et l’objet sont le corps de son héros, colossal et pathogène.

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epuis quelque temps déjà, le cinéma (belge) flamand se fait remarquer pour son grand sens social. Bullhead va encore plus loin, en associant à la justesse de sa description d’un terroir belge précis (le Limbourg) une dimension policière qui le tire du côté du meilleur cinéma de genre new-yorkais. Sa première originalité est de transposer le polar à la campagne parmi les éleveurs de bétail. Il décrit avec une précision bluffante un sordide et tentaculaire trafic d’hormones, dans lequel trempent le héros, jeune éleveur nommé Jacky, son associé, vétérinaire, et un groupe de gangsters. Au-delà du territoire et des activités décrites, il y a le grain de sable d’où toute l’histoire découle : l’assassinat d’un flic qui enquêtait sur le trafic. La voiture du policier, confiée à des garagistes véreux chargés de la faire disparaître, permet de révéler une autre facette du film, la bouffonnerie. La vision des deux garagistes incapables,

de surcroît wallons – l’antagonisme entre les deux communautés linguistiques belges est un autre grand atout du film –, confine au grotesque. Mais c’est avant tout un film noir, complexifié par un trauma mélodramatique détaillé dans des flashbacks cruels situés vingt ans plus tôt. Ils expliquent le caractère taciturne et impulsif du héros, montagne de muscles, shooté à la testostérone, à l’instar de son cheptel dopé aux hormones. D’où le parallèle parfois encombrant entre Jacky et son bétail. Ce corps virilisé à l’extrême étant le stigmate surdimensionné du malaise existentiel du personnage, alliant problèmes physiques, psychiques et affectifs. Tout ce signifiant pathétique n’empêche pas le personnage d’être formidable, à la fois brutal et renfrogné, incarné par un acteur peu connu, Matthias Schoenaerts – devenu depuis le partenaire de Marion Cotillard dans le prochain Jacques Audiard –, dont la simple présence, massive, sombre, est souvent soulignée par des clairs-

loin des schémas narratifs habituels, Michaël R. Roskam a réalisé un des plus beaux films noirs européens vus depuis longtemps

obscurs nocturnes. On peut certes trouver qu’une fois lancé à fond sur les rails de la fatalité (sentimentale) le film perd un peu de son mystère initial. Le réalisme devient poétique et la dimension policière s’estompe. On aboutit, sur la fin, à un scénario de type Frankenstein/Quasimodo/ Belle et la Bête, un peu trop évident, sur le mode “monstre blessé, donc bouleversant”. Mais il est inutile de trier. L’essentiel est l’impression globale que produit le film, le sentiment que Michaël R. Roskam a réalisé un des plus beaux films noirs européens vus depuis longtemps. Ne serait-ce que parce qu’il ne suit pas les schémas narratifs habituels. Cela dès les premiers plans, antithèse des sempiternelles scènes d’exposition, dès la mystérieuse et scotchante séquence d’ouverture au steadycam. Passage d’une voiture, glissement de la caméra, entrée d’un personnage de dos dans la cour d’une ferme… Dès ces premières secondes, le ton est donné, le climat déstabilisant du film mis en place. Il ne faiblira pas d’un bout à l’autre. La Flandre continue à nous surprendre. Vincent Ostria Bullhead de Michaël R. Roskam, avec Matthias Schoenaerts (Bel., 2011, 2 h 04)

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Bovines d’Emmanuel Gras (Fr., 2011, 1 h 04)

Portrait de ruminants en futurs steaks : un pur trip en compagnie des vaches. i un film avec Billy Crystal n’avait pas chipé l’idée le premier, Bovines aurait pu s’appeler La Vie, l’amour… les vaches. Tout est dit : le programme presque insensé d’un documentaire suivant au jour le jour un troupeau de charolaises meuglant, broutant et prenant le soleil. Insensé, car ici on ne mâche pas le travail du spectateur : sont bannis le storytelling (ni bonne ni méchante vache, on est entre herbivores), la photogénie, les ralentis qui assènent que la vie des bêtes est magnifique, les musiques lénifiantes et les commentaires au coin du feu d’André Dussollier. Ainsi dégraissé, le spectacle de Bovines tient du pur trip. Sans les camérasmicroscopes de Microcosmos mais avec beaucoup de patience, le moindre détail de la vie au grand air prend un sens poétique et cosmique : l’œil bovin forme une galaxie, la mise bas d’un veau y est tranquille et un sac en plastique flottant devient un mystérieux émissaire pour nos stoïques colocataires. Le temps des vaches se suspend mais est aussi compté : Bovines doit s’arracher au bonheur dans le pré pour tenir compte de la présence traumatique de l’homme. Alors que le film exorcisait avec force le démon de l’anthropomorphisme à la Disney, on n’est pas loin de Bambi lorsque survient l’éleveur. Qui réduit vite les bêtes à leur condition de steak. A Thousand Years, l’œuvre de Damien Hirst, consistait en une tête de vache sous vitrine, rongée en live par des vers et mouches. Spectacle cru pour rappeler le cycle de la vie, comme disent les docus du National Geographic. Bovines en est l’heureux pendant zen, sensoriel et regardable. Où le spectateur, lui aussi parqué avec d’autres spécimens dans une salle obscure, se sent proche et presque envieux de ces grosses glaneuses de petits riens. Léo Soesanto

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La Mer à boire de Jacques Maillot avec Daniel Auteuil, Carole Franck (Fr., 2012, 1 h 38)

La déchéance sociale d’un petit patron étranglé par les banques. Georges Pierret fabrique des bateaux de tourisme réputés, son entreprise marche bien, jusqu’au jour où les banques le prennent à la gorge et le contraignent peu à peu à entrer dans un engrenage où, de plans sociaux en acrobaties financières foirées, il se met à redescendre l’échelle sociale. La Mer à boire, c’est un peu Les Neiges du Kilimandjaro (Guédiguian, 2011) mais du point de vue du patronat, lui-même noyé dans la grande dilution initiée par le capitalisme financier. La description des stratégies propres à couler ce patron à l’ancienne est précise et captivante. Mais trop de maladresses (notamment dans la peinture des antagonismes sociaux et du monde ouvrier) et une mise en scène un peu terne empêchent le film de convaincre tout à fait. Jean-Marc Lalanne

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Cheval de guerre de Steven Spielberg Improbable film, où une histoire intime puis une épopée lyrique autour d’un cheval se terminent comme un western de John Ford. Spielberg est grand.



oilà un film bien curieux, pas du tout dans l’air du temps comme pouvaient l’être Minority Report (versant politique) ou A. I. – Intelligence artificielle (versant mélo philo techno). Cheval de guerre relève du genre désuet du “film d’amitié enfant-animal” (plus Rintintin que Tintin), réunissant tout ce que l’on peut adorer et abhorrer chez l’auteur d’E.T. La première demi-heure est plutôt pain noir : présentation laborieuse et chromo de l’amitié naissante entre un adolescent, Albert, et le poulain qu’il dresse, Joey. Crépuscules de carte postale, travellings aériens au-dessus de collines ondoyantes, fermes de vieilles pierres et paysans anglais du début du XXe siècle costumés comme des santons : le tout sent le folklore naphtaliné d’un cinéma familial gentillet estampillé fifties (Crin blanc, Lassie, L’Espion aux pattes de velours, ce genre). On allait s’endormir quand ce canaillou de Spielberg, possédant le timing d’un film comme s’il avait un chronomètre à la place du cerveau, nous a soudainement réveillé avec une séquence magistrale : la guerre de 14 a éclaté, Joey a été enrôlé de force (et arraché à un Albert plus en larmes que

nous) et on assiste à une charge de cavalerie éblouissante de mise en place, de kinétisme et d’inspiration picturale. Joey sera ensuite adopté par un fermier français et sa fille, occasion pour Spielberg de rappuyer sur sa thématique un peu lassante des familles estropiées-recomposées et de céder au travers de l’impérialisme linguistique : des Français qui parlent anglais entre eux avec l’accent so frenchy, pitié ! Après l’éblouissante leçon de langues vivantes d’Inglourious Basterds, on aurait pu penser qu’il ne serait juste plus possible d’utiliser ces procédés hollywoodiens antédiluviens, qui correspondent hélas au style et au genre de ce film. Mais Spielberg et Joey ont de la ressource, le cheval passe dans le camp allemand (et, oui ! eux aussi parlent anglais, mais avec l’accent guttural de Papa Schultz), ce qui donne lieu à un nouveau morceau de bravoure (du cheval

le cheval comme incarnation de l’autonomie artistique qui galope à travers les lignes ennemies

et du réalisateur) : le franchissement des tranchées et la prise au piège dans les lignes barbelées, séquence qui embrasse un lyrisme sombre digne de la grande peinture romantique allemande, un suspense suffoquant et un fragile instant de paix suspendu au milieu du déluge de feu. Si Spielberg cède parfois à un anthropomorphisme pénible, on comprend que pour lui Joey est une sorte de Mercure ailé, à la fois symbole de liberté et incarnation de l’autonomie artistique qui serpente et galope à travers les lignes ennemies pour accomplir sa mission de représenter la globalité d’une époque. Ce cheval souvent sans cavalier, on a le sentiment que c’est Spielberg lui-même qui le monte pour une chevauchée très inégale qui se conclut de manière splendidement fordienne, nous laissant au bord des larmes. Et après que nous avons si souvent refusé l’obstacle pendant le film, on se dit que ce Spielberg est quand même très fort pour savoir nous cueillir ainsi en fin de parcours et garder le dernier mot. Serge Kaganski Cheval de guerre de Steven Spielberg, avec Jeremy Irvine, Emily Watson, Peter Mullan, Niels Arestrup (E.-U., 2012, 2 h 27)

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Portrait au crépuscule d’Anguelina Nikonova avec Olga Dykhovitchnaïa (Rus., 2010, 1 h 45)

Petit film cru et cynique sur le marasme russe. Il y a une convergence thématique dans plusieurs films russes qui nous arrivent dans le désordre. Constat toujours aussi déprimé sur la Russie de Poutine, où les symboles du luxe à l’occidentale côtoient la misère morale et matérielle. Ce premier film tourné à l’arrache à Rostov par une cinéaste ayant étudié le cinéma aux Etats-Unis, et écrit par son actrice principale, a le mérite de ne pas s’embarrasser de métaphores et d’entrer sans manières dans le vif du sujet. Une jeune assistante sociale insatisfaite, épouse d’un cadre moyen sans vitalité, est violée collectivement par une équipe de flics dépravés. Elle va se venger à sa manière. L’essentiel est moins le récit de cette vengeance atypique que le tableau dénué de complaisance des deux univers qui entrent en collision : la classe moyenne poutinienne, matérialiste, dénuée de conscience ; un prolétariat enragé, au bord du chaos, dont les flics font partie. Un film direct tourné en décors naturels avec des non-professionnels, qui remue le couteau dans la plaie russe. Vincent Ostria

Au pays du sang et du miel d’Angelina Jolie avec Zana Marjanovic, Goran Kostic (E.-U., 2011, 2 h 05)

Angelina Jolie passe derrière la caméra et se penche sur le conflit bosniaque. Courageux mais superficiel. ouvelle venue inattendue dans la catégorie des acteurs passés derrière la caméra, Angelina Jolie prend une précaution, en préambule à la projection, presque touchante par sa naïveté. Dans une vidéo que l’on devine uniquement destinée aux journalistes, elle expose en nous regardant droit dans les yeux (cherche-t-elle à nous apitoyer ou à nous faire peur ?) sa note d’intention, en l’occurrence ses bonnes intentions au cas où le film ne suffirait pas. Son ambition est avant tout pédagogique : retranscrire la violence et la complexité de la guerre de Bosnie-Herzégovine, réalité dont elle a pris conscience lors de ses voyages dans le pays en ruine en tant qu’ambassadrice de l’ONU. Le message passé, on craint le pire, le déploiement d’une grosse artillerie mélodramatique et un beau chantage au sujet. Or, le film, tourné avec des acteurs serbes et bosniaques, a le mérite de rester relativement sobre et de ne pas s’appesantir complaisamment sur les larmes et le sang versés. Son problème est ailleurs, dans un récit somme toute courageux mais trop long et très mal fichu, qui articule avec difficulté le contexte guerrier, et notamment les violences faites aux femmes, avec une histoire d’amour passionnelle entre un soldat serbe et une bosniaque musulmane, prisonnière privilégiée du camp ennemi. Réduits à illustrer les paradoxes du conflit ethnique (de voisins amis, on devient ennemis), les personnages manquent d’épaisseur et de nuance romanesque. Directrice d’acteurs peu convaincante (la différence de langue y est peut-être pour quelque chose), Jolie maîtrise surtout les scènes d’action mais les relègue à l’arrière-plan au profit de tête-à-tête amoureux mous, répétitifs et artificiellement torturés. Amélie Dubois

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Albert Nobbs de Rodrigo García avec Glenn Close, Mia Wasikowska, Aaron Johnson (G.-B., 2011, 1 h 57)

Un film corseté que Glenn Close ne sauve pas de l’ennui. Généreuse Glenn Close. Son personnage se travestit en homme pour travailler comme majordome dans l’Irlande du XIXe siècle. Du cousu main pour les oscars. Mais elle nous offre deux rôles pour le prix d’un : Dustin Hoffman dans Tootsie (la pression sociale pousse au déguisement) qui jouerait Anthony Hopkins dans Les Vestiges du jour (la mascarade dure des décennies, si bien que l’employé modèle passe à côté de sa vie). Momifiée par le maquillage, retenue jusqu’à l’asphyxie comme pour s’excuser de ses rôles de castratrice, Close est à l’image d’un film qui évacue l’ambigüité sexuelle pour un climat empesé, morbide. Albert Nobbs tient du placard, où les personnages sont coincés dans une démonstration aussi servile que son héroïne. La vision d’une société corsetée, cruelle, y est servie sur un plateau avec courbettes, ennui et Close en plat de résistance pas digeste. Heureusement, la star trouve un contrepoint à sa performance de Buster Keaton constipé : Janet McTeer, actrice anglaise gagnant à être connue, s’y déguise en peintre macho, époux heureux et sosie de k.d. lang, pour apprendre à Close à se lâcher. Elle permet au film de respirer un peu.

Ulysse, souviens-toi ! de Guy Maddin

Le cinéaste canadien se perd un peu dans son formalisme vintage mais éblouit par sa croyance inconditionnelle dans la force de l’image filmique. a commence comme un film de gangsters des années 30, à mi-chemin entre la série B et le cinéma expérimental. Des coups de feu aveuglants déferlent et rythment le montage. La maison d’Ulysse, chef de gang, est cernée. Ses hommes l’attendent chez lui. Parmi eux, un jeune homme bâillonné : au premier abord un otage, en vérité le fils du maître des lieux. Pourquoi son père tarde-t-il à venir ? Il fait finalement son entrée accompagné d’une mystérieuse noyée. L’histoire d’Ulysse, souviens-toi ! est, référence mythologique à l’appui, celle d’un éternel retour et de retrouvailles impossibles entre un père hors la loi et sa famille qu’il a enchaînée, aliénée à son absence et à son souvenir. L’épouse d’Ulysse (la lumineuse Isabella Rossellini) reste enfermée dans sa chambre avec son père nu, enchaîné à son lit. Peuplé de figures (plus que de personnages), de visions et d’oripeaux fictionnels, le terrain de cette dévastation familiale n’est pas immédiatement identifiable. Apparaissent d’abord, confusément, les conséquences formelles de cette désertion paternelle : ses traces psychiques, ses dérivés inconscients, oniriques et mythiques qui se sont accumulés comme de la poussière dans cette maison, jusqu’à la hanter. La mémoire y a imprimé plusieurs couches de légendes. Il faudra donc faire le ménage dans ce trop-plein bouillonnant pour ne garder, au final, que les pièces maîtresses.

C’est à coups d’images-électrochocs (chaise électrique aidant) et de disparitions progressives que le film, en transe, dévoile sa vérité nue. La traversée de ce shock corridor mental est en partie exaltante mais aussi épuisante : les limites du film, et peut-être plus généralement du cinéma de Maddin, se font ressentir quand le tourbillon formel et la patine vintage de ses images prennent le dessus sur l’exploration architecturale, jusqu’à l’asphyxie. Ce vernis se décolle tout de même grâce à la parole, et l’émotion jaillit réellement quand, après maintes circonvolutions, la mère et le fils redisposent le décor d’origine du salon, à la demande du père fantôme. La scène est la plus belle du film car, sans artifice, elle touche au plus près de la croyance du cinéaste canadien en un pouvoir incantatoire et résurrectionnel du cinéma. Une croyance que revendique aussi le projet de Maddin intitulé “Spiritismes”, qui débute le jour de la sortie du film, dans le cadre du Nouveau Festival au Centre Pompidou. Il tournera devant le public dix-sept courts métrages à partir de scripts non réalisés de grands cinéastes, dont Hitchcock, Mizoguchi, von Stroheim. Avant chaque tournage (avec des acteurs mis en état de transe), les esprits des films fantômes seront convoqués. Alfred, Kenji, Erich, serez-vous là ? Amélie Dubois Ulysse, souviens-toi ! de Guy Maddin, avec Jason Patric, Isabella Rossellini (Can., 2011, 1 h 34)

Léo Soesanto

Glenn Close

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en salle buenas vistas Au Bal, en marge de l’expo Foto/Gráfica, consacrée au livre photographique sud-américain, le critique Olivier Hadouchi a sélectionné plusieurs courts métrages connectés à l’histoire du continent. Les films témoignent des évolutions politiques, sociales et culturelles traversées par des nations latinoaméricaines au XXe siècle. Evénements militants (Me gustan los estudiantes, sur les émeutes étudiantes déclenchées en Uruguay par la visite de Lyndon Johnson) et examens sociologiques décalés (Carnavales en Potosí, le carnaval traditionnel bolivien vu par une cinéaste mexicaine) servent de prisme à ce portrait éclaté d’un monde en ébullition. Eclats et soubresauts d’Amérique latine séances jusqu’au 10 mars, expo jusqu’au 8 avril au Bal, Paris XVIIIe, www.le-bal.fr

hors salle

Tabu de Miguel Gomes

vidéos animées Que désigne exactement “l’art vidéo” ? S’agit-il d’une invention de l’art contemporain ? D’une branche du cinéma expérimental ? L’enseignantchercheur Philippe Dubois considère la possibilité d’une ontologie du médium. Sa théorie : la vidéo n’est pas un objet en soi mais correspond à un certain état de l’image animée, questionnant la nature de notre regard. Et l’auteur d’affûter sa réflexion à partir de ce postulat, en s’appuyant à la fois sur l’histoire du cinéma (classique ou moderne) et les champs les plus variés de l’art contemporain. La Question vidéo, entre cinéma et art contemporain de Philippe Dubois (Yellow Now), 350 pages, 38 €

box-office plus près des étoiles Fort d’un relooking en 3D, un revenant s’installe dans le top des sorties du 8 février : Star Wars : Episode 1 – La menace fantôme attire les foules curieuses d’expérimenter la force en relief (296 500 entrées). Le film fait de l’ombre à d’autres blockbusters, dont La Taupe, qui connaît toutefois un bon démarrage (277 200 spectateurs), enregistrant le gros de son score dans Paris et sa région. La vérité si je mens ! 3 reste en tête du classement et franchit la barre des trois millions, se confirmant comme le succès populaire français du premier trimestre.

autres films Devil Inside de William Brent Bell (E.-U., 2012, 1 h 23) Sécurité rapprochée de Daniel Espinosa (E.-U., Af. du Sud, 2012, 1 h 56) Ingrid Jonker de Paula van der Oest (All., Af. Sud, P.-B., 2011, 1 h 40) L’Œil de l’astronome de Stan Neumann (Fr., 2011, 1 h 30)

ravis à Berlin De Benoît Jacquot à Brillante Mendoza, la Berlinale a accueilli cette année une excellente sélection, dominée par un chef-d’œuvre portugais.

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’est une idée multiple du ravissement que n’a cessé de décliner la dernière édition de la Berlinale. Ravis, nous le fûmes par la quantité de beaux films qui se sont bousculés dans les différentes sections du festival (une compétition par endroits plus pointue que les années précédentes, d’excellentes surprises ailleurs). Ravis, ce fut le sort aussi de quelques personnages des films les plus beaux : brutalement ravis à leurs existences par le rouleau compresseur de l’histoire – révolutions, coups d’Etat, prises d’otages. Doublement ravie, telle est la MarieAntoinette des Adieux à la reine de Benoît Jacquot, du jour au lendemain privée de son trône, de son train de vie de reine hédoniste et insouciante, mais aussi en ravissement permanent sous les assauts d’une passion amoureuse et érotique violente, autour de laquelle se noue une étrange triangulation homoérotique entre filles. Exaltée, pantelante, fiévreuse, Diane Kruger est géniale en reine torturée et manipulatrice, aveugle puis les yeux déssillés par le tranchant de l’histoire. Le film, où s’illustrent aussi avec beaucoup de grâce Léa Seydoux et Virginie Ledoyen, est sans aucun doute un des deux ou trois plus beaux de son auteur. Peut-on être ravi et ravi de l’être ? C’est le questionnement commun des deux films de prises d’otages de la compétition :

A moi seule de Frédéric Videau et Captive de Brillante Mendoza. Le premier raconte la captivité d’une fille enlevée à 10 ans et relâchée à 18 par un homme qui veut l’éduquer malgré elle, la ligote à son lit mais lui apprend à lire, l’enferme dans une cave mais lui offre un ordi. Le second, celle d’un groupe de civils pris en otages par un commando islamiste qui entend les libérer contre une rançon. Tous deux dénudent ce point d’attachement étrange du sujet ravi pour son ravisseur, où se mêlent la pitié et une certaine responsabilité morale à double sens (chez Videau), beaucoup de désir aussi (chez Mendoza où, il faut dire, les ravisseurs sont ravissants). Videau filme l’incarcération au passé, se concentre surtout sur le vide que laisse dans sa vie la libération de la jeune fille, au plus près des mines incertaines et de la grâce ombrageuse d’Agathe Bonitzer. Mendoza au contraire s’immerge dans ce petit convoi qui s’exile dans la jungle une quinzaine de mois. Parfois la rigidité des rôles se détend, c’est une petite communauté qui se forme ; par brusques saccades, les liens d’assujettissement se recomposent et la violence fait irruption, filmée avec une virtuosité nerveuse de film d’action. L’histoire surgit dans la vie des individus par surprise. Et s’il fallait retenir un plan d’Au pays du sang et du miel, le film assez faible d’Angelina Jolie sur le conflit serbo-bosniaque, ce serait celui très réussi où l’explosion d’une bombe anéantit

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le badinage amoureux de deux jeunes gens dans une salle de bal. Quand elle surgit, ce sont des pans entiers de l’expérience commune qu’elle avale, comme dans Le Sommeil d’or de Davy Chou, un beau documentaire à la recherche des images disparues du cinéma populaire cambodgien des années 60, rayé de la carte avec l’avènement des Khmers rouges. Mais après la surprise vient l’accoutumance. Barbara, le nouveau film du brillant Christian Petzold (Yella, Jerichow), décrit le quotidien des habitants d’une petite ville d’Allemagne de l’Est. Selon un vocabulaire désormais très (presque trop) au point dans le nouveau cinéma d’auteur allemand – lumière froidement clinique, sons grinçants sur un tapis de silence, visages fermés et regards durs –, le film restitue avec une grande précision l’infiltration d’un régime de terreur dans les faits les plus quotidiens, lorsque le moindre crissement de pneu dans la rue fait sursauter les gens chez eux. Tous les systèmes de surveillance ne sont pas oppressifs. Celui élaboré par Vincent Dieutre dans Jaurès est même très aimant. Pendant quelques mois, le temps d’une

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liaison, il a filmé de la fenêtre de chez son amant (habitant au métro Jaurès à Paris) un groupe de réfugiés afghans, deux d’entre eux surtout, qui avaient constitué un camp sur le quai du canal Saint-Martin. Le film ne déroge jamais de son dispositif et c’est sa force : tout est montré d’un seul point de vue, au travers d’une fenêtre. On est déterminé par le lieu depuis lequel on voit mais si l’on est patient, très attentif, c’est beaucoup de notre monde que l’on peut voir passer sous sa fenêtre. Dans cette édition vraiment très riche en beaux films, il faut signaler la révélation tonitruante d’une jeune cinéaste, Héléna Klotz (fille de Nicolas du même nom), dont L’Age atomique saisit de façon lyrique, crâneuse, jubilatoire, poétique, hyperdrôle, la tempête crânienne de quelques ados le temps d’une virée nocturne dans Paris. Et enfin, le plus beau film du festival : Tabu de Miguel Gomes. De ce jeune cinéaste portugais, on avait aimé les deux précédents films, La gueule que tu mérites et Ce cher mois d’août. Mais on ne s’attendait pas à ce qu’il réalise si vite un film aussi foudroyant d’ampleur, de beauté, d’intelligence. Dans un shaker particulièrement efficace

se croisent Karen Blixen et Murnau (dans ce film, l’héroïne s’appelle Aurora – les LOL cinéphiles apprécieront), Almodóvar et Buñuel, un film d’amour superbement romanesque, un précis de politique sur l’histoire coloniale du Portugal, un portrait déchirant de personne en fin de vie… Un récit follement malicieux joint des chromos années 50 à la chronique de nos jours déprimés, le Lisbonne aujourd’hui et l’Afrique d’hier, une esthétique de film muet et une magnifique utilisation de la voix off… Toutes les passions (amoureuses, politiques…), tout un siècle, se rétractent dans la pupille mi-inquiétante mi-goguenarde d’un crocodile. Le ravissement, là encore, sujet profond de Tabu. Qu’est-ce qui est ravi ? Les terres africaines aux colons portugais, une femme à son mari, mais aussi à son amant, et au final la vie même, qui déjà se décompose dans la conscience vacillante d’une vieille dame qui perdra jusqu’à ses souvenirs. Sublime. Jean-Marc Lalanne 62e Festival international du film de Berlin compte rendu

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spécial Play Station Vita

l’élan Vita Alors, elle est comment la nouvelle PlayStation ? Passage en revue de ses fonctionnalités et de ses premiers jeux, dont la découverte s’avère passionnante.

L  business Japon : la Vita démarre en douceur Disponible au Japon depuis la mi-décembre, la PlayStation Vita n’y connaît pas (encore ?) le succès escompté. Deux mois après sa sortie, la console portable s’y était écoulée à un peu plus de 550 000 exemplaires, contre 750 000 pour la PSP sur la même durée en 2004-2005 et près de 900 000 pour la 3DS l’an dernier. Côté jeux, Everybody’s Golf mène la danse avec 110 000 ventes devant Uncharted – Golden Abyss, Dynasty Warriors Next et le jeu de rôle japonais Lord of Apocalypse.

’arrivée d’une nouvelle console est toujours un moment spécial. Nous donnera-t-elle envie de l’adopter ? Sera-t-elle portée par une vision singulière du jeu vidéo ? Destinée à succéder à la PSP, avec qui elle partage un air de famille, la PlayStation Vita a déjà pour elle d’être un objet séduisant : élégante, ni trop légère ni trop lourde, pourvue d’un bien bel écran – seule la petite taille de ses boutons pourra gêner certains. Côté fonctions, elle s’affiche en couteau suisse numérique : outre le jeu, les photos, la vidéo, la musique, la navigation internet et même le GPS sont au menu. Mais c’est aussi aux développeurs que la Vita se présente comme une machine protéiforme. Quelle(s) interface(s) utiliseront-ils ? Les touches et manettes (elle gagne un deuxième stick par rapport à la PSP) ? L’écran tactile ou le pavé lui aussi tactile situé derrière la console ? La détection de son inclinaison ? L’appareil photo intégré ? Pour le moment, ils ont décidé de ne pas choisir. C’est, dans l’ensemble, la limite des premiers jeux Sony, mais aussi ce qui rend leur découverte passionnante. Collection de mini-épreuves rigolotes, Little Deviants utilise à peu près tous les modes d’interaction, donnant le sentiment d’une machine flexible que l’on touche, tourne, caresse, gratouille… Le résultat est idéal pour l’apprivoiser mais manque

un peu de souffle – les concepts sont là, à d’autres de s’en saisir. Autre titre “modeste” mais dans le registre tendance de la réalité augmentée, le jeu de combat Reality Fighters fait de nous son héros après nous avoir pris en photo et permet d’élire comme décor le lieu où l’on se trouve. On pénètre dans le jeu, qui lui-même entre chez nous. L’intérêt ludique s’efface un peu derrière la prouesse technique, mais cette dernière est étonnante. Les jeux de course WipEout 2048 et ModNation Racers évoluent sur un autre terrain. Pilier de la ludothèque PlayStation canal historique, le premier est visuellement étourdissant. Son but : prouver qu’en termes de performances la Vita n’est pas si loin de la PS3. Quant au second, simili Mario Kart de la console, il se révèle aussi réjouissant à jouer que facile à compléter, l’écran tactile rendant la création de nouveaux circuits plus aisée que jamais. Ce n’est sans doute pas le plus en vue des premiers jeux Vita, mais une chose est sûre : celui-là, on n’est pas près de le laisser tomber. Erwan Higuinen PlayStation Vita (Sony), environ 250 € (modèle wifi) ou 300 € (wifi + 3G) Little Deviants (Bigbig Studios/Sony), environ 30 € ModNation Racers: Road Trip (United Front Games/Sony), environ 40 € Reality Fighters (Novarama/Sony), environ 30 € WipEout 2048 (Sony), environ 40 €

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super demo Jeu vedette du lancement de la Vita, la nouvelle mouture d’Uncharted semble faire office de test pour toutes les possibilités de la console. rrivant après plaisante se teinte pour viser avant de tirer (mais se situant d’une nuance de déjà-vu. ou de prendre une photo. scénaristiquement Mais si, dans son D’où le sentiment étrange avant) l’épatante déroulement global, Golden d’un jeu qui voudrait trilogie du studio américain Abyss joue la sécurité, occuper à la fois Naughty Dog, Uncharted ses auteurs n’ont pas le territoire de la PS3, – Golden Abyss est la star manqué de prendre de la DS et de l’iPhone du lancement de la Vita. en compte les possibilités – ce qui est peut-être Notre désormais vieil ami de la Vita, quitte à nous la vraie ambition Nathan Drake, Indiana gratifier de certains ajouts esthético-commerciale Jones du XXIe siècle mâtiné de gameplay parce que la de la Vita. de Lara Croft mâle, y vit console le permettait plutôt L’impression est de nouvelles et pittoresques que parce que le jeu celle d’un work in progress aventures entrecoupées le demandait vraiment. vidéoludique dont d’énigmes, d’acrobaties Nous voilà ainsi invités les acheteurs tiendraient et de fusillades follement à frotter l’écran pour le rôle de public-test. dynamiques. nettoyer un artefact Il y a là de bien belles Enfin, nouvelles, pas fraîchement déterré ou pour idées, c’est incontestable. tant que ça. Des décors sortir vainqueur d’un Mais elles n’étaient (mention spéciale à la combat au corps à corps. sans doute pas toutes pour jungle lumineuse qui nous A utiliser le pavé tactile le même jeu. E. H. change des blockbusters présent à l’arrière de la gris-bruns) au récit riche portable pour faire grimper Uncharted – Golden Abyss en rebondissements, notre personnage à la Sur PS Vita (Naughty Dog/ l’expérience toujours aussi corde. A déplacer la console Sony), environ 50 €

 A

Everybody’s Golf Sur PS Vita (Clap Hanz/Sony), environ 40 € A un détail près – la navigation tactile dans les menus –, rien ne distingue vraiment des précédents le nouveau Everybody’s Golf, dont la simplicité d’accès, la profondeur ludique et la jovialité manga font mouche comme au premier jour. Ce n’est pas le plus “typique” des jeux de lancement de la Vita, mais c’est l’un des meilleurs.

Virtua Tennis 4 Sur PS Vita (Sega), environ 40 € Surclassé par Top Spin au salon, Virtua Tennis 4 s’offre une seconde jeunesse sur Vita et érige la console portable en héritière plausible des salles d’arcade d’antan (parties rapides, hors de chez soi). Des modes bonus se détachent le tennis en vue subjective et, surtout, une sorte de néo-Pong tactile jouable à deux sur le même écran. 22.02.2012 les inrockuptibles 83

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la tristesse durera Avec deux somptueux recueils rendant hommage à des amis disparus, Lambchop et les Tindersticks confirment leur statut de souverains du royaume de la mélancolie.

 D Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

ans la vie, de manière à ce que chacun trouve chaussure à son pied, il y a des artistes comme Didier Super et Stupeflip, et puis il y a des artistes comme Lambchop et les Tindersticks. Les premiers aiment rire et parler fort. Les seconds sont du genre à préférer le silence et l’ironie. Côté légumes, les premiers ont souvent la patate quand les seconds ont des cœurs d’artichaut. D’ailleurs, c’est dans les disques de ces derniers qu’on retourne, depuis presque vingt ans, soigner les bleus à l’âme dès qu’ils pointent leur nez : on y trouve, sinon la guérison, la complicité et le réconfort. Depuis deux décennies, les Tindersticks et Lambchop suivent des routes parallèles. Leurs trajectoires, qui se rejoignent cet hiver puisque chacun publie un album sur

le label allemand City Slang, se ressemblent à bien des égards : tous deux sont ignorés du grand public, tous deux affichent une belle discographie (neuf albums studio pour la troupe de Stuart Staples, onze pour celle de Kurt Wagner). Tous deux, enfin, siègent au royaume des bienfaiteurs mélancoliques, dont ils partagent les bancs avec Scott Walker, The National, Nick Drake, Palace ou Okkervil River. Point d’orgue de ce ballet de natation synchronisée, les deux groupes publient ce mois-ci des disques en hommage à leurs amis disparus – c’est pas gai, mais c’est beau. A l’époque de l’album précédent des Tindersticks, Stuart Staples avait raconté, déjà, la peine suscitée par les disparitions d’Alain Bashung et de la chanteuse Lhasa, dont il était proche. “Tellement de gens nous ont quittés ces

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on connaît la chanson

beau comme Boby “comment peut-on continuer à vivre après ça ? Comment les gens se débrouillent pour continuer à danser malgré tout ?”

Tindersticks

Christophe Agou

Stuart Staples, des Tindersticks

dernières années, explique-t-il. Ce disque parle de ces personnes. Pour autant, je ne l’ai pas envisagé comme un album de deuil et je ne le vois pas comme un disque sombre. C’était plutôt un terrain pour réfléchir à comment on peut continuer à vivre normalement après tout ça. Comment les gens se débrouillent pour continuer à danser malgré tout.” Mr. M de Lambchop est dédié à la mémoire de Vic Chesnutt, proche de Kurt Wagner – les deux musiciens avaient collaboré sur l’album The Salesman and Bernadette en 1998 –, qui s’est donné la mort le jour de Noël 2009. “Je fais des disques autant pour le public que pour mes amis, raconte Wagner. Je l’ai donc peutêtre aussi fait pour lui. C’était douloureux pour moi de raconter ces choses-là, de parler de lui. Je le fais simplement parce que j’essaie de gérer tout ça. Et j’espère peutêtre y trouver des vertus thérapeutiques.” Si l’entreprise n’est pas gaie, elle donne lieu à deux disques au raffinement admirable. Côté Tindersticks, le groupe offre avec The Something Rain un successeur splendide à Falling down a Mountain, le disque qui, il y a deux ans, avait signé son retour lumineux.

Revigorés par une longue tournée lors de laquelle ils revisitèrent les musiques composées pour les films de Claire Denis, les Tindersticks renouent aujourd’hui avec la magie de Curtains, enchaînant quelques instrumentaux formidables et une poignée de morceaux sensuels (Show Me Everything, Come Inside). Porté par des chœurs habiles et un Fender Rhodes voluptueux, le groupe parvient même à légitimer l’usage du saxophone. Côté Lambchop, l’émotion est grande. Mr. M débute sur un If Not I’ll Just Die à faire pleurer les brutes : derrière ce titre emprunté aux paroles de This Guy’s in Love with You de Burt Bacharach, Wagner chante comme un enfant triste, un Robert Wyatt amoché. Enregistré à Nashville, dans les studios du producteur Mark Nevers (Will Oldham, Silver Jews), le disque évite pourtant tout pathos en multipliant les arrangements cotonneux (Nice Without Mercy, 2B2, Buttons). “J’aime l’idée de rester fidèle à un son, de me répéter, même. Je crois que ça crée une identité.” En oscillant sans cesse entre folk et jazz, pop suave et climats cinématographiques, Mr. M offre au chagrin de Wagner l’un des plus beaux écrins sonores de l’année. Plus qu’un cadeau d’amitié, c’est un cadeau d’amour. Johanna Seban Tindersticks The Something Rain (City Slang/Pias) concert le 5 mars à Paris (Trianon) www.tindersticks.co.uk Lambchop Mr. M (City Slang/Pias) concert le 29 mars à Paris (Maroquinerie) www.lambchop.net

Loane et Christophe sont heureux de vous annoncer la naissance de Boby. Une sacrée fille. Début de l’année, j’ai fait la connaissance de Boby, une nana un peu paumée et un peu dans l’édition, qui n’a jamais vraiment envie de dormir, qui passe ses soirées dans les taxis ou les boîtes de Paris, et que chantent en duo Christophe et Loane sur un single que je me passe en boucle. J’aurai pu la croiser plus tôt, Boby – Loane parlait déjà d’elle sur son dernier album, Le Lendemain. Mais c’est Christophe, ce vieux pirate, qui me l’a fait découvrir en venant ajouter sa voix si spatiale sur le disque. Ça commence par un talk-over qui peut rappeler l’inépuisable Brandt Rhapsodie de Biolay et Jeanne Cherhal : tout de suite s’ouvre un monde de possibles et d’images, Boby se dessine sous nos yeux, son histoire se raconte presque d’elle même (un peu comme quand Biolay et Cherhal donnaient naissance et mort au couple de Brandt, façon Les Choses de Perec compacté en cinq minutes). Elle doit avoir la trentaine Boby, des histoires pas simples avec les mecs, et peutêtre même un premier roman sous le coude. C’est une fille qu’on pourrait croiser dans Grazia comme chez Modiano, au détour d’une brasserie. Une fille qui reste des heures en terrasse à checker son iPhone, à répondre à ses copines, à guetter le message de ce garçon qu’elle a croisé allez, tiens, au Silencio par hasard. Boby, c’est une fille comme les aime Christophe. Compliquée mais solaire, comme la fameuse Aline pour qui il a tant crié, ou encore cette Elsa qui l’a brisé et lui a mis la dolce vita entre les mains, après s’être appuyée contre le revers de son smoking blanc cassé. Boby, c’est une chanson de Loane sur laquelle Christophe, avec la générosité qu’on lui connaît, vient poser un refrain cool et parnassien, lui offrant une seconde naissance. Boby, c’est ma nouvelle amie. Boby (Virgin, EMI)

Pierre Siankowski 22.02.2012 les inrockuptibles 85

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Simian Mobile Disco : et de quatre Vu aux manettes d’une flopée d’albums ces dernières années (Arctic Monkeys, Florence & The Machine, The Last Shadow Puppets), le producteur James Ford retrouve enfin son acolyte James Shaw pour un nouvel album de Simian Mobile Disco. Prévu pour le 14 mai, Unpatterns fera suite à Delicacies, paru en 2010. Un premier extrait, Fourteenth Principles, est d’ores et déjà en écoute sur le site officiel du duo anglais. www.simianmobiledisco.co.uk

cette semaine

cher Chairlift

Dr. John soigné par Dan Auerbach Le bon vieux (71 ans) Mac Rebennack, alias Dr. John, sorcier de la soul New Orleans, revient début avril avec Locked down, un nouvel album produit dans son studio de Nashville par Dan Auerbach (des Black Keys), qui nous dit tout : “J’ai choisi mes musiciens préférés et on a enregistré en live, tous ensemble dans la même pièce. Mac se déplace lentement, il marche avec une canne. Mais en fait il est très rapide, car tellement bon musicien. C’est le meilleur disque qu’il ait jamais fait.”

Une première date à Strasbourg pour lancer une courte tournée en France qui se terminera à Tourcoing en compagnie de The Drums : aucun doute là-dessus, les Américains de Chairlift vont faire l’unanimité avec leur venin pop. le 28 février à Strasbourg, le 29 à Paris (Maroquinerie), le 2 mars à Rennes et le 3 à Tourcoing (en première partie de The Drums)

Kanye + Odd Future = amour On ne sait pas encore très bien ce qui se trame entre le crew de l’intenable Tyler, The Creator et le mégalo Kanye West mais on commence à croire que les deux rappeurs américains sont sur le point de joindre leurs forces pour un titre commun, en témoignent les photos postées par le boss d’Odd Future sur le tumblr du collectif. Au milieu d’instruments, accompagnés du producteur Frank Ocean, les deux nouveaux meilleurs amis semblent en tout cas en plein travail. Kanye, The Creator ? Kanye West http://golfwang.tumblr.com

Grrrnd Zero à la porte Le collectif lyonnais Grrrnd Zero, qui regroupe une trentaine d’associations dédiées aux mouvements culturels alternatifs, se voit mis à la porte par le Grand Lyon et la municipalité elle-même. Organisant une centaine d’expos, de concerts et de projections par an, Grrrnd Zero devra quitter, à la fin de cette année, les locaux que la ville mettait jusqu’à présent à sa disposition. Alors que tout accueil de public est d’ores et déjà interdit pour le collectif, c’est l’ensemble des cultures émergentes

neuf

punk The Bots

Saint Michel Venus de Versailles et baptisés Saint Michel, ces jeunes gens cultivent une élégance très rive gauche. Mais gauche, leur electro-pop ne l’est pas du tout, elle est au contraire experte de ses massages sensuels, voire sexuels. Leur suave ep s’appelle I Love Japan, mais très vite, ça pourrait virer au “Japan loves Saint Michel” ! www.youtube.com/user/ SaintMichelMusic

qui ne semble pas à l’ordre du jour des politiques culturelles lyonnaises. Triste. www.grrrndzero.org

Leur chanteur s’époumone comme s’il avait mille diables dans son slim. Son groupe de petites gouapes garage-punk l’accompagne à fond les ballons avec un rock rugueux, élastique et teigneux qui pourrait très vite pétarader sous le nez des Black Keys. Certains de ces Californiens n’ont pas encore 15 ans. Incroyable ! www.myspace.com/thebotsband

East Of Underground Hell Below, coffret de deux CD, réunit quatre groupes (Black Seeds, Sound Trek, Soap, East Of Underground) formés au sein de l’armée américaine pendant les années 70. Si la musique est parfois excellente, entre reprises de classiques du rock et de la soul, le message est ambigu, entre “engagez-vous !” et “peace and love”. www.nowagainrecords.com

Un somptueux fanzine, publié par l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, fête en grande pompe (des Docs) la présidence britannique du Conseil de l’Europe. Portraits de graphistes, analyses de logos, unes de fanzines mythiques : trente-cinq ans plus tard, l’art souillon des graphistes punk reste d’actualité. www.esad-stg.org

vintage

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“quand on m’a demandé avec quel producteur je souhaitais travailler, j’ai cité David Sitek. Le seul sur ma liste”

enfant du rock Actrice, mannequin et fantasme de 78 % de la population masculine mondiale, Liv Tyler s’offre les doigts de fée du producteur David Sitek (TV On The Radio) pour ses premiers pas derrière le micro.

 O

n se rappelle parfaitement de la première fois où Liv Tyler est apparue devant nos yeux, diaphane, sublime et fascinante dans Beauté volée de Bertolucci. Le film, devenu depuis objet de culte, avait alors ancré dans notre jeune cerveau une vérité incontestable doublée d’une bien triste nouvelle : Liv Tyler était forcément la plus belle femme du monde et on ne lui ressemblerait jamais. L’équation vieille de près de quinze ans est toujours d’actualité lorsqu’on se retrouve nez à nez avec

l’Américaine dans le quartier de Shoreditch, à Londres. Perchée sur des talons vertigineux, un immense sourire aux lèvres, la jeune femme de 34 ans irradie de beauté. Pas question de parler chiffons avec elle cette fois-ci puisque la fille du patron d’Aerosmith et de la supergroupie Bebe Buell est ici pour une tout autre raison. Après un premier essai il y a quelques années où elle reprenait joliment Hey, That’s No Way to Say Goodbye de Leonard Cohen sur l’album Varshons des Lemonheads, Liv a enfin franchi l’entrée du studio pour de bon à l’initiative

d’une célèbre marque française dont elle est l’égérie depuis 2003. “Givenchy m’a proposé de chanter le morceau qui illustrerait la campagne de son nouveau parfum. Je chante tout le temps, j’écoute de la musique toute la journée, mais ma timidité m’empêchait de vraiment me lancer. J’imagine que j’attendais que tout soit en place, de rencontrer la bonne personne avec qui je pourrais chanter et jouer de la guitare sans appréhension. J’ai le sentiment d’avoir trouvé cette personne en David.” Ce David n’est autre que David Sitek, tête pensante et génial producteur de

TV On The Radio, dont Liv a suggéré le nom lorsqu’on lui a demandé avec qui elle souhaitait travailler – “il était le seul sur ma liste”, préciset-elle. Après une rencontre à Paris, le duo s’est enfermé dans le studio californien de Sitek, sur les hauteurs de Los Angeles. “Il m’a dit : ‘D’abord, on va écouter de la musique, se faire un thé, se faire griller des côtelettes, puis on ira tirer avec un flingue dans les bois, on boira un whisky, et après tu chanteras”, rigole Liv. De ces journées d’expérimentations est née une reprise electro-rock méconnaissable du tube des Australiens d’INXS, Need You Tonight, où l’on découvre une Liv Tyler à la voix surprenante, agressive et sexuelle. “C’est très difficile de sortir une chanteuse de son confort, de ses habitudes. Ça représente beaucoup de travail, surtout psychologique. Avec Liv, c’était bien plus facile car elle n’a aucun tic de chant. Et puis c’est une actrice : elle était plus libre et enthousiaste à l’idée de jouer plusieurs rôles, ce qui a rendu les choses bien plus amusantes”, explique Sitek, encore étonné par le timbre de sa compatriote, qu’on rapproche volontiers de celui de Peaches ou d’Alison Goldfrapp. En attendant de la voir peut-être un jour grimper sur scène pour singer leurs déhanchements ou ceux de son papa, on maudit les hasards de la génétique : en plus d’être sublime et adorable, Liv a une très belle voix. Ondine Benetier single Need You Tonight (Sony) 22.02.2012 les inrockuptibles 87

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Jackson’s Family Pictures

Les frères Jackson au début des seventies, du temps des Jackson 5. De gauche à droite : Marlon, Jermaine, Tito, Michael et Jackie

“il n’y aura jamais un second Michael Jackson” Alors que les Jacksons se préparent à remonter sur scène, Jermaine Jackson, 57 ans, publie une histoire très officielle et sélective de son frère Michael. Le King of Pop sans crime de lèse-majesté.

 Q

u’est-ce qui vous a décidé il a eu le sentiment que notre lien fraternel à prendre la plume ? était mort. C’est à ce moment qu’il a Jermaine Jackson – Je voulais commencé à travailler de son côté. dire la vérité. Pourquoi Michael Vous croyez que ce traumatisme portait un masque, la couleur intime l’a poussé à faire une croix sur de sa peau… Je voulais tout sa vie sentimentale ? clarifier. Et rappeler qu’il était comme nous : Il était marié à son art. Il savait comment il aimait les gens, les enfants, les animaux… Sam Cooke avait été assassiné et comment Quand nous étions petits, il avait des rats, plein de problèmes étaient arrivés dans moi des serpents, et il nourrissait mes le monde du spectacle à cause des femmes. serpents avec ses rats. Il ne voulait pas reproduire ça. L’acharnement des médias a beaucoup Qu’avait-il de plus, à part ce dévouement fait souffrir Michael et vous insistez extraordinaire, que vous autres n’aviez pas ? sur ce point dans votre livre : sa fragilité, On a tous été bénis par un talent. Marlon ses moments de faiblesse… était un danseur fantastique et j’étais le C’était un être humain avant d’être lead singer au début des Jackson 5, mais lui un entertainer donc, oui, ça le blessait ! pouvait danser et chanter. Michael voulait Ces horribles accusations ne l’ont jamais y arriver tellement fort que rien d’autre empêché de continuer à aimer les enfants. ne comptait pour lui. Et contrairement à moi, Ses motivations étaient vraies et pures. qui a toujours été plutôt un homme Vous évoquez aussi les débuts des de l’ombre, il a très vite voulu vendre le plus Jackson 5, puis les dissensions qui sont de disques, exploser tous les records… apparues dans le groupe quand les frères Malheureusement, quand on est tout seul aînés ont commencé à tomber amoureux… dans la lumière, les vautours accourent. Michael ne comprenait pas pourquoi Quel conseil donneriez-vous à il fallait qu’on grandisse et qu’on s’en aille Lady Gaga, qui semble rêver d’un succès de la maison. Enfants, on dormait tous dans planétaire à la Michael Jackson ? la même chambre, dans une promiscuité constante, donc quand nos femmes sont “Michael voulait y arriver devenues plus importantes pour nous que le groupe, que nous avons déménagé alors tellement fort que rien d’autre ne comptait pour lui” que lui est resté vivre avec notre mère,

Gaga est très bonne dans ce qu’elle fait, elle a le sens de l’air du temps, mais elle manque de racines. Les albums de Michael étaient numéro 1 depuis qu’il était enfant. Elle, de qui a-t-elle appris, avec qui a-t-elle étudié ? En grandissant, on a eu la chance de voir James Brown, Sammy Davis Jr., Elvis, Jackie Wilson, tous ces chanteurs fantastiques, on les a rencontrés… C’était un moment unique, et c’est pour ça qu’il n’y aura jamais un second Michael Jackson. Quel est votre plus grand regret concernant Michael ? Probablement de n’avoir pas pu briser les barrières qui l’entouraient. Quand je pense que son entourage a eu le culot de nous accuser de vénalité, alors que nous avions créé cette fortune avec Michael… Quel trait de caractère ont en commun tous les Jackson ? On aime sourire, on est discrets, un peu timides, mais on se lâche sur scène. Et on aime les bébés. Même ceux qu’on ne connaît pas, on joue avec eux, on leur fait des bisous à leur faire rougir les joues ! C’est ce qu’ils ont vu en Michael : il aimait les enfants plus que tout et ils ont visé ce point faible, ce qu’il aimait le plus au monde. recueilli par Clémentine Goldszal livre You Are Not Alone – Le Vrai Michael dans les yeux de son frère (Michel Lafon)

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Gochag Askarov Un chanteur venu d’Azerbaïdjan sidère avec quatre pièces vertigineuses. Dans la république d’Azerbaïdjan, mystérieux petit pays posé à l’ouest de la mer Caspienne, des musiciens entretiennent la tradition du mugham, poésie et musique séculaires. Tout ça, on ne le savait pas jusqu’à la parution de cet album envoûtant du chanteur Gochag Askarov. Pour apprécier ce disque à sa juste valeur, il va falloir se poser un peu. Il n’y a pas de single mais quatre longues pièces distinctes, qui transportent l’auditeur de la contemplation légère au vertige total. Sublimation musicale des états émotionnels humains, la musique complexe et fluide de Gochag Askarov évoque parfois les mélopées extatiques de Nusrat Fateh Ali Khan, voire le jazz pensif de John Coltrane – sur le morceau Mugham Dilkesh, joué au balaban, un genre de hautbois. Le chanteur n’a que 33 ans mais il prend l’affaire très au sérieux : sa voix virtuose et solennelle est la grande affaire, et le grand mystère, de ce disque – d’une intensité qui trans-Perse. Mais azéri comme ça.

Derek O'Donnell

Mugham Felmay/Orkhestra

Memoryhouse The Slideshow Effect Sub Pop/Pias Un duo canadien prend la relève de Beach House sur un beau disque de dream-pop. e texte qui accompagne la sortie de l’album de Memoryhouse explique que le groupe vient de la petite ville de Guelph, dans la province de l’Ontario, et que cette dernière a récemment été rebaptisée “Cité de la musique” tant elle regorge de formations sonores. Memoryhouse n’a pourtant pas initialement été envisagé comme un groupe. Il y a cinq ans, c’était un projet d’art, réunissant le jeune compositeur Evan Abeele et la photographe Denise Nouvion. Le premier s’inspirait des photos et vidéos de la seconde pour écrire des chansons, dressant par la même occasion des ponts imaginaires entre la pop brumeuse des Cocteau Twins et les travaux du musicien néoclassique allemand Max Richter – c’est son œuvre Memoryhouse, parue en 2002, qui a inspiré son nom au duo. Après une signature chez Sub Pop et une poignée de singles, le groupe a pris le temps d’enregistrer un premier album, qu’il s’amuse à décrire aujourd’hui comme “du Taylor Swift jouant avec les musiciens de Built To Spill”. Nous, on pense surtout fort à Kate Bush ou Broadcast : même façon de préférer les cieux ou l’apnée au triste niveau de la mer (Punctum), même art de la retenue (Little Expressionless Animals), même mélancolie suave (All Our Wonder) et mêmes fulgurances (Heirloom, petit tube de dream-pop potentiel). De quoi patienter, le cœur léger, jusqu’au prochain album de Beach House. Johanna Seban

 L

Stéphane Deschamps www.felmay.it

www.myspace.com/wearememoryhouse en écoute sur lesinrocks.com avec 22.02.2012 les inrockuptibles 89

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The Fab Mods The Fab Mods Close Up Records Leur nom parle de mélodie et d’intensité, leur disque aussi. Préciser qu’ils terminent tous leurs concerts par une version plombée de The Kids Are Alright des Who serait un tantinet superflu, voire réducteur. Si la charpente très rhythm’n’blues de leurs That’s Life ou A Song Away est indéniable, l’énergie punk qui catapulte chaque chanson fait des Fab Mods l’un des groupes les plus virulents et corsés de l’actuelle scène parisienne. Entre vraie joie communicative et goût de l’assaut binaire : un plaisir simple mais généreux. Jean-Luc Manet

Neil Krug

www.myspace.com/thefabmods

First Aid Kit Venu du froid, du folk qui fait chaud au cœur et aux corps. Merveilleux. ’ll be your Emmylou and I’ll be cru, sous l’égide du producteur your June/If you’ll be my Gram Mike Mogis (sans lequel les Bright and my Johnny too/And I’m not Eyes de Conor Oberst auraient asking much of you/Just sing little la cataracte). Et tout l’album se joue darling, sing with me” (“Je serai ton dans cet état de grâce, avec ces Emmylou (Harris) et je serai ta June harmonies douces-amères et ces (Carter)/Si tu es mon Gram arrangements transatlantiques : (Parsons) et aussi mon Johnny ce que la fertile Scandinavie a (Cash)/Je ne t’en demande pas trop/ produit de plus attendrissant depuis Juste de chanter chéri, de chanter le deuxième effort de The Tallest avec moi”). Déclaration d’amour Man On Earth. Benjamin Mialot autant que d’intention, ce refrain est un des trésors qui passera concert le 22/2 à Paris (Point Ephémère) l’hiver. Ce duo de sœurs suédoises www.thisisfirstaidkit.com l’entonne avec de belles voix en écoute sur lesinrocks.com avec de country-girls biberonnées au lait

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Dan San Domino Jaune Orange/Modulor Joli premier album de cousins belges des Fleet Foxes. La Belgique, plat pays que sous le soleil du Laurel l’on sait, héberge pourtant une Canyon, sens de la mélodie belle famille de songwriters impressionnant et charme capables de côtoyer les cieux de l’artisanat folk : Dan San, (Tom Barman, Soy Un Caballo…). dont la place pourrait être chez Ainsi Dan San et son Domino, le collectif Kütu Folk, ajoute son douzaine de folk-songs nom à la belle liste des musiciens à l’élégance rare, confirmant des bois. Johanna Seban une filiation avec quelques artisans érudits (Syd Matters, www.dansan.be The Leisure Society, Fleet Foxes). en écoute sur lesinrocks.com avec Refrains-chorales comme mûris

Robert Yeager

The Lion’s Roar Wichita/Cooperative/Pias

Van Halen A Different Kind of Truth Polydor/Universal Trente-cinq ans plus tard, Van Halen retombe en enfance. Et le pire : c’est bien. En terme de fluidification des rapports sociaux, on a déjà vu mieux que Van Halen. Mais en terme de brio, on a aussi vu pire. Qu’importe ce gouffre de trente-cinq ans semé de pièges à loups quand on est capable de refaire à 55 ans passés ce qui crucifia la planète rock en 1978. Avec un chanteur gouailleur devant qui même les frères Gallagher n’auraient pas le dernier mot, un batteur qui en met partout et un guitariste-alien au talent écœurant, Van Halen reprend le fil de son hard-rock swingueur d’avant sa période Bontempi, les claviers cheesy de Jump n’ayant pas été conviés. Si Tattoo le single rime plutôt avec jingle, les onze titres suivants convainquent, mêlant tueries 200 % big rock – China Town, As Is – à cette sorte de doo-wop metal enjoué qu’eux seuls osaient alors. Car si le casque d’or de David Roth n’est plus qu’un souvenir, son timbre de crooner dément est intact. Guillaume B. Decherf www.van-halen.com en écoute sur lesinrocks. com avec

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Trevor Jackson

Trevor Jackson

various artists Ahmad Jamal Blue Moon Jazz Village/Harmonia Mundi

Influence de Miles Davis, ce monstre joue des classiques du cinéma. Le désormais octogénaire, que Miles Davis considérait comme son influence majeure, préfère au terme de jazz l’expression de musique classique américaine. Le pianiste évite la béatification de son vivant et offre sur un nouveau label un autre chef-d’œuvre, simple, majestueux et tendre. En compagnie d’une poussière d’étoiles (dont le batteur Herlin Riley, qui garantit un feu d’artifices funky néo-orléanais) ou en solo, Jamal entraîne au cinéma, grâce à un Blue Moon ici joyeusement décortiqué, avec la Laura de Johnny Mercer (qui inspira Preminger) ou via un thème jadis chéri par Sammy Davis Jr. Le musicien caresse les touches et en fait jaillir un univers de romantisme et d’inventivité. Christian Larrède www.ahmad jamal.net

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Trevor Jackson presents… Metal Dance Strut/La Baleine Colossale compilation de maxis de dance-music glaciale et industrielle. ans le funk ou le disco de ce début cette leçon de choses tranchantes et des années 80, il était question martiales a laissé des marques profondes. de feu aux fesses : on dansait sur Trevor Jackson compile aujourd’hui, des charbons. Mais en marge sur un double CD austère et pourtant de cette liesse, d’autres dansaient sur des brûlant, une précieuse banque de sons chardons, des glaçons, des tessons. (une banquise de sons ?) de cette époque. Dans les décombres des villes industrielles De DAF à 400 Blows, de Cabaret Voltaire surgissait une dance-music robotique, à 23 Skidoo, toute cette dance-music en pardessus noir, l’air mauvais et industrielle et deshumanisée résonne, le son belliqueux. Ça se passait en Europe plus d’un quart de siècle après, avec (Belgique et Allemagne), on dansait la même violence, la même désespérance. jusqu’à l’épuisement et pourtant, c’était Domestiqués ou réchauffés, ces sons l’exact antithèse de l’eurodance. primaux feront, quelques années A cet hédonisme décérébré, tous les SPK plus tard, la fortune de Depeche Mode ou Nitzer Ebb opposaient un ultraréalisme ou de la techno. JD Beauvallet glacial, qui transformait les clubs en www.strut-records.com chambres froides. De LCD Soundsytem à en écoute sur lesinrocks.com avec l’infatigable DJ/archiviste Trevor Jackson,

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Brooke Fraser Flags Play On/Sony Music La pop charmante et acidulée d’une Néo-Zélandaise de Californie. Dans le troisième album Fraser fait de la musique solitaire (Betty), elle de la Néo-Zélandaise simple et spontanée, s’inscrit, jusque dans installée à Los Angeles, et c’est ce naturel ses emprunts à la musique fille d’un ancien All Black – maturité désormais des Caraïbes, dans et chrétienne revendiquée, teintée de mélancolie – l’héritage d’une Carole c’est bien la Californie qui séduit, autant que King. C. L. qui sourd de cette pop la gestion des conventions sereine, où l’accent est mis du genre. Entre un duo www.brookefraser.com sur les structures et avec Aqualung et la dérive en écoute sur lesinrocks.com avec les atmosphères. Brooke d’une pauvre petite fille

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Moss Ornaments

Victor Picon

Excelsior/V2/Differ-ant

Pony Pony Run Run Pony Pony Run Run 3ème Bureau/Wagram Un groupe de pop français mixé par un géant du hip-hop américain ? C’est de leur âge, de l’époque. n enfants légitimes de leur époque Kanye West et Jay-Z. Produit par et bien élevés par celle-ci, les trois le chanteur du groupe, Gaëtan Réchin Angevins et néo-Nantais de Pony Pony Lê Ky-Huong, l’album passe donc de Nantes Run Run se sont construits en partie à Los Angeles, enjambant l’Atlantique grâce à internet. Partant du succès de Hey dans une gymnastique dont seuls les hits You, tube évident, le buzz n’a pas tardé ont le secret. A l’inverse du jeux des sept à faire le tour de la toile en 2009, menant différences, celui des ressemblances rapidement la petite bande d’un écran à perd ici un peu de son sens face à des l’autre, avec un couronnement sans appel : pop-songs du calibre de Just a Song, Time Victoires de la Musique, MTV Europe Music to Reveal ou encore Notorious Lady. Awards et NRJ Music Awards. Rejetant l’enfermement dans un style, Les années ont passé, et Pony Pony Run reniant une filiation trop précise, Run revient au galop avec un deuxième embrassant du coup toutes les influences album. Même frénésie, même insouciance possibles, c’est une logique du tube sur cette power-pop électrique venant de qui s’impose, laissant la place à toutes nulle part, et donc de partout. Du meilleur les interprétations, à tous les ressentis de l’indie-rock britannique à la danceimaginables. Car c’est cette identité qui music des années 90, tout s’y mêle, court, qui court avec Pony Pony Run Run : passant par un filtre lumineux ne gardant la culture du plaisir. Maxime de Abreu que la joie, le jeu, le léger. Ces anciens www.ponyponyrunrun.net étudiants des Beaux-Arts revendiquent d’ailleurs volontiers une vision globalisante de la musique, déversant dans leurs morceaux toute la pop-culture qui a fait leur éducation : la radio et ses pubs, la télé et ses clips, les clubs et leurs dance-floors. A la fois gourmet et junk-food, ce second album s’est offert, pour le mixage, les services de l’Américain Andrew Dawson, producteur de pointures du hip-hop comme



Aux Pays-Bas aussi, les chœurs font le sexe avec les guitares. Pour un Fleet Foxes, un Dodos ou un Midlake, combien de Dan San, Caveman, Islands, Grand Archives, Iron & Wine et Junip restés dans l’ombre ? La question se pose d’autant plus que c’est avec leur troisième album qu’on découvre aujourd’hui les Néerlandais de Moss, en concert à Paris cette semaine – et la surprise est excellente. Comme chez les groupes précités, Moss est contre la voix unique : il place aujourd’hui les chœurs au cœur de tout, et ce dès I Am Human, un formidable titre polyphonique en ouverture de l’album. Entre ballades contemplatives (Tiny Love) et rock lyrique (What You Want), le groupe signe un disque à l’efficacité imparable et, après Alamo Race Track, offre une nouvelle raison de regarder vers Amsterdam. Et de voter Hollande. Johanna Seban concert le 27 février à Paris (Flèche d’Or ) www.mosstheband.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Greg Brown Freak Flag Yep Roc

Broadway Solo System Revolution 6AM/Infine/Differ-ant Après pas mal d’expérimentations, les Français s’attaquent en beauté à la pop. roadway est tout sauf une avenue savent si bien se dissimuler derrière balisée, plutôt un sentier un refrain limpide. Ainsi Days of Reckoning buissonnier. En trame, toujours, ou Pure Gold qui, sous la béatitude des basses sourdes et menaçantes, de leurs chorales cosmiques, simulent et un goût pour une recherche sonique qui, la nonchalance, alors que tout est tension, loin de la frime, ne cherche au contraire urgence. Autre sommet de cet album qu’à simplifier une langue moderne, d’importance, l’ultime The Lighthouse Wish, empruntant au folk, à l’electro, au freequi invite dans le coton et la torpeur rock ou à la pop. De plus en plus éloquent la voix faussement innocente de Juliette et fluide, ce patois inventé par les Paquereau de Diving With Andy. Stéphanois devient une pop solaire, Comme une histoire de loup et de chantée sans crainte, libérée du chaos. chaperon rouge, mais où c’est le loup Régulièrement hantées de tension qui rougirait. JD Beauvallet et de caillots de mauvais sang (Japanese Super Trains, entre autres), ces chansons concert le 10 avril à Paris (Boule Noire) évoquent de plus en plus la pop traître www.broadway6am.com en écoute sur lesinrocks.com avec d’Eels, dont les tourments et tournants

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Le rock racé et élégant d’une belle plume d’americana. Longtemps, les chansons de Greg Brown ont louvoyé entre les latitudes, balancé entre la rigueur de l’Iowa presbytérien et la sensualité swampy du Sud, réchauffé au contact du swing des bayous une écriture née au pays des congères. En enregistrant enfin son nouvel album à Memphis, le poète du Midwest laisse sa muse flirter avec le fantôme du rockabilly des origines : avec Freak Flag, Leonard Cohen joue les funambules sur les cordes de guitare de Scotty Moore, et l’une des plumes les plus sophistiquées d’Amérique se laisse lutiner par le beat primal de John Lee Hooker. Bruno Juffin www.gregbrown.org

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Yann Morrison

Juveniles Ambitions Kitsuné/Cooperative/Pias Frénétique et amoureusement eighties, la pop de grands Bretons. ans son argumentaire lettres d’amour à l’hédonisme. en anglais, le label Kitsuné Mais comme on sait si bien le faire affirme que ce single à New York (LCD Soundsystem) provoquera un joyeux bordel ou Manchester (New Order) “dans les boums” (in french par exemple, cette science in the text). Si c’est l’ambition martiale du rythme qui kidnappe d’Ambitions, elle est noble : faire reste systématiquement escortée bouger les fesses et accélérer d’une mélodie innocente, qui le transit d’hormones reste quand résonne longtemps après même une des fonctions premières l’extinction des feux. Comme chez de la pop. Et les Bretons en The Shoes, une nouvelle preuve connaissent un rayon en matière que la France parle désormais pop de pop effervescente, voire sans accent. JD Beauvallet volcanique, que ce soit sur scène ou en club – certains remixes, www.juvenilesmusic.com dont celui rondement funky signé en écoute sur lesinrocks.com avec du Français O Safari, sont ici des

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Zulu Winter We Should Be Swimming Quand ces jeunes Anglais, vus au Festival des Inrocks, chantent avec tout l’épique de l’époque We Should Be Swimming, ils pensent forcément à un crawl dans des dollars, façon Picsou : voilà ce qui arrive quand on n’écrit que des hymnes. soundcloud.com/zulu-winter

D’Austerlitz Cut Open Le groupe comme le nouveau label qui sort son single (Zappruder) sont ambitieux et culottés. Ne reste plus aux Parisiens D’Austerlitz qu’à dénicher le producteur dingue qui accompagnera très haut la démesure de leur écriture. www.myspace.com/dausterlitz

Alt-J Matilda La belle et biscornue Matilda traîne sur le net depuis des mois : elle devient enfin le premier single de ce groupe de Leeds, qui répond également au nom de Δ, comme un triangle. Nom étrange pour cette pop qui refuse de marcher droit et ne tourne pas rond. www.altjband.com

Pastel Clouds Watercoloured Dreams Ce très jeune groupe lyonnais (re)plonge la tête l a première dans la piscine shoegaze des années 90. Guitares bourdonnantes de My Bloody Valentine, nuées synthétiques et voix embuée des Pale Saints : une noyade sombre et décadente. www.lesinrockslab.com/pastel-clouds 94 les inrockuptibles 22.02.2012

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dès cette semaine

20/4 Lille, 25/4 Laval, 27/4 Bourges, 28/4 Lorient Daniel Darc 28/2 Nantes, 29/2 Ramonville, 1/3 Aurillac, 2/3 ClermontFerrand, 13/3 Porteslès-Valence, 14/3 Feyzin, 16/3 Meylan, 21/3 HérouvilleSaint-Clair, 23/3 Bordeaux, 24/3 Guéret Olivier Depardon 3/4 Paris, Nouveau Casino Dillon 21/3 Lorient, 22/3 Nantes, 23/3 Laval, 24/3 Paris, Théâtre de la Cité internationale, 25/3 Rennes, 29/3 Grenoble, 30/3 Mâcon The Drums 2/3 Paris, Bataclan, 3/3 Tourcoing (avec Chairlift) Hanni El Khatib 22/2 Paris, Maroquinerie, 24/2 Nancy, 25/2 Annecy Matt Elliot 23/2 Chabeuil, 24/2 Annecy, 22/3 Chalonsur-Saône, 24/3 Lyon, 25/3 Maubec, 4/4 Nancy, 5/4 Le Mans, 6/4 Saint-Nazaire The Fall 6/3 Lille, 7/3 Paris, Bataclan

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First Aid Kit 22/2 Paris, Point Ephémère Sallie Ford 22/2 Dijon, 3/3 Besançon, 5/3 Lyon, 6/3 Annecy, 7/3 Nancy, 8/3 Amiens, 9/3 Vannes Fránçois & The Atlas Mountains 23/2 Annecy, 1/3 Rennes, 2/3 La Rochesur-Yon, 3/3 Lorient, 8/3 Marseille, 14/3 Canteleu, 15/3 Amiens, 16/3 Beauvais, 17/3 Poitiers, 22/3 La Défense, 23/3 Dijon, 24/3 Strasbourg, 30/3 Allonnes, 31/3 Evreux Grimes 12/5 Laval, 13/5 Rouen, 15/5 Strasbourg, 16/5 Paris, Flèche d’Or Festival Hors Pistes du 22 au 25/2 à Annecy avec Hanni El Khatib, Fránçois & The Atlas Mountains, Michel Cloup, Mirel Wagner, Piano Chat, Matt Elliott, etc. Juveniles 17/3 Paris, Point Ephémère (avec Sarah W_Papsun) Miles Kane 30/4 Paris, Cigale Kap Bambino 13/3 Paris, Gaîté Lyrique, 17/3 Bordeaux, 23/3 Rennes, 24/3 Limoges, 29/3 Roubaix, 6/4 Morlaix, 7/4 Nantes, 28/4 Yverdonles-Bains

aftershow

en location

soirée inRocKs lab Awards 2011 le 15 février à Paris, Alhambra

David Balicki

49 Swimming Pools 29/2 ClermontFerrand, 1/3 Paris, Café de la Danse Andromakers 22 & 23/2 Bruxelles, 25/2 Chérisay, 29/2 Poitiers, 1/3 Bordeaux, 3/3 Tulle, 8/3 ClermontFerrand, 9/3 Nîmes, 15/3 Aix-enProvence, 16/3 Manosque Black Weekend du 8 au 11/3 à Chamonix, avec Housse De Racket, WhoMadeWho, Carl Craig, Manaré, Popof, Nôze, I:Cube, Rone, Naughty J, etc. Broadway 1/3 BourgoinJallieu, 9/3 Annecy, 13/3 SaintEtienne, 10/4 Paris, Boule Noire Buraka Som Sistema 1/3 Paris, Gaîté Lyrique Caravan Palace 20/3 Paris, Trianon Chapelier Fou 5/4 Metz, 6/4 Villeurbanne, 11/4 Strasbourg, 25/4 Toulouse Chairlift 28/2 Strasbourg, 29/2 Paris, Maroquinerie, 2/3 Rennes, 3/3 Tourcoing (avec The Drums) Hollie Cook 22/2 Cluses, 23/2 SaintJean-de-Védas, 24/2 Meylan, 25/2 Limoges, 12/4 Ris-Orangis,

nouvelles locations

Owlle

Kasabian 28/2 Lille

Boule Noire, 25/3 Paris, Cigale

Little Barrie 2/4 Paris, Maroquinerie, 4/4 Limoges, 5/4 Bordeaux, 6/4 La Rochesur-Yon

Money (+ Slime + Fall On Your Sword) 24/2 Tours, 25/2 Nantes, 26/2 Bordeaux

Miossec 23/2 Nogentle-Rotrou, 24/2 Rouen, 25/2 Brest, 20/3 Fontaine, 21/3 Mâcon, 22/3 Besançon, 23/3 Strasbourg, 24/3 Bagneux, 27/3 Allonnes, 28/3 Massy, 29/3 Paris, Casino de Paris, 30/3 Lille Connan Mockasin 24/3 Paris,

Noel Gallagher’s High Flying Birds 6/3 Paris, Grand Rex Les Nuits de l’Alligator jusqu’au 24/2 à Paris avec Lindi Ortega, Hanni El Khatib, Dirty Beaches, Kitty, Daisy & Lewis, Two Gallants, Sallie Ford, Possessed By Paul James, etc. Of Montreal 27/4 Paris, Trianon,

Après un an de compétition, le concours de découvertes de jeunes talents des Inrocks s’est conclu en beauté à l’Alhambra lors du concert bouillant de deux des grands gagnants en première partie de Clap Your Hands Say Yeah. Theodore, Paul & Gabriel, coup de cœur Levi’s ®, partenaire de l’édition 2011, inaugurent la soirée avec leur folk traditionnel. Digne héritier de Neil Young, le trio androgyne à chemises blue jean n’hésite pas à pousser le vice avec des airs country portés par une voix rocailleuse. Owlle, lauréate élue par le jury des inRocKs lab 2011, embrase la salle de ses mélodies dream-pop peignées à l’omnichord. Sur le chant de Free, on s’attache au mât de l’Alhambra pour tenter de résister. Sur Ticky Ticky, on nage jusqu’au premier rang, les bras en l’air, cédant à la tentation de cette messe electro-lyrique. Les vieux loups de mer new-yorkais Clap Your Hands Say Yeah viennent clore la soirée avec leurs voix défoncées et leurs looks débraillés. Le groupe, découvert sur le net dans les années 2000, bastonne et brille sur la toile comme une bonne étoile au dessus des lauréats inRocKs lab 2011. Abigaïl Ainouz 28/4 Nantes, 2/5 Nice Orelsan 31/5 Paris, Olympia Julian Perreta 26/2 Lyon, 27/2 Hyères, 28/2 Aix-enProvence, 29/2 Nice, 1/3 Divonneles-Bains, 3/3 Le Havre, 5/3 SaintAmand-lesEaux, 6/3 Paris, Olympia Porcelain Raft 8/3 Montpellier 14/3 Bordeaux, 15/3 Paris, Cigale, 17/3 Strasbourg Julien Pras 2/3 Paris, Loge

Real Estate 23/2 Paris, Nouveau Casino Rodrigo Y Gabriela 27 & 28/2 Paris, Olympia Saint Vincent 26/2 Paris, Alhambra Emeli Sandé 26/3 Paris, Alhambra Shabazz Palaces 22/2 Strasbourg Bruce Summer Camp 5/4 Roubaix, 6/4 Lyon, 7/4 Paris, Flèche d’Or Anna Ternheim 22 & 23/2 Paris, Café de la Danse Timber Timbre 17/3 Paris, Café de la Danse

Tinariwen 3/4 Paris, Cigale Trombone Shorty 28/2 Lyon, 29/2 Paris, Bataclan, 1/3 Nancy Watine 17/3 Paris, 3 Baudets, 12/4 Paris, Sentier des Halles We Have Band 28/2 Amiens, 29/2 HérouvilleSaint-Clair, 1/3 Paris, Maroquinerie, 2/3 Lyon, 3/3 Mulhouse WU LYF 8/3 Paris, Bataclan Youth Lagoon 25/2 Paris, Point Ephémère

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Matt Dillon dans Factotum de Bent Hamer (2005)

une bouteille à l’amer La descente aux enfers tragicomique d’un script doctor alcoolique et désabusé. Dans ce roman achevé juste avant sa mort en 1996, le scénariste et dramaturge Steve Tesich dézinguait avec un brio inouï une société américaine imbue d’elle-même.

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e roman américain fourmille de poivrots grandioses et de génies déglingués. Comme rien n’arrive par hasard, il a bien fallu que ces vieux briscards de papier, domiciliés le plus souvent à Manhattan, s’appuient sur des modèles. Ceux-là, bien réels, ont parfois écrit un ou plusieurs livres puis vu la reconnaissance leur passer sous le nez, avant d’être un jour réédités et célébrés à titre posthume. Steve Tesich est loin d’avoir connu le destin d’un Richard Yates – alcoolique impénitent, maniacodépressif puis tombé dans l’oubli avant de devenir culte, à qui l’on doit les sublimes Easter Parade et La Fenêtre panoramique – ni celui d’un Frederick Exley, redécouvert l’année dernière chez le même éditeur avec un roman écrit en 1968, Le Dernier Stade de la soif, chronique géniale d’un écrivain fou et raté.

Tesich s’est d’abord fait connaître dans les années 70 et 80 par des pièces, montées à Broadway, et des scénarios – donnant lieu à une série de films qui n’ont hélas pas marqué le septième art. Il se met au roman assez tardivement et peu avant son décès, puisqu’il meurt prématurément d’une crise cardiaque à l’âge de 53 ans, alors qu’il vient juste d’achever la rédaction de son second roman. Deux ans plus tard, en 1998, Karoo sera publié aux Etats-Unis et encensé par la critique. Les cinquante premières pages sont hilarantes, peut-être ce qui s’est fait de mieux, depuis La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, dans le registre de la farce nihiliste et désespérée. Karoo s’ouvre sur une fête de Noël dans un spacieux appartement new-yorkais, où l’on célèbre l’entrée dans la dernière décennie du deuxième millénaire. Petits fours “farcis de feta et d’épinards” à la main, les oreilles également

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en marge

écrit dans un millénaire déclinant, Karoo est une odyssée sans soleil, celle d’un Ulysse boiteux côtoyant le vide et la fatuité de son époque farcies par les symphonies en boucle de Beethoven, un riche scénariste à la cinquantaine bedonnante, Saul Karoo, erre tel un zombie de groupe en groupe, maudissant secrètement un nouveau mal qui le ronge : une immunité soudaine contre l’alcool, l’incapacité d’être soûl, d’accéder au nirvana de l’ivresse pour tuer l’ennui. Premier dysfonctionnement d’une vie qui en compte bien d’autres, entre les assauts répétés d’une ex-épouse revêche, blonde platine affublée de “robes ornées d’images d’espèces en voie de disparition”, et un fils adopté en manque d’affection. Le père indigne se révèle aussi, de sa propre confession, écrivain raté reconverti en script doctor impitoyable, massacrant les œuvres et les films pour les rendre commercialement comestibles : “Je garde l’œil sur l’histoire, sur l’intrigue, et j’élimine tout et tous ceux qui n’y contribuent pas. Je simplifie la condition humaine (…). Il m’arrive de me dire que cette approche à été mise en pratique dans la vraie vie, que des hommes comme Adolf Hitler, Joseph Staline, Pol Pot, Nicolae Ceausescu et d’autres ont intégré à leurs projets certaines techniques que j’utilise pour plier un scénario. Je pense parfois que tous les tyrans sont des écrivaillons glorifiés, des hommes qui réécrivent, comme moi.” A partir de ce regard suprêmement désabusé, Karoo va construire un récit de chute et de rédemption, en semant une foule d’embûches dans la vie de ce “gros monstre” d’égoïsme, menteur maladif et exhibitionniste social. L’appel au secours d’un fils et les retrouvailles avec la mère biologique de celui-ci augurent d’un rachat nouveau sous le soleil de Californie. Il s’agit cette fois de la grande usine à

rêves, où “Doc” a pour mission de relooker le montage d’une vieille gloire d’Hollywood. Le coup de génie de Tesich sera de faire basculer son antihéros dans l’un de ces scénarios si bien ficelés dont il a le secret : une comédie cynico-romantique promise, au dénouement, à un horrible drame. Par la suite, l’ancien prédateur au cœur tendre verra sa vie vampirisée par un producteur véreux et recrachée sous la forme d’une “véritable tragédie américaine” – au point d’en être exclu par une narration passée du “je” au “il” sans états d’âme. Avec ce portrait acerbe d’un cynique roulé par la vie, Tesich signe un grand livre amoral, barbouillé au feutre noir. Ecrit dans un millénaire déclinant, Karoo est une odyssée sans soleil, celle d’un Ulysse boiteux côtoyant le vide et la fatuité de son époque. Les êtres qui s’y meuvent sont des “monolithes de traîtrise infinie”, faisant preuve d’une “constante dévoration darwinienne”. La bonne société s’est dissoute en acrobaties mondaines et profitables, à des années-lumière du “Vieux monde” occupé à renverser ses dictateurs (Ceausescu) et à faire la révolution. Ne cédant jamais à un nihilisme surfait, Tesich accomplit une prouesse littéraire en vrillant constamment sa descente aux enfers d’humour noir, de lucidité acide et de ralentis fleur bleue. Pur produit de son époque, Karoo est une montagne de tares et de contradictions qui finira par s’effondrer au bord de la route. Plongeant le lecteur dans un abîme d’adoration et de perplexité. Emily Barnett Karoo (Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke, 608 pages, 22 €

l’auteur 1942 Naissance à Uzice, en ex-Yougoslavie, de parents serbes. 1957 Emigre avec sa mère aux Etats-Unis. 1979 Reçoit l’oscar du meilleur scénario pour La Bande des quatre de Peter Yates. Années 80 Signe les scénarios de L’Œil du témoin (avec William Hurt

et Sigourney Weaver) et du Prix de l’exploit (avec Kevin Costner). 1982 Publie un premier roman, intitulé Summer Crossing. 1989 Sa pièce The Speed of Darkness est jouée à Broadway et révèle l’acteur Matt Damon. 1996 Meurt d’une crise cardiaque.

les écrivains préfèrent la blonde Marilyn Monroe est morte le 5 août 1962. Cinquante ans après, elle hante toujours nos bibliothèques. A moins d’être un fétichiste des années 50, on ne retiendra de sa filmographie que Certains l’aiment chaud (Billy Wilder) et Les Désaxés (John Huston). Eventuellement Quand la ville dort (Huston encore) ou Eve (Mankiewicz), sauf qu’elle n’y fait qu’une micro apparition. Au rayon livres, en revanche : Blonde de Joyce Carol Oates, Mémoires imaginaires de Marilyn de Norman Mailer, La Fin du film d’Arthur Miller, Marilyn dernières séances de Michel Schneider, Marilyn et JFK de François Forestier, sa Confession inachevée à Ben Hecht, Fragments, ses propres écrits, et tant d’autres où elle est présente, tant d’autres qui sont consacrés au mystère de sa mort, de sa vie. De tous, c’est peut-être Truman Capote qui la comprit le mieux. Il la rencontre jeune débutante sur le tournage de Quand la ville dort en 1950. Ils écumeront ensemble les bars de Manhattan à boire du champagne, à parler crûment des hommes et de sexe. Car Marilyn parlait “salty”, raconte Capote dans une jolie nouvelle, “Une enfant radieuse”, qu’il lui consacre dans le recueil Musique pour caméléons. Mais c’est en s’inspirant d’elle pour Holly Golightly dans Petit déjeuner chez Tiffany qu’il la capture le mieux : une fille qui n’appartient à personne et ne trouve sa place nulle part. Il la proposera pour le rôle, mais les studios lui préféreront Audrey Hepburn. Une meilleure actrice, certes. N’empêche qu’aujourd’hui c’est Marilyn qui hante nos romans, soit notre inconscient collectif. Un corps romanesque, une vie comme un roman : du prêt-à-écrire. Les écrivains comprirent qu’elle avait besoin de leurs mots pour se traduire à elle-même.

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Louis Monier/Rue des Archives

Pierre Bergounioux

à la recherche du temps qui passe Marie Darrieussecq s’est plongée dans le journal de Pierre Bergounioux. Il avait tout pour lui déplaire, et pourtant…

 C

omment se fait-il que le journal de Bergounioux soit si addictif ? Me voilà accrochée par ce Carnet de notes. Je lis – quoi ? – des embouteillages sur la N20, des grèves du RER B, des courses au supermarché des Ulis (“salue Michel Tournier qui me suivait, à la caisse”), des mercredis à garder les enfants, des cours donnés péniblement et des heures arrachées pour lire et pour écrire : la fascinante routine d’un autre écrivain. Pas mon genre, pourtant : un rural nostalgique, un tueur de truites et de papillons, un as du contrôle de soi. Un ascète, mais, contrairement à une légende tenace, pas un solitaire : vie à deux ultradurable, amitiés régulières, famille, enfants, petitsenfants, sans dédaigner quelques occasions parisiennes (couché tôt). Hypnotisée, je cours acheter le premier tome (les années 80), puis le deuxième (les 90). Une semaine de ma vie à lire trente ans de celle de Bergounioux. “Levé avec une heure de retard” : première phrase, 16 décembre 1980. L’existence semble

les phrases, toujours justes, ont des perfections rythmiques

alors s’employer à rattraper ce retard initial – sur les livres, sur la vie matérielle, sur le sens. Ce qui retient dans ces 3 500 pages c’est la matérialité du temps ; il passe et c’est littéral, il se déploie dans la régularité de son inscription, au ras des détails. Il ne s’agit pas de modestie mais de discipline, et de la conscience que l’énigme gît aussi dans nos empêchements – ceux de l’inconscient, ceux des nécessités. Subsistance, contrariétés, ennui. Un peu de temps volé pour ramasser bois et ferraille, pour polir des copies de masques fangs. L’Afrique miroite, lointaine et documentée, celle de Griaule plus que de Roussel. Tout Bergounioux est là : planté dans les plaines de l’Essonne quand l’Afrique est si vaste, quand Faulkner est si grand – et quand la Corrèze serait le seul lieu vivable. “Toujours quelque ombre viendra ternir notre joie” : trente ans de lutte contre la dépression. Litanie du c’était mieux avant, déploration constante et qui m’agace. De rares ébahissements technologiques (le trafic d’Ile-de-France en direct sur internet). Le temps-climat affecte le journal plus que le temps-histoire. Des sensations, pas de commentaires. L’époque, oui, mais à travers un corps. 10 mai 1981 : “Odeur de limon et d’eau, comme jadis sur la Dordogne. Mitterrand est élu.” 11 septembre 2001 : “C’est Cathy, en rentrant, qui m’apprend qu’un

attentat de grande ampleur a été commis aux Etats-Unis.” “L’été tardif”, “l’automne ponctuel”, “les premiers lys orangés”, et soudain Cuba, “les teintes grises de la mer sous l’aurore”, et un vieillard, Castro, condensé sur quatre lignes. Les phrases, toujours justes, ont des perfections rythmiques. Le flux est aussi rompu par les accidents de la vie. Instinctivement, je cherche “mes” dates, celles qui ont compté pour moi – et j’ai la confirmation par l’absurde de l’étanchéité de nos vies. Un hapax m’émerveille : une matinée à voler au-dessus de la banlieue, grâce à un ami pilote qui arrache Bergounioux à son “existence de cloporte”. Et Cathy, la Seule Femme, surgie sous les yeux du “vermisseau” quand il avait 14 ans, dans un éblouissement fixé. Ponctuelle à son laboratoire mais capable – crime – d’oublier de remplir les formulaires de la Maif. L’idole (accessoirement bonne cuisinière) traverse ces pages avec une opacité séduisante, parfois comique. Ce personnage en creux est au journal de Bergounioux ce que la femme de Columbo est à ses enquêtes : sans elle, on sent que la mélancolie aurait peut-être eu raison de tant d’obstination. Marie Darrieussecq Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux (Verdier), 1 280 pages, 39 €

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Roger GilbertLecomte Monsieur Morphée Réédition de l’ode à l’héroïne et autres stupéfiants signée Roger Gilbert-Lecomte. Une diatribe vénéneuse. “Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con.” La lettre d’Antonin Artaud, vitupération contre la prohibition de l’opium, est devenue un classique. Dans la même veine, le Monsieur Morphée de Roger Gilbert-Lecomte, paru en 1929, mérite lui aussi de figurer au panthéon des écrits toxiques, aux côtés des poèmes de Baudelaire ou de Michaux. Grand consommateur d’héroïne mort en 1943, Gilbert-Lecomte, membre du Grand Jeu, ce groupe parasurréaliste des années 30, se livre à une apologie de la drogue dans une prose poétique shootée aux images hallucinées et vénéneuses des Chants de Maldoror et à la folie nervalienne. Eloge des états seconds, le texte, d’une ironie grinçante, dénonce l’hypocrisie hygiéniste – pourquoi interdire l’opium plutôt que l’alcool ou le tabac ? – et fustige l’injonction au vouloir-vivre et à l’hyperactivité. La diatribe se teinte d’une tonalité spleenétique. L’écrivain ne vante pas tant les “voluptés équivoques” des stupéfiants que leur capacité à apaiser les douleurs de la conscience. Gilbert-Lecomte a lui-même définitivement sombré dans l’héroïne après la déportation de sa maîtresse, comme l’apprend le témoignage de madame Firmat, sa logeuse, contrepoint émouvant qui figure à la fin du livre. Un pamphlet aussi lucide qu’illuminé. Elisabeth Philippe

Renaud Monfourny

Allia, 64 pages, 6,10 €

ghost writer En trois nouvelles graciles écrites dans les années 90, Jonathan Coe met en scène de subtils tête-à-tête avec des fantômes. ace à un peloton d’exécution introspective qu’induit cette solitude japonais, une belle espionne a pour antidote une ironie de situation, allemande décide, par un matin qu’illustrent les déboires gastriques d’un de décembre 1887, de mourir sous Français inconditionnel de P. G. Wodehouse le nom de Mrs Ashdown. Pour une confrérie condamné à traduire en anglais les internationale de cinéphiles sentimentaux, dialogues espagnols d’un nanar sous le choix de ce patronyme suscite depuis influence Pulp Fiction. Sous le gag affleure quarante-deux ans d’irrésistibles montées la sympathie pour les fétichismes de tout d’émotion. A la lecture de Désaccords ordre dont a toujours témoigné l’œuvre de imparfaits, on n’est pas surpris outre Coe – on garde en mémoire la fascination mesure d’apprendre que Jonathan Coe du narrateur reclus de Testament à l’anglaise figure au nombre des adorateurs les plus pour le dos nu du sex-symbol sixties jusqu’au-boutistes de La Vie privée de Shirley Eaton et celle du héros de La Vie Sherlock Holmes : avec sa litote amoureuse très privée de Mr. Sim pour la voix féminine finale (Ilse von Hoffmansthal optant, de son système de guidage par satellite. au moment d’affronter l’au-delà, pour Se représentant lui-même dans “Journal le pseudonyme sous lequel elle fut d’une obsession” sous les traits d’un l’éphémère épouse d’Holmes), le chefcollectionneur maniaque, Coe excelle dans d’œuvre romantique de Billy Wilder brille l’art très anglais de colorer des vies grises, en effet par le subtil alliage d’humour de donner du relief aux mornes plaines et de mélancolie auquel nous a habitués de l’existence et d’étoffer par la rêverie des l’auteur de Bienvenue au club. destins lacunaires. Cet art discret, où tout La décision d’inclure dans un très bref est affaire d’harmonie, doit beaucoup recueil cet article, ode à un monument à la musique des mots : deux des nouvelles cinématographique doublement marqué ici réunies ayant respectivement pour héros par la disparition – la mort de la blonde un pianiste de bar et un compositeur aventurière trouvant un écho dans la perte de musiques de films (et l’une d’elle ayant de séquences entières du film, éliminées en 2004 fait l’objet d’une adaptation sur un au montage par les producteurs, puis CD – 9th & 13th – issu d’une collaboration égarées à jamais –, prend rapidement tout entre l’écrivain mélomane et Louis Philippe, son sens, l’absence étant au cœur même le Neil Hannon français de Londres), des trois nouvelles du volume. il va sans dire que ces Désaccords imparfaits Que leurs ruminations aient pour objet ne contiennent pas la moindre fausse note. Bruno Juffin un deuil familial, une idylle fantasmée ou une brève rencontre lors d’un festival de cinéma, les héros de Coe sont ici enfermés Désaccords imparfaits (Gallimard), traduit de dans un tête-à-tête avec des fantômes. l’anglais par Josée Kamoun, 104 pages, 8,90 €. En librairie début mars Loin d’exclure la drôlerie, la tonalité

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Gilles Nadeau

Henry Miller chez Maurice Nadeau, 1953

à propos d’Henry Henry Miller a commencé à écrire des lettres à l’éditeur Maurice Nadeau dès 1947. Un recueil de cette correspondance, qui dura trente ans, éclaire le caractère d’un génie “bigger than life”.



on cher Maurice Nadeau. André breton vient de me remettre les dernières nouvelles du ‘Comité de défense’. Elles m’ont fait chaud au cœur…” Ainsi débute une correspondance qui va durer près de trente ans entre l’écrivain américain et son “bon génie” français. A l’époque, Henry Miller est la cible de violentes attaques en France, après la parution de son Tropique du Cancer. Le livre fait l’objet

d’une interdiction pour obscénité, la justice s’en mêle. Alors éditeur et critique littéraire, Maurice Nadeau, subjugué par la prose de Miller, crée un Comité de défense d’Henry Miller, auquel prendront part Gide, Bataille, Eluard… Dans ces lettres, remises à Buchet-Chastel par Nadeau qui y publia les premiers ouvrages de Miller, les traits de caractère qu’on a coutume d’associer à l’écrivain

extraits “L’Inde a gardé cette qualité intrinsèque, cet océan de lumière dans lequel, depuis des millénaires, son peuple se baigne et se régénère. (...) Pour nous, quelque chose a été irrémédiablement perdu” (p. 45) “Bourgeois, prolétariat, parias, intouchables, guerriers, rois, prêtres, à quoi cela rime-t-il ? Tout ce qui compte à présent, c’est de savoir si nous nous réveillerons avant que la bombe n’explose” (p. 50) “Le régime qu’il nous faut, le régime qui mettra fin à tous les régimes, c’est le régime humain” (p. 52) “Je me sens moi-même un fichu traître, non seulement envers mon pays, mais envers l’humanité” (p. 340) “Je suis un peu amoureux ces jours-ci d’une belle Chinoise” (p. 309)

américain surgissent à chaque page : verve rabelaisienne, épicurisme, curiosité insatiable… Miller s’interroge en premier lieu sur la notion de censure (“On ne peut tuer ni les pensées, ni les idées, ni les mots d’un homme”), avant d’entrer dans une justification – l’une des rares du livre – de son œuvre : “Dans les récits autobiographiques, je ne recherche rien ! Je me contente de raconter l’histoire de ma vie (...). S’il semble y avoir pléthore d’épisodes sexuels, c’est parce que la période que j’évoque en regorge.” Pour Miller, “le sexe est à jamais avec nous”. Le sexe et la vie, un “séjour” parisien de plusieurs années, irriguent l’œuvre millérienne, son lyrisme cru. Si Miller y célèbre le vagabondage et la procrastination, il se révèle ici un bourreau de travail, un lecteur passionné. Il dit son admiration pour Durrell

(leur amitié a donné lieu à une volumineuse correspondance), Giono, Cendrars et Céline, ou encore le génial John Cowper Powys (lire l’ouvrage de Miller consacré à la littérature, Les Livres de ma vie). Cette capacité d’émerveillement va de pair avec une haine des honneurs (“Comment éviter la publicité, les banquets, les conférences, etc. Je ne veux être ni une personnalité, ni un cher maître”), sans exclure toutefois un génie parfois autocentré de manière caricaturale. Si Nadeau existe en effet à peine à travers les premières lettres de Miller (les siennes ont quant à elles été perdues), à part comme divin bienfaiteur (il ne se contente pas de le publier, mais l’aide à vendre ses aquarelles, le soutient financièrement dans les périodes de misère), leur amitié jusque-là “littéraire” se modifie sensiblement à la faveur d’un voyage de Miller en 1953 à Paris. L’écrivain et sa seconde épouse Eve séjournent chez Nadeau, les deux couples s’entendent à merveille. A partir de là, le ton de leurs échanges devient plus familier, et Miller ne tarira pas d’éloges à propos du Gustave Flaubert écrivain de Nadeau. Avec les années, pourtant, son regard et son humeur s’assombrissent. Epuisé par la rédaction de sa trilogie sur “l’histoire de [son] infortune” (Sexus, Plexus, Nexus), Miller accumule les problèmes de santé (prothèse de la hanche, opération d’une artère, perte d’un œil, insomnies) et s’apprête peu à peu à quitter le monde, lui qui l’aura si généreusement embrassé. Emily Barnett Lettres à Maurice Nadeau – 1947-1978 (Buchet-Chastel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Odile Fortier-Masek, 432 pages, 23 €

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Dans ce texte paru en 1964, Hélène Bessette démolit les stéréotypes qui corsètent l’image de la femme. Avec une fulgurante modernité. oici l’heure du Gardenal et du champagne.” Désira ne désire plus que ça, un suicide, si possible “solution Hollywood”, seule échappatoire envisageable pour une femme de sa condition : “Dame seule trente ans.” Dans la France des années 60, on ne vit pas ainsi sans mari. Ou bien c’est qu’on est une catin. Ou alors frigide. Ou, qui sait, homosexuelle. Les voisins scrutent ses moindres faits et gestes, la soupçonnent d’avortements clandestins. Le quartier se scandalise parce qu’elle se rend au cinéma. Seule. “Qui suis-je ?”, se demande Désira. “Une femme./Je ne suis qu’une femme./Ne que.” Un être incomplet, mineur, pas libre de ses actes. Les mots dévalent, dégringolent en colonnes accidentées, s’entrechoquent telles des pierres éboulées. C’est la langue écorchée d’Hélène Bessette, reconnaissable entre mille. La voix unique, longtemps oubliée, d’une écrivaine disparue en 2000 et qui, entre les années 50 et 70, a composé une œuvre forte et singulière remise en lumière par la collection

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Catherine Deneuve dans Est-Ouest de Régis Wargnier (1999)

hors les murs

Laureli des éditions Léo Scheer. L’an dernier reparaissait N’avez-vous pas froid, roman dans lequel Hélène Bessette a transposé l’histoire de son divorce. Accompagné d’une belle postface signée Claro, Si évoque l’après-rupture et prolonge l’entreprise de démolition des conventions bourgeoises. Ici, le couple : “Et cette obsession, cette mode, cette garantie de bonheur (disent-ils), cette propagande du couple à tout prix m’épuise.” Au-delà, Hélène Bessette s’attaque aux stéréotypes féminins avec une fulgurante modernité. Mots disséqués et montages “cut”, elle décompose la langue pour

déconstruire les mythologies qui enserrent la femme dans des rôles convenus : Marilyn Monroe, Emma Bovary, la “cover girl”, la bonne épouse… La maman et la putain, ces pôles contraires qui ne laissent nulle place à l’invention de soi. Seule l’écriture permet à Désira/Bessette de se frayer son propre chemin. “Je vais écrire un livre”, répète-t-elle comme un mantra pour déjouer les figures imposées, expérimenter une liberté sans condition. Il n’y a plus de “si” qui tienne. Elisabeth Philippe Si (Léo Scheer/Laureli), 208 pages, 18 €

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Maximilian Schönherr

écrivains contre l’e-book Hostiles au livre numérique, de nombreux auteurs se transforment en cavaliers de l’apocalypse, prophétisant la mort de la littérature. Et si c’était cette posture, le vrai danger ? t si les Mayas avaient Gary Shteyngart, qui vient de pas.” D’autres écrivains se raison ? Si la fin du publier Super triste histoire montrent plus véhéments. monde était en effet d’amour, nous faisait part Ainsi, Jonathan Franzen programmée pour de sa peur de voir le livre s’est récemment attaqué au bientôt ? Certains écrivains, imprimé disparaître, livre numérique, suppôt du que l’on jugeait pourtant en caressant d’une main capitalisme, qui menacerait nettement plus lucides mélancolique la couverture l’équilibre même des que Paco Rabanne, d’un volume relié. individus : “Il sera difficile semblent y croire, et pour La résistance se nourrit de construire un monde eux, l’Antéchrist, c’est d’une sorte de nostalgie où il n’y aura aucun repère le livre numérique. par anticipation. Les intemporel tel que le papier.” Dans son Premier bilan antinumérique regrettent Quant à Yann Moix, toujours après l’apocalypse paru en déjà l’odeur du papier, dans la nuance, il revêt sur septembre, Frédéric le bruit des pages que son blog le costume de Beigbeder prophétisait la l’on tourne. grand inquisiteur et appelle mort du roman, détruit par Dans La Liseuse, roman carrément à un “e-todafé”. dématérialisation. Il n’est paru récemment, l’oulipien Pour lui, “les e-lecteurs ne pas un Cassandre isolé, Paul Fournel donne corps sont pas des lecteurs : ermite en peau de bête qui avec un certain humour ce sont des liseurs”, avides hurlerait seul au fond d’une à cet attachement de gaver leur tablette grotte. A sa voix se joignent sentimental à l’objet-livre, d’œuvres complètes celles de nombreux auteurs à travers le personnage qu’ils ne liront jamais. qui se sentent menacés, d’un éditeur qui découvre En quoi est-ce pire persuadés que l’e-book va la tablette high-tech : “Elle que de ne jamais ouvrir tuer le livre et anéantir est noire, elle est froide, elle les Pléiade qui décorent la littérature. Récemment, est hostile, elle ne m’aime certaines b ibliothèques ?

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Aussi outrancière soit-elle, la diatribe de Moix est intéressante car elle révèle le caractère irrationnel des craintes des écrivains face au livre numérique. Le flou autour des questions de rémunération et de droits d’auteur, les risques de piratage, peuvent expliquer ce rejet. Mais il paraît surtout le fruit d’une relative méconnaissance. Certes, on peut stocker des milliers d’œuvres sur une tablette mais on télécharge aussi au coup par coup, sur une impulsion, parce qu’en vacances on a soudain envie de relire Anna Karénine, par exemple. D’autre part, il semble peu probable que l’e-book se substitue totalement au livre imprimé. Ni diable, ni messie, la liseuse électronique devrait devenir un support de lecture complémentaire du livre papier, destiné à des contextes et des usages particuliers (en voyage, dans les transports…). Craindre le livre numérique, le diaboliser comme le fait Yann Moix, semble une posture plutôt contreproductive. Les écrivains risquent de se couper d’une partie de leurs lecteurs et, à terme, de devenir leurs propres fossoyeurs. Elisabeth Philippe

la 4e dimension un inédit de James Joyce Le Chat de Copenhague, c’est le titre du conte pour enfants signé James Joyce qui paraîtra bientôt en édition limitée (Ithys Press). Il s’agissait au départ d’une lettre envoyée par l’écrivain à son petit-fils Stephen, devenu depuis le gardien tyrannique de l’œuvre joycienne, qui vient de tomber dans le domaine public.

Toussaint s’écrit et s’expose Jean-Philippe Toussaint, auteur de Faire l’amour, revient avec L’Urgence et la Patience (Minuit, 1er mars), où il évoque son travail d’écriture, et un beau livre, La Main et le Regard (Le Passage). L’écrivain aura aussi carte blanche au Louvre, dans le cadre de l’expo Livre/Louvre, à partir du 8 mars. www.louvre.fr

festival Sebald Le Centre Pompidou organise un cycle de conférences autour de l’écrivain allemand auteur d’Austerlitz, des Anneaux de Saturne… disparu en 2001. Une œuvre majeure qui interroge les traces et la mémoire. Festival W. G. Sebald – Politique de la mélancolie, du 23 février au 8 mars, www.centrepompidou.fr

le vrai (?) visage des personnages A quoi ressemblait Emma Bovary ? A une vieille fille revêche, d’après thecomposites.tumblr.com. Grâce à un logiciel de police, ce site reconstitue les portraits-robots des personnages de romans – Tess d’Urberville, Humbert Humbert… – à partir des descriptions données dans les livres. Un peu flippant.

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Michel Rabagliati Paul au parc La Pastèque, 158 pages, 19 €

lost Les errements d’une jeune Américaine fan de superhéros, racontés avec pudeur et enchantement par Paul Hornschemeier.

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my, une jeune femme solitaire de 26 ans, cherche un sens à sa vie. Engluée dans un job sans intérêt, elle se force à sortir avec des garçons pour tromper l’ennui. Sans espoir d’une vie meilleure, elle n’arrive pas à surmonter son apathie. Obsédée par son dessin animé fétiche, Mister Dangerous, elle s’évade dans un monde imaginaire peuplé de petits personnages mignons et faussement réconfortants. Sur cette trame mince et classique de la bande dessinée indépendante américaine – on pense, autant graphiquement que narrativement, à Daniel Clowes et à Adrian Tomine –, l’Américain Paul Hornschemeier (repéré avec le bouleversant Adieu, maman en 2005) construit un récit intelligent et poignant sur la façon de prendre son existence en main et d’affronter la réalité. Comme Clowes et Tomine, Paul Hornschemeier observe à la perfection les tourments des jeunes adultes. Il les saisit sur le vif, dans les décors ternes d’une Amérique sans joie. De son trait limpide, il retranscrit à merveille le stress (les crises de panique d’Amy au contact des utilisateurs

des transports en commun), les tensions familiales, l’incapacité à communiquer, l’auto-exclusion (Amy se demande si elle peut sortir avec un garçon qui ne connaît pas Mister Dangerous). Surtout, Paul Hornschemeier excelle à montrer les manques – d’amitié, d’ambition, d’amour, de perspectives, de repères –, notamment en plaçant Amy dans d’innombrables situations de monologue. Elle parle toute seule ou avec son fidèle chat Moritz. Quand elle téléphone à Michael, son confident qui habite à l’autre bout des Etats-Unis, on ne le voit jamais. Quand elle déjeune avec sa mère, qui la considère toujours comme une enfant, le dialogue ne s’établit pas. Paradoxalement, c’est dans ces espaces invisibles qu’Amy trouvera finalement le courage de réagir, de donner une nouvelle direction à sa vie. Paul Hornschemeier utilise l’insaisissable pour faire disparaître les non-dits. Là réside tout son art magique et pudique. Anne-Claire Norot

Chronique d’une vie d’ado à la charnière 60’s-70’s. Après Paul à Québec et les aléas de l’âge adulte, retour dans le passé du héros semi-autobiographique de Michel Rabagliati. L’auteur situe le petit Paul, préado fan de BD et de musique, à la charnière entre les années 60 et 70, alors qu’il intègre avec enthousiasme les scouts. De campements en pleine nature aidant à surmonter les terreurs enfantines aux chants et aux jeux soudant l’amitié, Paul se construit, guidé par des chefs scouts ouverts, qui transmettent valeurs, culture et joie de vivre. Jamais niais, avec humour, Rabagliati représente les petits événements (la promiscuité familiale, la première copine), les découvertes qui changeront le cours de la vie (la lecture de Comment on devient créateur de bandes dessinées de Franquin et Jijé) ou le hasard, heureux pour certains, tragique pour d’autres, comme le dépeint la bouleversante conclusion de l’album. A.-C. N.

La Vie avec Mister Dangerous (Actes Sud BD), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro, 160 pages, 21,50 € 22.02.2012 les inrockuptibles 103

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David Siebert

TanteS chmurtz et tante Chose (Jean-PaulM uel et Pierre Vial) veillentXavie r (Olivier MartinSalvan)

vachement drôle première festival Dañsfabrik, à Brest Exit Antipodes, bienvenue à la première édition de Dañsfabrik, concoctée par le nouveau directeur des lieux, Matthieu Banvillet, avec Nadège Loir. En ouverture, Michael Clark, le chorégraphe british “queer postpunk”, et Nan Goldin, qui expose Scopophilia. Et des découvertes bulgare, croate et slovène : Igor Josifov, Zeljko Zorica, Petra Kovacic… du 27 février au 3 mars au Quartz de Brest (29), tél. 02 98 33 70 70, www.lequartz.com

réservez Husbands d’après John Cassavetes, mise en scène Ivo Van Hove Avec la mort de Ben Gazzara, c’est le dernier des comédiens du film Husbands qui disparaît. Mais, après ses mises en scènes mémorables d’Opening Night et de Faces, Ivo Van Hove donne une seconde vie à ce trio d’amis en crise après le décès d’un ami commun. Spectacle en néerlandais surtitré en français. du 28 février au 3 mars au TNB de Rennes (35), tél. 02 99 31 12 31, www.t-n-b.fr

Pierre Guillois et Bernard Menez font subir tous les outrages au théâtre, au cabaret ou à l’opérette. On se laisse mener en bateau, droit vers le naufrage.

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omment faire la critique d’un spectacle qui repose sur un artifice qu’on ne doit pas dévoiler ? Pas facile de parler quand on est tenu au secret et qu’on se vante de ne jamais le trahir. Vif défi… Et si c’était le seul outrage subi durant ce que l’auteur, Pierre Guillois, présente comme une opérette barge mise en scène par Bernard Menez, sous un titre énigmatique autant qu’animalier, Le Gros, la Vache et le Mainate ! Référence rurale destinée, sans doute, au public du Théâtre du Peuple de Bussang où fut créée en 2010 cette “Cage aux folles trashissime” aux dires de notre envoyé spécial Patrick Sourd. Réunissant une troupe de comédiens qui assurent tous les rôles – le couple d’homosexuels en attente d’un heureux événement, le bébé nouveau-né, leurs tantes et les divers visiteurs ou livreurs répondant tous à l’appel du strip-tease –, ce cabaret déguisé en opérette livre un spectacle irrésistible et tordant déguisé en machine à catastrophes. Minimale, l’intrigue brasse large, de la naissance à la mort, même si son fil est ténu et réussit pourtant à s’emmêler les pinceaux. Xavier (Olivier Martin-Salvan), enceint, et Paul (Pierre Guillois ou Gregory Gerreboo) peignent la chambre de leur enfant (Olivier Martin-Salvan, idéalement poupin en poupon) quand surgissent leurs vieilles tantes, qui ne peuvent pas se saquer et vont devoir cohabiter et finir par

trouver un modus vivendi : “Après tout quand t’es vieux, qu’est-ce qu’il te reste comme plaisir à part insulter les amis et faire peur aux gosses.” Un échange d’amabilités en rafale que le metteur en scène, appelons-le Bernard Menez, a confié à deux acteurs de premier ordre, Jean-Paul Muel et Pierre Vial, le premier (tante Schmurtz) issu du Grand Magic Circus de Jérôme Savary et le second (tante Chose), sociétaire honoraire de la Comédie-Française, acteur d’Antoine Vitez… Bref, Xavier meurt en couches et Paul, adepte du veuvage volage, virevolte d’un amant à l’autre pendant que les tantes se crêpent le chignon et se rincent l’œil aux effeuillages successifs de Luca Oldani, pompier, ambulancier, facteur, livreur de pizzas, voire éphèbe statufié dans un jardin public à ses heures perdues. Mais, vous l’aurez deviné, tout cela n’est qu’un prétexte à la mise en place d’un spectacle qui échappe tout autant à la régie, au metteur en scène, à ses comédiens, à la bienséance, aux bonnes mœurs et au culturellement correct, qu’au public, consentant il est vrai, mené en bateau sur le plancher des vaches. Sauf que de grands comédiens sauvent de tous les naufrages et de tous les outrages. Et là, on est servis ! Fabienne Arvers Le Gros, la Vache et le Mainate texte Pierre Guillois, mise en scène Bernard Menez, jusqu’au 3 mars au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, tél. 01 44 95 98 21, www.theatredurondpoint.fr

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Didier Grappe

désir et ruses Nadia Vonderheyden épouse avec brio les stratégies délicieuses du théâtre de Marivaux dans un spectacle pétillant d’humour. t si le langage était il promet de se taire. un rythme très enlevé les un vêtement ? Dans cette pièce, l’argent stratégies de personnages Les mots servant concurrence sans complexe opérant chacun en vue alors surtout le désir amoureux. de leurs intérêts, le plus à simuler ou dissimuler… D’où un amusant effet souvent pécuniaires. Marivaux n’aime rien tant d’attirance et de rejet entre Au cœur de ce tourbillon que jouer sur cette les personnages, chacun étourdissant, un chevalier ambiguïté. Son théâtre inventant mille ruses pour – qui est en réalité invente ainsi toutes sortes faire avancer ses pions. une femme déguisée en de combinaisons pour Du théâtre de haute tenue, homme – entreprend mettre à nu la vérité du drôle, frais et réjouissant. de séduire une comtesse Hugues Le Tanneur désir. En montant à la demande de l’amant La Fausse Suivante, Nadia peu scrupuleux de cette Vonderheyden inscrit ce dernière. Le chevalier La Fausse Suivante de travestissement du langage s’appuie alors sur les Marivaux, mise en scène Nadia sur fond de carnaval services de Trivelin, Vonderheyden, avec Catherine dans une ambiance de fête un valet désargenté. Baugué, Lamya Regragui, survoltée, où il est de Se découvrant une forte Mohand Azzoug, Julien rigueur de cacher son attirance sexuelle pour cet Flament, Arnaud Troalic, Nadia visage sous un masque. employeur au joli minois, Vonderheyden ; les 23 et Le mérite de ce spectacle Trivelin comprend vite qu’il 24 février à Chalon-sur-Saône, brillamment mis en scène a affaire à une femme. les 21 et 22 mars à Saintest de confronter sur Mais, moyennant finances, Brieuc, le 3 avril à Martigues

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rumeurs d’apocalypse La musique de Bach passée à la moulinette dans un merveilleux spectacle musical du metteur en scène hongrois David Marton. uelque chose ne tourne pas rond. européenne et les dysfonctionnements Cela se manifeste par des signes d’un univers en train de se détraquer, étranges dont l’accumulation tel que le décrit László Krasznahorkai dans provoque le trouble. Dans le train, son roman La Mélancolie de la résistance. un homme observe d’un œil insistant Les acteurs évoluent dans un immense la poitrine de la très prude Mme Pflaum, appartement divisé en une multiplicité réveillant en elle une sensation de honte. de micro-espaces. Certains chantent “Sous le feu du regard obscène et violent, ou jouent d’un instrument. L’un d’eux passe ses seins lourds et pleins se mirent à brûler son temps au lit, quand il ne s’acharne pas douloureusement.” La menace d’un chaos sur un piano savamment désaccordé. C’est incontrôlable subvertit insidieusement Eszter, personnage central du roman, l’atmosphère. Dans la ville, des groupes qui ne supporte pas le fait que l’harmonie d’hommes massés çà et là conspirent, en musique soit un artifice et non une dirait-on, quelque sale coup. Sans parler réalité naturelle. Une “supercherie” qui de l’énorme baleine qui a pris remet en question toute la musique ses quartiers sur la place principale. occidentale et désespère cet inconditionnel A ces dissonances aux saveurs de Jean-Sébastien Bach. H. L. T. d’apocalypse, le metteur en scène David Le Clavier bien tempéré d’après Jean-Sébastien Marton oppose l’équilibre du Clavier Bach et László Krasznahorkai, mise en scène bien tempéré. Il compose ainsi un spectacle David Marton, avec Thorbjörn Björnsson, Jule musical dont l’humour exquis joue Böwe, Paul Brody, Marie Goyette ; à la MC93, sur cette inadéquation entre une œuvre Bobigny, dans le cadre du festival Le Standard idéal, compte rendu emblématique de la musique classique

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vue d’exposition (Tony Cragg et Geert Goiris), photo NMNM/Mauro Magliani & Barbara Piovan, 2012

vernissages kaléidoscope Pour la troisième année consécutive, le Nouveau Festival prend les manettes au Centre Pompidou, avec un dispositif de Gisèle Vienne et Dennis Cooper, une conférence dédiée à la ventriloquie, une expo sur les sciences occultes et une enquête “sebaldienne” imaginée par Valérie Mréjen et Muriel Pic. du 22 février au 12 mars au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr

démagogue Orchestrée par Matteo Luchetti, Enable Populism, une expo en forme de QG de campagne qui mime les ressorts des stratégies et discours populistes pour mieux en dénoncer les impasses. Avec des œuvres de Luigi Coppola, Steve Lambert, Jonas Staal, Superflex et Société Réaliste. jusqu’au 22 avril à la Kadist Art Foundation, Paris XVIIIe, www.kadist.org

synecdoque Le “tkaf”, ou mauvais sort, donne son titre à cette nouvelle expo personnelle de Latifa Echakhch et semble peser sur l’architecture en ruine qu’elle dissémine dans l’espace. jusqu’au 10 mars à la galerie Kamel Mennour, Paris VIe, www.kamelmennour.com

apocalypse hier A Monaco, l’évocation tout en finesse d’un monde sans l’homme, après l’homme, qui laisse libre cours à diverses lectures avant de se livrer.



’est une fiction, une expo de sciencefiction même. Sauf qu’on ne s’en rend pas immédiatement compte, ou qu’on pourrait tout aussi bien s’en passer. intelligemment conçue par le curateur italien Simone Menegoi, l’exposition reste éminemment classique dans sa forme, dans ses modalités d’accrochage, sans aucun effet de scénographie. Seule la numérotation suivie des salles (leur intitulé, et leur thématique) permet de suivre le récit invisible, non écrit, qui se joue ici.

De salle en salle, les œuvres exposées apparaissent bientôt comme autant d’échantillons de la planète et de la civilisation terrestre. Comme un inventaire après disparition. Là, c’est une sculpture recouverte de poussière du Flamand Peter Buggenhout, pareille à une épave ; là une poubelle d’Arman ; là une simple planche de bois conservée par l’artiste Maurice Blaussyld comme s’il s’agissait d’une momie égyptienne. Des formes en ruines : les sculptures moisies de Michel Blazy. Plus loin, des salles sont exclusivement

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la recherche se cherche Le colloque “Art et recherche” a tenté de décrypter le nouveau paysage de la recherche artistique. Quelques mots pour comprendre. n marathon de trois jours Première découverte, on compte pour saisir les enjeux en France 89 labos aux intitulés de la recherche en art. Voilà variés : “Contrat social” à Besançon, le défi que s’est lancé “Etant donnés...” à Perpignan, le ministère de la Culture les 8, 9 et “DatAData” à Lyon, “Poches de 10 février derniers à l’Ecole résistance” à Dunkerque, nationale supérieure d’architecture “En traduction” à Angers ou de Paris-Belleville. Lancée “Dessine-moi une marchandise” à à l’occasion des accords de Bologne Montpellier. Preuve que, malgré les visant à une harmonisation résistances des débuts, la réforme européenne des études est aujourd’hui passée dans les supérieures, la réforme LMD esprits. Deuxième surprise, au-delà (licence, master, doctorat) favorise du débat interne aux écoles d’art, le développement de la recherche il saute aux yeux que ce dialogue au sein des écoles d’art qui réamorcé entre l’art et la recherche prennent la forme d’unités de est devenu un mot d’ordre pour recherche et de laboratoires portés une nouvelle génération d’artistes par des enseignants, étudiants et de centres d’art alternatifs et jeunes artistes en partenariat comme Bétonsalon à Paris ou les avec des universités, des centres Laboratoires d’Aubervilliers. Plus d’art ou des entreprises privées. passionnante encore, la réflexion en Hormis certains aspects pratiques marche menée par des intervenants non résolus, c’est surtout (enseignants, artistes, chercheurs) la forme et la définition à donner soucieux de mettre des mots à ces lignes de recherche qui sur une réalité encore relativement agitaient les forces en présence. balbutiante. Claire Moulène

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vue d exposition (Tony Cragg et Geert Goiris), photo NMNM/Mauro Magliani & Barbara Piovan, 2012

des œuvres comme un inventaire de la planète avant disparition consacrées à la faune ou à la flore, rejoignant la forme ancienne des cabinets de curiosité, tandis qu’une série de cartes géographiques photosensibilisées par Pierre Savatier donne l’impression qu’un énigmatique trou noir a rongé le cœur de la France. Maintes fois, la photographie ou les dessins au noir de Dove Allouche nous laissent le souvenir spectral de paysages disparus, tel le World Trade Center saisi comme une ombre par Hiroshi Sugimoto. Rassemblant des artistes de toutes générations, des œuvres très variées et, pour certaines, un peu oubliées, Simone Menegoi a organisé un singulier mélange de pièces dont la juxtaposition dans les salles nourrit en profondeur le récit mental, l’aventure intérieure et dystopique qui sous-tend l’exposition. Au dernier étage, on touche à l’idée d’un monde sans l’homme, à un sublime postenvironnemental où la nature seule offrirait son spectacle solitaire : une banquise polaire chauffée par trois soleils (Geert Goiris) ou un cratère de gaz naturel filmé par Adrien Missika, lequel imagine aussi des scénarios plus fantastiques – la fonte d’un immense cube entre deux glaciers ou des malformations inédites du paysage. Malicieusement, c’est à la fin de l’exposition, et donc à la fin du monde, que commence la nouvelle de science-fiction imaginée par le critique d’art Chris Sharp : “Largement épargnée par les humains durant sept décennies, la terre sur laquelle ils revinrent était, à leur grande stupéfaction, infiniment transformée, et à bien des égards, infiniment rajeunie. En dehors des villes, les zones vertes du monde, les parcs, les forêts et les étendues sauvages étaient redevenus habitables. Leurs eaux, potables. Leurs sols, cultivables…” Postface à l’exposition, ou nouveau récit, ou relecture ? La visite peut recommencer. Jean-Max Colard LE SILENCE Une fiction jusqu’au 3 avril au Nouveau Musée national de Monaco, Villa Paloma, www.nmnm.mc

petit etit glossaire des mots clés de la recherche en art – Terrain T Employée par l’historienne l’h istorienne de l’art Patricia Pa tricia Falguières, enseignante en seignante à l’EHESS et auxx beaux-arts de au Bordeaux Bo ordeaux où elle conduit un axe de recherche autour au tour du festival Sigma, quii s’est tenu de 1965 à qu 1990, 199 90, cette terminologie propre pro opre au champ scientifique sci ientifique est selon elle le mot clé de la recherche en art, trop souvent oublié au profit des “méthodes” ou des “productions”. – A l’occasion d’une intervention int ervention sensible, l’artiste l’ar rtiste et prof à l’Ensba de Paris Dominique Figarella Fig garella a défendu pour sa part une définition spécifique spé écifique de la recherche en art qui consisterait à agir ag ir sur les écarts existant entre en tre la production de savoirs sav voirs et les pratiques artistiques. art tistiques. Et propose, comme com mme l’a souligné la philosophe ph ilosophe Catherine Perret, Pe rret, qui a conclu le colloque, col lloque, de “se réinterroger réi interroger sur la façon dont don nt les pratiques artistiques art tistiques objectent aux logiques log giques de la production capitaliste cap pitaliste de savoirs”. – IIntervenant ntervenant à l’occasion d’une d’u une table ronde qui se

penchait sur la recherche menée dans les centres d’art (notamment aux Labos d’Aubervilliers et à la Villa Arson à Nice), l’artiste Franck Leibovici a quant à lui utilisé le terme d’enquête pour définir les modalités du travail collectif qu’il mène dans le cadre de son work in progress “Des formes de vie”. Un terme repris par le jeune chercheur Morad Montazami, membre de l’unité de recherche “Art contemporain et temps de l’histoire”, portée par l’Ensba Lyon et l’EHESS. – Levierr Pris dans son acception théorique et pratique, mis à l’ordre du jour par le directeur de l’Ecole des beaux-arts de Lyon et le président de l’Andéa (Association nationale des directeurs d’écoles d’art), il est celui par qui passeront la mise en œuvre effective et la reconnaissance de ces unités de recherche. En clair, la nécessité de la création d’un statut d’enseignant-chercheur, et la rémunération qui va avec. – Injonction Rappelée par nombre d’intervenants,

cette part non négociable e de la réforme imposée par le ministère ne doit pas, comme le souligne Catherine Perret, empêcher de réfléchir aux marges de manœuvre e et à la possible autonomie e des écoles d’art sur cette question de la recherche. – C’est à l’artiste et agitateur Olivier Blanckart, qui ne participait pas officiellement au colloque e mais était présent dans les rangs, que revient le mot de la fin, et surtoutt le mot qui fâche : évaluation. Car ce qui pèse encore comme une enclume sur la tête de ces unités de recherche, c’est l’évaluation par des docteurs et doctorants extérieurs au champ de l’art. “La revendication principale des écoles d’art consiste aujourd’hui à faire e reconnaître la spécificité d de e leurs enseignements et de leur système pédagogique pédagogique”, ”, rappelle ainsi Mathilde Villeneuve, responsable du suivi des projets de recherche de l’Ecole nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy. 22.02.2012 les inrockuptibles 107

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dans cette collab entre Converse et Gorillaz Après les All Star Nirvana, Who, Pink Floyd, Black Sabbath, Doors, AC/DC ou encore Metallica, débarquent les All Star Gorillaz. Dessinées par Jamie Hewlett, designer et cofondateur du groupe virtuel, les quatre paires rutilantes sortent au moment où se concrétise une nouvelle édition du projet “Three Artists. One Song”. Comme elle l’avait fait en 2010 et 2011, la marque américaine a en effet réuni trois artistes, chargés de pondre un titre. On retrouve donc, aux côtés de Gorillaz, James Murphy et André 3000. Le morceau, fruit de cette collaboration poids lourds, s’intitule Doyathing et sera disponible à partir du 23 février, notamment sur le site des Inrocks.

où est le cool cette semaine?

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ras le Poutine A l’occasion de l’élection présidentielle de mars, décryptage de la Russie d’aujourd’hui et surtout du rôle de Poutine, qui après avoir mené d’une main de fer la transition post-soviétique, fait de plus en plus figure de repoussoir.

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peine terminée la commémoration des vingt ans de la fin de l’URSS et du système soviétique, Arte enchaîne sur la présidentielle russe, avec un cortège de reportages et de portraits. Au vu du programme, il est évident que ça bouge en Russie. Mais dans quel sens ? Le tableau d’ensemble est brouillé par la diversité des enquêtes qui dépeignent le pays sous de multiples facettes : l’URSS d’hier, la Russie d’aujourd’hui, elle-même ambivalente dans sa diversité. Le passé politique et artistique constitue l’essentiel du programme du dimanche 26 février (voir par exemple un documentaire détaillé – Roméo au pays des Soviets, à 16 h 50 –sur les rapports du grand musicien soviétique Sergueï Prokofiev avec le pouvoir). Ensuite, le lundi, on découvre un aspect mineur de la Russie actuelle, mais qui la définit en partie : la ringardise. Démonstration éclatante avec Séduction à la russe, enquête incongrue sur des écoles où les femmes apprennent à charmer les hommes (cela va de l’enseignement des bonnes manières d’antan aux techniques sexuelles). Pendant que la femme occidentale réclame l’égalité absolue, la Russe rêve encore de devenir une super-geisha.

Cette conception rétrograde de la société russe en corrobore une autre, celle du cliché du guerrier macho, mis en scène par Vladimir Poutine. Pour le cinéaste francophone Pavel Lounguine, interviewé par Daniel Leconte dans I Love Democracy : Russie, la baisse actuelle de popularité de Poutine provient en partie de cette ringardise. C’est d’ailleurs la dominante du film de montage satirique de Karl Zéro, Dans la peau de Vladimir Poutine (qui reprend une recette déjà appliquée à Sarkozy, Chirac, Bush, etc.). Aucun autre chef d’Etat actuel ne joue comme lui au micro-Rambo, exhibant son torse nu, chassant la baleine à l’arbalète, pilotant des jets, démontrant ses talents de judoka ou de pseudo-biker. L’ancien passemuraille du KGB a l’obsession de passer pour un chef de guerre dur et viril. Le genre d’homme pour lequel certaines jeunes Russes fréquentent ces écoles qui leur apprennent à bouger comme des strip-teaseuses. Cela dit, le film de Karl Zéro, malgré sa complaisance à privilégier le côté kitsch de la force, reste dans la vraisemblance, n’utilisant que des documents authentiques. Seule la voix off pèche. L’acteur qui caricature façon Guignols de l’info les pensées rentre-dedans du dirigeant russe utilise un accent polonais

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au poste

Alexey Druzhinin/AFP

l’ancien passe-muraille du KGB a l’obsession de passer pour un chef de guerre viril

rappelant plus Popeck que Poutine. Le plat de résistance de ce spécial Russie, c’est donc I Love Democracy : Russie, reportage à chaud sur la situation du pays, tourné entre les élections législatives de décembre 2011 et la campagne des présidentielles de 2012. On sillonne le pays d’Est en Ouest, en suivant le trajet du Transsibérien jusqu’à Novossibirsk, découvrant l’état du pays et des mentalités, et les différents courants qui rejettent Poutine et son parti Russie unie. Selon les reporters, c’est à Vladivostok qu’est né le récent mouvement d’opposition, qui a débouché sur des protestations jamais vues en Russie, que Lounguine appelle “la révolution des manteaux de vison” – c’est à dire émanant plus des classes moyennes que des franges défavorisées. A Vladivostok, la révolte est née d’une simple mesure protectionniste :

l’instauration d’une lourde taxe sur les populaires autos japonaises. Ailleurs, c’est la raréfaction des écoles maternelles qui a mis le feu aux poudres. Au cours du trajet, l’équipe du film rencontre divers opposants, comme à Moscou un jeune punk de droite de l’association Les Petits Seaux Bleus, qui traque les VIP munis de gyrophares. Ou le bien plus sérieux Sergueï Oudaltsov, leader janséniste de l’intransigeant Front de gauche. Ou le désormais célèbre Edouard Limonov, fondateur de l’inquiétant Parti national-bolchévique. De ces rencontres ainsi que de celles avec des jeunes de la classe moyenne, se dégage un certain confusionnisme politique. Si pour la plupart ils ne veulent plus de Poutine, leurs choix politiques ne semblent pas dictés par l’adhésion à un credo évident. Nombreux vont gonfler les rangs grandissants du Parti communiste, deuxième force politique du pays, par défaut plus que par conviction. Le bilan est parfaitement tracé par Pavel Lounguine. Sans être dupe du gouvernement de Poutine et de ses zones d’ombre, le cinéaste reconnaît que le nouveau maître du Kremlin “a donné plus de liberté à la Russie”. Mais cela ne doit pas faire oublier à quel prix (l’une des taches du régime restera la guerre de Tchétchénie, plus sanglante que celle de Syrie actuelle) Poutine a fait sortir la Russie du chaos post-soviétique pour la mener sur le chemin de l’économie libérale. Maintenant les gens en veulent plus. Poutine est devenu has-been. Ce qu’on peut lui reprocher avant tout, toujours selon Lounguine, c’est son super-matérialisme, son absence de vision. Vincent Ostria Spécial Russie sur Arte Séduction à la russe Documentaire d’Alina Teodorescu. Lundi 27 février, 01 h 05 I Love Democracy : Russie Documentaire de Herade Feist et Mathieu Pansard. Mardi 28 février, 2 0 h 40 Dans la peau de Vladimir Poutine Documentaire de Karl Zéro et Daisy D’Errata. Mardi 28 février, 22 h 10

en livre Dans la maison des morts La journaliste Natalia Gevorkyan a recueilli le témoignage du plus célèbre prisonnier russe, l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovsky, et condamné sur ordre de Poutine à quatorze ans de prison. Du fond de sa cellule, il témoigne de son quotidien au sein d’un goulag qui ne dit plus son nom. Une condamnation du système poutinien, de son mépris pour l’Etat de droit et les droits de l’homme. Dans la maison des morts – Prisonnier de Poutine de Mikhaïl Khodorkovsky et Natalia Gevorkyan (Denoël), 480 pages, 23 €

docteurs mabouls Un nouvel épisode de la riche histoire du canular radiophonique. “D’où tu parles ?” Lorsque l’injonction, classique dans l’art d’engager une conversation, s’efface, la confusion des sentiments affleure. Cette confusion a gagné ces dernières semaines des milliers d’auditeurs de France Inter, désarçonnés par les paroles absurdes et pathétiques de deux animateurs, deux docteurs “mabouls” censés conseiller des gens à bout sur la meilleure manière de s’en sortir. Mais lorsqu’un auditeur demande par exemple comment soigner un herpès labial, le docteur Philippe de Beaulieu l’invite à se couvrir la lèvre d’une épaisse couche de crème à la cortisone. Une plainte fut déposée par un vrai médecin ulcéré, après des milliers de lettres d’exaspération d’auditeurs, qui ont fait de l’émission A votre écoute, coûte que coûte un cas modèle à la fois de buzz médiatique et d’ambiguïté comique. Mais comment des auditeurs ont pu croire aussi longtemps (peut-être encore aujourd’hui pour certains) à une telle imposture ? Peut-être parce que précisément les gens croient à ce qu’ils entendent, plus encore qu’à ce qu’ils voient. L’histoire des impostures et canulars radiophoniques, d’Orson Welles à Jean-Yves Lafesse en témoigne. Les voix des deux comédiens, Zabou Breitman et Laurent Laffite, qui avaient déjà joué sur scène un spectacle fondé sur ce dispositif, ont réactivé une vieille loi radiophonique : sans écran, sans corps, les identités se masquent et se travestissent dans un jeu de rôles dont on peut faire n’importe quoi, y compris suggérer le pire de la bêtise humaine. Glauque pour les uns, hilarant pour d’autres, selon la manière dont chacun affronte l’ambiguïté et le louche, Coûte que coûte vaut cher pour qui s’intéresse aux mystères des sons et des cons.

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mots pour le temps présent Dans son nouveau numéro, la revue annuelle de philosophie, d’art et de littérature Pylône s’interroge sur le sens du mot contemporain.

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u’est-ce que le contemporain ? La question soulevée en 2008 par le philosophe Giorgio Agamben dans un livre éponyme irradie toujours le paysage de la pensée et des arts. La preuve avec le numéro 8 de la revue belge Pylône qui remet en jeu la question, moins pour en achever la réflexion que pour réactiver les vifs débats qu’elle suscite auprès des écrivains, philosophes ou artistes “contemporains”. Au fil de la lecture des 300 pages de cette élégante revue – créée en 2003 à Bruxelles par Gilles Collard, et dont le titre est emprunté à un roman de Faulkner –, s’entremêlent des images et des idées qui, dans leurs associations secrètes,

“paradoxalement, être le contemporain de son temps implique de ne pas se confondre avec lui” Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, philosophe

dessinent les contours d’un modèle théorique possible du contemporain. Encore que la définition, élastique et pleine de chaussetrapes, bute sur l’impossible édification de règles fixes. Si pour le curateur et codirecteur de la Serpentine Gallery, Hans Ulrich Obrist, “être contemporain signifie revenir à un présent auquel nous n’avons jamais été” et “résister à l’homogénéisation de l’époque à travers les ruptures et les discontinuités”, le philosophe canadien Jean-Baptiste Jeangène Vilmer estime, lui, que “le contemporain n’existe pas”. Auteur d’un essai à paraître aux PUF, La Guerre au nom de l’humanité, l’auteur analyse avec brio les paradoxes et angles morts que révèle la réflexion sur ce qui est de notre temps. Contemporain, oui, mais de quoi, de la chose dont on parle ou de l’expérience de celui qui parle ? “Paradoxalement, être

le contemporain de son temps implique de ne pas se confondre avec lui. Il faut s’en détacher pour l’apercevoir. Agamben a raison de définir la contemporanéité comme cette ‘singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances.” Pour Jeangène Vilmer, “si le contemporain est ce qui appartient au temps présent, et qu’il n’y a jamais que du présent, c’est-à-dire qu’il est impossible de ne pas appartenir au temps présent, alors il n’y a jamais que du contemporain”. “Et si tout est contemporain, alors le mot perd son sens, puisqu’il n’a de raison d’être que par rapport à ce qui n’est pas lui. Si tout est contemporain, rien ne l’est.” A cette relativisation du concept même, le texte de l’écrivain-philosophe Tristan Garcia apporte d’autres éléments d’analyse. Pour lui,”l’homme contemporain rompt avec la spirale

Double page extraite de la revue Pylône

Scèned ’ouverture du film The Invader(2011) de Nicolas Provost

réflexive du moderne”. Il a “perdu foi en la représentation”, son rapport aux représentations relève plus “de la croyance ou du jeu”. “Voilà bien l’homme du contemporain, tel qu’en lui-même : un individu qui ne reconnaît jamais dans son accès au monde que sa puissance de faire semblant qu’il y accède”, souligne Tristan Garcia. Le riche inventaire d’éléments visuels et théoriques qu’offre la revue brouille encore plus la question, comme si le point d’achèvement se situait entre esthétique et littérature, entre poésie et philosophie. Le contemporain se déploie sous de multiples signes visibles : des séries de mode ; des images de Camille de Toledo ou de Nicolas Provost, Thomas Lélu ou Serge Leblon ; des textes de Pierric Bailly, Jean-Charles Massera, Maurice Olender, Mathias Enard, Eric Chevillard, Eric Chauvier, Laurent de Sutter, Arnaud Viviant ; des entretiens croisés entre Olivier Zahm et Mehdi Belhaj Kacem, Nicolas Bourriaud et Ludovic Escande… Eclectique et électrique, Pylône a de quoi enflammer les lecteurs interpellés par les multiples modes de présence au monde, où vivre et fuir s’accordent souvent dans un même élan. Jean-Marie Durand Pylône, n°8, Qu’est-ce que le contemporain ? (Filipson éditions), 294 p., 24 €

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Alan Lomax/Association for Cultural Equity

Fred McDowell avec sa femme Annie Mae, Mississippi, 1959

un max de Lomax Pendant un demi-siècle, Alan Lomax a parcouru le monde pour collecter les cultures musicales traditionnelles. Dix ans après sa mort, ses archives sont enfin en ligne.

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’ethnomusicologue américain Alan Lomax a passé sa vie (1915-2002) micro en main, parcourant le monde (et plus particulièrement le sud des Etats-Unis) pour enregistrer sur le terrain des musiciens folk. On lui doit la découverte de Muddy Waters, Woody Guthrie, Leadbelly, Fred McDowell. Il avait commencé en 1933 avec son père, et un énorme studio portable offert par la veuve de Thomas Edison. Peu après sa dernière campagne d’enregistrements, au milieu des années 80, Alan Lomax a amassé 5 000 heures de bande, 3 000 vidéos, 5 000 photos. Le vieux héros se dit alors qu’il va être temps de mettre un peu d’ordre dans tout ça. Pour la postérité, pour l’héritage et pour réaliser son rêve ultime. En 1989, Lomax a 75 ans et il se lance dans son dernier chantier utopique : une base de données multimédia interactive brassant musique et ethnologie, dans un crossroad virtuel où pourraient se côtoyer toutes les cultures du monde. A l’époque, personne n’a entendu parler d’internet. Mais Lomax en a rêvé. Il a un jour déclaré : “Il nous reste à trouver comment mettre nos magnifiques outils de communication globale au service de chaque branche de la famille humaine.” C’est dit en 138 signes. Alan Lomax aurait pu le tweeter,

s’il n’était pas mort quatre ans avant l’invention de Twitter. La citation date de 1960 (oui, 1960). Alan Lomax a voué sa vie à la découverte et à la préservation des cultures locales traditionnelles. Mais pas pour les laisser croupir dans la cave d’une bibliothèque universitaire. Toujours pour les diffuser, avec une vision globale, dynamique et high-tech. En 1959, pour sa campagne d’enregistrement dans le sud des Etats-Unis, il utilisait pour la première fois un magnéto en stéréo. A la fin des années 90, une cinquantaine de CD étaient édités d’après ses archives. Global Jukebox était l’étape suivante. Le site existera tant bien que mal. Il y a quelques années, on se souvient avoir mis quelques pièces dans le Global Jukebox : c’était labyrinthique, laborieux et à l’état d’ébauche – la technique n’était pas à la hauteur de l’idée. Lancé il y a quelques semaines, le site culturalequity.org est l’avatar épanoui de Global Jukebox. C’est d’abord une bonne introduction à la vie et l’œuvre du monument

“mettre nos magnifiques outils de communication globale au service de chaque branche de la famille humaine”

Lomax, avec une biographie et des news. Le gros morceau, source de joie inépuisable, c’est bien sûr la mise en ligne de ses pléthoriques archives (sons en streaming, vidéos, photos, écrits), qui permet de se plonger dans le off : prises alternatives, discussions, bruits d’ambiance. Le plus ludique (et respectueux de l’esprit du field-recording), c’est l’entrée “Geo-archive” : sur le principe de Google Maps, on peut pister et écouter des enregistrements en fonction de leur localisation (car Lomax n’a pas enregistré que dans le sud des Etats-Unis, mais aussi dans les Caraïbes, en Europe, au Maroc et en Russie). Le plus dingo (abscons, mais néanmoins passionnant), c’est l’entrée “Performance style”, où il est question de “cantométrique”, de “choréométrique”, voire de “parlamétrique”. Soit une grille de lecture scientifique pour étudier les corrélations entre les différentes cultures traditionnelles du monde – enfin, quelque chose comme ça. Et pour ceux qui n’ont rien compris, ou qui ont du mal à écouter le monde derrière un écran d’ordinateur, une partie du catalogue est commercialisée en téléchargement, ou même rééditée en vinyle via le très hype label indé Mississippi Records. Stéphane Deschamps www.culturalequity.org 22.02.2012 les inrockuptibles 113

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Friday Night Lights fever L’une des plus belles séries récentes connaît enfin une publication intégrale en DVD. Rattrapage obligatoire.

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vec la sortie en DVD de la cinquième et dernière saison de Friday Night Lights, une injustice flagrante est enfin réparée. L’une des plus belles séries de la décennie écoulée devient disponible en intégralité, dans des conditions acceptables, alors que la télévision française l’a méprisée – NRJ12 avait stoppé la diffusion en VF après quelques mois seulement. Il aura fallu un élan collectif venu de blogueurs, forumeurs et critiques pour rendre cette chronique sublime de la vie d’une petite ville du Texas incontournable. On peut y voir l’un des premiers aboutissements concrets d’une culture sériephile qui se développe depuis plusieurs années et permet de sortir de l’ombre les pépites qui le méritent. Sans toutefois rêver éveillé, car il reste un travail immense à effectuer pour que toutes les bonnes séries connaissent en France une exposition correcte. Soyons justes : les Etats-Unis n’ont pas non plus réservé à Friday Night Lights un traitement de reine. C’est peut-être le destin de cette série, en phase avec la communauté d’outsiders qu’elle met en scène. C’est sans doute aussi ce qui la rend si attachante. Adaptée d’un livre et d’un film éponymes, elle a d’abord été diffusée sur le grand réseau NBC à partir de 2006. Handicapée par la grève de

scénaristes, elle a ensuite connu des menaces d’annulation avant de trouver refuge chez DirecTV, un diffuseur beaucoup moins exposé. Persuadés de sa disparition, les scénaristes avaient conçu la fin de la saison 3 comme la conclusion de toute la série. Celle que ses intimes appellent “FNL” aura finalement tenu deux saisons de plus que prévu. Un bonheur, puisqu’à part de rares baisses de régime, elle n’a jamais eu le temps de devenir médiocre. Parmi les soixante-seize épisodes, on trouve un ratio de déchets exceptionnellement bas. Installée à Austin, Texas, l’équipe créative menée par Jason Katims n’aura eu que le loisir de se poser les bonnes questions, de développer ses personnages jusqu’à leur terme naturel. Voilà pourquoi on se souviendra longtemps du beau et fidèle Tim Riggins, de l’illuminé et talentueux Landry, de la tragique Tyra, de l’émouvant et poétique Matt Saracen, et de tous les autres, à commencer par le coach Taylor. Un coach ? Puisqu’il faut bien lever le voile sur ce détail, avouons que Friday Night Lights a pour cadre une équipe de football américain. Les fameuses “lumières du

en cinq saisons, la série n’a jamais eu le temps de devenir médiocre

vendredi soir” sont celles du stade où se déroulent les matchs qui mobilisent toute la ville à la veille du week-end. Envie de passer votre tour ? Pourtant, il est tout à fait possible de se montrer indifférent à ce sport tout en plongeant sans retenue dans la série. Le sujet de FNL n’est pas la victoire ou la défaite, mais la zone grise où la vie décide de se déployer ou de se rétracter. Un dilemme qu’elle réussit à rendre déchirant. Ce sens du destin prend toute sa dimension à la fois épique et intimiste dans la cinquième saison, l’une des conclusions de série les plus réussies que l’on connaisse. Sans en révéler la teneur exacte, on dira que Friday Night Lights parvient à offrir à chaque personnage une trajectoire toujours simple et cohérente, souvent audacieuse – le couple formé par le coach et sa femme Tami en reste la meilleure illustration. Le sentiment d’un humanisme apaisé, sans aucune mièvrerie, l’emporte au bout du chemin. Rien de plus logique, puisque durant toute son existence, la série a porté un regard progressiste et subtil sur une partie des Etats-Unis largement caricaturée. Avant Friday Night Lights, footballeurs et cheerleaders étaient forcément des idiots. Après la série, ils sont devenus nos frères et sœurs. Olivier Joyard Friday Night Lights saison 5, DVD Universal, environ 20 €

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brèves Awake s’éveille Avant son début officiel le 1er mars, la chaîne américaine NBC (nbc.com) a mis en ligne gratuitement les premières minutes d’Awake, une création de Kyle Killen dans laquelle un père de famille, qui a perdu sa femme et son fils, s’invente deux réalités parallèles où ils sont encore en vie. Sept minutes très belles, entre En analyse et Everwood, qui laissent entrevoir un potentiel énorme. Reste à savoir si une proposition fictionnelle aussi complexe trouvera un public.

Hard séduit l’Angleterre Après Engrenages achetée par la BBC, Canal+ a vendu une deuxième création originale à la télévision anglaise. Le bouquet satellite Sky (10 millions d’abonnés) vient en effet d’acquérir les deux saisons existantes de la comédie pornophile Hard, diffusées sur la chaîne cryptée en 2008 et 2011.

focus

Los Angeles parano

Glamour, émouvante, audacieuse : The L.A. Complex est la série qu’on attendait sur Hollywood. ’hiver dure mille ans, mais peu nous importe, puisque The L.A. Complex existe. Depuis un mois, cette création canadienne – tout de même située à Los Angeles, ne déconnons pas – nous enchante au point qu’elle pourrait jouer le rôle tant convoité un soap sur F2 de série attrape-cœur pour 2012. Pas échaudée par les échecs Une poignée de filles et de garçons s’y répétés qu’ont connus toutes croisent sous le soleil cruel de Californie. les chaînes avec ce format Ils sont acteur, danseuse, comique, (l’exception s’appelle Plus belle musicien, plutôt jeunes. Ils frappent aux la vie), France 2 aurait décidé portes du show business car ils n’ont pas de lancer au cœur de l’été la clef. A travers eux se dessine une vue en un soap quotidien intitulé coupe de l’entertainment assez juste, entre Lignes de vie, selon Télé Star. castings, auditions et amourettes plus ou Voilà qui nous laisse le temps moins déchirantes. La fascination pour les de nous y préparer. coulisses d’Hollywood joue à plein. Au premier abord, on pourrait confondre The L.A. Complex avec une fiction postado de plus, puisqu’elle ne recule devant aucune ficelle estampillée soap. Mais quelque chose résiste à la catégorisation : Kaboul Kitchen (Canal+, le 27 à 20 h 50) Cette une atmosphère, des couleurs, un amour comédie inventive sur le milieu des expatriés des personnages et des rues de la ville. en Afghanistan aurait raflé entièrement la Filmée en décors naturels, simplement, mise sans une baisse de régime en fin de sans grands moyens, la série brille parcours. A voir d’abord pour les incroyables par sa fraîcheur et son spleen délicat. Gilbert Melki et Simon Abkarian. On aime son sens de l’instantané et son sentimentalisme sans chichis. Un instant, Sherlock (France 4, le 25 à 20 h 35) elle fait penser à Melrose Place (culte, Relecture contemporaine de Sherlock mais problématique), un autre à Entourage Holmes signée par la star des (culte, mais inégal), un autre encore scénaristes de séries britanniques, à Newport Beach (culte tout court). Cette Steven Moffat, responsable de Doctor manière de naviguer entre plusieurs Who nouvelle manière et auteur du Tintin univers colle très bien au thème profond de Spielberg à ses heures perdues. de la série, l’instabilité chronique de ceux qui ont choisi de vivre sans savoir de quoi demain sera fait. A Hollywood ou ailleurs, The Office (Ciné+ Club, le 25 à 21 h) c’est toujours captivant. O. J. La version US de la série imaginée

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agenda télé

par Stephen Merchant et Ricky Gervais s’est terminée l’année dernière. Au royaume des rediffs, voici la saison 2.

The L.A. Complex créée par Martin Gero. Sur la chaîne canadienne CTV 22.02.2012 les inrockuptibles 115

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émissions du 22 au 28 février

Des soucis et des hommes Série réalisée par Christophe Barraud. Mercredi 22 février, 20 h 40, France 2

le malheur est dans le pré Fils d’un paysan suicidé en 1999, Edouard Bergeron confronte ses souvenirs personnels aux souffrances des agriculteurs actuels, à bout.

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e Raymond Depardon (Profils paysans) à Dominique Marchais (Le Temps des grâces), d’Ariane Doublet (Les Terriens, Les Bêtes) à Rémi Mauger (Paul dans sa vie) en passant par Christian Rouaud (Tous au Larzac), le monde paysan français inspire le meilleur du cinéma documentaire contemporain. Les Fils de la terre s’inscrit dans cette lignée d’un regard empathique porté sur les agriculteurs au bout du rouleau. Un nouveau signe de la curiosité actuelle pour la puissance élégiaque de visages et de voix usés. Sans posséder la force esthétique de ses aînés, plus experts dans l’art de filmer patiemment des êtres abîmés par la vie, le film de ce journaliste-reporter touche avec une sincérité à fleur de peau la question de la dépression et des suicides des paysans (on estime le nombre de suicides entre 600 et 800 par an au sein du monde agricole, soit le taux le plus élevé de toutes les catégories socioprofessionnelles). En s’attachant au “burn-out” d’un éleveur accablé de dettes, en guerre avec son père qui partage avec lui l’exploitation, Edouard Bergeron filme plus qu’un cas concret de la souffrance psychique généralisée : il la restitue dans le fil ténu d’une histoire personnelle. Lui-même fils d’un éleveur, Christian, qui se donna la mort en 1999 à l’âge de 45 ans, le réalisateur mêle à son enquête des souvenirs familiaux tragiques qui affleurent. Confronté à ses propres origines et à la répétition de la disparition des pères, il interroge le sens de ces vies bouchées sur terre. Cet effet-miroir traverse son film émouvant dans l’art qu’il a de combiner la dimension “terrestre” à la puissance “céleste” de son sujet. Fils de la terre, il est aussi le fils d’un mort ; journaliste, il devient cinéaste. Jean-Marie Durand Les Fils de la terre Documentaire d’Edouard Bergeron. Mardi 28 février, 22 h 50, France 2

Argentine, l’imagination au pouvoir Emission présentée par Hervé Chabalier, dans la série Le Monde en marche. Dimanche 26 février, 20 h 35, France 5

Comment l’Argentine est sortie de la crise. Un modèle à suivre ? En 2001, l’Argentine fait face à une crise politique, économique et sociale sans précédent. Le pays est dans une impasse, personne ne semble en mesure de le sauver. Mais le coup de théâtre a lieu quand le gouvernement décide de tenir tête au FMI et de relancer l’économie lui-même. Aujourd’hui, constate Hervé Chabalier, le pays a sorti la tête de l’eau, notamment grâce à la politique menée par Néstor puis Cristina Kirchner, et s’appuie sur une culture de la solidarité, la valorisation des initiatives personnelles. Le constat est résolument optimiste : l’Argentine pourrait sans complexe faire la leçon à une Europe qui peine à sortir de la crise. Alexandra Caussard

CAT’S Collection / MKL Distribution/France 5

Auc entre, le réalisateur avec son père

Mol essai de tragicomédie générationnelle française. “Il faut probablement de l’inconscience pour s’aventurer à produire aujourd’hui une nouvelle série française”, dixit le producteur de celle-ci, Nicolas Traube. Il n’a pas tort : cette vague resucée, versant masculin de Desperate Housewives, se contente d’à-peu-près. Il lui manque l’acidité et les coups de théâtre cinglants. Ces quatre copains quadra rangés, confrontés à toutes sortes de tracas, n’ont pas la vitalité de leurs collègues trentenaires des Invincibles, version française. Problème de scénario, de mise en scène et de rythme. Trop mou tout ça. V. O.

Il était une fois : La Haine Documentaire de Serge July et Marie Genin Jeudi 23 février, 21 h 40, France 5

La Haine de Mathieu Kassovitz passée à la moulinette de Serge July. La suite des “Il était une fois” de Serge July (collaborateur des Inrockuptibles), où il retrace la production et le tournage d’un film. Il s’attaque à La Haine de Mathieu Kassovitz, sorti en 1995, qui mettait en scène le phénomène de la violence dans les cités de banlieue. Un énorme succès public. Ce qui manque dans l’enquête de July, au-delà du propos sociologique convenu, c’est un rappel des références esthétiques de Kassovitz. Il aurait fallu faire un lien plus clair entre le film et les clips de rap. Constat social, certes, mais aussi film à la mode. Pour Kassovitz, l’enjeu était d’enjoliver la réalité, comme il l’explique en parlant du noir et blanc. Vincent Ostria

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Claude Azoulay/Paris Match/Scoop/France 3

La Maladie du pouvoir Documentaire de Philippe Kohly et François Fressoz. Mercredi 22 février, 20 h 35, France 3

Documentaire d’Isabelle Berteletti et Laurent Cibien. Lundi 27 février, 0 h 10, Arte

1968. La France est au bord de la révolution et Monsieur M poursuit sa routine. Illustration plus ou moins expérimentale de l’existence banalissime d’un cartographe de l’Institut géographique national en 1968, d’après le récit de ses activités journalières consignées dans un agenda trouvé après sa mort. Vision déprimante du quotidien monotone d’un vieux garçon qui vit chez ses parents à quarante ans, et dont la seule activité non professionnelle est de regarder la télé. Un homme si discret que pendant Mai 68 il tombe malade, pour réintégrer le travail après les événements. Outre l’évocation de l’actualité de l’époque, le film permet de découvrir la réalisation minutieuse et vertigineuse des cartes topographiques. V. O.

CAPA TV

La santé de nos présidents, le plus gros secret de la République. Que sait-on de la santé de nos présidents ? Qui savait que Pompidou gouverna en souffrant le martyre ? Il aura fallu que le médecin personnel de François Mitterrand, Claude Gübler, ose briser tardivement le tabou sur le cancer du président socialiste pour que la santé devienne enfin un sujet politique. La condamnation de Gübler fut pourtant l’indice de la persistance d’un voile secret couvrant les grands corps malades. Comme le suggèrent Philippe Kohly et François Fressoz dans cette enquête transparente sur les usages médicaux sous la Ve République, rien ne saurait réfréner le goût du pouvoir, pas même la maladie qui guette, qu’on préfère cacher ou combattre dans le secret des alcôves de l’Elysée. JMD

Monsieur M, 1968

grandir avec des parents gays Les nouvelles formes de parenté dans les couples de même sexe. fameux référents parentaux qui seraient ar-delà les fantasmes ou les censés leur manquer d’après les gens anathèmes proférés par les tenants opposés au principe de l’adoption par d’une normativité sociale qui les homos. Alors que le droit français est les rassure aveuglément, Andrea en retard comparé à de nombreux pays, Rawlins-Gaston porte un regard attentif l’enquête d’Andrea Rawlins-Gaston clarifie sur plusieurs de ces enfants de parents le débat en déconstruisant les préjugés, homosexuels, nés d’une précédente union comme le souligne aussi l’essai hétérosexuelle, adoptés ou conçus grâce récemment paru d’Eric Garnier, à un don de sperme anonyme ou par mère L’Homoparentalité en France – la bataille porteuse (à l’étranger, puisque la gestation des nouvelles familles (éditions Thierry pour autrui reste interdite en France). Marchaisse). JMD Peu importe le dispositif technique de leur conception, suggère le reportage, seul compte au final l’environnement affectif Mes parents sont homosexuels Documentaire dans lequel ces enfants se développent. d’Andrea Rawlins-Gaston. Mardi 28 février, 22 h 35, Canal+, dans le cadre de la Nuit gay Ceux qu’elle a rencontrés bénéficient des

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enquête

traité de tous les non Citoyens et responsables politiques commencent à se mobiliser contre l’inquiétant traité Acta sur la contrefaçon et la propriété intellectuelle.

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égocié depuis 2007 en secret et en dehors de toute instance formelle entre les représentants exécutifs de nombreux pays, l’Acta (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) envisage le renforcement des règles en matière de contrefaçon et de propriété intellectuelle. Il vise à imposer, à terme, un standard mondial pour la protection de la propriété intellectuelle, outrepassant l’accord Trips sur le même sujet négocié dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce. L’Acta permettrait aux détenteurs de droits et de brevets – sur des logiciels, des semences, des médicaments ou de la musique – de faire valoir leurs prérogatives au-delà des frontières. Mais, en prenant trop radicalement le parti des ayants droit au mépris des libertés individuelles et des intérêts collectifs, l’Acta esquisse un monde verrouillé à leur profit, limitant les droits des utilisateurs et freinant l’innovation, du logiciel libre aux médicaments génériques. La guerre des brevets entre Apple et Samsung, dont le consommateur ne peut finir vainqueur, en est la préfiguration. Depuis début 2010, où nous nous faisions l’écho des craintes de plusieurs ONG et associations quant au caractère liberticide de l’Acta et à la non-transparence de ses négociations, le texte du traité a évolué. S’il n’est plus clairement question de riposte graduée, de limitations de débit pour les internautes pirates, de contrôles renforcés aux frontières ou du rôle de surveillance des intermédiaires techniques, il contient toujours des mesures pénales et reste parfaitement vague et donc sujet

aux interprétations les plus diverses. Pour Jérémie Zimmermann de la Quadrature du net qui lutte activement contre l’Acta, “ça reste assez flou pour englober ce qu’il y avait dans les premières versions. Il faut regarder les intentions de celles-ci pour comprendre où le traité actuel veut en venir”. Depuis quelques semaines, et plus particulièrement depuis la levée de boucliers efficace et encourageante contre les projets de lois Sopa et Pipa aux EtatsUnis, les citoyens européens se mobilisent contre l’Acta et font réfléchir, voire fléchir, les hommes politiques. “Le sujet est passé dans le grand public, et ça me soulage. Le niveau de conscience politique des citoyens augmente, c’est satisfaisant”, explique Jérémie Zimmermann. Alors que le 26 janvier, vingt-deux pays européens ont signé l’accord, les protestations des citoyens polonais et tchèques ont ainsi incité leurs gouvernements à repousser sa ratification. Prudentes, la Slovaquie, la Lettonie et l’Allemagne ont également choisi de ne pas signer pour l’instant. Le jour de la signature, le Français Kader Arif, député socialiste au Parlement européen, a démissionné de son rôle de rapporteur du traité, déplorant le manque de transparence des discussions. “L’accord Acta pose problème, qu’il s’agisse

des centaines de milliers de personnes opposées au traité ont manifesté dans toute l’Europe

de son impact sur les libertés civiles, des responsabilités qu’il fait peser sur les fournisseurs d’accès à internet, des conséquences sur la fabrication de médicaments génériques ou du peu de protection qu’il offre à nos indications géographiques,” a-t-il déclaré. Le 11 février, des manifestations ont eu lieu dans toute l’Europe, rassemblant des centaines de milliers de personnes opposées au traité. Le lendemain, le président (social-démocrate) du Parlement européen Martin Schulz s’est prononcé pour une révision du texte, déclarant que “l’indispensable équilibre entre la protection des ayants droit d’un côté et les libertés fondamentales des utilisateurs de l’autre n’était que très insuffisamment établi dans ce traité”. Le PS français s’est aussi mobilisé. Dans un communiqué sur le site de François Hollande, les responsables de l’économie numérique et de la culture Fleur Pellerin et Aurélie Filippetti interpellent le gouvernement “pour l’alerter sur les enjeux démocratiques qui sont en cause”, et appellent au refus de sa ratification par le Parlement européen. Mais après le flou sur les négociations et le contenu, c’est le calendrier de l’adoption d’Acta qui n’est pas très précis. Le Parlement devrait se prononcer sur le texte au plus tôt en juin, après discussions, examens et votes par cinq commissions parlementaires. Le Parlement peut rejeter le traité mais également suspendre son vote à une décision de la Cour européenne de justice. “La situation peut se retourner de différentes façons. On est loin d’avoir gagné”, conclut Jérémie Zimmermann. Anne-Claire Norot

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in situ liste de listes Lists of note n’est pas l’œuvre d’un maniaque de l’ordre mais un site qui dresse une liste… de listes. Les sujets sont des plus variés : on y trouve les qualités de sa copine Nancy selon Sid Vicious ou les potentiels assassins de JFK selon sa secrétaire. listsofnote.com

combien d’esclaves avez-vous ? Pour éveiller les consciences, Slavery Footprint révèle votre “empreinte esclavagiste” en calculant le nombre d’“esclaves”qui travaillent pour vous à travers le monde, en fonction de votre habitat, de vos habitudes, etc. Bien fichu et saisissant. slaveryfootprint.org

(dé)shabillez-moi Vous êtes complètement largué niveau mode ? Vous ressentez une bouffée d’angoisse à propos de la tenue à porter pour un premier rendez-vous ? Go Try It On permet de demander conseil aux autres internautes sur son look quand on n’a aucune opinion personnelle. gotryiton.com

Vénus photoshopée Comment représenterait-on Vénus de nos jours ? Dans le “Venus Project”, Anna Utopia Giordano retouche via Photoshop les beautés picturales classiques pour coller aux actuels canons de la beauté, comme ici avec Botticelli. Fini les chairs plantureuses, passées au filtre du numérique, les filiformes Vénus d’aujourd’hui font penser au catalogue de La Redoute bit.ly/yMVBDy

la revue du web Live Science

Slate

science (et) fiction

psychiatrie au cinéma, liaisons dangereuses

Les univers cultes de la science-fiction pourraient-ils, dans un futur proche ou lointain, devenir réalité ? De “possible” à “pure fantaisie”, vingt univers de fiction ont été analysés selon leur vraisemblance, en fonction des avancées nouvelles de la science. Si des androïdes aux principes moraux façon I, Robot sont par exemple envisageables, il est toutefois très peu probable que les humains soient un jour utilisés comme générateurs d’électricité dans des fermes contrôlées par des machines, comme dans Matrix. bit.ly/xdX6C5

Ce n’est pas un hasard si le cinéma a souvent représenté les pathologies psychiatriques et qu’il continue à le faire régulièrement (récemment avec A Dangerous Method, Black Swan, Shutter Island…) : souvent incompris, les malades agissent souvent de façon inattendue et mystérieuse, voire effrayante. L’idéal pour mettre en scène un grand coup de théâtre. Si certains films traitent l’argument psychiatrique de façon quelque peu fantaisiste, d’autres restent très fidèles à la réalité. bit.ly/wF0ces

Courrier international gaspillage alimentaire Chaque année, plus d’un milliard de tonnes de nourriture part à la poubelle, ce qui représente un tiers de la nourriture produite, parfois non périmée. Avec la hausse du prix des matières premières, la lutte contre le gaspillage alimentaire devient une priorité. Sans compter que – c’est un lieu commun – des gens meurent de faim à travers le monde. Des solutions existent pourtant, au niveau individuel mais aussi au niveau des producteurs, distributeurs et restaurateurs. bit.ly/xsaL41

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France 3

vu du net

maladives Maldives Coup d’Etat, pollution, inondations, bien loin des clichés touristiques, les Maldives sont soumises à de lourdes pathologies sociales et climatiques, dont le net s’inquiète.

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es Maldives, ce n’est pas seulement ces îles de rêve dont les images font fantasmer les citadins frigorifiés et déprimés par la crise. Début février, le président des Maldives Mohammed Nasheed, ancien prisonnier politique (bit.ly/wi6VrV), a été contraint de démissionner suite à ce qu’il qualifie de “coup d’Etat” (bit.ly/z7rEVE). Il laisse la place à son ex-vice-président, Mohammed Waheed Hassan (drwaheed.com) jusqu’aux prochaines élections anticipées, mais reste convaincu de sa réélection (bit.ly/yl66bI). Mais les conséquences de ce putsch sur le pays pourraient dépasser le cadre politique… Située à 451 km au large de l’Inde, la république des Maldives est constituée de près de 1 200 îles pour la plupart inhabitées (bit.ly/AvqFn9). Considérée comme une destination paradisiaque, elle doit une grande partie de ses revenus au tourisme, notamment avec le développement d’îles-hôtels (bit.ly/ wcsNfn), structures censées éviter un choc des cultures, entre une population locale à 100 % musulmane (bit.ly/9BoGoT) et des touristes en grande majorité occidentaux. Les hôtels, très haut de gamme (bit.ly/ ahgGuT), accueillent régulièrement de riches célébrités (bit.ly/zRK8IT, bit.ly/ zorqtS). Destination bling-bling donc, mais

surtout célèbre pour ses récifs coralliens, sa faune sous-marine (bit.ly/xUEufN) et ses spots de surf (bit.ly/Ali3Ik). A mille lieues de cette image glamour, les Maldives sont aussi bien connues par les associations de protection de l’environnement et sont directement concernées par les problèmes de pollution. L’île de Thilafushi, appelée île-poubelle (bit.ly/xjToin), est depuis 1992 une décharge à ciel ouvert dont les déchets amassés proviennent majoritairement des hôtels alentour (bit.ly/xbzvLC). Par ailleurs, le réchauffement climatique pourrait à terme aboutir à l’engloutissement par les eaux de la plupart des îles (bit.ly/xiJkXG). Face à l’urgence de la situation, le gouvernement Nasheed avait tenté d’alerter l’opinion mondiale en organisant en 2009 une réunion ministérielle sous l’eau (bit.ly/ wy8l6D), durant laquelle a été signée une résolution réclamant une action à l’échelle planétaire pour réduire les émissions de CO2. Les récents événements risquent de ralentir, voire de stopper, le processus de lutte contre le réchauffement climatique (bit.ly/yICZ8M). Et les scènes de violence que l’on a pu voir dernièrement (bit.ly/ yeupyQ) pourraient, même si le représentant de l’UE reste optimiste sur le sujet (bit.ly/ Av1ylW), entraîner une baisse significative du tourisme (bit.ly/zpknrJ). Alexandra Caussard 22.02.2012 les inrockuptibles 121

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livre De la Chine d’Henry Kissinger Je ne l’ai pas encore terminé. C’est étrange de lire du Kissinger, mais je suis passionnée par la culture asiatique, et mon père travaille en Chine. Le livre est très factuel mais, paradoxalement, il nourrit mon art.

Go Go Tales d’Abel Ferrara Plus libre que jamais, le cinéaste explore les coulisses d’un club érotique : un conte filmé au bord du gouffre.

Speech Debelle Freedom of Speech Un grand disque de hip-hop inspiré des émeutes urbaines de 2011. Explosif.

Post Physical de Pictureplane J’adore la rave music et il y a des éléments rave chez Pictureplane, mais il y a bien plus que ça : des chants, des mélodies, ça colle parfaitement à mes envies. Luc Boltanski Enigmes et complots Le sociologue se penche sur la paranoïa ambiante, les mécanismes des livres d’espionnage et romans policiers.

film The Art of Flight de Curt Morgan Un film de snowboard, avec des morceaux de M83. Ça ne m’intéresse normalement pas du tout, mais c’est assez fou, beau, ça m’a visuellement frappée au point de me donner envie de m’y mettre moi-même… recueilli par Thomas Burgel

La Taupe de Tomas Alfredson A rebrousse-poil des codes du film d’espionnage US, un jeu de poker menteur.

Five Easy Pieces de Bob Rafelson L’un des plus beaux films américains des années 70 : le déclassement volontaire d’un jeune bourgeois devenu ouvrier pétrolier.

Je suis venu vous dire... de Pierre-Henry Salfati Un passionnant et titanesque montage d’archives où Gainsbourg se raconte lui-même.

Tommy Chase Lucas

album

Grimes Récemment signée sur 4AD, la jeune Canadienne Claire Boucher, alias Grimes, publie un nouvel album tordu, sorcier, électronique et visionnaire : Visions, à paraître en mars.

Beth Jeans Houghton Yours Truly, Cellophane Nose La jeune Anglaise élargit les frontières du folk en visant les étoiles.

Mark Lanegan Blues Funeral Cabossé et tatoué : le rock de l’Américain Mark Lanegan, rescapé du grunge.

Leonard Cohen Old Ideas Ce jeune homme de 77 ans qui cite Jay-Z dans le texte sort un splendide nouvel album.

L’Apollonide de Bertrand Bonello. Un théâtre labyrinthique du désir. La Charge de la brigade légère de Tony Richardson. Une fresque au casting royal. The Story of G. I. Joe de William A. Wellman. Un grand film sur la Seconde Guerre mondiale.

Kate Colquhoun Le Chapeau de M. Briggs Une reconstitution d’un fait divers qui défraya la chronique en Angleterre. Eblouissante allégorie de la modernité.

Mona Chollet Beauté fatale La séduction : une injonction qui vise à enfermer les femmes dans un rôle décoratif ?

François Noudelmann Les Airs de famille Un magnifique éloge des affinités électives qui dépassent les arbres généalogiques.

Monogatari d’Alexandre Akirakuma Alexandre Akirakuma, alias Alex Langlois, relit le récit médiéval nippon avec maestria.

Les Professionnels de Carlos Giménez Suite de l’autobiographie du dessinateur espagnol dans le Barcelone sixties.

Total Swarte de Joost Swarte Courts récits de l’auteur néerlandais discret mais fondateur. Entre formalisme et audaces tous azimuts.

Kawa chorégraphie Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek Au WIP, Paris Un solo à deux où flotte un parfum de poésie inspiré par Mahmoud Darwich.

La Fausse Suivante de Marivaux, mise en scène Nadia Vonderheyden Espace des arts de Chalon-surSaône (71) Un spectacle pétillant d’humour qui épouse avec brio les stratégies délicieuses de Marivaux.

Le Gros, la Vache et le Mainate de Pierre Guillois, mise en scène Bernard Menez Théâtre du Rond-Point, Paris Opérette délirante avec fantasmes gays et queer attitude.

The Deer Consortium de Dijon (21) Une expo signée Eric Troncy qui fait la part belle à la peinture et qui jouit de ce qui reste de beauté crue et nue à l’époque du capitalisme financier.

Joachim Koester Institut d’art contemporain, Villeurbanne (69) Une expo conçue à la façon d’un rite initiatique. Où l’on croise quantité de fantômes.

Mathieu Mercier Crédac d’Ivrysur-Seine (94) L’artiste agence une foultitude d’objets pour créer des rébus stimulants et déstabilisants.

The Darkness II sur PS3, Xbox 360 et PC Dans ce jeu, la lumière fait partie intégrante de l’aventure.

Catherine sur PS3, XBox 360 Un jeu de rôle étrange et troublant comme un roman de Murakami.

Final Fantasy XIII-2 sur PS3 et Xbox 360 D’une flamboyance exceptionnelle, la suite de la saga Final Fantasy.

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