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No.844 du 1er au 7 février 2012

www.lesinrocks.com

Clermont-Ferrand

grand festival pour films courts

Grèce

Leonard Cohen le retour du parrain

M 01154 - 844 - F: 2,90 €

enquête sur l’ultragauche

Allemagne 3,80€ - Belgique 3,30€ - Canada 5,75 CAD - DOM 4,20€ - Espagne 3,70€ - Grande-Bretagne 4,80 GBP - Grèce 3,70€ - Italie 3,70€ - Liban 9 000 LBP - Luxembourg 3,30€ - Ile Maurice 5,70€ - Portugal 3,70€ - Suède 44 SEK - Suisse 5,50 CHF - TOM 800 CFP

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j’ai fait l’Apocalypse avec

Avec l’autorisation du Château d’Angers (Centre des monuments nationaux)

Christophe Honoré

A

ngers, capitale de l’Anjou, terroir de la dynastie Plantagenêt et de Roselyne Bachelot, se fait le cadre chaque fin janvier d’un excellent festival dénicheur de jeunes cinéastes : Premiers plans. Le festival s’est choisi un président 2012 qui y travaillait comme bénévole voilà une vingtaine d’années, Christophe Honoré. A ses côtés, on visite l’attraction culturelle majeure de la ville : la Tenture de l’Apocalypse, tapisserie médiévale datant de 1382, dont l’aura de chef-d’œuvre du genre est telle qu’elle se trouve mentionnée jusque dans un épisode de Six Feet under. Et de fait, une fois confronté au gigantisme de la chose, brodée sur six mètres de haut par cent de long, on fait tout de suite moins le malin. Passée l’introduction d’une conservatrice très enthousiaste, on chemine devant les insondables raffinements de ce qui évoque immédiatement à Honoré “une sorte de story-board” d’une adaptation médiévale des écrits de saint Jean, par exemple celle que projetait de tourner Pasolini. Avec la malice d’un cinéaste breton pas baptisé, qui confesse tout au plus une vague poussée mystique adolescente, il ajoute : “Avec l’imagerie chrétienne, tu tends vite à trouver les démons plus sympas que les braves gens.” Effectivement, La Chute de Babylone évoque ici surtout les maximonstres de Spike Jonze. Et devant le tableau dit de L’Adoration de la bête et sa drôle de créature à sept têtes, il note que “c’est un peu La Planète des singes version XIVe siècle”. L’actualité de ces représentations eschatologiques n’en est que plus brûlante en cette fin janvier 2012, année au programme de laquelle figure au moins une fin du monde. Mais par-delà les prédictions des Mayas, si l’Apocalypse est si big ces temps-ci, c’est aussi abondamment

“avec l’imagerie chrétienne, tu tends vite à trouver les démons plus sympas que les braves gens”

par le biais du cinéma. Melancholia, The Tree of Life et Take Shelter faisaient leur miel de la fin des temps il y a peu, mais notre interlocuteur fait la moue : “On voit bien ce que la représentation de l’Apocalypse entraîne d’un peu pompier dans ces films, en dépit du brio de leur mise en scène. C’est difficile d’être subtil avec un tel sujet. Je crois que je suis plus breton sur ces choses-là, pour moi l’Apocalypse s’est déjà jouée.” On songe aussi que plusieurs de ses films font écho à cette tendance, de la disparition prématurée de l’héroïne des Chansons d’amour à la déchirure d’un couple consommée dès la première scène d’Homme au bain. Il acquiesce, on est content. “C’est souvent un problème pour ma monteuse : il faut qu’une fiction s’achève pour que je puisse raconter quelque chose, la catastrophe a toujours déjà eu lieu au début. Pour plein de raisons qui me sont personnelles, je suis plutôt un cinéaste de ruines, de l’après. C’est notamment ce que je ressens fortement par rapport à l’irruption du sida dans l’histoire et son impact sur une génération qui a compté pour moi. Le manque absolu des gens qui m’ont donné envie d’être artiste – Guibert, Koltès, Demy, Daney. Les maîtres ont disparu avant que l’on ait pu accéder à quelque chose… Il y avait eu un contact entre les gens de la Nouvelle Vague et Renoir ou Rossellini. J’appartiens à un groupe générationnel pour lequel il y a eu un trou. C’était un peu le sujet des Biens-Aimés. L’Apocalypse est universelle, mais elle se joue aussi et surtout sur des choses très intimes.” Julien Gester photo Raphaël Dautigny DVD Les Bien-Aimés (France Télévisions)

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No.844 du 1er au 7 février 2012 couverture Leonard Cohen par Dominique Issermann

03 quoi encore ? Christophe Honoré

08 on discute courrier ; édito de Serge Kaganski

10 sept jours chrono le paperblog de la rédaction

12 on décrypte Serge July, sens dessus dessous ; l’ère de rien ; le mot les origines du Carlagate

16 événement les dessous selon Zahia

18 la courbe ça va ça vient ; billet dur

Dominique Issermann

14 événement

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20 nouvelle tête Ezra Miller

22 ici les faucheurs d’OGM déboutés par la Cour européenne des droits de l’homme les Appalaches dévastés par l’extraction du charbon

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26 parts de marché la forte hausse du téléchargement légal rassure l’industrie du disque

28 à la loupe

Guillaume Binet/MYOP

24 ailleurs

le clip de campagne du Parti socialiste

30 Cohen d’aujourd’hui et d’hier

60

le chef de l’Etat joue son va-tout

la campagne en direct sur

42 Alain Juppé en campagne pour le président sortant

44 que le meilleur perde les politiques en quête de défaite

45 presse-citron revue d’info acide

46 débat d’idées le sort des classes moyennes

48 les exilés de la crise témoignages de “nouveaux” migrants

54 anars : une recette grecque ? les anars français seraient formés à la violence en Grèce : histoire d’une intox

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60 court mais sans complexes le film court redeviendrait-il le centre nerveux du cinéma français ?

66 c kwa la web litt ?

La Vie parisienne de Vincent Dietschy

39 Nicolas Sarkozy

Calou, d’après une amphore panathénaïque, IVe et Ve siècles avant J.-C.

rencontre avec un mythe pop

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le roman et les nouvelles technologies rencontre avec un monument de délicatesse et d’humour

Rüdy Waks

70 le Sempé de l’Hôtel de Ville

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74 Tatsumi d’Eric Khoo

76 sorties Sur la planche ; Hanezu, l’esprit des montagnes ; In purgatorio ; Elles ; Detachment…

80 dvd The Ward ; Barbe Bleue ; Pluie…

82 Amy + NeverDead…

84 Air ils ont (encore) marché sur la Lune

86 mur du son Blur, The Cure, Fleet Foxes…

87 chroniques Karen Dalton, The Cramps, Leila, Nada Surf, Professor Green, A. A. Bondy…

88 reportage Owlle, lauréate inRocKs Lab, en studio

96 morceaux choisis Bruce Springsteen, Manceau…

97 concerts + aftershow Woodkid

98 Moscou au Salon du livre quatre écrivains russes face au réel

100 romans Arthur Phillips, Noémi Lefebvre…

101 idées la mélancolie au crible de la philosophie

102 tendance les écrivains parlent des écrivains

104 bd Marko Turunen

106 Le Système de Ponzi + Christian Rizzo + Mike Bartlett

108 Joachim Koester + Pia Rönicke + Paul-Armand Gette

110 où est le cool cette semaine ? chez les types du Capsule Show

112 Noirs de France une série documentaire sur une minorité en quête de reconnaissance

114 Gilles Caron redécouverte d’une figure du photojournalisme

115 Ouvert la nuit sur France Culture, tendre est la nuit

116 Touch le retour attendu de Kiefer Sutherland

118 programmes le court métrage à l’honneur

120 enquête les agences matrimoniales pour geeks profitez de nos cadeaux spécial abonnés

pp. 38 et 96

121 la revue du web sélection

122 best-of le meilleur des dernières semaines

les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34 rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, Arnaud Aubron, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne chefs d’édition Sophie Ciaccafava, Elisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Guillemette Faure, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot cahier villes Alain Dreyfus collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, G. Binet, R. Blondeau, T. Blondeau, E. Bonamy, M.-A. Burnier, R. Dautigny, M. Delcourt, M. Despratx, P. Garcia, P.-A. Gette, J. Gester, E. Higuinen, D. Issermann, O. Joyard, B. Juffin, L. Laporte, C. Larrède, T. Legrand, H. Le Tanneur, Y. Levy, G. Lombart, B. Mialot, L. Mercadet, P. Mouneyres, V. Ostria, M. Philibert, E. Philippe, M. Robin, A. Ropert, P. Sourd, F. Stucin, M. Vilasco, R. Waks lesinrocks.com rédacteur en chef Arnaud Aubron directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Camille Polloni, Thomas Burgel (musique) éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Amélie Modenese conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinatrice Evelyne Morlot tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 16 67 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrice de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web, directeur de clientèle Nicolas Zeitoun tél. 01 42 44 16 69 chef de publicité junior Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Sarah Carrier tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Elisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistante promotion marketing Margaux Scherrer tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement DIP les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement france 46 numéros : 98 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 2 211 059,61 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général David Kessler assistante Valérie Imbert directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2012 directeur de la publication David Kessler © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés

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quel cinéma ! Thomas Langmann “emmerde Les Inrocks”. Pourtant, nos papiers sur The Artist furent élogieux, mais ce “grand monsieur” bardé de nominations aux César et oscars n’a pas supporté que son film ne soit pas classé dans notre top 20 annuel de “petits bonhommes”. On s’interrogeait encore sur l’étrange paradoxe langmannien qui consiste à prendre comme référence étalon un média de “l’intelligentsia parisienne qui vend dix magazines par mois”, quand le réalisateur Mathieu Kassovitz, peut-être jaloux du buzz Langmann, a surenchéri en élégance en dégainant son “j’accuse !” : “J’encule le cinéma français” et autres pensées ou aphorismes de grande classe se sont accumulés sur son compte Twitter. Selon la même contradiction que Langmann, Kassovitz dit se foutre des César ; son ire prouve le contraire. Sur un mode plus sympathique, Omar Sy a déclaré du haut de ses 18 millions d’entrées : “Si je pouvais voter aux César, je voterais pour moi.” A côté de ces sorties cinéma, la campagne électorale fait presque figure de bataille de Télétubbies à la crèche du quartier. On sait que le cinéma est un milieu propice au tout-à-l’ego, mais là, on frise l’overdose du moi. Venant d’un créateur qui aligne chefs-d’œuvre et succès, un moi XXL est peut-être acceptable. Or, si The Artist est un joli film et que l’on est tous contents de ce qui lui arrive, Thomas Langmann n’est pas encore un producteur de légende à la Darryl Zanuck ou Pierre Braunberger. Et si L’Ordre et la Morale est un film honorable, il n’a marqué ni la critique, ni le public qui ne s’est pas déplacé en nombre, son absence aux César apparaissant du coup assez prévisible. Mathieu Kassovitz semble le seul à ne pas réaliser qu’il n’est plus au cœur esthétique ou économique du cinéma français. Le franc-parler winner d’Omar est plus touchant et moins agressif mais le succès record d’Intouchables ne fait pas de lui le nouveau Depardieu, ni le gagnant obligatoire de la cérémonie 2012. On ne sait ce qui a causé cette salve de prurits égotistes : excès de coke, effets de la twittosphère, contagion de cinq années de style “casse-toi pauv’ con !” ? Ce qui est sûr, c’est qu’à l’heure de la crise, les états d’âme outranciers de quelques enfants gâtés du cinéma produisent un contraste assez effarant avec les urgences du moment.

Serge Kaganski

méchamment twitté par SimonDePaname

Josiane Balasko dans Bancs publics (Versailles rive droite) de Bruno Podalydès

l’édito

si Nadine Morano, la star de l’ump, touche 10 000 dollars par tweet, elle doit être blindée^^

et de 1... Tu as raison de t’insurger, toi, fonctionnaire du vide ou de l’administration civile, survivant dans un petit village coquet mais sans dealer. Sans Megaupload, c’est un tout nouveau bestiaire qui s’ouvre à vos yeux, c’est Fabrice Luchini sous Prozac récitant Joe Dassin devant un Jacques Vergès sans Viagra, c’est l’intégrale de Moustaki, la soirée avec Balasko, une épitaphe ? Virtuelles ou non, à force de raconter des conneries, on finit par en choper. Alors comment ne pas penser à ces adulescents émus devant

le sigle libertaire FBI, tentant vainement d’arracher l’épisode 13 de la saison 42 de Gossip Girl pour leur girlfriend se goinfrant d’Häagen-Dazs vanille-caramel sur un sofa pourpre de province. A l’époque, nous pouvions piller l’héritage désuet de Gérard Jugnot tout en plaisantant sur la dépouille encore incandescente de notre précieux Jean-Paul Belmondo. A l’époque disais-je, puisque ton Antique liberté date seulement de la semaine précédente, tu pouvais aisément supprimer la dernière comédie d’un eunuque français récompensé à outrance ou compresser 24 heures de pornos en quelques poussières virtuelles. Non, décidément, ami du vide, amant de la toile, l’aube est le crâne d’un dégarni dont les dernières tiges de liberté s’arrachent avec les dents. Car si au pays des Lumières la réflexion est de mise, celle-ci se fait la lumière éteinte et le froc baissé. En vain je t’embrasse, Toi et ta Bibliothèque de 25 MO. Julien Vélu

… et de 2 Un magnétoscope enregistreur, ça ne choquait personne ? Nous sommes d’accord. La fermeture de Megaupload signe la déchéance de notre système internet. Acta (Anti-Counterfeiting Trade Agreement, traduction : “accord commercial anticontrefaçon”), acronyme particulièrement inconnu du grand public et qui pourtant nous pend au nez ! Cette loi fermera YouTube, Dailymotion, et pourra s’infiltrer dans nos données personnelles sans demander son reste à un juge. Pourquoi ? Pour restituer les droits d’auteur aux artistes ? Non, il ne fallait pas rêver ! Envoyer un article de presse par mail deviendrait une atteinte au copyright ; Les Inrocks me condamneraient-ils à une lourde amende si je diffusais à un proche l’une de ses critiques cinématographiques ? Où va l’accès à la culture, je vous le demande… Revenons à ces quatre lettres qui font frémir, il semblerait que la presse subisse une censure à ce sujet. C’est bien connu, tous les jours on nous envoie des informations dignes des journaux à scandales pour mieux faire passer des lois dans le silence. Ainsi soit-il. Na. Smèg.

écrivez-nous à [email protected], lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/cestvousquiledites

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7 jours chrono le paperblog de la rédaction

le moment César et Oscar sont dans le même bateau

Pour la première fois de l’histoire conjointe des deux cérémonies, le grand favori des oscars et des César (respectivement dix et onze nominations) est le même film : The Artist de Michel Hazanavicius. Aux Etats-Unis, seul Hugo Cabret fait mieux avec onze citations. Les oscars devront donc départager un film français sur le cinéma muet américain et un film américain sur le cinéma muet français. Aux César, Polisse de Maïwenn devance The Artist avec treize citations. Mais dans les deux compétitions, le film d’Hazanavicius a toutes les chances de l’emporter. Ce que l’on retient de ces deux listes de citations, ce sont surtout des absences choquantes : Ryan Gosling (Drive), Leonardo DiCaprio (J. Edgar) et Michael Fassbender boudés aux oscars. Tomboy, Les Bien-Aimés, presque écartés des César, L’Apollonide sept fois nommé mais absent des catégories meilleur film et meilleur réalisateur (où s’illustrent Nakache et Toledano pour Intouchables – LOL). Enfin, une bonne et une mauvaise nouvelle pour Valérie Donzelli : si La guerre est déclarée n’a pas décroché la citation attendue du meilleur film étranger aux oscars, elle est trois fois citée aux César (meilleure actrice, réalisatrice et scénariste). Les cérémonies auront lieu les 24 (César) et 26 (oscars) février. Jusque-là, les guerres sont déclarées.

The Artist de Michel Hazanavicius

Toure Behan/AFP

The Artist en tête des pronostics des deux côtés de l’Atlantique.

tiraillements sénégalais Dakar vit à l’heure des émeutes. Les manifestations se multiplient dans la capitale sénégalaise et dans d’autres villes depuis le refus par le Conseil constitutionnel de valider la candidature du très populaire chanteur Youssou N’Dour. Ce même Conseil a en revanche autorisé le président en exercice, Abdoulaye Wade, 86 ans, à se présenter pour un troisième mandat de cinq ans. Marqué par les scandales et la prévarication, l’hypothèse d’un nouveau règne de Wade exaspère la population. Youssou N’Dour a fait appel de la décision, et évoque un “coup d’Etat institutionnel”. que fait la police ? Elle s’acharne sur les œufs en gelée et les pâtés en croûte. Jeudi dernier, en plein festival de la BD à Angoulême, un policier, à l’heure du déjeuner, a mitraillé la façade d’un traiteur du quartier de la gare où se réfugiaient, paniqués, le patron et ses quatre employés. Quelque quarante-neuf impacts ont été relevés. Par miracle, il n’y a pas eu de victimes : une balle de 22 long rifle est tout de même passé à quelques centimètres de la tête d’un jeune homme qui passait par là. Selon les premiers éléments de l’enquête, le bien nommé “gardien de la paix” sortait à peine d’une grave dépression et venait tout juste de reprendre son service.

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Frank W. Ockenfels 3

l’image

Jones et joli Norah Jones publiera Little Broken Hearts, son nouvel album, au printemps. Le disque est le fruit d’une collaboration entre la chanteuse et le producteur Danger Mouse. Lors d’une session organisée à Paris chez EMI, on a pu écouter une demi-douzaine de nouvelles chansons. Pop et sucré, Little Broken Hearts s’inspire essentiellement de la trahison de l’ancien compagnon de la chanteuse. Un des morceaux, doux, vaporeux et surtout drôle, raconte comment Norah Jones a l’intention de buter la maîtresse dudit traître. Al-Assad à Moscou ? Depuis dimanche, la rumeur enfle : Bachar Al-Assad aurait quitté Damas pour se réfugier à Moscou, seul véritable soutien du dictateur syrien, puisque la Russie exerce son véto à l’ONU pour interdire toute opération internationale propre à arrêter les massacres. Les autorités syriennes n’ont pour l’heure ni infirmé ni confirmé cette hypothèse, diffusée dans un premier temps dans un quotidien égyptien. Les opposants syriens restent sceptiques sur Twitter, mais la situation semble à présent évoluer très vite. Selon le correspondant de la BBC au Moyen-Orient, lundi, les combats seraient de plus en plus intenses entre l’armée légaliste et celle des insurgés de l’ALS (Armée libre syrienne), qui ajoute que les troupes rebelles ne seraient plus qu’à une demi-heure du palais présidentiel, une situation qui pourrait inciter le tyran à prendre la fuite au plus vite. le pas suspendu d’Angelopoulos Triste nouvelle que la disparition du cinéaste grec Theo Angelopoulos, auteur de Paysage dans le brouillard, Le Pas suspendu de la cigogne ou L’Eternité et un jour (Palme d’or en 1998). A 76 ans, le réalisateur est mort lors d’un tournage, renversé par un motard. L’histoire ne dit pas si ce dernier appartenait à la garde de Nadine Morano, dont un motard accrochait deux jours plus tôt un piéton parisien et l’envoyait à l’hôpital. acteurs au placard En Grande-Bretagne, un sondage révèle que 43 % des acteurs et actrices gays (au cinéma, à la télé ou sur les planches) constatent que leur coming-out a été préjudiciable à leur carrière. Le cas des comédiennes serait le plus problématique : les lesbiennes se déclarent plus mal soutenues par l’industrie du spectacle. Parmi les témoignages recueillis : “Les directeurs de casting recherchent habituellement un ‘type’ déterminé par des standards hétérosexuels. Ce qui vous condamne à vous comporter de toute façon en hétéro.” A. D., B. Z., avec la rédaction

dream-team intimiste

Le festival d’Angoulême a sacré Jean-Claude Denis et Guy Delisle. Après Blutch en 2010 et Art Spiegelman en 2011, c’est Jean-Claude Denis qui a reçu le Grand Prix de la ville d’Angoulême à l’issue de la 39e édition et sera l’an prochain le président du jury. Né en 1951, Jean-Claude Denis était l’un des derniers auteurs de la génération (A suivre) (magazine mensuel de BD belge, disparu en 1997) qui manquait à l’appel du Grand Prix. Discret, il a contribué à développer depuis les années 80 une BD intimiste et accessible. Il est notamment l’auteur de Quelques mois à l’Amélie, de la série Luc Leroi, ou encore du récent Tous à Matha !. Le palmarès, exigeant mais varié, a justement récompensé Guy Delisle, prix du meilleur album pour sa BD reportage Chroniques de Jérusalem (photo). La BD indépendante a été à l’honneur cette année, le jury ayant décerné le prix spécial du jury à Frank et le congrès des bêtes de Jim Woodring (L’Association), un auteur cher à Spiegelman, le prix de la série au palpitant feuilleton Cité 14 de Gabus et Reutimann (Humanoïdes Associés), ou encore le prix Révélation à Ta mère la pute de Gilles Rochier (6 Pieds sous Terre).

Another Country de Marek Kanievska avec Rupert Everett (1985) 1.02.2012 les inrockuptibles 11

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sens dessus dessous par Serge July

l’ère de rien

Afghanistan : partir oui, mais par où ?

R

apatrier nos troupes du merdier afghan ? Facile à dire, mais par quel chemin ? Il s’agit d’un très gros déménagement, un article du Monde du 27 janvier faisait l’addition : 3 600 hommes, mais pas que. Ajoutez 500 blindés lourds, 75 camions, 600 véhicules divers, 14 hélicos et 1 500 containers de 12 tonnes. Qu’il faudra à tout prix évacuer, car l’abandon du matériel est ce qui fait la différence entre défaite et débâcle. Problème, pour sortir du pays, il n’y a qu’une route : celle du Pakistan, déjà dangereuse en temps normal, est en ce moment fermée pour cause de bisbilles entre Karachi et Washington. Reste deux issues : par avion jusqu’au Tadjikistan, et ensuite par train à travers la Russie et l’Europe ; par avion jusqu’à Abou Dhabi puis par bateau. Mais les plus gros porteurs actuels, les Antonov russes, ne peuvent embarquer que 6 blindés ou 10 containers à la fois. D’après Le Monde, il faudra 300 rotations d’Antonov. Au total, le déménagement prendra entre douze et dix-huit mois et coûtera 200 millions d’euros. Dans le meilleur des cas, car pour réserver des Antonov, la compétition sera rude avec les autres armées – allemande, anglaise, italienne et autres – qui elles aussi dégagent. On aurait pu y penser avant : une guerre n’est pas une discothèque, il n’y a pas de sortie de secours. Léon Mercadet

le mot

sortir de sa coquille

Francis Le Gaucher

Dominateur... Après le meeting inspiré du Bourget, le programme réaliste de François “Egalité” puis le duel implacable avec Alain Juppé, à chaque fois, les leaders de droite comme de gauche ont été surpris. François Hollande faisait dans le genre dominateur et sûr de lui, un genre dont on ne le savait pas familier. En réalité, il a été très sous-estimé, et la réussite l’a transformé. La surprise de 1997 A la veille des législatives de 1997, Lionel Jospin a créé la surprise en choisissant François Hollande comme patron du PS. Il voyait en lui à la fois un jongleur de rapports de force et l’avocat d’une véritable évolution social démocrate capable de préserver l’unité du parti. Dès la défaite de 2002, Hollande est en piste pour la présidentielle de 2007. Il multiplie les synthèses au PS pour mieux surfer sur les victoires socialistes et être le candidat naturel du parti en 2007. La victoire du non au référendum de 2005 fait dérailler le scénario. Et Ségolène Royal en profite. Terminator ou… L’image dominante du candidat à la présidentielle est celle du Terminator capable de faire le vide autour de lui. François Hollande est un tribun qui n’a pas l’allure impériale des Bonaparte autoproclamés des compétitions élyséennes. C’est à cette aune qu’il a été mis hors jeu. Il remporte les primaires sur le triptyque : présidence “normale”, rigueur budgétaire et justice fiscale. Avec des choix sociauxréformistes, le mou durcit très vite et le flou devient plus net sous les projecteurs de la bataille. François Hollande n’est pas un leader qui fusille pour affirmer son autorité mais qui s’impose sur la durée et par le jeu démocratique. Durant la primaire, Laurent Fabius l’a combattu après avoir flingué sa candidature en 2005 en appelant à voter non. Depuis la victoire de François Hollande, Laurent Fabius est très présent à ses côtés et prépare les cent premiers jours d’une présidence Hollande. … Synthétisor Le candidat entend démontrer que le rassemblement, la justice fiscale et le contrat sont indispensables pour réussir des réformes : c’est son atout face à Nicolas Sarkozy. Cet ex-“transcourant” est un Synthétisor, un agrégateur, capable de coudre ensemble Mitterrand, Mendès France, Delors, Rocard et Jospin, qui veut entraîner derrière lui tout le PS, la gauche et évidemment une majorité du peuple français. Humble et ambitieux, rapide et sérieux, sobre et réaliste : c’est un style en rupture avec un quinquennat de stress qui s’achève, et qui semble plus en phase avec la France d’aujourd’hui. Il y avait erreur non seulement sur la personne de François Hollande, mais aussi sur la société actuelle.

Platoon d’Oliver Stone (1986)

erreur sur la société

Cela se dit aussi “fendre l’armure”, ce à quoi Lionel Jospin, sans doute coincé entre l’épaulière et le couvre-nuque, se révéla inapte. Mais les commentateurs d’aujourd’hui préfèrent une expression moins noble, plus lente et plus humide comme le suggère le comportement habituel de l’animal en cause : “sortir de sa coquille”. C’est ainsi que beaucoup constatèrent qu’avec son discours du Bourget “François Hollande était sorti de sa coquille”. Dans un tout autre sens, Jean-Luc Mélenchon s’exclama il y a quelques jours “Mme Le Pen est un poulet d’élevage du Front national. Elle récite des fiches. Il faut la sortir de sa coquille”. La simple évocation d’un pareil gastéropode mâtiné de gallinacé imposait un dessin. Le voici. MAB

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Laura Bland

Torse nu, aux côtés de Joe Strummer dans la maison du chanteur. Londres, 1984

Civange-Bruni, camarades de Clash De Joe Strummer à l’Elysée : l’itinéraire de l’énigmatique Julien Civange, dont le nom revient depuis plusieurs semaines au cœur de cette affaire que l’on nomme désormais le “Carlagate”.



elon Marianne, 2,5 millions d’euros ont été versés par le Fonds mondial de lutte contre le sida au mépris des procédures normales. Principale bénéficiaire : Mars Browsers, l’une des sociétés gérées par Julien Civange, 42 ans, confident et conseiller de la première dame de France. Julien Civange possède une histoire absolument folle, accrochez-vous bien. Elle commence, selon la page Wikipédia de l’intéressé, dans les années 1980 dans les locaux de la radio libre Carbone 14. Alors âgé de 10 ans à peine, Julien Civange y aurait officié en tant que “DJ”. L’imposteur Jean-Yves Lafesse, l’un des piliers de la radio à l’époque, ne se souvient pas d’avoir croisé le prodige de la platine. “Peut-être qu’il est passé une ou deux fois chez Supernana, mais je n’ai pas de souvenir. Cela dit, on ne se souvient plus du tout de cette époque”, plaisante Lafesse. Après la radio, c’est la grande aventure du journalisme rock pour Julien Civange. Des clichés visibles sur le net le montrent minot en compagnie des plus grands. On le voit torse nu aux côtés de l’immense Joe Strummer. Des images avec Jagger ou Jimmy Cliff sont aussi en ligne. Bruno Blum, journaliste, officie à l’époque au journal Best. Il se souvient du “P’tit Julien”. “On le voyait souvent à Best. Il n’avait même pas 15 ans. Il cherchait à s’infiltrer dans le milieu des critiques rock. Il cherchait à fréquenter des célébrités. Il était fan des

Clash. Je rencontrais souvent le groupe. Il me collait pour avoir des infos sur eux. Ce qui faisait sa magie, c’était sa jeunesse”, raconte Blum. Alain Lahana, producteur de concerts, se souvient du jeune Civange, qui rappelle le héros du film de Cameron Crowe, Presque célèbre. “Il était dans tous les concerts. Il passait tous les contrôles, tout le monde le laissait entrer. Il traînait avec les Clash, avec Téléphone, il écrivait des papiers enthousiastes.” En 1989, c’est à la tête d’un groupe de rock qu’il resurgit : La Place. Alain Lahana s’en souvient. “Il est venu me voir avec une maquette. A l’époque, je cherchais un groupe pour la première partie du nouveau groupe de Bowie, Tin Machine, qui jouait à la Cigale. On m’avait demandé un groupe non signé, j’ai proposé à Julien de faire jouer La Place. Je me souviens qu’il n’y avait pas d’invitations pour ce concert, et que, pour y assister, JeanLouis Aubert a été contraint de faire le roadie pour La Place. C’est lui qui a déménagé le matos de Julien.” La Place a été signé sur le label monté par Canal+, La Bande Son. Civange déploie une énergie folle pour ce groupe, se souvient Antoine Bénichou, un ami proche, qui officiait alors pour le label : “Il avait décidé de faire la première partie des Stones à l’Olympia, en 1995, et il l’a faite. Rien n’est impossible pour Julien Civange.” Pourtant, La Place ne rencontre pas le succès escompté et malgré le buzz et les soutiens, le groupe s’enlise et disparaît. Civange a déjà d’autres projets en tête.

En 1996, Julien Civange rebondit du côté de l’Agence spatiale européenne. Il fait connaissance avec l’entrepreneur Gilles Di Nardo. “Je l’ai fait travailler pour une opération qui consistait à envoyer quelque 85 000 signatures recueillies sur internet dans l’espace, à bord de la sonde européenne Huygens. Je lui ai demandé de composer quelques musiques d’illustration. C’est sa mère, Zoé Civange, que je faisais bosser comme attachée de presse, qui m’avait parlé de lui”, explique Di Nardo. En 2004, alors que les messages sont partis dans l’espace, Civange apparaît en pleine promo : il est le premier à envoyer de la musique dans le cosmos. “Il a totalement récupéré l’opération médiatiquement. Il expliquait partout qu’il avait envoyé un CD dans l’espace, alors que les quatre morceaux qu’il avait composés faisaient en réalité partie des 85 000 messages, signatures et autres dessins d’enfants que nous avions envoyés”, conclut Di Nardo. Ceux qui ont collaboré avec Civange n’ont pas tous des mots aussi durs. Jean Rousseau, en 1999, est le président d’Emmaüs France pour qui Civange réalise un disque caritatif : “C’est quelqu’un qui voulait faire connaître son talent, et qui a servi Emmaüs de façon assez loyale.” Le réalisateur Cédric Kahn a quant à lui proposé à Civange de réaliser la BO de son film Roberto Succo, en 2001 : “C’est la bande-son préférée de tous mes films, je me souviens de quelqu’un de très doué.”

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A la gauche de Sarkozy, lors d’un concert hommage à Mandela. New York, juillet 2009

Ami de Carla Bruni depuis quinze ans, il la suit à l’Elysée en 2009 et commence à travailler sur l’opération Born HIV Free. Recommandé par Carla Bruni-Sarkozy, il a été choisi par le Fonds mondial de lutte contre le sida pour orchestrer une grande campagne composée de films et de concerts afin de récolter des fonds. Ce jour-là, à l’espace Cardin à Paris, plusieurs clips sont diffusés en présence de l’ambassadrice du Fonds, Carla Bruni-Sarkozy, et de son directeur, Michel Kazatchkine. A la fin de l’un des films de présentation, Civange se dirige vers le pupitre en Plexiglas. Vêtu d’un costume gris anthracite et d’une écharpe noire, il s’expose pour la première fois. Une journaliste se souvient de l’étonnement qui a gagné la salle : “On le prenait pour un technicien et voilà qu’il se muait en homme politique, beaucoup étaient surpris. Personne ne le connaissait.” Depuis mars 2009, Julian Civange est un habitué de la rue du Faubourg-SaintHonoré. Il possède un bureau et une ligne téléphonique à l’Elysée, et fait partie de la garde rapprochée de Carla Bruni. Lors de son mariage, le 2 février 2008, Civange est dans la short-list d’intimes conviés à la cérémonie.  Pierre Charon, ancien conseiller à l’Elysée chargé de chaperonner la première dame, raconte : “Un jour, il a débarqué et Carla Bruni nous l’a présenté simplement en disant : ‘Voilà, c’est Jul.” Depuis 2009,

aujourd’hui, dans l’entourage de Carla Bruni, on cherche à minimiser le rôle et les compétences de Civange Julien Civange joue les factotums de la femme du Président. “Carla Bruni le connaît depuis longtemps, c’est un vieil ami. Elle a fait appel à lui pour sa créativité”, justifie Véronique Rampazzo, ancienne bookeuse de la top model, chargée aujourd’hui de sa com à l’Elysée.  “Civange fait partie de la bande de copains que Carla Bruni a propulsée au Château”, explique sa biographe Besma Lahouri. “Julien Civange s’est retrouvé à se balader les mains dans les poches à l’Elysée, et il parvient à parler plus facilement à Sarkozy que la plupart de ses ministres”, ajoute la journaliste. L’entourage présidentiel est contraint de tolérer l’omniprésence de ce mystérieux conseiller qui se distingue par ses pulls ras de-cou et sa mèche blanche dans ses cheveux bruns. “Il a un statut assez marrant, il est de tous les voyages de Carla Bruni. Comme il n’est pas du sérail, il est devenu une sorte de mascotte à l’Elysée”, s’amuse Pierre Charon. Victime du principe de Peter ? Coupable d’un lourd conflit d’intérêts ? Civange est en tout cas au cœur de l’enquête publiée par Marianne, en janvier, dans laquelle

l’essayiste Frédéric Martel révèle que le Fonds mondial de lutte contre le sida a attribué sans appel d’offre près de 2,5 millions d’euros aux différentes sociétés travaillant pour Born HIV free. La société Mars Browsers, appartenant à Julien Civange, aurait été la principale bénéficiaire de l’opération en touchant 580 886 euros. Le site Mediapart a également révélé que le Fonds mondial aurait versé 132 756 euros à une entreprise baptisée la Fabrique du net pour la conception d’une partie du site (“Lutte contre le sida”) de Carla Bruni-Sarkozy. Un site qui fait la promotion de l’image de la première dame, réalisé par Jérôme Blouin, free-lance pour Julien Civange. Aujourd’hui, dans l’entourage de Carla Bruni, on cherche à minimiser le rôle et les compétences de Civange. “Julien a plus la tête dans la lune que les pieds sur terre. Ce n’est pas un gestionnaire, explique Véronique Rampazzo. Il n’était pas salarié de l’Elysée, c’était un prestataire de services.” Un conseiller de l’Elysée le dépeint en parfait candide : “Il est catastrophé par ce qui lui arrive, il ne comprend pas ce qu’il a fait de mal.” Un ancien ministre délivre une tout autre analyse. “Dans cette histoire, Civange n’est qu’un fusible.” Avec ce scandale qui a précipité la démission du patron du Fonds Michel Kazatchkine, le 24 janvier, la France a en tout cas perdu un poste important aux Nations unies. David Doucet et Pierre Siankowski 1.02.2012 les inrockuptibles 15

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Karl Lagerfeld

U

les dessous de Zahia La semaine dernière, l’ex-call-girl présentait sa première collection de lingerie. Un show savamment orchestré et destiné à faire de Zahia une icône mondiale.

ne demi-heure après le début du show, elle est apparue. Vêtue d’un déshabillé transparent orné de pétales de fleurs et brodé de strass Swarovski, Zahia s’est figée au milieu de la scène, puis s’est cambrée et a salué une assistance fort bien disposée à son égard. Après quelques applaudissements, on entendit ainsi monter les cris d’admiration qui accompagnent toujours le salut du créateur de mode au sortir d’un défilé réussi. Mardi dernier, pour Zahia Dehar, 20 ans, c’était jour de rédemption. Ou de résurrection. Moins de deux ans après son irruption sur la scène médiatique, dans le cadre d’une affaire de proxénétisme impliquant plusieurs joueurs de l’équipe de France de football, elle présentait en grande pompe la toute première collection haute couture de sa marque de lingerie. Pour l’occasion, la foule de la fashion week, starlettes (a)variées, journalistes et acheteurs internationaux, dirigeants de maisons de mode parisiennes, avait fait le chemin jusqu’au palais de Chaillot. Après le défilé de naïades en petite tenue (soutien-gorge pétales de fleurs, culotte branche d’arbre, string fourrure…), ils purent profiter des fastes d’une soirée au budget imposant : plus d’un demi-million d’euros. Car derrière la belle histoire se cache naturellement une belle affaire, et une vraie ambition industrielle. Très entourée, notamment conseillée par le cabinet d’avocats d’affaires Aklea, Zahia est soutenue financièrement par un fonds d’investissement basé à Hong Kong, le First Mark Investments. Son objectif ? Construire sur l’image de l’ex-call-girl une grande

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tout a été pensé pour transcender et mettre en scène le passé de call-girl de la jeune femme marque de lingerie, susceptible d’être distribuée à travers le monde et de devenir rapidement un acteur important en Asie, le marché prioritaire, celui où la plastique de Zahia ferait le plus d’effet. “Grâce à elle, ces investisseurs vont se faire beaucoup beaucoup d’argent”, résume un très proche du dossier. Pour Zahia, cette affairelà démarre en même temps que l’affaire judiciaire. Alors que l’on découvre qu’elle a entretenu des relations tarifées avec Franck Ribéry (mis en examen pour “sollicitation de prostituée mineure” en juillet 2010, il est blanchi en novembre 2011, comme Karim Benzema), la jeune femme, tout juste majeure, atterrit dans le giron du fameux Marc Francelet. Homme de réseau influent, en vue dans les milieux médiatique, artistique ou politique, l’ancien attaché de presse de Belmondo et homme à tout faire d’Hallyday, met la jeune fille à l’abri des paparazzis à Saint-Tropez. Puis il organise sa première véritable apparition, dans Paris Match. En avril 2010, la jeune femme fait la couverture de l’hebdo et s’y exprime. Si l’opération, bientôt suivie de quelques paparazzades bidon, ne plaît pas à tout le monde, des lecteurs allant jusqu’à se désabonner du journal, elle marque le début de la réhabilitation pour Zahia. Progressivement, pendant un an et demi, va ainsi se mettre en place un système visant à faire de Zahia une star bankable. En décembre 2010, de nombreux noms de marque sont ainsi déposés à l’INPI, tels Pretty Zahia, Zahiadora, Zahiadise ou A Dream by Zahia. Outre la lingerie, la jeune femme envisage de se lancer dans le commerce d’huiles de massage,

de sex-toys, ou même dans la production de films et d’émissions télé. De premiers investisseurs potentiels sont même contactés, en Allemagne, et dans les Emirats. Zahia, elle, s’installe dans une nouvelle vie. La gamine née à Ghriss en Algérie, arrivée en France à 10 ans et élevée en banlieue, le long de la ligne de RER A, habite désormais un appartement de 300 mètres carrés dans le XVIe arrondissement. Elle passe aussi du temps aux Etats-Unis, apprenant au passage les rudiments d’anglais. Si elle fuit les sollicitations médiatiques françaises, elle apparaît, en 2011, dans les Vanity Fair espagnol et italien, et en couverture du magazine de mode V, vêtue d’un Bikini vichy rose Chanel. C’est à ce moment que Karl Lagerfeld la remarque, et tombe sous son charme pour le moins singulier. Ces derniers jours, le directeur artistique de Chanel s’est ainsi plusieurs fois exprimé au sujet de la jeune femme, multipliant les éloges. “Rien, chez elle, n’est vulgaire, confiait-il ainsi au JDD, il y a dix jours. Elle est un peu comme Cécile Aubry dans Manon, d’Henri-Georges Clouzot, avec une ligne un peu plus extrême.” Sollicité par les investisseurs hongkongais, c’est également Lagerfeld qui réalisera les photos de la première collection de Zahia. Ainsi, tout a été pensé pour transcender et mettre en scène le passé de call-girl de la jeune femme afin de lui construire une image haut de gamme. Début 2011, un site internet particulièrement léché est mis en ligne, agrémenté de plusieurs clips sophistiqués et de photos prises, entre autres, par Pierre et

Gilles. Le 4 février, elle sera même en couverture du supplément Next de Libé. Zahia est une image. Elle parle peu et refuse la plupart des demandes d’interview. Cette politique de la rareté est avant toute chose une politique de protection. Car, comme l’a démontré une interview réalisée à la sortie de son défilé par M6, Zahia peine encore, pour dire le moins, à mettre des mots sur ses idées. Elle revendique néanmoins un rôle actif dans la création de ses modèles. “Je l’ai vue faire, c’est elle qui dessine, dans son appartement, assure ainsi un collaborateur de Zahia. Elle a rempli des cahiers entiers, elle a du talent. Elle fait beaucoup de choses elle-même, et est très bien entourée.” Au total, une quinzaine de personnes s’activent autour d’elle. La styliste Barbara Baumel supervise l’ensemble des opérations. Un studio de graphistes participe à la création des modèles. Pour leur fabrication, les ateliers d’arts les plus prestigieux de Paris (les ateliers de couture Caraco, le brodeur Jean-Pierre Ollier, le corsetier François Tamarin ou le plumassier Eric-Charles Donatien) ont également été mobilisés. Pour les investisseurs hong-kongais, Zahia est ainsi l’incarnation du luxe et du “made in France”. Le filon marketing est là. “Si tout se passe bien, il y aura des boutiques partout, y compris en France, estime une autre source proche de la jeune femme. Mais la marque est d’abord pensée pour l’international. En France, les gens ont encore en tête son image de call-girl, ils sont méfiants à son égard. A l’étranger, ils s’en foutent. Ou alors cela leur plaît. Au fond, cela leur semble très français…” Marc Beaugé 1.02.2012 les inrockuptibles 17

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retour de hype

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

les renois chic

“Kim Dotcom, il souffre surtout de megaupload pondérale, nan ?”

Chris Waddle au PSG

Novo # 18

“y paraît que Christine Boutin sort avec La Fouine” “ils sont dans la merde un peu à Glastonbury”

Haterz Chassol

“boire une bière à 14 euros à SaintGermain avec un développeur 3D”

la médiathèque et Vidéo Futur

Hervé Morin Personne ne bouge !

“à Vélib’ I Can Fly”

les trucs gratuits

Julian Assange, présentateur TV

Chassol Cet ancien musicien de Phoenix et Sébastien Tellier déboule fin février avec un premier album cool-cool : X-Pianos. Haterz fête ses 3 ans avec une compilation des 50 plus gros fails du rap français. Grosse win : http://haterz.fr “Ils sont dans la merde un peu à Glastonbury” L’édition 2012 du festival n’aura pas lieu en raison d’un déficit de toilettes.

Les trucs gratuits Dans ses vœux au monde de la culture, Sarkozy a tranché  : “Est-ce que l’on respecte ce qui est gratuit ? Non.” Ah bon, OK. La médiathèque et Vidéo Futur La fermeture de Megaupload et consorts ravivera-t-elle l’époque du gravage de CD quand on galérait tous à faire rentrer la photocopie de la pochette dans le boîtier ? D. L.

billet dur

P.Duval/JLPPA

 C

her Mickael Vendetta, Ta carrière dans la politique, sincèrement, je n’y crois pas des masses. Non que tu possèdes moins de compétences que, disons, Jean Sarkozy, mais franchement tu serais largement plus utile dans le domaine de la science. Certains chercheurs pourraient en effet être intéressés par cette particularité anatomique qui est la tienne et qui apparaît comme un jumelage assez intriguant entre un nombril et un trou du cul. Bogosse autoproclamé – c’est une question de goût, admettons –, tu resteras sans doute comme l’excroissance bizarroïde, inexpliquée, apparue dans le vaste néant du people emploi des dernières années. Une sorte de minimoi du petit chef qui fait ton admiration au point que tu veuilles toujours lui être agréable. En réalité, je pense

que tu es une dangereuse création situationniste destinée à faire capoter la réélection du Président, car ton profil de Jeune pop’ ultralibéral est un peu trop grossier et répulsif pour être authentique. J’en tiens pour preuve supplémentaire ta dernière sortie sur la présidentielle, où tu menaces, en cas d’élection de François Hollande, de t’exiler à Los Angeles. Tu imagines quelle tentation tu auras fait naître chez un tas d’électeurs indécis, mollement convaincus par le candidat socialiste, et qui seraient prêts toutefois à se jeter dans ses bras pour le seul plaisir de t’expédier à Hollywood ? Et si seulement d’autres parmi tes semblables, Zaz, Grégoire ou Christophe Maé, avaient la bonne idée, pour raisons idéologiques, de demander à leur tour asile à des pays de droite, alors l’élection serait sans doute jouée par avance pour la gauche. J’aimerais toutefois t’adresser une requête. Si Sarkozy est réélu, est-ce que tu ne pourrais pas te barrer quand même ? Promis, je t’embrasserai à ce moment-là. Sur le nombril. Christophe Conte

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Ezra Miller A 19 ans, cet acteur américain aimante en enchaînant les rôles borderline.

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on prénom vient d’un martyr de l’Ancien Testament et du poète Ezra Pound, un fasciste fou mort en prison. J’espère que la prédétermination n’existe pas, sinon je suis foutu !” Au vu de la filmo de ce jeune acteur américain, on serait plutôt tenté d’y croire… Ado sociopathe dans We Need to Talk about Kevin (2011), il revient en psychotique atteint du syndrome de la Tourette dans le beau premier film de Sam Levinson, Another Happy Day. “On me demande souvent pourquoi je choisis des rôles d’ados torturés. Mais pour moi, il n’y a pas de gentil petit ado équilibré, c’est un mythe.” Ezra Miller a grandi dans le New Jersey, fils d’une danseuse et d’un éditeur. Premier rôle à 14 ans, dans le film d’Antonio Campos, vu à Cannes en 2008 : “Afterschool a été un crash-test pour moi : j’avais une scène de bagarre, une scène de sexe, et je devais me masturber devant la caméra.” Sa belle gueule d’ange (déchu, forcément), il en a conscience sans miser sa carrière dessus : “On est dans une société où on exhibe trop une beauté vide.” Une beauté du diable à suivre. Emily Barnett

photo David Balicki Another Happy Day de Sam Levinson, en salle 20 les inrockuptibles 1.02.2012

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Alexandre Gelebart/RÉA

OGM contre ADN Trois requêtes de faucheurs d’OGM, condamnés pour avoir refusé de se soumettre à un prélèvement ADN, viennent d’être rejetées par la Cour européenne des droits de l’homme.



equêtes abusives.” Par ces termes, le 20 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est débarrassée de l’encombrant bébé. Elle n’aura pas de jugement à porter sur le fond de l’affaire des “faucheurs volontaires d’organismes génétiquements modifiés (OGM)”. On ne saura pas si, oui ou non, en France, un citoyen peut refuser que la police lui prélève son ADN. La CEDH a estimé que les faucheurs d’OGM, en dénonçant dans la presse les sommes d’argent que l’Etat français leur proposait en échange de l’arrêt de leurs poursuites, ont violé la confidentialité de la procédure. Leur droit de recours est donc qualifié d’abusif, et leur requête définitivement rejetée. Tout commence par des histoires distinctes mais similaires. Trois dossiers différents concernant

la CEDH estime que la confidentialité de la procédure a été violée

34 faucheurs d’OGM ont été jugés en même temps. Il faut dire que les protagonistes présentaient de nombreux points communs. Ils avaient tous été condamnés une première fois par l’Etat français pour avoir “piétiné, arraché et couché sur le sol” du maïs ou des betteraves génétiquement modifiés. Par la suite, ils avaient tous été condamnés une seconde fois pour avoir refusé un prélèvement ADN destiné au Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg). Créé en 1998, ce fichier commun à la police nationale et la gendarmerie compte actuellement plus de 1,7 million de noms. Les cours d’appel ont systématiquement confirmé les condamnations des militants, la Cour de cassation a déclaré leur pourvoi non admis. Dernier recours possible : la CEDH. L’un des faucheurs se nomme Benjamin Deceuninck. Ce maraîcher de 32 ans fut le premier à assimiler un prélèvement ADN à une “atteinte à (sa)

dignité et à (son) intégrité physique”. En juin 2006, il envoie paître les gendarmes chargés de réaliser l’opération sur lui. Condamné pour “refus de se soumettre à un prélèvement biologique”, il dépose son dossier à la CEDH en 2008. Deux ans plus tard, l’Etat français lui propose un arrangement à l’amiable de 12 000 euros pour qu’il mette un terme à ses poursuites. “Nous avons clairement dit à ce moment-là que l’argent ne nous intéressait pas, nous précise Benjamin Deceuninck. Nous dénoncions un problème de société et nous recherchions donc une condamnation de l’Etat français.” Entre-temps, deux dossiers similaires sont également arrivés devant la CEDH. Il s’agit de François Mandil et de 32 autres faucheurs ayant arraché, chacun de leur côté, du maïs transgénique. Fin 2011, le ministère des Affaires étrangères français propose de nouveau – confidentiellement – un règlement à l’amiable pour tous. Les faucheurs

vivent la proposition comme une provocation. Avec le soutien de la Ligue des droits de l’homme (LDH), du Syndicat des avocats de France (SAF) et du Syndicat de la magistrature (SM), ils décident de communiquer dans Libération le 22 novembre dernier. A la lecture de l’article, la CEDH estime que la confidentialité de la procédure a été violée. La cour enterre définitivement leurs requêtes. “Quand il y a publication d’éléments sur une procédure à l’amiable, la jurisprudence est claire à ce sujet, cela entraîne l’irrecevabilité des requêtes. Ils se sont tiré une balle dans le pied, c’est incompréhensible”, s’étonne un membre du service de presse de la CEDH. Quand nous joignons Jean-Jacques Gandini, avocat de Benjamin Deceuninck, quatre jours se sont écoulés depuis le rejet de la procédure par la CEDH. Il n’était toujours pas informé de cette décision. L’avocat reconnaît avoir été averti du danger de communiquer. “Il y avait un risque, mais quand le gouvernement français a demandé la radiation du dossier pour ce motif, on ne pensait pas que la CEDH irait jusque-là.” Les faucheurs regrettent-ils leur stratégie de communication ? “Absolument pas, nous dit calmement Benjamin Deceuninck. D’autres personnes viendront à notre place pour dénoncer ce fichier. La cour devra bien un jour statuer sur le fond. Ma question aujourd’hui serait celle-ci : aurait-il fallu mettre la CEDH devant la CEDH pour obtenir des délais raisonnables ?” Geoffrey Le Guilcher

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Antrim Caskey

“la politique, ici, c’est sale… Un peu comme nos torrents”

Appalaches exterminés Dans cette chaîne de montagnes de l’Est des Etats-Unis, l’extraction du charbon se paie au prix fort pour l’environnement et pour les habitants. Mais elle fait vivre la population…

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ountain Top Removal (MTR) : ça sonne comme une chanson de bluegrass. Le MTR est en fait une technique de minage utilisée depuis les années 80 aux Etats-Unis. Elle consiste à exploser le sommet des montagnes pour extraire du charbon. C’est moins cher que de creuser des tunnels. C’est aussi, selon les mots d’un mineur, “la plus grande blessure écologique que l’Amérique s’inflige à elle-même... son sale petit secret”. Tennessee, Kentucky, Ohio : les Etats concernés sont traversés par la chaîne des Appalaches, le réservoir houiller de l’Amérique. En deux décennies, environ cinq cents sommets ont été rayés de la carte. L’équivalent en superficie de la Seine-et-Marne. La Virginie-Occidentale, qui produit le tiers du charbon des EtatsUnis, est la plus touchée. Un territoire rural, isolé, sans équipe de basket pro. Depuis plus d’un siècle, l’industrie minière y est toute-puissante, construit les villes, fait et défait les politiciens. En quoi consiste le MTR ? A raser la forêt sur la montagne. Exploser la roche avec un mélange de diesel, de nitrate d’ammonium – ce qui peut dégager des substances radioactives. Récupérer le charbon. Le laver avec de l’arsenic et divers métaux lourds : ils s’infiltreront dans le sol et, parfois, dans l’eau du robinet. Les millions de mètres cubes de roche explosés,

déplacés en fond de vallée, enfouissent les cours d’eau. On parle de 2 000 miles de torrents disparus, quasiment un aller-retour New York-Miami. Pour les habitants qui voient le ballet des bulldozers raser leurs montagnes pour toujours, c’est la double peine. “Dans les maisons, l’eau du robinet coule marron, opaque”, raconte Antrim Caskey, photographe installée à Rock Creek. Ce qui était d’abord une catastrophe écologique est devenu un scandale de santé publique : les dernières statistiques de la West Virginia University montrent que les habitants proches des sites ont plus de risques de développer des cancers et d’enfanter des bébés difformes. Le docteur Michael Hendryx, responsable d’études, a sillonné des comtés aux noms de provinces irlandaises : Raleigh, Mingo, McDowell. Les coins les plus pauvres où, ironiquement, on extrait pour des milliards de dollars de charbon. Il avoue “ne pas encore savoir si le plus dangereux est l’eau contaminée ou les particules dans l’air”. “Le charbon est roi, pointe Janet Keating, de la commission environnementale de la vallée de l’Ohio. Le gouverneur reçoit des dons de compagnies minières comme Massey Energy (revendue l’an dernier pour 7 milliards de dollars – ndlr) pour financer son élection. Il vote les lois pour Massey. C’est de la corruption légale. La politique ici, c’est sale… Un peu comme nos torrents.”

Sur la colline surplombant l’école de Marsh Fork, au sud de l’Etat, se dresse un tas de déchets de 120 mètres de haut. C’est le plus petit des six entourant le village. Ed Wiley, 57 ans, a travaillé trois ans sur le site jusqu’en 2004. “J’ai arrêté quand ma petite-fille de 11 ans est tombée malade. Des migraines, des nausées. Elle m’a montré une drôle de pellicule de suie noire sur les jeux pour enfants. J’ai commencé à me poser des questions sur les produits chimiques et à me dire que l’idée de ‘charbon propre’ dont tout le monde parle, c’était peut-être des conneries.” Le problème divise les familles : les unes veulent arrêter le MTR, les autres veulent un job. “L’ironie, explique Marilyn Mullens, habitante de Cool Ridge, c’est que la majorité des gens en danger sont pour. Le charbon, la compagnie, c’est tout pour eux. C’est le syndrome de Stockholm à l’échelle de tout un Etat : les gens aiment leurs preneurs d’otages.” Marilyn organise une manifestation à Charleston, la capitale de l’Etat, en mai prochain : des femmes vêtues de blanc se raseront la tête devant le Capitole “pour symboliser les montagnes qu’on dépouille. Ça sera aussi en hommage aux gens morts de cancers. Les gens d’ici pensent que les anti-MTR sont des petits bourges écolos de la grande ville. Moi, je suis d’ici, et j’ai honte que ce soit eux qui se bougent à notre place.” Maxime Robin

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brèves Google et la vie privée Google changera ses règles de confidentialité à partir du 1er mars. Prônant la simplicité, une “meilleure personnalisation”, et une meilleure navigation entre ses produits, le site a décidé de remplacer toutes les règles de confidentialité de ses différents services (plus de soixante !) par une seule. Les utilisateurs d’un service pourront donc voir leurs données personnelles utilisées par les autres services du groupe. D’après Google, cela permettra d’affiner les réponses aux requêtes des internautes. Mais le groupe devrait également s’en servir pour cibler au mieux les publicités en fonction des internautes. Europe et protection des données La commissaire européenne à la justice Viviane Reding vient de présenter un projet de loi sur la protection des données, applicable à l’ensemble des pays de la Communauté. Le projet évoque l’instauration d’un droit à l’oubli numérique, qui obligerait les réseaux sociaux à supprimer les données des internautes le demandant. Le texte prévoit également l’obtention par les sites d’un accord clair des internautes s’ils veulent utiliser leurs données. Les entreprises ne respectant pas la loi seront sanctionnées. come-back du P2P La fermeture brutale de Megaupload a eu des effets secondaires inattendus… D’après le site Observatory qui surveille le trafic internet, les internautes européens sont revenus aux sites de peer-to-peer. L’addiction aux séries plus forte qu’Hadopi ?

le bout du tunnel Le téléchargement légal de musique explose des deux côtés de l’Atlantique et les ventes de CD se stabilisent en Europe : la filière est enfin rassurée.



e bilan 2011 publié début janvier par Nielsen Soundscan a remonté le moral de la filière : pour la première fois depuis sept ans, les ventes d’albums sont en hausse aux Etats-Unis (330 millions d’unités contre 326 millions en 2010). L’érosion des ventes physiques (- 5,7 %) est compensée par l’explosion du numérique qui représente désormais plus de 50 % du marché. Si la hausse des ventes d’albums est faible en valeur absolue (+ 1,3 % tous supports confondus), elle demeure un signe positif. “Les ventes de CD ont baissé de 5,7 %, remarque Edward Christman, éditorialiste au Billboard. Mais comparé aux années précédentes, où la baisse allait jusqu’à 20 %, la tendance est inverse. Le physique n’est pas en si mauvaise santé.” Une santé cependant relative, son impact étant amoindri par les opérations promotionnelles des discounters Walmart et Best Buy (les fameux “bacs à 5 dollars”), qui faussent le rapport entre volume de vente et revenus : “Ces offres ont permis aux labels de vendre beaucoup de CD, analyse Edward Christman. Mais vu les prix de gros qu’ils doivent pratiquer pour être référencés dans ces bacs (2,77 dollars – ndlr), cela ne se traduit pas par une augmentation significative du revenu.” Si le CD est en perte de vitesse, la hausse globale des ventes d’albums est le signe d’une réorientation des consommateurs vers le téléchargement : avec 1,2 milliard de singles et 100 millions d’albums, les ventes numériques dépassent pour la première fois les ventes physiques, tirées

année charnière, 2011 a ravivé l’enthousiasme

par des poids lourds comme LMFAO ou Adele. “Ce résultat tient à ce que ces gros vendeurs de CD possèdent aussi un fort potentiel numérique, constate Christman. Les fans d’Adele (2 millions d’albums et 10 millions de singles en téléchargement – ndlr) sont plus familiers de l’achat en ligne que ceux de Susan Boyle, un des gros succès de 2010 qui vendait peu en téléchargement.” En Europe, l’indicateur n’est pas à la hausse mais la baisse reste contenue. Le marché anglais, en recul de 5,6 %, voit ses ventes numériques augmenter de plus de 25 %. Quant à la France, elle enregistre une baisse de 3,9 % selon le Syndicat national de l’édition phonographique alors que les ventes numériques font un bond de près de 25 %. Des chiffres qui reflètent donc la tendance mondiale : selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique, le marché enregistre son plus faible recul depuis 2004 (- 3 %). “C’est rassurant, estime Romain Berrod, journaliste chez Musique Info. Le marché contient une baisse à un chiffre, alors que nous étions il y a peu dans des pourcentages bien plus élevés, et on n’en voyait pas le bout.” Une situation que l’on doit donc pour l’essentiel au marché de la musique en ligne : “Le numérique tient ses promesses, poursuit le journaliste. Le téléchargement est installé, le streaming génère des revenus de moins en moins négligeables, et le modèle publicitaire de YouTube diversifie les revenus des labels.” Année charnière, 2011 a ravivé l’enthousiasme, avec quelques réserves. “Le sentiment est ambivalent : le marché se stabilise, mais il y a eu beaucoup de casse ces dernières années, donc beaucoup de choses à réparer”, résume Romain Berrod. Thomas Blondeau

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Google tout puissant Twenga a porté plainte devant la Commission européenne pour abus de position dominante contre Google. Ce dernier discriminerait le moteur de shopping français au profit de son site maison Google Shopping. Décision rendue en mars.

MegaMorano Le mash-up du moment : MegaMorano, qui parodie l’interface de Megavideo (du groupe Megaupload), et propose un florilège de vidéos featuring Nadine Morano. megamorano.com

jeune Schnock Drôle et décalé, le deuxième numéro de Schnock continue de dépoussiérer la pop culture d’hier. Au menu : les années folles d’Amanda Lear, les coups de gueule de Jackie Kennedy ou un top 12 d’affiches des élections présidentielles. En vente en librairie.

Mediapart au combat PC = hasbeen Finis les PC ! Désormais, les Français s’arrachent les tablettes. Cette année, leurs ventes ont même dépassé celles des ordinateurs. Les particuliers ont acheté 1,45 million de tablettes tactiles contre 1,24 million de PC.

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La rédaction du site d’Edwy Plenel et François Bonnet publie un bilan complet et implacable de la présidence Sarkozy. Finissons-en ! (éd. Don Quichotte, 19,90 €). Un outil utile à trois mois de la présidentielle.

plus rien n’arrête la pomme Apple bat une nouvelle fois tous les records. Ce dernier trimestre, son chiffre d’affaires a bondi de 73 % pour atteindre 46,3 milliards de dollars. Les ventes de l’iPhone ont explosé avec 37 millions de smartphones écoulés. Les ventes d’iPad ont aussi augmenté de 111 % comparé à l’année précédente.

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le changement = le changement La singulière vidéo du PS intitulée Le changement, c’est maintenant rappelle les heures les plus sombres de la communication politique . A savoir le lipdub de l’UMP.

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le concept de vidéo virale

Graal des ados emo et des marketeux, la vidéo virale est désormais aussi un outil privilégié pour les communicants en politique. En 2009, l’UMP avait donné dans le lipdub – sous-genre composé de gens ayant abandonné toute dignité et chantant en play-back sur un tube généralement médiocre. On y découvrait des grosses reustas de l’UMP (ministres, députés, parlementaires européens, Gilbert Montagné…) en train de se trémousser sur un morceau de Luc Plamondon. L’occasion de constater le très bon

jeu d’acteur de JP Raffarin qui n’hésitait alors pas à donner dans le mouvement de sourcil coquin. Ici, le PS évite l’écueil du lipdub (qui est définitivement interdit par la convention de Genève du bon goût) et donne à voir un montage sans musique de pontes du Parti mais aussi d’anonymes sympas et de célébrités affiliées. Parmi eux, le toujours très bon Gérard Darmon qui aurait toutefois été plus inspiré en reprenant la choré de La Carioca de La Cité de la peur. Victoire de la gauche assurée au premier tour.

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le signe de ralliement Si vous vous demandiez où étaient passés tous ces jeunes dits “tecktonik” qui, en 2007, dansaient frénétiquement dans nos rues tout en arborant un style capillaire des plus singuliers, la réponse est peutêtre au pôle web de campagne de François Hollande responsable de cette vidéo. Car au-delà du slogan, ce qui diffère radicalement dans le langage corporel politique, c’est ce signe de ralliement : non pas un V de la victoire, ni des bras/poings/mains tendus mais un geste mobilisant les deux bras et mimant le signe “égal” dans un mouvement horizontal de va-et-vient douteux. En somme, quelque chose comme quand, au milieu d’une fête d’appartement, l’hôte déboule dans le salon enfumé et fait signe au pseudo DJ autoproclamé de couper la musique parce que les flics viennent de débarquer et que là “ben faut couper la musique sérieux”. Attention : ici le signe en question ne symbolise pas le tapage nocturne mais le concept d’égalité que l’on retrouve aussi dans le logo du candidat socialiste. Ce qui est quand même plus cohérent.

le changement, c’est fréquent L’idée de changement est paradoxalement une constante des slogans politiques. Déjà avec L’Internationale, “le monde allait changer de base”. Plus tard il s’agissait de ne plus croire aux lendemains qui chantent et de changer la vie ici et maintenant (Mitterrand, 1981). En 1974, Giscard se présentait comme “le changement sans risque”. En 1995, Jospin était “c’est clair, le président du vrai changement”. De même pour Bayrou qui en 2002 se présentait

comme “la relève, le changement” ou pour Ségolène Royal qui en 2007 prenait des risques au niveau sémantique en demandant de voter pour elle : “Pour que ça change fort”. Au regard de l’histoire, force est de constater qu’hormis les journalistes flemmards et désœuvrés (coucou), plus personne ne croit vraiment aux slogans. Est-ce un hasard si ceux-ci riment souvent avec “ment” ? Pour rappel, “Ensemble, tout devient possible” aurait été

plus à propos en “Ensemble, tout devient pénible”. Et le “Travailler plus pour gagner plus” de Sarkozy en 2007 est aujourd’hui bien ridicule au regard de ses dernières déclarations. A savoir : “dans le futur, je voudrais gagner de l’argent (…) commencer mes semaines le mardi et les finir le jeudi soir”. Dans ces conditions, c’est plutôt ok pour le changement mais y a moyen d’éviter la tecktonik minimaliste ? Diane Lisarelli

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Leonard contemporain C’est un jeune homme de 77 ans qui cite Jay-Z dans le texte et sort un splendide nouvel album. Rencontre avec le toujours zen Leonard Cohen. par Pierre Siankowski photo Dominique Issermann

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Chez lui à LosA ngeles, 2011

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’est dans le salon des Aigles de l’Hôtel de Crillon, à Paris, que Leonard Cohen a donné rendezvous aux journalistes d’une Europe affaissée. Ils sont venus du Danemark, d’Espagne ou même du Portugal pour écouter en sa compagnie, sous les plafonds à caisson et les ornements à la feuille d’or, son nouvel album Old Ideas. Deux chaises ont été disposées face aux critiques, sous une reproduction de la pochette du disque : Cohen photographié assis dans le jardin de sa maison de Montréal, en costume noir, avec des lunettes de soleil et un chapeau identique à celui qu’il arborait lors de sa dernière tournée. La décontraction apparente de l’homme sur l’image contraste avec l’empressement de la salle. Deux Allemands s’assoient à l’extrémité gauche du premier rang. Un type vient gentiment leur demander de laisser les deux places libres, sans véritablement expliquer pourquoi. Disciplinés, les Allemands s’exécutent. Je me poste au deuxième rang, juste à côté d’une doublette espagnole – une femme et un homme. Enfin, une porte s’ouvre et Cohen fait son entrée sous des applaudissements maîtrisés. Jean-Luc Hees, patron de Radio France, l’accompagne. Cohen, mains dans les poches, est quasiment vêtu comme sur son album, lunettes de soleil en moins. Il salue les journalistes de quelques petits hochements de tête, puis prend la parole d’une voix calme et profonde. “Je sais que vos chaises ne sont pas très confortables, j’espère que vous tiendrez jusqu’à la fin de l’écoute. J’ai choisi de ne pas m’installer face à vous, je crois que je ne supporterais pas les grimaces et les rictus qui témoigneraient de votre désapprobation. Je vais donc m’asseoir parmi vous”, explique-t-il avec un léger sourire. Nouveaux applaudissements. Quelques secondes avant que la musique ne commence, Cohen s’installe avec Jean-Luc Hees sur l’une des deux chaises vacantes du premier rang, face à sa propre photographie. Il croise les mains entre ses jambes, les deux pieds à plat sur le sol, la tête légèrement inclinée en arrière, comme s’il scrutait le plafond. Ses yeux se ferment lentement dès l’entame de Going Home, premier morceau qui débute sur cette confession : “I love to speak with Leonard/He’s a sportsman and a shepherd/ He’s a lazy bastard/Living in a suit” (“J’aime parler avec Leonard/C’est un athlète et un pâtre/C’est une grosse feignasse/Qui vit en costume”). Je suis à un mètre cinquante à peine de Cohen, et alors qu’Old Ideas se déroule, je ne peux m’empêcher de m’attarder sur son visage – qui ne bougera pas d’un pouce durant l’écoute, à l’exception de quelques mouvements de glotte. Alors que les journalistes

tentent de traverser cette épreuve piégée qu’est la découverte d’un disque avec son auteur – petits mouvements d’épaules ou de tête sur la mesure, rictus de satisfaction, prise de notes compulsive, air hagard calculé –, Leonard Cohen semble avoir bel et bien choisi de disparaître : sa politesse légendaire, certainement. Pourtant, les nouvelles de ce dernier album sont plus qu’excellentes. Ceux qui avaient buté sur Dear Heather, sorti en 2005 et qui marquait peut-être la fin du couple “Bontempi-chœur de cousines” accompagnant le Canadien depuis des lustres (et n’est pas totalement absent du disque), seront peut-être

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“si par bonheur il m’arrivait de me réincarner, j’aimerais être le chien de ma fille” d’emblée rassurés par le banjo entendu sur Amen, le deuxième titre, et qui donne même son nom à un autre morceau (Banjo, donc). Les mots de Cohen sont toujours aussi précis et envoûtants, portés par une voix de plus en plus caverneuse (écoutez Show Me the Place, sublime supplique posée sur un lit d’instruments à cordes, qui rappelle Tom Waits). Le blues est présent par endroits (The Darkness, bien sûr, et l’atmosphérique Anyhow, qui s’enchaînent), les amours et autres déclarations aussi (l’absolument folk Crazy to Love You, qui semble tout droit sorti de Songs from a Room, mais aussi Lullaby – qui conduira mes deux voisins espagnols à se prendre la main. Etaient-ils ensemble avant l’écoute d’Old Ideas ? Je n’ai pas osé le leur demander). Ce que l’on aime par-dessus tout, c’est le génie avec lequel Cohen, facétieux commandant de son armée solitaire, prend son monde à revers sur ce disque que beaucoup auraient aimé voir comme son dernier (il serait déjà en train de travailler sur de nouveaux morceaux). Pas de chanson bilan, pas de testament bon marché sur Old Ideas, qui n’est au final qu’un tome de plus (et très réussi) de ce fondamental “manuel pour vivre avec la défaite” (les mots sont issus de Going Home) que le Canadien élabore méticuleusement depuis ses premiers poèmes. Leonard Cohen est en vie, et c’est avec une vigueur certaine qu’il se lève de sa chaise comme un cabri après la nouvelle salve d’applaudissements qui marque la fin de l’écoute. Il s’assoit en face de ses convives d’un soir, reçu comme un chef d’Etat (quel chanteur ferait déplacer le président de la radio publique nationale pour jouer le partenaire de ping-pong ?), écoute les questions et y répond avec la patience d’un paysan du Danube. Est-ce qu’il aime le flamenco ? (un journaliste espagnol). Oui, bien sûr : “J’en joue même sur ma guitare, quand personne n’écoute.” Est-ce qu’il aime le fado ? (un journaliste portugais). Oui, bien sûr : “Quand je possédais peu de disques, j’écoutais en boucle un album d’Amália Rodrigues qui me fascinait littéralement.” Est-ce qu’il croit au boycott artistique ? (une journaliste israélienne). Non, pas du tout : “Je crois que l’art est le seul moyen de communiquer entre les hommes.” La réincarnation ? (un journaliste illuminé). “Je ne suis pas un adepte de ce genre de croyance. Mais si par bonheur il m’arrivait de me réincarner, j’aimerais être le chien de ma fille.” La crise qui rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres ? (un journaliste engagé). “Everybody knows.” La mort ? (un journaliste pessimiste). “J’en suis arrivé au point où j’ai compris que j’allais mourir.” Cohen désamorce, Cohen badine, Cohen est sublime. Ses mots résonnent dans le salon des Aigles, la conférence de presse s’achève, l’Europe, déjà à genoux, se retrouve à plat ventre devant ce Canadien errant

qui remercie ses invités avec une sincérité troublante (quand Cohen vous dit merci d’être venu, vous y croyez vraiment). Il enlève son chapeau, salue une dernière fois (en français) et disparaît derrière une porte. C’est à ce moment que Robert Kory, son avocat, l’homme qui l’a remis sur scène et renfloué après que sa précédente manageuse l’eut arnaqué, m’invite à traverser le miroir pour une brève rencontre avec Cohen. Assis paisiblement sur un petit fauteuil, Cohen tripote une bague. A mon arrivée, il épelle lentement “I-N-R-O-C-K-U-P-T-I-B-L-E-S”. Je lui demande, pour commencer, s’il songe encore à l’écriture d’un roman (il n’en a plus écrit depuis Les Perdants magnifiques, en 1966). “Je n’exclus pas cette possibilité. J’ai envie d’écrire, j’aime la vie sédentaire qui va avec l’écriture. Ce serait formidable d’y parvenir, peut-être vais-je y parvenir, je ne sais pas. En tout cas, vous me rappelez qu’on m’attend encore sur ce terrain-là, ce qui m’honore.” Sur Montréal, sa ville natale où il se rend de plus en plus souvent, Cohen joue encore le contre-pied. “Montréal est ma ville. J’y retourne toujours avec beaucoup de bonheur, c’est un des lieux où je puise mon inspiration. Mais c’est aussi un endroit où il est très difficile de trouver quelqu’un qui vous répare un chauffage au gaz. J’ai expérimenté ça cette année.” Lorsque j’évoque Tom Waits, les yeux de Cohen s’illuminent. “Tom est un ami, un homme formidable. J’écoute ses disques très souvent, ils font partie de ma vie. Je suis heureux que ma musique puisse évoquer la sienne.” Il cite aussi son ami poète Irving Layton, décédé en 2006, comme son inspiration fondamentale. “Je ne cesse de relire ses textes depuis sa disparition, il est une des sources de ce dernier disque.” Cohen n’exclut pas une prochaine tournée. “Il faut que je trouve le carburant nécessaire. Ce sera peut-être du vin.” Et le rap dans tout ça ? Jay-Z fait-il partie de la vie de Leonard Cohen ? Il s’arrête, me fixe dans les yeux et, de sa voix inimitable, lance la punchline mythique du patron du hip-hop mondial : “I got 99 problems/ But a bitch ain’t one” (“J’ai 99 problèmes/Mais une pute n’en est pas un”). Leonard Cohen a 77 ans. Notre brève interview s’arrête sur ce K.O. technique d’une incroyable douceur, il en promet une plus longue, un jour peutêtre : “Je suis encore jeune, nous avons le temps.” Il salue poliment, je m’éclipse, rasséréné pour les six mois à venir : une rencontre avec lui équivaut à la prise de six anxiolytiques et vous ajoute trois ans d’espérance de vie. Puis sa voix résonne à nouveau. “Jeune homme, vous avez oublié quelque chose.” Leonard Cohen tient mon magnétophone à la main. Old Ideas (Columbia/Sony Music)

Voir aussi “Leonard éternel” pages suivantes 1.02.2012 les inrockuptibles 33

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Leonard éternel Quarante-cinq ans de carrière, une douzaine d’albums et un style inchangé : histoire d’un mythe en musique. par Stéphane Deschamps et Francis Dordor photo Dominique Issermann

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a première manifestation artistique de Leonard Cohen date de 1956. Ce n’est pas une chanson mais un recueil de poèmes titré Comparons les mythologies – il y aura d’autres livres, jusqu’à la sortie en 1967 de son premier disque. Quelques décennies plus tard, le Canadien est devenu un des grands mythes de l’ère pop. Mais on ne lui fera pas l’affront de le comparer : Leonard Cohen est tout en haut, mais à part. En quarante-cinq ans de carrière, il n’a enregistré qu’une douzaine d’albums, traversant les époques et les courants sans jamais dévier de son cap. Un maître, dont le style a influencé plusieurs générations de contemporains (même ses pochettes de disques ont été reprises). Dans ses albums, les arrangements ont évolué, la voix a mûri. Mais dès le début, le style Cohen est là. Des chansons douces, hypnotiques et dangereuses comme un épais tapis neigeux. La voix comme une liqueur amère, adoucie par un contrepoint de chant féminin. Une ascèse sensuelle, entre profondeur et détachement. Du folk velouté à écouter dans le noir pour oublier le chaos du dehors. Rallumez la lumière, ouvrez les volets. Vous verrez Cassavetes, De Niro ou Bogart : cet homme est aussi un régal pour les yeux, un modèle de classicisme dandy qui n’a jamais eu besoin de se fabriquer une image (ni d’en changer) pour devenir quelqu’un. Plutôt rester soi-même, avancer à son rythme. A propos de Cohen, on parle souvent de “vieux compagnon”, d’intimité. Avec Cohen, la confiance règne. Chanteur ami plutôt qu’à mythes. Ses chansons-havres ne racontent pas le monde mais le traversent en disant qu’on sera bien chez soi – île grecque, monastère bouddhiste ou monde intérieur. Leonard Cohen est un mythe au logis. Chacun de ses albums est comme le récit de voyage d’un capitaine au long cours, d’un guerrier au repos. Vive la crise : il y a quelques années, des problèmes financiers poussaient Leonard Cohen à repartir en tournée après quinze ans d’abstinence. Aujourd’hui, à 77 ans, il démontre qu’il avait encore au moins un grand disque sous la semelle, de belles histoires à raconter d’une voix plus envoûtante que jamais. Son nouvel album s’appelle Old Ideas, manière de dire que rien ne change. Ou le come-back du type qui n’était jamais vraiment parti. S. D.

des chansons douces, hypnotiques et dangereuses comme un épais tapis neigeux

Songs of Leonard Cohen (1967) Avec sa voix lugubre, quasi sépulcrale, ses compositions à la monotonie structurelle et ses images qui vacillent et vous brûlent comme des flammes, le Canadien fait une entrée en piste pour le moins remarquée en cette fin 1967 et offre le plus radical des contrastes avec le reste de l’actualité marquée par l’explosion psychédélique et les révolutions étudiantes. Faisant figure de clown triste – et à 32 ans de vieux schnock dans un monde où la jeunesse fait mine de s’emparer du pouvoir –, il semble prendre un plaisir masochiste à emprunter la voie la plus difficile : entre le chemin de croix et la remontée du torrent par le saumon lors du frai. Cette solitude de l’errance intérieure, jamais recueil ne l’a portée avec autant d’abandon et de majesté. Jamais chansons n’auront mieux su définir l’aveugle et impérieuse quête du désir, ni cerner l’incernable de l’amour avec cette précision tranchante dont le poète use dans Suzanne, Winter Lady ou The Stranger Song.

Songs from a Room (1969) Ce deuxième album débute par Bird on a Wire qui va devenir l’hymne de toutes les âmes apatrides et sera adapté par un peu tout le monde (Tim Hardin, Joe Cocker, Johnny Cash, Judy Collins, Willie Nelson et même Serge Lama). Récemment, Kris Kristofferson a fait savoir qu’à sa mort il souhaitait que les trois premiers vers de la chanson soient gravés sur sa tombe en guise d’épitaphe. Tout aussi marquant, The Partisan, chanté pour partie en français, révèle une facette inédite de la personnalité de Cohen qui politiquement a toujours plutôt fait part de ses doutes que de ses certitudes. En 1969, alors que la génération Woodstock célèbre des (guitar) héros qui électrisent les masses, le Canadien à la triste figure incarne à l’opposé le parfait antihéros, trimballant dans sa valise de poète vagabond un petit pécule de chansons portées à la confession intime et à l’expression de l’en-soi (The Butcher, Seems So Long Ago Nancy).

Songs of Love and Hate (1971) Enregistré comme le précédent à Nashville sous la direction du producteur Bob Johnson, réalisateur de Simon & Garfunkel ou Bob Dylan, ces “chansons d’amour et de haine” ont reçu en dernière instance la contribution de l’arrangeur d’Elton John, Paul Buckmaster. Accueillant avec retenue la dévastation d’Avalanche ou les déchirements de Dress Rehearsal Rag, ces orchestrations ont le don d’installer malaise et cruauté dans un certain confort, de souligner, derrière la savante alchimie des mots, combien haine et amour se tiennent finalement par la barbichette.

New Skin for the Old Ceremony (1974) Après trois disques à la relative monochromie, cet album enregistré à New York avec le producteur et arrangeur John Lissauer se distingue par ses nombreuses variations de couleurs sonores, du très urbain Is This What You Wanted au Jurassic folk de Leaving Green Sleeves. On y trouve certains des plus beaux joyaux mélodiques de son répertoire (Lover Lover Lover, Who by Fire). Et si l’amertume le dispute à la tendresse, ce disque assez torturé fait aussi la part belle à l’autodérision avec un Field Commander Cohen, burlesque antithèse à The Partisan.

Death of a Ladies Man (1977) Avec Phil Spector aux manettes – mais surtout à la gâchette, l’essentiel de l’enregistrement s’étant déroulé sous la menace d’un revolver –, ce qui devait être une rencontre au sommet entre un sorcier des mots et un génie des sons va accoucher d’une souris. Cette “mort d’un homme à femmes” conserve néanmoins quelques vertus qui découlent de ses défauts. Ecrasée par les orchestrations de Spector qui, la folie mégalomane aidant, a fini par transformer son fameux Wall of Sound en muraille de Chine de l’incommunicabilité, la tristesse cohenienne apparaît plus nue et pathétique que jamais. 1.02.2012 les inrockuptibles 35

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Recent Songs (1979) C’est parce que sa mère mourante manifestait la nostalgie des musiques traditionnelles juives entendues au cours de son enfance que Cohen, accompagné ici par les membres du groupe The Passenger, auparavant aux côtés de Joni Mitchell, donne à ce disque son petit air nomade souligné par la présence du violon et du oud. Un très beau recueil endolori par le deuil mais qui globalement passa inaperçu. Various Positions (1984) La traversée du désert se poursuit avec ce septième album studio que sa maison de disques Columbia, sous prétexte d’une qualité musicale jugée insuffisante, refusera de sortir aux Etats-Unis, laissant ce privilège à un petit label indépendant. Signe des temps, l’habillage musical est désormais essentiellement électronique. Ce qui n’entame en rien l’exceptionnelle qualité des compositions, ne nuit ni à leur intelligence ni à leur singularité. La plus célèbre d’entre toutes, Hallelujah, aura un destin bien à part qui va complètement échapper à son

auteur via John Cale puis Jeff Buckley et enfin le dessin animé Shrek. Cohen avouera un jour à Bob Dylan, qui lui posait cette question indiscrète, que l’écriture d’Hallelujah avait pris quatre ans. I’m Your Man (1988) C’est par un brillant pied de nez que Leonard Cohen refait surface après une absence peu remarquée. Lâchant définitivement la guitare pour le synthé, il dégaine son album le plus imparable depuis longtemps, criblant ses cibles de flèches empoisonnées par l’humour noir et le cynisme. De cet alliage improbable, blessant et consolateur, Cohen fera un succès. Sur un accompagnement digne de Depeche Mode, il livre des chansons grimaçantes et jubilatoires comme Everybody Knows ou First We Take Manhattan, qui seront presque des tubes et le remettront en selle. The Future (1992) Trois ans après la chute du mur de Berlin, l’oiseau de mauvais augure revient planer dans un ciel assombri. Le regard est plus perçant que jamais, la griffe plus acérée.

Album apocalyptique au sens religieux du terme, qui délivre dans la bonne humeur (Closing Time) ou la mélancolie (Waiting for the Miracle) ses prophéties de malheur, The Future constitue un tour de force musical pour ce presque sexagénaire. Et un point de rupture irréversible dans son approche du monde : “Tout est foutu, dit-il alors au micro d’une radio. Il y a quelques années, on me disait ‘Leonard tu es déprimé et déprimant’. Aujourd’hui je me sens au centre d’une certaine fraternité. Nous sommes nombreux à avancer sur ces terres désolées. Je ne me sens pas désespéré d’avoir abandonné tout espoir. C’est un sentiment réconfortant de savoir que tout est foutu.” Ten New Songs (2001) C’est au retour d’une longue retraite dans un monastère californien que l’anachorète du désespoir conçoit ce dixième album studio. Plus minimaliste que jamais, accompagné par sa fidèle choriste Sharon Robinson qui en compose les musiques synthétiques, il franchit avec ce disque à la sensualité endolorie un cap vers une forme de sérénité à laquelle ses vieux os ne pensaient jamais avoir droit. Les passions assoupies,

Roz Kelly/Michael Ochs Archives/Getty Images

New York, 1968

la compassion, à l’image du très beau Here It Is, peuvent venir secourir cette âme harassée qui dix ans plus tôt avouait “Le pessimiste prédit la pluie.Moi, je suis trempé depuis longtemps.” Dear Heather (2004) Plus entouré de femmes que jamais, avec Sharon Robinson, Anjani Thomas sa nouvelle compagne et la productrice Leanne Ungar, le vieux séducteur semble n’avoir plus pour seul objectif que de goûter chaque instant avec l’attention que méritent les choses rares et fugaces. C’est cette conscience aiguë de sa propre précarité dont Cohen témoigne sur ce disque très lo-fi où la gourmandise du jouisseur soulage une certaine mélancolie de la finitude. Old Ideas (2012) Dans la foulée d’une tournée mondiale marathon, Leonard Cohen revient sur disque avec sans doute son album le plus réussi depuis I’m Your Man. Un disque influencé par ses retrouvailles avec Montréal, où sa voix toujours plus profonde et caverneuse se pose sur des instruments à cordes trop longuement délaissés. Un Cohen déjà classique. F. D.

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Tatsumi réalisé par Eric Khoo, en salle

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Le Velvet du 16 au 20 février au Théâtre de la Cité Internationale (Paris XIVe)

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dans le cadre du festival Ardanthé, au Théâtre de Vanves (Hauts-de-Seine)

scènes Les Chiens de Navarre, qui ont toujours plus d’un tour dans leur sac pour incarner les psychoses ambiantes de nos civilisations intergalactiques, ont décidé de se réunir pour la première fois autour d’une table pour fêter avec joie le retour du loup en Alsace et la fraternité dans le monde. A gagner : 5 places pour 2 personnes pour le 8 février à 21 h et 5 places pour 2 personnes pour le 9 à 21 h 30

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cinémas Après l’exécution de Louis Mandrin, célèbre horsla-loi et héros populaire du milieu du XVIIIe siècle, ses compagnons risquent l’aventure d’une nouvelle campagne de contrebande dans les provinces de France. Ils écrivent des chants en l’honneur de Mandrin, les impriment et les distribuent aux paysans du royaume. A gagner : 20 places pour 2 personnes

Frédéric Mignot

Frédéric Mignot

Des reprises du Velvet Underground à la façon Rodolphe Burger, ça donne quoi ? Il le dit lui-même : plutôt des rêveries ou des dérives que des imitations : “On travaille plus avec l’empreinte qu’avec le morceau au sens littéral ; on ne le réécoute même pas forcément, on travaille sur la trace qu’il a laissée.” A gagner : 5 places pour 2 personnes pour le vendredi 17 février

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la stratégie du “va-tout” Le chef de l’Etat esquisse une stratégie de campagne, fondée sur un mea culpa a minima et une posture ambiguë de “capitaine Courage”.

C

e n’est pas encore l’heure de l’abordage. Nicolas Sarkozy effectue bien quelques tirs au canon en direction de François Hollande mais, dimanche, lors de l’émission télévisée qui lui était consacrée sur pas moins de six chaînes, le Président ne s’est pas déclaré candidat. Même s’il a levé les doutes : “J’ai un rendez-vous avec les Français, je ne me déroberai pas, et franchement, ça approche.” Il a ajouté que, théoriquement, il avait jusqu’au 16 mars pour se lancer dans la course. Pour une guerre éclair d’un mois.

En dévoilant huit mesures pour relancer la compétitivité, parmi lesquelles la mise en place de la TVA sociale, mais pas avant octobre, l’augmentation du droit à construire de 30 %, le contournement des 35 heures par des accords dans les entreprises, en alignant la France sur l’Allemagne, Nicolas Sarkozy a campé son personnage de campagne : le capitaine courageux qui, au nom du bien public, n’hésite pas à être impopulaire. “Le courage donne la force”, c’est d’ailleurs le titre du clip dévoilé samedi au conseil national de l’UMP. Une stratégie qui renvoie à celle

du chancelier allemand social-démocrate Gerhard Schröder et à son agenda de réformes très impopulaires qui lui avait coûté la victoire. Nicolas Sarkozy a aussi amorcé un mea culpa, minimal, renvoyant “l’arrogance” dans le camp du PS. Il a dit de son quinquennat qu’il est passé “à la vitesse de la lumière”. On l’a compris, Nicolas Sarkozy est prêt à tout pour éviter l’ombre. Reportage à Dijon avec un Président encore sombre et portrait d’un des maréchaux sarkozystes, Alain Juppé. Hélène Fontanaud et Marion Mourgue photo Guillaume Binet/MYOP 1.02.2012 les inrockuptibles 39

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ciel bas sur Sarkozy Le chef de l’Etat s’est rendu à Dijon pour défendre sa réforme des jurés populaires dans les tribunaux correctionnels. L’humeur n’était pas à la fête.

A  

nnus horribilis ? Dure semaine, en tout cas, pour le chef de l’Etat. Après le meeting réussi de François Hollande au Bourget, la hausse des chiffres du chômage, avec plus de 2,8 millions de demandeurs d’emploi – un niveau inégalé depuis douze ans –, ses confidences sur sa possible défaite en mai, Nicolas Sarkozy s’est encore fait voler la vedette par son rival socialiste qui présentait ce 26 janvier, ses 60 engagements pour la France. Et ce, à la même heure que son discours sur la justice à Dijon, où il défendait sa réforme sur la présence de jurés populaires dans les tribunaux correctionnels ! Décidément, dure semaine… En plus, on aurait voulu dresser plus sinistre décor qu’il aurait été difficile d’y parvenir ! A Dijon, la ville est recouverte d’un épais manteau de brouillard où le froid humide commence à se faire sentir et les rues sont vidées de leurs habitants pour ne pas gêner la sécurité du convoi présidentiel. Les forces de l’ordre, elles, se multiplient à chaque coin de rue. “Gardez vos badges visibles, lance mi-figue, mi-raisin un membre de l’escorte policière aux journalistes. C’est pour les check-points. Il y en a beaucoup.” Aux fenêtres, on aperçoit des silhouettes bouger, comme si, pour quelques heures, la circulation devait s’effectuer à l’horizontale et au premier étage des immeubles. Pourtant, Nicolas Sarkozy est loin d’être en terre étrangère. “C’est la sixième fois que je le reçois”, confie, sûr de lui, le sénateur socialiste François Patriat, qui l’attend aux pieds de la cour d’appel. “Et François Hollande doit venir deux fois, le 6 février puis en mars. Comme ils se marquent à la culotte, Nicolas Sarkozy est capable de revenir encore !” Pourtant, quelque chose a changé lors de cette énième visite du Président à Dijon. Fini le temps où il créait l’actualité

et imposait son tempo. D’ailleurs à voir le nombre de journalistes sur place, on se dit qu’ils sont bien plus nombreux, au même moment, à la Maison des Métallos, à Paris, pour assister à la conférence de presse de François Hollande. Au pays de la moutarde, Nicolas Sarkozy sent la pression monter et subit l’actualité parisienne de son challenger socialiste. Le service de presse de l’Elysée, qui semble avoir eu un mauvais pressentiment, a d’ailleurs appelé la veille du déplacement le photographe des Inrocks pour “dévendre” le déplacement – le présentant comme “un petit truc” – et en l’invitant à récupérer plutôt les photos de l’AFP. Pour son confort, naturellement… Non, décidément, il n’y a pas que le brouillard qui participe à cette sensation que la machine élyséenne est grippée, au moins en cet instant. Même les réglages de son, faits avec précision avant le discours du chef de l’Etat, paraissent moins sérieux qu’à l’accoutumée. Le directeur technique répète, pour ses essais, le terme “saucisse”, un mot bien peu présidentiel, même quand il est prononcé devant les drapeaux

français et européen ! Quelque chose ne tourne pas rond… Le chef de l’Etat, les traits tirés, ne semble pas dedans. Accompagné de François Sauvadet, ministre de la Fonction publique, de Michel Mercier, ministre de la Justice, et du député européen Arnaud Danjean, il a rejoint la ville en avion. Bien sûr, en vol, il leur a confié qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. “Je trace ma route, je déroule”, leur a-t-il glissé, certain, en bon communicant, que ses propos seront répétés à la sortie. Pourtant, arrivé avec un quart d’heure de retard à son premier rendez-vous “avec des citoyens assesseurs et des magistrats professionnels”, comme indiqué sur le déroulé de la visite, il s’enferme avec eux à huis clos. Jusqu’à 12 h 45… On connaissait le Président moins avare sur les images… et plus ponctuel. Il a donc commencé son discours avec quarantecinq minutes de retard. Pour se justifier, il a prétexté qu’il avait été pris dans des discussions passionnantes avec les citoyens qu’il avait rencontrés à 11 h 15, et qui comme à Toulouse, sont les premiers

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NicolasS arkozy à Dijon, le 26 janvier

Nicolas Sarkozy perçoit-il que la salle est peu encline à une démonstration d’euphorie collective à son égard ? à siéger, depuis le 1er janvier, en qualité d’assesseurs, au sein des juridictions pénales. “Excusez mon retard, qui est dû aux passionnants débats et échanges”, a-t-il lancé en introduction de son discours. Sous-entendu, d’habitude c’est moins intéressant avec les autres interlocuteurs ce qui permet de commencer à l’heure… Il semble surtout qu’en liaison avec Paris, le Président a patiemment attendu que François Hollande ait terminé sa présentation pour éviter la confrontation médiatique et retrouvé les 600 personnes – beaucoup d’élus de petites communes sans étiquette et de magistrats – qui l’attendaient depuis deux bonnes heures, dans le froid, salle des pas perdus.

Ah, salle des pas perdus… Si même le nom des salles est connoté et si les symboles s’y mettent ! Comme cet oiseau sur le vitrail bleu, dans cette salle magnifique qui ressemble à une église, sous lequel le Président a parlé pendant une demi-heure. Pourtant, loin de donner l’impression qu’il allait s’envoler, cet oiseau blanc rappelle ces volatiles shootés par un chasseur qui viennent s’écraser bruyamment au sol. Le chasseur serait-il François Hollande ? Sans le nommer, Nicolas Sarkozy le vise à plusieurs reprises. Si le candidat socialiste martèle à Paris qu’il défendra s’il est élu “l’indépendance de la justice et de tous les magistrats” et interdira “les interventions du gouvernement dans les dossiers individuels”, Nicolas Sarkozy lui répond : “Avec la révision constitutionnelle de 2008, j’ai donné une autonomie totale au Conseil supérieur de la magistrature. Je suis le chef de l’Etat qui a mis un terme à soixante-cinq années de présidence de cette institution. Ceux qui se préoccupent tant de l’indépendance de la justice n’étaient pas choqués de voir le président de la République,

quand il était l’un de leurs amis, présider le Conseil supérieur de la magistrature.” Et d’ajouter, agacé : “Qu’on ne vienne plus me dire qu’il y a un problème d’indépendance de la justice, ou alors qu’on prenne le temps de travailler ses dossiers !” La salle est loin d’être réceptive à ce coup de gueule. Nicolas Sarkozy le sent-il ? Perçoit-il que la salle, refroidie par le temps et l’attente, est peu encline à une démonstration d’euphorie collective à son égard ? Peutêtre. Généralement bon orateur, à l’aise sur scène, le chef de l’Etat garde, à Dijon, bien plus que d’habitude le nez collé sur sa feuille. Exception faite des piques à l’encontre de François Hollande, le ton se veut même assez neutre, voire très consensuel : “Est-il inutile de vouloir refonder le lien de confiance entre les Français et leur justice ? Qui oserait dire que tout va bien ? Qui oserait dire une absurdité pareille ? Les magistrats nous interrogent sur leur métier, les Français nous interrogent sur leur justice.” Dans le même genre, Nicolas Sarkozy, qui avait comparé les magistrats à des petits pois, veut désormais se montrer très prévenant envers eux : “Je l’ai dit à de nombreuses reprises et veux le répéter devant vous avec force, les magistrats ont toute ma confiance, ma considération et mon estime. Je sais qu’ils œuvrent avec une grande conscience professionnelle, en ayant constamment le souci du bien public, malgré des conditions de travail difficiles.” Et comme pour anticiper d’éventuelles critiques sur son bilan, Nicolas Sarkozy a jonglé avec les chiffres pour démontrer l’évolution de “20 % du budget du ministère de la Justice en cinq ans”. “Que personne ne me dise que la justice n’a pas été une priorité de l’Etat.” Sur ces bonnes paroles, le chef de l’Etat est reparti, en s’offrant un petit bain de foule. Il est allé à la rencontre de quelque quatre-vingts militants docilement rangés devant la cour d’appel et qui “attendaient dans le froid depuis trois heures !” “Merci, merci beaucoup, merci de votre soutien”, leur a lancé presque mécaniquement Nicolas Sarkozy. Martine Surleau, excitée comme une puce d’avoir pu embrasser le Président et d’avoir réussi à l’agripper pour une photo était d’autant “plus contente de l’avoir vu que c’est sans doute la dernière fois. Il va sûrement perdre, les Français le détestent”. A ses côtés, une petite dame aux cheveux bouclés acquiesce. Jusqu’au bout, confie Martine Surleau, elle se battra pour Nicolas Sarkozy, mais sans trop y croire. Elle est pourtant militante UMP depuis sept ans… Marion Mourgue photo Guillaume Binet/MYOP 1.02.2012 les inrockuptibles 41

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Juppé, le cavalier sacrifié Le ministre des Affaires étrangères fait campagne pour Nicolas Sarkozy. L’ancien Premier ministre chiraquien a renoncé à être un recours à droite.



eudi soir, après une demi-heure de débat âpre et technique avec François Hollande sur le plateau de Des paroles et des actes, Alain Juppé ne s’est pas attardé dans les loges de France 2. Le ministre des Affaires étrangères était venu accompagné seulement de son directeur de cabinet, Jérôme Bonnafont, et de ses officiers de sécurité, quand le candidat socialiste était entouré par plusieurs membres de sa garde rapprochée, parmi lesquels Pierre Moscovici, Vincent Peillon et Manuel Valls. Le match a logiquement

tourné à l’avantage du socialiste, “vedette” de l’émission et champion actuel de la course présidentielle. Le ministre des Affaires étrangères juge toutefois avoir marqué un point lorsqu’il a réussi à faire prononcer le nom du chef de l’Etat par le candidat PS. Alors qu’Alain Juppé venait d’évoquer “Sarko”, François Hollande l’a repris : “Vous voulez dire monsieur Sarkozy ?” “Vous voyez que vous pouvez dire son nom”, a souri le chef de la diplomatie. Mais pas sûr que Nicolas Sarkozy ait apprécié la familiarité, qui

rappelait aussi aux téléspectateurs le peu d’estime qu’a Alain Juppé pour le chef de l’Etat. “Le piège était grossier… pour monsieur Sarkozy”, a d’ailleurs relevé François Hollande. Mais dans la bataille acharnée pour tenter d’inverser le verdict annoncé par les sondages, Nicolas Sarkozy n’a pas le choix. Sur l’échiquier où avancent résolus les pions hollandais, Alain Juppé est l’un des trois cavaliers du Président, avec le Premier ministre, François Fillon, et le patron de l’UMP, JeanFrançois Copé. Samedi, lors

du conseil national du parti, sorte de meeting préprésidentiel, Alain Juppé a été longuement salué par une standing ovation des élus et des militants, dont il est devenu la coqueluche depuis son retour au gouvernement il y a quatorze mois, d’abord au ministère de la Défense puis au Quai d’Orsay. L’ancien chef de gouvernement de Jacques Chirac savoure sa revanche, lui qui avait dû quitter l’équipe Sarkozy en juin 2007 après une sèche défaite aux législatives à Bordeaux. Dans la campagne, Alain Juppé se

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édito

“Juppé a maintenant un côté vieux lion, respectable et respecté” un militant

démultipliera pour marteler le message du “courage” et de l’“expérience” présidentiels. Au service du bilan du président sortant. “Il a prévu de tenir une réunion publique par semaine”, explique son entourage. Après Nice, la semaine dernière, et Suresnes mardi, il sera le 9 février au Havre et le 15 à Strasbourg. Ce vendredi, il reçoit sur ses terres bordelaises le Premier ministre, François Fillon. Samedi, porte de Versailles, quelques militants confiaient leur regret de voir qu’Alain Juppé n’irait “pas plus loin”. “Il aurait été un candidat formidable, expliquait ainsi Jean, un militant parisien.

Parce que là où Sarkozy apparaît agité, nerveux, Juppé a maintenant un côté vieux lion, respectable et respecté.” La tentation de l’Elysée, Alain Juppé l’a bien sûr caressée en voyant Nicolas Sarkozy, son cadet de dix ans, s’empêtrer dans une présidence chaotique. Mais aujourd’hui, ses plus proches assurent que l’ancien Premier ministre en a fait son deuil. “Il est couturé de cicatrices. Il s’est sacrifié pour Chirac, en 1997, avec la dissolution, puis quand il a été condamné dans l’affaire des emplois fictifs, toujours pour Chirac. Il est loyal envers son camp mais il a payé le prix lourd de la politique”, estime une fidèle. Il arrive d’ailleurs aux cicatrices de se rouvrir. Invité il y a quelques mois de l’émission Des paroles et des actes, Alain Juppé était apparu les larmes aux yeux quand les journalistes avaient évoqué son chemin de croix judiciaire – une condamnation à dixhuit mois de prison avec sursis et dix ans d’inéligibilité le 30 janvier 2004, ramenée en appel à 14 mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité. Et, jeudi dernier, il a semblé à vif quand François Hollande lui a rappelé l’impopularité de ses réformes en 1995. Ou, alors qu’il venait d’attaquer François Hollande sur son “arrogance”, quand celui-ci l’a appelé à son “examen de conscience” avant d’estimer que l’ancien Premier ministre pouvait être lui-même victime de “rechutes”. Pour quelles raisons Alain Juppé livre-t-il donc un combat risqué sous la bannière du sarkozysme ? “Parce qu’il estime que les solutions proposées par François Hollande font courir

un risque trop grand à la France, qui doit retrouver d’urgence le chemin de la croissance”, répond-on dans son entourage. Normalien, énarque, Alain Juppé s’est toujours vanté d’avoir “choisi la droite par conviction” à un moment, les années 70, où nombre de ses condisciples rejoignaient la gauche, en ascension vers le pouvoir. Un ministre précise que l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac se verrait bien retrouver Matignon en cas de victoire du président sortant en mai. “Il bouclerait ainsi la boucle, obtiendrait une victoire morale, il était parti sous les tomates en 1997”, juge un député, qui appelle à ne pas “sousestimer le côté Monte-Cristo” d’Alain Juppé. Entre Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, le climat s’est considérablement apaisé depuis la guerre des années Chirac-Balladur. Avant son retour au gouvernement, l’actuel ministre des Affaires étrangères avait lancé : “Ai-je intérêt à monter à bord du Titanic ?” La phrase avait irrité le chef de l’Etat, qui goûte donc aujourd’hui le plaisir de voir Alain Juppé saluer son leadership de “capitaine dans la tempête”. Un plaisir d’autant plus savoureux que le ministre des Affaires étrangères n’apparaît plus comme un rival. “J’en connais qui ont dû être soulagés à l’Elysée de voir que Juppé s’était bien battu mais ne s’était pas imposé face à Hollande, ironise un cadre de l’UMP. Parce que sinon cela aurait été compliqué de faire taire la petite musique sur le candidat alternatif… C’est connu, les lions ne dorment que d’un œil.” Hélène Fontanaud photo Guillaume Binet/MYOP

au plus vite, un débat ! En écoutant le Président, dimanche dernier sur l’une des six chaînes qui diffusaient l’allocution, après avoir entendu François Hollande jeudi sur France 2, j’ai soudain eu l’irrépressible envie de les voir, l’un en face de l’autre, d’assister au débat, au face-à-face classique. Depuis cinq ans, Nicolas Sarkozy communique en toute sécurité. Il n’est jamais en situation de réelle confrontation. En réalité, chacune de ses interventions télévisées, dans une mise en scène coréalisée entre l’Elysée et les chaînes qui diffusent l’émission, le place dans une sorte de monologue sécurisé dans lequel les journalistes, sélectionnés par le Président, écrasés par le poids solennel des lieux, ne sont jamais en mesure de pointer les contradictions ou les approximations du discours de leur hôte. Le président de la République française, contrairement au chancelier allemand ou au Premier ministre anglais, ne va jamais à l’Assemblée, ce serait contraire à la Constitution puisqu’il n’est pas chef du gouvernement, ni leader de la majorité mais chef de l’Etat. Dès lors, il n’a jamais à confronter sa parole à une parole adverse, il n’a jamais à développer ses arguments. Le discours présidentiel devient incantatoire, péremptoire et petit à petit déconnecté et usé de n’avoir jamais été au contact direct d’autres discours. Les rares conférences de presse auxquelles Nicolas Sarkozy se soumet sont, soit expéditives (quand elles se déroulent à l’étranger) soit très encadrées et thématiques, sans droit de suite pour les journalistes. La parole sarkozienne en campagne va enfin se voir directement contredite. Il n’est pas sûr qu’elle garde longtemps, à l’air libre, l’assurance qu’elle affiche depuis cinq ans.

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que le meilleur perde affaires intérieures

une alliance Juppé-Copé ?

N  

icolas Sarkozy est mal parti pour sa réélection et à l’UMP on pense déjà à la suite. C’est dans l’ordre des choses en politique. Deux journalistes, Neila Latrous et JeanBaptiste Marteau, dressent, dans un livre riche en anecdotes, l’état des lieux de la droite à trois mois du premier tour de la présidentielle. Une élection que les fidèles du chef de l’Etat refusent de croire perdue, esquissant même le portrait du second quinquennat qui serait celui “des réformes structurelles”. “Vous faites un second mandat parce que vous avez un autre projet. Et l’expérience. On pourra peut-être réformer dans l’Education”, confie le conseiller en communication de Nicolas Sarkozy, Franck Louvrier. Mais le livre regorge surtout d’informations sur les calculs et les stratégies des uns et des autres pour l’après-2012. Face à la montée en puissance de François Fillon, aujourd’hui Premier ministre, probable candidat à la mairie de Paris demain, la résistance s’organise, notamment autour d’un pôle constitué par le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, et le patron de l’UMP, Jean-François Copé. Un proche du secrétaire général de l’UMP prédit un axe Copé-Juppé contre Fillon dès le mois de mai. Avec l’organisation d’un congrès pour la présidence du parti à la rentrée. Un congrès qui pourrait se tenir le 17 novembre 2012, pile pour les dix ans de la création de l’UMP. “Le ticket Juppé-Copé gagnera à 75 %”, pronostique un autre copéiste. Hélène Fontanaud UMP, un univers impitoyable de Neila Latrous et Jean-Baptiste Marteau (Flammarion), 316 pages, 20 €

précision  Dans notre article de la semaine dernière intitulé “Mélenchon, le ‘concurrent’ de Hollande”, il était indiqué que le Front de gauche avait engagé en novembre des discussions avec le PS en vue, peut-être, d’un accord électoral pour les législatives. Eric Coquerel, conseiller spécial de Jean-Luc Mélenchon, nous demande de préciser qu’il s’agissait d’un accord concernant les circonscriptions où existe “un risque d’élimination de la gauche au premier tour, au profit d’un duel FN/droite”, soit environ quatre-vingts circonscriptions “mais pas d’un accord global”.

Le pouvoir est un effroyable fardeau ; l’opposition, une situation de rêve. L’objectif profond des hommes politiques n’est pas la victoire mais la défaite. par Michel-Antoine Burnier

Question de doctrine : un dirigeant politique doit-il tenir ses promesses ? Ce sujet controversé nourrit de graves désaccords entre les spécialistes de la défaite. Les uns pensent qu’il ne faut pas tenir parole afin de passer pour un menteur. Pour d’autres, il convient d’appliquer à la lettre les programmes électoraux : ceux-ci contiendraient tant de sottises que les politiques qu’ils prônent conduiraient à une défaite assurée. Ici encore, l’esprit de système se révèle dangereux. Il existe en réalité trois sortes de promesses qu’il convient de distinguer avec soin. 1. Les promesses qu’il faut oublier. Entrent dans cette catégorie toutes les mesures dont les résultats positifs, rapides et concrets seraient bien identifiés et susceptibles de satisfaire l’opinion publique. M. Sarkozy nous en a fourni de nombreux exemples. On sait qu’en 2007 il avait promis 3 % de croissance, l’égalité en tout pour les femmes, qu’il réduirait d’un bon tiers la pauvreté en cinq ans, qu’il inventerait une discrimination positive à la française, donnerait le droit de vote aux étrangers pour les élections locales, ne toucherait pas à la retraite à 60 ans, etc. De son côté, M. Hollande a raison d’assurer comme tous ses prédécesseurs, MM. Mitterrand, Chirac, Sarkozy et même Mme Royal, que la croissance nous sera donnée par la simple grâce d’une confiance revenue et d’une relance enfin intelligente. Il ne se

trompe pas en avançant qu’avec lui la France surendettée et donc quémandeuse maîtrisera la finance internationale, en imposera à la sévère Mme Merkel et obtiendra, sans rétorsions, un miniblocus continental contre les produits trop bon marché de pays aussi immoraux qu’émergents. 2. Les promesses qu’il faut mettre en œuvre le plus tôt possible. On doit retenir celles qui laissent présager un minimum d’impact positif et un maximum d’effets négatifs. Dans le cas de M. Sarkozy, on peut citer entre beaucoup d’autres l’abolition des régimes spéciaux de retraite, qui coûte aussi cher que le système précédent, l’exonération des heures supplémentaires, très onéreuse et sans effet notable, toutes mesures qui nourrissent des polémiques récurrentes. 3. Les promesses qu’il faut tenir dans un premier temps avant de les abandonner. On classe ici l’ensemble des réformes entreprises en début du quinquennat et auxquelles M. Sarkozy a fini par renoncer, du bouclier fiscal à la baisse de la TVA dans la restauration. M. Hollande, lui, s’exerce. Avant même d’être au pouvoir, il a rogné quelques espérances et reculé sur les retraites, la fusion de l’impôt sur le revenu avec la CSG, le quotient familial et le contrat de génération. Rien n’y fait : après le discours du Bourget, M. Hollande grimpe encore et M. Sarkozy baisse toujours. (à suivre…)

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presse citron

verbateam par Christophe Conte

Hollande pour le meilleur et le Shakespeare, Bruno Le Maire contre les blaireaux, Hervé Morin bien placé pour 2072, Thierry Roland en arbitre de la présidentielle. Bayrou, lui, reçoit l’appui du Fou.

Alfred E. Neuman dans Mad

retour aux sources

Mad in François Après Eva Joly, la schtroumpfette d’EELV, c’était au tour de François Bayrou de s’offrir un bain à bulles ce week-end au festival de la BD d’Angoulême (Sud-Ouest, 30/01). Le promoteur opportuniste du made in France s’est attardé notamment auprès du dessinateur François Ravard pour se faire dédicacer une BD au thème sur mesure, La Faute aux Chinois. C’est néanmoins l’un des slogans du comics Mad qui colle le mieux à la démarche du lonesome cow-boy béarnais : “Le reste de l’univers nous fuit à grande vitesse, mais on ne peut pas lui donner tort.”

Shakespeare to peer

one Morin, one vote

L’auteur du discours de François Hollande au Bourget s’est gentiment emmêlé les crayons en attribuant la phrase “ils ont échoué parce qu’ils n’ont pas commencé par le rêve” à William Shakespeare, sans doute en raison d’une trop brève recherche sur Google. Le site du quotidien anglais The Telegraph révélait ainsi le lendemain que l’auteur de la citation était un certain Nicholas Shakespeare, journaliste, écrivain et lointain descendant du dramaturge. Bon, Franky, gare la prochaine fois à ne pas confondre Albert et Jean-Claude Camus, hein ?

Arrêtons de dire qu’Hervé Morin ne bénéficie d’aucun soutien. Celui qui sera bientôt un ex-candidat a en effet reçu les encouragements de Florence Cassez (Le Point, 25/01). La Française purgeant une peine de soixante ans de prison au Mexique, Momo la lose a donc toutes les chances d’avoir au moins un vote en 2072.

nuisibles Rédacteur du projet UMP, Bruno Le Maire est aujourd’hui l’un des rares à conserver son self-control au sein d’une maison bleue qui part chaque jour un peu plus en cacahuète. Face aux déclarations semi-démentes de Copé, Morano, Guéant, Longuet et autres Accoyer, le ministre de l’Agriculture possède toutefois de l’entraînement, comme nous l’apprend le Nouvel Obs (26/01), étant en charge, avec son ministère, de la lutte contre la prolifération des blaireaux.

c’est pas Joly Joly “Mélenchon, ce serait bien qu’il avale sa trompette !” Un grand analyste politique est né en la personne de Thierry Roland, interviewé par Le Parisien (27/01) à propos de son vote à la présidentielle. “Sauf boulette de sa part”, nous prévient fièrement le commentateur, il ira coller un bulletin Sarko dans la lucarne électorale, même s’il juge “fantastique” l’éventuel remplaçant Alain Juppé. Quant à Joly, il se demande “ce qu’elle fait là.” C’est vrai quoi, une Norvégienne n’a pas à arbitrer un duel France-Hollande !

très confidentiel C’est en entendant dire qu’il pourrait retirer sa candidature que nous nous sommes souvenus que Jean-Pierre Chevènement était candidat.

Après s’être énervée sur France Inter, “la radio des bobos”, c’est une Marine Le Pen très remontée qui a accordé, le 25 janvier, une interview à Rue89. Elle y a notamment déclaré que le Planning familial était “un centre d’incitation à l’avortement” et “qu’entre 700 et 800 millions d’euros servent à soigner des clandestins”. Dimanche, à Perpignan, elle a évoqué “la berline flambant neuve qu’on gare devant chez soi ou devant sa caravane dans les camps de Roms quand on touche les Assedic” (Le Monde.fr). Fini la phase de dédiabolisation : les vraies valeurs du Front National sont de retour.

girl power Porte-parole du PS, Benoît Hamon a choisi l’angle féministe pour analyser l’intervention multitélévisée du chef de l’Etat : “Au terme du quinquennat de Nicolas Sarkozy, il y a en fait deux femmes qui ont le pouvoir : Angela Merkel et Laurence Parisot.” Il passe donc sous silence celle qui gouverne vraiment la France, comme elle le révèle sur son compte Facebook. “Sarkozy serait-il devenu boutiniste ?”, s’est interrogée Christine Boutin. A n’en pas douter, la réponse étant dans la question.

exercice comptable Depuis le “Quelle histoire ! Quelle histoire !!!” de Valérie Trierweiler au soir de la victoire de son compagnon à la primaire socialiste, François Mitterrand est redevenu tendance. De Verdun à Jarnac, Hollande en a fait son guide et Bayrou l’a cité en meeting. Mais la perle de la semaine a été exhumée par Nathalie Kosciusko-Morizet : “Après moi, il n’y aura que des comptables”, avait prédit le président socialiste. 1.02.2012 les inrockuptibles 45

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débat d’idées

le paradoxe de l’inquiétude Plus la crise est palpable, plus les classes moyennes, fragilisées, s’élèvent dans l’échelle sociale. Une peur du déclassement qui force à la compétition et creuse davantage le fossé avec les classes populaires.

 L

’invitation à “faire confiance à la gauche” adressée par François Hollande aux classes moyennes souligne combien leur sort domine le débat public. Alors qu’elles se perçoivent comme sacrifiées, alors qu’elles n’ont jamais été aussi anxieuses pour leur avenir, les classes moyennes forment aujourd’hui un point focal des discours politiques. Comme le soulignent les sociologues Dominique Goux et Eric Maurin dans Les Nouvelles Classes moyennes, “chaque camp essaie de mobiliser leur énergie à grand renfort de diagnostics alarmistes : la droite défend les classes moyennes martyrisées par

les classes moyennes incarnent à la fois “une France qui tient et une France qui monte”

les politiques égalitaristes ; la gauche dénonce la prolétarisation des classes moyennes au profit d’une oligarchie financière”. Mais derrière les représentations politiques figées, se dessine une autre réalité, nuancée et complexe. A rebours d’une idée répandue, les auteurs affirment que les classes moyennes n’ont au contraire “jamais été aussi fortes et n’ont jamais occupé une place aussi centrale dans la société française”. Mieux, elles ne sont pas “en situation de déclin par rapport aux autres groupes sociaux” et leur “déclassement reste à bien des égards une fiction”. Depuis son précédent livre, La Peur du déclassement, Eric Maurin s’efforce de déconstruire un discours dominant qui tient plus de la connaissance impressionniste que de la validation statistique. Prenant acte de la position

centrale de ces nouvelles classes moyennes, véritable “centre de gravité de la société”, Maurin et Goux soulignent qu’elles “ont acquis une place pivot dans les hiérarchies de revenus et de statuts, position d’autant plus centrale que leurs effectifs ont continué à grossir”. Artisans, commerçants, techniciens, professeurs des écoles, cadres B de la fonction publique, représentants de commerce : ce large éventail de catégories intermédiaires représente 30 % de la structure sociale, alors que les catégories supérieures en composent moins de 20 % et les ouvriers et employés à peine plus de 50 %. Les nouvelles classes moyennes agrègent ainsi des groupes sociaux très divers, dont quelques traits communs (le revenu, le diplôme, le logement) constituent l’unité fragile.

L‘étude se concentre sur ce paradoxe de l’inquiétude : l’anxiété des classes moyennes est la condition de possibilité de leur réussite. “Coincées entre la peur de la chute et le désir d’élévation, elles ont su maintenir leur position tout au long de ces dernières décennies, au terme d’une compétition sans merci pour les statuts professionnels les plus protégés, les quartiers de résidence les plus sûrs et les diplômes les plus recherchés.” “Aiguillonnées par l’inquiétude”, elles sont les acteurs résolus d’une compétition sociale, en incarnant à la fois “une France qui tient et une France qui monte”. Un nombre croissant d’enfants des classes moyennes rejoignent aujourd’hui les classes supérieures et s’élèvent au-dessus de leurs parents, tandis que le nombre de ceux qui subissent un déclassement a baissé rapidement au sein des générations récentes, au fur et à mesure que la démocratisation scolaire faisait sentir ses effets. Si elles évitent le déclassement, et alors que s’accroissent les difficultés des classes populaires, les classes moyennes n’en restent pas moins fragilisées en ces temps de crise. Prendre en compte cette peur du déclassement tout en l’inscrivant dans une réflexion globale sur les vraies fractures sociales : le positionnement stratégique des partis politiques se heurte à cette quadrature du cercle. La réflexion sur les classes moyennes ne souffre pas une position médiane. Jean-Marie Durand Les Nouvelles Classes moyennes de Dominique Goux et Eric Maurin (Seuil, La République des idées), 120 pages, 11,50 €

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les exilés de la crise Diplômés mais au chômage dans leur pays, ils ont choisi la France pour s’en sortir. Témoignages de migrants d’un nouveau genre. par Marc Beaugé, Anne Laffeter et Géraldine Sarratia photo Rüdy Waks

 I

ls s’appellent Alexandros, Eleni, Teresa et Graça, ont entre 23 et 35 ans. Ils sont respectivement grecs, espagnole et portugaise, mais auraient pu être irlandais, slovaques, polonais ou italiens. Comme certains de leurs parents ou grands-parents, ces jeunes travailleurs européens ont pris la route à la recherche d’une vie meilleure. Les grandsparents d’Alexandros ont fui la guerre civile pour s’installer au Canada avant de rentrer au pays dans les années 90. “Leur meilleure chance était de partir, comme moi !” Alexandros fuit, lui, une Grèce broyée par le système économique mondial. Depuis 2007, la crise financière frappe plus sévèrement les pays du sud de l’Europe. Selon Eurostat, le taux de chômage des Grecs de moins de 25 ans est passé de 23 % en 2007 à 46,6 % en septembre 2011. En novembre 2011, 49,6 % des jeunes Espagnols étaient au chômage, contre 22,9 % de la population active. Et, contrairement à ce que l’on observe en France, les plus diplômés sont aussi les plus visés. Alors combien sont-ils à sauter le pas ? Difficile de chiffrer ces flux migratoires intra-européens. Le service statistique national hellénique avoue ne pas avoir collecté de données sur le sujet. Mais les indicateurs sont là : au consulat grec, on a remarqué l’explosion de CV européens préparés par des Grecs en recherche d’emploi : plus de 100 000 en 2011, contre 46 000 l’année précédente. Ou encore l’augmentation du nombre de médecins partis travailler à l’étranger (602 en 2011 contre 550 en 2010). Les nouveaux exilés émigrent principalement en Allemagne, en GrandeBretagne et en France, où la crise frappe moins fort. Avec un taux de chômage de 7,1 % en 2011, l’Allemagne connaît même son niveau le plus faible depuis vingt ans. Alexandros, Eleni, Graça et Teresa ont choisi la France. La situation y reste meilleure, même si le taux de chômage des jeunes demeure élevé (22 %). Contrairement à ses aînés peu qualifiés, qui ont fui misère, guerre ou dictature, l’exilé européen type d’aujourd’hui est en général ultraqualifié. “Cela diminue les coûts migratoires, la maîtrise de la langue et du réseau sont meilleures, précise Manon Dos Santos, professeur d’économie à l’université Paris-Est. Mais c’est aussi un exode des cerveaux, une perte de capital humain, de revenu fiscal, d’innovation et de croissance future. Il peut y avoir des effets positifs grâce aux transferts de fonds et à ceux qui rentrent dans leur pays pour monter une entreprise.” Graça, bien heureuse d’être européenne, estime que la mobilité est une richesse. Son seul regret ? Qu’elle ne se fasse que dans un sens. A. L. et G. S.

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“tout est une question d’énergie : si tu dégages quelque chose de positif, on ne te repousse pas”

Eleni 33 ans, Grecque diplôme d’économie, garde des enfants “A Athènes, je travaillais dans un hôpital en tant que manager. Mais, sans emploi depuis un an, j’allais perdre mes allocations chômage. J’ai décidé de venir à Paris parce que j’y ai des amis et qu’il me semblait plus important d’être entourée que de parler la langue. En plus, j’aime beaucoup cette ville. Je suis arrivée le 12 octobre 2011, très excitée, pour un job de nounou à plein temps. J’avais eu des échanges avec

les parents sur Skype et par mail, j’avais vu les enfants, le contact était bien passé. Nous devions nous rencontrer le jour de mon arrivée et je devais commencer le lendemain. En descendant de l’avion, je les ai appelés pour confirmer le rendez-vous et là ils m’ont dit qu’ils ne voulaient plus travailler avec moi, qu’ils avaient essayé de me joindre le matin même mais que je n’avais pas répondu. Je leur ai demandé s’ils réalisaient que j’avais quitté mon pays pour ce travail mais ils s’en fichaient. Ils ne m’ont donné aucune raison mais c’était évident

qu’ils avaient trouvé quelqu’un d’autre. L’ami qui devait m’héberger jusqu’en décembre s’est mis à paniquer à l’idée que je n’aie pas de travail et sa copine s’est d’un coup aperçu qu’elle était jalouse. Plus de job, plus d’appart : la crise ! J’ai quand même décidé de rester et je me suis débrouillée en adoptant le couch surfing (squat de canapé – ndlr). Je ne connaissais même pas ce mot. J’ai atterri chez Vincent, qui a été parfait. Je suis restée cinq jours chez lui. Au terme de beaucoup d’efforts, j’ai trouvé un travail mieux payé que le premier dans une autre famille

avec qui j’ai de très bonnes relations. Puis un appartement dans le XVIIIe, le premier que j’ai visité. Je n’avais quasiment pas de dossier. Le propriétaire aimait bien les Grecs et a eu envie de m’aider, je pense. Il m’est arrivé d’entendre des commentaires racistes du genre : “Ce qui vous arrive est de votre faute”, mais je ne veux pas m’arrêter à ça. Ça ne m’ennuie pas de garder des enfants. Je suis aussi venue pour apprendre la langue afin de pouvoir retravailler en tant qu’économiste. Je suis patiente et très heureuse, j’ai des amis : c’est une nouvelle aventure. Les Français que je rencontre dans la rue sont sympas. Question d’énergie : si tu dégages quelque chose de positif, on ne te repousse pas. En Grèce, mes amis se retrouvent très déprimés par les changements qui frappent leur vie de tous les jours. On voit de plus en plus de SDF dans la rue, des personnes âgées qui fouillent dans les poubelles à la recherche de nourriture, des enfants qui s’évanouissent de faim à l’école. Beaucoup de familles, pourtant pas très riches, apportent du lait et des biscuits pour les gamins les plus défavorisés. Il y a une grande solidarité. Le changement de gouvernement n’a rien donné. Les hommes politiques ne peuvent plus nous tromper. Nous les avons vus à l’œuvre, nous savons. Je suis pessimiste sur l’avenir de la Grèce mais je fais confiance aux gens de ce pays. La façon dont ils réagissent, cette solidarité par exemple, n’était pas prévisible. Cela peut tout changer.” recueilli par G. S. 1.02.2012 les inrockuptibles 49

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“à Madrid, j’avais déposé 300 CV sans recevoir la moindre offre. La crise n’existe pas en France, je vous assure”

Teresa 35 ans, Espagnole, professeur de dessin, travaille au rayon bricolage du BHV “J’ai l’impression de revivre après des années de galère. Je travaille au BHV où je m’occupe du rayonnage au niveau bricolage entre 6 heures et 10 heures tous les matins. Je travaille 20 heures par semaine, je suis correctement payée et depuis le 21 novembre dernier, je suis même en CDI. C’est incroyable. Je n’avais jamais décroché le moindre CDI en Espagne, comme la plupart des gens de mon âge. Pour nous, le CDI n’est qu’une illusion. Là-bas, la plupart de mes amis sont au chômage ou précaires. On ne trouve presque plus de petits boulots. Même pour travailler comme serveuse, il faut avoir un coup de chance ou un énorme piston. Au mieux, on gagnera 300 ou 500 euros au noir. Aujourd’hui, les chanceux qui étaient propriétaires de leur maison ou de leur voiture, des gens plus âgés, sont parfois contraints de les vendre pour vivre. A Grenade, le Corte Inglés, le grand magasin de la ville, est presque vide. J’ai d’abord travaillé dans la décoration, je réalisais des fresques murales. Puis j’ai bossé comme machiniste dans le théâtre. Ma situation était très précaire. A 28 ans, j’ai décidé de me

lancer dans des études pour devenir professeur de dessin. A cette époque-là, en 2004, on trouvait beaucoup de possibilités dans l’Education nationale en Espagne. Même les étudiants avec de mauvaises notes finissaient par obtenir un poste. J’étais convaincue que cela m’offrirait de bonnes perspectives. J’ai obtenu mon diplôme en 2009 avec une moyenne de quasiment 9 sur 10. Mais il ne s’est rien passé. Cette année-là, il y avait très peu de postes à pourvoir. Je me suis donc retrouvée sur une liste d’attente, en douzième position. Les sept premiers ont rapidement obtenu un poste. Puis la crise a éclaté pour de bon et le processus de nomination s’est complètement bloqué. Plus d’argent dans les caisses. Le numéro 8 sur la liste a espéré pendant plus d’un an un coup de fil, sans jamais rien voir venir. Je n’en pouvais plus d’attendre. J’ai multiplié les petits boulots pour survivre. Je me suis retrouvée à ramasser les fruits et légumes dans des conditions dignes des Temps modernes de Chaplin. Douze heures de travail en continu, une heure pour aller manger, quatre minutes de pause pour aller

aux toilettes. Cela a duré neuf mois. Au bout de cette période, j’avais réussi à économiser 1 300 euros, assez pour quitter le pays et venir m’installer à Paris, où une amie d’enfance habite depuis des années. Elle m’a dit qu’ici tout était plus facile. Elle m’a aidée à trouver un hébergement. J’habite une chambre de bonne à Madeleine, qu’une famille me prête gratuitement en échange de quelques services, par exemple m’occuper de temps à autre de leur fille après l’école. Dans les premiers jours après mon arrivée à Paris, j’ai déposé une dizaine de CV au hasard. Alors que je ne parle pas très bien français, j’ai reçu deux offres fermes de travail, dont celle du BHV. Quand je cherchais du travail à Madrid, j’avais déposé 300 CV sans recevoir la moindre offre. La crise n’existe pas en France, je vous assure. Quand j’en entends parler, je me dis que c’est une blague. Ici, dans les cafés, on trouve des annonces pour des baby-sitters, des serveurs, des femmes de ménage. En Espagne, cela n’existe plus. Fini. Je ne compte pas repartir là-bas de sitôt.” recueilli par M. B.

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Alexandros 23 ans, Grec, master de politique européenne, cherche un job “Je suis arrivé à Paris le 2 janvier pour rejoindre ma copine française qui fait ses études à la Sorbonne et trouver un travail. J’ai terminé mon master en Angleterre l’année dernière. J’ai étudié la politique européenne – particulièrement intéressant en ce moment… Je pensais retourner en Grèce et travailler une année avant d’entamer un doctorat. Mais à Athènes, je me suis vite aperçu qu’il y avait vraiment peu de boulot. Il faut avoir énormément d’expérience ou un réseau d’enfer. Comme je parle plusieurs langues, j’ai réussi à trouver des emplois saisonniers à l’école américaine et à l’office du tourisme. J’ai quitté la Grèce parce que j’avais conscience de pouvoir trouver mieux ailleurs, avec un autre niveau de vie. J’ai eu l’occasion de partir étudier au Canada, un pays plein de possibilités. Si j’étais resté à Athènes, je gagnerais le salaire minimum, 700 euros. Pour vivre dans la capitale, c’est peu. Et j’habiterais chez mes parents. Ils vivent dans un petit quartier peu touristique. Ma mère, fonctionnaire, doit faire face à des réductions de salaire. C’est mieux que dans le privé mais ça reste difficile. Les gens qui jusqu’alors pensaient avoir un travail à vie n’en sont plus aussi sûrs. Avant d’aller en Angleterre, je bossais dans un magasin. J’aurais pu reprendre mon boulot mais le mec qui m’a remplacé était seul à pouvoir faire vivre sa famille. On sait qu’on n’a pas le choix. Le FMI, l’Union européenne… Tout le monde dit la même chose : on doit faire ce qu’on nous demande, sinon c’est la banqueroute. La nomination d’un nouveau Premier ministre a un peu calmé les gens, même si les

partis de gauche et les communistes soulignent qu’il n’a aucune légitimité. Mais les deux gros partis grecs se sont mis d’accord pour le soutenir jusqu’à la prochaine élection afin que la Grèce ne fasse pas faillite. Retrouver le drachme (ancienne monnaie grecque – ndlr), ça serait comme revenir soixante-dix ans en arrière. Depuis la dictature militaire en 1967, c’est la première grosse crise à laquelle nous devons faire face. Notre génération n’a pas connu la guerre. Là, c’est plutôt : “Je ne peux pas m’acheter l’ordinateur dont j’avais envie”.

“j’ai repéré un magasin touristique près du Louvre qui cherche quelqu’un parlant anglais”

Mes amis sont inquiets. Certains disent : “On s’en fout, c’est la crise” et font n’importe quoi, d’autres pensent qu’on s’en sortira, d’autres sombrent lentement. Beaucoup d’entre eux ont envie de partir. J’ai un ami diplômé d’économie. Ça fait deux ans qu’il cherche et il n’a pas envie de se retrouver serveur. Psychologiquement, ce n’est pas bon. Je crois qu’on attend trop de notre pays. A la différence de l’Allemagne, par exemple, la Grèce ne produit rien. Elle ne vit que du tourisme et son agriculture est faible. On ne peut pas prétendre à des salaires comparables à ceux des Allemands. J’ai décidé de me rendre en France en novembre. J’avais un peu appris le français à l’école, mais avant de venir, j’ai suivi quelques cours à l’Institut français.

Si je n’arrive pas à trouver de travail, j’aurais au moins appris à parler une langue. Je viens à Paris pour la première fois. J’adore l’architecture, je trouve les gens sympas. C’est une aventure. Mais Paris est une ville chère. Si je ne trouve rien en février, ça va devenir difficile. Tous les jours, j’envoie des CV. Je postule pour des jobs qui demandent de parler anglais ou grec, je prends des contacts avec la communauté grecque. J’ai repéré un magasin touristique près du Louvre qui cherche quelqu’un parlant anglais. Ça pourrait être bien. Ensuite, j’espère trouver une fac pour préparer mon doctorat. Puis j’irai peut-être au Canada. Il faut rester positif : on est en bonne santé, on a des qualifications. Quoi d’autre ? Engagez-moi !” recueilli par G. S. 1.02.2012 les inrockuptibles 51

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“mes parents, médecins, vont peut-être venir travailler à Chartres”

Graça 33 ans, Portugaise, doctorat en génie du procédé biologique, chercheuse chez Veolia “Je suis doctorante depuis 2009. Je me destinais avec bonheur à la recherche ou l’enseignement. A la fin de mes études, j’ai touché une bourse pour trois ans. Ce n’est pas un vrai contrat, il n’y a pas de protection sociale. Par contre, à 1 500 euros net, c’était bien payé. A la fin de la deuxième année, j’ai cherché un poste de prof-assistante à l’université. Mais, depuis la crise, le recrutement est gelé. Je n’avais pas forcément envie de partir. Ma bourse était renouvelable. Je travaillais pour un grand projet européen de recherche sur la production de bioplastique biodégradable. J’étais contente mais l’avenir était précaire à cause de la situation politique et économique de plus en plus sombre. J’étais quand même angoissée. Beaucoup de mes amis très qualifiés sont devenus représentants commerciaux. Puis j’ai vu une annonce chez Veolia pour un CDI dans mon domaine. Au Portugal, il y a peu d’opportunité en recherche et développement. J’ai eu immédiatement envie de venir. Ça n’a pas été trop difficile à organiser : mon mari est consultant et programmateur informatique, il peut travailler à distance. Mes filles étaient inscrites au lycée français, comme l’était ma mère puis moi. Dans les années 60-70, le Portugal était un pays fermé sur lui-même. Mes grands-parents avaient

voulu nous ouvrir sur le monde, dominé à l’époque par la France, que ce soit au niveau culturel, diplomatique ou littéraire. J’ai aussi fait un an d’Erasmus en Belgique. Niveau background culturel, je suis privilégiée. Mes parents sont médecins. Eux aussi ont envie de venir en France ! L’entreprise dans laquelle mon père travaillait a fait faillite en 2008. Il a retrouvé un travail précaire, payé à l’heure. Ma mère a une place stable à l’hôpital public mais avec les plans de rigueur, elle a perdu son treizième mois, 25 % de son salaire et d’autres revenus. Ils ont rendez-vous avec l’ordre des médecins français. Ils vont peut-être pouvoir travailler à Chartres. A 59 et 54 ans, ils partent à l’aventure ! C’est un privilège d’appartenir à l’Union européenne, pour les facilités administratives et le sentiment d’appartenance. Certains de mes amis sont partis faire de la recherche en Suède, en Angleterre, en Ecosse. C’est une perte pour le Portugal mais peut-être aussi une bonne chose. Partir a été difficile, notamment pour mes filles, mais cela permet aussi de réinventer sa vie, de se connaître mieux, de se libérer des mauvaises conditions du pays d’origine. Certains d’entre nous rentreront monter leurs entreprises. La mobilité serait encore plus positive si elle se faisait dans les deux sens. recueilli par A. L.

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la police, l’ultragauche et l’épouvantail grec La police française est formelle : les plus radicaux des activistes français iraient se former à la violence de rue dans une Grèce en crise… Démontage d’une intox. par Camille Polloni illustration Calou

2008, un groupe de vingt cagoulés force l’entrée de l’Institut français d’Athènes, casse des vitres et lance un cocktail Molotov qui explose dans le hall. Avant de repartir, ils taguent sur la façade des slogans qui s’adressent à la France : “Etincelle à Athènes, incendie à Paris, c’est l’insurrection” (en français). “Liberté pour les combattants emprisonnés par l’Etat français” (en grec). Il est question des neuf Français de Tarnac, arrêtés un mois plus tôt lors d’une procédure antiterroriste à grand spectacle, accusés de sabotage sur une voie SNCF. Ce n’est pas le premier geste de solidarité des anarchistes grecs avec les mis en examen français. Le 3 décembre, avant le début des émeutes grecques, un engin incendiaire artisanal abîmait la façade de l’Agence France Presse à Athènes. Un groupe considéré comme terroriste en Grèce, la Conspiration des cellules de feu, revendiquait l’attentat au nom de “la solidarité avec les camarades français”. Depuis, en juillet 2011, sept membres de cette Conspiration ont été condamnés à des peines allant jusqu’à trentesept ans de prison. Ils n’ont tué personne mais ont

D’après une amphore panathénaïque, IVe et Ve siècles avant J.-C.

U

n réseau “préterroriste” et “international” menace l’Europe. C’est ce que décrit un rapport classé confidentiel défense, rédigé par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) en juin 2008. D’après ce document, titré “Du conflit anti-CPE à la constitution d’un réseau préterroriste international : regards sur l’ultragauche française et européenne”, des gauchistes et des anarchistes français, nés à la politique avec les manifestations anti-CPE de 2006, se seraient depuis convertis à l’action violente en fréquentant les réunions et les manifs de Barcelone, de Milan ou d’Athènes. Surtout d’Athènes où, depuis qu’un policier a abattu le jeune Alexis Grigoropoulos (15 ans) le 6 décembre 2008, le puissant mais dispersé mouvement anarchiste affronte régulièrement la police à coups de pierres et de cocktails Molotov. C’est au cours des émeutes qui suivent la mort de l’adolescent qu’un incident particulier alerte les policiers de la DCRI. Le 19 décembre

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“pour savoir s’il faut bloquer la rue en renversant une poubelle ou ériger une barricade, il suffit de parler entre nous” Mathilde, anarchiste

revendiqué plusieurs actions violentes, comme l’envoi en novembre 2010 de colis piégés à Angela Merkel, Silvio Berlusconi, Nicolas Sarkozy et des ambassades européennes. Cependant, depuis les attentats des Cellules de feu en Grèce, aucune bombe n’a explosé en France. Mais le patron de la DCRI, Bernard Squarcini, laisse entendre que c’est seulement une question de temps. En juillet 2010, dans Le Figaro, il affirme que les “mouvements contestataires” français “vivaces et se regroup(a)nt au gré des circonstances (…) ont suivi de très près les émeutes en Grèce, accompagnées d’assassinats politiques”. Cela signifie-t-il que des Français ont pris part aux émeutes grecques ? Qu’ils ont contribué aux assassinats politiques ? Squarcini ne le précise pas. Mais des ultragauchistes français anonymes lui répondent dans une lettre ouverte ironiquement signée du “comité central de l’ultragauche ultraorganisée”. “En Grèce, écrivent-ils, ce ne sont pas des anarchistes qui ont tenté de prendre d’assaut le Parlement mais des grévistes conséquents.” Dans le journal alternatif Article 11, on lit ceci : “Sur l’affirmation que lesdits mouvements ‘ont suivi de très près les émeutes en Grèce, accompagnées d’assassinats politiques’ – si toi aussi tu t’intéresses à la révolte grecque, envoie-moi un mail à cette adresse : j’aitrouvéunP38parterre.qu’[email protected]” Quatre mois après l’avertissement de Squarcini, le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux à l’époque, fait monter l’ultragauche sur le podium des trois menaces terroristes qui pèseraient sur la France. Sur France 2, il déclare : “Il y a tout d’abord l’ETA”, l’organisation séparatiste basque, puis ensuite “ceux qui viennent de l’ultragauche”, en précisant : “Regardez ce qui s’est passé à Athènes avec le colis (piégé) destiné au président de la République français”. Puis il conclut en citant “l’islamisme radical”, “une menace forte”. Le gouvernement s’en est persuadé : la Grèce agit comme foyer de contagion. Comme l’Algérie des années 1990, comme l’Irak ou l’Afghanistan des années 2000, elle mijoterait un chaudron d’activistes violents et prêts au combat au-delà de leurs frontières. Il est vrai qu’en Grèce, même si elle est loin de se généraliser, la lutte armée n’est plus un tabou. En 2010, elle fait six morts, dont deux assassinats délibérés : le chef de la sécurité du ministère de l’Intérieur tué en ouvrant un colis piégé ; un journaliste abattu par balles. Les quatre autres décès sont accidentels : trois employés de banque dans un incendie provoqué par des cocktails Molotov

et un adolescent de 15 ans qui a trouvé dans une poubelle un sac contenant une bombe. Cette violence révolutionnaire grecque pourrait-elle s’exporter en France ? Aujourd’hui, comme Squarcini et Hortefeux, les polices européennes s’en inquiètent. Chaque année, l’Office européen de police, Europol, rend un rapport sur l’état de la menace terroriste. En 2011, sans surprise, il désigne la Grèce. Derrière la vague de colis piégés attribués à la Conspiration des cellules de feu, Europol observe une “coordination internationale accrue” et prédit une extension de la violence grecque à toute l’Europe : “L’augmentation des arrestations en Grèce va déboucher sur des procès importants qui pourraient déclencher des attaques de soutien à travers l’Europe. C’est pourquoi l’on peut s’attendre à ce que la violence anarchiste continue à se développer en Europe.” Selon son rapport de 2009, un réseau transeuropéen s’est déjà organisé pour étendre l’anarchie. “Des liens établis existent entre anarchistes français, grecs et italiens, comme le démontre une affaire dans laquelle un citoyen grec, conduisant une voiture immatriculée en France, avec des personnes de nationalités belge, grecque et italienne à bord, a été arrêté alors qu’il taggait les murs du palais de Justice de Bruxelles.” Certes, rien à voir avec la Conspiration des cellules de feu. Mais une conspiration des cellules du tag fait déjà fantasmer. En avril 2010, France Info diffuse un reportage intitulé “L’ultragauche à l’école grecque”. Le reporter revient d’Athènes où les manifestants accueillent de jeunes Français qui les soutiennent. L’animateur le lance ainsi : “Vous rentrez d’Athènes où des militants de la mouvance anarchiste proposent de former leurs homologues français aux méthodes, aux techniques de la guérilla urbaine.” Dans le sujet, le reporter ne fait parler aucun “élève” ni aucun “formateur” mais introduit les notions de “filières grecques” et de “camps d’entraînement” qui rappellent l’univers djihadiste. Il termine en nous interpellant : “Vous vous souvenez, au moment de l’affaire de Tarnac, on se demandait ce que pouvait bien faire Julien Coupat à Thessalonique. Eh bien, on se pose moins la question aujourd’hui.” Reposons-nous la question quand même. Les anarchistes français vont-ils vraiment se former à la guérilla en Grèce ? Fin novembre, nous débarquons à Athènes dans le quartier mi-popu mi-bobo d’Exarchia aux murs couverts d’affiches politiques. C’est le fief historique du mouvement anarchiste. Dans un lieu occupé, dans un café ou dans un potager urbain

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autogéré, des adeptes de la bataille de rue discutent sans fin avec des universitaires postsituationnistes. A Exarchia, les insurgés européens viennent parler, organiser des manifs, imprimer des journaux, préparer des banderoles, parfois des cocktails Molotov. Sur la place, des jeunes habillés en noir, leur couleur politique, vont et viennent, boivent des bières et discutent. Ce soir, cinquante personnes écoutent un concert de solidarité avec les “prisonniers politiques”. Du gros son avec Assassin de la police, reprise de NTM par un groupe grec. Sur un scooter à l’arrêt, Jeanne1, une FrancoGrecque anarchiste de 35 ans, les cheveux noirs et un piercing à la lèvre. Elle aime se définir comme un “pilier de la place” et nous explique le métabolisme d’Exarchia. La place représente un village fortifié, un refuge politique où l’anarchiste boit sa bière en paix. Ici, pas de distributeur de billets, pas d’agences immobilières et, surtout, pas de police. “La police reste à l’extérieur. S’ils passent par la place et s’arrêtent un peu trop longtemps au feu rouge, ils peuvent vite recevoir des pierres.” Comment faut-il s’y prendre pour rejoindre un camp d’entraînement ? Jeanne fait un geste de la main comme si elle éloignait une mouche : “Ici on apprend à faire des cocktails Molotov à 12 ou 13 ans mais on n’est pas organisés. Il n’existe pas de formations. C’est un fantasme des flics : ils ont tenu les mêmes propos sur les Italiens qui venaient ici que sur les Français : comme si on avait quelque chose à leur apprendre.” Deux jours plus tard, au même endroit, une autre militante nous a fixé un rendez-vous. Réfléchie, posée, sans signe vestimentaire marqué, cette étudiante

Louisa Gouliamaki/AFP

Mur de tags dans le quartier d’Exarchia, fief du mouvement anarchiste à Athènes. “ACAB” est l’acronyme de l’anglais All cops are bastards (Tous les flics sont des salauds)

Plaque commémorative en souvenir du jeune Alexis Grigoropoulos, abattu par la police le 6 décembre 2008

grecque passe inaperçue au milieu des groupes de jeunes en noir et de punks à chiens. Elle participe à des revues, des groupes de réflexion et des manifs. Elle s’étonne de l’importance que les juges étrangers accordent au “voyage en Grèce” . “Pendant une manif, un Italien a été blessé. Il ne voulait surtout pas que cela se sache : il craignait que les services de renseignement italiens apprennent sa présence à Athènes.” En Italie, mais aussi en France, les services secrets accordent une attention particulière aux jeunes anars passés par la Grèce ou en lien avec des activistes grecs. Devant les tribunaux, ces liens sont présentés comme des éléments à charge. A Paris, Jérôme1, militant anticapitaliste de 30 ans interrogé par la police dans une affaire de dégradation, s’étonne lui aussi de cette chasse aux amis des Grecs. Derrière l’épouvantail des filières grecques et des camps d’entraînement à la guérilla urbaine, il diagnostique surtout “la construction policière d’un ennemi intérieur”. “Ces dernières années, je suis allé aux Etats-Unis, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, dans plein de pays. Mais dès qu’on met le pied en Grèce, la police isole ce voyage des autres pour le considérer comme une particularité dangereuse. La Grèce n’est pourtant pas le seul pays qui connaisse des émeutes et des bombes... En Corse, au Pays basque, il y a aussi des actions violentes et des assassinats.” A Paris, Léo1, un autonome de 26 ans, raconte ses trois voyages en Grèce. Ce jeune homme calme à l’allure ordinaire, jean, pull-over, milite dans l’aide aux migrants. Depuis 2009, il est parti trois fois en Grèce en “vacances militantes” pour rencontrer d’autres autonomes en lutte contre les centres de rétention pour étrangers. Mais dans les squats d’Athènes, on ne l’a pas accueilli à bras ouverts. “Ils avaient l’habitude de voir des Français et estimaient que certains venaient un peu en touristes : ils faisaient la teuf sans respecter ceux qui dormaient, ne lavaient pas leur vaisselle. Comme j’étais tout seul, ils ont quand même accepté de m’héberger mais ils étaient assez froids.” Léo participe à des amphis anarchistes où 300 à 400 personnes débattent de solidarité avec les prisonniers politiques. Il assiste aussi à des manifestations au cours desquelles les militants démolissent “le mobilier urbain qui organise le contrôle de la ville, les banques, les agences immobilières”, explique le jeune homme. Ces comportements d’émeutier, il n’a guère eu besoin de se rendre en Grèce pour les apprendre et les pratiquer. “Ce serait naïf de considérer qu’on va sur les bancs de l’école grecque parce qu’en France on ne sait pas 1.02.2012 les inrockuptibles 57

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Salle mythique de l’Ecole polytechnique d’Athènes d’où est parti le mouvement qui a entraîné la chute de la dictature des colonels

A droite, graffiti sur un mur de l’Ecole polytechnique

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Au centre, tag du mouvement autonome répandu dans tout Exarchia

jeter une pierre, se défendre face à des flics ou casser une banque avec un piolet, qu’il nous faudrait donc des cours avec un peuple élu, les Grecs, des professionnels de la lutte et des formateurs... Je n’ai rien vu de tel.” Que pense-t-il des affirmations de la DCRI sur une filière grecque “préterroriste” ? “D’après Squarcini, les anarchistes français, méchants et violents par essence, ont envie de buter des gens et vont en Grèce pour apprendre à le faire. Tu ne vas pas me dire qu’il est assez stupide pour croire à ces balivernes. Le mythe de l’anar terroriste sert à nous discréditer pour mieux nous détruire.” Mathilde1, jeune anarchiste française de 25 ans, fait partie de ces jeunes que France Info soupçonnait de venir apprendre en Grèce la guérilla urbaine. Depuis 2007, elle passe plusieurs semaines par an dans le pays, attirée par l’ambiance politique qui y règne. Elle participe à des manifs quand il y en a, s’insère dans des groupes, traîne dans les bars, lit des livres et vit ainsi en Grèce une partie de l’année. Au départ de Paris, elle multiplie les précautions pour ne pas attirer l’attention de la police : elle paie en liquide ses billets d’avion et décolle si elle peut d’un pays voisin. Dans un café d’Exarchia, elle nous présente ses amis révolutionnaires grecs. “Les policiers jouent sur le passé des gens ou leur avenir supposé parce qu’ils n’ont rien sur le présent. Ce qui se passe en Grèce est spectaculaire, ils l’agitent donc comme une menace. Alors que la révolte ici est tout à fait populaire et le rapport à la violence politique différent de celui que nous connaissons en France.” Mathilde assume sa participation à des manifestations considérées comme violentes. Elle y oppose “la violence de l’Etat”, bien supérieure selon elle et contraire à la volonté du peuple grec. Les formations à la guérilla urbaine ? Les camps d’entraînement ? Mathilde et ses amis grecs, lanceurs occasionnels de cocktails Molotov, en rigolent. “Pour savoir s’il faut bloquer la rue en renversant une poubelle au milieu ou ériger une barricade, il suffit de parler entre nous.” Selon Jérôme, le jeune anar français, les policiers fantasment les anarchistes sur un mode parano pervers : “On peut

mettre au défi n’importe quel agent de la DCRI : qu’ils nous montrent ces camps d’entraînement, ces sessions de formation. Evidemment qu’ils en seraient absolument incapables. Mais les flics ne peuvent envisager les rapports humains autrement que sous l’angle du réseau, de la filière, de la conspiration. Ils sont incapables d’y penser en termes d’amitié, de sympathie. Ils n’ont d’ailleurs aucun intérêt à le faire, sinon ils ne pourraient pas justifier d’être payés à faire des rapports.” Nous contactons la police grecque pour savoir si elle partageait les inquiétudes des services français. Apparemment non. Athanassios Kokallakis, son porte-parole, répond de manière laconique : “La police grecque n’a aucune information sur l’arrivée d’anarchistes français en Grèce pour la ‘formation’ à des actes terroristes.” Plus largement, le porte-parole ne dispose “d’aucun élément relatif à la façon dont les anarchistes européens cherchent à se structurer au niveau international.” Banlieue d’Athènes, dans le petit bâtiment de sept étages de l’université du Pirée. La chercheuse grecque Mary Bossis donne des cours sur la sécurité internationale. Elle est affirmative : malgré “deux ou trois explosions par jour dans le pays”, la police n’a jamais arrêté un terroriste anarchiste dans une affaire grecque. “Les anarchistes grecs, poursuit-elle, n’entraînent personne, pour la simple et bonne raison qu’ils ne s’entraînent pas eux-mêmes.” La chercheuse a bien constaté “des voyages à travers l’Europe”, la “participation d’étrangers à des manifestations”, des “signes de solidarité” au-delà des frontières, mais aucune trace d’entraînement méthodique à la guérilla urbaine. “Sans doute des étrangers ont jeté ici des cocktails Molotov, mais ce n’est pas du terrorisme.” La seule “piste sérieuse de conspiration terroriste”, selon Mary Bossis, pourrait se trouver plutôt du côté de l’Italie, où depuis déjà dix ans les Italiens de la Fédération anarchiste informelle envoient par la poste des lettres piégées à des banques, des ambassades et des chefs d’Etat. Dans leurs

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“le mythe de l’anar terroriste sert à nous discréditer pour mieux nous détruire”

courriers de revendication, ces terroristes italiens et la Conspiration de cellules de feu affichent un soutien mutuel. “Il est possible qu’ils aient appris ensemble à fabriquer ces lettres piégées, explique Mary Bossis. C’est le seul exemple qu’on ait d’un possible réseau anarchiste organisé pour des actions terroristes.” Nous demandons à la DCRI de nous expliquer ce décalage entre les alertes policières sur un “réseau préterroriste international” et ce que nous observons sur place. Le service français refuse de nous répondre : il ne “communique pas sur le sujet”. Mais, à Paris, un policier retraité du renseignement français accepte de nous parler anonymement. On le comprend : depuis la création de la DCRI en 2008, fusion des Renseignements généraux (RG) et de la Direction de la surveillance du territoire (DST), toutes les activités du renseignement sont classées secret défense et les fonctionnaires encourent de lourdes sanctions disciplinaires et pénales s’ils parlent à des journalistes. Dans son travail d’officier de renseignement, il a toujours vu passer cette idée de filière grecque. “On appelait ça ‘l’arc anarchiste méditerranéen’ : Espagne, Italie et Grèce.” Il nous explique qu’avant 2008 la seule manière de repérer des Français partis dans ces pays, c’était les “fiches S” établies par les RG. La lettre S signifie “individu susceptible de porter atteinte à la sûreté de l’Etat”. Si les RG repèrent un militant “anarchoautonome” qu’ils jugent dangereux, ils demandent son inscription au fichier des personnes recherchées (FPR). Difficile de savoir combien il existe de fiches S concernant des anarchistes en France, mais le chiffre est vraisemblablement proche de 500. Dans tout l’espace Schengen, si un policier contrôle un Français titulaire d’une telle fiche, il a pour instruction de ne pas attirer son attention, de lui demander discrètement d’où il vient et où il va, de relever l’identité de ceux qui l’accompagnent. “On savait qu’un Français se trouvait en Grèce seulement grâce aux contrôles de routine de la police locale, ou bien si des

Yann Levy

Yann Levy

Léo, autonome

individus sur écoute avaient évoqué ce voyage dans une conversation, explique l’ancien policier. Ça représentait en tout cinq ou six personnes par an.” Jamais des policiers français ne suivaient les anars voyageurs jusqu’en Grèce. Ignorant tout de leurs activités sur place et de leurs éventuelles “formations”, ils ne pouvaient que les supposer. Le policier antiterroriste n’a “aucun souvenir de Français contrôlés en Grèce parce qu’ils venaient de participer à une action violente ou à toute autre activité politique”. Il se souvient qu’avant la création de la DCRI, les officiers du renseignement prêtaient attention à ces voyages mais n’en faisaient pas toute une histoire. “L’anar français va peut-être voir deux ou trois potes, termine l’ancien agent, il va solidifier des liens, discuter, éventuellement participer à des actions avec les autres. Pas se former. Ça ne présentait pas un danger. La DCRI d’aujourd’hui a complètement dérapé. Ils voient des terroristes partout. Pour eux, si le mec part en Grèce, il va dans un camp d’entraînement, comme les djihadistes au Pakistan.” D’où vient cette angoisse policière ? Cette théorie qui suppose qu’un lanceur de pavés français peut revenir de Grèce conditionné pour tuer ? “La DCRI craint qu’au contact d’étrangers plus extrêmes, nos Français se radicalisent, explique-t-il. Cette hantise vient d’une théorie : celle de la détection précoce.” C’est Alain Bauer, expert en sécurité et proche conseiller du président de la République, qui en a développé le concept. Le policier doit identifier à l’avance tout ce qui pourrait faire basculer un individu dans le terrorisme et du coup intervenir préventivement. Problème : avant l’action, s’il y en a une, on ne trouve souvent que des amitiés, des rencontres en manifs, des dialogues en amphi. Cela peut noircir beaucoup de pages dans un dossier de renseignement. Mais, comme le signale notre policier, “ce n’est pas ça qui permet aux juges de monter un bon dossier judiciaire”. 1. les prénoms ont été changés 1.02.2012 les inrockuptibles 59

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La Dame au chien de Damien Manivel, 2010

Anne et les tremblements de Sólveig Anspach, 2010

courts mais sans complexes Depuis quelques années, la production et la diffusion de courts métrages s’accélèrent. Longtemps snobé, le film court redeviendrait-il le centre nerveux du cinéma français ? par Romain Blondeau 60 les inrockuptibles 1.02.2012

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J’aurais pu être une pute de Baya Kasmi, 2010

La France qui se lève tôt d’Hugo Chesnard, 2011

Un monde sans femmes de Guillaume Brac, 2011

Le Marin masqué de Sophie Letourneur, 2011

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animons le court métrage !” Le titre de la lettre ouverte publiée récemment dans Libération, cosignée par plus d’une dizaine de cinéastes, est légèrement trompeur : le film court n’est pas tout à fait menacé en France. Il semble même plutôt bien portant, si l’on en juge l’excellente sélection du festival de Clermont-Ferrand (lire encadré page 63) et les chiffres du dernier rapport du Centre national de la cinématographie (CNC) sur l’économie du court métrage en 2011. Presque tous les indicateurs sont positifs : niveau élevé des productions, nouveaux réseaux de diffusion, regain d’intérêt des spectateurs et des cinéastes. “On est habitués aux discours plaintifs dès qu’il s’agit d’évoquer le court métrage, témoigne la directrice en charge de l’aide au court du CNC, Anne Cochard, mais rassurez-vous, il est toujours là.”

S’il souffre d’un manque de visibilité auprès du grand public, que n’aident pas le désintérêt poli des médias ni le rejet des exploitants, le court métrage continue pourtant à vibrer dans l’ombre du long, révélant chaque année son lot d’apprentis réalisateurs. La France est même l’un des premiers pays producteurs en Europe : en 2011, le CNC a enregistré les visas d’exploitation de 627 films courts (c’est-à-dire d’une durée inférieure à une heure), sans compter les “films sauvages”, autofinancés en dehors du circuit. “Malgré une légère baisse conjoncturelle, la production de courts se maintient très bien et nous avons reçu une quantité record de projets”, confirme Anne Cochard.

Ces six films font partie de la présélection des César 2012 pour le meilleur court métrage

En quelques années, le nombre de courts métrages produits en France a presque doublé, passant de 380 en 2005 (quand il était alors légitime d’évoquer une pénurie) à 675 en 2010. “Le moment où tout a basculé, 1.02.2012 les inrockuptibles 61

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Après deux longs métrages (dont Didine, 2008), VincentD ietschy revient au court avec La Vie parisienne, présenté cette semaine à Clermont-Ferrand

c’est la crise de l’intermittence, rappelle-t-on au CNC. Lorsque la question du droit social et de la rémunération des techniciens a été posée dans le cinéma, nous avons mis en place des soutiens à la production qui ont dopé le nombre de films.” Mais cet effort récent s’inscrit dans une politique plus large menée depuis longtemps par les institutions et associations du cinéma français, qui ont maintenu à flot le court métrage et permis son rayonnement actuel. “On a vraiment pris conscience de la nécessité de préserver la création de courts à partir de la fin des années 70, avec la disparition des doubles programmes en salle et l’extension des multiplexes”, précise Amélie Chatellier, responsable de la diffusion à l’Agence du court métrage. Pilotée par le CNC et quelques associations militantes comme le Groupe de recherches et d’essais cinématographiques (Grec) , cette politique, plus ou moins subventionnée au fil du temps, a favorisé le développement d’un tissu de diffusion et de production du court. Une sorte d’économie parallèle du cinéma français qui revendique aujourd’hui plus de 300 salles indépendantes, des sociétés de production (Aurora Films, Kazak Productions, Ecce Films…), des plates-formes de VOD sur internet, des diffusions télé (certes repoussées en programmes nocturnes) et un circuit de festivals très actif. Grâce à ce système unique en Europe, le court métrage continue de résister aux éventuelles crises (le festival de Clermont-Ferrand a perdu 100 000 euros de budget cette année) et parvient à maintenir sa production à un niveau élevé. Mais il n’explique pas seul la très bonne santé du court français. Ce sont aussi les progrès technologiques et la conversion au numérique (seuls 23 % des films recensés par le CNC en 2011 ont été tournés sur pellicule) qui ont libéré la création. “Les jeunes cinéastes ont profité à fond de l’allègement des techniques et des nouveaux moyens

de fabrication des images : l’animation, les téléphones portables, les appareils photo…, témoigne Antoine Lopez, délégué général du festival de ClermontFerrand. Comme souvent, c’est dans le court métrage que l’on a observé en premier l’évolution des formes, c’est là que le cinéma se réinvente.” Le court a ainsi confirmé ces dernières années son statut de grand laboratoire du cinéma français, d’espace créatif où s’illustrent par vagues successives les auteurs de demain. A quelques exceptions notables (Rebecca Zlotowski, Céline Sciamma, Jacques Audiard…), tous les cinéastes, du plus populaire au plus confidentiel, viennent du court métrage : Alain Guiraudie comme Eric Toledano, Laurent Achard comme Cédric Kahn… “C’est une tradition qui a la peau dure en France, observe Antoine Lopez. Le film court est une introduction obligée au long, une école de la pratique.” Une école par laquelle est passée la jeune actrice-réalisatrice Mati Diop, repérée à la Mostra de Venise cette année avec son film Snow Canon : “Le court métrage a été pour moi le meilleur moyen de débuter, de mettre certains désirs et intuitions à l’épreuve, d’expérimenter des choses”, confie-t-elle. C’est aussi le souvenir de Mikhaël Hers qui, avant de passer au long format en 2010 (Memory Lane), a d’abord œuvré dans le court avec une série de films remarqués : Montparnasse, Une nouvelle ère glaciaire… “J’ai pendant longtemps fantasmé le cinéma, explique le réalisateur trentenaire. Mais il y a des choses dont on ignore tout avant d’y avoir été confronté sur un tournage : qu’est-ce qu’un acteur par exemple ? La forme courte me semblait la plus adaptée à ces premiers questionnements.” Pour autant, le cinéaste refuse d’envisager le court métrage comme un simple travail d’esquisse, un “marchepied vers le long” : “C’est une étape nécessaire mais en aucun cas une étape de raison ou un investissement sur l’avenir.”

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“la violence de l’industrie et sa précarisation ont amené les gens vers le court” Hélier Cisterne, réalisateur

Mikhaël Hers pourrait bien revenir au film court, plus tard, lorsque “certains désirs s’y accorderont”, dit-il, résumant la politique d’une génération de cinéastes qui ne croit plus au cloisonnement du court métrage. A l’image de la pétulante Sophie Letourneur, dont on découvrira la semaine prochaine Le Marin masqué, ils sont de plus en plus nombreux à militer pour une création en zigzag entre les formats, les durées, les techniques. “Le court métrage n’est pas qu’un tremplin ou un brouillon, c’est un genre à part entière, défend la réalisatrice et vidéaste Valérie Mréjen, qui s’est spécialisée dans les films très courts avant de passer au long avec En ville. On dit souvent que c’est un format négligeable mais il produit ses chefs-d’œuvre et offre aussi beaucoup plus de libertés que le long métrage.” Plus libre, moins soumis aux contraintes du marché, le film court est rapidement devenu l’eldorado (ou le refuge) de certains cinéastes lassés par une industrie toujours plus rétive à la prise de risques. Auteur de nombreux courts métrages (dont le très beau Les Paradis perdus, lauréat du prix Jean-Vigo en 2008), Hélier Cisterne a été témoin de l’exil de beaucoup de réalisateurs vers le court ces dernières années : “Aujourd’hui, pour faire un film long, il faut rester dans les clous, arriver devant un producteur avec un projet rodé, un scénario hyper formaté. C’est la violence de l’industrie et sa précarisation qui ont amené les gens vers le court métrage, parfois au risque d’y rester indéfiniment.” A terme, c’est un “effet d’enfermement” que redoute Bernard Payen, coordinateur de la sélection des courts à la Semaine de la critique. La difficulté d’accéder au long métrage (l’âge moyen des réalisateurs de premier film est de 38 ans en France) et plus encore celle d’y rester obligent chaque année des cinéastes à poursuivre leur carrière dans le milieu du court. “On voit énormément de réalisateurs talentueux, plus ou moins jeunes d’ailleurs, qui n’arrivent plus à passer au long parce qu’ils sont trop audacieux ou trop exigeants, explique-t-il. Sauf qu’aux dernières nouvelles, on ne vit pas du court métrage.” Hélier Cisterne, lui, a attendu cinq ans (d’hésitation, de réécriture, de prises de tête) avant de finaliser le scénario et le montage financier de son premier long, Vandal (avec Jean-Marc Barr et Marina Foïs), dont le tournage devrait bientôt démarrer. Cinq années de lutte en marge desquelles il a eu le temps de réaliser plusieurs films : libres, urgents, courts. lire aussi pages suivantes l’entretien croisé de Sophie Letourneur et Guillaume Brac, qui sortent leurs films courts en salle le 8 février

Boro in the Box de Bertrand Mandico, 2011

Clermont 2012, du tonnerre Une sélection française prometteuse, un cinéma étranger à la baisse et des objets bizarres dans cette nouvelle édition du festival de Clermont-Ferrand.

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n n’a le temps de rien en quinze minutes ; alors on court. Les meilleurs films de la très riche compétition nationale du festival de Clermont-Ferrand (34e cru) semblaient tous s’être passé le mot d’ordre : vitesse, mouvement, énergie, précipitation parfois. C’est d’abord une question de fabrication, d’exécution : l’idée que le court métrage, même s’il se professionnalise, est avant tout un arte povera, un champ libre pour les expérimentations les plus folles, qui autorise les ratures, les hésitations. On préférera par exemple la fièvre baroque de Boro in the Box de Bertrand Mandico (un hommage bricolé au cinéaste Walerian Borowczyk) à tous ces films bien faits, bien pensés, bien éclairés, trop sages. Mais la vitesse est aussi un moteur de fiction pour les meilleurs films vus cette année au festival : elle fait cavaler en pleine nature une punkette sans vraies motivations (Courir de Maud Alpi), lance trois paumés dans une fuite suicidaire (l’étrange et un peu abscons Ce qu’il restera de nous de Vincent Macaigne) ou dévore littéralement

un couple de kids plongé dans le métro (Sous la lame de l’épée d’Hélier Cisterne). C’est la vitesse, enfin, qui infuse le plus grand film de la compétition : Petite pute de Claudine Natkin, le récit haletant d’une nuit de sexe dans la vie d’une ado sauvage (la révélation Laurie Lévêque). En comparaison, la très dense compétition internationale paraissait plutôt faible, partagée entre films d’animation (stop-motion, aquarelles, 3D…) et petites chroniques world de la Chine (Little Precious, pour le meilleur) ou des Philippines (Manila Running, pour le pire). Le festival, qui n’aime décidément pas les frontières, dévoilait aussi comme chaque année une passionnante sélection Labo où s’invitaient le clip, les arts vidéo et le n’importe quoi. On y a vu l’une des plus belles créations de cette édition : Attach Boat to Motor de Nathan Lewis, une méditation lo-fi et entièrement muette sur le quotidien d’ados dans le bush australien ; un monde en dix minutes. R. B. Festival international du court métrage du 27 janvier au 4 février à Clermont-Ferrand, www.clermont-filmfest.com 1.02.2012 les inrockuptibles 63

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discussion au long/court L’une, Sophie Letourneur, a déjà réalisé un long métrage, La Vie au ranch. L’autre, Guillaume Brac, y viendra bientôt. Peu de moyens et beaucoup d’énergie : le court, ils adorent. par Jean-Baptiste Morain photo Philippe Garcia

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ophie Letourneur et Guillaume Brac viennent de deux mondes différents : elle sort des Beaux-Arts, lui de la Femis. Comme la plupart des cinéastes, leur première réalisation fut un court métrage. Sophie est passée au long en 2010 avec La Vie au ranch, Guillaume pas encore. Un court d’elle et deux de lui sortent en salle le 8 février, chose exceptionnelle pour ces formats inhabituels : l’irrésistible et déjà culte Marin masqué de Sophie Letourneur, le tendre et roziérien Un monde sans femmes (couvert de prix dans de nombreux festivals) de Guillaume Brac. Rencontre avec deux amoureux du court. A part sa durée, quelle est la singularité du court métrage pour un réalisateur ? Sophie Letourneur – On ne peut pas vivre du court métrage alors qu’en réaliser un demande presque autant d’investissement que pour un long. Nous avons la chance que nos courts sortent en salle la semaine prochaine mais c’est très rare. Guillaume Brac – L’avantage du court ou du moyen, c’est le temps de production, très rapide. On ne perd pas le désir du film, l’énergie demeure intacte. Alors que pour un premier long, il faut attendre deux ou trois ans et la peur de mal faire finit par nous gagner. Pour se rassurer, on a tendance à formater le film. Sophie Letourneur – Le temps d’écrire un long et de le financer, on change, on évolue, on n’a plus forcément les mêmes préoccupations artistiques, les mêmes envies. Mais comme on s’est engagé, qu’on a éventuellement été payé pour l’écrire, on peut se sentir obligé de tourner quand même. Entre deux longs, j’ai réalisé un court, Le Marin masqué. Ça m’a emmenée ailleurs, ça m’a nourrie artistiquement et techniquement, mais du coup je ne sais plus très bien où j’en suis. Guillaume Brac – Moi, j’ai fait Le Naufragé et Un monde sans femmes presque en réaction à un long que j’ai mis longtemps à écrire et qui finalement ne s’est pas fait. J’ai perdu beaucoup d’énergie. Du coup, je ne rêvais

que d’une seule chose : la rapidité. Le seul moyen de refaire des films vite était de repasser par un court, Le Naufragé, puis un moyen, etc. Ça m’a permis de trouver mon style. Sophie Letourneur – J’ai toujours réalisé mes films rapidement. Il faut dire que mon producteur, Emmanuel Chaumet, a une grande qualité : il fonce quand il le faut. C’est ça qui l’excite dans son métier. Il aime la bagarre et la débrouille, que ce soit speed. Parfois, c’est un peu difficile mais ça permet de faire les films dans l’énergie et avec une grande liberté. Guillaume Brac – Le cinéma que Sophie et moi avons choisi peut même s’enrichir de cette pauvreté relative. Le plus fantastique sur le tournage d’Un monde sans femmes, c’est qu’il y avait une porosité totale entre le monde extérieur et l’équipe. Tout le monde pouvait entrer à tout moment dans le plan. Pas de figurants, pas de blocages de rues. Le film était ouvert à tout. Sur la plage, les gens nous prenaient pour des amateurs – je crois que c’était arrivé à Rohmer sur Conte d’été. Ils continuaient à vivre leur vie autour de nous et c’est très bien ainsi. Sophie Letourneur – Pour moi, le manque de moyens fait partie du dispositif. Tourner avec les vrais habits des gens, dans leur appartement. Les choix de simplicité servent aussi la mise en scène. Quand on a de l’argent, on a tendance à travailler dans les règles de l’art. Mais est-ce encore de l’art ? Quand je vois des gros tournages dans la rue, ça me paraît tellement lourd, l’ambiance a l’air si mauvaise ! Les gens sont bien payés, c’est sûr ! (rires). Je n’aimerais pas tourner un film à 10 millions d’euros… C’est trop d’argent. J’aime bien être proche de ceux avec qui je travaille. J’imagine que quand on tourne avec soixante personnes, il y en a parmi elles qu’on ne connaît pas ! Moi, j’ai besoin de sentir que tout le monde m’aime ! (rires) C’est pour ça aussi que je fais ce métier. Je n’ai pas l’impression de travailler mais de construire des choses avec les autres. Guillaume Brac – C’est très pénible de travailler en étant observé, éventuellement jugé. Tous les membres de mon équipe – nous étions dix – étaient des amis ou des amis d’amis.

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“j’imagine que quand on tourne avec soixante personnes, il y en a parmi elles qu’on ne connaît pas ! Moi, j’ai besoin de sentir que tout le monde m’aime !” Sophie Letourneur

Quels films vous ont donné envie de devenir cinéastes ? Sophie Letourneur – J’étais en BTS art textile et impression et je faisais de l’art plastique, un peu de super-8 aussi… Un jour, je suis allée voir Récréations, un documentaire de Claire Simon, et voilà. Guillaume Brac – Moi, c’est Du côté d’Orouët de Jacques Rozier qui a tout déclenché. J’ai vu ce film quand il est ressorti, dans les années 90, et je me suis dit : “Un jour, je pourrais peut-être faire des films qui ressemblent un tout petit peu à ça.” Je ne savais même pas si je serais réalisateur mais ce cinéma-là m’est tout de suite apparu très proche et familier. Ensuite, ma rencontre avec Vincent Macaigne (metteur en scène de théâtre, notamment – ndlr) a été fondamentale. C’est mon alter ego. A chaque fois que je pense à une histoire intime à raconter, son visage m’apparaît. C’est une sorte de… de muse (rires). Le monde du court métrage peut-il être considéré comme un ghetto, avec le risque de ne jamais en sortir ? Guillaume Brac – La meilleure preuve du contraire, c’est que nos films arrivent à s’extraire de ce circuit-là

pour sortir en salle aujourd’hui. C’est vraiment une chance. En même temps, certains producteurs sont devenus des professionnels du court métrage. Du coup, on trouve aussi des auteurs qui enchaînent les courts. Sophie Letourneur – Beaucoup de producteurs de courts découvrent et lancent des réalisateurs. Puis ils se retrouvent seuls quand leur auteur préfère être produit par des producteurs plus puissants. Guillaume Brac – C’est comme au football : les clubs formateurs se font piller par les grosses équipes. Lorsque votre court métrage commence à être apprécié et mis en lumière, tout le monde se jette sur vous ! (rires) Le cliché veut qu’un court métrage qui rencontre le succès soit une carte de visite pour réaliser un long. Guillaume Brac – C’est vrai que depuis six mois, j’ai rencontré beaucoup de producteurs. Sophie Letourneur – La question ne s’est pas posée pour moi puisque je travaille toujours avec Emmanuel Chaumet, qui a d’ailleurs monté sa boîte avec mon premier film, il y a huit ans. Ce qui est drôle, c’est que même lui ne voulait pas que je refasse un court. Il voyait ça comme un retour en arrière ? Sophie Letourneur – Oui, et c’est normal. Pareil pour les techniciens. J’ai entendu souvent cette remarque : “Ah bon, tu refais un court métrage ?” Guillaume Brac – C’est un peu idiot. Beaucoup d’écrivains ont publié des nouvelles entre deux romans. Même Rohmer tournait sans cesse des courts métrages ou des films à sketches : Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, Les Rendez-Vous de Paris. Sophie Letourneur – Comme si le but d’un court devait être un long ! Cela dit, mon prochain film, Les Coquillettes de Locarno, devait être et a été tourné comme un court, en sept jours, mais ce sera finalement un long. Le Marin masqué de Sophie Letourneur, avec elle-même, Laetitia Goffi (Fr., 36 min, 2011) Un monde sans femmes de Guillaume Brac, avec Laure Calamy, Vincent Macaigne (Fr., 57 min, 2011). Précédé du Naufragé. Ces deux films sortent le 8 février 1.02.2012 les inrockuptibles 65

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c kwa la web litt ? SMS, pages Facebook, mails : les nouvelles technologies s’incrustent dans le roman. Bel exemple avec le très déjanté Gary Shteyngart et sa love story du futur où un smartphone amélioré devient un outil de surveillance. par Elisabeth Philippe photo Frédéric Stucin/M.Y.O.P



’enregistreur numérique vient de se mettre en marche. L’interview commence, soudain interrompue par un sursaut de panique chez Gary Shteyngart. “Regardez, je crois que ça n’enregistre pas.” Angoisse, vérification fébrile de l’appareil incriminé et soulagement. Pour le rassurer, on explique rapidement à notre interlocuteur le fonctionnement sophistiqué du dictaphone nouvelle génération. “Je suis désolé, je ne comprends vraiment rien à toutes ces technologies”, s’excuse l’écrivain, tout juste débarqué de New York. Fatigue ou décalage horaire, son habituel débit mitraillette semble sur pause et il paraît moins en verve que dans ses livres, satires désopilantes et survoltées qui l’ont propulsé parmi les auteurs les plus en vue de sa génération. Il peut se permettre aujourd’hui de faire la promo de Super triste histoire d’amour dans une vidéo hilarante aux côtés de Jay McInerney, Jeffrey Eugenides ou encore James Franco. Ses premiers romans, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes Russes et Absurdistan, mettaient en scène ses origines russes sur un mode totalement loufoque à travers des personnages d’émigrés barrés. Né en 1972 à Saint-Pétersbourg, Gary Shteyngart est arrivé aux Etats-Unis à l’âge de 7 ans. “Je retourne chaque année en Russie et je me sens autant américain que russe. En revanche, j’ai l’impression d’être un émigré venu du vieux monde analogique

et transplanté dans la société numérique.” Un point commun avec Lenny, l’antihéros de Super triste histoire d’amour – ainsi qu’un début de calvitie, comme le remarque Shteyngart : “Sauf que celle de Lenny a la forme de l’Ohio et la mienne plutôt de l’Etat de Virginie”. Le roman, à la fois super drôle et super pessimiste, porté par une langue d’une géniale inventivité, se situe dans un avenir proche qui n’est que la caricature effrayante de notre présent, un monde dans lequel Lenny Abramov, “un homme inquiet, un homme ordinaire (…), un corps à l’âge chronologique de 39 ans déjà martyrisé par l’excès de cholestérol LDL…”, passe pour un ringard. Preuve ultime de son anachronisme : il possède des livres alors que plus personne n’en lit. Les gens sont bien trop accaparés par leur “äppärät”, sorte de smartphone amélioré qui permet de scanner instantanément toutes les données se rapportant à un individu : son CV, son compte en banque, son taux de “baisabilité”… “J’ai toujours aimé les dystopies, en particulier 1984, explique Shteyngart. J’ai voulu actualiser le roman de George Orwell. Dans mon livre, les individus sont devenus leur propre Big Brother. Chacun surveille l’autre.” Sous la plume prophétiquement incorrecte de Shteyngart – “Je suis un Nostradamus avec une vision à deux mois, pas plus” –, l’Amérique est devenue un Etat policier quadrillé par des check points, en guerre contre le Venezuela

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“Dans mon livre, les individus sont devenus leur propre Big Brother” GaryS hteyngart, janvier 2012

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la touche internet

“Avant d’écrire Super triste histoire d’amour, je ne connaissais rien à Facebook ou Twitter. J’ai eu besoin d’un assistant pour comprendre cet environnement, un jeune homme de 20 ans d’une infinie patience.” Gary Shteyngart a seulement 40 ans mais il se dit déjà dépassé par les nouvelles technologies, même si désormais il tweete et sait ce qu’est un tumblr (celui qui lui est consacré, Shteyngartblurbs.tumblr. com, vaut le détour). Il existe sûrement une fracture numérique entre les auteurs de différentes générations. Si internet s’incruste de plus en plus dans la littérature, c’est surtout chez de jeunes auteurs, âgés de moins de 30 ans, pas tout à fait des digital natives mais des familiers de la webculture. Assiste-t-on à l’émergence d’une littérature 2.0, voire d’une “littérature augmentée” comme on parle de réalité augmentée ? Difficile pour l’heure de cerner la valeur ajoutée que pourrait apporter l’intrusion d’internet dans le champ romanesque. Dans certains livres, il joue un simple rôle de moteur narratif. Voir par exemple Attachée, le livre d’Isabel Fonseca qui vient de paraître, où une mystérieuse adresse mail dévoile à l’héroïne l’adultère de son mari. Greffer des SMS, des mails ou des extraits de blogs apparaît également comme l’outil idéal pour faire contemporain et générationnel : caution “air du temps” imparable. Inconvénient : une péremption rapide tant les codes et les modes du net évoluent vite. Dans Enjoy, son premier roman, Solange Bied-Charreton imagine un réseau social chronophage baptisé ShowYou, dangereux à force d’être envahissant : “L’écran seul était la vie.” La jeune écrivaine aborde un thème très actuel mais le traite

Yann Rabanier

Motif récurrent dans le roman contemporain, le web reste-t-il une simple caution de modernité ou participe-t-il d’une vraie révolution littéraire ? malheureusement d’une façon hyperclassique, osant seulement l’insertion d’une fausse page Wikipédia. Michel Houellebecq, lui, fusionnait la prose Wikipédia à la sienne dans La Carte et le Territoire, et en faisait un vrai procédé littéraire. Ariel Kenig met également internet au centre de son dernier livre, Le Miracle, aventure un peu oiseuse autour de photos de vacances de Pierre Sarkozy mises en ligne, agrémentée de considérations politiques naïves. Au sujet de Facebook, Kenig écrit : “Chaque profil était un roman latent.” Son propos sur internet reste aussi à l’état latent : c’est “Oui-Oui au pays des médias”. Avec le net s’élabore un nouveau langage, un autre rapport à l’écriture. C’est de cela, semble-t-il, que la littérature devrait s’emparer. Un auteur comme l’Américain Tao Lin, remarqué ce mois-ci pour son Richard Yates (voir Les Inrocks n° 840 du 4 janvier), a ouvert la voie. Il a fait sien le minimalisme des cyberéchanges et du chat pour raconter l’histoire d’amour entre ses héros, Haley Joel Osment et Dakota Fanning. On pourrait imaginer des déclinaisons très oulipiennes de cette web litt, un roman-tumblr, par exemple. Internet a le potentiel d’ouvrir de nouveaux champs d’expérimentation à la littérature. Cela reste assez virtuel pour le moment. E. P. Isabel Fonseca Attachée (Métailié), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par David Fauquemberg, 320 pages, 19 € Solange Bied-Charreton Enjoy (Stock), 510 pages, 18,50 € Ariel Kenig Le Miracle (Editions de l’Olivier), 153 pages, 16 € Tao Lin Richard Yates (Au Diable Vauvert), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Baptiste Flamin, 320 pages, 20 €

Tao Lin ou le roman à l’heure du minimalisme des cyberéchanges

et sous perfusion chinoise, le dollar indexé sur le yuan : une chronique du déclin de l’empire américain. “La chute a déjà commencé, évidemment. Il y a des signes annonciateurs : les drapeaux de plus en plus grands, la montée du patriotisme et d’une certaine xénophobie. J’ai commencé à réfléchir à ce livre dès 2006, en pleine hystérie immobilière aux Etats-Unis. A l’époque, je pensais écrire sur les banques qui s’effondrent. En 2008, avec Lehman Brothers, elles ont effectivement coulé. Alors, j’ai dû inventer encore pire. Mon pessimisme russe m’a peut-être facilité les choses.” L’auteur a même, en un sens, anticipé le mouvement Occupy Wall Street, imaginant un groupe de résistants installés dans Central Park. Mais dans le livre de Shteyngart, l’opposition est réprimée dans le sang. Dans ce contexte troublé, Lenny rencontre Eunice Park, jolie fille d’origine coréenne et produit typique de son époque, scotchée à son “äppärät” et accro au shopping. Leur différence d’âge rappelle à Lenny celle de Laptev et Ioulia dans Trois années, une nouvelle de Tchekhov. La référence échappe à Eunice, prise de panique quand Lenny tente de lui lire un extrait de L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera. “Elle ne peut pas comprendre ce texte. Sa génération n’en a simplement plus la capacité”, souligne Gary Shteyngart. Super triste histoire d’amour, alternance du journal intime de Lenny et des échanges de mails avec Eunice, est aussi un roman sur “une époque d’après la littérature”. “Je pense que nous vivons déjà dans une ère postlittérature, en tout cas aux Etats-Unis où la littérature est depuis longtemps reléguée dans la seconde division de la culture. Les gens ne lisent plus. Même pour moi, c’est devenu difficile. Avant, je pouvais dévorer un roman en une nuit sans m’arrêter. Maintenant, la lecture est toujours parasitée par une alerte mail, un message sur le téléphone… Selon moi, les plus jeunes n’ont plus la capacité d’introspection et d’empathie qu’exige la lecture. Je le constate avec mes étudiants à Columbia”, développe Gary Shteyngart en caressant les pages d’un livre. Réac ? Certainement pas. Nostalgique, assurément. Super triste histoire d’amour (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, 409 pages, 24 € Absurdistan sortira en poche le 9 février (Points), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, 504 pages, 8 €

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l’insoutenable légèreté de Sempé L’air du temps ne sent pas toujours bon. Mais avec humour, délicatesse et modestie, le dessinateur Jean-Jacques Sempé l’a toujours rendu plus drôle. par Alain Dreyfus illustration Sempé

sur les toits de Paris où se détachent les coupoles byzantines du Sacré-Cœur. On ne présente plus Sempé. Et puis tiens, si, on le présente, même s’il a acquis depuis les années 60 le statut de trésor national vivant. Il s’en fout. Tout juste pense-t-il qu’il vaut mieux être un trésor national vivant qu’un trésor national mort. Une modestie non feinte, courante chez les grands artistes pour qui le doute est un moteur. Exposé sur toute la planète, toujours publié dans les grands hebdos et abonné régulier des couvertures du New Yorker, Sempé, qui flirte avec les 80 ans, a le mérite rare de séduire tout le monde, tous âges confondus, sans tomber dans le moindre travers démagogue. Rien d’ouvertement politique dans son trait subtil qui n’intervient jamais dans les débats en cours, mais une façon unique de capter l’air du temps et les ridicules afférents. Ce qui en fait, sans y toucher, le plus profondément politique de ceux qu’il nomme les “dessinateurs humoristiques”. Cette réticence à entrer

dans la foire d’empoigne, il la justifie ainsi : “On est dans une basse-cour où tout le monde caquette en même temps, je ne vois pas l’utilité d’y ajouter mes propres caquètements et de me mettre, tant pis si l’image est osée, à hurler avec les poules.” Puisque nous en sommes au bestiaire, restons-y. Promeneur solitaire et rêveur, Jean-Jacques est-il plutôt chat ou chien ? Les deux. Dans son dernier album, Enfances, on trouve des dessins anciens (1950) où les clebs font preuve d’une exquise galanterie. A une époque où les garnements s’amusaient à leur accrocher des casseroles à la queue, un mâle a l’obligeance de poser celle, plus petite, dont est affublée sa compagne dans la plus grande qu’il traîne derrière lui. Les chiens sont aussi chez lui des parents irréprochables. Une bergère et un berger, qu’on imagine allemands, font face, gueules ouvertes, à leurs chiots. Légende : “Votre père et moi sommes obligés de nous absenter. Promettez-moi d’être méchants.”

Jean-Jacques Sempé

L

es Inrockuptibles ? Autant vous prévenir tout de suite : je n’aime que le jazz et la musique classique.” D’accord. Mais nous ne sommes pas venus voir Jean-Jacques Sempé pour parler musique, même si c’est l’une de ses principales sources d’inspiration. Des portraits du Duke et de Count Basie croqués par lui, clope au bec ou coincée entre les doigts sur le clavier, sont accrochés en bonne place aux murs de son vaste appartement, boulevard du Montparnasse à Paris. Tout comme celui d’un pianiste en frac, saluant bien bas, visiblement ravi des applaudissements enthousiastes d’une immense salle de concerts où tiennent très à l’aise les seuls membres de sa famille proche. Jean-Jacques Sempé est perché sur un tabouret face aux trois bons mètres de sa planche à dessin. Devant lui, une verrière panoramique s’ouvre 70 les inrockuptibles 1.02.2012

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Jean-Jacques Sempé

Dessin extrait de Sauve qui peut (Denoël)

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“je passe parfois plus de temps sur mes textes que sur mes dessins” Le chat, animal lascif et perspicace, est une figure récurrente dans son œuvre, toujours placé dans le poste d’observation idéal de celui qui voit tout et n’en pense pas moins. Quant à ses oiseaux, hautains et stupides, ils ressemblent furieusement aux humains. Sans doute en hommage à l’un de ses dieux, Chaval, maître de l’absurde, qui s’est donné la mort à défaut d’apprécier la vie et fut l’auteur entre autres de l’immortel dessin animé Les oiseaux sont des cons et du non moins immortel proverbe : “Qui vole un bœuf est vachement musclé.”

parfois plus de temps sur mes textes que sur mes dessins.” Quand il ne dessine pas et n’écoute pas de musique, Sempé lit. “Mais peu parce que, quand je m’y mets, je ne peux pas faire autre chose, je laisse tout en plan pour finir mon livre.” Dernières expériences ? “Tout récemment, Mrs Dalloway de Virginia Woolf, et je picore avec bonheur les nouvelles de Sylvia Plath réunies dans un gros recueil.” Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis (bien qu’ils puissent aussi en changer) et Sempé parle enfin de lui. Dans Enfances, il évoque la sienne, qu’il avait toujours passée sous silence. Cette confession sous forme de dialogue avec le journaliste Marc Lecarpentier aborde des thèmes lourds sur un ton léger. Gagnant du concours du plus beau bébé de Bordeaux, Sempé était pourtant parti d’un bon pied. Quoique : “En ce temps-là, un beau bébé, c’était une horreur : un gosse bien gros, alourdi par du lait trop riche. Plus le bébé était moche et adipeux, plus on disait qu’il était beau. (…) Je ressemblais à une sorte de bibendum blanchâtre, gras, moelleux, quelque chose d’horrible. (…) Mais j’ai été déclassé car j’avais des

Jean-Jacques Sempé n’aime pas les questions. Passé maître en maïeutique, il les retourne à grand renfort de “Et vous ?” à son interlocuteur. “Je n’aime pas parler de moi, nous disait-il en 2005. C’est un tel plaisir de parler de soi que je m’en méfie. C’est peut-être pour ça que j’ai choisi le dessin avant l’écriture.” Voire. L’écriture est indissociable de ses travaux à l’encre de Chine. Toujours tracées à la main, ses légendes ont soit la densité de haïkus, soit sont ciselées comme de petites nouvelles. “Je passe

Dans son exposition à Paris, le spectacle est autant dans la salle que sur les murs.

JeanJacques Sempé chez lui, 2011



Alexandra de Leal

le Sempé de l’Hôtel de Ville

l y a un effet d’abyme dans la rétrospective Sempé à la mairie de Paris. Un effet proliférant puisqu’il n’est pas nécessaire de pénétrer dans les lieux pour y plonger de plain-pied. La file interminable de parapluies multicolores qui patiente collée-serrée sous la pluie derrière les barrières ressemble à s’y méprendre à un dessin de celui dont on peut voir pour la première fois l’œuvre dans toute son amplitude. Triomphe aidant, l’expo est prolongée jusqu’à fin mars. Heureux celui ou celle qui a pris son mal en patience – comptez une bonne demi-heure, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente ou qu’il giboule – car ce qui est donné à voir incite à s’attacher aux détails. Pas seulement pour ce qui se joue sur les planches accrochées sur les cimaises ou présentées dans les vitrines. Car on croise aussi dans les salles des jeunes filles timides et rêveuses, des messieurs sérieux engoncés dans des

piqûres de puces et on a cru que c’était la scarlatine ou la varicelle. Et ma mère a été très vexée. Oui, j’étais une horreur, mais vous avez quand même devant vous le plus beau bébé de Bordeaux. Déclassé.” Le terme est bien choisi pour un enfant naturel grandi entre un père adoptif porté sur l’alcool et une mère peu tendre, tous deux fauchés mais peu avares pour leur rejeton en beignes et en torgnoles. Un terreau difficile mais propice pour s’échapper par tous les moyens de la réalité. De quoi développer des dons d’enfant professionnel au point de les conserver intacts à l’âge adulte. Il est tard. Nous descendons ensemble, il a rendez-vous pour dîner avec une amie qui doit passer le chercher en taxi. On s’installe sur un banc, il pleut, on refait un peu le monde et il râle : “Elle est encore en retard. Elle est toujours en retard. Même si on était seuls sur une île déserte de dix mètres carrés, elle réussirait encore à être en retard.” Elle arrive. Tout arrive. Enfances par Jean-Jacques Sempé, en entretien avec Marc Lecarpentier (Denoël/Martine Gossieaux), 300 pages, 42 €

costumes trois-pièces, des grenouilles de bénitier, des nymphettes coiffées d’invraisemblables bibis, des jeunots à casquette inversée, des intellectuels torturés et on en passe… Tous les visiteurs semblent être les incarnations en 3D des personnages couchés sur le papier. C’est flagrant : nous sommes tous, peu ou prou, des créatures de Sempé. La rigueur chronologique qui a guidé les commissaires de l’expo est une manière parmi d’autres d’aborder le parcours, bien qu’ontologiquement, Sempé n’encourage pas à suivre les flèches qui indiquent le “sens de la visite”. Mais aussi discipliné qu’Agnan, le premier de la classe du Petit Nicolas, c’est le parti que nous avons choisi. Les premiers dessins de presse, pour Sud Ouest, Le Rire et Ici Paris, paraissent un peu laborieux comparés à ce qui va suivre : Paris entre en scène, avec ses autobus à plates-formes d’avant les bus aux formes plates, avec

sa faune germanopratine qui tire sur ses mégots à la terrasse du Flore ou ses employés de bureau qui refont le match ou le gouvernement devant un lapin-chasseur. Puis défilent Saint-Tropez, New York, la banlieue, celle des pavillons et des cités de béton où clignotent les enseignes du Donjon ou du Vieux Moulin. C’est de saison, on terminera par la politique : une foule immense arpente le sempiternel parcours République-Nation derrière une banderole proclamant “Assez de manifestations”. C’est aussi l’heure des meetings décisifs. Sempé a suivi de près celui du leader du parti laconique. Du haut de sa tribune où a pris place le comité exécutif, face à une place noire de monde, il tonne avec fougue sa harangue : “Je serai bref ; je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit hier soir à la télévision.” A. D. Sempé, un peu de Paris et d’ailleurs exposition gratuite à l’Hôtel de Ville de Paris, jusqu’au 31 mars

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Jean-Jacques Sempé

Dessin extrait d’Enfances (Denoël/Martine Gossieaux)

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– Je suis persuadé qu’ils ont trouvé un moyen pour sauter plusieurs fois !

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Tatsumi d’Eric Khoo Adaptation de l’autobiographie du grand mangaka Yoshihiro Tatsumi. Récit poignant d’une vie d’homme et fresque intimiste du Japon de la reconstruction.

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aître de la bande dessinée japonaise né en 1935, Yoshihiro Tatsumi est l’inventeur du terme gekiga, qui désigne les mangas pour adultes, sombres, réalistes et abordant des sujets de société. Pionnier du genre, il a emprunté au cinéma ses découpages, son rythme et certains de ses thèmes. Il était naturel qu’à son tour le cinéma lui rende hommage à travers le réalisateur Eric Khoo, fan depuis plus de vingt ans et ancien dessinateur lui-même. L’idée géniale d’Eric Khoo (cinéaste de Singapour auteur de My Magic) est de lier l’œuvre et la vie de cet artiste en mêlant intimement cinq de ses nouvelles et un récit tiré de son autobiographie Une vie dans les marges, récompensée partout à travers le monde. En voix off, Tatsumi est le propre narrateur des passages qui le concernent, immergeant le spectateur au plus profond de sa vie, de son travail.

On découvre comment, d’une passion enfantine partagée avec son frère, le manga devient vite le moyen d’entretenir sa famille, très modeste, alors qu’il n’est encore qu’adolescent. A 22 ans, confronté à l’incompréhension qui monte au Japon envers les mangas, jugés vulgaires, Tatsumi prend conscience qu’il faut différencier le manga pour enfants de celui pour adultes. Le gekiga est né. Mais la vague de prospérité qui submerge le Japon en pleine expansion économique à partir des années 60 ne l’atteint pas. Dans les années 70, Yoshihiro Tatsumi peine à trouver du travail et le supporte difficilement. Amer, il puise son inspiration dans sa colère. D’une noirceur absolue, les cinq récits choisis pour Tatsumi datent de cette époque et révèlent un Japon où les exclus du miracle économique sont nombreux, victimes d’une société qui va trop vite. Les personnages de Tatsumi sont

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coda Kodak

le film donne le temps de s’attacher aux personnages et, lorsque la tragédie surgit, on en ressort le cœur brisé

torturés, malheureux (“Juste un homme”), englués dans la solitude (“Good Bye”), le désespoir (“Monkey mon amour”), le remords (“L’Enfer”), l’humiliation (“Occupé”). Insérées dans le fil de l’autobiographie, ces histoires font écho à la vie de l’auteur par leurs thèmes (difficulté du travail du mangaka dans Occupé) ou par leur contexte historique (1945 pour L’Enfer, date à laquelle Tatsumi a commencé à dessiner). La dureté de ces nouvelles relativise toutefois celle de l’existence du mangaka et, par ce montage intelligent, Eric Khoo prouve à quel point il a bien compris son idole. En faisant passer la vie du maître derrière son art, il révèle toute la modestie de Yoshihiro Tatsumi – une humilité affichée d’ailleurs dès l’ouverture du film, où avant toute chose un hommage est rendu à Osamu Tezuka, père du manga et idole de Tatsumi. Alors que la lecture des mangas de Tatsumi, instaurant une distance entre le lecteur et les images, permet de supporter l’âpreté des récits, le film, au contraire, oblige par rémanence à contempler les choses en face, à les affronter. Dans Tatsumi, on est immergé dans cette société implacable, dans ces métros bondés, dans ces usines dangereuses, dans ces cabarets miteux, dans ces foules anonymes. On a le temps

de s’attacher aux personnages, comme cet ouvrier solitaire qui n’a pour compagnon qu’un petit singe ou ce photographe qui rencontre la célébrité grâce à des victimes d’Hiroshima. Et lorsque la tragédie surgit, on n’en éprouve que plus d’empathie, on en ressort le cœur brisé. Mais Eric Khoo sait quand il doit s’arrêter. Sa mise en scène, fidèle aux livres, est délicate, et jamais il ne franchit la fine ligne entre sensibilité et sensiblerie. Il y parvient grâce à une animation sans artifice, presque artisanale, loin de la patte léchée du studios Ghibli. Le dessin est brut, cinglant, au plus près du trait de Tatsumi, poignant mais jamais larmoyant. L’utilisation de la couleur est subtile. Les nouvelles sont en noir et blanc ou dans une bichromie aux teintes passées qui les recouvrent d’un voile pudique, tandis que la partie autobiographique est toute en couleurs douces, baignée de mélancolie. C’est sur cette impression que l’on restera après la magnifique scène finale, où histoires et réalité se rejoignent et où l’on voit le maître faire naître son univers bouleversant du chaos de ses crayonnés. Anne-Claire Norot Tatsumi d’Eric Khoo, avec les voix de Yoshihiro Tatsumi et Tetsuya Bessho (Sing., 2011, 1 h 36)

Même si tout le monde sait que le cinéma est en train de parachever sa mutation de l’analogique au numérique, le dépôt de bilan de Kodak est un symbole énorme qui synthétise et incarne à lui seul le changement d’ère. On peut y joindre les faillites récentes de firmes moins célèbres telles que GTC et LTC, deux des trois labos français qui développaient et tiraient les pellicules des films distribués sur notre territoire depuis presque cent ans. Mais Kodak, goddammit, c’est comme si Cadillac claquait une durite terminale ou si Coca arrêtait définitivement de pétiller ! Une icône du capitalisme et de l’Amérique du XXe siècle s’est éteinte. Kodak, ce furent les premiers appareils photo de poche et bon marché, les fameux Instamatic des années 60, des millions de petites boîtes jaune et rouge de pelloche vendues à travers le monde, le support de milliers de films et de copies, le procédé Kodachrome qui inventa la couleur des photos et des films, le Eastmancolor qui rivalisa avec le Technicolor en proposant une gamme chromatique de meilleure qualité (mais un étalonnage moins aisé). Pendant un siècle, Kodak a été au cœur de la technique, des images et des foyers. Aujourd’hui, les inventions Kodak ont été reléguées au musée par les bits et les pixels, l’instantanéité digitale a succédé au patient processus du révélateur (et de la révélation ?), et ce que les techniciens ont gagné en confort et vitesse, ils l’ont perdu en manipulation sensuelle, tactile, de la pellicule. La firme de Rochester va essayer de se restructurer malgré le virage numérique raté, mais elle n’a plus rien à voir avec le mastodonte des sixties et ses 60 000 salariés. Comme les hommes et les civilisations, les multinationales sont mortelles. En pleine crise du capitalisme, il peut paraître étrange d’être touché par le décès d’une grande firme, mais avec la fin d’une technologie et des usages qu’elle nous a prodigués si longtemps, c’est aussi un peu de nous-mêmes qui s’en va.

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Sur la planche de Leïla Kilani Le quotidien de quelques jeunes filles à Tanger. Tonique et secouant.



as franchement surf, Sur la planche (expression qui signifie “sur la corde raide” ou “au bord de l’abîme”) nous embarque direct et sans préliminaires dans le quotidien de jeunes filles en situation de survie à Tanger. Badia et ses copines, la vingtaine, travaillent plus pour gagner moins dans les usines de fringues et de produits marins d’une zone portuaire en pleine expansion. Les fruits de la croissance n’étant pas redistribués à ces ouvrières, elles pratiquent la débrouille pour mettre du beurre dans leur maigre semoule : prostitution, arnaques, petits larcins… On ne trouvera pas le moindre gramme de misérabilisme dans l’attitude de ces “bad girls”, ni dans le regard que porte sur elles Leïla Kilani. Comme dit Badia : “Je ne vole pas, je me rembourse”. Souvent portée à l’épaule, la caméra de Kilani colle aux basques de ces petites bombes d’énergie. Ce style physique pourrait faire penser aux Dardenne ou à Kechiche, en plus brut de décoffrage. Cela dit, le point fort du film n’est pas tant son filmage que ce qu’il saisit : des jeunes femmes qui pulvérisent toutes les idées reçues sur la “femme arabe”, un peu putes mais totalement insoumises, animées d’une libido dévastatrice, propulsées par une vigueur folle et une conscience aiguë de leur condition. Elles tracent leur route en toute autonomie dans la jungle de l’économie libérale et de l’injustice sociale, hurlant un gros “fuck” aux convenances de leur

un des trésors de ces filles est la parole : un flow d’enfer qui électrise le spectateur

société ultrapatriarcale. Un de leurs trésors est la parole : un flow d’enfer, entre poésie, rap, slam, scat, qui répand son kérosène dans tout le film et électrise le spectateur, même celui qui ne comprend pas un mot d’arabe. Si Sur la planche n’était que cette décharge féminine et marock’n’rollienne presque aussi secouante que les mouvements sismiques de la région, il vaudrait déjà le coup d’être vu. Mais c’est aussi un formidable document sur le Maroc contemporain et ses mutations, tourné en immersion avec des comédiennes amateurs pêchées dans les cafés, sur les plages et les pages Facebook. On y apprend les codes de la rue tangéroise, la lutte des classes et des sous-classes, la frontière entre les ouvrières “textile” et les ouvrières “crevettes”, ces dernières étant considérées comme la lie du bas de l’échelle sociale… Les plans dans la conserverie de crustacés nous font presque ressentir son odeur âcre et tenace, qui colle littéralement à la peau de Badia. Ce film très urbain et nocturne (qui fut l’an dernier, comme Corpo celeste, l’une des belles surprises de la Quinzaine des réalisateurs), constamment strié de tension, n’est pas sans évoquer Cassavetes ou les premiers Scorsese. On fantasme beaucoup sur Tanger, lieu littéraire marqué par Bowles ou Burroughs. Sans effacer cette dimension fantasmatique séduisante mais un peu poussiéreuse, Leïla Kilani nous montre une autre facette de la ville, beaucoup plus réelle et contemporaine, dans un film à la fois galvanisant et tragique. Serge Kaganski Sur la planche de Leïla Kilani, avec Soufia Issami, Mouna Bahmad, Nouzha Akel (Fr., Mar., All., 2011, 1 h 46)

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Detachment de Tony Kaye avec Adrien Brody, Sami Gayle (E.-U., 2011, 1 h 37)

Pensum sociologique sur le milieu éducatif. L’amnésie aidant, on pourrait croire que le marasme scolaire (avec son cortège d’incivilités) est très contemporain. En fait, c’est une vieille lune. Dès les années 50, c’était déjà un sujet à la mode. Qu’on se souvienne de Graine de violence de Richard Brooks, puis d’Escalier interdit de Robert Mulligan, puis plus tard du saignant Class 1984 de Mark Lester. Dû à Tony Kaye, réalisateur du percutant American History X, Detachment postule qu’un professeur au passé perturbé réussit comme par magie à enseigner et à se faire respecter sans brutalité dans une classe de quartier défavorisé. Pour faire chic, on emprunte le titre à une citation d’Albert Camus, et le prof s’appelle Barthes (!). Cela n’excuse pas le catalogue de clichés outrés et de situations limite (élève suicidaire, profs borderline, etc). Pas un seul cas modéré dans ce panel où tout est poussé dans le rouge. Seule partie intéressante, l’intrigue parallèle où le prof, en bon Samaritain paternaliste, prend sous son aile une ado paumée qui se prostitue. Todd Solondz (Happiness) aurait peut-être pu tirer quelque chose, avec son approche cynico-paradoxale, de ce pensum sociologisant. Tony Kaye, lui, ne sort guère des évidences. Vincent Ostria

Elles de Malgorzata Szumowska avec Juliette Binoche, Anaïs Demoustier, Joanna Kulig (All., Fr., Pol., 2011, 1 h 36)

La bourgeoise et les prostituées. Un portrait en miroir maladroit. nne (Juliette Binoche) a la quarantaine, une famille et un bel appartement. Elle est pigiste dans un hebdo. Dans le cadre d’une enquête sur la prostitution chez les étudiantes, elle interviewe deux jeunes femmes, Alicja (Joanna Kulig) et Charlotte (Anaïs Demoustier), qui vendent leur corps pour se faire de la thune, avec une facilité apparente qui semble perturber les idées arrêtées d’Anne en même temps qu’elle l’émoustille. Les témoignages des deux jeunes femmes renvoient Anne à sa propre réalité : sa vie sexuelle pauvrette, sa dépendance financière conjugale… Et si les femmes étaient toutes des prostituées ?, semble soudain se demander, tel Claudel derrière son pilier, la brave Anne… Nul désir de nous moquer du message du film de la jeune réalisatrice polonaise Malgorzata Szumowska, mais il faut bien dire que l’aliénation, la “prostitution” des femmes et même de tous les travailleurs firent partie des grandes antiennes des années 60 et 70. En admettant (bien volontiers) qu’il soit encore d’actualité, il n’en resterait pas moins que ce message nous est asséné ici avec une légèreté baleinière et des images dont la maladresse nous laisse un peu bouche bée : une longue scène de masturbation binochienne (on ne voit que le visage torturé puis extatique de notre star, rassurez-vous), puis une scène de viol atroce (bien que très prévisible)… Szumowska cherche à nous choquer, mais c’est de la gêne (pour elle) que nous procure ce volontarisme. Seule réussite du film : le regard tendre et attentif que pose Szumowska sur ses deux jeunes actrices (Demoustier est toujours géniale). Dommage que la confusion du récit nous laisse sur le sentiment désagréable que le sort des deux jeunes filles n’ait servi qu’à révéler au personnage principal son petit malaise bourgeois. Jean-Baptiste Morain

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Les Folles Inventions de M. Bricolo de Charley Bowers avec lui-même (E.-U., 1926-1927, 1 h 08)

Hanezu, l’esprit des montagnes de Naomi Kawase L’auteur de l’admirable Shara perd un peu la main dans cette histoire d’une jeune femme enceinte prise en étau entre son amant et son mari et cernée par le passé.

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u’est-il donc arrivé à Naomi Kawase ? Peu à peu, l’admirable et précoce réalisatrice japonaise (elle n’avait que 27 ans quand elle remporta la Caméra d’or à Cannes en 1997 pour Moe No Suzaku) semble avoir perdu la grâce. Certes, l’effet de la nouveauté a disparu pour nous au fil des années, et son sujet de prédilection est demeuré le même : les rapports ambivalents, d’amour et de haine, entre la nature et l’homme. Mais tout ce qui dans son cinéma (et sa vidéo) était de l’ordre de la vibration, de l’invisible, et qui relevait d’un art très singulier de l’élévation des fantômes par la précision du cadrage et du mouvement de caméra, semble aujourd’hui relever d’une rhétorique symboliste trop expressive, d’un langage cinématographique stéréotypé, celui qu’on enseigne dans les écoles de cinéma. Hanezu se déroule dans la région d’Asuka, qu’on nous présente comme le berceau du Japon. Trois montagnes la dominent, où vivaient trois dieux. L’action se déroule aujourd’hui et raconte l’histoire d’une jeune femme artisane (elle teint des tissus) qui tombe un jour enceinte. Mais voilà : elle a à la fois un mari et un amant. Le récit de Kawase, pour approfondir ses personnages, décrire leurs tourments

d’aujourd’hui et ce qu’ils sont, va faire intervenir le passé et quelques fantômes revenus de celui-ci. Seulement, la cinéaste choisit pour la première fois dans sa filmographie de nous les montrer, ces fantômes, de les matérialiser sous les traits d’acteurs déguisés censés incarner quelque ancêtre d’un des trois protagonistes. Tout ce qui faisait le prix très élevé de Kawase, son génie de l’évocation, son aptitude magique à faire revivre les morts à travers, par exemple, le mouvement provoqué par le vent au sommet d’un arbre gigantesque ou le murmure d’un ruisseau, tout cela se perd dans une théâtralisation, une monstration facile. Kawase aurait-elle perdu son don, ou bien plutôt confiance en son art ? Certes, elle maîtrise parfaitement les règles du découpage classique, elle sait ce que signifie déplacer un panneau (donc à la fois un mur, une porte et un cache) dans une maison japonaise et la force visuelle qui se dégage de ce simple mouvement quotidien. Mais ce savoir, cette expérience, se font au détriment de la vie. Jean-Baptiste Morain

Génie oublié du burlesque, Bowers fait surgir la folie au milieu du plan. Charles R. Bowers (18771946), chaînon manquant entre le burlesque et l’animation, est un cinéasteacteur américain du muet sorti de l’oubli par la société Lobster de Serge Bromberg (à qui l’on doit la récente restauration du Voyage dans la Lune de Méliès). La force du cinéma de Bowers, qui n’a ni l’énergie de Keaton, ni la poésie de Chaplin, c’est son combat contre le statisme qui menace sa mise en scène. Dans les trois courts métrages de ce programme, Bowers incarne un inventeur loufoque qui fait surgir la folie directement à l’intérieur du plan : des chats semblent naître d’une plante comme des bourgeons naturels ; des chaussures conçues pour gagner un improbable concours de charleston échappent à leur créateur et se mettent à danser toutes seules. Le nonsense de Bowers est moins foncièrement humain que mécanique. Son personnage et son jeu impressionnent moins que ses inventions proliférantes, intégrées à des intrigues assez simples, où un hurluberlu venu de nulle part fait souvent figure de poil à gratter dans un monde conventionnel. On peut voir en Charley Bowers un continuateur domestique de Méliès, premier grand génie du trucage. V. O.

Hanezu, l’esprit des montagnes de Naomi Kawase, avec Tota Komizu, Hako Ohshima (Jap., 2011, 1 h 31)

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In purgatorio de Giovanni Cioni (Fr., It., Bel., 2010, 1 h 09)

Voyage avec les morts et les rêves dans une Naples secrète et familière. umination sur la mort à Naples avec les uns et les autres, qui expriment autour des catacombes, avec candeur leur moi profond et leurs cimetières et bas-fonds de la ville. questions existentielles. Comme cet Cela commence au cimetière homme fascinant, leitmotiv du film, pour des Fontanelles, ancienne carrière lequel la vie ne vaut pas d’être vécue s’il où s’entassent les ossements des milliers n’y a pas de transcendance quelque part. de victimes de la peste qui ravagea la ville La beauté du film réside dans ses au XVIIe siècle. Là se joue un étrange culte, glissements : on passe de la nature morte, trivial et fraternel, entre les vivants et la simple “vanité”, comme on l’appelle des morts. Si on a bien compris, certains en peinture, à l’objet quasi transitionnel Napolitains jettent leur dévolu sur (le crâne comme doudou), puis à Dieu, un crâne, le nettoient, parfois y inscrivent puis à des zones plus troubles et irréelles. des formules, ou bien l’enferment dans un Le film vogue d’églises en cimetières coffre vitré. Ils l’adoptent, le choient et lui jusqu’aux bas-fonds de Naples, où demandent en échange des faveurs très les mêmes types de questions sont posées terre à terre (comme les numéros du loto). à un gang de pickpockets sympathiques, Le cinéaste part de cet étrange dérivant sur les récits de leurs rêves qui commerce, qu’il relie au purgatoire englobent tous les thèmes du film de façon chrétien (lieu où le défunt attend d’être troublante. Ce documentaire fragmentaire, jugé), c’est à-dire un état intermédiaire impressionniste et mouvant, ne démontre entre ici-bas et l’au-delà. Partant de là, rien mais respire à l’unisson de la cité il interroge des passants sur leur rapport napolitaine, de ses non-dits, de ses liens avec la mort, mais aussi avec la religion. intimes entre vivants et morts. Vincent Ostria Une partie de cache-cache se joue

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Tucker & Dale fightent le mal d’Eli Craig avec Alan Tudyk, Tyler Labine (E.-U., Can., 2010, 1 h 28)

Parodie gore rigolote qui tord le cou au mythe du péquenot killer. Horreur vs comédie : chapitre 54. Après les zombies, vampires et loups-garous, c’est au tour

des affreux rednecks du cinéma américain (horizon Délivrance) de passer par la case parodie dans Tucker & Dale fightent le mal. Selon des règles bien connues, le film s’installe d’abord dans les pires clichés du genre (ici un camping, des ados et des autochtones chelous) avant de les retourner méthodiquement par une idée qui, pour une fois, est assez maligne : les tueurs supposés sont en réalité de doux agneaux (“zero with ladies”), alors que les étudiants en villégiature se révèlent tous psychopathes. Sans avoir la prétention de révolutionner quoi que ce soit, l’enchaînement de quiproquos plus ou moins drôles et de mises à mort sadiques maintient le film sur un rythme enlevé : parfait terrain de jeu pour ses bimbos carnassières. Romain Blondeau 1.02.2012 les inrockuptibles 79

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en salle il était une fois la révolution Le festival Révolutions, à L’Ecran Saint-Denis, propose pour sa douzième édition de voir comment se vivent les révoltes d’un hémisphère à l’autre. Les invités (Rabah Ameur-Zaïmeche, Leïla Kilani…) présenteront leurs films, dont certains sortent actuellement en salle (Les Chants de Mandrin, Sur la planche), une table ronde sera organisée autour du “89 arabe” avec Edwy Plenel, et de nombreux classiques permettront de célébrer les rébellions dans leur diversité (Octobre d’Eisenstein, 1900 de Bertolucci, La Marseillaise de Renoir…). festival Révolutions – “Est-ce ainsi…” du 1er au 7 février à l’Ecran Saint-Denis (93), www.estceainsi.fr

hors salle Robert Altman, feux croisés Mosaïque de témoignages d’amis, d’acteurs et de rivaux, l’ouvrage de Mitchell Zuckoff dresse un portrait éclaté de l’auteur de Short Cuts et de Nashville. Le reporter est allé à la rencontre de personnalités variées, de Cher à Robert Duvall, de Paul Newman à Leonard Cohen. De quoi faire émerger à la fois les honneurs et contradictions d’un personnage aussi génial qu’insondable. Robert Altman – Une biographie orale de Mitchell Zuckoff (G3J éditeur), 594 pages, 40 €

box-office dure journée Le 25 janvier 2012 restera sûrement comme un pic historique dans l’engorgement des films en salle et la politique absurde à laquelle sont soumis les distributeurs. La Folie Almayer (Akerman), Sport de filles (Mazuy), L’Oiseau (Caumon), Les Chants de Mandrin (Ameur-Zaïmeche) : quatre films d’auteurs français (la plupart très beaux), qui se marchaient les uns sur les autres sur un parc d’une vingtaine de salles. Bilan : des entrées faibles pour tous (Mazuy est celle qui s’en tire le mieux). Il est temps de trouver une solution à ces tirs en tous sens mal concertés. Le même jour, en toute logique, Sherlock Holmes 2 démarrait en tête, devançant même, sur Paris, The Descendants.

autres films La Vérité si je mens ! 3 de Thomas Gilou (Fr., 2012, 1 h 59) Félins d’Alastair Fothergill et Keith Scholey (E.-U., 2011, 1 h 27) L’Homme en plus de Paolo Sorrentino (It., 2001, 1 h 40) La République de la malbouffe de Jacques Goldstein (Fr., 2011, 1 h 12) Main basse sur la mémoire – Les pièges de la loi Gayssot de Béatrice Pignède (Fr., 2011, 1 h 48) Another Happy Day de Sam Levinson (E.-U., 2011, 1 h 55), lire portrait p. 20 Star Wars épisode 1 – La menace fantôme 3D de George Lucas (E.-U., 1999, 2 h 13)

The Ward

de John Carpenter Le dernier Carpenter, inédit en salle. Un film de fantômes gothique assez mineur, mais avec quelques beautés de mise en scène. Le film Le temps est le pire des ennemis pour les cinéastes qui ont fait carrière avec les monstres, les fantômes, les pulsions sadiques… Condamnés au ressassement (Romero), à la folie (Argento) ou à l’indifférence (Dante), ils sont tous, sans exception, les premières victimes de la disparition programmée du cinéma d’horreur – qui n’est plus, pour le meilleur, qu’un outil clinique de mise en scène (Amer, Dernière séance), et pour le pire l’objet de détournements parodiques. Le cas de John Carpenter, 64 ans depuis peu, est peut-être l’un des plus tragiques : l’ancien “master of horror”, qui compte parmi les plus importants du cinéma américain des 70’s, est aujourd’hui marginalisé à Hollywood, où on ne lui a pas pardonné le brûlot politique Vampires, ni son flop au box-office. Il aura fallu attendre presque dix ans, souffrir deux anecdotiques épisodes de séries télévisées (et le remake honteux de Fog par le tâcheron Rupert Wainwright) pour revoir enfin un nouveau film de John Carpenter, The Ward – distribué directement en DVD chez nous. Forcément, les années de silence ont pesé sur le cinéaste, qui ne sait plus trop quoi faire de ses fétiches (la démence entre quatre murs ; la menace invisible) dans cette histoire cent fois vue d’asile psychiatrique féminin où sévit un ghost revanchard – c’est à peu près l’argument de Sucker Punch. Moins investi qu’à l’habitude (il a laissé à d’autres le soin

de composer la musique), Big John respecte à la lettre les codes du genre (en l’occurrence le film de fantômes néogothique), filant sans turbulence ni inspiration sur les rails d’une série B de consommation courante, indolore. Pourtant quelque chose résiste à ce programme formaté : la beauté spectrale de la mise en scène de Carpenter – toujours souveraine malgré les années –, la langueur de ces plans d’épouvante dans lesquels irradie Amber Heard, sublime en possible héritière d’Adrienne Barbeau. En somme le rappel que ce vieux monsieur n’a toujours pas d’équivalent pour filmer les scream queens. Le DVD Un commentaire audio sans grand intérêt et un court module sur les coulisses du tournage où l’on aperçoit furtivement John Carpenter, impérial, et son collège d’actrices sexy. Romain Blondeau The Ward – L’hôpital de la terreur de John Carpenter, avec Amber Heard, Danielle Panabaker (E.-U., 2010, 1 h 28), Editions Seven Sept, environ 20 €

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Barbe Bleue d’Edgar G. Ulmer avec John Carradine, Jean Parker (E.-U., 1944, 1 h 10)

Acteur pivot mais méconnu du Hollywood classique, John Carradine flamboie dans ce conte romantique violent. l fait partie de ces acteurs méconnus des seconds rôles et de nombreux films à la carrière flamboyante : John Ford d’horreur à la fin de sa vie, notamment à (Les Raisins de la colère, La Chevauchée cause de son physique en lame de couteau fantastique, La Dernière Fanfare), modiglianesque, un peu comme si on avait Fritz Lang (Le Retour de Frank James), passé Henry Fonda au rouleau compresseur. Douglas Sirk (Hitler’s Madman), Jean Renoir Dans Barbe Bleue, Ulmer lui donne un rôle (L’Etang tragique), Otto Preminger (Crime à sa mesure : étrangleur de femme la nuit passionnel), Nicholas Ray (Johnny Guitare), et metteur en scène le jour, il aime Cecil B. DeMille (Les Dix Commandements), à disposer de maléfiques petites poupées Woody Allen (Tout ce que vous avez toujours sur son théâtre miniature. Dans un Paris voulu savoir…). Si John Carradine (père de qui ressemble aux dessins de Victor Hugo, David) fut si aimé des cinéastes américains, il laisse cours à son tempérament c’est grâce à son jeu génial tout en hoffmannien, personnage démiurge hanté sifflantes, fondé sur une tonalité lugubre et par de drôles de flammes malignes ténébreuse, et nourri de la violence stylisée qui le poussent à manipuler son monde. de l’acteur de théâtre shakespearien Au sein de ce conte romantique grinçant qu’il fut assidûment. Le vent froid de l’hiver et raffiné, il irradie, vent froid de l’hiver qui s’engouffre dans une pièce et fige les et feu mourant réunis. Axelle Ropert conversations, c’est lui. S’il reste méconnu, Wild Side Vidéo, environ 10 € c’est qu’il fut souvent distribué dans



Pluie de Lewis Milestone avec Joan Crawford, Fred Howard (E.-U., 1932, 1 h 32)

Pré-Angelina Jolie, sorcière de Blanche-Neige, chatte hérissée : Joan Crawford à jamais fascinante. Jeune fille délurée, petite employée, femme de

mauvaise vie, mère harcelée par le destin (Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz), femme vieillissante au ressentiment acéré (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich), combattante seule contre tous (Johnny Guitare de Nicholas Ray), puis vieille femme effrayante dans des films d’horreur à la fin de sa vie (le modèle de la sorcière dans le Blanche-Neige de Walt Disney, c’est elle), Joan Crawford a eu une carrière unique, incarnant à elle seule une forme d’âpreté flamboyante. Ici, elle joue une prostituée qui débarque sur l’île de Pago Pago, attirée par les soldats, vite harcelée par un prédicateur intransigeant (Walter Huston). Elle a déjà

ce physique dément : yeux charbonneux surmaquillés, lèvres au rouge débordant (qu’elle aurait piqué à Mae Murray, la fille “aux lèvres piquées par une abeille” bien avant Angelina Jolie), une manière de lancer ses hanches en avant avec la main négligemment posée sur le côté, bref conquérante et aux aguets comme une chatte hérissée. A. R. Wild Side Vidéo, environ 10 €

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save the little girl La légende française du jeu vidéo Paul Cuisset revient avec Amy. Un jeu aux immenses promesses pas toujours tenues.

 T à venir une date pour Max Payne 3 Repoussée à plusieurs reprises depuis l’annonce du jeu en 2009, la sortie du troisième volet de la saga Max Payne a été officiellement fixée par Rockstar Games au 18 mai sur Xbox 360 et PS3 et au 1er juin pour sa version PC. Ecrite par Dan Houser (GTA, Red Dead Redemption), qui succède dans le rôle de scénariste au Finlandais Sam Lake, l’aventure prendra place douze ans après celle du deuxième épisode, alors que l’ex-flic tourmenté au crâne désormais rasé a quitté New York pour le Brésil.

ous les jeux ne naissent pas égaux. Amy avait d’emblée un énorme avantage : le pedigree de son créateur, Paul Cuisset, légende de la French Touch vidéoludique des années 90. Mais un obstacle se dressait aussi sur la route de ce jeu d’épouvante disponible uniquement en téléchargement : les moyens limités dont disposaient ses concepteurs. Les Voyageurs du temps, Operation Stealth, Croisière pour un cadavre, Flashback : l’œuvre de Paul Cuisset figure déjà au panthéon du jeu vidéo. Ces derniers temps, l’homme s’était fait rare, ne signant que deux titres dans les années 2000 : le troisième Moto Racer et le charmant Mister Slime Jr. Avec Amy, il s’aventure dans un genre nouveau pour lui : le survival horror. Mais si le jeu reprend certains éléments popularisés par Resident Evil ou Silent Hill (la peur de l’invisible, la paranoïa, les surgissements…), il tire aussi les leçons d’une œuvre plus lumineuse : Ico. Dans Amy, tout repose en effet sur l’alliance entre la jeune femme dirigée par le joueur et la petite fille (muette ? autiste ?) qui donne son nom au jeu. “Il me semble que des émotions fortes se dégagent de leur relation, expliquait il y a quelques mois Cuisset dans

le magazine IG. Cette fragilité confrontée à un milieu hostile est quelque chose de très important. (…) J’espère que le joueur va s’attacher à la petite fille et avoir envie de la protéger. Si je réussis à susciter ce sentiment, j’aurai gagné mon pari.” Manette en main, le bilan n’est qu’à moitié positif, et même peut-être un peu moins que ça. Amy frappe par son manque de souplesse, du point de vue de sa maniabilité (l’animation, l’interaction avec les objets…) comme de sa structure ludique. Chaque niveau s’apparente ainsi à une séquence d’actions à reproduire (ramasser la carte magnétique, ouvrir la porte, éviter les flaques toxiques, etc.) sous peine de devoir tout recommencer. La nature répétitive, mécanique de l’exercice fait écran et, luttant contre le programme (dans les deux sens du terme : le logiciel et notre planning d’objectifs), on oublie la petite Amy. Parfois, cette dernière semble prendre son indépendance, ne nous laisse plus lui tenir la main, erre dans la pièce, comme fiévreuse. Serait-ce un bug ? Sans doute, le jeu en compte d’autres. Mais, alors, le trouble naît : on tremble pour la fillette. En percevant enfin tout ce qu’aurait pu être Amy. Erwan Higuinen Amy sur PS3 et Xbox 360 (VectorCell/Lexis Numérique), environ 10 € en téléchargement

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Metal Gear Solid HD Collection

morceaux de bravoure On peut être gore et drôle. La preuve avec NeverDead et son héros au corps en kit. ’est une profession zones. Ainsi, réduit “don” de notre héros en plein boom. à une simple tête, le voilà ne témoignent pas Après Dante (Devil bientôt roulant à travers d’une folle imagination May Cry), Garcia un conduit d’aération, et l’essentiel demeure Hotspur (Shadows of the en route vers une zone de triompher de vagues Damned) et quelques autres, jusqu’alors inaccessible. fastidieuses de démons. le jeu vidéo compte encore Bryce peut aussi L’audace de NeverDead un nouveau chasseur s’autodémembrer ou est ailleurs : dans la de démons. Mais Bryce s’autodécapiter puis lancer substitution de l’habituel Blotzmann possède la pièce détachée là où il le corps héroïque (performant un signe distinctif : cet souhaite, ce qui peut rendre et/ou gracieux) du jeu vidéo immortel surarmé (épée, bien des services dans par un corps burlesque, flingues divers) et âgé le monde facétieusement assemblage instable, d’un demi-millénaire tombe gore et géographiquement machine au fonctionnement régulièrement en morceaux varié de NeverDead. erratique. Et le spectacle (littéralement : un bras Sur le plan ludique, du devenir de ce corps par-ci, une jambe par-là) cela dit, les surprises sont mérite le détour, quelles dans le feu de l’action. assez rares dans cette que soient les limites A lui, alors, de ramasser série B nippo-britannique de l’expérience. E. H. ce qui lui appartient sans dont la mise en scène tarder ou d’en profiter manque parfois de clarté. NeverDead sur PS3 et Xbox 360 (Rebellion/Konami), env. 60 € pour accéder à de nouvelles Les énigmes liées au

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Sur PS3 et Xbox 360 (Konami), environ 40 € Comme de plus en plus de jeux des années 2000, Metal Gear Solid a droit à son anthologie relookée pour consoles HD. Les épisodes 2 (Sons of Liberty) et 3 (Snake Eater) de la saga majeure d’Hideo Kojima resplendissent comme jamais. Mais la perle a pour nom Peace Walker qui, pas très maniable sur PSP, révèle ici toute ses subtilités.

Super Crate Box Sur iPhone, iPad et iPod Touch (Vlambeer), 0,79 € Qui a dit que l’iPhone était condamné au casual gaming ? Jeu de plate-forme indé dans l’esprit du premier Mario Bros, Super Crate Box est un pur (et rusé) exercice de style hardcore, et pas seulement parce que son interface tactile laisse un peu à désirer. Bravo à ceux qui tiendront plus d’une minute ou deux sans mordre la poussière.

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men on the moon Quatorze ans après Moon Safari, le duo Air est à nouveau dans la Lune, avec la BO du film fondamental et restauré de Méliès. “C’était intimidant, mais on a besoin de cette excitation.”

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Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

ares sont les personnes à avoir foulé les étendues basaltiques de la Lune. Rarissimes sont celles qui l’ont fait à plusieurs reprises. A notre connaissance, seuls Nicolas Godin et JeanBenoît Dunckel, les deux commandants de bord du vaisseau Air, ont eu cet insigne honneur. La première fois, c’était en 1998, pour l’enregistrement de Moon Safari. Un incontesté sommet d’electro populaire, toujours plus vertigineux à mesure qu’il s’érode. Mais aussi une antithèse de ce disco de science-fiction que l’histoire a retenu sous le nom de French Touch et dont le duo fut, à l’époque et en dépit de toute logique, l’ambassadeur le plus courtisé. “C’est encore un mystère pour nous, d’y avoir été associés alors qu’on ne faisait pas du tout de la musique de club. Ceci dit, toute notre bande de copains de l’époque, Phoenix, Daft Punk, Sébastien Tellier, cultivait des univers très différents les uns des autres. On a tout de même eu beaucoup de chance d’être portés par ça : depuis Moon Safari, il n’y a pas un seul side-project dont nous sommes à l’initiative. Y compris celui-ci.” Celui-ci, c’est Le Voyage dans la Lune, deuxième séjour en territoire sélénite, planifié à la faveur d’une commande de Serge Bromberg. Grand manitou de la restauration cinématographique, le directeur de Lobster Films s’est en effet dit que, quitte à passer plus de dix ans à retaper la version colorisée du séminal court métrage de Georges Méliès, il aurait été petit bras de ne pas pousser jusqu’au bout cette logique de remise au goût du jour. Au risque que les principaux intéressés se retrouvent incriminés pour profanation. “C’était intimidant, mais on a besoin de ça. On a besoin d’excitation, de stimulation. En contrepartie, on avait carte blanche. Non seulement parce que, les délais étant très courts, on savait que personne n’allait avoir le temps de donner son avis,

mais aussi parce que Méliès n’ayant pas conçu l’original avec une bande-son, on n’avait pas l’impression de trahir un héritage. Et puis à la différence des films sur lesquels on a travaillé auparavant, le montage était fixé. C’est très déprimant pour un musicien de fabriquer une musique pour une scène et d’apprendre le lendemain qu’elle a été rallongée, qu’elle a été supprimée… Tout s’effondre, le travail effectué perd son potentiel. C’était une occasion unique qui ne se reproduira sans doute plus.” Soumis au jugement du gotha du septième art au dernier Festival de Cannes puis diffusé en avant-programme du Hugo Cabret de Martin Scorsese, le résultat laisse pourtant espérer qu’il ne restera pas sans lendemain. Esquivant les tartes à la crème inhérentes à l’exercice (“du piano bastringue, on aurait trouvé ça glauque”), soulignant le psychédélisme latent de ce film aux airs de dessin animé live, la bande originale composée par les deux Versaillais est un tel triomphe qu’on ne serait pas surpris de la voir interprétée à la Cité de la Musique. Pas mal pour deux types qui, comme la plupart de leurs contemporains, ne connaissaient auparavant de Méliès que l’image de notre satellite avec une fusée dans l’œil droit : “On connaissait le film sans le connaître. On était plus familiers avec le travail de cinéastes et publicitaires s’étant inspirés de Méliès, comme Terry Gilliam. C’était un peu poussiéreux comme cinéma pour nous, le genre qu’on regarde pour se cultiver plutôt que par intérêt. La couleur nous a donné un nouvel angle d’appréciation, et on voulait que notre musique fasse

“Méliès n’ayant pas conçu l’original avec une bande-son, on n’avait pas l’impression de trahir un héritage”

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on connaît la chanson

Megaupload, et maintenant ?

Wendy Bevan

La fermeture du site a révélé à quel point la diffusion de produits culturels en ligne peut être rentable.

de même. On voulait quelque chose de très émotionnel et artisanal, mais qui ne soit pas désuet et obsolète dans quinze ans.” Quant à l’adéquation entre ces intentions et leur concrétisation, elle tient simplement au fait que, entre les deux trips spatiaux de Godin et Dunckel, durant ces treize ans où, pour le meilleur (10,000 Hz Legend, Talkie Walkie) et pour le pire (Love 2, Charlotte Gainsbourg), ils n’ont eu de cesse de se remettre en question, l’astre préféré des amateurs de paréidolies, ce type d’illusion qui fait apparaître des visages sur des cratères lunaires, n’a pas changé : “Quand on a fait Moon Safari, on découvrait l’envers du décor. Il y avait une sorte de fraîcheur, qui par définition ne pouvait être qu’éphémère. Méliès a ramené de cette fraîcheur, de cette innocence.”

Au-delà des 13 minutes et 56 secondes de matière sonore requises, Air y a puisé de quoi signer, de marches baroques (Astronomic Club) en rêveries sidérales (Moon Fever) et de funkeries low-tech (Sonic Armada) en tubes indie-pop muets (Parade), un album magistralement fantasque et tangible. Benjamin Mialot album Le Voyage dans la Lune (EMI) www.aircheology.com

C’est exactement ce qu’on attendait : que soient saisis, chez les fourgueurs de MP3 illégaux, une poignée de berlines de luxe et quelques comptes en banque chargés de millions. Si Megaupload tire des profits colossaux de la diffusion de fichiers, pourquoi l’industrie du disque est-elle incapable d’en faire autant ? Si les majors avaient eu la présence d’esprit de mettre en ligne leur catalogue avec autant de systématisme, il y a fort à parier que le piratage aurait connu une lente érosion. Au lieu de ça, la logique répressive qui tranche la tête de tel algorithme sans proposer d’alternative n’a pour effet que de repousser les pirates vers des systèmes chaque fois plus poussés, des failles juridiques nouvelles. Laissons de côté l’argument naïf de ceux qui défendent la plate-forme en arguant qu’elle sert – aussi – les échanges légaux entre professionnels. Ce que ne saisissent pas les accusateurs, c’est que le quotidien d’un téléchargeur n’est pas simple : entre les pornos japonais livrés à la place des séries, les publicités troyennes, les fichiers corrompus et les downloads lourds qui plantent au bout de trois heures, la plupart auraient vite fait d’opter pour un téléchargement légal et fiable, fût-il raisonnablement payant. Le moteur principal du téléchargement illégal est, depuis plus de dix ans, l’absence de réponse légale appropriée, de plate-forme disposant d’un répertoire assez riche et tenant compte du fait que le coût marginal d’un fichier numérique est nul, qu’il n’y a pas de pochette à imprimer, de boîtier à façonner, de produit à acheminer. Le téléchargement illégal a grandi sur un besoin que l’industrie, malgré ses efforts récents, n’a pas jugé nécessaire de combler à temps. En 2012, l’illégal est toujours plus simple d’acquisition que le légal.

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Andy Vella

de vraies nouvelles de Blur

The Cure aux Eurockéennes

On ne compte plus les fois où un nouvel album de Blur a été annoncé. Celle-ci pourrait être la bonne si l’on en croit les déclarations de William Orbit, producteur de 13, sixième album du groupe paru en 1999. “J’étais au studio de Damon Albarn aujourd’hui. C’est probablement le plus grand paradis musical sur terre. Je vais produire quelques morceaux avec Blur la semaine prochaine. C’est mon groupe préféré de l’univers !”, a en effet révélé l’Anglais sur sa page Facebook. Ce seraient les premiers titres du groupe depuis la sortie du single Fool’s Day, que Blur avait enregistré à l’occasion du Record Store Day en 2010. www.facebook.com/WilliamOrbit

Après avoir annoncé une série de concerts en Europe qui contournait jusque-là la France, Robert Smith et sa troupe viennent de confirmer leur présence aux Eurockéennes de Belfort, qui se tiendront du 29 juin au 1er juillet 2012. Le reste de la programmation du festival sera annoncé mi-avril. www.eurockeennes.fr Fatoumata Diawara

cette semaine

J. Tillman

Fleet Foxes : la fin ? Coup de théâtre chez les renards de Seattle : à peine un an après la sortie du magnifique Helplessness Blues, le batteur J. Tillman vient d’annoncer son départ du groupe. Le barbu folk devrait ainsi se concentrer sur son travail solo, qu’il n’avait jamais abandonné depuis son arrivée au sein des Fleet Foxes en 2008.

Le rappeur d’Alençon sera au Bataclan pour cracher le venin plein d’humour de son deuxième album Le Chant des sirènes, sorti l’année dernière et déjà disque d’or. le 6 février à Paris (Bataclan)

Youri Lenquette

David Belisle

Orelsan au Bataclan

Au fil des voix, des lendemains qui chantent Court mais bon, le festival Au fil des voix offre pour sa quatrième édition un tour (des musiques) du monde avec une douzaine d’artistes qui comptent et qu’on aime : Fatoumata Diawara, JuJu, Ba Cissoko, Chet Nuneta, Sara Tavares, Aziz Sahmaoui ou la Tunisienne extatique Dorsaf Hamdani… du 2 au 11 février à Paris (Alhambra), www.aufildesvoix.com

neuf

Tom Zé Team Me

Poor Moon Elle a beau se cacher derrière la barbe, on reconnaît la voix satinée de Christian Wargo, bassiste des Fleet Foxes. C’est ce mélange de douceur et de radieuse torpeur que l’Américain cultive dans ce jardin secret, où il vit sans doute dans un tipi baba cool. Poor Moon ? Plutôt très bien luné. soundcloud.com/bella-union/ poor-moon-people-in-her-mind

Grosse sensation prévue des prochains festivals d’été, cette fanfare pop venue de Suède ignore tout de la crise et du gris, chantant à tue-tête des refrains en serpentins multicolores. Leur fougue, qui vire à la frénésie, pourrait très vite vous transformer en athlètes – et joyeux en plus. www.myspace.com/teammegjaggu

Supreme Dicks Du revival 90’s qui culminera prochainement avec la réédition des premiers disques de Will Oldham, voici la face cachée. Les Supreme Dicks étaient un très étrange groupe de proto-freak-folk, décadent, vermoulu et émouvant. Leur intégrale tient dans le coffret Breathing and Not Breathing, édité par le label Jagjaguwar. www.jagjaguwar.com

Du chérissable Brésilien, on connaît la malice. Tout avait commencé en 1968 avec Grande liquidação, rare premier album enfin réédité. Baigné dans le tropicalisme, le disque est bien de son époque : psychédélique, surréaliste et joyeux – de la pop de fête foraine visitée sous acide. Pas son meilleur disque, mais une vraie curiosité. www.mrbongo.com

vintage

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black swan

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n 2012, on va célébrer les soixante ans de carrière discographique de Bob Dylan, l’homme qui a fait entrer le folk dans l’ère pop. A l’époque charnière de ses débuts sur la scène folk de Greenwich Village, avant ses premiers enregistrements, Dylan adorait une chanteuse qu’il évoque ainsi dans ses mémoires : “Une chanteuse de blues blanche. Grande, mince, sexy et du feeling. Sa voix faisait penser à Billie Holiday, son jeu de guitare à Jimmy Reed, et elle se donnait à fond. J’ai chanté une fois ou deux avec elle.” C’était Karen Dalton, muse éphémère du Village. Alors, quand la fête à Bob sera finie, on enfilera des grosses chaussures de rando et on partira là-haut dans les montagnes, où l’air est plus pur, rejoindre le fantôme de Karen Dalton (1938-1993). Depuis sa redécouverte il y a une dizaine d’années, la folkeuse américaine est devenue un objet de culte, éclairé à la bougie. Une petite flamme vacillante, entretenue année après année au gré d’enregistrements tirés de l’oubli. Il y eut d’abord la réédition de ses deux albums studios officiels, It’s So Hard to Tell Who’s Going to Love You the Best (1969) et In My Own Time (1971), deux chefs-d’œuvre en péril de folk-blues où l’on découvrait la voix incroyable, éreintée et cotonneuse, de Karen Dalton. A l’époque, ces deux albums n’ont pas lancé sa carrière. La chanteuse avait la réputation d’être mal à l’aise en studio

Courtesy of Dan Hankin

Sans Karen Dalton, sans doute pas de Cat Power, de Joanna Newsom, d’Alela Diane… On réédite un album rare de l’ancienne muse de Greenwich Village, morte du sida sur un trottoir de New York en 1993.

comme sur scène. Elle préfèrait jouer comme on respire, chez elle, à Summerville, dans le chalet sans eau courante du Colorado où elle s’était réfugiée avec son mari dans les années 60. Elle avait choisi la réclusion, le retour à la source, la musique plutôt que son business. Les trois disques d’enregistrements inédits exhumés depuis 2007 (Cotton Eyed Joe, The Loop Tapes et aujourd’hui 1966) documentent la musique sans apprêts de cette fée du logis. Des trois, 1966 est le plus beau. D’abord, et c’est rare, on y découvre des photos en couleur de la chanteuse. La clope au bec, une grosse guitare douzecordes ou un verre à la main. Même en couleur, Karen Dalton n’a pas l’air de péter la forme, convalescente éternelle, la mine défaite. Mais les quatorze chansons de 1966, c’est l’étalon-or, à peine sorti de la mine, du folk américain.

sa voix a le pouvoir de ralentir le temps, d’évoquer l’arte povera du folk

Elles ont donc été enregistrées à domicile, sur un magnéto portable, par un ami de passage. Des traditionnels (Katie Cruel, Mole in the Ground, Green Rocky Road…), quatre chansons de Tim Hardin, une autre de Fred Neil, des blues de filles perdues empruntés à Ma Rainey et Billie Holiday… Karen Dalton n’écrivait pas de chansons. Pure interprète, elle délivrait le répertoire dans une complainte limoneuse, en lambeaux faisandés. Sa voix a le pouvoir de ralentir le temps, d’évoquer l’arte povera du folk, comme on avait dû le jouer pendant des siècles, avant l’électricité, les enregistrements et les soins dentaires. Ce n’était pas un revival, mais la fin de quelque chose. Une immense tristesse suinte de ces chansons. A l’heure où Dylan était devenu une pop-star, l’inconsolable Karen Dalton annonçait le chant du cygne du folk américain. Et plus personne n’a chanté comme ça après elle – à part Cat Power, parfois. Stéphane Deschamps album 1966 (Delmore Recording Society/Pias) www.delmorerecordings.com 1.02.2012 les inrockuptibles 87

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une éducation anglaise Grande gagnante du récent concours InRocKs Lab & Levis, la Française Owlle est partie en Angleterre enregistrer avec le producteur David Kosten. Tempête et Soupe aux choux : souvenirs de campagne.



imanche 1er janvier, 20 heures. Pendant que d’autres finissent égoïstement les restes de dinde et de macarons pistache vautrés devant La Grande Vadrouille, Owlle, lauréate inRocKs Lab 2011, attend à la gare du Nord. France Picoulet, compositricechanteuse, revient tout juste d’un grand bol d’air dans la Drôme, prête mais anxieuse à l’idée d’enregistrer – c’est une partie de sa dotation – avec un producteur réputé, David Kosten (Bat For Lashes, Chew Lips, Everything Everything…). Deux jours plus tard, on part vers l’Oxfordshire pour s’isoler dans un studio en campagne anglaise.

les notes d’Owlle tombent comme des taches d’encre sur la piste 22, tel un test de Rorschach sur du papier

Entre-temps, déjà moins timide, Owlle a apprivoisé Kosten, en communiquant via un logiciel de traduction ! Sur la route, la tempête est dantesque et nous évitons de justesse un énorme camion-citerne rempli de Marmite, fameuse sauce brune à étaler sur les toasts. Les Anglais ne rigolent assurément ni avec la pluie, ni avec le petit déjeuner. On parvient enfin au studio Angelic : cadre certes bucolique et champêtre mais également sans réseau 3G. Mort aux geeks. Cette ancienne ferme restaurée, et louée par un musicien de Jamiroquai, est une caverne d’Ali Babacool, abritant une invraisemblable colonie de synthés : Dulcitone, Roland, Korg, Casio, orgue… Rapidement, les premières prises sont exécutées, selon un protocole singulier. Bidouillant son Blackberry,

Kosten se lève comme un professeur en pleine interrogation écrite, parcourt les rangs, attrape un instrument et enfante une nouvelle piste. Puis il se rassoit, refoulant sa crise de créativité, et recommence à tripoter modestement son smartphone. Un peu plus tard dans la nuit, c’est au tour de France d’aller au tableau. Enfermée dans une pièce du studio avec un historique clavier Dulcitone, elle improvise à la demande de David. Ses notes tombent comme des taches d’encre sur la piste 22, tel un test de Rorschach sur du papier. La répétition et l’attente la plongent en transe. Empilant les pistes, David donne progressivement vie aux morceaux. Le lendemain, Ben Christophers, notamment guitariste de Bat For Lashes, vient effectuer

quelques prises. Ses improvisions font danser l’équipe d’allégresse et on en profite pour faire découvrir La Soupe aux choux à David Kosten : ça n’a pas de prix. Imperturbable, il continue de nous présenter ses jouets, comme ce Casio qui transmute la voix en une multitude de notes métalliques. En fin de journée, il vide le studio pour que la prise de voix de Owlle se fasse dans la plus grande intimité. Après encore quelques mugs de caféine et une demi-douzaine de lignes de basse au synthé Jupiter-8, on se quittera sur un cours d’argot et un double chocolate pudding, plus communément appelé “suicide collectif”. Quelques jours plus tard, on retrouve Owlle, à peine rentrée de Londres. Sur les trois titres travaillés, celui intitulé Disorder lui semble le plus abouti. Des ambiances tribales et de longues reverbs ont été rajoutées grâce à des filtres 80’s : l’onirisme au service du dance-floor. Les deux autres pistes, Free et Silence, ont été arrosées d’engrais, développant un côté beaucoup plus organique, mais le mix est encore loin d’être terminé. Avant de s’enfuir en K-Way panthère vers la laverie automatique, elle nous remet un plein sac de souvenirs de Londres : des images volées et des anecdotes à déguster sur le site LesInRocKsLab. Prochain rendez-vous : le 15 février à l’Alhambra pour la soirée finale de cette édition 2011 du concours, en compagnie notamment de Clap Your Hands Say Yeah. Abigaïl Aïnouz www.lesinrockslab/owlle concert le 15 février à Paris (Alhambra), avec Théodore, Paul & Gabriel et Clap Your Hands Say Yeah

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Ted Newsome

A.A. Bondy Believers Fat Possum/Pias Venu d’Amérique, du folk de la nuit qui parle au cœur. endant dix ans, comme (Figure 8 et Either/Or). Héritier l’ami Elliott Smith jadis de Leonard Cohen et de avec Heatmiser, l’Américain Townes Van Zandt, Bondy y joue Auguste Arthur Bondy le folk de l’ombre, celui des a évolué au sein d’un groupe road-trips nocturnes et des peines protogrunge. Passé inaperçu de cœur. Chant, arrangements : de ce côté de l’Atlantique, Verbena ici tout est modeste, humble, a publié une poignée de disques sans artifices (Skull & Bones, Surfer plus ou moins dispensables. King ou encore le formidable titre Comme l’ami Elliott Smith aussi, d’ouverture The Heart Is Willing). c’est en se lançant dans une course Conseil à tous ceux qui ont en solitaire que le musicien succombé aux disques de Cass a commencé à faire des miracles. McCombs : ce A.A. Bondy, Depuis 2007, Bondy signe s’il était évalué par vos agences de de jolis recueils de country-folk notation, obtiendrait immédiatement mélancolique. Believers, troisième le triple A. Johanna Seban volet de cette œuvre discrète, a bénéficié de la production www.myspace.com/aabondy de Rob Schnapf, ancien fidèle, en écoute sur lesinrocks.com avec décidément, de l’ami Elliott Smith

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Chris Isaak Beyond the Sun Vanguard/Warner

Chris Isaak reprend religieusement le catalogue dingue du label Sun. Le label Sun portait bien son nom, des reprises qui tiennent plus foyer originel et central de de l’imitation que de la promesse la galaxie du rock. L’écurie de Sam du titre de l’album : il ne va pas Phillips a découvert Elvis, Johnny “au-delà” de l’astre mythique, mais Cash, Roy Orbison ou Jerry Lee en plein dedans. Chant hoquetant Lewis, produisant un style sonore ou velouté, piqûres de guitares inouï. Echo mystérieux, pureté acides, légère reverb, couplets virginale, sauvagerie sexuelle pailletés et refrains gomina, du chant : les singles Sun il ne manque rien dans semblaient provenir de quelques cet exercice d’admiration, sauf limbes vaudoues, des profondeurs la magie originelle et l’érotisme lointaines d’un train fantôme, du surgissement novateur. d’une Amérique invisible. Un plaisir décontracté, sans Amoureux de longue date du label aucun enjeu. Serge Kaganski de Memphis, Chris Isaak revisite www.chrisisaak.com ici le catalogue chéri, pour 1.02.2012 les inrockuptibles 89

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The Big Pink Future This 4AD/Beggars/Naïve

Rodrigo Y Gabriela And C.U.B.A

Un second album qui offre une fin ouverte. Sur l’abîme. Les grands albums sont toujours dans l’anticipation. Sans complexes ni limites, ils investissent les zones d’ombre pour définir une réalité prochaine. The Big Pink souhaiterait entrer dans cette mouvance et réinventer l’espace. Malheureusement pour eux, leur electro-pop faussement innocente se love dans les règles établies, à défaut de pouvoir les renverser. Le duo superpose beaucoup d’épaisseurs de son et s’engouffre dans une grandiloquence gratuite et éphémère. On le répète : les plus beaux albums ouvrent toujours une porte vers l’éternité. Maxime Delcourt

Area 52

Desmond Muckian

Rubyworks/Because

Professor Green At Your Inconvenience EMI Protégé de Mike Skinner, le rappeur cockney explose – et reprend les Pixies. es assauts de Dizzee Rascal, Tinie Tempah ou Plan B à la tête des charts britanniques ont eu raison, ces dernières années, des complexes du rap national. A l’ombre du grand frère ricain, les champions locaux ont longtemps eu la testostérone contrariée par les musiques de club, de l’acid-house au UK garage, dans lesquelles ils trouvaient des sources de sueur et de suavité. “Pro” Green réconcilie aujourd’hui Albion et son oncle d’Amérique, The Streets et Eminem, inventivité et force de frappe. Entouré de la crème du dubstep et de la drum’n’bass (16bit, Camo & Krooked), le Londonien réalise un album couillu, lunatique aussi, ambiance Kid Cudi (Today I Cried). Au simple trop simplet (le très guimauve Read All about It), on préfère Spinning out, vraie-fausse reprise de Where Is My Mind? de Pixies, plus fight (club) que surfeur (rosa), à laquelle le featuring de Fink apporte une touche intimiste.

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Gaël Lombart www.professorgreen.co.uk en écoute sur lesinrocks.com avec

Le duo mexicain se prend pour Bip Bip et se vautre comme le Coyote. Il y a une poignée d’années, le duo mexicain Rodrigo Y Gabriela faisait sensation en jouant à toute vitesse un genre de metal latin acoustique plutôt inédit. La plaisanterie dure, de moins en moins drôle à chaque album. Peut-être inspirés par leur participation à la BO du dernier Pirate des Caraïbes, ils ont enregistré le nouveau à Cuba avec un orchestre local. Et le résultat est un brouet de fusion world latine épuisant, qui survole tout trop vite sans rien explorer. Le vrai défi pour le duo serait aujourd’hui de jouer lentement, le moins de notes possible. Chiche ? Stéphane Deschamps www.rodgab.com

www.musicfromthebigpink.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Mi & L’Au If Beauty Is a Crime Alter K La pop glaciale du duo finno-français se réchauffe. Un peu. If Beauty Is a Crime… Serait-ce sa beauté tragique, récalcitrante à s’offrir au touriste, que Mi & L’Au paierait au prix fort d’un anonymat exaspérant ? Car là où d’autres artistes européens à voix de grands froids et mélodies jansénistes – de Soap & Skin à Agnes Obel – ont rompu la glace avec le grand public, ce duo finno-français continue d’errer seul, impuissant à réchauffer sa pop pourtant de plus en plus luxueuse et ouverte. Partie d’une cabane en rondins finlandaise, elle habite désormais en ville, passant du minimalisme d’un duo ankylosé à la luxuriance d’un orchestre symphonique sous tension. Valse épuisée, torch-songs qui charbonnent, dance-music tétanisée par le crépuscule : c’est la BO des nuits pâles que compose ce duo qui fait son cinéma en noir et blanc. Mi & L’Au dédient leur album à François de Roubaix, l’homme qui a composé la BO d’une série intitulée La vie commence à minuit. L’heure où démarre cette musique. JD Beauvallet www.myspace.com/miandlauspace

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Zebda Second tour Barclay/Universal

Ils renfilent la chemise et repartent au front, en grognards du poil à gratter. Plus d’un septennat de silence, et la conviction qu’il est urgent, à quelques encablures des urnes, de ne pas s’assoupir : Zebda repasse les plats d’une motivation intacte, de convictions éternelles. Les trois voix s’entrelacent comme jamais (et comme les trois coureurs de fond, Zátopek, Mimoun et Schade, de la pochette) pour, sur l’appui de l’éternel reggaerock tressautant en mode rap, interroger la culture officielle, les porteuses de voile ou l’ozone qui en tient une couche. Libertaires et riches d’une inédite pudeur poétique, Magyd, Mustapha et Hakim chantent le droit à la paresse et mettent l’accent (du Sud) sur une liberté qui ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Mobilisateur.

Los Angeles 1979

David Arnoff

Christian Larrède www.zebda.fr en écoute sur lesinrocks.com avec

The Cramps File under Sacred Music – Early Singles 1978/1981 Munster/Differ-ant Réédition faramineuse des premiers singles des Cramps : le rock’n’roll à l’état impur. n ce moment, à la télévision, une publicité pour poli, joli. Jon Spencer excepté, on n’a pas souvent eu un gros véhicule asiatique utilise en bande-son l’occasion de grimper aux rideaux, le diable aux trousses, le Human Fly des Cramps, rendu présentable par le feu au ventre, la peur aux tempes. une reprise mi-molle d’Hanni El Khatib. Comment Bien sûr, il y a eu de bons singles de rock’n’roll des introduit-on une chanson des Cramps à la télévision cavernes depuis, éparpillés entre White Stripes, Black Keys française ? En l’émasculant. En la castrant de son érotisme ou Black Lips pour ne citer qu’eux. Mais quel groupe exorbitant, de sa saleté repoussante, de son effronterie peut revendiquer une brochette de premiers singles supérieure, de son électricité vérolée, de ses manières aussi terrifiante, bordélique, jouisseuse et cataclysmique gougnafières, de sa folie sans collier. Pour rendre que celle présentée ici par les Cramps en trois ans ? les Cramps présentables, il faut donc les “décrampser” Reprises fondues en originaux ou originaux honteusement jusqu’à l’os : autant demander à Céline d’écrire pour Okapi. chouravés sur les ruines de rock, on retrouve là Surfin’ Bird, Un ami, perdu de vue depuis le début des années 80, Human Fly, Garbage Man, Goo Goo Muck ou The Crusher. me demandait récemment si j’écoutais toujours des trucs Soit les saintes écritures d’un rock de série Z (comme zob), “comme les Cramps”. Je n’ai jamais écouté de trucs atteignant une intensité, une gravité, une sauvagerie “comme les Cramps” : j’ai écouté les Cramps. Et assisté et une loufoquerie qu’eux seuls savaient équilibrer. à des concerts absolument inouïs, sauvages, dangereux, Cette belle compilation est titrée “Rangez dans le bac sans limites. C’était Elvis, plein de vice : tout le rock’n’roll musiques sacrées”. On peut aussi la ranger avec contenu dans un petit string de cuir, au bord les musiques massacrées. JD Beauvallet de l’explosion. Dans le genre rock’n’roll abrupt et malade www.thecramps.com de la braguette, tout sembla tiède ensuite, convenu,

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Ba Cissoko Nimissa Cristal Records/

Mads Perch

Harmonia Mundi

Leila U&I Warp/Differ-ant Retour de l’électronicienne surdouée avec un album âpre, machiniste et sombre. Et si c’était ça, la fin du monde ? n n’attend jamais turbulente et obsédante), une nouvelle fois réellement un entre deux mantras renouveler le vocabulaire retour de Leila, obscurs (la très carrée classique des machines, la tête chercheuse, Activate I, la minimale la mécanique électronique la songeuse libre, et folle (Disappointed Cloud) et les géométries l’électronicienne surdouée, Anyway), émergent synthétiques, en leur la copine de Björk, l’une pourtant, parfois, quelques jetant au visage une belle des perles du label Warp, rayons plus chauds dose d’acide et de bile, responsable d’un premier (la magnifique Eight, en prenant leurs mauvais album révolutionnaire le très efficace minitube airs aux abysses, en (Like Weather en 1998). On discoïde Boudica), d’ultimes s’aventurant dans le noir. n’attend jamais réellement traces d’humanité : U&I est un disque corrosif, son retour : on sait qu’elle dur, anguleux, âpre, sombre. la beauté choquante est là, toujours, quelque de la destruction totale Une œuvre belle et part dans les limbes, et celle, fascinante, désolée, un avant-goût de à penser à l’avenir, à lui de la renaissance. fin du monde organique. confectionner des cocons, Dans un ordre inédit. U&I incarne Thomas Burgel à lui imaginer des formes. les rêves tordus d’un Celles de U&I, en microprocesseur warp.net/records/leila grande partie coécrit et râlant ses derniers bits, chanté par un autre très ce qui se passerait si doué, le Berlino-Américain les ordinateurs entraient Mt. Sims, ne ressemblent en rébellion contre l’âme une fois de plus pas humaine. Il est le discours à grand-chose de connu, et sauvage, radical, punk, certainement pas à celles que tiendrait une cartede ses prédécesseurs mère si on lui octroyait plus colorés. La princesse, la conscience. De ces c’est son habitude, cendres postapocalyptiques sa raison d’être, a su (Welcome to Your Life,

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Hypnotique et sans frontières, un album parti d’Afrique pour tout réchauffer. Quatrième album d’un musicien guinéen griffant désormais sa kora sous le soleil marseillais, Nimissa est un feu d’artifice, oscillant de ce reggae qui nous fit tant aimer Alpha Blondy aux bavardages ondoyants d’une guitare wah-wah sous l’influence d’Hendrix. Le groove implacable stimule un griot qui revendique ses racines, le funk imperturbable réunit Afrique de l’Ouest et Occident, Jamaïque et swing new-yorkais, et mêle ska, rumba congolaise ou soul dans la même jubilation. Avec l’assistance du producteur Philippe Eidel (Khaled), Ba Cissoko élève à hauteur de l’un des beaux-arts cette capacité à la flamboyance hypnotique. Cette première merveille de l’année n’offre pas un album africain de plus mais une musique à notre intention, où que nos valises soient posées. C. L. concert le 2 février à Paris (Alhambra, festival Au fil des voix) www.myspace.com/bacissoko en écoute sur lesinrocks.com avec

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Oddfellow’s Casino The Raven’s Empire Nightjar Records

La pop excentrique et ambitieuse d’un doux illuminé de Brighton. David “Dr” Bramwell enseigne indifféremment les maths et la musique dans une école de Brighton, rappelant les liens intimes des deux expressions, pareillement poétiques. Disciple de Robert Wyatt pour

cette voix qui apaise les épines ou de Talk Talk pour cette façon de s’évader du champ, d’exploser les coutures du décor, il est un authentique excentrique anglais, évadé d’une comédie musicale à inventer. Divorcé de son époque pour incompatibilité d’humeur, d’humour et de tempo, il ne possède pas de télé mais une longue-vue pour observer les oiseaux. Et des amis partageant ce besoin urgent d’utopie :

une fanfare de cuivres et de cordes l’accompagne sur ce quatrième album nettement plus sévère, où la joliesse, la flamboyance et la béatitude font place à un psychédélisme décoloré, à des douches froides, voire acides. Toujours la même grandeur, mais sans le flegme, à l’image du somptueux mais inquiet We Will Be Here. JD Beauvallet www.oddfellowscasino.co.uk

Nada Surf The Stars Are Indifferent to Astronomy City Slang/Pias Retour brillant des New-Yorkais, avec une power-pop qui remplace le Redbull. près un superbe album de reprises (If I Had a Hi-Fi), les New-Yorkais replongent leur power-pop dans un contexte idéal : une salle de répétitions à l’acoustique perturbée par les rumeurs d’un bar situé à l’étage inférieur. Afin de retrouver la fraîcheur et l’énergie de ses prestations publiques, le groupe convie le guitariste Doug Gillard (désormais invité permanent), Martin Wenk de Calexico et le producteur Chris Shaw (Wilco). L’ordre de bataille (lâcher la bride à l’ironie facile, courtiser la spontanéité de refrains addictifs) est scrupuleusement suivi et affronte avec bravoure la fatalité de la jeunesse

www.nadasurf.com Peter Ellenby

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enfuie et la perte des espérances qui va avec. Surtout, les dix titres démontrent à chaque mesure la capacité de Nada Surf à trousser des mélodies futées, grâce à une science de l’énergie sans brutalité et une synthèse en grand écart (des sixties foisonnantes à l’indie-rock en passant par l’instantanéité du punk). Comme dans chaque album du groupe, on bénéficie de la meilleure chanson des Byrds depuis Fifth Dimension (ici Jules and Jim) et d’une considérable collection d’instants de grâce (No Snow on the Mountain en tête de liste). Christian Larrède

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Danny Clinch

Bruce Springsteen We Take Care of Our Own Sony Music Entre l’euphorie de la mélodie et la noirceur du texte, un curieux chaud-froid. e n’est pas parce que son ce single. Pour son texte alors ? prochain album s’intitule Apre et ultraréaliste, il tombe Wrecking Ball (cette énorme les lunettes roses de la musique boule métallique utilisée pour regarder l’Amérique en face, pour démolir les bâtiments) lui rappeler quelques leçons que Springsteen devait se sentir patriotiques de collectivité, obligé de sortir un single avec cette économie de langage brise-burnes. Une mélodie qui rend si glaçante l’amertume passe-partout et accroche-nulle du constat. “Où est la promesse ?”, part, à la joie obligatoire, se lamente Bruce. Le premier une batterie disproportionnée : qui repond “Dans ton cul” ce n’est résolument pas pour n’a malheureusement pas tort, sa musique (où brille le silence sur le fond. JD Beauvallet de son saxophoniste Clarence Clemons) que l’on adoptera www.brucespringsteen.net

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Air Bag One Sweet England Un trio français dont on n’a pas fini de parler – et pas qu’ici, comme l’a récemment confirmé une courte tournée anglaise. Ils ont également tourné avec les Maccabees, et ce n’est pas un hasard : même fougue, même maniaquerie mélodique, même sens du détail. Ne reste qu’à gommer quelques manières. vimeo.com/channels/airbagonetv

Manceau Caught by the Fuzz Le premier single de Supergrass s’offre une nouvelle jeunesse avec les Rennais de Manceau. Le titre, qui veut dire “Chopé par les flics”, s’habille d’arpèges délicats pour une pop élevée en pleine liberté. Nous aussi, on s’est fait avoir. www.youtube.com

Charlie Winston & Medi Lonely Boy Alors que les vainqueurs du concours Black Keys organisé par les inRocKs Lab viennent d’être annoncés, on découvre avec bonheur la reprise de Lonely Boy par Charlie Winston et Medi qui se sont, pour l’occasion, prêtés au jeu de la parodie vidéo. La classe. www.lesinrocks.com/lesinrockslab

Ma Radio Star Blue Tubby Monday L’étrange voyage d’une chanson désormais universelle, partie des frimas de Manchester pour finir alanguie en Normandie après un passage enfumé à la Jamaïque. Le Blue Monday de New Order finit ainsi en dub old-school à la King Tubby, digne des meilleurs coffrets sixties du label Trojan. soundcloud.com/maradiostar-1/blue-tubby-monday 96 les inrockuptibles 1.02.2012

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dès cette semaine

23/3 Nyon, 24/3 Lille, 31/3 Paris, La Défense Gotye 1/3 Paris, Bataclan

18/2 Arles, 19/2 Marseille, 23/2 Chabeuil, 24/3 Lyon Feist 21/3 Paris, Zénith, 22/3 Lyon, 23/3 Lille Thomas Fersen 5/3 Paris, Olympia Festival Montpellier à 100% du 1er au 11/2 à Montpellier avec Brigitte Fontaine, Cheveu, Hoquets, Yeti Lane, etc. First Aid Kid 22/2 Paris, Point Ephémère Sallie Ford 5/2 Lille, 7/2 Paris, Divan du Monde, 8/2 Laval, 9/2 La Rochelle, 11/2 Salonde-Provence, 12/2 Grenoble, 14/2 Angers, 15/2 Nantes, 16/2 Rouen, 17/2 ClermontFerrand, 18/2 Bordeaux, 19/2 Cognac Frànçois & The Atlas Mountains 13/2 Paris, Café de la Danse Friends (+ Theme Park) 1/2 Paris, Flèche d’Or Future Islands 3/3 Paris, Petit Bain, 4/3 Caen, 5/3 Tourcoing Gauntlet Hair 16/2 Paris, Flèche d’Or, 17/2 Saint-Malo General Elektriks 8/2 Paris, Cité de la Danse, 9/2 Paris, Maroquinerie, 10/2 Paris, Gaîté Lyrique, 12/2 Paris, Nouveau Casino, 1/3 Montpellier, 2/3 Mâcon, 3/3 Rumilly, 9/3 Niortsur-Erdre, 16/3 Nice, 17/3 Marseille,

Is Tropical 16/2 Paris, Nouveau Casino Sharon Jones & The Dap-Kings 12/3 Paris, Cigale Juveniles 17/3 Paris, Point Ephémère (avec Sarah W_Papsun) Miles Kane 3/2 Paris, Olympia, 4/2 Paris, Zénith Kasabian 28/2 Lille Keren Ann 13/2 Paris, Trianon Kim Novak 4/2 Le Mans, 9/2 Lyon, 11/2 Aurillac, 29/2 HérouvilleSaint-Clair, 3/3 Vannes, 4/3 Caen

Mondkopf 9/2 Montpellier Money (+ Slime + Fall On Your Sword) 24/2 Tours, 25/2 Nantes, 26/2 Bordeaux Moriarty 12/2 Nanterre, 16/2 Poitiers, 17/2 Bergerac, 18/2 Biarritz, 29/2 Cherbourg Jean-Louis Murat 13/3 Luxembourg, 15/3 Genève, 16/3 BourgoinJallieu, 30/3 Saint-Brieuc Mustang (+ Bolik, Bruxelles & Niandra Lades) 2/2 ClermontFerrand Nada Surf 11/2 Lille, 14/2 Paris, Bataclan, 15/2 Bordeaux, 16/2 Toulouse, 20/2 Lyon

Nasser 4/2 Terville Noel Gallagher’s High Flying Birds 6/3 Paris, Grand Rex Les Nuits de l’Alligator du 8 au 24/2 à Paris avec Lindi Ortega, Hanni El Khatib, Dirty Beaches, Kitty, Daisy & Lewis, Two Gallants, Sallie Ford, Possessed By Paul James, etc. Orelsan 6/2 Paris, Bataclan Other Lives 23/3 Paris, Café de la Danse Owlle 10/2 Saint-Avertin, 15/2 Paris, Alhambra, 13/3 Angoulême Petit Fantôme 3/3 Lorient, 15/3 Amiens

Porcelain Raft 14/3 Bordeaux, 15/3 Paris, Cigale, 16/3 Metz Radiohead 10/7 Nîmes Real Estate 23/2 Paris, Nouveau Casino Rivulets (+ Dempster Highway) 2/2 Lyon La Route du rock – Collection d’hiver le 15/2 à Rennes & du 17 au 19/2 à Saint-Malo avec Baxter Dury, Loney Dear, Caveman, Soap&Skin, Gauntlet Hair, S.C.U.M., etc. Raphael Saadiq 9/3 Paris, Olympia SBTRKT 15/2 Tourcoing, 16/2 Nantes,

en location

17/2 Paris, Machine, 18/2 Strasbourg Shabazz Palaces 18/2 Roubaix The Shins 26/3 Paris, Bataclan The Shoes 10/2 Saint-Brieuc, 13/6 Paris, Olympia Skip The Use 9/2 SaintEtienne, 10/2 Grenoble, 16/2 Nice, 17/2 Arles, 18/2 Marseille, 2/3 Metz, 3/3 Cambrai, 16/3 Caen, 17/3 Les Herbiers, 22/3 Paris, Bataclan

Inrocks Indie Club février Avec cette première édition de 2012, l’année commence très fort, avec le rock tranchant de Wild Flag (photo) et de Peggy Sue, les survoltés Toybloïd et la power-pop couleur d’été d’Appletop. Un bon remède contre l’hiver. 4/2 Paris, Flèche d’Or Trombone Shorty 28/2 Lyon, 29/2 Paris, Bataclan

We Have Band 1/3 Paris, Maroquinerie Jonathan Wilson 4/2 Lille

Tindersticks 5/3 Paris, Trianon

Twin Twin 8/2 Paris, Bataclan

Trailer Trash Tracys 21/2 Paris, Point Ephémère

The War On Drugs 21/2 Paris, Maroquinerie

WU LYF 8/3 Paris, Bataclan Youth Lagoon 25/2 Paris, Point Ephémère

Little Dragon 21/2 Paris, Gaîté Lyrique The Maccabees 10/2 Paris, Maroquinerie Florent Marchet 1/2 Noisy-le-Sec, 2/2 Barentin, 3/2 Coutances, 4/2 Guyancourt, 5/2 BasseGoulaine, 9/2 Niort, 14/2 Champignysur-Marne, 17/2 Bastia, 9 & 10/2 Genève Jono McCleery 3/2 Saint-Avé Megafaun 15/2 Paris, Café de la Danse Metronomy 3/3 Paris, Zénith Miossec 1/2 Toulouse, 2/2 Nice, 3/2 Marseille, 4/2 Montpellier, 7/02 Lyon, 8/2 ClermontFerrand, 10/2 Nantes, 11/2 Angers, 23/2 Nogentle-Rotrou, 24/2 Rouen, 25/2 Brest Connan Mockasin 24/3 Paris, Boule Noire, 25/3 Paris, Cigale

aftershow

Katya Mokolo

Battant 2/2 Paris, Maroquinerie, 3/2 Bordeaux, 4/2 Roubaix, 30/3 Lyon Andrew Bird 6/3 Paris, Cigale, 8/3 Bruxelles Birdy Nam Nam 16/3 Le Mans Breton 1/4 Roubaix, 3/4 Paris, Point Ephémère, 4/4 Strasbourg, 10/4 Rouen Buraka Som Sistema 1/3 Paris, Gaîté Lyrique Cascadeur 2/2 Ris-Orangis Chairlift 28/2 Strasbourg, 29/2 Paris, Maroquinerie Daniel Darc 1/2 Saint Avertin, 2/2 SaintEtienne, 17/2 Barentin, 28/2 Nantes, 29/2 Ramonville, Das Racist 2/3 Nantes, 3/3 Rennes, 9/3 Montpellier, 10/3 BourgoinJallieu, 11/3 Paris, Maroquinerie, 24/3 Reims, 27/3 Poitiers Dillon 21/3 Lorient, 22/3 Nantes, 23/3 Laval, 24/3 Paris, Théâtre de la Cité internationale, 25/3 Rennes, 29/3 Grenoble, 30/3 Mâcon Dirty Beaches 15/2 Amiens, 16/2 Roubaix, 17/2 Tours, 18/2 Montpellier, 19/2 Paris, Maroquinerie, 20/2 La Rochelle Django Django 14/2 Paris, Boule Noire The Drums 2/3 Paris, Bataclan, 3/3 Tourcoing (avec Chairlift) Dum Dum Girls 22/3 Strasbourg Earth 15/3 Paris, Maroquinerie, 16/3 Bordeaux, 21/3 Lyon Matt Elliot 8/2 Pau, 9/2 Bayonne, 10/2 Bordeaux, 17/2 Grenoble,

nouvelles locations

Woodkid le 24 janvier à Paris, tour Eiffel Autant vous dire que tout le monde s’est mobilisé pour aller voir Woodkid jouer au premier étage de la tour Eiffel – enfin au moins parmi les veinards qui avaient été invités. Après une courte attente devant des ascenseurs bloqués par la pluie, c’est toute une petite troupe heureuse qui monte assister à la première performance live à Paris du kid que tout le monde s’arrache (et que Public cherche à caser avec Lana Del Rey, hi hi). L’orchestre déboule (cuivres, tambours, violons, Guillaume Brière) et, après deux ou trois minutes de chauffe sur une musique de chasse, le chanteur déboule. Ça commence avec Golden Age, morceau-titre de l’album à venir, que Woodkid exécute avec une dextérité vocale incroyable – c’est ce qui nous marquera tout au long de ce show. A l’aise au milieu de son crew (cuivres, tambours, piano), il déroule les titres de son premier ep (Brooklyn, Baltimore Fireflies) avec une habileté rare et livre une version au cordeau de son prochain single, le très dansant Run Boy Run. C’est d’ailleurs en derviche-tourneur que Woodkid termine son hit Iron, faisant probablement bouger de quelques pouces l’édifice construit par Gus Eiffel. Et c’est dans un climat de fête que s’achèvera ce concert, sur des titres que personne n’avait encore entendus – à part le groupe. Il est 22 heures, le show se termine. La tour Eiffel peut s’éteindre, Woodkid lui a piqué la lumière. Pierre Siankowski 1.02.2012 les inrockuptibles 97

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Vladimir Poutine, dans la ligne de mire

de Potemkine à Poutine Moscou sera la ville invitée du Salon du livre mi-mars. Qu’elle évoque le passé soviétique ou le régime actuel, la littérature russe nous donne de ses nouvelles à travers plusieurs livres qui se collettent avec la face sombre du réel.

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’immensité sibérienne pour prison. Le froid, la faim, les travaux forcés qui transforment en bête de somme, déshumanisent et tuent à plus ou moins long terme. Cette réalité du goulag a été racontée par des zeks, les détenus de ces camps, que ce soit Alexandre Soljenitsyne dans Une journée d’Ivan Denissovitch et L’Archipel du Goulag, Varlam Chalamov dans Récits de la Kolyma ou Evguénia Guinzbourg dans Le Vertige. Il nous est aujourd’hui donné d’appréhender cette histoire à travers un autre point de vue : celui d’un gardien. En 1935, Ivan Tchistiakov est envoyé en Sibérie pour surveiller un camp de travail sur le chantier de la voie ferrée Baïkal-

Amour (un BAMlag). Ce Moscovite, un homme ordinaire, devient contre son gré un rouage du régime de terreur soviétique. Pendant les quelques mois qu’il passe dans cet enfer, il tient un journal. Ecrire pour survivre au vide, au chaos, à ce “parfait cauchemar, insensé, monstrueux”. Des jours d’ennui aliénants, les cheveux collés au front par le gel et la crasse qui adhère au corps ; des nuits passées à courir après des fuyards : “C’est ainsi que se présentent mes journées. Chacune est un monument funéraire à ma vie.” Tchistiakov en vient à remettre en cause les piliers de l’idéologie communiste, comme le stakhanovisme ou l’émergence de l’homme nouveau. Il trouve refuge dans la littérature, cite Pouchkine ou écrit de brefs poèmes désespérés. Le plus saisissant à la lecture de ce Journal d’un gardien du goulag, c’est de constater la communauté de destin avec les prisonniers. Les conditions de vie du gardien sont à peine meilleures que celles des détenus et, comme eux, Tchistiakov ne rêve que d’une chose : fuir. Avec ce témoignage, on bascule dans la “zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des

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en marge Moscou-Paris Une vague russophile déferle sur la France. Après le succès de Limonov d’Emmanuel Carrère, la passion transsibérienne chantée sur tous les tons par des écrivains comme Maylis de Kerangal et Dominique

Fernandez, se tenaient les 28 et 29 janvier derniers les Journées du livre russe, en présence d’écrivains tels que Zakhar Prilepine, Vladimir Sorokine, Léonid Guirchovitch… Moscou sera la ville

esclaves”, évoquée par Primo Levi, “une zone de collaboration sans laquelle aucun système répressif ne saurait se maintenir”, note la traductrice Luba Jurgenson. Le régime soviétique s’est maintenu ainsi durant des décennies et, si elle s’est effondrée il y a vingt ans, l’URSS continue de travailler la littérature russe contemporaine, imprégnant les textes d’auteurs majeurs comme Vladimir Sorokine (La Glace) ou Viktor Pelevine (La Flèche jaune). Elle sert également de toile de fond à deux romans qui paraissent aujourd’hui. Dans Schubert à Kiev, l’écrivain et violoniste Léonid Guirchovitch décrit l’Ukraine de 1942, prise en étau entre le pouvoir soviétique et l’occupation allemande. En 1941, les nazis ont exécuté 33 771 Juifs de Kiev. Le massacre de Babi Yar. Quand le metteur en scène de l’Opéra découvre l’origine juive de la pianiste Valentina Maleïeva et de sa superbe fille Pania, il cherche à les faire chanter : son silence contre leurs faveurs sexuelles. Conçu comme un opéra, le roman déconcerte par son ton outrancier, bouffon et parodique. “Tout cela, c’est un peu du théâtre de marionnettes en prose”, admet le narrateur, ajoutant : “L’auteur est mort, comme on dit.” Avec lui s’est consumée une certaine tradition du roman russe, fresque aussi ample que minutieuse, avec sa myriade de personnages qui semble avoir volé en éclats en même temps que l’URSS. Iouri Bouïda, auteur de La Fiancée prussienne, paru en 2005, ne s’attaque pas frontalement au passé soviétique avec Potemkine ou le Troisième Cœur, roman fulgurant et dérangeant. Il y est question de la cavale métaphysique très dostoïevskienne de Théo, un Russe émigré en France, photographe pornographe mué en serialkiller après avoir vu Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Accompagné d’une très jeune fille unijambiste, il tente d’échapper au mal, à moins que ce ne soit à Dieu. L’épisode à l’origine du traumatisme de Théo, la mutinerie des soldats à bord du cuirassé Potemkine, est aussi un moment fondateur de la première révolution bolchévique de 1905, préfiguration de celle de 1917. Et dans ce cycle de l’histoire, la Russie de Poutine apparaît à son tour comme

invitée du prochain Salon du livre (du 16 au 19 mars). A noter également la parution, le 23 février, de Dans la maison des morts (Denoël), le livre de Mikhail Khodorkovsky, l’oligarque devenu opposant à Poutine.

un avatar de l’Union soviétique. Culte de la personnalité, pouvoir autoritaire, censure… le pluralisme de façade peine à masquer les ressemblances. Dans ce contexte, la littérature demeure une arme politique. Il n’est qu’à voir Limonov, écrivain et opposant – aux idées plus que contestables – au régime en place. C’est peut-être pour cette raison que de nombreux romanciers sont également journalistes : l’ancrage dans le réel nourrit leur propos. Julia Latynina travaille à Novaïa Gazeta, le journal pour lequel écrivait Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006. Paraît ce mois-ci Gangrène, le deuxième tome de sa Trilogie du Caucase. Le premier volet, Caucase Circus, est sorti l’an dernier. Gangrène se déroule dans la petite république fictive de l’Avarie-Dargo-Nord, pays frontalier de la Tchétchénie qui rappelle en de nombreux points le Daghestan, une mosaïque multi-ethnique explosive, téléguidée par Moscou. On y suit les faits d’armes de Djamalludin Kemirov, ancien combattant en Abkhazie, qui fait sa loi au nom d’Allah : incendies de casinos, intimidation de prostituées, destruction d’une cargaison de lessive dont les bidons arborent un cochon rose et souriant… Terrorisme, enlèvements en cascade, corruption, pétrole, kalachs et Mercos blindées, rien ne manque à cette satire haletante et ultraviolente du Caucase Nord, région emblématique de la politique poutinienne. “En s’abattant sur les montagnes, la guerre minait les usages séculaires et parachevait l’œuvre de sape du pouvoir soviétique”, écrit Latynina. Une œuvre de sape que les écrivains d’aujourd’hui comme les dissidents d’hier s’emploient à dynamiter. Elisabeth Philippe Journal d’un gardien du goulag d’Ivan Tchistiakov (Denoël), traduit du russe par Luba Jurgenson, 288 pages, 22 € Schubert à Kiev de Léonid Guirchovitch (Verdier), traduit du russe par Luba Jurgenson, 416 pages, 25 € Potemkine ou le Troisième Cœur de Iouri Bouïda (Gallimard), traduit du russe par Sophie Benech, 176 pages, 17,25 € Gangrène de Julia Latynina (Actes Sud), traduit du russe par Yves Gauthier, 528 pages, 23,80 €

trois sucres, please De plus en plus de romans anglo-saxons nous livrent tous les détails d’une scène. Nécessaire ou décoratif ? Dieu est dans les détails, comme disait l’autre. Le problème, c’est que dès lors le Diable aussi. Et pire que tout, le démon de l’ennui. C’est pourquoi il nous arrive, à certains moments, de nous ennuyer en lisant certains romans, et en particulier certains passages de certains romans anglo-saxons. Les méchantes langues diront que de plus en plus de romans américains sont écrits comme des scénarios prêts à tourner. Sans tomber dans cette paranoïa idiote, on s’interroge quand même : pourquoi les détails pullulent-ils dans les derniers romans des meilleurs auteurs américains ou anglais, par exemple chez Jonathan Franzen (Freedom) ou Martin Amis (La Veuve enceinte) ? Comme si chacun vouait une confiance totale aux détails et aux dialogues sans fin pour exprimer une situation, un état des lieux affectif, émotionnel, etc. Ainsi, si les protagonistes de ces romans (et de tant d’autres…) se lèvent un matin, rien ne nous sera épargné du goutte-à-goutte de la machine à café, ni du nombre de sucres qu’ils plongent dans leur tasse, et encore moins de leur première conversation. Et cela à peu près jusqu’à la tombée du jour. La nuit, heureusement, ils dorment. On exagère, bien sûr. Freedom est un beau roman et La Veuve enceinte un texte intéressant. Mais force est de reconnaître l’émergence de ce symptôme dans la littérature anglo-saxonne : avalanche de dialogues et de détails des plus prosaïques. Or chez Proust, qu’est-ce qui compte le plus : la composition de la madeleine ou ce qu’elle rappelle ? Et dans nos vies mêmes : nos conversations nous révèlent-elles tant que ça ou ne contiennent-elles pas plutôt qu’un infime pourcentage de ce qui nous habite, nous hante, nous constitue ?

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Jonathan Ames Une double vie, c’est deux fois mieux

Andreas von Lintel

Joëlle Losfeld, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias, 256 pages, 21,50 €

Big Apple juice Arthur Phillips tire le roman “rock” vers le haut : sur fond de BO impec, il épingle les cruautés de la vie artistique new-yorkaise avec une ironie tranchante.

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lle est rousse, racée et en route pour la gloire : tachycardie de masse et moisson de fans dans les clubs rock de Brooklyn, adoubement par le New York Times, mégabuzz sur la toile, tournée d’été en Europe. Il a le double de son âge, est né d’un mariage à trois entre un G. I. mélomane, une Française romanesque et la voix de Billie Holiday, traîne à Manhattan un deuil insurmontable et une addiction aux huit mille chansons de son iPod. De leur rencontre devrait naître une rassurante comédie romantique, aux rebondissements dorlotés par une BO de rêve – Smiths et Stones, rock indé et jazz, pop et bossa, la playlist figurant en annexe témoigne de goûts musicaux aussi sûrs qu’éclectiques. Mais si le troisième roman d’Arthur Phillips fait miroiter ces délices, il tourne le dos à leur utilisation paresseuse et campe une chanteuse et un publicitaire infiniment trop intransigeants, futés et cabochards pour se plier aux conventions d’un scénario écrit d’avance. Une simple mélodie est en effet un roman Houdini qui, débutant comme une bluette de Nick Hornby, semble devoir s’articuler autour de problématiques familières pour aussitôt se libérer des ficelles narratives par lesquelles il fait mine de se laisser ligoter, et se joue des attentes de ses héros comme de celles des lecteurs pour mieux placer la frustration au cœur de la relation artiste/fan et des rapports entre élève et mentor. Cette démarche innerve l’intrigue d’un suspense érotique constant, dont

la tension doit autant aux pièges de la communication à l’ère internet/SMS qu’à un art consommé du teasing trompeur et aux équivoques découlant de dialogues obliques et de chansons flirteuses – des chansons dont les rimes et les ruses font swinguer les pages, laissant deviner sous le romancier un songwriter émérite. En jouant ainsi la carte de la complexité, Phillips tire le roman rock vers le haut, met sa plume cérébrale au service d’entêtants refrains et épingle avec une ironie meurtrière les cruautés de la vie artistique new-yorkaise. Entre le portrait assassin d’un has been reconverti dans les arts plastiques, la semi-démence et les putes à perruques, un jubilatoire pastiche de la prose (et des poses) des rock critics et une retranscription acide du jargon pratiqué dans les temples du punk, il plonge la tribu Converse et tatouages dans un bain de vitriol digne de celui où Tom Wolfe noya autrefois les yuppies de Wall Street. On n’est donc guère étonné d’apprendre que, après avoir fait montre d’une malice telle que le titre français de son livre en devient un modèle d’antiphrase, le surdoué multicarte qu’est à l’évidence Arthur Phillips ait glissé dans son tout nouveau roman (The Tragedy of Arthur) une pièce inédite de Shakespeare, dont les plus sourcilleux spécialistes de théâtre élisabéthain saluent eux-mêmes la tenue. Bruno Juffin Une simple mélodie (Cherche Midi), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Ochs, 496 pages, 21 €. En librairie le 16 février

La nouvelle à l’origine de la série Bored to Death consignée dans un recueil caustique. Pour les fans de la série culte Bored to Death, Jonathan Ames est brun, chevelu et galère à Brooklyn. Dans la vie réelle, le même Jonathan Ames est l’auteur blond – quoique dégarni – de bons romans, dont un pétillant pastiche de P. G. Wodehouse, Réveillez-vous, Monsieur ! Avec Une double vie, c’est deux fois mieux, les deux Jonathan se rencontrent : en ouverture de ce recueil figure en effet “Un ennui mortel”, la nouvelle chandlerienne d’où fut tiré le pilote de la série. Dans la version papier, l’adjectif du titre égare son sens figuré, sacrifié au profit d’une plongée glaçante dans le New York des dealers. Un New York dont le reste du recueil porte le deuil : nostalgique des peep-shows et des loyers rikiki des années 80, Ames ne reconnaît plus sa ville, tombée aux mains d’une élite branchée. En témoigne la causticité de ses reportages au cœur du Meatpacking District (“L’Eglise des apparences”) et autres repaires de top models cocaïnés et de wannabes minijupées. Sans être radicalement novateurs – Jay McInerney et Bret Easton Ellis sont passés par là –, ces textes journalistiques mi-bobos mi-gonzos valent par l’humour autodépréciatif d’un pervers autoproclamé, prompt à vanter les bienfaits érotiques d’une rencontre intime avec une brosse à cheveux. B. J. En librairie le 9 février

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bonsoir tristesse Après avoir hanté l’histoire de l’art, la mélancolie passe au crible de la philosophie. Ou comment mettre des mots sur ce mal qui les dépasse. ’humeur maussade, forme le principal signe distinctif de le mélancolique exhibe les traits la mélancolie. Il décrit les motifs de cette les plus fébriles de la condition morosité, qui traversent l’histoire de la humaine. Il n’y est pour rien car peinture, des portraits de la Renaissance personne ne part volontairement italienne, figés en eux-mêmes, ne à la rencontre de la mélancolie : c’est regardant que le néant, aux tableaux de elle qui “s’abat sur l’homme”, rappelle Dürer, Jan Van Eyck (Les Epoux Arnolfini) le philosophe hongrois László F. Földenyi ou Caspar David Friedrich. Cet état d’âme dans un essai explorant sa longue histoire tourmenté s’exprime aussi dans la depuis l’Antiquité grecque. musique, qui “adoucit la mélancolie”, dans Ecrit il y a trente ans, ce texte lumineux la mesure où “le mélancolique se retrouve fait écho aux visages de la mélancolie véritablement lui-même dans la musique”. qui flottent dans nos sociétés inquiètes, Cette “expérience de l’émiettement comme l’illustre le film de Lars von Trier de l’existence” a été théorisée par Freud, Melancholia. Mais se tenant à un cadre pour qui le mélancolique a perdu purement philosophique, sa réflexion son “moi”, à la différence de la personne touche au plus près cette expérience de la endeuillée qui a “seulement” perdu “bile noire” évoquée par Aristote. Confronté le monde. Errant sans avoir l’idée d’un but, à l’absence de définition rigoureuse de la en exil permanent, “le mélancolique mélancolie, qui reste “à la fois en deçà et semble faire des pas de côté, ce qui lui donne au-delà des mots”, l’auteur tente d’en saisir, l’impression d’être un objet inconnu, à travers les âges, les formes évolutives extérieur à son moi ; il fait partie du monde et les traits communs, comme si de tout en y étant totalement étranger…” la mélancolie on pouvait tirer quelques Incapable d’entrer en communion avec règles d’un modèle universel. les autres, il souffre de cette “dépossession Depuis Homère et Hippocrate jusqu’à infinie” de lui-même. Si “profondément Schelling et Kierkegaard, les mélancoliques, abîmé dans sa tristesse”, au point d’être enfants de Saturne, sont condamnés même “capable d’être gai”, le mélancolique “à un anéantissement constant”, dont la flotte, de manière figée, dans les méandres source reste une “inassouvissable sensation de la vie noire : on voudrait l’aider à de manque” : un manque “universel, mieux marcher mais c’est la marche même inconcevable et irrémédiable”. La mélancolie qui s’interdit à lui. Tout est triste n’a jamais de cause tangible. L’humeur dans la mélancolie, même pour ceux qui maussade a ceci de particulier de n’être l’observent à distance, accablés jamais provoquée par quelque chose par l’éloignement d’un secret insondable. Jean-Marie Durand mais de précéder toute cause imaginable. Avec éloquence et maîtrise dans l’art de circuler au cœur des textes, László F. Mélancolie, essai sur l’âme occidentale de László F. Földényi (Actes Sud), 352 pages, 25 € Földényi rappelle combien la tristesse

Josette Day dans Accord final (1938)

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Nete Goldsmidt/Editions de Minuit

Claude Simon

les irréductibles Claude Simon à travers des conférences, J. M. Coetzee dans ses chroniques littéraires : quand deux écrivains nous ouvrent les portes de leur univers littéraire via les livres des autres.

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l’heure où les écrivains semblent avoir remplacé les libraires pour jouer le rôle de “critiques littéraires”, il est assez réjouissant de voir comment de très grands auteurs, tous deux prix Nobel de littérature, s’y prennent pour parler des autres écrivains, de leurs romans, de littérature. Ni Claude Simon ni J. M. Coetzee ne tentent de “singer” les critiques dans ce qui est leur job – l’évaluation et la hiérarchisation de textes qui paraissent peu ou prou au même moment – mais ils se livrent, chacun à sa façon, à un vrai travail d’écrivain : exposer brillamment son goût de lecteur, montrer l’enjeu de son écriture à travers certaines œuvres (de Proust, de Joyce, etc.) dans le cas de Claude Simon ; commettre poétiquement des microrécits, voire des sortes de nouvelles, autour

de livres, de figures et de trajectoires d’écrivains importants (Italo Svevo, Robert Walser, Philip Roth, etc.) pour Coetzee. Quatre conférences de Claude Simon, qui sort aujourd’hui, forme un antidote heureux, lumineux de finesse et d’intelligence face à une certaine petitesse ambiante. Simon fait des descriptions l’étendard de son programme en littérature et s’en explique dans un texte définitif intitulé “Ecrire” : “(…) au contraire d’un Montherlant ou d’un Breton déclarant tous deux que lorsque dans un roman ils arrivent à une description ils tournent la page, je serais enclin à dire que, personnellement, lorsque cesse une description et que l’auteur commence à se livrer à des considérations psychologiques ou sociales, alors c’est moi qui tourne la page.” C’est que Simon se tient implacablement du côté de Proust, où les descriptions expriment un réseau de sensations,

réminiscences, toute une symbolique psychique et poétique imbriquée (lire l’essai fulgurant intitulé “Le Poisson cathédrale”). C’est pour mieux étayer au passage sa définition de la littérature contemporaine : “(…) je ne peux que m’élever contre certaines formules radicalisantes comme, par exemple : ‘Le roman cesse d’être le récit d’une aventure pour devenir l’aventure d’un récit’, qu’il me semble urgent de corriger de la façon suivante : ‘Le roman ne cesse d’être le récit d’une ou plusieurs aventures en même temps et dans la mesure où il est aussi l’aventure d’un récit.” Or le récit, c’est la langue, et la langue tout ce qui s’oppose au moralisme de certains pourtant grands romans (Madame Bovary de Flaubert…), “car ‘la qualité sentimentale que les moralistes prêtent aux objets et aux événements’ n’est le plus souvent, sinon toujours, que le masque dont se couvrent les différents pouvoirs établis pour se maintenir en place, condamner et proscrire tout ce qui dérange l’ordre dont ils sont bénéficiaires”. La langue représente pour Claude Simon un réseau de signes et de significations subtilement imbriqués : une “irréductible”. Les textes qui composent le recueil De la lecture à l’écriture de J. M. Coetzee font eux aussi la part belle à ces irréductibles, ces “irréguliers” du XXe siècle que furent Svevo, Musil, Marai, Walser, Benjamin, Schulz, Celan… Pas étonnant que les irréguliers soient d’abord et avant tout ces auteurs de la Mitteleuropa qui, pour beaucoup, se heurtèrent au fascisme et à l’antisémitisme. A travers leurs textes, leurs vies, appréhendés comme un tout esthétique, donc politique, Coetzee démontre les mécanismes intimes qui travaillent une œuvre, et inversement comment les mécanismes de l’œuvre façonnent une existence. A lire et relire, que l’on soit écrivain ou critique (ou les deux). Nelly Kaprièlian Quatre conférences de Claude Simon (Editions de Minuit), 124 pages, 13,50 € De la lecture à l’écriture – Chroniques littéraires (2000-2005) de J. M. Coetzee (Seuil), traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean-François Sené, 336 pages, 22 €

la 4e dimension Salman Rushdie menacé et censuré Vingt-trois ans après Les Versets sataniques, une nouvelle affaire Rushdie. Informé de menaces de mort, l’auteur a renoncé à se rendre au Salon du livre de Jaipur, en Inde, son pays natal. Il s’était résigné à une vidéo-conférence, elle-même annulée à cause de manifestations d’organisations musulmanes.

le nouveau blog de Jay McInerney Foenkinos à tout prix A défaut d’avoir reçu un prix pour son dernier livre, David Foenkinos, toujours en tête des ventes avec La Délicatesse, en décerne. Le romancier figure dans deux jurys littéraires : le prix Landerneau (avec Leclerc), qu’il préside, et le prix Orange du livre. C’est pas le Goncourt, mais bon…

les Français attachés au papier Selon une récente étude, les Français continuent de préférer le livre papier. En 2011, seuls 19 % d’entre eux déclarent avoir téléchargé un livre numérique, contre 82 % qui disent avoir acheté des livres papier.

Présentation plus moderne pour la nouvelle version du blog du romancier new-yorkais. L’auteur de La Belle Vie raconte son travail d’écriture, fait part de ses lectures. L’une des dernières en date : La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq, “son meilleur livre depuis Les Particules élémentaires”. www.jaymcinerney.com

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A quoi servent les vieux ? Noémi Lefebvre s’approprie le genre social dans une fable philanthropique, sommet de gravité légère. ieux réclamant son potage. Vieux recrachant son dentier. Vieux rouspétant, houspillant en attendant la sieste. On ne le supporte déjà pas en peinture. Alors dans un livre, vraiment ? Noémi Lefebvre s’attelle dans ce deuxième roman à un sujet difficile : la vieillesse, dans ce qu’elle a de plus banal, une vieillesse qui a besoin qu’on la réconforte et qu’on la “torche” avant de s’éclipser pour de bon. Dans L’Autoportrait bleu, premier roman singulier paru en 2009, l’auteur déroulait un monologue intérieur le temps d’un vol Paris-Berlin. Des souvenirs épars donnaient lieu à une trame insolite et éclatée, gouvernée par ce qui forme encore ici la scène

Another Year de Mike Leigh (2010)

elixir de vieillesse



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fondatrice : une crise conjugale prenant en otage les premières pages, grand moment de tragi-comédie où la baston flirte avec la partie de jambes en l’air. La rupture amoureuse comme renaissance à soi, grand nettoyage, une vie enfin rendue à elle-même : il n’en faut pas moins pour supporter Victor Hugo, 93 ans, dont la narratrice, aide à domicile, se partage la garde avec une Sénégalaise pétulante. On écoute le vieillard au patronyme illustre raconter ses vieilles amours, ses souvenirs

de résistant, l’imprimerie planquée au sous-sol de la blanchisserie. L’Etat des sentiments à l’âge adulte se plante sur le terrain d’une philanthropie d’abord un peu bizarre, par opposition aux termes de “réussite”, “compétences”, “bénéfices”, “marché du travail”, “chef de vente” (vantés par l’ex). Désintéressée jusqu’à l’annihilation de toute ambition, la narratrice exhibe son diplôme en sciences sociales qui lui a offert pour tout horizon professionnel de laver “le cul des vieux”.

Aller pleurer dans le giron d’un nonagénaire tout en dressant au passage un diagnostic de la société : c’est ce que le roman vise et réussit bien. Noémi Lefebvre pointe la dévitalisation du travail social, qui comptera bientôt pour des clous. De manière touchante, parfois naïve, elle rappelle que derrière chaque “vieillard bébé” il y a une vie héroïque, un “Victor Hugo”. Une vie de toute façon. Emily Barnett L’Etat des sentiments à l’âge adulte (Verticales), 180 pages, 19 €

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Neil Gaiman et Dave McKean Signal/Bruit Au Diable Vauvert, 80 p., 15 €

E.T. sous la neige Une histoire d’extraterrestres face à la mort dans une Finlande dépeuplée. Un coup de génie signé Marko Turunen.

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arko Turunen est un poète génial et injustement ignoré. Depuis dix ans, ce Finlandais réinvente son quotidien dans l’écriture de nouvelles baroques proposant un déroutant mélange de symbolisme et de culture pop. En prenant l’apparence d’un drôle d’extraterrestre, sorte de figurine de Roswell en plastique au crâne perforé par une balle, Turunen fait une déclaration d’intention : derrière le vernis grotesque des références à l’enfance, au jouet, au superhéros, la tragédie intime gronde, puisque l’auteur fut lui-même blessé enfant par un tir d’arme à feu. Ovni, donc, son double martien, nain et fragile, vit en ménage avec R-raparegar, une sculpturale superhéroïne dotée de superpouvoirs. Dans un noir et blanc chargé de contrastes et de malaises, ces êtres insolites vivent des aventures faussement extraordinaires dans une Finlande implacable et morne, souvent vide de vie. Avec cet ultime opus, le sentiment d’anormalité propre à la série atteint ici un paroxysme. Si les premières pages plus légères montrent un Ovni qui voyage de pays en pays et scande l’exotisme, les derniers chapitres, eux, plongent dans le désarroi. Le corps, déjà sujet aux blessures et aux fortes médications

dans les précédents livres, affronte désormais la mort. Le jeu entre imagier de l’enfance et réel, qui d’usage apaise la dramaturgie, se retourne pour amplifier les traumas de la chair. La lente dégradation de R-raparegar, touchée par une tumeur au cerveau, percluse de trous de mémoire et de problèmes moteurs, fissure lentement le masque de la culture populaire et l’icône fantasmée comme indestructible. A la dernière page, scène intime d’une pudeur écrasante, la mascarade du dessin ne trompe plus. L’auteur fait ses adieux – il n’a plus de raison de continuer – sur quelques phrases simples et une ébauche d’extraterrestre aux traits évanescents. Stéphane Beaujean

Le roman graphique virtuose de deux stars outre-Atlantique. Ce roman graphique, publié il y a près de dix ans aux Etats-Unis, connut de nombreux avatars, du disque à l’émission de radio en passant par un projet de film. Il se présente ici enrichi de trois nouvelles en préface, comme autant de fanaux en cut up sur deux étranges personnages : le scénariste, romancier, auteur de livres pour la jeunesse (Coraline) et ancien journaliste Neil Gaiman et l’illustrateur Dave McKean. Tous deux ont connu la reconnaissance populaire avec la série Sandman et particulièrement concouru à l’esthétique austère et flamboyante du magazine The Face. Tout ceci pour acter qu’on entre dans Signal/Bruit par un nombre infini de portes, d’une narration liminaire en sage agencement de cases (un auteur au cancer en phase terminale raconte une apocalypse redoutée par une communauté le 31 décembre 999) à la déclinaison éclatée de cette double disparition annoncée. Alors l’album, tout sauf confortable, prend ses aises dans une palette d’ocres, gris et vert d’eau, et Gaiman, conteur hors pair, son envol dans les nuées de photocopies, images de synthèse, collages et dessins de McKean. Ainsi, on s’interroge : notre mort est-elle la mort du monde ? Virtuose. Christian Larrède

Ovnis à Lahti (Frémok), traduit du finnois par Kirsi Kinnunen, avec la collaboration du Professeur A, 252 pages, 26 €

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Pascal Victor/ArtComArt

fric show première Les Cabarets de curiosités, Now Future ! Interdisciplinaire et ouvert aux arts numériques, l’édition Now Future ! du Cabaret de curiosités réunit des objets disparates sous une même thématique : la science-fiction. Avec François Verret, Myriam Marzouki, Barbara Matijevic et Giuseppe Chico, Yan Duyvendak, Eszter Salamon, Gerald Kurdian et Gérard Hourbette… jusqu’au 4 février au Phénix de Valenciennes, tél. 03 27 32 32 32, www.lephenix.fr

réservez Le Gros, la Vache et le Mainate de Pierre Guillois, mise en scène Bernard Menez Une opérette délirante qui compile pour rire fantasmes homo et gay attitude. S’il fallait rechercher une traçabilité artistique Le Gros, la Vache et le Mainate, l’hypothèse d’un éloge trashissime de La Cage aux folles donnerait un aperçu des drôles d’imbroglios mis en jeu sur le plateau. du 7 février au 3 mars au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, tél. 01 44 95 98 21, www.theatredurondpoint.fr

En 1920 à Boston, Charles Ponzi monte une escroquerie financière qui servira de modèle à Bernard Madoff. David Lescot revient sur l’itinéraire de cet immigré italien dans un spectacle musical rondement mené.



e banquet s’achève. Il faut payer l’addition. De la main de Charles Ponzi s’élève une gerbe de billets verts. 840 dollars ! La beauté du geste est digne d’un conte de fées. C’est peut-être ça un escroc, quelqu’un qui vous vend du rêve. Il vous transporte dans une réalité différente, dans un monde merveilleux où tout semble facile. Comme de garantir des placements financiers sur quarante-cinq jours avec un rendement de 50 %, par exemple. L’escroc, c’est celui qui dit ce que vous voulez entendre. A l’image du héros de The Confidence-Man: His Masquerade (Le Grand Escroc), le roman d’Herman Melville, ou comme Charles Ponzi, célèbre précurseur de Bernard Madoff, dont David Lescot livre dans ce très beau spectacle un portrait d’autant plus surprenant qu’il en fait un personnage relativement sympathique. Ce qui frappe d’emblée chez ce Ponzi interprété par Scali Delpeyrat, c’est le mélange entre le côté bonhomme et la dimension obsessionnelle de celui qui cherche à s’en sortir par n’importe quel moyen. Tout comme Madoff, Ponzi est un révélateur des dysfonctionnements de notre société. Le mérite de ce spectacle – renvoyant au passage à la crise de l’euro

et du système financier contemporain – étant justement de montrer comment tout est lié. Ce dont rend admirablement compte la forme épique privilégiée par Lescot. Le Système de Ponzi conjugue non sans humour biopic et comédie musicale tout en gardant ses distances avec ces genres archirepérés du cinéma américain. La musique, interprétée par les acteurs eux-mêmes – tous ou presque chantent ou jouent d’un instrument –, est un moteur essentiel dans cette partition chorale. Lescot parle de “théâtre avec section de cuivres” et joue lui-même de la trompette dans le spectacle. Une dimension musicale qui se conjugue avec les transformations d’un décor en perpétuelle mutation, significatif d’un monde instable où tout semble possible. Immigrant italien débarqué sans enthousiasme sur le sol américain, Ponzi essaie toutes sortes de combinaisons pour s’en sortir. Il y a en lui une certaine ingénuité, sans parler des détails intimes telle son obsession du coitus interruptus – au grand dam de son épouse… Même au faîte de sa gloire, Ponzi ne cherche pas à assurer sa descendance. Jusqu’au bout, il poursuit une idée fixe. La martingale absolue qui résoudrait tous les problèmes ? Peut-être. Au passage, il aura travaillé pour Mussolini avant de mourir sans un sou dans un hôpital de Rio de Janeiro. Avec ce spectacle ambitieux et rondement mené, David Lescot invente en digne descendant de Brecht un théâtre musical à la fois léger, drôle, intelligent, qui sait aussi parler de notre époque. Hugues Le Tanneur Le Système de Ponzi de et par David Lescot, avec Scali Delpeyrat, Marie Dompnier, Odja Llorca, Elizabeth Mazev, Céline MilliatBaumgartner, jusqu’au 10 février au Théâtre des Abbesses, Paris XVIIIe, www.theatredelaville-paris.com

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vestiaire terminus Baignée de musique electro, la danse de Christian Rizzo illustre dans Le Bénéfice du doute la nature éphémère de notre passage sur Terre. ept danseuses et danseurs affublent “Je scrute les rapports entre les gens, de leurs habits colorés des mannequins les micro-événements qui surgissent au coin semblables à ceux des vitrines des de la rue. Je m’intéresse aux situations magasins. Bientôt vêtus tout de noir, qu’esquissent les corps dans les les interprètes s’alignent sur le sol comme environnements les plus prosaïques.” autant de dépouilles exposées que la danse Transportée sur un plateau, cette matière ramène doucement à la vie tandis que leurs première se transmute sous le regard effigies s’envolent et restent suspendues de celui qui la sculpte. Et l’artiste d’ajouter : dans les airs. Plus tard, ce sont les pantins “Pour moi, ce qu’on appelle le spectacle vivant qu’on aligne au sol alors que, ombres est connecté à une dimension supérieure qui errantes, les danseurs filent à l’anglaise, relève du sacré. Une forme de sacré en marge libérés du piège d’habiter un corps. du religieux.” Ainsi, la peinture du quotidien C’est dans la mise en tension des se transforme en un cérémonial minimal deux extrêmes que sont le réel et le sacré où Christian Rizzo évoque l’énigme de vivre que Christian Rizzo situe les enjeux de sa et de mourir avec autant de pudeur que dernière création Le Bénéfice du doute, d’élégance et de justesse. Patrick Sourd une vision athée de notre condition humaine Le Bénéfice du doute conception, chorégraphie, qui ne saurait, pour autant, se passer espace et costumes Christian Rizzo, à l’Opéra de du rituel pour pleinement être représentée. Lille, compte rendu. En tournée les 30, 31 janvier Revendiquant de puiser son inspiration et 1er février à Paris (Théâtre de la Ville), le 13 avril au Blanc-Mesnil, le 3 mai à Metz dans la vie, le chorégraphe précise :

Brigitte Enguérand



le contrat de souffrance L’enfer vécu par un couple d’amoureux au sein du monde professionnel anglo-saxon, conté par le Britannique Mike Bartlett. ontractez-vous, servitude qu’on dira de leur vie privée. Le décor la responsable volontaire bien qu’acquise est glacial, moderne, aux du Groupe demande au forceps. Elle se résume parois lisses et miroitantes, à vous parler… comme suit : mieux vaut un confessionnal high-tech Face aux interrogatoires l’esclavage que le chômage. où règne le taylorisme répétés de la Responsable La pièce se base sur une relationnel. Les deux (Elina Löwensohn), seule réalité en vogue dans les femmes qui s’y confrontent, action tangible de la pièce entreprises anglo-saxonnes, et que tout oppose, du Britannique Mike Bartlett, la clause “Date and tell” incarnent littéralement l’aisance d’Emma (Marie (“flirter et le déclarer”) du la dualité du terme anglais Denarnaud), l’employée love contract, censé prévenir “contraction”, qui évoque aux courbes de vente le harcèlement sexuel, à la fois le lien du contrat en progression, ne durera qui surveille toute relation et l’imminence de pourtant pas plus de cinq sexuelle ou sentimentale l’enfantement. Un avantminutes. L’heure et demie née au sein de l’entreprise. goût de la douleur… Fabienne Arvers qui suit sera consacrée Darren, trahi par Facebook au dépeçage de son intimité, et dont on ne verra que Contractions de Mike Bartlett, la liquidation de son couple l’image vidéo, et Emma mise en scène Mélanie Leray, et la mort de son enfant, en font les frais. Pour le bien au TNB de Rennes, compte rendu jusqu’à l’obtention d’une de l’entreprise. Et la ruine

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Courtesy Jan Mot, Bruxelles, production Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes. Photo Blaise Adilon

Variations of Incomplete Open Cubes, 2011

esprits, êtes-vous là ? A Villeurbanne, Joachim Koester conçoit son exposition à la façon d’un rite initiatique, où l’on suit pas à pas quantité d’histoires comme des traces laissées par des fantômes connus ou moins connus.

vernissages maison Comme une maison, avec ses antichambres et ses portes de service. Lili Reynaud-Dewar élit domicile au Magasin de Grenoble avec une expo habitée où se confrontent “le biographique et l’antibiographique, l’histoire intime et collective, figures tutélaires et mythiques, membres de ma propre famille et amis”. à partir du 5 février au Magasin de Grenoble, www.magasin-cnac.org

bibliothèque A l’heure des tablettes numériques et autres liseuses, une expo fossile sur le format livre et la “bibliothèque comme mémoire”. Avec, entre autres, Richard Artschwager, Ian Wallace, Christian Marclay, Hans-Peter Feldmann et Théo Mercier. jusqu’au 3 mars à la galerie Gabrielle Maubrie, Paris IVe, www.gabriellemaubrie.com

palais Après un show bunga bunga au palais d’Iéna, Francesco Vezzoli est de retour à la galerie Yvon Lambert pour une expo collective intitulée La Décadence. Avec aussi Gardar Eide Einarsson, Douglas Gordon, Loris Gréaud et Cerith Wyn Evans. jusqu’au 25 février à la galerie Yvon Lambert, Paris IIIe, www.yvon-lambert.com

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e me sentis si ému par ces lieux plongés dans le sommeil que je dus marquer une pause. On eût dit que des sédiments, des bribes de récits abandonnés et les idées des personnes qui étaient passées jadis en ce lieu formaient à présent des nœuds aussi étroitement enlacés que les buissons et les arbres qui avaient pris leur place.” Parti sur les traces de “l’abbaye de Thélème”, version ésotérique, tantrique et chimique du temple rabelaisien revisitée par Aleister Crowley et sa société secrète dans un village sicilien au début du XXe siècle, Joachim Koester ne cache pas son émotion de voir resurgir sur les murs d’une maison abandonnée les vestiges de fresques érotiques destinées aux initiés de cette secte disparue en 1923 mais qui persista à fasciner cinéastes (Kenneth Anger) et musiciens (les Beatles, David Bowie). Ce que vient chercher ici l’artiste danois, au-delà des preuves tangibles permettant de certifier l’existence de cet épisode d’une histoire parallèle, c’est donc ce que l’on pourrait appeler “l’esprit des lieux”. Et c’est d’ailleurs ce qu’il poursuit d’œuvre en œuvre : une bonne partie de celles-ci sont réunies pour cette rétrospective “active” à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne. Reprenant à son compte, et à sa sauce, les grands principes de la psychogéographie des situationnistes, Koester appréhende quantité de lieux “hantés” par des présences en creux. Des confins de la Transylvanie, patrie mentale de Dracula, qu’il parcourt armé du script de Bram Stoker, aux steppes blanches du pôle Nord qu’il réinvestit en agitant le spectre de cette expédition tragique de 1897 qui vit partir en ballon Andrée, Frænkel et Strindberg, en passant par l’iconographie urbaine des années 60

et 70, Koester s’empare d’imaginaires multiples sur lesquels il opère de minuscules incisions, confrontant par exemple cet ensemble de photographies conceptuelles réalisées par Robert Smithson, les Becher, Gordon Matta-Clark ou Ed Ruscha, à une série de prises de vue récentes réalisées au même endroit. Ou reconstituant ailleurs les “promenades en cercle” d’Emmanuel Kant dans feu Königsberg à partir des indications laissées par le père de la littérature hallucinogène, Thomas De Quincey. Le même De Quincey que l’on retrouve d’ailleurs en filigrane dans cette installation immersive composée d’éclairages verdâtres, de projections saccadées de feuilles de cannabis et d’une photo en noir et blanc d’un salon bourgeois du XIXe siècle. Ici encore, le sous-texte a son importance puisque ce qu’évoque entre les lignes Joachim Koester, c’est l’histoire souterraine du “club des haschichins” créé en 1844 par le psychiatre Jacques-Joseph Moreau et dont Théophile Gautier, Baudelaire et De Quincey furent des membres éminents. A ce jeu d’emboîtements, où une histoire en cache forcément une autre, répond la scénographie de l’exposition. Elle-même conçue comme un rite initiatique, elle exige du spectateur un investissement physique et psychique important, l’invitant à tâtonner tout au long du parcours plongé dans la semi-pénombre, à contourner de lourdes palissades de bois ou à gravir une pyramide. “L’histoire de l’occulte est aussi une histoire de l’obscur”, rappelle l’artiste dans un des nombreux textes qui accompagnent l’exposition. Claire Moulène Of Spirits and Empty Spaces jusqu’au 19 février à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, www.i-ac.eu

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maison flottante Au premier degré, une expo sur le design. Au second, une introspection onirique. Exposition à double fond de l’artiste danoise Pia Rönicke à Paris. our spécifier la nouvelle exposition de l’artiste danoise Pia Rönicke, on hésite entre deux voies presque antithétiques. Il y a, d’un côté, la forme de l’étude, documentée, savante, mais aussi partielle et donc quelque peu obscure aussi, sur le design et l’architecture modernistes d’Eileen Gray. A moins qu’il ne s’agisse plus globalement d’une réflexion visuelle sur les formes féminines du design, ou la participation active des femmes (la danseuse Loïe Fuller, la dadaïste Hannah Höch) au moment moderne ? Mais l’exposition prend aussi la forme du rêve, analogique, flottant, quelque peu obscur, où les archives deviennent des prototypes de lampes, où les paravents servent aussi d’écrans de cinéma. Un écran d’intérieur : la définition du rêve. C’est ainsi que la célèbre villa E-1027, construite par Eileen Gray dans les années 30 dans le sud-est de la France, fait ici l’objet d’une déambulation particulière. Entre voix off, jeu de miroirs, effets de cadre, plans inversés, vues partielles, la maison réelle en devient presque imaginaire. Et sa visite guidée tourne à l’introspection.

encadré

 P

le musée d’Orsay ou le rêve éveillé Plaidoyer pour le défilé sauvage de la marque de lingerie Etam au musée d’Orsay, par l’artiste Paul-Armand Gette.

Jean-Max Colard

Courtesy de l’artiste et gb agency, Paris. Photo Marc Domage

Dream and Action Find Equal Support in It jusqu’au 18 février à la galerie gb agency, Paris IIIe, www.gbagency.fr

Ah, quelle belle et intelligente initiative, quelle idée géniale ! Trois nymphes entrent dans le musée revêtues d’imperméables et, les abandonnant, apparaissent souriantes en petite tenue. Nous voilà revenus aux temps de la mythologie où la moindre source vous offrait, pour ceux qui savaient voir, une divinité, secondaire certes, mais toujours agréable à regarder. Enfin un musée rompait avec l’ennui des visites guidées. On allait savoir si Cabanel ou Bouguereau étaient de bons observateurs, car bien évidemment ce premier abandon n’était que les prémices de ce qui s’avérait être d’une haute tenue pédagogique. La suite s’imaginait sans peine, le petit linge allait s’envoler, la lingerie (hélas sans fantaisie) rejoindre dans une corbeille quelques tickets périmés et nous allions pouvoir enrichir nos connaissances sans être obligés de recourir à nos souvenirs pour savoir ce que les artistes livrent à notre soif de savoir. C’est Courbet qui allait être content. Trois origines vivantes tout près de celle qui attire les foules. Le nombre des entrées allait doubler, que dis-je, tripler, et l’art devenir enfin un peu moins ennuyeux. Tenebria (une jeune critique d’art étrusque) me mordille l’oreille pour me réveiller. Arrête, Paulo, de dire des conneries pendant ton sommeil, tu es artiste même les yeux fermés, ils les ont foutues dehors, tes nymphes gracieuses, elles n’avaient pas demandé la permission. Là-bas au bord de la Seine, dans l’ancienne gare massacrée par les architectes, ils préfèrent un genre plus couvert.

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où est le cool cette semaine? par Laurent Laporte et Marc Beaugé photo Mathieu Vilasco

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chez les types du Capsule La caravane de la mode masculine est passée par Paris la semaine dernière et, une fois encore, les types les mieux vêtus ont baguenaudé, loin des défilés, autour du Capsule Show. Installé dans un garage de deux étages rue de Turenne, le salon regroupe les marques les plus excitantes du moment, dans une veine qui s’éternise volontiers – plutôt pêche, nature et tradition. On croisa ainsi des créateurs camouflés, des vendeurs à foulard, des acheteurs en Thom Browne, des bloggeurs à écharpe tartan (Mister Mort, en photo page de gauche) et des stylistes en noir (Stephen Mann, ci-contre). Si au bout du compte, après trois jours de show, on put éprouver un léger trop-plein (trop de kaki, trop de barbes, trop de pose), il demeure néanmoins quelques moments de pur cool stylistique. 11.01.2012 les inrockuptibles 111

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Jeunes filles de la communauté comorienne à Marseille, dans les années 70

l’œuvre aux Noirs Une fresque documentaire retrace le combat des Noirs de France pour l’égalité et met en lumière une histoire souvent marginalisée. Un travail de mémoire inédit et salutaire.



ne autre histoire de France est en train de s’écrire. Et elle s’élabore en partie sur le petit écran. En 2010, la fresque documentaire Musulmans de France racontait le combat pour l’accès à la reconnaissance d’une communauté souvent stigmatisée, Français à la citoyenneté parfois contestée. Ne serait-ce que par son titre, Noirs de France, la série documentaire de Juan Gélas et Pascal Blanchard, fait évidemment écho au travail mené par Karim Miské, Emmanuel Blanchard et Mohamed Joseph. L’ambition est la même : mettre en lumière une mémoire longtemps passée sous silence ou reléguée à la marge et pourtant pleinement constitutive de l’identité française. Découpée en trois volets – Le Temps des pionniers (1889-1940) ; Le Temps des migrations (1940-1974) ; Le Temps des passions (de 1975 à nos jours) –, la série vient enrichir et prolonger le travail entrepris dans un livre paru en novembre, La France noire (La Découverte), déjà dirigé par Pascal Blanchard, historien et spécialiste du fait colonial (lire Les Inrocks n° 831).

En guise de prologue, des images de soldats noirs faits prisonniers par les troupes allemandes après la débâcle de 1940. On voit des visages défaits, un officier de la Wehrmacht s’amuser à mettre un chapeau sur la tête d’un militaire noir figé dans son uniforme. Venus d’Afrique, ces tirailleurs et artilleurs (179 000 hommes mobilisés dans l’empire) se sont battus pour la France, espérant que leur sacrifice engendrerait un changement dans les colonies, une reconnaissance. Mais à la Libération, pas un seul de ces soldats ne défilera sur les Champs-Elysées, résultat d’un “blanchiment” de l’armée imposé par les Américains, qui pratiquent la ségrégation. Cet épisode est symbolique de l’histoire des Noirs de France, longtemps considérés comme des “Français entièrement à part et non des Français à part entière”, pour reprendre les mots d’Aimé Césaire. Le documentaire de Juan Gélas et Pascal Blanchard déroule l’histoire de leur lutte pour l’égalité. Aux images d’archives se mêlent des témoignages de personnalités comme Joeystarr, Audrey Pulvar, Lilian Thuram,

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au poste

Yves Jeanmougins / France 5

“l’empire colonial, c’est un empire en noir et blanc” Christiane Taubira, députée de Guyane

l’écrivain Alain Mabanckou et les mots d’anonymes : un ancien balayeur d’origine malienne, un ouvrier de Citroën arrivé de Guadeloupe après la guerre… Ces paroles individuelles qui incarnent et rendent sensibles les problématiques propres à cette histoire se doublent de celles de chercheurs, sociologues ou historiens tel Pap Ndiaye, d’hommes et de femmes politiques, notamment la députée (PRG) de Guyane Christiane Taubira qui s’est battue en 2001 pour que la traite des Noirs et l’esclavage soient reconnus comme crimes contre l’humanité. Le commentaire, parfois un peu trop didactique, fait le lien entre ces différents points de vue. Ce qui ressort essentiellement du documentaire, c’est l’extraordinaire ambivalence avec laquelle la France a considéré ses citoyens noirs qui, du temps de l’empire colonial, n’avaient droit qu’au titre de “sujets de la République” ou d’“indigènes”. “L’empire colonial, c’est un empire en noir et blanc”, souligne à ce propos Christiane Taubira. Mais peu à peu, une dualité quasi schizophrénique se fait jour, dévoilant des zones d’ombre, des zones grises. A la fin du XIXe siècle, les Noirs sont encore considérés comme des “sauvages”, de “grands enfants” que la République doit amener lentement vers la civilisation. On les exhibe dans les villages nègres reconstitués en plein Paris, ainsi que l’illustre le petit film tourné par les frères Lumière qui montre des jeunes hommes sauter dans l’eau pour récupérer les pièces

lancées par les visiteurs blancs au Jardin d’Acclimatation. Pourtant, à la même époque, des hommes noirs siègent au Parlement français. Quelques années plus tard, au lendemain de la Première Guerre mondiale à laquelle ont participé plus de 200 000 soldats noirs, la France danse dans les “bals nègres”, applaudit Joséphine Baker et, parallèlement, les théories sur les inégalités des races fleurissent, les ligues fascistes descendent dans les rues. Plus près de nous, la France blackblanc-beur célébrée après la Coupe du monde de football en 1998 n’a pas empêché l’arrivée du candidat raciste Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2002. L’opinion oscille entre fascination, essentiellement pour le corps des Noirs, celui des sportifs comme le cycliste américain Major Taylor surnommé “le Nègre volant”, et le mépris ou plutôt le déni de leurs aptitudes intellectuelles, de leur capacité à prendre en main leur destin. Ainsi, quand en 1956 la revue Présence africaine veut organiser le Congrès des écrivains et artistes noirs, les autorités refusent dans un premier temps d’ouvrir les portes de la Sorbonne à ces intellectuels, parmi lesquels Frantz Fanon ou Amadou Hampâté Bâ. L’engagement intellectuel est l’un des visages que prend la lutte pour qu’enfin les deux identités, “Noir” et “Français”, coïncident. Le combat se joue également sur d’autres fronts, sur le plan politique aussi bien que social, à travers la grève des loyers dans les foyers Sonacotra dans les années 70 ou la marche pour l’égalité en 1983. Avec cette série, on comprend que le combat est loin d’être terminé, non seulement celui contre les discriminations, mais aussi celui pour la visibilité. Les médias et les institutions politiques restent d’une blancheur homogène, à quelques exceptions près. Quasiment une régression par rapport aux années 60 durant lesquelles le Sénat fut présidé par le Guyanais Gaston Monnerville. Ce documentaire contribue à changer la donne. Elisabeth Philippe Noirs de France série documentaire (3 x 52 min) de Juan Gélas et Pascal Blanchard. A partir du 5 février, 22 h, France 5. Sortie DVD le 20 février

mauvaise presse Le Petit Journal hérisse les tenants d’un journalisme “vertueux”. Le Petit Journal de Canal+ fait-il du petit, du grand ou pas de journalisme du tout ? Alors que, depuis quelques jours, des voix acerbes s’élèvent pour critiquer les méthodes de ses journalistes, perçues comme manipulatrices ou malhonnêtes, la question du statut de l’émission animée par Yann Barthès se repose immanquablement. Au point que d’aucuns se demandent même s’il ne faut pas retirer aux joyeux drilles du Petit Journal la carte de presse magique, le Graal ouvrant les portes du microcosme politique dont ils cherchent à déconstruire les logiques communicationnelles. La polémique fait écho à celle, déjà lointaine, autour des débuts de l’émission de Karl Zéro, Le Vrai Journal, accusé alors de mélanger le lard et le cochon, le pur et l’impur dans l’art de commenter l’actualité, dont les journalistes désignés comme vertueux revendiquent l’expertise exclusive. Déjà en cause à l’époque, les pièges de “l’infotainment”, valeur télévisuelle en hausse dont Le Petit Journal a réactivé l’esprit avec malice, soulignent combien il reste périlleux de “jouer” avec l’info. S’il est légitime de critiquer quelques dérives possibles (les manipulations récentes de montage, de récit, destinées à servir une argumentation forcée et peu objective, dont furent victimes plusieurs candidats et militants de tous bords politiques), le souffle du Petit Journal offre aussi une respiration libératrice dans l’air trop vicié du journalisme politique à la télé. Potache, parfois lourd et vain, souvent malin et perspicace, Le Petit Journal confère au “petit journalisme” la marque d’un art mineur du récit où le rire moqueur est souvent moins ravageur que l’image du réel qu’il restitue.

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Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

“si un photographe se révèle valable sur un cocktail, il sera bon également au Vietnam”

DeG aulle à Istanbul, octobre 1968

Gilles Caron grand angle Disparu au Cambodge en 1970, Gilles Caron, fondateur de Gamma, photographia le monde sous tous ses plis. Quarante ans après, il reste une figure d’un photojournalisme pétri d’élégance et d’engagement.



nterrogé dans la dernière interview de sa vie, en avril 1970, sur les risques insensés qu’il prenait pour réaliser ses images de guerre, Gilles Caron estimait que “le folklore autour des grands photographes ne devrait pas exister”. Un aveu d’autant plus saisissant qu’il intervenait quelques jours avant sa disparition au Cambodge où il couvrait le conflit pour l’agence Gamma, fondée trois ans plus tôt avec Raymond Depardon. Quarante ans plus tard, on peut revoir les images

de Gilles Caron en laissant de côté le folklore qu’il occultait par élégance, mais en mesurant simplement la grandeur de son travail. Grâce à la Fondation Gilles Caron, créée en 2007 par son épouse Marianne CaronMontely, ses deux filles et l’artiste Louis Bachelot, l’œuvre du photographe se révèle dans toutes ses dimensions, esthétiques, journalistiques et intimes. A travers le magnifique Gilles Caron Scrapbook, qui consigne tirages, textes et planches-contact, mais aussi grâce à un recueil

de lettres envoyées à sa mère au début des années 60, J’ai voulu voir – Lettres d’Algérie, l’occasion est donnée de rappeler en quoi Caron s’inscrit de manière décisive dans l’histoire du photojournalisme. Sa disparition, à l’âge de 30 ans, a longtemps nourri la mythologie des photographes de guerre, dont la vocation se paie au prix du sacrifice ultime. Il fut surtout un reporter au sens plein du terme, pour lui “si un photographe se révèle valable sur un cocktail, il sera bon également au Vietnam”, comme pour justifier son don d’ubiquité, qui avait tout d’un don d’équité. Ses images foisonnantes et habitées témoignent de cet engagement moral porté sur chacun des sujets. Dans un espace de temps très dense, de 1965 à 1970, elles résument les hauts et les bas d’une époque qui s’incarne autant dans la guerre des Six Jours que dans un concert de James Brown à l’Olympia, dans le tournage de Baisers volés de Truffaut que dans les violences à Belfast, sur le plateau de Week-end de Godard que dans la venue de Bob Kennedy à Paris… Si ses reportages sur Mai 68 ou sur le conflit au Biafra sont restés légendaires dans l’histoire du photojournalisme, la majorité de ses autres photos dégagent une tonalité pop, à la fois ancrées dans leur époque et suspendues au-dessus du temps. De sorte que son regard, à géométrie et géographie variables, affichait une même acuité sur chaque sujet et chaque lieu. Devant chaque homme, sa morale de photographe l’invitait à en saisir l’épaisseur secrète, sans artifices, dans une pure présence de soi face au monde. “Je suis souvent

de tout cœur avec les gens que je photographie”, avouait-il, tout en rappelant que le geste de photographe intègre aussi une part d’insouciance. “Au moment où vous faites les photos vous ne réfléchissez pas, quand vous êtes sous le feu des mortiers au Vietnam, vous ne vous demandez pas qui a raison, les Américains ou le Vietcong (…). Vous photographiez jusqu’au dernier moment, c’est seulement après qu’on peut avoir une réaction humaine, une faiblesse, ou prendre parti.” Dans la dernière lettre adressée à sa femme, reçue après l’annonce de sa disparition, il écrivait que l’agence devrait lui trouver un remplaçant pour les reportages de guerre. Avait-il mesuré l’effet de saturation de son engagement au cœur de la folie des hommes ? Par-delà l’énigme de sa disparition, il reste une figure absolue du photographe absorbé par les visages du monde réel, happé par lui jusqu’au point de s’y perdre. En ces temps où le photojournalisme traverse une crise d’identité, le souvenir de Caron a de quoi rallumer la flamme d’un métier dont il fut un héraut magnifique. Jean-Marie Durand Gilles Caron Scrapbook (Lienart/Fondation Gilles Caron), 294 p., 40 € J’ai voulu voir – Lettres d’Algérie de Gilles Caron, (Calmann-Lévy), 390 p., 22,50 € Exposition jusqu’au 25 février à la galerie Thierry Marlat, 2, rue de Jarente, Paris IVe

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Christophe Abramowitz/France Inter

Tania de Montaigne et Alexandre Héraud avec leur équipe

la nuit remue Privilégiant l’empathie et la confidence, l’équipe d’Ouvert la nuit sur France Inter propose une virée hors des ondes balisées.

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ux concepteurs d’Ouvert la nuit sur France Inter, on suggérerait un léger glissement sémantique. “Ouvrir la nuit” paraîtrait plus raccord avec le plan d’action de la quotidienne, lequel se résume ainsi : créer des brèches dans les zones d’ombre culturelles, décloisonner certaines chapelles ou autres espaces restreints, dont celui du studio. Créée en septembre sur le mode presque anodin d’un magazine axé sur l’interview et la chronique, Ouvert la nuit est vite apparue comme une mécanique plus subtile, regorgeant de détails pop et d’idées en pente douce. Qui, sans bouleverser le genre, lui redonnent une souplesse enviable et positionnent la quotidienne sur une ligne d’exigence zigzaguant entre Nova et France Culture. Exemple de dispositif imaginé par le réalisateur Jérôme Chelius : l’émission débute par un préambule apéritif, les invités sont accueillis par une Tania de Montaigne et un Alexandre Héraud accoudés à un comptoir cosy attenant au studio. A l’antenne : conversations courtoises presque informelles, léger brouhaha en arrière-plan, canettes décapsulées. Certains invités rejoignent la bulle du studio, d’autres restent à la coule devant leurs verres. Chez l’auditeur, l’ambiance bruissante et conviviale s’efface pour un silence propice à la confidence, les décibels tamisés. Trajectoire des voix, mise en branle des pensées et doublement

“nous allons là où les autres ne vont pas” Tania de Montaigne

presque onirique de l’espace sonore. La mise en scène vient de suggérer le mouvement des intelligences par le déplacement des corps. Bien vu. Moins apaisée qu’il n’y paraît, parce qu’elle concentre en quelques secondes les enjeux des deux heures qui vont suivre, cette entame est à l’image de l’émission, qui n’affectionne rien de plus que d’avancer sur le fil, en léger déséquilibre. On le perçoit par cette faculté des deux hôtes à se laisser impacter par leurs invités : jamais Tania de Montaigne (pertinente et réactive, déjà croisée sur Paris Première ou Canal+) ou Alexandre Héraud (baroudeur patelin et parfois goguenard, ancien de Culture) ne se posent en surplomb, jamais ce duo improbable et complémentaire ne joue le cerbère à deux têtes, omniscient et froid. “De la bienveillance avant tout”, assume Alexandre Héraud. L’expression est à prendre au sens plein : veiller bien, la sensibilité et le trouble jamais loin. Même absence de confort facile dans le choix des chroniqueurs, pour la plupart des radio-novices boostant avec humour des thématiques pas si fréquentes : la science, la musique savante, les livres oubliés, etc. “Nous allons là où les autres ne vont pas”, assure Tania de Montaigne, qui revendique un rapport désacralisé à la culture. D’où la quasi-absence de notables médiatiques, privilégiant “les gens insensés”, les instables (voyageurs, écrivains, musiciens foldingues), les quasi-inconnus. Leur surgissement, trouant le plafond de l’underground, fait qu’ainsi ouverte, la nuit respire mieux. Pascal Mouneyres Ouvert la nuit du lundi au vendredi, de 21 heures à 23 heures, sur France Inter 1.02.2012 les inrockuptibles 115

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Kiefer Sutherland : stop ou encore? L’ex-Jack Bauer se recycle en père dépassé dans Touch, une nouvelle série surnaturelle. Trois étapes semblent nécessaires pour qu’il réussisse son come-back.

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tape 1 : faire oublier Jack Bauer. 24 heures chrono fut l’une des séries les plus controversées mais importantes des années 2000. Elle s’est terminée en mai 2010 après huit saisons. L’affaire semble entendue : pour toute sa vie et au-delà, Kiefer Sutherland verra l’ombre de Jack Bauer flotter sur lui. Dès qu’il ouvrira la bouche, tout spectateur normalement constitué s’attendra à un “Damn it !” énervé ou à un “Right now” péremptoire, les répliques marque de fabrique de son personnage d’agent antiterroriste toujours pressé. Ce problème arrive aussi à des acteurs de cinéma. Mais la grandeur et la misère d’un acteur de série sont ainsi faites qu’il porte le rôle de sa vie comme un tatouage, qu’on lui aurait refait année après année, jusqu’à couvrir toute l’étendue de sa peau. Et l’empêcher de respirer ? Un espoir de réinvention existe. Quelques grands comédiens de séries actuels sont parvenus à faire oublier leur passé. Bryan Cranston est devenu Walter White, héros déglingué de la très dure Breaking Bad, après avoir joué un père de famille immature dans la sitcom Malcolm durant sept saisons. Mais il n’était pas premier rôle et a surtout changé totalement

de registre, à l’image de l’exemple le plus encourageant pour l’ex-Jack Bauer : Kelsey Grammer. Cet acteur mythique pour les Américains a interprété vingt ans le même personnage comique, d’abord dans Cheers puis dans Frasier. Il vient tout juste d’obtenir un Golden Globe pour son rôle de politicien hanté dans Boss, une superbe série politique produite par Gus Van Sant. Etape 2 : trouver la “Touch”. Signe encourageant pour Kiefer : chaînes et scénaristes croient encore en lui. Touch constitue un vrai enjeu pour la Fox. Elle a été écrite par Tim Kring, créateur de Heroes, dont on retrouve la patte dans le premier épisode diffusé le 25 janvier. L’histoire est tarabiscotée : un garçon muet de 10 ans met en lien des hommes et des événements à travers le monde grâce à des combinaisons de chiffres et à des téléphones portables. Dit comme ça, on préférerait faire dodo plutôt que de regarder. Pourtant, dans le genre mélodrame surnaturel qui fit la grandeur de Heroes première saison, Touch offre un écrin intéressant à Kiefer Sutherland. Comme dans 24 heures, après la saison 1, son personnage est veuf – il a perdu sa femme le 11 Septembre  – et c’est un père contrarié. Mais la comparaison s’arrête là. Martin Bohm ne réagit pas comme son ancêtre/fantôme. On dirait

même qu’il fait tout pour prendre à rebours qui attendrait le moindre héroïsme guerrier de sa part : il a peur de monter sur une échelle et sait à peine se battre. Et s’il y a bien une bombe à désamorcer au bout de quarante minutes dans la série, personne ne lui demande de s’en occuper. Kiefer Sutherland pourrait devenir avec Touch un héros plus quotidien, élégamment mélancolique et néanmoins crédible. Etape 3 : redevenir Jack Bauer. Repousser le statut de has been ne passe pas a priori par la réactivation des vieux schémas usés. C’est pourtant ce qu’a choisi l’acteur, qui a beaucoup insisté pour que 24 heures chrono devienne un film. Le tournage a été confirmé pour début juin et l’action devrait se situer dans la lignée de la dernière saison du show. Même si Mary Lynn Rajskub (Chloe O’Brien) s’est engagée, aucun des scénaristes de la série n’a contribué à l’écriture et nul réalisateur n’a été encore embauché. Difficile, donc, de sauter de joie. Mais c’est peut-être la règle perverse de tout come-back réussi : une part d’irrationnel, voire de ratage, s’avère sans doute nécessaire pour recréer du mythe. Olivier Joyard (Twitter : @ojoyard) Touch créée par Tim Kring. Sur Fox et Itunes (US) depuis le 25 janvier.

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brèves Les Sous-Doués en série ? Sublimer le patrimoine culturel français, tel est décidément le but de TF1, qui préparerait selon Télé Star une adaptation en série des Sous-Doués, la comédie de Claude Zidi sortie en 1980. La classe.

HBO aime le gaming… La chaîne câblée vient d’acheter, en partenariat avec le producteur Scott Rudin (A bord du Darjeeling Limited, No Country for Old Men, The Social Network) les droits d’une série documentaire sur des concepteurs de jeux vidéo indépendants qui refusent de travailler pour les majors. Indie Game: The Movie deviendra bientôt une fiction comique de trente minutes.

focus

Justified my love

On peut aimer une série qui refuse d’être un chef-d’œuvre. La preuve avec Justified. ertaines séries avancent avec la conscience aiguë de leur puissance. Elles cherchent à éblouir, créant … et embauche un monde ample et fascinant, Ben Stiller  dont il faut des années pour se remettre. Notre idole Ben Stiller Elle crient “attention au chef-d’œuvre” a signé en tant qu’acteur à chaque plan. De Mad Men à “l’ancêtre” et réalisateur pour le pilote d’une série écrite par Six Feet under, elles auraient tort de s’en le romancier Jonathan Safran priver car elles y parviennent. Foer (Faut-il manger D’autres n’ont pas cette folie les animaux ?). All Talk est des grandeurs et portent même une forme annoncée comme une plongée de coolitude en bandoulière. Leur ambition “politiquement, religieusement, serait plutôt de provoquer un attachement culturellement et sexuellement tranquille à leur routine fictionnelle, irrévérencieuse” dans en espérant qu’il se poursuivra pendant le quotidien d’une famille juive longtemps. Justified appartient à cette à Washington, selon Michael catégorie de (fausses ?) modestes et propose Lombardo, directeur de la une errance dans l’Amérique profonde, fiction de HBO. Le tournage aura inspirée de personnages d’Elmore Leonard lieu à l’automne. Scott Rudin – d’ailleurs crédité comme producteur. est (encore) aux manettes Son héros est un shérif muté de Miami côté production et Alan Alda vers le Kentucky, qui tente de faire régner pourrait faire partie du casting. un semblant d’ordre en réajustant son Stetson toutes les trente secondes. Un mec à l’ancienne dont les répliques tuent encore plus sûrement que son gun. Damages (Canal+, le 2 à 22 h 20) Sauvée Timothy Olyphant (vu dans Deadwood) de l’annulation par un nouveau diffuseur US, campe ce rescapé contemporain de l’ère Damages arrive pour une quatrième saison. du western coincé dans un pays de fange, Glenn Close et Rose Byrne y sont confrontées de meurtres et de boue. au génial John Goodman. Moins fort qu’avant, Ce qui empêche Justified d’atteindre mais pourquoi pas ? au sublime est précisément ce qui fait son charme : même si les enjeux sont lourds et les souffrances réelles, un genre NCIS (M6, le 3 à 20 h 45) La fermeture de détachement désespéré mais drôle se de Megaupload nous oblige-t-elle manifeste régulièrement. Tendue comme à regarder sans sourciller les séries un arc mais profondément ironique, Justified médiocres que propose la télévision est avant tout une série d’atmosphère. française ? Un indice : la réponse se trouve dans la question. Quelques gestes iconiques et une poignée de personnages mal adaptés à la vie suffisent à la faire décoller. O. J. Les Hommes de l’ombre (France 2,

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agenda télé

le 1er à 20 h 35) Suite de cette série politique inégale mais captivante avec Nathalie Baye. L’épisode 4 diffusé ce soir est de loin le meilleur.

Justified, saison 1. DVD Sony, environ 30 €. Egalement sur Série Club à partir du 5 février à 2 0 h 45 1.02.2012 les inrockuptibles 117

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émissions du 1er au 7 février

avec Céline

Relecture pour tous Documentaire de Robert Bober. Dimanche 5 février, 23 h 55, Arte

On a marché sur Alpha 46 d’Anthony Vouardoux, sur Arte

courts au long Arte, Canal+ et France 3 fourbissent leurs fictions courtes, parmi lesquelles quelques pépites.

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u moment où le Festival de Clermont-Ferrand (lire pp. 60-65), le Cannes du court métrage, bat son plein, plusieurs chaînes proposent des programmes de films brefs, notamment Canal+, Arte et France 3. Chez Canal, on retrouve La Collection annuelle, série de courts où apparaissent souvent des chanteurs. Dans La Collection donne de la voi(e)x, on trouve ainsi Zazie, Gaëtan Roussel, ainsi qu’un non-chanteur comme Yann Barthès. Florilège incroyablement inégal qui a néanmoins le mérite collectif d’explorer toutes les facettes de Paris. Le plus fort et le plus évident est le Boulevard movie de Lucia Sanchez (actrice-réalisatrice dont on attend toujours un long métrage), un semi-documentaire dans lequel Jean-Marc Barr sert de Monsieur Loyal en tendant le micro à des passants de Belleville. Un magnifique prolongement, cinquante ans après, de Chronique d’un été de Jean Rouch. Chez Arte, quelques courts métrages bluffants dans Court-circuit. D’abord Tempête dans une chambre à coucher de Juliette Marchand et Laurence Arcadias, film d’animation en volume qui flirte poétiquement avec la pornographie. Ensuite, Mollement un samedi matin, de Sofia Djama, qui montre l’émergence d’une nouvelle voi(e)x dans le cinéma algérien. Les vicissitudes d’une jeune femme moderne d’Alger, en butte aux hommes, à la bureaucratie et aux problèmes ménagers. Un petit précis de décomposition sociale et morale, formidablement filmé (et interprété), où tout le monde en prend pour son grade et où on a l’impression que le syndrome de la banlieue parisienne s’est transporté de l’autre côté de la Méditerranée (ou vice versa naturellement). Cinéaste à suivre. Vincent Ostria La Collection donne de la voi(e)x Mercredi 1er février, 2 2 h 40, Canal+ Court-circuit 572 Vendredi 3 février, 23 h 45, Arte Nuit du Court Métrage Jeudi 2 février, 23 h 50, France 3

A la vie, à la mort Documentaire d’Anne Georget. Mardi 7 février, 23 h 45, France 2

Le combat d’une famille dont le père, malade, est “locked-in”. Les trois dernières années de Michel Salmon, victime d’un AVC (accident vasculaire cérébral) à l’âge mûr. Atteint du “locked-in syndrome”, il est complètement paralysé, incapable de s’alimenter et de parler. Filmé durant cette période, le patient parvient à exprimer à sa famille son désir de mourir ; le corps médical et des comités d’éthique débattent du bien-fondé d’une interruption des soins – à laquelle il a droit, faute d’euthanasie, illégale en France – tandis que sa femme et ses filles se tourmentent. Débat moral auquel ce film de salut public apporte une contribution concrète. V. O.

Retour sur l’émission mythique de Dumayet. Filmé par Robert Bober en 2007, Pierre Dumayet (disparu en 2011) commente des extraits de son émission littéraire Lectures pour tous, la première à la télé. On y revoit le sincère François Mauriac et le facétieux Raymond Queneau. Le plus beau est une vertigineuse mise en abyme : Dumayet regardant en 2007 une interview de 1991, lors de laquelle il visionnait avec Marguerite Duras une Lectures pour tous de 1964, où ils avaient évoqué Le Ravissement de Lol V. Stein qui venait de sortir. Tableau troublant : Duras émue aux larmes par elle-même. V. O.

Les Gars et les Filles – Nos fiançailles Documentaire de Chloé Mahieu et Lila Pinell. Jeudi 2 février, 23 h 10, Arte

Les émois amoureux de jeunes intégristes chrétiens. Exotique. A rebours de ce que fait supposer le titre, il ne s’agit pas ici d’une romance sucrée. Malaisant, le documentaire s’attache aux affres de jeunes catholiques intégristes fidèles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et de militants d’extrême droite. Enregistrant leurs conversations politiques et religieuses, parallèlement à leurs émois amoureux, les réalisatrices observent ces jeunes illuminés avec une paradoxale retenue. Comme si l’innocence apparente de leur regard ne pouvait, par essence, occulter la monstruosité de leurs personnages, perdus en amour comme en tout. JMD

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G. Pinkhassov/Magnum Photos/ France 5

Bernard Arnault, l’enfance est un destin Valparaiso Téléfilm de Jean-Christophe Delpias. Vendredi 3 février, 20 h 35, Arte

Thriller dans le milieu pétrolier avec l’inimitable Jean-François Stévenin. Haro sur le capitalisme, la suite. Les fans de la chanteuse Helena Noguerra risquent de déchanter : bien qu’elle soit en tête d’affiche, elle disparaît au bout d’une demi-heure. C’est à ce moment-là que l’histoire se complexifie et tourne au thriller : les dessous des magouilles d’une multinationale pétrolière, qui par ailleurs déverse des fûts radioactifs dans la mer. Style froid et bleuté, décors ultramodernes, avec Jean-François Stévenin en justicier obstiné et Peter Coyote en cynique capitaine d’industrie. La preuve que le petit écran français sait désormais faire des produits soignés et sérieux à l’américaine. V. O.

Documentaire de Guillaume Durand et Gilles de Maistre (Empreintes). Vendredi 3 février sur France 5 à 21 h 30

Comment devient-on la quatrième fortune de la planète ? Patron du groupe LVMH, Bernard Arnault traîne l’image d’un milliardaire fuyant, raide et control freak sur sa personne et son business florissant, dont Dior reste le symbole le plus fort. Sous cette armure rarement fendue se cache la réalité discrète d’un entrepreneur fidèle à sa mémoire familiale, comme le suggère ce portrait dans lequel Arnault retourne sur les terres de son enfance à Roubaix. Avec ce come-back dans la maison parentale, affleurent les souvenirs d’un jeune homme de la haute bourgeoisie provinciale devenu, à la force du poignet tenace du polytechnicien stratège, l’ambassadeur d’une certaine image de la France, dont le luxe forme un étendard fantasmatique. JMD

l’avenir en couleurs

La promotion des Blacks & Beurs, entre star system et engagement politique. anal+ consacre deux soirées à américains s’indignant qu’un groupe l’intégration des enfants d’immigrés d’élus français d’origine maghrébine, en France. Le terme de “diversité” venus les consulter à Washington, parlent qui traverse les deux documentaires de “discrimination positive”. Pour Omar Sy, présentés – l’un consacré aux stars l’essentiel est que le sort des minorités médiatiques que sont devenus Omar Sy, s’améliore, pas qu’il y ait un Obama Djamel Debbouze et Nicolas Anelka français. Mais quid des minorités plus (photo) ; l’autre au combat des Blacks et récentes, comme la communauté chinoise des Beurs pour accéder aux responsabilités en France, qui serait la plus importante politiques –, est à double tranchant. d’Europe ? V. O. Parler de diversité est aussi une manière La Diversité en marche. Washington-Paris, de pointer la différence. Comme s’il y avait la diplomatie des banlieues Documentaire les Français de la diversité et les autres. de Martin Meissonnier. Lundi 6 février, 22 h 40, C’est ce que remarque Edouard-Henri Canal + Moré, adjoint au maire de La Courneuve, L’Entrée des Trappistes Documentaire d’origine camerounaise. C’est aussi d’Edouard Bergeon. Mardi 7 février, 20 h 50, Canal+ ce que disent des responsables politiques

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The Future de Miranda July

enquête

ils se marièrent et eurent beaucoup de petits nerds Niche marketing ou concept malin ? Depuis peu, les sites de rencontre pour geeks se multiplient sur le net.

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e geek timide, acnéique et rondouillard semble avoir définitivement vécu. La preuve : c’est carrément un site de rencontre qui lui est dédié ! Une première en France, tout droit inspirée des Etats-Unis où fleurissent bon nombre de sites du genre : sweetongeeks.com, soulgeek.com et même trekpassions.com, un site de rencontre consacré aux… fans de Star Trek ! Geekmemore.com propose ainsi de rencontrer des fans de cosplay, de mangas, de séries… bref, à peu près tout ce qui constitue la panoplie du geek. Soit le développement d’un marketing de niche qui a vu l’essor de sites communautaires en tout genre, mais qui s’adresse pour la première fois à une catégorie longtemps perçue comme “hors norme”. Le site est ainsi la conséquence logique d’une “déferlante” geek qui a envahi la mode, le cinéma, la musique, etc., depuis 2008. Mais pas seulement : il reflète aussi l’émergence d’une vraie communauté de “geekettes”. David Peyron, doctorant qui étudie l’identité geek : “La naissance d’un site de rencontre spécifique montre bien que le milieu geek qui était au départ

“on voit arriver une véritable culture geek féminine” David Peyron, doctorant

essentiellement masculin voit arriver une véritable culture geek féminine.” Pour preuve, la saga Millénium, qui fait de la hackeuse Lisbeth Salander un de ses personnages principaux. Faire se rencontrer un geek timide fan du forum 4chan et une jolie nerd qui passe son temps à alimenter son tumblr ne paraissait donc pas une mauvaise idée. Sauf que depuis son lancement, Geekmemore n’a pas été épargné par les internautes, qui se sont copieusement moqués de son ergonomie pour le moins approximative semblant tout droit sortie des années 90. “A se demander si ces photos proviennent d’un vieux stock oublié de Getty Images ou si elles ont été prises pour l’occasion”, peut-on ainsi lire sur le blog d’Amusement, magazine consacré à la culture numérique. Abdel Bounane, rédacteur en chef d’Amusement : “Dans son design, le site fait presque penser aux débuts de Friendster ! Or, c’est là qu’on les attendait au tournant car les geeks sont très en pointe sur ce qu’il faut en termes de fonctionnalité du réseau.” La forme mise à part, le fonctionnement du site reste lui très classique, comme une sorte de Meetic où on parle plus volontiers de jeux de rôle en ligne que de lieux pour sortir prendre un verre. Mais Geekmemore fait-il vraiment honneur à sa communauté ? Abdel Bounane : “Le terme de geek renvoie à une période de l’adolescence où l’on est plutôt

asocial. Vouloir rester ‘entre soi’ passé la vingtaine peut apparaître comme une sorte de régression.” Régression…ou snobisme ? Encore plus sélectif mais bien plus réussi au niveau du design, cupidtino.com se présente comme un site de rencontre pour fans de Mac ! D’où son nom, issu de la contraction entre Cupidon et Cupertino (la ville où se trouve le siège social d’Apple). Lancé en juin 2010, il compte déjà 30 000 membres, dont 62 % aux Etats-Unis et 3 % en France. Un succès que les fondateurs du site expliquent par le fait que ceux qui sont sous Apple auraient en commun une profession créative et un goût prononcé pour les nouvelles technologies. David Peyron : “Apple a été la première marque à vouloir créer une véritable communauté marquée d’une véritable religiosité, un peu comme ce qu’essaie de faire Free depuis quelques années. De fait, être fan d’Apple peut réellement constituer un point commun fort, à la différence de la “geekitude” qui est une notion beaucoup plus floue et qui recouvre des choses très différentes.” Sur Cupidtino, on peut ainsi “mac” celui ou celle qui vous a tapé dans l’œil, comme on “poke” sur Facebook, et dans sa bio on est sommé de préciser depuis quand on “est” Mac. Autant dire qu’avouer que l’on a longtemps “été” PC revient à perdre toute chance de croquer la pomme… Marjorie Philibert

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in situ troc de culture Amateur de livres, CD ou DVD ? Les membres proposent de donner ou troquer des bouquins, albums ou films sans aucun frais. Il suffit de rechercher le type d’objet que l’on souhaite pour en découvrir une liste… gratuite ! L’occasion de rencontrer des passionnés de littérature ou de musique. www.biglib.fr

appelez la police Une solution pour une mise en page originale. Dafont propose des milliers de polices originales et gratuites. Répertoriées par catégorie, on y trouve des caractères “fantaisie”, “gothiques” ou encore “techno”. Une bonne alternative à la Comic Sans MS. www.dafont.com/fr

mais c’est quoi, ce voyant rouge ?

Solcarlus

Quoi de plus horripilant qu’accumuler les notices d’utilisation d’appareils que l’on n’a plus, et de ne jamais trouver celle dont on a besoin ? Mesnotices a trouvé la solution, en recensant plus de deux millions de modes d’emplois. De quoi gagner un temps précieux quand on ne sait pas comment changer sa cartouche d’encre. mesnotices.fr

it’s a small small world… Lego propose de mixer nouvelles technologies et souvenirs d’enfance en lançant son propre réseau social. Rebrick propose aux membres de créer, consulter ou commenter des posts, de partager leurs photos, leurs plans et leurs créations et d’inventer un monde en… Lego. rebrick.lego.com

la revue du web Slate

Arte

The New Republic

jeunes loups

back in the USSR

A quoi ressemblaient les candidats à la présidentielle au début de leur carrière ? Slate est allé fouiller dans les archives de l’INA pour retrouver leurs premières apparitions télé. On voit notamment une vidéo de Nicolas Sarkozy, cheveux longs et étudiant à Nanterre, expliquant son adhésion précoce au parti gaulliste. En 1981, François Hollande est un jeune auditeur à la Cour des comptes. Quatre ans après, Marine Le Pen est dans le public de L’Heure de vérité pour écouter l’interview musclée de son père. tinyurl.com/782f992

Arte propose un projet original pour l’anniversaire de la chute de l’empire soviétique. Ce webdocumentaire retrace le parcours et le passé de nombreux intervenants qui ont vécu en URSS avant la fin du rideau de fer. Grâce à une interface un peu fouillis mais extrêmement complète, on navigue d’un témoignage à l’autre, chacun représenté par une carte postale. Des souvenirs nostalgiques et précis qui nous font voyager dans une autre époque. www.farewellcomrades.com/fr

pas de “Secret Story” chinois Alors que la téléréalité cartonne partout dans le monde, la Chine y reste hermétique. L’Etat n’a cessé de multiplier les restrictions concernant les produits culturels importés, et n’accepte, par exemple, que vingt films étrangers par an sur ses écrans. Pas plus. Hors de question d’être “corrompus par les pays occidentaux”, et ainsi, la téléréalité, “vulgaire” avatar de l’Ouest, est bannie des écrans chinois. On apprend également que les votes du public sont moyennement appréciés. tinyurl.com/785eowq 1.02.2012 les inrockuptibles 121

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livre Just Kids de Patti Smith L’histoire est obsédante parce qu’elle est radicale. Ce livre m’a aidé à voir les choses de façon plus positive, à me sentir plus chanceux. Et puis c’est un super témoignage de l’époque.

Sport de filles de Patricia Mazuy Un western sexuel sur les chevaux et la violence des hommes, avec une Marina Hands intrépide.

Les Chants de Mandrin de Rabah AmeurZaïmeche A la racine de la Révolution française, un appel vibrant à l’insurrection.

La Folie Almayer de Chantal Akerman La jungle, le désir, la violence. L’univers de Conrad au fil de celui d’Akerman.

Millénium – Les hommes qui n’aimaient pas les femmes de David Fincher Avec la saga suédoise, Fincher réchauffe la glaciation du numérique.

Stuck In The Sound Pursuit Un troisième album riche et orchestré : au milieu des guitares, les ballades.

Chairlift Something Un disque efficace et piégeur, immédiatement tubesque mais freak en différé.

Martin Amis La Veuve enceinte En 1970, des jeunes se croisent et tentent de s’aimer à l’aune de la liberté sexuelle.

Super de James Gunn. Un film de superhéros gore et rigolo au départ, troublant à l’arrivée. Exodus d’Otto Preminger. Chef-d’œuvre et apogée du classicisme selon Preminger. L’Etrange Affaire Angélica de Manoel de Oliveira. La dernière splendeur du cinéaste.

film Crazy Heart de Scott Cooper Jeff Bridges est incroyable dans ce film. Il chante, joue : c’est une des meilleures performances d’acteur que j’aie vue depuis longtemps. recueilli par Ondine Benetier

Chan Koonchung Les Années fastes En 2013, une Chine florissante dans un monde en pleine récession. Ou comment, sous couvert d’une douce ironie, dézinguer son pays. Nu-Men, tome 1 de Fabrice Neaud Le Château des ruisseaux de Frédéric Poincelet et Vincent Bernière Le grand saut vers le public pour ces personnalités de la BD contemporaine.

Trailer Trash Tracys Ester Un album pop, lumineux et lynchien. Captivant.

Daniel Darc La Taille de mon âme Toujours debout, Daniel Darc part sur les routes avec son récent album clair et radieux.

The Langley Schools Music Project L’histoire derrière ce projet est fascinante. Je n’arrive toujours pas à croire qu’ils arrivent à chanter ces chansons avec autant de passion alors qu’ils ne jouent pas très bien, que ça sonne parfois faux. Il y a quelque chose de magique dans cet album.

Damien Malige Province terminale Dans la peau d’un ado des années 80. Un premier roman qui signe une élégie violente de la perte de l’innocence. Le Petit Cirque de Fred Réédition d’un sommet d’onirisme et d’absurde.

David Mitchell Les Mille Automnes de Jacob de Zoet Après ses grands romans ambitieux, Mitchell offre un conte gothique et mystérieux.

Lemon Jefferson et la Grande Aventure de Simon Roussin Humour absurde, armes vintage et couleurs pop.

Antje Taiga

album

Nils Frahm Le pianiste allemand vient de sortir deux albums, Felt et Wonders (chez Erased Tapes), en duo avec Peter Broderick, sous le nom d’Oliveray.

Le Gros, la Vache et le Mainate de Pierre Guillois, mise en scène Bernard Menez Théâtre du Rond-Point, Paris Une opérette délirante avec fantasmes homo et gay attitude.

La Dame aux camélias mise en scène Frank Castorf Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Un manifeste artistique aussi grandiose que politique.

Les Bonnes mise en scène Jacques Vincey Théâtre de l’Athénée, Paris L’une des pièces de Genet les plus montées cette saison, avec l’immense Marilù Marini dans le rôle de Madame.

Mathieu Mercier Credac d’Ivrysur-Seine (94) L’artiste agence une foultitude d’objets pour créer des rébus stimulants et déstabilisants.

Le Sentiment des choses Le Plateau, Paris Sous influence du designer italien Bruno Munari, une expo ludique où les œuvres flirtent avec les travaux manuels.

Tupelo Galerie Eva Hober, Paris Une tentative de redéfinition de l’expérience du peintre Damien Cadio. Jouissif.

Vier sur iPhone, iPad, iPod, iTouch et mobiles Android Un jeu de stratégie accessible et stimulant, par un vétéran japonais du jeu d’arcade 80’s.

Mighty Switch Force et Pullblox sur 3DS Deux petites pépites dédiées à la 3DS.

Emily The Strange: Strangerous sur DS James Noir’s Hollywood Crimes 3D sur 3DS Professeur Layton et l’appel du spectre sur DS Trois jeux à énigmes.

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