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No.840 du 4 au 10 janvier 2012

www.lesinrocks.com

Lana Del Rey naissance d’une icône

Bourdieu

dix ans après

Régis Jauffret M 01154 - 840 - F: 2,90 €

dans les sous-sols de l’horreur

Allemagne 3,80€ - Belgique 3,30€ - Canada 5,75 CAD - DOM 4,20€ - Espagne 3,70€ - Grande-Bretagne 4,80 GBP - Grèce 3,70€ - Italie 3,70€ - Liban 9 000 LBP - Luxembourg 3,30€ - Ile Maurice 5,70€ - Portugal 3,70€ - Suède 44 SEK - Suisse 5,50 CHF - TOM 800 CFP

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je suis allé au stade avec

Yuksek

C  

’est la première fois de ma vie que je vais voir un match de foot.” Dans l’enceinte du stade Auguste-Delaune, à Reims, on a traîné Pierre-Alexandre Busson, gueule d’ange au regard clair-obscur qui, emmitouflé dans sa doudoune, observe les supporters, intrigué. Echarpes rouge et blanc, étendards à l’effigie du club, chants locaux en l’honneur des Rémois... A l’occasion de cette nouvelle journée de championnat de Ligue 2 (la seizième, contre Nantes), la rencontre du troisième type entre Yuksek et l’univers du ballon rond peut débuter. “C’est quoi le concept ?, interroge-t-il, frigorifié. Deux fois trois quarts d’heure avec une pause de quinze minutes au milieu ? Je n’ai même pas pris de clopes. Il faudrait qu’ils marquent un petit but, là…” Celui qui se dit “pure produit de la classe moyenne” ne hurle pas lorsque les joueurs ouvrent le score, n’applaudit pas à chaque changement, mais parle avec discernement du monde qui l’entoure. Et qui parfois l’excède. “La spéculation sur la monnaie et sur la dette, ça devient vraiment surréaliste. C’est du foutage de gueule. Quand tu vois que ce sont les mecs des usines qui se font bouffer pour ceux qui spéculent sur l’euro… je trouve ça pathétique”, s’indigne-t-il, au milieu des ronronnements de quelques milliers de spectateurs. Natif de la capitale champenoise, où il vit avec sa compagne et leur fille, éloigné de la coolitude parisienne, le musicien de 34 ans apparaît authentique. “Je ne réfléchis pas trop à ce que je dois dire ou non. Et parfois je parle trop. Il m’arrive même de me faire piéger sur des trucs à la con”, dit-il, faisant référence à un portrait de Libération paru cet été, qu’il jugera “assez malhonnête”. Humble et fier de sa réussite, en proie au doute de ceux qui craignent que tout s’arrête, l’homme doit concilier deux vies : familiale et artistique. “J’essaie de faire au mieux. Je ne veux pas être le cliché du père qui n’est pas trop là et qui rentre les bras chargés de cadeaux.”

A la maison, l’artiste est épaulé, partageant sa vie avec une journaliste diplômée de Sciences Po Paris. “J’ai une femme intelligente, plus que moi, largement. Elle me fait grandir. Elle n’a pas envie de lâcher l’affaire. Elle porte le truc. A la fois elle me secoue, et elle me fait réfléchir. On a une belle relation tous les deux.” Si l’éloignement est parfois dur à gérer (“un peu relou mais on y arrive”), il n’est pas rédhibitoire. D’ailleurs, le groupe s’apprête à vivre une tournée qui passera par l’Australie. “C’est très crevant : on quitte une France en plein hiver pour arriver dans un pays en plein été, avant de repartir cinq jours plus tard dans l’hiver chinois.” Pour autant, la perspective de débuter la nouvelle année chez les Wallabies lui plaît. “Cela fait pas mal d’années que je vais là-bas. J’y retrouve des gens que je connais bien. Les festivals australiens sont gigantesques. Ce sont de grosses machines qui tournent plusieurs jours de suite dans différentes villes.” Dès son retour en Europe, le live continuera, puis viendra le troisième album, avec une révélation à la clef : “J’imagine que ce sera le dernier en tant que Yuksek.” Quatre-vingt-dix minutes viennent de s’écouler. Score final : 3 buts à 1 pour le Stade de Reims. Et ce baptême du foot ? “C’était plutôt marrant ! Peut-être que je reviendrai, mais en été, parce que là, j’ai les genoux qui gèlent.” texte et photo Romain Lejeune

“j’imagine que le prochain album sera le dernier en tant que Yuksek”

album Living on the Edge of Time (Barclay/Savoir Faire) concerts le 3 février à Strasbourg (Laiterie), le 10 à Lille (Splendid)

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No.840 du 4 au 10 janvier 2012 couverture Lana Del Rey par Nicolas Hidiroglou

03 quoi encore ? 08 on discute courrier ; édito de Serge Kaganski

10 on décrypte Serge July, sens dessus dessous ; l’ère de rien ; le mot

Nicolas Hidiroglou

Yuksek

18

12 événement entretien avec Jean-Marie Le Pen

14 la courbe ça va ça vient ; billet dur

15 nouvelle tête Alabama Shakes

27

16 à la loupe 17 parts de marché quelle politique culturelle pour 2012 ?

18 Lana Del Rey

Patrick Kovarik/AFP

les funérailles de Kim Jong-il

la troublante Américaine se livre sans fard avant la sortie de l’album le plus attendu de ce début d’année + 12 noms à retenir pour 2012 Sarkozy et Hollande lancent leur campagne

40

29 deux espoirs en politique de gauche à droite, Guillaume Bachelay et Valérie Rosso-Debord

David Balicki

27 présidentielle

36 Régis Jauffret rencontre avec l’auteur de Claustria, roman courageux et juste sur l’abominable affaire Fritzl

50

40 rentrée scènes Krystian Lupa, Frank Castorf et Jeanne Balibar dans la lumière + les spectacles à ne pas manquer

46 Pierre Bourdieu dix ans après la mort du sociologue, son cours au Collège de France sur l’Etat est édité. Une boîte à outils pour démonter les mécanismes de la domination Cédric Kahn et Cyril Mennegun s’intéressent aux déclassés : deux films représentatifs d’une tendance très actuelle du cinéma français

Ian Hanning/RÉA

50 cinéma de crise

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

56 Take Shelter de Jeff Nichols

58 portrait Michael Shannon

59 sorties Les Acacias ; A l’âge d’Ellen ; Beau rivage ; Freakonomics, le film

62 Saints Row + Kirby’s Adventure

64 Lindi Ortega du rock à bagout et à idées noires

66 mur du son The Dodoz, Diplo, The xx, Spiritualized…

67 chroniques compte rendu festival TGV Génériq, William Parker, The Dø, Little Bob, White Denim, Titi Robin…

72 morceaux choisis Théodore, Paul & Gabriel ; Fear Of Men…

73 concerts agenda

74 Anne Wiazemsky Une année studieuse, roman initiatique

76 romans Tao Lin, Sibylle Grimbert, Arno Bertina, Nathalie Léger

80 tendance le Transsibérien vu de France

81 bd rééditions de maîtres animaliers

82 Merce Cunningham Dance Company + Oncle Vania, Le Suicidé…

84 Le Sentiment des choses + Reena Spaulings

86 où est le cool cette semaine ? le collier “Conasse”, l’excès de bagouzes

88 Arte fait peau neuve la chaîne fait appel à de nouvelles têtes

90 Le Journal du hard l’émission cul et culte de Canal+ a 20 ans

92 séries les cinéastes à l’assaut des séries

94 programmes Duch, bourreau khmer rouge

96 enquête Second Life remue encore profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 91

97 la revue du web sélection

98 best-of le meilleur des dernières semaines

rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, Arnaud Aubron, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne chefs d’édition Sophie Ciaccafava, Elisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Guillemette Faure, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot cahier villes Alain Dreyfus collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, G. Belhomme, G. Binet, R. Blondeau, T. Blondeau, M.-A. Burnier, M. Despratx, A. Fall, J. Goldberg, A. Guirkinger, N. Hidiroglou, O. Joyard, J. La Prairie, C. Larrède, J. Lavrador, T. Legrand, H. Le Tanneur, L. Mercadet, P. Noisette, V. Ostria, E. Philippe, Y. Rabanier, P. Sourd, R. Waks lesinrocks.com rédacteur en chef Arnaud Aubron directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Camille Polloni, Thomas Burgel (musique) éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigail Ainouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Naïri Sarkis photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Gaëlle Desportes conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit publicité publicité culturelle, directeur Olivier Borderie (livres, arts/ scènes) tél. 01 42 44 18 12, Cécile Revenu (musiques) tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17 coordinatrice Evelyne Morlot tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 16 67 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 19 98 directeur et directrice de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web, directeur de clientèle Nicolas Zeitoun tél. 01 42 44 16 69 chef de publicité junior Chloé Aron coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Sarah Carrier tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Elisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistante promotion marketing Margaux Scherrer tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement DIP les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement france 46 numéros : 98 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 2 211 059,61 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général David Kessler assistante Valérie Imbert directeur général adjoint Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2012 directeur de la publication David Kessler © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés

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l’édito

Europe année zéro Le millésime qui vient de se clore fut dense en événements. Si le tsunami japonais a été l’équivalent d’un film-catastrophe hollywoodien, le printemps arabe un documentaire militant, ou l’affaire DSK un grand roman français, tenant en haleine les citoyens-spectateurs-twittos sidérés de la médiasphère planétaire, la crise économique fut plutôt comparable à un séminaire, a priori rébarbatif et réservé aux spécialistes. Pourtant, c’est cette actu austère qui impacte le plus notre quotidien en France et en Europe. En 2012, on ne sait pas où et quand surgira l’imprévisible façon Fukushima, Tahrir ou Sofitel, mais on peut parier que le sort de l’euro fera régulièrement la une. A travers la monnaie unique se nouent des thèmes tels la souveraineté des peuples, la démocratie, le pouvoir d’achat, le chômage, la possibilité d’un modèle européen conciliant démocratie et prospérité, esprit d’entreprise et secteur public, entre les deux grands pôles dominant le monde actuel : le libéralisme US (peu infléchi par Obama) et le capitalisme étatique chinois, ces deux modèles opposés se rejoignant dans leur faible teneur en protection sociale. Le problème actuel de la zone euro est simple à repérer, compliqué à résoudre : sa monnaie est une exception fédérale dans un contexte où tous les autres domaines (budget, fiscalité, lois, banques centrales...) sont nationaux. De cette claudication profitent marchés et spéculateurs. Pour corriger ce vice de construction, certains préconisent de revenir aux monnaies nationales. Cohérent, mais économiquement risqué et psychologiquement régressif. L’autre option, aussi risquée, difficile à mettre en œuvre, mais plus dynamique et synchrone avec les mouvements tectoniques de l’histoire, c’est de trouver une cohérence par le haut en européanisant les autres outils économiques. Cette option fédéraliste ne pourra se faire qu’avec l’assentiment des peuples et suppose de refonder l’Europe politique, d’instaurer un lien fort entre ses institutions et son suffrage universel. 2012 sera une année zéro qui nous dira si l’on progresse vers les Etats unis d’Europe ou si l’on régresse vers l’Europe des peuples repliés sur leurs égoïsmes nationaux à court terme.

Serge Kaganski

Tout glisse sur moi comme sur une toile cirée. La cupidité du monde, l’infantilisation de nos gouvernants, le bonheur idéal des publicités… méchamment mailé par Alexis Lucchesi abstinence Chère Rihanna : j’ai comme qui dirait l’impression qu’on t’a induite en erreur au tout début de ta carrière. Un parent mal avisé, peut-être ? Un manager aveuglé par le pouvoir et l’argent ? Une ancienne petite grosse que tu persécutais au collège, poussée par la vengeance ? Une chose est sûre : la personne qui t’a appris que plus tu avançais dans ta carrière, plus tu devais te désaper, ne voulait pas ton bien. Bon, entre nous, avec un peu de jugeote et quelques neurones en plus, tu aurais pu sentir toute seule que c’était un mauvais conseil. Bah oui, tête de linotte : si tu dois enlever une fringue à chaque nouveau clip, soit tu commences en portant huit couches les unes par-dessus les autres, soit immanquablement, tu finis à poil. Il t’aurait suffi d’aller faire un tour chez Kiabi et d’empiler trois T-shirts, quatre pulls, deux manteaux, cinq collants, deux leggings et quatre strings, et t’en avais au moins pour dix albums. Mais non. Ah, il est loin le temps du combo baggy-baskets de ton Pon De Replay ! Ces jours-ci, tu as même opté pour une solution radicale : les nichons dehors, du cuir et du latex en veux-tu en voilà, et vas-y que je me frotte contre des poteaux, et vas-y que je me touche de façon suggestive, oh oui tu te kiffes et tu fais kiffer. Lorène

désir d’avenir Cher Papa/Inrocks de Noël, comme en 2011, j’ai été très sage (j’ai été contre le nucléaire, pour la révolte des peuples arabes, contre la politique de Guéant, pour la primaire socialiste, j’ai acheté quatre iPhone et un pull à col roulé en mémoire de Steve, j’ai arrêté de boire – un temps – pour Amy, et l’arrivée de Beckham au PSG m’indiffère autant que le politiquement correct de Bénabar), je me permets par la présente de te faire part de mes vœux pour 2012. S’il te plaît, fais en sorte que le printemps arabe ne flétrisse pas en Egypte à peine un an jour pour jour après s’être épanoui sur la place Tahrir. Je sais, ça a déjà commencé, à grands coups de matraques, d’armes à feu et de nouveaux symboles : après celui du marchand ambulant s’immolant, celui d’une femme à terre et pourtant copieusement matraquée par des soldats, moins humains

que bestiaux, qui évacuent leur peur dans un déchaînement de violence nauséabond… Ces mêmes soldats ignorent probablement qu’ils donnent par là même à la révolte une nouvelle dimension, en plaçant les femmes au cœur du mouvement, et, n’en doutons pas, au cœur de l’islam de demain. Alors, si tu pouvais faire ça pour moi (et aussi faire en sorte que Sarkozy ne soit pas réélu pour ma petite sœur), eh ben je te promets que je serai encore plus sage l’année prochaine. Je soutiendrai sans réserve l’action de BHL en Syrie, le choix de Sodade comme nouvel hymne national du Cap-Vert, et si j’ai des copains américains, je leur dirai qu’Obama est peut-être le pire Nobel de la Paix qu’Oslo ait produit, mais qu’en Président, il n’est pas si mal... Je t’embrasse pas (je suis sous Mediator), mais le cœur y est. David

écrivez-nous à [email protected], lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/cestvousquiledites

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sens dessus dessous par Serge July

de la rupture

l’ère de rien

Latinos contre yuan

P

assée quasi inaperçue pour cause de coma réveillonnaire : la réunion à Montevideo, les 20 et 21 décembre, des pays du Mercosur (union douanière de dix pays sud-américains). Bilan de la réu : une déclaration de guerre au yuan et au dollar, monnaies sous-évaluées qui faussent le commerce mondial, sous la forme d’un accroissement de droits de douane sur 140 produits. Serrer la vis à la douane, c’est l’une des armes de choc de la démondialisation. Le Brésil n’aurait pas le choix, d’après son ministre des Finances, Guido Mantega, qui le déclare “en état de siège”. Face à quoi ? “La hausse échevelée des importations chinoises à bas prix qui met à mal de nombreux secteurs industriels”, explique Le Monde. Tout comme chez nous, donc. Côté bagnole par exemple, les ventes de véhicules importés ont augmenté au Brésil de 35 % pendant la première moitié de 2011, contre 2 % seulement pour la production nationale. Cette atteinte au libre-échange chimiquement pur peut s’avérer une politique bonne, ou mauvaise, voire dangereuse, en tout cas, elle existe. Ce qui devrait interdire à Fillon, Copé ou Christine Lagarde de débiner systématiquement les partisans français de la démondialisation au motif que “la France ne peut pas se singulariser et se protéger toute seule contre le monde entier”. Ben non, on n’est pas tout seuls puisque l’ensemble de l’Amérique du Sud, avec l’énorme Brésil, ont frappé les premiers. Léon Mercadet

le mot

[cavalier seul]

Francis Le Gaucher

La rencontre d’un homme et d’un peuple Il faut toujours en revenir à cette définition de l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel, donnée par les pères fondateurs. Pour devenir un monarque républicain il faut être capable de trancher d’un seul coup d’épée des nœuds gordiens, c’est-àdire des problèmes réputés inextricables. Ce coup d’épée métaphorique est au cœur de l’élection présidentielle. Même les sortants doivent rompre Ceux qui ne veulent pas rompre sont mis en difficulté, ou échouent. A la surprise générale, de Gaulle est mis en ballottage en 1965 parce qu’il n’avait pas vu la nécessité de faire campagne. En 1981, le slogan de Giscard d’Estaing invite les électeurs à donner “un président à la France”, c’est-à-dire à le reconduire. Il est battu par son adversaire qui veut appliquer le programme commun de rupture avec le capitalisme et abolir la peine de mort. La campagne de François Mitterrand en 1988 est un cas d’école en matière de réélection. Son slogan : “La France unie”. Mais sa déclaration de candidature en mars 1988 est une véritable déclaration de guerre contre Jacques Chirac et les factions. Il l’emporte triomphalement. La fracture Six ans plus tard, Jacques Chirac, candidat à la présidence, doit affronter son ami de trente ans, le Premier ministre de cohabitation qu’il a proposé à François Mitterrand et qui le trahit : Edouard Balladur. Il choisit la double fracture, politique et sociale. La fracture sociale terrasse cette aventure libérale qui prétendait à la continuité. Le refus de Jospin Le 14 juillet 2001, Jacques Chirac profite de la traditionnelle interview de la fête nationale pour dénoncer une France à feu et à sang du fait du laxisme sécuritaire du gouvernement Jospin. A Matignon, le cabinet se divise sur l’opportunité d’une démission immédiate du Premier ministre. Ils ne sont pas les seuls : Giscard d’Estaing comme d’autres tentent de le convaincre de déclarer la guerre au chef de l’Etat et de mettre fin à la cohabitation. En vain, Jospin sera battu en 2002. La panne de rupture Nicolas Sarkozy inscrit sa campagne présidentielle pour 2007 à l’enseigne de la rupture avec “le roi fainéant”, c’est-à-dire Jacques Chirac, dont il fut pourtant le ministre important pendant toute la durée du quinquennat. Cinq ans après, Nicolas Sarkozy en quête d’une réélection cherche à s’inventer une nouvelle rupture, tandis que François Hollande, son adversaire d’aujourd’hui, n’a pas encore tout à fait incarné la sienne.

“Le cavalier seul de Dominique de Villepin” ; “Cameron (le Premier ministre britannique) fait cavalier seul” ; en Europe, “Nicolas Sarkozy ne veut pas faire cavalier seul”… Constatons que les chevaux galopent beaucoup depuis quelques semaines. Nous avons eu “le chevalier blanc” Montebourg, ces appels à produire français qui deviennent “le cheval de bataille de François Bayrou” et qu’“enfourche” la droite de l’UMP. En langage simple, cela se dit “enfourcher son dada”. On s’étonnera que ces expressions équestres prennent leur essor alors que le nombre des chevaux s’est considérablement réduit depuis un siècle. En la matière, la plus belle formule nous vient de Jack Lang, quoiqu’elle date de plusieurs années. Devant les agitations de Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing, l’ancien et flamboyant ministre de la Culture s’était exclamé dans Paris Match : “Ce sont de vieux chevaux de retour qui aboient au milieu du gué !” MAB

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Nicolas Reitzaum/Sipa

“Sarkozy a légitimé les propositions du FN” S’il a bien passé les rênes du parti à sa fille, Jean-Marie Le Pen n’en reste pas moins investi dans la campagne. Il se verrait même revenir au premier plan dans le cas d’une VIe République. Rencontre.

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epuis un an, Marine Le Pen dirige le parti que son père a porté sur les fonts baptismaux, mais Jean-Marie Le Pen n’est jamais très loin de sa fille. Dans sa maison de Montretout, sur la colline de Saint-Cloud, l’ombre de la statue du Commandeur plane encore sur le Front national. A bientôt 84 ans, le président d’honneur du FN parle de l’avenir de son mouvement et rêve d’une recomposition de la droite. Loin d’avoir siphonné l’électorat du Front, le patriarche estime que Nicolas Sarkozy a légitimité le programme frontiste.

C’est la première campagne où vous serez sur le banc de touche. Quel rôle comptez-vous jouer ? Jean-Marie Le Pen – J’irai dans les départements où Marine Le Pen ne peut pas aller. Quelque part, c’est comme si j’étais en campagne, moi aussi. Je suis certainement en France la personne qui a le plus d’expérience des campagnes présidentielles, donc je la conseillerai. Cela fait un an que Marine Le Pen est à la tête du FN. Estimez-vous que le parti a changé ? Le Front national n’a pas changé, il s’est

adapté aux problèmes que nous rencontrons. On nous reproche souvent d’avoir été libéraux. Oui, nous l’avons été quand le pouvoir était aux socialistes. Nous sommes en rééquilibrage permanent de la politique menée par le pouvoir. Aujourd’hui, c’est l’inverse, c’est l’ultralibéralisme, nous rappelons donc notre attachement à l’Etat dans ses missions régaliennes. Mais Marine Le Pen a aussi ses propres convictions, ce n’est pas un clone. A l’UMP, on estime que la grosse différence avec vous, c’est que votre fille souhaite parvenir au pouvoir.

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“lorsque Sarkozy fait le lien entre immigration et délinquance, il nous soulage des accusations portées contre nous” Nous avons toujours préféré être battus sur nos idées plutôt que d’être élus sur celles des autres. Ça ne veut pas dire que je ne souhaitais pas le pouvoir mais je n’ai jamais dépassé 18 % des voix. Dans ce genre d’accord, tout dépend si vous êtes le cavalier ou le cheval. Une alliance avec une UMP minoritaire, c’est possible. Par certaines de vos déclarations, n’avez-vous pas le sentiment d’avoir vous-même érigé le “cordon sanitaire” entre la droite et l’extrême droite ? C’étaient des prétextes invoqués. On m’a cousu sur le dos une tunique de Nessus. Le passif de Jean-Marie Le Pen ne se résume pas au “point de détail” et à “Durafour crématoire”. Se servir de cela pour rompre la discipline républicaine fondamentale du second tour des élections, c’est évidemment une argutie. Lors de la passation de relais avec votre fille en janvier dernier, vous avez déclaré au sujet d’un journaliste qui affirmait avoir été molesté par le service d’ordre du FN : “Cela ne se voyait ni sur sa carte d’identité ni, si j’ose dire, sur son nez”, en faisant allusion à ses origines juives. Vous avez suffisamment d’expérience politique pour mesurer les conséquences d’une telle déclaration ? Oui. Mais si la politique française se mesure à cette aune-là, c’est bien pitoyable. Il y a un certain nombre de gens qui se croient tenus au silence sur certains sujets parce que la pensée unique l’impose. Moi, non. Je n’accepte pas les oukases de la société dominante, je n’entre pas dans le jeu du politiquement correct. Votre fille l’accepte pourtant. C’est son affaire, là, vous parlez de moi. Moi, moi. (En se frappant la poitrine avec la main). Marine Le Pen multiplie les gestes en direction de l’électorat juif, n’est-ce pas une manière de tourner la page du “détail” et de vous réhabiliter ? La réhabilitation postule qu’un crime ou un délit aurait été commis, je n’ai pas le sentiment d’avoir été un délinquant ou un criminel. Je reconnais à Marine Le Pen le droit de mener sa campagne comme elle l’entend, je ne suis pas obligé de porter un jugement sur chacun de ses gestes. En début d’année, vous avez déclaré que Nicolas Sarkozy ne se représenterait pas en 2012. Vous en êtes toujours convaincu ?

C’est une hypothèse, mais j’ai le sentiment qu’il ne se représentera pas. Pourquoi ce garçon qui a surfé sur les difficultés accepterait-il de se faire présenter les factures dans le quinquennat suivant ? En plus, je ne crois pas qu’il soit suffisamment engagé par cette fonction pour considérer qu’il ne puisse pas s’en détacher. Lorsqu’il m’a reçu à l’Elysée en 2007, il m’a dit : “Ce que je fais, je le fais avec passion mais je me sens capable de faire autre chose.” Je pense que lorsque l’on est président de la République, on ne peut pas faire autre chose. Quels souvenirs gardez-vous de cette rencontre à l’Elysée ? Il m’avait reçu trois quarts d’heure dans un salon, nous avions eu une discussion à bâtons rompus. L’homme a du charme, il s’est montré sympathique. Il est sorti en me tenant le bras et m’a présenté à ses ministres. François Fillon faisait la tête. Je crois que ça l’amusait de les mettre dans l’embarras. Y a-t-il eu une évolution de vos relations avec la droite sous son mandat ? Non, et pourtant Nicolas Sarkozy aurait pu faire une vraie politique de rupture en reconnaissant le FN comme un parti normal. Cela aurait consisté à jouer un jeu véritablement démocratique lors du second tour des élections comme la gauche peut le faire avec l’extrême gauche. Mais ses porte-parole ont répété qu’il n’y aurait pas d’alliance possible avec le Front national, il poursuit donc la même politique que Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy a tenu des propos très virulents sur l’immigration. Pensez-vous qu’il a pu légitimer une partie de votre programme ? C’est évident qu’il a légitimé nos propositions. C’est une tactique qui n’est pas sans inconvénients pour lui. Lorsque, dans son discours à Grenoble, en 2010, il fait le lien entre immigration et délinquance, il nous soulage des accusations qui étaient portées contre nous. Quelle image pensez-vous laisser dans l’histoire politique française ? Je suis tout à fait indifférent à l’image que je vais laisser. J’ai évolué toute ma vie dans une atmosphère générale d’hostilité politique de tous les milieux. Mon image et celle du FN ont été dessinées par mes adversaires. Cela m’importe peu, je n’ai qu’une seule obsession : l’intérêt national de la France, menacée dans son existence

même par l’évolution d’un certain nombre de problèmes – démographiques, sociétaux, politiques. Pourquoi écrire vos mémoires si vous ne vous souciez pas de votre image ? Ce qui va sans doute intéresser ceux qui vont me lire, c’est la politique. Moi ce qui m’intéresse d’abord, c’est de raconter un monde que j’ai connu dans mon enfance et mon adolescence et qui a totalement disparu, celui de La Trinité-sur-Mer entre 1928 et 1938. Je souhaiterais en laisser une description qui ressemblerait à celle de Pierre-Jakez Hélias (écrivain breton, auteur notamment du Cheval d’orgueil – ndlr) pour les paysans du Finistère. Expliquer les influences qui déterminent la personnalité d’un acteur de la vie politique. Vous auriez pu épouser un autre camp politique que celui du nationalisme ? J’étais d’origine modeste et j’ai été tenté par le côté tricolore des communistes à la Libération. Mais lorsque j’ai été derrière le rideau de fer, je me suis rendu compte que les ouvriers étaient bien moins heureux dans “la patrie des travailleurs” que chez nous. On retrouve d’ailleurs au sein du Front national, une partie de la méthodologie du Parti communiste : être un parti-famille pour ses militants. Il y a un côté obsidional, c’est vrai. Lorsque vous êtes encerclés, vous êtes amenés à serrer les rangs. S’il n’y avait pas eu ça, il aurait été impossible de créer le Front national à une époque où il y avait autant d’opinions que de types. Au cours de ma carrière, j’ai dialogué avec des communistes étrangers. En Italie, lorsque Giorgio Almirante (fondateur du MSI, un mouvement néofasciste – ndlr) est mort, il y avait des délégations de tous les partis à son enterrement, y compris du Parti communiste. Vous pensez qu’il en sera de même pour vous lors de vos funérailles ? Certainement pas. Dernièrement, j’ai lu L’Enculé de Marc-Edouard Nabe. Dans son livre, je suis enterré sous un menhir à Noël de façon grandiose. On annonce aussi ma mort sur Twitter toutes les trois ou quatre semaines, il y en a bien un qui finira par avoir raison. Mais je n’ai pas fini ma vie, après avoir connu la IVe et la Ve République, je serai peut-être une personnalité de la VIe. recueilli par David Doucet 4.01.2012 les inrockuptibles 13

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retour de hype

“tu crois que c’est possible d’être devenu dépendant au foie gras ?”

“ma bonne résolution c’est d’assassiner tous ceux qui font la blague : ma bonne résolution ? 1920 x 1080, bien sûr !”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Mickael Vendetta député

la gastro

“je me suis inscrit sur les listes électorales mais ils ont pas voulu me mettre un +1”

Cheetah P.Duval/JLPPA

Louie C. K.

“2012, année de l’Euro 2012”

Leonard Cohen George Michael

Niggas in Paris Bret Easton Ellis + Ryan Gosling + Gaspar Noé = The Golden Suicides

Dirty Diana noooooooooo le compte Twitter de Nadine Morano

Mickael Vendetta député Le chantre de la bogossitude a posté sur Facebook : “Je suis en train de faire les démarches pour être député. Il est temps qu’il y ait un vrai leader dans la politique pour remettre en place tous les bras cassés.” Ok. 2012, année de l’Euro 2012 Ça rime. The Golden Suicides Si l’on en croit les tweets d’Easton Ellis, ce projet inspiré d’un fait divers devrait être réalisé par Gaspar Noé. Et joué par Ryan Gosling ? Boum.

Niggas in Paris Aux States, Kanye West et Jay-Z ont clôturé leurs concerts communs avec Niggas in Paris, joué au minimum huit fois. De suite. Dirty Diana noooooooooo Après House of Balloons et Thursday, The Weeknd a balancé sur internet Echoes of Silence, petite bombe comprenant, entre autres, une envoûtante reprise de Dirty Diana. A chanter sous la douche les sourcils froncés. D. L.

billet dur



Stone et Charden chevaliers de la Légion d’honneur

her Arnaud Dassier, C’est donc sur ce Twitter qui t’a construit qu’à présent tu perds tes nerfs, Dassier. En pleine trêve des confiseurs, soudainement, tu t’es mis à gazouiller bruyamment pour signifier à tout ton entourage numérique que tu allais quitter l’UMP. Dans la vie réelle, “IRL” comme on dit chez les twittos, cette fracassante nouvelle aura provoqué autant d’émoi que la poussée d’un bubon séboréique sur la fesse d’un nouveauné nord-coréen le jour de la mort de Kim Jong-il. Mais parmi l’agora des piailleurs en 140 signes, l’affaire de ta sédition contre l’Elysée fut largement commentée, au moins autant que les courses de Noël de Nadine Morano, laquelle ne nous épargna rien de son fourrage de dinde, ni de l’entrée du petit Jésus dans la crèche de Toul. Que reprochestu au juste à Sarkozy, dont tu fus le grand sachem sur internet durant la campagne de 2007 ?

Ses résultats minables en matière d’emploi ? Sa politique infecte de chasse à l’homme orchestrée par Guéant ? Ses rodomontades de sauveur de l’euro manipulé par les ficelles de la haute finance ? Tu serais pas devenu gauchiste, au moins ? Non, parce que ton pater Jean-Claude, autrefois agent de propagande “droite au but” chez TF1, si fier jusqu’ici que tu perpétues ainsi la tradition familiale avec Atlantico, pourrait ne jamais s’en remettre. Qu’il se rassure, ton modèle reste l’Amérique ultralibérale, Iron Man, et tu en appelles au démantèlement du système social et du secteur public “mis en place en 1945 pour satisfaire les revendications du Parti communiste”. Tu veux la peau des 35 heures, tu surkiffes la libre entreprise sauvage et le groupe Metallica – sans doute par affinité patronymique. Tu te barres juste de l’UMP parce qu’on t’a refusé une circonscription aux prochaines législatives. Bref, un job de fonctionnaire dans un pays de ploucs. Je t’embrasse pas, j’ai plus assez de signes. Christophe Conte

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Don Van Cleave

Alabama Shakes Ces Américains à voix de tempête rénovent la soul en s’attaquant aux hanches et au pelvis.



ouvenez-vous de ce nom : Brittany Howard. Elle est la chanteuse des Alabama Shakes et on n’a pas fini de vous soûler avec sa soul. Vous pouvez oublier son nom, mais de toute façon vous n’échapperez pas à sa voix : un râle sensuel et autoritaire, revenu de loin, qui détourne les guitares plutôt rock, paisibles et sudistes (le groupe vient… d’Alabama) de ses acolytes vers une soul profonde, massive, brûlante. En fait, on soupçonne même les Alabama Shakes

de posséder plusieurs Brittany Howard, tant sa voix est multiple, dégringolant du gospel céleste au blues des bas-fonds sur l’ordre de guitares indécentes. Leurs concerts, moments terribles où l’on jure entendre Aretha Franklin bramer devant Creedence Clearwater Revival, seront la grande chaudière de 2012. Dans Alabama Shakes, il y a “shake” : ni vos hanches, ni vos fesses n’auront le choix. JD Beauvallet www.alabamashakes.bandcamp.com 4.01.2012 les inrockuptibles 15

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Kim Jong-il est mort, vive Kim Jong-un Funérailles XXL pour le “Cher Leader” qui laisse place dorée et peuple endoctriné à son fils, le “Leader suprême”.

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“songun” club

De Madrid à New York en passant par Le Caire, Saint-Pétersbourg, Athènes ou Tunis, 2011 fut l’année de la rue occupée. N’en déplaise à Jean-Pierre Raffarin qui déclarait jadis : “Ce n’est pas la rue qui gouverne” (sacré JP), l’année qui vient de s’achever a été marquée par des révoltes, des révolutions, du désordre, des cris, des pancartes insolites ou ironiques et des gens un peu partout en vrac. Les images des funérailles de Kim Jong-il le mercredi 28 décembre à Pyongyang calment tout le monde. Ici, l’espace public est occupé par des gens bien rangés

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baissant la tête d’un seul mouvement au passage du corbillard du leader défunt. Les dizaines de milliers de militaires placés sur le parcours incarnent l’armée nationale et personne ne bronche. Force politique essentielle en Corée du Nord (1,2 million d’hommes sur une population de 24 millions d’habitants) depuis la fin des années 90 et l’instauration de la doctrine du songun (“l’armée d’abord”), l’armée est au centre des affaires du pays. Reste des images semblant tout droit sorties d’un livre d’histoire et une petite envie de déserter les rangs pour partir en courant.

save the “Cher Leader”, save the world

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KCNA via KNS/AFP

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les survivants Outre un pays en piteux état et un très mauvais karma, Kim Jong-il laisse derrière lui un fils : Kim Jong-un, digne successeur (en civil et faisant un salut militaire) au visage poupin qui s’est imposé au centre du dispositif de ces funérailles. Très bien orchestrées et surveillées (quelques problèmes de type Photoshop ont rapidement été détectés en Occident, notamment un militaire géant de 3 mètres ou la disparition de journalistes sur les photos officielles), ces obsèques et leur retransmission en direct au terme de treize jours de deuil national ont aussi laissé une large place aux

images de civils en larmes. Scènes hallucinantes auxquelles nous sommes désormais habitués. Alors que nos cerveaux étriqués ont pensé à des acteurs de seconde zone engagés à peu de frais par le ministre de la com, les spécialistes de la Corée du Nord soulignent qu’au-delà de la propagande, les lamentations collectives font partie des expressions du deuil dans la culture locale (il existe même des pleureuses professionnelles). Mieux, à en croire les médias officiels, les oiseaux eux-mêmes se seraient immobilisés le jour des obsèques pour se joindre à l’affliction nationale. Diane Lisarelli

Fixé sur une sorte de moumoute en peau de mouton pour limousine, le cercueil de Kim Jong-il est recouvert du drapeau du parti (unique, faut pas déconner). Ici, il s’agit de dire adieu à un petit homme angoissant (étrangement beaucoup plus grand dans son cercueil de verre que de son vivant) aussi connu sous les noms de “Soleil radieux du XXe siècle”, “Personne supérieure”, “Leader respecté”, “Cher Leader” (à ne pas confondre avec cheerleader), “Père du peuple”, “Soleil du futur communiste”, “Glorieux Général descendu du paradis” ou, plus sobre, “Son Excellence”. Du fait de son excentricité, de son physique et de son look si particuliers, Kim Jong-il était devenu une sorte de tyran pop. Certains blogs lui sont même consacrés (kimjongillookingatthings. tumblr.com et kimjongildroppingthebass. tumblr.com sont vivement conseillés), et à l’annonce de sa mort différents sites lui ont rendu une sorte d’hommage en soulignant certains des aspects les plus chelous de sa vie et de son règne. Une curiosité un peu obscène eu égard à la situation politique en Corée du Nord (où plus de 200 000 personnes sont enfermées dans des camps de travail)… Mais aussi l’occasion d’apprendre qu’officiellement, Kim Jong-il ne produisait ni selles ni urine et qu’il se serait régulièrement fait injecter du sang de vierge pour rester jeune et beau. Ce qui, au regard de l’image ici présente, n’a manifestement pas très bien marché.

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Ludovic/RÉA

il y a urgence à replacer la culture au cœur d’un projet politique

sinistre de la culture A l’heure des bilans, celui de Sarkozy sur la politique culturelle ressemble à un naufrage. Et la gauche, si elle arrivait au pouvoir, serait bien avisée de redresser la barre.

 L

e bilan du quinquennat de Sarkozy ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur sa politique culturelle. Mais en a-t-il d’ailleurs vraiment eu une, déployée sous la forme d’un projet clair et cohérent ? Comment à la fois définir et évaluer la vision sarkozyste d’une politique culturelle, qui se rétracte dès lors qu’on tente d’en saisir les contours ? Frédéric Martel, producteur de l’émission Soft Power sur France Culture, se livre à un exercice de démontage sévère de ce “sarkozysme culturel” informe. Pour lui, “la culture au sens large est l’une des dérives graves du quinquennat, qui n’en manque pourtant pas – et le pêché originel du sarkozysme”. Sarkozy maîtriserait bien mieux qu’on ne le croit les questions

culturelles, en les “combinant à une stratégie de communication habile, à une puissance médiatique hors du commun, à un réseau de patrons de presse intéressés, et à un travail de longue haleine sur les images et internet”. Tout en faisant l’inventaire exhaustif des ratés successifs de cette politique culturelle à deux étages – un premier sarkozysme beauf, une V2 aux apparences plus dignes –, Martel pointe les artifices d’une pure construction cynique, sans colonne vertébrale, sans idée forte. Assumant son côté “bitchy”, l’auteur se moque allègrement du “système” sarkozyste, par-delà ses premiers emballements de “surplouc” et son récent hommage gênant à Roland “Barthèz” (sorte de mixte sémantique entre Yann Barthès et Fabien Barthez pour parler du sociologue Roland Barthes !).

Si le Président a changé, passant des Bronzés à Robert Bresson, préférant aux concerts de Barbelivien ceux de Dylan, la métamorphose vers un président cultivé est “un peu trop magique pour être crédible”. S’il vise à le représidentialiser, ce deuxième étage – “mi-opération de communication, mi-école de rattrapage” –, bute toujours sur l’absence de pensée articulée autour d’un vrai projet. Le premier sarkozysme culturel n’est pas moins vrai que le second – il n’est pas plus vrai non plus : “ce sont les deux faces d’une même culture middlebrow”, une sorte de front moyen, sans aspérité. En érigeant en règle d’or ses préférences spontanées (“j’aime/j’aime pas”, rhétorique à partir de laquelle Martel écrit son brûlot), en affichant son obsession des chiffres (le prix des tableaux, le nombre d’entrées des films, les ventes des livres…), en contribuant à la confusion entre les œuvres et les marques (à l’image de “Zadig et Voltaire”, livre préféré de son ministre Frédéric Lefebvre)…, Sarkozy laisse derrière lui un triste bilan. “Il ne reste rien du sarkozysme culturel de gouvernement” : envolée la lettre de mission au ministre de la Culture, réduits l’abonnement gratuit à un quotidien pour les 18-24 ans (un an seulement pour les 200 000 inscrits les plus rapides) et la gratuité totale des musées publics (réservée aux profs), sans compter les échecs (la carte musique pour les jeunes de 12 à 25 ans) et les lois ineptes (Hadopi, les nominations des présidents de l’audiovisuel public…), etc. Voué à instrumentaliser les artistes au gré des circonstances, le sarkozysme culturel ne serait, selon Martel, que cette “tentative de prendre ou de conserver le pouvoir” par d’autres moyens. Par contraste, la gauche serait bien avisée de définir son projet culturel, encore flou. Elle pourrait trouver dans le nouveau livre d’Olivier Poivre d’Arvor, Culture – Etat d’urgence, quelques pistes. Pour le directeur de France Culture, l’urgence est précisément de “replacer la culture au cœur d’un projet politique” et de proposer un “new deal culturel”, bâti sur quelques principes forts : garantir à tous, grâce à un investissement massif dans l’éducation aux arts, l’accès égal aux œuvres ; encourager l’emploi culturel ; réguler la concurrence ; favoriser les jeunes talents ; s’adresser à de nouveaux publics… Les propositions des candidats pourraient s’en inspirer, à moins de considérer que la culture n’est plus un enjeu démocratique déterminant. Jean-Marie Durand J’aime pas le sarkozysme culturel de Frédéric Martel (Flammarion), 256 p., 14 € Culture – Etat d’urgence d’Olivier Poivre d’Arvor (Tchou), 152 p., 9,95 € 4.01.2012 les inrockuptibles 17

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par JD Beauvallet photo Nicolas Hidiroglou

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epuis son apparition, fantomatique, sur les scènes européennes, on a beaucoup parlé des lèvres de Lana Del Rey. Trop opulentes pour êtres vraies, elles seraient, comme leur propriétaire, la création d’un savant fou. Dommage que l’on se soucie tant de ces lèvres et si peu de ce qui en coule, fluide et toxique : le chant d’une sirène, qu’on aurait tort de ne pas suivre aveuglément dans ses abysses de délices, à moins d’être bouché. Des légendes tenaces collent aussi à Lana Del Rey, née Elizabeth “Lizzy” Grant : elle serait fille à papa-magnat (faux), aurait, dans sa jeunesse, été la pouliche docile d’un fabriquant de pop-stars interchangeables, suffisamment malléable pour avoir sorti un premier album de pop sirupeuse à décolleté aguicheur. On n’entend pourtant rien de cette vulgarité clinquante sur les chansons de ce premier album qui traînent sur le net, prototypes de la pop vaporeuse qui fait aujourd’hui sa gloire. Femme sans racines, ballottée par la tempête d’une réputation inouïe, l’Américaine a beau n’avoir commercialisé que deux chansons en 2011, les imposantes Video Games et Blue Jeans, elle est déjà adulée ou haïe avec une passion inhabituelle. Elle est le visage pop du moment, et les hipsters l’ont vite sanctionnée pour deux crimes commis contre la morale même de leur dogme : posséder un passé, posséder un avenir. Mais le grand public, qui a acheté par centaines de milliers ces deux titres, se fiche pas mal des casseroles que pourrait éventuellement traîner Lana Del Rey. Tout artiste a droit à une jeunesse et à ses maladresses. C’est la pop-music : on vient comme on est, pas fatalement comme on naît. Pour ceux qui douteraient encore de la véracité insensée de son chant, on a récemment vu Lana Del Rey en concert acoustique à Londres. En vision lynchienne d’un piano-bar de Vegas, elle donna un concert à couper le souffle, qui la fit passer en un clignement de longs cils d’une pop funéraire à la Mazzy Star à une torch-song digne de Shirley Bassey. Une voix maîtresse, autoritaire, qui contraste avec le malaise de ce corps trop long, encombré de lui-même, de ces doigts serpentins dont elle ne sait que faire et qu’elle entortille dans sa jupe ou les fils du micro. Elle inventait-là une sorte de lounge-music spectrale, aux accents gothiques, farouchement cinématographique. D’elle, son jeune manager Ed dit : “Partout où elle passe, des mecs tentent de la toucher, comme si elle n’était pas réelle…” La première fois que l’on avait rencontré Lana Del Rey, on avait effectivement été frappé, indisposé même, par son irréalité : rencontre d’un troisième type, d’une femme virtuelle, peut-être un hologramme. Elle se déplaçait en une traînée de poudre, à la façon ondulante de Lisa Marie Smith dans Mars Attacks. Mais on n’a pas eu besoin de toucher Lana Del Rey – surtout dans

“quand je m’entends chanter, l’autorité de ma voix me sidère”

une suite de Sofitel, il y a désormais jurisprudence – pour mesurer à quel point elle était de chair et de (mauvais) sang, incarnant miraculeusement l’excentricité, la beauté et le mystère de ses chansons. Jusqu’à présent, la chanteuse n’avait rien fait vraiment pour s’expliquer sur son passé et sa rédemption, fuyant les interviews ou, en les acceptant, esquivant les questions. D’où la rareté de cet entretien, le plus long et le plus personnel qu’elle ait jamais accordé. Quel est ton premier souvenir de chant ? Lana Del Rey – Je me revois à côté de ma grandmère, nous chantons Donnie Brasco, et pour la première fois je ressens du plaisir à chanter. Je chantais aussi à l’église, à l’école, partout… Mais c’est quelque chose que je ne travaille pas. Je n’ai aucune discipline, aucune technique, je n’ai jamais pris la moindre leçon. J’aime juste jouer avec ma voix, du plus aigu au plus grave. Quand je m’entends chanter, l’autorité de ma voix me sidère. Ça paraît naïf de dire ça, mais j’adore mes chansons, je suis émue aux larmes… Quand je me retrouve en studio seule face au micro, je suis tellement libérée, capable de tout… Je me sens plus qu’ailleurs en sûreté dans ces petits écrins que sont mes chansons. Dans la vie, je ne suis pas bonne à grand-chose : mon seul talent, c’est de chanter. Dans une chanson, je sais exprimer exactement ce que je ressens, plus encore que dans la conversation. C’est un vrai soulagement de ne pas devoir tout raconter, expliciter. Comment expliques-tu à tes producteurs le son, unique, que tu désires pour tes chansons ? Je leur demande par exemple que les cordes sonnent comme la rencontre d’American Beauty et de Bruce Springsteen à Miami. Ou je leur dis : “Pense à une lycéenne qui fait le mur pour aller se défoncer”. Tu es donc autant metteuse en scène que m usicienne ? Metteuse en scène, oui, ça me correspond bien. D’autant plus que les arrangeurs de cordes que nous utilisons viennent tous du cinéma. Je suis très sensible au son dans un film, j’adore par exemple la BO de Thomas Newman pour American Beauty, celles du Parrain, de Scarface… Les films sont une thérapie pour moi, je les regarde seule, toujours les mêmes, attendant leur happy end. Ils m’inspirent musicalement, notamment pour les cordes, mais pas pour les paroles, car là, tout est autobiographique : je ne peux pas emprunter, tricher. Pourquoi avoir inventé le personnage de Lana Del Rey et avoir abandonné ton vrai nom, Elizabeth Grant ? Il n’y a aucune frontière, aucun rôle assigné. On m’appelle indifféremment Lizzy ou Lana. Quand j’étais plus jeune, j’étais surtout écrivaine, Lana était mon projet artistique, le groupe que je n’ai jamais eu. J’avance sans masque. Lana ne me donne aucun droit, aucune licence. Travailles-tu b eaucoup ? Francis Ford Coppola a dit un jour : “Si tu t’assieds chaque jour à un bureau, ta muse saura où te trouver.” J’ai essayé mais ça ne marche pas. Elle vient quand elle veut, où elle veut. Parfois, elle m’abandonne pendant des mois. Mais je n’ai plus peur de son absence, je sais qu’elle reviendra, qu’une chanson me tombera dessus, d’un bloc, au moment où je ne m’y

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attends pas. Je n’ai pas besoin d’une pièce ou d’un bureau, car j’ai mon sentier secret, depuis huit ans. Il part de la 59e Rue, suit les quais jusqu’à Canal Street, traverse les quartiers chinois et italien, puis remonte par l’East Side… Je me suis rendu compte que pour que mon esprit vagabonde mon corps devait être en mouvement. J’ai croisé Lou Reed plusieurs fois, il utilise visiblement la même technique ! J’ai toujours fait ça, depuis mon enfance à Lake Placid, au nord de New York, presque à la frontière canadienne. Je partais alors dans la forêt, seule par choix… C’était très isolé, montagneux, très sombre, il y avait un côté un peu Twin Peaks. Pas étonnant que je me sente chez moi dans les films de Lynch ! Dès mes débuts, on a d’ailleurs décrit ma musique comme “lynchienne”. Nous avons sans doute tous les deux des cœurs noirs. Quand as-tu commencé à écrire ? Très jeune. De la poésie, puis des nouvelles, puis enfin des chansons, affreuses au départ. J’ai fait des études de philosophie et de métaphysique. Cette passion des mots, je la dois à mon meilleur ami Gene, mon prof d’anglais à l’époque. Il m’a présenté, à 15 ans, des livres de Jack Kerouac, Allen Ginsberg… Soudain, je n’avais plus l’impression d’être seule, perdue dans mes chimères. Je savais enfin qu’il y avait des gens comme moi, un peu bizarres, en marge. J’ai vraiment été sauvée par les poètes beat, ils ont ouvert une immense fenêtre pour moi, tout en me rassurant sur ma santé mentale. A Lake Placid, il n’y avait pas grand monde avec qui partager mon univers : les livres sont donc devenus mes amis intimes. Ils me parlaient de New York, de gens dont je devenais l’intime. J’ai retrouvé cet esprit en étudiant la philosophie, entourée de gens qui n’avaient pas honte de poser des questions, qui demandaient “Pourquoi existons-nous ?” au lieu de “Quel temps fera-t-il demain ?”. Pourquoi t’être lancée dans la musique ? Quand j’ai débarqué à New York, à 18 ans, un petit label m’a offert 10 000 dollars pour faire un premier disque. J’ai passé un an dans ma chambre sur la 42e Rue à le peaufiner, à le produire. Il m’a servi d’exutoire, j’avais besoin de me purger de mes idées noires. Le résultat est magnifique. Mais personne ne l’a entendu, hormis quelques fans qui me suivent depuis. C’est un disque très sombre, inconfortable. Je n’étais qu’une gamine de 18 ans, mon son s’est affiné depuis, mais pour moi il n’y a pas de révolution entre cet album et le suivant : juste un trou noir de six ans. Mais bon, je ne vais pas revendiquer mon authenticité, ma crédibilité, alors qu’au fond de moi je ne me sens même pas comme une vraie chanteuse de scène… Je suis avant tout une écrivaine, puis peut-être une chanteuse. Monter sur scène, c’est contre ma nature, je ne suis pas née exhibitionniste. La scène, ce n’est jamais un plaisir ? Je suis trop concentrée pour me laisser aller, j’ai peur du faux pas, alors je contrôle tout. Quand je vois des images de Jeff Buckley, cette liberté inouïe, je me dis que lui incarne vraiment la musique. Pas moi. Je ne parviens pas à m’évader. La musique, c’était sa vie. Je pense constamment à lui. A Elliott Smith aussi. Mais j’ai dû me débarrasser de tous ses disques, je sentais une hostilité, un côté maléfique… Tu es une rêveuse ? Je l’ai été enfant, jusqu’à ce que je refuse de m’évader de la réalité, que j’accepte d’en voir la beauté.

“je suis hantée par le plaisir physique” Je me suis réveillée et j’adore ce monde. Ma musique est très floue, rêveuse, alors je compense avec des paroles crues, ancrées dans le quotidien. Je ne triche pas. J’ai été élevée avec des valeurs traditionnelles mais depuis ma vie n’a pas été très orthodoxe. J’ai toujours écouté mon instinct, suivi une route complexe mais personnelle. Les seules valeurs que j’ai gardées et que je revendique sont l’honnêteté et l’intégrité. Dès l’école, les instituteurs l’ont très vite compris. J’étais libre, ils me laissaient apprendre seule, à mon rythme. J’ai toujours vécu comme ça, dans ma propre tête, à me poser des questions sans répit. Et j’avais peur : de faire de la musique, de ne pas parvenir à mes fins. Ta vie a vraiment commencé en arrivant à New York, à 18 ans ? Il n’y a jamais eu de conflits avec mes parents. Enfants, même si nous n’avions pas beaucoup de disques à la maison, nous chantions tout le temps entre nous. Mais mon apprentissage de la musique, sur scène et sur disque, je l’ai effectivement vécu en débarquant à New York. J’ai découvert en même temps Sinatra, Dylan, Jeff Buckley, Nina Simone, Elvis, Nirvana… Et j’en suis restée là : j’avais trouvé le bonheur. Depuis j’écoute les mêmes quelques disques en permanence, obsessionnellement. C’est rare qu’une nouveauté s’incruste : la dernière fois, c’était le collectif hip-hop Odd Future. Analyses-tu beaucoup ce que tu écoutes ? Je n’analyse rien, mon cerveau filtre les choses de manière naturelle. De toute façon, musicalement, ça ne me servirait à rien : la musique des autres ne m’inspire pas pour la mienne. Je serais d’ailleurs bien incapable de décrire ma musique, ses influences. Elle est juste… trop bizarre. J’aime quand mes chansons et moi ne faisons qu’un, je l’ai ressenti dès que j’ai écrit Video Games. Puis j’ai écrit très rapidement Blue Jeans sur la plage de Santa Monica, et là, j’ai su ce que serait l’ambiance de l’album : un côté à la fois estival et sombre, la jouissance des feux de l’été et la certitude que ça ne durera pas. Video Games, j’ai immédiatement compris que ça serait une chanson importante pour moi, elle donnait une suite à Yayo, le dernier titre que j’adorais sur mon premier album. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle deviendrait une chanson populaire : trop longue, trop personnelle. Comme dans toutes tes chansons, ce mélange de cérébral et d’animal… (Elle coupe)… Oui, c’est exactement ça. Même si j’ai passé la plus grande partie de ma vie enfermée dans ma tête, je suis hantée par le plaisir physique. J’adore ma chanson Born to Die pour ça : blottie dans ses bras, j’y ressens la passion de mon amoureux, une vraie métamorphose neurologique. Ça me fait vraiment du bien d’échapper à ma réalité mentale. J’aime juxtaposer ce sentiment d’extase avec cette idée fixe que tout se finit par la mort… Je ne connais pas de meilleure combinaison que l’animal et le cérébral. album Born to Die (Polydor/Universal), à paraître le 30 janvier www.lanadelrey.com

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12 noms pour 2012 Derrière la sirène Lana Del Rey, d’autres voix se font entendre, qui attireront cette année dans leurs filets les plus récalcitrants au bonheur. Quelques mois plus tard, le collectif dissipé signait un deal avec Sony ! Odd Future tournera en Europe au printemps. Mais le morceau de choix déboulera en mai avec le nouvel album de leur génial Tyler, The Creator, Wolf. Il a de grandes oreilles. www.oddfuture.com

Sébastien Tellier Période bleue et christique pour Sébastien Tellier, qui se présente comme l’un des candidats sérieux au titre d’auteur du meilleur album de 2012. Là où Sexuality faisait claquer avec classe les élastocs des strings, My God Is Blue, déiste et démesuré, titille les croyances en jouant – toujours sur du velours – avec le soi profond. Entre eucharistie et gym-tonic (Cochon Ville, tube annoncé), à grand renfort d’orgues d’église et de groove païen, ce nouveau Tellier devrait convertir les plus sceptiques. Barbe, vodka et cheveux longs pour tous. album My God Is Blue (RecordMakers), à paraître en mars

Dominique A Rentrée chargée pour Dominique A qui verra, le 9 janvier, huit de ses albums, dont le rare Un disque sourd, réédités en double CD remasterisés et accompagnés de nombreux trésors cachés. Pour célébrer les 20 ans de La Fossette, le Français donnera cinq concerts exceptionnels lors desquels il rejouera l’intégralité de son deuxième album, tout en dévoilant les morceaux de Vers les lueurs, annoncé pour mars. album Vers les lueurs (Cinq 7/Wagram), à paraître en mars concerts les 20 et 21 janvier à Fouesnant, le 23 à Allonnes, les 26 et 27 à Paris (Théâtre de la Ville), www.dominiquea.com

Odd Future A longueur d’interviews, les rappeurs californiens d’Odd Future vantaient leur insolente indépendance, artistique comme industrielle.

Le génie du collectif Odd Future, Tyler, The Creator, sort son nouvel album en mai

Julian Berman

Lianne La Havas On a succombé au charme et à la voix de velours de cette jeune Anglaise avec Lost & Found, premier ep folk et soul sorti l’an passé, sur lequel elle avait convié Willy Mason. 2012 sera à coup sûr l’année de La Havas : un premier album devrait conforter tout l’amour que l’on porte à ce chant délicat et ce songwriting en or, et offrir à Feist une concurrente de taille. concert le 5 mars à Paris (Point Ephémère) www.liannelahavas.com

Leonard Cohen

Otis Taylor

On a beaucoup vu Leonard Cohen sur scène ces dernières années. Suave, sobre, majestueux et drôle, le Canadien s’offrait un juste triomphe. C’est dans cette lignée à la fois goguenarde et solennelle qu’on le retrouvera le 30 janvier sur Old Ideas, son premier album depuis huit ans : chansons anciennes, mais sans vieilles idées, où les synthés clinquants de Dear Heather (2004) se rangent respectueusement derrière une voix qui ordonne le silence – “mon album le plus spirituel”, dit-il. album Old Ideas (Sony), à paraître le 30 janvier www.leonardcohen.com

Au pied des montagnes Rocheuses du Colorado, il y a des ours bruns. Et aussi Otis Taylor, néo-bluesman bourru mais dont les coups de patte sur le manche d’une guitare électrique mènent tout droit à la transe. Musicalement impossible à mettre en cage (entre blues, jazz, folk et drone-rock), passionné par l’histoire afro-américaine (qu’il raconte dans ses disques), Otis Taylor sort fin février un dixième album tellurique titré Contraband, mais pas frelaté. album Contraband (Socadisc), à paraître fin février www.otistaylor.com

Bonga Django Django 2012, la fin du monde ? La fin de la crise, plutôt. Et la sortie de grisaille porte un nom : Django Django, du nom des Ecosso-Irlandais qui, après quelques années de malchance, ont engendré un album idéal pour se remuscler les zygomatiques. Psychotrope, ludique, multicolore, à danser sur suspensions en caoutchouc foufou ou en se baignant dans un soleil radieux : comme le Beta Band, les Beach Boys et Hot Chip se marrant dans un même bac à sable. Ce premier album est taillé pour offrir le bonheur à tous. album Django Django (Because), à paraître le 30 janvier concert le 14 février à Paris (Boule Noire) www.djangodjango.co.uk

Il est l’un des poids lourds de la world-music, mais avec Hora Kota, son trentième album, l’Angolais Bonga a soumis sa musique à une saine cure amaigrissante. Option sobre et acoustique, pour mieux laisser la place à cette hallucinante voix rauque et râpeuse. album Hora Kota (BMG), à paraître le 13 février concerts les 9 et 10 mars à Paris (New Morning) www.lusafrica.com

Amadou & Mariam Double actu pour le plus célèbre des couples maliens, qui présentera d’abord Eclipse le 12 janvier à Laval puis les 14 et 15 à la Cité de la Musique. Soit un concert inédit donné

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d’ailleurs sur le premier ep, Oh Amadou, à paraître le 9 janvier. album Folila (Because Music), à paraître en mars, www.amadou-mariam.com

Sébastien Tellier, attendu tel le Messie dans le noir, à travers lequel le couple racontera son histoire, et qui promet des variations de température, des diffusions d’odeurs… Puis Amadou & Mariam sortiront en mars

leur nouvel album Folila – “la musique” en malien. On y retrouvera Santigold, TV On The Radio, Ebony Bones!, Theophilus London ou Bertrand Cantat. Ce dernier figurera

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Deborah Chiarella

Damon Albarn présente Dr Dee Mathématicien, magicien, conseiller politique et scientifique sous le règne d’Elisabeth Ire, le personnage de Dr John Dee a inspiré à Damon Albarn un opéra éponyme, son second après Monkey: Journey to the West. Réalisé en collaboration avec le metteur en scène Rufus Norris, il avait été dévoilé lors du dernier Manchester International Festival. Il sera à nouveau présenté dans le cadre du London 2012 Festival, du 25 juin au 7 juillet. Et l’album de Blur ?

Stuck In The Sound Deux ans après Shoegazing Kids, les Parisiens de Stuck In The Sound, correspondants français de The Rapture,

reviennent avec Pursuit, un troisième album intrépide que dévoilaient récemment le clip nineties déglingos du single éponyme et la petite bombe Bankruptcy. Le grand souffle. album Pursuit (Discograph), à paraître le 30 janvier concert le 22 mars à Paris (Cigale) www.stuckinthesound.com

Revolver Leur premier album, Music for a While, les avait sacrés champions de France, conjuguant succès critique et populaire. Les trois Revolver, forts de longues tournées à travers la France et les USA, publieront son successeur le 12 mars. Intitulé Let Go, le disque a été produit par Julien Delfaud (Phoenix, Bewitched Hands) et se dévoile via le magnifique Wind Song ep, dont le seul The Letter promet une sublime année 2012. album Let Go (EMI), à paraître en mars concert le 22 mars à Paris (Maroquinerie) www.revolvermusic.tv

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Philippe Wojazer/AFP

enfin la guerre de mouvement ! Nicolas Sarkozy est en campagne tout en retardant son entrée officielle dans la course. François Hollande est sur le terrain tout en évitant d’avancer à découvert. Mais la guerre de tranchées s’achève.

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ouvenons-nous : 1983. Le tournant de la rigueur en France. Et sur les écrans, un film américain, Wargames, dans lequel un ordinateur testait toutes les combinaisons possibles d’une guerre thermonucléaire mondiale, avant de conclure à l’adresse de l’humanité : “Drôle de jeu. La seule façon de gagner, c’est de ne pas jouer…” Presque trente ans plus tard, à l’orée de la campagne présidentielle, ce non-jeu ressemble à la stratégie suivie jusqu’ici par les deux principaux candidats. Nicolas Sarkozy et François Hollande sont apparus

soucieux de ne pas vitrifier d’entrée le champ de bataille. Mais les escarmouches se multiplient depuis quelques jours. On s’invective de tranchée à tranchée. Si le président sortant et le champion désigné de la gauche retardent leur affrontement, ils s’y préparent. Pour Nicolas Sarkozy, la campagne de 2012 a l’aspect d’une équation impossible. Comment convaincre en quatre mois qu’il est le président protecteur dont les Français ont besoin pour imaginer la sortie de crise ? Et ce alors qu’il est toujours frappé par une impopularité record ? Lors de ses vœux du 31 décembre, où aucun élément

de dramatisation n’a manqué, jusqu’à l’impromptu des gyrophares et sirènes en arrière-plan sur les Champs-Elysées, le chef de l’Etat a esquissé son plan : aux Français qui ont “souffert” dans la “tempête” financière et économique, il a juré qu’il y avait “des raisons d’espérer”. Là où un François Mitterrand crépusculaire avait assuré, le 31 décembre 1994, croire aux “forces de l’esprit”, Nicolas Sarkozy a comme en écho fait part de sa “confiance dans les forces de la France”. Quelques pistes ont été dévoilées : taxe sur les transactions financières, formation des chômeurs, TVA sociale… Rien de fracassant. 4.01.2012 les inrockuptibles 27

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Patrick Kovarik/AFP

“il faut faire campagne ! D’ailleurs, je n’arrête pas !” François Hollande

C’est en fait le Mitterrand de 1988 que Nicolas Sarkozy a en tête dans la préparation de la campagne présidentielle. Comme le vainqueur de Jacques Chirac, il compte sur une offensive éclair pour soumettre son adversaire. Une lettre aux Français, sur le modèle de celle de “Tonton” il y a vingt-quatre ans, et une déclaration de candidature fin février, peut-être même en mars. “Mars, le dieu de la guerre”, sourit un de ses fidèles. “Nicolas sera président jusqu’à la dernière seconde”, ajoute-t-il en rappelant que François Mitterrand n’avait pas agi autrement, prenant de la hauteur avant d’entrer dans le combat. On verra donc beaucoup le Président Sarkozy sur le terrain dans les semaines qui viennent. La période des vœux est faste. Mais le candidat Nicolas sera en embuscade. “Le Président va laisser Hollande s’épuiser, il va laisser l’UMP lui taper dessus, d’autant que la gauche ne le ménage pas non plus !”, précise un élu sarkozyste. Nourris d’éléments de langage sans grande finesse, mais conçus pour être martelés, les ténors de la majorité s’en vont répéter que François Hollande n’a pas la carrure d’un homme d’Etat, qu’il est indécis, flou, sans autorité, débranché du réel de la crise, piégé par ses alliances avec la gauche et les écologistes. Des fuites savamment organisées sur des “confidences” du chef de l’Etat à des élus ou à des journalistes brossent aussi le portrait d’un adversaire

insaisissable, réfugié dans une stratégie d’évitement. Un adversaire que Nicolas Sarkozy dit avoir hâte de combattre. “Il faut faire campagne ! D’ailleurs, je n’arrête pas !” François Hollande rejette les attaques de la droite, écarte les critiques et les doutes nés dans son propre camp après son reflux dans les sondages, au lendemain de la primaire socialiste. “Le plus dur, ce n’est pas la campagne, ce sont les commentaires sur la campagne”, ajoute-t-il. C’est pourtant Pierre Moscovici, qui la dirige, qui a parlé d’une “drôle de campagne”, comme on disait “la drôle de guerre” pour décrire l’étrange période entre la déclaration des hostilités entre la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne en 1939 et l’entrée des troupes du Reich en Belgique et aux Pays-Bas, en mai 1940. Manuel Valls, stratège en communication du candidat PS, explique même que François Hollande va désormais se mettre “en mouvement”. Comme une armée… Le député de Corrèze assure de son côté qu’il avait anticipé la période automnale de flottement, mise à profit pour constituer ses équipes et élaborer son programme. “Tout projet présidentiel depuis 1981 est le projet du candidat, l’ordonnancement des mesures est modifié par la conjoncture. Là il faut expliquer aux Français pourquoi ce sera dur au début”, précise-t-il. L’explication est prévue à la mi-janvier, en équilibre, trois mois après la primaire, trois mois avant le premier tour de la présidentielle.

Dans l’entourage du candidat socialiste, certains avaient même préconisé au lendemain de la primaire “une stratégie à la Rajoy”. Le conservateur espagnol a gagné les législatives sans aucune prise de risque, il n’a eu qu’à attendre la victoire, grâce à l’impopularité non démentie du socialiste Zapatero. “Je suis convaincu que celui qui donne son programme le premier est mort, toute idée est aussitôt menacée de caducité. Plus tard on sort du bois, mieux on est protégé. Il faut déminer les problèmes et attendre un référendum anti-Sarkozy. On est dans les tranchées, personne ne bouge. Pourquoi notre candidat bougerait-il puisqu’en face ça ne bouge pas ?”, théorise encore aujourd’hui un élu PS. François Hollande récuse cette tactique : “On pourrait jouer à cela s’il y avait bipolarisation. Rajoy ne promettait pas mieux que Zapatero mais il promettait que ce serait sans lui. Mais nous, nous avons Marine Le Pen, Bayrou…” C’est pourquoi il court déjà de ville en ville. Dans les usines, où il conteste le bilan de Nicolas Sarkozy et promeut ses pactes productif, éducatif et redistributif. Auprès des services publics, des agriculteurs. Et François Hollande promet la bataille : “La victoire se mérite. Il n’est pas dans mon intention d’attendre simplement le rejet de Nicolas Sarkozy ou la peur de l’extrême droite. La campagne sera dure, âpre, mais tellement exaltante.” Des deux côtés, on sort des tranchées la fleur au fusil. Hélène Fontanaud

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la jeune garde Pas encore quadras et déjà aux avant-postes de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy et François Hollande. A droite Valérie Rosso-Debord, à gauche Guillaume Bachelay : deux parcours, deux tempéraments.

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lle est sarkozo-fillono-copéiste compatible. Une gageure à l’UMP. A 39 ans, Valérie Rosso-Debord a réussi à intégrer les trois écuries et à ne compter qu’une ennemie : Nadine Morano, élue comme elle en 2007 en Meurthe-et-Moselle, qui fait exprès de ne pas la saluer quand elle se rend à la mairie de Nancy. Ambiance… Par contraste, Valérie Rosso-Debord apparaît plus policée, plus lisse, plus sage sur ses tweets, plus, en somme. “Je ne sais pas pourquoi Morano ne m’aime pas. On n’est pourtant pas sur le même créneau. Je suis libérale, je suis pour la concurrence.” Il y a au moins un point commun entre les deux femmes : l’ambition politique, que Valérie Rosso-Debord assume cash. “Oui, j’en ai. Ce n’est pas un gros mot”, souligne-t-elle. Directe, la jeune femme parle en alternant le vocabulaire “djeun’s” et les formules qui rappellent le politiquement correct de l’UMP : “J’ai de l’ambition personnelle au service d’un projet collectif.” Et comme dans un communiqué qu’elle écrirait pour tacler ses meilleurs ennemis, elle ramasse

sa pensée en une phrase façon slogan de pub pour une banque : “J’ai de l’ambition, alors il faut assumer… C’est mon côté Copé !” Large sourire à l’américaine, cheveux blonds bien mis mais très peu de maquillage, Valérie Rosso-Debord fait dans l’efficacité, d’autant plus qu’elle fait partie de ces gens qui communiquent presque autant par leur visage qu’avec les mots. Un trait de caractère sûrement lié à la langue des signes qu’elle a parlée très tôt pour dialoguer avec son frère, handicapé. Une ouverture loin des gros sabots qu’elle utilise parfois dans ses communiqués, rédigés à même son BlackBerry en sa qualité de membre de la “cellule riposte” de l’UMP. L’objectif de cet objet politique bien identifié qui se réunit tous les mardis autour de Jean-François Copé ? Définir les éléments de langage du parti présidentiel pour chaque grand fait d’actualité, affiner la répartie face au PS notamment et “éviter la communication cacophonique des socialistes où tout le monde parle. Nous, à l’UMP, on décide entre nous et une fois que c’est décidé, c’est tranché. C’est le côté droite, y a un chef, après on suit. Ça simplifie

la vie…”, commente l’intéressée en riant. Ils sont quatre à faire partie de cette cellule : outre la députée de Meurthe-etMoselle, Franck Riester (Seine-et-Marne), Sébastien Huyghe (Nord) et Bruno Beschizza, ancien syndicaliste policier, aujourd’hui secrétaire national de l’UMP en charge de la sécurité. Si chacun est censé parler de tout, Valérie Rosso-Debord est plus “généraliste avec un prisme social”, confie-t-elle. Et pour éviter les loupés – si deux des quatre compères réagissent par exemple à la même actu, “sinon c’est nul” –, chacun met en copie les autres avant d’envoyer son communiqué. Manque de chance, même avec la machine de guerre de l’UMP, les doublons existent. Comme ce 19 décembre où Valérie Rosso-Debord s’en prend à son sujet favori : “Voici la nouvelle reculade du candidat socialiste concernant l’accord signé entre EE-LV et le PS sur l’agriculture. Un accord décidément biodégradable…” Et paf ! Un quart d’heure plus tard, Franck Riester dégaine à son tour : “Voilà que le candidat socialiste se désolidarise une nouvelle fois de l’accord signé avec EE-LV. Jusqu’où ira 4.01.2012 les inrockuptibles 29

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“le candidat PS nous aide. On n’en attendait pas autant ! L’accord passé entre eux et les Verts nous a mis en appétit” Valérie Rosso-Debord

Monsieur Hollande dans le renoncement ?” Ou comme ce 2 janvier, où Valérie Rosso-Debord, Bruno Beschizza et Sébastien Huyghe taclent chacun à son tour Pierre Moscovici. Pour rédiger ses communiqués, elle procède toujours de la même manière. Première règle, utiliser des mots récurrents comme “agir”, “vérité”, “courage” ou “responsabilité”. Deuxième règle, en bonne élève littéraire qu’elle a été, une phrase de conclusion pour ramasser sa pensée et appuyer sa démonstration, “comme dans une dissertation. Si on ne lit que la phrase de synthèse, on doit comprendre l’ensemble du message”. Le 17 novembre, elle lance à l’adresse d’Hollande : “Tel est l’homme qui veut réenchanter le rêve : indécis, imprécis et prêt à tout pour quelques voix ! Le mirage se dissipe...” Le 19 novembre, elle lui reproche de ne pas arriver “à se défaire de son costume de premier secrétaire pour revêtir celui de président de la République, manifestement trop grand pour lui”. Décidément, le candidat PS est un sujet d’inspiration sans fin… : “François Hollande nous aide. On n’en attendait pas autant ! Et puis, il est normal de fixer son principal adversaire. Avec l’accord entre le PS et les Verts, ils nous ont mis en appétit”, s’amuse-t-elle. Troisième règle, “si on communique c’est qu’on sait, sinon on ne réagit pas”. Petite coquetterie de l’intéressée, parler d’elle à la troisième personne. Du travail finement cousu, dit-on à l’UMP et à l’Assemblée. “Elle est bosseuse, sérieuse et présente. Et elle est très réactive, c’est pour ça qu’elle a été choisie”, argumente Christian Jacob, président du groupe UMP à l’Assemblée et proche de Copé, pour justifier que cette députée élue en 2007 soit déjà aux avant-

postes. Rosso-Debord estime pour sa part avoir eu de la chance en rencontrant son protecteur en politique, le député Claude Gaillard qui détenait la troisième circonscription de Meurthe-et-Moselle et la lui a laissée. Le même encore l’a introduite auprès de François Fillon. “Claude Gaillard m’a présentée à tout le monde, cela m’a fait gagner beaucoup de temps”, glisse-t-elle. “Si tu bosses, tu auras des trucs”, lui dit ensuite Copé, qui a besoin de se constituer une force armée à l’Assemblée. Elle signe pour le deal et prend une mission du groupe UMP sur l’accueil familial, une mission auprès de Patrick Devedjian sur la mise en place du plan de relance, un rapport sur les services sociaux d’intérêt général. Elle se fait remarquer aussi au groupe UMP en siégeant “la nuit pendant deux ans” quand les bancs sont déserts. La voilà qui intègre la deuxième écurie : celle de Copé. Nommé patron du parti, il lui fait confiance pour animer les conventions de l’UMP, en particulier celle controversée sur la laïcité. Un moyen de se faire connaître de la presse, dont elle intègre rapidement les codes. Disponible, affable et souriante, la formule toujours prête à l’emploi, la voilà qui enchaîne en décembre les plateaux télé : Chac de Christophe Dechavanne avec Miss France, le 7 ; Le Grand Journal le 16 ; Happy Hour de Thierry Ardisson le 23, émission avec un quiz qui l’associe à Sophia Aram, humoriste sur France Inter. Faut-il manger à tous les râteliers pour se faire connaître ? Difficile en tout cas de lui reprocher de ne pas mouiller la chemise. “Il y a des gens qui accrochent dans la presse, d’autres moins, commente Christian Jacob. Elle fait partie de ceux

qui prennent l’espace, elle est bien identifiée.” Comme en juillet 2010, quand elle rend un rapport pour la commission des Affaires sociales de l’Assemblée, qui sera très commenté car il préfigure le projet de loi sur la prise en charge de la dépendance, dernier gros chantier de Nicolas Sarkozy. Une façon d’entrer dans le viseur élyséen. Ça ne loupe pas ! Rapidement, elle intègre la task force du Président : les réunions les plus prisées de Paris, celles qu’on ne rate pas, quitte à revenir de Nancy s’il le faut, confie Valérie Rosso-Debord toujours à cheval sur les deux villes. Onze élus se réunissent le jeudi en fin de journée autour de Nicolas Sarkozy, parmi lesquels Laurent Wauquiez, Brice Hortefeux, Christian Estrosi ou Eric Ciotti, comme ce 29 décembre ou ce 5 janvier. L’ambitieuse-chanceuse apprend donc vite. Il y a peu, elle a intégré le très sélect club Le Siècle qui réunit la crème de la crème, grâce au parrainage de Bernard Accoyer, le président de l’Assemblée nationale. “Ça permet de développer un certain nombre de contacts et de comprendre les codes des médias, le fonctionnement du monde de la finance. Je ne suis pas mécontente, je ne me suis pas mal débrouillée”, s’enorgueillit-elle. Avant de poursuivre moins abruptement : “J’ai eu de la chance, après j’ai travaillé. On n’a rien sans rien, je ne suis pas là par hasard.” Aujourd’hui, accaparée par la campagne présidentielle, certains, à commencer par elle, la verraient bien porte-parole de l’UMP. “C’est déjà un peu ça dans les faits, commente Valérie Rosso-Debord. Nous en avons parlé avec Jean-François Copé et pour l’instant, c’est pas mal parti.” Dans la lumière, toujours.

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édito

ne plus promettre

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ne tête de poupon, des lunettes rondes et des yeux rieurs… on lui donnerait presque le bon Dieu sans confession. Guillaume Bachelay, 37 ans, une des têtes bien faites du PS formée à l’école fabiusienne, soutien de Martine Aubry pendant la primaire, est aujourd’hui l’animateur de la cellule “veille-arguments-riposte” auprès de François Hollande. En somme, c’est lui qui alimente les membres de la campagne en formules piquantes, en fiches sur le bilan de Nicolas Sarkozy – “On ne laissera rien passer”, glisse-t-il – et en argumentaires sur les mouvements de la société, même si l’intéressé se refuse à entrer trop dans les détails. “La riposte, ça s’utilise, ça ne se décrit pas. Quand on va au restaurant, ce n’est pas pour visiter les cuisines !” Quel menu, pourtant, quand on se souvient que Guillaume Bachelay prenait un malin plaisir à imiter le député de Corrèze devant les socialistes et les journalistes. Qu’il n’hésitait pas non plus à fournir quelques sentences assassines à Martine Aubry pour le railler pendant la primaire comme la désormais célèbre formule “la gauche molle”. Une étiquette vacharde dont Guillaume Bachelay fut l’inventeur… “C’est vous qui le dites”, sourit l’intéressé, d’un air complice. De cette période d’opposition, il n’en resterait rien, à croire l’élu de Haute-Normandie : “Des divergences, nous en avons eues sur le fond, ça va de soi, avec François, mais aujourd’hui ça se passe très bien, on se parle tous les jours.” Et d’ajouter avec l’art de la formule qui le caractérise : “La présidentielle, c’est comme la Coupe du monde. Si on veut la gagner, il vaut mieux oublier les bisbilles de clubs.”

“la présidentielle, c’est comme la Coupe du monde. Si on veut la gagner, il vaut mieux oublier les bisbilles de clubs” Guillaume Bachelay Passé en Ligue 1, il met son art de la répartie au service du candidat du PS et de l’équipe de campagne, en lien avec Pierre Moscovici et Manuel Valls qu’il a plusieurs fois par jour au téléphone. Le Bachelay est désormais assaisonné à toutes les sauces. On a pu entendre ces dernières semaines, après le discours de Nicolas Sarkozy à Toulon, le PS marteler : “Toulon II après Toulon I : la même politique, en pire.” Du Bachelay dans le texte distillé aux quatre porte-parole du PS et aux socialistes invités sur les plateaux télé après l’intervention du chef de l’Etat. “Merkel décide, Sarkozy exécute” ? Encore une de ses trouvailles après le sommet de Bruxelles et la refonte du traité. “Le seul triple A que Sarkozy peut garantir à la France, c’est le A d’austérité”, encore lui. “François Hollande veut une campagne sur le fond, Sarkozy une campagne qui touche le fond”, toujours lui. C’est même sa préférée en ce moment qu’il ressert en toutes circonstances : points presse rue de Solférino, off avec les journalistes… “On ne peut pas réduire Guillaume aux formules, intervient Martine Aubry. Ce n’est que le haut de l’iceberg. C’est quelqu’un qui a une vraie épaisseur, une vraie réflexion et une grande morale”, glisse la première secrétaire. Elle est d’ailleurs intervenue, dit-elle, auprès de François Hollande

Le temps des promesses est-il passé ? Le quinquennat raccourcit le délai de la mémoire. Les promesses du candidat Sarkozy n’ont pas été tenues et ça se voit, ça se vit. “Travailler plus pour gagner plus”, “une France de propriétaires”, le plan Marshall pour les banlieues, une “République irréprochable”, le droit opposable au logement, 5 % de chômage en fin de mandat, etc. : se replonger dans les discours de Sarkozy 2007 devrait vacciner à jamais contre les promesses électorales affirmées avec tant d’aplomb. La campagne 2012 sera-t-elle celle de la mesure et de la modestie électorale ? Promettre d’œuvrer pour réformer le système qui nous a conduits à la crise sans multiplier les promesses catégorielles ou chiffrées, voilà ce que l’on serait en droit d’exiger. François Mitterrand s’est fait réélire malgré la promesse non tenue de “changer la vie”, et Jacques Chirac en dépit de l’accroissement de la “fracture sociale” mais la sanction était tombée lors des législatives perdues de 1986 et 1997. La société a changé et internet et le numérique imposent une tyrannie de la cohérence. Dès qu’un candidat fait une déclaration, celle-ci est confrontée à ce qu’il a déjà fait et dit sur ce même sujet. De ce point de vue, Nicolas Sarkozy est devenu, lui-même, son opposant le plus efficace. La mémoire audiovisuelle qui n’était, il y a seulement une décennie, qu’à la disposition des grands médias classiques, et sous une forme non numérisée, était sous-utilisée. Jacques Chirac et François Mitterrand ont vécu, finalement, une époque bénie pour la communication de masse. L’hypermédiatisation sans mémoire leur a permis de dire à peu près tout et son contraire. Paradoxalement, internet, ce monde que l’on décrit souvent comme celui du foutoir idéologique, de l’éparpillement et de la superficialité, impose de la cohérence au débat politique. Les candidats de 2012 devront en tenir compte.

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“François Hollande veut une campagne sur le fond, Sarkozy une campagne qui touche le fond” Guillaume Bachelay

pour qu’il intègre le fabiusien dans l’équipe de campagne. “J’ai dit à François qu’il pouvait compter sur Guillaume. C’est quelqu’un qui travaille vite et qui défend courageusement ses idées mais une fois que c’est tranché, il s’y range”, avance-t-elle. Parme les idées du vice-président de région de Haute-Normandie, cette terre où l’industrie est centrale, il y a justement la question de la réindustrialisation de la France, sa martingale qu’il traîne au PS depuis trois ans dans toutes les conventions du parti et dans le projet pour la présidentielle. “Au début quand j’en parlais, j’étais un dinosaure. Aujourd’hui, me voilà moderne ! Ça me fait un drôle d’effet”, s’amuse-t-il. Petit-fils d’ouvriers, Guillaume Bachelay évolue depuis sa tendre enfance au milieu des usines. “Pour moi, l’industrie, ce n’est pas une question technique, c’est une identité familiale, une question culturelle et un défi national.” François Hollande lui a d’ailleurs demandé d’être présent à chaque déplacement dans les usines durant la campagne. “Je fais partie de ceux qui pensent que la présidentielle se jouera dans les usines et les quartiers”, confesse cet élu de Normandie. “François l’avait senti très tôt en parlant du pacte productif dans son discours de Lorient en 2009. J’ai eu assez de sujets de fritage avec lui pour lui reconnaître ça.” Et quand on lui demande si son désir d’une Europe protectionniste ne rappelle pas les propos d’Arnaud Montebourg pendant la primaire, il lance mi-figue, mi-raisin : “Il n’y a pas de copyright en politique sur les idées, c’est fait pour être utilisé”, se vantant quand même d’avoir été le premier à le dire. “Maintenant je suis mainstream ! C’est le début de la fin !” Certains pourtant au PS lui reprochent

d’être un peu trop old school, “vieille gauche”. Laurent Fabius, son mentor, que Guillaume Bachelay qualifie carrément “d’homme de sa vie”, “avec qui un regard suffit pour se comprendre”, monte au créneau pour le défendre : “Ce qui est vieux est souvent neuf ! Et puis on est souvent marqué par la terre sur laquelle on milite. Or Guillaume vient d’une terre ouvrière, industrielle. Mais Guillaume est aussi tout à fait intéressé par les technologies modernes, l’écologie, les questions internationales. Donc je n’entrerai pas dans cette querelle entre les anciens et les modernes.” Pour Guillaume Bachelay, plus que cette opposition théorique à “la nouvelle gauche” c’est un cauchemar qui le définit : “La France que décrit Michel Houellebecq dans La Carte et le Territoire” à l’horizon 2030, celle où les “usines et ouvriers cèdent la place à une France-chambre d’hôtes et une Europe-parc d’attractions. C’est le fil d’Ariane de mon engagement qui fait que tous les vendredis je visite une usine de ma région”, ajoute-t-il, comme en ce vendredi d’avant Noël où il se rend au comité de suivi de M-Real, groupe papetier finlandais, à Alizay. Juste avant le jour de l’an, il a également rencontré les salariés de Petroplus, le raffineur suisse qui risque de fermer son entreprise près de Rouen. “Guillaume Bachelay est un homme de terrain, qui a une vraie connaissance du milieu industriel, reconnaît Eric Lardeur, délégué syndical CFE-CGC chez M-Real. Il ne parle pas comme d’autres politiques.” Pour le reste, le grand public le connaît peu. “Je n’aime pas trop le côté moima-tronche-à-la-télé et puis rien.” Au PS, Martine Aubry, comme Laurent Fabius, voient en lui “un des responsables de demain”. Presque “le meilleur d’entre

nous”, comme dirait l’autre. Lui qui écrit dès 6 heures tous les matins, dévore Romain Gary, un de ses auteurs favoris, termine actuellement le Freedom de Jonathan Franzen et le Jayne Mansfield 1967 de Simon Liberati, court au cinéma quand il le peut, le seul endroit où il coupe son portable, et entretient une amitié complice avec sa “meilleure amie” Anne Hommel, conseillère en communication de DSK – celle qu’il appelle “quand quelque chose ne va pas”. Pour le reste, à sa manière aussi, il se projette dans le futur. Pas au sens d’une carrière planifiée, dit-il, “car tous ceux qui en ont élaboré une se sont cassé les dents, mais au sens d’un itinéraire car ça a rapport à une vocation.” Mais dans une boutade qui en dit long, il ajoute : “Je compte bien achever ma carrière d’écrivain public du PS”. “J’ai assez écrit : conventions, projet, une partie de l’accord EE-LV-PS, les argumentaires. Aujourd’hui, avec ce que j’ai écrit pour le PS depuis quinze ans, toutes les armoires de Normandie sont calées !”, rit-il. Et d’ajouter : “Je passerai à une autre phase de ma vie. Comme le papier, je me recycle.” Un processus qui prend toujours du temps. “Il n’est pas très pressé, Guillaume”, commente amicalement Laurent Fabius qui l’associe autant qu’il le peut aux réunions importantes, notamment celles d’arbitrage autour du candidat PS. Guillaume Bachelay partage le constat de son mentor : “Pour moi, la politique c’est dire des choses à des gens. Cela exige donc de la profondeur et de l’engagement, pas du fumeux le temps d’un instant. C’est moins à la mode et c’est moins reposant : mais c’est la seule méthode qui vaille pour tracer son sillon et être utile”. Cérébral, jusqu’au bout. Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

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merci aux finalistes du mois de novembre

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Régis Jauffret, décembre 2011

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carnets du sous-sol Les écrivains s’inspirent de plus en plus des faits divers, mais on n’avait

rien lu d’aussi sidérant depuis L’Adversaire d’Emmanuel Carrère.

Avec Claustria, Régis Jauffret reconstitue l’horreur de l’affaire Fritzl,

l’événement de cette rentrée de janvier.

par Nelly Kaprièlian photo Rüdy Waks

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cas d’inceste inimaginable, et signe un roman monstre :

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Criminal Investigation Police Department of Lower Austria/AFP

C

’est le genre de livre autour duquel on tourne longtemps avant de l’ouvrir, comme si sa seule vue avait le pouvoir morbide de nous meurtrir. On sait quelle histoire il aborde, quelle monstruosité on va lire, dans quel enfer il va nous plonger : une fille séquestrée, violée, torturée par son père pendant vingt-quatre ans dans une cave sous le pavillon familial, sans que personne ne s’en inquiète. En 2008, l’affaire Josef Fritzl, du nom de cet Autrichien qui a fait sept enfants à sa fille emprisonnée, tous nés en captivité, suffoqua d’horreur le monde entier. Régis Jauffret lui-même en avait retardé l’écriture, par peur – préférant se consacrer à un autre fait divers, moins effroyable, l’affaire Edouard Stern (ce banquier tué par balles par sa maîtresse) consignée dans Sévère. Ses premiers mots, dès qu’on le rencontre en décembre pour parler de Claustria, sans conteste l’événement de cette rentrée littéraire, choc romanesque et tour de force d’une puissance inouïe, évoquent d’ailleurs combien fut dure l’immersion durant un an dans les entrailles d’un tel monstre. “J’avais refusé de me renseigner sur l’affaire avant d’aller en Autriche pour suivre le procès de Josef Fritzl. En rentrant, j’ai lu tout ce qui avait été écrit en français et en anglais, et sur un plan humain ce fut épouvantable. Je ne pouvais pas lire ça plus d’une heure et demie, et surtout pas le soir, tant c’était atroce. J’ai reculé l’écriture du livre autant que j’ai pu. La difficulté, c’était d’arriver au point où l’on se trouve sur la durée dans la cave. Oui, le plus dur, c’était la durée : ces vingt-quatre ans que personne n’arrivera jamais à dire, parce que cette durée représente un crime inimaginable. On peut imaginer être torturé ou être tué par balles, mais vingt-quatre ans, c’est impensable.” Peut-être qu’un texte autour d’un fait divers n’est réussi que lorsque le sujet reflète l’angoisse profonde chez l’auteur,

Régis Jauffret ne nous dira pas s’il a visité, pour ses recherches, les pièces, situées sous le pavillon familial, où furent enfermées Elisabeth Fritzl et ses enfants

son propre impensable. La claustration pour Jauffret ? Dans Un jour, le crime, le psychanalyste et écrivain JeanBertrand Pontalis expliquait que les écrivains aiment s’inspirer de faits divers parce que chaque crime dit un dérapage incontrôlé, impensable mais terriblement, effroyablement humain. Alors qu’il était réservé au domaine du polar (de Simenon à Thierry Jonquet en passant par L’Appât de Morgan Sportès), c’est sans conteste Emmanuel Carrère qui redonnait il y a douze ans ses lettres de noblesse au fait divers en littérature avec L’Adversaire, inspiré de l’affaire Jean-Claude Romand, cet hommeénigme qui menait une double vie fondée sur du vide et qui tua toute sa famille. “Ce qui m’intéresse, c’est quand il y a une dimension pathologique, explique Emmanuel Carrère, que l’on rencontre quelques jours après Jauffret. A l’origine de L’Adversaire, il y a une phrase très précise dans Libération. Je me souviens encore de la fin de l’article de Florence Aubenas : il garait sa voiture sur un parking et s’en allait marcher seul dans les forêts du Jura. Pour faire quoi ? A la base d’un fait divers qui donne envie d’écrire, il y a toujours quelque chose d’irreprésentable.” Etrangement, Carrère aura fait des émules peu intéressants : Philippe Besson (sur le petit Grégory), David Foenkinos (sur l’affaire Florence

Rey), Mazarine Pingeot (sur les bébés congelés), Morgan Sportès (sur l’assassinat d’Ilan Halimi), et l’on en passe tant la liste serait longue… Grasset a même créé une collection en 2006 nommée “Ceci n’est pas un fait divers”, qui publiait l’automne dernier l’excellent livre de Simon Liberati autour de l’accident de voiture de Jayne Mansfield en 1967. Et ces jours-ci, en même temps que le Jauffret, sortent deux autres romans écrits à partir de faits divers : Les Merveilles de Claire Castillon et On ne tue pas les gens d’Alain Defossé. Si Emmanuel Carrère a ouvert ou réouvert cette voie pour toute une génération d’auteurs français, le maître étalon du genre reste sans conteste le De sang-froid de Truman Capote, qui expliquait en quoi un fait divers l’avait aidé dans son écriture, clé que l’on pourrait peut-être appliquer à tous les écrivains qui marchèrent dans ses pas. “Ce livre fut un événement important pour moi, disait Capote. En l’écrivant, j’ai réalisé que je venais sans doute de trouver la solution à ce qui avait toujours été mon plus grand dilemme en littérature. Je voulais écrire un roman journalistique, un texte qui aurait la crédibilité du fait, l’immédiateté d’un film, la profondeur et la liberté de la prose et la précision de la poésie.”

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“il n’y a pas d’idéologie derrière Fritzl. Cet homme ne pense rien. Il est le seul coupable” Pour son chef-d’œuvre de “nonfiction”, Capote enquêta de 1959 à 1965 dans un bled du Kansas sur la tuerie de la famille Clutter par deux jeunes types. “Mais ce qui est étrange avec De sangfroid, explique Emmanuel Carrère, c’est que le fait divers autour duquel Capote a bâti sa cathédrale de prose est assez insignifiant : deux petits voyous qui tuent des gens. Son choix reposait presque sur cette banalité. C’est la démarche de Flaubert pour Madame Bovary. Il lit à ses deux amis, Bouillet et Du Camp, La Tentation de Saint-Antoine en attendant monts et merveilles. Or ils lui disent que c’est mauvais et lui conseillent de s’inspirer de l’histoire la plus minimale, banale, telle celle de la femme du pharmacien à Yonville qui s’est suicidée. Bref, pas une tragédie grecque, à l’inverse de l’affaire Jean-Claude Romand ou de celle de Fritzl dans le cas de Régis Jauffret, où l’on touche à quelque chose de quasi sacré tant c’est indicible, effroyable.” C’est bien d’un effroi, d’une image quasi mythologique dont nous parlera Régis Jauffret comme point de départ de Claustria : “J’ai tout de suite pensé à la caverne de Platon. Il y a des gens qui sont nés là-dedans, qui n’ont jamais rien vu d’autre, et il y avait les ombres portées puisqu’il y avait la télévision. Platon, au fond, parlait de ça.” La télévision – “le personnage principal. Sans elle, ils n’auraient peut-être pas survécu. Sans elle, je n’aurais pas pu écrire” –, la seule chose qui aidera Elisabeth, la jeune femme séquestrée, et ses enfants à vivre en parallèle avec le temps du dehors, la seule chose qui rythme ce temps infini de vingt-quatre ans… Ce temps, impensable, l’irreprésentable dont parlait Carrère Jauffret n’a pu le restituer que grâce à cet outil qu’est la fiction. “Tout ce qui se passe dans la cave, c’est moi qui le dis. Mais j’ai reproduit des situations authentiques, comme l’ambiance festive de la cave, l’arbre de Noël qu’ils faisaient chaque année ou les œufs de Pâques que Fritzl cachait pour ses enfants. Elisabeth y a vraiment tenu un journal, mais bien sûr, celui

que j’écris, je l’invente. Dans la cave, on est dans une autre civilisation qui n’a plus rien à voir, à la fin, avec notre morale. Le fait par exemple qu’elle lui réclamait des rapports sexuels et lui demandait de prendre du Viagra, comme dans un vieux couple. Il y avait une vie quotidienne dans cette cave. On est loin du crime originel. On ne peut pas imaginer ce qui se passe du premier jour où l’on est enfermé à vingt-quatre années après. Oui, il y a eu de la joie dans la cave.” C’est la structure du roman qui impressionne, c’est sur elle que repose tout ce texte sans cesse en apnée ou en équilibre précaire, avec une scène pivot en son milieu, quand Jauffret décrit sa propre visite de la cave (il refusera de nous dire si cet épisode est véridique). Car il suffit parfois de quelques pages pour démontrer la puissance d’un écrivain : en quelques instants passés dans l’obscurité, suffoqués par l’odeur pestilentielle et le manque d’air, les centaines de rats qui envahissent le lieu exigu et menacent de leurs crocs, la peur panique qui gagne soudain, c’est toute l’horreur de la claustration qu’il nous restitue d’un coup. Comme une gifle que le lecteur lui-même ressent physiquement et qui traduit, jusque dans son corps, l’horreur qu’a dû être la vie de la jeune fille. Après cette scène, d’ailleurs, nous basculerons avec elle dans la cave, l’accompagnant quotidiennement au fond du pire. “Sur un plan littéraire, j’ai vite compris qu’il faudrait avancer par cercles concentriques pour tout embrasser. Je raconte l’histoire plusieurs fois mais jamais deux fois de la même façon ni par le même prisme. Les problèmes littéraires, on en vient toujours à bout. Non, la vraie difficulté, c’était plutôt sur un plan humain. Tous les gens qui ont tourné autour de l’affaire étaient si atteints qu’ils ne voulaient plus en parler. Pendant le procès, les moments les plus intéressants, comme le face-à-face entre le père et sa fille, se sont déroulés à huis clos. De toute façon, le tribunal a bâclé

le procès en trois jours et demi.” Durant son enquête en Autriche, l’écrivain s’est refusé à rencontrer Josef Fritzl himself, parce qu’“il n’est ni parano ni dépressif. Le psychiatre qui le suivait tout le temps m’a dit qu’il n’avait jamais eu à lui donner de médicaments. C’est la personne la plus grise qui puisse exister. On pourrait parler de ‘banalité du mal’ comme pour le nazisme, mais il n’y a pas d’idéologie derrière Fritzl. Cet homme ne pense rien. Il est le seul coupable. Voilà pourquoi j’ai conservé son vrai nom alors que je change ceux de tous les autres.” La force et la profonde intelligence, ou élégance (ce qui revient au même), de Jauffret, c’est d’être toujours, implacablement, du côté de la victime. Il la respecte sans cesse, par exemple en évitant scrupuleusement la description de scènes de viol, même s’il aborde le sujet : jamais l’auteur ne nous place en voyeurs impuissants, jamais il ne tombe dans le spectacle dégradant, glauque. S’il a lu et aimé De sang-froid et L’Adversaire, il avoue ne pas s’en être inspiré : ces textes ne sont pas des romans, à l’inverse de son projet. “Encore que, je ne sais pas si j’ai inventé ou si j’ai fait des déductions. Je n’avais jamais écrit de livres en partant de la réalité, sauf peut-être Lacrimosa, puis Sévère. J’ai toujours eu peur qu’il ne s’agisse que de recopier. J’ai compris ensuite toute la difficulté : la réalité se révèle plus complexe, la continuité n’est pas donnée, surtout pour cette histoire. Le roman consiste à recréer, maintenir une continuité, décrire la vie quotidienne dans la cave sur vingtquatre ans, jusqu’au moment où cela devient une routine. Pour rendre compte des faits, il fallait pénétrer dans la durée, donc sortir du drame : ça n’était pas un drame tous les jours, et c’est bien cela qui est le plus difficile à admettre.” Claustria (Seuil), 544 pages, 21,90 €, en librairie le 12 janvier rencontre avec Régis Jauffret, animée par Les Inrocks, le 31 janvier à 21 h, au cinéma le Saint-Germain-des-Prés, Paris VIe, en partenariat avec le Seuil et La Règle du jeu 4.01.2012 les inrockuptibles 39

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A 68 ans, Krystian Lupa rayonne d’une nouvelle jeunesse. En témoigne le superbe et émouvant Salle d’attente, inspiré de Lars Norén, qu’il présente au Théâtre de la Colline. Un des pics d’un début d’année scénique en haute altitude.

zones d

par Hugues Le Tanneur

A  

ller plus loin. La démarche artistique de Krystian Lupa se nourrit d’une curiosité inlassable. Un peu comme ces promeneurs qui veulent toujours savoir ce qu’il y a au bout d’un chemin : impossible de se contenter de ce que l’on vient de trouver, il y a sûrement autre chose à découvrir, un nouveau paysage ou un autre chemin. On peut y voir une forme d’insatisfaction mais aussi la marque d’une exigence et d’un désir toujours renouvelé de découvertes. A peine avait-il monté Salle d’attente, d’après la pièce Catégorie 3.1. du dramaturge suédois Lars Norén, avec de jeunes acteurs francophones, présenté en ce début d’année au Théâtre de la Colline, qu’il embrayait sur une autre aventure, Salle d’attente.0. Ce spectacle, créé en octobre 2011 à Wroclaw, en Pologne, s’avère en quelque sorte le pendant du précédent, même s’il en diffère sensiblement. Car contrairement au Salle d’attente d’après Lars Norén, il est construit à partir d’improvisations. Ce qui frappe évidemment, c’est que les deux font allusion à l’attente, à cette spécificité d’un temps particulier où quelque chose doit advenir. Dans Salle d’attente, les personnages sont des marginaux, clochards, toxicomanes, paumés divers, égarés sur le bord de la route et rejetés par la société. Ils se nourrissent comme ils peuvent de mirages, en attendant que se réalise quelque chose de l’ordre de l’inespéré. En revanche, Salle d’attente.0 s’attarde sur les passagers d’un train en panne, coincés en pleine nuit dans une gare, quelque part en Pologne, pendant plusieurs heures. Dans les deux cas, Lupa s’efforce d’explorer ce que l’on pourrait définir comme une zone d’inconfort, même si les situations diffèrent radicalement. “Contrairement aux héros de la pièce de Lars Norén, mes personnages de Salle d’attente.0 sont des gens installés dans une vie sociale conventionnelle, explique le metteur en scène. Ce fait d’être installé dans la vie a créé chez

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Elizabeth Carecchio

d’inconfort

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eux une forme de dépendance. Ils ne sont pas libres, car je considère que la liberté est précisément la faculté de s’affranchir de ce cocon social où l’on est pris la plupart du temps dans notre vie. Ce sont des gens moyens, médiocres même. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont une telle situation sert de révélateur et les pousse à avouer ce qui habituellement est caché en eux. Avec les personnages de Lars Norén, c’est très différent. Ils ne viennent pas de descendre d’un train au milieu de la nuit. Il s’agit de quelque chose qui se joue en eux depuis plus longtemps, au point d’être constitutif de leur intériorité.” Le rapprochement entre les deux spectacles est significatif de la démarche du metteur en scène. Car il est évident que c’est en travaillant sur Lars Norén que Lupa a éprouvé le besoin d’explorer une situation comparable qui concernerait cette fois, non sans ironie, des gens ordinaires. Les allusions récurrentes à Auschwitz dans Salle d’attente.0 ne sont pas innocentes, par exemple, même si Lupa explique que ce thème a surgi au cours des improvisations du fait qu’un des comédiens était originaire de la ville d’Auschwitz. Il y a aussi parmi les passagers du train une troupe d’acteurs à peine sortis de l’école qui

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viennent de visiter le camp de concentration à l’instigation de leur metteur en scène en préparation d’un spectacle situant Hamlet à Auschwitz. Là, Lupa se moque. “C’est un de ces lointains disciples de Grotowski qui pense avoir trouvé une idée géniale. C’est aussi une façon de montrer à quel point, en Pologne, on instrumentalise de façon souvent douteuse cet héritage dérangeant parce que monstrueux qu’est Auschwitz.”

“on prend les gestes du spectateur et on les intègre en nous-mêmes” Krystian Lupa

L’ironie acide à l’œuvre dans ce spectacle serait en quelque sorte le pendant de la révolte désespérée des héros mutilés de Lars Norén. Comme si l’on avait deux points de vue différents sur la société, même si Krystian Lupa se garde d’envisager la chose de façon aussi tranchée. “Le plus paradoxal dans le travail que nous avons fait à partir de Catégorie 3.1, c’est que ces régions de la vie si dangereuses, si négatives, habituellement liées à la tristesse et au malheur, inspirent l’imaginaire et permettent aux acteurs de trouver une forme de liberté et de bonheur. C’est inexplicable mais c’est comme ça. C’est un peu comme de se retrouver dans ces zones de chaos et d’anarchie spirituelle qu’il y a dans les rêves. Au cours des répétitions, les acteurs m’ont souvent dit qu’ils rêvaient énormément. Non pas des rêves nocturnes, mais participer à l’élaboration du spectacle était pour eux une forme de rêve. Ce qui a été très touchant dans le fait de travailler avec de jeunes comédiens, c’est que l’univers auquel les obligeait à se confronter la pièce leur était entièrement inconnu. Ils découvraient tout sur le vif, ce qui leur a permis d’exploser.” Ce spectacle particulièrement réussi s’inscrit dans la lignée de Factory 2, inspiré d’Andy Warhol, et de Persona Marilyn, mises en scène récentes où l’on découvre un nouvel aspect de l’art de Krystian Lupa, plus épuré et peut-être plus personnel. Une démarche où les Screen Tests de Warhol sont un moyen d’approfondir une approche du jeu impliquant chez l’acteur une relation différente avec le spectateur. “Je pense que la relation entre les acteurs et les spectateurs n’est pas juste une relation où les uns donnent et les autres prennent, mais où les acteurs aussi prennent quelque chose. Le tout étant de savoir comment prendre. Tout commence par un geste de provocation. C’est dans la mesure où ils provoquent que les acteurs peuvent ensuite se nourrir des effets de cette provocation. C’est ce que j’ai essayé de faire dans Salle d’attente, quand les acteurs s’assoient au bord de la scène. Là, on peut dire qu’il parlent de manière vampirique. Ce n’est pas le geste ouvert d’un théâtre cérémonial où l’on tend la main au spectateur, ce qui de toute façon ne donne rien. Là, on essaie de se mettre dans une telle situation vis-à-vis du spectateur que se crée un espace de dialogue. On prend les gestes du spectateur et on les intègre en nous-mêmes. C’est un peu comme dans les Screen Tests finalement, le spectateur devient un partenaire.” Salle d’attente d’après Catégorie 3.1 de Lars Norén, mise en scène Krystian Lupa, du 7 janvier au 4 février au Théâtre national de la Colline, Paris XXe, tél. 01 44 62 52 52, www.colline.fr

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les autres immanquables théâtre de l’agitation dans l’air Une rentrée 2012 sous le signe de la colère au Théâtre de la Ville, à Paris, avec deux textes du grand écrivain autrichien Thomas Bernhard. Simplement compliqué sera interprété par Gert Voss dans une mise en scène de Claus Peymann (les 14 et 15 janvier) et Extinction, admirablement restitué par l’immense Serge Merlin (les 4 et 5 février). Autre événement très attendu, Finnegans Wake d’après James Joyce, dont Antoine Caubet met en scène le premier chapitre au Théâtre de l’Aquarium, à Paris (du 17 janvier au 19 février). On se réjouit aussi du retour de David Marton avec Le Clavier bien tempéré, un spectacle musical inspiré de Jean-Sébastien Bach et du romancier hongrois László Krasznahorkai dans le cadre du festival Le Standard idéal à la MC93 de Bobigny (du 27 au 30 janvier et du 9 au 13 février). A la Maison des Arts de Créteil (du 15 au 17 mars), Luk Perceval présente Disgrâce, adapté du roman de J. M. Coetzee, dans le cadre du festival Exit. Auteur et metteur en scène, Alain Béhar poursuit son exploration des zones d’ombre de la psyché humaine avec Até, nouvelle création à découvrir à Marseille au Théâtre des Bernardines (du 26 au 31 janvier) et à Toulouse au Théâtre Garonne (du 7 au 10 février). Enfin, dans le genre agité, le théâtre de l’Autrichien Werner Schwab n’est pas mal non plus : on pourra voir au Maillon, à Strasbourg (du 15 au 18 mai), Antiklima(x) dans une mise en scène de Mathias Moritz. H. L. T.

scènes d’Europe Meine Faire Dame de Christoph Marthaler Transformant en laboratoire de langues à l’usage des nouveaux Européens un classique de la comédie musicale, Christoph Marthaler détourne avec humour les aventures linguistiques d’Audrey Hepburn, immortalisées dans My Fair Lady de George Cukor en 1964. les 12 et 13 janvier à la Comédie de Valence, tél. 04 75 78 41 70, www.comediedevalence.com

Lettre au père de Jean-Yves Ruf Jamais remise à son destinataire, cette lettre en forme de psy-show de cinquante pages débriefe tous azimuts l’ensemble des doléances que l’on n’ose jamais soumettre à un père. Un monument de la littérature qui se visite comme ce Château de Kafka qui nous retient tous prisonniers, sous la houlette du plus génial des guides, le Suisse Jean-Quentin Châtelain. du 24 janvier au 11 février au Théâtre des Bouffes du Nord, www.bouffesdunord.com

Contes africains d’après Shakespeare de Krzysztof Warlikowski De la démesure à l’intime. De Lear à Othello et Shylock, Krzysztof Warlikowski compile les figures fortes de la geste shakespearienne

au regard du désordre vécu par des couples d’aujourd’hui dans les romans du Sud-Africain J. M. Coetzee. du 16 au 23 mars au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe, en polonais surtitré, tél. 01 53 65 30 00, www.theatre-challiot.fr

Big and Small de Benedict Andrews Cate Blanchett quitte les sunlights d’Hollywood pour incarner Lotte, une jeune femme qui n’arrive pas à trouver sa place dans la vie. La star du cinéma retrouve un jeune metteur en scène australien sur une partition de l’Allemand Botho Strauss traduite en anglais par Martin Crimp. Rien que du lourd. P. S. du 29 mars au 8 avril au Théâtre de la Ville, Paris IVe, en anglais surtitré, tél. 01 42 74 22 77, www.theatredelaville-paris.com

danse voyage, voyage Les festivals, eux, se la jouent voyageurs. Du côté d’Ardanthé à Vanves (du 17 janvier au 31 mars), on prend des nouvelles de la scène de Montréal avec Marie Béland, Daniel Léveillé ou Nicolas Cantin… A Avignon, Les Hivernales (du 25 février au 3 mars) mettent le cap sur l’Asie avec des danseurs venus de Corée, du Japon ou de Singapour, sans oublier l’hommage de Catherine Diverrès au maître butô disparu, Kazuo Ohno. A Brest, la nouvelle équipe du Quartz initie un DañsFabrik au grand large avec un panorama d’artistes de l’Est (du 27 février au 3 mars) : Ivo Demchev, performeur hors norme, Zeljko Zorica qui se penche sur l’amitié franco-croate, et un guest d’honneur venu d’outre-Manche, Michael Clark, sous influence Bowie. Enfin, Montpellier Danse (du 22 juin au 7 juillet 2012) portera son regard sur le bassin méditerranéen et au-delà.

valeurs refuge De la reprise du 1980 de Pina Bausch, grande pièce qui marque une rupture dans le parcours de la chorégraphe (du 20 avril au 4 mai, Théâtre de la Ville, Paris) au nouveau spectacle de Koen Augustijnen, presque cadet des Ballets C. de la B., l’année sera riche en retrouvailles. Avec Au-delà, Augustijnen questionne notre relation à l’autre sur une note jazz (les 14 et 15 mars à Villeneuve-d’Ascq, du 4 au 7 avril au Théâtre de Chaillot à Paris, le 15 mai à Saint-Etienne-du-Rouvray). Faustin Linyekula fait se télescoper La Création du monde, pièce mythique, “fantaisie négrico-cubiste” des Ballets suédois en 1923, avec son propre univers. Le Ballet de Lorraine, aventureux, se prête au jeu (du 31 mai au 3 juin à l’Opéra de Nancy, du 20 au 23 juin au Théâtre de la Ville à Paris). Enfin, les Suisses Zimmermann & de Perrot osent le dérèglement des sens avec Hans Was Heiri (du 15 janvier au 5 février au Théâtre Vidy de Lausanne, du 28 février au 3 mars au Lieu unique à Nantes, du 6 au 11 mars à la Maison de la danse à Lyon, les 27 et 28 mars à L’Archipel à Perpignan, du 11 au 15 avril au Théâtre de la Ville à Paris, du 9 au 12 mai au Volcan, au Havre…). Philippe Noisette 4.01.2012 les inrockuptibles 43

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les camélias de la colère Pour sa première mise en scène en français, l’Allemand Frank Castorf invite Jeanne Balibar à revisiter La Dame aux camélias sur la scène de l’Odéon. Récit d’une répétition comme les autres, donc mémorable. par Fabienne Arvers et Patrick Sourd photo David Balicki

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ous retrouvons toute l’équipe, après quinze jours de travail, dans la salle de répétitions de l’Odéon, située sur les boulevards extérieurs, aux Ateliers Berthier. L’étrangeté des costumes donne des airs de gala surréaliste aux premières minutes consacrées à un debrief sur le texte. Autour de la table, Claire Sermonne, faussement enceinte de huit mois, incarne la Dame aux camélias ; Vladislav Galard, en dandy 1900, est son amant Armand. Jean-Damien Barbin s’amuse des multiples personnages qu’il incarne tandis qu’Anabel Lopez compile les archétypes féminins. Reste Jeanne Balibar qui, dans son impeccable smoking blanc, s’interroge encore sur le rôle exact de son personnage : “L’autre jour, je me suis dit que, dans cette pièce, je fais l’ange du désespoir. Fondamentalement, c’est ça mon rôle. Mais je fais aussi la France, la Révolution, la contre-révolution… Pour le moment, je multiplie les propositions, et ce n’est peut-être qu’au final que je comprendrai vraiment ce que je joue. C’est ça qui est super. Ce que je sais aussi, c’est que Frank Castorf est en train de me fabriquer un personnage sur mesure. Il est en train de l’écrire, de la même manière qu’il est en train de construire en direct le matériau de la pièce que l’on va jouer. C’est ce qui rend génial le travail avec lui.”

Jean-Damien Barbin

Entouré par ses comédiens, assis à sa table de travail qu’il ne quittera pas de la répétition, Frank Castorf a, de dos, des allures de lutteur, avec ses baskets et son jogging. D’une voix douce, il est capable de donner à chacun ses notes de mise en scène avec tendresse. Mais tout à coup, quand c’est sur le plateau que les choses se passent, il semble possédé, en lien direct avec l’action. Se nourrissant de la moindre suggestion des acteurs ou commentant les cadrages de la vidéo, s’inquiétant de l’accessoire qui manque ou de la phrase qu’il faudrait dire, c’est tous azimuts et dans une sorte de transe qu’il construit son spectacle. Directeur de la Volksbühne depuis 1992, Frank Castorf reste, à 61 ans, un jeune homme en colère, menant d’une main de maître l’une des plus prestigieuses scènes de Berlin au

rythme effréné de ses créations. Mêlant la farce politique, dans la grande tradition du cabaret berlinois, avec le démontage des grandes œuvres des auteurs modernes, Castorf a déjà accroché à son tableau de chasse Sartre, Tennessee Williams, Dostoïevski et Tchekhov. Le voici s’emparant de Dumas fils après avoir réglé son sort à Dumas père. C’est au Théâtre de l’Odéon, en 2009, que nous avions pu découvrir Kean, de Dumas père, en langue allemande, éloge en forme de passage à la moulinette des travers et compromissions qui sont le quotidien du métier d’acteur à succès. Jetant son dévolu sur La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas junior, Castorf transforme aujourd’hui en icône trash l’image de Marguerite Gautier, courtisane christique qui mourra

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“l’important c’est d’avancer, et depuis le début on y va à mort et à l’aveugle !” Jeanne Balibar phtisique pour racheter les péchés du monde. Une ode à la révolution des idées et des mœurs via un montage de textes puisant largement à La Mission du dramaturge allemand Heiner Müller et à l’Histoire de l’œil de Georges Bataille, convoqué en imprécateur visionnaire d’un érotisme sur le fil du rasoir. “C’est sur les ruines de ces trois textes que l’on va construire notre histoire”, précise le metteur en scène à sa troupe. A l’occasion de ce projet en forme de crash-test littéraire, Frank Castorf travaille pour la première fois avec des comédiens français. Connectée à la scène artistique berlinoise, Jeanne Balibar compte de nombreux amis dans l’entourage de Castorf. On lui rappelle sa prestation en allemand dans l’adaptation du roman de science-fiction Solaris, sous la direction de Martin Wuttke, en 2004 : “Mais non, il n’y a pas de lien de cause à effet. D’ailleurs, je n’avais jamais rencontré personnellement Frank Castorf. J’ai passé l’audition comme tout le monde, en improvisant sur un texte de Georges Bataille.” Car c’est dans le rush de l’improvisation que Frank Castorf ouvre son chemin créatif. Ainsi, l’après-midi s’enlumine de trouvailles loufoques. Telles Jeanne Balibar tombant le pantalon sur ses stilettos pour un pipi en direct dans un seau ou Anabel Lopez confectionnant un cocktail Molotov géant à base de torchons et de bombonne en plastique. La palme revenant à Jean-Damien

Barbin, hirsute et torse nu, qui, se transformant sous nos yeux en Hulk, agite à bout de bras et au-dessus de sa tête un énorme bidon en acier rouillé à l’effigie du pétrolier Texaco. Déterminé à jouir sans entraves du fait qu’au théâtre la liberté de créer reste totale, Frank Castorf fait de sa scène le lieu privilégié du déboulonnage des statues. La Dame aux camélias se retrouve ainsi téléportée entre un glacial sex-shop des Grands Boulevards et une favela caliente d’Amérique latine. Une volonté de plonger le théâtre au cœur des affrontements Nord-Sud pour témoigner des enjeux de la société d’aujourd’hui. Plus tard, à la terrasse d’un café et devant un chocolat chaud couvert de chantilly qu’elle déguste avec gourmandise, Jeanne Balibar résume la répétition : “Au fond, Frank Castorf est en train d’écrire une pièce qui a d’abord à voir avec la question : qu’est-ce que la France a fait de sa Révolution ? D’après le peu de ce que je comprends, c’est un sujet sur lequel il a des sentiments partagés, et c’est sur l’aspect contradictoire de ses points de vue qu’il a le désir de travailler. Mais l’important c’est d’avancer, et depuis le début on y va à mort et à l’aveugle !” La Dame aux camélias mise en scène Frank Castorf, d’après Alexandre Dumas fils, du 7 janvier au 4 février à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe, tél. 01 44 85 40 40, www.theatre-odeon.fr. On peut voir aussi Jeanne Balibar dans le formidable film de Pia Marais, A l’âge d’Ellen, lire critique p. 60 4.01.2012 les inrockuptibles 45

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Bourdieu dans tous ses Etats Disparu en janvier 2002, le sociologue a laissé un héritage discuté mais fécond. La dimension classique de sa pensée s’impose avec la parution de son cours au Collège de France sur l’Etat, parfaite boîte à outils pour démonter les mécanismes de la domination. par Jean-Marie Durand

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ix ans après sa mort, Pierre Bourdieu (1930-2002) continue de susciter des réactions contrastées et ambivalentes, difficiles à définir en dehors de l’opposition frontale et aveugle entre ses adeptes et ses ennemis. Comme si le sociologue dérangeait encore, au point qu’il faudrait, pour s’en sortir avec lui, soit le canoniser, soit l’excommunier. Jean-Claude Chamboredon, avec qui il écrivit Le Métier de sociologue en 1967, évoquait à propos de la réception de son travail une double attitude, oscillant entre “la réfutation a priori” et “la répétition adulatrice”. La meilleure manière de dépasser cette dualité stérile consiste à prendre la mesure de son héritage, fécond et critiqué à la fois, dans le paysage des sciences sociales contemporaines, et au-delà dans le monde du militantisme, dont Bourdieu devint, dès la parution de La Misère du monde, en 1993, une figure iconique, élargissant alors sa notoriété scientifique pour revêtir les habits de “l’intellectuel engagé”, notion qu’il critiqua pourtant sévèrement au nom de sa foi dans l’autonomie de la science. De ce point de vue, et même s’il faut se méfier des comparaisons hâtives, la trace persistante de Pierre Bourdieu dans l’espace de la pensée et de l’engagement politiques se rapproche de celle

qu’a laissée le philosophe Michel Foucault, disparu, lui, en 1984. Omniprésente et fuyante à la fois, la pensée de Bourdieu convoque aujourd’hui l’image que les héritiers de Foucault ont eux-mêmes inventée pour assumer leur filiation : la “boîte à outils”. Par-delà leurs gestes d’intervention politique partagés – pour les droits des détenus chez le philosophe, pour les revendications des chômeurs chez le sociologue, parmi d’autres exemples possibles… –, Foucault et Bourdieu ont laissé chacun une œuvre qui éclaire notre histoire et notre époque. Comme l’écrivait le philosophe Mathieu Potte-Bonneville à propos de Foucault, il s’agit avec Bourdieu de penser “d’après lui ce qui vient après lui”. Car comme Foucault, la pensée de Bourdieu n’a pas produit une “théorie” univoque, fermée sur elle-même, mais plutôt un modus operandi, dans lequel on pioche des outils et des idées pour penser le monde social, interroger les questions de l’exclusion, de la reproduction sociale, du champ politique, du journalisme, du système scolaire, de la culture... De sorte qu’il existe aujourd’hui un usage non totalisant, libre et circulatoire de la pensée de Bourdieu, qui se nourrit d’emprunts directs autant que de révisions et de reformulations. Bourdieu est à l’origine d’un certain nombre d’apports décisifs : les déterminations immatérielles, à travers les concepts de “capital culturel”, de “distinction” et de “pouvoir symbolique” ; la prise

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Ian Hanning/RÉA

Manifestation du service public fin novembre 2002, quelques mois après la mort de Bourdieu

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“Ce que j’essaie de transmettre, c’est une manière de construire la réalité qui permet de voir les faits que, normalement, on ne voit pas”, disait-il dans son formidable cours sur l’Etat, tenu au Collège de France de 1989 à 1992, enfin édité par Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière. “Je pense profondément qu’on n’en finit jamais de se libérer de l’évidence du social ; et parmi les instruments de production d’évidence et de sentiment d’évidence, l’Etat est sûrement le plus puissant”, souligne-t-il dans ce texte décisif dans sa trajectoire intellectuelle, dont la forme orale permet en outre une facilité de lecture assez inédite chez lui. Si, comme il n’a jamais cessé de le répéter, la vocation du sociologue consiste à dévoiler le caractère arbitraire de la réalité sociale, à “dénaturaliser” le social en révélant les rapports de domination qui le structurent, la question de l’Etat permet de l’illustrer au premier chef. Dans La Noblesse d’Etat, paru un an avant ce cours, Bourdieu avait déjà cherché à montrer que l’Etat peut être approprié par des gens qui usent de celui-ci comme d’un patrimoine. Mais ce qui l’intéresse ici, c’est la “pensée d’Etat” qui nous habite, comme une croyance collective intégrée en chacun de nous, qui nous détermine. Comment s’est-elle historiquement constituée et quels en sont les effets sur l’ordre social ? Bourdieu rappelle le mot du romancier Thomas Bernhard dans Les Maîtres anciens : “Nous avons tous l’Etat dans la tête.” Au cœur même de notre mémoire par exemple, nous retrouvons toujours l’Etat, les fêtes civiques et religieuses, un ensemble de structures de la temporalité sociale. En reprenant une partie de la définition de Max Weber, Bourdieu estime que l’Etat détient le “monopole de la violence physique et symbolique”. “L’Etat est le nom que nous donnons aux principes cachés, invisibles, de l’ordre social, et en même temps, de la domination à la fois physique et symbolique comme de la violence physique et symbolique.” Parce que nos catégories de perception sont historiquement

Patrick Messina

en compte du contexte social et historique, à travers la notion de “champ” ; l’incorporation individuelle des règles collectives, à travers la notion “d’habitus”… Ces outils ont permis un changement d’échelle dans la compréhension du monde social. La plupart des critiques, y compris de la part de ses anciens proches (de Nathalie Heinich à Bernard Lahire…), ont beau insister sur les limites heuristiques du déterminisme ou sur la manière trop systématique de penser un champ à partir de l’opposition des dominants et des dominés, il reste que ces points structurent l’analyse des conduites sociales.

Pierre Bourdieu, 1997

construites, Bourdieu se propose de faire “l’histoire de la genèse des structures étatiques”, c’est-à-dire “l’histoire de notre propre pensée”, la “philosophie véritable de nos propres instruments de pensée, de notre propre pensée”. Faire un détour par ce qu’il appelle la “genèse”, c’est “se donner quelques chances d’échapper à la pensée d’Etat”. Afin de fournir des instruments pour dénaturaliser nos modes de pensée, contre ce qu’il appelle “l’amnésie de la genèse”, il n’y a que “la pensée génétique”. Partant de plusieurs de ses enquêtes antérieures – sur le capital symbolique en Kabylie, sur les stratégies matrimoniales des paysans béarnais, sur la haute fonction publique et la politique française du logement –, le sociologue analyse le processus par lequel les individus subissent une normalisation sociale sans le savoir : ce processus inconscient (l’amnésie de la genèse) fait qu’une chose très arbitraire est oubliée en tant que telle. Grand lecteur de Norbert Elias, Charles Tilly, Max Weber, Karl Marx, Ernst Cassirer, Erwin Panofsky…, dont il intègre et discute les textes fondateurs, Bourdieu étudie comment s’est constituée cette sorte de “grand fétiche” qu’est l’Etat et rappelle, sur la longue durée, la “montée progressive des clercs”, c’est-à-dire du capital culturel comme condition d’accès au pouvoir et comme instrument de reproduction du pouvoir. De sorte que l’Etat est devenu “cette banque centrale de capital symbolique, cette sorte de lieu où s’engendrent

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Coret/SIPA

on perçoit dans ce cours le glissement de Bourdieu vers la prise de parole dans l’espace public

Le 16 janvier 1998, Pierre Bourdieu soutient l’occupation par des chômeurs de l’Ecole normale supérieure

et se garantissent toutes les monnaies fiduciaires qui circulent dans le monde social et toutes les réalités qu’on peut désigner comme fétiches, qu’il s’agisse d’un titre scolaire, de la culture légitime, de la nation, de la notion de frontière ou de l’orthographe”. L’un des effets les plus saisissants de ce fétiche diagnostiqué par Bourdieu est “l’effet de croyance, de soumission généralisée à l’Etat”, qui forme cette institution au pouvoir extraordinaire de “produire un monde social ordonné sans nécessairement donner d’ordres, sans exercer de coercition permanente”. En cela, Bourdieu se distingue des célèbres théories du contrat (Hobbes, Locke…) qui dans l’histoire de la science politique éclairent la logique de construction de l’Etat. Pour le sociologue, les contrats les plus sûrs sont les contrats tacites, inconscients, ceux que l’on ne signe pas, qui ne se perçoivent pas comme tels : “L’ordre social repose sur un nomos qui est ratifié par l’inconscient de sorte que, pour l’essentiel, c’est la coercition incorporée qui fait le travail.” La reconnaissance de la légitimité est un acte de connaissance qui n’en est pas un, “un acte de soumission doxique à l’ordre social”. En plus de densifier tous les apports théoriques de sa sociologie depuis les années 60, ce cours sur l’Etat est aussi pour Bourdieu l’occasion d’opérer un virage personnel sur un front plus directement politique. Prenant ses distances avec les théories d’Elias ou de Foucault, qui retiennent uniquement l’aspect disciplinaire de l’Etat, il rappelle que l’Etat est aussi assistance et philanthropie. C’est dans ce cadre qu’il diagnostique une lutte interne permanente entre “l’Etat de la main droite” et “l’Etat de la main gauche”. Or, au début de ces années 90, il perçoit que l’Etat de la main gauche est menacé. Tout ce qui a été construit depuis le XVIIe siècle (le Welfare State) s’écroule. Il dénonce ainsi ce travail de déconstruction d’une morale publique, d’une philosophie de la responsabilité collective, regrette les effets du retrait de l’Etat et des politiques néolibérales, la démolition de l’idée de service public, “la dévalorisation du dévouement

obscur à l’intérêt collectif”… De ce point de vue, la puissance de ce texte tient en grande partie à ce qu’il opère la transition entre le tropisme scientifique du Bourdieu sociologue, dont il résume la pensée, et le militantisme politique de l’intellectuel des années 90. Toute la pensée de Bourdieu se déploie dans ce cours sur l’Etat, où l’on retrouve ses principales intuitions sociologiques et sa posture critique, mais où l’on perçoit aussi le glissement vers la prise de parole dans l’espace public pour en dénoncer les dérives politiques et les impasses sociales. Autant point de rupture que principe de continuité, ce cours sur l’Etat est un moment de bascule dans son œuvre où, sans sacrifier la rigueur d’une réflexion au sommet de sa maturité (parachevée par ses Méditations pascaliennes en 1997, La Domination masculine en 1998 et son Esquisse pour une auto-analyse en 2004), la colère d’un engagement politique affleure enfin. Contre le nouvel ordre néolibéral en train de s’imposer, il défend les grévistes de décembre 1995, lance les Etats généraux du mouvement social en 1996, soutient le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997, crée la maison d’édition Raisons d’agir… Trois ans avant la parution de La Misère du monde, six ans avant Sur la télévision, deux livres d’intervention sortant des codes du livre scientifique, ce cours sur l’Etat annonce donc le changement de braquet du sociologue. Si quelques proches, comme Nathalie Heinich (Pourquoi Bourdieu), lui ont reproché de ne s’être jamais expliqué sur ce virement, on peut aussi y voir un simple élargissement de son domaine d’intervention opéré à partir d’un même motif, obsessionnel, comme le cœur de sa vie même : la lutte contre les modes de domination sociale, dont la compréhension des mécanismes constitue un préalable libérateur. La connaissance des déterminations reste une condition nécessaire de leur affranchissement. Sa théorie de la pratique, souvent critiquée pour son scepticisme et son désenchantement (comment agir lorsqu’on prend la mesure de ses déterminismes sociologiques ?), ne visait qu’à permettre aux agents d’exercer leurs capacités critiques au sein de l’espace social. En cela, sa pensée est devenue “classique” et irradie l’époque de ses contre-feux fragiles mais démystificateurs. lire Pierre Bourdieu, sur l’Etat, cours au Collège de France (1989-1992) (Seuil, Raisons d’agir), 656 pages, 30 € colloque le 23 janvier, une journée d’étude organisée par Franck Poupeau, Sébastien Roux, Gisèle Sapiro et Loïc Wacquant réunira sociologues, historiens, anthropologues et politistes pour penser, à partir de leurs problématiques, l’actualité de Pierre Bourdieu soirée Bourdieu, une aventure théorique et politique, le 16 janvier à 19 h à la Maison des Métallos, Paris XIe  4.01.2012 les inrockuptibles 49

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Patrick Swirc

Corinne Masiero est Louise Wimmer dans le film de Cyril Mennegun

affaire déclassés Films différents mais préoccupations identiques : le chevronné Cédric Kahn et le débutant Cyril Mennegun posent leur regard sur les dégâts humains provoqués par la crise en France, et confirment l’inclination actuelle du cinéma français à appréhender la société. par Serge Kaganski 50 les inrockuptibles 4.01.2012

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Guillaume Canet et Slimane Khettabi dans Une vie meilleure de Cédric Kahn

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e cinéma peut-il cohabiter harmonieusement avec le social ? Les bons sentiments politiques font-ils de bons films ? Les réalisateurs engagés servent-ils un agenda idéologique ou le cinéma ? Autant de questions qui ont été abordées de tout temps, et parfois brillamment, par Chaplin, les productions Fox des années 40 et 50, le néoréalisme italien, les fictions de gauche seventies, le cinéma anglais, jusqu’aux mélodrames coupants de Luc et Jean-Pierre Dardenne. En ce début d’année, deux films remarquables rebattent à nouveau les cartes du cinéma et du réel le plus âpre. Une vie meilleure est signé par le jeune vétéran Cédric Kahn (Bar des rails, L’Ennui, Feux rouges…), avec les stars Guillaume Canet et Leïla Bekhti en tête d’affiche et la crise des subprimes en second rôle.

Le film raconte les mésaventures d’un couple de jeunes entrepreneurs avec enfant pris dans la spirale mortifère du surendettement. Louise Wimmer marque l’entrée en fiction tonitruante de Cyril Mennegun, réalisateur originaire de Belfort (comme Tahar Rahim, qu’il fut le premier à faire tourner, dans un court métrage en 2005, Tahar l’étudiant), auteur d’une dizaine de documentaires télévisuels. Révélant également au cinéma Corinne Masiero, une extraordinaire actrice middle-aged qui porte tout le film en incarnant une femme se battant seule dans la précarité, Louise Wimmer évoque de fameux films-femmes comme Wanda de Barbara Loden ou Rosetta des frères Dardenne. Reliés par l’actualité et une partie de leur sujet, les deux films se croisent et se décroisent, de même que les réalisateurs, rencontrés séparément, dont les propos diffèrent mais se font souvent écho.

C’est Vittorio De Sica, figure centrale du néoréalisme, qui trace un premier point commun. Kahn était hanté par Le Voleur de bicyclette et réfléchissait depuis longtemps à un film sur le lien entre un adulte et un enfant. De son côté, Mennegun a été marqué “à un âge assez précoce” par Umberto D. Un même cinéaste mais deux films différents, comme un raccourci de ce qui rapproche et sépare les deux réalisateurs. Sans se concerter, Kahn et Mennegun proclament avec la même vigueur leur méfiance de l’étiquette “cinéma social”, du misérabilisme, du message appuyé. “Le thème central d’Une vie meilleure n’est pas le surendettement, affirme Cédric Kahn, c’est la destinée. Comment on fait ses choix de vie, qu’est-ce que l’on accepte ou pas de sa condition ? Est-ce que l’on sacrifie sa famille à son ambition ? Est-ce que l’on reste dans la légalité ? Et puis il y a la quête de liberté. Je crois profondément que l’on fait des films comme on est. 4.01.2012 les inrockuptibles 51

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Jean-Claude Moireau

Cédric Kahn sur le plateau d’Une vie meilleure

“je n’ai pas un regard de pitié pour les pauvres, ni un regard d’envie sur les riches” Cédric Kahn Le regard du film sur les personnages, c’est le regard que j’ai dans la vie sur ces gens. Et dans la vie, je ne suis pas du genre compassionnel. Je n’ai pas un regard de pitié pour les pauvres, ni un regard d’envie sur les riches.” Pour sa part, Cyril Mennegun ose un concept original en parlant de Louise Wimmer : “C’est un film engagé sans l’être. Il l’est par lui-même, par son sujet, par son mode de fabrication, mais sans donner de leçons, sans porter de message. La politique m’intéresse mais j’ai avant tout envie de faire du cinéma. Je voulais créer une héroïne de cinéma, mais pas sur un terreau glamour.” Si la volonté des deux réalisateurs de faire briller prioritairement le mot “cinéma” dans le genre “cinéma social” est évidente, comment s’y prend-on pour passer des intentions aux actes ? Là aussi, leurs chemins commencent par se rejoindre. Tous deux ont écrit des personnages qui sont dans l’action, qui luttent farouchement pour conquérir leur dignité ou leur liberté, qui ne sont jamais posés en victimes. “Le film ne dit pas grand-chose du passé du personnage, poursuit Mennegun, des raisons qui l’ont amené à cette situation, ce qui évite

la psychologie, le pathos. Cette femme se bat, refuse l’aide ou la bienveillance qui peut être de la pitié, c’est sa façon de tenir. Elle est dans sa bulle d’énergie et tout ce qui dépasse, elle le dégage.” Cédric Kahn insiste sur l’ambiguïté morale de son film, qui prévient de tout manichéisme : “Au premier degré, ce sont des pauvres victimes du système mais ils enfreignent la loi pour s’en sortir. Ce que vit le personnage est comparable à la désobéissance civile. Je ne fonctionne pas en jugeant mes personnages, j’essaie plutôt de me mettre à leur place et de me demander ce que je ferais dans leur situation. Ils sont tellement dans l’action qu’ils sont eux-mêmes un peu auteurs de leur surendettement. Je voulais éviter le côté méchants banquiers contre gentils smicards. J’essaie de montrer un système qui génère des tentations, et l’interaction de toutes les tentations finit par créer le problème. C’est un film sans gentils et méchants au sens caricatural.” Un des points de divergence entre Kahn et Mennegun concerne le casting. Après avoir longtemps hésité, Kahn a décidé de confier les rôles principaux à des stars. Balayant le risque de suspicion sociale que pourrait susciter

un Canet incarnant un restaurateur dans la mouise, Kahn assume en invoquant avec raison l’exemple de Julia Roberts dans Erin Brockovich : “Soderbergh prend la star la plus glamour de son époque pour lui faire jouer une pépète de la middleAmérique avec trois gamins sur les bras ! Ce film nous a fait un bien fou : une histoire avec des ‘vraies gens’ incarnées par des stars qui font rêver. J’avais conscience que c’était un pari risqué, c’était ça passe ou ça casse. Si Guillaume et Leïla n’étaient pas bons, le film devenait ridicule. J’aurais pu faire ce film avec un casting à la Dumont, mais avec Canet et Bekhti ça ouvre plus grand le champ de l’identification et ça permet de faire venir des spectateurs qui ne vont peut-être pas voir ce genre de film. C’est génial quand la mythologie croise la réalité. En France, j’ai l’impression qu’il y a une sorte de complexe puritain par rapport à ça, comme si on n’avait pas le droit de raconter des histoires de pauvres avec des acteurs qui réussissent.” Pour sa première fiction, Mennegun a opté pour la découverte, la nouveauté d’un corps et d’un visage peu familiers du public et ne correspondant pas aux critères de beauté dominants. “Attention, j’ai aussi du désir pour des actrices

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“mon film ne dit pas grand-chose du passé du personnage, ce qui évite la psychologie, le pathos” Cyril Mennegun

Cyril Mennegun, entre deux prises, avec Corinne Masiero

comme Huppert ou Binoche, mais pour ce film-là, non. Je ne voulais pas que la notoriété s’interpose entre le film et le spectateur. Et puis la découverte, c’est génial ! Premier premier rôle à presque 50 ans, j’adore ça, c’est tripant à fond !” Rien n’étant simple, Kahn rejoint quand même un peu son cadet avec le troisième rôle important d’Une vie meilleure, celui du gamin, joué par le débutant et formidable Slimane Khettabi. Vif, énergique, malicieux, le petit Slimane apporte une fraîcheur qui contamine tout le film, tire Canet et Bekhti vers leur personnage, faisant oublier petit à petit leur célébrité. “Là, il y a un élément de vérité documentaire qui entraîne tout le film, se réjouit Cédric Kahn. Le tournage s’est organisé autour de cet enfant. On sent bien qu’il ne vient pas d’un milieu privilégié, qu’il correspond à ce qui est raconté dans le film. C’est le petit qui a donné le la. Son travail m’a rappelé celui de Sophie Guillemin dans L’Ennui ou de Stefano Cassetti dans Roberto Succo, grande fierté de ma filmo. Ces personnes sont très résistantes au modelage, au formatage, ce sont des natures entières. Quelque part, ce ne sont pas des acteurs, mais ils ont une force d’incarnation

incroyable. On peut les filmer sans les diriger, et ça se passe, ça fictionne tout seul. A travers Slimane, j’ai l’impression d’avoir récupéré mon cinéma.” Faire des films en prise avec la dureté sociale sans apitoyer ou donner des leçons, c’est donc possible, on le savait depuis Maurice Pialat, John Cassavetes ou les frères Dardenne, et on remercie Cyril Mennegun et Cédric Kahn de réactiver cette veine rare. Mais le cinéma peut-il influer sur le cours des choses, réparer un peu nos sociétés cassées ? Ni catégoriquement affirmatifs ou négatifs, ils donnent des réponses nuancées. Si Mennegun ne croit pas que le cinéma puisse changer les grandes lignes de force qui structurent le monde, il se fonde sur son expérience de jeune spectateur pour proclamer qu’un film peut changer un regard, une vie. Il a cette formule très subtile, assez philosophale, mélange de croyance utopiste et de lucidité raisonnable : “Je ne me pose pas la question de savoir si le cinéma peut changer le monde, plutôt celle de savoir si ça vaut le coup de faire du cinéma en imaginant que ça puisse changer les choses.”

Kahn attribue au cinéma un rôle de témoin plutôt que d’agent transformateur, ainsi qu’une capacité à déplacer le regard. “Le cinéma est là un peu pour inscrire sur l’écran des traces de la réalité. Le cinéma ne change pas le monde mais il peut déplacer le regard. La fiction fait regarder le monde différemment, en allant justement du côté de l’intime. Ce qui m’intéresse, c’est l’interaction entre l’intime et la société. Les politiques, les médias parlent toujours des grands problèmes de façon générale, théorique. C’est très bien, c’est leur fonction, mais le rôle du cinéma de fiction est d’apporter un regard plus intimiste, de montrer les grandes questions à travers des vies individuelles.” S’il récuse l’encombrant et réducteur sparadrap “cinéma social”, Cyril Mennegun se réjouit en tout cas de la vague de films en prise avec les aspects les plus sombres de notre époque, rejoignant à nouveau Cédric Kahn : “Je trouve bien qu’il existe plein de films dits sociaux, divers et variés, qu’on aime ou pas. C’est bien que le cinéma ait envie de reprendre contact avec le monde dans lequel on vit et ne soit pas seulement un pur divertissement.” 4.01.2012 les inrockuptibles 53

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Louise Wimmer de Cyril Mennegun Le portrait très contemporain d’une femme confrontée au déclassement social dans un premier film nihiliste qui envoie valser l’utopie des gens “intouchables”. Quoi de neuf sous le ciel l’esquisse du drame pluvieux du “cinéma social” ? des travailleurs pauvres. Pas grand-chose, serait-on Issu du documentaire, Cyril tenté de résumer un peu Mennegun signale à grands vite devant Louise Wimmer, traits son expertise dans le premier film de fiction de des séquences hyperréalistes Cyril Mennegun, précédé d’une (une sorte de manuel de survie), rumeur très flatteuse depuis accordées par un scénario sa présentation au dernier malin qui fait du plus petit Festival de Venise. Un peu trop accident (climax : une panne vite car, à l’instar de la longue de voiture) un nouveau motif et sublime ritournelle de suspense – au risque d’une de Nina Simone (Sinnerman) certaine complaisance. Tout qui rythme son récit, Louise cela serait déjà vu (les Anglais Wimmer s’éprouve dans le font ça depuis cinquante ans), temps, dénude sa vraie nature ou anecdotique si Louise (passionnante) à mesure Wimmer n’entraînait pas dans qu’il contourne les codes usés sa chute une idée de la France du film social. telle qu’elle va, et dont L’héroïne du titre, Louise les termes propulsent le film Wimmer (la révélation Corinne bien au-dessus de la petite Masiero), en concurrence chronique à fleur de réel. directe avec les personnages Le monde du travail, féminins de Ken Loach, le vieux mythe de la solidarité est une quadra plus tellement de classe, la famille, l’amitié : pimpante qu’un divorce c’est un champ de ruines apparemment brutal a plongée dans lequel se débat Louise dans l’enfer de la précarité. Wimmer, un vaste no man’s Femme de ménage à la solde land où les valeurs d’hier d’un patron tyrannique, elle sont battues en brèche par dort dans sa voiture, consume un capitalisme sans nom. ses journées entre les PMU On pourrait légitimement et les baises sans amour dans refuser ce constat, s’indigner des hôtels miteux. Elle est peu d’un film qui n’offre aucune aimable (mais qui le serait ?), issue de secours véritable presque antipathique, et refuse à son personnage (ou à quiconque de dévoiler alors l’image d’un bonheur le moindre indice sur son passé dévoyé dans un dernier – trop fière ou simplement plan saisissant), lui préférer enfermée dans le déni. l’optimisme béat et On voit bien avec ce portrait réconciliateur de quelques en pointillé ce qui motive le film, comédies populaires. sa volonté de ne rien céder On pourrait. Romain Blondeau à la psychologie, de camper les effets quotidiens et prosaïques Louise Wimmer de Cyril Mennegun, d’un déclassement : Louise avec Corinne Masiero, Jérôme Kircher, Wimmer restera un mystère, Marie Kremer (Fr., 2011, 1 h 20)

Une vie meilleure de Cédric Kahn Face au drame du surendettement, une famille se débat avec énergie pour s’en sortir. Un film de lutte, sec et tendu. comment échapper aux Yann et Nadia tombent mâchoires des créanciers ? quid amoureux, il est cuisinier, elle du couple ?) et par la pulsation élève seule un garçon, ils rêvent de sa dramaturgie, Cédric Kahn de monter leur restaurant. ne ménage aucune place à Cette mise en place avance l’apitoiement, à la dénonciation, rapidement, sans chichis, au simplisme, injecte au plaçant le film dans un élan contraire de la complexité sec et tendu. Les tourtereaux (loi contre justice ?), laissant au contractent des emprunts, spectateur la liberté d’analyser mettent en chantier leur petite le destin des personnages, ce entreprise. Un rêve prend qu’il dit de notre époque. Lutter forme, se matérialise ou tomber, c’est aussi le la de littéralement sous nos yeux. sa mise en scène, plus proche Des erreurs dans les travaux, de la morale des Dardenne une autorisation administrative que de la moraline de Lioret. qui tarde, et c’est l’engrenage Le bel équilibre entre du surendettement qui se met “cinéma grand public” et reflet en branle. Pris au piège, de l’âpreté de nos temps est Nadia, Yann et le petit vont devoir lutter ou tomber. résumé par son casting. Deux Une vie meilleure fait bien stars, Guillaume Canet et sûr écho à la crise et à son lot Leïla Bekhti, qui font oublier de drames. Mais sa force vive leur célébrité pour être Yann et consiste à ne jamais présenter Nadia, avec ce talent suprême ses personnages comme qui consiste à rendre le travail des victimes, d’en faire d’acteur invisible. Entre eux, des combattants du quotidien. Slimane Khettabi, gamin Peu porté sur le compassionnel, qui imprègne le film d’une belle Cédric Kahn ne surplombe énergie brute, une présence pas ses personnages et règle sauvageonne qui rappelle que sa mise en scène à leur niveau, le cinéma de Kahn a souvent collant sa caméra à leurs reposé sur des “natures” non problèmes. Prenant appui domestiquées (Marc Vidal dans sur un contexte social fort, Bar des rails, Estelle Perron Une vie meilleure est filmé ou Malek Bechar dans Trop de et rythmé comme un film bonheur…). On est heureux de d’action, un thriller de survie : retrouver Cédric Kahn dans sa rebondissements, personnages meilleure vis, celle d’un cinéma toujours en mouvement, âpre, vif, mat, pieds dans le réel imbrication entre le social et tête dans la fiction, qui fit (problèmes de travail et d’argent) de lui un héritier possible de et l’intime (déchirement du Maurice Pialat. Serge Kaganski couple, relation entre l’adulte et l’enfant…). Tout entier tenaillé Une vie meilleure de Cédric Kahn, par des questions de récit avec Guillaume Canet, Leïla Bekhti, (comment stopper la chute ? Slimane Khettabi (Fr., 2011, 1 h 50)

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Take Shelter de Jeff Nichols

Un père de famille obsédé du jour au lendemain par l’imminence de la fin du monde. Après Shotgun Stories, le second film d’un des plus sûrs espoirs du cinéma américain.



a fin du monde, grande affaire du cinéma contemporain (de Roland Emmerich à Lars von Trier), trouve en Take Shelter une de ses expressions les plus saisissantes, originales et pourtant élémentaires. Le film commence par une vision lancinante qui, par un simple mouvement de balancier, ne va cesser de revenir ébranler les certitudes d’un homme, en même temps que celles du spectateur. Curtis LaForche, un père de famille paisible, modeste ouvrier pour une société de forage, bon chrétien, bon mari (Michael Shannon, immense), fait un cauchemar : il aperçoit, depuis son jardin, une tornade monumentale s’avancer inexorablement. A son réveil, la sensation de réel est si forte qu’il finit par se convaincre du caractère prémonitoire de ce rêve bientôt récurrent et décide, pour protéger sa femme (Jessica Chastain, la droiture incarnée) et sa petite

fille, de construire un abri au fond du jardin. Seul contre tous. Détail d’importance, il habite l’Ohio, Etat déshérité du Midwest dont les vastes plaines au ciel bleu figurent la plus terrifiante des prisons : sans rien pour entraver ce paysage immense, le danger peut venir de partout, de l’horizon ou de l’azur, du proche ou du lointain, de Dieu ou d’un chien ; seul le sous-sol pourrait constituer un abri (“shelter” en anglais), et encore. Ainsi, les grands espaces jadis synonymes de liberté et de puissance pour l’homme américain deviennent ici sa damnation. Une fois ceci posé, en quelques plans d’une beauté axiomatique, Take Shelter se déploie majestueusement, avec l’implacable tranquillité des grandes tragédies, et Jeff Nichols de s’imposer, après l’excellent Shotgun Stories en 2007, comme le plus grand espoir du cinéma américain, dans la noble lignée Ford-Cimino-Malick (ce dernier étant son protecteur officiel).

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en salle marche à Londres Londres est à Dickens et à Conan Doyle, mais aussi à Loach et à Frears : le Forum des images rend donc hommage aux meilleurs filmeurs de la capitale britannique. Plusieurs groupements thématiques croiseront les différents visages de la ville, des mieux connus (“Swinging London” rassemblera les meilleurs films rock – captations live, rockumentaires, biopics) aux plus oubliés (les vestiges du Londres gothique de Jack l’Eventreur – Sweeney Todd, Le Loup-Garou de Londres…). Plusieurs auteurs seront accueillis tout au long du cycle, dont Stephen Frears et Hanif Kureishi, auteurs notamment de My Beautiful Laundrette. London Calling jusqu’au 29 février au Forum des images, Paris Ie, www.forumdesimages.fr

hors salle trafic d’influence

On le comprend vite, l’Apocalypse n’est pas son sujet, tout comme il n’était pas celui du Phénomènes de Shyamalan, auquel on pense nécessairement : c’est sous le crâne de LaForche que la véritable tempête fait rage. Les scènes proprement catastrophiques sont réduites à leur plus simple – mais terrifiante – expression (quelques gouttes jaunâtres sur un poignet, du vent dans les feuilles, des aboiements et des cris d’oiseaux, des silhouettes à peine discernables à travers une vitre embuée…), et plutôt que de chercher à concurrencer Hollywood sur son terrain spectaculaire, Nichols se rive au quotidien. Si la menace demeure abstraite, inscrivant le film dans une dimension cosmique, ses effets sont on ne peut plus concrets : de la consultation d’un psychologue à la visite (bouleversante) d’une mère schizophrène pour s’enquérir d’éventuels antécédents, de la honte d’un drap mouillé par la pisse à la crainte de ne pouvoir payer les traites à la fin du mois, les personnages sont englués dans des soucis quotidiens. Il faut insister sur cette qualité car, pour aussi déceptive qu’elle soit – le film ne vise

le film se déploie majestueusement avec l’implacable tranquillité des grandes tragédies

nullement la sidération, il est plutôt de ceux qui obsède encore des jours après la projection –, elle est extrêmement précieuse. C’est parce que le film ne quitte jamais le terrain du réalisme – pas plus que le territoire réduit de sa petite communauté soudée – que ses visions, et notamment la dernière, sont à ce point terrassantes. On saisit mieux la singularité de Take Shelter en le comparant à Bug de William Friedkin, où l’on avait découvert en 2007 Michael Shannon dans le rôle proche d’un homme à la folie contaminatrice. Les deux films empruntent des chemins on ne peut plus opposés : à l’emballement hystérique de Friedkin, Nichols répond par l’apaisement familial (sublime scène où Jessica Chastain prend les choses en main) ; au théâtre psychologique, il préfère la politique du geste (grande idée que d’imaginer un enfant sourd et muet avec qui l’on ne peut communiquer que par signes) ; à la défiance paranoïaque, enfin, il oppose l’empathie et le doute (puisque la folie de Shannon n’est jamais certifiée). 2012, année apocalyptique, pouvait difficilement mieux commencer. Jacky Goldberg Take Shelter de Jeff Nichols, avec Michael Shannon, Jessica Chastain, Shea Wigham (E.-U., 2 h, 2011) lire le portrait de Michael Shannon, p. 58

Pour ses 20 ans, la revue trimestrielle fondée par Serge Daney s’offre un tour d’horizon rétrospectif sur vingt films particulièrement inspirants, analysés par Jean Narboni, Jacques Rancière ou encore Raymond Bellour. Non pas choisis en tant que “meilleurs films”, mais “par goût et par engagement”, les titres rassemblés témoignent d’un goût éclectique du cinéma : du A.I. de Spielberg à Saraband de Bergman (photo), de Crash de Cronenberg à 36 vues du Pic Saint-Loup de Jacques Rivette, on est bien dans cette curiosité et cette défense d’un cinéma polymorphe qui font la spécificité de Trafic. Trafic n° 80, 20 ans, 20 films (P.O.L), 160 pages, 16 €

autres films Une vie meilleure de Cédric Kahn (Fr., Can., 2010, 1 h 50), lire la critique p. 54 Une nuit de Philippe Lefebvre (Fr., 2012, 1 h 40) Un jour mon père viendra de Martin Valente (Fr., 2012, 1 h 39) Africa – Le sang et la beauté d’Anastasia et Serge Yastreb (Fr., Rus., 2011, 1 h 27 Anonymous de Roland Emmerich (E.-U., 2011, 1 h 35) Le Pacte de Roger Donaldson (E.-U., 2011, 2 h 18) Jane Eyre de Robert Stevenson (E.-U., 1943, 1 h 36, reprise) 4.01.2012 les inrockuptibles 57

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Shannon, crazy diamond Révélé dans Bug de William Friedkin, Michael Shannon est génial dans Take Shelter. L’acteur inquiétant est un homme doux, dont le chemin croise Superman et Sarah Kane.



’est ironique que les gens me trouvent effrayant. Je suis une des personnes les moins effrayantes qui soient. Je n’ai rien d’un mec violent. Ma sensibilité me mène naturellement vers le trouble, voilà tout.” Les acteurs intelligents savent nous rassurer sur leur normalité tout en laissant planer le doute. Michael Shannon est un acteur intelligent en plus d’être bon. Si l’ouragan Michael Fassbender n’avait pas émoustillé la planète avec sa performance de sex addict dans Shame, on ne parlerait probablement que de lui en tant que mâle du moment, de son visage tendu par l’angoisse dans le meilleur film

de ce début d’année, Take Shelter de Jeff Nichols. L’histoire d’un père de famille persuadé qu’une tornade va engloutir sa maison, qui se met en tête de construire un abri dans son jardin. Avant d’égarer sa raison en chemin. Avec Michael Shannon, les films sont souvent des histoires de fous. Avant la belle paranoïa de Take Shelter, les cinéphiles avaient tremblé pour sa performance hallucinée dans Bug, le huis clos de William Friedkin, où son personnage luttait contre d’hypothétiques insectes censés le dévorer de l’intérieur. Michael Shannon jouait un homme malade, perclu d’amour et bientôt dépassé par sa folie. “Ces deux films ont

quelque chose en commun. Pourtant, je considère chaque personnage comme un territoire nouveau.” A travers ces deux alter ego, la paranoïa serait-elle devenue une sensation familière ? “Le mot ‘paranoïaque’ me gêne pour qualifier ces personnages. Il implique une connotation négative, comme si leurs peurs n’existaient pas. Or je ne pouvais pas interpréter le héros de Bug en pensant qu’il avait tort. Je devais absolument croire que la menace des insectes était réelle. Soit dit entre nous, notre monde me paraît infiniment fragile et il est difficile de ne pas s’y sentir menacé. La destruction n’est jamais loin. Si, pendant que nous parlons,

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Les Acacias de Pablo Giorgelli “ne venir ni de New York ni de Los Angeles apporte une perspective fraîche” un astéroïde s’écrase dans l’océan Atlantique, vous, moi et cette interview disparaîtrons à jamais. Nous y pensons tous à un moment ou à un autre.” Michael Shannon y pense peut-être plus que la moyenne. Ses autres personnages marquants, dans Les Noces rebelles et dans la série Boardwalk Empire, ont aussi le goût des inquiétudes fondamentales. A 37 ans, ce garçon aux yeux fulgurants n’a rien d’une movie-star épanouie. Son prochain rôle, celui du méchant dans le reboot de Superman signé Zack Snyder, devrait le mettre en haut de l’affiche. Il en parle à peine, sinon pour dire qu’il s’amuse bien. Il en a le droit. Il vient des coursives laborieuses du théâtre, découvert à Chicago, sa ville d’adoption après son Kentucky natal. “Ne venir ni de New York ni de Los Angeles apporte une perspective fraîche. Hollywood n’est plus l’épicentre qu’il a été. Avant, si on voulait percer dans le cinéma, il fallait s’y installer. Ce n’est plus le cas.” Fait improbable sur un CV d’acteur américain, Michael Shannon a croisé la géniale dramaturge anglaise Sarah Kane, suicidée en 1999. “J’ai joué dans Woyzeck, une des pièces que Sarah Kane a mises en scène à Londres sans les avoir écrites. Elle avait 25 ans et montrait une intelligence supérieure. En même temps, son approche était enfantine. Un jour, en guise de répétition, elle m’a demandé de sortir dans la rue pour récolter cinq livres. Je proposais mon aide dans les magasins pour être payé. Finalement, je suis allé taper la productrice. Un autre jour, pour imaginer ce que mon personnage subissait chez le médecin, elle a recruté un vrai docteur. Il m’a fait des choses étranges pendant six heures. Ce genre de méthode stimule l’imagination. J’ai aimé les pièces de Sarah Kane à mourir. Mais ce que je préfère, c’est le théâtre de l’absurde. Ionesco est mon auteur favori, je l’ai souvent joué à Chicago. Je suis aussi un grand fan de Beckett. La plupart des gens imaginent que la tradition des acteurs américains consiste à représenter la réalité à travers de ‘vraies gens’, comme une imitation de la vie. Je trouve ça con. Ionesco et Beckett sont plus utiles : ils montrent les luttes des hommes avec humour et imagination.” Michael Shannon est décidément un fauteur de trouble.

Fraîcheur d’un road-movie argentin d’une simplicité biblique. uelque chose nous dit (presque) sentimental, sans qu’un film aussi simple, recourir aux artifices du théâtre, aussi dénué d’intrigue, où le cinéma puise allègrement de rebondissements, depuis les débuts du parlant. de conflits, n’aurait jamais pu être Ici, les dialogues comptent à peine. produit en France. La seule scène On pourrait les supprimer sans un peu tendue lors du voyage que cela change grand-chose. Du tranquille d’un camionneur coup, cela déplace les enjeux de la convoyant des troncs d’arbre du mise en scène. Elle repose sur les Paraguay en Argentine, survient expressions du vieux camionneur lorsqu’il pique du nez au volant. taiseux, aussi éloquentes que Heureusement, sa passagère, une subtiles. Les incursions furtives jeune mère seule, le(s) sauve de la de son regard disent ce qui pourrait catastrophe. Qui se permet encore se passer, ce qui va se passer. le luxe de filmer un personnage C’est par ailleurs un road-movie, garant son semi-remorque qui se déroule d’un point à un autre sur le bas-côté d’une route, et en de l’Amérique du Sud, du lieu descendant pour fumer une clope ? où les arbres sont abattus, vers Le tout quasiment en temps réel. Asunción au Paraguay, à la maison C’est ce minimalisme, qui n’a rien de la banlieue de Buenos Aires à voir avec le documentaire où l’héroïne va se faire héberger (tout est scénarisé), qui fait la beauté par une cousine. de ce film ; c’est la vie quotidienne Le réalisateur s’appuie sur qui devient bigger than life. l’aspect berçant et panoramique Mais ce n’est pas non plus du pur de ce genre cinématographique, béhaviorisme, ni un grossissement privilégiant ce qui se déroule dans mécanique du réel. Il y a un propos, l’habitacle du véhicule (pas aussi ténu que touchant. grand-chose), tout en utilisant le C’est ce film qu’on devrait paysage environnant comme toile intituler La Délicatesse, pas l’autre, de fond impressionniste. D’autre avec ses gros sabots tonitruants. part, conformément à la spécificité La délicatesse ici, c’est celle du cinéma argentin, c’est un film des sentiments des personnages social : la rencontre d’une mère (l’homme, âgé, et la femme, jeune), isolée (avec son bébé) de condition qu’on sent poindre en filigrane. modeste et d’un vieux camionneur. Il n’y a pas d’effusions, mais Une œuvre universelle et évidente. Vincent Ostria une simple promesse dans cette infraromance. D’une certaine manière, c’est un film parfait ; Les Acacias de Pablo Giorgelli, il utilise toutes les possibilités avec Germán de Silva, Hebe Duarte (Arg., 2 010, 1 h 25) du cinéma pour narrer un récit

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Olivier Joyard photo Alexandre Guirkinger lire la critique de Take Shelter p. 56 4.01.2012 les inrockuptibles 59

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A l’âge d’Ellen de Pia Marais Une hôtesse de l’air traverse de grosses turbulences. Un film d’une grande force, où se déploie le talent dévastateur de Jeanne Balibar.



uisque, depuis la mort de Jean-Claude Biette et le retrait de la réalisation de Jacques Rivette, le cinéma français ne veut plus lui offrir (en dehors de Pierre Léon dans L’Idiot) d’autres rôles que ceux de fofolles snobs – qu’elle incarne d’ailleurs à merveille (Sagan ou La Fille de Monaco) – on finissait par désespérer de l’aveuglement d’une profession tout entière, de son incapacité à savoir quoi faire d’un grand fauve, d’une actrice hors norme comme Jeanne Balibar, LA Balibar. L’air du temps n’était-il plus aux femmes libres ? Une jeune cinéaste d’origine sud-africaine, formée au cinéma à Berlin, relève le défi, et de belle manière, dans ce deuxième film (en compétition à Locarno en 2010) sous influence antonionienne – comme beaucoup de films allemands de la “jeune” génération. Ellen (Balibar) est hôtesse de l’air depuis bientôt vingt ans. Au retour de l’un de ses voyages, Florian, son amoureux, lui apprend que sa maîtresse attend un enfant de lui. Métaphore évidente : le monde pourtant instable d’Ellen (les avions) se met à vaciller. De fait, elle semblait être la seule à le trouver plutôt solide, ce monde froid dans lequel elle évolue. A son âge, Ellen va tout laisser tomber sans qu’on ressente vraiment l’impression (le film évite la psychologie avec une réelle grâce) qu’elle prend une décision, mais que son inconscient travaille pour elle (après avoir quitté un avion, prise de panique, juste avant le décollage, elle se fait sèchement virer de sa compagnie aérienne). Une image va la poursuivre : celle d’un félin perdu sur une piste de décollage d’Afrique. Malgré le talent des autres interprètes, A l’âge d’Ellen tient de bout en bout

au centre du film, le monde tourne autour d’Ellen qui cherche en vain de nouveaux repères

sur Jeanne Balibar (si vous êtes fans, précipitez-vous). Elle y déploie, dans une langue allemande qu’elle parle couramment, une palette de jeu élargie et nouvelle, loin de tous ces tics auxquels la cantonnent souvent les Français (voix grave, yeux sur le côté, sourire malicieux). Ici, tout en jouant de toutes les intonations de sa voix singulière, elle se tient le plus souvent en retrait par rapport à son personnage et aux autres acteurs, jouant comme à corps perdu de ses cheveux, de ses costumes, de sa nudité, de son menton qui tremble, avec une sobriété et une sauvagerie retenue de bout en bout magnifique. Ellen va se laisser porter par le hasard, rencontrer d’abord des voyageurs qui, comme elle, essaient de se satisfaire de leur vie sans repères (nuits de partouzes glauques dans des hôtels impersonnels), sans qu’Ellen n’y trouve son compte. Et puis, par hasard, elle fait la connaissance d’un groupe de militants altermondialistes végétaliens qui vivent en communauté et militent activement, par des interventions musclées, contre l’industrie agroalimentaire et l’exploitation des animaux. Là encore, Ellen va participer à leurs activités, mais sans jamais sembler y adhérer réellement, et un peu par amour pour l’un des militants, Karl (mais s’agit-il bien d’amour). Il y a en elle du Wanda de Barbara Loden. Toujours au centre du film, le monde tourne autour d’Ellen, qui cherche en vain de nouveaux repères. Et si l’on songe aux personnages flottants et perdus d’Antonioni, on ne peut s’empêcher de penser aussi aux errances d’Ingrid Bergman dans l’Italie détruite de Rossellini : chez elle nulle part. A la fin du film, Ellen se fond enfin dans un nouveau décor, cette fois-ci par choix. Un aveu : nous étions prêts à la suivre encore pendant des heures. Jean-Baptiste Morain A l’âge d’Ellen de Pia Marais, avec Jeanne Balibar, Stefan Stern (All., 1 h 35, 2 010)

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Beau rivage de Julien Donada avec Daniel Duval, Chiara Caselli (Fr., 2011, 1 h 30)

Superbe premier film en forme de thriller sensuel et déconstruit. “Imaginez qu’on est en 1976 à Los Angeles”, a expliqué Julien Donada à sa chef décoratrice et à son directeur photo. C’est tout à fait ça, mais ça se passe de nos jours à Antibes. Ce n’est pas une question de reconstitution, ni de style rétro, ni de décor, même si l’utilisation de l’architecture moderniste de la Côte d’Azur joue un grand rôle dans cette impression. Non, il faut chercher ailleurs : dans la désinvolture du récit, ou du héros, qui a quelque chose du Privé cool et malpoli d’Altman, voire du Bad Lieutenant new-yorkais de Ferrara. D’ailleurs il est également flic. Mais son métier n’entre pas vraiment en ligne de compte. Michel Matarasso, incarné par un Daniel Duval fatigué, vieilli, valises sous les yeux, mais séducteur comme toujours, est un sale gosse sexagénaire pris dans un inextricable engrenage amoureux, entre fantasme et réalité. Un film noir solaire et envoûtant aux cadrages précis, thriller sensuel et morbide où l’on s’égare, comme le personnage principal, figure antonionienne qui déambule dans une Riviera écrasée par un soleil automnal. Soit donc une œuvre à l’esthétique travaillée (jeux sur le contre-jour, la couleur ; savants brouillages photographiques), dont le vertige provient d’une construction style Rubik’s Cube. Souvenirs, rêves, réalité, présent, passé, s’interpénètrent constamment. Matarasso ne fait-il que divaguer ? On se demande même s’il n’a pas commis un crime. Bref, on se perd en suivant ce flic paumé en rupture de ban, provocateur, harceleur, lancé dans une enquête improbable sur sa bien-aimée disparue. Une descente aux enfers orphique et dionysiaque, rendue hypnotique par sa décomposition narrative, calquée sur l’enchevêtrement géométrique des immeubles de la Côte. Un spleen romantique teinté d’hédonisme West Coast et de leurres façon pop art. Vincent Ostria

Freakonomics, le film de Seth Gordon, Morgan Spurlock, Alex Gibney, Eugene Jarecki, Heidi Ewing, Rachel Grady (E.-U., 2010, 1 h 33)

Un documentaire foutoir et anecdotique. L’adaptation du best-seller de Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, qui traite des rapports de cause à effet dans différents domaines, envisagés sur un mode anecdotique, style magazine télé. Certains segments sont ridiculement brefs, d’autres auraient mérité une enquête à part entière, comme le sujet sur l’incitation financière des élèves dans certains lycées américains ; ou celui sur la triche dans le milieu du sumo au Japon. La thèse à controverse de Freakonomics, selon laquelle la légalisation de l’avortement aurait entraîné une réduction de la criminalité aux Etats-Unis, n’est pas suffisamment étayée. Ce patchwork de réflexions et de statistiques illustrées pèche surtout par son hétérogénéité. V. O. 4.01.2012 les inrockuptibles 61

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joyeux bordel Saints Row s’émancipe du modèle GTA et devient un grand n’importe quoi pop, cynique et mal peigné. On en redemande.

 A

à venir Naughty Dog, c’est l’horreur Responsable de l’épatante trilogie Uncharted, le studio californien Naughty Dog a profité de l’édition 2011 des Video Games Awards (qui a élu Skyrim jeu de l’année) pour dévoiler son nouveau projet. En développement depuis deux ans et destiné à la PS3, The Last of Us lâchera un homme et sa fille ado dans une Amérique postépidémique livrée aux mutants. L’un des concepteurs du très bon Enslaved est de la partie. Aucune date de sortie n’a pour l’heure été annoncée.

l’origine, Saints Row n’était qu’une imitation de GTA parmi d’autres, un jeu qui reprenait la formule (activités criminelles dans un monde ouvert) du tube de Rockstar Games sans l’égaler. Et puis, avec son épisode 4, GTA est devenu sérieux. On ne l’en a aimé que davantage : l’aventure était plus riche, plus humaine. Au lieu de suivre leur modèle, les créateurs de Saints Row ont saisi l’occasion de se distinguer : leurs jeux allaient faire fructifier le côté sale gosse des anciens GTA. Place à l’anarchie pop, au grand n’importe quoi cathartique. Leur studio, Volition, est installé dans la ville de Champaign, Illinois. Et ça lui va bien : ce troisième Saints Row pétille furieusement. Les premières missions, directives et spectaculaires (bravo pour la fusillade aérienne alors que l’on vient de sauter d’un avion), pourraient créer le malentendu. Le but, visiblement, est d’accrocher le joueur, mais après, c’est lui qui prendra la main. Et partira à la conquête d’une ville avec son gang, les Saints, étrangement devenu très populaire – c’est désormais une marque mondialement connue, avec ses contrats ciné, ses produits dérivés. La descente est cruelle. L’action se révèle ensuite convenue : assassinats, vols de voiture, escorte de personnages importants, rien de bien neuf pour qui a fréquenté le genre ces dernières années. Mais l’essentiel est ailleurs : justement, dans le retour sur Terre ou, plus précisément, au coin

de la rue. Tout se passe bien ? Qu’à cela ne tienne ! On arrive, ça ne va pas durer. Le vrai but est de créer du désordre. Au volant d’une voiture ou d’un tank (certaines missions nous demandent simplement de faire le maximum de dégâts – évalués en dollars), seul dans les rues en sous-vêtements (ou sans, à chacun de voir), je suis le nihilisme incarné. Et si le gameplay n’est pas sans faille, cela ne devient pas pour autant un défaut. Le plaisir naît de la possibilité de surfer sur ces vagues incertaines, de flirter constamment avec le désastre – causé ? subi ? qu’importe ! Saints Row – The Third n’est pas un jeu élégant, bien fini, bien peigné. C’est un brûlot joyeusement mercantile, un truc potentiellement haïssable et, pourtant, du coup, précieux. C’est du gangsta-rap (pour de vrai ? pour de faux ?) en jeu vidéo, il se moque peut-être de nous, cynique, sale jeu. Mais rira bien qui rira le dernier. Aux dernières nouvelles, on rit toujours. Erwan Higuinen Saints Row – The Third sur PS3, Xbox 360 et PC (Volition/THQ), de 45 à 70 €

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plaisirs régressifs Kirby, la petite boule rose de Nintendo, revient à la 2D. Et c’est plus que chou. renez note : ceci était fait de bouts de laine) accompagne sa danse est un jeu de dans Au fil de l’aventure, de fin de niveau – on ne (et pour) rebelle. la multiplication des héros s’en lasse décidément pas. Rebelle à l’air dans le récent (et excellent) Nous voilà plongés du temps morose, à Mass Attack. Kirby’s dans une joyeuse faille la maturité obligatoire, Adventure marque son spatio-temporelle. Et si, au temps qui passe. Kirby retour à la plate-forme 2D au lieu de profiter des est une créature ronde classique, dans le sillage progrès technologiques et rose qui ne fait peur de New Super Mario Bros pour passer en 3D, le jeu personne, sinon aux Wii, Donkey Kong Country vidéo s’était “contenté” joueurs fraîchement Returns ou Rayman Origins. d’explorer les possibilités majeurs qui pensent que le Notre ami y retrouve d’une représentation 2D fréquenter, c’est vraiment son superpouvoir d’antan : toujours plus soignée ? trop la honte – raison celui de s’approprier les Kirby’s Adventure pour laquelle ses aventures capacités de ses ennemis est la très chouette sont surtout conseillées (maîtriser le feu, manier réponse à cette question. aux moins de 10 ans et aux l’épée…) qu’il se plaira Tout y est charmant, plus de 30 ans. à gober. coloré, accueillant. Ces dernières années, Les vétérans ne seront Et, ludiquement, bien plus le glouton kawaii s’est pas dépaysés. Ils stimulant que ses premiers prêté aux (fructueuses) retrouveront le gameplay niveaux ne le laissent expérimentations de mais aussi la structure supposer. E. H. son éditeur : le tactile des premiers Kirby ou encore avec Power Paintbrush, ses effets sonores, dont Kirby’s Adventure sur Wii la désincarnation (tout y la musique guillerette qui (Nintendo), environ 50 €

 P

Lego Harry Potter – Années 5 à 7 Sur PS3, PSP, Xbox 360, Wii, DS, 3DS et PC (Telltale Games/Warner), de 20 à 50 € L’overdose est proche après Star Wars, Pirates des Caraïbes, Batman et Indiana Jones. Si le principe ne change pas (abattre certains édifices, en construire d’autres), le jeu vidéo Lego gagne heureusement de nouvelles possibilités en épousant la mythologie magique d’Harry Potter. On attend quand même un peu plus d’audace du prochain.

Need for Speed – The Run Sur PS3, Xbox 360, Wii, 3DS et PC (Black Box/EA), de 40 à 70 € La série de jeux de course Need for Speed renoue avec ses vieux démons. Les phases d’“action” (notre défi : presser le bon bouton au moment voulu) de The Run, qui nous ordonne de relier San Francisco à New York, se révèlent anecdotiques et la conduite triste à pleurer. On restera sur l’excellent volet Hot Pursuit paru un an plus tôt. 4.01.2012 les inrockuptibles 63

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musique de sauvage Bottes rouges et idées noires : avec sa moue et son bagout, l’Américaine Lindi Ortega est l’une des meilleures nouvelles venues d’Amérique profonde depuis Alela Diane. Bientôt en concert en France.



’était il y a quelques mois, sur la scène de la salle parisienne la Flèche d’Or. Une chanteuse encore inconnue, vêtue de noir et chaussée de bottes rouges, une guitare folk veinarde entre les bras, chante qu’elle a tué un homme à Reno, juste pour le voir mourir. Elle a les yeux revolver, une voix à réveiller les volcans des Appalaches, et sa reprise parfaite du classique Folsom Prison Blues de Johnny Cash décore la salle parisienne façon saloon du Tennessee. C’est déjà beau, comme un rêve américain. Mais ce n’est que le début. Lindi Ortega est la nouvelle reine du rodéo. Un jour, bientôt, c’est sûr, elle jouera au Grand Ole Opry de Nashville, avec des bottes rouges serties de diamants. Le lendemain de ce petit concert de rêve, on la cueille au matin pour l’interview dans un hôtel de Pigalle. Elle porte une robe noire gothique sudiste, un bibi à voilette et ses bottes rouges. Une leçon de dressing s’impose : “Mon style, c’est un peu ‘Calamity Jane va à un enterrement’. Au départ, je suis très fan de Wonder Woman, qui porte des bottes rouges. J’en voulais aussi, pour avoir des supers pouvoirs. Un jour, je me suis retrouvée à Nashville avec mon manager. Dans le premier magasin où je suis entrée, il y avait ces bottes. C’était le jour de mon

Lindi aux Nuits de l’Alligator

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Avec ses bottes peut-être en croco, Lindi Ortega se retrouve logiquement à l’affiche des prochaines Nuits de l’Alligator, le festival des musiques roots d’ascendance américaine. Où l’on verra aussi le garagiste pop Hanni El Khatib, le rockab irradié de Dirty Beaches, la fratrie qui swingue Kitty, Daisy & Lewis, le retour des folkeux gothiques Two Gallants, la brailleuse rhythm’n’blues Sallie Ford, les Suisses du bayou Mama Rosin, l’Hendrix de rue Lewis Floyd Henry, le Texan possédé Possessed By Paul James et bien d’autres… en tournée française du 8 au 24 février, www.nuitsdelalligator.com

anniversaire, mon manager me les a offertes, il est comme ça. Après, je suis partie en tournée en première partie du groupe de Kevin Costner et tout le monde me parlait de mes bottes. J’en ai fait une chanson et voilà, c’était parti…” Comme disait Nancy Sinatra, ces bottes sont faites pour marcher. Dans les pas des grands hors-la-loi de la country plutôt que sur les rails de la variété américaine. Lindi Ortega, qui a grandi du côté de Toronto (Canada), est tombée dans la musique quand elle était toute petite : son père (d’origine mexicaine) exerce la profession de bassiste dans un groupe latino et sa mère (d’ascendance irlandaise), assistante de direction, collectionne les disques de Johnny Cash, Willie Nelson ou Dolly Parton, sainte trinité de la country éternelle. “Chez Dolly, Loretta Lynn, Patsy Cline, il y a ces histoires de cœurs brisés qui m’ont toujours touchée, je ne sais pas pourquoi. Quand j’étais plus jeune, Autant en emporte le vent était mon film préféré, j’étais attirée par cette culture sudiste.” Mais Lindi Ortega n’est pas une revivaliste. Fan de Timber Timbre ou Jack White (qu’elle compte bien rencontrer à Nashville, où elle vient de s’installer), elle chante comme une tornade dans la grande plaine. Plus sexy et pétillante que Gillian Welch, moins antiquaire que Sallie Ford, Lindi est une grande chanteuse avant d’être une chanteuse country. Sous l’influence directe de la géniale Dolly Parton (dont Lindi est presque le clone vocal, et c’est le plus beau des compliments), son nouvel album, Little Red Boots, est une chevauchée libre et sauvage dans la musique américaine, où l’on

des chansons bleues, mélancoliques, transcendées par l’énergie, en route pour la joie

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on connaît la chanson

résolutions pour 2012 Au service rock, on promet de faire ou de ne pas faire les choses suivantes en 2012.

entend du folk, du rockabilly, du cowpunk, des romances et des pétages de plombs. On y entend aussi l’énergie désespérée de Lone Justice, le glamour de Shivaree, voire un petit quelque chose de Lana Del Rey sans la chirurgie plastique. Des chansons bleues, romantiques voire mélancoliques, mais transcendées par l’énergie, en route pour la joie. “Je fais de la musique pour me sentir mieux, pour faire sortir des émotions”, dit-elle. Sa première chanson racontait

l’histoire, vécue, d’une rupture amoureuse à la veille du bal du lycée. Un cavalier de perdu, une chanson de gagnée. Depuis, l’effrontée profite de ses concerts pour demander s’il y a un cow-boy pour elle dans la salle. Avec Little Red Boots, premier grand disque de 2012, elle va les avoir tous à ses pieds. Stéphane Deschamps album Little Red Boots (Last Gang Records/Pias) www.lindiortega.com

Ne pas écrire les mots “opus” ou “combo”. Ne pas leaker un album sur le net. Ne pas se moquer d’un chanteur parce qu’il danse comme un asile psychiatrique belge le jour de la kermesse et qu’il lui manque une partie d’œil. Essayer de se contrôler face à Lana Del Rey. Ne pas suivre les Stone Roses en tournée : ils ressemblent aux pères du groupe qu’on a aimé. Ne pas coucher avec des musicien(ne)s hors des relations professionnelles. Se remettre à fumer dans les concerts. Caser le mot “hémorroïdes” dans une chronique de dubstep. Ne plus chroniquer un album avec que des barbu(e)s dessus. Vivre un an sans les adjectifs “onirique” ou “coolos”. Ne pas dire d’un disque qu’il parle à la tête et aux jambes. Chroniquer le prochain SBTRKT sans voyelles. Arrêter d’avoir un avis sur l’avenir du disque. Croire en Dieu avec Sebastien Tellier. Monter le groupe Reinhardt Reinhardt pour jouer en première partie de Django Django. Faire remixer XX par Tété. Acheter du Strepsil au chanteur de WU LYF. Organiser la rencontre ultime Bonnie Tyler The Creator. Réussir à prononcer le single de Chairlift, Amanaemonesia. Réussir à écrire du premier coup reggae, vinyle, Devendra Banhart, Lykke Li, Hanni El Khatib. Ne pas confondre Black Keys, Black Lips, Black Kids, ni Twin Twin, Twin Sister et Twin Shadow. Organiser un rencart entre La Femme et Josh Homme. Profiter de l’expo Dylan pour offrir à l’intéressé des cours de chant. Moins boire avant les concerts (mais plus pendant). Ne plus jamais partager de chambre d’hôtel avec un attaché de presse. Encoder sa discothèque en MP3 en prévision de l’apocalypse. Prendre des cours de zouk-love. Etre politiquement incorrect (et emmerder Bénabar). Tabasser le premier qui parle de “bon son”. Défendre l’indéfendable. Passer directement, pour toujours, du 20 au 22 avril.

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Aliya Naumoff

un nouveau Spiritualized en mars

The xx se réveillent Deux ans après la sortie de xx, les Anglais, qui semblent avoir récupéré leur complice et producteur hyperactif Jamie xx, vu à peu près sur tous les albums du monde cette année, refont enfin surface avec une toute nouvelle demo postée par le groupe le jour de Noël. Joli cadeau, puisqu’on découvre avec bonheur Open Eyes, titre minimal et astral chanté par Romy Madley Croft – de quoi patienter jusqu’à la sortie du second album du trio qu’on dit prévu pour cette année. www.youtube.com

Après quatre ans de silence, Jason Pierce et sa bande reviendront en mars avec Sweet Heart Sweet Light, leur septième album studio. Enregistré entre le pays de Galles, Los Angeles et l’Islande, le successeur de Songs in A&E sortira le 19 mars, juste avant le début de la tournée anglaise du groupe qu’on espère voir reprendre le chemin des salles françaises très vite. www.spiritualized.com

cette semaine

faire la bombe dans 49 Swimming Pools Pour attaquer l’année du bon pied, rien de tel qu’un plongeon dans la pop du trio français 49 Swimming Pools qui, avant de revenir au Café de la Danse en mars, fera escale au plus intime Bus Palladium le 6 janvier. Le 6 janvier à Paris (Bus Palladium), le 19 à Bourges, le 29 février à Clermont-Ferrand et le 1er mars à Paris (Café de la Danse), www.myspace.com/49swimmingpools

le cadeau de Noël de Diplo

The Dodoz chez Sony

Pete Murray

Les xx n’ont pas été les seuls à jouer au Père Noël en décembre, puisque le DJ et producteur américain Diplo, aux mixes et remixes imparables, vient d’offrir un nouvel ep intitulé Express Yourself en téléchargement gratuit. La bête est disponible sur le Soundcloud de l’intéressé et agite autant les neurones que les mollets. http://soundcloud.com/diplo

neuf

The Left Banke Half Moon Run

Comme dans la sitcom, Friends sont mixtes, blancs et new-yorkais d’adoption. Et comme dans Friends, on vit ici dans une bulle – normal, tant cette pop pétille, malicieuse et inventive. Avec sa basse qui ordonne les flexions et ses voix cajoleuses, leur single I’m His Girl est une merveilleuse cure contre l’hiver. www.afriendszone.com

Chanteur beau comme Léo et intense comme Jeff Buckley, chansons-dédales captivantes capables de visiter les abysses ou de caresser les cieux, de mélanger Radiohead aux Fleet Foxes, les Cold War Kids à Midlake : les Montréalais pourraient devenir immenses. www.myspace.com/halfmoonrun

Smashing Pumpkins

Tim Georgeson

Friends

On les avait repérés sur une compilation CQFD, le concours de découvertes de jeunes talents des Inrocks devenu depuis janvier Inrocks Lab. Les Toulousains au rock survolté ont bien grandi depuis, puisqu’après la sortie, en avril, de leur second album, Forevericanpurr, les Dodoz viennent de quitter le nid pour rejoindre le label Sony/ Columbia. Chapeau. www.thedodoz.com

On oubliera la personnalité de diva sert-à-rien de leur chanteur Billy Corgan ces quinze dernières années pour se replonger dans le rock tourmenté de ses Smashing Pumpkins. A l’occasion de deux rééditions très luxueuses, Gish et Siamese Dream, on réalise à quel point les Américains naviguaient entre grandeur et grandiloquence. www.smashingpumpkins.com

Pourquoi parler en 2011 d’un groupe disparu – et c’est un immense malheur – en 1969 ? Parce que leurs hymnes baroques et flamboyants continuent de vivre avec impétuosité : ne serait-ce que Walk away Renée, repris par les Françaises Théodore, Paul & Gabriel après avoir donné son titre au dernier film de Jonathan Caouette (et son prénom à Renée Zellweger). leftbanke.thefondfarewells.com

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Connan Mockasin

Génériq sur les rails Petit frère des Eurockéennes de Belfort étiré dans tout l’Est, le festival TGV Generiq dépayse la musique en la plaçant au cœur de lieux insolites. En voiture.

 M

ulhouse, mardi 6 décembre, 18 heures. Pour le sixième jour de sa cinquième édition, le festival TGV Generiq s’invite dans l’imposante architecture néogothique du temple Saint-Etienne. A l’intérieur, au milieu de ses musiciens, Connan Mockasin promène son allure débonnaire au ralenti. Entre larsens prémédités et sifflements parasites, la douce révélation psychédélique de l’année ajuste les dernières vibrations du concert à venir. L’écho d’une dernière note retenue par l’acoustique baroque du temple n’a pas fini de résonner que les premiers spectateurs investissent les bancs et les travées. Connan a tout juste eu le temps de s’éclipser dans les loges improvisées derrière l’estrade. Le temps d’enfiler une longue tunique noire et bleue et de réapparaître plus lunaire que jamais devant un public interloqué. Le concert débute et les caresses se succèdent dans l’ordre de l’album. On en redemande, mais il est déjà temps de filer à l’anglaise pour rejoindre Belfort et Baxter Dury. Sa voix grave et sa pop gonflée à l’humour britannique nous accueillent au domicile de Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes et admirateur nostalgique de Ian Dury. Le père de Baxter, disparu en 2000, semble avoir légué à son fils bien plus que l’héritage de la célèbre maxime “Sex & drugs & rock’n’roll”. Verre de rouge à la main, le chanteur enchaîne les moments

de grâce et les drôleries de dandy, jusqu’à nous faire regretter un départ précipité vers Ronchamp, où Yael Naim doit se produire dans un cadre inattendu. Imaginée par Le Corbusier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la chapelle Notre-Dame-du-Haut accueille le deuxième concert de musique “profane” de son histoire. Après Moriarty en 2010, c’est donc à Yael Naim qu’incombe la difficile tâche de réchauffer un public congelé par le souffle venu des contreforts des Vosges. Mission accomplie en mitaines et dans la douleur, au terme d’un concert propret, alourdi d’anecdotes de vie loin d’être indispensables. Le lendemain midi, entre Belfort et Montbéliard, c’est dans le wagon-bar du nouveau TGV Rhin-Rhône que Generiq poursuit son itinérance. A trois jours de son lancement officiel, la nouvelle ligne à grande vitesse s’offre une dernière répétition grandeur nature avec un chef de bord déluré incarné par Piano Chat. Le Tourangeau attend le départ du train pour libérer son tapage farfelu. Guitare électrique, batterie, synthé : Marceau Boré tape sur tout ce qui l’entoure sans épargner le mobilier de la voiture. Les sautes de courant galvanisent ses fantaisies

verre de rouge à la main, Baxter Dury enchaîne les moments de grâce et les drôleries de dandy

et l’entraînent vers une conclusion idéale : la réinterprétation dépouillée de Et j’entends siffler le train sur un clavier Bontempi. Le même jour, le festival atteint la Bourgogne et prend ses quartiers à Dijon. La Cité des ducs pourrait bien anoblir les performances de Connan Mockasin (encore lui) et de Cascadeur, programmés au Grand Théâtre dans la soirée. Mais la fin d’après-midi est réservée au Canada, avec deux groupes et deux concerts organisés dans un hôtel particulier. L’Hôtel de Vogüé bourdonne d’abord au son des progressions raffinées de Monogrenade, délicatesse montréalaise qui triomphe par le bruit et l’effleurement, avant de basculer dans l’énergie et le fracas ordonnés par les deux rockeuses de The Pack a.d. Le soir venu, Connan Mockasin, maître des songes et de l’apaisement, confirme le ravissement pressenti la veille et ouvre une voie royale à Cascadeur. Accompagnée de dix-huit musiciens, dont quatorze élèves des conservatoires de Belfort et du Jura suisse, la prestation du Messin renvoie aux origines de sa formation classique. Dissimulé derrière son casque de pilote, le chanteur apparaît malgré tout à découvert ce soir-là, comme mis à nu par le renfort de cet orchestre – le Cascadeur Orchestra, réuni spécialement pour l’occasion. Un retour aux sources permis par l’apport de musiciens amateurs : la vraie cascade de l’édition 2011 du festival. Azzedine Fall www.generiq-festival.com 4.01.2012 les inrockuptibles 67

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Peter Gannushkin

“le son est la voix de l’univers. J’aime lorsqu’il devient musique, se fait épais et enveloppant”

contrebasse, tout contre Trois disques, un livre et un concert : il faut absolument parler du contrebassiste métaphysique William Parker, digne héritier de Mingus.



our faire bref, on dira que William Parker est le Charles Mingus d’aujourd’hui – même si ça dure depuis vingt ans. Comme Mingus, Parker est un contrebassiste au savoir-faire immense, un compositeur ambitieux, ayant les moyens de ses ambitions, un meneur hors pair de projets en tous genres… Une référence, enfin, pour tout musicien ayant en tête de ne pas servir le jazz de façon commune, c’est-à-dire Dix Commandements en main ou succès commercial en vue. William Parker est un musicien de jazz, mais dont l’invention singulière lui a permis de renouveler le genre. Son rapport à la musique est peut-être moins une affaire de jazz que de métaphysique. “Le son est la voix de l’univers. J’aime

lorsqu’il devient musique, se fait épais et enveloppant. Il est alors l’une des clés qui nous ouvrent autant à nous-même qu’au monde qui nous entoure”, dit-il. La musique faite instrument de connaissance et élément de langage, William Parker la travaille depuis le début des années 70. Après avoir pris des leçons de contrebasse auprès de Jimmy Garrison ou Richard Davis – respectivement partenaires de John Coltrane et d’Eric Dolphy –, Parker fréquente à New York la crème des jazzmen iconoclastes (Frank Lowe, Sunny Murray, David S. Ware…) avant d’intégrer l’Unit de Cecil Taylor. En 1991, le contrebassiste quitte le pianiste pour des projets plus personnels, en grandes formations ou à la tête d’un quartet avec Hamid Drake,

percussionniste-alter ego avec lequel il compose une section rythmique des plus recherchées. Parker relativise la portée de son parcours et préfère dévoiler la véritable nature de ce qui l’anime : “Mes débuts ont coïncidé avec l’aube d’une ère nouvelle : le Mouvement des droits civiques touchait à sa fin, beaucoup de musiciens quittaient Chicago, Saint Louis ou la Californie pour venir jouer à New York où, à cause de leur verve, ils ne seront pas considérés comme compositeurs… Mais la musique se faisait, parce que les gens l’aimaient et qu’elle changeait leur vie. A partir de là, qu’on se souvienne de moi m’importe peu. Je préfère chercher à comprendre en quoi consiste la vie, jouer ma musique et abattre le travail que je considère être important.” Cette quête douée

de recul fait d’ailleurs les beaux fruits de la discographie du musicien. Parmi ceux-là, il y a Crumbling in the Shadows Is Fraulein Miller’s Stale Cake, un coffret de trois disques de solos de contrebasse. On y entend, taillés à l’archet vif ou aux pizzicatos accrocheurs, des motifs qui profitent de tout ce que Parker doit au blues et de tout ce que ce blues a su, au fil des années, abandonner à l’imagination de Parker. Puisque cette musique pense, son écoute pourra être accompagnée par la lecture de ses Conversations publiées ces jours-ci. C’est un livre épais d’entretiens que William Parker eut avec d’éminents confrères (Fred Anderson, Charles Gayle, Milford Graves, Alan Silva…), et un document important sur l’art et la vie des musiciens créatifs. Une question revient souvent dans la bouche de Parker : quelle idée vous faites-vous du destin ? Quand on la lui retourne, sa réponse est choisie : “Parfois, je pense que le monde est destiné à suivre un certain chemin et que notre destin à nous est, peut-être, d’en modifier le tracé.” Guillaume Belhomme album Crumbling in the Shadows Is Fraulein Miller’s Stale Cake (3 CD, Centering/Orkhêstra) livre William Parker Conversations (Rogue Art) concert le 28 janvier à Paris (musée du Quai Branly), festival Sons d’hiver, www.williamparker.net

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Institut Ils étaient tombés amoureux instantanément Rougedéclic

The Dø Both Ways Open Jaws Extended – Live Sessions at Studio Pigalle Cinq 7/Wagram Le beau second album de The Dø s’enrichit d’une impressionnante version live. ent cinquante mille copies à The Dø l’occasion de réarranger de leur premier album ses morceaux. Le groupe prolonge vendues et de longues l’entreprise en publiant une version tournées à travers le monde live de l’album, qu’il a enregistrée n’avaient pas suffi à calmer les néanmoins au Studio Pigalle ardeurs de The Dø. Sur Both Ways à Paris. Plus riche (The Calendar) Open Jaws, son second album paru mais toujours aussi perçante (Dust en début d’année, le duo francoIt Off, meilleur morceau de Björk finlandais préférait, plutôt que depuis cinq ans ?), formidablement le chemin fastoche de la pâle copie, mélodique (Too Insistent), la chose emprunter celui de l’audace. Plus permet aussi au duo de s’approprier radical, moins tubesque, le disque avec classe le Tightrope de Janelle confirmait alors le talent de Dan et Monáe. On adøre. Johanna Seban Olivia, faisant balancer une dizaine de chansons sombres entre ombre www.thedomusic.com et lumière, electro glacée et pop en écoute sur lesinrocks.com avec tribale. La tournée qui suivit donna

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Moonjellies Inner Anger, Feather Un-Je-Ne-Sais-Quoi/MVS Bercés de pop éternelle et baroque, des esthètes de lard. On a énormément évoqué à leur et en douze chansons, ce quatuor sujet Love, les Zombies ou d’esthètes laisse perler quelques The Left Banke. A l’occasion navrances à guitare saturée, du nouvel album des Moonjellies, mais s’applique surtout à recréer parlons de leur Touraine, un drôle un monde harmonique avec de jardin de la France, où l’on une minutie d’ajusteurs de haute cueille des mauves beatlesiennes précision. Des mélodies comme (un quatuor à cordes rêveur et des refrains, des refrains comme pointilliste), quelques renoncules des évidences, et une galerie californiennes (les sautillements d’attentions soniques, hérités de Three O’Clock, en éternel sophistiquées et étincelantes. retour du Paisley Underground) Idéal pour les nuits d’été et toute une brassée de bruyère en devenir. Christian Larrède écossaise, lorsque la joie de vivre emperlée de nostalgie y était www.myspace.com/themoonjellies modelée par Aztec Camera. en écoute sur lesinrocks.com avec Sous les tapisseries à fleurs

De la chanson française qui rit jaune sous la marée noire. Deux albums sous le nom d’Emma dans les années 90, puis le silence. Au sein d’Institut, Arnaud Dumatin s’apparie désormais avec Emmanuel Mario (qu’on a vu aux côtés d’Arnaud Fleurent-Didier), édite un disque chez une revue littéraire, et on convient que ses chansons claires et déliées, ses histoires en vers libres, dans lesquelles les héros hésitent entre un destin de Xavier Bertrand ou d’acteur porno, nous ont manqué. Les claviers et les autres pupitres palpitent, Dumatin chante comme il conte et rejoint la (modeste) cohorte des interprètes de confidences, intimistes et ondoyants (Florent Marchet), mais capables d’extrême violence (“La nuit, je pense encore à Rachida Dati, je lui tenais la tête sous l’eau, en la prenant par surprise dans les toilettes des filles”). Vibratile, puissant et étonnant. C. L. www.myspace.com/dumatin en écoute sur lesinrocks.com avec

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Titi Robin Les Rives/River Banks Naïve

Charles Dutôt

La musique bourlingueuse d’un Français citoyen du monde libre. Nouveau triptyque du musicien angevin Titi Robin, Les Rives est un carnet de voyage, des confins du nord de l’Inde au pourtour de la Méditerranée, de l’Asie centrale au quartier gitan de Perpignan. Partout, le joueur d’oud et de bouzouq a rassemblé des musiciens du terroir et fait appel aux distributeurs et médias locaux pour réaliser et commercialiser les enregistrements d’abord dans leur pays d’origine. Musique équitable, nourrie de curiosité et d’un sentiment de fraternité sans frontières, sans jamais tomber dans l’exercice de style local. Avec ce coffret compilation, Titi Robin paie sa dîme à ses inspirateurs. Christian Larrède

Little Bob

concerts du 10 au 12 janvier à Paris (Sunset), le 13 à Vallet www.thierrytitirobin.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Wild and Deep – Best of 1989-2009 Dixie Frog Une riche compilation, en hommage à un pionnier important du rock d’ici. l’heure où il monte les marches de Cannes pour l’excellent Le Havre d’Aki Kaurismäki, plus besoin de présenter Little Bob, icône et parrain du rock de France. En 1975, il fut le premier Frenchy à faire rugir voix et guitares dans le désert français sans faire rigoler les Anglais, qui l’acclamèrent dans leurs clubs alors que se levait l’orage punk. La présente compile est consacrée aux années solo, plus américanophiles, où le petit Robert fut accompagné par les excellents Gilles Malet ou Nico Garotin et quelques pointures US – Steve Hunter (Lou Reed) ou Kenny Margolis (Willy DeVille). Un premier disque Wild Kicks, un second Deep Songs pour faire défiler reprises fondatrices (Small Faces, MC5…), classiques maison (Riot in Toulouse, qui sent toujours la poudre ; Libero, sur la vie d’ouvrier émigré de son paternel…) et ballades bien senties (Never Cry about the Past...). Toute une vie en rock synonyme de droiture, de fidélité à ses rêves d’enfance et de victoire sur le déterminisme social. Serge Kaganski littlebob.free.fr

various artists Noise and Chill Out – Ethiopian Groove Wordlwide Buda Musique Reprises et collaborations rendent hommage au groove d’Ethiopie. A force d’être célébré – par Bèyènè) en tout aussi belles la collection Ethiopiques, collaborations (The Ex et notamment –, le groove éthiopien Getatchew Mekuria, ou Eténèsh s’est répandu sur toute la planète. Wassié et Mathieu Sourisseau), C’est ce que prouve Noise and qui font du neuf, non pas Chill out, compilation de projets avec du vieux, mais avec internationaux qui vont de belles de l’impérissable. Guillaume Belhomme reprises (Xavier Charles chantant Mulatu Astatké ou l’Imperial www.budamusique.com Tiger Orchestra servant Girma

Jimmy Giambrone

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Jedi Mind Tricks Violence Begets Violence Enemy Soil Les sombres héros hip-hop de Philadelphie déçoivent et c’est triste. Composé de Vinnie Paz et Jus Allah, cimenté par la soul sinistre et belliqueuse du producteur Stoupe, Jedi Mind Tricks est un des secrets les mieux gardés de Philadelphie. En une dizaine d’années, la formation s’est inventé un verbe épique entre réel et fiction, mélange d’argent sale et de superpouvoirs, d’ultraviolence et de cinéma cosmique, étayé sur une discographie aussi conséquente que confidentielle. Mais à l’aube de ce septième album, Stoupe a déserté. Parti enregistrer une chanteuse folk, le producteur laisse les beats aux mains de C-Lance, Scott Stallone ou Illinformed qui, en dépit de quelques réussites (Design in Malice, Fuck Ya Life), ne parviennent qu’à frôler ses enfers grandioses. Reste alors le verbe rude des deux conteurs, mais leurs alignements monocordes d’images violentes peinent à remplacer ce supplément d’âme damnée théâtralisé jadis sur toute la longueur d’un disque. Juste passable. Thomas Blondeau www.jmthiphop.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Michael Hammett & Bobby Weiss

White Denim Last Day of Summer Cooperative/Pias Les excités texans, déjà là au printemps, présentent en retard leur collection été. ’actuel engouement cancre et potache question riches en surprises. (justifié) pour maintien. On aurait pu croire qu’un les Black Keys a Curieusement, tel voyage fantastique avait pour conséquence une étrange communion occupé à plein les deux fâcheuse de reléguer semble aujourd’hui années qui séparaient D de au second plan l’autre relier ces Américains avec son prédécesseur, le déjà groupe américain qui aura les Anglais de Field Music, bien secoué Fits. Pourtant, transformé en quelques et par ricochet avec alors que leur maison de années le garage en jardin les regrettés XTC, d’autres disques les faisait mariner des délices. Loin de nous punk-rockeurs qui se trop longtemps à leur goût, l’envie d’opposer Black K réinventèrent en coloristes les White Denim sont et White D, rappelons pop et ménestrels folk, retournés en studio pour juste qu’en mai dernier dont on mesure aujourd’hui enregistrer douze titres les quatre mousquetaires l’influence colossale. supplémentaires, un album d’Austin, Texas, ont Reste à espérer qu’une entier offert à l’origine publié un troisième album telle reconnaissance finisse sur leur site internet et qui jubilatoire et extravagant, par toucher les prolixes paraît donc aujourd’hui en rupture assez franche White Denim de leur vivant. en conclusion d’une année Christophe Conte avec leurs précédentes particulièrement fertile. sorties blues-punk A peine moins ouvragé www.whitedenimmusic.com dadaïstes. L’objet, et inventif que D, Last en écoute sur lesinrocks.com intitulé D, aurait bien Day of Summer complète avec mérité un triple A pour sa à merveille ce diptyque large gamme de variations en prolongeant le plaisir sensorielles, allant du de voir ce groupe en totale psychédélisme au progliberté, transposant au rock en passant par des cœur du Texas les ateliers chemins et des raccourcis (ré)créatifs de l’école de assez déboussolants, Canterbury (Soft Machine, dégageant souvent sur Caravan…) tout en restant de somptueuses clairières près du radiateur, un peu

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Arno Lam

Théodore, Paul & Gabriel The Silent Veil ep Belleville Music Le folk-rock gonflé et californien de trois Parisiennes douées. n prédit un avenir brillant et débarquer avec un passeport à ces trois Parisiennes – et californien indiscutable : entre folk pas seulement en musique. électrique et pop baroque (elles Car Théodore, Paul & reprennent les géniaux Left Banke, Gabriel, quand elles ne falsifient avec classe), c’est toute une pas leur état-civil, sont déjà lancées encyclopédie de beaux garçons dans des carrières jet-set dont à rouflaquettes, de regards voilés, Sex and the City fait ses meilleurs de guitares cristallines et de filles scénarios. Mais dans l’immédiat, avec des perles dans les cheveux la musique pourrait très bien leur qui défile en accéléré dans offrir une ascension encore plus ce premier single baba et béat. rapide. Pauline Thomson, Théodora JD Beauvallet De Lilez et Clémence Gabriel dans le civil, les trois pétroleuses en www.lesinrockslab.com/ tailleur Chanel, auraient tout aussi theodore-paul-gabriel. En écoute sur lesinrocks.com avec bien pu truander leur nationalité

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Hooray For Earth Sails Au service élégant de tous les électromantiques, ces presque vétérans new-yorkais réunissent par un arc-en-ciel les années 80 de Tears For Fears et les années 2000 de Passion Pit ou MGMT. Extravagante et gaie comme un pinson, la grande pop de leur album True Loves sera un des délices de 2012. www.myspace.com/hooray4earth

The Real Tuesday Weld Poker Face (Polka Phaze) En attendant la sortie française de leur album Songs for the Last Werewolf, les Anglais cabaret ont envoyé une étonnante carte de Noël, sur laquelle on retrouve une reprise en polka hystérique du tube de Lady Gaga, Poker Face. www.facebook.com/therealtuesdayweld

Greg Fontaine Mélodie Des mélodies, le Français n’en manque pas, comme en témoigne son premier ep riche en audace, élevé dans les meilleurs collèges anglo-saxons, mais avec français première langue : d’où cette rencontre étrange entre la chanson d’ici et la pop de là-bas. Pourquoi pas : on a déjà entendu Beirut reprendre Brel ! www.lesinrockslab.com/greg-fontaine

Fear Of Men Pink Frost Beach House possède une succursale sur la plage de Brighton. C’est dans cette voie aérienne que Fear Of Men joue sa pop qui fait dodeliner en toute béatitude. Mais attention aux coups de grisou : notamment quand le quatuor reprend le Pink Frost des Chills, le Love Will Tear Us Apart de Nouvelle-Zélande ! fearofmen.bandcamp.com 72 les inrockuptibles 4.01.2012

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dès cette semaine

49 Swimming Pools 6/1 Paris, Bus Palladium, 19/1 Bourges, 29/2 ClermontFerrand, 1/3 Paris, Café de la Danse Active Child 18/2 Cenon Aladdin 6/1 Paris, Maroquinerie Amadou & Mariam 14 & 15/1 Paris, Cité de la Musique Keren Ann 13/2 Paris, Trianon Arctic Monkeys 31/1 Paris, Casino de Paris, 3/2 Paris, Olympia, 4/2 Paris, Zénith Austra 12/6 Paris, Trabendo Baloji 12/4 Paris, Maroquinerie Battant 26/1 Nantes, 27/1 Limoges, 29/1 Grenoble, 1/2 Paris, Silencio, 2/2 Paris, Maroquinerie, 4/2 Roubaix Bilbao BBK Live du 12 au 14/7 à Bilbao, avec Radiohead Andrew Bird 6/3 Paris, Cigale, 8/3 Bruxelles Birdpen 25/1 Bordeaux Birdy Nam Nam 16/3 Le Mans The Black Keys 25/1 Paris, Zénith Bowerbirds 30/4 Paris, Café de la Danse Breton 13/1 Paris, Machine Buraka Som Sistema 1/3 Paris, Gaîté Lyrique Cascadeur 2/2 Ris-Orangis Chairlift 28/2 Strasbourg, 29/2 Paris, Maroquinerie, 2/3 Rennes, 3/3 Tourcoing (avec The Drums) The Chase 21/1 Paris, Flèche d’Or Childish Gambino 24/1 Paris, Maroquinerie

Code Saison 1, Episode 3 21/1 Toulouse, avec Dope D.O.D, Zomboy, Xilent, Cookie Monsta, etc. Hollie Cook Strasbourg CW Stoneking 15/2 Lyon, 16/2 Limoges, 17/2 Carcassonne Daniel Darc 27/1 Sannois Dillon 21/3 Lorient, 22/3 Nantes, 23/3 Laval, 24/3 Paris, Théâtre de la Cité internationale, 25/3 Rennes, 29/3 Grenoble, 30/3 Macon Dirty Beaches 15/2 Amiens, 16/2 Roubaix, 17/2 Tours, 18/2 Montpellier, 19/2 Paris, Maroquinerie, 20/2 La Rochelle Discodeine 28/1 Bordeaux Django Django 14/2 Paris, Boule Noire The Drums 2/3 Paris, Bataclan, 3/3 Tourcoing (avec Chairlift)

Baxter Dury 22/4 Paris, Trianon Earth 15/3 Paris, Maroquinerie, 16/3 Bordeaux, 21/3 Lyon Echo & The Bunnymen 19/1 Paris, Bataclan Hanni El Khatib 15/2 Nantes, 16/2 Rouen, 17/2 ClermontFerrand, 18/2 Bordeaux, 21/2 Tourcoing, 22/2 Paris, Maroquinerie, 24/2 Nancy, 25/2 Annecy Piers Faccini 20/1 Nancy, 21/1 Cormeillesen-Parisis, 22/1 VélizyVillacoublay, 3/3 Angoulême, 8/3 Bordeaux, 9/12 Porteslès-Valence, 10/3 Marseille, 15/3 Feyzin, 16/3 Hyères, 22/3 Paris, Trianon, 23/3 BoisColombes Feist 21/3 Paris, Zénith, 22/3 Lyon, 23/3 Lille Les Femmes s’en mêlent #15 du 20/3 au 1/4 à Paris, Grenoble, Bordeaux, Ajaccio, Lyon, Strasbourg, Tours, La Roche-sur-

Yon, Coustellet, Belfort, Le Havre, Riorges, Amiens, Vendôme, La Rochelle, Tulle, Aubenas, ClermontFerrand, Metz, Cluses, Arles, Laval, Brive, Nantes, Dijon, Lorient, Brest et Saint-Lô, avec Class Actress, Dillon, Dum Dum Girls, Laura Gibson, Mirel Wagner, My Brightest Diamond, etc. Thomas Fersen 5/3 Paris, Olympia Festival Montpellier à 100 % du 1er au 11/2 à Montpellier, avec Brigitte Fontaine, Cheveu, Hoquets, Yeti Lane, etc.

Juveniles 17/3 Paris, Point Ephémère Miles Kane 31/1 Paris, Casino de Paris, 3/2 Paris, Olympia, 4/2 Paris, Zénith Kasabian 28/2 Lille Kid Bombardos 17/1 Montpellier King Midas Sound 18/2 Paris, Machine

First Aid Kid 22/2 Paris, Point Ephémère

Kouyaté et Neerman 12/1 Pantin

Brigitte Fontaine 30/1 Paris, Trianon

Lamb 18/2 Paris, Café de la Danse

Frànçois & The Atlas Mountains 13/2 Paris, Café de la Danse General Elektriks 8/2 Paris, Cité de la Danse, 9/2 Paris, Maroquinerie, 10/2 Paris, Gaîté Lyrique, 12/2 Paris, Nouveau Casino Arthur H 8/2 Toulouse

Aline (ex-Young Michelin) + Cracbooms + Pendentif Nouveau nom et nouveau projet pour les lauréats du concours CQFD 2010, désormais rebaptisés Aline. Les cinq Marseillais d’adoption, dont l’album devrait sortir courant 2012, se lancent sur les routes avec un premier concert à Paris aux côtés des Cracbooms et de Pendentif. 12/1 Paris, Point Ephémère

Justice 27/1 ClermontFerrand

Kode9 9/2 Nantes, 10/2 Lille, 18/2 Paris, Machine

Foster The People 4/5 Paris, Bataclan

Ikonika 9/2 Nantes, 10/2 Lille, 18/2 Paris, Machine

en location

Primavera Sound Du très très beau monde pour l’édition 2012 du festival barcelonais, qui accueillera sur ses plages de grosses machines (Björk, Franz Ferdinand, Justice), de jeunes pousses prometteuses (Neon Indian, ASAP Rocky) et le retour de Mazzy Star (photo). La classe. Du 30/5 au 3/6 à Barcelone avec Björk, Franz Ferdinand, Justice, Mazzy Star, The XX, ASAP Rocky, Baxter Dury, Beach House, Death Cab For Cutie, Death In Vegas, The Drums, Wilco, Grimes, Neon Indian, Melvins, SBTRKT, Shellac, Spiritualized, Washed Out, White Denim, etc.

Lee Fields 25/3 Ris Orangis, 27/3 Lille, 31/3 Paris, Maroquinerie

Sallie Ford 7/2 Paris, Divan du Monde

nouvelles locations

Little Dragon 21/2 Paris, Gaîté Lyrique M83 8/3 Montpellier, 14/3 Bordeaux, 15/3 Paris, Cigale, 16/3 Lille, 17/3 Strasbourg Florent Marchet 1/2 Noisy-le-Sec, 2/2 Barentin, 3/2 Coutances, 4/2 Guyancourt, 5/2 BasseGoulaine, 9/2 Niort, 14/2 Champignysur-Marne, 17/2 Bastia, 9 & 10/2 Genève Mars Red Sky 19/1 BoulogneBillancourt, Blanchisserie, 15/2 Poitiers, 31/3 Reims Jono McCleery 3/2 Saint-Avé

Is Tropical 16/2 Paris, Nouveau Casino

Megafaun 15/2 Paris, Café de la Danse

Nicolas Jaar 20/1 Lyon, 21/1 Brest, 22/1 Paris, Trianon

Metronomy 3/3 Paris, Zénith Midem 28, 29 & 30/1 à Cannes, avec

Selah Sue, Skip The Use, 2 Many DJ’s, The Ting Tings, Shaka Ponk, Brigitte, Orelsan, etc. Miossec 3/2 Marseille, 29/3 Paris, Casino de Paris Connan Mockasin 25/3 Paris, Cigale Mo’Fo’12 du 27 au 29/1 à Saint-Ouen, avec Loney Dear, Yeti Lane, Concorde, Maison Neuve, Frustration, Tender Forever, etc. Mondkopf 9/2 Montpellier Moriarty 12/2 Nanterre, 16/2 Poitiers, 17/2 Bergerac, 18/2 Biarritz, 29/2 Cherbourg, 2/3 Annemasse, 3/3 Chambéry, 8/3 Paris, Cité de la musique, 17/3 Magny les Hameaux, 2/3 Lille, 30/3 La Rochelle Jean-Louis Murat 13/3 Luxembourg, 15/3 Genève, 16/3 BourgoinJallieu, 30/3 Saint-Brieuc My Brightest Diamond 20/3 Saint-Lô, 21/3 Brest, 22/3 Nantes, 23/3 Brive, 24/3 Vendôme, 26/3 Amiens, 27/3 Tourcoing, 28/3 Paris, Alhambra,

30/3 Strasbourg, 31/3 Lyon, 1/4 Grenoble Nada Surf 11/2 Lille, 14/2 Paris, Bataclan, 15/2 Bordeaux, 16/2 Toulouse, 20/2 Lyon Noel Gallagher’s High Flying Birds 6/3 Paris, Grand Rex Les Nuits de l’Alligator du 8 au 24/2 à Paris, avec Lindi Ortega, Hanni El Khatib, Dirty Beaches, Kitty, Daisy & Lewis, Two Gallants, Sallie Ford, Possessed By Paul James, etc. On U Sound 30th Anniversary 28/1 Paris, Nouveau Casino, avec Adrian Sherwood, Little Axe & Pinch Orelsan 6/2 Paris, Bataclan, 31/5 Paris, Olympia Other Lives 23/3 Paris, Café de la Danse Emmanuelle Parrenin 27/1 Vandoncourt Pendentif 12/1 Paris, Point Ephémère, 10/4 Limoges Petit Fantôme 3/3 Lorient, 15/3 Amiens, 30/3 Allonnes Pontiak 4/3 Grenoble, 6/3 Reims Le Prince Miiaou 12/1 Pau, 14/1 Ajaccio, 21/1 SaintEtienne, 2/2 Laval, 3/2 BoisColombes, 4/2 Brétignysur-Orge, 14/2 Riorges, 18/2 Toulon, 24/2 Quimper,

1/3 Toulouse, 8/3 Alençon Pterodactyl 18/2 Bordeaux, 20/2 Lille, 21/2 Paris, Café de la Danse Radiohead 10/7 Nîmes The Rapture 25/4 Lyon, 26/4 Paris, Olympia, 27/4 Toulouse, 29/4 Dijon Real Estate 23/2 Paris, Nouveau Casino Revolver 24 & 25/1 Paris, Point Ephémère, 14/3 Tourcoing, 22/3 Paris, Maroquinerie, 7/4 Châteaulin, 13/4 Rouen, 21/4 Strasbourg, 3/5 HérouvilleSaint-Clair, 4/5 La Rochesur-Yon, 10/5 Dijon, 11/5 Lyon, 12/5 SaintJean-de-Védas, 16/5 Massy, 24/5 Savignyle-Temple, 30/5 Paris, Cigale La Route du Rock – Collection d’Hiver le 15/2 à Rennes et du 17 au 19/2 à Saint-Malo, avec Baxter Dury, Loney Dear, Caveman, Soap & Skin, Gauntlet Hair, S.C.U.M, etc. Raphael Saadiq 9/3 Paris, Olympia Sarah W. Papsun 17/3 Paris, Point Ephémère SBTRKT 15/2 Tourcoing, 16/2 Nantes, 17/2 Paris, Machine, 18/2 Strasbourg Shabazz Palace 18/2 Roubaix The Shoes 10/2 Saint-Brieuc Skrillex 27/4 Paris, Zénith

Snow Patrol 7/3 Paris, Zénith Bruce Springsteen & The E Street Band 19/6 Monptellier, 4 & 5/7 Paris, Bercy Stuck In The Sound 10/2 Besançon, 22/3 Paris, Cigale, 27/4 Paris, Zénith Suarez 14/2 Paris, Divan du Monde Selah Sue 28/3 Paris, Zénith Anna Ternheim 22 & 23/2 Paris, Café de la Danse The Ting Tings 18/1 Paris, Nouveau Casino Tokyo Overtones 19/1 Paris, Petit Bain Trailer Trash Tracys 21/2 Paris, Point Ephémère Tri Angle Records Party 10/2 Paris, Point Ephémère Tune Yards 16/2 Lille, 17/2 Rennes, 18/2 Paris, Maroquinerie 19/2 Grenoble Twin Twin 13/1 Reims, 8/2 Paris, Bataclan Sharon Van Etten 2/3 Paris, Point Ephémère The War On Drugs 21/2 Paris, Maroquinerie Wilco 5/3 Paris, Grand Rex Jonathan Wilson 4/2 Lille Yeti Lane 27/1 Saint-Ouen Youth Lagoon 25/2 Paris, Point Ephémère Yuksek 3/2 Strasbourg

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Archivio Cameraphoto Epoche/Getty Images

Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard au restaurant du Lido à Venise, en 1967

nouvelle vie Un an avant Mai 68, Anne Wiazemsky épouse Godard et joue dans La Chinoise. Dans Une année studieuse, chronique de cette année-charnière dans sa vie, on croise toute la Nouvelle Vague, et François Mauriac. Récit d’une initiation.

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l faudrait créer une nouvelle catégorie littéraire : le roman d’initiation avec personnages déjà (ou en devenir) célèbres comme initiateurs. On pense bien sûr au beau Just Kids de Patti Smith, récit de ses années de jeunesse aux côtés Robert Mapplethorpe, Ou à Ce qu’aimer veut dire de Mathieu Lindon, autour de son amitié avec Michel Foucault et ce que celui-ci, sans jamais parler de théorie, transmit au jeune Lindon. Cette Année studieuse d’Anne Wiazemsky s’inscrit parfaitement dans cette catégorie : joli roman d’initiation au féminin, avec pour personnage clé Jean-Luc Godard. Le cinéaste, qui n’est alors plus avec Anna Karina, elle l’avait déjà rencontré sur le tournage d’Au hasard Balthazar de Robert Bresson où elle faisait l’actrice pour

la première fois, expérience qu’elle racontait dans son Jeune fille (2007). Sans comprendre que Godard, déjà épris d’elle, ne se rendait sur ce tournage que pour l’apercevoir. Une année studieuse pourrait se lire comme la suite de Jeune fille, si Anne Wiazemsky aimait les suites – or elle les déteste par principe, refusant de s’engager dans des rails trop bien tracés. D’ailleurs, cette Année… chronique un déraillement : celui d’une très jeune fille (19 ans en 1967) qui sort du chemin tout tracé d’une vie bourgeoise par la grâce de l’amour et le choc du cinéma, ou l’inverse. Après sa première expérience de cinéma, qui mêle découverte du sexe et première injection de liberté, ce qui n’est pas rien, la petite doit faire un retour à la case

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en marge

la réparation un vent de liberté souffle à tous les étages d’une époque et de ce livre doucement insolent départ : reprendre ses études, réintégrer sa chambre d’ado, vivre sous l’autorité familiale, soit celle d’une mère difficile doublée de celle, imposante, de son grand-père, l’écrivain et catholique François Mauriac, qui entretient alors toute la famille (le père est mort sans leur laisser de quoi vivre). D’emblée, un geste insolent : envoyer une lettre d’amour à Jean-Luc Godard sans même connaître le poids du mot “aimer”. Elle est en vacances, Godard débarque, ils s’aiment, et les problèmes commenceront quand, de retour à Paris, elle devra faire coexister son désir pour cet homme hors normes et une famille peu encline à la liberté. Hors de l’appartement familial étouffant, on croise Rivette, Truffaut, le critique de cinéma François Cournot, qui jouera un rôle clé à la fin du texte dans le choix que fera Wiazemsky de plaquer ses études pour occuper à part entière la place qu’elle s’est choisie – le cinéma ; et aussi le philosophe Francis Jeanson, l’actrice Juliet Berto. On découvre Nanterre et ses groupes de jeunes anarchistes. Mai 68 s’annonce, la Nouvelle Vague se fait, se vit, mais tout cela est rendu ici sans pesanteur, avec une fraîcheur liée à l’inconscience de cette jeune fille qui n’a aucune idée de ce qu’elle vit, mis à part sa lutte pour gagner, centimètre par centimètre, son pré carré de liberté. On traîne dans Paris la nuit, on roule aux côtés de Godard en décapotable, on vit dans la tête d’une jeune fille en petit caban et minirobe qui prend la pilule pour la première fois. L’initiation de Wiazemsky

accompagne la révolution d’une génération. Un vent de liberté souffle à tous les étages d’une époque et de ce livre doucement insolent. Leur mariage secret, soudain, un peu fou, en sera comme le climax. Et puis ensemble, le tournage de La Chinoise raconté par le menu dans les meilleures pages du livre. Dans cette année-charnière de la vie d’une fille, les rites de passage s’enchaînent comme sur une ordonnance magique. Mais le plus étonnant de cette Année studieuse reste le portrait inédit d’un Godard pas encore figé dans la posture de statue du Commandeur du cinéma français. Où on le découvre en dandy hyper drôle, généreux et romantique, possessif et jaloux, attentionné et plein de poésie, un homme qui aime que les filles soient intelligentes et qui aime aimer, tout simplement. Le livre s’achève en été car pour une narratrice de cet âge, une année reste encore une année scolaire. Wiazemsky n’aime pas les suites et pourtant, on espère qu’un jour elle racontera Mai 68 aux côtés d’un Godard engagé, toujours prêt à se battre dans les manifs, exaspéré de devoir prendre, en pleine période de grèves, des petits jets privés pour suivre pendant trois jours et trois nuits les Rolling Stones pour One + One. Il y aura encore d’autres films qu’ils partagent, jusqu’au divorce en 1979. Quelques années plus tard, la croisant au Festival de Cannes, Godard lui déclare qu’il ne veut plus jamais la revoir. Nelly Kaprièlian Une année studieuse (Gallimard), 272 pages, 17 €

une année en 4 questions Avez-vous envoyé votre livre à Godard ? Non. C’est un livre, pas une lettre adressée à l’homme d’aujourd’hui. Et puis cela doit faire trente ans que nous n’avons plus aucun contact. Comment avez-vous procédé pour garder cette fraîcheur de la jeunesse et de l’époque ? En n’étant jamais en avance sur l’histoire. Je voulais faire un livre qui ne serait pas nostalgique.

Ce n’est que maintenant que la nostalgie me revient via le regard des autres. Je réalise que cette fille, c’était moi. Et pour éviter le côté “musée du cinéma” ? Truffaut était courtois et gentil, bienveillant, il rendait les rapports faciles. Sans être sérieux, Godard et Rivette parlaient de cinéma du matin au soir. Mais je n’avais pas du tout l’impression de participer à quelque chose de

nouveau. Mon principal souci en écrivant, c’était de rester dans ce présent-là. Mauriac finira par adorer Godard… Mauriac avait une ouverture d’esprit beaucoup plus grande qu’on ne l’imaginait. Ce qui l’emportait toujours chez lui, c’est le respect de la liberté de l’autre, ce qui est loin de l’image du vieillard catholique qu’on en garde. Et en effet, il adorait Jean-Luc.

La négation du génocide arménien est devenue un délit. A juste titre ? De Pierre Nora, récemment sacralisé au royaume irréprochable des historiens, à Caroline Fourest, qu’on espérait moins conventionnelle, c’est à coups de tribunes que leur conformisme s’est exprimé contre le projet d’une loi pénalisant la négation du génocide arménien, et son vote. Selon eux, la France ne devrait pas se mêler d’un génocide perpétré aussi loin et il y a trop longtemps. Pourquoi ? Parce que cela risquerait de “nazifier” les Turcs (Nora, toujours étonnant) – il est vrai qu’ils ont juste programmé le massacre à échelle industrielle d’un peuple en vue de son extermination radicale… contrairement aux nazis ? enfin, cette loi risquerait d’empêcher les historiens de travailler librement, alors qu’au final ça ne serait pas aux politiques de déterminer s’il y a eu génocide ou non, mais à eux… Certes, mais près d’un siècle après le génocide, ce poncif véhicule en filigrane une autre forme de négationnisme : nier le travail sérieux déjà effectué par des historiens du monde entier. Nora et Fourest ne semblent pas les avoir lus. Pourtant, il suffit de se procurer un livre fouillé, définitif, Le Tigre en flammes de Peter Balakian, réédité ces jours-ci. Où l’on apprendra, si l’on ne le savait déjà, que le premier génocide du XXe siècle a été commis à la connaissance des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de… la France. Tous s’en lavèrent les mains pour les mêmes raisons récemment invoquées par un Juppé, qui n’aura décidément brillé ni pour le Rwanda, ni pour la Libye : ne pas se brouiller avec la Turquie, alliée stratégique et commerciale. Et puisque le négationnisme reste encore une façon de prolonger un génocide, ce désir de loi par Sarkozy relèverait, au fond, d’une forme de devoir d’ingérence rétrospectif. Une réparation. Enfin. Respect.

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Tao Lin 2 juillet 1983 Naissance dans l’Etat de Virginie de parents taiwanais suivie d’une enfance et d’une adolescence en Floride. 2001 S’installe à New York. 2005 Obtient son diplôme de journaliste à la New York University. 2006 Publie un recueil de poèmes (You Are a Little Bit Happier Than I Am), des nouvelles (Bed), suivies d’un premier roman en 2007 (Eeeee Eee Eeee, non traduit). 2010 Produit et réalise des films expérimentaux avec sa petite amie. 2011 Tient une chronique dans Vice Magazine. Janvier 2012 Parution française de Richard Yates.

l’embarquement pour cyber Entre romance virtuelle et real life, l’Américain Tao Lin dresse le portrait d’une jeunesse connectée et bouffie de solitude. La découverte de la rentrée.

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t-boy ou geek sentimental ? A le lire, Tao Lin s’annonce comme le nouveau jeune prodige de la scène littéraire new-yorkaise, avec un premier roman branché sur les réseaux sociaux. En chair et en os, c’est une autre histoire. Timide, avare de ses mots (il laisse parfois s’écouler cinq à dix secondes avant de répondre à une question), l’auteur de 28 ans semble peu à l’aise en interview, voire avec les êtres humains en général. “Facebook a changé la vie des adolescents solitaires. Maintenant j’ai plein d’amis à travers le monde.” S’émouvant de petites choses (le fait que nous possédions un Moleskine ; l’écran cassé de notre portable), il se rétracte en revanche tel un escargot à la moindre question.

Ne pas compter sur lui donc pour tenir de grands discours. Tao Lin ne veut pas “faire passer de message”. Pas plus qu’il ne désire être assimilé à un internaute typique. Que ses deux héros fassent connaissance sur le chat Gmail, que leur histoire d’amour grandisse au rythme des mails et des SMS échangés, n’y change rien : pour Tao Lin, Richard Yates aurait pu se dérouler dans les années 80. Soit. Reste qu’il n’aurait sans doute pas eu pour protagonistes deux adolescents aux noms empruntés à des enfants stars d’Hollywood (Dakota Fanning et Haley Joel Osment), facétieux clin d’œil au cyber-tic du pseudo autant qu’à une fascination tout ado pour le star system. Des errances main dans la main, des minifugues entre NY et les banlieues roses

et grises du New Jersey, des prises de têtes jalouses pour combler l’ennui, la peur, la vacuité qui rôdent à 16 ans : une parade de rituel amoureux entre la ronde Dakota, sujette à des crises de boulimie, et son boyfriend “vegan autiste” de 22 ans. Une “histoire autobiographique, basée sur ma vie”, nous dit l’auteur. Quoi d’autre ? Des séances thérapeutiques de biofeedback, un interdit planant sur le sexe avant la majorité sexuelle, et pour finir un malaise fondamental pour ce qui est de creuser son trou dans une société aseptisée. Derrière le titre en forme d’éloge à l’écrivain culte américain Richard Yates, il y a d’autres modèles à débusquer : l’absurdité d’un Beckett, l’humour à froid d’un Kafka, la douceur sauvage d’un Salinger. Avec la gueule d’un héros de Wes Anderson (La Famille Tenenbaum, La Vie aquatique), quand l’âme humaine se voit réduite – érigée – en une pure mécanique des sentiments. Beauté du langage amoureux ressassé, robotisé : ce n’est pas pour rien, encore une fois, que Tao Lin cherche du côté d’internet et de la tchatche virtuelle. Fondue dans le roman, la terminologie du réseau social se tord dans la répétition, use l’amour jusqu’à la corde. “Internet est intégré à ma vie de manière inconsciente.” De fait, c’est en silence que son contenu travaille la narration. Point de tours de force, d’effets de style 2.0 : Richard Yates est un roman percutant, minimaliste, autour d’une jeunesse irréductible à une génération. “Mes personnages représentent 1 % de la jeunesse actuelle, ils ne ressemblent à personne.” Sauf peut-être à Tao Lin, faux branchouille et nerd au grand cœur qui signe ici un premier roman divinement pop et décalé. Emily Barnett photo Yann Rabanier Richard Yates (Au Diable Vauvert), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Baptiste Flamin, 320 pages, 20 €

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Thierry Rateau

les règles du jeu Un avocat bascule dans une absurde spirale de l’échec. Sibylle Grimbert égratigne notre société et son culte de la performance. Irrésistible. rmés de leur BlackBerry et de leur arrogance, ils s’apprêtent chaque matin à conquérir le monde. Conquistadors des temps modernes, un costume-cravate en guise d’armure, ils sont traders, hommes d’affaires, cadres dynamiques ou jeunes loups de la politique, mus non plus par la soif de l’or – ou plus seulement – mais par l’ivresse du pouvoir. Brillant avocat dans un cabinet prestigieux, Ludovic, le héros du nouveau roman de Sibylle Grimbert, a longtemps été l’un d’eux. Il a toujours réussi ce qu’il entreprenait avec une facilité déconcertante. Mais un jour, cette belle mécanique s’enraie. Tel Gregor Samsa qui se réveille un matin transformé en cancrelat dans La Métamorphose de Kafka, Ludovic se retrouve soudainement dans la peau d’un loser, gaffeur et maladroit, totalement inadapté à l’époque. “Il était parti à la conquête du monde sans aucune idée de ce que cette conquête devait recouvrir, sans y insuffler un contenu, juste avec le mot ‘conquête’, tyrannique et absolu, envoûtant, devant lui.” Un mot vide de sens, un gouffre dans lequel Ludovic va chuter vertigineusement. Il y a d’abord cette sortie douteuse

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sur les femmes et l’hygiène, lors d’un dîner, qui lui vaut la réputation tenace et stigmatisante d’être misogyne et qui, par la même occasion, lui fait perdre un important client. Ludovic tente de se reconvertir dans la promotion du badminton, ce “tennis anorexique” qui a le potentiel, il en est certain, de s’imposer comme le nouveau sport à la mode. Un échec. Au retour d’un voyage à New Delhi, il a alors une révélation dans l’avion : l’avenir est au tapioca. Il décide de tout miser sur cette racine pour sauver l’humanité. La folie le gagne peu à peu, il en vient à confondre le rêve et la réalité. Comme Don Quichotte, il croit dur comme fer à ses chimères, se persuade que son ex-femme l’aime toujours et qu’il pourra la reconquérir. Ludovic pourrait être un avatar du héros de Cervantès ou une réincarnation de Goliadkine, le personnage du Double, le roman de Dostoïevski, qui voit sa vie bouleversée par l’apparition de sa copie conforme et bascule dans la paranoïa. Avec ce roman qui navigue dans les eaux à la fois troubles et délicieuses de l’absurde, Sibylle Grimbert s’attaque de nouveau au jeu social, à ses règles et ses codes rigides. De Toute une affaire à Le vent tourne, paru l’an dernier, elle creuse ce thème de livre en livre, dissèque les faux-semblants des rapports humains, gratte le vernis des échanges prétendument civilisés là où en réalité se jouent toujours des guerres larvées. Elle épingle ces travers avec une écriture d’une exquise délicatesse, comme ces gens qui balancent les pires horreurs, un charmant sourire accroché aux lèvres. Sous une apparente légèreté – on rit beaucoup en lisant La Conquête du monde – elle donne à voir, l’air de ne pas y toucher, toute la cruauté d’une société qui ne donne pas le droit à l’échec, dans laquelle il faut s’imposer à toute force. Sibylle Grimbert, elle, s’impose par l’intelligence et l’ironie. Des armes tout aussi efficaces. Elisabeth Philippe La Conquête du monde (Léo Scheer), 312 pages, 19 €

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Barbara Loden

Barbara Loden dans Wanda (1970)

8 juillet 1932 Naissance en Caroline du Nord. 1964 Joue le rôle de Maggie à Broadway, dans la pièce d’Arthur Miller, After the Fall. Son personnage est inspiré de Marilyn Monroe. 1968 Epouse le réalisateur Elia Kazan. 1970 Réalise et interprète Wanda, son unique film, et remporte le Prix de la critique au Festival de Venise. 1972 Invitée à un talk-show, elle est interviewée par Yoko Ono et John Lennon. 5 septembre 1980 Meurt d’un cancer.

à l’ombre de Wanda

Qui était Barbara Loden ? A travers un subtil jeu de pistes identitaires, Nathalie Léger façonne une figure féminine de la mélancolie.

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’abord le titre : Supplément à la vie de Barbara Loden. Façon pour le livre de faire les présentations : je ne suis pas ce que je parais être. Quoi ? Un roman ? Une bio ? Une vraie-fausse enquête laissant poindre l’autoportrait en creux ? Bingo. Quoique : ce supplément-là ne serait-il pas désintéressé, pourvoyant en âme une vie qui n’en a pourtant pas manquée. Chez Barbara Loden, le vide est ailleurs, du côté de l’enfance. Nathalie Léger choisit de passer celle-ci sous silence, si ce n’est un lourd secret révélé dans les dernières pages. Du reste, seul compte le manque d’après, celui que traîne une fille née dans les années 30 en Caroline du Nord, “ce pays de bouseux”, et débarquant à New York à 17 ans où elle sera modèle, pin-up de calendrier, danseuse de boîte de nuit, assistante de magicien dans un show télé, actrice chez Elia Kazan (dont elle deviendra l’épouse). La voici, quelques dizaines d’années plus tard : “J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci de-là, sans dignité.” La faille précieuse. Ce grand vide hypnotique répercuté dans Wanda, l’unique film

réalisé par Barbara Loden en 1970, et qui transforme un modeste projet de départ – la rédaction d’une notice pour un dictionnaire du cinéma – en reconstitution biographique. Pourtant ce n’est pas une voie, mais plusieurs, que le livre de Nathalie Léger emprunte, dans un tressage de parcours féminins. Les tâtonnements discursifs de Loden (ses déclarations à la presse, l’opacité de sa vie) s’imbriquent ainsi à l’errance de Wanda, mère fugueuse acoquinée avec un braqueur de seconde zone. Au fil du texte, son tracé se dissout dans celui de son modèle anonyme, emprunté par Loden à un fait divers, et à d’autres figures : la mère de la narratrice, fraîche divorcée, parcourant sans but un supermarché ; la narratrice, lancée sur les traces de Loden à travers les paysages miniers de Pennsylvanie. Différents trajets que Nathalie Léger fait coïncider pour dire un malaise. Ce malaise

maladie de la soumission, de l’incapacité de s’opposer au désir de l’autre, des hommes

est une femme, du moins l’idée faite femme d’une indécision, d’une déficience d’être : “La femme des années 70, la fameuse, (…) se demande ce qu’elle va bien pouvoir faire de ce que tout le monde appelle sa liberté.” L’énigme de ce texte un peu court, non déployé, tient dans ce modèle négatif, et pourtant érigé comme tel : dans “sa volonté d’accomplissement grandiose dans la défaite”. Maladie de la soumission, de l’incapacité de s’opposer au désir de l’autre, des hommes : c’est aussi le lot de la narratrice. Par ce jeu de piste identitaire, presque une esquisse tant l’âge des résolutions semble loin, Nathalie Léger – à qui l’on devait déjà L’Exposition autour de la comtesse de Castiglione – tente à nouveau une mosaïque de solitudes féminines marquée par une mélancolie profonde. Une absence formulée au gré des citations – Sylvia Plath, Virginia Woolf, Duras, Emily Dickinson, les héroïnes d’Hopper. Et que ce road-trip miniature mette en lumière une “ombre” n’est pas le moindre de ses charmes : un supplément en forme d’hommage et de prière. Emily Barnett Supplément à la vie de Barbara Loden (P.O.L), 160 pages, 14 €

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de la fuite dans les idées Un road-novel philosophico-sportif, avec Roger Federer en guest-star, où Arno Bertina nous entraîne dans les zones limites de la fiction. Epique. n croise du beau des trophées de sa maison folie, ou tu démissionnes.” monde dans bâloise. Le conseil peut valoir pour le nouveau roman Fervent lecteur le lecteur. d’Arno Bertina : de Thoreau et de Pirsig, Si l’on accepte de Roger Federer, ou plutôt Fédérère entraîne monter sur le porte“Rodgeur Fédérère”, un Mike bagages du héros, on se le narrateur dans une Tyson doux et mélancolique, laisse embarquer dans réflexion sur la grâce et Henry David Thoreau, la chute. On entre dans une aventure loufoque, enfin son fantôme, égaré la psyché tourmentée peuplée de fantasmes, sur les berges du Doubs, du tennisman qui cherche de digressions sexuelles, la réincarnation de John à déboulonner l’idole qu’il méditatives ou sportives, Muir, l’ombre tutélaire est devenu, ce rôle qui comme autant de sorties du philosophe américain lui pèse au point d’aller de route, d’images Robert M. Pirsig, auteur dérober sa statue de cire fulgurantes et incongrues du Traité du zen et de au musée Tussauds de qui composent un paysage l’entretien des motocyclettes… mental en perpétuelle Londres. Le tennisman et le Je suis une aventure est journaliste se lancent dans anamorphose. Même une divagation existentielle une épopée ébouriffante qui le temps semble se diluer, et souvent éthylique, “effondré comme une portion les conduit jusqu’à Bamako. un road-novel qui sinue Le voyage est aussi de route emportée par en hors-piste, un livre intérieur, rappelant un glissement de terrain”. vibrionnant qui affectionne cette phrase de Thoreau Du terrain justement, le hors-jeu et nous balade à Rodgeur Fédérère, dans Walden : “… Soyez l’arrière d’une moto Bandit un Christophe Colomb pour le plus grand champion ou à bord d’une jeep des continents et des mondes de tennis de ces dernières défoncée de Bâle à Bamako, années, est en train d’en entièrement nouveaux en passant par Palm situés à l’intérieur de perdre. Depuis quelque Springs, Tanger ou Saulieu. vous-mêmes, ouvrez de temps, il enchaîne C’est un roman en fuite, nouvelles voies navigables, les défaites : crépuscule comme l’était déjà Anima non pas pour le commerce, d’un demi-dieu figé Motrix, l’un des précédents mais pour la pensée.” dans son statut d’éternel livres de Bertina, qui Avec Je suis une aventure, vainqueur. Journaliste confirme et étoffe son goût Bertina explore joyeusement sportif, le narrateur se met pour l’errance et l’insolite. les zones extrêmes de la en tête de comprendre Ses délires peuvent fiction. Sans complexes ni le revers de fortune dérouter, mais comme limites. Elisabeth Philippe du Suisse. Après une série le lance le narrateur à une de rendez-vous ratés, jeune femme après un dîner il rencontre enfin le joueur, Je suis une aventure (Verticales), 496 pages, 24,90 € arrosé : “Ou tu aimes cette calfeutré dans la salle

Catherine Hélie/Gallimard

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Franssibériens En mai 2010, des écrivains français étaient invités à bord du Transsibérien. Trois  d’entre eux livrent un récit de voyage. Souvent aussi ennuyeux qu’une soirée diapo. ouvenez-vous. L’école primaire, Les premiers à rendre leur copie furent votre instituteur... A chaque rentrée, Olivier Rolin et Mathias Enard. L’an dernier, vous aviez droit au même sujet de le premier publiait Sibérie, recueil de rédaction : “Racontez vos vacances”. chroniques aux allures de quête, de voyage Les moins chanceux devaient même subir initiatique hanté par les fantômes de la lecture, à haute voix, et souvent ânonnée, Pasternak et Gogol. Avec L’Alcool et la des textes les plus réussis de leurs petits Nostalgie, Enard livrait un Jules et Jim made camarades. On pensait ce temps révolu, in Russia, envapé de drogue et de vodka, maigre consolation à l’apparition des une réécriture assumée de La Prose premières rides et autres tracas de la vie du Transsibérien et de La Petite Jeanne adulte, mais consolation tout de même. de France, le poème de Blaise Cendrars. Eh bien, non. En mai 2010, une joyeuse Un beau texte qui portait en exergue ces bande d’écrivains français était invitée à mots de Tchekhov : “Cette fameuse âme voyager à bord du Transsibérien, de Moscou russe n’existe pas”, telle une injonction à Vladivostok, dans le cadre de l’année à éviter les idées toutes faites sur la Russie. France-Russie. Evidemment, on était très Un écueil que n’ont malheureusement contents pour eux. Un peu moins quand pas évité tous ses compagnons de voitures. leur voyage prend la forme de récits pas Trois nouveaux livres consacrés à toujours réussis, relevant, pour la plupart, ce périple ferroviaire paraissent ce mois-ci. davantage de la carte postale ou de la Bon élève, l’académicien Dominique soirée diapo que de littérature. Fernandez signe avec Transsibérien,

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un carnet de route très documenté illustré par des photographies de Ferrante Ferranti, ce qui lui garantit au moins quelques points pour la présentation. Aucun détail ne nous est épargné, ni le nombre de kilomètres exact qui séparent Moscou de Vladivostok (9 288), ni la largeur des voies ou l’aménagement des compartiments. Consciencieux, appliqué, Dominique Fernandez ne parvient pas réellement à faire émerger une vision personnelle et originale de la Russie, son propre point de vue étant noyé sous une tonne de références et de lectures. Pas beaucoup plus de subjectivité dans Sibir de Danièle Sallenave, amie de Coupole de Fernandez. Là aussi, le récit de voyage, narré par le menu presque heure par heure, est parasité par les images toutes faites de “la steppe, la taïga”, les “immenses étendues dépeuplées”. Comme si ces auteurs n’arrivaient pas à projeter autre chose que des idées préconçues sur la page blanche de l’espace sibérien. Seule la fiction, semble-t-il, permet de sortir de ces sentiers rebattus. Dans Tangente vers l’Est, Maylis de Kerangal raconte, dans une prose moins fulgurante que celle de Naissance d’un pont, la rencontre d’une Française, Hélène, et d’un jeune appelé russe, Aliocha, qui veut fuir l’armée. L’une des qualités du texte est d’être trois fois plus court que ceux de Sallenave et Fernandez. Le voyage passe plus vite et offre au moins une échappée hors des clichés. Elisabeth Philippe Transsibérien de Dominique Fernandez (Grasset), 299 p., 21,50 € Sibir – Moscou-Vladivostock, mai-juin 2010 de Danielle Sallenave (Gallimard), 320 p., 20 € Tangente vers l’Est de Maylis de Kerangal (Verticales), 128 p., 11,50 €

la 4e dimension Musso régresse (encore)

Benjamin dans le texte

Seras-tu là ?, Parce que je t’aime... On connaît le talent de Guillaume Musso pour les titres bidon. Il se surpasse avec son prochain livre qui devrait paraître en mai ou octobre 2012 et qui s’intitulera tout simplement Papa, maman.

“Walter Benjamin, lecteur absolu”. Tel est le bel intitulé de la soirée qu’organise la BNF autour du philosophe et critique d’art allemand qui fréquenta Rilke, Adorno, Brecht, traduisit Baudelaire... le 15 janvier à 18h 30, www.bnf.fr

2012, année Dickens Cette année, on fêtera le bicentenaire de la naissance de Charles Dickens un peu partout dans le monde : une nouvelle adaptation ciné des Grandes Espérances avec Helen Bonham Carter, des rééditions et des expos à Londres, New York, Zurich et en France, au château d’Hardelot, où l’auteur d’Oliver Twist a séjourné.

l’héritage Bourdieu A l’occasion des dix ans de la mort de Pierre Bourdieu, France Culture consacre une émission à cette figure intellectuelle majeure, engagée aux côtés de “dominés”. Luc Boltanski, Gisèle Shapiro, entre autres, évoqueront son influence sur le champ de la sociologie. Une vie, une œuvre le 7 janvier à 14 h

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Jean Yanne et Tito Topin La langouste ne passera pas Casterman, 112 pages, 19,95 €

retours de bestiaires Rééditions indispensables des œuvres de deux maîtres de la BD animalière, Carl Barks et Raymond Macherot.



a BD animalière est à l’honneur avec les copieuses intégrales de deux œuvres classiques et incontournables, Donald Duck de Carl Barks et Sibylline de Raymond Macherot. Génie méconnu de l’industrie Walt Disney dont les histoires paraissaient anonymement, Carl Barks a pris en main entre 1942 et 1966 le personnage de Donald Duck et a transformé ce canard irascible en un être complexe, malchanceux et crédule, mais aussi ingénieux et philosophe. Créateur d’une épatante galerie de héros, de Picsou aux Rapetou, Carl Barks invente des histoires fantaisistes, formidablement rythmées, ne s’embarrassant ni de vraisemblance ni de cohérence. Il leur privilégie l’aventure, issue des tracas du quotidien dans le décor urbain (Donaldville), ou échevelée et située dans des univers fabuleux (l’Atlandide) ou des contrées exotiques. Enfin, il multiplie les gags, parfois simples, parfois résultant d’improbables enchaînements de circonstances. En rendant ses héros très humains, Barks donne de la profondeur à ses histoires délirantes et aborde nonchalamment, mais non sans justesse, les sujets de l’argent, du travail ou du chômage – avec Donald en

éternel chercheur d’emploi. Enfin et surtout, Barks a inventé le style Disney et porté à la perfection sa limpidité et son extraordinaire lisibilité. Autre maître absolu du dessin animalier humoristique, le Belge Raymond Macherot a créé la souris Sibylline en 1965. Cette petite bravache et ses pittoresques amis – son fiancé timoré Taboum, le corbeau commerçant Flouzemaker, le hérisson brigadier Verboten… – mènent une vie insouciante, en parfaite entente les uns avec les autres dans une campagne fleurie et agréable. Mais leur petite société utopique et bucolique est en équilibre instable, sans arrêt menacée par les rats de l’acrimonieux Anathème. Raymond Macherot va se montrer cruel avec ses héros, les entraîner sur un rythme endiablé dans une perpétuelle lutte pour la survie, au gré de batailles épiques où l’astuce de Sibylline et de ses amis s’oppose à la violence des rats. Par son trait à la fois clair et riche de détails et ses dialogues vifs et drôles, il rend à la perfection l’expressivité d’animaux qui appartiennent tout autant à leur espèce qu’à la nôtre. Il est indispensable de redécouvrir ses fables animalières attachantes, dont la fraîcheur n’a pas pris une ride. Anne-Claire Norot

des histoires fantaisistes qui ne s’embarrassent pas de cohérence

La Dynastie Donald Duck – Intégrale Carl Barks (Glénat), 384 p., 29 € Intégrale Sibylline (1965-1969), tome 1 de Raymond Macherot (Casterman), 222 p., 25 €

Un document farfelu au nihilisme joyeux. Publiées en 1969, La langouste ne passera pas et Voyage au centre de la C…ulture sont les seules incursions de Jean Yanne dans la BD. Alors au sommet de sa popularité d’acteur et d’animateur radio, il s’acoquine à Tito Topin, un illustrateur de pub à la mode, pour imaginer ces pochades délirantes. On y découvre une organisation secrète, le BIDE (des bras cassés), qui enquête sur une mystérieuse disparition de langoustes et partent à la chasse à la bêtise. Les auteurs ironisent sur le contexte social et politique de l’époque : ils ricanent de l’ORTF et des Chinois, fustigent la réforme de l’enseignement, la radio, les flics, tapent sur tout le monde avec une irrévérence bon enfant et un joyeux nihilisme – loin toutefois de la crudité et de la cruauté d’Hara Kiri. L’impression de foutoir jovial est renforcée par le splendide graphisme de Topin, entre pop art et psychédélisme, déclinaison grand public des illustrations de Guy Peellaert, par une mise en page et des couleurs explosives et par une profusion d’onomatopées. Un document farfelu, turbulent et précieux sur une époque dont la liberté nous apparaît enviable et lointaine. A.-C. N.

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dernière séance Les adieux en beauté de la Merce Cunningham Dance Company à Paris.

première Dans le ventre du loup par la Cie Didascalie Sur un texte de Marion Aubert et une chorégraphie de Marion Lévy, la compagnie Didascalie se jette dans une version “jouée, chantée et dansée” du plus célèbre des contes pour enfants, Les Trois Petits Cochons, pour nous rappeler, in fine, que notre corps est notre maison. du 4 au 13 janvier au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe, tél. 01 53 65 30 00, www.theatre-chaillot.fr

réservez STOP ou Tout est bruit pour qui a peur texte et mise en scène Hubert Colas Vaste thème pour la nouvelle pièce d’Hubert Colas : “La peur comme personnage entre dans nos vies et n’a plus de nom, elle est là. Sourde en nous, elle alimente nos réactions au quotidien, elle habite nos vies comme un virus.” Elle prend aussi autant de visages qu’elle fait naître d’angoisses. Bigre… du 12 au 28 janvier au Théâtre de Gennevilliers, tél. 01 41 32 26 26, www.theatre2gennevilliers.com

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ifficile de ne voir que cela : six pièces majeures de Merce Cunningham en point culminant d’une tournée d’adieu voulue en partie par le maître lui-même. Car dès les premières secondes de Suite for Five, des souvenirs plus personnels ont reflué : vision d’un Merce à Aix-en-Provence répétant un Event sous le soleil, discussion à Amsterdam avec le chorégraphe autour de son goût pour les logiciels et les oiseaux, vision sidérale d’Océan, pièce-monstre, un soir à New York ou répétition guidée par Cunningham lui-même au Théâtre de la Ville. Sans oublier ce dernier sourire en scène après la représentation de Nearly Ninety à la Brooklyn Academy of Music. Ces instants de danse – et bien d’autres – nous auront submergés au cours des ultimes représentations en France de la Merce Cunningham Dance Company. Que dire alors de ce que l’on a vu ? Suite for Five et ses interprètes en collants de couleur sont un concentré du génie de Cunningham, avec ces sauts comme arrêtés, ces battements de pieds graciles : emmené par le danseur Daniel Madoff aux faux airs de Merce jeune, Suite for Five annonce en 1956 la révolution en mouvement que l’Américain portera très loin. Donné en regard de Quartet (1982) et de XOVER (2007), ce quintet de solos et duos tressés n’a pas pris une ride. De John Cage qui en signe la bande-son il est encore question dans XOVER, avec comme décor une toile de l’ami Robert

Rauschenberg, où son Aria Fontana Mix enveloppe la troupe. Le second programme était sans doute plus accessible, avec un Duets en ouverture : combinaison abstraite de pièces courtes, Merce Cunningham y joue au petit cheval – les portés ont ici des allures de souvenirs d’enfance –, bombe les torses sur les percussions de l’ami Cage et finit par aligner les corps façon George Balanchine. Un régal. Tout comme le RainForest (1968), mythique fruit de la collaboration avec Andy Warhol – mais chacun de son côté, selon la méthode en vigueur chez Merce Cunningham. De simples coussins argentés gonflés à l’hélium lévitent au-dessus des danseurs. Ironie du sort, ce soir-là lesdites sculptures ont préféré s’envoler vers la salle. Dans un paysage pour le coup lunaire, RainForest n’est qu’emprunts au monde animal, avec des “postures” de crabes ou d’oiseaux que les solistes habitent avec intensité. Toute sa vie, Cunningham a dessiné des bestioles. Sur le plateau, le geste se fait aussi dédicace, à l’image du formidable Rashaun Mitchell, en demi-pointes, de profil, qui lance un dernier regard au public. Biped, en conclusion, finissait de bouleverser le public sur une composition de Gavin Bryars, présent dans la fosse, et des images de corps agrandis. Nous voilà orphelins de Merce à notre tour. Son œuvre, elle, est plus vivante que jamais. Philippe Noisette Merce Cunningham Dance Company Legacy Tour au Théâtre de la Ville, Paris, compte rendu

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campagne de Russie Un chef-d’œuvre de Tchekhov à la mise en scène délicate. u début de la pièce, du professeur Serebriakov Astrov, médecin et de sa jeune épouse. de campagne, livre C’est l’été, il fait une chaleur un vibrant plaidoyer étouffante. La nuit, on a du en faveur de la forêt. mal à dormir. Jürgen Gosch Ecologiste avant l’heure a traduit cette tension en au point d’affirmer, en gros, installant les personnages que la forêt rend l’homme dans une gigantesque boîte. meilleur, il est surtout Au lieu de quitter le plateau, galvanisé par la présence les comédiens se plaquent de la belle Elena Andreevna. sur le côté comme s’ils Astrov perd un peu la tête. s’effaçaient. Il n’est pas le seul. Vania L’espace pratiquement aussi est amoureux d’Elena. nu existe uniquement par Le rythme si bien réglé le jeu des acteurs. Et c’est de la vie campagnarde là que l’alchimie concoctée est sérieusement ébranlé par Jürgen Gosch fait depuis l’arrivée dans mouche, dans sa capacité la propriété familiale à installer par touches

Oncle Vania d’Anton Tchekhov, mise en scène Jürgen Gosch à la Comédie de Reims. Dans le cadre du festival Reims Scènes d’Europe, compte rendu

Philippe Delacroix

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délicates des atmosphères fragiles où les sentiments enflent insensiblement jusqu’à éclater. Les espoirs les plus fous et surtout les plus humains naissent et se brisent. Reste la résignation défendue par Sonia, la nièce de Vania, avec des mots bouleversants. Un chef-d’œuvre absolu par un metteur en scène décédé en 2009. Hugues Le Tanneur

la mort dans l’âme Une satire de la société russe de l’époque soviétique brillamment remise au goût du jour par Patrick Pineau. n pleine nuit, Semione Semionovitch de l’URSS. Créée au Festival d’Avignon, la Podsekalnikov est pris d’une splendide mise en scène de Patrick Pineau furieuse fringale. Il réveille son fait défiler une galerie de personnages épouse. Lui réclame du saucisson. hauts en couleur, mus par une folie douce S’ensuit une dispute. La femme reproche à mourir de rire. A commencer par le héros à son homme de l’avoir brutalement sortie principal, interprété à merveille par Pineau. du sommeil. Il s’enferme dans la cuisine Suicidé potentiel, Semione Semionovitch pour boulotter son saucisson. Cette prend de l’importance. Comme dans situation anodine est le point de départ d’un une parodie des Démons de Dostoïevski, engrenage insensé. Au chômage depuis chacun le sollicite pour que son acte serve longtemps, Semione Semionovitch broie à des causes diverses. Révélant ainsi du noir. Sa compagne craint qu’il n’attente le trouble profond d’une société figée dans à sa vie. Avec un peu d’imagination, un la peur, comme le résume un personnage : saucisson ressemble à un canon de pistolet. “A notre époque, ce qu’un vivant peut penser, Il n’en faut pas plus pour que l’affaire seul un mort peut le dire.” H. L. T. bascule. Un voisin témoigne : Semione Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mise en scène Semionovitch a tenté de se suicider. Cette Patrick Pineau, avec Anne Alvaro, Louis Beyler, pièce de Nicolaï Erdman est une satire Nicolas Bonnefoy, du 6 au 15 janvier à la MC93, féroce de la société russe à l’époque Bobigny, du 29 février au 4 mars au Théâtre soviétique, qui sera interdite jusqu’à la fin des Célestins, Lyon

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courtesy Frac Ile-de-France/Le Plateau, photo Martin Argyroglo

le temps de l’innocence Sous influence du designer italien Bruno Munari, une exposition à l’inspiration ludique, marquée par de folles équipées de l’inutile.

vernissages britannique Après un volet présenté au Frac Aquitaine, la scène britannique est à la Fondation Ricard. Avec Louis Benassi, Bethan Huws, Ian Kiaer, Amalia Pica, Jessica Warboys… à partir du 10 janvier Au loin, une île !, Fondation d’entreprise Ricard, Paris VIIIe, www.fondation-entreprise-ricard.com

exotique Prenant pour point de départ le rapatriement récent d’une tête maorie, une exposition qui se penche sur les questions de restitutions anthropologiques et la déconstruction de l’héritage culturel. Avec Jimmie Durham, Daniel Boyd, Peggy Buth ou Camille Henrot... jusqu’au 28 janvier Une légende en cache une autre, Bétonsalon, Paris XIIIe, www.betonsalon.net

cynique A voir, les petites annonces en images de l’artiste palestinien Taysir Batniji, qui recense après le bombardement de Gaza en 2009 une série de bâtiments dévastés. Les légendes rappellent ici le discours policé des promoteurs immobiliers. Soigner le mal par l’absurde ? jusqu’au 21 janvier à la galerie Eric Dupont, Paris IIIe, www.eric-dupont.com

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e soir du vernissage, on a entendu dire que l’expo apportait “enfin, un vent frais”. Manière un peu mièvre, mais juste, de dire que Le Sentiment des choses – titre modeste et ravissant –, balayerait ces conceptions de l’art contemporain souvent érudites, théoriques, fétichistes de l’œuvre et obnubilées par la notoriété (voire la valeur marchande) des artistes présentés, au profit d’une autre approche, fraîche donc, innocente comme au premier jour, mais qu’on préférera dire chaleureuse. A l’invitation du directeur du Plateau Xavier Franchesci, le couple des jeunes commissaires Yohann Gourmel et Elodie Royer a placé cette expo, première d’un cycle de quatre, sous l’influence de Bruno Munari. Le designer italien, touche-à-tout, concevait aussi des livres pour enfants, des livres (en bois, en tissu, à plumes et à poils…) à toucher, à caresser, à feuilleter tels des flip-books, vus comme autant de méthodes pour occuper les bambins le mercredi. L’expo, plutôt que de montrer les productions muséifiées du maître, reste fidèle à son esprit, et projette par exemple des diapos coloriées par des enfants la semaine précédente. Ce divertissement créatif jouxte sans façon les œuvres, qui évoquent alors davantage des travaux manuels, des inventions plastiques, que des pièces connotées par un discours sur l’art. Un renversement de perspective renforcé par des similitudes formelles entre les travaux de Bruno Munari et ceux des jeunes artistes. A l’image de la pièce d’Isabelle

Cornaro, des panneaux transparents suspendus dont le nuage multicolore à la surface rappelle celui du carton de l’expo, emprunté à un livre de l’Italien. A l’image encore de ces petites chutes de bois, posées près d’un lit avec d’autres babioles, comme autant de répliques de sculptures de Robert Morris que de pièces tombées d’un jeu de bricolage. L’expo est en outre fascinée par ces projets en forme de folles équipées, sans utilité ni rentabilité, mais menées avec une admirable obstination. Ainsi The Play, un groupe de Japonais des années 70 à qui une salle est consacrée, s’est acharné pendant dix ans à construire une pyramide de bois en espérant qu’un éclair vienne la frapper. En vain. Mais c’est à cette énergie dépensée sans compter que les commissaires s’électrisent, attendant de chacun des artistes, plutôt qu’une jolie pièce finie, un souffle qui touchera tous les autres. Un projet, un geste, un objet qui les porte, au lieu de les édifier. D’où la marche, posée là par Mark Geffriaud, qui n’est qu’une marche de la maison qu’il s’est mis en tête de construire, pierre après pierre, d’expo en expo. Ces beaux sentiments collectivistes et désintéressés mènent à une expo qui les met à l’épreuve, sans les illustrer. Tel ce Fred Sandback, des cordons élastiques tendus en forme de trapèze, qui reste, certes, complètement mutique et tendu dans sa raideur conceptuelle, tout en paraissant plus cool. Un vent frais décidément. Judicaël Lavrador Le Sentiment des choses jusqu’au 26 février, au Plateau, Paris XIXe, www.fracidf-leplateau.com

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encadré

in the mood for art Occupy New York Une vision de Big Apple déclinée sur fond de trompe-l’œil et de cartons à pizza. C’est une trilogie new-yorkaise qu’esquisse Reena Spaulings à la galerie Chantal Crousel. Véritable roman à elle seule, personnage de fiction inventé par le collectif Bernadette Corporation avant de se métamorphoser en galerie et de s’implanter dans le Lower East Side, Reena Spaulings incarne une nouvelle vision de l’artiste, néoconceptuelle et plurielle. Chez Chantal Crousel, histoire de brouiller encore les pistes, Reena Spaulings s’est associée à Catherine Feff, une artiste française pas vraiment identifiée dans le champ de l’art, mais vraie businesswoman, détentrice du record mondial du plus grand trompe-l’œil. Elle présente ici une vue panoramique et industrielle de New York qui sert de toile de fond, au propre comme au figuré, à toute l’exposition. Car le motif décliné par Reena Spaulings and Co est bien celui de New York. La ville d’avant le 11 Septembre, érectile et bleu limpide, mais aussi le New York de la prolifération maladive et sanguinaire (la microscopique punaise de lit chromée et “punaisée” au mur, qui rappelle l’invasion massive des fameux bed bugs de l’été 2010). Autre image d’Epinal convoquée : celle des indignés de Wall Street brandissant leurs slogans sur des cartons à pizza. Mais ici, pas de mots d’ordre. Disparus les “99%” et les mises en cause des “banksters”, ne reste que le support, les fameux cartons à pizza transformés en monochromes, recouverts de peinture à l’huile bleu nuit ou d’une émulsion orangée signée Farrow and Ball, la très hype marque de peinture anglaise. Claire Moulène

Courtesy galerie Chantal Crousel, photo Florian Kleinefenn

Occupy Wall Street de Reena Spaulings, jusqu’au 14 janvier à la galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, Paris IIIe, www.crousel.com

Enigma 4 de Reena Spaulings, 2011

La tendance des tendances : le mood board. Post-scriptum : pour avoir trop joué, best-of des Inrocks oblige, à dénicher les possibles tendances artistiques de l’année 2011, j’en mentionnerais volontiers une autre. Mais c’est la tendance des tendances : à savoir le mood board. Pour preuve, dans son dernier numéro, le métamagazine de mode Magazine consacre un article à cette pratique cachée des stylistes et des agences publicitaires. Qu’est-ce qu’un mood board ? Au départ, un pan de mur sur lequel un créateur de mode épingle des images trouvées dans la presse ou sur le web, et qui l’inspirent pour sa nouvelle saison vestimentaire. Photos de stars, de presse, d’œuvres d’art, échantillons de couleurs, de tissus, d’imprimés, un patchwork visuel qui donne l’ambiance, le mood de la prochaine session de mode. Mais le mood board est aussi un outil marketing affuté par les agences de pub, leurs graphistes, les photographes de mode, les concepteurs de cahiers de tendance, comme par leurs clients : à savoir un ensemble d’images qui donne le ton d’une nouvelle campagne publicitaire. Moins coûteux et moins risqué qu’un clip, imprécis et donc modifiable, impressionniste dans l’âme, le mood board est une collection plus ou moins soignée d’images. On ne s’étonnera pas d’en voir la présence sur les murs d’exposition : quand Sofia Coppola revendique le terme pour son expo Mapplethorpe chez Ropac (qui ressemble plutôt au story-board d’un film), on s’accordera à voir dans les photos éparses et les accrochages flottants de Wolfgang Tillmans un art consommé et pionnier du “mood board”. Art qu’on retrouve dès qu’un artiste, tel le subtil Julien Carreyn au Frac de Reims cet été, disperse savamment ses images dans l’espace. Le “mood board” : une modalité parmi d’autres de l’exposition.

Jean-Max Colard 4.01.2012 les inrockuptibles 85

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Si les modes passent et les marques trépassent, ces Américaines-là restent les pompes de référence pour l’homme. www.frenchtrotters.fr

Nastassia Bruchin

pour toujours dans une paire d’Alden

où est le cool cette semaine ? par Laurent Laporte et Marc Beaugé

sur ce collier “Conasse” Qu’il vous faudra offrir à la jeune fille que vous portez au fond de votre cœur. www.felicieaussi.fr

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évidemment chez ces deux New-Yorkais A leur façon, ils font la démonstration que la nonchalance est la forme d’élégance suprême, quand elle est maniée avec un certain talent, et surtout dans un grand sourire.

Jake Davis

jakedavis.typepad.com

dans l’excès de bagouzes

Yves Moutarda

Bien plus stylé et tout aussi efficace, en cas d’urgence, que n’importe quel coup de poing américain.

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Arte : tout bouge ! Arte refonde sa grille en janvier, plus clairement structurée et centrée sur l’actualité culturelle. Parmi les changements, Colin, Mauduit et Bonnaud, venus de la radio, réinventent avec Personne ne bouge ! le dispositif du magazine culturel, pop, fantaisiste et pointu.

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Frédéric Bonnaud –, le magazine, volontairement “potache et décalé”, cherche un point d’équilibre entre la pertinence d’un regard critique sur les œuvres culturelles et l’excentricité d’une forme et d’un habillage télévisuels. Comme si la culture et le divertissement, au lieu de s’opposer, s’aimantaient enfin pour fusionner dans un type d’émission transgenre, où la légèreté et la curiosité sont considérées à parts égales. Le modèle d’une émission “pop” en quelque sorte. A rebours de toute volonté de distanciation vis-à-vis du téléspectateur, la revue culturelle des trois lascars cherche à nous embarquer dans une histoire, un récit scénarisé où l’attention ne retombe jamais. Les cassures de

Eric Garault

aide, austère, coincée… Comme beaucoup de mauvaises réputations, celle qui colle à la peau d’Arte repose largement sur les apparences : la prétendue gravité de son ton et de ses sujets. Même si l’on peut en contester les présupposés, cette image s’apprête à être brouillée avec la nouvelle grille préparée par la présidente de la chaîne Véronique Cayla et le directeur éditorial d’Arte France Vincent Meslet. L’exemple le plus accompli de cette volonté de greffer un peu d’esprit ludique sur la matière sèche de l’actualité culturelle s’incarne dans la nouvelle émission dominicale Personne ne bouge ! Animé par un trio venu de France Inter et du Mouv’ – Philippe Collin, Xavier Mauduit,

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au poste

(im)pure player rythme, les détours et les détournements, l’éclectisme des genres abordés et la variation formelle des sujets constituent la matière d’un film télévisuel. La trame tient sur un fil, rouge et fin à la fois : le détournement de films hollywoodiens. Pour la première émission, le trio a choisi un film d’Howard Hawks de 1951, La Chose d’un autre monde. Selon un mode en vogue à la télé (cf. Dr CAC sur France 5, sans parler de l’ancien Message à caractère informatif), ce motif du détournement confère à l’émission sa dimension ludique et potache. Mais cet esprit est toujours compensé par la rigueur journalistique et l’angle serré des sujets traités, organisés comme dans un magazine de presse écrite à travers des rubriques (“story”, “nouvelle tête”, “work in progress”, “détour vers le futur”, “un air de déjà-vu”, etc.). Exemples puisés dans le premier numéro : une enquête sur la figure du journaliste d’investigation dans la fiction contemporaine, à l’occasion de la sortie prochaine de Millenium de David Fincher (avec des témoignages des journalistes Denis Robert, Paul Moreira et Gérard Davet) ; des entretiens avec l’artiste Takashi Murakami, les cinéastes Cyril Mennegun, qui sort son premier film Louise Wimmer (lire p. 50), ou Robert Redford sur le tournage de son nouveau film évoquant les révolutionnaires du Weather Underground des années 60 ; des chroniques malignes sur les “tendances” (par Géraldine de Margerie, Maxime Donzel, Frédéric Pommier…). Sans chercher à coller étroitement à l’actualité culturelle, l’émission ne s’en éloigne jamais complètement, préférant à l’inventaire exhaustif des objets culturels la traversée oblique de quelques-uns. A la fois en rupture et dans la continuité des magazines culturels qui ont traversé l’histoire de la chaîne (de La Revue à Metropolis ou Tracks…), Personne ne bouge ! conclura les dimanches après-midi placés sous le signe de l’offre culturelle. Outre des collections de documentaires, la tranche dominicale fait place à 11 h 45 au Square,

dans “Personne ne bouge !” la légèreté et la curiosité sont considérées à parts égales

autre nouveau magazine culturel présenté par Vincent Josse (encore un animateur venu de France Inter, creuset pour Arte), qui explore la voie plus classique du grand entretien avec un artiste ou un penseur, filmé chez lui ou dans un lieu insolite. Alors qu’actuellement 80 % des programmes de jour sont des rediffusions de programmes conçus pour la soirée, Véronique Cayla veut structurer “la relance éditoriale” d’Arte à partir de ces programmes inédits, dans la journée et le week-end. L’autre pari de la nouvelle grille repose sur les avant-soirées de la semaine : après un journal d’actualité avancé à 19 h 45, présenté en alternance par Marie Labory et Leïla Kaddour-Boudadi, la nouvelle émission 28 minutes, animée dès 20 h 05 par Elisabeth Quin, élargira encore le spectre du magazine sociétal et culturel en le tirant vers les grandes questions d’actualité, diagnostiquées par des intellectuels et des experts. Par cette double volonté de renforcer l’offre culturelle déjà riche (Tracks, Metropolis, Philosophie, Le Blogueur…, qui restent à l’antenne) et de muscler le début de soirée avec 28 minutes, les directeurs éditoriaux d’Arte, Vincent Meslet et Christoph Hauser, entendent contribuer à une “plus grande insertion dans le présent, en faisant d’Arte un acteur du débat culturel et européen”. La clarification de la grille, organisée selon des couleurs de programmes plus appuyées (cinéma le lundi, enquêtes le mardi, création le mercredi, séries le jeudi, téléfilms le vendredi, pop culture le samedi…) participe de cette stratégie de développement de la chaîne, dont le numérique reste une autre priorité (avec Arte creative, Arte live web et Arte radio). Soucieuse, sans le dire vraiment, d’élargir l’audience (“une récompense, pas une ligne éditoriale”), Véronique Cayla précisait en décembre qu’Arte était “une chaîne repère qui nous rappelle que l’identité européenne ne se fonde pas que sur son économie, mais aussi sur sa culture”. Cette nouvelle étape ancre plus que jamais Arte dans un espace à part du paysage télévisuel dominant. “Donner davantage la parole aux artistes et aux intellectuels”, comme s’y engage la chaîne, résonne aujourd’hui comme un vrai principe alternatif. Jean-Marie Durand Personne ne bouge ! tous les dimanches sur Arte à 17 h 45

Le rachat de Rue89 révèle a contrario le succès de l’info en ligne. De quoi le rachat récent de Rue89 par Le Nouvel Observateur est-il le symptôme ? De l’impasse économique d’un site d’info uniquement sur le net (pure player) gratuit, trop faible en ressources financières pour exister pleinement sur le marché de l’information ? Ou de la réussite d’un média reconnu pour la qualité d’un travail journalistique renouvelé, lu par environ deux millions de visiteurs uniques par mois ? On peut faire l’hypothèse que cette absorption est le signe de ce double mouvement paradoxal. Pionnier dès 2007 de l’aventure des pure players, Rue89 a toujours défendu l’idée d’une information libérée des contraintes de la presse écrite, du principe de connivence avec les pouvoirs et des codes du système médiatique dominant. Si Pierre Haski, directeur du site, et Claude Perdriel, patron du Nouvel Obs, promettent le maintien de son indépendance éditoriale et économique et affirment vouloir même la “renforcer dans un environnement en pleine mutation”, certains craignent son processus de normalisation. Liée à un principe de réalité financier, elle prouverait en tout cas la limite d’un média totalement affranchi des règles du marché, comme le confirment les difficultés de Bakchich et Owni. Contrairement à ce que les observateurs sceptiques prédisaient il y a quatre ans, le modèle payant, assumé par Mediapart et Arrêt sur images, a prouvé, à l’inverse, son efficacité. A défaut d’avoir encore trouvé leur modèle idéal, tâtonnant entre gratuité totale, pub, abonnement, subventions…, les pure players, même impurs par rapport au rêve initial, demeurent une contre-voie journalistique précieuse, comme le furent les radios libres… avant de se métamorphoser en gros poissons de la FM.

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Katsuni

émission cul(te) Le Journal du hard, qui fête ses vingt ans, a su résister à Youporn, s’adapter à l’invasion gonzo et conquérir la moitié du ciel.

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es émissions télé ont ceci de commun avec les chats qu’il faut multiplier leur âge par cinq ou six pour obtenir leur équivalence en années humaines. A vingt ans donc, l’âge idéal pour débuter une carrière de porn star, le Journal du hard est déjà centenaire dans le monde merveilleux du PAF – battu seulement par une poignée de seniors tout à fait désirables comme Le Jour du Seigneur, Thalassa ou Questions pour un champion.

Qu’est-ce qui a changé en vingt ans ? “Tout”, répondent en chœur Henri Gigoux et Olivier Ghis, respectivement cofondateur et rédacteur en chef du JDH. “Il a rapidement trouvé sa forme et, outre les changements de présentateurs, a assez peu changé : une quinzaine de minutes d’actu des sorties, de reportage sur les tournages et d’interviews. En revanche, le monde du porno a connu des mutations profondes et n’a plus grand-chose à voir avec

Marc Dorcel

“les spectatrices aussi peuvent être émoustillées par des détails crus, autant que les hommes” Olivier Ghis, rédacteur en chef ce qu’il était quand on a commencé, en octobre 1991.” Internet et ses “tubes” (Youporn, Xhamster, etc.) ont ainsi rendu le contenu hyper accessible, banal et gratuit ; la production française s’est effondrée (“en 1991, chaque mois, je pouvais choisir un film parmi une vingtaine, aujourd’hui, c’est à peine si j’en ai douze par an”, confie Henri Gigoux), et la fiction a pratiquement disparu au profit du gonzo (enchaînement de scènes de cul non scénarisées). Malgré cela, Le Journal du hard conserve une audience oscillant entre 800 000 et 1 000 000 de téléspectateurs, dont les deux tiers en moyenne restent pour le film qui suit. Pour fêter l’anniversaire de leur bébé (centenaire, rappelons-le), les deux coquins ont décidé de se focaliser sur le X au féminin, nouvelle lubie du secteur. Selon un sondage Ifop commandé par Marc Dorcel en 2009, 83 % des femmes interrogées avaient déjà vu un film X, et, parmi elles, 29 % avaient une consommation occasionnelle ou régulière de films X. Face à cette affluence de branleuses, il était donc logique que l’industrie adapte son offre. Dorcel s’apprête ainsi à lancer sa plate-forme dédiée à madame, sansmonmec. com, et Colmax distribue, avec succès, la collection Yes!, dont la plupart des titres sont réalisés

par des femmes (voir les excellentes Anna Span et Lisa Bailey, réalisatrices anglaises qui introduisent un dimension ludique rafraîchissante dans leurs scènes). Le porno alternatif français, plutôt orienté lesbianisme, se développe quant à lui tranquillement, notamment grâce au travail d’Emilie Jouvet (dont on put découvrir le passionnant Too Much Pussy cette année en salle). “Le cliché, c’est considérer que les femmes filment une montée progressive du désir et des choses moins graphiques. Or ce n’est pas toujours le cas – les films de Katsuni, par exemple, ne sont pas spécialement soft – et les spectatrices aussi peuvent être émoustillées par des détails crus, autant que les hommes”, explique Olivier Ghis. Ce qui change, c’est probablement le salutaire besoin de fiction du public féminin. La fiction au sens large, qui peut naître n’importe où, même au seuil d’un gonzo, lorsque l’action à venir est contextualisée, lorsque les corps soudain appartiennent à quelqu’un. Aussi, que les femmes s’emparent de cet art malfamé, on ne peut que s’en réjouir. Mais ce dont le porno a avant tout besoin, c’est de cinéastes – un terme qui a l’avantage de convenir aux deux sexes – qui sauront briser le ronron du porno, ce vieux chat paresseux. Jacky Goldberg

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avantages exclusifs

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NOUVEAU

Dopo la battaglia (Après la bataille) du 17 au 29 janvier au Théâtre du Rond-Point (Paris VIIIe)

scènes L’acteur et metteur en scène Pippo Delbono, chien fou de la scène internationale, mord aux chevilles tous les colosses des pouvoirs politiques, religieux, tyranniques. Après la bataille, c’est un champ de ruines où Delbono danse avec ses créatures pour raconter à la fois les vanités inhumaines et les sacrifices humains de tous les conflits en cours. A gagner : des places pour les mardi 17 et samedi 21 janvier

rétrospective Steven Spielberg du 9 janvier au 3 mars à la Cinémathèque française (Paris XIIe)

cinéma L’enfant prodige du cinéma américain a contribué à redéfinir en profondeur les règles du divertissement cinématographique moderne. La Cinémathèque revisite l’ensemble de sa filmographie à travers de multiples projections. A gagner : 10 places pour 2 personnes

La Dame aux camélias

Lorenzo Porazzini

du 7 janvier au 4 février à l’ Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris VIe)

Amadou & Mariam

scènes Le metteur en scène Frank Castorf repense librement le roman d’Alexandre Dumas. Il s’attache particulièrement aux dimensions sociales de l’intrigue où éclate la liberté d’une femme dominant ses partenaires, revendiquant son indépendance et menaçant l’ordre établi et ses piliers que sont la famille et la loi patriarcales. A gagner : 15 places pour 2 personnes le samedi 11 janvier

Eclipse (concert dans le noir) à la Cité de la musique (Paris XIXe)

musiques Il était une fois un concert improbable, un concert dans le noir – chanté par Amadou et Mariam, couple malien non voyant –, où le spectacle ne se regarde pas, mais se ressent, où l’ouïe nous permet de voir et où nos sens sont exacerbés pour mieux percevoir les moments, les événements, qui feront de cette narration particulière une histoire dans laquelle les spectateurs se plongeront. A gagner : 10 places pour 2  le dimanche 15 janvier

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Dustin Hoffman dans Luck

ciné et télé sont sur un bateau

Les grands cinéastes sont partis à l’assaut des séries. Dernier exemple en date, Luck et son pilote signé Michael Mann.

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a confluence entre cinéma et télévision agite les cinéphiles curieux et les amateurs de séries depuis des décennies. Ancien iconoclaste des Cahiers du cinéma et de Libération, le critique Louis Skorecki (auteur de Sur la télévision, Capricci) date le début de l’hybridation à 1955. L’année de l’apparition d’Alfred Hitchcock présente, anthologie télévisuelle créée par l’auteur de Rebecca. Skorecki a longtemps été seul à le savoir et à l’écrire. Il ne l’est plus. Aujourd’hui, le décloisonnement entre petit et grand écran s’affirme comme une tendance majeure à Hollywood et ailleurs. Elle n’a plus la grâce des premières fois, plutôt la profondeur des aventures au long cours. La diffusion récente par la chaîne HBO du pilote de Luck, réalisé par Michael Mann et avec comme vedette Dustin Hoffman, apparaît comme le pinacle d’une nouvelle étape amorcée en septembre 2010. A la surprise générale, Martin Scorsese avait alors dirigé pour HBO le premier épisode de la série années 1920 Boardwalk Empire. Une première pour mister Casino. Idem avec Gus Van Sant. L’inoubliable réalisateur de Drugstore Cowboy et d’Elephant, figure de proue du cinéma indépendant depuis les années 1980, a apposé sa signature sur le pilote de Boss, une sombre et subtile série politique située à Chicago. Trois des plus grands cinéastes contemporains travaillent

donc pour la télévision et la liste n’est pas close. David Fincher a signé pour House of Cards, une websérie commandée par Netflix, à voir en 2013. A quoi servent ces grandes signatures du cinéma ? A appliquer un ultime vernis culturel marketing sur le genre sériel, autrefois méprisé mais désormais adulé ? Le travail boursouflé de Martin Scorsese sur Boardwalk Empire a laissé planer le doute. Avec ses grands mouvements de caméra et ses 20 millions de dollars de budget, ce pilote ressemblait au palimpseste grossier d’un film en costumes. Mais refaire sur petit écran ce qu’on a déjà vu au cinéma n’a que très peu d’intérêt. Rapprocher cinéma et télé ne signifie surtout pas qu’ils doivent se ressembler. Gus Van Sant l’a compris, sans pour autant banaliser son regard si singulier. Dans le pilote de Boss, le foisonnement des détails, des gros plans, l’allure générale ouateuse de l’image, fonctionne comme un appel à la divagation et à la mélancolie qui introduit idéalement au reste de la série. La marque du cinéaste

rapprocher cinéma et télé ne signifie surtout pas qu’ils doivent se ressembler

reste prégnante dans les huit épisodes de la saison 1, pour laquelle il est crédité en tant que producteur exécutif. Michael Mann, lui, a fait des rapports ciné/télé la ligne forte de sa carrière. Depuis ses débuts, l’auteur de Heat n’a cessé de nourrir son cinéma avec ses séries, et vice versa, allant jusqu’à recréer en film Deux flics à Miami. Avec Luck, voyage hypnotique dans le monde des courses, c’est la première fois que Mann réalise officiellement un épisode de série depuis 1987 – même si sa touche était visible dans les autres productions télé sur lesquelles il a été crédité, de Crime Story à Robbery Homicide Division. Fascinant objet visuel travaillé par les rapports entre l’humain et l’animalité, le pilote de Luck a la dureté magnifique des grandes œuvres de Mann. Il pourrait bien devenir le nouvel étalon (sans jeu de mots !) du genre en soi qu’est devenu le “pilote de série réalisé par un grand cinéaste”. La télévision est-elle pour autant en train de devenir un médium de cinéastes, contre sa propre histoire ? Pas si simple. Luck a été écrit par David Milch, grand scénariste responsable de NYPD Blue et Deadwood. C’est donc dans l’étrange alliance entre les visions rêveuses de Michael Mann et les hallucinations heurtées de Milch qu’il faut en chercher la clef. Les auteurs ne sont plus ce qu’ils étaient. Olivier Joyard

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brèves grand ménage chez HBO Hécatombe parmi les séries comiques masculines minimalistes de HBO. La chaîne vient d’annuler en même temps les passionnantes Hung, Bored to Death et How to Make it In America, ce qui fait quand même beaucoup. Pendant ce temps, les filles triomphent : Enlightened avec Laura Dern (photo) connaîtra une saison 2 tandis que Girls, produite par Judd Apatow, se profile pour le printemps.

focus

Dexter c’est gratuit Le top des séries les plus téléchargées montre que succès d’audience et piratage ne sont pas incompatibles. haque année, le site Torrentfreak publie crânement la liste des séries les plus téléchargées sur Bittorent. Ce top inhabituel offre une photographie des pratiques d’une génération. La première place de Dexter (Showtime, 3 620 000 téléchargements par épisode contre 2 200 000 téléspectateurs en moyenne aux USA) montre que si les fans de séries rechignent parfois à payer des abonnements aux chaînes cryptées, ils n’ont pas forcément un goût parfait – depuis la fin de la saison 4, les aventures du serial killer de Miami battent sérieusement de l’aile. A la deuxième place, Le Trône de fer (HBO) connaît 3 400 000 pirates mordus d’heroic fantasy par épisode. Toujours parmi les créations du câble, True Blood (neuvième position) attire 1 850 000 personnes, tandis que The Walking Dead, septième, cumule audiences canons et téléchargements par millions. Succès public et piratage riment donc, malgré tout. Côté chaînes hertziennes, les très geek Big Bang Theory (troisième avec 3 000 000 de téléchargements chaque semaine) et How I Met Your Mother (cinquième place), croisent les mainstream Terra Nova, Dr House et Glee (respectivement huitième, quatrième et sixième). Enfin, en dixième position, notre chérie Breaking Bad reste un archétype de série aux audiences simplement correctes, mais au buzz viral exponentiel. En un an, les chiffres communiqués par Torrentfreak sont en baisse d’environ 15 %. Une tendance qui peut s’expliquer partiellement par la multiplication d’une offre légale plus attractive qu’auparavant, à travers notamment l’opérateur Netflix. Celui-ci reste néanmoins absent de France, où les amateurs de séries se tournent en masse vers les sites de streaming ou de téléchargement direct.

 C Hell on Wheels reviendra La chaîne AMC (Mad Men, Breaking Bad, The Walking Dead) a commandé une deuxième saison de son intriguant western, Hell on Wheels, l’un des plus gros succès du câble US actuel.

agenda télé The Borgias (TPS, le 3 à 20 h 45) Le groupe Canal+ a acheté cette version concurrente de sa série historique phare (avec Jeremy Irons) et la diffuse en catimini sur une chaîne moins exposée, pour que personne n’en parle. Bien joué. Les Mystères de l’Ouest (Paris Première, le 5 à 13 h 35) Cinq épisodes à la suite et dans le désordre : une belle manière de suivre les conversations des cow-boys sixties ambigus James West et Artemus Gordon. Beverly Hills (Direct 8, le 7 à 9 h) Il y a vingt ans, une génération pas si bête lévitait le samedi aprèsmidi devant les aventures mini-vague de Brenda, Brandon, Donna, Steve. Il est temps de s’y remettre.

O. J.

les séries les plus téléchargées en 2011 1. Dexter (3 620 000 téléchargements par épisode) 2. Le Trône de fer (3 400 000) 3. The Big Bang Theory (3 090 000) 4. Dr House (2 760 000) 5. How I Met Your Mother (2 410 000) 6. Glee (2 200 000) 7. The Walking Dead (2 060 000) 8. Terra Nova (1 910 000) 9. True Blood (1 850 000) 10. Breaking Bad (1 730 000). Source : Torrentfreak.

brèves le Mouv’ aime les séries Bonne nouvelle pour les amateurs de séries : Le Mouv’ a décidé de prolonger la durée de son émission du samedi d’une demi-heure. Saison 1, Episode 1, animée par l’énergique Pierre Langlais, va s’enrichir d’interviews, d’invités, de news et d’un débat critique par mois. Du sérieux. A écouter chaque samedi donc à partir du 6 janvier, de 17 h à 18 h.

la France recule Trop peu d’épisodes produits chaque saison ? C’est la faute aux 35 heures, qui ne permettent pas de travailler autant que les Américains. Pénurie de bons scénaristes ? C’est à cause de la Nouvelle Vague, qui a noyé la culture du récit dans notre beau pays. Voilà en substance le diagnostic offert par Laurent Storch, ex-directeur des programmes de TF1, désormais en charge des séries de la chaîne via TF1 Productions, dans une interview à TéléObs Ciné publiée juste avant Noël. Une diversion dadaïste pour faire oublier que Joséphine, ange gardien va nous les briser jusqu’en 2014 ? 4.01.2012 les inrockuptibles 93

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Gilles Gustine/FTV

émissions du 4 au 10 janvier

L’Art à tout prix Emission présentée par Olivier Picasso et Wendy Bouchard (2 x 60 min.). Jeudi 5 janvier, 23 h 10, France 2

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ithy Panh revient à nouveau au traumatique régime des Khmers rouges au Cambodge (1975-1979). Quatre années d’enfer durant lesquelles, au nom d’un marxisme-léninisme poussé dans le rouge incandescent, un gouvernement fantôme dirigé par Pol-Pot érigea l’esclavage et l’extermination en norme. L’un des principaux agents de ce régime de terreur, Kaing Guek Eav, dit Duch, directeur d’un des plus terribles camps, le centre S-21 (auquel Rithy Panh a consacré un film), et condamné à 30 ans de prison en 2010, témoigne face caméra et tente de se justifier. Le film fait alterner ses confessions – entre autocritique, justification et dénégation – avec des séquences où des Cambodgiens miment des scènes de torture et de répression. Regardant le petit homme qui martèle qu’il est un intellectuel, qu’il ne s’est pas sali les mains, qu’il avait peur pour sa vie et n’a pas osé désobéir, qu’il regrette ses crimes mais qu’il n’est pas responsable, qu’il a toujours aimé le travail bien fait, on ne peut s’empêcher de penser au procès d’Eichmann à Jérusalem. Les Khmers rouges étaient peut-être plus bordéliques que les nazis, ils avaient des motivations différentes, mais pensaient comme eux atteindre leur idéal par le massacre. Duch compulse constamment d’anciens registres, où l’on voit comment cet ancien prof décidait du sort d’un individu par une annotation en rouge (genre : “A réduire en poussière”). Cela en dit long sur cette machine bureaucratique de la mort. Duch n’en est pas fier, mais ne se sent pas complètement coupable. Il prie en pensant que Jésus l’absoudra. Edifiant. Outre ce film, Rithy Panh publie aussi un livre, L’Elimination (Grasset). Vincent Ostria

Duch, le maître des forges de l’enfer. Documentaire de Rithy Panh. Lundi 9 janvier, 23 h, France 3. Sortie en salle le 18 janvier

JMD

Dimanche 8 janvier. France 2, 00 h 10

Histoire du Grec, organe parallèle de financement du court métrage Tout sur le Grec, Groupe de recherches et d’essais cinématographiques fondé en 1969 par Pierre Braunberger, Anatole Dauman et Jean Rouch. De nombreux cinéastes – Alain Guiraudie, Mathieu Amalric, Xavier Beauvois, qui témoignent ici –, ont fait leurs premiers pas grâce à cet organisme parallèle au CNC. On peut en voir des extraits et, in extenso, les derniers films subventionnés, qui fondent leur invention sur des moyens réduits, tels ceux, prometteurs, de notre collaborateur Jacky Goldberg (photo), ou de Clément Cogitore. Dommage que le Grec n’aide pas les longs métrages. V. O.

Abbas/Magnum Photos

Duch, tortionnaire khmer rouge, incarnation de la banalité du mal.

Morceaux choisis – hommage au Grec

Mona Ozouf, femme des Lumières Documentaire de Juliette Senik. Vendredi 6 janvier, 21 h 30, France 5

In Loving Memory de Jacky Goldberg

la mort est un maître du Cambodge

Qui gagnera le prestigieux prix Marcel Duchamp ? L’art contemporain, si rare à la télé, devient le temps d’une soirée la matière d’une émission de téléréalité, scénarisée autour d’un suspense insoutenable : qui remportera le prix Marcel Duchamp parmi les quatre candidats en lice, Mircea Cantor, Samuel Rousseau, Damien Cabanes et Guillaume Leblon ? Au terme des deux heures du feuilleton, le lauréat sera finalement révélé (ouf !). Pourtant, derrière l’artifice un peu niais du dispositif, l’émission propose de nombreux reportages sur le travail des artistes, filmés dans leur atelier et, au-delà, sur la question du marché, des galeristes… Une manière en fin de compte assez claire et pédagogique d’évoquer l’art d’aujourd’hui.

Rencontre avec une historienne singulière. Auteure du récent La Cause des livres, Mona Ozouf a marqué l’historiographie avec le Dictionnaire critique de la Révolution française, dirigé avec François Furet, mais aussi avec La République des instituteurs, écrit avec son mari Jacques Ozouf. L’école, la Révolution, revisitées d’un regard plus nuancé, démythifié et moins idéologique : c’est autour de ces sujets que cette fille d’instituteurs, devenue normalienne, s’est concentrée toute sa vie. Devant la caméra de Juliette Senik, qui la filme sur ses terres bretonnes, elle revient sur son parcours, confie à Pierre Nora son refus des rituels académiques et évoque ses différends avec les féministes radicales, qui dénoncèrent Les Mots des femmes : essai sur la singularité française. JMD

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Amana Creative

Les Films du Président Documentaire de Charles-Antoine de Rouvre. Jeudi 5 janvier, 19 h 45, TCM

les promesses du printemps Panorama des révolutions arabes et des actions pacifiques dans le monde. e point sur les et des réseaux sociaux tout : le désir de mouvements dans la circulation des démocratisation a du mal populaires qui ont informations et des mots à aboutir en Chine, et agité le monde arabe d’ordre des manifestants ailleurs, où rien ne bouge. en 2011. S’il est trop tôt pacifiques de la planète. Seul manque criant dans pour faire un bilan définitif Médias largement promus cette programmation : des révolutions en Tunisie, et soutenus par les la prospective. L’islam Libye, et surtout en Egypte, Etats-Unis, dont le pourrait-il être le où la violence a repris, gouvernement, si l’on grand gagnant de ces et en Syrie, où elle n’a pas en croit le reportage insurrections ? V. O. cessé, ce sont des exemples de Marie-Laure Gendre pour d’autres pays encore et Sofia Amara, offrirait Spécial investigation étranglés par des dictatures. un soutien infaillible à ces Lundi 9 janvier, à partir De tous ces reportages, rébellions, via des ONG de 22 h 30, Canal+ se dégage une constante : comme Freedom House. Tahrir 2011 Mardi 10 janvier, 22 h 45, Canal+ l’importance d’internet Mais l’activisme n’est pas

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Le président, héros du cinéma hollywoodien. Personnage central du cinéma hollywoodien, le Président américain n’a cessé depuis les années 30 d’apparaître sous les figures multiples du superhéros ou de l’antihéros. Ecrit par Jacques Braunstein et Clovis Goux, ce documentaire, nourri d’extraits de films et d’entretiens avec des politiques et des historiens, retrace la place de ce héros à géométrie variable dans l’histoire du cinéma. Depuis le film de John Ford sur Abraham Lincoln, Vers sa destinée, en 1939, jusqu’aux Pleins pouvoirs de Clint Eastwood, le Président incarne, selon les époques, la figure du protecteur de l’Amérique, de l’homme d’action ou de l’homme corrompu et pervers… Personnage de fiction, il absorbe les valeurs et les doutes d’un pays dont la machine hollywoodienne se veut le reflet. JMD

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enquête

Second Life, second souffle L’univers virtuel en 3D n’est pas mort... Pire, il bouge encore.



Le bâtiment de l’université Lyon-III où l’on peut suivre des cours de droit

econd Life ? Ça existe sonore) d’un ordinateur encore, ça ? Eh oui. lambda ne permettra pas Et selon quelques une expérience optimale. adeptes, ce serait Dommage. Mais nous voilà même encore quand même équipé d’un prometteur. Second avatar qui bouge. Sur la Life, c’est d’abord l’histoire plate-forme pour débutants, d’un grand malentendu : Welcome Island, censée lancé timidement en 2003 expliquer comment marche puis surmédiatisé la vie virtuelle, il n’y a en 2007, l’univers virtuel personne. On dirait la fin en 3D, accessible en du monde. Tant pis. téléchargement gratuit, Téléportation sur l’île était décrit comme une de l’université de Lyon, qui révolution numérique pour a investi l’an passé dans grand public en quête de vie une institution virtuelle pour parallèle. Le hic, c’est que donner des cours de droit. l’on n’a jamais vraiment su La réplique du bâtiment à quoi ça servait... Second de Lyon-III est bien là, mais Life n’est pas un jeu, car aucun signe de vie. Retour il n’y a aucun but précis. sur la plate-forme C’est plutôt, comme son d’introduction. Sursaut : nom l’indique, une seconde un personnage bouge vie. Une plate-forme bizarrement à nos côtés. virtuelle ouverte, dans C’est “Alexandra”, qui nous laquelle les utilisateurs demande par chat où elle créent des lieux, des objets, peut avoir des cheveux. Son inventent des occupations, avatar est chauve. C’est échangent des informations, une débutante, mais aussi font du commerce ou une preuve irréfutable qu’il de la politique, comme dans y a de la vie (et de l’espoir ?) la vraie vie. L’idée plaisait sur Second Life. à l’époque. Mais on n’en Alexandra fait partie entend plus parler. des 60 000 connexions Alors, mort ou pas mort ? simultanées par jour. Rien de tel que d’aller s’y Un chiffre quelque peu promener virtuellement. “Rencontre de nouveaux “les plus grandes amis cool dans Second Life” : sociétés ont profité à l’arrivé sur la page de ce laboratoire” d’accueil, le slogan vend du rêve. Inscription. Fred Cavazza, On apprend que le system consultant request (la configuration en marketing web technique graphique et

déroutant quand on sait qu’il y a 800 millions de membres actifs sur Facebook. Selon Fred Cavazza, consultant en marketing web, l’un des rares convaincus, ce chiffre de fréquentation n’est pas si mauvais. Il faut seulement resituer le débat : “Second Life est un univers de niche, explique-t-il. Pas forcément utile au grand public, mais plutôt pour des simulations en 3D à usage professionnel ou éducatif, pour du travail collaboratif à distance. On peut simuler, par exemple, une situation de travail pour savoir que faire quand quinze personnes arrivent en même temps au guichet d’une banque. Ou montrer ce qui se passe lorsqu’un bâtiment de telle ou de telle envergure prend feu.” Selon lui, il y a donc simplement méprise sur ce qu’est la plate-forme. “C’est un environnement numérique qui sert d’abord à acquérir de l’expérience dans la communication 3D. Les plus grandes sociétés (Sony, Nintendo, Microsoft) ont profité de ce laboratoire pour pouvoir lancer ellesmêmes leur propre monde virtuel.” Un précurseur, donc. Certaines entreprises et institutions persistent. Comme Second Jura, que Grégory Oudot a créé

en 2007 : le Jura reconstitué en 3D sur Second Life, avec ses rivières et ses montagnes, et des informations touristiques. Pour le conseil général du Jura, investir 100 000 euros (pour quatre ans) dans ce projet était une manière d’être identifié comme un territoire précurseur dans l’aventure des univers virtuels – le budget 2012 est pourtant menacé, preuve qu’ils n’en sont plus si sûrs. Mais pour Grégory Oudot, ce n’est pas le moment de lâcher. S’installer durablement dans Second Life lui permet de faire des recherches sur les possibilités de communiquer en 3D, ce qui pourrait bénéficier un jour aux entreprises du département. Même si, après nombre de présentations publiques, “ça n’a jamais accroché. Je crois que Second Life est trop innovant. Les gens ne mesurent pas les possibilités de communication autour d’un tel outil”. Dommage, car le monde virtuel est “enfin au point”, selon Fred Cavazza. “Ils ont fait le ménage, balayé les arnaques, ont ciblé leur offre, et entrepris une refonte technique du programme. C’est maintenant que ça pourrait marcher.” Trop tard ? Jeanne La Prairie

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in situ mieux connaître l’Afghanistan L’Asia Foundation mène chaque année de larges enquêtes auprès des Afghans pour comprendre ce qui a évolué dans leurs conditions de vie depuis que les talibans ne sont plus au pouvoir. L’application Visualizing Afghanistan permet ainsi de naviguer à travers ces données chronologiquement, par provinces et par thématiques. afghansurvey.asiafoundation.org

l’info de visu Voici un site où l’on découvre par l’image des informations décalées. Une large place est faite à la découverte d’artistes et de photographes, ainsi qu’à l’infographie. Parmi les articles les plus populaires, l’“Histoire de l’anglais en dix minutes” compile les vidéos ludico-pédagogiques mises en ligne par l’Open University. visualnews.com

le cercle des lecteurs retrouvés Non, les amateurs de littérature n’ont pas disparu avec l’arrivée du numérique ! Pour preuve, il existe des clubs de lecture en ligne, comme le Shelfari, qui appartient à Amazon. Sur ce réseau social bouquinophile, on crée sa bibliothèque virtuelle, on recommande des ouvrages à la communauté et on se lance dans des discussions enflammées (ou pas) sur sa dernière lecture via les forums. shelfari.com

deux ou trois choses

Yannick Vallet

Paysages mélancoliques et désolés, nature placide, bâtiments abandonnés… Le photoblog du photographeréalisateur-bloggeur Yannick Vallet raconte en images – les siennes ou celles des autres (de l’Américain John Baeder à Stéphane Couturier) – la fuite du temps. A ne pas rater, un très beau reportage sur le circuit de formule 1 de Reims-Gueux, fermé et inutilisé depuis 1972. yannick-v.blogspot.com

la revue du web Foreign Policy

Slate

The Economist

lieux litigieux

l’économie de la débrouille

les Français, ces feignants

En 2009, la moitié de la population active mondiale travaillait en “système D”, cette économie informelle (emplois non officiels, rémunérations au black, absence de paiement d’impôts…) qui prospère en toute illégalité . Pour les populations de nombreux pays, en particulier les contrées en développement, le “système D” s’est révélé un bien meilleur amortisseur face à la crise économique mondiale que les systèmes complexes des Etats plus centralisés et régulés. L’économie parallèle pourrait bien être l’avenir de l’homme. bit.ly/u3BkrC

Non, les Français ne sont pas forcément rétifs au travail, contrairement à une croyance populaire anglo-saxonne qui les veut paresseux. Ils sont seulement mal dirigés, affirme The Economist. Bien classés en termes de compétitivité au niveau international, les salariés français ont une vision plutôt négative de leur entreprise. Et deux salariés sur cinq ne peuvent pas supporter leur patron. Le problème français tiendrait au manque de promotion interne à l’entreprise et à sa hiérarchisation excessive. econ.st/tyDQRT

Quel point commun entre le mont du Temple de Jérusalem, les grottes d’Amarnath au Cachemire et le monastère Tawang, également en Inde ? Ces lieux religieux d’exception sont au cœur de revendications territoriales controversées. Les grottes d’Amarnath, par exemple, rassemblent chaque année des milliers de pèlerins hindous, venus voir une stalagmite de glace évoquant Shiva. Manque de bol, les grottes se trouvent en plein milieu de la zone d’insurection du Jammu-et-Cachemire, un Etat réclamé par l’Inde, le Pakistan et la Chine. bit.ly/vPNp93

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livre L’Ethique d’Alain Badiou Il m’inspire et me nourrit. Il parle de ce qui constitue les êtres humains, par opposition à l’animal : ils portent une vérité, artistique, romantique, scientifique ou poétique, et comblent un vide qui doit être comblé.

album Le Havre d’Aki Kaurismäki L’humanisme ascétique du grand Finlandais investit l’imaginaire français pour une dénonciation de la chasse aux immigrés.

Kate Bush 50 Words for Snow Source intarissable pour la pop actuelle, Kate Bush dépasse ses héritières.

La Javanaise de Jean-Nöel Liaut La vie de Toto Koopman, aventurière, mannequin, résistante et bisexuelle, figure de la Café Society dans les années 30.

Victorialand de Cocteau Twins Sans doute un de mes albums préférés. Surtout en avion. J’ai un truc : je mets des bouchons d’oreille, puis mon casque, je joue ce disque à fond, ça crée un effet qui me fait dormir comme un bébé.

film Minuit à Paris de Woody Allen Je n’en ai vu que la moitié, dans un avion. Mais j’ai complètement-à-moitié-adoré. recueilli par Thomas Burgel

A Dangerous Method de David Cronenberg Le cinéaste ausculte la libido de Jung et sa rivalité avec Freud autour d’une femme.

Hugo Cabret de Martin Scorsese La rencontre en 3D de Georges Méliès et d’un enfant tout droit sorti d’un conte de fées.

17 filles de Delphine et Muriel Coulin Un lycée perturbé par les grossesses simultanées de dix-sept élèves. Un premier film sensible.

Chairlift

(Caroline Polachek) Album Something (Columbia/Sony), à paraître en janvier

Cœur De Pirate Blonde Un deuxième album qui permet à la songwriteuse de s’inventer, avec nostalgie, un avenir radieux.

Baloji Kinshasa Succursale Un album enregistré en Afrique par le BelgoCongolais, adorateur de Ferré, Marvin Gaye ou Joy Division.

Charlotte Gainsbourg Stage Whisper Un album live généreux, qui plus est agrémenté d’enregistrements inédits.

Shotgun Stories de Jeff Nichols. Le premier coup de maître de la révélation du ciné US. Blue Valentine et Love & Secrets Deux romances avec l’ange blond Ryan Gosling. coffret Alain Cavalier Edition groupée des films d’un grand nomade du cinéma français.

Faut-il brûler Sade ? de Simone de Beauvoir Réédition de textes écrits dans les années 50 qui, à travers Sade ou la pensée de droite, abordent la question des privilèges.

Deux d’Irène Némirovsky Un roman qui dissèque la passion et sa lente décomposition.

Face à Sebald textes d’Olivier Rohe, Will Self, Susan Sontag… Dix ans après sa mort, une brillante monographie de l’écrivain de l’exil, de la destruction et de la mémoire.

Les Ignorants – Récit d’une initiation croisée d’Etienne Davodeau La restitution d’un an d’échanges avec un vigneron.

Dans la nuit la liberté nous écoute de Maximilien Le Roy La biographie d’un engagé déserteur en Indochine.

Reportages de Joe Sacco Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle La BD reportage invente un nouveau style.

La Princesse transformée en steak-frites mise en scène Frédéric Bélier-Garcia Théâtre du Rond-Point, Paris Variations drolatiques autour des contes de fées.

Salle d’attente mise en scène Krystian Lupa Théâtre de la Colline, Paris Ethnographie des marges sociales.

Les Bonnes mise en scène Jacques Vincey Théâtre du Rond-Point, Paris L’une des pièces de Genet les plus montées cette saison, avec l’immense Marilù Marini dans le rôle de Madame.

Guillaume Leblon Fondation Ricard, Paris Une expo d’atelier qui interroge l’épaisseur temporelle des œuvres.

Daphné Navarre Palais de Tokyo, Paris Une expo fantôme qui enregistre les traces des précédents accrochages.

Mathieu Kleyebe Abonnenc La Ferme du Buisson, Noisiel (77) Une mise en œuvre géniale de la philosophie postcoloniale de Frantz Fanon.

Super Mario 3D Land/Mario Kart 7 sur 3DS Une doublette d’excellents jeux du super plombier.

Uncharted 3 – L’illusion de Drake sur PS3 Possible “jeu de l’année” avec ses aventures et questions surprenantes.

The Elder Scrolls V – Skyrim sur PS3, Xbox 360 et PC Dans un univers sidérant, un jeu qui donne envie de ne jamais en sortir.

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