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No.830 du 26 octobre au 1er novembre 2011

notre histoire a M 01154 - 830 S - F: 3,90 €

25 ans

Björk Allemagne 5,10€ - Belgique 4,50€ - Canada 7,00 CAD - DOM 5,80€ - Espagne 4,80€ - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 4,80€ - Maurice Ile 6,50€ - Italie 4,80€ - Liban 12 500 LBP - Luxembourg 4,50€ - Portugal 4,80€ - Suède 56 SEK - Suisse 7,50 CHF - TOM 950 CFP

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Daft Punk nous a envoyé un gâteau

25 ans  mode d’emploi

“C’est plein d’amour et d’inspiration que Daft Punk et tous ceux – passés, présents ou futurs – de l’aventure Daft vous envoyons cette carte d’anniversaire pour vos 25 ans. Nous levons notre verre à votre santé. Tous, au magazine, vous avez de bonnes raisons d’arroser ça ! Nous espérons que vous prendrez le temps d’y repenser et aussi de fêter dignement ces vingt-cinq années de passion. Félicitations !” Daft Punk

MGMT nous a fait un dessin

Donc, notre histoire a 25 ans. Certains d’entre vous l’ont suivie depuis les débuts, beaucoup s’y sont agrégés en cours de route et d’autres, qui nous ont découverts plus récemment, ont seulement l’âge de cette histoire, voire moins. Cette histoire, c’est celle d’un journal trimestriel de rock né sous l’impulsion de quatre garçons dans le vent des années 80 et de sa pop indé alternative, et dont le regard a décrit des cercles de plus en plus larges, embrassant d’autres pratiques artistiques, puis très vite les préoccupations politiques essentielles de l’époque. Cette histoire, nous n’allons pas la redérouler ici. Un livre sort, aux éditions Flammarion, qui en redécoupe les grandes séquences, exhume des entretiens-fleuves avec des icônes chéries, des exercices d’admiration à l’égard des œuvres qui ont irrigué nos vies, fait revivre tous les emportements, engagements, enthousiasmes, du journal. Ce récit, nous avons tout de même essayé de le contracter pour n’en retenir qu’une quintessence en 25 images-souvenirs, où redéfile un peu de ce que nous avons aimé, un peu de ce que nous avons été. Mais pour l’essentiel de ce numéro, nous avons préféré le présent et le futur au passé. Quelques figures clés de notre histoire sont venues nous épauler pour comprendre les temps tumultueux qui sont les nôtres : Jacques Rancière nous éclaire sur le nouveau commencement du politique qui point à certains endroits du globe ; David Lynch s’interroge sur où va le cinéma ; Philip Roth réfléchit à comment écrire l’histoire ; Clémentine Autain et la philosophe Elsa Dorlin disent, à la lumière de l’actualité récente, l’absolue pertinence de la parole féministe… Autant de rencontres pour mieux cartographier un présent instable. Et dans vingt-cinq ans ? Qui sera là – et dans quel état ? Les Daft Punk auront-ils à nouveau l’occasion d’allumer gentiment les bougies de nos 50 ans ? Ce numéro anniversaire, nous l’avons aussi voulu ludique et prospectif. C’est donc à ce genre de devinettes que nous avons convié des musiciens, des acteurs, des écrivains, des penseurs, des cinéastes, des politiques. Chacun d’eux a dû plancher sur la façon dont il voyait le monde dans vingt-cinq ans, et, plus périlleux encore, comment il se voyait dans le monde dans vingt-cinq ans. Et vous, dans vingt-cinq ans ? Rendez-vous pris.

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No.830 du 26 octobre au 1er novembre 2011 couvertures David Lynch par Benni Valsson (2006). Morrissey par Renaud Monfourny (1991). Björk par Benni Valsson (1991). Michel Houellebecq par Renaud Monfourny (1998)

07 édito 25 ans mode d’emploi Alexandre Guirkinger

12 sept jours chrono le paperblog de la rédaction

16 événement pour la première fois, les Tunisiens ont voté librement

32

18 événement le site américain Pitchfork exporte son festival de rock indé à Paris

23

20 la courbe ça va ça vient ; billet mou

23 Hollande investi le candidat socialiste paré au combat

24 en Corrèze avec Guaino

Joël Saget/AFP

premier meeting pour la plume de Sarkozy

26 que le meilleur perde les politiques en quête de défaite

31 les Inrocks ont 25 ans

32 David Lynch

50

40 Philip Roth 46 Clémentine Autain et Elsa Dorlin 50 Joeystarr et Katerine 56 Gisèle Vienne et Dominique Gonzalez-Foerster

Geoffroy de Boismenu

32 les entretiens rencontres au long cours avec quelques figures éternelles ou émergentes

60 Jacques Rancière et Mathieu Potte-Bonneville

96 les invités 25 artistes et personnalités nous racontent comment ils imaginent les vingt-cinq années à venir

68

Nicolas Hidiroglou

68 le portfolio sélection impossible de 25 images parues dans Les Inrocks

toute la semaine

96

Philippe Garcia

Les Inrockuptibles fêtent leurs 25 ans sur les antennes de France Inter et du Mouv’

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

142 132 Les Aventures de Tintin – Le secret de la Licorne de Steven Spielberg

134 sorties L’Exercice de l’Etat, Curling, Poulet aux prunes, The Ballad of Genesis and Lady Jaye, Killer Elite, Les Marches du pouvoir

142 spécial Festival Les Inrocks Black XS Hanni El Khatib, il vient de là, il vient du blues

144 chroniques Foster The People, Laura Marling, Other Lives, Dum Dum Girls, Fránçois & The Atlas Mountains…

154 la violence du monde trois livres pour comprendre ce mal tellement humain

156 romans Christian Dior, Nick Barlay, Joyce Carol Oates, Joan Didion

160 de Kaboul à Brazzaville, le théâtre parle des femmes + actOral + Stravinski par David Lescot

162 Chloé Maillet & Louise Hervé + le Cnap expose à Lille

164 Occupy Wall Street reportage chez les indignés US

166 Orianne Garcia la cofondatrice de Caramail se raconte

168 télévision le retour du professeur Rollin

170 best-of le meilleur des dernières semaines

rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, Arnaud Aubron, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne chefs d’édition Sophie Ciaccafava, Elisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Guillemette Faure, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, G. Binet, R. Blondeau, G. de Boismenu, D. Boulard, J.-C. Bourcart, C. Bourguedieu, M.-A. Burnier, M. Camarillo, R. Dautigny, M. Despratx, A. Dubois, S. Ducros, C. Fréger, P. Garcia, J. Goldberg, A. Guirkinger, N. Hidiroglou, H. Laroche, J. Lavrador, P. Le Bruchec, N. Lecoq, T. Legrand, H. Le Tanneur, L. Mercadet, P. Messina E. Mouquet, E. Mulet, V. Ostria, E. Pailloncy, E. Philippe, M. Poussier, F. Rousseau, P. Sourd, B. Valsson, L. Vasconi, R. Waks, M. Zoppellaro lesinrocks.com rédacteur en chef Arnaud Aubron directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Camille Polloni, Thomas Burgel (musique) éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigail Ainouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Naïri Sarkis photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Amélie Modenese, Jérémy Davis, Thi-bao Hoang conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit publicité publicité culturelle, directeur Olivier Borderie (livres, arts/ scènes) tél. 01 42 44 18 12, assisté de Paul-Boris Bouzin tél. 01 42 44 18 13 Cécile Revenu (musiques) tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17 coordinatrice Evelyne Morlot tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 16 67 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 19 98 directeur et directrice de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94, Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web, directeur de clientèle Nicolas Zeitoun tél. 01 42 44 16 69 chef de publicité junior Chloé Aron coordinateur Guillaume Farez tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 coordinatrice Sarah Carrier tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Elisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistante promotion marketing Margaux Scherrer tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement DIP les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement france 46 numéros : 98 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 2 211 059,61 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général David Kessler directeur général adjoint Stéphane Laugier assistante du directeur général Valérie Imbert directeur administratif et financier Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2011 directeur de la publication David Kessler © les inrockuptibles 2011 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages Belgique et Suisse jeté dans l’édition vente au numéro Belgique et Suisse ; un supplément 16 pages “Tourisme” jeté dans l’édition générale.

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7 jours chrono le paperblog de la rédaction

le mot

[victoire à Renaud Monfourny

la Pyrrhus]

“La victoire de la gauche molle risque d’être une victoire à la Pyrrhus !”, s’est exclamé Laurent Wauquiez, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, pour se rassurer devant la désignation de François Hollande. “Victoire à la Pyrrhus !”, “Victoire à la Pyrrhus !”, répètent quelques chefs de l’UMP tout contents d’étaler une culture latine usurpée. L’expression présente deux difficultés majeures. D’abord, c’est une mine de fautes d’orthographe : y a-t-il bien deux r, un h ou pas, faut-il mettre un i ou un y ? Ensuite, comme d’ordinaire on ignore tout de ce Pyrrhus-là, on prend la formule dans un autre sens que le sien. A l’inverse de ce que croient nos hommes politiques, Pyrrhus n’était pas un général qui gagnait des batailles sans lendemain mais un roi d’Epire (le sud de l’Albanie) qui remporta deux victoires écrasantes sur les Romains, mais effroyablement sanglantes. Pour l’instant, François Hollande n’a remporté qu’une victoire, et si peu sanglante. En revanche, la prise de Syrte en Libye, qui coûta de nombreux morts, est une victoire à la Pyrrhus.

Dima Korotayev/Reuters

Francis le Gaucher

New Order, le retour Mardi 18 au Bataclan, à Paris, reformation de New Order. La salle ressemble à un pub anglais : les deux tiers du public ont fait le voyage depuis Manchester. Sans Peter Hook, trop occupé à reprendre Joy Division, le line-up d’origine joue ses titres les plus sombres tandis que des clips de l’époque défilent. Les Mancuniens se lancent ensuite dans une entreprise de restauration de l’Haçienda : True Faith, 586, Temptation se succèdent, la foule bondit aux premières notes de Blue Monday et le cœur se serre sur Love Will Tear Us Apart. “C’était fantastique. Si le public n’avait pas été aussi enthousiaste, on se serait autant amusés et on lui aurait dit d’aller se faire foutre”, déclare Bernard Sumner dans les loges. Stone Roses, le retour (aussi) Deux concerts au Heaton Park de Manchester les 29 et 30 juin 2012 et une tournée mondiale à venir : voilà ce que les Stone Roses annoncent lors d’une conférence de presse le 18, à Londres. “C’est une résurrection en live à laquelle vous êtes tous invités”, fanfaronne Ian Brown avant d’ajouter qu’un retour en studio est envisageable mais pas certain. krok mort Branle-bas de combat, le krokodil pointerait ses crocs aux portes de l’Europe. Le krokodil, ou désomorphine, nouvelle drogue du pauvre en provenance de Russie, tire son nom des abcès que la dope laisse sur la peau de ceux qui se l’injectent. D’après plusieurs médias (Pravda, Bild, Figaro, etc.), on en meurt au bout d’un an si l’on n’est pas amputé avant. Un discours alarmiste déjà tenu mot pour mot lors de l’apparition du crack, de la methamphétamine et de l’oxidado. Quant au déferlement du krokodil sur l’Europe, il est tout relatif : quatre cas suspects en Allemagne.

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Courtesy Galerie GP & N Vallois et Centre d'art le L.A.I.T., photo Phoebe Meyer

l’image

Mauricio Lima/The New York Times/REDUX/RÉA

enfant de Puteaux, bande de canards Mercredi 19 : mise en cause dans une affaire de pots-de-vin révélée par le Canard enchaîné, Joëlle Ceccaldi-Raynaud, maire de Puteaux (UMP) et ex-collaboratrice de Nicolas Sarkozy, se tire une balle dans le pied en faisant racheter par son équipe municipale tous les exemplaires de l’hebdo distribués dans sa ville (au nombre de 600). Comme de juste, la manœuvre s’ébruite et l’opération discrétion foire. Ce n’est pas une première, rappelle le palmipède. Plus inhabituel, plusieurs kiosquiers refusent, par peur, d’être réapprovisionnés. L’opposition locale lance l’opération “Offrez un Canard” aux Putéoliens (on dit comme ça). le marathon Fiac Boostée par le succès d’une Fiac resserrée sous la nef du Grand Palais, la scène artistique parisienne a été au diapason pendant cinq jours : multipliant les rendez-vous nocturnes (ouvertures des galeries jusqu’à 22 h le jeudi 20), les vernissages pointus (aux Beaux-Arts, à la Maison rouge ou au MacVal) et les fêtes (dont l’indétrônable Bal jaune organisé au palais de Chaillot avec un bar designé par Mathieu Mercier, DJ Madeon en guest et la remise du prix Ricard à Adrien Missika). Cette 38e édition a fait un carton plein dès le mercredi. Parmi les pièces remarquées : le travail de la jeune Helen Marten chez Johann König qui a reçu le prix Lafayette 2011, la sculpture de Pilar Albarracin (photo) chez Georges Philippe et Nathalie Vallois, Tatiana Trouvé chez Perrotin, le Palestinien Khaled Jarrar chez Polaris ou l’installation de Mircea Cantor chez Yvon Lambert qui a décroché le prix Marcel-Duchamp.

Kadhafi mort en direct

Les dernières images du tyran le jour de sa disparition soulèvent un débat. Fallait-il les diffuser ? Invisible malgré plusieurs mois de traque intense, Mouammar Kadhafi a fait son ultime apparition sur nos écrans jeudi dernier, le visage ensanglanté et tuméfié. Le colonel libyen est mort peu de temps après sa capture dans sa ville natale de Syrte par des forces du Conseil national de transition (CNT). D’une rare violence, les photos et les vidéos de sa mort ont rapidement circulé sur le web. Alors que les circonstances de sa mort demeurent mystérieuses, la diffusion des images de sa chute font débat et rappellent étrangement celles d’un Hosni Moubarak alité lors de son procès ou d’un Saddam Hussein exécuté de manière expéditive. En voulant déboulonner la statue de ces autocrates, les peuples libérés n’entretiennent-ils pas celle du martyr ?

ETA, l’adieu aux armes Jeudi 20 : l’organisation séparatiste basque déclare la fin de l’action armée. Depuis sa création en 1959, l’ETA a causé la mort de plus de 800 personnes. Son premier attentat, sous Franco, remonte à 1968. Décision saluée par la gauche indépendantiste basque qui précise que cela ne signifie pas la fin du combat politique. Côté associations de victimes, on prend la nouvelle avec prudence, on réclame la dissolution de l’organisation et qu’elle rende ses armes. 26.10.2011 les inrockuptibles 13

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le moment Shit Christ et cathos fachos

Emilie Bessard

Un vieillard incontinent se vide de sa merde durant cinquante minutes face au portrait du Christ, le Salvator Mundi peint au XVe siècle par Antonello de Messine. Après le Piss Christ d’Andres Serrano attaqué au marteau chez Yvon Lambert en Avignon cet été, c’est Romeo Castellucci qui a été victime des cathos d’extrême droite au Théâtre de la Ville à Paris. La première de Sur le concept du visage du fils de Dieu a été transformée en foire d’empoigne dans un théâtre devenu citadelle assiégée et gardé par quatre cars de police. A l’extérieur et aux cris de “la culture c’est sacré, on ne laissera rien passer”, un commando de l’Action française fait le coup de poing avec les policiers, arrose la foule de lacrymos et tente de s’enchaîner aux portes. A l’intérieur, une dizaine de perturbateurs propres sur eux, pour la plupart membres du mouvement nationaliste Renouveau français, se sont mêlés au public. Après cinq minutes de spectacle, ils occupent le plateau, déploient une banderole contre la “christianophobie”, puis s’agenouillent et chantent des cantiques. La salle les hue. Au bout d’une demi-heure, la police les éjecte sans violence. Au final la représentation a lieu et des tonnerres d’applaudissements saluent l’équipe de Romeo Castellucci.

Aris Messinis/AFP

A Paris, des fondamentalistes chrétiens sabotent la pièce de Romeo Castellucci.

Manifestation à Athènes, le 20 octobre

une crise sans fin Jeudi 20 : au Parlement grec, la majorité socialiste adopte un nouveau plan d’austérité, condition imposée par le FMI pour verser 8 milliards d’aide. Troisième tour de vis en dix-huit mois. Licenciements, baisses de salaires, augmentations d’impôts. Une rigueur qui enfonce le pays dans une crise sans fin. Des affrontements éclatent devant le Parlement assiégé. Un syndicaliste meurt d’une crise cardiaque après des jets de lacrymo. Le dernier rempart du régime, la police anti-émeute, tient toujours. Jusqu’à quand ? un point rétrospectif Jeudi 20 : la start-up américaine Lytro annonce la sortie d’un appareil photo, le Lytro, qui fait la mise au point après la photo. Comment ça marche, à quoi ça sert, etc. : sur lytro.com. eRéputation Deux agences, Zen Réputation et Smiling People, ont mesuré sur internet le rayonnement des artistes contemporains. Baromètre complexe, qui place Space Invader et Sophie Calle en tête des Français. Au niveau mondial, le podium revient à Damien Hirst, Jasper Johns et Jeff Koons. Un top étonnant puisqu’il a exclu Banksy, évident premier, des choix potentiels. pas de porno pour les Britons Après avoir imposé à quatre FAI britanniques de bloquer l’accès aux films porno sur internet, le gouvernement Cameron s’est encore illustré dans sa croisade contre le cul. Cette fois-ci par l’intermédiaire du comité de censure du pays (BBFC), qui interdit de diffuser le premier film de l’Américain Adam Rehmeier, The Bunny Game, jugé “sadique” et “risqué”. deux acquittés Après trois semaines de procès, la cour d’assises des Hauts-de-Seine, qui rejugeait les tireurs présumés des émeutes de Villiers-le-Bel en 2007, a rendu son verdict vendredi 21. Sur cinq accusés : deux acquittés et une peine réduite pour un autre.Les deux derniers, les frères Kamara, sont condamnés à douze et quinze ans de prison. Le public fond en larmes, partagé entre soulagement pour les acquittements et tristesse. Devant le tribunal de Nanterre, un proche des libérés pose à terre un sac avec des affaires : “Je l’avais préparé pour rien.” L. M., G. S. et B. Z. avec la rédaction

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“moi aussi, j’ai voté pour eux” Le 23 octobre, en Tunisie, le parti islamiste Ennahda est arrivé en tête des premières élections libres depuis la chute de Ben Ali. Reportage dans le village de Salakta.



l est 1 heure du matin et dans l’école primaire de Salakta, village situé a 45 kilomètres au sud de Monastir, chacun cherche un moyen de ne pas céder à la fatigue. La directrice du bureau, arrivée sur place dix-neuf heures plus tôt, distribue des bonbons à l’assistance. Ses adjoints tirent sur leurs cigarettes, se dégourdissent les jambes quelques instants, puis finissent par reprendre le dépouillement des bulletins. Il n’en reste plus qu’une centaine et le suspense est inexistant. “Ennahda”, ne cesse de répéter le membre du bureau en charge de les déchiffrer. Au bout du compte, sur 808 bulletins de vote, le parti islamiste totalisera 202 voix, bien plus que les 119 de la liste Initiative menée par un ancien ministre, ou les 91 voix de l’Eveil, la seule liste dirigée par une femme à Salakta. Avec 25 % des voix, Ennahda (la “Renaissance” en arabe) l’emporte aisément, comme il semble en passe de le faire au niveau national (lundi à 16 heures, les résultats nationaux n’étaient pas confirmés). Le parti islamiste devrait être en position de force dans l’Assemblée constituante, chargée de rédiger la nouvelle Constitution du pays. Pourtant, le représentant du parti à Salakta ne fanfaronne pas : “On s’attendait à ce genre de résultat. Ces dernières semaines, nous avons beaucoup parlé aux gens, nous leur avons expliqué notre programme.” Mieux organisé que les autres partis, mieux doté aussi, Ennahda a multiplié les porteà-porte, distribué des tracts. De mystérieux SMS anonymes appelant à voter Ennahda sont aussi parvenus à de nombreux électeurs. On dit même que le parti a promis de l’argent, ou des biens en nature, par exemple un mouton pour la fête religieuse de l’Aïd, à ceux qui ramèneraient une photo de leur bulletin dûment rempli. “C’est faux, je peux vous le dire, croyez-moi”, rétorque l’homme d’Ennahda. Mais, par mesure de sécurité, les votants doivent tout de même laisser les téléphones portables, surtout s’ils sont équipés d’un appareil photo, à l’entrée du bureau de vote. On n’est jamais trop prudent. Chacun se soumet tranquillement à la procédure. Même s’il faut faire la queue deux heures sous le soleil, les habitants de Salakta sont venus en masse (au final, 86 % de participation) et ils s’amusent, rigolent. Afin d’éviter tout risque de double vote, ils plongent leur doigt dans du nitrate d’argent, qui restera comme une tache d’encre indélébile pendant trois jours. Puis il leur faut passer derrière l’isoloir, avant de mettre une croix en face de la liste de leur choix.

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“il faut être fou pour voter pour ces gens-là”, dit une jeune femme en sortant du bureau de vote Cinquante-trois sont en compétition ici, et la tâche n’est pas aisée. Les plus vieux, souvent analphabètes, s’y perdent. Heureusement, des logos symbolisent chacun des partis (paire de lunettes pour l’un, aigle, fourmi ou chameau). Ennahda a choisi une colombe, les ailes évidemment grandes ouvertes. Camel, un pêcheur de 57 ans, a mis sa croix juste à côté de celle-ci. “La Tunisie est islamiste, c’est comme ça !”, martèle-t-il, à la sortie du bureau de vote. Hagmi, 25 ans, casquette américaine sur le crâne, le suit à quelques minutes. Il rechigne d’abord à dévoiler son vote, puis, un peu à l’écart, lâche : “Oui, moi aussi, j’ai voté pour eux, l’islam aide les gens, aime les gens. Beaucoup de choses se sont passées ces derniers mois, des choses formidables, mais la Tunisie a besoin d’une autorité pour rester dans le droit chemin. Les gens d’Ennahda ne sont pas des extrémistes.” Il sourit, semble parfaitement sincère. “Si j’avais un doute sur le fait qu’Ennahda soit un parti violent, dangereux, je n’aurais pas voté pour lui, je vous le promets.”

Ces dernières semaines, les dirigeants d’Ennahda se sont évertués à rassurer sur leurs intentions, se présentant davantage comme un parti conservateur qu’islamiste. “Nous œuvrons à préserver les acquis de la femme et à dynamiser son rôle dans les différents domaines, ainsi qu’à protéger sa liberté contre toute imposition de style vestimentaire”, ont-ils notamment formulé dans leur programme, dans une référence claire au voile. Secrétaire général du parti à Carthage, Samir Laouini assure lui : “Nous avons été tant persécutés que nous ne pouvons être que contre la violence.” Dans le bureau de Salakta, le représentant d’Ennahda, fin collier de barbe blanche sur le visage, va exactement dans le même sens. D’une voix basse, il susurre presque : “Nous voulons le bien des Tunisiens, des hommes comme des femmes.” Mais le discours officiel ne convient pas à tout le monde. A Salakta comme ailleurs, beaucoup sont venus voter contre Ennahda. “Ce sont des arriérés, des barbares barbus, dit un homme d’une

quarantaine d’années. Ma femme n’a jamais porté le voile et ne le portera jamais. Mes filles non plus. Les femmes doivent avoir plus de libertés, elles doivent se libérer de l’autorité masculine. Avec Ennahda, nous allons faire un grand pas en arrière.” Une demi-heure plus tard, une jeune femme de 33 ans, non voilée et vêtue d’un tailleur noir, sort à son tour du bureau de vote. Elle vient de voter pour le parti de Moncef Marzouki, très à gauche dans le tout nouvel échiquier politique tunisien, mais c’est d’Ennahda dont elle a envie de parler. “Il faut être fou pour voter pour ces gens-là, dit-elle. Je ne comprends pas. Nous avons faim de liberté après des décennies de dictature, et voilà que l’on revote pour un parti qui va nous ôter des libertés, imposer le port du voile, demander aux femmes de rester à la maison, aux jeunes filles de ne plus aller à l’école… C’est incompréhensible pour moi.” Elle promet : “S’ils font n’importe quoi, nous redescendrons dans la rue.” En guise de preuve, elle finit par tendre son doigt noir en l’air. Marc Beaugé photo Sébastien Filosa

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D.L. Anderson 2011

Bon Iver en concert auP itchfork MusicF estival ce week-end

made in indie Depuis 1996, le site Pitchfork expose la scène rock indépendante. Fort de son succès, il exporte son festival à Paris ce week-end avec une affiche de rêve : Bon Iver, Aphex Twin, Lykke Li, Washed Out…

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n quinze ans, le site internet américain Pitchfork Media s’est imposé comme le magazine de référence pour le public indie-rock, avec plus de 12 millions de visiteurs et 30 millions de pages vues chaque mois. Il y a cinq ans, porté par son succès, le site lançait son festival de musique à Chicago. Pour la première fois, il pose ses valises à Paris. Les 28 et 29 octobre, la Grande Halle de La Villette accueille Aphex Twin, Lykke Li, Bon Iver, Washed Out, Real Estate, Wild Beasts, Mondkopf… Intitulé Pitchfork Music Festival et organisé en collaboration avec Super !, l’agence artistique française, productrice de concerts (elle supervise les tournées de The xx ou Animal Collective), l’événement affiche complet. “Nous avons voulu organiser le festival à Paris car nous avons un lectorat très important en France, explique Ryan Schreiber, fondateur de Pitchfork. Par ailleurs, on suit de près la scène française, avec des groupes comme M83 qui bénéficient d’une grande notoriété aux Etats-Unis.”

“nous ne sommes pas là pour les artistes, mais pour guider les lecteurs”

Lorsque Ryan Schreiber fonde Pitchfork en 1996 dans sa petite chambre de Minneapolis, les ambitions sont modestes. “J’avais 19 ans, je travaillais chez un disquaire. Je voulais créer un site qui mettrait en avant la scène indépendante, que je trouvais négligée par les médias nationaux. Je lisais des fanzines, j’écoutais des radios étudiantes comme Kuom.” Pour des raisons de coût, le jeune homme préfère le web au papier. “Je n’avais pas d’argent pour créer un magazine et j’ai compris que je pourrais ainsi toucher des personnes aux quatre coins du monde. Par ailleurs, le web, avec ses mises à jour rapides, permet d’exposer des artistes méconnus. On peut accorder à de petits groupes comme Real Estate le même traitement que celui que les médias nationaux vont offrir à Radiohead ou Coldplay.” Trois ans après la création du site, Schreiber déménage à Chicago, attiré par la scène rock de Tortoise et Jim O’Rourke. Avec ses chroniques, ses news et ses portraits d’artistes émergents, le site participe bientôt au développement de groupes comme Arcade Fire, Clap Your Hands Say Yeah ou Broken Social Scene. Aujourd’hui, l’entreprise réunit une vingtaine de journalistes salariés, répartis entre les bureaux de Chicago et New York,

auxquels il faut ajouter des dizaines de collaborateurs pigistes à travers le monde. Le succès de Pitchfork est tel qu’on lui reproche parfois ses notations sévères. Après avoir obtenu de sa rédaction un zéro pointé (sur dix), un album de Travis Morrison aurait ainsi vu ses ventes d’albums s’écrouler et ses singles retirés des playlists des radios universitaires. “Ce qui déconcerte les artistes, c’est qu’on peut leur donner une super note un jour et les démonter sur l’album suivant. Peu importe. Nous ne sommes pas là pour eux, mais pour guider les lecteurs. Inversement, on ne va pas revendiquer le succès des artistes soutenus : Pitchfork peut simplement servir d’accélérateur. Les groupes auraient marché sans nous au final.” Signe d’une évolution éditoriale du site ou conséquence de son succès, Pitchfork ne se cantonne aujourd’hui plus à la scène indie-rock de ses débuts mais s’ouvre aux artistes mainstream. Les colosses Kanye West ou Drake y côtoient désormais les plus confidentiels Cut Copy ou Stornoway. Que les puristes indie se rassurent : c’est cette seconde famille que le festival a choisi de mettre en avant. Johanna Seban Pitchfork Music Festival les 28 et 29 octobre à la Grande Halle de La Villette (Paris XIXe), www.pitchforkmusicfestival.fr

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M83

retour de hype

“quoi ? Dominique de Villepin a pécho Lady Gaga ?”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

la maire de Puteaux

“comment devenir un ninja gratuitement ?”

les gens écrasés “mais Colonel Reyel il est pas mort lui, hein ?”

la journée de la gentillesse

Michel Sardou à gauche

la raclette la fille de Calvin Klein

“y paraît qu’y a un atelier dread à Occupy La Défense”

Van Gogh assassiné “quand je rentre je me couche. Trop épuisé. Avec toi ?”

La fille de Calvin Klein Cette semaine est ressortie dans la presse l’émouvant témoignage de la fille de Calvin Klein se plaignant de devoir lire le nom de son papa sur les slips des garçons du monde entier. Van Gogh assassiné Deux auteurs américains affirment que Van Gogh ne s’est pas suicidé mais a été tué accidentellement par des adolescents.

I-Télé

les étudiants étrangers en France

Comment devenir un ninja gratuitement ? Après le blog “où l’on peut lire des recherches internet qui ont toutes été authentiquement tapées un jour”, voici venu le livre à acheter sur www.brain-magazine.com. Leonard Cohen Huit ans après Dear Heather, Leonard Cohen devrait sortir un nouvel album en 2012. Intitulé Old Ideas, il contiendra dix chansons inédites. D. L.

billet mou

 C

Leonard Cohen

her François Hollande, Bon c’est notre anniv, on dégaine 25 bougies et moi je range (provisoirement) mon système d’allumage. Le billet dur se fait billet mou en ton honneur François, tout mou tout doux avec des petites blagues sympas. Toi et moi on est comme deux Gibis au pays des Shadoks, il n’y a que du love entre nous. Au fait, je te dois cet aveu, je n’ai pas voté pour toi à la primaire. Je n’ai pas voté du tout, car comme Jean-Michel Aphatie (for the devil) et Audrey Pulvar, je tiens à conserver mon libre arbitre de journaliste. Non je déconne, je n’ai pas voté pour raisons techniques. Sinon j’aurais voté pour toi des deux mains, et dès demain je voterai pour toi, au premier et au second tour, et en 2017 aussi pour ta réélection, et en 2022 je militerai pour que tu rempiles auprès de ton ministre de la Culture

(Benjamin Biolay). En vrai, tu es mon rêve, mon désir d’avenir, Monsieur Normal, Mister Ordinary comme on dit chez les Gibis. J’ai une sincère affection pour ta pomme joviale depuis ces photos où on te voyait sur un bateau – oh, pas un yacht, un rafiot normal – en train de réviser L’Histoire de France pour les nuls. Avoue que c’est cocasse : dans l’édition mise à jour, y aura ta trombine ! “Monsieur Normal, septième président de la Ve République. A succédé à Casse-toi pauv’ con. Meilleur imitateur de François Mitterrand depuis Jean Roucas. A redonné tout son sens au terme régime présidentiel.” OK, je vends un peu la peau de Mélenchon avant de l’avoir tué, les jeux sont loin d’être faits et le cimetière des ambitions élyséennes est rempli de Barre, de Balladur et de Jospin qui se virent trop beaux trop tôt. T’as vu, je parle comme Christophe Barbier, le rasoir multilame de l’analyse d’urne. Bon, je ne te propose pas une part de gâteau, mais tu permets qu’on s’embrasse ? Christophe Conte

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édito

Joël Saget/AFP

DSK, le PS l’a échappé belle !

Hollande prêt… à trancher Le candidat socialiste prépare programme et campagne en se donnant du temps avant d’affronter Nicolas Sarkozy.

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ous sommes aujourd’hui dans le combat.” François Hollande a vite refermé le livre de la primaire, cette petite guerre entre amis, pour se concentrer sur le choc qui, il l’espère, l’opposera à Nicolas Sarkozy au printemps 2012. En lançant sa campagne, samedi, le candidat socialiste a testé quelques armes. La mise en cause du bilan du président sortant, de l’échec économique aux “miasmes de la françafrique”, la pique sur le slogan vedette de 2007 quand Nicolas Sarkozy demandait aux Français “de travailler plus pour gagner plus”. “Il aura été le Président de ceux qui gagnent plus sans travailler”, a lancé François Hollande. Le discours du désormais candidat officiel du PS a quelque peu changé. Samedi dernier, il n’a même pas prononcé le terme de “contrat de génération”, sa mesure phare pendant

la primaire. Sont-ce les prémices d’une transformation du programme ? Il lui faut s’affranchir du projet du PS, adopté en mai dernier et rattrapé par le rebond estival de la crise financière. Le temps du programme, de la “plate-forme présidentielle”, viendra sans doute en janvier. Car François Hollande ne veut pas s’épuiser dans une course où il serait le seul à sprinter. L’entrée en campagne de Nicolas Sarkozy est prévue au plus tôt en février. François Hollande doit aussi reprendre la main dans les discussions avec les écologistes, peu enclins à reconnaître une hégémonie du PS. Cécile Duflot et Eva Joly ont déjà prévenu le socialiste : il peut y avoir compromis comme il peut y avoir désaccord. La sortie du nucléaire n’est pas négociable. L’union aussi est un combat. Hélène Fontanaud

Les socialistes sont un peu comme un camionneur qui, juste après être passé avec son 15-tonnes sur un pont, se retourne et s’aperçoit que le pont s’est écroulé. Le PS est passé, de justesse, mais Dominique Strauss-Kahn s’est effondré et les dégâts sont beaucoup plus graves que prévu. Pour l’instant davantage pour l’ancien patron du FMI que pour les socialistes qui ont réussi à faire disparaître leur ancien héros de leurs radars. Lors de la cérémonie d’investiture à la halle Freyssinet à Paris, le nom même de Dominique Strauss-Kahn n’a été prononcé dans aucun des discours… Dans ses interventions publiques, François Hollande est celui qui s’était montré, avec Arnaud Montebourg, le moins amical avec l’ancien patron du FMI. Ses mots pour saluer son retour à Paris étaient mesurés au cordeau. Hollande avait raison. Au vu de ce que l’on apprend tous les jours sur l’ex-futur probable président de la République, concernant son utilisation assidue et très organisée de la prostitution de haut vol, on se dit que le PS est passé très près de la catastrophe politique. On peut s’essayer à ce petit jeu auquel se livrent avec un effroi rétrospectif tous les socialistes en ce moment. Imaginons que le 14 mai n’ait pas eu lieu… que rien ne se soit passé dans la suite 2806 du Sofitel de New York… DSK serait revenu en France, aurait peut-être remporté la compétition de la primaire. Il aurait dû prononcer son discours d’investiture juste avant d’être convoqué par la justice dans l’affaire de proxénétisme au Carlton de Lille. Ouf !

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la petite entreprise de Guaino Le jour de l’investiture de François Hollande, Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy, a tenu son premier meeting. En Corrèze. Un symbole pour cet homme de l’ombre qui veut goûter à la lumière.

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e sens bien cette campagne”, répète, avec un sourire appuyé, Henri Guaino venu en Corrèze, terre électorale de François Hollande, et plus précisément à Egletons, canton tenu par la droite et où Jacques Chirac avait lancé un appel au rassemblement, prélude à la création du RPR, il y a trente-cinq ans. Par “campagne”, il entend la présidentielle qui s’annonce, car pour le reste, de la terre corrézienne, il n’a rien vu. Arrivé le samedi 22 octobre à 11 heures par avion, il enchaîne visite au maire au pas de charge, meeting de cinquante minutes, buffet républicain d’une heure, et à 14 heures, le voilà reparti. La réunion publique a d’ailleurs été calée dans la matinée, pour coller “aux disponibilités” et “au train de retour” du conseiller du Président, explique avec amabilité Claude Nougein, président de l’association Corrèze demain, une association d’élus “qui ne sont pas de gauche”. Du coin donc, Henri Guaino n’aura rien vu. Juste la grande avenue du Général-deGaulle qu’il traverse pour rejoindre l’espace Ventadour, où l’attendent trois cent cinquante personnes, mais sur laquelle il prend le temps de s’arrêter dix bonnes minutes pour répondre avec gourmandise aux médias. A tel point qu’il provoque un embouteillage. Du jamais vu à Egletons où il n’y a même pas de feu rouge. Fierté du maire ! Qui pour l’heure se transforme en flic pour fluidifier la circulation. Henri Guaino, lui, répond encore et toujours aux questions. On connaissait les bons clients de la presse. Lui, les surpasse. Venu exprès sur les terres de François Hollande ? “C’est un choix délibéré, pas un choix au hasard”, répond Henri Guaino aux caméras. Venu exprès en ce jour d’investiture du PS ? “Oui, la majorité a besoin de se faire entendre, d’occuper le terrain.” Drôle de personnage. Il a l’habileté du conseiller élyséen rompu au

fonctionnement des médias. Il a l’aplomb de celui qui se retourne pour donner sa veste et finit par se raviser faute de trouver quelqu’un pour l’attraper comme il en a l’habitude. Mais il a la timidité du petit nouveau qui débarque dans l’arène politique, encore malhabile quand les huiles locales l’accueillent. “Bonjour, ça va ? C’est une belle journée”, répond-il avant de rougir quand des militantes le pressent pour être prises en photo avec lui. Les militants justement… car les habitants du cru, il n’en aura pas vu. Ceux qui sont présents sont venus “par convocation”, comme l’explique Lucien Borsier, élu du canton d’Uzerche. Entendre par là une invitation de l’UMP de la Corrèze, associée à Corrèze demain et à Fidélité gaulliste. Chacun a reçu son petit carton d’invitation blanc bristol. Un public acquis à la cause, en somme. Qui le regarde et l’écoute religieusement “après cette période de trop-plein de François Hollande et de la primaire du PS, commente Claude Nougein, on se serait cru en Russie !” Le maire UMP, Michel Paillassou, embraye : “On attend qu’Henri Guaino rallume la flamme. Il fait partie de ces rares personnalités qui ont l’écoute du Président”. C’est le défi d’Henri Guaino : exister autrement qu’avec sa casquette élyséenne qui, paradoxalement, ouvre les salles et amène les honneurs. Même si certains trouvent toujours à redire. “Il y avait plus de monde pour Nicolas Sarkozy”, lâche un élu, en référence au déplacement du Président en avril. Pourtant, en ce samedi matin, jour des courses et du coiffeur pour le quidam, plusieurs centaines de personnes sont venues écouter le premier discours que Guaino, plume de Sarkozy, a écrit pour lui-même. Seize pages concentrées

en cinquante minutes, dont les treize premières centrées sur François Hollande. “L’adversaire enfin déclaré” de la droite est cité à vingt-deux reprises, au moment où il est investi par le PS à Paris. Dès lors, le discours a été mûrement réfléchi. Et retravaillé jusqu’à la dernière minute. A 7 h 15 ce samedi, soit quatre heures avant qu’il ne monte sur scène, Henri Guaino ajoute à la main, à l’encre bleue, une réponse à François Hollande qui avait déclaré que Nicolas Sarkozy achevait son mandat comme Valéry Giscard d’Estaing : “Croyez-moi, monsieur Hollande, je préfère aussi monsieur Giscard d’Estaing à Guy Mollet.” Henri Guaino n’est pas peu fier de lui. Comme ce passage sur Guy Mollet et la SFIO. “Personnage tout à fait estimable qui (…) dirigea le Parti socialiste pendant 53 ans (en fait, 23 ans – ndlr).” Un homme qui “chuta par manque d’esprit de décision et d’autorité” et qui “continua de regarder la politique comme un art du compromis”. Si la comparaison entre Hollande et Mollet n’est pas prononcée, tout est suggéré. “Ce n’est pas de ma faute si tout le monde l’a reconnu”, commente Henri Guaino. Et lâche ce bon mot en savourant son effet : “Hollande, ce n’est pas la gauche molle, c’est la gauche Mollet !” Hollande, décidément la bête noire de ce premier discours. “Cette crise, monsieur Hollande, l’avez-vous bien comprise ? En avez-vous bien saisi la nature, l’ampleur, la gravité ? (...) Avez-vous compris que c’est une crise structurelle ?” Le “avez-vous bien compris” est répété neuf fois comme pour mieux pilonner l’adversaire. Alors même si les phrases sont interrogatives, la charge en incompétence est lourde. “Qu’est-ce qu’on aurait dit si les phrases étaient affirmatives ? Je ne lui reproche pas de ne pas avoir agi, se défend Henri Guaino.

l’homme de l’écrit a du mal à passer à l’oral, les mains accrochées au pupitre, le regard baissé, collé au papier

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Henri Guaino avant son meeting à Egletons, le 22 octobre

Je reproche de faire comme si, sur les grands sujets évoqués, rien n’avait été fait !” Puis, Henri Guaino reprend sa casquette de conseiller de l’Elysée pour défendre l’action de Nicolas Sarkozy quasiment dépeint en héros, lui “qui à trois reprises a sauvé l’Europe” pendant la crise. Mazette, rien que ça ! Lyrique, Guaino poursuit : “J’ai vu le président de la République prenant chaque jour à bras-le-corps une succession de crises d’une gravité inouïe. L’histoire lui rendra justice de ce qu’il a accompli.” Mais paradoxalement, devant son auditoire si acquis, Henri Guaino défend le bilan du gouvernement avec des tournures négatives ! Il ne parle pas d’augmentation des salaires, ni des retraites mais plutôt de “la France qui n’a pas baissé les salaires, qui n’a pas baissé les pensions de retraite”. Et quand on lui fait remarquer que l’emballage marketing est loin d’être positif, Henri Guaino peine à comprendre puis lâche : “Sur la crise, le bilan est en négatif, on a empêché que ce soit pire.” Mais comme pour se justifier, pour convaincre son interlocuteur, il reprend son discours,

cherche les passages pour mieux souligner l’action du Président. Ah, ce discours qu’à la tribune il peine à lâcher pour regarder la salle ! Comme si l’homme de l’écrit avait encore du mal à passer à l’oral, les mains accrochées au pupitre, le regard baissé, collé au papier. La construction des phrases, les intonations, le rythme rappellent pourtant ceux de Malraux. Le discours des Glières en 1973 ou du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. “On me dit souvent ça, commente Henri Guaino. C’est sans doute une imprégnation. C’est l’un des plus grands orateurs français. Mais je fais du tout petit Malraux. Si j’avais son génie...” La voix de Guaino ne s’envole pas, les souffles se font rares, comme si intimidé, tel un écolier qui devant une classe doit réciter un poème, il peinait à se déployer. Et pourtant, Guaino est heureux. Heureux “de ce premier jour de campagne”, comme il l’écrit en dédicace à Victor et Etienne venus l’écouter. Heureux de signer son appel d’Egletons. “On se demande toujours si on trouve les bons mots, le bon ton, si on touche les gens.

On ne sait pas ce que va devenir cette parole jetée dans le débat public. C’est toujours un pari. Mais une campagne, ça se fait en relevant des défis, et je n’avais pas envie de la faire seulement derrière mon bureau !” Quand on lui demande quel est son objectif, une fois qu’il a pilonné Hollande et défendu Sarkozy, il explique qu’il va continuer ses déplacements. D’ici la fin de l’année, il se rendra sur les terres de Xavier Bertrand puis de Bruno Le Maire. Mais que cherche-t-il au fond ? “J’ai décidé de faire campagne, je voudrais que ce meeting soit le début d’une histoire. J’ai envie de dire les choses à ma façon et on est jamais aussi bien servi que par soi-même.” Souhaiterait-il devenir ministre comme Claude Guéant ? “Je ne me poserai de questions sur mon avenir qu’au soir de l’élection présidentielle. C’est pour moi le seul et unique combat qui compte pour l’instant.” Juste avant pourtant, devant les caméras, il avait expliqué : “Je suis provençal, j’aime la lumière, je déteste l’ombre.” Marion Mourgue photo Guillaume Binet/M.Y.O.P 26.10.2011 les inrockuptibles 25

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que le meilleur perde affaires intérieures

l’UMP en bleu de chauffe

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inalement, l’UMP ne quittera la rue La Boétie pour le 238, rue de Vaugirard (XVe arrondissement de Paris) qu’entre Noël et le jour de l’an. C’est donc avec retard que le parti présidentiel prendra possession de cet ancien garage Renault de 5 500 mètres carrés pour un coût de 40 millions d’euros, travaux inclus. La principale raison de ce retard ? Les inévitables délais toujours dépassés par les entrepreneurs. Et pourtant, l’UMP prend quelques largesses avec la législation en vigueur. Ainsi, pour cet immeuble refait par l’architecte Jean-Jacques Ory – et dont le maître d’ouvrage est Bouygues, un proche de Nicolas Sarkozy – rien n’est trop beau. Même en sous-sol. Par exemple, le chauffage des lieux à la vapeur. Une énergie propre sévèrement réglementée et demandant, notamment, des dossiers de conformité spécifiques. Au point qu’à Paris, seule une douzaine d’entreprises sont habilitées à délivrer le “certificat de conformité tuyauterie” permettant à la CPCU (la Compagnie parisienne de chauffage urbain) d’ouvrir les vannes. Mais voilà, pour un ancien impayé entre entreprises (de plusieurs dizaines de milliers d’euros), le sous-traitant en charge de ce fameux – et incontournable – certificat n’a pas délivré le document à la fin de son chantier. Histoire de faire pression sur le mauvais payeur. Mais c’était compter sans les petits arrangements entre amis de l’UMP. En fin de semaine dernière, les vannes du 238, rue de Vaugirard ont tout de même été ouvertes. Et la vapeur tant attendue par la majorité libérée. En toute illégalité.

Denis/RÉA

Denis Boulard

Le pouvoir est un effroyable fardeau ; l’opposition, une situation de rêve. L’objectif profond des hommes politiques n’est pas la victoire mais la défaite. par Michel-Antoine Burnier

Qui le premier parviendra à faire sauter la note AAA de la France ? L’actuel Président ? Les socialistes arrivant au pouvoir ? M. Sarkozy est passé à deux doigts avec la faillite de la banque Dexia, longuement mitonnée. Il avait eu recours aux mêmes méthodes que Mme Merkel appliquait à l’Europe et à l’euro : intervenir trop tard et de façon insuffisante. Là-dessus, l’agence Moody’s se propose de dégrader la note de la France dans trois mois. Trois mois, en partant de la mi-octobre, on arrive vers le 15 ou le 20 janvier, dates épatantes pour une élection présidentielle le 22 avril. M. Sarkozy prend ainsi ses précautions : en conservant la note AAA puis la laissant en héritage, il abandonnerait une arme victoricide de première qualité à la gauche si elle se retrouvait au pouvoir. Ce serait à elle, qui ne paraît pas démunie en la matière, d’organiser la dégradation et d’en subir les plus fâcheuses conséquences. Comment faire des dettes judicieusement ? On voit bien que ces temps-ci tout ramène à cette question essentielle. Avec la faillite de la banque Dexia, nous découvrons qu’en nombre des municipalités, à l’image de M. Sarkozy, ont souscrit des emprunts qui les étranglent et qu’elles ne peuvent plus rembourser. Quelle est la stratégie idéale ? Il vaut mieux emprunter dans une monnaie forte que dans une monnaie faible et dans une monnaie qui monte

plutôt que dans une monnaie qui baisse. Ces qualités poussées à l’extrême ne désignent qu’une seule devise : le franc suisse. C’est donc bien en francs suisses que, parmi d’autres, l’ancien maire de Saint-Etienne a endetté avec beaucoup d’intelligence sa commune. Il obtint même des taux flottants. Depuis le printemps dernier, le franc suisse s’est apprécié de 30 % par rapport à l’euro, les taux d’intérêt explosent. Saint-Etienne se place comme la ville la plus endettée de France. Le nouveau maire socialiste, tel un M. Papandréou, augmente les impôts et gèle le traitement des 3 500 agents municipaux qui manifestent. Bref, SaintEtienne se donne un air de petite Grèce. L’exploit paraît d’autant plus méritoire qu’il s’agit de la deuxième fois : il y a une trentaine d’années, le maire communiste de Saint-Etienne s’était déjà porté garant d’un prêt en francs suisses et avait dû le rembourser fort cher, là aussi en opprimant ses concitoyens par l’impôt. M. Sarkozy se révèle une fois de plus comme un victoricide acharné. Il fallait beaucoup de talent pour mêler à l’affaire Woerth-Bettencourt le chef du contre-espionnage, M. Squarcini, dit le Squale. C’était d’autant mieux vu qu’on retrouve le nom dudit Squale un peu partout, et jusqu’à Marseille dans les louches affaires de M. Guérini, poursuivi pour “association de malfaiteurs”. (à suivre…)

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notre histoire a 25 ans 32 les entretiens 68 le portfolio 96 les invités

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œil de Lynch Il peint, chante, compose de l’electro, fait des installations, se met au design, médite beaucoup… Et le cinéma, David ? On n’attendra pas vingt-cinq ans ! par Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne photo Alexandre Guirkinger

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ue faisait David Lynch il y a vingtcinq ans ? Il tournait Blue Velvet. Et les deux décennies et demie suivantes allaient ainsi devenir lynchiennes. Vingt-cinq ans durant lesquels Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive n’ont cessé de tramer une doublure imaginaire de notre monde. Le vocabulaire visuel du maître a infusé partout. Jusqu’à devenir pour certains la pierre philosophale du cinéma contemporain. Mais étrangement, à mesure que l’œuvre déployait ses effets, elle s’est aussi raréfiée. Seulement deux longs métrages en dix ans. Plus de film depuis cinq ans. Alors que le signifiant “David Lynch” équivaut presque (pour tout étudiant en fac de ciné ou aux beaux-arts, tout jeune cinéaste indé, tout musicien electro) à celui de “cinéma”, Lynch travaille partout sauf au cinéma. Ce mois-ci, il publie un livre (de ses peintures et dessins), sort un disque (de morceaux qu’il chante et qu’il a composés), anime une carte blanche dans un club parisien dont il a supervisé le design. C’est dans ce très beau lieu, nommé le Silencio (comme le club où les deux héroïnes de Mulholland Drive fusionnaient jusqu’aux larmes en écoutant une cover latino du Crying de Roy Orbison), que David Lynch nous a donné de ses nouvelles. Silencio, on parle.

Un livre sort, qui recueille un certain nombre de vos travaux plastiques, peintures, dessins. Toutes ces œuvres sont-elles aussi importantes pour vous que vos films ? David Lynch – Oui, absolument. Vous savez, j’ai d’abord souhaité devenir peintre. Réaliser des films s’est imposé à un moment comme une évidence, mais l’envie de peindre ne m’a jamais totalement quitté. J’ai donc continué à réaliser des tableaux. J’adore peindre. Dès que je peux libérer un peu de temps, je m’y remets. Un film représente bien sûr une entreprise beaucoup plus lourde : cela prend beaucoup plus de temps, davantage de gens y participent et cela exige une implication totale. De la préparation jusqu’au tournage, on ne peut rien faire d’autre, on ne pense à rien d’autre. Le film occupe l’esprit à temps plein. Au montage, cela commence à se desserrer un peu pour moi. Je peux commencer à penser à autre chose. La peinture est moins accaparante, même si mes dessins et mes tableaux comptent aussi beaucoup. Vous peignez tous les jours ? En tout cas, j’essaie. Je fais des aquarelles qui nécessitent au moins une semaine de travail. Cet été, j’ai peint en extérieur et je n’ai réussi à achever qu’une toile. Un seul tableau pour tout l’été, en travaillant presque tous les jours dessus !

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“j’aime à dire que mes films sont mes enfants et qu’il est hors de question que je les mette en rang pour choisir celui que je préfère”

Dans son club le Silencio à Paris, octobre 2011

Filmez-vous tous les jours avec une petite caméra DV ? Non, pas du tout. Je ne filme que lorsque j’ai des projets, qui peuvent être très divers comme récemment un petit film pour American Express autour d’un concert à L.A. des Duran Duran. Vous travaillez sur beaucoup de choses mais ces dix dernières années, vous n’avez tourné que deux longs métrages : Mulholland Drive et Inland Empire. Ça ne vous manque pas ? Si, ça me manque. Mais je n’ai eu aucune idée de film depuis Inland Empire. Par ailleurs, je ressens d’énormes changements dans l’industrie du cinéma. Je ne sais toujours pas vraiment ce qui se passe. Mais je crois qu’un certain modèle, lié à la salle de cinéma comme lieu où les gens voient des films, est un peu menacé. A quoi attribuez-vous cette menace sur le cinéma en salle ? D’abord, on a assisté à l’essor d’internet, qui modifie le paysage industriel du cinéma de la même façon qu’il a recomposé l’industrie de la musique. Aujourd’hui, tout le monde produit des images qui bougent, c’est aussi simple que de faire des photos. Tout le monde peut les diffuser très largement. Cela n’a plus rien de spécial. Tout le monde émet des images et peut en voir n’importe où, sur toutes sortes d’écrans. Mais selon moi, regarder des films sur son iPad en modifie considérablement la perception. Le pouvoir du cinéma y est affaibli, les images s’impriment moins profondément. On entre beaucoup plus difficilement dans le monde qu’invente un film si l’on n’est pas dans le noir, isolé. Pour moi, le cinéma doit proposer un espace séparé qui passe par le cérémonial de la salle obscure. Quand on regarde un film sur son ordinateur, il se réduit à un petit rectangle tramé au quotidien, à la vie ordinaire qui à tout moment peuvent l’ensevelir, reprendre le pouvoir sur lui. Selon vous, la disparition du cinéma en salle serait i mminente ? Non, pas imminente. L’arrivée de la 3D est une parade pour retarder ce moment. Mais j’avoue que je ne m’y intéresse pas beaucoup, je n’ai même vu aucun des films récents en 3D. 26.10.2011 les inrockuptibles 35

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“je n’aurais jamais imaginé chanter un jour. Je crois que ma nature est d’expérimenter” Longtemps, vous avez été très intéressé par la technologie. C’est moins le cas aujourd’hui ? Non, la technologie est importante, bien sûr. Mais n’importe quelle idée ne me semble pas pouvoir s’ajuster à n’importe quelle technologie. Certaines visions requièrent l’usage du noir et blanc. L’idée, lorsqu’elle germe dans l’esprit, s’impose en noir et blanc. Certains films doivent être déjà en 3D lorsqu’ils surgissent dans la tête de leur créateur. Inversement, il paraît absurde de tourner certains films en 3D. En même temps, ce serait sûrement passionnant de filmer une histoire pas du tout spectaculaire en 3D. Pour l’instant, les possibilités qu’offre la 3D ne m’ont donné aucune idée. Avez-vous déjà envisagé d’arrêter le cinéma ? Ah non, pas du tout. Je sais que la rumeur a circulé mais elle est fausse. J’ai simplement déclaré que je ne tournerai désormais plus en pellicule. La pellicule est morte, mais pas le cinéma. Le cinéma ne mourra probablement jamais ; il survivra à la disparition de la salle et de la pellicule en se transformant. Pourquoi pensez-vous que la pellicule est morte au profit du numérique ? C’est tellement ridicule, cette technologie surannée... Tout l’équipement que demande la pellicule est si ancien, si lourd. Charger la pellicule, ne pouvoir tourner que dix minutes, envoyer les films au laboratoire, ne pas voir tout de suite ce qu’on a tourné : ça n’a plus aucun sens. Le numérique a supprimé toutes ces contraintes. Sans même parler de la détérioration du support : très vite l’image devient sombre, des fils apparaissent… Je préfère, par exemple, que l’on voit Eraserhead en DVD que dans une copie film. L’image y est pure, moins altérée, rien ne vous écarte de lui, il n’y a plus aucun scratch. Avec le développement des projections numériques, on peut combiner le rituel de la salle, auquel je suis très attaché, et la qualité de l’image et du son numériques. Pouvez-vous imaginer Elephant Man en DV ? Oui, bien sûr. Aujourd’hui la technologie rend possible toutes les textures d’images. Je crois que le noir et blanc et la lumière d’Elephant Man sont tout à fait envisageables avec une caméra numérique. Suivez-vous l’actualité du cinéma ? Quels films ou cinéastes vous ont impressionné récemment ? (long silence) J’aimerais beaucoup vous donner des titres mais rien ne vient. Il faut dire que je vois très peu de nouveaux films. Récemment j’ai vu The Tree of Life de Terrence Malick et Minuit à Paris de Woody Allen, et je dois dire qu’aucun des deux n’est vraiment ma tasse de thé. Voyez-vous des films anciens ? De temps en temps. Hier, je suis allé voir dans un cinéma parisien Le Voyage dans la Lune de Georges

Méliès dans sa copie restaurée. J’ai adoré. Je connaissais comme tout le monde le plan de la fusée entrant dans l’œil de la Lune mais je n’avais jamais vu le film en entier. Incroyable : il date de 1902 et on a l’impression que l’art du cinéma y atteint déjà la perfection. Dans le club parisien dont vous êtes directeur artistique, le Silencio, vous projetez, durant votre carte blanche cette semaine, quelques-uns de vos films favoris. Parlez-nous de cette sélection. J’ai choisi Boulevard du crépuscule, Mon oncle, 8 1/2, Fenêtre sur cour, Lolita, L’Heure du loup de Bergman… Presque uniquement des films des années 50 ou 60… Oui, on a tourné peu de bons films ensuite (rires). Et vous écoutez beaucoup de musique ? Oui, de toutes sortes : du rock, vintage ou contemporain, du blues, de la musique classique. Pourquoi avez-vous décidé d’enregistrer un disque d’electro ? Je ne l’ai pas vraiment décidé, c’est arrivé. Dans les années 90, j’ai fait construire un studio d’enregistrement chez moi pour expérimenter le son. Parfois des artistes viennent y travailler. Un jour, une jeune femme y a enregistré un morceau de dance music. L’idée de dance music m’a saisi. Dans les jours qui ont suivi, une mélodie est entrée dans ma tête, je l’ai écrite et c’est devenu Good Day Today. J’ai enregistré le morceau avec mon ingénieur du son, qui l’a fait écouter à un DJ qui l’a emporté à Ibiza pour le jouer à un festival de musique. Là-bas, quelqu’un d’un label anglais l’a découvert, l’a aimé et m’a proposé d’enregistrer un disque avec seulement deux morceaux. L’album est passé dans des clubs, sur certaines radios. Il n’a pas été exposé comme une chanson de Lady Gaga mais bon, il a quand même un peu circulé (rires). Le label nous a demandé alors si on avait davantage de matière. Nous avions travaillé entre temps sur d’autres morceaux et nous avons enregistré un album. Que faites-vous sur le disque ? Je compose, je joue de la guitare, je chante. C’est une surprise même pour moi car je n’aurais jamais imaginé chanter un jour. Je crois que ma nature est d’expérimenter. La musique représente aujourd’hui pour moi le bon lieu pour cela. C’est une évolution très étrange dans ma vie mais j’adore faire de la musique maintenant ! Ecrivez-vous ? Par exemple un journal ? Non, je ne tiens pas de journal. Mais j’écris tous les jours. Beaucoup d’idées traversent mon esprit dans une journée. J’essaie d’en coucher le plus possible sur le papier. Ça peut être la vision d’une image, un dialogue inspiré de choses entendues sur le moment, une idée de situation, quelques paroles qui me viennent pour une chanson.

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“la psychanalyse est pour moi une vaste blague. La méditation transcendantale, elle, touche au point le plus profond” Vous n’êtes pas intéressé par l’écriture littéraire. Vous n’avez pas entrepris un roman, vous n’écrivez pas de poésie… Je ne me sens pas très habile avec le langage. J’admire beaucoup de gens très forts dans le maniement des mots, mais ce n’est pas mon cas. Vous lisez beaucoup ? Non, pas tellement. J’aimerais lire davantage. Par moments, j’ai envie de dévorer des romans noirs, des récits criminels mais je ne le fais pas tant que ça. Je lis régulièrement des livres sur la spiritualité. Pratiquez-vous toujours la méditation ? Oui, je médite tous les jours, deux fois une heure. Cela vous apporte-t-il toujours ce que vous cherchez ? De la relaxation ? De l’harmonie ? Du plaisir ? Oui, tout cela et beaucoup plus encore (rires). Ça me permet de toucher à quelque chose de l’ordre de l’être. Ou de la conscience, de l’intelligence, de la disponibilité, de la félicité aussi. Tout cela existe dans une forme à la fois très pure et très puissante et la méditation permet d’y accéder. Le monde semble meilleur, les gens aussi, on se sent plus heureux et apte à faire ce que l’on fait… La créativité aussi se développe. Cette technique permet de transformer la vie. Pourquoi n’avez-vous pas plutôt envisagé la psychanalyse pour transformer votre vie ? La psychanalyse est pour moi une vaste blague. Evidemment que c’est une bonne chose de trouver un interlocuteur à qui on peut parler longuement de soi, faire remonter à la surface ce qui vous tourmente. Mais bon… Représentez-vous un arbre. Cet arbre a des feuilles, dont certaines sont en train de jaunir, peut-être de tomber. L’arbre n’a pas l’air très en forme. On peut imaginer un jardinier qui essaierait d’arroser chaque feuille pour qu’elle reverdisse. Peut-être qu’en les traitant une par une, certaines feuilles vont reverdir. Mais pendant qu’on traite celles-là, d’autres deviennent marron. Le processus est sans fin. Ça, c’est la psychanalyse. Un autre jardinier, plus expérimenté, traiterait le problème à sa source et arroserait plutôt les racines. L’arbre serait alors régénéré et toutes les feuilles pourraient retrouver leur pleine forme ensemble. Ça, c’est la méditation transcendantale. Elle touche au point le plus profond. Etes-vous inquiet pour l’état du monde ? Les problèmes écologiques ? La crise financière ? C’est encore autre chose… Lorsque je lis les journaux, que j’écoute les médias, j’ai l’impression que nous sommes tous pris dans la même farce triste : le niveau des océans monte, l’air est de plus en plus nocif, les inégalités se creusent, partout les choses deviennent pires et le pouvoir politique, débordé, se montre impuissant à dessiner des perspectives. Comment avez-vous vécu l’élection d’Obama ? J’ai pensé que c’était une bonne chose,

une délivrance après le double mandat de George W. Bush. Mais je n’ai jamais cru qu’il pourrait transformer profondément la politique et la société. Il existe trop d’embûches sur son chemin. L’issue ne peut se trouver que dans une prise de conscience collective. Les solutions viendront de la base. Si vous vous retournez sur votre parcours cinématographique, de quoi êtes-vous le plus fier ? J’aime à dire que mes films sont mes enfants et qu’il est hors de question que je les mette en rang pour choisir celui que je préfère. Je peux vous dire en revanche que l’un d’eux me cause beaucoup de souci : Dune. C’est celui qui me tourmente le plus ! Parce que vous pensez que c’est davantage l’enfant du producteur Dino De Laurentiis que le vôtre ? Oui, c’est ça. Je n’avais pas le final cut et le film ne correspond pas à celui que je voulais faire, que je devais faire. Ça a été une grande leçon. Le plus troublant, c’était que j’étais persuadé dès le départ que cette superproduction me laisserait un goût amer, mais j’ai voulu vérifier et en effet j’ai vu. J’ai vu que désormais je n’accepterai plus que des projets où je garderai le contrôle de tout, que plus jamais je ne me laisserai traiter comme une pauvre marionnette. Tous les autres, vous les aimez de la même façon, Eraserhead, Twin Peaks, Mulholland Drive… ? Oui, pour chacun d’eux, je suis tombé amoureux d’une idée et j’ai suivi cette idée jusqu’au bout. Chacun de ces films est juste par rapport à ce qu’il devait être. Là, il n’y avait pas d’obstacles entre moi et l’idée que je poursuivais. Mais alors, quand allez-vous rencontrer une nouvelle idée ? Je ne sais pas ! Autour de moi, on m’en propose souvent. Un peu comme quand vous sortez d’un divorce et que vos meilleurs amis veulent vous faire rencontrer toutes les femmes célibataires de leur entourage. “Tu vas voir, celle-là, elle est vraiment pour toi.” Mais il ne se passe rien, pas de déclic, pas de rencontre. Mieux vaut alors savoir attendre la bonne occasion que de se forcer. Ça n’aboutirait qu’à une nouvelle déconvenue. Ça vous rend triste de ne pas être amoureux d’une idée en ce moment ? Non. Parce qu’en fait je suis amoureux de beaucoup d’idées à la fois mais ce ne sont pas des idées pour le cinéma. Mais l’important est d’être amoureux, non ? carte blanche à David Lynch jusqu’au 27 octobre au Silencio (Paris IIe, silencio-club.com), avec un concert du cinéaste le 26. album Crazy Clown Time (Pias) livre Works on Paper (Fondation Cartier/Steidl), 600 dessins de David Lynch, 532 pages, 145 € exposition Il présente une installation dans Mathématiques – Un dépaysement soudain jusqu’au 18 mars à la Fondation Cartier (Paris XIVe, fondation.cartier.com)

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Philip Roth et son complexe Le plus grand écrivain américain vivant a fini par comprendre qu’il n’aimait pas écrire. Rencontre à New York. par Nelly Kaprièlian photo Philip Toledano

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n vingt-cinq ans, Philip Roth a publié quelques-uns de ses romans majeurs (La Contrevie, Pastorale américaine, La Tache...), a clos la série des “Nathan Zuckerman” (commencée en 1979) en condamnant son alter ego à la maladie (Exit le fantôme, 2007), et a resserré son œuvre dans une poignée de romans brefs hantés par la maladie et la mort (La bête qui meurt, Un homme…). En vingtcinq ans, Philip Roth a vieilli en devenant de plus en plus prolixe. En vingt-cinq ans, il s’est aussi imposé comme le plus grand écrivain américain vivant, le seul peut-être dont chaque livre (à peu près un par an) est attendu avec la même impatience, la même curiosité, le même désir. A 78 ans, élégamment vêtu de beige, il nous reçoit dans son appartement minimaliste de l’Upper West Side, à quelques pas d’un Central Park doré par la lumière douce de l’été indien à New York. Humour à fleur de voix, malice à fleur d’esprit font de chaque entretien avec Philip Roth un délice de décontraction et d’intelligence. Autour de l’évolution de son travail et des changements du monde, passage au crible des vingt-cinq dernières années dans la vie d’un homme rompu à son métier.

Il y a vingt-cinq ans, vous publiiez La Contrevie, roman majeur dans votre œuvre. Chaque chapitre contredisait le précédent, remettant en question la “vérité” de la narration. Peut-on considérer ce roman comme un manifeste ? Qu’est-ce qu’il a changé pour vous ? Philip Roth – En effet, La Contrevie marque une rupture par rapport à mes livres précédents. Ce texte a ouvert la voie à tous les romans qui ont suivi. J’avais enfin un canevas plus ample, du fait même de la façon dont le livre prenait place dans plusieurs lieux, de Londres à New York. Cela a redonné de l’énergie à mon travail. D’un point de vue technique, ce livre m’a ouvert. Je suis devenu plus libre, et ma prose plus abondante. L’amplification est devenue un enjeu, et cela a permis l’existence de mes romans des années 90, à commencer par Opération Shylock (1993) et Le Théâtre de Sabbath (1995). Même si les sujets sont complètement différents, ma manière d’écrire a changé, les phrases sont devenues super abondantes. Quant à La Contrevie et ses chapitres qui contredisaient le destin d’un personnage du chapitre précédent, je ne sais pas pourquoi j’ai procédé ainsi… Quand c’est arrivé, dès le deuxième chapitre, ça m’a tellement plu que j’ai écrit l’ensemble du livre de cette façon. Vous ne théorisez pas votre travail ? Non, je n’ai pas ce talent. D’ailleurs, ça ne m’intéresse pas.

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Ces dernières décennies, vous avez commencé à vous mettre en scène dans certains de vos livres. Pourquoi ? Quand je me fais apparaître dans Patrimoine (1991), par exemple, c’est parce qu’il s’agit d’un livre sur la mort de mon père, sur ma famille, pas d’un livre de fiction. Donc il me semble normal d’y apparaître en tant que moi-même. Dans Tromperie (1990), le sujet est l’adultère, et je m’interrogeais sur la façon d’apporter quelque chose de neuf à un tel sujet qui ne choque plus personne. Alors j’ai voulu rendre ce sujet “inconfortable”, le restituer tel qu’il est pour moi... Donc aucun des personnages n’a de nom, sauf moi. Je me suis inspiré d’écrivains européens, tel Gombrowicz, qui fait apparaître un certain Witold dans La Pornographie et lui fait jouer le rôle de voyeur, pour amplifier la chute morale. La situation morale du livre me dicte de m’y faire apparaître ou pas. Dans Le Complot contre l’Amérique (2004), j’utilise ma famille et donc mon nom, car l’idée consistait à changer l’histoire des Etats-Unis – Roosevelt perd les élections, et un type d’extrême droite les gagne. Ça allait donc changer quelque chose, mais pour qui ? J’ai pensé : pour ma famille, qui est juive. D’un côté, tout était inventé, et pour contrebalancer ça, tout se fondait sur une certaine réalité. Je me suis également introduit dans Opération Shylock pour des questions de méthode. Car la méthode, c’est tout. Il faut se demander “Comment dire une histoire ?”. Cela doit être à chaque fois nouveau. Et si ça ne l’est pas aux yeux du monde, ça doit l’être au moins pour moi. Ce qui est intéressant, c’est qu’à la sortie d’Opération Shylock vous avez laissé planer le doute dans vos entretiens, niant que le Philip Roth du livre vous représentait, puis affirmant que vous aviez bel et bien travaillé pour le Mossad, comme votre personnage… J’ai dit oui quand on m’a demandé si j’avais vraiment travaillé pour le Mossad parce que c’était aussi facile que de dire non mais tellement plus drôle (rires) ! On a besoin de s’amuser dans la vie – sinon, à quoi tout cela servirait-il ? Vous amusez-vous en écrivant ? J’ai toujours trouvé ça très difficile. A de rares exceptions près, chacun de mes livres est un calvaire. Il existe des métiers très pénibles, eh bien, écrire en est un ! Si le livre n’est pas éprouvant à écrire, alors je doute de sa qualité. Par exemple, Patrimoine : je l’écrivais à mesure que progressait la maladie de mon père. Je le voyais tous les jours et j’étais tellement bouleversé à la fin de la journée que je ne voulais voir ni amis, ni match de base-ball, ni rien. Tout ce que je pouvais faire, c’était écrire, mais sans savoir que

“mon conseil à un écrivain débutant ? Arrêter d’écrire”

j’étais en train de faire un livre… Donc je ne l’ai pas conçu dans la douleur, mais pas dans la joie non plus. Le livre qui m’a le plus amusé, d’ailleurs j’en ris encore, c’est Le Théâtre de Sabbath, où je mets en scène un personnage dépourvu du sentiment de honte et qui blasphème contre les gens décents. Y a-t-il des scènes que vous aimez écrire davantage que d ’autres ? Les scènes auxquelles personne ne fait attention. Comme dans J’ai épousé un communiste (1998), quand mon personnage va voir un taxidermiste. J’ai adoré en interroger un pour mon livre. En fait, voilà : j’adore écrire des scènes d’expertise professionnelle. Dans Indignation (2008), le fils d’un boucher raconte à une fille la façon dont on livre la viande… Je crois que les gens passent beaucoup de temps à penser à des questions aussi quotidiennes. Dans Un homme (2006), le père a une bijouterie. J’ai adoré aller dans une bijouterie, prétendant que je voulais acheter une bague de fiançailles pour ma girlfriend. Avec le temps, écrivez-vous les scènes de sexe avec plus de facilité ? Elles restent difficiles, car il ne faut pas qu’elles soient vulgaires mais pas non plus trop tendres ni trop belles. Au début, j’étais très circonspect : dans mes deux premiers livres, par exemple, Goodbye, Columbus (1959) et Laisser courir (1962), les scènes de sexe se déroulaient dans le noir. Avec le temps, je me suis laissé davantage de liberté, notamment dans Portnoy et son complexe (1969) car le livre se situe chez un psychanalyste, là où l’on ne censure pas son langage, où l’on ne s’embarrasse pas de la honte. Cela m’a donné la liberté d’être obscène, graphique dans mes descriptions. Je n’ai pas recommencé par la suite, sauf pour Le Théâtre de Sabbath car ce livre m’en a donné la permission – encore une fois, ce n’est pas moi qui m’autorise, mais le sujet ou le personnage du livre qui légitime telle ou telle méthode. Votre dernier roman paru en France, Le Rabaissement, met en scène un acteur. En vieillissant, ne voyez-vous la vie que comme un jeu de rôle ? Mais nous jouons tous un tas de rôles ! On joue des rôles différents avec nos amis, nos confrères, notre famille, nos amours. On est très flexibles. Nous, les gens ordinaires, sommes de très bons acteurs. Si à table, en dînant, une femme déclare à son mari qu’elle a découvert qu’il la trompe en fouillant dans les poches de son veston, vous verrez qu’il va devenir un excellent acteur. Les gens sont très doués pour le mensonge. Dès La Contrevie, en 1986, vous mettez en scène ce qui va devenir au cours des vingt-cinq années suivantes le thème central de nombre de vos livres : la maladie, le risque d’impuissance, la fin... Pensezvous qu’une vie sans sexe serait invivable ? Non, c’est vivable, et c’est d’ailleurs le cas pour beaucoup de gens. Ça peut être triste ou pas. Dans Exit le fantôme (le dernier de la série des “Nathan Zuckerman” – ndlr), ça rend fou Zuckerman car il voit

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Elliott Erwitt/Magnum Photos

Chez lui dans le Connecticut, 1990

cette jeune femme qu’il désire sans pouvoir lui faire l’amour. Tout ce que je sais, c’est que les gens vivent très mal le fait d’être exclus du sexe, ils se sentent frustrés, tristes, en colère… En vingt-cinq ans, qu’avez-vous appris ? Que je ne recommencerais pas la même chose. S’il y a une vie après la mort et qu’on me demande “Que voudriez-vous faire, maintenant ?”, je répondrai : “N’importe quoi sauf écrivain”. N’exagérez-vous pas un peu ? (Rires) Juste pour l’effet, si. J’aimerais avoir le même statut, mais pas être écrivain, ça a été trop difficile. Quand on débute, on doit extraire son meilleur livre des conneries qu’on écrit : un travail très dur. Ça n’est qu’en écrivant que l’on va apprendre quel écrivain on est. Par exemple, je ne savais pas que je pouvais être drôle par écrit dans mes trois premiers livres. J’étais un jeune homme sérieux qui voulait être un écrivain sérieux. Ça n’est qu’avec Portnoy et son complexe que j’ai su que je pouvais ouvrir mon champ d’écriture à la comédie. Avec le temps, avez-vous compris quel écrivain vous é tiez ? Je suis l’écrivain qui a écrit Nemesis (son dernier roman paru aux Etats-Unis, pas encore traduit en France – ndlr). C’est tout ce que je sais. J’ai oublié les livres qui ont précédé. Toute ma concentration à finir un livre se volatilise dès que je l’ai achevé. Quand je débute un nouveau roman six mois après, je dois recommencer

à zéro. Lorsque j’attaque ma journée, je ne sais pas comment elle va se poursuivre… Après ces décennies d’écriture, quels conseils donneriez-vous à un écrivain débutant ? D’arrêter d’écrire. Il y a vingt-cinq ans, vous aviez 53 ans et aujourd’hui, 78. En vieillissant, qu’avez-vous appris de la vie ? Que je vais détester l’abandonner... Non pas que tout ait été rose, mais rien n’est aussi passionnant que l’état de conscience. J’ai été éduqué continuellement, encore et encore dans ma vie par les événements, par les êtres. J’ai appris en recevant des coups sur la tête. La vérité nous parvient par chocs. Le plus absurde, c’est que l’on croit que la leçon va se révéler utile pour la prochaine expérience, mais ça n’est jamais le cas parce qu’à chaque fois les choses sont différentes… Un conseil pour un jeune qui commence sa vie d’adulte ? Je ne dirais rien, surtout. Peut-être seulement : “Restez en bonne santé”. Pour Le Complot contre l’Amérique (2004), vous vous êtes inspiré de la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi pas de l’histoire plus récente ? J’étais un enfant pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui a eu un énorme effet sur moi et, inutile de le dire, sur le pays entier. Mon père me parlait beaucoup de la guerre, ça me fascinait. J’ai appris la magie des grands leaders comme Roosevelt, qui fut un immense héros et un protecteur. Mes parents votaient pour lui, 26.10.2011 les inrockuptibles 43

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c’était un dieu à la maison. On ressentait profondément l’idée d’unité américaine, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. Pour un enfant, la guerre était une terreur ; mais je me sentais aussi grand patriote. Et nous avons gagné. Adulte, j’ai énormément lu sur la guerre. Tout cela est dans mon bagage, voilà pourquoi j’ai choisi d’écrire sur ce sujet, ainsi que sur l’antisémitisme, très présent aux Etats-Unis dans les années 30. Entre 1880 et 1920, il y a eu beaucoup d’immigration en provenance d’Europe de l’Est, et les Américains n’aimaient pas ça. Mais ces immigrés ont été intégrés car l’industrie avait besoin de bras. Et puis les Juifs étaient méprisés bien avant ça… Mon père était humilié par l’antisémitisme. Ma mère a grandi dans un quartier irlandais catholique dans le New Jersey et s’est sentie beaucoup mieux dans notre quartier entièrement juif. Pour ma part, je me sentais certes différent, mais je ne me suis jamais senti ne pas être un Américain. Beaucoup d’écrivains américains ont écrit autour du 11 Septembre. Pas vous. N’est-ce pas l’un des événements les plus importants des vingtcinq dernières anné es ? Si, bien sûr. J’étais chez moi quand c’est arrivé. Je n’avais aucune idée à l’époque de la façon dont cet événement allait tout changer. Je me souviens

“l’affaire DSK, vous ne trouverez pas un Américain que ça intéresse”

“Je n’avais aucune idée à l’époque de la façon dont le 11 Septembre allait tout changer”

que j’étais en colère, touché par le patriotisme, je me suis tout de suite rendu à Ground Zero… Puis je n’y suis plus allé. Cet événement fut horrible d’abord à cause des morts qu’il a provoquées, puis à cause de ce qui est venu ensuite. Cela nous a donné Bush : sans le 11 Septembre, il n’aurait jamais été réélu pour un second mandat. Bush a empoisonné le système américain, et c’est Obama qui est en train de payer pour ce qu’il a fait à l’économie du pays. La crise a commencé deux mois avant l’élection d’Obama. Ce qu’a laissé Bush est un désastre, un problème insoluble. Obama ne sera peut-être pas réélu à cause de ça. Vous aimez toujours Obama ? Oui, il a un cerveau, il est intelligent. Il est génial. Quels sont les autres événements qui vous ont le plus marqué en vingt-cinq ans ? Je ne m’en rappelle plus. Je travaillais. Je n’avais pas le temps de regarder ailleurs. Vous êtes-vous intéressé à l’arrestation de DSK en mai dernier ? Pas du tout. Vous vous êtes pourtant intéressé à l’affaire Bill Clinton-Monica Lewinsky ? Bien sûr, parce qu’il y avait tout dans cette affaire. La présidence était menacée, et les adversaires de Clinton ont essayé de s’en servir contre lui. Mais l’affaire DSK, vous ne trouverez pas un Américain que ça intéresse. Vous suivez la politique ? Je lis les journaux, je regarde les news, mais c’est tout. Je ne fais qu’écrire. Et quand je n’y arrive pas, je reste accroché à l’ordinateur ou je vais faire une promenade. Mais la plupart du temps, je m’oblige à rester face à mon texte. J’aime cette torture (rires). Les dates de parution des ouvrages de Philip Roth sont celles des sorties américaines dernier roman Le Rabaissement (Gallimard)

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féminin pluriel Dans leur multiplicité, les féminismes semblent de plus en plus visibles dans le paysage social et politique. Les intellectuelles militantes Clémentine Autain et Elsa Dorlin en éclairent les enjeux actuels. par Jean-Marie Durand et Claire Moulène photo Elise Pailloncy

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ù en est le féminisme, quarante ans après la création du MLF ? L’affaire DSK, sans parler de la polémique autour de l’enseignement de la théorie des genres au lycée ou de la Marche des salopes, a concentré cette année l’attention sur la question de la sexualité et de l’égalité réelle des femmes : une occasion de mesurer l’étendue et la persistance des combats féministes à venir. Pour en éclairer les enjeux, deux figures intellectuelles et militantes, Clémentine Autain et Elsa Dorlin1, confrontent leurs points de vue. L’affaire DSK a révélé un certain nombre d’enjeux pour le féminisme. Parmi eux, une forme de fracture au sein de la cartographie féministe, comme l’ont illustrée les débats entre la féministe américaine Joan Scott et certaines militantes françaises, accusées de défendre un féminisme “néoconservateur”. Cette division interne vous a-t-elle frappées ? Elsa Dorlin – Ce que je retiens de cette affaire, c’est la monopolisation de la parole par une poignée d’individus qui ont squatté les médias en parlant au nom du “féminisme” et même du “féminisme français” ou à la française. Ces personnes ont soutenu l’idée qu’un certain art de la séduction pouvait malencontreusement “déraper” et elles ont imposé un débat dans lequel il devenait quasiment

incongru de parler d’agression sexuelle et de sexisme. Or tout cela n’est pas représentatif des mobilisations qui ont eu lieu au sein de la “planète” féministe, en France, mais aussi aux Etats-Unis. Pour la première fois, on a assisté à une forme de consensus – le fait de revendiquer, au-delà du cas DSK, des mesures de justice sociale en matière de lutte contre les violences – et à une franche solidarité entre des groupes et tendances qui ces dernières années s’étaient pourtant affrontés sur la question du voile ou celle de la prostitution, par exemple. Clémentine Autain – Il y a eu un écart entre la réalité des féminismes et le débat médiatique, monopolisé par la position d’Elisabeth Badinter, minoritaire, ou de Marcela Iacub. Ces dernières années, l’accent a souvent été mis dans le débat public sur des sujets clivants comme le foulard, la prostitution ou les mères porteuses. Mais on fait semblant de découvrir que le féminisme est pluriel alors qu’il l’est depuis toujours. Le corpus commun, c’est la visée pour l’égalité, mais évidemment tout le monde n’envisage pas le chemin pour y accéder de la même façon. La question du droit des femmes a longtemps soudé. Nous nous sommes battues sur des sujets ciblés, autour de lois ; aujourd’hui on entre dans le dur, il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle et c’est une des raisons pour lesquelles il peut y avoir des brouillages. Diriez-vous que l’affaire DSK a été une opportunité pour le débat féministe ? Elsa Dorlin – L’affaire DSK a permis

de rompre avec des stéréotypes relatifs aux violences faites aux femmes. Depuis plusieurs années, l’agresseur était métèque, inculte, si possible en bande et plutôt jeune. Soudain, avec DSK, ça ne marche plus : appartenant à l’élite politique, à une caste ultraprivilégiée, il est poursuivi pour tentative de viol d’une femme de chambre, noire et migrante… La représentation dominante des violences de genre a volé en éclats au profit de la réalité historique de rapports de pouvoir qui mêlent genre, sexualité, antagonisme de classe et couleur de peau. C’est l’occasion de réfléchir aux impasses et limites des catégories politiques que nous utilisons pour mener nos combats féministes. Le statut de victime, par exemple, relève du tribunal et de la nécessaire reconnaissance des violences sexuelles. Cela étant, la victime doit rester une catégorie juridique et non une identité politique à partir de laquelle revendiquer l’égalité. Penser que nous, les femmes, sommes des victimes et que c’est à partir de cette condition que nous luttons contre les violences est catastrophique. Face à la violence sexiste subie, à cette violence larvée ou crasse, nous ne sommes pas des victimes, nous sommes des résistantes. Sur cette notion de victime, comment vous positionnez-vous, Clémentine Autain ? Vous venez de publier un livre dans lequel vous racontez votre propre expérience du viol. Clémentine Autain – J’aime bien cette phrase de Christine Delphy : 26.10.2011 les inrockuptibles 47

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“aujourd’hui, il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle entre les hommes et les femmes” Clémentine Autain “Pour être féministe, il faut reconnaître qu’on est victime réelle ou potentielle et c’est douloureux.” Ce que je veux dire par là, c’est qu’il est évidemment plus aisé de se raconter que l’on est libre, que si l’on s’est orientée dans telle ou telle filière professionnelle, vers un temps partiel, ou que l’on culpabilise auprès de ses gosses, c’est parce qu’on l’a choisi. Il est plus douloureux de prendre conscience qu’une part de notre liberté est entravée par notre identité de genre. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je me refusais longtemps à raconter le viol que j’ai subi à l’âge de 22 ans, sans doute parce que je refusais de me voir comme une victime. Mais cela ne veut pas dire que l’on reste enfermée toute sa vie dans cette catégorie. Ce livre porte aussi l’idée que l’on peut se reconstruire. Un poncif me scandalise : l’amalgame fait entre les féministes et le puritanisme. S’il y a un mouvement qui a participé à l’émancipation sexuelle, c’est le féminisme. La pilule et le droit à l’avortement, c’est quand même ce qui a permis d’enlever cette épée de Damoclès qui pesait sur la sexualité. La féministe anglaise Nina Power a publié récemment un livre, La Femme unidimensionnelle, dans lequel elle critique les dévoiements du féminisme. Le pire, comme envahir un pays, peut se justifier au nom du féminisme, dénonce-t-elle. Qu’en pensez-vous ? Elsa Dorlin – Nous dénonçons l’instrumentalisation raciste ou nationaliste du droit des femmes mais aussi de la liberté sexuelle. Les leçons données par les gouvernements engagés dans la guerre en Afghanistan ou par les tenants d’une Europe forteresse, par exemple, veulent nous convaincre que le féminisme relève d’un “ processus de civilisation” automatique, de valeurs “occidentales” presque magiques, oubliant que le féminisme est avant tout un mouvement social international, complexe et contrasté, qui s’est battu pour conquérir nos droits et libertés. Nous devons réarticuler la lutte contre le sexisme avec celles contre le racisme, le nationalisme ou les antagonismes de classe. Du côté de l’antiféminisme,

les discours renvoient les féministes du côté des “puritaines”, des “mal-baisées”, mais attaquent aussi les “filles voilées”, les personnes prostituées ou les lesbiennes en leur déniant des droits élémentaires : les lignes de fracture sont claires et les solidarités urgentes. Vous êtes de la même génération, vous travaillez sur la question du féminisme depuis quinze ans : certaines questions ont-elles progressé ou sont-elles réglées ? Clémentine Autain – Je perçois des changements, notamment sur le terme “féministe” lui-même. Dans un récent sondage au sujet du fameux débat sur le “madame ou mademoiselle”, on apprenait que la majorité des Françaises se considèrent aujourd’hui féministes. Dans le même temps, il y a une forme de politiquement correct qui s’est installée. On prône par exemple un discours un peu théorique sur l’égalité salariale dans les grandes entreprises ou la lutte contre les violences faites aux femmes, mais ce ne sont jamais des discours qui remontent à la racine des choses. Or ce qui fait qu’on est réellement féministe, c’est la volonté de comprendre que tout cela constitue un seul et même système qu’il faut s’attacher à déconstruire. Je suis frappée par la persistance de certains mots que nous n’entendons même plus : l’école “maternelle”, par exemple. Ou par le fait que dans cette même école maternelle, lorsque je me rends à la kermesse de mon fils, les petites filles et les petits garçons sont déguisés en princesses et en chevaliers. Le langage commun, la banalité du quotidien sont sans cesse rappelés par l’ordre des sexes. Le féminisme doit-il encore passer par des formes d’activisme ? Elsa Dorlin – C’est parfois fatigant d’être féministe ! Le féminisme consiste à interroger cette frontière entre le politique et l’intime, entre le pratique et le théorique, entre le “scientifique” et le militant. Mais c’est justement cela qui est extraordinaire : la pratique génère de la pensée, la théorie génère de l’engagement… J’assume ainsi le fait d’être une intellectuelle située

et d’avoir une position politique, position qui m’oblige à être plus rigoureuse et réflexive dans mon métier d’enseignantechercheuse. Je suis contente que la polémique autour de la “théorie des genres” dans les manuels scolaires ait lieu parce qu’elle permet de faire apparaître les accointances idéologiques des “anti-genre”. Une anecdote : lorsque début octobre Judith Butler a été honorée par l’université de Bordeaux-III, des militants d’extrême droite, intégristes catholiques, ont tenté d’interrompre la cérémonie à grands renforts de slogans réactionnaires. Les tenants d’une critique naïve et souvent ignorante des études de genre en sciences sociales et humaines seront prévenus… Vous définiriez-vous comme des “ postféministes” ? Elsa Dorlin – Non, mais il y a parfois des retours de catégories assez “enfermantes” pour les femmes. J’ai par exemple beaucoup de gêne à me définir comme femme, non pas au sens d’un corps sexuel, évidemment, mais dans le sens où l’on nous enferme encore dans cette dichotomie homme-femme. Chaque jour, la société se charge de me rappeler mon genre. Clémentine Autain – C’est la même chose pour moi, je me sens femme parce qu’on me rappelle sans cesse que j’en suis une… au cas où je l’oublierais ! Elsa Dorlin – De la même façon, Frantz Fanon soulignait que “le Noir” est produit dans et par l’insulte de “sale Nègre”. C’est le chantier auquel nous n’avons pas fini de travailler : élaborer des identités politiques qui détruisent les oppositions binaires, des identités en devenir à partir desquelles nous pouvons nous déployer singulièrement et collectivement. 1. Elsa Dorlin est professeure de philosophie politique et sociale à Paris-VIII. Elle a publié, entre autres, La Matrice de la race – Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française (La Découverte, 2006). Clémentine Autain est directrice de la rédaction du mensuel Regards, chroniqueuse à France Culture et RTL. Elle vient de publier Un beau jour… – Combattre le viol (Indigène Editions, 32 pages, 3 €)

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à table les garçons ! Devant une andouillette pour Joeystarr et une bavette pour Katerine, la pop a rencontré le hip-hop. Un beau repas d’anniversaire. par Jean Marc-Lalanne et Pierre Siankowski photo Geoffroy de Boismenu

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es deux-là ne s’étaient jamais parlé. Joeystarr est arrivé un peu à la bourre, crevé par la promo de Polisse, le deuxième film de Maïwenn. Sur son T-shirt, une fille qui mange une banane, comme un hommage au hit estival de Katerine. La Vendée contre le 9-3, la pop contre le hip-hop, un doux contre un dur : vu d’avion, tout semblait opposer Katerine et Joeystarr, mais à hauteur d’homme, il n’en reste plus grand-chose. Le parcours de ces deux icônes de la musique française n’est pas si différent. Reconnus comme les meilleurs punchers de leur catégorie, Katerine et Joeystarr ont semble-t-il subi, ces dernières années, la même mutation. On les a vus devant les caméras de ciné. On les a vus assumer avec classe et entrain une stature nouvelle. On les a vus refuser le titre de porte-parole que les médias voulaient leur refourguer. On les a vus, chacun dans son coin, creuser un sillon très personnel, en plein effondrement de l’industrie du disque. On les a vus devenir, chaque jour et un peu plus, tout en n’oubliant pas de brouiller les pistes, des artistes incontournables et à l’état brut. La rencontre impossible a eu lieu à Paris, dans un restaurant situé non loin des Inrocks. Il était midi, l’heure de déjeuner. Katerine a commandé une bavette (et un verre de blanc), Joeystarr une andouillette (et un verre de rhum). Ils se sont assis l’un à côté de l’autre. Les conditions du débat semblaient réunies. Philippe, tu reprends Ma Benz de NTM sur ton dernier album et tu as écrit une chanson pour le groupe de majorettes belges, Les Vedettes, qui s’appelle Joeystarr… Joeystarr – Ah oui, c’est toi qui as fait ça ? Katerine – Eh oui, c’est moi… J’avais demandé aux Vedettes : “C’est qui votre homme idéal, à part moi ?” Elles m’ont répondu Joeystarr. Alors, j’ai fait une chanson sur toi… Joeystarr – Je représente peut-être un idéal féminin, waow ! Philippe, tu as beaucoup écouté NTM ? Katerine – Je connais ce qui passe à la télé. J’aime beaucoup les hits. Je connais aussi le premier album de Joeystarr et je l’adore. Le nouveau, tu l’as pas ici ? Joeystarr – Non, je suis venu les mains dans les poches. Joey, tu connais la musique de Philippe ? Joeystarr – Oui, je l’ai vu en concert. D’ailleurs je suis venu avec un T-shirt hommage. On a joué dans les mêmes festivals et, comme je suis un mec curieux, je suis allé le voir et j’ai aimé. J’aime les gens qui n’ont pas un cadre formel. J’ai été happé par le côté déjanté, bien entendu. Il ne se prend pas au sérieux et, en même temps, on sait tous que c’est un mensonge. On devine qu’il n’est pas si désinvolte que ça. Tu te sens désinvolte, Philippe ? Katerine – Désinvolte ? Si je me sentais désinvolte, je ne le serais pas. Donc, si je le suis, c’est que ça

m’échappe un peu. Sur scène, je ne sais pas : je n’ai jamais vu de concert de moi, même pas filmé… Joeystarr – Moi j’en ai vu, tu portais un truc en tulle, façon aérobic, avec des danseuses derrière toi. On ne sait pas trop ce que vous faites. Je te regarde, tu vois… Joey, tu aimes les gens qui ne restent pas dans un cadre formel : as-tu le sentiment que le hip-hop est une forme de “cadre” ? Joeystarr – Bien sûr… Il y a une posture. On est là, à faire la gueule… J’ai quand même l’impression de ne pas faire la même chose à chaque fois et c’est sans doute pour ça que je suis encore là. Heureusement, j’arrive à me dégager de ça dans l’écriture. C’est vraiment le moment où je fais le moins preuve de pudeur. Pareil quand je joue au cinéma. Ce sont des moments où je me détache et j’adore ça. Philippe, te poses-tu la question de la pudeur quand tu é cris ? Katerine – Ah non, je lâche tout… Avec des regrets parfois : quand je réécoute certaines chansons, elles peuvent avoir un côté gênant ! Joeystarr – “Cette chanson me gêne”, ah, ah ! Katerine – Mais la pudeur peut aussi être gênante. Je me dis parfois que j’aurais dû lâcher davantage. Au début j’étais très pudique, beaucoup trop. On est toujours un carcan pour soi-même, hélas. Ce que je fais, c’est pour tenter de m’évader de moi, en vain, je le sais. A vrai dire, ça ne m’empêche pas non plus de dormir. Est-ce que la scène musicale française rend improbable des rencontres entre deux personnalités comme les vôtres ? Joeystarr – Quand on rencontre quelqu’un qu’on apprécie, on n’est pas obligé de dire qu’on a envie de faire un truc avec lui. Par exemple, Brigitte, je trouve ça super. Du coup, tout le monde veut nous rapprocher, veut qu’on travaille ensemble. Je préfère regarder ça de l’extérieur, sans être protagoniste. Toi, Philippe, tu aimes travailler avec les autres, tu as beaucoup écrit pour eux. Katerine – Oui, ça aère un peu. Parfois, ce qu’on fabrique sent la chaussette et ça fait du bien d’ouvrir les fenêtres pour faire entrer du monde. Philippe, tu as toujours écrit seul. Pour toi, Joey, le problème s’est posé en 2006 avec ton premier album ? Joeystarr – Je n’ai aucune formation musicale. Pendant longtemps, j’ai bossé avec Kool Shen qui est un garçon très cartésien et qui s’occupait de la réalisation de nos albums. Parfois, je me pointais, je ne savais pas sur quoi on allait chanter. J’écrivais tout au dernier moment et en général le résultat était probant.

“il faut apprendre à mettre les couilles sur la table pour que ça fasse tac-tac-tac” Joeystarr

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Ça le rendait dingue parce que lui écrivait tout chez lui, il faisait presque des coliques néphrétiques. Donc oui, ça a été dur au début de me retrouver seul : il a fallu sortir des petits cercles où je traîne d’habitude. Il faut vraiment que j’arrive à m’extirper de ça pour pouvoir écrire. Pour mon premier album, je suis allé bosser à Toulouse. Là, pour le deuxième, juste après ma sortie de prison, je me suis enfermé chez moi puis en studio, j’avais vraiment envie d’avancer. J’avais écrit plein de textes à Fleury, j’avais les crocs. C’est un processus, il faut apprendre à se retrouver seul, à mettre les couilles sur la table pour que ça fasse tac-tac-tac. Philippe, tu viens de finir un disque avec un groupe : cinquante-deux reprises… Katerine – J’ai fait un disque seul à la guitare, ça m’a suffi. Je préfère bosser avec des gens. Ça ne fonctionne pas forcément comme un duo mais je recherche sans cesse de nouveaux interlocuteurs, j’aime bien changer. Comme Joey je pense. Joeystarr – Sur cet album, j’ai bossé avec Kimfu. C’est le seul qui a réussi à m’envoyer de la musique en prison. C’est la conjoncture qui a fait que. Mais j’adore l’idée de voir des énergies qui déboulent de partout, j’adore recevoir des prods, c’est super grisant. Katerine – Ce que j’aime bien avec Joey, c’est que

ça va vite. On n’a pas le sentiment que le mec a bossé pendant une semaine sur un texte. J’ai l’impression, peut-être qu’il me contredira, que ça vient d’un jet. Souvent dans le hip-hop en France, on sent de la sueur. On sent qu’il a fallu changer de stylo plusieurs fois, on sent que les poubelles sont pleines, on sent qu’il y a eu du labeur. Chez Joey, non. Tu envies le côté punchline ? Katerine – Je ne sais pas du tout faire ça. Mais je n’aime pas non plus le côté mot d’auteur. Je n’aime pas l’idée d’être content d’une phrase bien tournée, on n’est pas là pour se caresser avec de l’huile solaire. Ce que j’aime, c’est l’urgence. J’aimerais bien être quelqu’un d’autre que moi. J’aimerais bien être un jaguar, comme Joey, mais je ne suis qu’un ours polaire. Joey, tu aimerais être un ours polaire ? Joeystarr – J’y arrive bien, t’inquiète. Tous les deux, vous vous mettez en scène, vous jouez avec votre ego en vous cachant derrière des pseudos… Katerine – Oui, on ne chante pas avec nos noms. Pour moi, Katerine, c’est un personnage qui est moi aussi, qui est celui que j’aimerais bien être, d’où des échecs parfois cuisants. Quand on travaille sous un pseudo ça n’a rien à voir, on peut se permettre 26.10.2011 les inrockuptibles 53

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Katerine : “Je sens que je suis zouk. J’ondule en permanence”

de dire “je” en veux-tu, en voilà sans que cela passe pour de l’égocentrisme maladif. Joeystarr – Je trouve qu’en musique, dire “je”, c’est la formule la plus polie. C’est aussi être fier de ce qu’on dit, même si on sort des conneries. Au final, je crois que je ne sais pas faire autre chose que parler de moi ou voir les choses à travers moi. Katerine – C’est quoi la pochette d’Egomaniac ? Joeystarr – La tête de mon fils. Toi, Philippe, tu t’es pris en photo avec tes parents sur la pochette de ton dernier album. Katerine – C’est ça dire “je”. “Je”, c’est “nous” aussi. Joeystarr – On renie personne, tu crois quoi ? Vous êtes tous les deux arrivés assez tard au cinéma. Pourquoi ? Joeystarr – Quand tu chantes devant les gens, tu sais pas l’aura que t’as, même si tu imagines un peu. C’est simplement quand quelqu’un vient te voir pour te dire qu’il a envie de te mettre dans son film que ça devient réel. Moi, je déteste mon image par exemple, je déteste

“on n’est pas là pour se caresser avec de l’huile solaire” Katerine

faire des photos. Si je me suis retrouvé à faire du cinéma, c’est parce que Maïwenn m’a demandé d’écrire une chanson pour Charlotte Rampling. C’est comme ça que je me suis fait cueillir, sachez-le. Toi, Philippe, tu t’es fait cueillir comment ? Katerine – Par Thierry Jousse, qui m’a filé un rôle où je devais être amoureux d’une stripteaseuse. J’ai dit oui, évidemment. Au cinéma, on fait des trucs qu’on ne fait pas dans la vie. Pour Thierry Jousse, on m’a aussi demandé de faire de la mob, j’en avais jamais fait. Tout ce que vous avez accompli, la reconnaissance que vous avez acquise, c’est un poids ou une force ? Joeystarr – J’essaie d’arriver neuf à chaque fois. J’aime l’idée de faire les choses à l’humeur, de ne pas passer ma vie à rechercher dans mes tablettes. J’aime bien faire des trucs inédits pour moi, ne pas tourner en rond tout en sachant que je fais la même chose. Katerine – Aujourd’hui, j’aimerais bien faire du zouk. Joeystarr – Ah ben moi, ça, je ne le ferai pas ! (rires) Par contre, je peux te filer des numéros… Katerine – Je sens que c’est ma musique, je sens que je suis zouk… Joeystarr – Mais le soir ou le matin ? Katerine – Tout le temps. J’ondule en permanence (rires)… Sérieusement, chaque fois que je sors un disque, j’ai l’impression que c’est le dernier (Joeystarr acquiesce). Je me dis là, c’est baisé, la source est tarie. Il me faut du temps pour arriver à une certaine

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résurrection. A un moment, je pète un plomb et j’ai l’impression de peser 500 kilos. Et puis la baleine se vide, ça revient. Joeystarr – J’ai ce sentiment aussi, exactement. Même si là, pour la première fois, j’ai senti que je pouvais en refaire un derrière. C’est assez agréable. Mais souvent, j’ai l’impression que le pot à terrine est vide. Et puis parfois, quand je réécoute, j’ai aussi l’impression d’avoir chié à côté du pot, c’est très désagréable. Pour le dernier album, la reprise a été dure, même si j’avais envie. Plus ça avançait, plus j’avais l’impression de rétrécir. Je me demandais ce que j’allais devenir. Je n’arrivais plus à me projeter dans l’avenir. Et c’est dur pour moi : je suis antillais à la base, mes parents sont fonctionnaires, on se projette quand on est antillais (rires). Ecrire ou réaliser un film, ça t’intéresserait Joey ? Joeystarr – Je ne sais pas si j’ai les épaules. C’est un vrai métier… J’ai déjà réalisé des clips mais ça n’a rien à voir. Ça ne m’intéresse pas plus que ça. Et ce n’est pas parce que je chante et que je fais un peu l’actrice que c’est à ma portée. Et toi, Philippe, des projets de réalisation après Peau de cochon (2004) ? Katerine – J’en prépare un deuxième, oui. Le problème c’est que quand je vois une pièce de théâtre, je veux en faire une, quand je vois un truc de danse, je veux danser, même cracheur de feu, j’en ai envie…

Joeystarr – T’es une espèce d’enfant gâté en fait… Katerine – Mais ouais, j’veux tout, moi ! Ça vous amuserait de faire un film tous les deux ? Joyestarr – Je trouve Philippe plutôt sympathique et drôle. Quand je l’ai vu sur scène, il m’a mis la banane, j’aime bien les gens qui m’envoient ce truc-là. Donc, je serais tenté de dire oui. Katerine – Oui, j’adorerais. Joey, c’est une image que je rencontre. Dans mes histoires d’amour, j’ai toujours pensé, un peu par paranoïa, que la fille dont j’étais fou était en fait amoureuse de Joeystarr. Ça m’emmerdait car moi j’ai l’impression d’être le contraire de lui. Joeystarr – C’est quoi le problème ? Tu me vois comme un genre d’Alain Delon ? Je te jure que c’est pas ça, mon gars… Katerine – Non, mais t’es un fauve, et moi je suis une chochotte. Alors un duo, évidemment. On aurait une espèce de paysage qui me plairait bien. Enfin, si ça te dérange pas, Joey… Joeystarr – Non, je peux même te mettre la main sur l’épaule si tu veux. Katerine – Oui. Prenons-nous la main aussi (ils le font). Et échangeons nos T-shirts. Katerine dernier album avec Francis et ses peintres : 52 reprises dans l’espace (Barclay/Universal) Joeystarr dernier album Egomaniac (Sony). A l’affiche de Polisse de Maïwenn 26.10.2011 les inrockuptibles 55

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les visiteuses de l’art Qu’est-ce qu’un spectacle aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’une exposition ? Alors que les frontières entre les arts sont en train de s’abolir, la chorégraphe Gisèle Vienne et l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster échangent à la croisée des chemins. par Jean-Max Colard photo Rüdy Waks

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’une est artiste, l’autre chorégraphe. Mais au-delà de cette répartition trop simple des rôles, tout se mélange. Si Dominique Gonzalez-Foerster n’a cessé d’explorer le hors-champ de l’art, si elle a fait partie de cette vague des années 90 qui a étiré le format et ouvert les portes de l’exposition, si elle s’est invitée sur scène en collaborant avec Bashung ou Christophe, de son côté Gisèle Vienne cosigne nombre de ses pièces avec l’écrivain américain Dennis Cooper et fait converger sur scène de multiples pratiques, de la performance à l’installation, du rock black metal aux arts de la marionnette. C’est donc autour de ces croisements des arts, du grand mix des pratiques artistiques que le dialogue s’établit. Dominique Gonzalez-Foerster – Ton spectacle This Is How You Will Disappear, que j’ai vu à Avignon, est l’œuvre qui m’a le plus marquée en 2010. Par sa précision, sa beauté absolue. J’ai été aussi captivée qu’au cinéma, aussi absorbée que par un livre. Ça m’a fascinée. Gisèle Vienne – Je connais le travail de Dominique depuis mes 18 ans, ça fait partie de mon éducation. Et ce que j’ai vu dans son exposition Moment Ginza au Magasin de Grenoble en 1997, ou dans le parc public qu’elle a conçu également à Grenoble, au fond ce sont des mises en scène. Là il y a un lien entre nous, dans cette limite que nous explorons entre l’exposition et le spectacle. Ou entre le spectacle et le musée. Vous n’êtes pas si nombreux, dans le champ de l’art, à savoir mettre en scène des sculptures, un espace.

Dominique Gonzalez-Foerster et Gisèle Vienne, Paris, octobre 2011

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Dominique Gonzalez-Foerster – Et à mettre en scène des spectateurs ! Pendant des années, je n’ai pensé qu’à captiver des spectateurs. Mais j’ai mis très longtemps à me dire que c’est de la mise en scène. Quand j’ai été gardienne de musée un été, j’ai vu que le public ne restait pas plus de trois secondes devant une œuvre. Il fallait faire quelque chose : construire des pièges, faire des chambres… J’ai toujours été obsédée par la circulation des spectateurs. Cette expérience me vient de l’exposition, où le spectateur est très libre. C’est très beau mais très difficile aussi ! Il va à droite et à gauche, décide du temps qu’il va passer devant telle ou telle œuvre, discute en marchant, il est très dur à captiver. Au théâtre, c’est l’inverse : le spectateur est davantage prisonnier ; je cherche à explorer une voie intermédiaire. J’ai aussi une adoration pour la position du spectateur de cinéma ou de théâtre, tellement absorbé. Gisèle Vienne – Ce rapport au temps dans l’exposition m’angoisse ! Maintenant que je suis invitée à présenter une installation au Centre Pompidou, à Tarbes, puis à la Whitney Biennal à New York, je me demande comment gérer ce temps du spectateur, comment le faire entrer dans un autre temps. On vient d’écrire une pièce avec Dennis Cooper, destinée à être jouée dans un musée. C’est de l’antispectacle vivant, du spectacle mort parce qu’on répète cette pièce à l’identique et en boucle, comme éternellement. Pour Beaubourg, je travaille sur un enchaînement de quatre pièces dans l’espace du musée. Pour la première fois, je me confronte à la déambulation du visiteur d’exposition. J’essaie d’imaginer les mille manières qu’il aura de le traverser et je réfléchis à une mise en abyme du statut de l’objet. Dans mes spectacles, je travaille souvent avec des poupées à taille humaine et ici elles seront tantôt un objet de décor, tantôt une sculpture. Cette variation de statut m’intéresse. Je pense qu’on pourrait appeler ça une exposition. Pour vous, la collaboration entre les arts a-t-elle toujours été une évidence ou s’est-elle élaborée au fur et à mesure que vous sortiez de votre propre champ ? Dominique Gonzalez-Foerster – Ça a toujours été fondamental pour moi. C’était un fait que tout pouvait rentrer dans l’exposition : architecture, cinéma, mode, performances… Au départ, je ne savais pas si je voulais être artiste, actrice, écrivain, commissaire d’exposition, ça a toujours été assez perméable et ça le restera. Mais quand je vois comment Gisèle rassemble des artistes très différents pour concevoir ses spectacles, le tout construit autour d’une narration, c’est comme un group show parfait, qui résonne avec ce que j’ai fait au cours des années 90 avec Philippe Parreno ou Pierre Huyghe. Gisèle Vienne – Pour moi aussi il était évident que toutes ces choses circulent. Je n’ai jamais non plus été dans un champ artistique à part entière. Ma formation la plus longue, c’était la musique, j’étais harpiste ; ensuite je me suis retrouvée en philo puis dans les arts de la marionnette, tout en me sentant très proche de l’art contemporain. Donc je ne me suis jamais sentie à un endroit chez moi, j’ai toujours été une sorte de visiteuse.

This Is How You Will Disappear de Gisèle Vienne, 2010

“je rêve que tous les étrangers au spectacle vivant viennent envahir les plateaux” Gisèle Vienne Ce qui vous différencie peut-être, c’est que chez Gisèle les arts convergent alors que toi, Dominique, tu es sortie du champ de l’art, collaborant avec Bashung, Christophe ou Balenciaga, au point de ne plus avoir de galerie, jusqu’à la dilution de ton propre travail. Tu as extraordinairement flouté ton statut d’artiste… Dominique Gonzalez-Foerster – Parce que ça me plaisait d’être dans cette zone limite ; j’aimais beaucoup qu’on me demande parfois si c’était vraiment encore de l’art. C’est quand la question se pose que ça devient passionnant. C’est pourquoi j’ai fui tout ce que je connaissais et que j’ai cherché ailleurs. Plan d’évasion. Gisèle Vienne – Quand je commence à créer quelque chose, j’essaie toujours de l’imaginer autrement. Comme une photographie, un film ou un roman. J’ai été très marquée par le fait de jouer avec un orchestre des pièces de Webern. Chez ce compositeur, une phrase musicale n’est pas jouée par un instrument, mais par un enchaînement, harpe puis violon puis violoncelle… Je pense l’écriture scénique de cette manière : le son, l’objet, le texte sont pour moi différents instruments et une phrase scénique, ce n’est pas un acteur qui prononce une tirade, c’est un enchaînement, un corps qui tombe, un objet qui apparaît, un éclairage particulier, etc. C’est cette accumulation d’indices qui constitue pour moi une phrase. Dominique Gonzalez-Foerster – Là on est très proches parce qu’au début, quand je faisais des chambres, c’était toujours en ces termes : il y avait des indices, un espace, des images, des objets, des blancs et le spectateur devait reconstituer cet ensemble d’éléments disparates. Gisèle Vienne – Le propre de l’art scénique, c’est d’être complètement mêlé. Dans les années 2000, on me disait que je faisais des choses nouvelles, transdisciplinarité, pluridisciplinarité, mais j’étais sidérée : ça fait longtemps qu’on se réfère aux années 1910. C’est comme si cette aventure esthétique n’était pas encore digérée dans la culture du spectacle vivant. L’art contemporain

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Desertic de Dominique Gonzalez-Foerster, 2009

a une plus grande conscience de l’histoire, alors que dans le spectacle vivant il y a une sorte d’amnésie. Dominique Gonzalez-Foerster – Parce qu’il y a moins de textes, moins de théorie dans les arts vivants. Et pas tout l’appareil critique de l’art ou du cinéma. Gisèle Vienne – C’est une excuse facile. Il y a des textes, moins nombreux c’est vrai. L’archive est plus problématique dans la danse. Il y a aussi un rapport différent au moment de la pièce, à sa réception immédiate, si bien qu’on n’en tient pas forcément la mémoire. Mais ça n’explique pas cette amnésie. On a assisté ces trente dernières années à un essor de l’industrie culturelle. Comment répond-on à la demande et à la surproduction ? Gisèle Vienne – J’ai toujours essayé d’être intransigeante vis-à-vis de ces pressions extérieures et vis-à-vis de moi, car on ne peut pas tout faire même si on en a envie. J’essaie aussi de maintenir les pièces en tournée. Un spectacle que j’ai fait il y a sept ans n’est pas périmé, ni moins intéressant qu’une pièce récente. Dominique Gonzalez-Foerster – Il y a bien longtemps que je n’en fais qu’à ma tête. Je n’ai jamais cédé

Courtesy Esther Schipper, Berlin and the artist, photo Cathy Carver

“c’est quand la question se pose de savoir si c’est encore de l’art que ça devient passionnant” Dominique Gonzalez-Foerster à cette pression, j’ai passé des années sans faire une seule grande exposition, ça fait aussi partie de la responsabilité des artistes. On se définit autant par ce que l’on choisit de faire que par ce que l’on refuse. L’art contemporain a lui aussi rejoint cette industrie culturelle, ce qui n’était pas le cas il y a quinze ans. Pensez-vous qu’il a moins bien résisté et qu’il a perdu de sa radicalité au profit de l’entertainment ? Dominique Gonzalez-Foerster – Je ne sais pas. La radicalité est rare et c’est ce que je recherche. Mais on peut trouver ces points d’intensité dans des formats populaires comme dans des centres d’art. Alain Bashung ou Christophe sont à mes yeux des hyper-artistes, qui peuvent introduire des choses extrêmement artistiques dans les formats de l’industrie culturelle, c’est pourquoi j’ai travaillé avec eux. Parfois je trouve le marché de l’art plus compliqué que l’industrie du disque. Mais je n’ai pas non plus une fascination pour l’entertainment, même si j’adorerais faire quelque chose à Broadway ! A l’inverse, je vois le fantasme que représente le musée pour des musiciens ou des cinéastes, et je trouve très beaux ces fantasmes croisés. Gisèle Vienne – Je n’ai rien contre l’entertainement, je trouve même cela nécessaire. Mais ce sont malgré tout des démarches très différentes. Pour un spectateur, le contrat n’est pas le même entre une pièce de boulevard et un spectacle de danse expérimental, un strip-tease et une danseuse contemporaine. Et même si ça peut se ressembler, on n’est quand même pas au même endroit. Dominique Gonzalez-Foerster – Et puis il y a des interzones, comme le cinéma d’Hitchcock par exemple, dans lequel on peut entrer de plein de manières. Par moments, on a l’impression que tout le monde fait de l’art contemporain. Il y a eu cette crise de l’art au milieu des années 90, mais ensuite il a reconquis une forte visibilité : tout le monde semble vouloir en être… Dominique Gonzalez-Foerster – Pour moi, la beauté du champ de l’art, c’est d’être ouvert et, depuis que c’est mon terrain de jeux, j’y ai vu passer la danse, la mode, le cinéma. Ça ne m’a jamais irritée mais peut-être que ça m’a poussée à en sortir encore davantage. Le champ de l’art visuel est un lieu très fertile où tout le monde peut rentrer. Je suis tellement allée chez les autres, j’aime tellement qu’on m’accueille dans l’architecture ou le cinéma que je pourrais difficilement m’énerver de voir quantité de gens s’inviter dans le champ de l’art ! Ce serait ridicule. Gisèle Vienne – Je trouve ça très sain. La danse est assez ouverte, on y croise pas mal d’ovnis, alors que dans le champ du théâtre j’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus de gens qui pensent savoir la vérité du théâtre et ça m’angoisse. On peut se sentir perdus dans le champ de l’art contemporain, mais il vaut mieux se perdre que de penser détenir la vérité d’un champ. Ça m’enchante de voir des artistes comme Dominique investir les plateaux à nouveau et par d’autres biais. Je rêve que tous les étrangers au spectacle vivant viennent envahir les plateaux. Quitte à ce qu’il y ait énormément de ratages, ce serait normal. Mais il faudrait tous ces ratages pour faire bouger les choses. 26.10.2011 les inrockuptibles 59

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le bruit de la rue Les philosophes Jacques Rancière et Mathieu Potte-Bonneville observent avec attention comment les citoyens investissent aujourd’hui l’espace politique. par Jean-Marie Durand et Jean-Marc Lalanne photo David Balicki

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u printemps arabe au mouvement des indignés, du combat pour l’égalité à l’expérience de la primaire socialiste, l’espace politique contemporain connaît un frémissement inédit. Comment saisir l’enjeu de cette nouvelle prise de parole ? De quoi cet investissement de l’espace politique par des citoyens jusque-là invisibles est-il le symptôme ? Pour évoquer ce basculement et mieux saisir les motifs d’indignation et d’élargissement démocratique, nous avons eu l’idée de faire se rencontrer les philosophes Jacques Rancière, auteur d’écrits décisifs sur l’égalité et l’émancipation, et Mathieu Potte-Bonneville, spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault et cofondateur de la revue Vacarme. Ils éclairent à deux voix les modalités d’un engagement politique en cours de transformation. Jacques Rancière, n’avez-vous pas le sentiment que, quelques mois après le printemps arabe ou avec le mouvement des indignés, nous sommes dans un moment politique assez plein et fort ? Jacques Rancière – On se retrouve devant une forme de commencement du politique. J’y reconnais ce que j’avais essayé d’analyser dans mes travaux

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Mathieu Potte-Bonneville (à gauche) et Jacques Rancière, au domicile parisien de ce dernier, octobre 2011

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Justin Tallis/Report Digital/RÉA

sur les débuts de l’émancipation ouvrière au XIXe siècle. A savoir un début de la politique sous la forme de gens qui normalement ne parlent pas, n’existent pas, et qui deviennent visibles. Evidemment, ça a commencé en Tunisie, en Egypte, à des endroits où il ne s’agit pas de descendre dans la rue comme un droit acquis mais où on le décide à ses risques et périls face à des régimes policiers. Il s’agit de se décider comme membre d’un monde commun alors même qu’on vit dans des Etats qui visent à isoler chacun. Ce recommencement du politique consiste aussi dans la prise d’un espace qui n’est pas destiné à ça, comme la place Tahrir ou la Puerta del Sol. L’espace public, en principe, ce sont les lieux institutionnels où s’exerce le gouvernement, la représentation, toutes les formes instituées autour. Il y a de la politique dès que se dégage un autre espace commun que cet espace-là. C’est toujours un espace détourné de sa fonction. Une place, c’est fait pour qu’on y circule, pour qu’on y passe. La politique procède en arrêtant ce passage, en empêchant cette circulation. Depuis quelque temps, on entend beaucoup parler d’émancipation, une notion clé de votre travail. Jacques Rancière – Je ne dois pas avoir la même oreille que vous, je ne l’entends pas tant que ça. Mais j’ai l’impression de retrouver en effet dans l’actualité ce que j’entends par émancipation, à savoir l’affirmation d’individus qui décident de faire quelque chose en commun. Emancipation, ça veut dire ne plus se fier à ceux qui sont en charge de notre destin. C’est le “Vous ne nous représentez pas” des indignés de la Puerta del Sol. Et c’est évidemment très significatif que ce mouvement ait germé juste au moment des élections locales que le gouvernement socialiste a perdues. Mathieu Potte-Bonneville – Si l’émancipation consiste à passer de l’invisible au visible, il reste aussi à penser comment ce mouvement-là prend appui sur une multitude d’actions invisibles : je pense à toutes ces formes de solidarité, de production intellectuelle, de microcontestations qui peuvent se maintenir longtemps sous le seuil de perception sociale avant de produire leurs effets, comme l’a très bien décrit l’anthropologue James Scott dans La Domination et les Arts de la résistance, en étudiant les formes d’ironie et de connivence chez les dominés, les colonisés, etc. On peut bien dire que le printemps égyptien a commencé place Tahrir : mais qu’est-ce qui a commencé avant ce commencement-là ? Qu’est-ce qui a rendu possible, de l’intérieur de la société, une telle mobilisation chez un peuple que l’on croyait docile ? Il faut bien que des formes de dissidence aient commencé à sourdre, à l’intérieur des relations de pouvoir et de l’oppression quotidienne. Dans la théorie critique de ces dernières années, les deux motifs se sont croisés : celui du geste émancipateur, celui des logiques que les “subalternes” parviennent à dérouler dans le dos du pouvoir. C’est leur articulation, sans doute, qu’il faudrait comprendre. Comment percevez-vous, après le succès de l’essai de Stéphane Hessel, la fortune du mot “indignation” ? Jacques Rancière – On peut dire qu’il existe au départ un texte qui n’est pas d’une richesse théorique fabuleuse et un mot d’ordre très simple. Mais c’est justement ce texte pas théoriquement fracassant

23 mai 2011 à Madrid, un distributeur de billets “détourné” par les indignés de la Puerta del Sol qui manifestent contre le plan d’austérité

et cette injonction très simple qui ont embrasé véritablement des lieux voués jusque-là à la résignation : l’Espagne, le Portugal, Tel-Aviv. Ce terme s’est trouvé le meilleur pour dire à un moment donné que collectivement il y en a marre. Dire “Indignez-vous” supposait la reconnaissance d’une capacité des individus, pas très visible jusque-là, à s’affirmer. Et lorsque cette formule, qui pouvait sembler une simple injonction morale, est reprise par les gens qui se désignent par ce mot : “Nous sommes les indignés”, un basculement s’opère. “Nous sommes les indignés”, c’est une déclaration de séparation. Ça veut dire “Désormais, nous sommes un monde en face de votre monde”.

“le printemps égyptien a commencé place Tahrir : mais qu’est-ce qui a commencé avant ?” Mathieu Potte-Bonneville

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Pedro Ugarte/AFP

11 février 2011, dix-huitième jour de protestation contre le gouvernement égyptien, place Tahrir. Le président Moubarak refuse de quitter le pouvoir

Ne pensez-vous pas que la notion de dignité touche à quelque chose de très juste, à une souffrance très contemporaine ? Jacques Rancière – Ce qui m’intéresse, c’est la dignité en acte. J’avais été très frappé, avant le printemps arabe, par ces images après les élections en Iran où on a vu les gens se déclarer, se montrer. Des gens qui descendaient dans la rue faisaient circuler leur photo non masquée sur le net. La dignité, ce n’est pas seulement la revendication un peu plaintive d’êtres souffrants et humiliés. C’est une façon de dire “On n’a pas peur”. Mathieu Potte-Bonneville – Au fond, ces mouvements d’indignation résistent à des humiliations minuscules. Ça se joue sur des riens. On vit un peu plus mal qu’avant, on a un peu moins d’argent, un peu moins de temps. Les politiques européennes procèdent par petites coupes, petits coups de rabots. Il s’agit de faire sauter tout un tas de rivets invisibles dans le corps social – tout ce qui faisait par exemple tenir un quartier… Ce sont des attentes si minuscules qu’elles rendent difficile de se mobiliser à partir d’elles. L’injonction à l’indignation vient renverser cette logique. A ces atteintes minuscules, on répond par le fait qu’une atteinte de trop décrit à un moment donné une situation globale et que c’est ça qu’il s’agit de refuser.

Mathieu Potte-Bonneville, vous affirmez dans vos travaux qu’on assisterait aujourd’hui à un changement de paradigme dans la mobilisation politique. Pouvez-vous nous l’expliquer ? Mathieu Potte-Bonneville – Il me semble en effet qu’un certain modèle est épuisé. Celui par lequel des individus accédaient au politique en s’identifiant à des identités politiques dont ils recevaient leur définition même. Que suis-je ? Je suis communiste. Ce mouvement-là est devenu plus compliqué. Peut-être parce que les structures politiques ont changé. Peut-être parce que le rapport des individus à ces structures a changé. Ils se vouent plus difficilement qu’avant à un collectif qui les représente et au sein duquel ils se représentent eux-mêmes. Ça pose tout un tas de problèmes, comme celui du nom. S’appeler “les indignés”, c’est choisir une identité politique flottante. En outre, il ne s’agit plus de se donner cette identité collective contre sa situation personnelle, privée, mais depuis sa situation personnelle et privée. Ça me frappe beaucoup, par exemple, que le mouvement d’occupation à Wall Street soit constitué de gens qui parlent pour l’essentiel en leur nom propre, depuis leur situation personnelle propre, brandissant des pancartes indiquant qu’ils ont deux doctorats, qu’ils ne trouvent pas de travail. Le rapport de l’individu au politique n’est plus un rapport de transsubstantiation, où on se redéfinit entièrement et dans lequel on s’identifie, mais plutôt un mode dans lequel on essaie de faire entendre sa situation à la première personne. Cela pose le problème de la désignation de soi mais aussi de l’adversaire, qui est devenu lui aussi très difficile à nommer. Depuis cinq ans, “Sarkozy” a beaucoup servi de grand Autre contre lequel il était possible de se définir. Et en même temps, il est clair que “Sarkozy” n’est pas Sarkozy. Ce sont par exemple les mille dispositifs mis en place aux guichets des préfectures pour sélectionner et traquer les étrangers, c’est l’activation de toute une série de procédures créant ce problème… “Sarkozy” est le nom d’un problème. Pour continuer à parler de mots au cœur du débat public, la notion d’égalité revient aussi en force. Patrick Savidan, Pierre Rosanvallon ont écrit des livres là-dessus. C’est une notion que vous avez aussi beaucoup investie, Jacques Rancière… Jacques Rancière – S’il y a une chose que j’ai le sentiment d’avoir contribué à faire entendre, c’est effectivement que l’égalité doit être une présupposition et non pas un but à atteindre. L’égalité n’est pas quelque chose qu’on veut mais qu’on pratique. Et c’est important aujourd’hui de renommer le système dans lequel on vit, qui est souvent stigmatisé comme le règne de la démocratie de masse mais qui reste foncièrement inégalitaire. Les indignés disent : nous sommes tous ici dans les 99 % face à une toute petite minorité qui fait ce qu’elle veut avec les richesses du monde, les capacités des individus, leur travail, leur vie. C’est par exemple important de ramener le signifiant “inégalité” là où on voudrait imposer le signifiant “crise”. 26.10.2011 les inrockuptibles 63

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“ une présidence de la République telle que nous l’avons en France est une institution monarchique” Jacques Rancière Vous ne pensez pas que le mot “crise” est approprié pour décrire par exemple les dysfonctionnements du capitalisme financier ? Jacques Rancière – C’est un mot médical. Qui dit crise appelle un médecin. Et c’est une façon de ramener de l’inégalité, d’en appeler à un spécialiste, un homme qualifié qui pourrait nous sauver de la crise. Un des enjeux de la prochaine élection présidentielle tourne par exemple autour de cette idée qu’il faudrait avant tout élire la personne qui saurait nous sortir de la crise. Je suis très frappé que tout problème se dise aujourd’hui comme “crise” : crise de la démocratie, crise écologique, crise financière, crise climatique… Tout est crise ! Ça fait partie d’une vision pathologique de tous les problèmes qui interdit la contestation, qui appelle plutôt une figure de sauveur au nom d’un savoir supposé sur comment soigner la crise. Par ailleurs, ce savoir est tout à fait absent chez les gens prétendant le détenir. Ce n’est pas qu’on est simplement contre les savants et les élites. Mais nos savants ne savent rien et nos élites sont nulles. C’est important de partir de ça (rires). On a vu il y a trois ans, lors du grand effondrement financier, l’absence totale de contremodèle que les forces anticapitalistes auraient pu opposer à la crise. Mathieu Potte-Bonneville – Si j’essayais de sauver quelque chose de cette notion en effet très chargée de “crise”, c’est dans ce qu’il lui arrive de nommer l’impensable d’une différence. Dans un certain nombre des débats contemporains, des personnes se sont trouvées en butte à des problèmes que les autres ne pouvaient pas percevoir. D’où la limite de ces slogans “Nous sommes tous des réfugiés”, ou “des prisonniers”, ou “des clandestins”. Ce n’est pas la même chose d’être en prison ou en dehors, d’être séropositif ou séronégatif, ce n’est pas la même chose de réagir en homme ou en femme. J’ai d’ailleurs été très frappé par L’Apollonide de Bertrand Bonello car peu de films m’ont mis à ce point en face de mon regard masculin. Ce type de différences oblige à penser. J’ajouterais donc à ce motif de l’égalité celui des lieux critiques, “critique” étant l’adjectif pour “crise”, dans lesquels l’incomparable d’une différence se manifeste et devient un enjeu. Mathieu Potte-Bonneville, vous avez contribué récemment à un livre, Le Moment philosophique des années 60, moment très dense avec un paysage intellectuel impressionnant. Comment qualifieriezvous le moment philosophique des années 2000 ? Mathieu Potte-Bonneville – Il y a des motifs qui émergent. Je prendrai deux exemples… Premièrement, on assiste à un certain débordement de l’opposition entre nature et société telle qu’elle avait structuré la compréhension sociale depuis longtemps au profit soit d’un naturalisme généralisé, dans la filiation de Spinoza, soit d’une mise en cause entière de ce

partage, par exemple chez Peter Sloterdijk ou chez Bruno Latour. Cela peut donner des choses très libératrices, comme les travaux de Donna Haraway sur le cyborg ou sur la façon de faire se croiser la question du droit des femmes, du droit des animaux… En même temps, on voit bien en quoi cela concourt à une naturalisation des rapports sociaux, à renforcer l’idée que nous ne vivons plus dans l’histoire mais d’une certaine manière dans la nature. Les lois du marché sont devenues une loi naturelle et c’est quand même embarrassant. Seconde chose frappante : le retour d’une problématique éthique – et je sais que le mot ne plaît pas beaucoup à Jacques Rancière (rires). Ça peut donner lieu à un retour du normatif : on veut des principes, des règles, des figures du bien… Ça peut donner des choses plus intéressantes, comme dans le livre de Valérie Gérard, L’Expérience morale hors de soi. Elle y affirme qu’être un sujet moral ne s’invente pas de l’intérieur de la personne, mais devient possible en relation étroite avec le contexte politique dans lequel on se trouve pris. Il y a des contextes politiques où les dilemmes sont de faux dilemmes, où on est renvoyé du pire au pire et où tout choix moral devient impossible. Par exemple ? Mathieu Potte-Bonneville – C’est “le choix de Sophie” (roman de William Styron – ndlr) : lequel de vos deux enfants voulez-vous sacrifier ? On ne choisit pas entre la liberté et le sacrifice mais entre le sacrifice et le sacrifice. Les individus ont l’impression d’être devant un dilemme moral alors qu’ils sont pris dans une double contrainte qui leur interdit de se constituer comme sujet moral. Dans la réflexion écologique, le travail d’Emilie Hache m’intéresse aussi. Elle essaie de valoriser la figure du compromis moral. Au fond, il y aurait parfois plus de radicalité à être dans la négociation que dans la radicalité. Pourquoi auriez-vous un problème avec la notion d’éthique, Jacques Rancière ? Jacques Rancière – Le mot “éthique” peut tout vouloir dire. Dans ma jeunesse, il n’existait pratiquement pas. Il désignait une discipline des études de philosophies à l’étranger, mais en France on parlait plutôt de morale. “Ethique” est arrivé depuis comme un mot un peu chic pour remplacer celui de “morale”, devenu en effet plus très présentable. Il y a un moment où “éthique” s’est identifié à une antipolitique, chez Lyotard par exemple. La pensée de la catastrophe éthique a délogé la révolution comme point central de l’histoire contemporaine. J’ai réagi contre les conséquences politiques de cette pensée éthique, qui a fourni un appui à la lutte du bien contre le mal au moment de la première guerre du Golfe… Mais je n’ai rien contre le fait qu’on dise qu’il faut de l’éthique. J’ai comme tout le monde l’idée que toute pensée et toute action doivent être gouvernées par des principes.

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“nos savants ne savent rien et nos élites sont nulles. C’est important de partir de ça” Jacques Rancière Vous avez écrit que ce sont les actions qui créent les rêves et non l’inverse… Jacques Rancière – Oui, je crois qu’on peut le vérifier. On dit tout le temps qu’il n’y a pas d’action sans utopie, qu’il faut de l’utopie. Il faut mettre les choses à l’envers. On peut observer historiquement que les rêves ont été produits par des situations qui ont ouvert du possible. Ce n’est pas une utopie qui a créé 1789, 1830, Mai 68, le mouvement des indignés. Il y a des moments d’accélération qui font que la forme même de ce qui est pensable et possible change. J’ai beaucoup travaillé sur l’effet des trois journées de 1830. Il y a des mesures gouvernementales, des gens qui descendent dans la rue contre ces mesures et quelque chose apparaît qui s’appelle le peuple. Un pouvoir s’effondre parce qu’il ne sait pas quoi faire devant cette chose et du coup se créent à partir de là des espérances qui se cristallisent sous forme d’associations ouvrières, de communautés utopiques… Ce sont toujours des actions qui déterminent ces transformations du possible qui se monnaient en utopie. Je crois, Mathieu, que vous aviez envie d’échanger autour de la notion d’éducation. Vous pensiez à quoi ? Mathieu Potte-Bonneville – Je pensais au triste état dans lequel l’école se trouve. Pour enchaîner avec ce que l’on disait sur l’utopie, le texte de Jacques Rancière, Le Maître ignorant (1987), a été reçu pendant des années avec beaucoup d’embarras par les praticiens du système scolaire, sur le mode “Vous détruisez notre travail en expliquant qu’il n’y a pas à savoir pour enseigner, comment on va faire, votre méthode ne marche pas très bien…”. Jacques Rancière a répondu cent fois que ce n’était pas le but. Il ne voulait pas devenir le prochain ministre de l’Education. De façon manifeste, Le Maître ignorant visait à provoquer de la pensée et a produit ses effets. Reste que les institutions éducatives sont aujourd’hui dans un état terrible et il y a aussi à le penser. Ce n’est pas incompatible, c’est complémentaire : si pour une part, faire de la politique a constitué à penser en dehors des institutions – et Jacques Rancière y a contribué –, la question est aussi de savoir à quelles institutions nous tenons. Il y a deux ou trois diagnostics à poser : le système éducatif assume de moins en moins sa dimension de justice. Beaucoup moins d’enfants des classes moyennes accèdent aux grandes écoles qu’il y a trente ans. Il est devenu difficile de faire le travail normal d’enseignant. Je suis très frappé par la façon dont le pouvoir a cassé la transmission des savoirs d’enseignants à enseignants, concrètement la suppression des stages de formation est une catastrophe. Et simultanément, il entend produire contrôles et repérages des enfants à risque dès la maternelle. Un savoir policier au sens général se met en place là même où les savoir-faire sont eux brisés, mis en miettes.

En prélude à cet entretien, Jacques Rancière, vous nous avez exprimé votre réticence à parler de la primaire ou de la prochaine présidentielle. Pourquoi ? Jacques Rancière – Je m’étais exprimé lors de la précédente présidentielle dans un grand quotidien. J’y expliquais que les élections présidentielles, censées être l’incarnation de la démocratie, étaient une invention monarchiste. Une présidence de la République telle que nous l’avons en France est une institution monarchique. S’il y a une chose à dire sur l’élection présidentielle, c’est que ce qu’on nous présente comme le moment fort de la démocratie est en fait le moment fort de la monarchisation de notre vie publique. Paradoxalement, on entend souvent dire qu’aujourd’hui plus personne ne croit à la politique sous cette forme-là. Je suis frappé au contraire par la persistance d’une certaine foi, qui fait que certains peuvent penser que François Hollande ou Martine Aubry pourraient transformer notre quotidien. L’instauration de la primaire ne vous apparaît pas comme un progrès vers plus de démocratie ? Jacques Rancière – On peut dire que deux millions et demi de personnes qui s’expriment, c’est mieux qu’un petit groupe de personnes qui décide. Mais malgré tout, la décision se porte sur un petit groupe de dirigeants qui se sont autosélectionnés. Le progrès qui fait que désormais plus de gens participent au choix du candidat PS intervient au sein d’un système en contradiction avec l’idée même de démocratie. Si c’est un progrès, c’est un progrès dans le sens d’une démocratisation de l’antidémocratie. Mathieu Potte-Bonneville – J’ai trouvé cette primaire assez gaie. Moins dans les propositions qui étaient faites que dans la manière dont les gens en discutent. Je n’y vois pas forcément une foi générale dans la capacité des dirigeants à changer le quotidien, mais plutôt un goût de la discussion politique. J’aime la discussion politique et il y en a eu davantage cette fois que par le passé. D’autre part, la discussion politique s’est émancipée, au moins pour un temps, de l’obsession anti-Sarkozy, qui a évidemment son motif mais aussi des effets d’obsession perturbants. A vrai dire, ce que j’ai trouvé le plus gai, c’est l’organisation des élections elles-mêmes. Quand je suis allé voter, j’ai été très séduit par le mélange de solennité et de bordel qui se manifestait dans les bureaux de vote. Cette façon de mimer – tout en voulant faire autre chose mais sans complètement y arriver – les procédures d’une élection, m’a beaucoup plu. J’aime le bricolage institutionnel provisoire. Jacques Rancière vient de publier Aisthesis – Scènes du régime esthétique de l’art (Galilée/La Philosophie en effet), 328 pages, 27 € Mathieu Potte-Bonneville a collaboré à l’ouvrage collectif sur la série américaine The Wire (Les Prairies ordinaires/Capricci), 250 pages, 2 0 €

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25 ans en images Sélection impossible de vingt-cinq photos parues dans Les Inrocks.

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i pour Godard “le cinéma dit la vérité vingt-quatre fois par seconde”, était-il possible de raconter la vérité de l’histoire des Inrocks avec juste une image de plus ? Non, probablement pas et nous n’avons pas essayé. Pas la vérité, à peine un petit bout de légende. La nôtre, celle d’un journal né trimestriel, qui longtemps affirma (avec Jacques Tati) que trop de couleur distrait le spectateur. Vingt-cinq ans d’Inrocks en images, c’est donc une histoire qui va du noir et blanc à la couleur, repose sur deux piliers fondateurs, les photographes Renaud Monfourny et Eric Mulet, bientôt rejoints par beaucoup d’autres. Les Inrocks en images, c’est aussi un genre photographique, le portrait, dont le journal a essayé de trouver une formulation qui lui est propre. Qui dit portraits, dit rencontres. Qui dit rencontres, dit souvenirs… Voyages aussi : on croisera au fil de ces pages le tout jeune Bret Easton Ellis, attrapé à Manhattan tandis que paraissait chez nous Les Lois de l’attraction ; Leonard Cohen en moine tibétain en pleine retraite spirituelle à Mount Baldy ; Wong Kar-wai dans les rues de Hong Kong à l’époque de Happy Together ; Kurt Cobain dans les rues de Seattle – tandis que derrière lui passent deux jeunes grunge qui ne remarquent même pas celui qui est probablement leur héros ; Björk enfin, dans les neiges islandaises, qui avait si froid aux pieds que JD Beauvallet s’employa à les lui réchauffer entre deux shoots de Benni Valsson. En place pour un voyage dans l’espace et le temps, en vingt-cinq stations, sur les terres sacrées de nos icônes. Maria Bojikian et Jean-Marc Lalanne

Morrissey par Renaud Monfourny Londres, 1991

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Bret Easton Ellis par Hadrien Laroche New York, 1989

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Leos Carax par Renaud Monfourny Paris, 1991 26.10.2011 les inrockuptibles 71

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Nirvana par Renaud Monfourny Seattle, 1993 26.10.2011 les inrockuptibles 73

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Massive Attack par Renaud Monfourny Paris, 1992

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Maurice Pialat par Renaud Monfourny chez lui, près de Toulouse, 1993

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PJ Harvey par Renaud Monfourny Londres, 1992 76 les inrockuptibles 26.10.2011

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James Ellroy par Renaud Monfourny Paris, 1991

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Leonard Cohen par Eric Mulet Mount Baldy, Californie, 1995

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Dominique A par Patrick Messina Paris, 1995 26.10.2011 les inrockuptibles 79

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Jarvis Cocker de Pulp par Philippe Garcia Paris, 1995

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Michel Houellebecq par Renaud Monfourny Paris, 1998

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Wong Kar-wai par Renaud Monfourny Hong Kong, 1997

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Björk par Benni Valsson Reykjavík, 1999

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Alain Bashung par Renaud Monfourny Paris, 1997

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Asia Argento par Renaud Monfourny Paris, 2000

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Jacques Derrida par Laure Vasconi chez lui à Ris-Orangis, 2004

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Patrick Modiano par Nicolas Hidiroglou Paris, 2007

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Peter Doherty par Benni Valsson Paris, 2009 26.10.2011 les inrockuptibles 89

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LouiseB ourgoin et Julien Doré par Philippe Garcia Paris, 2008

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Marie NDiaye par Nicolas Hidiroglou Paris, 2010

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Alison Mosshart des Kills (derrière le rideau) et Beth Ditto de Gossip par Martha Camarillo Los Angeles, 2008

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Louis Garrel par Nicolas Hidiroglou Paris, 2011

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Catherine Deneuve par Nicolas Hidiroglou Paris, 2010

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Christian Boltanski par Marion Poussier Malakoff, 2011

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25 ans a venir

Mattia Zoppellaro

Cinéastes, écrivains, plasticiens, musiciens, comédiens, philosophes nous racontent comment ils imaginent les vingtcinq années qui arrivent.

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Alison Mosshart, chanteuse acharnée des Kills

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amie et moi ne sommes pas du genre à penser à l’avenir. On reste dans le court terme : six mois de concerts devant nous, et ensuite un nouvel album. Le défi est le même à chaque fois : on essaie de ne pas se répéter. C’est toujours un challenge, car on a un son particulier qu’on ne veut pas abandonner. La crise du disque n’affecte pas du tout notre musique mais elle bouleverse notre carrière. On est obligés de multiplier les collaborations extérieures pour la simple raison qu’il n’y a plus d’argent dans l’industrie musicale. Un seul concert avec une marque nous permet de payer l’ensemble de notre tournée. Ça nous permet d’aller jouer dans des endroits plus reculés, en Amérique latine par exemple. Un groupe est obligé d’évoluer, de vivre avec son temps : il faut jouer dans certaines émissions de télévision, composer des musiques de films… Ça ne sert à rien de regretter le passé. Les choses ne redeviendront pas ce qu’elles étaient avant. Personnellement, je continue à acheter des disques car le format numérique ne permet pas l’attachement artistique. C’est juste de la musique et j’ai besoin de plus. Les Kills ont toujours voulu travailler avec un label indépendant : parfois ça a été très difficile et parfois formidable. Au final, les majors souffrent autant de la crise aujourd’hui. Je ne suis d’ailleurs pas optimiste quand je vois la situation économique du monde. Les gens n’ont plus d’argent, pas de boulot. J’ai été musicienne alors que je n’avais même pas cinq dollars à la banque, donc ça n’affecte pas ma musique. On aurait fait les mêmes morceaux dans un contexte différent. Je n’ai pas peur de vieillir en tant qu’artiste : à moins qu’on me fasse une greffe de cerveau, je continuerai à être musicienne, même à 60 ans. J’ai 33 ans aujourd’hui et j’écris des dizaines de chansons que je laisse en souffrance : je ne me sens pas encore prête pour me lancer en solo. Je suppose que ça finira par arriver. dernier album Blood Pressures concerts les 12 et 13 novembre à Paris (Olympia)

“ça ne sert à rien de regretter le passé” 26.10.2011 les inrockuptibles 97

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Christophe Bourguedieu

“il y avait combien de temps que je n’avais pas vu une mine de crayon ? Quelle beauté”

Philippe Djian, écrivain résistant En 2035… Ma chère fille, Je ne peux te décrire l’émotion que j’ai ressentie. Du papier, un crayon – Seigneur Jésus, un crayon !! –, j’ai dû m’asseoir. Je crois que mes oreilles ont bourdonné un instant. Merci. Mille fois merci. Je l’ai montré aux autres. Ils ont hoché la tête durant cinq minutes. C’est toujours un événement. C’est toujours une joie – même si ça crée des tensions entre nous, comme tu peux l’imaginer. Michel en a reçu il y a une quinzaine de jours – une rame entière, Clairefontaine, à peine jaunie – et il en est encore de bonne humeur aujourd’hui. Je déteste cette bouffe chinoise qu’on nous sert jour après jour. Ecrire cette phrase à la main me remplit pourtant de joie – j’écris dehors, assis à une table de jardin, sous un rayon de soleil, ce qui ne gâche rien. Il neige au-dessus de huit cents mètres. C’est quand même une drôle d’idée de nous faire avaler de la bouffe chinoise comme si tout le monde s’y était converti, comme si ça faisait l’unanimité. J’ai essayé d’entraîner quelques types avec moi, mais la plupart des écrivains sont ce que j’ai toujours pensé qu’ils étaient, une sérieuse bande de faux-culs, et vieillir ne les a pas arrangés.

Je voudrais que tu les voies et que tu les entendes, une vraie bande de ravagés – pour la plupart incontinents. Il y avait combien de temps que je n’avais pas vu une mine de crayon ? Quelle beauté. Je ne me souvenais plus comme l’écriture brillait sur le papier, je ne me souvenais plus du bruit sur la feuille, dans le silence. Je vais lâcher ma tablette et reprendre l’écriture à la main à partir d’aujourd’hui – jusqu’à épuisement des cartouches, jusqu’au dernier morceau de papier, jusqu’au dernier bout de crayon, je te jure de profiter au maximum de l’oxygène que tu me donnes, et tu sais à quoi ça tient. Tu sais à quoi ça tient d’écrire un livre. L’autre jour, c’est Régis qu’ils ont dû emmener – pour une sérieuse conjonctivite et des maux de tête provoqués par un usage intensif de tablette. Comment s’étonner ? Quelle résistance peut-on encore mener quand on avance avec une canne ? Tu sais combien j’ai pleuré à la mort de Philip Roth, mais relis ses derniers ouvrages, et tu comprendras ce que la douleur veut dire. C’est tellement effrayant qu’ici personne ne veut en parler. Chacun serre les fesses en espérant que la science le maintiendra en vie le plus longtemps possible. Personnellement, j’aimerais bien finir le livre que j’ai commencé. Celui que je suis en train d’écrire. Je t’en avais parlé, Noël dernier. J’avais décidé de me remettre à la pornographie, car Vers chez les Blancs avait plutôt bien marché autrefois, eh bien voilà, j’essaie de tenir parole, et ton merveilleux cadeau va m’y aider. Michel, quand le passé redevient clair dans son esprit, n’a pas oublié l’effet que le livre en question avait produit sur lui – du moins certains passages – et il m’en parle encore, le regard brillant, la mine nostalgique, évoquant l’époque où nous étions reçus un peu partout et si insouciants – des écrivains, et non des bouches inutiles rassemblées dans un sanatorium soutenu par une fondation dont le nom m’échappe – qu’on peine à l’imaginer. La manière dont l’histoire se termine pour nous n’était pourtant pas difficile à prévoir. Qui pouvait croire que des livres seraient publiés vingt-cinq ans plus tard quand il suffisait de jeter un œil sur la tournure que prenaient les choses ? Ma pauvre fille, ton père a fait partie de la plus grande bande de naïfs qu’on puisse imaginer et cette adhésion a un prix. C’est presque touchant. La plupart d’entre nous a renoncé. Mais tu ne peux pas simplement décider d’arrêter d’écrire, de garder ça à l’intérieur. Donc voilà. Le menu de ce soir comporte des rouleaux printaniers. Alors que s’annonce l’hiver. Ma chérie, c’est bien de prendre soin de Ton animal de père. Ph. dernier roman Vengeances

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Ellery Roberts, chanteur ironique de WU LYF

David Balicki

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epuis le début, on a toujours dit qu’on arrêterait WU LYF à 25 ans. Quand on aura fait tout ce qu’on a en tête, on créera de nouveaux projets plutôt que d’entrer dans la routine. On parle beaucoup de la crise du disque, mais pour moi, le plus important est l’accès à la musique, peu importe le moyen – même si internet a rendu la musique plus accessible mais aussi moins excitante, moins intime. De toute façon, l’avenir des groupes va certainement se jouer autour des concerts, parce que ce sont des moments de partage très organiques. De ce que j’ai pu en voir, une grande partie de l’industrie de la musique n’est faite que de vieux types en costume qui prennent des décisions pour des groupes avec lesquels ils n’ont absolument rien en commun. Si de plus en plus de musiciens se rebellent contre ce système, ce sera une bonne chose. D’autant plus que c’est une période idéale pour faire de la musique : les moyens de création sont faciles d’accès, on peut faire un album sans aucun budget, construire un site tout seul. Ça permet aux groupes de mieux contrôler ce qu’ils font. Ce que l’on gagne avec WU LYF nous suffit. Dans un monde où tout est surévalué, les gens vont devoir apprendre à faire la différence entre l’argent qu’ils peuvent gagner et celui dont ils ont besoin. Je ne suis pas pessimiste quant à l’avenir du monde. J’ai l’impression que les choses changent doucement. En tant que musicien, la seule chose que je peux faire, c’est apporter un peu de joie dans la vie des gens plutôt que de leur donner des leçons. Quand j’aurai 25 ans, dans cinq ans, je pense que j’aurai les cheveux très longs. J’espère aussi que je serai marié et que j’aurai des enfants. Et quand j’en aurai 45, je crois que je serai banquier d’affaires, comme mon père (sourire ironique).

“je serai banquier d’affaires, comme mon père”

dernier album Go Tell Fire to the Mountain concert le 2 novembre au Festival Les Inrocks Black XS à Paris (Cigale) 100 les inrockuptibles 26.10.2011

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Xavier Dolan, cinéaste intègre

François Rousseau

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omment vois-tu les vingt-cinq prochaines anné es ? Je ne sais plus si je suis optimiste ou non. Je me concentre sur mon travail et j’essaie de fonctionner selon un modus vivendi qui tient compte de la fragilité des choses. A l’heure où je réponds à ces questions, je reviens de la plus belle journée de tournage de Laurence Anyways, mon prochain film. Je connais ma chance de faire ce métier. Mais je vis dans un environnement où cette vie et cette chance ne sont pas dissociables. Je regarde autour de moi et je sais que bientôt, malgré le bon vouloir de certains porteurs d’espoir, ça va chier. En attendant, chantons. Non, sérieusement, c’est triste. Alors je fais comme la plupart d’entre nous, j’imagine et j’essaie de rendre le monde acceptable à ma façon. Mais vingt-cinq ans, c'est long de toute façon ; je serai mort depuis longtemps.   Vers quoi le cinéma va-t-il évoluer ? Le cinéma peut évoluer comme ça lui plaît, tant que les cinéastes racontent des histoires assez intéressantes pour que l’on ne pense pas qu’au cinéma en les voyant. Moi, j’aime l’idée que le cinéma soit le septième art, davantage que n’importe quelle autre discipline artistique. On dit qu’il est la somme de toutes. Je crois que le cinéma est en tout cas celle qui sait le mieux parler aux gens et transmettre les émotions les plus directes. Peut-être pas le mieux, parce que ça dépend de qui le regarde, mais selon moi il va plus loin. Tout seul, en revanche, le cinéma ne va nulle part. Il se regarde au lieu d’évoluer. Quel type de filmographie aimerais-tu avoir à… 47 ans ? Comment imagines-tu ton p arcours ? Varié, cosmopolite, extrêmement intime ou à l’inverse ultracommercial. J’imagine que quand je n’aurai plus rien à dire ou plus rien expérimenté dans ma vie qui puisse sérieusement alimenter une histoire, un scénario, je me retirerai un temps pour recharger mes accus, remettre un peu d’encre dans la plume

afin de ne pas sonner faux, de ne pas m’écouter parler, de ne pas faire n’importe quoi, n’importe comment. Je ne veux pas devenir le type qui doit tourner pour survivre, même au détriment de sa réputation et du respect de ses collègues, du public, du respect propre. J’espère avoir toujours du jugement et m’arrêter avant de m’humilier en exerçant ma passion. Mais il paraît difficile d’imaginer une carrière quand on peine à entrevoir un futur en général. De toute façon,

“m’arrêter avant de m’humilier”

je travaille toujours comme si je n’allais plus pouvoir le faire – ou comme si j’allais mourir – relativement bientôt, je ne sais pas pourquoi. Avoir la vie devant soi, ce n’est plus une expression que l’on peut utiliser, je trouve. Après le tournant du siècle, elle a expiré. Maintenant, on dit pendant qu’il en est encore temps.  Comment vois-tu le futur des pratiques amoureuses et sexuelles contemporaines ? A vrai dire, il m’importe peu face à la menace imminente et anormale du non-sexe durant l’automne.  dernier film Les Amours imaginaires

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Céline Sciamma, cinéaste en attente

Ruwen Ogien, philosophe inquiet

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dernier ouvrage L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale

Kristiina Hauhtonen

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“s’il devient possible de créer des êtres transhumains, posthumains, subhumains…”

’ai du mal à me projeter. Je n’ai jamais de projet d’avance. Je ne sais pas quel sera mon prochain film. Mais j’espère que ma filmographie s’agrémentera d’une série télé. J’y pense. C’est moins le cinéma qui change que sa diffusion. J’espère que la belle utopie de la fiction en libre diffusion, à l’œuvre de façon sauvage pour le moment, trouvera un modèle économique viable. Que la salle de cinéma restera un lieu de culte, d’autant plus sacré. Cet abandon fascinant qui se passe et qu’on n’a pas en éteignant les lumières du salon. Vu la proximité des échéances en politique, j’ai du mal à ne pas avoir de souhait avant tout pour l’immédiat. Ma génération n’a pas connu de grande victoire politique, elle n’a connu que la saveur des victoires sportives. J’imagine qu’on crie de la même manière, en levant les bras. Je voudrais que le féminisme ne semble plus une cause annexe et communautaire, qu’il devienne un enjeu collectif, mixte. Qu’il cesse d’être perçu comme une démarche intégriste ou mondaine. C’est un des rares et puissants leviers révolutionnaires. Ce n’est pas une vengeance. J’attends la sortie du prochain Zelda sur Wii. Et puis, science-fiction des mœurs, je pense à cette idée de Michel Foucault qui faisait partie des premières réflexions autour du Pacs, mais fut abandonnée dans la mouture finale : que des unions puissent se fonder sur le lien d’amitié. J’espère la résurrection de Michael Jackson. dernier film Tomboy

Alexandre Guirkinger

i le génie génétique permet d’améliorer dans des proportions considérables notre taille, nos capacités athlétiques, notre vision, notre mémoire et notre intelligence, l’idée que nous nous faisons de ce qu’est un être humain “normal” pourra-telle rester la même ? S’il devient possible de surveiller et de manipuler les pensées à volonté, d’induire chimiquement dans les esprits toutes sortes de croyances, de désirs, de sensations, les notions d’expérience personnelle et de liberté de conscience intérieure pourrontelles résister ? Si la transplantation d’organes naturels ou artificiels ne pose plus aucun problème technique, conserveronsnous l’idée que le corps humain est sacré, indivisible, hors commerce, ou finirons-nous par le voir comme un assemblage de pièces détachées qu’on peut librement vendre et acheter ? Si le clonage reproductif humain devient possible, pourrons-nous encore penser qu’un avenir personnel dont on ne sait presque rien est constitutif de notre identité ? Si le processus de vieillissement est mieux compris et mieux contrôlé, si nous vivons infiniment plus longtemps en bonne santé, nos conceptions de ce qu’est une vie “ratée” ou “réussie” pourront-elles être les mêmes ? S’il devient possible de créer des êtres transhumains, posthumains, subhumains, cyborgs ou chimères, les idées que nous nous faisons des limites de la communauté morale, c’est-à-dire des êtres que nous avons choisi de ne pas traiter comme des choses, juste bonnes à exploiter et à consommer, ne risquent-elles pas d’être profondément transformées ? Si tout cela se réalise, nos idées morales seront-elles modifiées ? Il est probable que ces innovations biomédicales changeront nos idées de ce qu’est une vie bonne, heureuse, réussie, accomplie. Mais pourquoi devraient-elles changer nos idées de la justice sociale ? Pourquoi devraient-elles annuler l’exigence que chacun puisse avoir accès à ce que la technique propose, dans la mesure de ses désirs ou de ses besoins, sans discrimination selon l’âge, la condition sociale ou l’orientation sexuelle ? En fait, les innovations biomédicales peuvent seulement modifier nos conceptions de la vie bonne, pas de la vie juste. Elles ne seront donc pas très importantes du point de vue moral, tout au moins pour ceux qui, comme c’est mon cas, accordent une priorité à la vie juste sur la vie bonne.

“j’espère la résurrection de Michael Jackson”

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Eric Reinhardt, écrivain dubitatif

Charles Fréger

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uand on voit ce que ces derniers mois ont apporté de transformations à notre réalité, essayer d’imaginer à quoi elle pourrait ressembler dans vingt-cinq ans me paraît impossible. Paradoxalement, l’accélération à laquelle nous assistons accroît la densité du monde, il ne fait pas de doute que des intervalles de temps de plus en plus brefs accueilleront des successions de plus en plus prolixes d’événements décisifs, et je note au passage que c’est précisément ce que recherche tout artiste dans sa propre vie. Moi, j’écris pour que ma vie ne me file pas entre les doigts, j’écris pour retenir le temps, qu’il se dilate, qu’il densifie mon existence et mon rapport au monde. A l’exemple de Stendhal, tout artiste aspire à faire d’une cinquantaine de jours l’équivalent de deux ou trois années ; à faire de chaque semaine l’équivalent d’un trimestre ; de chaque jour l’équivalent d’une semaine. Alors, imaginer la tête qu’aura dans vingt-cinq ans ce monde qui me donne l’impression de s’oublier lui-même dans l’accélération ! M’imaginer moi-même dans vingt-cinq ans quand il entre dans le principe de la création artistique que l’avenir est d’une opacité impénétrable ! Car en effet l’art peut se retirer, se refuser ; à l’inverse, comme une île qu’on aborde en bateau, de nouveaux paysages peuvent brusquement se révéler et changer votre vie. Vingt-cinq ans, c’est une éternité : si on redoute généralement qu’elle soit trop courte, j’ai pour ma part toujours pensé que la vie était très longue. Le mieux que je puisse faire, c’est me rêver vieil homme concentré sur l’essentiel, heureux dans

cette économie de moyens et d’intentions : tout attendre de ma vie intérieure, et l’espérer sereine, radieuse, aussi longtemps que possible. Je m’imagine dans ma petite maison à la campagne revenir chaque jour sur les mêmes livres, regarder la nature, écrire quelques lignes, aller parfois à Paris, une fois par an à Venise, voyager un peu, parler avec mes vieux amis. Et recevoir une fois de temps en temps le témoignage d’estime d’un jeune lecteur qui me découvre, ou d’un lecteur plus ancien qui ne m’aurait pas oublié. Car vingt-cinq ans, c’est un défi lancé à la mémoire de tous ceux qui un jour ont aimé votre travail. Et c’est sans doute à cela plus encore qu’à la vieillesse qu’il est délicat de penser aujourd’hui.

“j’ai toujours pensé que la vie était très longue”

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Jean-Christian Bourcart

Faustin Linyekula, chorégraphe obstiné

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maginer l’avenir à l’horizon d’une génération, vingtcinq ans, c’est certainement le plus grand luxe que je puisse m’offrir… Ce, au vu du contexte extrêmement fragile dans lequel s’inscrit depuis quelques années mon travail. J’ai choisi en 2001 de revenir en République démocratique du Congo et d’affronter ou plutôt de composer avec cette fragilité-là : fragilité économique et politique, fragilité des corps face à la maladie et à l’absence de structures de soin, fragilité des esprits délaissés par un système éducatif moribond… Comment imaginer l’avenir dans ces conditions-là sans en avoir le vertige ? Qu’adviendra-t-il de tous ces jeunes qui savent à peine lire à 10 ou 12 ans ? A quelle place peuvent-ils prétendre, sinon renforcer les rangs des mouvements rebelles ou de la délinquance urbaine ? Au plus haut niveau de l’Etat, on navigue à vue, et si des projections se font, c’est simplement à un niveau personnel, pour envoyer ses enfants dans de bonnes écoles à l’étranger, en Afrique du Sud, en Inde, en Europe ou aux Etats-Unis selon ses moyens. Et ainsi préparer ceux qui seront au pouvoir demain, et qui presque infailliblement reproduiront l’exemple de leurs parents. Il y a cinq ans, juste avant les premières élections pluralistes, j’avais un peu d’espoir, aujourd’hui à la veille des élections présidentielles fin novembre, je suis

“il y a cinq ans,  j’avais un peu d’espoir”

beaucoup plus pessimiste. Je suis cependant le processus électoral avec beaucoup d’attention et je rencontrerai les nouvelles autorités une fois qu’elles seront en place… Si je ne crois pas au système actuel, je nourris encore quelque espoir dans l’individu, je crois encore en la possibilité de chaque homme de se réinventer même au sein d’un système totalement gangrené. Toute ma démarche, tant dans mes projets personnels que dans l’accompagnement que nous proposons à de jeunes artistes au sein des studios Kabako, soulève la question de la responsabilité au niveau individuel. J’essaie de résister au désespoir en trouvant des manières de partager avec d’autres des formes de résistances personnelles. Il faut espérer qu’avec le temps, nous soyons de plus en plus nombreux à partager cette éthique et que ces formes multiples de résistances puissent se propager à la manière d’un virus. Seule cette solidarité-là nous permettra d’être plus fort et de continuer. Pour reprendre une citation d’Antonio Gramsci que j’affectionne particulièrement, il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. J’observe aussi avec un grand intérêt les élections en France, mais il est vrai que si la France reste mon deuxième pays, mon propos concerne aujourd’hui davantage la RDC. On peut peut-être espérer que les candidats gardent cela en tête : qu’ils offrent à chaque citoyen une possibilité de se réinventer. dernière création Pour en finir avec Bérénice

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Olivier Roller/Fedephoto

Eric Fassin, sociologue affolant

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epuis 2017, l’Europe est à nouveau partagée en deux. C’est au seuil de son troisième mandat que le Président français lança l’idée de bâtir un “mur de la liberté” pour protéger la démocratie des périls qui l’assiégeaient. On enseigne encore dans les écoles son discours de Berlin, en écho à celui du président Kennedy : “En 1989, la chute du Mur a marqué le triomphe d’une société ouverte sur une société fermée. C’est l’Europe de la liberté qui l’a emporté ici. Aujourd’hui, c’est contre les ennemis de la liberté qu’il faut ériger un mur : nous sommes tous berlinois !” En effet, la capitale allemande se relevait à peine d’un attentat qui avait frappé un congrès féministe. La brigade européenne antiterroriste avait rapidement arrêté des suspects, liés à un groupuscule islamiste turc, chez qui l’on trouva des tracts homophobes. Pour mettre un terme à l’immigration extra-européenne, Nicolas Sarkozy proposa de soumettre son projet à référendum : “Un mur pour la liberté !”. Cette initiative fut aussitôt saluée par plusieurs dirigeants de l’Union – depuis le doyen italien, Silvio Berlusconi, jusqu’au nouveau ministre-président néerlandais, Geert Wilders. Certes, les défenseurs des droits de l’homme furent nombreux à protester ; mais les partisans du référendum avaient beau jeu de répondre : sans parler d’Israël, les Etats-Unis n’avaient-ils pas montré la voie aux démocraties en élevant une muraille à la frontière

“c’est au seuil de son troisième mandat que le Président français lança l’idée de bâtir un ‘mur de la liberté’ pour protéger la démocratie des périls qui l’assiégeaient”

mexicaine sans susciter pareille réprobation ? Un slogan gagna l’opinion : “Pour que notre Europe reste ouverte, fermons-là !” Des juristes trouvèrent une solution : il suffisait de changer la Constitution européenne. L’Europe était par son histoire et devait rester par sa culture à la fois chrétienne et laïque. Aussi les droits des femmes devaient-ils fonder son identité (ceux des homosexuels relevant toujours des compétences nationales), quitte à créer un statut d’exception pour le Vatican, nouvel Etat-membre. Cette redéfinition entraîna une rupture : dernière entrée, l’Islande fut la première à claquer la porte, dans l’indifférence générale ; quant au retrait de la Grèce, il provoqua un réel soulagement. Leur exemple fut bientôt suivi par le Royaume-Uni et l’Espagne. Une demande d’adhésion vint compenser les départs : le Russe Vladimir Poutine, devenu président à vie, ralliait l’Europe ouverte. On s’apprête à fêter en 2037 les 20 ans du Mur de la liberté. Sans doute les immigrés d’Afrique sont-ils aussi nombreux ici que dans l’autre Europe ; du moins sont-ils cantonnés dans l’illégalité. Sans doute les musulmans sont-ils autant présents ici que dans l’Europe des autres ; du moins sont-ils astreints à la clandestinité. Signe de notre liberté ? Il est encore des féministes ou des militants homosexuels pour se plaindre : en dépit du Mur, l’égalité des sexes et des sexualités serait loin d’être acquise dans notre Europe… Encore devraient-ils se féliciter que sexisme et homophobie y soient interdits aux étrangers ! Eric Fassin est professeur agrégé à l’Ecole normale supérieure. Il travaille sur l’actualité des questions sexuelles et des questions raciales.

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Marie Darrieussecq, écrivaine partagée

Charles Fréger

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ans vingt-cinq ans, si mes cellules sont encore animées de vie, j’aurai 67 ans. Je serai ménopausée, ridée, et je tiendrai moins bien l’alcool (il paraît). Je vivrai peut-être sous la terre, sans électricité ni tablette numérique, je n’aurai peut-être aucune nouvelle des gens que j’aime, revenir à Gutenberg semblera une idée d’avenir, mais l’idée même d’avenir secouera de rire ceux encore capables de rire. Je survivrai parmi des survivants à me battre pour de l’eau ou pour un bout de cadavre à manger. A 67 ans, mes chances d’en avoir 68 seront moindres que ceux qui en auront vingt-cinq de moins, que celles ou ceux qui pourront se vendre, que ceux ou celles qui accepteront de tuer. “So it goes”, c’est comme ça, écrivait Kurt Vonnegut dans Abattoir 5, son chef-d’œuvre méconnu (parce que minorisé en genre science-fiction). Ainsi va la vie, ainsi vont les désastres. Bon. Dans vingt-cinq ans je vivrai peut-être aussi dans une maison d’architecte en verre et bois sur la mer, je penserai les phrases de mes livres qui s’écriront dans le cyberespace et parviendront sur simple clic chimiconeuronal à mes lecteurs en extase. Un gouvernement mondial sublimement éclairé me paiera pour le simple fait d’exister, et des hordes de fans rendus muets d’admiration (un bon lecteur est un lecteur muet) assiégeront les grilles électromagnétiques de ma propriété modulable. Plusieurs jeunes hommes que je ne décrirai pas ici seront à mon service parce qu’ils le voudront bien, et je serai folle amoureuse d’un qui ne voudra pas de moi, sinon ce n’est pas drôle. Ma vaginoplastie m’aura créé douze points G supplémentaires, je ressemblerai à Demi Moore qui ressemblera à Keira Knightley, et on importera de l’air du centre de la mer vers les beaux quartiers des capitales. J’aurai une bibliothèque

sur papier, parce que c’est chic et confortable, et une bibliothèque sur support virtuel, parce que c’est chic et confortable. Beaucoup de choses chic et confortables seront accessibles au grand public dans certaines zones du monde. Pour les autres zones, il est probable que tous ceux dotés des moyens de les fuir les auront fuies, créant de fortes turbulences là où les courants les mèneront. Les zones inhabitables (mais surpeuplées)

“des hordes de fans rendus muets d’admiration assiégeront les grilles électromagnétiques de ma propriété modulable”

seront parfaitement explorables par satellite en temps réel, on effraiera les petits enfants et les électeurs avec. Que voulez-vous que je vous dise ? La seule chose que je sais, c’est que mes cellules auront vieilli ou que mes atomes seront déjà recomposés, formant d’extravagantes molécules telles que de l’eau, de l’écorce, des scarabées, du béton, du formol ou le dernier éléphant vivant. Et que j’aurai, d’ici là, certainement écrit de la sciencefiction. Comme disait Stanislas Lem à la fin de Solaris (je traduis à peu près) : “Nous savons tous que nous sommes des créatures matérielles, sujettes aux lois de la physiologie et de la physique, et la force de nos sentiments est impuissante contre ces lois. Tout ce que nous pouvons faire, c’est les détester.” dernier roman Clèves

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“ça se défend de faire un numéro spécial pour ses 50 ans”

Alain Bublex, artiste abattu David Balicki

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epuis plus de vingt ans, tu proposes dans des fictions ou des prototypes de repenser la ville, l’automobile, le paysage, la société. Est-ce qu’il y a l’idée d’agir sur notre futur ? Qu’est-ce qui n’agit pas sur un temps futur ? Quoi que l’on fasse, on le prépare. Mais je me suis toujours méfié de l’idée de propositions applicables, c’est pourquoi je les fais dans le champ de l’art. Je m’amuse à voir ce que pourrait être notre présent, j’essaie de donner une forme au caractère expérimental du présent. Sinon, comme tout le monde, je ne suis pas très optimiste à propos de la société dans laquelle on vit, sur ce qu’elle annonce ou prépare. On n’est pas dans les années 50, où l’on vivait dans une idée de progrès. Je n’ai pas de nostalgie mais je n’ai pas non plus beaucoup d’élan. Le flux d’images qui nous entoure change-t-il le statut de l’artiste ? J’ai toujours le sentiment qu’il n’y a pas de nouveauté. Il n’y a pas plus d’images autour de nous qu’au XIXe siècle, période qui a déjà été vécue comme un moment d’envahissement visuel. En revanche, rares sont les images qui nous accompagnent dans le moment que l’on vit, qui s’isolent – ce sont celles-là qui sont de l’art. Que te manque-t-il en tant qu’artiste ? Qu’attends-tu des structures de l’art, des artistes ou du public ? J’ai des envies contradictoires : d’un côté j’aspire à ce qu’un public extrêmement large aborde simplement mon travail. Je m’étonne toujours de la simplicité avec laquelle les artistes font des choses. Mais combien cela semble mystérieux à nos contemporains ! D’un autre côté, un jour il y a eu tellement de monde au palais de Tokyo que l’on se serait cru au Zénith. Or il n’est pas sûr qu’un concert de Johnny Hallyday soit très bon pour la musique… Sinon, un des plus grands freins aujourd’hui, c’est l’absence de formation des élites, des représentants politiques. Et ce qui manque au champ de l’art, ce sont des interlocuteurs extérieurs. On est comme une toute petite famille qui se reproduit elle-même, et à force de parler entre nous on devient neu-neu. Il faudrait coucher avec d’autres tribus pour élargir notre patrimoine génétique.

Mathieu Lindon, écrivain ironique

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dernier ouvrage Ce qu’aimer veut dire

expositions en cours Contributions ; Le vrai sportif est modeste

Alain Bublex. Photo : Ania Marchenko

ls s’y sont pris bien tard, Les Inrockuptibles, pour me demander mon opinion sur les vingt-cinq ans à venir à l’occasion de leur vingt-cinquième anniversaire (à croire que ça ne les passionne pas), mais ça n’a pas suffi pour m’empêcher de la donner. Pourtant, son vingt-cinquième anniversaire, ça n’apparaît pas comme un événement inattendu, une fulgurance de l’actualité qui viendrait rompre tout ordre établi. Il a dû y avoir le vingt-deuxième, le vingt-troisième, le vingt-quatrième et maintenant, hop, le vingt-cinquième, avec une soudaineté toute relative. Et immédiatement il faut faire le lien avec le cinquantième, dans vingt-cinq ans, en 2036. Si j’étais sûr qu’on me demande encore un texte à ce moment-là, je pourrais m’y mettre tout de suite, ce qui me donnerait le temps pour le fignoler beaucoup plus consciencieusement que celui-ci. D’autant que ça se défend de faire un numéro spécial pour ses 50 ans. Pour ses 25 ans aussi, certes, mais quand même c’est un chiffre moins rond que 20, 30 ou 50. Il est vrai que c’est un quart de siècle, alors que 30 ans en sont juste trois dixièmes, ce qui est moins spectaculaire. En un quart de siècle, c’est sûr, je ne pourrais pas me plaindre de ne pas avoir assez de temps pour rendre un texte nickel. En plus, je ne risquerais pas de m’ennuyer, ça ferait vingt-cinq ans où j’aurais toujours quelque chose à faire. Bien sûr, ce genre d’anniversaire est toujours curieux, comme quand un pays tout entier rend brusquement hommage à un artiste mort qu’il méprisait de son vivant. Pour un journal, d’accord, ce n’est pas pareil, mais il y a pourtant la bizarrerie de ces anniversaires fêtés par ceux qui n’étaient pas forcément présents à la naissance. De la première équipe des Inrockuptibles, j’imagine qu’il ne reste pas grand monde en place. C’est l’anniversaire de qui, exactement ?

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Jamie xx, musicien enthousiaste de The xx

Tom Oxley/NME/Fastimage

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“nous avons encore des choses à dire”

e ne sais pas où nous serons dans vingt-cinq ans, mais je sais où j’étais il y a vingt-cinq ans : pas encore né ! J’ai seulement 22 ans, ce qui ne m’empêche pas d’être fasciné par quelques productions du début des années 80, quand les musiciens découvraient, émerveillés, les premières batteries électroniques, les ancêtres des samplers… Aujourd’hui, les gens ont l’impression qu’avec la démocratisation des outils, l’accès aux home studios, aux ordinateurs, il est de plus en plus facile de faire de la musique… C’est exactement l’inverse : plus il y a égalité de moyens, plus il faut rivaliser d’imagination. On me dit parfois que ma génération a connu les mutations les plus rapides de l’histoire de la musique. Peut-être, mais on risque bien, à l’arrivée, de laisser moins de traces dans la musique que la génération des sixties ou des seventies. Le plus impressionnant, c’est la rapidité de cette évolution. Je suis vraiment emballé de faire partie de cette scène en mouvement perpétuel. La façon de vendre la musique, de la faire connaître, de la créer : tout est en mutation. Je m’intéresse particulièrement à la dance-music, et là, il suffit de débrancher pendant une semaine pour ne plus rien reconnaître : Londres est en ébullition, de nouveaux sons apparaissent chaque jour, tout se mélange. Le futur, c’est sans doute ça, ce mouvement vers l’avant qui brasse tout… Avant, il suffisait d’aller chez le bon disquaire à Londres, d’écouter les conseils des DJ et on savait ce qui se passait. Désormais, la musique vient de la Terre entière. J’en découvre à chaque fois que je mixe dans des coins du monde jusqu’ici oubliés par la musique : j’adore cette fraîcheur, cette originalité préservée. Même si dans vingt-cinq ans les disques de The xx sont bradés dans les brocantes, j’aimerais vraiment que le groupe soit encore là, nous avons encore des choses à dire. La question est de savoir si le monde sera toujours là. dernier album xx

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Claire Denis, cinéaste endurante

Philippe Garcia



l y a concomitance entre les 25 ans des Inrocks et ma filmographie, on a débuté à peu près ensemble. Quand ce magazine est apparu, rien de comparable n’existait et il m’a ensuite beaucoup accompagnée. Ça m’a donc toujours paru normal que Les Inrocks existe, même si cet acquis est fragile, et c’est pour cela que je suis contente de parler plutôt des vingt-cinq prochaines années. Comme beaucoup de gens, j’ai en ce moment peur du futur. Parce que je vieillis ? J’ai le sentiment qu’on surnage plutôt qu’on ne vit. On parle beaucoup de la Grèce comme du talon d’Achille de l’Europe, et moi, je pense au Portugal, la pointe de la chaussure européenne. Les Portugais ont été des découvreurs, des voyageurs, le Portugal fait partie de mon sentiment du monde. Ce peuple a enduré, endure, mais ce n’est pas dans sa manière de s’indigner, de se révolter comme les Grecs. Je pense au film de Manoel de Oliveira, Non, ou la Vaine Gloire de commander. Les Portugais résistent sourdement, sans fracas. Ce titre d’Oliveira est pour moi présent chaque jour. L’idée de gagner, de commander, est vaine. Et dire “non”, c’est parfois une forme de courage. “Non”, cela veut dire pas de faux-semblants, de gloriole, pas de cette illusion de commander, pas de ce mensonge de dominer. Voilà comment j’imagine demain. On est sur le même bateau, ce qui arrivera aux Inrocks m’arrivera aussi, on s’est embarqués sur un navire idéal en espérant qu’il ne se transforme pas en galère. Dans cet imaginaire que j’ai du Portugal, il existe un idéal sans lequel les Portugais ne seraient pas partis explorer le monde sur une coquille de noix. Voilà, j’espère que l’avenir sera un peu portugais.

Pour les vingt-cinq ans à venir, “j’espère ces extraits d’un poème de Fernando que l’avenir Pessoa : sera un peu “Boire avec vous dans des mers du Sud portugais” De nouvelles sauvageries, de nouvelles révoltes de l’âme, De nouveaux feux centraux dans mon esprit volcanique ! Partir avec vous, me défaire de moi – ah, fous le camp, fous le camp d’ici ! – De mon habit de civilisé, de mes façons doucereuses, De ma peur innée des prisons, De ma vie pacifique, De ma vie assise, statique, réglée et corrigée !” dernier film White Material

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Danyel Waro, musicien serein

Chris Makos

D Jonathan Caouette, cinéaste visionnaire

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omment voyez-vous le cinéma évoluer ces vingt-cinq prochaines années ? Je déteste me projeter autant dans le futur, je suis tellement néoluddite. Mais j’ai ce terrible pressentiment que les salles de cinéma vont disparaître au fur et à mesure. Je pense que nous sommes en train de transmettre un monde, dont nous sommes aussi les héritiers, qui a accepté ce dévoiement du cinéma, cette idée que l’on pouvait voir des films dans de mauvaises conditions, et beaucoup de gens s’en accommodent. Je trouve cela terrifiant, c’est le début de la mort du cinéma tel que je l’ai connu. Peut-être que les gens comme moi seront accusés d’être conservateurs ou ce que vous voulez, mais les films ne devraient être vus et montrés que dans les salles de cinéma.

“les gens vivront plus près de leurs racines, et peut-être dans une plus grande communion”

Et le monde dans vingt-cinq ans ? Si nous sommes toujours là dans vingt-cinq ans, ce dont je doute, je pense que la plupart des gens commenceront à penser sérieusement à revenir dans le réel et à tenter de redéfinir leur condition d’êtres humains. Les communications indirectes (par textos, Facebook…), la façon dont nous vivons depuis dix, douze ans appartiendront au passé et seront considérées comme une phase que nous aurons traversée. Les gens vivront plus près de leurs racines, et peut-être dans une plus grande communion. Les ressources naturelles se feront rares et l’écologie deviendra très populaire. Je crois que quelque chose de plus grand que nous va se révéler et changer la façon dont nous percevons le monde qui nous entoure. Les consciences vont être si brutalement et dramatiquement bouleversées que nous aurons besoin d’apprendre un nouveau moyen de communication. Nous pourrions tous aller dans une autre dimension. dernier film Walk away Renée (en salle le 29 février)

ans une vingtaine d’années, j’aurai 76 ans, ce sera l’heure de se préparer à dire adieu. Je me fais à l’idée, je pourrai partir sans regrets. J’ai bien vécu, j’ai eu beaucoup de bonheur, de joie, de plaisir, de chance. Et j’ai toujours envie de vivre et de chanter. Mais pas forcément de manière professionnelle, en programmant une carrière. Ce n’est pas ma façon de voir les choses. J’ai besoin d’être libre, de tirer le frein pour sortir de l’engrenage des tournées et de la promotion. Je veux être disponible pour autre chose, faire de la sculpture, découvrir encore plus la nature. La fin de l’industrie du disque, ça ne m’inquiète pas. Le principal, c’est les concerts. Je fais des chansons, pas des albums. Je veux une certaine sécurité financière, un peu d’argent sur mon compte. C’est bien, je ne suis pas endetté. Je n’ai pas peur de l’avenir, pas de pression. C’est plus facile pour moi parce que j’ai vécu mon enfance sans télé,

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sans biens matériels. Je sais que le bien-être matériel ne fait pas le bonheur. Dans vingtcinq ans, j’aimerais qu’on puisse freiner la consommation. Ma musique, le maloya, je ne le vois pas comme une mode. Je veux qu’il soit planté de manière durable, lié à un territoire, même s’il est universel. Ça me fait plaisir de voir qu’il pousse ailleurs, ça prouve qu’il est très fort, qu’il nous ramène de l’humanité, de la valeur. Je n’imagine pas La Réunion sans lui. Il faut gérer la modernité, la mondialisation. Grâce au maloya, on peut affronter ça debout. Beaucoup de gens baissent les bras, se démoralisent face au rouleau compresseur du capitalisme. Mais même dans le béton, il faut continuer à planter : garder la solidarité, l’humanité, le sentiment d’exister, résister à ce qui est trop rapide et dominateur. Pour avoir un monde vivable dans vingt-cinq ans, il faut freiner l’engrenage. C’est l’idée du développement durable, ma réflexion a toujours été fondée là-dessus. “Indignez-vous”, c’est à la mode, mais c’est ça. C’est résister, exister. Ce qui m’énerve, c’est l’obligation, la domination. Je veux continuer à faire les choses librement, sans pression. C’est la condition pour être bien avec moi-même. Sinon, j’ai une vieille bagnole, il faudra la changer. dernier album Aou Amwin concert le 11 décembre à La Courneuve, le 16 à Aulnaysous-Bois, et en tournée française en mars 2012

Benni Valsson

“même dans le béton, il faut continuer à planter”

Benjamin Biolay, chanteur sans peur

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a question de l’âge que j’aurai dans vingt-cinq ans m’a angoissé car j’ai réalisé que j’aurai 63 ans… Ces prochaines années, j’espère continuer à faire de la musique sans devenir l’esclave des nouvelles technologies. Je souhaite me jeter dans les nouveautés comme lorsque j’ai découvert une guitare 6-cordes. Je rêve aussi d’une tournée en hologramme. La création de nouveaux instruments, à l’instar de ce qu’a fait Björk sur son dernier album, pourrait venir enrichir ma musique. Je n’ai pas peur de la mort annoncée du disque car j’ai déjà enterré plusieurs supports. Je pense que c’est aux producteurs de proposer des solutions et des alternatives. Et s’ils faillissent,

“je rêve d’une tournée en hologramme”

on se débrouillera. En matière de création musicale, je n’ai pas l’impression que la France a du retard sur les autres pays : pour l’Europe continentale, on s’en sort pas mal. Dans la mesure où je ne fais pas de chanson engagée, je dois reconnaître avec regret que l’époque n’est pas très excitante pour créer. Etant de nature optimiste, je suis tout de même confiant quant à l’avenir du monde. Mais si les politiques continuent de tolérer que les agences de notations, les Bourses et autres institutions financières se substituent à leurs fonctions, le spectre de la lutte armée et autres actes violents est vraiment à craindre. Niveau revival à venir, j’imagine le retour des jeans neige et des bandanas. Quant à ce que j’attends des vingt-cinq prochaines années pour ma vie personnelle, eh bien, c’est p ersonnel ! dernier album La Superbe 26.10.2011 les inrockuptibles 119

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Il ne s’agit pas d’adhérer à l’injonction écologique mais plutôt d’y inventer un nouveau champ de perception et de construire à partir de là. Ce n’est pas la nature que je cherche à sauver, mais plutôt l’architecture ! J’essaie de repenser son langage, ses modes de composition à partir des nécessités énergétiques et climatiques du bâtiment. Mon objectif est de découvrir quelles formes architecturales peuvent naître, par exemple des variations de température entre une chambre à coucher et une salle de bains, quel parc urbain peut se dessiner selon les taux d’humidité de l’air, quelle allure prendra une façade lorsqu’on épaissit son isolation thermique à quarante centimètres ; il s’agit d’inventer, à partir des nécessités d’aujourd’hui, une architecture nouvelle qui ne racontera rien d’autre qu’elle-même. Philippe Rahm vient de remporter le concours de construction d’un gigantesque “parc atmosphérique” à Taichung, Taiwan

Renaud Monfourny

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our comprendre la situation actuelle, il faut revenir en arrière : l’originalité de l’architecture moderne, du Bauhaus ou de Le Corbusier par exemple, découle d’une lutte nécessaire contre la propagation des maladies. On mourait au XIXe siècle à cause de l’insalubrité des villes. De ce combat est né un style architectural formidable. De grandes inventions plastiques et spatiales ont vu le jour, comme les baies vitrées, le toit-terrasse ou le plan libre. La découverte des antibiotiques et leur diffusion à partir des années 1950 ont rendu caduque cette mission sanitaire. L’architecture s’est alors trouvée orpheline, sans grande mission. Elle s’est mise à raconter des histoires : de contextes, d’architectures palladiennes ou de cinéma. Etre signifiante, c’est tout ce qui lui restait : rouge pour faire camion de pompiers, noir pour faire rock’n’roll, rose pour faire lunettes de plage, vert aujourd’hui pour faire écolo (alors qu’on est mille fois plus efficaces en rajoutant dix centimètres d’isolation thermique incolore en façade plutôt qu’en y mettant des plantes). Inventée par Robert Venturi dans les années 60, cette idée d’une architecture qui raconte des histoires est brillante car elle permet de donner une apparente originalité à n’importe quel bâtiment en variant la référence. Et cela dure encore. Je crois que notre génération peut se réinventer. Nous pouvons laisser cette architecture narrative et ses récits subjectifs à la génération précédente qui en a inventé la formule. Ce qui peut nous permettre d’inventer notre propre style, de construire aujourd’hui à notre tour une architecture réellement originale, c’est de renouer avec une forme d’objectivité, de retrouver le réel et le nécessaire. Cela, non pas comme un autre récit, mais parce que l’architecture est à nouveau confrontée dans sa forme à de grands défis pour l’avenir : celui de l’énergie, avec la sortie du nucléaire, et celui du climat, à cause du réchauffement planétaire.

“si on ne change rien…”

Julien Bayou, militant motivé

J

“ce n’est pas la nature que je cherche à sauver”

Pierre Le Bruchec

Philippe Rahm, architecte pragmatique

e crains qu’on ne tire aucune leçon de la crise actuelle. En caricaturant, il a fallu une grosse crise et une bonne guerre pour avoir le New Deal, le rapport Beveridge, le programme du Conseil national de la Résistance. Aujourd’hui, on a la grosse crise. J’aimerais qu’on fasse l’économie de la guerre mondiale. Il faut casser la supercherie de la course au profit, du libre marché plus efficace qui ne fait que créer des oligopoles comme Bouygues, Dassault… Il faut sortir du “Here is no alternative” hérité de Thatcher et appliqué en Grèce aujourd’hui. A la place, il faudrait dire : on a prêté n’importe comment, c’est aux banques d’assumer et aux rentiers de perdre. Si on ne change rien, ces vingt-cinq prochaines années peuvent être très sombres : vieillissement de la population, rejet de boucs émissaires – jeunes, étrangers, Roumains, homos pourquoi pas –, maintien des oligopoles qui pourrissent la société française et gangrènent la vie publique. J’ai dénoncé des scandales : logements trop chers, stages, Jean Sarkozy, retraites dorées. Le monde futur idéal serait un monde où on n’aurait plus à le faire. Un monde où les journalistes reprennent la droite quand elle dit que la gauche est mauvaise gestionnaire. J’attends que Pujadas réponde : “Vous êtes mal placé pour parler.” Je conclurai en citant François Morel. Il a proposé récemment dans une chronique (sur France Inter – ndlr) qu’on oppose les “spécialistes, pragmatiques, cartésiens, responsables pronucléaires ou prorégimes autoritaires” aux “rigolos, mous du genou, fanatiques, idéalistes antinucléaires et ou droits-de-l’hommistes… Et pour changer un peu, on retirerait le pouvoir aux “spécialistes” pour le filer aux “rigolos”. Croyez-vous sincèrement que ce serait pire ?” Julien Bayou est membre de EE-LV et des collectifs Génération précaire, Jeudi noir…

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Raphaël Dautigny

“la civilisation occidentale a fait long feu”

Sophie Perez et Xavier Boussiron, metteurs en scène critiques

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’avenir est pavé de mauvaises intentions et ne nous paraît pas très clair ; c’est pour cela que nous n’y pensons jamais. L’art de se projeter dans l’avenir est un métier en soi mais ce n’est pas le nôtre. On est en droit de se méfier de tous ceux qui veulent s’occuper de notre avenir : les croyants, les gourous, les terroristes, les politiciens, les voyants… Car ces experts ont toujours à voir avec l’idée de l’exercice d’un pouvoir. Il y a un temps pour chaque civilisation, celle de l’Occident a fait long feu, on s’est installés dans un chaos qui a pris son rythme de croisière low-cost, et le navire rentre droit vers le port : tout le monde descend, on a une demi-heure pour visiter les ruines.

Entretenir un rapport critique avec le passé permet de mieux assumer sa propre place dans le présent. Et du coup, on fantasme moins sur les terreurs à venir ou les flonflons des lendemains qui chantent. On le sait, imaginer l’avenir reste toujours le miroir fantasmagorique de l’époque en cours. Pensez à Cosmos 1999 : on avait alors peur des Martiens ! On peut être rassurés, c’était déjà nous les Martiens. Tout le monde parle de la crise, pour nous la crise n’a rien changé, sauf confirmer des certitudes comme celle d’avoir à choisir son camp. Dans un monde qui part en vrille, le futur aujourd’hui repose sur notre capacité à contrer l’entropie d’une société qui

fabrique sans cesse du désordre. Il faut s’associer (comme dit Gombrowicz, ce n’est pas dans les idées mais dans les personnes que l’on se réalise), se réunir pour trouver une riposte à travers nos engagements individuels. Et ceci, sans autre illusion que de pouvoir se regarder dans la glace le matin… Car ces contre-attaques ont de grandes chances de finir en barouds d’honneur pour ceux qui n’ont pas honte de danser encore la chenille de la lutte des classes. Mais, comme Dieu est mort, le capitalisme ne devrait pas tarder à y passer lui aussi. dernière création Oncle Gourdin

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“qui peut prédire les sons qui naîtront des révolutions arabes ?”

Valérie Donzelli, cinéaste convaincue

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Benni Valsson

omment vois-tu le monde dans vingt-cinq ans ? Qu'est-ce qui te fait peur ? Qu’est-ce que tu espères ? Plus écologique et moins libéral. Que cela n’arrive pas. Etre toujours là avec ceux que j’aime. Comment te vois-tu dans vingt-cinq ans ? Comme une femme de 63 ans, avec des rides et des cheveux blancs, libre. Comment vois-tu le cinéma dans vingt -cinq ans ? Le Cinéma reste et sera toujours le Cinéma. Les mêmes chefsd'œuvre existeront et de nouveau arriveront.

Alex Kapranos, chanteur plein d’espoir de Franz Ferdinand

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dernier film La guerre est déclarée

Benni Valsson

“avec des rides et des cheveux blancs, libre”

uand Les Inrocks ont commencé, j’étais écolier, et avec mon copain Andrew, on passait notre temps libre à composer, à enregistrer… Nous étions en plein tourbillon adolescent, attaqué de toutes parts par les hormones, certains que le monde n’attendait que nous… Nous avions suffisamment à faire avec le présent pour ne serait-ce qu’envisager le futur. Etre adulte, ça me paraissait un vrai mystère. Alors m’imaginer, moi, adulte, c’était de la science-fiction. Ça ne s’est pas arrangé avec l’âge : je demeure incapable de me projeter des années en avant, je ne vis que pour l’instant présent. Avec Franz Ferdinand, nous venons de faire un long break : une cure de désintoxication pour débarrasser nos corps des poisons accumulés à force de vivre ensemble, de tourner ensemble… J’en ai profité pour produire de la musique… Là, nous reprenons l’écriture, ça me donne donc un an ou deux de visibilité, pas plus. Franz Ferdinand a vécu en direct le grand bouleversement de l’industrie du disque : je dois vous dire que mon banquier ne le voit pas d’un bon œil ! Mais la musique, elle, n’a pas changé radicalement ces dernières années : c’est son environnement qui est devenu méconnaissable. Par exemple, j’étais récemment aux Etats-Unis. Toutes les radios rock ont disparu, remplacées par des radios latinos. C’est peut-être ça, le futur : la fin d’un empire anglo-saxon assez injuste et l’émergence de nouveaux sons, de nouveaux pôles. Qui peut dire ce qu’il sortira musicalement de la Chine, une terre aussi fertile en surprises ? Qui peut prédire les sons qui naîtront des révolutions arabes ? Moi, tout ce que j’espère, c’est d’être encore vivant dans vingt-cinq ans… Vivant et surtout jamais blasé ni cynique. Peut-être écrivain, mais sans doute encore et toujours à essayer de mélanger les paroles et la musique, à l’ancienne. dernier album Tonight: Franz Ferdinand

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David Balicki

“l’égalité hommesfemmes n’est que mauvais plan au petit pied”

Marie-Hélène Bourcier, activiste énervée

dernier ouvrage Queer Zones 3

Guillaume Binet/M.Y.O.P

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ic tac, tic tac. Il n’y a que deux sexes selon l’horlogerie biologique : dans vingt-cinq ans, la France sera encore le musée de la différence sexuelle. Et retentira la déploration : les inégalités entre les sexes perdurent ! Mazette et branlette : comment en serait-il autrement dans un pays aussi exceptionnaliste que la France ? Le leurre égalitaire est au fondement de la Révolution qui a commencé par éjecter les femmes hors de la sphère publique, du pouvoir et du savoir. Trois siècles qu’on vous dit que c’est fait et que l’on se demande comment y arriver ? Alors en 2011, l’égalité des sexes n’est pas effective, tant mieux ! N’en déplaise aux gardiens du républicanisme, aux lacaniens et au féminisme réformiste poussif, l’objectif n’est plus l’égalité des sexes réduite à l’égalité hommes-femmes non plus qu’à la pérennisation de l’ordre symbolique. Tip top, tip top : La question change : comment faire vivre ensemble les hommes, les femmes et le reste du monde ? Déboule une multiplicité de genres qui prolifèrent et ne demandent pas l’égalité conjugale. L’égalité hommesfemmes et sa compère parité ne sont que mauvais plan au petit pied. Ça vous choque mais c’est pourtant cette revendication binaire à deux balles qui l’est. Qui est excluante tant elle a prouvé sa capacité à saturer l’espace, à contribuer au figement d’un storytelling qui va nous en faire prendre pour mille ans : les hommes et les femmes bio d’abord, on verra après pour les autres et l’imbrication avec le racisme. En matière de politiques sexuelles aujourd’hui, it takes much more than 2 to tango ! Le scénario alternatif à la réduction des inégalités sexuelles est celui de la construction d’un agenda en termes de gender rights, flanqué d’un volet “empowerment” massif : du droit à disposer de son expression de genre, à ce qu’elle soit respectée et source de puissance de vie et d’inspiration et non de vulnérabilité. Avec des genres envisagés sous l’angle de la consensualité et de l’autodésignation (l’Australie le fait bien), un scénario alternatif pour réduire les oppressions de genre, femmes comprises, est possible. C’est en refusant des conceptions de genres bloquées, en faisant éclater les genres (et non en les abolissant) tels que nous les pratiquons, indexés sur la différence sexuelle que nous pourrons d’ici vingtcinq ans sortir du bourbier d’une parité conseillée qui a prouvé son inefficacité et qui concurrence son “autre” abusivement séparé : la très mal nommée “diversité”.

Philippe Dupuy et Charles Berberian, auteurs de BD exigeants

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omment imaginezvous les vingt-cinq prochaines années dans le monde de la BD ? Philippe – Les vingtcinq prochaines secondes nous angoissent, alors les vingt-cinq prochaines années (rires)… On assiste souvent à des retours en arrière vers des valeurs refuges. Au début des années 90, c’était l’essor des éditeurs indépendants. Mais ces derniers temps ont réémergé en librairie toutes ces espèces de séries terrifiantes pour adolescents. Ces “valeurs sûres” très ennuyeuses représentent un gros retour en arrière. Cela veut peut-être dire que nous allons connaître à nouveau une vague de choses étonnantes et créatives. Je suis optimiste. Charles – Je ne voudrais pas que, comme aux USA, la BD se réduise aux adaptations cinéma d’Astérix ou de Tintin. Surtout quand on voit les horreurs que ça donne ! A part l’Astérix de Chabat, le reste est pitoyable. Et le numérique ? Philippe – La tablette peut être pratique pour un certain nombre d’ouvrages comme les livres de poche, les magazines. Pour la BD, ça ne marche que si elle est conçue pour.

Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’économie pour ça. Tout le monde cherche juste à réexploiter ce qui est déjà sorti. En revanche, c’est le moment de fabriquer des livres très bien faits, des objets physiques agréables. Il faudrait que les éditeurs, s’ils font du profit avec le livre numérique, réinvestissent dans de très beaux livres accessibles. Charles – Plus ça va mal dans le monde, plus il y a de bons livres. Chacun en tire ses conclusions (rires). Comment voyez-vous évoluer votre travail ? Charles – J’amorce mes années déclinantes, donc je vais être de plus en plus exigeant avec moi-même. L’avantage aujourd’hui, c’est qu’on sait ce qu’on ne veut pas faire, par exemple des choses qui ne nous amusent pas. Philippe – Les années comptent, maintenant. Je pense en avoir encore pas mal devant moi. Si je pensais qu’il m’en reste peu, je serais foutu. Les livres, c’est beaucoup de travail, beaucoup de temps, on ne va plus pouvoir en faire cent cinquante, maintenant. Donc, autant trier dès le départ. Et ne pas s’ennuyer. à paraître Artbook (3 novembre)

“on sait ce qu’on ne veut pas faire”

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Philippe Garcia

“vieillir comme Patti Smith ou Yoko Ono”

Beth Ditto, chanteuse incrédule de Gossip

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ous avez commencé en 1986 ? Mon Dieu ! Je me revois, j’avais alors 5 ans et je faisais ma première rentrée au jardin d’enfants. Je me suis fait prendre en train d’embrasser une fillette dans les toilettes, mes ennuis ont commencé… Je passais ma vie à chanter, à danser devant la télé : comme je voyais mon reflet sur l’écran, j’avais vraiment l’impression de passer à la télé (rires)… Je rendais ma grande sœur complètement dingue car au lieu de parler, je chantais constamment :

pour passer le sel, pour passer le poivre. Ma vie était une vaste comédie musicale, mon imagination fonctionnait à plein régime, ma chambre était pleine à craquer d’amis imaginaires. J’avais même fini par me convaincre que j’étais mariée à Michael Jackson et que Cindy Lauper était ma sœur. Je n’étais ni cool ni populaire et je vivais en pleine cambrousse : comment aurais-je pu imaginer devenir un jour chanteuse ? Au mieux, je m’imaginais enseigner la musique, mais en fait, j’étais résignée à l’idée de devenir coiffeuse. Ce n’est que plus tard, quand le grunge et les riot grrrls sont arrivés, qu’un avenir de chanteuse est devenu une vague possibilité. C’est pour ça que je suis triste de l’effondrement des labels indépendants, ils m’ont tellement inspirée. La seule bonne chose, dans cette crise de l’industrie, c’est que les majors sont désormais obligées de prendre les artistes en considération, de leur accorder une place centrale. Ils ont compris qu’on ne pouvait plus fabriquer des artistes de toutes pièces. Les groupes sont obligés de tourner, de prouver chaque soir que ce n’est pas du chiqué. Finie, aussi, cette époque où on vendait un album entier sur la foi d’un seul tube : maintenant qu’on peut acheter un album en tranches, les gens ne sont plus obligés de payer dix chansons pourries pour deux qui leur plaisent. On est revenus au schéma des sixties, quand les groupes ne vendaient pas d’albums mais des singles et tournaient sans répit pour vivre. Difficile, donc, de prévoir le futur : si, quand j’avais 5 ans, vous m’aviez dit que vingt-cinq ans plus tard, il y aurait un truc qui s’appelerait internet, je ne vous aurais pas cru : ça aurait paru trop merveilleux de pouvoir tout voir, tout entendre en appuyant sur un bouton. Il y a vingt-cinq ans, à la maison, on avait des albums et un tournedisque, on n’en n’était même pas à l’ère des cassettes (rires)… Dans vingt-cinq ans, ça sera peut-être le règne des hologrammes, au lieu de télécharger une chanson de Katy Perry, on téléchargera Katy Perry ! Moi, j’aurai 55 ans, j’aimerais vieillir comme Patti Smith ou Yoko Ono, continuer de prendre des risques, de me moquer de ce qu’on pense de moi. Et si tout se passe bien, j’aurai même une assurance médicale ! dernier album Music for Men

les propos ont été recueillis par Fabienne Arvers, Emily Barnett, JD Beauvallet, Ondine Benetier, Romain Blondeau, Jean-Max Colard, Stéphane Deschamps, Jean-Marie Durand, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Anne-Claire Norot, Johanna Seban, Patrick Sourd 26.10.2011 les inrockuptibles 127

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Birkii à gauche, en chemise claire, short en cuir noir et en T-shirt blanc, chemise avec jeans clair Levi’s® Robi debout au centre, en chemise blanche, jeans gris et en chemise et jeans bleus Levi’s® Rocky à droite, en chemise, pull gris et en jeans bleu Levi’s®

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le concours de découvertes musicales merci à

BIRKII

prix du public du mois d’août ROCKY prix du jury du mois de septembre ROBI prix du public du mois de septembre pour leur concert à la soirée Inrocks Lab Party du 13 octobre 2011 à La Flèche d’Or – Paris

Birkii EP

Holy War en coproduction avec Anoraak à paraître en janvier 2012

single

Shade of Doubt sur la compilation Kitsuné Parisien

déjà disponible

Rocky EP à paraître au printemps 2012 concerts 28/10 à Roubaix (La Cave aux poètes-Festival Ground Zéro) 02/12 à Rennes (Museum-Les Bars en Trans)

Robi EP

Robi disponible le 29 octobre Je te tue déjà disponible sur iTunes

concerts les 29/10, 12/11 et 17/12 à Paris (La Loge-concert résidence + invités)

prochaine soirée Inrocks Lab Party le mardi 15 novembre 2011 à La Flèche d’Or – Paris (XXe) rejoignez la fan page Facebook

Levi’s® pour être informé des concerts photo réalisée à La Flèche d’Or par Emma Pick

www.lesinrockslab.com

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Les Aventures de Tintin – Le secret de la Licorne de Steven Spielberg Spielberg arrache Tintin à l’aplat et la ligne claire pour le catapulter dans une malle aux trésors numériques à multiples fonds. Virtuose.

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e surtout pas rater le générique de début. Dans une réplique brillante du générique d’Arrêtemoi si tu peux, Steven Spielberg donne d’emblée le blueprint de son Tintin, adaptation depuis trente ans rêvée et dont Indiana Jones fut, ce n’est pas un secret, une sorte d’ersatz. Le projet, à l’instar de la ligne, y est tout à fait clair : sortir le héros à la houppette de ses cases horizontales et verticales, le gonfler à l’hélium (ce gaz plus léger que l’air), le projeter dans un monde plein, capharnaüm numérique où chaque pixel peut faire basculer l’œil, continuellement sollicité, dans un autre univers. Il y a bien longtemps que les récepteurs électroniques des claviers ont remplacé les tiges des machines à écrire (qui viennent rythmer le générique comme pour dire “adieu”), aussi la fidélité à l’œuvre d’Hergé doit-elle moins se chercher dans

le strict respect de la lettre (la sacro-sainte ligne claire) que dans celui de son esprit, c’est-à-dire dans la compréhension profonde des personnages qui la jalonnent. Tintin, c’est avant tout l’alliance rocambolesque, pleine de BOUM !, de BANG ! et de SPLASH !, d’un jeune homme au visage poupin et au tempérament lisse, sans passé ni libido, mû seulement par la curiosité (soit le moteur spielbergien pur et parfait), et d’un vieux capitaine atrabilaire, alcoolique et rimbaldien, en quête de son identité (le seul personnage un peu émouvant, faisant office de carburant au récit). A l’aide

un formidable jeu de piste dont la clé n’est autre que la révolution optique en cours

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de ses coscénaristes anglais (Steven “Doctor Who” Moffat, Edgar “Scott Pilgrim” Wright, Joe “Attack the Block” Cornish), le cinéaste américain tisse son propre récit à partir de lambeaux du Secret de la Licorne, du Trésor de Rackham le Rouge et du Crabe aux pinces d’or, auxquels il ajoute quelques éléments de son cru. On ne sera donc pas surpris de trouver là un trésor de pirate et un trois-mâts, le château de Moulinsart et un palais marocain, un cargo détourné et un hydravion dérobé, un désert et l’océan – plus toute la panoplie de mouvements qui permet d’aller de l’un à l’autre. Mouvement, vitesse, reflets : voici tout ce qui intéresse Spielberg dans ce film d’action sans temps mort, qui prend tantôt la forme d’un bateau ivre (les visions démesurées d’Haddock), tantôt celle d’un super grand 8 (la destruction d’une ville en un seul plan-séquence de six minutes – même les meilleurs burlesques sont battus), tantôt enfin celle d’un formidable jeu de piste dont la clé n’est autre que la révolution optique en cours, dont le cinéaste, rarement aussi expérimental, prend acte. Comment ? En ne filmant plus le monde qu’à travers son reflet : miroirs, flaques, vitres, lunettes, le film est jalonné de surfaces réfléchissantes où chaque chose se dédouble, se déforme, se décalque. Mais qu’est-ce qu’un reflet quand le réel lui-même se travestit dans les circuits des machines censées l’enregistrer ? S’essayant, après Zemeckis et Cameron, à la performance capture, cette technique

abolissant la vieille frontière entre animation et prise de vue réelle, Spielberg réalise une fois encore un film sur le bluff des images. Dans la chambre verte aux murs couverts de caméras et de capteurs, tout devient possible, aisément : le grain de silice ne se fait pas prier pour devenir molécule d’eau ; passé et présent, ancêtres et descendants se tiennent côte à côte, dans le même plan et sans trucage (puisque tout est trucage), et les règnes se confondent allègrement (Milou-le-chien n’est pas moins humain que Tintin-l’automate). L’image n’a plus de fond, elle n’est qu’une surface arpentable et modifiable à volonté, en long en large – et en travers, désormais. Contrairement à ce qu’affirme Sakharine, les apparences ne sont pas trompeuses, puisque tout est apparence. Et ce sont ainsi les parois mêmes du spectacle que Spielberg cherche à enfoncer, comme Tintin enfonce les murs qui se présentent devant lui. Il ne reste alors plus qu’à grimper avec Tintin, Milou et Haddock dans ce train lancé à toute allure sur un rail de coke (en stock) et à célébrer avec eux l’étourdissement des paysages. Jacky Goldberg Les Aventures de Tintin – Le secret de la Licorne de Steven Spielberg, avec Andy Serkis, Jamie Bell, Daniel Craig (E.-U., N.-Z., 2011, 1 h 47) 26.10.2011 les inrockuptibles 133

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Olivier Gourmet

L’Exercice de l’Etat de Pierre Schœller

La course d’obstacles permanente d’un ministre filmée de façon haletante et subtile. a commence par une séquence étonnante, cauchemardesque : dans un bureau bourgeois, une jeune femme nue est avalée par un crocodile. Le reptile est-il une allégorie de DSK ? Ou plus probablement, du cannibale exercice de l’Etat ? Le deuxième long métrage de Pierre Schœller (auteur de Versailles) semble décliner la célèbre phrase de Jean-Pierre Chevènement : “Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne.” Le ministre fictif de Schœller s’appelle Bertrand Saint-Jean, est affecté aux Transports, incarné par l’excellent Olivier Gourmet et ressemble à un ministre d’ouverture du premier gouvernement Fillon.

une vision désenchantée mais lucide de la politique au plus haut niveau du pouvoir

Même si les couleurs politiques des uns et des autres ne sont jamais spécifiées dans le film, la condition minoritaire de Saint-Jean au sein de l’équipe gouvernementale est l’un des axes forts de son scénario. Saint-Jean ne doit pas seulement se battre pour ses convictions profondes et contre ses collègues mais il doit aussi lutter contre le manque de temps, l’accumulation insensée de tâches et obligations diverses. C’est le deuxième point fort du film, un enchaînement de séquences mené tambour battant. Réunions de cabinet, conférences avec la dircom, rendez-vous avec les médias, présence requise d’urgence sur les lieux d’un accident de car scolaire, parade à un scud balancé par un collègue… Vue par Pierre Schœller (vision en l’occurrence crédible et probablement très proche de la réalité),

la vie de ministre est un permanent tour de montagnes russes, une course d’obstacles, un sprint-marathon qui ne laisse aucun répit et à peine le temps de réfléchir. Et puis, il convient de mettre une partie de ses convictions dans sa poche, de respecter la discipline collective gouvernementale et la ligne tracée par le Président et le Premier ministre. Le directeur de cabinet, remarquablement joué par Michel Blanc, représente peut-être le point de vue du réalisateur sur le pouvoir : celui d’un honnête et rigoureux serviteur de l’Etat, viscéralement attaché à une certaine conception de l’intérêt général, qui constate avec mélancolie que le pouvoir est devenu un théâtre d’ombres hystérique dont l’agitation et le paraître sont inversement proportionnels à l’impact réel sur l’amélioration des conditions de vie des

peuples, un écosystème cruel où les idéalistes sont inévitablement broyés. Moins singulier que le Pater d’Alain Cavalier, plus vif et subtil que La Conquête de Xavier Durringer, L’Exercice de l’Etat dispense une vision désenchantée mais sans doute lucide de la politique au plus haut niveau du pouvoir. Ce n’est pas un “tous pourris” qu’assène Schœller mais le constat qu’à l’heure de la globalisation économique et de sa complexité les pouvoirs nationaux disposent d’une marge de manœuvre de plus en plus réduite. Paradoxe savoureux du film, son propos qui pourrait “désespérer Billancourt” est mis en scène avec une énergie, une vigueur et une vitesse assez irrésistibles. Serge Kaganski L’Exercice de l’Etat de Pierre Schœller, avec Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Breitman, Arly J over ( Fr., 2011, 1 h 52)

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Poulet aux prunes de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud avec Mathieu Amalric, Maria de Meideros (Fr., Bel., All., 2011, 1 h 33)

Les Marches du pouvoir de George Clooney avec lui-même, Ryan Gosling, Philip Seymour Hoffman (E.-U., 2011, 1 h 41)

Un thriller politique stylé où Clooney réalisateur reste dans les clous. près son vaseux Jeux de dupes, George Clooney revient à la réalisation avec une fiction contemporaine en phase avec l’actualité. D’une part, il y est question des primaires américaines, ce qui fait aussi écho à la conjoncture française du moment. Ensuite, l’intrigue repose sur un dérapage politico-sexuel qui rappelle évidemment des souvenirs (de Bill Clinton à Dominique Strauss-Kahn). Cela posé, le bien-pensant Clooney reste égal à lui-même. Il s’empêtre dans ses images, avec lesquelles il joue paresseusement, à la fois gravure de mode et parangon du politiquement correct. Bref, le nouveau Robert Redford. Le film, tiré d’une pièce, décrit la campagne de la primaire démocrate dans l’Ohio, du point de vue d’un jeune loup pugnace mais naïf (Ryan Gosling) confronté à un scandale potentiel impliquant le gouverneur candidat (Clooney) dont il est l’attaché de presse. Le sujet ne mange pas de pain et surfe sur l’air du temps, mais on ne peut pas dire que Clooney prenne son sujet à brasle-corps (contrairement à Pierre Schœller avec L’Exercice de l’Etat, lire page 134). Il se cantonne dans une distance élégante, éludant le frisson que devrait distiller sa mise en scène. Son héros pseudo-hitchcockien (Gosling), égaré dans un no man’s land institutionnel, n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent à part une vague leçon de vie. La fiction de gauche américaine patauge, incapable de remuer le couteau dans la plaie comme ses maîtres des années 70, Alan J. Pakula et Sydney Pollack. Vincent Ostria



Le tandem de Persepolis rate son passage à la prise de vues réelle. La force de Poulet aux prunes aurait pu, aurait dû venir de son récit, de ses libres circonvolutions, de ses arborescences guidées par la voix d’Edouard Baer, narrateur échappé tel un esprit volant des Herbes folles. De la référence à Alain Resnais au goût affiché pour Les Mille et Une Nuits, les graines semées avaient de quoi faire pousser des lianes indisciplinées, audacieuses et charmeuses : Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi y ont posé (et opposé) des tuteurs inappropriés. Prisonnier de son esthétique de papier glacé, le film – succession de vignettes orientalisantes ultraléchées – asphyxie ses acteurs, épinglés comme des papillons dans un monde vieillot surdessiné et sous cloche, anticinématographique au possible. En résulte une vampirisation à contrecourant de la problématique du personnage principal, un violoniste aigri, nostalgique d’une étincelle de vie (musicale et amoureuse) longtemps cherchée, miraculeusement trouvée puis perdue, étincelle que le film entend ressusciter mais qu’une surcharge de détails poétiques agités de toute part souffle littéralement. Amélie Dubois

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Curling de Denis Côté Un huis clos mystérieux entre un père et sa fille, par un passionnant et méconnu cinéaste québécois.

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epuis sa première apparition avec Les Etats nordiques (2005), le Québécois Denis Côté appartient à cette famille un peu ingrate des cinéastes de festivals, ceux dont on suit l’évolution au rythme des rencontres annuelles (à Cannes ou Locarno, où ses films ont souvent été montrés), avec qui l’on noue une relation lointaine, toujours menacée par l’oubli. Peut-être plus pour longtemps grâce à Curling, le premier de ses films distribué en salle, son plus accessible, qui résume et affine (sans les corrompre) les principaux motifs du cinéaste – à ce niveau, on peut parler d’obsession. Le dispositif y est encore minimal, proche de l’installation à ciel ouvert, l’histoire élusive, l’atmosphère apocalyptique (le rire, certes permis, est toujours angoissé)… Mais on retrouve surtout ces personnages de freaks ordinaires, ces marginaux déclassés, souvent à l’extrême limite du déséquilibre mental, qui donnent au cinéma de Denis Côté son étrangeté – l’impression de naviguer dans un monde souterrain, loin des hommes. Dans Curling, ce sont un père (l’impressionnant Emmanuel Bilodeau) et sa fille qui vivent reclus au fin fond d’un bled paumé du Canada, isolés de tout, encerclés par la neige. On comprend très rapidement qu’un amour déviant lie

les deux personnages ; un amour fait d’interdits et d’ambiguïtés que le film ne cherchera jamais à lever. Le père enferme sa fille dans la solitude, lui refuse le moindre contact social, ordonne sa vie en fonction de ses propres angoisses mais on ne saura jamais les désirs qui le motivent, le fin mot de l’histoire. Le film joue habilement de ce suspense morbide, déclinant la double personnalité de cette figure paternelle, ce monstre “aux yeux tristes”, dans des séquences terrifiantes : une chambre maculée de sang après son passage, des affrontements tendus avec la police… Ce qui n’est pas dit (les désirs coupables ?) passe par un réseau de signes mystérieux, une suite de fausses pistes qui mènent le film sur le terrain du thriller enneigé (Fargo à l’horizon). Mais comme dans l’inédit Nos vies privées (où un couple affrontait une sorte de créature mythologique), Denis Côté opère de brusques trouées fantastiques (un tigre qui apparaît, des cadavres qui sortent de terre), ajoutant un peu de trouble au film. S’il abuse parfois de ces effets (de longs plans-séquences édifiants, un symbolisme parfois accessoire), Curling reste une expérience fascinante, un film hanté par le doute et la culpabilité. Romain Blondeau Curling de Denis Côté, avec Emmanuel Bilodeau, Philomène Bilodeau, Roc LaFortune (Can., 2 010, 1 h 32) 26.10.2011 les inrockuptibles 139

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The Ballad of Genesis and Lady Jaye de Marie Losier (E.-U., All., G.-B., P. B., Bel., Fr., 2011, 1 h 12)

Entre docu et film d’art, un fascinant portrait de Genesis P-Orridge, figure pandrogyne du rock indus. imer l’autre follement, au point de vouloir lui ressembler, de ne faire plus qu’un avec lui. L’idée se contente d’effleurer la plupart des amants. Lady Jaye et Genesis P-Orridge lui ont donné forme. A mi-chemin entre le documentaire et le film d’art expérimental, le film réalisé par Marie Losier est l’histoire de ce passage à l’acte. Figure mythique de la scène anglaise industrielle, fondateur de Throbbing Gristle (1975) puis de Psychic TV (1981), Genesis rencontre Lady Jaye en 2000, à New York. Coup de foudre entre l’extravagant musicien et la longue liane blonde qui exerce en tant que dominatrice dans un donjon. Mariage dans la foulée. Genesis porte une robe blanche, Lady Jaye, un pantalon de cuir et un gilet noir. “Au lieu d’avoir des enfants, qui sont la combinaison de deux personnes en une, on s’est dit qu’on pouvait se transformer en une nouvelle personne”, raconte Genesis. Trois ans plus tard, pour la Saint-Valentin, ils décident de se faire poser des implants mammaires. Ils s’habillent et se coiffent à l’identique, en tenues sexy et fétichistes. De nombreuses opérations de chirurgie esthétiques suivent. Leur folie à deux a un nom : la pandrogynie, concept qu’ils inventent dans la lignée de Burroughs et de la philosophie du cut-up, chaque opération valant comme coupure, editing de l’individu qui n’existe plus en tant que tel. Reste la vie, vécue comme une œuvre d’art. Les plus belles scènes du film, qui se regarde également comme une histoire en mouvement de la musique industrielle, résident d’ailleurs souvent dans le quotidien, sa trivialité : Genesis en train de faire la vaisselle en sous-vêtements en dentelle ou, lunaire et inquiétant, en train de sauter sur son lit. Un très beau film, sauvage et bouleversant, sur la réinvention de soi et la liberté d’être soi-même. Géraldine Sarratia

Marie Losier/Bernard Yenelouis

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Killer Elite de Gary McKendry  avec Jason Statham, Clive Owen, Robert De Niro, Dominic Purcell (E.-U., Aus., 2011, 1 h 57)

Rencontre tout en contrastes entre le monolithe Statham et l’histrion De Niro. Inspiré de faits réels, Killer Elite décline de manière très vieille école l’histoire du mercenaire rangé des voitures (Jason Statham) contraint de reprendre les armes pour sauver son mentor embringué dans une histoire tordue (Robert De Niro), pendant que sa copine blonde fait du cheval dans son ranch ou les boutiques place Vendôme. Dans ce film de genre plaisant mais sans personnalité, on admirera surtout la capacité manifestée par son jeune réalisateur à maîtriser les élans naturellement portés au cabotinage de certains de ses interprètes illustres. Jason Statham, bien sûr, reste Jason Statham : zéro expression (pas une, zéro), pas même un poil d’aisselle qui bouge ou un œil qui frise. A côté de lui, Action Man ressemble à Jim Carrey. Quel talent. Jean-Baptiste Morain 26.10.2011 les inrockuptibles 141

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born in the USA Star possible du prochain Festival Les Inrocks Black XS, le Californien Hanni El Khatib est arrivé ici par des chemins rocambolesques. Mais sa musique, fière et rêche, elle vient de là, elle vient du blues.

 C Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

’est la question qui fâche, qui aurait pu nous valoir un coup de couteau entre les deux yeux : qu’est-ce que ça lui fait, à lui, Hanni El Khatib, jeune Californien adepte du garagerock joué en duo guitare-batterie, d’arriver après les White Stripes, les Black Keys et les Kills ? Hanni El Khatib, sans doute plus éduqué que ne le laissent présager ses poses de bad boy tatoué, répond calmement : “Il y a toujours cette comparaison, j’essaie de ne pas y penser, je fais les choses à ma façon. Et je reconnais l’importance des White Stripes : ils ont ouvert la voie pour tous les groupes qui font de la musique brute, pas formatée pour la radio.” On pourrait retourner la question : qu’est-ce que ça nous fait à nous d’écouter Will the Guns Come out, premier album d’Hanni El Khatib et sensation du moment ? Onze chansons dégainées en deux quarts d’heure américains. Pour moitié, un écho aux fulminants premiers albums des White Stripes. Pour le reste, des accords de guitare acoustique plaqués à la gomina, comme chez Eddie Cochran. Des chœurs de gospel sans dieu ni maître. Une paire de folk-songs qui rappellent le jeune Dylan, troubadour roublard. Ou les Two Gallants, hérauts (oubliés)

du folk californien gothico-spasmophile. Réponse, donc : écouter Will the Guns Come out nous fait du bien. Hanni El Khatib est né en 1981 à San Francisco. Fils unique, rejeton d’un père palestinien et d’une mère philippine, arrivés aux Etats-Unis dans les années 70. Ses parents se sont connus en Amérique et ne communiquaient qu’en anglais. Peut-être qu’ils se disaient des trucs comme “ouap bap a loo bop a lop bam boom”. “Mes parents sont fiers de leurs cultures, mais ils se sont vraiment assimilés au modèle américain. L’identité a été une question pour moi en grandissant. Mais avec mon éducation, je suis devenu plus qu’américain.” C’est-à-dire : fasciné par l’âge d’or de la culture américaine, la décennie 55-65, en gros. “Tout le monde est nostalgique de cette époque, ça avait l’air plus cool au quotidien, même s’il y avait des tensions sociales et politiques. La société évoluait, il y avait de l’invention dans tous les domaines, y compris la musique, qui était plus pure et sauvage qu’aujourd’hui. L’esthétique, le design de cette époque

“si je dois finir sans label, en jouant dans des bars minuscules, ça me va”

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Guy Lowndes

sont devenus iconiques.” Hanni El Khatib est très branché 64. Pas les PyrénéesAtlantiques, mais l’année : il roule dans une Rambler de 1964 et joue sur une guitare Silvertone de la même année. Et son disque sonne comme une réplique de la bande-son de cette époque charnière, quand les groupes de la British Invasion bousculaient les pionniers du rock’n’roll et du rhythm’n’blues. En somme, Hanni El Khatib n’a pas inventé la poudre mais il a très envie d’y refoutre le feu. Il a tout compris au monde moderne, à l’importance de l’image, au marketing de la musique. Soit, il surjoue un peu le côté blouson noir. Si Hanni El Khatib s’est un jour battu avec une chaîne de vélo, ce devait être celle de son pignon fixe qui avait déraillé sur une des redoutables collines de San Francisco. Avant de se consacrer entièrement à la musique (depuis quelques mois seulement), il était directeur artistique chez Huf, une marque de fringues pour skateurs. C’est d’ailleurs par le skate, sa première passion, qu’il est venu à la musique : “Plus jeune, vers l’âge de 10 ans, je regardais beaucoup de vidéos de skate. Il y avait tous les genres de musiques dans ces vidéos. A la même époque, j’ai demandé une guitare électrique à mes parents. Gamin, je me voyais sur scène. Mais en grandissant,

on devient réaliste. J’ai travaillé pour gagner ma vie. Jusqu’à récemment, la musique n’était qu’un hobby, pour évacuer le stress d’une vie professionnelle très intense.” Hanni a enregistré son album à peu près seul, sans label, sans avoir jamais fait de concerts, façon do-it-yourself. Puis, très vite, “Just do it” : depuis que la hype s’est jetée sur lui, une de ses chansons s’est retrouvée dans une campagne de pub Nike. La fin justifie les moyens. “Si ça permet à plus de gens d’entendre ma musique, tant mieux. Ça n’atteint pas mon intégrité, parce que je ne vais pas changer ma musique pour qu’elle soit prise dans des pubs ou des films. Je n’ai pas de plan de carrière. Quitter mon boulot est sans doute la meilleure décision que je pouvais prendre. Le moment était venu. Je comprends enfin que jouer de la musique, c’est ce qui me rend heureux. Tout peut arriver, ou rien. Si je dois finir sans label, en jouant dans des bars minuscules, ça me va.” Pas si vite l’ami : demain la gloire, et la Cigale pour le Festival Les Inrocks Black XS. Stéphane Deschamps album Will the Guns Come out (Innovative Leisures/Because) concert le 3 novembre à Paris (Cigale) au Festival Les Inrocks Black XS en écoute sur lesinrocks.com avec 26.10.2011 les inrockuptibles 143

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Williams + Hirakawa

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les fastes de Foster Avec le tube imparable Pumped up Kicks, les Californiens de Foster The People ont déjà mis le monde à leurs pieds. Leur premier album devrait finir de conquérir cœurs et mollets dans les salles du festival.

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’est probablement la ritournelle la plus connue de l’été dernier. Celle qui, dès les premières notes, provoque la dépendance immédiate, l’écoute compulsive et le sourire béat. Cette mélodie fatale, on la doit à Pumped up Kicks, pop-song tubesque de Foster The People. Pas d’emballement pour autant chez les trois potes, qui restent plutôt rationnels face au succès de leur morceau : “Beaucoup de gens nous ont dit que leurs enfants l’adoraient, des gamins entre 2 et 5 ans qui n’intellectualisent pas encore la musique mais la vivent de façon très organique. Ce n’est pas

un hasard, je crois : il y a quelque chose dans ce titre qui doit agir sur le cerveau des gens”, explique, dans un rire, le discret bassiste, Cubbie Fink. Si le trio fait bonne figure, il avoue tout de même avoir resserré les rangs lorsque l’attention médiatique lui est tombée dessus et que son batteur a failli filer à l’anglaise : “Quand j’ai compris que quelque chose de fou était en train de se passer autour de nous, j’ai eu peur. Je m’apprêtais à déménager en Australie. Mes valises étaient prêtes”, raconte Mark Pontius, grand blond à l’allure de surfeur, qui a finalement troqué son visa australien contre celui pour la gloire. Victime du même syndrome que MGMT à la sortie de Kids, Foster The People ne voit pourtant Pumped up Kicks que comme la première pierre d’un édifice bien plus gigantesque. “Tous les groupes ont besoin d’un morceau pour se faire connaître, d’un gros caillou pour fendre la fenêtre : Pumped up Kicks a été le nôtre. A nous maintenant de continuer ce que ce morceau nous a permis d’entamer”, précise

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Dunst! Rococo Stadium 2000 Records/Rock Machine

aussi immédiats que sinueux, les morceaux de Foster The People sont bâtis pour galvaniser les foules Mark Foster, chanteur du groupe auquel il a prêté son nom de famille. Prêt à soigner tous les maux automnaux avec son hit euphorisant, le trio s’apprête surtout à conquérir les âmes avec Torches, premier album de sunshine-pop bien plus complexe qu’il n’y paraît. Aussi immédiats que sinueux, franchement tordus par moments, leurs morceaux sont bâtis pour galvaniser les foules.

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Son de cathédrale et percussions tribales : Torches prend pourtant tout son sens sur scène, où le groupe s’escrime à jouer comme si le Jugement dernier allait s’abattre sur terre. Pas étonnant alors qu’on prédise déjà qu’il ouvrira dans très peu de temps la porte des stades aux trois garçons. “Torches sonne comme la face ensoleillée de la Lune”, déclare Mark Foster avec un sens de l’à-propos

remarquable. Le monde sera quant à lui bientôt en orbite autour de Foster The People. Ondine Benetier album Torches (Sony) concerts le 4 novembre à Lille (Aéronef), le 5 à Paris (Cigale), le 6 à Nantes (Stereolux), le 8 à Toulouse (Bikini) au Festival Les Inrocks Black XS interview intégrale à lire sur lesinrocks.com www.fosterthepeople.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Les Toulousains viennent présenter leur electro-pop tordue à domicile. Glam à souhait, totalement abracadabrant par moments, Rococo Stadium déploie d’immenses ruses pour sonner aussi fort que dense et donner une certaine cohérence à la plus décousue des alliances. Dans ce labyrinthe sinueux, ces Toulousains loufoques font se bousculer Bowie, Kraftwerk, MGMT, Tim Burton, Oggy et les Cafards. Ils marient de force la froideur des beats et le feu de leur excentricité rock lors d’une grande cérémonie pop païenne. Que les fans se rassurent : on a retrouvé la BO oubliée de Beetlejuice. O. B. concert le 8 novembre à Toulouse (Bikini) au Festival Les Inrocks Black XS www.myspace.com/dunstit

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Deirdre O’Callaghan

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éloge de la tendresse Jeune surdouée du folk anglais, Laura Marling signe un élégant troisième album et s’invite pour quatre dates festivalières.



epuis la sortie de son premier album, l’éblouissant Alas I Cannot Swim, la France ignore méchamment Laura Marling. Avant cela, la demoiselle officiait comme choriste dans l’une des formations les plus injustement méconnues du pays : Noah And The Whale. La France rate une raison de se réjouir : Laura Marling est l’héritière officielle de Judee Sill, la cousine spirituelle d’Emiliana Torrini. Elle publie cet automne un troisième album qui confirme son statut de plus bel espoir du folk anglais : intemporelles, brutes et éprises, ses ballades se moquent bien de 2011, de ses modes, des formats et des productions en vogue. Pour autant, la jeune femme ne regrette pas les années 60 : c’est au XIXe  siècle qu’elle aurait voulu naître. “J’aurais aimé

la voix d’une femme ayant vécu mille vies et autant d’amours

vivre au temps de Jane Eyre de Charlotte Brontë. Je suis fascinée par les femmes écrivaines. D’un autre côté, je sais que ça aurait été difficile d’être une artiste à cette époque. Je ne suis pas féministe mais la question de la place des femmes dans la société me passionne.” Pas la bonne époque et pas le bon âge : majeure depuis trois printemps, Laura Marling chante comme une dame. Sa voix, à la fois grave et capable de voler en haute altitude, semble celle d’une femme ayant vécu mille vies, et autant d’amours et de séparations. “Peut-être que ma musique semble plus âgée que moi car j’ai commencé à jouer de la guitare très tôt, à 5 ans. On me demande souvent si je n’étais pas trop jeune pour tout ça. Je n’en ai aucune idée, c’était ainsi. Mon père m’a donné cet instrument, je l’ai appris.” Musicien, propriétaire d’un studio, le père de Laura Marling a initié sa fille au folk de Joni Mitchell dès l’enfance. “Après ça, j’étais totalement incapable de m’intéresser à la musique de ma génération. Je ne parlais pas à grand monde, j’étais très solitaire et introvertie. Heureusement

que j’avais une guitare entre les mains, c’était ma seule façon de communiquer.” Cette difficulté à s’adapter est devenue sa force : sur chaque morceau, Laura Marling parvient à faire rimer technique et fragilité, savoir-faire et tendresse. On la sent faible et puissante, complexe et candide à la fois. Peuplé de références littéraires (John Steinbeck, Robertson Davies), A Creature I Don’t Know est un disque “sur l’amour et la haine”. Enregistré à l’ancienne, sans ordinateur et avec son complice Ethan Jones, il regorge de folk-songs délicates (The Beast, The Muse, Night after Night). Perché sur son nuage, Bert Jansch l’écoute probablement en boucle. Johanna Seban album A Creature I Don’t Know (Cooperative/Pias) concerts le 3 novembre à Lille (Aéronef), le 4 à Paris (Cigale), le 5 à Nantes (Stereolux), le 7 à Toulouse (Bikini) au Festival Les Inrocks Black XS www.lauramarling.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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ces barbus ont le pouvoir de déplacer des montagnes et de créer le vertige

créatures célestes Sorti des sous-bois pour tutoyer les anges, le folk majestueux d’Other Lives échappe à la pesanteur. Révélation attendue au Casino de Paris, à Lyon et à Marseille.

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aris, 1er septembre. Le premier concert de la rentrée met la barre très haut, parmi les nuages cotonneux où planent les Américains d’Other Lives. Une nymphe secoue des bois de cerfs pour agiter les grelots qui y sont attachés. Des multi-instrumentistes rivalisent de virtuosité en jonglant avec leurs instruments. Un chanteur cabossé, longs cheveux graisseux et barbe hirsute, se métamorphose en leader charismatique. On ne sait plus où donner de la tête, alors on ferme les yeux et on tombe en extase devant la grâce

renversante de ces orfèvres, leur souffle épique, leurs infimes touches d’arrangements précieux. Avant de prendre un nouveau départ sous le nom d’Other Lives, en hommage ému au film allemand La Vie des autres, ce quintet a fait ses armes sous le pseudo de Kunek, un nom inadapté à la haute voltige de ses morceaux, alors entièrement instrumentaux. Changement de nom, changement de vie : Other Lives décide d’ajouter à son folk élégiaque la voix de Jesse Tabish, son principal songwriter – pour être plus précis, on parlera

plutôt d’une cascade d’harmonies entonnées à tue-tête depuis le toit du monde. Tombés du ciel en plein cœur des grandes plaines de l’Oklahoma, les membres du groupe ont grandi dans la ville de Stillwater, littéralement “l’eau qui dort” dont le proverbe préconise de se méfier. Ça se confirme : derrière leurs airs d’ermites paisibles, ces barbus ont le pouvoir de déplacer des montagnes, de créer le vertige, d’insuffler une force émotionnelle dévastatrice à des chansons faussement calmes. “Vivre entouré de ces paysages ouverts vers l’infini

a influencé notre songwriting, explique Jesse Tabish. On voulait visualiser ces grands espaces et écrire la bande-son des plaines de l’Oklahoma.” Tamer Animals est donc un pur produit de son environnement. L’une des réussites du disque, en plus du joyau pas très joyeux For 12, c’est de rassembler une abondance d’arrangements sans jamais tomber dans la surenchère, en jouant avec le silence, dans un exercice équilibriste assez périlleux. Ici, on est entre l’ombre et la lumière, entre l’élégance ténébreuse de The National et les mélodies radieuses des Fleet Foxes, entre les cavalcades d’Ennio Morricone et les méditations minimalistes de Philip Glass. Dans la grande lignée des barbus sensibles qui s’expriment principalement en chorales, Other Lives sort de sa cabane en rondins et arrive déjà à la cheville (voire au genou, voire à l’épaule) de ses concurrents directs, qui en tremblent déjà dans leurs chemises de bûcherons. Noémie Lecoq album Tamer Animals (TBD Records/Pias) concerts le 2 novembre à Paris (Casino de Paris), le 5 à Lyon (Transbordeur), le 6 à Marseille (Cabaret Aléatoire) au Festival Les Inrocks Black XS www.otherlives.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Lauren Dukoff

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moue boudeuse, mascara et cuir épais ne peuvent dissimuler romantisme et harmonies éblouissantes

rêves revêches Amazones californiennes en cavale, les Dum Dum Girls ajoutent une goutte d’eau de rose à leur bouquet de chardons. Leur magie noire ensorcellera l’Olympia.

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nly in Dreams, annonce le titre. Avant de croiser le chemin des Dum Dum Girls, on croyait qu’un groupe composé de quatre beautés vénéneuses, en noir de la pointe de leurs bottines jusqu’au bout de leurs cils interminables, qui composerait des merveilles de rock rugueux, aussi cinglant que sensible, ne pouvait exister que dans les fantasmes les plus insensés. Les voir en concert est donc un réveil fulgurant. Puis, peu à peu, un rituel vaudou dont on ressort envoûté. “J’ai toujours été clouée sur place par le rock’n roll, avoue Dee Dee, chanteuse et sorcière en chef du groupe. J’ai grandi en regardant des cassettes vidéo du Ed Sullivan Show qui m’ont hypnotisée.” De ce déclic, Dee Dee, qui s’appelait alors Kirstin Gundred avant de faire table rase de son identité,

n’est pas sortie indemne. Infusés dans la musique des Dum Dum Girls, ses souvenirs font entrer en collision l’insouciance bubble-gum des girl-groups 60’s avec la rage déchiquetée du punk. Quand sort le premier album du groupe, I Will Be, l’année dernière, la sauvageonne semble difficile à apprivoiser. Elle se planque derrière le nom du groupe alors qu’elle en est l’unique songwriter, met en guise de pochette une photo de sa maman en jeune fille et enfouit sa voix aussi autoritaire qu’intense sous des édredons de réverbe et de guitares fuzz. Produit par le fidèle Richard Gottehrer (Blondie) et Sune Rose Wagner (moitié des Raveonettes), le deuxième album de ces pétroleuses pétaradantes fait éclore Dee Dee en leader. Only in Dreams est tiraillé entre deux extrêmes : d’un côté des refrains pop au

service d’un son plus reluisant que jamais, de l’autre des paroles au bord du gouffre. “Mon idée était de créer une tension intérieure, un contraste entre sons et thèmes. Je surfais sur une vague d’émotions à double tranchant quand nous avons commencé cet enregistrement.” Moue boudeuse, mascara et cuir épais ne peuvent plus dissimuler romantisme et harmonies éblouissantes. Cœurs tendres sous des airs de petites frappes maléfiques, ces jeunes filles en fleurs (de chardon) manient aussi bien le cambouis que le coton. Noémie Lecoq album Only in Dreams (Sub Pop/Pias) concerts le 5 novembre au festival Big Tinnitus à Lyon, le 7 au Festival Les Inrocks Black XS à Paris (Olympia), le 8 à Nantes, le 9 à Roubaix www.wearedumdumgirls.com

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la révolution Fránçois La Femme

Avec un deuxième album à l’élégance folle, Fránçois & The Atlas Mountains offrent au paysage français une écriture nouvelle et audacieuse. Leur passage à la Boule Noire, à Paris, est immanquable.

Paris 2012 – single en téléchargement Believe

Les mabouls du 64, cette semaine en mission festival. A ceux qui ne verraient dans les Biarrots de La Femme qu’une cocasse anomalie electro-surf-punk-pop, un délire déluré, bâtard et fêtard, la ballade From Tchernobyl with Love servira de douche froide, avec des retombées radioactives dedans. Plus vague à l’âme que vague de Belharra, cette beauté chancelante, portée par un orgue maléfique, révèle une face nettement moins insouciante et frivole de La Femme : coup de grisou, coup de gris, coup de froid – pour qui sonne le glagla ? Mais avant cette face B à forte gueule de bois, il y a une face A pour sauter joyeusement jusqu’au plafond, en un instrumental psychédélique et punk à la fois, qui invente en direct un nouveau monstre du rock : Acid Vicious. JD Beauvallet www.myspace.com/ lunaetlescontacts concerts le 2 novembre à Paris (Cigale), le 3 à Lille (Aéronef), le 5 à Nantes, (Stereolux), le 7 à Toulouse (Bikini) au Festival Les Inrocks Black XS

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etit cours de géographie : François a grandi à Saintes, en Charente-Maritime. Parti pour Bristol en 2003, le jeune homme reste six ans à St. Pauls, le quartier jamaïcain de la ville, où il se lie d’amitié avec les musiciens locaux. Aujourd’hui, François partage sa vie entre Londres, où réside son amie, et Bordeaux, où réside Petit Fantôme, un des membres de The Atlas Mountains, la formation qu’il dirige depuis trois ans. En 2009, le premier album du groupe, Plaine inondable, atterrit sur le bureau de Laurence Bell, le directeur du label Domino (The Kills, Arctic Monkeys, Franz Ferdinand…). Séduit par la manière dont le groupe plonge la chanson française dans un flacon pop hybride, il téléphone aux parents de François. “Il leur a laissé un message, il voulait qu’on travaille ensemble. De mon côté, j’aimais Domino surtout pour les artistes non référencés comme Movietone ou Crescent. Ça me parle plus que les Arctic Monkeys. J’ai vu que Laurence avait une vraie passion pour la musique, on a signé le contrat.” Un an plus tard, E volo love paraît en France : le disque au nom palindromique a toutes ses chances pour égayer les palmarès de fin d’année. Dès le premier morceau – un éblouissant Les Plus Beaux –, Fránçois & The Atlas Mountains se positionnent ainsi au centre d’un triangle magique qui relierait le lyrisme sobre de Dominique A, l’élégance aquatique des productions bristoliennes et les arrangements telluriques de Tinariwen. “J’aurais sans doute moins osé mettre des percussions dans ma musique si je n’étais pas passé par l’Angleterre. En France, c’est assez associé au fait de jouer du djembé sur les bords de la rivière. Et puis pas mal de labels anglais ont ressorti des compiles des années 70 : Soul Jazz, Nigeria 70. Ça m’a libéré.”

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L-Perstowsky

des échappées belles qui ouvrent un nouveau champ des possibles à la pop d’ici

Fránçois & The Atlas Mountains, c’est une entreprise métissée qui défie les formats, les évidences. C’est un peu, et même si son leader s’en défend, le même coup que réalisait Vampire Weekend avec son premier album. “Je ne connais pas du tout Vampire Weekend, juste un morceau que ma copine aime bien.” En revanche, quand on évoque Paul Simon, la référence avouée

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des quatre New-Yorkais, Fránçois acquiesce. “Ma mère écoutait Graceland. Et puis après j’ai découvert les Talking Heads, avec ces rythmes d’ailleurs qui se fondent parfaitement à l’ensemble.” Des échappées belles qui ouvrent un nouveau champ des possibles à la pop d’ici. Ces expérimentations, ces titres voyageurs, le groupe les magnifie sur scène : plus qu’un groupe, Fránçois

& The Atlas Mountains est une véritable troupe. “J’ai toujours tourné avec sept à dix personnes en Angleterre, j’aimais bien le collectif. En France, tu as souvent un cerveau et des gens derrière.” Au Festival Les Inrocks Black XS, dont il sera sans aucun doute l’une des révélations, François laissera son cerveau au vestiaire pour apparaître, au milieu des siens, comme le guide absorbé, partageur et discret d’un projet aussi sensuel et audacieux que défricheur. Johanna Seban et Pierre Siankowski album E volo love (Domino/Pias) concert le 6 novembre à Paris (Boule Noire) au Festival Les Inrocks Black XS www.myspace.com/francoisinbristol en écoute sur lesinrocks.com avec

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De la violence telle qu’on la ressent à la violence d’Etat, de son histoire à sa présence contemporaine, deux essais et un dictionnaire s’intéressent à ce mal tellement humain.



e la violence, nous ne savons plus quoi faire tellement elle nous assaille, nous angoisse, nous obsède. La violence est partout. C’est bien ce partout qu’il importe d’interroger tant il obstrue de son évidence l’analyse rationnelle. Car cette évidence répandue selon laquelle nous vivrions dans une société de plus en plus violente bute sur des points aveugles que les recherches en sciences sociales mettent en relief. Plus que tout autre comportement individuel ou collectif, plus que tout autre réalité sociale, la violence génère un niveau de confusion des esprits qui tient autant à la difficulté d’objectiver la question qu’à un sentiment d’anxiété généralisé. Comme le souligne la philosophe Michela Marzano, dans l’introduction de l’épais et passionnant Dictionnaire de la violence

Jerome E. Conquy/Picturetank

la violence du monde qu’elle a coordonné, “parler de violence signifie s’interroger sur les frontières qui existent entre soi et les autres ainsi que sur l’ambiguïté de sa propre existence”. Au travers des trois cents entrées que comporte le dictionnaire – qui dessine une cartographie pluridisciplinaire des concepts clés, penseurs et travaux portant sur la violence –, un constat minimal s’impose : au lieu de penser pouvoir éradiquer un jour la violence, il faut admettre l’ambivalence intrinsèque des êtres humains qui, soumis à des pulsions contradictoires, ne sont jamais totalement bons ni totalement mauvais. Pour autant, comment saisir cet écart

la violence est moins présente aujourd’hui, mais notre société la supporte de moins en moins

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entre l’avènement objectif d’une “civilisation des mœurs” avancée en 1939 par le sociologue Norbert Elias (qui analyse la civilisation occidentale comme le produit d’un processus séculaire de maîtrise des instincts et des pulsions humaines) et l’impression actuelle d’une violence sociale gangrénant nos vies quotidiennes ? Pour le sociologue Laurent Mucchielli, auteur de L’Invention de la violence, “le sentiment d’insécurité exprime principalement autre chose que l’expérience de la victimisation : une vulnérabilité”. Objectivement, la violence est moins présente aujourd’hui “mais c’est le statut social du problème qui s’est transformé” : de fait, notre société supporte de moins en moins la violence, remarque le sociologue. “Jamais nous n’avons aussi peu souffert qu’aujourd’hui, mais jamais non plus nous n’avons trouvé la souffrance aussi intolérable.” En tant que fait social massif, cette évolution des sensibilités reconfigure la réflexion sur la violence contemporaine définie par ce paradoxe : “Le sentiment général d’une augmentation des comportements violents accompagne l’accélération de leur dénonciation, mais aussi la stagnation, voire le recul, de leur fréquence réelle.” Jamais dans notre histoire nous ne nous sommes si peu entretués : il est à peu près certain que “nous vivons l’époque la moins dangereuse de notre histoire”. La prise en compte de ce cadre général historique n’exempte pas d’analyser, dans le même mouvement, le moment inversé de radicalisation d’un discours tendant à agiter la peur face à des “zones de non-droit”, où règneraient des délinquants “toujours plus jeunes et plus violents”, selon les termes habituels de la doxa. Fidèle à son travail de déconstruction de la politique sécuritaire, Laurent Mucchielli dénonce les amalgames et les dérives xénophobes de l’Etat français dans sa guerre déclarée aux délinquants. Insistant sur le processus de ségrégation économico-sociospatial à l’œuvre dans la société française, l’auteur démonte le lien faussé entre délinquance et immigration (les statistiques judiciaires confirment que la structure de la délinquance des étrangers est globalement similaire à celle des nationaux mais indiquent aussi que les étrangers sont plus lourdement sanctionnés). En miroir de ce diagnostic critique de Laurent Mucchielli, la saisissante enquête ethnologique de Didier Fassin, La Force de l’ordre, pose la question des usages de la force légitime et des cibles sur lesquelles la violence d’Etat s’exerce aujourd’hui. Son

enquête auprès d’une brigade de la brigade anticriminalité (BAC) en banlieue parisienne, menée entre mai 2005 et juin 2007, conduit l’anthropologue à une réflexion magistrale sur la violence policière qui n’est ici qu’une “continuation de la force”. En décrivant le recours aux pratiques vexatoires et les méthodes d’intimidation des policiers durant leurs patrouilles, Didier Fassin saisit les logiques et les contraintes de l’action des policiers pour comprendre “comment la police en vient à être ce qu’elle est”. Que la majorité des policiers ne se livre pas à des exactions ne doit pas effacer “une réflexion sur ceux qui commettent des brutalités”, précise l’auteur, soucieux d’un regard à la fois critique, nuancé et compréhensif du système dans lequel les policiers évoluent. Plutôt que soumettre les pratiques de la police de façon plus rigoureuse à la loi et aux institutions de la République, “on a fait évoluer la loi et les institutions de la République pour qu’elles correspondent mieux aux pratiques de la police”, regrette l’auteur. La puissance performative du langage guerrier du pouvoir a pour effet d’imprimer dans l’esprit des policiers cette image de la banlieue comme dangereuse et comme le lieu d’une vraie guerre. Une guerre qui tend pourtant plus vers l’inaction et l’ennui du quotidien des patrouilles. Didier Fassin en vient ainsi à souligner que “l’enjeu n’est donc pas tant l’ordre public qu’il s’agirait de protéger que l’ordre social qu’il s’agit de maintenir”. Déploiement de l’idéologie sécuritaire, accroissement des effectifs policiers, renforcement des dispositifs punitifs malgré l’absence d’une aggravation objective de la criminalité, ségrégation territoriale des catégories les plus modestes… : la violence la plus aiguë de notre époque se joue décidément dans ce brutal alliage entre reniement de l’Etat social et redéploiement contigu de la force de coercition. Jean-Marie Durand L’Invention de la violence – Des peurs, des chiffres, des faits de Laurent Mucchielli (Fayard), 334 pages, 20 € Dictionnaire de la violence sous la direction de Michela Marzano (PUF), 1 538 pages, 39 € La Force de l’ordre – Une anthropologie de la police des quartiers de Didier Fassin (Seuil), 394 pages, 21 €

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dixit Dior

Bellini/Archives Christian Dior

luxe “Le vrai luxe exige le vrai matériau et le vrai travail artisanal. Il n’a de sens que si ses racines s’enfoncent profondément dans un tuf baigné de traditions.” calme “Mes parents se désespéraient d’avoir un fils aussi incapable de s’occuper de quoi que ce fût de sérieux. Ils avaient tort, car, dans ce climat bigarré, non seulement je me formais

Christian Dior dans son atelier de l’avenue Montaigne, années 50

traité de frivolité Réédition d’un livre culte dans l’histoire de la mode : les mémoires de Christian Dior, ou la philosophie du goût.

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a mode n’a pas besoin d’être directement accessible, il suffit qu’elle soit présente. Là où elle passe, même avec retard, même à contretemps, elle préserve les droits de la fantaisie et entretient une morale de la frivolité”, écrit Christian Dior à la fin de ses mémoires, en 1956, quelques mois avant d’être terrassé par une crise cardiaque à l’âge de 52 ans. Mais qu’est-ce qu’une morale de la frivolité ? En quoi ce goût du superficiel qui, en somme, serait le contraire même de la profondeur pourrait bien constituer une morale ? Les mémoires de Dior s’imposent d’abord comme une lecture essentielle pour ceux qui aiment le style et l’élégance intemporelle

la frivolité, c’est une seconde peau qui permet de sauver la sienne

car elles livrent par le menu, étape après étape, la construction d’une icône esthétique du XXe siècle, de la formation d’un goût (par ses origines de grand bourgeois normand qui aime les fondations solides ou ses amitiés avec l’avant-garde de son temps, de Cocteau à Christian Bérard en passant par Henri Sauguet) à la conception d’un style, le new look, qui allait révolutionner l’histoire de la mode en 1947. Mais aussi, donc, parce que s’y développe en filigrane cette morale de la frivolité propre à Dior : l’affirmation et la persévérance dans son “moi”, c’està-dire dans son goût. Pas seulement. L’une des plus belles trouvailles de ce livre réside d’abord dans l’énigme de son titre : Christian Dior & moi. Comme si dans une même personne résidaient deux êtres : “Le moment me semble venu d’une confrontation, toujours dangereuse, avec ce frère siamois que je dois au succès

le goût, mais je nouais les amitiés graves qui ont composé et composeront jusqu’à mon dernier jour le fonds sérieux de ma vie.” et volupté “Nous avons tous notre faible. C’est lui notre force. Il nous soutient dans l’ennui des besognes quotidiennes et donne à notre réussite matérielle son excuse majeure, qui est d’avoir les moyens de le satisfaire.”

et qui me précède partout depuis que je suis devenu Christian Dior.” Dangereux peut-être, ce dédoublement va s’avérer constructif. Dior se scinde : d’un côté, son être véritable, Christian, qui n’a pas le physique de l’emploi (rond et lunaire alors que tous lui imagineraient un physique de “pin-up boy”) et se définit par ses goûts conservateurs hérités de l’enfance en dépit de son geste esthétique novateur ; de l’autre, Christian Dior, un créateur et homme d’affaires brillant qui va se muer en logo. D’un côté l’être intime, de l’autre le personnage public. Si la frivolité peut alors jouer un rôle essentiel, c’est en faisant le lien entre ses deux persona, en les réconciliant, en permettant à chacune d’elle d’éviter le confinement mortifère et la folie. Si la frivolité devient morale, c’est justement en s’opposant à la profondeur quand celle-ci prendrait des allures de gouffre – ou de labyrinthe habité par un Minotaure qui risquerait, si l’on s’y perd, de nous dévorer. Sans ce goût de la frivolité, Christian Dior aurait-il fini par craquer à l’instar des créateurs qui suivront, d’Yves Saint Laurent à John Galliano (chez Dior !) en passant par un Alexander McQueen suicidé en 2010 ? La frivolité, comme une robe, c’est une seconde peau qui permet de sauver la sienne, en introduisant une mince pellicule entre soi et le pire. C’est pourquoi certaines parures sont à prendre très au sérieux – si elles vous protègent de la tristesse, de l’anxiété et de blessures trop profondes, alors ce sont des armures qui vous sauveront de tout. Y compris de vous-même. Nelly Kaprièlian Christian Dior & moi (La Librairie Vuibert), 217 pages, 22 €

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Une jeune femme enquête sur la disparition de son mari, mort dans un jeu auto-érotique. Un road-trip psychotique concocté par l’Anglais Nick Barlay. l était une fois. qui s’aventure dans La formule rituelle un monde où “se trouvent et éculée des contes des portes et des boîtes qu’il de fées ouvre le roman ne faudrait jamais ouvrir”, de Nick Barlay. Mais qu’elle s’obstine évidemment croire que l’on va y trouver à ouvrir une à une. de jolies princesses et de Anorexique, alcoolique, gentils princes charmants, fraîchement virée d’une c’est faire dangereusement boîte de la City, Joy n’a pas fausse route. Avec La Femme grand-chose pour être d’un homme qui, l’écrivain heureuse. Encore moins anglais adoubé par la revue quand elle apprend que Granta, auteur d’une trilogie son cher époux Vincent a remarquée sur le Londres succombé à une tentative de underground, nous jeu auto-érotique dans une entraîne dans un road-trip chambre d’hôtel de Leipzig, psychotique et désaxé, une paire de Golden Lady entièrement écrit à autour du cou et un quartier la deuxième personne du d’orange coincé dans singulier. Un “tu” dissocié, la bouche. Une image qui friable et peu fiable, qui se cadre mal avec celle qu’elle fracasse contre la réalité la se faisait de son mari, jeune plus glauque. Joy, l’héroïne cadre dynamique fringant au prénom on ne peut aux boutons de manchettes moins prédestiné, a des étincelants, commercial allures d’Alice au pays dans une grande entreprise des merveilles sous lithium de cosmétiques.

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extrait de la série Nip/Tuck

extrêmes limites

Joy décide d’enquêter pour comprendre qui était vraiment l’homme avec lequel elle vivait. Entre divagations et hallucinations, ses investigations deviennent vite dérive en eaux troubles, la menant en Allemagne puis en Belgique, avec l’ombre des réseaux pédophiles qui plane. Mais rien n’est clair ou linéaire. Les scènes se dédoublent, les impasses se multiplient et l’issue demeure indécidable.

La langue de Nick Barlay elle-même bute, vacille. Ses phrases bégaient ou restent inachevées. Embarqué avec Joy, ne faisant qu’un avec elle dans le “tu” énonciatif, le lecteur voyage dans une zone d’inconfort extrême et paradoxalement irrésistible. Une expérience limite. Elisabeth Philippe La Femme d’un homme qui (Quidam), traduit de l’anglais par Françoise Martel, 368 pages, 22 €

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Gene Tierney dans L’Aventure de Mme Muir de Joseph Mankiewicz (1947)

protocoles mortuaires Comment survit-on à la mort d’un homme aimé ? Réponses avec ces deuils de deux femmes fortes de la littérature US.

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la fin, elles survivent. L’écriture ? C’est une des sources d’étonnement quand on parcourt ces deux récits : romancières célèbres, ayant voué leur vie à la littérature, Oates et Didion n’invoquent à aucun moment le pouvoir guérisseur de celle-ci. Question de tact. Peur de paraître obscènes, en tentant d’obturer par les mots une blessure trop brutale, une perte trop irrémédiable. Le 30 décembre 2003, Joan Didion a perdu son mari, foudroyé par une crise cardiaque. Elle met en garde le lecteur : “Cela vous arrivera. C’est ce que je suis venue vous dire.” En février 2008, Joyce Carol Oates amène son époux grippé à l’hôpital : il y meurt d’une pneumonie aggravée d’une infection six jours plus tard. Paru dans sa version originale en 2007, le récit de la première nous parvient ici tronqué, en vue de son adaptation au théâtre (on pourra s’abstenir, ou pas, d’aller applaudir Fanny Ardant sur la scène de l’Atelier à Paris à partir du 2 novembre). Soixante dix-huit pages de douleur sèche pour évoquer non seulement la mort d’un mari mais également l’hospitalisation d’une fille, annexée par une maladie étrange. Le sort qui s’acharne, “l’absence qui s’ensuit, le vide, la succession interminable de ces moments où nous serons confrontés au contraire même du sens, à l’absurdité”. D’où cette “pensée magique” que l’auteur invente, qui est une forme de déni : semer des cailloux pour laisser la possibilité au

mort de revenir. “Une pensée conditionnelle” proche de la folie, dont Oates parle aussi à sa manière : “La Veuve est entrée dans une phase de pensée primitive, elle s’imagine que, face à la mort de son mari, un acte infime, insignifiant de sa part pourrait avoir un sens.” Après le choc, Oates enregistre chaque phase du deuil durant les quatre premiers mois : processus de déréalisation tout en accomplissant le “protocole mortuaire” et ses mille “tâches absurdes” – stratégie de survie dans un “Sahara de temps illimité”, l’idée du suicide en tête. Transparente, Oates confesse sans tricher, comme une décharge de larmes silencieuses. L’écriture qui peut consoler, sinon sauver, est chargée d’austérité, d’effets de non-style – trait déstabilisant chez l’auteur de Blonde et des Chutes, qui nous a habitués à ses longs textes chamarrés. Mais “habiter un monde en chute libre, vidé de son sens”, c’est montrer aussi à quel point la littérature fait ce qu’elle peut, c’est-à-dire presque rien. A moins que son usage soit celui d’un sobre pèlerinage : retour sur les lieux de l’amour, reviviscence d’une love story qui aura duré quarantesept ans. A la fin, la “Veuve” Oates a transformé ce drame personnel en une histoire universelle de la perte. Emily Barnett J’ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates (Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 480 pages, 24 € L’Année de la pensée magique de Joan Didion (Grasset), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christopher Thompson et Thierry Klifa, 78 pages, 1 8,90 €

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Patrick Fabre

L’Avare par le Théâtre Aftaab

résistance active Du Théâtre Aftaab de Kaboul au chorégraphe DeLaVallet Bidiefono à Brazzaville, deux axes communs : l’art pour résister et parler de la situation des femmes aujourd’hui.

première Temps fort au WIP Mise en lumière de créations soutenues par le WIP, ce Temps fort se décline en musique (concert hip-hop/jazz), théâtre, danse et installation plastique… Finale en beauté avec La Dernière Interview, dialogue imaginaire entre Dieudonné Niangouna et Jean Genet mis en scène par Catherine Boskowitz. du 26 octobre au 6 novembre au parc de la Villette, Paris XIXe, tél. 01 40 03 75 75, www.wip-villette.com

réservez Zombie-Aporia chorégraphie Daniel Linehan On dirait un concert de rock : trois danseurs explorent les relations ambivalentes qui lient le corps et la voix, la danse et la musique, le geste et le langage, “dans une approche intentionnellement non-experte, décidément amateur”. Bon, ça ne rend pas le titre plus explicite, mais c’est déjà une piste… du 2 au 9 novembre au Théâtre de la Bastille, Paris XIe, tél. 01 43 57 42 14, www.theatre-bastille.com



es murs de tôle ondulée cabossée, une grille tombée comme un couperet sur le vide du plateau : Où vers ? dit avec l’espace la densité de l’agressivité ambiante lorsque les corps entrent en scène. La dernière création du chorégraphe congolais DeLaVallet Bidiefono s’intéresse à la situation des femmes en Afrique où, bien qu’elles soient “un moteur essentiel de l’économie et du développement du continent”, on ne leur reconnaît que “difficilement la moindre indépendance économique ou juridique vis-à-vis des hommes”. Qui plus est dans un pays, le Congo-Brazzaville, qui se remet douloureusement des guerres civiles des années 90. Où vers ? a électrisé et enthousiasmé le public des Francophonies en Limousin par la fulgurance d’une danse où l’énergie physique le dispute à la complexité du vocabulaire gestuel et d’une écriture chorégraphique libre de tout carcan didactique, éludant tout bavardage après l’ouverture de la pièce, sur la voix off d’une femme qui revendique en murmurant : “Je résiste à la manipulation, à l’inculture généralisée, à l’absence de pensée…” Hommes et femmes, les cinq interprètes jettent leur corps dans la bataille par des parcours en solitaire qui, souvent, se croisent et, parfois, se fondent. Telle la robe élastique que porte Ella Ganga, sous laquelle se dissimulent les autres, collant leurs visages au tissu pour figurer une robe-monde qui se métamorphose en carré noir ou en fleur. La situation des femmes était aussi au programme du Théâtre Aftaab de Kaboul, troupe mixte et pluri-ethnique qui présentait deux mises en scène d’Hélène Cinque.

Ce jour-là, une création collective sur le thème “Avoir 20 ans à Kaboul aujourd’hui”, et L’Avare de Molière, qui traite, comme chacun sait, des mariages forcés et de la violence des pères envers les fils. Ce qui, à Kaboul, est bougrement d’actualité. Joué à un train d’enfer, L’Avare est d’une modernité effrayante et enthousiasmante. Voir jouer des femmes afghanes les cheveux libres et costumées comme il sied à leurs personnages est déjà un motif de plaisir. Mais l’abattage et le rythme qui ne faiblit jamais, le sens aigu de l’humour et le goût pour le travestissement des acteurs de la troupe finissent d’emporter le morceau. Fondé en 2005 suite à un stage d’Ariane Mnouchkine à Kaboul, le Théâtre Aftaab s’est engagé depuis à faire au théâtre et du théâtre ce que le politique tarde à réaliser : un espace d’expression, d’expérience et de représentation qui promeut l’égalité hommes-femmes et la lutte contre les préjugés ethniques. Le théâtre et la danse ont, ce soir-là, fait la démonstration de leur capacité à devancer ou à déjouer le réel et sont bien, comme le dit le Théâtre Aftaab de Ce jour-là, “une arme de résistance”. Massive, non, mais active, ô combien. Fabienne Arvers Où vers ? chorégraphie DeLaVallet Bidiefono et L’Avare de Molière, mise en scène Hélène Cinque/Théâtre Aftaab, aux Francophonies en Limousin, compte rendu Ce jour-là mise en scène Hélène Cinque/ Théâtre Aftaab, au festival Sens interdits, Célestins de Lyon, compte rendu Quarante-cinq tours de David Lescot, chorégraphie DeLaVallet Bidiefono, du 15 au 19 novembre au festival Mettre en scène, TNB de Rennes

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life on Mars Le festival ActOral, à Marseille, n’a pas été avare en performances brillantes et surprises fugaces. l n’y a plus de performance en tant associant théâtre, poésie, arts plastiques que telle, parce que la performance et sonores. Comme dans Impromptus #1, est maintenant partout.” Trajal Harrell par exemple, où Arno Calleja et Alfredo détourne à son profit les mots Costa Monteiro inventent un paysage de Baudrillard dans une miniconférence poétique et musical à partir d’une vidéo en anglais et en français intitulée de Fabien Giraud et Raphaël Siboni intitulée Le Complot de la performance. Les créations Séminaire 01. De paysage, il est aussi de ce chorégraphe et danseur new-yorkais question avec le plasticien Mickaël Valet, sont indissociables d’une réflexion dont la démarche consiste à s’immerger sur son art, qu’il replace dans dans des sites pour en extraire la matière une perspective historique. Il le démontre d’une œuvre en cours, tel cet imposant avec brio dans le délicieusement kitsch et bloc de glace prélevé sur le massif évanescent Twenty Looks or Paris Is Burning du Mont-Blanc et conservé depuis dans at the Judson Church, où il mêle non sans un congélateur qu’il transporte dans toute humour voguing et danse post-moderne. l’Europe. Etonnant. Hugues Le Tanneur Précisons que ce spectacle est une Le Complot de la performance ; déclinaison en version courte de (M)imosa, Twenty Looks or Paris Is Burning at the Judson création réalisée entre autres avec Church de et par Trajall Harrell  François Chaignaud et Cecilia Bengolea. Impromptus # 1 de et par Arno Calleja On pouvait le découvrir à Marseille dans et Alfredo Costa Monteiro  le cadre de la dernière édition d’ActOral, Le Glacier, excavation de Mickaël Valet festival ouvert aux formes courtes, A Marseille, dans le cadre du festival ActOral, compte rendu impromptus et autres performances

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David Lescot s’initie à l’opéra avec The Rake’s Progress, une réussite en forme de delicatessen à l’humour pince-sans-rire. a légèreté par le miroir aux alouettes a forcément de la réussite sociale tendu du plomb dans l’aile par le diable. quand, comme Igor David Lescot signe ici Stravinski et son librettiste sa première mise en scène Wystan Hug Auden, on d’opéra. Celui que l’on évoque l’avenir à la fin des avait découvert avec années 40, dans un monde La Commission centrale à peine sorti des horreurs de l’enfance, spectacle de la Seconde Guerre consacré à l’évocation mondiale, encore incrédule de ses souvenirs dans les de l’ignominie barbare colonies de vacances créées de la Shoah et sous le choc par les Juifs communistes du point de non-retour dans pour les enfants des la destruction que fut déportés, sait lui aussi la bombe d’Hiroshima. de quoi il parle. En ces temps où la liberté En parfait accord avec retrouvée fait lit commun la direction musicale toute avec une immense en finesse du chef désillusion, Stravinski hollandais Arie van Beek, et Auden inventent avec David Lescot use avec The Rake’s Progress tendresse d’une ironie un conte moral où l’amour amusée pour nous entraîner de leur héros à la cervelle à tourner les pages de moineau est mis à mal d’un livre d’images destiné

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Frédéric Iovino

Stravinski sucré salé à dénoncer les fauxsemblants de la frivolité. D’un bordel en forme de clin d’œil à Orange mécanique de Stanley Kubrick en passant par sa fameuse idylle avec Baba-la-Turque, la femme à barbe, jusqu’au finale dans un asile d’aliénés, les tribulations du ravissant idiot qu’est Tom Rakewell (Alek Shrader) se dégustent comme un plat exotique dans un délicat mélange de salé et de sucré. Une recette idéale s’agissant d’Auden et Stravinski. Patrick Sourd The Rake’s Progress (La Carrière d’un libertin) opéra d’Igor Stravinski, direction musicale Arie van Beek, mise en scène David Lescot, à l’Opéra de Lille, compte rendu 26.10.2011 les inrockuptibles 161

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photo Martin Argyroglo

Du trompe-l’œil considéré comme un des beaux-arts disparus (vue de la chapelle)

trompe la mort vernissages palimpseste Il est le dernier artiste invité du palais de Tokyo deuxième génération, avant la réouverture officielle au printemps. Circonscrite à l’espace de l’ancien auditorium, cette exposition curatée par l’artiste suisse John M Armleder “superpose” les œuvres d’une trentaine d’artistes. jusqu’au 31 décembre au palais de Tokyo, Paris XVIe, www.palaisdetokyo.com

fragments Une exposition par bribes qui s’inscrit dans un régime de correspondances, voilà à quoi ressemble cette deuxième expo en galerie de Mark Geffriaud. Parmi les pièces qu’il présente : la première étape d’un projet de construction de maison. à partir du 29 octobre à la galerie Gb agency, Paris IIIe, www.gbagency.fr

échantillons Le Californien Aaron Young présente à la galerie Almine Rech plusieurs œuvres relatives à l’imaginaire américain. Entre autres, un “flag painting” et une peinture inspirée par le slogan inscrit sur le porte-avions depuis lequel George W. Bush annonça la victoire contre l’Irak. jusqu’au 22 décembre à la galerie Almine Rech, Paris IIIe, www.alminerech.com

Au cours d’une performance orale consistant en trois récits documentaires, le duo Chloé Maillet & Louise Hervé s’épouvante dans une chapelle de la disparition des trompe-l’œil. Visite hantée.

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oment étrange que celui “où l’on incendie le diorama”, titre de la nouvelle performance de Chloé Maillet & Louise Hervé. Leur performance – terme inadéquat tant celui-ci convoque le corps, l’action et l’exubérance, alors qu’il n’y a rien de tel dans le travail de ces deux jeunes femmes posées et discrètes – consiste en trois discours différents adressés aux visiteurs de la chapelle de l’ancien collège des Jésuites à Reims, l’autre lieu d’exposition du Frac, situé juste à côté. Trois discours énoncés sur le mode de la visite commentée, avec la gestuelle polie qui sied au genre ainsi que l’érudition (dates clés, éléments biographiques, anedoctes historiques) de tout bon guide qui se respecte. Ces trois discours cependant ne portent qu’en partie sur la chapelle elle-même et plus essentiellement sur l’usage du trompe-l’œil dans des chapelles. Celle de Bry-sur-Marne, où Daguerre installa le premier diorama, un procédé où la peinture et la lumière se conjuguent pour créer l’illusion de la profondeur ; celle, terrifiante, du film Le Prince des ténèbres de John Carpenter en 1987, sans oublier celle où on se trouve, à Reims, où vient de s’allumer une lumière rouge ou verte ou bleue (suivant le discours), petit dispositif de mise en scène signalant le début de la performance. Au cours de celle-ci, les artistes auront recours à un autre accessoire (un livre, un miroir ou une carte postale, toujours selon le discours). Le dispositif ne tient donc à rien, qu’à la faconde, au verbe et au bavardage. Et puis,

quand même, à l’observation du lieu d’où on parle, au focus fait sur un élément de scénographie, cette peinture de pierres en trompe l’œil qui habille les parois de la chapelle. Elle est visible surtout aux endroits anciennement recouverts par des tableaux. Louise Hervé & Chloé Maillet l’ont refaite en partie. Il a fallu nous mettre le nez dessus pour voir cette double supercherie picturale. Bref, de quoi on (nous) parle ? On l’aura compris, de décors illusionnistes, dioramas, effets spéciaux en Technicolor (chez Carpenter), de l’utilisation de papiers gothiques trompeurs par Horace Walpole (vers la fin du discours rouge) et de plein d’autres dispositifs du genre. Qui ont en commun aussi d’être révolus et d’avoir été renvoyés aux oubliettes. Chacun des trois discours s’achève d’ailleurs sur une triste fin : celle du Technicolor “définitivement abandonné au début des années 1970” ; celle du film de Carpenter, où l’ouverture de la chapelle correspond à “la fin du monde”, et celle du diorama de Daguerre, “brûlé en 1839, et jamais reconstruit”.  On a donc assisté à une performance orale, empreinte de nostalgie, contant, dans une chapelle désaffectée muée en lieu d’expo, comment l’illusion n’est plus de ce monde, est un vieux souvenir, est limitée à de pauvres reliques. Ecoutez, il n’y a plus rien à voir. Judicaël Lavrador Où l’on incendie le diorama jusqu’au 30 octobre au Frac Champagne-Ardenne, 1, place Museux, Reims, tél. 03 26 05 78 32, www.frac-champagneardenne.org

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CNAP/Gautier Deblonde

Vue de l’exposition : œuvres de Peter Friedl et James Lee Byars (premier plan)

poétique de l’autruche Portrait de l’Etat français en collectionneur privé : le Cnap exhibe sa collection publique au Tripostal de Lille. Culte et précieux. ujourd’hui, à une collection privée ? où les discours s’effacent ce sont les grands Peut-être au fait que derrière la seule éloquence collectionneurs Collector ne cherche pas de ces œuvres cultes. qui tiennent à faire histoire : ce n’est Elle est une expérience le haut du pavé. Débarquant synesthésique qui nous pas le récit d’une grande de la scène économique, collection d’Etat, ce n’est conduit crescendo ils ont investi le monde de pas la mise en relief d’une à travers les méandres l’art contemporain, trustent du contemporain. scène française ouverte, ce le rôle de prescripteurs, n’est certainement pas une Guidé comme par un imposent leurs goûts, construction intellectuelle collectionneur soucieux de soufflés par leurs (exit la French Theory) mais citer ses classiques, mais conseillers. Ces VIP sont c’est un enchaînement de aussi dénicheur de talents, les modèles dominants perles, une suite de pièces le visiteur progresse du système de l’art. Pas un inestimables auxquelles au milieu des maîtres, hasard alors si l’exposition on confère espace, aura royalement ignoré Collector qui vient et silence. par l’Autruche de Maurizio de s’ouvrir au Tripostal de Ainsi, l’Etat se montre Cattelan, jalousement Lille et qui étale la richesse conservée et spécialement ici sous les allures des collections du Cnap, d’un mécène princier, réimplantée pour le Centre national des arts narcissique, bling-bling par l’occasion. A la pesante plastiques, montre l’Etat endroits, au gré de subtiles présence du volatile français à la manière d’un affinités esthétiques. naturalisé façon cabinet grand collectionneur privé. De quoi Collector est-il de curiosités fait écho Après Pinault et Saatchi, la vitrine ? D’un Etat le Fauteuil banquete déjà invités à déployer français qui rêve plus que en peluches des frères leurs largesses dans jamais d’économie mixte, Campana, tandis que plus ce lieu, l’exposition d’un mélange de privé loin l’artiste Wang Du transforme une sélection et de public et qui sculpte un inquiétant et inédite de près de monumental Défilé militaire reprend à son compte 150 œuvres triées sur ce modèle d’exposition. dans une salle consacrée le volet parmi les 20 000 de aux guerres postmodernes, Emilie Mouquet son fonds. C’est donc mises en scène par une collection d’exception, Eric Baudelaire ou minées Collector, œuvres du Centre unique et hybride à la fois. par Sophie Ristelhueber. national des arts plastiques Elle est ici livrée à notre Mais d’où vient plus jusqu’au 1er janvier au regard au fil d’un display précisément l’étrange Tripostal, avenue Willy-Brandt, Lille, www.lille3000.eu précieux et chatoyant sensation d’avoir ici affaire

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reportage

Occupy Wall Street mais vider les poubelles La guerre des images fait rage entre les indignés et la mairie de New York, qui prétexte des problèmes sanitaires pour tenter de déloger les occupants de Zuccotti Park.

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e caméraman est penché sur les toilettes. La caméra s’approche de la lunette. Derrière, une voix. Celle de la patronne de Panini & Co, qui explique qu’elle n’en peut plus d’Occupy Wall Street (OWS) et de ses manifestants indélogeables devant chez elle, qu’elle a encore dû réparer les chiottes de son café. “Et encore, je ne vous parle pas de l’odeur ni de ceux qui restent enfermés des heures pour se laver.” Un client intervient, furax. Il ne s’en prend pas à la patronne de l’établissement mais à l’équipe de télévision. “Ces mecs dorment depuis des semaines dans des sacs de couchage, dehors dans le froid et vous allez faire un reportage sur les problèmes de toilettes ? Come on!” Les questions sanitaires sont au cœur d’une bataille de com entre les manifestants d’OWS et la mairie de New York. Le jeudi

13 octobre, un petit mot photocopié circulait parmi ceux qui passaient à Zuccotti Square. La police avait annoncé qu’elle viendrait nettoyer le square le lendemain à 7 heures. “Attention, disait le petit mot, c’est l’excuse qu’ils ont utilisée en Espagne et ils se sont faits déloger pour toujours.” Depuis plusieurs semaines, le maire de New York, Michael Bloomberg, s’émeut publiquement des conditions sanitaires du parc. “Ils sont d’une mauvaise foi incroyable”, s’indigne Mark Bray, 29 ans, un des porte-parole du mouvement, à propos du maire, de la police de New York et de Brookfield Properties, la société immobilière propriétaire du square. “On a demandé à pouvoir faire installer une décharge pour nos poubelles, on a demandé à avoir des toilettes portables, et tout ça nous a été refusé.”

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Guillemette Faure

le maire Michael Bloomberg s’émeut publiquement des conditions sanitaires du parc

Le vendredi 14 octobre à 7 heures du matin, face aux milliers de supporters ralliés pour attendre la police, Brookfield Properties et la police se sont finalement rétractés : le grand nettoyage attendra. Une fille passe, un gros sac sur l’épaule : “Vous savez où il y a une laverie automatique dans le quartier ?” Sur le côté nord de Zuccotti Park, bien en vue, un extraordinaire bouquet de balais, brosses, raclettes et serpillières, têtes vers le ciel. Pas loin, des bacs de tri sélectif. Une pancarte “Gardez les lieux propres” a été plantée dans les plates-bandes. Face à une caméra, un “occupant” astique avec énergie une bâche destinée à faire tapis de sol. Démonstration de propreté pour tous ceux qui voudraient utiliser le prétexte sanitaire pour les faire décamper. Attroupement soudain. Voilà Russell Simmons. Sur Twitter, le businessman du hip-hop a déjà proposé de payer le nettoyage du square. “Dès qu’il y a des tatouages et des piercings, certains pensent que l’endroit est sale”, regrette Mark Bray. Lui, cheveu court et chemise propre, n’est pas concerné au premier chef. D’ailleurs, cet étudiant de troisième cycle ne dort pas sur place en plein air, mais chez lui. “Il vaut mieux être frais pour parler à la presse.” Il trébuche en discutant. “Sorry!” Il n’avait pas vu le dormeur à ses pieds, sous

une couverture de survie et qui écarquille maintenant des yeux de zombie. “Nous sommes les 99 %” dit le slogan d’OWS. Mais le visage des occupants des sacs de couchage de Zuccotti Square ne ressemble pas à celui de l’Amérique. Contrairement aux manifs contre la guerre en Irak, à celles contre la tenue de la convention du Parti républicain en 2004, OWS n’a pas encore réussi à déplacer les foules par centaines de milliers. Le sociologue de gauche Todd Gitlin s’était plaint dans une interview de voir OWS illustré dans les médias par des hippies en dreadlocks incapables d’articuler les demandes du mouvement. C’est tout le problème des journalistes et des politiques face aux indignés américains : faut-il les traiter pour ce qu’ils sont ? Plusieurs dizaines de jeunes qui dorment dehors dans des odeurs d’encens ? Ou faut-il considérer que plutôt que le nombre d’occupants, la force du mouvement tient à son écho mainstream ? De Barack Obama à Eliot Spitzer, considéré comme le flic de Wall Street à l’époque où il était le procureur de New York, l’establishment politique démocrate dit comprendre le mouvement. “Alors c’est une coffee party ?”, blague un passant. Manière de dire que c’est le même terreau –  la révolte des petites gens – qui, dans le camp républicain, a favorisé l’émergence du très populiste Tea Party (aujourd’hui deux fois moins populaire qu’OWS). C’est sans doute ce qui explique que les journalistes se pressent autour de la poignée de manifestants qui portent des chemises repassées ou des lunettes en écaille. “J’ai un boulot à plein temps et je paie des impôts”, précise la pancarte de Michelle Brotherton, 36 ans (on a entendu des “Get a job!” – “Trouvezvous un boulot !” – de passants aux manifestants), encerclée de reporters. Un homme passe avec une pancarte faite à la hâte, “Chers occupants, merci pour ce que vous faites”. Un sondage de Quinnipiac indique que 67 % des électeurs new-yorkais approuvent l’action d’OWS. Près des trois quarts des habitants de la ville disent comprendre “bien” ou “très bien” les idées des occupants. “Désolé, Michael Bloomberg, mais notre taux d’approbation est plus élevé que le tien”, raille l’équipe d’OWS sur Twitter. Et sur une autre pancarte : “Bloomberg, tu nettoies les parcs, nous on nettoie Wall Street.” Guillemette Faure 26.10.2011 les inrockuptibles 165

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Renaud Monfourny

mémoire vive Cofondatrice du webmail Caramail et de nombreuses start-up, Orianne Garcia se souvient dans un livre autobiographique des balbutiements du web en France.



la fin des années 1990, alors que levées de fonds, business angels et capital-risque étaient des mots-clés, l’internet français était en pleine ébullition. Parmi ses fleurons, on trouvait Caramail, le premier webmail français, qu’avait cofondé Orianne Garcia. Dix ans et une bulle internet plus tard, Orianne Garcia a voulu raconter son histoire personnelle et celle, indissociable, des débuts du web hexagonal. Fille de profs, ancienne étudiante en lettres, Orianne Garcia n’était pas destinée à devenir chef d’entreprise dans l’informatique. C’est une rencontre avec les ingénieurs Alexandre Roos et Christophe Schaming qui l’a transformée en adepte du net dès sa première connexion en 1994. “A partir du moment où j’ai vu un

“j’ai toujours cru en l’internet communautaire, la possibilité pour les gens de prendre la parole”

premier site, très moche, très lent, on s’est dit que c’était révolutionnaire et que, dans quelque temps, tout le monde l’utiliserait. On a pensé qu’il fallait absolument qu’on fasse un truc”, explique-telle. Ce truc, ça sera Internet Plus en 1995, un fournisseur d’accès. Les garçons s’occupent de la technique, Orianne de la commercialisation : “A l’époque, je pensais que je n’étais pas crédible. Je n’avais tellement rien pour moi que je n’avais pas grand-chose à perdre. Autant capitaliser et faire de mes faiblesses des forces. Comme j’étais une fille, j’ai compris qu’on allait plus me remarquer. Je m’en suis servi, ça a marché.” Les débuts sont bricolés et incertains, mais à cette époque on ne perd pas de temps. Aussi, dans la foulée d’Internet Plus, le trio crée Lokace, le premier moteur de recherche francophone, puis en 1997, Caramail, imaginé sur le modèle de l’américain Hotmail. Là, tout va très vite : soixantedouze jours après son lancement, Caramail compte déjà 100 000 abonnés. En parallèle, commence

la chasse aux investisseurs. Mais en 1998, internet ne signifiait pas encore grand-chose pour les banquiers et le trio doit revendre Lokace pour financer Caramail. A l’été 1999, la machine commence à s’emballer : cette annéelà, les start-up françaises récoltent 2,2 milliards de francs auprès des capitalrisqueurs. Parmi les gros acteurs du net français de l’époque, on trouve l’annuaire de sites francophones Nomade et la plate-forme d’hébergement de pages personnelles Multimania. Le premier est racheté par Liberty Surf, le second est introduit en bourse. Racheté par le suédois Spray en janvier 2000, Caramail est valorisé à 600 millions de francs. “Quand on a vendu Caramail, c’était pour pouvoir le développer. On était très naïfs. On était jeunes. Se retrouver aux commandes de sommes considérables, presque du jour au lendemain, c’était un peu irréel”, se rappelle Orianne Garcia. Transformée par les médias en pasionaria des nouvelles technologies,

Orianne Garcia est partout, jusqu’à l’Elysée. Avec Anne-Sophie Pastel, fondatrice d’Aufeminin et Chine Lanzmann, alors présidente du portail Newsfam, elle devient une des figures de proue du web hexagonal, à la fois exemple d’une réussite entrepreneuriale féminine et argument promotionnel pour internet. “La période de folie a duré entre trois et six mois. Je n’en ai pas la nostalgie parce qu’on – et le marché internet en général – pressentait quand même que tout était un peu exagéré et qu’on allait connaître un retour de bâton.” En effet, la bulle éclate en mars 2000. Le portail américain Lycos rachète Spray (et donc Caramail), puis Multimania, mais la greffe ne prend pas. Malgré la fidélité des internautes français à Caramail (30 millions en 2003), Alexandre et Christophe partent en 2003, suivis par Orianne en 2004. Caramail, après un long et considérable déclin, est racheté par l’Allemand GMX en 2009. Aujourd’hui, alors que ses deux ex-partenaires ont misé gagnant en devenant actionnaires de Winamax, Orianne Garcia a suivi son mari en Chine et étudie le marché local, avec un nouveau projet en tête. Sa vision d’internet reste optimiste : “J’ai toujours cru en l’internet communautaire, la possibilité pour les gens de prendre la parole, d’exercer un certain pouvoir. J’ai envie de penser que l’internet de demain tirera les gens plutôt vers le haut. C’est peut-être très idéaliste. C’est un internet qui va nous obliger à être intelligent, parce qu’il va falloir exercer notre esprit critique, apprendre aux enfants à ne pas prendre les informations pour argent comptant. Ce sont de gros enjeux mais c’est intéressant parce que ce sont des enjeux humains, sociologiques.” Anne-Claire Norot Comment je suis devenue millionnaire grâce au net… sans rien y comprendre, Albin Michel, 206 pages, 15 €

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émissions du 26 octobre au 1er novembre

Halte à la corruption ! Soirée documentaire. Mardi 1er novembre, 20 h 40, Arte Nathalie Guyon

François Rollin et Cyrille de Lasteyrie

prof zinzin Le professeur Rollin aux manettes d’une émission en direct inspirée de feu Le Grand Mezze.

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rançois Rollin est un ex-futur jeune cadre qui a mal tourné. Diplômé de l’Essec, il entre au journal Le Monde. Première entorse à un parcours de businessman bon teint. A la fin des années 80, il surgit dans la série Palace de Jean-Michel Ribes, en trublion pincesans-rire, débitant sur un ton sentencieux des âneries élaborées, d’où son surnom de professeur Rollin. Il continue, à la télé, à la radio ou sur scène à édicter des lois absurdes, à analyser des concepts fumeux sur un ton pseudo-logique, à prendre au pied de la lettre des expressions populaires avec un sérieux papal. Il a eu l’idée de décliner sur France 5 le principe du spectacle Le Grand Mezze dont il fut une des chevilles ouvrières avec Edouard Baer au Théâtre du Rond-Point, de 2002 à 2004 ; son principe, tout aussi foutraque que les émissions de Baer sur Canal+, était de laisser la porte ouverte aux interventions les plus intempestives et imprévues. Dans Le Grand Webze sur France 5, les candidats seront recrutés sur le web, en fonction de leur degré de “bonne folie”, comme le dit le coprésentateur de l’émission, Cyril de Lasteyrie, blogger connu. Principe risqué, car, outre l’incertitude que représente ce nouveau venu, l’émission se déroulera en direct, certes à 23 h 30, ce qui limitera l’impact d’un éventuel dérapage. On reste néanmoins très curieux et attentif. Ne serait-ce que pour voir comment le professeur Rollin, qui en a connu d’autres, se sort de ce nouveau pari. Vincent Ostria

La lutte sans fin contre la corruption dans l’Union européenne. Première étape : 20 h 40, dans Les Millions perdus de l’Europe, Pierre-Emmanuel Luneau-Dorignac et Olivier Toscer partent à la recherche des profiteurs des subventions détournées. Des escrocs de l’agroalimentaire produisant du beurre frelaté aux familles de la mafia calabraise qui font leur beurre sur le dos des entreprises du BTP, ils dressent le constat pessimiste d’une défaillance de la vigilance de l’Union. On suit ensuite dans Le Club des incorruptibles des membres du Network, un réseau international de magistrats créé à l’initiative d’Eva Joly (photo) en 2005. L’ancienne juge d’instruction et candidate d’EELV sert de fil rouge à ce documentaire qui vaut surtout pour les témoignages de ces magistrats, souvent isolés dans leur pays, impressionnants par leur détermination sans faille à faire respecter une “loi égale pour tous”. S. D.

Le Grand Webze Emission présentée par François Rollin et Cyrille De Lasteyrie. A partir du 28 octobre, 23 h 30, France 5 168 les inrockuptibles 26.10.2011

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Minuit sont plus belles que vos jours Emission culturelle présentée par Philippe Lefait. Mercredi 26 octobre, France 2, O h.

fièvre acheteuse

La révolution (féminine) d’un grand magasin au milieu du XIXe siècle. psyché féminine. L’aliénation des femmes a saga des grands magasins, par la marchandise compensait sans doute notamment du Bon Marché, une sexualité inassouvie. Aliénation mais le premier du genre, créé à Paris en même temps libération puisque, en 1852 par Aristide Boucicaut, d’après les historiens interrogés, si dont Emile Zola s’inspira très précisément Boucicaut a asservi la femme en faisant pour son roman Au bonheur des dames. d’elle une consommatrice compulsive, Assez ordinaire dans sa forme, ce il lui a aussi permis de sortir de chez elle, docufiction mêle des scènes interprétées d’obtenir une autonomie qu’elle n’avait par des comédiens, des documents et jamais eue. Pour y parvenir, il a pensé des interventions d’historiens. Il montre à tout… Il a inventé le commerce moderne à quel point l’invention de Boucicaut ouvre de A à Z. V. O. des perspectives inouïes sur le statut de la femme et son évolution au XIXe siècle. Au bonheur des dames, l’invention du grand On réalise que les grands magasins magasin Docufiction de Christine Le Goff et comblaient un manque immense dans la Sally Aitken. Samedi 29 octobre, 20 h 40, Arte

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Vingt ans de curiosité noctambule. Les Mots de minuit fête ses vingt ans avec un rendezvous de plus de trois heures. A la Gaîté Lyrique, Philippe Lefait reçoit créateurs et auteurs. Entretiens et concerts alternent avec des moments forts du magazine. Du Cercle de minuit créé en 1992 par Michel Field aux Mots de minuit, six animateurs se sont succédé à cette case horaire tardive, dans un dispositif intimiste privilégiant l’art de la conversation plutôt que les clashs. Cette nuit permettra de (re)découvrir une émission éclectique, peuplée de personnages parfois lunaires, comme l’irrésistible Brigitte Fontaine. Sandrine Ducros

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film

livre La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit de Julian Jaynes Ce livre développe la thèse selon laquelle la conscience humaine serait le fruit d’un état hallucinatoire prolongé. Polisse de Maïwenn Portrait d’une France les nerfs à vif dans un style accrocheur et éruptif.

Justice Audio, Video, Disco Le duo electro s’offre une deuxième vie avec un nouvel album barjo, pop et unique.

expo Marilyn Monroe par elle-même et par Norman Mailer Alors que sort le roman de Mailer consacré à l’icône, on redécouvre sa “confession” à Ben Hecht.

l’exposition permanente d’une faille tectonique au musée de Nojima, sur l’île d’Awaji au Japon J’imagine ce lieu comme le dernier musée : quand il n’y a plus de récits, plus d’objets à ériger, plus de relations à tisser, l’exposition de la Terre elle-même et de ses mouvements violents de constitution comme seul objet du regard. recueilli par Claire Moulène

Hors Satan de Bruno Dumont  L’agnostique Dumont suit les pas des chrétiens Dreyer ou Bresson. Un cinéma qui cherche toujours et trouve souvent. Passionnant.

Crazy Horse de Frederick Wiseman Le célèbre cabaret rigoureusement décortiqué dans un documentaire.

Fabien Giraud Après avoir présenté, dans le cadre de la Fiac, un film coréalisé avec Raphaël Siboni, l’artiste prépare une exposition, Du mort qui saisit le vif (La Maison du dehors), du 28 novembre au 3 décembre à Rosacape, Paris IXe

Jonathan Wilson Gentle Spirit Un hommage au folk-rock US des années 60.

Œuvres complètes (tomes 1 et 2) de Marguerite Duras De 1943 à 1973, les textes d’un des plus grands écrivains du XXe siècle. The Artist de Michel Hazanavicius Entre comédie et mélodrame, un pastiche à la fois très enlevé et délicat du cinéma hollywoodien des années 20.

Courtesy de l’artiste et galerie Loevenbruck

La Région centrale de Michael Snow Car ce film montre à jamais ce qu’aurait pu être un cinéma sans théâtre.

Camille Ilo Veyou Un quatrième album vibrant et vivant dans lequel Camille confirme ses qualités de chanteuse et de compositrice.

Feist Metals La forte tête sort de sa retraite avec un album sauvage, baba et magnifique.

Le Journal de David Holzman de Jim McBride. Le faux journal d’un jeune intello new-yorkais. Le Rôdeur de Joseph Losey. Brillant thriller sexuel avec flic psychopathe. L’Amérique en guerre coffret 6 DVD. Le cinéma de propagande américain dans tous ses états.

Dahlia d’Hitonari Tsuji Un étranger sème le trouble dans une famille. Un roman fantastique et mystique qui hybride Pasolini et Poltergeist. Dérangeant.

Le Rabaissement de Philip Roth Le désir comme jeu de dupes dans l’un des plus subtils romans de Roth.

Journal d’un journal de Mathieu Sapin Drôle de reportage sur la rédaction de Libération.

Tu mourras moins bête (tome 1) – La science, c’est pas du cinéma ! de Marion Montaigne Aussi tordant que documenté.

Cité 14 (saison 2, tome 1) de Gabus et Reutimann Retour décapant de la série feuilletonesque.

L’Augmentation ; Débrayage mise en scène Anne-Laure Liegeois Théâtre du Rond-Point, Paris Suite directe à l’hilarante Augmentation de Georges Perec, dans un décor parcouru en tous sens par les mêmes comédiens, plus un troisième larron, voici venue l’heure du chômage de masse dans Débrayage de Rémi de Vos.

Ceci est mon père mise en scène Ilay den Boer Théâtre des Célestins, Lyon Entre le père, néerlandais et protestant, et le fils, israélien, avis et interprétations divergent en direct sur le plateau, jouant des à-coups de la mémoire. Bluffant.

Diane Arbus Jeu de paume, Paris La photographe attitrée des freaks n’en finit pas de fasciner.

Ryan Trecartin et Lizzie Fitch Musée d’Art moderne de la Ville de Paris Stars aux USA, ces deux artistes, issus de la génération YouTube, arrivent à Paris avec une expo qui balaie tout sur son passage.

Topographies de la guerre Bal, Paris En marge de son Encyclopédie des guerres, Jouannais expose un atlas de la guerre sans guerre.

Forza Motosport 4 sur Xbox 360 Quatrième volet d’un jeu de course pas ordinaire.

Dead Island sur PS3, Xbox 360 et PC Un jeu de zombies dans lequel on meurt de plaisir.

El Shaddai sur PS3 et Xbox 360 D’une ambition artistique démentielle, un jeu qui laisse aussi admiratif qu’incrédule.

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