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No.790 du 19 au 25 janvier 2011

au nouve

2.50€

coucou je suis François Hollande

traqué par Gbagbo

Tunisie le rap et les blogs

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de la révolution

Allemagne 3,40 € - Belgique 2,90 € - Canada 5,20 CAD - DOM/A 3,90 € - Espagne 3 € - Grèce 3,30 € - Italie 3,30 € - Liban 8500 LBP - Luxembourg 2,90 € - Maurice Ile 5,50 € - Portugal 3,30 € - Suède 40 SEK - Suisse 5 CHF - TOM 700 CFP

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j’ai fait de la radio avec

Karin Viard evant l’entrée F de la Maison de la Radio, une quinquagénaire grogne : “Encore un tournage !” Dans les couloirs du premier étage, des flight cases alignés, une cantine et des bureaux improvisés. Karin Viard tourne ici quelques scènes d’On Air, un drame qui sera sur les écrans au second semestre 2011. Annoncée à l’affiche des nouveaux Dany Boon (Rien à déclarer, 26 janvier) et Cédric Klapisch (Ma part du gâteau, 16 mars), l’actrice tient cette fois le rôle d’une animatrice de libre antenne. On pense à Macha Béranger. Trente années fidèle au poste, avec froissements d’étoffe et cliquetis de bijoux pour rythmer ses “dialogues intimes”, ça marque. Macha aura accueilli plus de cent mille auditeurs, à ce qu’on dit. Et grillé combien de clopes ? Il est désormais interdit de fumer. Aussi, comme durant une scène la chanteuse Dani doit allumer une cigarette, une équipe de pompiers attend pas loin. Pour l’heure, la dame papote avec Karin dans une salle de répétition de l’orchestre philharmonique de Radio France, convertie en loge pour cinq nuits. Une maquilleuse s’active, ça traîne gentiment quand le réalisateur Pierre Pinaud, César du court métrage 2009 pour Les Miettes, vient rappeler qu’on n’est pas exactement à l’heure. Coupe en vagues, robe cintrée, Karin Viard a de l’allure. Stéphanie Carreras, productrice du film, me présente : le gars qui doit l’initier aux fondamentaux de la radio. Viard me scanne, aimable ce qu’il faut (“Ravie. Vous restez un moment ?”), lorsqu’un mouvement précipité nous pousse vers le studio 117, vaste bocal à l’ancienne, cinq mètres sous plafond, dans lequel Radio France enregistrait autrefois ses dramatiques. Karin Viard, casque sur les oreilles, est déjà tout à son rôle.

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“ce bouton-là, c’est quoi ? Et celui-là ? Quand on veut couper un auditeur, on fait quoi ?”

On s’entraîne à prendre l’antenne, la rendre, etc. Elle écoute, ultraconcentrée, puis questionne en rafale. “Ce bouton-là, c’est quoi ? Et celui-là ? Quand on veut couper un auditeur, on fait quoi ?” Un index sur la gorge et geste de boucher. Elle, stricte : “Mon personnage ne ferait pas cela.” Clair. Du genre à se peindre les lèvres avant la prise d’antenne, plutôt. Un index levé qui tourne façon hélico ? L’actrice s’approprie le geste, le teste plusieurs fois en disant un fragment de son texte. “Là, tu te tiens trop loin du micro pour une émission de nuit…” Ses yeux au laser pour réponse. “Pour créer une intimité, tu choisiras plutôt de parler bas et près de la bonnette.” De couleur rouge. Comme ses lèvres. Pierre Pinaud objecte : “Ça va créer des ombres.” Elle, autoritaire : “Mais le type vient de dire…” Un inconnu pénètre sur le plateau, avenant. Viard le fusille aussitôt : “Alors comme ça on entre ici en gardant son chapeau ? Ses gants, son écharpe, tout ça, mmh ? C’est qu’il a peur du froid, peut-être ?” Elle s’esclaffe. Autour, l’équipe ricane tandis que le type s’éloigne, penaud. Un instant plus tard, clope éteinte, Dani patiente dans un coin de la régie. D’ici, la vue permet d’observer Karin qui, script sous les yeux, dit une dernière fois sa scène. Le réal propose une répétition. Elle se place dos à la caméra, applique à nouveau son rouge à lèvres, pivote et s’approche du micro d’un bond. “Bonsoir à tous…” Sensuelle, ultrapro. “Et tout de suite un premier invité, une auditrice qui nous appelle de…” On se décide pour une première prise. A la productrice, je souffle : “Pivoter pour ensuite prendre le micro, vous êtes sûre ? Une fois à l’antenne, c’est pas possible…” Un type m’invite à la boucler. “Ça tourne !” David Brun-Lambert Actuellement sur scène dans L’Amour, la Mort, les Fringues, au Théâtre Marigny (Paris VIIIe), jusqu’au 30 juin

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No.790 du 19 au 25 janvier 2011 couverture photomontage Jean-Pierre Muller/AFP, Horacio Villalobos/Corbis

05 quoi encore ? Karin Viard

10 on discute courrier + édito de Serge Kaganski

12 sept jours chrono le paperblog de la rédaction la révolution racontée par un romancier tunisien ; la mafia de Leïla Ben Ali ; le rap contestataire sur les barricades

22 la courbe

Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P

16 événement Tunisie

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ça va, ça vient. Le billet dur

24 nouvelle tête Ivan Argote

26 parts de marché Le Monde et Libé changent de direction

28 à la loupe 30 la surprise Hollande François Hollande est-il juste à la mode ou en train de s’imposer comme l’un des candidats à la victoire en 2012 ? Entretien

Guillaume Binet/M.Y.O.P

Ben L’Oncle Soul est trop cuit

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39 pas de vacances pour M. Hulot l’animateur d’Ushuaïa presque candidat

41 que le meilleur perde les politiques en quête de défaites

43 presse citron revue d’info acide

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44 contre-attaque petits arrangements entre ennemis

46 débats d’idées du cerveau plein les doigts lettre ouverte à Laurent Gbagbo par le journaliste ivoirien Venance Konan : “Quand tu perds, tu te casses”

54 l’école sparadrap quand le budget de l’Education diminue, c’est le règne de la débrouille

Rebecca Blackwell/AP/Sipa

48 je vous écris de Côte d’Ivoire

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58 pas de repos pour Hitchcock rétrospectives, biographies, pièce de théâtre : on a toujours quelque chose à dire sur Hitchcock

68 Kurt Vonnegut le désespéré 72 Zdar mania il a produit le dernier Phoenix, The Rapture et Two Door Cinema Club. Rencontre

Pierre Le Bruchec

portrait d’un héros goguenard de la contre-culture américaine

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76 Au-delà de Clint Eastwood

78 sorties I Wish I Knew, Propriété interdite, Traduire, Le Canardeur…

82 livre tout Eustache dans un dictionnaire

83 dvd Le Banni d’Howard Hughes

84 Gray Matter + Golden Sun, le retour

86 Captain Beefheart le cadavre exquis bouge encore

88 mur du son Ron Sexsmith, Nuits de l’alligator…

89 chroniques Tradi-Mods vs Rockers, Young Michelin, Badly Drawn Boy, Christine Salem…

96 morceaux choisis Serge Gainsbourg…

97 concerts + aftershow Revolver

98 les superhéros font le sexe le roman le plus original de la rentrée

100 chroniques romans/essais Richard Grossman, Douglas Coupland...

102 tendance Jardin, PPDA : histoires de biographes

104 agenda les rendez-vous littéraires

105 bd la poésie unique de Ludovic Debeurme

106 festival Artdanthé + Valère Novarina + Dan Jemmett

108 Matti Braun + les décrasheurs de voitures

110 Isabella Blow vie et mort d’une légende

112 la mémoire artificielle Gordon Bell numérise sa vie entière

114 la téléréalité face aux juges rencontre avec l’avocat Jérémie Assous

115 quarante ans de rock Missolz filme les stars et les autres

116 séries Rubicon, les espions qu’on aime

118 télévision Wallraff, les exclus dans la peau

120 devenez “slacktivist” le militantisme en un clic, trop cool

121 la revue du web décryptage

122 best-of le meilleur des dernières semaines

les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34 rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, Arnaud Aubron, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne chefs d’édition Sophie Ciaccafava, Elisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Guillemette Faure, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot collaborateurs P. Azoury, E. Barnett, S. Beaujean, A. Belkhodja, T. Blondeau, M.-A. Burnier, D. Brun-Lambert, B. Catanese ,C. Cohen, A. Compain-Tissier, G. Danel, A. Dreyfus, M. Despratx, A. Dubois, P. Dupont, J. Goldberg, E. Higuinen, O. Joyard, B. Juffin, V. Konan, S. Lagoutte, C. Larrède, P. Le Bruchec, T. Legrand, H. Le Tanneur, G. de Margerie, L. Mercadet, B. Mialot, B. Montour, P. Noisette, V. Ostria, O. Père, M. Philibert, E. Philippe, A. Ropert, L. Skorecki, R. Titeux lesinrocks.com rédacteur en chef Arnaud Aubron directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Camille Polloni, Thomas Burgel (musique) éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem cqfd.com responsable Ondine Benetier animation Abigail Ainouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Naïri Sarkis, Caroline de Greef, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Amélie Modenese conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Camille Roy publicité publicité culturelle, directeur Olivier Borderie (livres, arts/scènes) tél. 01 42 44 18 12, assisté d’Arthur Bellot tél. 01 42 44 18 13 Cécile Revenu (musiques) tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17 coordinatrice Dorothée Malinvaud tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 16 67 publicité commerciale, directrice Sarah Roberty tél. 01 42 44 19 98 directeur de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 chef de publicité Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web, directeur de clientèle Nicolas Zeitoun tél. 01 42 44 16 69 coordinatrice Margaux Monthieu tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 marketing, promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/relations publiques Elisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement DIP les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19, infos au 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement france 46 numéros : 98 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Valérie Imbert fabrication chef de fabrication Virgile Dalier impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 211 058,91 € 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général Matthieu Pigasse directeurs généraux adjoints Stéphane Laugier, François Rossignol attachée de direction Charlotte Brochard directeur administratif et financier Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2011 directeur de la publication Matthieu Pigasse © les inrockuptibles 2011 tous droits de reproduction réservés Ce numéro comporte un encart abonnement de 4 pages dans l’édition belge et suisse de l’édition kiosque

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l’édito

un parfum entêtant La “révolution de jasmin” est un séisme politique majeur et le 14 janvier 2011 restera peut-être dans l’histoire comme le 14 juillet 1789 de la Tunisie – et du monde arabe. Ce qui étreint en tout premier lieu, c’est l’exaltation produite par le courage et la victoire du peuple tunisien. L’accélération de l’info ne nous enlèvera pas ce ressenti primordial devant une population qui a réussi à déboulonner le dirigeant qui l’opprimait. Passée l’émotion, vient le questionnement. La fin du règne de Ben Ali entraînera-t-elle aussi la fin de son système ? Le gouvernement de transition réussira-t-il à remettre le pays en marche ? Verra-t-on la tenue d’élections réellement démocratiques avec des forces d’opposition structurées ? Les grandes puissances se garderont-elles d’intervenir, y compris dans le secret des coulisses ? En attendant d’y voir plus clair, le parfum entêtant du jasmin s’est vite répandu dans tout le Moyen-Orient. La révolte tunisienne prouve qu’il n’y a aucune fatalité à ce que les peuples arabes ploient sous le joug de gouvernements corrompus et dictatoriaux (avec parfois le soutien de l’Occident) et que la démocratie demeure une idée universellement désirable pour peu qu’elle ne soit pas imposée de l’extérieur par une puissance impériale. Les chancelleries arabes l’ont bien compris : elles serrent les fesses, commentent prudemment, à l’exception du toujours original Kadhafi qui se demande pourquoi les Tunisiens ont congédié leur président. Les populations ont reçu le message 5 sur 5, manifestant d’Aman à Saana, d’Alger à Khartoum, tandis que dans la plupart des médias arabes, les vannes du débat sur la nature des régimes sont ouvertes. Ce vent de révolte et de libération de la parole dans des pays verrouillés est une magnifique nouvelle, malgré le risque que des courants islamistes tirent profit de la situation. Enfin, ce jasmin d’hiver parfume aussi nos démocraties. Même si les situations ne sont pas comparables, un paradigme demeure : une classe dirigeante ne peut pas impunément flouer les populations. On ne sait ce que la déflagration tunisienne inspire à Sarkozy vu la platitude de ses réactions, mais nul doute qu’elle regonfle d’espoir et d’énergie une bonne partie de ses concitoyens, héritiers de 1789.

Serge Kaganski

Sacrée idée que de consacrer un film à l’irrésistible ascension politique de Nicolas Sarkozy ! (…) Beaucoup l’ont qualifié d’“animal politique” qui crevait l’écran. Cette impression se confirma par la suite, puisque ses prestations télévisuelles poussèrent à le comparer à... Louis de Funès. Jean-François Hagneré porno, la révolte d’une lectrice

le site qui valait 50 milliards

Je suis une lectrice abonnée et assidue de votre magazine, qui m’enchante habituellement. Par affection et honnêteté vis-à-vis de vous, je me devais d’exprimer ma colère et mon agacement après votre article “La révolte d’une hardeuse”. Que trouve-t-on dans cet entretien (…) ? Que l’industrie du porno est pourrie jusqu’à la racine, que les actrices porno sont des créatures nécessairement malheureuses et dépressives (…) En somme, il s’agirait de lutter contre cet épouvantable entreprise, comme le laisse entendre l’encadré qui conclut (…) votre papier : AntiPornMenProject. Un site pour se désintoxiquer du porno. Certes, les conditions de travail des acteurs et actrices porno sont épouvantables dans leur grosse majorité. Mais cela autorise-t-il à faire des généralités et des raccourcis outranciers (…) ? De mauvaises pratiques dans les tournages de X remettent-elles en question l’objet pornographique en soi ? Je suis offusquée par l’ambivalence couarde et malhonnête de votre article (…).

Jackpot, Mark. Ton site Facebook est aujourd’hui estimé à 50 milliards de dollars. Boeing, Yahoo ou encore Time Warner peuvent aller se rhabiller. (…) On peut se demander comment une société non cotée, dont on ne peut connaître en principe la valeur réelle, soit estimée autant qu’une entreprise comme Danone. Eh bien on dit merci. (…) Merci la Goldman Sachs. Merci la Digital Sky Technologies. Ces entreprises ont injecté 500 millions de dollars dans Facebook. (…) C’est vrai, ça fait beaucoup pour un site qui ne gagne de l’argent que depuis 2009. Mais attendez, Mark, il le mérite, son fric. Il vend nos identités à des annonceurs, et nous, on signe. Rendez-vous compte : ce réseau social compte plus de 600 millions d’utilisateurs, soit un dixième de la planète. Ça en fait de l’espace pub. Le pire, c’est qu’on en redemande. (…) Personne ne peut s’en passer. Il est fort ce mec. Mark Zuckerberg plus jeune milliardaire de la planète, homme de l’année 2010, héros d’un film. A quand Mark Zuckerberg élu roi du voyeurisme de masse ?

Tiphaine Besnard

Julie Caron

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7 jours chrono le paperblog de la rédaction mon ami Ben Ah, ce voyage (oublié) de Sarkozy et Laurence

le mot

Francis le Gaucher

Khalil Mazraawi/AFP

[indignation]

Parisot à Tunis au printemps 2008 ! “La France retrace son avenir et nous sommes avec vous”, s’exclamait notre président. Quant aux droits de l’homme : “Des polémiques qui m’importent bien peu.” La polémique a fini par importer grave à Ben Ali, au point qu’elle l’a même exporté. et maintenant, la Jordanie ? Le 14, manifs à Amman et dans plusieurs villes. Le 16, sit-in devant le Parlement à l’appel des syndicats et des Frères musulmans. Le problème : le prix du pain et de l’essence. Les manifestants ne veulent pas la peau du roi Abdallah II mais celle du Premier ministre, Samir Al Rifai. Autre différence avec la Tunisie : la police ne tire pas sur les gens.

Indignation : telle est cet hiver la première des vertus, ce que nous devons bien sûr à l’opuscule de Stéphane Hessel, Indignezvous ! (éd. Indigène, 32 pages). Quelle que soit la qualité du conseil, à voir son immense succès, on n’a pas l’impression que la France manque d’indignation et d’indignés. Ajoutons qu’à haute dose, l’indignation fatigue. Yves Montand en son temps avouait : “Moi-même, qui suis indigné presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je sais ce qu’il en coûte, c’est épuisant.” Autre problème : encore faut-il savoir qui s’indigne et de quoi. Un fasciste ou un intégriste s’indigne beaucoup plus souvent que le démocrate moyen et les staliniens tranchaient de tout en s’exclamant : “Ah, les s alauds !” En soi, une belle indignation ne prouve rien.

des allocs de rêve Méhaignerie, vice-président de l’UMP, trouve les allocs chômage trop élevées en France : “Cela n’existe dans aucun autre pays.” C’est faux, corrige Le Monde : l’allocation “varie de 57 % à 75 % du salaire brut, contre 90 % au Danemark, 70 à 80 % en Suisse ou encore 70 à 75 % aux Pays-Bas”. Monkeys business Encore une belle promesse pour 2011 : deux ans après Humbug, les Arctic Monkeys sont au travail sur leur quatrième album. A cette occasion, ils retrouvent le producteur James Ford (Simian, Klaxons, Florence And The Machine). l’Hadopi monte d’un cran Entassés dans une salle sans fenêtre, les journalistes ont répondu présents pour la conf de presse de l’Hadopi. On apprend que fin 2010, “un peu moins de 70 000 mails de recommandation” ont été envoyés aux internautes et qu’“il devrait y en avoir 10 000 par jour à la fin du premier semestre”. Surtout, l’Hadopi a annoncé attaquer la deuxième phase de la riposte graduée, la phase pénale : l’envoi, en cas de récidive, du deuxième mail accompagné d’une lettre recommandée.

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un manga Capital

l’image le prix du cheval de Troie est attribué à…

Les Golden Globes consacrent le mélange des genres entre cinéma et séries.

Olivier Assayas, Edgar Ramirez et Daniel Leconte, producteur de Carlos

Valérie Macon/AFP

Tabac au Japon, Le Capital en manga débarque en France. On y suit les aventures de Daniel, puissant investisseur ; de Robin, jeune classe moyenne qui crée sa fromagerie industrielle ; et de Karl, un de ses employés qui se rebelle contre l’exploitation. Marx et Engels apparaissent pour expliquer les mécanismes du capitalisme. Pas inutile pour ceux qui n’ont pas le courage de s’attaquer aux 3 000 pages de l’original. Bonus pour les lecteurs français, la préface d’Olivier Besancenot. Dr. House get the blues Hugh Laurie, alias Dr. House, est un praticien vraiment généraliste : après avoir écrit un best-seller (Tout est sous contrôle), il sort mi-avril un album titré Let Them Talk. On l’a écouté en avant-première, et c’est de la bonne médecine : produit par l’élégant Joe Henry, du rhythm’n’blues à l’ancienne, sous haute influence Nouvelle-Orléans. rock not dead (quoique…) En discutant avec des directeurs artistiques et des patrons de labels anglais, on entend partout le même discours : dénicher au plus vite le prochain groupe à guitares. Celui qui, tel les Strokes ou Nirvana en leur temps, sauvera une industrie patraque. Depuis que les radios anglaises, BBC One en tête, ont décidé de ne plus le programmer, au bénéfice du r’n’b et du hip-hop calibré, le rock morfle. Dans le top 100 des ventes britanniques 2010, on ne trouve que trois titres rock, signés Florence And The Machine, Soul Sister et… Journey, vétérans réhabilités par une téléréalité. Mais la révolte est en marche : en 2011, on attend beaucoup de Mona, Vaccines (photo), Brother ou Morning Parade.

En choisissant à partir des années 1960 d’adjoindre les fictions télé dans une cérémonie de prix récompensant depuis son origine les films de cinéma, les Golden Globes ont été visionnaires. Et si, longtemps, la partie télé de la soirée tenait lieu de hors-d’œuvre à celle dévolue aux prestigieuses stars de cinéma, les frontières sont désormais bien brouillées. Le grand triomphateur de la soirée, The Social Network, est avant tout l’œuvre d’un géant de la télévision, le scénariste Aaron Sorkin (GG du meilleur scénario). L’homme qui a traduit l’univers du créateur de West Wing en film hollywoodien, David Fincher, a lui aussi décroché un Golden Globe (meilleur réalisateur – The Social Network obtenant aussi celui du meilleur film pour un drame). Et face à la sophistication des séries modernes, c’est plutôt un pur produit de cinéma comme The Kids Are Allright (meilleur film et meilleure actrice – Annette Bening – de comédie), fleuron de l’esthétique Sundance, qui paraît bien étriqué et d’une grande platitude esthétique. Autre cheval de Troie d’une industrie dans une autre : Carlos d’Olivier Assayas, ou comment le cinéma d’auteur français partant à l’assaut des infrastructures télé peut rafler un Golden Globe (meilleure minisérie) à la barbe de Spielberg (pour Band of Brothers). Parmi la longue liste des lauréats, on signalera les victoires de la jubilatoire série Glee (3 GG), celle de Boardwalk Empire (la série de Scorsese sur la prohibition), de Christian Bale meilleur second rôle pour The Fighter, et enfin, ravissante, spontanée et drôle, de Natalie Portman, meilleure actrice dramatique pour Black Swan. 19.01.2011 les inrockuptibles 13

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le sexe du cygne Le nouveau Brian De Palma est excellent mais signé Darren Aronofsky. Sorte de version féminine de The Wrestler où le milieu des ballets remplace celui des catcheurs, Black Swan raconte les fantasmes d’une jeune femme à la sexualité réprouvée. Une Natalie Portman de feu porte cette histoire de sexe, de danse et de combat qui flirte avec le gore et fait penser à Hitchcock, Polanski ou Dario Argento.

le moment utopie quoi encore ?

Les intervenants de la conférence TEDx ont tenté d’imaginer le futur. Heureusement, Bernard Werber n’était pas le seul invité.  Le réseau américain TEDx rassemble à ses prestigieuses conférences des idées “pour changer le monde”. Sa déclinaison locale et indépendante, TEDx Paris, se tenait samedi dans un Espace Cardin sold out. Après une première édition critiquée l’an dernier, chercheurs, philosophes et artistes se sont à nouveau succédé, autour d’un thème fourre-tout, “Futurs singuliers”. Pendant cinq heures, dans un beau fatras conceptuel, le storytelling scientifique y a côtoyé le reportage BD, le violon, le développement durable, le télétravail, un designer aveugle ou encore la chirurgie cardiaque chez l’enfant. L’écrivain Bernard Werber y a même fait sa pub, en prédisant l’avenir (pourquoi pas Marc Levy ou Paco Rabanne au programme l’an prochain ?). Pierre Rabhi, le “Gandhi de l’agroécologie” prêchant en sandales l’amour et la générosité, a été salué par une standing ovation. On retient surtout l’émouvant plaidoyer de Jean-François Noubel pour les monnaies citoyennes et libres, les objets communicants de Rafi Haladjian, les gender studies du cerveau de Catherine Vidal et la silhouette de Jacky Dupéty, un agriculteur moustachu du Lot, venu avec ses rameaux présenter l’agriculture “aggradante”. Les intervenants de TEDx dessinent en creux une certaine définition du talent à l’américaine : il inspire, à la virtuosité s’ajoute l’éloquence, le pouvoir d’évocation et l’entertainment. L’humoriste Nicolas Bedos a eu le mot de la fin, tançant vieux sages et jeunes cons, il a tempéré l’angélisme ambiant en crachant dans la soupe. Ça tombe bien, il y avait de la fondue.

Bernard Werber

un étrange média phocéen Prévu pour le 25 janvier, le lancement top secret de newsofmarseille.com devrait faire causer. Dans la nébuleuse des sociétés créées par Alexandre Guérini, actuellement incarcéré à la prison de Luynes, près d’Aix-en-Provence, on trouve SMA Médias dont le nouveau président est Gilles Pascal et la directrice générale Jeannie Peretti, compagne du détenu. Alexandre Guérini a démissionné de la présidence de ses entreprises le 10 novembre 2010, quelques jours avant sa mise en examen pour “détournement de fonds publics, recel et blanchiment, abus de biens sociaux, trafic d’influence, corruption active et détention d’un chargeur de pistolet Glock”. Avec newsofmarseille. com, SMA Médias promet une info décalée, un ton grinçant et pour nous le servir, un comique de la chaîne de télé locale LCM en la personne de Jeff Carias. A Marseille, on a beaucoup d’humour. fifty-fifty Vous preniez 50 Cent pour un déglingo ? Ecoutez plutôt. Le rappeur, qui n’a pas sorti un bon morceau depuis In Da Club, a délaissé le micro pour son compte Twitter : il a invité ses 3,8 millions de followers à acheter des actions de la marque d’écouteurs H&H Imports, dont il est actionnaire. Résultat, une flambée de l’action (de 800 %) et 10 millions de dollars dans sa poche. Ce qu’on appelle être in da club, non ? bizarre, vous avez dit Messi ? L’Argentin Lionel Messi est Ballon d’or pour la deuxième fois consécutive, et on est sur le cul. Comment la distinction a-t-elle pu échapper à Iniesta ou Xavi, héros de la Coupe ? Pour comprendre, il faut regarder les votes. Ceux de près d’un quart des journalistes, joueurs et sélectionneurs appelés à se prononcer n’ont pas été pris en compte. Ils n’ont pas répondu à temps, dit la FIFA. Mais les intéressés jurent le contraire. Autre anomalie. Dans le classement final, l’Espagnol Xabi est dixième. Une très belle place. Trop belle ? Plusieurs votants indiquent que leur voix a été attribuée à Xabi alors qu’ils avaient voté pour Xavi ! Incroyable ? Au moment d’annoncer les nominations au Ballon d’or, la FIFA avait déjà confondu les deux Espagnols… L. M., B. Z., avec la rédaction

Natalie Portman

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“dégage !”

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oute révolution bascule à un moment précis. Le 13 janvier au soir, après trois semaines de révolte, Ben Ali a tenté une dernière fois de renverser la tendance en promettant de se retirer à la fin de son mandat en 2014, de baisser le prix des denrées de première nécessité et de donner enfin au peuple tous ses droits déjà promis il y a vingt-trois ans. Quelques minutes plus tard, ayant obtenu l’autorisation de manifester malgré le couvre-feu, les milices de Ben Ali sortent et crient victoire. Les cortèges de miliciens, dans des voitures flambant neuves sorties des concessions automobiles de la famille proche du dictateur arrivent à faire illusion, mais pas longtemps. Les médias nationaux, aux ordres, ont eux aussi reçu des instructions. Une émission à grand spectacle, programmée sur la principale chaîne publique nationale dépasse l’entendement. Le langage est libre, mais il y a un hic : les interventions sont orchestrées par un présentateur à succès qui n’est autre que le patron de Cactus Productions, la boîte qui a phagocyté cette chaîne publique en lui imposant ses propres programmes par l’entremise du frère de Mme Ben Ali. Cette mascarade résume ce que vit le pays depuis le règne sans partage de Ben Ali. Beaucoup ont été dupes. Mais beaucoup aussi savaient que le lendemain aurait lieu la grève générale décrétée par l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), une grève nationale qui avait déjà réussi l’avant-veille à Sfax et la veille à Kairouan. Mais la manipulation de la veille allaitelle faire hésiter le “marais” ? Ce fut la pire nuit de la vie de beaucoup d’entre nous. Le lendemain, ça devait passer ou casser, et si ça cassait, notre vie était foutue. Depuis trois semaines, nous avions lancé des appels à la révolution, rassemblé sur internet le maximum de sympathisants et publié des articles détaillés sur la corruption de l’entourage de Ben Ali. Largement de quoi être assassinés dans un régime comme celui-ci. Ça faisait longtemps que je ne dormais plus chez moi, mais cette nuit-là, après avoir pris les précautions d’usage, j’ai serré contre moi le fusil de mon père (un ancien ministre de Bourguiba mort bien avant la déliquescence du pouvoir de ce dernier, et c’est peut-être bien la raison pour laquelle

mon fusil a miraculeusement échappé à la police de Ben Ali) et me suis endormi d’un seul coup pour être réveillé au petit matin par une série de coups de téléphone d’amis qui voulaient m’accompagner à la manif. Serrés dans la petite voiture empruntée à un ami pour éviter les filatures, nous nous sommes dirigés vers Tunis et son centre. A mon arrivée avenue Bourguiba, pas un chat. Première angoisse. On avance. Avenue de France, pas un chat. Deuxième angoisse. On emprunte la rue Jazira pour se diriger vers la place Mohamed-Ali, du nom du premier syndicaliste tunisien. Là, l’espoir. Une foule compacte, déterminée et entraînée par de puissants slogans. Je jette un coup d’œil autour de moi : la plupart des manifestants sont d’humbles travailleurs venus défendre leur dignité. Tout à coup, je vois de l’autre côté de la place une amie, fille d’un ancien ministre elle aussi, puis un, deux, trois, dix, cent amis. Les cœurs se réchauffent, les cris deviennent plus forts, l’hymne national est entonné à plusieurs reprises, ponctué de chants accusant les autorités de corruption et appelant Ben Ali à démissionner. Je m’aperçois que j’ignore une partie de notre hymne national – mais il a été tellement profané depuis cinquante ans par les promesses non tenues que je ne m’en étonne pas. J’essaie de regarder devant et derrière pour estimer le nombre de manifestants, mais je n’y arrive pas : je ne vois plus les limites de la foule. Tout à coup, le cortège s’élance dans les ruelles pour atteindre l’avenue Bourguiba. A droite et à gauche, je reconnais des miliciens du Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali, pour les avoir vus quadriller le public au stade. Ils sont très nombreux, organisés, mais ils ont reçu les instructions consécutives au discours de la dernière chance : éviter à tout prix la violence. Devant l’avenue Bourguiba, un barrage de miliciens. Le face-à-face dure quelques minutes mais la pression des manifestants est forte et le barrage explose. La foule s’engage entre la cathédrale de Tunis et l’ambassade de France. L’armée a déployé son dispositif, les manifestants sympathisent avec les soldats, embrassades, accolades puis la foule avance dans l’avenue, elle est grossie par ceux qui arrivent de toutes les rues perpendiculaires. Les mêmes chants

Fethi Belaid/AFP

Romancier célèbre au Maghreb, Abdelaziz Belkhodja nous fait revivre la journée qui a précédé la chute de Ben Ali. Un récit qui remonte le cours de l’histoire jusqu’à Bourguiba.

sont repris et, petit à petit, les manifestants se concentrent devant le symbole par excellence du régime de Ben Ali : le ministère de l’Intérieur. C’est devant ce même ministère que, vingt-trois ans auparavant, Ben Ali avait reçu ses premiers vivats et c’est là qu’ont lieu les tortures. C’est le siège de la terreur mise en place par Ben Ali pour s’assurer un pouvoir absolu. C’est à partir de là qu’il a sorti l’épouvantail islamiste pour mieux contrôler la société et mettre dans un même sac tous les opposants. Les flics ont remplacé jusqu’à nos ministres et nos ambassadeurs pour finir par ternir profondément l’image de notre pays sur tous les plans. C’est pour cette raison que la colère des manifestants s’est focalisée sur ce ministère haï. Derrière moi, un homme crie : “Cinq, cinq des miens ont disparu derrière ces murs, disparu, et plus rien n’en est sorti ! Ils n’ont jamais été enterrés !” L’horreur. Les chants deviennent plus puissants, la famille Ben Ali, honnie, est le sujet de plusieurs slogans. L’un d’entre eux

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“cette nuit-là, j’ai serré contre moi le fusil de mon père, ancien ministre de Bourguiba”

17 janvier 2011. Un employé des services du Premier ministre décroche les portraits de l’ex-président Ben Ali

répond au discours du président sur la baisse du prix des denrées de première nécessité : “On accepte l’augmentation des prix, mais pas de Ben Ali.” Beaucoup de chants, de slogans, mais il manquait LE mot. Et là je reviens à ma première phrase : Toute révolution bascule à un moment précis. Ce moment est arrivé avec un mot unique, crié avec une puissance dévastatrice par tous. Un mot que je ne peux écrire en lettres minuscules tellement il résonne encore dans ma tête : DÉGAGE ! C’est à ce moment précis que j’ai compris qu’on avait gagné, je me suis retourné vers mes amis les larmes aux yeux en leur criant, “mais c’est quoi ça ?” DÉGAGE ! : un mot qui résume l’incommensurable besoin des Tunisiens d’en finir avec un intrus de la politique, arrivé au pouvoir à cause du vieillissement du pouvoir d’un Bourguiba qui, s’il avait gardé sa lucidité et la Constitution de la République, n’aurait jamais nommé un militaire inculte à la tête d’un pays qui depuis l’Indépendance s’est illustré par la priorité donnée à l’enseignement.

Mais il serait injuste de ne citer Bourguiba que pour s’être accroché au pouvoir, même si cet acharnement a fait perdre à la Tunisie un quart de siècle. Car Bourguiba avait une obsession : changer la mentalité du Tunisien, lui enlever la terrible notion de “fatalité” si ancrée en lui qu’elle lui fait tout accepter. Bourguiba, sans jamais renier l’héritage arabomusulman du pays, ne voulait pas qu’il rate le train de l’histoire en rejetant un Occident dont la culture et les valeurs étaient dominantes en ce XXe siècle. Bourguiba, adepte de Bergson, croyait en la science et la volonté. On se souvient de son fameux discours du Palmarium (1973), une anthologie de la pensée bourguibienne, un moment unique dans l’histoire politique arabe contemporaine. Alors que Kadhafi, (eh oui, déjà) était en train de prononcer un discours où il insultait et défiait les Etats-Unis, Bourguiba, malade, convoqua son chauffeur et quitta le palais de Carthage pour rejoindre le colonel. Une fois au Palmarium, il prit la parole et dit à Kadhafi : “Tu veux faire la guerre aux

Etats-Unis, tu sais ce que tu vas recevoir ? Une baffe.” Il ajouta, pour corroborer ses propos que la chaudière du palais de Carthage étant tombée en panne, il fallut faire appel à un ingénieur français pour la réparer. Ce pragmatisme, Bourguiba en avait aussi fait la démonstration sept ans auparavant, en 1965, à Jéricho, quand il a dit aux Palestiniens : “Mais prenez donc ce que l’on vous donne, et vous finirez par vaincre !” Ce qui avait fait dire à Golda Meir : “Voilà le véritable danger.” Ce pragmatisme, Bourguiba en usait avec son peuple. A travers la radio, puis la télé, il lui donnait les leçons de civisme et comportementales nécessaires pour sortir du sous-développement. Si je cite à plusieurs reprises Bourguiba, c’est parce que grâce à internet les jeunes Tunisiens qui sont nés après lui ont pu le découvrir. Cet homme leur parle avec la clarté et la puissance d’un bon sens complètement absent du discours et des actes de Ben Ali. Cette découverte leur a donné une fierté qu’ils ignoraient et c’est pour cela que les réseaux sociaux ont été déterminants dans cette révolution. C’est à travers eux que la jeunesse a découvert son histoire, a appris à débattre et acquis une culture absente de son environnement réel. En Tunisie, le virtuel a généré un nouveau réel. Après les jeunes, les parents se sont mis à internet où ils pouvaient retrouver tout ce qui était interdit ou ignoré par les médias locaux. Et c’est bien pour cette raison qu’à la mort de Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé obligé de vendre des fruits à l’étal pour subvenir aux besoins de sa famille, le pays s’est soulevé. Pourquoi Mohamed Bouazizi, alors que depuis vingt ans des opposants ont voué leur vie à défendre la dignité de leur pays confisqué ? Parce que Bouazizi a choisi de mettre fin à sa vie par une immolation. Acte disproportionné avec les vexations qui l’ont provoqué. Acte puissant, qui ne peut s’apparenter à un suicide, qui contient une puissante révolte. Le battement d’ailes d’un papillon peut-il déclencher une tornade à l’autre bout du monde ? L’immolation de Bouazizi, peut-elle déclencher la renaissance du monde arabe ? Abdelaziz Belkhodja 19.01.2011 les inrockuptibles 17

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“Leïla Ben Ali avait le dessus sur son mari” Epouse du dictateur depuis 1992, Leïla Ben Ali a cristallisé sur elle la haine du pays. Nicolas Beau, auteur du très documenté La Régente de Carthage, raconte comment la première dame a mis en place un système mafieux.

AFP

Le Président Zine El-Abidine Ben Ali et sa femme Leïla, le 26 mars 2006 à Tunis, lors de la cérémonie du cinquantième anniversaire de l’indépendance de la Tunisie

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lle a quitté la Tunisie comme une voleuse, et comment aurait-elle pu faire autrement ? Pendant dix-huit ans, Leïla Ben Ali a pillé et amassé. Elle a instrumentalisé le pays à son service, et les Tunisiens ont fini par la détester peut-être plus encore que son mari. Auteur de La Régente de Carthage, spécialiste de la Tunisie, le journaliste Nicolas Beau, directeur de la rédaction de Bakchich.info, trace le portrait de cette première dame aux allures de marraine mafieuse. entretien > Comment Leïla Ben Ali a-t-elle vécu ces derniers jours ? Nicolas Beau – Il y a encore quelques jours, elle continuait ses déplacements, elle est passée à Genève puis à Dubaï. Quand tout s’est accéléré, c’est elle qui a organisé la fuite de la famille. Quelques jours avant le départ de son mari, elle a pris la direction de Dubaï, où elle dispose d’appuis de longue date. C’est là qu’elle a placé une grande partie de la fortune familiale. Il y a de l’argent en Argentine, c’est avéré, mais la plus grosse partie est bel et bien à Dubaï. De bonnes sources, cette fortune est estimée à 400 millions de dollars. Pourquoi était-elle si détestée par le peuple tunisien ? Plus que n’importe qui, elle incarnait la perversion, la malhonnêteté et la rapacité du pouvoir Ben Ali. Tout ce qui l’intéressait était d’amasser de l’argent, pour elle et sa famille, les Trabelsi. Des pans entiers de l’économie étaient sous son contrôle, ou sous celui de ses proches. Et la bourgeoisie tunisienne la haïssait autant que le peuple, parce qu’elle n’était pas du même milieu. Leïla Ben Ali a grandi dans une famille de onze enfants d’un quartier pauvre de Tunis, elle a été coiffeuse, puis secrétaire, elle n’a pas fait d’études (son seul diplôme régulièrement obtenu est un CAP de coiffure). Elle a tout fait pour prendre sa revanche sur cette bourgeoisie, et mettre son clan au sommet. C’était son obsession. Pouvez-vous détailler la façon dont elle a mis la main sur une partie de l’économie tunisienne… Elle s’est mariée avec Ben Ali en 1992 et, pendant plusieurs années, elle s’est faite relativement discrète. C’est à partir de 1996 qu’elle a commencé à placer ses pions et à généraliser la corruption. Pour faire prospérer ses intérêts, elle a brisé des couples, joué les marieuses, elle a menacé, elle s’est servi de l’appareil sécuritaire. Elle et sa famille prélevaient une dîme sur l’importation de chaque conteneur en Tunisie. Ils contrôlaient le business des grandes surfaces, des écoles privées, de l’internet. Dans le livre, Slim Bagga, un journaliste et opposant refugié à Paris, explique que Leïla Ben Ali avait ordonné aux administrations de la prévenir dès qu’un projet supérieur à un million de dinars (environ 600 000 euros) était en gestation. Ensuite, si une affaire l’intéressait, elle décidait quel membre de sa famille en bénéficierait. Elle a mis en place un véritable système mafieux auquel personne ne se risquait à s’opposer. En 2007, Mohamed Jegham, ex-ministre de la Défense, ex-ministre de

“elle a tout fait pour placer son clan au sommet et s’enrichir”

l’Intérieur et ex-conseiller spécial de la présidence, a jugé utile de prévenir le président Ben Ali que la famille Trabelsi versait un peu trop dans la corruption et le racket. Leïla l’a appris. Dans la foulée, le malheureux s’est retrouvé exilé à Rome comme ambassadeur. Dans le livre, l’absolu sans-gêne des Trabelsi saute aux yeux… A tel point que le président Ben Ali lui-même, en 2002, avait réuni les membres de la famille Trabelsi pour leur dire que s’ils voulaient de l’argent, ils devaient au moins être discrets, créer des sociétés écran, avoir des hommes de paille. Mais ça n’a eu aucun effet. Imed Trabelsi, l’un des neveux de Leïla, tué ces derniers jours, s’illustrait en permanence par ses frasques. Un jour, il se faisait virer d’une boîte de nuit pour avoir harcelé toutes les filles. Un autre, il roulait dans une voiture volée à un joueur de l’OM ou paradait dans un magnifique yacht volé en Corse à Bruno Roger, patron de la banque Lazard Frères. Il disait : “J’en ai des Ferrari, des limousines, mais même ma femme ne me fait pas bander comme le bateau, c’est un diamant brut.” C’était un type vulgaire, grossier. L’inculture et la grossièreté du clan est justement remarquable… Ils ne respectaient rien. Même pas l’éducation, qui faisait la fierté des Tunisiens. Après avoir ouvert, aux frais de l’Etat, une école privée de très médiocre qualité, l’Ecole internationale de Carthage, Leïla a ainsi tout fait pour éliminer son concurrent, le lycée Louis-Pasteur, fleuron de l’enseignement en Tunisie. Après trois ans d’acharnement, le lycée a fini par fermer ses portes, à la colère générale. Rien ne devait entraver les business du clan. Le plus drôle est que les Ben Ali eux-mêmes considéraient le lycée Louis-Pasteur comme une référence et qu’ils y avaient inscrit leurs deux filles quelques années plus tôt… Pour la petite histoire, ils avaient même tenté de faire arrêter les cours d’anglais et de français parce qu’une de leur fille n’obtenait pas d’assez bonnes notes…. Quel était l’objectif final de Leïla Ben Ali ? Au départ, elle était obsédée par l’idée de devenir la première femme de Tunisie. Une fois ce but atteint, elle a tout fait pour placer son clan au sommet et s’enrichir. Plus récemment, elle avait changé d’objectif. Elle se voyait un destin politique. Elle militait publiquement pour que l’un de ses gendres accède au pouvoir, à la suite de son mari ; elle espérait en réalité devenir elle-même présidente. Elle roulait clairement pour elle-même. Elle décidait d’énormément de choses et elle avait le dessus sur son mari, affaibli physiquement. Entre eux, c’était même très compliqué. Que sait-on de sa personnalité ? Ses anciennes copines disent qu’à 20 ou 30 ans, elle aimait faire la fête, sortir, aller à la plage, on la surnommait même Leïla Gin, en référence à sa boisson préférée. Mais déjà, elle traînait dans les endroits où il fallait se montrer. Elle était prête à tout pour s’élever. Contrairement aux rumeurs qu’a pu faire courir la bourgeoisie tunisienne, elle n’a pourtant jamais été prostituée. Epargnons-lui cela. La vérité était déjà assez sombre. propos recueillis par Marc Beaugé La Régente de Carthage, main basse sur la Tunisie de Nicolas Beau et Catherine Graciet (La Découverte, 2009),180 p., 14 € 19.01.2011 les inrockuptibles 19

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Le Parisien/Maxppp

le rap rythme la révolution En Tunisie, le rap underground a précédé et accompagné les manifestations. Jusqu’ici, le régime de Ben Ali ne tolérait que son pendant à paillettes.

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e jeudi 6 janvier, une poignée de francs-tireurs tunisiens, bloggeurs, cinéastes, informaticiens ou musiciens étaient arrêtés par des représentants de la sûreté de l’Etat et mis sous clef pour 48 heures. Parmi eux, Hamada Ben-Amor, un rappeur de 24 ans originaire de Sfax qui affole le net depuis quelques semaines sous le nom d’El General. Si aucun motif officiel n’a été invoqué, la cause la plus probable de cette arrestation serait, selon de proches observateurs, un morceau de rap intitulé Raïs Lebled (“chef du pays”), mis en ligne en novembre dernier, dans lequel El General, par ailleurs excellent rappeur, s’adresse au président Ben Ali en des termes durs, l’exhortant à prendre la mesure de la poudrière qui n’allait pas tarder pas à lui péter au visage : “Descends dans la rue et regarde autour de toi, là où les gens sont traités comme des bêtes/Là où les flics tapent sur des femmes voilées.”

Totalement inconnu avant que la police ne lui mette la main dessus et fasse grimper sa cote de popularité (son compte Facebook est passé de 3 500 amis à plus de 20 000 en deux jours), El General fait partie, aux côtés de Psyco-M ou Lak3y, de cette poignée de rimeurs underground parvenus au devant de la scène à la faveur de la révolte populaire en Tunisie. Certains de leurs titres, du Besoin d’expression de Lak3y au Raïs Lebled d’El General – qui en rajoutait une couche en décembre avec Tounis Bledna –, sont devenus de véritables hymnes au sein de la jeunesse, attisant logiquement la colère du pouvoir central : “L’arrestation d’El General intervient dans le cadre d’une campagne menée contre les rappeurs depuis le début du mouvement contestataire, commente le journaliste indépendant Thameur Mekki, qui observe la scène rap locale pour le magazine Tekiano.com. Même les rappeurs qui n’ont pas été arrêtés ont été avertis, intimidés.” Pour Fawez Zahmoul, fondateur de Rebel Records, un label de rap établi à Tunis,

il s’agit d’un véritable réveil : “Le rap underground trouve enfin son terrain, il prend du galon, ça fait longtemps qu’il observe.” Voir le rap accompagner un mouvement social avec autant de fureur est en effet une première en Tunisie, où cette musique n’a pas encore eu l’occasion de produire de grands révolutionnaires. Et pour cause : occulté par un mainstream pailleté et phagocyté par la culture officielle, le rap contestataire erre à l’écart des projecteurs depuis son apparition, quitte à s’inventer parfois dans l’ombre des options politiques troubles. Une polarisation extrême que son histoire explique. Marginalisé par les instances officielles en dépit des efforts de Slim Larnaout, un des premiers rappeurs à susciter un enthousiasme dès 1993, le rap tunisien n’a vraiment commencé à agiter le pays qu’au tournant des années 2000. “Deux choses sont à l’origine de l’explosion du rap en Tunisie, détaille Fawez. L’arrivée d’internet, en particulier les réseaux sociaux, et la miniaturisation des studios.” Le mouvement

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entre laïcité, démocratie et dogmes religieux, un reflet des interrogations qui habitent la jeunesse tunisienne

De haut en bas, Balti, El General et Psyco-M : si le premier a participé à la campagne électorale de Ben Ali, les deux autres ont été intimidés, voire arrêtés, par le régime

se développe alors dans les home-studios qui fleurissent à travers le pays, tandis que sortent les premiers disques de Filozof, T-Men ou Wled Bled. Mais face à un piratage massif qui exclut toute possibilité de rentabilité, la scène devient la seule planche de salut. Le rap tente alors de se frayer un passage dans les festivals organisés par les institutions culturelles, mais au-delà de l’économie, dans un pays où un seul rappeur détient le statut d’artiste professionnel (Wajdi, du groupe Mascott), c’est la censure qui s’exerce : “Il n’y a pas de secret, le rap contestataire se fait marcher dessus. Si tu veux passer dans les festivals, il faut filer droit, faire du mainstream”, reconnaît Fawez. Dont acte : les quelques rappeurs qui vivent aujourd’hui de leur musique pratiquent ce rap sympathique et poli, parfois bordé de quelques obscénités pour la forme, à l’instar de Balti (membre de Wled Bled), signé sur le label américain Raw Poetix. “Le vide laissé par les médias et les festivals provoque un mouvement

mainstream : un rap qui parle des souvenirs d’enfance, des relations familiales ou de ce qui se passe dans les cités, mais sans réelle contestation”, précise Thameur. Et ce n’est pas ce rap qui va s’opposer au régime : en 2004 et 2009, Balti et Mascott ont même participé à des concerts dans le cadre de la campagne électorale de Ben Ali, tandis que d’autres prêtent leur image à la publicité. Sous la surface, l’underground survit : “A côté, les autres rappeurs ne font que partager les miettes du gâteau médiatique.” Et le gâteau est maigre : “Le rap reste considéré comme un phénomène, non comme un art. Les journalistes ne sont pas du tout formés, il n’y a pas de critiques capables d’évaluer le niveau artistique.” L’écart n’a ainsi cessé de se creuser entre un rap bon élève et cet underground radicalisé qui montre aujourd’hui son visage : “Si quelques-uns demeurent fidèles à la culture hip-hop en étant moins mainstream, en vivant une vraie contre-culture, à l’instar de Lak3y, L’Imbattable ou DJ Costa, le peu de rappeurs qui se veulent engagés adoptent un discours religieux et moralisateur.” En effet, si El General ou Mohamed Jendoubi, alias Psyco-M, déplorent en rimes la dilution de leurs idéaux, valeurs et cultures dans les mouvements affairistes et méprisants du gouvernement Ben Ali, ils font peu de mystère quant à l’alternative qu’ils prônent. Dans Ma réponse, Psyco-M rappe : “Le rap, pour moi, n’est pas une fin mais un moyen pour atteindre et amener les gens à la Hidaya” (“la voie suprême”). Quelques mois plus tôt, il s’en prenait, dans sa chanson Manipulation, à des intellectuels et des artistes jugés trop éloignés de la morale de l’islam, déclenchant une campagne de haine à l’égard des mécréants sur le web. “S’agit-il d’un rappeur ou d’un prêcheur sous le masque d’un rappeur ? Il descend en flammes Voltaire, Marx et Habib Bourguiba, écrivait alors Thameur Mekki dans Tekiano. Voilà que les idées rétrogrades envahissent le rap, une musique contestataire par nature.” Bien que ces options puissent paraître hasardeuses d’un point de vue démocratique, l’adhésion que ces rappeurs remportent sur les barricades comme sur les réseaux n’en témoigne pas moins des questionnements profonds qui habitent la jeunesse tunisienne, entre laïcité, démocratie et dogmes religieux. Une ambivalence qui représente à bien des égards les multiples tranchants en cause dans la révolte tunisienne : Ben Ali, dehors ! Et maintenant ? Thomas Blondeau 19.01.2011 les inrockuptibles 21

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retour de hype

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“J’ai besoin d’un dollar, dollar, un dollar c’est ce dont j’ai besoin hé hé”

Entrisme

Les cigarettes électroniques

Lena Dunham “Tu préfères voter Sarah Palin ou avoir des bras en mousse ?”

Black Swan Jean Paul II bienheureux

Michel Gondry

“Oh, oh ! alerte au gogol, alerte au gogol les enfants” “Hey ! c’est quoi déjà les cantonales ?”

“Ça fait longtemps qu’on n’a pas bu de Suze non ?”

Amy Winehouse

La fausse pochette des Strokes

Lena Dunham Après un premier film remarqué (Tiny Furniture), cette jeune fille de 24 ans s’apprête à écrire et tourner une série pour HBO intitulée Girls et centrée sur la vie de jeunes filles d’une vingtaine d’années. Série qui sera produite par Judd Apatow. Genre. La fausse pochette des Strokes Julian

Godspeed You! Black Emperor

Guy Lacombe

Casablancas, comique dans l’âme, a posté sur Twitter une image atroce avec un clown, de l’aérophagie et un arc-en-ciel avec pour légende : “Exclusive – check out the new Strokes album cover...” Si seulement. Entrisme Le sixième numéro de ce trimestriel gratuit est sorti, et c’est toujours aussi bien, www.entrisme.com

billet dur

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her Dany Boon, Je te souhaite une très bonne année 1951, auréolée je l’espère d’un franc succès pour ta nouvelle comédie familiale et en couleur Rien à déclarer, à l’affiche en février en exclusivité sur les Champs-Elysées et bientôt dans toutes les provinces de notre douce France. Mon jeune ami, je tiens à te prévenir, la concurrence sera rude sur les écrans avec la sortie concomitante du Roi des camelots d’André Berthomieu avec le désopilant Robert Lamoureux, “Un film sympathique… et tellement drôle”, comme le dit la réclame, ou encore de Garou-Garou, le passe-muraille avec ton grand rival Bourvil. Un indice toutefois qui laisse à croire que tu sortiras vainqueur de cette petite bataille de gentilles bobines, le président du Conseil René Pleven et notre bien-aimé président Vincent Auriol considèrent ton film comme

un brûlot utile dans les rapports transfrontaliers qui nous opposent à ces malpolis voisins belges que tu auras su, je n’en doute pas, remettre à leur place comme ils le méritent. Le maréchal Pétain, qui est comme tu le sais au plus mal dans sa retraite de l’île d’Yeu, a demandé en ultime volonté que lui soit projetée cette œuvre, je cite, “de résistance aux invasions barbares à base de waterzoi et de chansonniers à dentition chevaline”. Je pense qu’il fait référence à l’horrible Jacques Brel qui vient de faire ses débuts dans le music-hall et menace de concurrencer notre bon Fernandel, tant on le dit capable de décapsuler des bières sans autre outil que son dentier proéminent. Sinon, tu connais la blague du Corse et de la chèvre récalcitrante ? Non, laisse tomber, tu serais capable d’en faire un film. Je t’embrasse pas, je suis en 2011. Christophe Conte

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Ivan Argote Ce jeune artiste colombien crée l’événement avec ses œuvres en forme de canulars. van Argote est un garçon pressé : il entre à la fac de Bogotá à 16 ans, il quitte son premier job après 24 heures, passe par des études de graphisme et de cinéma avant de rallier Paris où il apprend le français, rejoint les Arts déco (pour un stage de deux semaines !) et les Beaux-Arts où il fait ses classes avec le très décomplexé Claude Closky. Pas étonnant, donc, qu’à 27 ans Ivan Argote signe sa première expo personnelle chez la star des galeristes, Emmanuel Perrotin. Hot, Caliente réunit une série d’œuvres gaguesques : une séance de vandalisme live où Argote zèbre à la bombe une composition de

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Mondrian ou des photos de statues équestres débarrassées de leurs illustres cavaliers, Jeanne d’Arc et Louis XIV en tête. Avec le même humour, Argote s’attaque à “l’histoire de l’humanité” dans son film en super-8. Il a demandé à des membres de sa famille de mimer “la fin de l’art pariétal” ou “la naissance des sociétés agricoles”. “Je me suis intéressé à l’art parce que c’était comme de faire de la philo sans passer à l’écrit”, explique, sans rire, l’indécrottable Ivan Argote. Claire Moulène photo Bruno Fert/Picturetank Expo Caliente jusqu’au 12 février à la galerie Emmanuel Perrotin, Paris IIIe

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Universal travaille à sa chaîne Universal vient de lancer le site off.tv, chaîne musicale sur le net, proposant des extraits de concerts, sessions, interviews… L’idée est de “diffuser des moments privilégiés autour de nos artistes : une plongée dans l’inédit, une invitation backstage, une complicité, une autre façon d’aimer la musique et ceux qui la composent”. Pour l’instant, entre Jamiroquai, Dorothée et Mika, l’offre est loin d’être révolutionnaire. WikiLeaks toujours traqué Twitter a révélé que le site avait été sommé par la justice américaine de livrer les informations (messages, adresses IP…) sur les comptes de WikiLeaks et de quatre personnes dont Julian Assange, le hacker Jacob Appelbaum et Birgitta Jónsdóttir, députée islandaise. Pour WikiLeaks, cette injonction prouve que le gouvernement américain mène une enquête pour espionnage. les pirates contre Loppsi 2 Avant que la loi Loppsi 2 ne soit adoptée définitivement, le Parti pirate français a lancé une pétition pour obtenir son retrait. En guerre contre l’article 4 qui permet de bloquer des sites pédopornographiques sans passer par un juge et qui ouvre la porte à la censure du web, le Parti pirate a également rédigé un texte de saisine à l’adresse du Conseil constitutionnel. Le texte est publié en licence libre pour que les députés puissent l’utiliser – n’ayant pas d’élu, le Parti pirate ne peut saisir lui-même le Conseil constitutionnel.

Patrick Tournebœuf/Tendance Floue

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postes à pouvoir au “Monde” et à “Libé” De nouveaux directeurs vont être nommés à la tête de ces titres. Malgré leurs difficultés, ces quotidiens aiguisent toujours les appétits.

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es grandes manœuvres sont en cours dans la presse française. Au Monde et à Libération, les rédactions sont dans l’attente de leur nouveau directeur après les départs quasi simultanés d’Eric Fottorino, poussé vers la sortie, et de Laurent Joffrin, appelé au Nouvel Obs par Claude Perdriel. Les modes de nomination diffèrent pour chacun des titres. Au Monde, un complexe processus de décision a été enclenché la semaine dernière. Onze candidats ont été auditionnés par un comité restreint composé de Pierre Bergé, président du conseil de surveillance, Gilles Van Kote, vice-président du conseil de surveillance et président de la Société des rédacteurs et Louis Dreyfus, président du directoire (et ex-directeur général des Inrocks). Une première sélection sera ensuite examinée par un comité élargi aux trois investisseurs (Bergé-Niel-Pigasse – ce dernier est l’actionnaire majoritaire des Inrocks), aux deux représentants de la Société des rédacteurs, à un représentant de la société des cadres et employés, et à Jean-Louis Beffa, représentant des actionnaires externes. Le candidat retenu sera présenté au conseil de surveillance à la fin du mois de janvier. Enfin, début février, les membres de la Société des rédacteurs voteront sur le nom proposé : 60 % de voix favorables seront nécessaires pour le désigner. Outre les candidats internes (Sylvie Kaufmann, Arnaud Leparmentier, Rémy Ourdan, Olivier

Biffaud, Jean-Michel Dumay et Claude Leblanc), plusieurs journalistes extérieurs, dont certains anonymes, se sont déclarés candidats : Bernard Guetta de France Inter, ou encore Raphaël Meltz, jeune directeur de l’iconoclaste mensuel Le Tigre. Les rumeurs évoquent aussi Hervé Gattegno, un ancien passé au Point, et Renaud Dély, directeur de la rédaction de France Inter et ancien de Libération. A Libé, depuis que Claude Perdriel a demandé à Laurent Joffrin de reprendre la destinée de l’hebdomadaire, l’actionnaire Edouard de Rothschild hésite. Des noms sont évoqués officieusement, dont ceux, étranges, voire improbables, d’Alain Genestar (ex de Paris Match) et d’Edwy Plenel (patron de Mediapart). Parallèlement au choix de son successeur, Joffrin annonçait dans une lettre aux salariés de Libé que des coopérations entre Le Nouvel Obs et le quotidien se préparaient, portant sur “l’organisation de nouveaux forums, sur des projets internet, sur le domaine des abonnements, des ventes et des produits dérivés, sur la mise en œuvre d’opérations publicitaires communes…” De ces velléités de changements émerge un double constat : l’absence d’un candidat “naturel” (un Beuve-Méry, un Jacques Fauvet ou un Serge July d’aujourd’hui), et, malgré tout, l’attraction que suscitent encore les quotidiens nationaux, ces dinosaures menacés de disparition. Si la cause peut sembler désespérée, elle a besoin de ces “esperados” de la presse. Jean-Marie Durand

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média-tic l’iPhone 4 gore

MySpace d’enfoiré

Le réalisateur sud-coréen Park Chanwook (Old Boy) a tourné un film d’horreur avec un iPhone 4, Paranmanjang. La petite taille et la légèreté de l’iPhone l’ont apparemment séduit.

47 % des équipes du site, soit quelque 500 employés, vont être licenciés. En perte de vitesse, le site, propriété de News Corp, est mis en vente.

pensée républicaine Jeune République, passionnante revue “transpartisane” montée par des étudiants de l’ENS et de Sciences-Po, se penche sur la question de la justice internationale. Riche et dense.

Laurent Boyer = Danièle Gilbert Qui, à part les nostalgiques de Midi Première, aura envie de regarder Midi en France sur France 3, animée par Laurent Boyer et Evelyne Thomas ? Il paraît que les jeunes sont une cible prioritaire sur la télé publique…

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les majors piratent aussi Un groupement d’artistes canadiens qui avaient porté plainte contre les quatre majors du disque en 2008 pour utilisation de leurs morceaux dans des compilations sans autorisation ont obtenu gain de cause. Les majors devront leur verser 45 millions de dollars.

Google ramène sa science En coopération avec le Cern, le groupe Lego, les magazines National Geographic et Scientific American, Google lance un concours scientifique pour les 13-18 ans intitulé Science Fair. Les participants ont jusqu’au 4 avril pour préparer un Google site détaillant leur projet.

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Ben, l’oncle soûle

Ce jeune garçon qui boit du thé en faisant le flamant rose dans un univers fifties est en tête des nominations des 26e Victoires de la musique. Ah bon ?

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l’oncle incarné

Cela fait quelque temps que l’on entend parler d’un certain Ben, oncle d’on ne sait qui, visiblement fan de soul – à ne pas confondre avec Ben, l’oncle saoul, celui qui finit discrètos les verres à Noël et met régulièrement dans l’embarras la famille tout entière en racontant des blagues salaces et des anecdotes un tout petit peu racistes. Non, notre Ben à nous tire son nom d’artiste de sa coquetterie : la petite histoire, racontée dans toutes les interviews, veut que dès le collège, Benjamin Duterde, de son vrai nom, se réapproprie le contenu du dressing de son grand-père et se fait appeler “l’oncle Ben” par ses petits camarades, plus inspirés par les pubs d’une certaine marque de riz que par l’univers de Jacques Tati. Une belle histoire qui finit tragiquement car, le succès venant, Uncle Ben’s fera pression pour que l’intéressé change de nom ; il devient alors “Ben l’oncle soul”. Ce qui vaudrait bien une nomination pour le pire nom d’artiste du monde aux Victoires imaginaires de la musique.

le vintage en boîte La Star Ac l’a martelé des années durant : pour être un “vrai artiste”, il faut avoir “un univers”. Ça tombe bien, Ben en a un : il aime d’amour la soul music (ah bon ?). Ainsi, en plus de repomper toute l’iconographie attenante et de marteler des références incritiquables (Stevie Wonder, Otis Redding, Aretha Franklin) à chaque interview, Benjamin (ou sa maison de disques) parle

de soul à tort et à travers en oubliant même les bases de la grammaire française. Ainsi, sur sa page Twitter on peut lire : “3e Zénith de Paris le 10 mai. C’est pas Soul, ça ?” “Semaine prochaine, co-plateau avec Hocus Pocus au Mans. Ça devrait être Souuuuul”, “Et un Joyeux Soul Noël à vous tous !”, “Pour la Soul Messieurs, Dames, votez Ben l’Oncle soul”,etc. Hey Ben, arrête, tu saoules.

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le concept éculé

En pleine vague Amy Winehouse et consorts, Ben s’est fait connaître sur MySpace en postant une reprise soul (sérieux ?) de Seven Nation Army, élu officiellement “morceau le plus massacré des années 2000”. “Quand j’ai écouté pour la première fois Seven Nation Army des White Stripes, j’ai trouvé que ce titre ressemblait au Satisfaction des Rolling Stones. J’ai repensé à la reprise d’Otis Redding. C’est une bonne chanson, certes ce n’est pas mon registre, mais reprenons-la à notre manière.” expliquait-il à L’Express pour décrire son processus créatif auquel on doit aussi

un maxi de reprises insipides (Soul Wash) allant des Spice Girls à Aqua en passant par Katy Perry. Pourtant, à en croire Ben, la soul c’est avant tout une “musique qui se vit avec les tripes (…). Il faut avoir envie de raconter. Les gens sont suspendus à tes lèvres. Ils veulent connaître la suite de l’histoire. C’est ce rapport de conteur, narrateur, qui me plaît.” On comprend mieux en écoutant le refrain de Soul Man, le premier single de son album : “Je ne suis qu’un soul man/Ecoute ça baby/Je suis pas un superman/Loin de là Juste moi, mes délires/ Je n’ai rien d’autre à offrir/Mais je sais qu’en vrai c’est déjà ça.” Tu m’en diras tant. Diane Lisarelli

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“c’est quand on a de la chance qu’on doit la partager” François Hollande est-il simplement à la mode ou en train de s’imposer comme l’un des candidats à la victoire en 2012 ? A moins que l’ancien patron du PS chauffe la place, sans le savoir, pour Dominique Strauss-Kahn en occupant le créneau porteur de la “rigueur de gauche”. par Thomas Legrand, Marion Mourgue et Bernard Zekri photo Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P

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rançois Hollande est dans l’air du temps. Entre la nostalgie des grands hommes (le souvenir de De Gaulle et Mitterrand), et l’époque des morts-de-faim du pouvoir (Sarkozy et Royal), Hollande se présente en “mec normal”. Le président du conseil général de la Corrèze propose une dose de “réalisme” à la gauche et au pays. Une politique de choix assumés. L’homme, longtemps accusé d’être artisan de molles synthèses, sait-il enfin trancher ? Le relooké du PS, conscient d’appartenir à une génération privilégiée, s’adresse aux jeunes et prend en compte la fracture générationnelle qui s’accroît dans la société française.

entretien > Que vous inspire le départ de Ben Ali ? François Hollande – Les peuples finissent toujours par avoir raison des dictateurs. Parfois, c’est long, interminable même, douloureux toujours. Par des soulèvements, une jeunesse qui n’en peut plus et n’a rien à perdre comme en Tunisie

crée les conditions d’une confrontation qui peut dégénérer ; c’est un risque mais c’est un mouvement irrépressible. Le départ de Ben Ali est un avertissement pour bien d’autres dirigeants. Et attention aux effets d’embrasement. Et pas seulement en Afrique. Mais plutôt que d’attendre dans le silence les convulsions et les tumultes, les autorités françaises auraient mieux fait de peser sur le pouvoir tunisien pour favoriser les évolutions, les transitions et les changements. C’est mieux que d’apparaître comme un pays refuge pour dirigeants en fuite. Faisons en sorte que le calme revienne en Tunisie, que la démocratie sorte victorieuse, que les élections se tiennent paisiblement. C’est aussi notre responsabilité. Et que la Tunisie devienne un exemple. Comment expliquez-vous cette timidité du gouvernement français ? J’en conteste les prétextes. Le premier était de faire le jeu des islamistes. Mais qu’est-ce qui pouvait les servir mieux que le blocage de la société tunisienne,

la dictature – parce qu’il faut appeler les choses par leur nom – de Ben Ali ou la confiscation du pouvoir par sa famille ? Comme en Egypte d’ailleurs, avec Moubarak. Faire le jeu de l’islamisme, c’était en rester à la complaisance que nous avons manifestée vis-à-vis du pouvoir tunisien. Deuxième prétexte : nos liens historiques avec la Tunisie. L’argument est aussi servi pour l’Algérie : le pays qui a colonisé est-il le mieux placé pour formuler des jugements sur la bonne gouvernance ? La démocratie n’est pas une idée européenne que nous chercherions à imposer à l’Afrique mais une valeur universelle. Et c’est le rôle d’un pays ami comme la France que de le dire. Troisième prétexte : y a-t-il quelqu’un pour succéder à Ben Ali ? Ce n’est pas à nous de le dire. Mais quand je vois, et je ne m’en plains pas, la mobilisation pour que Ouattara en Côte d’Ivoire puisse prendre ses fonctions au nom du suffrage universel, pourquoi tant de timidité et de contorsions pour la Tunisie ?.

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“le départ de Ben Ali est un avertissement pour bien d’autres dirigeants” Une fois au pouvoir, si vous devez l’être, aurez-vous le même discours ? Dans l’opposition, Jacques Chirac se montrait offensif, Nicolas Sarkozy voulait envoyer valdinguer la Françafrique. Ce que je dis là m’engage. Nous sommes à quelques mois d’une élection présidentielle. Soyons clairs : sur la démocratie, il faut appeler les choses par leur nom. Cela n’empêche pas d’avoir des relations avec les Etats et d’améliorer les rapports entre les deux rives de la Méditerranée. Vous vous êtes rendu en Algérie fin 2010 à l’invitation du FLN. Diriez-vous que le pays est dans une situation identique ? Il y a des facteurs communs : un système politique bloqué et, comme en Tunisie, une jeunesse bien formée qui n’arrive pas à trouver les emplois qu’elle espère. Demeurent les différences. L’Algérie a traversé une guerre civile, un traumatisme qui paralyse. Par ailleurs, l’Algérie a des richesses et une balance commerciale excédentaire, elle possède plus de cent milliards de dollars de réserves financières, alors comment expliquer à la population qui souffre de la vie chère et du chômage que les solutions soient si difficiles à trouver ? La mauvaise gestion de l’économie comme les rigidités politiques expliquent le hiatus qui s’est élargi et les risques de la désespérance. Je plaide pour souhaiter une ouverture de l’économie et un approfondissement des principes démocratiques. A condition de montrer

à l’Algérie notre confiance ; c’est ce que j’ai fait lors de mon déplacement là-bas. Vous n’avez pas trouvé que le PS a été lent à réagir sur Laurent Gbagbo? Le parti ne s’est pas montré lent mais contradictoire, ça peut lui arriver (rires). Je n’ai pas compris pourquoi tels ou tels socialistes (Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Marie Le Guen, Jack Lang – ndlr) sont allés rendre visite à Gbagbo pendant la campagne. Ils ont affirmé ensuite que c’était pour surveiller la préparation du scrutin. Je leur en donne quitus. Mais ils auraient dû se caler sur la position que j’avais moimême fixée en 2004 : Gbagbo est infréquentable. Ça aurait évité quelques malentendus. Martine Aubry a été parfaitement claire lorsqu’on lui a posé la question. La Françafrique, les rapports de la France avec les pays colonisés… Si vous êtes au pouvoir, est-ce qu’on en finira avec ces comportements ? Il ne faut avoir ni complexe ni connivence. Le complexe reviendrait à se considérer comme coupables de la colonisation d’hier. Nous devons la condamner et assumer l’histoire même quand elle est douloureuse. Mais ce devoir ne nous interdit pas d’affirmer que bien des régimes africains ne correspondent pas aux critères de la bonne gestion, de la transparence et de la démocratie. La connivence ne vaut pas mieux. Sous prétexte qu’il existe des relations d’Etat à Etat et des intérêts économiques communs, nous devons fermer les yeux pour ne rien compromettre ? Nous devons être

intraitables sur la corruption. Ainsi, il faut laisser la justice travailler sur ces fameux comptes détenus par des chefs d’Etat africains et qui relèvent du détournement. Ceux qui sont en France, il faudrait les ge ler ? Aux hautes autorités judiciaires de le faire. En tout cas, c’est mon souhait. Même si ça nuit à nos intérêts… Je ne suis pas sûr que ça leur nuise. Si nous sommes présents en Afrique, c’est parce que nous apportons des compétences, pas parce que nous sommes les amis de tel ou tel chef d’Etat. Les affaires n’ont rien d’incompatible avec la clarté politique. J’en veux pour preuve que les Allemands ou les Chinois, de façon très différente, ne se retiennent pas de dire ce qu’ils ont à dire et de faire ce qu’ils ont à faire. Vous avez plusieurs fois utilisé l’expression “Président normal”. Qu’est-ce que ça veut dire, un Président normal ? Par une mauvaise interprétation des institutions, l’idée s’impose qu’un chef de l’Etat doit sortir de l’ordinaire par son charisme ou son comportement. L’élection de 2007 s’est déroulée sur le thème de la transgression : peut-être s’agissait-il de sortir de deux présidences longues. On voulait la rupture. “Normal”, qu’estce que ça signifie ? En tout cas pas terne, banal, gris, couleur muraille et sans aspérité. “Normal”, cela veut dire un homme – ou une femme – stable, cohérent et qui reste sur ses positions sans avoir besoin d’échapper aux règles.

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De ce point de vue, l’élection de 2012 sera très différente de celle de 2007. Nicolas Sarkozy a douché les Français avec ses exubérances et ses exhibitions. En période de crise, on attend du chef de l’Etat qu’il se révèle capable de proposer une vision, de s’y tenir, de s’adapter aux circonstances et de le faire avec des règles de comportement, une constance dans ses choix et une maîtrise de son expression. Les mots ont un sens et une portée quand on est président de la République. Il ne s’agit pas de mots ordinaires. Le style de Sarkozy n’aura été qu’une parenthèse ? Le pays attend du calme et du respect. Je pense que ce style de présidence n’est plus adapté à la réalité des temps. On pense toujours au général de Gaulle ou à François Mitterrand comme à de grands hommes avec une densité culturelle, des hommes exceptionnels. Votre désir de normalité ne va-t-il pas à l’encontre de cette nostalgie ? Charles de Gaulle était un homme exceptionnel qui a vécu une période exceptionnelle. Celle de la guerre et de la Libération. D’une autre manière, François Mitterrand venait lui aussi de cette histoire : ministre à 30 ans, participant à la reconstruction, travaillant ensuite au retour de la gauche au pouvoir. Nous sommes dans une période plus exceptionnelle sur le plan économique : fini les Trente Glorieuses, les économies fortes et fermées sur elles-mêmes. La mondialisation, un moment exceptionnel, appelle des défis.

Nous avons besoin d’autres qualités : donner une vision, mobiliser, rassembler. Nicolas Sarkozy a cru qu’on pouvait faire avancer le pays en le brutalisant, en le divisant, en dressant les Francais les uns contre les autres et en cherchant des coupables – le fonctionnaire, l’étranger, le jeune délinquant. Moi, je considère que les Francais aujourd’hui ont besoin de réconciliation, d’apaisement, d’harmonie. Bien sûr, les clivages existent. Mais le futur chef de l’Etat aura à redresser l’économie et les comptes, mener des réformes, notamment fiscales, mettre de la cohésion nationale, régler la question des quartiers les plus difficiles, la question des jeunes. Pour y parvenir, il faut être capable de rassembler plus large que sa seule majorité. Pas en allant chercher dans le camp d’en face tel félon ou telle girouette mais en allant à la rencontre des Français eux-mêmes. Voilà le comportement d’un chef d’Etat. Mitterrand ou de Gaulle ont eu cette qualité, cette intuition et cette force : emmener derrière eux ceux qui au départ ne leur avaient pas accordé leur confiance et qui ont compris le sens de leur action. Vous parliez de fiscalité. Ce sera un des thèmes de la campagne ? On aurait dû déjà en parler lors de la campagne de 2007. Je m’y étais essayé, peut-être pas de la meilleure des façons. En déclarant que toute personne gagnant au-delà de 4 000 euros net par mois est considérée comme riche ?

Oui, même si c’était juste. On n’est pas riche à 4 000 euros par mois et par personne mais on fait partie des 5 % de la population… (il ne finit pas sa phrase). J’avais dit à ce moment-là que les avantages fiscaux accordés par Dominique de Villepin et Jean-François Copé à la fin du mandat de Jacques Chirac seraient revus pour ceux qui gagnaient plus de 4 000 euros par part fiscale. La réforme fiscale n’est pas un sujet où tout le monde gagne. Concrètement, nous auront deux débats de société. D’abord, sur quoi faut-il faire l’ajustement ? La consommation, le travail ou le capital ? Ensuite, s’il y a des dépenses à couper, et il y en aura, lesquelles ? C’est plutôt sur le capital que doit porter l’effort principal. On peut augmenter l’impôt sur les successions quitte à déduire l’ISF (l’impôt sur la fortune) de l’impôt sur les successions. Pour le travail, nous n’allons pas interdire les rémunérations excessives, mais nous pouvons les taxer. Etes-vous pour ou contre un revenu maximal ? Dans le secteur public, ce serait la logique puisque l’Etat est actionnaire. A lui de fixer la rémunération maximale. Dans le secteur privé, c’est la liberté. La fiscalité existe pour récupérer ce qui paraît excessif. J’assume le débat fiscal, il ne faut pas le fuir. Au PS, vous aviez cette image de synthèse… Oui, comme Martine Aubry aujourd’hui. Mais elle n’est pas artificielle (rires). Vous avez changé ? Vous savez trancher aujourd’hui ? 19.01.2011 les inrockuptibles 33

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A la tête d’un parti, on doit servir son unité, donc sa crédibilité. Face à son destin et aux Français, on doit trancher par rapport à soi-même. Il faut être anguleux non pas simplement pour créer du débat mais pour trancher les questions importantes, surtout s’il s’agit de demander des efforts aux citoyens. Ce n’est pas facile dans une campagne électorale et plus plaisant de promettre une redistribution. Mais je pense que les Français sont lucides et capables de comprendre. Qu’avez-vous pensé du débat lancé par Manuel Valls sur les 35 heures ? Qu’il y ait un débat sur l’organisation du travail et le temps de travail durant toute la vie, cela me semble utile. Les syndicats sont prêts à s’engager en ce sens. Quel temps accorder à la formation et au travail ? Que fait-on pour entrer plus tôt sur le marché du travail et pour en sortir plus tard afin de liquider sa retraite dans de bonnes conditions ? Cela mérite une discussion. En revanche, sur les 35 heures, la durée légale du travail, ce serait un paradoxe que les socialistes empêchent de payer les salariés en heures supplémentaires au-delà des 35 heures et que la droite défende la position inverse ! Les 35 heures ont changé l’organisation de la vie au travail et de la vie tout court. La France reste un pays à haut niveau de productivité. Aucun partenaire social, ni le patronat ni les syndicats, n’entend rouvrir cette question. Ça prouve que l’idée est passée. Les socialistes se sont engagés à revenir sur la réforme des retraites.

Vous reprenez cet engagement à votre compte ? Oui, il me semble injuste de demander à ceux qui ont déjà travaillé quarante et un, quarante-deux ans d’être obligé d’en faire quarante-trois ou quarante-quatre sous prétexte qu’ils ont commencé leur vie professionnelle à 18 ou 19 ans. A terme, dans cinq ou dix ans, je pense que le seul critère sera la durée de cotisation et non plus l’âge, avec une prise en compte de la pénibilité. Mais tant qu’il y a des gens qui ont commencé tôt à travailler, il faut fixer un critère d’âge. Est-il bien raisonnable de décréter qu’on fait campagne sur la jeunesse alors que celle-ci s’abstient la plupart du t emps ? On verra, elle peut aussi se mobiliser. On l’a vu lors de l’élection présidentielle de 2007, mais elle demeure minoritaire. Même si la France a une vraie vitalité démographique, il existe davantage d’individus de 65 ans et plus que de 18 à 25 ans. Je ne m’adresse pas à la jeunesse pour la flatter ou pour la mobiliser, même si elle peut se montrer sensible à cette attention, je le fais pour m’adresser à toute la société. Pourquoi les plus de 50 ans accepteraient-ils de faire un effort si ce n’est pour permettre que leurs enfants ou leurs petits-enfants réussissent leur vie ? Pourquoi serait-on prêt à donner une part de ses revenus, une part de son patrimoine si ce n’est pour ses enfants ou pour la génération qui vient ? Un pays comme la France n’a pas d’avenir s’il n’est pas capable de convaincre la génération qui arrive qu’elle vivra mieux que la précédente.

Or la majorité de nos citoyens pense l’inverse, d’où le niveau exceptionnellement haut du pessimisme en France. Si vous arrivez au pouvoir, quelles seront vos premières mesures ? D’abord sur la garde des enfants et l’école primaire : c’est le début de la vie. Donner là toutes les conditions de la réussite avec une remobilisation des moyens éducatifs, des systèmes plus faciles de garde, un contrat avec les collectivités locales pour l’accompagnement scolaire et puis la réaffectation de moyens pour les écoles en difficulté. Ensuite, l’orientation à l’université qui explique les malaises et les frustrations. Beaucoup de jeunes des quartiers vivent cette situation : on leur a fait miroiter que l’université leur ouvrirait un avenir et on leur propose d’être gardien ou d’occuper des emplois peu qualifiés. Ça veut dire qu’un diplôme de l’enseignement supérieur ne garantit plus un revenu, un emploi meilleurs. Vous voulez faire entrer l’entreprise dans l’université ? Bien sûr, avec des systèmes beaucoup plus fréquents d’alternance entre l’université et le monde de l’entreprise. Bien des étudiants travaillent dans beaucoup de pays et on s’aperçoit que dans ce système les études se révèlent plus efficaces car la formation se fait à la fois dans l’entreprise et dans le milieu universitaire. Ça veut dire aussi limiter le nombre de gens qui s’inscrivent en philo ou en histoire de l’art, des voies très demandées ?

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“je veux qu’on se donne pour but de savoir comment on peut vivre, et pas seulement mourir, dans la dignité” On peut avoir un premier cycle ouvert. Nous n’avons pas à encourager des formations qui ne correspondent pas aux besoins non seulement de l’économie mais aussi de l’ensemble du pays. Il faut avoir ce souci de l’orientation, pas pour contraindre mais pour convaincre. L’autre problème pour les jeunes couples, c’est le logement. Il devient beaucoup plus compliqué pour un couple qui a 30 ans de louer et encore plus d’accéder à la propriété. Les prêts leur sont interdits, les cautions très élevées, la dépendance à l’égard des parents très forte… Combien restent chez leurs parents ou logent dans des habitats précaires alors qu’ils ont un emploi ? Faut-il mettre la main sur le marché de l’immobilier ? Il va falloir contenir la rente immobilière et mettre davantage de fluidité dans le parc social. Aujourd’hui, les personnes âgées restent dans les logements sociaux même si elles ont de trop grandes surfaces parce qu’elles ne savent pas où aller. Nous devrons trouver des formules qui permettront davantage de mobilité pour que les jeunes y trouvent leur place. En Algérie, en Tunisie ou en Angleterre, on a l’impression d’assister à une lutte des générations. Que peut-on imaginer comme réponse ? Un p acte ? C’est vrai : un égoïsme de génération s’installe. Le débat sur la dépendance peut encore l’accentuer. Je suis de la génération qui a bénéficié de Mai 68, qui a connu l’alternance en 1981.

C’est quand on a de la chance qu’on doit la partager. J’ai pu obtenir un prêt à 23 ans et m’acheter très jeune un logement. Pour mes enfants, c’est plus dur. Je suis conscient du phénomène et j’en mesure le risque. Mourir dans la dignité, c’est respecter ce que l’on a été, mais il faut aussi vivre dans la dignité. Je veux réconcilier les générations. Pour le travail, j’ai proposé un contrat de génération : l’employeur qui garderait un senior jusqu’à l’âge de la retraite à taux plein et qui embaucherait un jeune à qui le senior transmettrait son expérience, cet employeur-là serait exonéré de toute cotisation sur les deux emplois. Mais on doit aller au-delà : refonder une solidarité entre les seniors et les jeunes, une solidarité entre les générations. Des deux septennats de Mitterrand, on retient entre autres la densité de sa politique culturelle et le doublement du budget de la culture. Est-ce qu’un candidat de gauche peut en proposer autant ? Que peut-il proposer d ’excitant ? En France, la culture n’est pas un luxe mais une dimension de notre conscience nationale et le gage de notre présence sur la scène internationale. A la fois sur le plan économique, politique, sur celui de la francophonie, de l’attractivité, du rayonnement de la France, la culture représente un atout. Les contraintes financières d’aujourd’hui ne nous autorisent pas à mettre des sommes que nous n’avons plus. Peut-être faut-il s’y prendre différemment. Actuellement, ce sont les collectivités locales

qui financent d’abord la culture. Nous pouvons rassembler sur un certain nombre d’objectifs communs l’Etat, les collectivités locales et les entreprises. J’en connais qui seront choqués mais je crois qu’il faut mobiliser le secteur privé. C’est le grand défi à poser aux chaînes de télévision, aux opérateurs téléphoniques et aux fournisseurs d’accès à internet : nous devons les amener à participer au financement de la culture. Vous vous voyez en directeur des programmes de France Télévisions ? Si Nicolas Sarkozy n’était que le directeur des programmes, ce serait un moindre mal. Mais il joue aussi au directeur du personnel et parfois même au présentateur. Comme d’habitude, il en a rajouté. Son successeur devra accepter d’être un téléspectateur comme les autres. Mais je pense à une réforme très importante : la fusion du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et de l’Arcep (l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). On s’aperçoit aujourd’hui que par internet on pourra faire de la télévision. Il faut donc que la même autorité régule les deux systèmes. Ensuite, pour assurer l’indépendance, nous devrions présenter une liste de noms au Parlement qui donnerait son aval par une majorité large, les deux tiers par exemple. Le PS a adopté son calendrier de la primaire. J’avais une autre position mais ce n’est pas un calendrier qui fait gagner une élection. 19.01.2011 les inrockuptibles 35

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“un accord de gouvernement doit être trouvé avec les écologistes avant la campagne” Vous comprenez la logique qui consiste à laisser le temps nécessaire au favori des sondages, Dominique Strauss-Kahn ? Qu’on veuille donner du temps à un candidat qui en a besoin, soit. Ses amis en réclamaient davantage. Les bons calendriers ne tiennent pas aux personnes mais aux circonstances. Aujourd’hui le pays attend que l’alternance prenne un visage, une forme, un contenu. Plus on reporte ce moment, plus il sera difficile de convaincre. Est-ce une façon pour Martine Aubry d’obtenir la paix des ménages ? Si elle a fait du François Hollande, elle l’a bien fait (rires). Il faut toujours en arriver à une synthèse. Maintenant que ce calendrier nous y oblige, le problème est de savoir si on peut en faire une machine à gagner. Telle est ma proposition : essayons d’en faire un levier. Nous n’allons pas partir dans une course de lenteur où chacun retiendrait ce qu’il a à dire. Moi je dis tout. Pas encore que vous êtes candidat... Sauf ça. Pourquoi ? Parce que cela relève de ma liberté : je parlerai quand je l’estimerai nécessaire. En plus, j’ai les cantonales en Corrèze. Elles vont se jouer chez vous ? Oui, à un siège. C’est aussi un principe de précaution et de respect pour le corps électoral. De quoi aurais-je l’air si je perds la présidence du conseil général et que je brigue l’investiture ? Si vous n’êtes pas réélu président du conseil général, vous ne vous présentez p as ? C’est un risque. J’ai des électeurs. Je dois me présenter devant eux au mois de mars, car je suis président du conseil général. Ce sont eux qui me confèrent ma légitimité. C’est dangereux, un candidat Europe Ecologie-Les Verts au premier tour de la présidentielle ?

Aucun candidat à gauche n’est dangereux en lui-même mais quand on les additionne tous, ça peut provoquer un 21 Avril ! Prenons comme d’habitude trois candidats trostkistes, puisque nous avons cette spécificité française, un candidat Front de gauche, peut-être un candidat communiste maintenu, un candidat écologiste ou deux, j’espère un seul mais c’est un autre débat, un radical, peut-être et Jean-Pierre Chevènement pour couronner le tout. Et puis on fait comme si on n’avait jamais vu le film ? Je n’oublie pas ce qui se passe au centre-droit : on voir poindre des candidats anti-Sarkozy de droite. Que vont faire Dominique de Villepin et François Bayrou ? Ils vont manger des voix pas simplement à droite mais aussi au centre et un peu à gauche. Donc on va avoir quinze ou dix-sept candidats ? Et tout le monde dit : attention à Marine Le Pen, ses idées progressent. J’insiste : le premier tour, c’est le tour décisif. Nous avons tous les yeux fixés sur le second tour mais il reste que le premier détermine tout. D’ailleurs, Nicolas Sarkozy n’a pas d’autre tactique que d’arriver le plus

haut possible au premier tour avec l’écart le plus grand entre le candidat socialiste et lui. Deux conséquences à cela. La première, pour le candidat socialiste : il doit être vraiment socialiste et ne pas aller chercher sur sa gauche ou sur sa droite des électeurs qui ne viendront pas. Vous êtes populaire à droite... Peut-être ceux-là n’iront pas voter pour moi. Il faut que le candidat socialiste corresponde à des électeurs socialistes et qu’il n’ait rien à craindre de son identité, qu’au contraire il revendique ce qu’il est, ce que nous sommes, ce que nous avons fait. Deuxième conséquence : rassembler dès le premier tour un certain nombre de candidats. Il ne va pas de soi que Jean-Pierre Chevènement soit un protagoniste. Il envisage de se présenter… Essayons de l’en dissuader. Pour ce qui est des écologistes, je souhaite que le Parti socialiste conclue avec eux un accord de gouvernement. Il vaudrait mieux y parvenir avant l’été 2011 et le début de la campagne présidentielle.

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On doit aussi leur proposer des circonscriptions, de telle sorte qu’ils puissent avoir un groupe à l’Assemblée nationale, et éventuellement, s’ils le décident, une participation à la primaire socialiste. Pour l’instant, ils n’y sont pas favorables, je respecte leur choix. Le PS ne pourra pas gouverner seul. Il faudra une coalition gouvernementale et donc des alliés. Jean-Luc Mélenchon est-il un allié ? Il qualifie les socialistes d’“assassins”, d’“affameurs du peuple”. Il va loin dans l’égoïsme partisan. Il se trouve néanmoins allié avec le parti communiste qui rappelle à chaque fois qu’il veut, lui, faire gagner la gauche. Mélenchon doit trouver le bon équilibre. Pour l’instant, il nous a frappé avec ses béquilles ! Il y a deux tours pour la primaire. Est-ce que vous vous imaginez vous retrouver au second tour face à Ségolène Royal ? Je vais vous répondre aussi franchement que je peux. Je ne suis pas dans la politique-fiction. Je ne me demande pas ce que vont faire l’une, l’autre et le troisième. Je me demande seulement quels vont être ma responsabilité, mon devoir et peut-être mon destin. En aucune façon, je ne me préoccupe de mes concurrents pour la primaire. Avec Ségolène Royal, nous avions une vie commune il y a quelques années, nous nous sommes séparés. Nos vies personnelles sont distinctes, nos vies politiques se situent au Parti socialiste. Je n’ai rien d’autre à dire. Seul compte ce que nous avons l’un comme l’autre à proposer aux Français – ça vaut pour tous les protagonistes à la primaire. Marine Le Pen vient de se faire élire à la tête du FN. Le PS doit-il adopter une stratégie particulière face à l’extrême droite ? Le PS doit regarder ce qui s’est passé en Europe, c’est-à-dire la façon dont l’extrême droite a utilise l’islam à des fins électorales. Le discours de l’extrême droite en Europe – et celui de Marine Le Pen ne fait pas exception –, ce n’est plus l’étranger, ce n’est plus seulement l’immigré, c’est le musulman. Il ne s’agit plus de vouloir chasser un étranger parce qu’il prend un emploi aux Français mais de lancer une guerre des religions au prétexte que

nous serions menacés dans nos modes de vie et dans nos principes républicains. Il s’agit d’une captation du concept de laïcité. Il faut demeurer ferme devant cette manipulation, cette instrumentalisation extrêmement dangereuse qui aboutirait à radicaliser les positions religieuses. Voilà pourquoi nous devons défendre les chrétiens d’Orient et le droit des musulmans d’Occident à pratiquer leur religion. Deuxième sujet de fermeté : la laïcité garantit la liberté religieuse mais la religion doit demeurer dans un espace privé et non pas déborder dans l’espace public. Et chaque fois qu’il y a entorse à ce principe, il faut y mettre un terme, et vite. Pourquoi ne faites-vous plus de bl agues ? L’humour est une arme formidable en politique et je n’y renoncerai pas, notamment dans les campagnes électorales : c’est peut-être le moyen le plus efficace pour capter des électorats rétifs à la politique. Mais à la télévision, en une ou deux phrases, le second degré devient très compliqué et ce que vous croyez être de l’humour ne passe pas pour tel. En plus, faire rire, ça ne fait pas sérieux. J’essaie d’en tenir compte, mais il faut savoir l’utiliser à bon escient. Et la période actuelle n’est pas drôle avec les Français. Vous avez de bons sondages. Vous n’avez pas peur d’un effet de m ode ? J’étais à la tête d’un parti pendant dix ans et ce n’est pas forcément la fonction qui rend le plus populaire. On aime les hommes libres : aujourd’hui j’en bénéficie. L’important, c’est de toucher le peuple dans ses profondeurs. Par la presse, car je la respecte. Par la télévision, mais ce n’est pas là que je me sens le plus à l’aise, même si ce mode d’expression s’impose comme l’instrument principal. Je pense plus à un rapport traditionnel avec les élus et les militants. Je crois à ce contact : nous devons incarner la politique. Façon Chi rac ? Ou Mitterrand. La politique à l’ancienne, le contact direct, c’est la politique de demain. Vous reconnaissez être à la mode ? Si vous êtes venu me voir, j’imagine… 19.01.2011 les inrockuptibles 37

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édito “réserve”

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par Thomas Legrand

Depuis le début de la crise tunisienne, il y a une pusillanimité édifiante dans la position française. Pour résumer, il y a cette phrase de Michèle AlliotMarie, la terne ministre des Affaires étrangères, dans le JDD : “La France est tenue à une certaine réserve.” Quand un peuple se défait des chaînes d’un dictateur, la France n’a-t-elle pas d’autre message à délivrer ? Aucun mot pour saluer le courage et la mesure des jeunes manifestants qui ne réclament que démocratie et liberté. La “réserve” de Paris concernant ses anciens protectorats l’empêche d’accompagner les évolutions voulues par la population. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une “réserve” mais bien d’une complicité, puisque les félicitations au régime de Ben Ali constituaient le principal message de la France envers ce pays. Que la France se mêle des affaires de la Tunisie ou qu’elle se taise, de toute façon, elle sera critiquée et suspectée. Dès lors, on ne comprend pas pourquoi elle ne défend pas simplement ses principes et ne soutient pas, au moins par la parole, les manifestants tunisiens à partir du moment où ceux-ci refusent l’intégrisme et réclament la démocratie.

bientôt Hulot Eva Joly remplacée par Nicolas Hulot pour représenter les écolos en 2012 ? L‘idée progresse… au moins dans la tête de l‘animateur d‘Ushuaïa.

Ç

a y est ! Nicolas Hulot a pris sa décision... Il a décidé qu’il avait envie de se présenter à l’élection présidentielle. Décider d’avoir envie, ça n’est pas encore décider de pouvoir… L’aventurier de la télé n’a pas encore décidé s’il était prêt à endurer tout ce que se lancer dans un tel combat implique. C’est compliqué, c’est Hulot. Il faut donc, pour comprendre un peu la tempête qui fait rage en ce moment sous le crâne du présentateur d’Ushuaïa, se plonger dans les méandres des arguments contradictoires, les avantages et les contraintes afférents à une telle aventure

pour un quidam qui n’est pas un professionnel de la politique. Hulot veut peser sur le débat français, la question n’est plus d’imposer le thème de l’écologie à la société, c’est fait. Non, il veut que tous les aspects de la vie politique soient abordés à travers le prisme de l’urgence environnementale. C’était déjà l’idée du pacte qu’il avait fait signer, en 2007, à tous les candidats. Le pacte a été signé, il a ensuite été piétiné ; Nicolas Sarkozy a vidé le Grenelle de l’environnement de sa substance, renoncé à la taxe carbone, rétrogradé le ministère de l’Ecologie et l’a démonétisé en lui 19.01.2011 les inrockuptibles 39

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retirant l’énergie. Ségolène Royal, autre signataire, a été la première, de son côté, à dynamiter la taxe carbone en ouvrant le bal des critiques à gauche contre cette nouvelle fiscalité. Donc l’idée du pacte est morte, trahie par ses principaux signataires. La seule autre façon de peser est de se présenter à l’élection reine. Sur ce point, le doute n’existe plus dans l’esprit de Nicolas Hulot. Il prendra sa décision définitive en février et l’annoncera dans la foulée. Hulot étudie, en ce moment, les moyens juridiques et matériels pour faire vivre ou mettre en sommeil sa fondation (la fondation Nicolas Hulot) et recaser ses employés, ainsi que toute l’équipe d’Ushuaïa. En tout, il s’agit quand même d’une cinquantaine de personnes. Il faut que ces affaires-là soient terminées avant avril 2011 parce qu’un an avant l’élection, tout ce qui pourrait apparaître comme servant à la notoriété et à la promotion d’un candidat à l’élection présidentielle tomberait dans la catégorie “dépenses de campagne”. La fondation Hulot et l’émission de télé de TF1 ne sont pas faites pour ça. Si Nicolas Hulot règle ces questions matérielles qui incombent à sa condition d’employeur, il pourra alors réfléchir plus sérieusement aux aléas plus politiques de sa candidature. être de gauche ou ne pas être Fin décembre, Nicolas Hulot a dîné avec Eva Joly. Ils ne se connaissaient pas, ils se sont appréciés et leurs proches ont répandu l’idée selon laquelle ils avaient décidé, entre la poire bio et le fromage au lait cru, qu’ils ne se présenteraient pas l’un contre l’autre. Si Nicolas Hulot veut représenter les écolos en 2012, Joly et Hulot étudieront la question ensemble. Un pacte comme celui d’Aubry et Strauss-Kahn, en quelque sorte. Maintenant, les proches qui avaient diffusé cette nouvelle se montrent

AU-DELÀ DES ALÉAS POLITIQUES D‘ALLIANCES ET DE POSITIONNEMENTS, UNE QUESTION PLUS INTIME N‘EST PAS ENCORE TRANCHÉE : EST-IL VRAIMENT FAIT POUR CE COMBAT ? plus prudents et c’est à une course de lenteur, façon cyclisme sur piste, que les deux candidats potentiels semblent se livrer. Joly doit encore faire la preuve de ses capacités de candidate écologiste crédible alors que Nicolas Hulot doit commencer à convaincre de ses réelles motivations d’écologiste d’opposition au sarkozysme. Joly a, pour l’instant, l’appareil d’Europe Ecologie – les Verts derrière elle, Hulot a le soutien, au sein de cet appareil, des purs environnementalistes comme Yves Cochet, qui renoncerait à sa propre candidature si le présentateur télé se décidait. Les sondages ne sont plus très bons pour Eva Joly qui n’obtient que 4 % des intentions de vote (CSA/ Marianne, début janvier) et 5 % selon BVA/L’Express mi-janvier, alors qu’elle était à 10 % en septembre 2010 pour ce même institut. D’autres sondages avec Nicolas Hulot comme hypothèse à la place de Joly vont être publiés à la fin du mois. Le rapport de force chiffré entre les deux candidats potentiels sera alors établi. un ticket avec Borloo Mais il faut aussi, pour être candidat, accepter de se placer dans une position politique d’alternative au sarkozysme. Etre officiellement de gauche puisque parallèlement, EELV négociera avec le PS des circonscriptions pour les législatives de juin 2012. Ce n’est pas dans les habitudes de Nicolas Hulot de choisir un camp, la

droite ou la gauche. Est-il prêt à le faire ? Certains de ses amis disent que oui, qu’il est trop déçu par Nicolas Sarkozy. D’autres estiment qu’il pourra garder sa ligne indépendante sans s’occuper des alliances que tentent de construire les écologistes avec le PS. Une position qui paraît assez acrobatique puisqu’entre les deux tours il va bien falloir appeler à voter pour le candidat de gauche, en cohérence avec le programme de gouvernement EELV/PS. En attendant de faire son outing de gauche, Hulot continue de rencontrer en douce Jean-Louis Borloo, qui rêve de lui proposer un ticket centro-écolo pour 2012, histoire de le ramener dans le camp sarkozyste. A moins que ce ne soit Hulot qui tente de désincarcérer Borloo des décombres de la majorité… Dans un mois, l’écolo de TF1 se décidera ; mais bien au-delà des aléas politiques d’alliances et de positionnements, une question plus intime, plus existentielle, n’est pas encore tranchée aux yeux de ses proches : est-il vraiment fait pour ce combat-là, est-il capable de survivre à ce bain glacé, comme il a survécu le mercredi 12 janvier, sauvé par les pompiers après être resté quarante-huit minutes dans une eau à 11 degrés dans la baie de Lancieux (Côtes-d’Armor), à la suite d’un accident de kitesurf ? En 2012, les pompiers n’y pourront rien... Thomas Legrand photo Guillaume Binet/M.Y.O.P

vu, entendu Hortefeux aux miches Brice Hortefeux a assisté le 11  janvier aux vœux du syndicat de police Alliance, au Paradis Latin. Louant “le dévouement” de ses troupes, le ministre a glissé aux flics présents : “La vie de cabaret d‘un soir, vous l‘avez bien méritée.” Avant de s‘éclipser pour ne pas être photographié devant les danseuses aux seins nus. Copé, lui, s‘était fait la malle avant le discours du ministre de l‘Intérieur.

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C‘est le nombre de militants qui se sont exprimés lors du scrutin pour désigner la nouvelle direction du FN. Le total des inscrits était de 22 403, loin des 35 000 militants revendiqués par JeanMarie Le Pen.

Copé s‘ancre à droite Après le débat sur l‘identité nationale, les 35 heures, la fonction publique, Copé relance le débat sur la TVA sociale qui avait été catastrophique pour la majorité. Décryptage d‘un cadre de la majorité : “Copé veut se constituer un socle électoral à droite qui lui soit dévoué et fidèle. Comme ça, si Sarkozy perd en 2012, il pourra rebondir et prendre le leadership de ce qui deviendra l‘opposition.”

une pilule dure à avaler Au vu du rapport de l‘Igas accablant pour le système d‘autorisation de mise sur le marché des médicaments, Xavier Bertrand, le ministre de la Santé, propose une réforme pour assurer la transparence du processus. Le PS abonde, mais certains à l‘UMP s‘inquiètent de mesures qui pourraient fâcher les laboratoires pharmaceutiques, soutiens habituels de la droite.

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que le meilleur perde

affaires étrangères

coucou, revoilou Bébé Doc

O

Le pouvoir est un effroyable fardeau ; l’opposition, une situation de rêve. L’objectif profond des hommes politiques n’est pas la victoire mais la défaite.

Hector Retamal/AFP

n l’avait oublié celui-là. Jean-Claude Duvalier, aka Bébé Doc, ex-président à vie-dictateur d’Haïti a fait son retour surprise le 16 janvier, vingt-cinq ans après avoir été chassé du pouvoir par une révolte populaire. En 1971, Bébé Doc avait succédé à son père dictateur, François Duvalier, alias Papa Doc, à l’âge de 19 ans. Depuis 1986, il vivait en exil avec sa famille sur la Côte-d’Azur. Papa Doc avait créé une milice tristement célèbre, les Tontons macoutes, qui faisait régner la terreur sur l’île au profit du clan. Plus coulant que son père au début, Baby a vite repris les bonnes vieilles méthodes de papa. Les autorités haïtiennes estiment que la famille Duvalier a détourné plus de 100 millions de dollars (au bas mot) des caisses de l’Etat haïtien, un des plus pauvres du monde, sous perfusion de l’aide internationale. L’ancien dictateur a déclaré à sa descente d’avion être “venu pour aider le peuple haïtien”. Une nouvelle catastrophe pour les Haïtiens après le séisme dévastateur et l’épidémie de choléra qui ont ravagé l’île ? Jean-Claude Duvalier fait son retour entre les deux tours de la présidentielle. Le second a été reporté après la contestation violente des résultats du premier. A. L.

confidentiel “Quand tout s’effondre, il y a encore l’Etat. (...) ’A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien’, disait Jaurès, lui aussi trahi par la gauche du FMI et des beaux quartiers.  (...) Il nous faut retrouver l’ère des grands commis de l’Etat, des hussards de la République et des serviteurs de l’intérêt public.” Marine Le Pen, à Tours, lors de son premier discours de présidente du FN. L’héritière Le Pen en promotrice des hussards de la République ! On n‘est pas obligé de gober la manœuvre… Quant à la citation de ce pauvre Jaurès, Nicolas Sarkozy l‘avait aussi utilisée à maintes reprises pendant la campagne présidentielle de 2007.

par Michel-Antoine Burnier

Oh, comme il fut touchant de voir la semaine dernière droite et gauche communier, chacune de son côté, dans le culte de la défaite et des grands personnages qui l‘ont si bien incarnée. La droite rendait un hommage démesuré à un homme qui avait échoué en tout, et avec éclat, M. Philippe Séguin. Il tenait une réputation épatante d‘avoir perdu sa bataille contre le traité de Maastricht, démissionné en pleine campagne électorale de la liste RPR qu‘il menait aux européennes de 1999 et, en 2001, trébuché lors des municipales à Paris qui, pour la première fois depuis 1871, passa à gauche. Le PS, lui, célébrait avec une troublante vénération la mémoire de M. Mitterrand. C‘était à qui l‘avait connu avant l‘autre et se réclamait le plus fort de son héritage. Les éloges prirent une telle ampleur qu‘on en venait à se demander pourquoi l‘on ne nous exposait pas son corps momifié dans un sarcophage de verre. Certes, M. Mitterrand a gagné par deux fois l‘élection présidentielle. Mais n‘oublions jamais qu‘il fut aussi un victoricide de belle envergure  : les deux fois, après avoir échoué en économie comme en finances, il parvint à se faire battre dès les élections législatives suivantes. On comprend que tous veuillent l‘imiter car telle est la loi immémoriale des socialistes : quand par mégarde ils parviennent au pouvoir, ils arrivent toujours à le perdre au prochain scrutin – à la différence de

ces empotés de la droite. Mieux, en inventant la cohabitation, M.  Mitterrand s‘est donné un rôle délicieux, le rêve pour un homme politique : celui d‘un président de la République dans l‘opposition à son gouvernement, les palais nationaux sans les effroyables inconvénients du pouvoir. Sa cote de popularité en a plus que doublé. Admirons qu‘une réforme, dix ans après sa mise en œuvre, puisse encore provoquer un beau désordre tant à droite qu‘à gauche. Il s‘agit bien sûr des 35 heures. Dès le départ, M.  Jospin et Mme Aubry avaient monté leur affaire avec soin. Ils s‘étaient bien gardés d‘écouter les mauvais conseillers qui voulaient avancer par étapes et à l‘expérience. Non, ils établirent un système universel valable pour tous. Les petites entreprises en souffrirent, les hôpitaux en vacillèrent et ne s‘en sont toujours pas remis. Autre avantage  : les 35 heures freinant ou empêchant les augmentations de salaire, M.  Jospin put ainsi passer pour peu social. Il en perdit l‘élection présidentielle. La droite, de son côté, proclame qu‘elle va abolir ce dispositif maudit et ne le fait pas, ce qui lui permet de se montrer infidèle à ses promesses. L‘échange des rôles favorise toujours l‘incompréhension des électeurs. Voilà pourquoi il paraît essentiel que des socialistes mettent en cause les 35 heures tandis que des ministres de Sarkozy et le patronat prennent leur défense. (à suivre...) 19.01.2011 les inrockuptibles 41

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2011. Royal, re-candidate, ressort le serre-tête classique des années Mitterrand.

JDD/Abaca

Alain Jocard/AFP

Laurent Theillet/Sud Ouest/MaxPPP

Ségolène Royal, championne du relooking. Vingt ans de contrastes vestimentaires, reflet de l‘évolution d‘une carrière.

2008. Royal, en hippie chic, s’en va en Grèce.

2004. Présidente de région, voici l‘immaculée Ségolène...

2006. La candidate du PS, stricte et heureuse, vient de croquer ses “camarades”.

Pierre Verdy/AFP

Jean-Pierre Muller/AFP

Alain Bourron/Sud Ouest/MaxPPP

2008. La défaite pas encore digérée, elle surprend son monde avec sa FRA-TER-NI-TÉ et son look baba cool.

2009. En femme fatale, elle joue sa carte hors du PS, un an après le fratricide congrès de Reims.

Eric Feferberg/AFP

Aris Messinis/AFP

Miguel Medina/AFP

2010. Pour lutter contre la réforme des retraites, il faut faire dans la sobriété. Petit foulard et chignon, façon respectabilité.

2004. L‘époque d‘avant le relooking.

1992. Les débuts. Tiens, déjà le serre-tête... comme en 2011.

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presse citron

les relous par Christophe Conte

Panique chez les toons : Martine, loin de la plage, balance des pavés, Bob l’éponge se tâte pour un nouveau cocktail, le lièvre et la tortue piquent la place des éléphants, et au pays de Oui-Oui, il semble urgent de changer les couches.

Ségolène Royal, modestitude Invitée à l’émission Dimanche+, la présidente de la région Poitou-Charentes a affirmé que “la modestie, c’est savoir tirer des leçons de ses échecs”. Avant d’ajouter : “J’avais dit la vérité à l’époque… Si j’avais été élue présidente, le pouvoir d’achat des retraités n’aurait pas baissé.” Modestie…

Xavier Bertrand, à bon entendor

Oui-Oui chez les racistes La semaine dernière avait lieu le procès d’Eric Sournois, l’un des deux lutins du Pays des jouets, accusé d’injure raciale après avoir déclaré sur le plateau de l’émission “Salut les pantins” que “les délinquants de Miniville sont en majorité noirs et arabes ou alors conduisent un taxi jaune, c’est un fait.” Fort heureusement, Sournois a reçu le soutien de son compère le lutin Eric Finaud, qui n’est pas raciste puisqu’il est de gauche. Il a reçu également l’appui étonnant de l’ancien gendarme de la France, Jean-Pierre Chevènement (Le Parisien, 13/01), qui a l’air de trouver que Sournois est un type bien. C’est étrange cette persistante odeur de merde au Pays des jouets.

Martine a la rage

Franklin pr ésident !

Au début, elle l’aimait bien, son petit fiancé espagnol, tout noueux et tout agité comme un picador au moment de pénétrer dans l’arène. Mais depuis qu’il ne fait rien qu’à critiquer sa belle réforme des 35  heures, entre Martine et Manuel y a comme un vent froid ibérique qui circule. Au point.fr (11/01), la première secrétaire lâche sèchement à l’attention du Sarkozy de gauche (pourquoi “de gauche” d’ailleurs ?) : “Il doit travailler, potasser, réfléchir.” Ce qui s’appelle se faire envoyer Vallser.

Laurent Joffrin l’affirme dans son éditorial proFrançois Hollande de Libération (12/01) : “Il n’y a plus d’éléphants au PS. Il y a des lièvres et des tortues.” Allusion à peine voilée aux efforts diététiques du député corrézien, passé côté ligne, et surtout stratégie, du modèle Babar à celui de Franklin la tortue. Bon, Joffrin, maintenant faudra que tu assumes d’avoir comparé DSK à un lapin.

Bob l’éponge radicale Est-ce que quelqu’un a des nouvelles de Borloo ? Très discret depuis son départ du gouvernement, l’ancien ministre de l’Ecologie a juste ouvert un œil pour refuser la présidence d’Annecy 2018, malgré ses aptitudes reconnues en descente et en slalom. Par contre, dans une interview au Figaro (9/01), le président du Parti radical de gauche, Jean-Michel Baylet, s’est dit prêt à faire alliance avec lui à la prochaine présidentielle. Euh, Jean-Loulou, le Baylet, pour le foie c’est pour le coup très radical.

collabo show Victoire de Penggy la cochonne laïque face à Antisemitt la grenouille de bénitier lors de l’élection pour la présidence du Front national. Mais c’est le vieux commentateur qui a repris la main en ironisant sur les origines juives d’un journaliste viré par son service d’ordre (20minutes.fr, 16/01).

très confidentiel Pendant que tous les ambitieux socialos se pressaient autour du caveau de Mitterrand à Jarnac, François Fillon a commémoré seul le premier anniversaire de la disparition de Philippe Séguin en matant Kung Fu Panda.

Dimanche, à la suite du rapport accablant de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur le Mediator, le ministre de la Santé a déclaré “sans arrièrepensées, c’est comme pour les conflits d’intérêt, il faut plus de transparence”. Son ami Eric Woerth appréciera.

Bruno Gollnisch, franc-coudeur Après sa défaite à l’élection pour la présidence du FN, Gollnisch a annoncé qu’il laissait “les coudées franches” à Marine Le Pen en refusant le poste de numéro 2 du parti. Il dit attendre que la nouvelle présidente “fasse ses preuves”, comprendre : trébuche en 2012.

Eric Woerth, six minutes chrono La Cour de justice de la République a ouvert une enquête visant l’ex-ministre du Travail pour prise illégale d’intérêts dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne. Pas de chance pour un dossier qui ne l’avait “occupé que six minutes, peut-être sept”... 19.01.2011 les inrockuptibles 43

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contre-attaque

petits arrangements entre ennemis Kathleen Turner et Michael Douglas dans La Guerre des Rose (1989) de Danny DeVito

Ils ont choisi de se quitter. Mais la conjoncture empêche ces couples d’aller au bout. En attendant une meilleure santé financière, ils restent ensemble.

E

ssoufflement de la libido, petites tromperies à répétition, crises de jalousie ou disputes constantes… On connaît les motifs premiers du désir de séparation. Les difficultés financières du ménage ont toujours été une cause supplémentaire. Ça n’est plus le cas : la crise a inversé la tendance. Plus question de se séparer quand les finances de la maison sont patraques. Beaucoup de pays enregistrent une diminution des divorces deux ans après le krach (- 18 % en Grande-Bretagne ou en Espagne). Par corollaire, on se marie aussi moins. Aux Etats-Unis, près de 40 % des 1834 ans, plus très assurés professionnellement, repoussent la décision de se passer la bague au doigt, en attendant des jours meilleurs. Avocat spécialisé, Rodolphe Costantino tempère ces chiffres : “Je dirais qu’il n’y a pas moins de demandes de divorce. Il y a en revanche une diminution des divorces prononcés, ce qui est différent. Car le traitement judiciaire est devenu beaucoup plus long. Désormais, les couples optent systématiquement pour une procédure à l’amiable. Ils se disent qu’au contentieux, cela durera plus longtemps encore –  ça peut aller jusqu’à deux ans de négociations –, et que les conséquences financières

seront encore plus lourdes. Et ce n’est pas tant seulement le coût de la procédure qui les freine. Il y a d’autres facteurs, comme la crise du logement par exemple.” Les cabinets juridiques spécialisés dans les affaires matrimoniales se font du mouron. Les clients tentent de plus en plus de négocier les honoraires, car à moins d’être particulièrement fortuné, se séparer coûte cher. Ce n’est plus un loyer à payer, ni un seul frigo à remplir, mais deux, ou presque. Même réparties entre les deux ex, les charges fixes augmentent. Bref, séparation égale appauvrissement. Le sociologue François de Singly le rappelle : les familles monoparentales constituent près d’un quart des familles pauvres (ressources inférieures à 60 % du revenu moyen). Et à Paris, une demande sur

en pratique le gai divorce “Divorce facile” ou “divorce rapide”  : sous ces intitulés, la toile est bourrée d’annonces de cabinets d’avocats proposant leurs services express. Divorce Attitude est un portail pratique, bien rubriqué et plein de conseils pour les candidats au divorce qui ont la “positive attitude” (calcul de la pension alimentaire, de l’impôt du parent nouvellement séparé, annuaire des associations de familles monoparentales…). Egalement, un livre bien documenté et très fin  : Sociologie de la famillecontem poraine, de François de Singly (Armand Colin).

quatre de logement social est faite par une personne en cours de divorce. A supposer que le couple, un peu plus nanti, possède, en communauté de biens, une maison ou un appartement, l’affaire vire au casse-tête. D’autant que le moment n’est pas très opportun pour vendre. Et certainement pas pour investir. La solution, même provisoire  : cohabiter. Aménager en quelque sorte une coloc entre ex. Un peu bizarre, surtout quand l’un aime toujours  : c’est fini et pas fini ! “Ne trouvant pas de solution facile, chacun défendant son bout de gras, ils campent sur place et sur un statu quo, remarque Me Costantino. Pendant que le juge évalue comment le couple fonctionne financièrement – c’està-dire qui contribue à quoi ? – pour décider de mesures provisoires ou définitives, ils sont contraints à vivre ensemble. Cela crée des situations terribles, comme ce couple qui ne se supporte plus mais qui possède quand même les moyens de louer un petit studio proche de leur appartement. Une semaine, c’est lui qui l’occupe, l’autre, c’est elle. Ainsi, ils se mettent en garde alternée chez leurs enfants.” Dans cette séparation qui n’en finit pas, ceux qui trinquent le plus, comme toujours, sont les mômes. Alors qu’ils n’ont rien demandé. Les parents, eux, sont bien trop occupés à se déchirer. Egoïstes ! [email protected]

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propagenda

“un manque de lucidité” Selon l‘économiste Philippe Askenazy, si la France patauge, elle le doit surtout à l‘incohérence de sa politique économique.

V

ous expliquez dans Les Décennies aveugles1 que les politiques et les experts ont été incapables de mener des politiques économiques cohérentes… Ce sont les politiques qui font des mauvais choix ou les experts qui se trompent ? Philippe Askenazy – Dans tous les pays, les décideurs publics s’appuient sur des experts pour des domaines aussi variés que la justice et la santé publique. La politique économique n’y échappe pas. Mais les mécanismes économiques eux-mêmes sont en permanent renouvellement, ce qui rend délicates les analyses des experts. Héritage de la planification, les dirigeants politiques en France tendent trop à s’appuyer sur l’expertise dominante, qui par nature est en décalage par rapport aux

faits et trop conservatrice. D’où le discours récurrent sur les “modèles” étrangers à suivre souvent au moment même où ces modèles deviennent fragiles. Souvenezvous qu’il y a à peine trois ans, il fallait imiter le “tigre“ irlandais ! Croissance atone et chômage élevé sontils dus à cette mal-gouvernance ? En partie. Les transformations du capitalisme sont les déterminants fondamentaux des hoquets de la croissance dans l’OCDE. La transition d’une révolution industrielle à une autre a légué une croissance structurellement limitée lors des décennies 70 et 80. En revanche, l’entrée dans la révolution des technologies de l’information, dont internet, l’a portée les deux décennies suivantes. Aveuglés par la volonté de résultats

immédiats sur le front de l’emploi, les gouvernements français n’ont pas su accompagner ses phases ; réduire l’effort de recherche et d’innovation dans les années 90, quand s’affirmait l’économie de la connaissance, est un exemple frappant de ce manque de lucidité. Quel fut le pire gouvernement, le meilleur ? Derrière des traits communs dans le mode de gouvernance, les différentes majorités ne sont pas a-idéologiques. Je donne des clefs d’analyse sans concession sur les politiques économiques depuis quarante ans. Selon la grille politique retenue, un même gouvernement peut apparaître correct ou mauvais. Toutefois, on peut soutenir que le gouvernement de Raymond Barre, qui se prétendait justement le moins politique et le plus technique, fut probablement celui qui a commis le plus d’erreurs délétères : absence de vision de la transition industrielle vers l’économie de la connaissance, confusion entre précarisation des salariés et flexibilité utile aux entreprises… Les jeunes en ont été les principales victimes, dirigés vers des métiers industriels en déclin, enfermés dans des parcours professionnels de stages en CDD subventionnés par l’Etat, et qui depuis se sont enkystés dans les entreprises et même la fonction publique. Vous parlez de la France comme d‘un “élève médiocre”. Que cela signifie-t-il ? Comment sortir de cette médiocrité ? Depuis quarante  ans, la situation de la France est dans la moyenne des pays développés. La France n’est donc pas en déclin relatif. Mais elle n’a jamais connu un “âge d’or”, qui permet à la société de respirer, de se dégager de l’angoisse du chômage. Le Japon était conquérant dans les années 80, les Etats-Unis à la fin du siècle, la GrandeBretagne sous Blair et maintenant l’Allemagne. Même l’Italie avec les années Benetton ou l’Espagne et sa frénésie de construction ont eu leur période d’euphorie. C’est aux gouvernants français de proposer une perspective de progrès pour la France. La crise actuelle ne doit pas cacher les opportunités ouvertes par des besoins croissants des sociétés développées et émergentes. Pour cela, il faut se projeter sur la décennie qui s’ouvre et abandonner certains paradigmes. Par exemple, celui de voir dans la santé une dépense, alors que se construit un espace européen du patient dans lequel la France pourrait s’imposer comme l’acteur majeur de cette industrie. Déjà, la sécurité sociale britannique reverse en un an à la France l’équivalent de la vente de trois Airbus A320 pour les soins des touristes médicaux et retraités d’outreManche. propos recueillis par Anne Laffeter 1. Les Décennies aveugles (Le Seuil), 20 €

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débat d’idées

James Leynse/REA

Un vaste programme de recherches pluridisciplinaire, Lieux de savoir, se penche sur le rôle crucial du geste dans l’élaboration de la pensée. Un nouveau champ des possibles qui remet la main au cœur de la vie de l’esprit.

du cerveau plein les doigts D ans un essai paru l’an dernier, Eloge du carburateur, l’Américain Matthew B.  Crawford saluait l’intelligence de la main du mécanicien. Le rapport que le geste manuel entretient avec l’activité de l’esprit nourrit un nouveau champ de recherches en France, qu’un imposant ouvrage collectif dirigé par Christian Jacob, Lieux de savoir 2 – Les Mains de l’intellect, illustre avec acuité. Des chercheurs, philosophes, historiens ou anthropologues y explorent les liens secrets qui se nouent entre les arts de faire et les arts de dire, entre la main et l’esprit. Partant du postulat selon lequel la pensée ne naît jamais in abstracto, les auteurs démontrent que le savoir se déploie à partir d’un savoir-faire : les gestes de la main accompagnent les opérations de l’esprit, la pensée prend forme grâce au maniement d’objets et d’instruments. Dire, c’est faire ; faire, c’est dire. Observer, fabriquer, classer, interpréter  : le clivage entre les savoir-faire manuels et les savoirs abstraits s’efface dans l’entrelacement de l’immatériel et du matériel, de l’intellect et des gestes techniques. Faisant suite à un premier volume, Espaces et communautés, cette nouvelle somme des Lieux de savoir s’inscrit dans une perspective comparatiste et interdisciplinaire pour définir un paysage disséminé des pratiques savantes. “Nous ne

cherchons pas à éclairer le fonctionnement de l’esprit humain ni à trouver des schèmes-universaux de pensée, explique Christian Jacob. Nous explorons en revanche la mise en forme de la pensée en situation historique et culturelle, dans les projections qui la matérialisent, gestes et savoir-faire, artefacts, discours oraux, textes écrits, inscriptions.” Ambitieuse exploration, ouverte à des multiples et souvent très différentes manières de poser la question, Les Mains de l’intellect s’intéresse autant aux pictographies amérindiennes qu’à un manuscrit indien du XVe siècle, à une page du Talmud qu’à un écran d’ordinateur,  à l’établi d’un menuisier qu’à l’atelier de Michel Foucault (une étude passionnante de ses

LA PENSÉE PREND FORME GRÂCE AU MANIEMENT D’OBJETS ET D’INSTRUMENTS. DIRE, C’EST FAIRE ; FAIRE, C’EST DIRE

procédures de lecture et gestes dans sa bibliothèque)… L’impression d’éparpillement, voire d’égarement, qui peut surgir à la lecture de la masse des articles est compensée par la cohérence et l’unité d’une pensée collective nourrie par les travaux fondateurs de Pierre Bourdieu sur le “sens pratique”, de Michel de Certeau sur les “pratiques de braconniers”, de l’anthropologie des savoir-faire (cf. Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire – La Laveuse, la Couturière, la Cuisinière) ou encore de Bruno Latour (cf. son enquête ethnographique, La Vie de laboratoire – La Production des faits scientifiques). Grâce à de multiples éclairages complémentaires, le livre prouve que le raisonnement, la mémorisation et l’abstraction peuvent être conçus “comme la manipulation d’objets, de problèmes ou d’idées qui sont travaillés par des techniques particulières”. Les changements technologiques actuels, incarnés par les écrans tactiles qui introduisent une nouvelle gestuelle, modifient en eux-mêmes la nature des textes. Par les gestes inédits qu’il induit, le nouvel environnement numérique affecte la pensée, ce work in progress activé par la main nourricière. Jean-Marie Durand Lieux de savoir  2 –  Les  Mains de l’intellect, sous la direction de Christian Jacob (Albin Michel), 992 pages, 65 €

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Sans titre-2 1

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“devant le monde entier, tu as perdu, Laurent” Le journaliste et écrivain ivoirien Venance Konan a bien connu Laurent Gbagbo. Le 10 janvier, la police du “président” lui a rendu une petite visite. Venance répond à Gbagbo et imagine une rencontre.

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Laurent Gbagbo lors de la cérémonie d’investiture à la présidence de la République de Côte d’Ivoire, Abidjan, 4 décembre 2010

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Venance Konan

A

h Laurent ! Nous voici à nouveau face à face, pour nos longues nuits de veille. Tu es fatigué, Laurent. Je le suis aussi. Comme le reste du monde à qui tu tiens tête. Mais laisse-moi te dire cela d’abord. Le lundi 10 janvier, tes sicaires appelés Cecos (Centre de commandement des opérations de sécurité), censés assurer la sécurité des habitants d’Abidjan mais qui se sont surtout illustrés par les meurtres gratuits, les rackets, les enlèvements, se sont rendus à mon ancien domicile. Ils voulaient savoir si j’y habitais toujours. Ils n’ont pas dit ce qu’ils me voulaient mais je le devine. Ils ont à leur actif des dizaines de meurtres depuis l’élection qui nous a plongés dans cette crise. L’ONU et les organisations de défense des droits de l’homme parlent de plus de deux cents morts. Si tu m’en avais parlé, Laurent, je t’aurais dit que j’avais déménagé depuis longtemps. Pas à cause de toi, je te rassure, mais je réalise que j’avais bien fait. Je sais, tu me diras que ce n’est pas toi qui les as envoyés. Tu n’as jamais envoyé qui que ce soit tuer les gens que tu n’aimes pas ou qui te dérangent. Les escadrons de la mort qui ont sévi dans le pays à partir de novembre 2002, après qu’une rébellion a occupé la moitié de ton pays, tu n’y es pour rien. On en reparlera. Mais en attendant, Laurent, je serai obligé de vivre caché et je ne sais pas si j’aurai encore l’occasion de venir parler avec toi comme je le fais ce soir. Quelque part, je t’admire, mon ami. Il faut vraiment être toi pour croire que tu auras raison contre le monde entier. Chez toi, en pays bété, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, on t’appelle le Woudy, ce qui signifie le “garçon”. Le garçon, c’est l’homme courageux, celui qui n’a peur de rien. Et tu n’as peur de personne. Ni de tes pairs de la Communauté

économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), ni de l’Union africaine, ni des Européens, ni de l’ONU. Tu es le Woudy de Mama, ton village natal. Tu avais écrit, en 1979, dans Soundjata, Lion du Manding (éditions CEDA), à la page 18 : “Je suis au pouvoir, j’y reste.” Tu l’as rééditée lorsque tu es devenu président de ton pays. Personne n’avait fait attention à cette petite phrase. “Je suis au pouvoir, j’y reste.” Tu l’as répétée dans une interview accordée à un hebdomadaire panafricain, quelque temps avant l’élection présidentielle. Tu as perdu le pouvoir, face à Alassane Ouattara mais tu as décidé que ton pouvoir, tu ne le cèderas à personne. “Je ne suis pas de ceux qui chantent la paix, alors que leurs peuples sont l’objet d’agressions quotidiennes”, avais-tu écrit à la page 83 de ton livre. Ah Laurent ! Nous sommes tous fatigués. Mais tu es tenace. Tu ne cèdes jamais. Et tu ne cèderas pas. Qui sait si tu ne finiras pas par avoir raison de moi et de tout le monde ? Tu t’es déjà sorti de tant de situations que l’on croyait perdues d’avance ! Quel artiste tu es, Laurent ! Quelle que soit l’issue, Laurent, je te tirerai quand même mon chapeau. Nous voici donc face à face, les yeux rougis par la fatigue. Je sais, toi, tu as fait comme Zakouato, l’oiseau mythique de chez toi qui a la charge de veiller sur le village. Tu t’es arraché les paupières pour ne pas te laisser surprendre par le sommeil. Je ne suis pas pourchassé par le monde entier comme toi. Je viens juste t’entretenir, pour t’aider à passer tes longues nuits. Mettons de la musique pour tenir. Aimes-tu Tiken Jah ? Non. Dans une de ses chansons, il te demande de quitter le pouvoir. Effectivement, toi, tu as dit que le pouvoir, tu y es et tu y restes. Tu ne peux donc pas aimer un tel chanteur. C’est dommage, moi je l’aime bien. En plus, c’est mon copain. Tu préfères les chants guerriers de chez toi ? Allons-y donc pour la musique bétée. De quoi parlerons-nous ce soir, Laurent ? Laisse-moi d’abord te donner des nouvelles de ton pays. Le mardi 11, il y a eu des affrontements dans le quartier d’Abobo à Abidjan, qui est le fief de ton ennemi Alassane Ouattara, celui que le monde entier reconnaît comme le vainqueur de l’élection. Il y a eu quatre morts. A Daoukro, chez ton autre ennemi, Henri Konan Bédié, l’ancien président qui a été éliminé au premier tour de l’élection présidentielle que tu prétends avoir gagnée, il y a eu aussi des affrontements. On a parlé de deux blessés. J’étais à Daoukro la semaine

“je viens juste t’entretenir, pour t’aider à passer tes longues nuits. Mettons de la musique pour tenir. Aimes-tu Tiken Jah ?”

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dernière. Tu sais que Daoukro, c’est aussi chez ma mère. Elle se faisait beaucoup de souci pour moi, à cause de toi, et je suis allé la rassurer. Je ne sais pas dans quel état elle sera lorsqu’elle apprendra que des gens de ton Cecos me cherchent partout dans la ville. Là-bas, ils ont voté à plus de 80 % pour Bédié au premier tour, et pareil pour Ouattara au second tour. Je peux t’assurer qu’à Daoukro, ils ne t’aiment pas du tout. Quand tu chercheras un endroit où aller te cacher, il te faudra éviter Daoukro. C’est un conseil d’ami. On ne trouvait plus de journaux, ni de bière de la marque Tuborg dans la ville quand j’y étais, je ne sais pas trop pourquoi. C’est vrai qu’il n’y a plus beaucoup de camions qui vont d’Abidjan à l’intérieur du pays. Mon ami Anira qui ne boit que cette bière était furieux contre toi. C’est moins dramatique que ce

Issouf Sanogo/AFP

16 décembre

Issouf Sanogo/AFP

Rebecca Blackwell/AP/Sipa

6 décembre 2010

Le peuple n’en veut plus Les forces de sécurité surveillent les opposants à Gbagbo (ci-contre), les tuent quelquefois (en bas à gauche). Mais les manifestations ne faiblissent pas (ci-dessous)

qui se passe à Duékoué, dans l’ouest extrême de ton pays. Depuis quelques jours on y assiste à des affrontements meurtriers entre les différentes ethnies ou tribus, ce qu’en Europe on appelle communautés. Il y a beaucoup de morts. Je n’en connais pas le nombre exact. Personne ne le sait encore. Pendant ce temps, des dizaines de milliers de personnes fuient pour aller au Liberia voisin. A Abidjan, la vie semble normale. Les gens vont au travail, il y a des embouteillages partout, comme tous les jours. Mais le soir, les maquis, ces endroits où nous allons boire et manger, sont désespérément vides. Même la rue Princesse à Yopougon, là où tu avais envoyé s’encanailler tes camarades Jack Lang et Jean-Marie Le Guen, ces deux députés socialistes français, est devenue d’une de ces tristesses ! Plus de putes, plus de tables chargées de bouteilles de bière. 19.01.2011 les inrockuptibles 51

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28 mars 2008

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Les amis, les emmerdes, les amours Avec Jack Lang, en balade dans le quartier populaire de Yopougon, à Abidjan (ci-contre). Avec le président élu Alassane Ouattara au temps des alliances. Avec sa femme Simone lors de la cérémonie d’investiture de décembre

Jean-Philippe Ksiazek/AFP

4 décembre 2010

Je te fais remarquer, juste en passant, que ton camarade Jack Lang t’a demandé de laisser le pouvoir que tu as perdu. Lang n’est plus ton camarade ? Excuse-moi alors. Ce n’est pas cela qui t’intéresse ? Je sais, Laurent Koudou Gbagbo, fils de Paul Zépé Koudou Gbagbo, ce que tu aimes par-dessus tout est que je te raconte ta vie. Alors, laisse-moi te la raconter encore une fois. Faut-il que je rappelle que tu es né le 31 mai 1945, juste après que ton père est revenu du pays des Blancs où il était allé combattre pour une guerre à laquelle je suis sûr qu’il ne comprenait rien du tout ? Des gens de mauvaise foi ont calculé que tu es né juste quelques jours après le retour de ton père. Et en ont déduit que tu serais le fils du Malinké auquel ta mère était mariée avant Paul. C’est Marguerite, ta mère, qui nous a parlé

Seyllou/AFP

27 octobre 2000

de ce premier mariage, peu de temps après la mort de ton père. Les Malinkés sont les populations du nord de la Côte d’Ivoire, et même au-delà. C’est l’ethnie d’Alassane Ouattara, celui à qui tu refuses de céder le pouvoir. Y a-t-il un lien ? Va savoir ! Ton enfance pauvre, tous les Ivoiriens la connaissent par cœur. Tu l’as racontée mille fois. Est-ce pour cela que tu as voulu à tout prix le pouvoir ? Tu as dû comprendre très tôt qu’en Afrique, c’est le pouvoir politique qui donne la richesse dont tu rêvais. Alors tu as cherché le pouvoir suprême. Il t’a d’abord fallu faire des études. Tu as étudié l’histoire. Tu ne m’as pas encore expliqué ce choix. Tu as fait un doctorat en histoire, en France, où tu es devenu socialiste et où, accessoirement, ou peut-être pas, tu as rencontré ta première épouse, une Française qui t’a donné ton fils

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Seyllou/AFP

Michel. Il a publié un recueil de poèmes quand tu es devenu président de la République. Tu as dû remarquer que malgré toute la publicité qui a été faite autour de ce livre, peu de personnes l’ont acheté. Laisse-moi te le dire franchement, ses poèmes étaient vraiment nuls. Revenons à toi. Tu es devenu professeur d’histoire et tu as passé le plus clair de ton temps à t’opposer à Houphouët-Boigny, notre premier président, qui a lui aussi passé le plus clair de son temps à te mettre en prison. Tu étais alors devenu le héros des jeunes gens que nous étions. En 1982, après la grande grève que nous, étudiants, avions organisée parce qu’on avait interdit une conférence que tu devais prononcer, tu en as eu marre d’aller tout le temps en prison et tu as fui en France. Tes camarades socialistes se sont occupés de toi et tu n’es rentré qu’en 1988, lorsque la colère d’Houphouët-Boigny s’est calmée. Tu as alors créé ton parti, le Front populaire ivoirien, FPI, qui a fait rêver bien des personnes. Tu as été battu à l’élection présidentielle de 1990 par Houphouët-Boigny, puis à la faveur du coup d’Etat de 1999 contre son successeur Bédié, tu t’es allié à son tombeur, Robert Guéï. Vous avez très habilement écarté les adversaires gênants à la course à la présidence, notamment Ouattara l’ancien Premier ministre d’Houphouët-Boigny que beaucoup de personnes considéraient comme un étranger du fait de l’origine burkinabée de son père, et Bédié, qui, malgré le coup d’Etat, était encore populaire auprès de sa tribu, les Baoulé, les plus nombreux dans le pays. Sautons les étapes car la nuit est avancée. En 2000, tu réussis à devenir président, après avoir fait descendre le peuple dans la rue contre Guéï qui s’était proclamé vainqueur. Avoue que tes amis socialistes qui étaient au pouvoir en France à cette époque t’ont donné un sacré coup de main. Mais c’est là où tout se gâte, pour toi et pour ton pays. D’abord, le jour où tu prêtes serment, on découvre un charnier d’une soixantaine de cadavres. On saura plus tard que ce sont tes gendarmes qui ont tué des supposés partisans de Ouattara qui avait réclamé la reprise de l’élection. Ensuite tu refuses le droit au même Ouattara d’être député chez lui à Kong, au motif qu’il est étranger. Et pourtant tu t’étais allié à lui contre Bédié et tu avais même dit que tu porterais plainte contre quiconque dirait qu’il était étranger. Passons. De nombreuses personnes sont tuées dans cette histoire, et de nombreuses femmes violées. Simone, la femme que tu as épousée après la Française, dira, au grand étonnement de tout le monde : “Mais qu’est-ce qu’elles avaient à aller manifester dans les rues, ces f emmes ?” Il est vrai qu’elle ne risquait pas d’être violée, elle, vu son physique de catcheur et son visage pas du tout avenant, mais tout de même ! Je sais, tu m’as déjà dit que c’était la combattante que tu aimais en elle. C’est pour cela sans doute que tu t’es dépêché d’aller épouser la belle Nady Bamba dès que tu es devenu président, même si les lois de ton pays ne permettent pas la polygamie. Mais en Afrique, le président peut tout se permettre. C’est pour cela que tu as voulu être président. Laurent, nous sommes entre nous. Nous sommes à l’heure des confidences. Avoue que tu as beaucoup pillé l’économie de ton pays, pour enrichir ton clan. Tu ne peux pas le nier parce que vous ne vous cachiez pas. Tu te souviens des voitures de grand luxe dans lesquelles

“tu as été l’un des pères de la démocratie dans ton pays. Tu en connais les règles. Quand tu perds, tu te casses” tu aimais te pavaner comme un parvenu ? Tu te souviens de tes dents que tu es allé faire refaire au Maroc et que tu es venu nous exhiber à la télé ? Ce qui fait beaucoup moins sourire, Laurent, c’est que tu as aussi beaucoup tué. Il n’y a pas eu une seule manifestation sur laquelle tu n’as pas fait ouvrir le feu. En mars 2004, on a compté plus de cent vingt morts. Quand la rébellion que tu n’as pas su éviter est arrivée, il y a eu les escadrons de la mort dont j’ai parlé plus haut. Tu as accusé les Français d’être derrière la rébellion et tu t’es présenté à tes partisans comme un résistant, un libérateur, un décolonisateur. Certains ont cru en ça et continuent d’y croire. Mais les grands groupes français n’ont jamais fait d’aussi bonnes affaires en Côte d’Ivoire que sous toi, le décolonisateur. Venons-en à cette élection qui nous retient en cette nuit. Ton peuple a attendu cinq ans que tu veuilles bien l’organiser. Tu disais à ceux qui s’impatientaient que tu voulais l’élection la plus propre, la plus transparente, pour que personne ne la conteste après. Et c’est pour assurer cette transparence que tu as fait appel à l’ONU pour la certifier. Elle fut donc transparente comme tu le souhaitais. Le monde entier l’a surveillée. Tu avais tout prévu, sauf ta défaite. Et devant le monde entier, tu as perdu, Laurent. Mais tu l’avais déjà dit : “Le pouvoir, j’y suis, j’y reste.” Seulement, Laurent, ce n’est pas comme cela, la démocratie. Tu en as été l’un des pères dans ton pays. Tu en connais les règles. Quand tu perds, tu te casses. C’est ce que ton peuple et le reste du monde te répètent depuis plus d’un mois. Mais Simone, qui dit avoir été touchée par la grâce de Dieu et ses pasteurs te chantent tous les jours et toutes les nuits que c’est Dieu qui t’a donné le pouvoir, et que seul lui peut te l’enlever. Désolé, Laurent, ça ne marche plus comme ça. Et Roland Dumas, et Jacques Vergès, ces vieux débris que tu as engagés à grands frais avec l’argent de nos impôts n’y pourront rien. Ça ne marche plus comme ça, Laurent. La Françafrique qui est devenue la sorcière qui permet à certains Africains de s’exonérer de toute responsabilité dans les malheurs de leur continent n’a rien à y faire. Tu as perdu les élections et tu dois laisser la place au vainqueur. C’est tout. Ces longues nuits de veille n’y changeront rien. Je suis fatigué, Laurent. Tu l’es aussi. Ton peuple également. Libère-nous. Deviens Séplou, l’autre surnom que tu t’es donné. Séplou, c’est l’oiseau qui apporte les bonnes nouvelles. Apporte pour une fois une bonne nouvelle à ton peuple, Laurent. Dis-lui que tu reconnais que tu as perdu l’élection. Bon sang, Laurent, tu n’es tout de même pas le seul dans ce monde à perdre des élections ! Il y en a qui ont perdu et qui sont revenus au pouvoir après. Kérékou, du Bénin, il a bien perdu une élection et il est bien revenu cinq ans après. Laurent Koudou, je suis fatigué. Ton peuple aussi. Et le reste du monde également. Tu dis que tu es le Woudy, et que tu peux tenir tête au monde entier. Je ne serai plus là, cette nuit où ils viendront te chercher. Tu t’arrangeras avec Simone et ses pasteurs aux bouches menteuses. Quelle histoire, Laurent ! Quelle histoire ! Au revoir, mon ami. 19.01.2011 les inrockuptibles 53

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l’école sparadrap Des élèves qui font la plonge, des mairies qui revendent le matériel scolaire, des profs à la retraite qui reprennent du service : quand le budget de l’Education diminue, c’est le règne de la débrouille. Jusqu’à quand ? par Grégory Danel e n’est rien. Tout au plus une fâcheuse erreur de gestion, une anecdote pour la presse locale. L’histoire se passe en novembre 2010 dans un important collège normand, à Granville, nommé André-Malraux comme quatre-vingt-sept autres établissements à travers le pays. Salariés du conseil général de la Manche, les agents techniques de la cantine sont en colère. Il leur manque deux collègues. L’administration ne remplace plus les absences pour congé maladie. Pour que la cantine tourne, ils se débrouillent comme ils peuvent. Un jour, ce sont des élèves volontaires qui se collent à la plonge. Un autre, l’équipe administrative prend sur son temps de pause et manie la Spontex. Dans Ouest-France, le principal Philippe Guisembert sort de sa réserve : “Nous sommes solidaires de l’équipe des agents. Ils souffrent de leurs conditions de travail dégradées.” La fin de l’année arrive et la ligne budgétaire affectée aux remplacements est déjà épuisée, explique le conseil général qui a maintenant en charge ces personnels autrefois fonctionnaires de l’Education nationale. Quand l’Etat s’est débarrassé d’eux en 2006, il a versé 376 000 euros pour les missions de remplacement. En 2010, elles ont coûté plus d’un million. En attendant, “il a été demandé aux collèges de gérer au mieux les absences de façon transitoire”. L’Etat vous a entourloupés, débrouillez-vous. Ce qu’ont fait les élèves et le principal, renvoyés à leur bonne volonté.

Olivier Culmann/Tendance Floue

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On le sait peu mais les collectivités locales (mairie, département, région) ont des missions éducatives et la responsabilité des moyens matériels, des bâtiments. Quand elles ont de l’argent comme dans les Hautsde-Seine, les moyens pleuvent ; lorsqu’elles doivent faire face à la crise de leurs finances comme pour 19.01.2011 les inrockuptibles 55

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Juste Philippe/Le Progrès/MaxPPP

Richard Bouhet/AFP

Le ministre de l’Education Luc Chatel en visite dans une école primaire sur l’île de la Réunion, août 2010

Avec le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, 66 000 postes d’enseignants ont déjà été supprimés. Ici, un happening à Lyon pour sensibiliser l’opinion

la majorité d’entre elles, c’est moins drôle. Combien d’enseignants du primaire doivent payer avec leur propre argent le matériel pédagogique, ne serait-ce que les craies ? Combien d’entre eux demandent à leur conjoint ou à des parents d’élèves de faire des photocopies ? Début janvier, Le Figaro économie rapportait que les mairies des petites communes rurales raclaient les fonds de tiroirs pour trouver de l’argent en négociant le matériel scolaire ou en mettant en vente les bureaux d’écoliers et les cartes murales… C’est sans doute ce qu’on appelle “faire mieux avec moins”. L’expression est devenue le leitmotiv de Luc Chatel à la tête du ministère de l’Education nationale, où l’on applique sans retenue la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, décidée par Nicolas Sarkozy. Depuis 2007, 50 000 postes ont disparu, et pour la rentrée 2011,

les profs Kleenex Ils refusent que leur véritable identité apparaisse par peur de perdre leur emploi. Sébastien et Sihem sont des nontitulaires, vacataires ou contractuels de l’Education nationale. Ces enseignants remplissent les mêmes tâches et missions que les autres mais, pour l’administration, ils représentent des salariés de seconde zone taillables et corvéables à merci. Postes difficiles, éloignés ou fractionnés sur plusieurs établissements, rémunérations inférieures, heures supplémentaires ou frais de transport mal remboursés : voilà leur vie. “Au début, j’étais vacataire, le pire du pire. Deux cents heures maximum dans l’année, pas de salaire pendant les vacances, raconte Sébastien, 30 ans et désormais en CDD. J’en suis à mon dixième ou onzième lycée dans l’académie de Versailles. A chaque rentrée, je ne sais pas à quelle sauce je vais être mangé.” Les non-titulaires vivent la précarité avec ce petit supplément absurde propre aux grosses machines comme l’Education nationale. “L’année dernière, j’étais au chômage, puis j’ai fini par avoir un poste en novembre, mais je n’ai pas été payé. Ni avant, ni ce mois-là, ni en décembre. Pour vivre, j’ai dû demander un prêt à ma banque. En janvier, tout le monde, Pôle emploi et rectorat, m’a payé, mais je me retrouve avec plus d’impôts que je ne le devrais car ces retards m’ont fait sauter d’une tranche”, grimace Sihem. Phénomène “marginal” selon la patronne des ressources humaines du ministère, les 20 000 à 23 000 non-titulaires de l’Education nationale devraient prochainement bénéficier d’une “modernisation” de leurs conditions d’emploi, d’après les promesses du gouvernement. En attendant, les non-titulaires ont prévu une journée d’action le 20 janvier.

on prévoit 16 000 suppressions d’emplois, principalement à l’école primaire et au collège, les maillons faibles du système où naissent et s’accroissent les inégalités sociales et scolaires. Alors que depuis la fin des années 60, le nombre moyen d’élèves par classe a diminué puis stagné, cette tendance devrait s’inverser cette année, brisant une règle implicite entre l’administration et les syndicats, en dehors de tout souci pédagogique et en contradiction flagrante avec toutes les études scientifiques et les déclarations des prédécesseurs du ministre. Le 22 janvier, via le collectif L’Education est notre avenir, les syndicats ont appelé à une journée d’actions contre ce “budget de pénurie”. La journée “prendra des formes variées dans les départements”, précise-t-on du côté des syndicats, qui regrettent en privé le manque de mobilisation chez les enseignants depuis quelques années et cherchent de nouvelles formes de résistance. “Les gens ont tendance à se replier sur eux-mêmes, sur leur discipline, sur leur établissement”, regrette une ancienne du Snes, principal syndicat des collèges et lycées. “Les personnels attendent de moins en moins l’accord des syndicats pour agir”, observe Thierry Cadart, secrétaire général du Sgen-CFDT. Ce qui s’est passé à Saint-Etienne-Vallée-Française illustre ces propos à merveille. Dans ce village de cinq cent trente habitants perdu au fond d’une vallée cévenole, des parents et un enseignant à la retraite se sont battus pendant plusieurs mois pour conserver une troisième classe dans l’école du village après la suppression d’un poste d’enseignant. Bravant l’inspection d’académie de Lozère et la gendarmerie, ils ont décidé de monter une classe alternative, illégale selon les autorités, légitime pour les parents d’élèves et Jean-Pierre Hours, l’instituteur à la retraite qui, pour l’occasion, a repris du service après trentesept années d’enseignement dans les Cévennes. “C’est un combat isolé dans un village isolé. Nous, on ne peut pas bloquer une grande route. On a juste pris le relais de l’Education nationale”, témoigne-t-il. Début janvier, l’aventure a dû cependant s’arrêter. Trop de pressions, trop de menaces, l’inspecteur d’académie promettant notamment à tous les élèves de cycle 3 (c’est-à-dire le CM2) le redoublement. Pour lui, “l’enseignant est à la retraite et n’a plus de qualité pour

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enseigner”. Cet avis peut se comprendre dans la perspective de la lutte contre la réforme des retraites mais ne correspond guère aux projets mis en œuvre par son ministre, Luc Chatel, qui déclarait devant le Sénat le 30 novembre : “Dans l’académie d’OrléansTours, cent quarante-six retraités ont été recrutés. Le fait qu’un jeune retraité de l’Education nationale vienne donner quelques heures de cours en remplacement d’un professeur absent me semble entrer parfaitement dans le cadre du lien entre les générations.” Si le ministre le dit ! A Saint-Etienne-Vallée-Française, Jean-Pierre Hours se dit déçu, mais pas amer : “Je n’avais aucune honte à être placé en garde à vue pour défendre l’école, mais on ne peut pas mettre en danger la scolarité des élèves. Le combat qu’on a mené, on l’a perdu, mais le simple fait de dire ‘Non, ça suffit’, c’est déjà une grande victoire.” “Supprimer des postes, ça ne donne pas confiance aux enseignants. Les mesures de carte scolaire (ici, la répartition des suppressions de poste – ndlr) sont bien réelles, mais touchent aussi au moral et au symbolique. On leur envoie de mauvais signes”, observe l’historien de l’éducation Claude Lelièvre. “On nous rajoute sans cesse des missions supplémentaires dans et en dehors de notre temps de service. Je suis loin des 35 heures de travail, mais le problème n’est pas là. Je crois à l’intérêt pédagogique des projets. L’avenir des enfants me passionne, mais on nous demande de faire beaucoup avec très peu et surtout sans direction”, confirme Florent, professeur dans un collège de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais. Professeur principal engagé dans divers projets pédagogiques, il ajoute : “Ça finit

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“si ça continue, beaucoup d’enseignants vont réfléchir à une reconversion” Florent, professeur par devenir démotivant. Si ça continue, beaucoup d’enseignants réfléchiront à une reconversion. Ne serait-ce que pour ne pas devenir des professeurs acariâtres.” “On perçoit le désenchantement général des acteurs, des enseignants surtout, depuis une dizaine d’années et cela s’est vraiment accentué pendant le mandat de Xavier Darcos, résume Bruno Suchaut, chercheur en sciences de l’éducation et président de l’Iredu (Institut de recherche sur l’éducation) à l’université de Bourgogne. Les réformes se sont succédé, incompréhensibles et incohérentes pour les acteurs de terrain. Ils n’ont pas compris la logique d’une politique éducative.” Fin décembre, le ministère a publié le nombre de candidats aux concours enseignants : avec 21 000 étudiants contre 38 249 l’année précédente dans le second degré et 18 000 candidats contre 34 952 un an avant dans le primaire, la baisse est vertigineuse.

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pas de repos pour Hitchcock

Deux rétrospectives, deux biographies, une pièce de théâtre : on a toujours quelque chose à dire sur Alfred Hitchcock. par Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne et Louis Skorecki

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aux films d’Hitchcock, peut-être plus souvent qu’à ceux d’aucun autre cinéaste. On y découvre toujours de nouvelles grilles de lecture. Surtout, leur pouvoir de fascination demeure intact malgré les années et les évolutions considérables du monde des images. Preuve de cette fascination : dès ce mois-ci, on pourra revoir ses films dans une grande rétrospective intégrale à la Cinémathèque française à Paris et à l’Institut Lumière de Lyon, se plonger dans la lecture de deux ouvrages – une biographie touffue de Patrick McGilligan chez Actes Sud/Institut Lumière et un beau livre de vulgarisation de Laurent Bouzereau chez La Martinière – et aller voir au théâtre une pièce d’Alain Riou et Stéphane Boulan tirée des entretiens entre Hitchcock et Truffaut. En attendant, petit exercice de spéléologie hitchcockienne en huit étapes.

CBS Photo Archive/Getty Images

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omme le Frigidaire ou la Mobylette, Hitchcock est un nom propre devenu quasiment un nom commun. On parle de suspense hitchcockien, comme de génie mozartien ou de réminiscence proustienne ; on évoque un dénouement à la Hitchcock pour pléthore de films, de séries télé mais aussi de rencontres sportives, d’événements politiques ou de faits divers. Avec ses soixante ans de carrière et sa trentaine de films, Hitchcock a rayonné pendant plus d’un demi-siècle et fut anobli par la Nouvelle Vague dont il fut la principale figure tutélaire. Son nom est tellement inscrit dans l’inconscient collectif qu’on pourrait croire l’affaire classée. Mais on revient régulièrement

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1 scènes originelles Fils d’épiciers des faubourgs de Londres, le jeune

Trauma d’enfance (Qui a tué Harry ?,1956)

Alfred Hitchcock fut marqué par deux événements que rapportent de nombreuses interviews et ses biographies. Un jour, un policier blagueur l’enferme cinq minutes dans la prison du commissariat de son quartier : le jeune garçon en conçoit une peur du gendarme et un rejet de l’uniforme qui durera toute sa vie et transparaîtra tout au long de sa filmographie. L’autre anecdote se passe au théâtre, où ses parents l’emmenaient régulièrement et où il a pris goût au spectacle et à la fiction : un soir, il est fortement impressionné quand apparaît le méchant éclairé par une lumière verdâtre. Il comprend : le mal est le plus puissant moteur d’une fiction et le ressort le plus efficace pour capter l’attention du public. Ne pas hésiter à se servir d’effets visuels et à manipuler le spectateur.

2 maître du suspense Un titre à la fois exact et réducteur. Le maître anglais

De surprises en suspenses (Sueurs froides, 1958)

a expliqué à Truffaut la différence entre suspense et surprise et cette leçon demeure valide. Si deux personnages discutent à une table sous laquelle est placée une bombe, deux solutions. Soit le spectateur, comme les personnages, ignore la présence de la bombe : quand celle-ci explose, il y a alors effet de surprise. Soit le spectateur n’ignore rien de la bombe et dès lors, il y a suspense : le spectateur suit toute la scène en se demandant si la bombe va exploser. La surprise offre un effet de manipulation du public : bref, facile et peu intéressant. Le suspense produit un effet plus complexe et plus durable : le spectateur participe à l’action. Les exemples de suspense sont trop nombreux dans la filmographie d’Hitchcock pour qu’on les cite ici. Pour autant, le cinéma d’Hitchcock exerce un pouvoir de fascination si puissant et si durable qu’il va bien au-delà d’une simple machine à suspense. C’est bien autre chose qui nous amène inlassablement à revoir les films d’Hitchcock.

3 inventeur de formes Hitchcock pense toujours en termes de cinéma.

Des effets spéciaux, des gros plans inoubliables, l’exacerbation de la mise en scène (Sueurs froides et La Mort aux trousses, 1959)

Il a inlassablement cherché des solutions purement cinématographiques à ses problèmes de mise en scène, c’est-à-dire des réponses visuelles ou sonores plutôt que scénaristiques ou littérales. Il imagine ainsi un coup de feu tiré pendant un concert au moment où retentit la cymbale afin de camoufler un crime (L’homme qui en savait trop), il déploie un majestueux travelling jusqu’à un visage affublé d’un tic pour démasquer un coupable (Jeune et innocent), il place une ampoule allumée dans un verre de lait que l’on suppose empoisonné afin de le rendre bien visible au cœur du plan (Soupçons), il invente la combinaison travelling avant/zoom arrière pour créer l’effet visuel de vertige (Sueurs froides), il conclut un film par la métaphore sexuelle d’un train entrant dans un tunnel, juste après un baiser (La Mort aux trousses)… Hitchcock a aussi, sinon inventé, du moins poussé à leur maximum de puissance et d’effet les figures de la maison hantée, du corridor sombre, de l’escalier inquiétant, de la pièce où il vaut mieux ne pas aller mais où le cinéaste nous emmène quand même. Ses inventions formelles toujours au service du récit et de la dramaturgie, jamais expression d’un étalage de virtuosité gratuite.

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4 morceaux de bravoure Hitchcock a inventé la séquence-climax et l’a portée

Le morceau de bravoure ultime : l’avion de La Mort aux trousses

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à son plus haut point d’incandescence, influençant les futurs blockbusters pour des dizaines d’années. Le climax hitchcockien apparaît souvent dans un endroit emblématique et monumental, au sommet de la statue de la Liberté dans La Cinquième Colonne ou au mont Rushmore dans La Mort aux trousses. Il peut avoir aussi pour théâtre une fête foraine (L’Inconnu du Nord-Express), un bourg provincial (Les Oiseaux), un champ de blé désertique (La Mort aux trousses encore), une salle de bains de motel minable (Psychose), ou encore la scène d’une salle de spectacles (Agent secret, L’homme qui en savait trop, Le Grand Alibi). On peut comparer les climax hitchcockiens aux grands tubes de la pop et du rock : on se les repasse en boucle, on les connaît par cœur, ils finissent par hanter l’inconscient collectif.

5 figures féminines Truffaut disait que le cinéma, c’est faire faire de jolies choses à de jolies filles. Hitchcock décline cet adage de façon plus perverse : le cinéma, c’est faire faire ou subir des choses dangereuses à de jolies filles. Vient alors à l’esprit l’un des plus célèbres artefacts du cinéma du gros Alfred : la blonde hitchcockienne. Qu’elle soit incarnée par Grace Kelly, Kim Novak ou Tippi Hedren, elle est blonde, belle, froide, sévère, les cheveux souvent retenus en chignon. Hitchcock s’en expliquait ainsi à Truffaut : plus une femme est vêtue et coiffée dans un style austère, plus violente est sa charge érotique. Deux autres figures féminines hantent la filmographie du maître : la mère marâtre, castratrice, qui domine son fils (Les Enchaînés, L’Inconnu du Nord-Express, Les Oiseaux et, comble de cette figure, Psychose), et la vieille cancanière qui jouit de parler de crimes.

6 cinéma sexuel La sexualité diffuse nous ramène inlassablement …et Tippi Hedren (Pas de printemps pour Marnie, 1964)

Femmes, femmes : Grace Kelly (La Main au collet, 1955)…

“Filmer les scènes de meurtre comme des scènes d’amour.” A. H. (Frenzy, 1972)

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aux films d’Hitchcock, plus encore que le suspense. Cet érotisme de tous les instants vient d’abord des héroïnes hitchcockiennes que le cinéaste mêle toujours, activement ou passivement, à des situations dangereuses. La femme hitchcockienne espionne l’appartement de voisins louches (Fenêtre sur cour), elle est l’amante de séduisants maîtres du crime (La Mort aux trousses), couche avec un nazi pour infiltrer un réseau (Les Enchaînés), se fait attaquer et sadiser par des volatiles (Les Oiseaux), transfère sa libido dans la kleptomanie (Pas de printemps pour Marnie), quand elle ne se fait pas étrangler (L’Inconnu du Nord-Express) ou poignarder dans sa douche (Psychose). Hitchcock est le premier cinéaste à avoir parfaitement saisi que la pulsion érotique a quelque chose à voir avec le mystère, le danger et la mort. La charge sexuelle du cinéma d’Hitchcock ne réside pas seulement dans le choix de ses actrices ou l’écriture des situations. Elle naît de sa façon de filmer, d’objets, de symboles ou des métaphores. Voir comment il menotte l’homme et la femme dans Les 39 Marches. Comment il transforme une dégustation de cognac à trois en séance de masturbation collective (Fenêtre sur cour). Comment il filme le chignon de Kim Novak ou le sac à main de Tippi Hedren tels des sexes (Sueurs froides, Pas de printemps pour Marnie). Les Oiseaux est peut-être le film où la violence sexuelle d’Hitchcock apparaît la plus manifeste. Cela tient

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au traitement particulièrement sadique qu’il réserve au personnage féminin mais aussi à Tippi Hedren, au moment où le cinéaste, amoureux de l’actrice, se fait éconduire.

Un cinéma sur le cinéma (Fenêtre sur cour, 1954)

Rue des Archives

7 incarnation du cinéma Essayant toujours de s’en remettre aux moyens spécifiques du cinéma, les films d’Hitchcock ont parfois réussi à incarner le processus et l’idée même du cinéma tout entier. Fenêtre sur cour est le plus fameux exemple de ces films-cinéma, avec son héros cloué chez lui à cause d’une jambe plâtrée (métaphore de l’impuissance), condamné à passer ses journées et ses nuits à observer les fenêtres de l’immeuble d’en face. Chaque fenêtre est un écran potentiel diffusant un “film” alors que le héros immobilisé dans son fauteuil se trouve dans la même condition qu’un spectateur de cinéma, ou qu’un projectionniste. Les “films” qu’il regarde de l’autre côté de la cour ne sont pas anodins mais déclinent tous les états des relations hommesfemmes, le renvoyant à sa propre interrogation sur sa relation amoureuse. Le pire ou le plus hitchcockien de ces “films” est celui qui va occuper le centre de l’attention : un vieux couple s’abîme dans la querelle et le ressentiment, peut-être jusqu’au meurtre, anticipant l’un des avenirs possibles du mariage que propose Grace Kelly et que James Stewart refuse. Sueurs froides est un autre de ces films-cinéma. Dans la partie Madeleine, James Stewart suit une femme, l’observe tel un voyeur, un spectateur ou une pellicule “impressionnee” par la réalité. Dans la partie Judy, il ne se contente plus d’observer une femme, il veut la modeler, la transformer pour que Judy corresponde à l’image de Madeleine : James Stewart quitte la position passive du voyeur pour devenir actif, metteur en scène ou projecteur qui renvoie l’image enregistrée dans la première partie. Sueurs froides, ou comment l’image d’une femme circule dans le cerveau d’un homme et d’un cinéaste.

8 fin ouverte Comme celle des Oiseaux. Loin du climax ou de la résolution habituels, ce film se clôt sur une scène ouverte à toutes les interprétations : le couple, filmé de dos, marche doucement au milieu d’une multitude d’oiseaux, monte dans une voiture et s’enfuit vers le fond du plan. Les volatiles occupent entièrement la dernière image sous un ciel tourmenté. Fin du monde ? Fin de l’humanité ? Ou au contraire, apaisement des oiseaux avant retour à la normale ? On ne le saura jamais, pas plus que nous ne connaîtrons les raisons de l’agressivité des oiseaux. Un mal à la fois concret et métaphysique s’est abattu sur la Californie du Nord, échappant à la maîtrise et à la raison humaines. Absence d’explications, de résolution, sens ouvert, qui font de ce film un des plus modernes et mystérieux du maître. On n’en aura jamais fini avec le mal, pas plus qu’avec Hitchcock. Serge Kaganski

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La fin la plus ouverte, qui n’explique rien : Les Oiseaux (1963)

Films rétrospective jusqu’au 28 février à la Cinémathèque française à Paris, www.cinematheque.fr ; jusqu’en mars à l’Institut Lumière à Lyon, www.institut-lumiere.org Livres Alfred Hitchcock : une vie d’ombres et de lumière de Patrick McGilligan (Actes Sud/Institut Lumière), 1 200 pages, 32 € ; Hitchcock, pièces à conviction de Laurent Bouzereau (La Martinière), 176 pages, 39 € Théâtre Hitch d’Alain Riou et Stéphane Boulan au Lucernaire, Paris VIe, jusqu’au 20 février

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Sipa

Le cinéaste dans une de ses intros humoristiques d’Alfred Hitchcock présente

petite fenêtre sur cour Et si en devenant producteur de télévision, médium alors balbutiant, Hitchcock avait annoncé la mort du cinéma ? Une hypothèse radicale du critique Louis Skorecki.



’ai bien peur qu’Hitchcock ne serve à rien aujourd’hui. Disons que c’est un nom de code pour décorateurs. Par décorateurs, j’entends l’ensemble des gens de cinéma, réalisateurs, scénaristes, critiques, qui ne se servent de ce nom que comme marqueur, un truc pour convaincre plus vite spectateurs, producteurs, lecteurs. En vérité c’est comme ça depuis 1955, l’année où Hitchcock déserte le cinéma avec armes et bagages pour la télévision. Cette année-là, il commence à produire des miniatures noir et blanc, sous un titre frimeur, Alfred Hitchcock présente, en utilisant sa silhouette (qui n’est pas encore célèbre mais qui deviendra sa marque de fabrique) pour les présenter. Il fait son propre attaché

de presse, au moment où la profession n’existe pas encore, pour inciter le maximum de spectateurs à rester devant leur télé. Dès 1955, alors qu’il est loin d’être considéré comme cinéaste, et encore moins auteur, on accuse Hitchcock de trahison. Ce sentiment d’incompréhension est encore plus répandu aujourd’hui, malgré l’ahurissante vogue des séries télé. On fait un contresens auteuriste quand on réédite les Hitchcock présente en n’incluant que les épisodes qu’il a réalisés (pas forcément les meilleurs). Ces miniatures minimalistes doivent autant à la radio, à la nouvelle qu’au cinéma, qu’elles réinventent de manière radicale. Au moment où des intégrales boursouflées de la moindre série à la mode

envahissent le marché, personne n’a compris l’intérêt d’une intégrale des Hitchcock présente, qui inclurait évidemment les épisodes qu’il n’a pas réalisés. Définitivement schizo, ce qui n’aide pas à le comprendre, Hitchcock réalisera d’un côté des chefs-d’œuvre de postcinéma comme Sueurs froides, tout en produisant ces épures minimalistes en noir et blanc sur lesquelles personne ne s’est encore vraiment attardé. Comment critiquer la perfection froide qui s’est saisie du 7e art entre 1955 et 1959 si on n’est guidé que par une politique des auteurs myope ? A y réfléchir de plus près (ou de plus loin, c’est-à-dire un peu moins passionnément), les classiques en prennent un coup, à commencer par ceux

d’Hitchcock lui-même : les films tardifs du maître (La Mort aux trousses, Pas de printemps pour Marnie, Les Oiseaux), surlignés et surproduits, sont loin d’avoir le génie et la légèreté des 39 Marches. Pareil pour Hawks ou Ford : Rio Bravo n’est pas le plus beau des westerns comme on l’a longtemps pensé mais une simple variation distanciée, surlignée elle aussi, sur le travestissement, une sorte de minstrel movie1. Il en va de même pour La Prisonnière du désert, exemple parfait de postcinéma, que Ford lui-même considérait au moment de sa sortie comme un mauvais film. Il changera d’avis plus tard pour faire plaisir à ses admirateurs. C’est plus fréquent qu’on ne pense. Ensuite, les supertechniciens de cinéma (Scorsese aux Etats-Unis, Pialat en France, et leur descendance) ont remplacé l’acte de créer par l’acte de recréer. Au moment des premiers Scorsese ou des premiers Pialat, on a pu ne pas voir que le premier remplaçait l’inspiration par la virtuosité d’expression (la vitesse devant masquer l’absence d’âme ou de personnages), et que le second n’était qu’un ersatz de Renoir, cherchant à produire en direct l’accident qui provoque la grâce. Il devrait être plus facile de voir aujourd’hui comment le faux Hitchcock (dénué de toute réelle morale, évidemment) a définitivement remplacé le vrai. Par exemple à travers la faveur extravagante dont jouit Mad Men, produit de télévision bien fabriqué, dont toute l’énergie consiste à 99 % à recréer d’Hitchcock ce qu’il y a de plus superficiel (éclairages, cadrages, postures). Je ne vois que Brisseau, totalement isolé dans le monde des images et des fabricants d’images, à savoir encore recréer l’ensemble du processus hitchcockien, identification avec les personnages compris. Mais lui, c’est un ovni. On peut dire qu’il est à lui seul le cinéma. Ou ce qu’il en reste. L. S. 1. Un “minstrel show” était un spectacle américain des années 1820, joué par des acteurs blancs qui se brunissaient le visage pour interpréter des personnages noirs. Le concept de “minstrel movie” a été inventé par Louis Skorecki pour décrire, dans Rio Bravo, une forme d’exagération, d’affolement (au sens de “devenir folle”), un point limite au-delà duquel le cinéma devenait autre chose – du “cinéma”. 19.01.2011 les inrockuptibles 63

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La première douche, celle d’Hitchcock (Psychose, 1960)...

la main au copier-coller Pourquoi Hitchcock est devenu le cinéaste le plus copié du monde. par Jean-Marc Lalanne

R

ecenser les citations d’Hitchcock dans le cinéma de ses cinquante dernières années serait une tâche infinie. De toute l’histoire du cinéma, Hitchcock est le cinéaste le plus pillé, parodié, recyclé. A un fastidieux inventaire, on préférera donc dégager des familles, classer des gestes. La première relation avec Hitchcock est fraternelle. Elle est le fait de cinéastes à peu près ses contemporains et tout aussi adulés que lui : Lang et Buñuel. En s’installant au milieu des années 30 à Hollywood et en devenant majoritairement le cinéaste d’un genre (le film criminel), l’ancien héraut de l’expressionnisme allemand noue un dialogue incessant avec l’œuvre hitchcockienne. De l’un à l’autre, les figures circulent, plus ou moins générales (culpabilité, falsification, etc.), plus ou moins particulières (Le Secret derrière la porte reprend clairement le motif de la jeune femme

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... reproduite par Gus Van Sant (Psycho, 1998)...

enfermée de Rebecca, voire des Enchaînés), plus ou moins visuelles (le chromatisme des Contrebandiers de Moonfleet évoque beaucoup celui des Amants du Capricorne). Autre frère de cinéma, plus éloigné géographiquement mais tout autant obsédé par le voyeurisme : Luis Buñuel. Dans la mise en scène d’une obsession (El), dans son goût des fétiches féminins (les coiffures, les souliers), Buñuel a trouvé chez Hitchcock un fort écho, auquel il rend hommage dans Belle de jour, par ce plan où Deneuve regarde à travers un œilleton, décalque parfait de celui d’Anthony Perkins dans Psychose. Et puis il y a les enfants, innombrables, à commencer par les cinéastes de la Nouvelle Vague. C’est Chabrol qui a construit les ponts les plus évidents avec l’œuvre hitchcockienne. Mais le cinéma de Truffaut fourmille aussi de séquences où la connaissance très précise de l’œuvre de son maître fournit à l’auteur du fameux Hitchcock/Truffaut toutes

les solutions de mise en scène (un exemple entre mille : la scène d’arrestation de résistants dans une église du Dernier Métro, presque muette, fondée uniquement sur un jeu de regards et de filatures). En même temps que les cinéastes de la Nouvelle Vague utilisent Hitchcock comme une boîte à outils en adaptant à leurs préoccupations personnelles la syntaxe du maître, le cinéma américain des années 60 organise un rapt massif de toute l’imagerie hitchcockienne. Ce sont les pastiches de Stanley Donen, élégantes comédies policières avec Cary Grant ou Gregory Peck (Charade, Arabesque). Mais c’est aussi la série des James Bond qui recycle copieusement les recettes de La Mort aux trousses. Ce film, par son format, la prime qu’il accorde aux cascades et au spectaculaire, sa façon de faire voyager ses personnages dans un lieu différent pour chaque morceau de bravoure, est peut-être le prototype de tout blockbuster d’action moderne – tandis que Les Oiseaux anticipe dans les années 60 la mode du film-catastrophe tant prisé dans les 19.01.2011 les inrockuptibles 65

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Rue des Archives

Installation view Hayward Gallery. Photo Nicola LevinskyVideo Installation (b/w mute), single screen (300 x 400cm), image generated from commercially available VHS copy

…muséifiéepar DouglasG ordon (24 Hour Psycho, 1993)

… délirée par Brian De Palma (Pulsions, 1980)…

si l’industrie hollywoodienne pille l’entertainer, certains cinéastes privilégient l’auteur, ses obsessions thématiques et formelles années 70. C’est donc un patron du cinéma-spectacle, avec beaucoup d’effets et beaucoup de trucages, dont Hitchcock livre le premier la formule. Si l’industrie hollywoodienne pille massivement l’entertainer, certains cinéastes, et un en particulier, privilégient plutôt l’auteur, ses obsessions thématiques et formelles, et s’y intéressent en esthètes. Tout le premier pan de l’œuvre de Brian De Palma met en scène l’infinie fascination exercée par Hitchcock et l’impossibilité presque douloureuse à la dépasser. Obsession, Carrie, Pulsions, Body Double n’en finissent pas de tisser et retisser les films de quelques scénarios mythiques (Fenêtre sur cour, Sueurs froides, Psychose), de les dilater, les anamorphoser pour en faire de sublimes lamentos maniéristes. De Palma remet indéfiniment en scène la douleur sisyphienne de l’amour cinéphile, qui le contraint à toujours réorchestrer la musique d’un autre, comme si rien ne pouvait s’inventer après ça (mais c’est précisément ce choix de la citation comme mode d’expression unique qui fait toute l’importance et la nouveauté du geste de De Palma). Cette emprise d’Hitchcock, une génération d’artistes va justement essayer de la casser, en le remettant pourtant plus que jamais au centre de toutes les préoccupations. Après Hitchcock-outil (pour la Nouvelle Vague), Hitchcock-modèle (pour l’industrie du spectaculaire hollywoodien), Hitchcockfétiche (pour De Palma, mais aussi bien Argento ou encore, mais de façon plus retorse, Lynch), c’est un Hitchcock-dépouille que diagnostique l’art contemporain des années 90 avant de mettre en œuvre son autopsie. Désactiver Hitchcock, c’est le programme commun de Douglas Gordon et Pierre Huyghe. Le premier ralentit Psychose jusqu’à l’étirer à une durée de projection de 24 heures. Plus de suspense donc, plus de capture du spectateur par la fiction, juste des fétiches (un couteau, un soutien-gorge blanc) qui

flottent indéfiniment, métamorphosés en motifs purement plastiques (sur cette installation, lire les très belles pages de Don DeLillo dans son récent Point Oméga). Pierre Huyghe dépare Fenêtre sur cour de tous ses atours hollywoodiens et en reproduit tous les dialogues dans une version home-made en vidéo totalement antiglamour (mais la force de l’œuvre tient à ce que le captivant récit résiste à cette entreprise de démythification). A cette même période, à l’intérieur des studios hollywoodiens, Gus Van Sant réalise un remake de Psychose plan par plan, tentative unique et folle. Alors que l’industrie pille et recycle, le cinéaste exhibe le film d’origine, en se calant avec une exactitude maniaque sur son tempo et sa syntaxe, sa grande désuétude comme objet industriel, totalement inopérant en l’état pour un consommateur moderne de thrillers surdopés. Pillé, hommagé ou déconstruit, Hitchcock a fini par devenir plus que tout autre cinéaste du XXe siècle le symbole du cinéma. Pourquoi lui ? Probablement parce qu’au fil des décennies où son œuvre se déploie, il a mis au point une forme de sur-cinéma, grossissant jusqu’à les rendre visibles toutes les procédures de la mise en scène, greffant un inconscient personnel très fort à une forme très consciente d’elle-même. Mais aussi, parce que ce travail de la reprise, du pastiche, du remake dont il sera l’objet idéal, est déjà au cœur de ses films les plus mythiques. Un homme nécrophile y modèle une femme pour la faire ressembler à une autre (Sueurs froides). Un jeune assassin duplique sur lui-même l’image de sa mère et entretient son cadavre (Psychose). C’est peutêtre parce qu’ils se sont imposés comme les deux films définitifs sur la copie que Sueurs froides et Psychose sont devenus les deux films les plus copiés de l’histoire du cinéma. Avant de devenir l’obsession de tous les cinémas maniéristes, Hitchcock avait théorisé le maniérisme. Et en quelque sorte programmé sa postérité.

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Nova Records présente

La playlist de Radio Nova le Grand Mix

Discodeine & Jarvis Cocker + Cassius + Roots Manuva + Shawn Lee + Bot’Ox + The Black Keys + Radio Citizen & Bajka + Andreya Triana Déjà dans les bacs et pour la première fois en téléchargement.

www.novaplanet.com

Sans titre-3 1

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Héros goguenard de la contre-culture américaine, il cherchait la bonté chez l’homme et la légèreté dans la vie. Peine perdue : il meurt alcoolique et dépressif en 2007. Un recueil de nouvelles inédites et la réédition de l’épique Barbe-Bleue remettent en avant son génie sombre et drôle. par JD Beauvallet n Occident, dans les chambres adolescentes, sur les étagères des campus et dans la psyché de la jeunesse en rogne, il devrait toujours y avoir au moins un Kurt. Kurt Cobain ou Kurt Vonnegut : à chacun son manuel de savoir-vivre. L’un et l’autre finiront le cerveau en miettes : explosé à la carabine pour Cobain (1994), écrabouillé sur un carrelage new-yorkais après une chute pour Vonnegut (2007). Citant Henry David Thoreau et son concept du “désespoir tranquille”, Vonnegut écrivait dans Galápagos (1985): “Pourquoi le ‘désespoir tranquille’ était-il un mal si répandu à cette époque-là, surtout chez les hommes jeunes ? Ça y est, voilà qu’une fois de plus je me remets à braquer mes projecteurs sur le seul vrai scélérat de cette histoire – ce nôtre cerveau humain par trop développé.” Une balle ou le carrelage, donc.

E

On aurait rêvé d’un dialogue entre les deux hommes, qui partageaient le même désespoir tranquille, le même humour désabusé, carnassier, le même pessimisme malgré eux, la même foi malgré tout en une Amérique utopique. Et le même goût, chevillé à l’âme, pour les marges, les chemins de traverse : “Je suis agressivement anticonformiste”, revendiquait Vonnegut – et n’est-ce pas là tout ce que chanta Kurt Cobain ? Mais si, mais si. Parce qu’il a écrit sur la musique des choses absolument merveilleuses, on sait à quel point le romancier Vonnegut la considérait comme une fonction vitale. “Peu importe la corruption, l’avidité et la cruauté de notre gouvernement, de nos grandes entreprises, de nos médias et de nos institutions religieuses et caritatives, la musique sera toujours merveilleuse. Si je devais mourir, à Dieu ne plaise, que ceci soit mon épitaphe : la seule preuve

bio express 11 novembre 1922 Naissance à Indianapolis, dans l’Etat de l’Indiana. Février 1945 Le soldat Vonnegut est prisonnier de guerre à Dresde et travaille dans un abattoir, qu’il nomme Slaughterhouse Five (Abattoir 5). Il est l’un des sept Américains rescapés du bombardement de Dresde. 1952 Il publie son premier roman, Le Pianiste déchaîné, anti-utopie SF qui obtient un beau succès d’édition aux Etats-Unis, puis en Grande-Bretagne. 1969 Publication d’Abattoir 5 ou la croisade des enfants où Kurt Vonnegut mêle la SF et ses souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage demeure trois mois en tête des best-sellers américains. De 1970 jusqu’à la fin des années 90 Il publie près de huit romans (dont sept sont traduits en français), quatre recueils de nouvelles et cinq pièces de théâtre. Cinq de ses œuvres sont adaptées au cinéma dont Slaughterhouse-Five (Abattoir 5), réalisé par George Roy Hill en 1972. 2005 Un homme sans patrie, où il critique l’intervention américaine en Irak, parle de lui et de musique. Il sera son dernier livre publié en France. 11 avril 2007 Il meurt à New York des suites d’une blessure crânienne.

Steve Pyke/Contour by Getty Images

Kurt Vonnegut tranquille et désespéré

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avril 2005

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Gil Friedberg/Pix Inc./Time Life/Getty Images

Chez lui, 1969

Pendant un rassemblement à l’université de Columbia (New York), contre l’engagement des Etats-Unis dans la première guerre du Golfe, 15 janvier 1991

qu’il ait jamais exigée de l’existence de Dieu a été la musique”, écrit-il dans Un homme sans patrie. Finalement, la pierre tombale de Vonnegut au cimetière de Crown Hill, dans son Indianapolis natal, porte ces simples mots : “Everything was beautiful and nothing hurt” (“Tout était magnifique et rien ne m’a blessé”). Pas mieux.

Kurt et l’art Passionné de peinture et de graphisme (Jackson Pollock est un des héros, en creux et malgré lui, du roman Barbe-Bleue), Vonnegut signa lui-même la jaquette d’Abattoir 5. Il réalisera par la suite la plupart de ses couvertures et illustrations, avant de se pencher, dans les dernières années de sa vie, vers la sculpture et l’impression de truculentes lithographies. Elles reprennent quelques-uns de ses plus puissants aphorismes et certaines sont encore disponibles, signées par l’auteur, sur son site. Il a même réalisé une pochette de disque pour le groupe Phish. www.vonnegut.com

Son disciple le plus connu est aujourd’hui Michael Moore, mais ce corniaud, qui se revendique sans cesse de lui mais caricature son travail, ne possède pas un dixième de l’humanisme – et de l’humour – de Vonnegut. Héros de la contre-culture américaine, Vonnegut reste mystérieusement méconnu en France, pays où l’on consomme pourtant plus d’antidépresseurs que n’importe où dans le monde. Malgré tout, il est une star, littéralement : un astronome nerd a donné son nom au lointain astéroïde n° 25399. C’est à cause de ce genre de soutien douteux au sein de la geekitude, et peut-être aussi à cause de la présence d’extraterrestres dans son roman culte Abattoir 5, qu’il a été scandaleusement classé chez les libraires au rayon science-fiction – comme si son réalisme était trop dur à avaler. Mais il fallait au moins une civilisation venue du cosmos, les Tralfamadoriens, pour lui faire oublier la barbarie des hommes civilisés

d’ici-bas. Suivant les livres, Vonnegut est juif, arménien, tzigane ou pacifiste (continuellement) : toujours alien, toujours du mauvais côté de la matraque et du fusil. Dans le recueil de nouvelles inédites et donc posthumes Le petit oiseau va sortir, publié aux Etats-Unis en 2009 et qui sort ce mois-ci en traduction française, il ose encore l’humour noir, le rire jaune. Une nouvelle située en Sibérie, en écho à Lettre de Sibérie du réalisateur Chris Marker, restera ainsi comme l’un de ses textes les plus absurdes et malicieusement grinçants. On ne sait pas à quelle époque de sa vie Vonnegut a écrit ces nouvelles, dont certaines, à l’insouciance réjouie, semblent renvoyer à la jeunesse de son écriture. Mais si on les compare avec le terrassant Un homme sans patrie, essai politique publié en 2005, deux ans avant sa mort, on mesure l’évolution, l’élévation de son style, de sa vision. Tentant de justifier son pessimisme carabiné sur lequel il a bâti une œuvre influente, Kurt Vonnegut écrivait dans Gibier de potence : “Mon père, lorsque j’en vins à le connaître vraiment, lorsque du moins j’en arrivais moi-même à un semblant d’âge adulte, avait déjà pris sa retraite de la vie. Ma mère, elle, avait déjà abandonné, disparu de nos projets. Et voilà pour l’air de défaite qui toujours

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The New York Times/REA

Vonnegut est un optimiste contrarié. Il a beau vouloir sauver les hommes, il ne peut que constater l’étendue du désastre, l’ignominie des fondations

m’accompagne.” Toute sa vie, à travers une quinzaine de romans et presque autant de recueils de nouvelles, Kurt Vonnegut a essayé d’échapper à cet air de défaite. Tenté de trouver de la bonté chez ses pairs, de la légèreté dans la vie, de l’honnêteté dans le carnaval social. Que d’efforts pour arracher les sourires, voire les fous rires qui tombent dans ses romans graves comme un poil pubien dans la soupe populaire. Vonnegut est un optimiste contrarié. Il a beau vouloir sauver les hommes, il ne peut que constater l’étendue du désastre, l’ignominie des fondations. A la fin de sa vie, il rendra les armes, effectivement défait, sombrant dans l’alcoolisme et une dépression lucide, glaciale. A un journaliste venu l’interroger, Vonnegut, 80 ans, répondit à la banale question “Comment allezvous ?” : “Etre vieux, ça me rend dingue. Etre américain, ça me rend dingue. Mais à part ça, tout va bien.” Ce virus du malheur qu’il avait tant essayé de soigner, il l’avait ramené d’Allemagne et de la guerre. Il ne s’en était jamais vraiment remis, pas plus que ses livres qui revenaient systématiquement sur la monstruosité de ce qu’avait vu celui qui n’était encore “qu’un bébé, dans la croisade des enfants”.

Rescapé par miracle du bombardement définitif de Dresde, il ramènera comme breloque militaire de ce chaos son livre le plus célèbre, Abattoir 5, où lui sert de gilet pare-balles ce que les Anglais appellent escapism : une forme de déni par le rêve et la digression systématique. Ses romans sont ainsi des sagas à tiroirs, qui sans cesse dévissent, se perdent, passant avec la fulgurance des grands handicapés de la concentration de l’anecdote cocasse à des enseignements universaux, de la poussière de vie au cosmos. Du coq à l’âne, du loufoque à l’âme. Survivant, Vonnegut le fut – et de ça même s’amusa, solennellement. Dans Barbe-Bleue, sa fausse autobiographie d’un fils de cordonnier arménien infiltré dans le milieu de l’art new-yorkais, qui ressort aujourd’hui, il donne ce conseil : “Ne jamais faire confiance à un survivant avant de savoir ce qu’il a fait pour rester en vie.” Ou autre façon de s’accommoder du malheur dans le fulgurant Un homme sans patrie : “J’ai assisté à la destruction de Dresde (…) et il est certain que le rire était une réponse possible. Dieu sait que l’âme cherche une sorte de soulagement. Il faut rire de tous les sujets et je suppose que le rire des victimes d’Auschwitz était effroyable.” Toute sa vie, Kurt Vonnegut ne cherchera, avec perversité, que la beauté, la bonté partout, même dans les carnages, même dans les massacres. “Qui est le plus à plaindre ? L’écrivain ficelé et bâillonné par la police, ou celui qui, parfaitement libre, n’a plus rien à dire ?” Ça ne sera jamais le problème de l’infatigable Vonnegut, indigné jusqu’au bout, en quête d’absolu jusqu’au dernier souffle. Le petit oiseau va sortir (Grasset), recueil de nouvelles, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier, 220 pages, 15 € Barbe-Bleue (Les Cahiers Rouges/Grasset), roman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, 224 pages, 10,40 € 19.01.2011 les inrockuptibles 71

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Producteur du dernier Phoenix, membre du duo Cassius et ami de Daho, Philippe Zdar est l’homme du moment. Rencontre dans son studio parisien. par Pierre Siankowski photo Pierre Le Bruchec

Zdar mania

n a rendez-vous avec Philippe Zdar rue des Martyrs, à Paris, dans son studio Motorbass, nouvelle Mecque de l’enregistrement. Phoenix y a couché son phénoménal dernier album, Wolfgang Amadeus Phoenix (plus de 500 000 exemplaires vendus aux Etats-Unis). Récemment, on a vu les meilleurs groupes anglosaxons passer la porte du lieu : The Rapture, Chromeo, Metronomy, Two Door Cinema Club. Philippe Zdar, également membre de Cassius, duo electro qu’il forme avec Hubert Boombass, est le producteur du moment.

O

C’est pourtant à la coule qu’il accueille dans son refuge spartiate et lambrissé : une table, des chaises, une vieille affiche de Mai 68, des tonnes de vinyles sur les étagères, un éclairage sobre et discret. Philippe Zdar, la quarantaine, porte beau. Un blouson de cuir serré, un jean, des bottes, un regard clair et une voix douce. Motorbass – qui est aussi le nom d’un groupe qu’il forma au début des années 90 avec Etienne de Crécy pour un unique disque, Pansoul, totalement culte –, c’est vraiment chez lui. Il a racheté l’endroit à l’aube des années 2000. “J’ai mis toute ma thune dans ce studio. On avait enregistré le premier album de Cassius ici : de bons souvenirs.” De 2000 à 2004, le lieu est resté quasi à l’abandon. “J’ai seulement enlevé tout le système électrique parce que j’étais allé dans des studios aux Etats-Unis et j’avais remarqué que c’est ce qu’ils soignaient le plus. J’ai tout arraché à la main.” Zdar, de son vrai nom Philippe Cerboneschi, débarque à Paris vers la fin des années 80. “Je rêvais de venir ici. Je suis né à Aix-les-Bains, j’y ai 19.01.2011 les inrockuptibles 73

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Quelques succès : MC Solaar, Phoenix, Sébastien Tellier, Cassius, La Funk Mob…

vécu jusqu’à l’âge de 17 ans. Je faisais du ski à Val-d’Isère parce que mes parents étaient hôteliers. Il y avait beaucoup de Parisiens et ils me faisaient fantasmer. Ils étaient super bien fringués et j’étais un vrai plouc. Un jour, j’étais à Paris, un type m’a proposé de faire un tour en bagnole, on était en juin. On roulait sur les quais de Seine, il y avait du soleil, on écoutait Kajagoogoo et les Dexys Midnight Runners. Je me souviendrai toujours de ce moment, j’ai envie de le revivre sans cesse.” Il découvre la musique chez un pote, un après-midi. “Il manquait un type à la batterie, on m’a demandé de le remplacer et j’ai adoré ça. J’ai demandé à ma tante de m’en offrir une pour mon anniversaire.” Avec des copains, il joue des reprises de Police, d’AC/DC, de Van Halen. Il découvre Metallica qui le fascine. Il déteste Neil Young parce que sa sœur adore et que lui est punk. “C’est con parce qu’aujourd’hui j’écoute énormément Neil Young.” A 17 ans, Zdar s’engage chez les paras, pas pour longtemps. Il quitte l’armée et devient saisonnier, à la mer et à la montagne. “Un jour, dans un magazine, j’ai vu une photo du Studio de La Grande Armée, le truc m’a tué.” Dans le restaurant où il travaille, il croise un jour Michael Jones, le guitariste de Jean-Jacques Goldman. “Il enregistrait là-bas et m’a proposé

de venir le voir. J’ai pris un billet pour Paris et j’ai passé l’après-midi à regarder l’endroit la bouche ouverte.” Zdar décide de ne plus quitter Paris. Il traîne ses guêtres au Studio Marcadet, dans le XVIIIe arrondissement, où il croise Dominique Blanc-Francard. “Je l’ai regardé travailler les yeux écarquillés. A un moment, il a demandé à un type de rouler un joint, le gars ne savait pas. J’ai dit que moi je savais. Le soir, il m’a demandé de devenir son assistant.” A Marcadet, Zdar fait en 1988 la connaissance d’Etienne Daho. “Philippe a tout fait pour se rendre indispensable. Au studio, ils ont vite remarqué que c’était quelqu’un d’extrêmement brillant”, se souvient Daho. Zdar bosse sur Pour nos vies martiennes, le quatrième album de Daho, sur Bleu comme toi ou Des heures hindoues. Daho l’héberge de temps en temps. Les deux hommes sont toujours très amis. “On se croise souvent à Ibiza aussi, on aime bien cet endroit. D’ailleurs je crois que c’est là-bas que Philippe m’a fait écouter un soir son projet solo. Un truc génial qui n’est jamais sorti. C’est très lent, très sensuel, et il chante à merveille”, raconte Daho. A la fin des années 80, Zdar quitte Marcadet pour un autre studio, Plus Trente. Il y suit Dominique BlancFrancard qui lui présente son fils,

Hubert, dit Boombass. “Mon père m’avait dit : ‘Tu vas aimer ce type, il est dingue.’ On est devenus potes en quatre minutes”, raconte Boombass. Ils bidouillent un peu ensemble mais collaborent vraiment sur la musique de Bouge de là de MC Solaar. “C’est en travaillant sur ce titre qu’on s’est rendu compte qu’on avait quelque chose à faire ensemble”, explique Zdar. Boombass, qui compose sous le nom de La Funk Mob, demande à Zdar de l’épauler. La carrière de Solaar décolle : il est choisi par le rappeur américain Guru pour figurer sur la compilation Jazzmatazz. “Le soir où on a appris ça, j’ai compris que ça commençait pour moi”, plaisante-t-il. En Angleterre, un jeune type nommé James Lavelle tombe sur les instrus de Solaar, parfois signés Zdar et Boombass. Il propose à la doublette de rejoindre son jeune label ultrabranché, Mo’Wax, dont les pochettes sont dessinées par le graffeur Futura 2000. “On nous demandait des morceaux trip-hop longs et un peu planants. Philippe était superdoué pour ralentir les choses tout en leur donnant une structure.” Le duo devient La Funk Mob, pétarade dans la hype, mais Zdar “trouve le trip-hop un peu chiant”. Il découvre les raves en compagnie d’Etienne de Crécy, avec qui il partage un appartement. Il est fasciné par la house. Avec de Crécy, sur

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Zdar dans son studio Motorbass, rue des Martyrs, à Paris

“avec Zdar, tu peux parler aussi bien d’Antonioni que de la meilleure tomate” Branco de Phoenix un sampler prêté par Boombass, il compose en 1992 Pansoul, modèle de groove acide et rentré, qui sortira en 1996. “Etienne bossait le jour et moi la nuit, on se laissait des bouts de musique sur un ordi, c’est devenu Motorbass.” Zdar enchaîne tout de suite sur Cassius, avec Boombass, en 1996. “On a commencé à mixer dans tous les sens, on adorait ça.” Boombass : “Je me souviens d’une tournée avec Cassius et Daft Punk en Angleterre. On trimbalait des tonnes de matos mais on s’amusait t ellement ! C’était les débuts de la French Touch.” Cassius publie trois albums – 1999, Au Rêve et 15 Again – et devient un groupe culte de l’electro française. Fin 2010, le duo a signé son grand retour en sortant l’ep The Rawkers sur le label Ed Banger de Pedro Winter. Entre-temps, Zdar est devenu un producteur très demandé. Un peu grâce à Phoenix qui en 2008 vient poser ses valises au studio Motorbass. “On avait commencé à enregistrer sur une péniche et ça se passait mal pour des problèmes de mal de mer, plaisante Branco de Phoenix. Philippe nous a proposé de venir chez lui.” En janvier 2009, Zdar débarque au studio et explique à Phoenix qu’il faut que leur disque soit prêt en juin : “Je leur ai raconté mon aventure des années 80 sur les quais de Seine, je leur ai dit que leur disque devait sentir ce moment-là.” Les quatre Phoenix pigent tout de suite

et avec son aide donnent cette belle lumière à Wolfgang Amadeus Phoenix. Branco : “Il a un côté général avant la bataille. C’est une force de la nature, avec en même temps une vision ultrasensible des choses. Il a toujours une analyse pertinente. C’est un génie de la production et un mec hypercultivé : avec lui, tu peux parler aussi bien d’Antonioni que de la meilleure tomate.” Aujourd’hui, Phoenix cartonne aux Etats-Unis et tout le monde veut bosser avec Zdar. Les Beastie Boys l’ont invité à redynamiser leur nouvel album à New York. Le studio Motorbass ne désemplit plus : les excellents Housse De Racket et l’espoir de la chanson française Jérôme Van Den Hole y sont passés. “Je suis obligé de refuser du monde, c’est important de savoir faire des choix”, explique le patron. Un jeune type nommé Bastien déboule dans le studio alors que la rencontre touche à sa fin : c’est le nouveau stagiaire. Zdar : “Il a frappé à la porte il y a quelques mois parce qu’il avait lu que Two Door Cinema Club enregistrait là. Il m’a demandé s’il pouvait rencontrer Philippe Zdar. J’ai discuté une dizaine de minutes avec lui et je lui ai dit que, ouais, il allait pouvoir le rencontrer.” Concert le 22 janvier, Cassius sera au Showcase, sous le pont Alexandre-III, Paris VIIIe 19.01.2011 les inrockuptibles 75

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Au-delà de Clint Eastwood Jalonné de beaux moments de mise en scène et porté par une vraie ampleur de récit, un Eastwood somme toute mineur, voire un peu balourd par endroits.

 I

l se passe une chose étonnante avec Clint Eastwood. Lui qui avait la réputation d’un cinéaste fasciste à ses débuts est en train de devenir au couchant de sa carrière une sorte de phare d’un cinéma humaniste, tolérant, voire politiquement correct. Et une partie de la critique française accompagne cette évolution, mais de façon paradoxale : alors qu’elle se pinçait le nez à l’époque de Dirty Harry (trop à droite, pas fréquentable), elle fait aujourd’hui la moue parce que Clint serait devenu trop sucré,

trop consensuel. Tout juste si Eastwood ne s’est pas fait traiter de neuneu gâteux pour Invictus. Il est vrai que les critiques des années 70 n’étaient pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui, mais ces contretemps contradictoires sont quand même à prendre avec circonspection : trop dur avant-hier, trop mou aujourd’hui, tel semble être le sort critique d’Eastwood. Il faut d’ailleurs se méfier du “mou” chez Clint : adapté d’un best-seller à l’eau de rose, et regardé avec suspicion par

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raccord

Matt Damon

certains à sa sortie, Sur la route de Madison est aujourd’hui unanimement considéré comme un chef-d’œuvre. On pressent qu’Au-delà suscitera aussi sa part de réticences, ne serait-ce qu’en raison de son sujet, la vie après la mort, entre fantastique et charlatanisme new age. Eastwood semble victime du syndrome Woody Allen : à force d’enquiller un film par an depuis des décennies, il finit par déclencher des réactions de lassitude, alors que sa production demeure largement au-dessus de la moyenne. Au-delà n’est peut-être pas son meilleur film, mais il emporte par son ampleur de récit, l’élégance de sa mise en scène, sa façon d’insérer dans son tissu fictionnel des événements marquants de l’actualité récente, sa réflexion

le film montre diverses stratégies de défense face à l’insupportable fatalité de la fin de vie

sur le deuil. Eastwood entrelace trois récits ayant pour point commun la mort. Dans la partie française, une célèbre journaliste de la télé survivante du tsunami asiatique pense avoir tutoyé la mort pendant son coma. Dans la partie anglaise, un garçon délaissé par ses parents ne parvient pas à se remettre de la mort accidentelle de son frère jumeau. Et dans le volet américain, un ouvrier doué de pouvoirs médiumniques refuse de monnayer ses dons comme le lui conseille son frère. Si on peut supposer qu’au vu de son âge Eastwood se préoccupe de la mort et de la question de l’après, rien dans le film ne permet de situer où est sa croyance. Les séquences d’au-delà sont plutôt brèves et approchées comme dans n’importe quel film fantastique, c’est-à-dire comme des hypothèses plutôt que comme des certitudes. Le film montre aussi des personnages sceptiques, comme cet éditeur français qui affirme qu’un livre sur l’après-mort intéressera plutôt le public américain que le public français – au passage, belle preuve de la lucidité distanciée d’Eastwood par rapport à son sujet et de la relativité des croyances selon les pays et les cultures. Plutôt que d’affirmer qu’il y a une vie après la mort, le film montre diverses stratégies de défense face à l’insupportable fatalité de la fin de vie. Pour chaque partie, le cinéaste semble avoir adopté un genre ou un style proche du pays où il tourne : film de couple se déchirant à Paris, ambiance dickenso-loachienne à Londres, classicisme eastwoodien à San Francisco, la ville d’Harry. Mais à la place du flic solitaire, un ouvrier droit, honnête, cultivé, sorti d’un film de Ford ou d’une chanson de Springsteen, personnage émouvant excellemment joué par Matt Damon. Si Eastwood finit par relier ces trois parties de manière un peu forcée et pas franchement nécessaire (les trois volets dialoguaient très bien par le seul effet du montage, sans avoir besoin de ce nouage final à la Lelouch), et si la partie française paraît plus artificielle à nos yeux de Français, Clint aura néanmoins pianoté ses gammes de cinéaste avec son aisance et sa fluidité habituelles, captant l’attention pendant plus de deux heures avec une amplitude de geste qui fait oublier les scories et les imperfections constatées çà et là. Eastwood est encore loin d’être mort. Serge Kaganski Au-delà de Clint Eastwood, avec Matt Damon, Cécile de France, Frankie et George McLaren (E.-U., 2010, 2 h 09)

Nicolas Cage le sidérant Depuis une demi-douzaine d’années, Nicolas Cage n’en finit pas d’arpenter les chemins bis de l’industrie hollywoodienne, laissant les rôles prestigieux à d’autres pour se consacrer à ce qui semble le plus éloigné possible d’un cinéma d’auteur – exception faite de Werner Herzog, avec le sublime Bad Lieutenant l’an dernier. Et ce n’est malheureusement pas Le Dernier des Templiers qui va redorer le blason écaillé de l’acteur. Guerrier écœuré d’avoir, des années durant, massacré au nom de l’Eglise, il doit, dans ce film de Dominic Sena, escorter une supposée sorcière jusqu’à un monastère. Le scénario est léger, la mise en scène sommaire, et il est difficile de croire que les effets spéciaux sont contemporains de ceux d’Avatar. Si le film séduit et charme, cela tient, bien entendu, à Cage, qui ne cesse, depuis une dizaine de films, de travailler le même rôle : celui de l’homme qui en sait trop, qui a vu trop d’horreurs, et dont les yeux meurtris ne demandent que la paix. Oracle las (Prédictions), dernier rempart face aux forces démoniaques (L’Apprenti sorcier, Ghost Rider, Kick-Ass), Nicolas Cage, souvent caricaturé pour son overacting, fait preuve ici d’une placidité que d’aucuns prendront pour de la paresse. Erreur : si l’acteur n’a plus besoin d’en faire des tonnes comme jadis, c’est que le monde s’en charge à sa place, toujours plus sidérant, toujours moins réel, comme semblent le signifier ses regards hébétés devant le crash d’un avion sur le World Trade Center (Oliver Stone, 2005). Littéralement mal dans sa peau, tel un reptile en mue perpétuelle (Snake Eyes), l’homme-cage lutte en permanence contre l’inertie de son propre corps, et jouit parfois de la possibilité de projeter son esprit dans d’autres (Volte/Face, Family Man). Mille possibles, mille univers sont condensés dans une pupille torve – une possible définition du cinéma.

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Gigola de Laure Charpentier avec Lou Doillon, Eduardo Noriega (Fr., 2010, 1 h 30)

I Wish I Knew

– Histoires de Shanghai de Jia Zhangke Portrait d’une ville, Shanghai, à travers les récits entrelacés de dix-huit de ses habitants.

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Wish I Knew a été réalisé par Jia Zhangke à l’occasion de l’Exposition universelle de Shanghai. Son but : reconstruire l’histoire de cette grande ville portuaire chinoise depuis quatrevingts ans. S’y expriment dix-huit personnalités plus ou moins célèbres (dont le cinéaste Hou Hsiao-hsien), d’âges et d’origines socioculturelles différentes, qui racontent un bout de leur vie, ou de celle de leur famille, ayant un lien avec Shanghai. Petit à petit, comme un puzzle (on pense à Manhattan Transfer de  John Dos Passos), à travers les petites ou grandes histoires personnelles de ces témoins, se reconstitue et se retrace l’histoire collective d’une ville. Une jeune femme en T-shirt blanc se promène aussi dans la ville comme un spectre au regard triste, liant plus ou moins les témoignages les uns aux autres. Comme la plupart des films (tous ?) de Jia Zhangke, I Wish I Knew est un film de fantômes. Comme les films de son compatriote et confrère Wang Bing, il fait revivre les morts avec les récits des vivants. La caméra de Jia et de son chef opérateur préféré Yu Lik-wai tourne lentement autour de ceux qu’elle filme,

comme pour les ausculter, déceler dans la moindre de leurs mimiques, de leurs rides, de leurs pas, la trace physique de ce qu’ils content. Le passé est présent. Mais paradoxalement, I Wish I Knew est un film de recueillement : l’évocation du passé qui constitue le cœur du film n’a pas pour dessein de raviver les blessures, les drames, les tragédies, les révolutions culturelles, les trahisons, les crimes politiques, les assassinats, le sang, les souffrances, les exils et les retours. Il n’y a pas de provocation ni de haine au sein de ce film, si doux qu’il passa relativement inaperçu lors de sa présentation au dernier Festival de Cannes, où il fit un peu figure de film de commande de l’Office national du tourisme de Chine. Le revoir aujourd’hui, loin des compétitions, des films qui font du bruit, pour le meilleur et pour le pire, c’est retrouver une singularité, le regard sans égal de Jia Zhangke, qui saisit l’énergie qui irrigue un pays et un peuple en plein développement, tout en enrichissant ce saisissement des violences du passé. C’est là que se situe sa beauté délicate et subtile.

Jia Zhangke fait revivre les morts avec les récits des vivants

Jean-Baptiste Morain I Wish I Knew – Histoires de Shanghai de Jia Zhangke (Chine, 2010, 1 h 58)

La vie d’une lesbienne dans les sixties. Gigola fait partie de ces films complètement ratés et qu’on a presque envie d’aimer. Il est vrai que la réalisatrice, qui signe ici son premier film à 60 ans passés, ne nous aide pas beaucoup. Chronique de la vie nocturne d’une lesbienne dans les années 60, le film n’arrive en fait pas à trouver son époque, entre théâtre filmé à la Guitry des années 40 et érotisme cheap, ambiance David Hamilton des 70’s. Tout ça ne ressemble tellement à rien qu’on prend plaisir à regarder un film à ce point à côté de son temps, mais qui arrête les colombes en plein vol, à deux, au ras du sol. Laure Charpentier a juste raté le coche de la postmodernité : c’est un peu dommage aujourd’hui pour un film lesbien de faire du cinéma de papa. Romain Titeux

L’Enfance d’Icare d’Alex Iordachescu avec Guillaume Depardieu (Rou., Fr., Sui., 2009, 1 h 36)

Le dernier film tourné avec Guillaume Depardieu. Il y a deux films dans L’Enfance d’Icare : le premier et le plus incontournable est un nanar truffé de dialogues vaseux et à la longue comiques sur la vie et la mort, le tout sur fond d’expérimentations chirurgicales futuristes à la mords-moi-le-nœud (un médecin tente de faire repousser la jambe d’un patient amputé après un accident de moto). Guillaume Depardieu produit à lui tout seul un deuxième film, fantomatique et insaisissable : il ne raccorde pas vraiment avec le premier, il s’en absente même, malgré l’adéquation (trop) fantasmée du corps de l’acteur avec l’enjeu dramatique. Bref, il lui résiste. Amélie Dubois

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Après Béjart, le cœur et le courage d’Arantxa Aguirre (Esp., 2010, 1 h 19)

Traduire de Nurith Aviv (Fr., Isr., 2009, 1 h 10)

Dernière partie du triptyque de la cinéaste israélienne sur l’hébreu. Après avoir interrogé ses compatriotes qui ont appris à le parler sur le tard (D’une langue à l’autre), puis ceux qui l’ont acquis à la naissance (Langue sacrée, langue parlée), Nurith Aviv s’intéresse maintenant aux traducteurs et à leurs difficultés pour transposer l’hébreu en français, en anglais, en espagnol, en russe, en italien, en catalan, etc. Sujet original, sous-tendu par la rigueur du dispositif et les partis pris de la réalisation. Chaque traducteur s’exprime par exemple dans sa propre langue ou celle dans laquelle il traduit l’hébreu. Les dix intervenants successifs se trouvent dans la même position, près d’une fenêtre, au début de chaque séquence, et émergent de l’ombre. Chaque épisode est de surcroît entrecoupé par des paysages urbains, qui donnent des indices sur l’origine de celui qui va s’exprimer. Va-t-il se trouver à Paris, Barcelone ou Tel Aviv ? Cette sobriété et cette lisibilité expliquent la séduction qu’exerce ce documentaire. Par ailleurs, Traduire rappelle à ceux qui l’auraient oublié que le judaïsme est la source des deux religions monothéistes ultérieures, le christianisme et l’islam ; les trois religions du Livre partagent donc des valeurs et des mythes proches. Cela explique pourquoi Sandrick Le Maguer, traducteur français, a étudié de si près le Midrash, texte parallèle et complémentaire de la Torah ; il pouvait ainsi mieux comprendre certains aspects des textes chrétiens qui découlent directement de la culture juive. Mais traduire l’hébreu n’est pas exclusivement lié à la religion. Certains des traducteurs interrogés s’occupent de la pensée profane, de la littérature d’aujourd’hui, des romans israéliens contemporains. Comme Anne Birkenhauer, qui traduit en allemand et pousse la maniaquerie jusqu’à vivre en Israël même, à explorer les lieux décrits par les auteurs, et retourne régulièrement en Allemagne pour y trouver l’équivalent du parler de la jeunesse populaire israélienne. La meilleure approche possible pour une langue réputée difficile. Vincent Ostria

Portrait du Béjart Ballet Lausanne aujourd’hui. A l’instar d’autres monstres de la danse (Merce Cunningham, Pina Bausch), Maurice Béjart a laissé une compagnie orpheline à sa disparition, en 2007. Et comme dans d’autres cas de figure, il faut pour celle-ci inventer un futur sans lui. L’intérêt de ce documentaire de facture modeste réside dans ce paradoxe. Une compagnie ne vit que par son créateur démiurge – et le répertoire qu’il lègue d’une certaine façon – mais ne peut lui survivre sans nouvelles créations. Le film de l’Espagnole Arantxa Aguirre fait ainsi le point sur cet entre-deux, convoque quelques personnalités du milieu pour un hommage à Béjart, puis bascule dans un autre temps. Gil Roman, danseur vedette des années 80, fils spirituel de Béjart, en charge du Béjart Ballet Lausanne aujourd’hui, est au travail. Son ballet Aria est, nous dit-on, garant de l’avenir de la troupe – des tournées lucratives à venir en complément des “tubes” de Béjart. Défilent à l’écran une partie des interprètes pour un reportage sans éclat. Plus saisissantes, les répétitions, un peu l’envers du décor. Sans oublier une scène presque comique avec l’annonce de la venue du maire de Lausanne qui met la compagnie en émoi. Les amateurs du style maison en feront leur miel. Philippe Noisette

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La Pépinière du désert de Laurent Chevallier (Fr., 2009, 1 h 30)

Propriété interdite d’Hélène Angel La France des inégalités et de l’exclusion sondée dans une maison hantée.

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élanger le tableau des névroses familiales avec le film d’épouvante, un territoire très français avec un imaginaire américano-universel, un casting de série A avec une atmosphère et une durée de série B, le tout en instillant un sous-texte politiquement chargé, telle est la belle singularité de ce film strident et quasi insurrectionnel. On est content de retrouver là Hélène Angel, dont on avait beaucoup aimé Peau d’homme, cœur de bête (1999) mais que l’on n’avait plus vue sur grand écran depuis Rencontre avec le dragon en 2003. Deux titres qui auraient d’ailleurs pu convenir à Propriété interdite tant ce film sonde les pulsions archaïques des hommes. Quand Claire et son mari Benoît investissent la maison provinciale familiale où le frère de Claire vient de se suicider, ils y rencontrent non pas le dragon mais une série de faits ou de fantasmes anxiogènes, dont peut-être le fantôme du frangin défunt. Demeure trop vaste, corridors sombres, cave inquiétante, souterrain mystérieux, bruits nocturnes étranges, Angel (la mal nommée pour l’occasion) met en action tous les codes démoniaques du cinéma de maison hantée, avec toutes ses métaphores sexuelles et psychanalytiques, de La Maison du diable à Psychose ou Shining. Claire est par ailleurs borderline, persuadée que son frère est toujours là, communiquant avec lui par l’entremise du téléphone portable et de la messagerie toujours activée – belle idée. Si bien qu’on ne saurait dire si la bâtisse est objectivement dangereuse ou juste le fruit de la subjectivité barrée de Claire. Benoît, de son côté, est un financier carré

et cartésien, mis en état de nerfs par l’attitude de sa femme mais aussi par le doute qui commence à le ronger. Charles Berling en macho speedé, nerveux, et Valérie Bonneton en flippée flippante livrent là des compositions inédites dans leur filmo. Au moment où l’on commence à se dire que la situation du couple prisonnier de la maison fantôme est un peu mécanique, répétitive et unidimensionnelle, surviennent des éléments extérieurs bienvenus qui relancent la machine. D’abord, la présence d’un squatteur tzigane dans les étages, à la fois réminiscent des Bijoux de la Castafiore et renvoyant à l’actualité sur les Roms en France. Puis l’arrivée d’un couple d’amis venus passer le week-end. On ne racontera pas la dernière partie, la plus convaincante, effarante montée d’intensité à la fois comique, violente et politique. On dira juste qu’Hélène Angel y lâche les chevaux (voire les chiens), l’alliance circonstancielle d’une femme et d’un étranger dézinguant l’ordre des choses bourgeois patriarcal. Cette maison hantée devient un peu la maison France investie par le chaos du monde. Et finalement, Propriété interdite fait un excellent titre, tant dans sa connotation thriller que dans sa vieille acception marxiste. Serge Kaganski Propriété interdite d’Hélène Angel, avec Valérie Bonneton, Charles Berling, Vasil Vivitz Grecu (Fr., 2009, 1 h 20)

corridors sombres, cave inquiétante… tous les codes démoniaques du cinéma de maison hantée sont en action

Chronique d’une utopie africaine : la création d’une communauté dans le désert marocain. Délaissant un moment l’Afrique noire, à laquelle il a consacré l’essentiel de son œuvre documentaire (et quelques fictions), Laurent Chevallier s’attarde sur le nord du continent pour narrer une histoire d’amitié entre deux Mostafa. L’un, émigré en France, récolte des fonds pour une ONG qu’il a créée au Maroc, dont le but est de faire pousser des arbres dans une partie désertique du sud du Maroc ; l’autre vit sur place, dans le désert de Mengoub, où il est l’âme et l’imam (officieux) d’une petite communauté de cultivateurs qui s’évertuent à faire progresser la végétation. L’une des séquences récurrentes du film est la fabrication d’une éolienne de fortune et son érection. Chronique à hauteur d’homme d’une micro-utopie où il n’est plus question de misère, d’islamisme ou de plaies de l’Afrique. Comme souvent, Chevallier fait son miel de la confrontation dynamique entre deux cultures, entre deux situations : d’un côté le vieux Marocain et ses démarches en France ; de l’autre, le plus jeune qui se démène quotidiennement pour faire exister sa petite ville, au détriment de sa famille, pour laquelle il est moins disponible. Un documentaire littéralement terre à terre, dans le bon sens du terme. Vincent Ostria

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Clint Eastwood

Le Canardeur de Michael Cimino Dès son tout premier film de réalisateur, Cimino était grand.

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e Canardeur (Thunderbolt and Lightfoot) est le premier long métrage mis en scène par Michael Cimino. D’abord scénariste, Cimino écrit avec un autre futur cinéaste, John Milius, le second épisode de la série des Dirty Harry, Magnum Force, puis convainc Clint Eastwood de le laisser diriger Thunderbolt and Lightfoot (titre moins stupide que sa “traduction” française, Le Canardeur) pour sa société de production Malpaso, un scénario personnel qu’il a écrit en pensant à lui. Ce magnifique coup d’essai marque la naissance d’un des talents les plus originaux du Nouvel Hollywood des années 70. Les ambitions du jeune cinéaste sont pourtant masquées derrière un matériau à première vue trivial : il s’agit d’un buddy-movie mâtiné de film de holp-up avec des éléments comiques, destiné à mettre en valeur la star Eastwood. Non seulement Cimino parvient à rendre Eastwood moins monolithique que d’habitude, mais il offre aussi au jeune Jeff Bridges la possibilité d’éclipser la star. Thunderbolt and Lightfoot n’a certes pas l’ampleur visuelle, la dimension opératique et historique des chefs-d’œuvre suivants de Cimino, qui fait ses gammes sur un tournage à petit budget. Cimino se situe de manière très consciente à la fin d’une généalogie du cinéma américain, après Ford et Peckinpah. Il magnifie les paysages

américains (minutieux repérages effectués dans le Montana), exalte l’amitié virile et l’individualisme de ses héros, se montre élégiaque et attiré par les perdants et les déclassés. Cimino est un cinéaste à la fois sentimental et intellectuel, et son cinéma oscille entre la nostalgie des origines (son côté primitif) et une posture artistique très moderne (son côté maniériste). Dans Thunderbolt and Lightfoot, il y a un ton grotesque et iconoclaste qu’on ne retrouvera plus dans l’œuvre de Cimino, qui s’amuse à déguiser Eastwood en pasteur et Bridges en femme. Ce qui fut perçu comme un humour rustique hérité de Raoul Walsh cachait peut-être une dimension plus intime. Ce travestissement inattendu explicite l’homosexualité latente qui existe dans le personnage de Lightfoot (Bridges dans le rôle de Cimino), le jeune chien fou qui s’amourache de Thunderbolt (Eastwood, dans le rôle de Ford), le vieux loup solitaire. Il trouve un écho particulier aujourd’hui que Cimino, l’immense auteur de Voyage au bout de l’enfer et de La Porte du paradis, est surtout célèbre pour ses bizarreries transformistes et ses multiples opérations de chirurgie esthétique. Olivier Père Le Canardeur de Michael Cimino, avec Clint Eastwood, Jeff Bridges, George Kennedy (E.-U., 1974, 1 h 55, reprise) 19.01.2011 les inrockuptibles 81

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en salle une vague à l’italienne En parallèle de la rétrospective consacrée à Alfred Hitchcock, la Cinémathèque française propose de redécouvrir le cinéma moderne italien. Pour la plupart ignorés, ayant grandi dans l’ombre des pères du néoréalisme (Visconti, Rossellini…), les réalisateurs d’une possible nouvelle vague italienne ont d’abord cherché à imposer leurs films avant de faire reconnaître leurs noms : Smog de Franco Rossi, La Peau à vif de Giuseppe Fina… Certains comme Marco Ferreri (Dillinger est mort), Bernardo Bertolucci (La Via del petrolio) ou Marco Bellocchio (Les Poings dans les poches) ont finalement émergé en tant qu’auteurs, au sens moderne du terme. Une nouvelle vague italienne jusqu’au 7 février à la Cinémathèque française, Paris XIIe

Jean Eustache et Jean-Pierre Léaud sur le tournage de La Maman et la Putain

E comme Eustache

hors salle on la connaît, on la reconnaît… Jeanne Moreau a su, à travers sa riche carrière, exposer sa personnalité sensible et curieuse. Celle qui a longtemps été la grande amoureuse sentimentale du cinéma français confiait retrouver dans les films où elle apparaissait “l’amour” et “les déchirements” qu’elle éprouvait dans la vie. Les films qu’elle a réalisés (Lumière, L’Adolescente) ont été un moyen pour elle de se dévoiler un peu plus. La belle biographie de Jean-Claude Moireau, ami proche de Jeanne Moreau, porte un nouveau regard sur la vie de celle qui fut l’actrice de Truffaut, de Losey ou de Welles : un regard intime. Jeanne Moreau, l’insoumise de Jean-Claude Moireau (Flammarion), 432 pages, 21 €

box-office Frelon en Cage Mauvaise surprise : The Green Hornet de Michel Gondry rate son envol, retenu au sol par Le Dernier des Templiers, le nouveau Nicolas Cage – 42 000 entrées le premier jour pour ce dernier contre 31 000 pour le premier, disposant pourtant d’une combinaison de salles plus large. Même le bouseux Fils à Jo plaque à terre le gracieux Frelon avec 36 000 amoureux de ballons ovales nappés de sentiments qui coulent. A la quatrième place, Arrietty s’en sort en chapardant 25 000 entrées.

autres films Africa United de Debs Gardner-Paterson (G.-B., Afr. du S., Rw., 2010, 1 h 25) Ramona et Beezus d’Elizabeth Allen (E.-U., 2010, 1 h 43) Le Thanato de Frédéric Cerulli (Fr., 2011, 1 h 25) La Barra d’Oscar Ruiz Navia (Fr., Col., 2009, 1 h 35)

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Le réalisateur de La Maman et la Putain, ses films, son parcours, habilement ramassés dans une forme-dictionnaire.

epuis plusieurs années, pour “vendre” le cinéma, les éditeurs de livres ont semble-t-il été contraints de parler de la vie privée des cinéastes. Le Dictionnaire Eustache dirigé par l’homme-orchestre Antoine de Baecque – avant-goût de la déferlante tant attendue et maintes fois repoussée des DVD Eustache – pourrait pour cela agacer. Mais contrairement à d’autres tentatives antérieures de combiner la biographie et la filmologie, ce dictionnaire a fait appel à des collaborateurs qui ne vont jamais trop loin, respectueux d’une intimité qui ne nous concerne guère. Avec Jean Eustache, le piège était pourtant énorme. Pourquoi ? Parce que nul plus que lui n’aura pris le risque de confondre sa propre vie et son cinéma, avec une crudité provocatrice, et parce que son cinéma offre aussi une imagerie qui donne prise au fétichisme cinéphile (répliques, pensées, vêtements et accessoires cultes des années 70). Mais non, de la délicate Marie-Anne Guérin à la rigoureuse Natacha Thiéry en passant par Philippe Azoury, Michel Marie ou surtout Jean-François Buiré, tous semblent s’être donné le mot de l’admiration distanciée, cultivée et jamais intrusive ou complaisante. Les fans de la première heure n’apprendront sans doute rien qu’ils ne savaient déjà sur Jean Eustache, mais ils retrouveront, présentées avec sérieux, certaines antiennes eustachiennes :

le dandysme, la révolution par le cinéma muet, “apprendre à faire son lit grâce au cinéma”, le sexe et les filles, la drague et le whisky américain, torturer gentiment sa vieille grand-mère adorée devant une caméra pour lui faire avouer les raisons irraisonnées d’une mélancolie première. Tout de la légende véridique et peu dorée de Jean Eustache, le plus digne représentant, à l’égal de Philippe Garrel, de la première génération post-Nouvelle Vague, vous sera ici révélé : son enfance modeste dans le Sud-Ouest, la montée à Paris, sa femme secrétaire aux Cahiers du cinéma qui lui permet ainsi de s’introduire dans la bande, l’amour des mots au cinéma (Guitry, Pagnol), Renoir le patron, Jean-Pierre Léaud le double, le suicide d’une balle dans le cœur à 42 ans, la découverte de son corps par Fieschi et Vecchiali. Les notules et articles se croisent, se recoupent parfois, mais qu’importe : c’est de ces croisements de hasard que rejaillissent le portrait et l’univers de Jean Eustache. Les DVD sont attendus pour mai. Jean-Baptiste Morain Le Dictionnaire Eustache sous la direction d’Antoine de Baecque (éditions Léo Scheer), 327 pages, 3 0 €

tout de la légende véridique et peu dorée de Jean Eustache

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Le Banni d’Howard Hughes Un western habile et humble, pourtant réalisé par le producteur mégalo Howard Hughes, l’“Aviator” de Scorsese. Le film A quoi peut ressembler le film d’un mégalomane paranoïaque ? En 1941, Howard Hughes a 36 ans, c’est un héritier richissime, petit génie technologique, fou d’aviation, homme à femmes. Il a déjà produit Scarface d’Howard Hawks, il veut devenir l’homme le plus puissant au monde. Pour son deuxième film (il a réalisé Hell’s Angels en 1930), on aurait pu imaginer qu’il se lancerait dans un projet en accord avec ses rêves de grandeur : un film de guerre, ou une fresque romantique avec les stars de l’époque. Pas du tout. Il choisit de faire un western qui a tout de la série B, autour d’un scénario tranquille : les aventures de Pat Garrett, Billy the Kid, Doc Holliday. Hughes s’est certes entouré des pointures de l’époque (Gregg Toland, le chef opérateur de Citizen Kane, ou encore Jules Furthman, le scénariste d’Hawks, à qui le film avait été initialement confié et dont il garde la trace du goût pour la nonchalance ironique), le tournage prit

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JackB uetel et Jane Russell

certes des dimensions homériques, mais au final c’est la modestie bon enfant, à la place de la pompe attendue, qui frappe. Beaucoup de scènes intimes, de bouderies, de petites blagues, de décors miniatures. Le casting joue la carte des découvertes : Jack Buetel dans celui de Billy le Kid, et Jane Russell, l’Eva Mendes de l’époque, dans le rôle de la femme. Que le rêve d’un nabab de l’époque soit finalement de faire une série B dit beaucoup sur la grandeur paradoxale du Hollywood de l’époque : Hughes avait compris,

en dépit de sa dinguerie, que le génie américain résidait dans les productions mineures plutôt que dans les films courant à la course aux oscars. Par ailleurs, il sut orchestrer le scandale autour du film : Le Banni fut interdit plusieurs années pour cause d’obscénité, à cause de l’insistance sur la poitrine de Jane Russell. Le DVD Pas de bonus. Axelle Ropert Le Banni d’Howard Hughes, avec Jane Russell, Jack Buetel, Walter Huston (E.-U., 1943, 1 h 56), Wild Side Vidéo, environ 10 €

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matière grisante Aux limites du surnaturel, virée à Oxford en compagnie d’un savant travaillant sur le psychisme et d’une apprentie prestidigitatrice. Très singulier.

S  business 50 millions de Xbox 360 vendues Microsoft a profité du CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas pour révéler que 50 millions d’exemplaires de sa console Xbox 360 avaient été vendus depuis sa sortie à l’automne 2006. Quant au service online Xbox Live, il compte désormais 30 millions d’abonnés. Disponible depuis le mois de novembre dernier, le système de détection de mouvements Kinect aurait quant à lui déjà convaincu 8 millions d’acheteurs.

ur les rues d’Oxford plane une atmosphère mystérieuse. Pour les joueurs régulièrement invités à parcourir New York ou Miami, le cadre même est dépaysant. Mais Gray Matter ne se distingue pas de la production contemporaine qu’en nous offrant une plongée dans la fameuse ville universitaire. Il marque en effet d’abord le retour de Jane Jensen, créatrice de la trilogie Gabriel Knight et figure majeure du jeu d’aventures des années 1990. Sa dernière création revient de loin : annoncé à l’origine pour 2004, Gray Matter est passé entre les mains de plusieurs studios avant de voir son développement achevé par les Français de WizarBox. Le mystère va enfin être percé. Mais, pour cela, il faudra – le titre annonce la couleur – faire travailler sa “matière grise”. Et se couler dans un style, un rythme dont on avait perdu l’habitude. Gray Matter est une succession de (somptueux) plans fixes. Parfois, des personnages y ajoutent du mouvement mais, dans l’ensemble, le but est de scruter ces tableaux pour en dévoiler tous les secrets, luttant mentalement pour révéler la logique cachée dans ce qui n’est qu’une image. Le joueur est heureusement aidé : dans la version Xbox 360 (qui pallie habilement l’absence de l’interface souris-clavier sur laquelle repose historiquement ce genre

né sur ordinateur), une touche permet de révéler avec quels objets l’interaction est possible. Mais cela n’exonérera pas, loin s’en faut, le joueur de toute réflexion. La progression est un rien arbitraire – il est parfois nécessaire d’accomplir telle ou telle action pour déclencher un événement sans rapport direct avec elle – mais chaque succès d’étape ne s’en révèle pas moins gratifiant. Deux personnages s’offrent à nous : une apprentie prestidigitatrice dont le hasard a fait l’assistante d’un professeur à la réputation déplorable, et ledit savant qui travaille sur le psychisme. Le voyage nous conduira aux portes du surnaturel. A la limite, juste ici : à cet endroit précis où les certitudes vacillent. Merveilleusement écrit – on n’en attendait pas moins de Jane Jensen –, Gray Matter ne craint pas de bousculer le joueur, le forçant à prendre son temps, temps qui, reconnaissons-le, est d’abord celui de Ms Jensen. La magicienne qui tire toutes les ficelles, c’est elle, avec la complicité de son mari Robert Holmes, auteur de l’envoûtante musique du jeu. On les remercie tous deux très chaleureusement. Erwan Higuinen Gray Matter sur Xbox 360 et PC (WizarBox/DTP Entertainement, environ 40 €)

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this charming game Le retour de la série Golden Sun, que l’on avait un peu oubliée. Une petite merveille de jeu de rôle, voluptueux et touchant. n n’attendait plus peu à peu apprendre empruntées à quelques vraiment de (et les joueurs néophytes glorieux contemporains, nouvelles du monde avec eux) ce qu’ont des simili Pokémon de Golden Sun. Après accompli leurs géniteurs, à attraper pour profiter deux épisodes parus en 2002 avant de se lancer dans leur de leurs pouvoirs au savant et 2003, la série de jeux petite épopée personnelle. mélange action-énigmes de rôle du studio nippon Celle-ci, sur le plan qui rappelle les Mario Camelot (Shining Force, Mario narratif (il faut sauver & Luigi. Mais ce qui séduit Golf) semblait appartenir au l’univers, attention !) avant tout, c’est la sérénité passé. La revoilà pourtant, comme du système entre deux âges de cet et ses auteurs ne font de combat (au tour par tour, “Obscure Aurore”, ni judicieusement pas avec des ennemis qui vraiment d’hier (malgré abstraction du temps surgissent brusquement les schémas old-school) qui s’est écoulé. du néant), ne bouleversera ni tout à fait d’aujourd’hui, Démarrant assez pas les habitudes des vieux et certainement pas lentement – mais, avis aux routiers du genre. de demain. joueurs pressés, cela vaut Ces derniers y trouveront Raison de plus pour la peine de persévérer –, néanmoins une variété s’installer voluptueusement l’aventure se place ludique suffisante dans ce charmant cul-dedélibérément dans l’après, pour éviter la monotonie. sac esthétique, joliment nous présentant Les développeurs de aménagé, insidieusement le quotidien des enfants Camelot n’hésitent ainsi pas touchant. E. H. (le présent) des héros des à nourrir la trame classique Golden Sun – Obscure Aurore épisodes précédents de leur jeu de rôle, gentiment sur DS (Camelot/Nintendo, environ 4 0 €) (le mythe). Lesquels vont bucolique, d’idées

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Winter Sports 2011  – Go for Gold Football Manager 2011 Sur iPhone et iPod Touch (Sports Interactive/Sega, 9,99 €) Les Jivaros se mettent au jeu vidéo. Ces experts en réduction de têtes se sont attaqués au roi des jeux de gestion footballistique PC pour le faire entrer dans nos iMachins, conservant l’essentiel, simplifiant ce qui devait l’être. Conduira-t-on le PSG à son premier titre de champion depuis 1994 ? On ne pense déjà plus qu’à ça.

Sur Wii, PS3, Xbox 360 et PC (49 Games/Tradewest, de 40 à 60 €) Un rien approximatif, manquant quelque peu de personnalité (n’est pas Mario & Sonic aux Jeux olympiques d’hiver qui veut), Winter Sports revient comme chaque hiver offrir ses épreuves variées (neuf, cette année) aux amateurs de sports virtuels. Le résultat est moyen, mais on ne se lasse décidément pas du bruit de la glisse en milieu urbain. 19.01.2011 19 01 2011 lles iinrockuptibles k tibl 85

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mask mortuaire On enterre Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, disparu le 17 décembre. Attention : le cadavre exquis bouge encore.

 L Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

e papier hommage à Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, arrive un mois après sa mort. Qu’on nous pardonne, qu’on nous comprenne. Don Van Vliet était aux abonnés absents depuis 1982. Cette année-là, il quitte le monde de la musique et part vivre dans le désert californien de Mojave pour se consacrer à la peinture. Reclus légendaire. Tous les journalistes musicaux rêvent d’aller dénicher l’ermite, mais les nouvelles sont rares. En 1993, le cinéaste-photographe Anton Corbijn l’a rencontré et filmé pour un fascinant court métrage de treize minutes titré Some Yoyo Stuff. D’une voix de brontosaure au bord de l’extinction, sans doute érodée par la maladie (il souffrait

d’une sclérose en plaques), Don Van Vliet déclarait : “Heureusement, les animaux sont suffisamment malins pour rester à l’écart des êtres humains.” Phrase clé dans la vie d’un homme dont l’œuvre aura, justement, largement cherché la petite bête, et même la grosse, traqué les zones de friction entre l’art et l’animalité. Chanter comme un loup-garou ou un poulet décapité, s’accoutrer comme un yéti, poursuivre le serpent noir dans les méandres de la Bible, du blues primitif ou du saxophone d’Ornette Coleman : Captain Beefheart n’a fait que ça entre le milieu des années 1960 et le début des années 80. Don Van Vliet est né en 1941 dans la banlieue de Los Angeles. Enfant, il peint et sculpte comme un petit génie. Au lycée, il rencontre Frank Zappa. Quelques années

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on connaît la chanson

cette année-là Ne parlez pas d’emblée de 2012 : 2011, avec son lot de sorties, découvertes et retours, vaudra largement son pesant de cacahuètes.

1980

plus tard, les deux jeunes hommes projettent de réaliser un film dont ils ont au moins le nom : Captain Beefheart Meets the Grunt People. Captain Beefheart est apparu dans les cerveaux dérangés de deux grands excentriques, mais il a été élevé par un loup géant du Mississippi, le bluesman bestiau Howlin’ Wolf, dont la voix d’ogre pervers a fait sa tanière dans la gorge de Don Van Vliet. Jusque-là, tout est normal. Au milieu des années 60, tous les groupes anglo-saxons un peu respectables ont vu la lumière dans les disques d’Howlin’ Wolf, Muddy Waters ou John Lee Hooker, et portent le flambeau. Au début, Captain Beefheart reprend Bo Diddley, adapte Muddy Waters, défriche le catalogue Chess, parcourt le Mississippi dans les deux sens. Puis très vite, dès le premier album en fait (1967), tout dérape. Le voyage au pays du blues se fait sous une pluie acide battante. La guitare déjante, la batterie trébuche, la basse crapahute dans le bayou. “Electricity !”, éructe et vomit Don Van Vliet dans un morceau éponyme fondateur, germe grotesque

Pierre Terrasson

dans le chaos primitif, il cherche le bizarre et l’insensé, la pulsation bestiale et le rictus simiesque des meilleurs moments de la discographie à venir. La foudre lui est tombée sur la tête. Tout ce foutoir obscène trouvé dans la cave du blues, Captain Beefheart refuse de l’ordonner, de le rendre pop. Au contraire, il en rajoute une couche. Dans le chaos primitif, il cherche le bizarre et l’insensé, la pulsation bestiale et le rictus simiesque. Dans le chimérique bestiaire de Captain Beefheart, le loup tombe amoureux d’une truite : c’est, en 1969, Trout Mask Replica, troisième album considéré comme le meilleur du groupe. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut se forcer à écouter ce disque au moins cinq fois avant de commencer à y comprendre quelque chose. Beaucoup avouent qu’ils n’ont pas réussi à pousser au-delà de trois écoutes. Entre harangues fumées de pasteur libidineux et cacophonie instrumentale surréaliste, Trout Mask Replica est un disque fou, bipolaire, schizophrène, monument d’art brut et destructuré, qui pousse le free-jazz et l’humour dadaïste dans un buisson d’épines en feu. Don Van Vliet avait composé le libertaire Trout Mask Replica sur des instruments dont il ne savait pas jouer : même plus besoin de briser les règles quand on ne les connaît pas. Après Trout Mask Replica, il y a à boire, à manger et même des trucs pas bons dans la discographie du groupe. Quand il disparaît en 1982, Don Van Vliet est devenu un modèle pour tous les musiciens qui ne veulent ressembler à personne. L’after-punk lui doit beaucoup – on cite volontiers Pere Ubu, Devo, PIL ou Nick Cave – et c’est encore plus flagrant, et déflagrant, chez ses rejetons noisy/lo-fi Jad Fair, Lou Barlow ou Royal Trux. En 1983, c’est un autre génie des marges obscures, l’écrivain Stephen King, qui faisait revivre Captain Beefheart en donnant son nom à un des personnages de son roman Christine : un chat.

Pauvre année 2011 : tout le monde, partout, ne cesse d’écrire que tu ne serviras qu’à préparer 2012. On ne prend même plus la peine d’évoquer les élections : on dit simplement 2012, tout le monde comprend. Pauvre année 2011 : personne ne te donne ta chance, tout le monde te dépeint comme une stricte année d’anticipation, douze mois n’existant que pour mieux préparer les suivants. Une année de répétition générale en somme, presque entre parenthèses, avant le lever de rideau. Est-ce pour te punir d’être, après 2010 année des délices, un millésime très difficile pour la rime ? En musique en tout cas, chère année 2011, profitons de cette colonne pour te la donner, ta chance. Il y a de quoi. En pause depuis presque une décennie, Blur entrera en studio au grand complet cet hiver : rien que pour ça, 2011 démonte 2012, t’as vu. En mai, Danger Mouse et le compositeur italien Daniele Lupi feront chanter Jack White et Norah Jones sur Rome, leur album hommage aux bandes originales classiques du cinéma italien : one more point for 2011. Pulp se reformera au printemps, peut-être le groupe chantera-t-il Disco 2011. R.E.M., Keren Ann, PJ Harvey, les Arctic Monkeys et même David Lynch publieront des albums. De jeunes pousses, des Bordelaises d’April Shower aux Danois de Treefight For Sunlight, des Mancuniens de Wu Lyf aux Basques de La Femme, feront la joie de l’année. Tout ça se passera quand ? Quand on aura 30 ans, en l’an 2011. Après, seulement, viendra 2012. Sachons profiter de l’avant, d’autant que niveau rime la chose pourrait alors être interdite aux mineurs.

Stéphane Deschamps www.beefheart.com

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Ron Sexsmith revient Le songwriter canadien annonce son retour avec l’album Long Player Late Bloomer, promis pour le 28 février. Le disque a été produit par Bob Rock (Metallica, Bon Jovi... aïe) et bénéficie de la participation du guitariste de Paul McCartney, Rusty Anderson, du bassiste d’Elton John, Paul Bushnell ou du clavier d’Aimee Mann, Jamie Edwards. Le morceau Love Shines a déjà été dévoilé sur le net. Un concert parisien est annoncé le 2 mai à la Maroquinerie.

Lulu et Dani

les belles collaborations de Lulu Gainsbourg Le fils de Serge Gainsbourg et de Bambou travaillerait sur un recueil de reprises de son père. Pour lequel il s’offre au passage une impressionnante série de collaborateurs : Scarlett Johansson, Patti Smith, Johnny Depp et Vanessa Paradis ou encore Dani devraient participer à la chose, dont la sortie est prévue pour l’automne.

Jean-Baptiste Mondino

cette semaine

The Legendary Tigerman

les Nuits de l’alligator tombent bien Le festival qui aime les musiques qui grattent (folk, blues, garage, rockab) revient très fort en février, avec notamment The Legendary Tigerman, June & Lula, Arlt, Laura Veirs, Timber Timbre, Jake LaBotz, Bloddshot Bill, C.W. Stoneking, Monotonix ou les Puta Madre Brothers. A Paris (Maroquinerie) du 19 au 22 février, et décrochage régional dans une vingtaine de villes françaises entre le 11 et le 26 février. www.lesnuitsdelalligator.com

French Vibes au Midem Belle soirée organisée dans le cadre du Midem, qui met la France à l’honneur cette année : French Vibes accueillera le 23 janvier à Cannes Revolver, Cascadeur, Aaron, The Bewitched Hands, Syd Matters ou encore les deux CQFD Djana Gabrielle et Quadricolor. Le 23 janvier à l’hôtel Martinez, Cannes

Cascadeur

le Fair repart en tournée Le Fair, fonds d’action et d’initiative rock, dont l’objectif est de soutenir le démarrage de carrière d’artistes domiciliés en France, propose sa tournée annuelle. Dès début février et jusqu’en mai, Florent Marchet, Moriarty, Fránçois & The Atlas Mountains, Cascadeur, Yeti Lane, Twin Twin ou Le Prince Miiaou virevolteront entre Evreux, Perpignan, Rouen, Sannois, Caen, Dijon, Belfort et Angers. www.lefair.org/category/fair-le-tour

neuf

Me

Treefight For Sunlight Joie psychédélique et mélodies tourbillonnantes pour ces Danois signés sur Bella Union. Vous rêviez de l’union de MGMT et des Turtles ? Des noces d’Empire Of The Sun et des Beach Boys ? Ne cherchez plus. Leur premier album, en février, sera une des grandes joies de 2011. www.myspace.com/treefightforsunlight

Pétulante, Jessie J devrait affoler les hanches et les FM en 2011. Miracle : à 18 ans, elle abandonnait la musique après un infarctus ! Usine à tubes soul dévergondée, l’Anglaise a secoué 2010 avec Do It Like a Dude, composé pour Rihanna. La suite ? Lady Gaga peut serrer les fesses. www.myspace.com/jessiejofficial

Don Wilton

Simon Birk

Jessie J

N.W.A. Parce qu’il ne saurait y avoir de soirée déglinguée sans les hymnes Express Yourself ou Straight outta Compton, fêtons le hip-hop crapuleux et joyeux de ce gang cinématographique, du film très noir à la comédie burlesque. Du folk au rock, on ne compte plus les reprises étranges du collectif : N.W.A. est dans l’ADN de la musique. www.nwalegacy.com

Disparus après deux albums et quelques maxis, les hippies de Bristol avaient impressionné le Festival des Inrocks 1993 : leur chanteur avait rasé sur scène sa tignasse pour protester contre l’occupation de l’Irlande du Nord ! Ils inventaient alors un psychédélisme dansant et bordélique, avant le Beta Band. www.bristolarchiverecords.com/ bands82/Me.html

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V. Kenis

Kasaï Allstars, formationphar e de Kinshasa

pour tout l’or de Kinshasa Prodigieux dialogue entre musiciens anglo-saxons et congolais, à base de chansons frétillantes, d’electro dévergondée et de pop cosmique.

 I

l y a deux ans, on nous aurait pris pour des fous. Voir en Kinshasa la ville miroir de notre futur relevait encore de l’élucubration. Mais depuis, crise financière, chaos social et désastre écologique aidant, la lubie semble plus crédible. Aujourd’hui, la capitale congolaise n’est pas loin de devenir l’épicentre de tous les séismes contemporains, avec moins de 5 % d’habitants sur six millions qui perçoivent un salaire régulier, un adulte sur cinq déclaré séropositif, le système D érigé comme mode d’existence exclusif, ses usines désaffectées et ses magasins pillés transformés en églises et lieux de cultes prophétiques. Sans oublier ses névroses collectives aussi effarantes que perverses, comme cette croyance littérale en

comme si tout ce qui fut, est ou sera contemporain devait nécessairement sortir de cette fange primitive

Harry Potter qui conduit à la chasse, parfois au sacrifice, d’“enfants sorciers”, en qui certains voient la cause de tous leurs maux. Or si la mégalopole africaine réalise au quotidien un grand nombre de nos cauchemars, on y relève aussi quelques miracles. Comme la réjouissante rédemption du Staff Benda Bilili, ces handicapés sans logis devenus stars mondiales de la world-music. C’est un fait : dans son entêtement à survivre coûte que coûte, dans sa quête d’un réenchantement permanent face à la modernité catastrophique, le Kinois s’est mis à produire certains des sons les plus essentiels, les plus vitaux de ce début de XXIe siècle. Comme vient l’illustrer cette fantastique double compilation qui fait entrer dans la transe congolaise toute une diaspora de dissidents de la scène rock ou electro. Le principe est simple : chacun des vingt-six artistes sollicités adapte à sa sauce personnelle un morceau

de Konono n° 1, Kasaï Allstars, Basokin ou Kisanzi Kongo, ensembles les plus emblématiques du courant tradi-moderne, qui régurgite la musique traditionnelle à travers des instruments modernes (certains, comme le likembé électrifié, symbolisant le pur génie local pour le recyclage des résidus industriels). Loin de verser dans le néocolonialisme ou de céder à l’habillage trendy à la Fool’s Gold, les invités donnent libre cours à leur imaginaire au cœur d’une luxuriante jungle sonore, absorbant au passage la vitalité hypnotique de ces rythmes comme ils se laissent absorber par elle. D’une manière ou d’une autre, tous se métamorphosent en Alice dans un pays où les merveilles seraient à dénicher sous un tas d’ordures. Le premier volume est un poil pop avec Deerhoof, Animal Collective, Andrew Bird ou Glenn Kotche de Wilco, qui miniaturise un thème de Konono en le passant au travers

du mécanisme d’une boîte à musique. Le second, un tantinet electro, propose des interventions assez tribales de Shackleton, de Micachu & The Shapes ou des Vénézuéliens Bear Bones et Lay Low. Pendant deux heures et demie fusionnent ainsi réminiscences dub et krautrock, flashes beefheartiens, phasing reichien, étude satienne (Sylvain Chauveau), comme si tout ce qui fut, est ou sera contemporain devait nécessairement sortir de cette fange primitive. A l’évidence, le petit monde hétéroclite convoqué ici a pris un vrai grand plaisir à y patauger. Sans même y songer, le voilà qui réalise la promesse de John Berger selon laquelle “toujours, inlassablement quelque chose de nouveau, quelque chose de beau, peut renaître des ordures, des plumes éparses, des cendres et des corps brisés”. Francis Dordor Album Tradi-Mods Vs Rockers (Crammed Discs) www.crammed.be 19.01.2011 les inrockuptibles 89

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Nathalie Genot

New York City boys En qualité de gagnants du récent concours CQFD, les Français de Young Michelin sont partis enregistrer une semaine à New York. Récit d’une épopée avec beaucoup de pop dedans.

 B

ienvenue à New York, les gars. Faites comme chez vous.” C’est sur ces quelques mots du prestigieux producteur Andy Chase que les Young Michelin débarquent à New York. Installation sommaire, premiers pas dans le quartier de Chelsea, premiers burgers géants, et le groupe découvre enfin le lieu dans lequel il va passer les jours à venir : le Stratosphere Sound Studio. Vainqueurs du concours CQFD 2010, ces Marseillais d’adoption se sont vus offrir, grâce au partenaire

McDonald’s, une semaine d’enregistrement dans l’antre du producteur américain, collaborateur entre autres de Smashing Pumpkins, Tahiti 80 et Divine Comedy. L’occasion pour eux de mettre sur bande de nouveaux titres, composés et répétés jusqu’à l’épuisement pendant les deux mois qui ont précédé leur départ. A peine arrivés, les garçons envahissent le studio et découvrent leurs instruments respectifs avec stupeur. “Je n’ai jamais joué sur du matos comme ça”, lance le batteur bouclé du groupe, Vincent Pedretti, tandis que Romain Leiris

s’extasie sur sa basse. Dans la pièce, tout n’est qu’amas de câbles, micros, claviers et kits de batterie, sans parler du placard magique où sont stockées des dizaines de guitares. Romain Guerret, chanteur et guitariste, opte pour une Jazzmasters, pendant qu’Arnaud Pilard teste sa Telecaster. Le lendemain, les choses sérieuses commencent. Alors qu’Atsuo et Rudy, les deux ingénieurs du son, sont encore dans les préparatifs, Chase prend les Young Michelin à part pour se mettre d’accord sur la direction à prendre. Malgré des influences

différentes et un franglais approximatif, le groupe et le producteur, aussi bosseurs l’un que l’autre, semblent se comprendre assez rapidement. Réunis par un amour commun de la pop épurée rêvée outre-Manche mais racontée en français, les Young Michelin veulent rester dans la veine de leurs premiers titres, Les Copains et Je suis fatigué. C’est justement avec La rivière est profonde, un nouveau morceau instrumental, que la session débute – maladroitement, stress oblige. Malgré une ambiance très concentrée et quelques rares sorties à Brooklyn et dans le Lower East Side où il donne un concert au Cake Shop, le groupe se détend doucement et les blagues fusent dans le studio. Andy Chase détricote chaque titre, fait des propositions inattendues, copie et colle des bribes de titres. On parlemente, on pèse le pour et le contre, on a “le cul entre Andy Chase”, selon la phrase consacrée par le claviériste Laurent Maudoux. On teste des sons et des arrangements différents à grand renfort de bourbon : en sept jours de travail jusqu’au petit matin, sept morceaux sont enregistrés dont l’imparable Promis, juré, craché, qu’Andy compare au mythique Pump It up d’Elvis Costello, la très smithienne Elle et moi, et une reprise de Brigitte Bardot prête à remettre le twist dans le top 10 des choses les plus cool de l’année 2011. “Pour moi, Young Michelin, c’est le premier groupe qui, si tu fais abstraction de la langue, peut être comparé à des groupes anglais comme The Cure ou Depeche Mode, confie Andy Chase avant le départ. Je n’ai jamais entendu un groupe chantant en français sonner comme ça.” Nous non plus. Promis, juré, craché. Ondine Benetier www.cqfd.com/youngmichelin

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Crocodiles Generalized Suspicion of Experts Herzfeld/Believe

Badly Drawn Boy It’s What I’m Thinking of – Photographing Snowflakes e.a.r Music Mélancolie et ballades douces pour le retour plaisant de l’Anglais à bonnet. ’est avec la bande originale du film The Fattest Man in Britain que Damon Gough avait laissé s’échapper les dernières nouvelles de son bonnet. Intitulé Is There Nothing We Could Do?, la chose était certes plaisante mais en deçà des altitudes souvent fréquentées par Badly Drawn Boy. On sait en effet, depuis les premières fulgurances de The Hour of the Bewilderbeast paru il y a dix ans, le Mancunien capable de broder des pop-songs du plus bel effet avec trois bouts de ficelle, bâtir des petites cathédrales pop comme on érige des châteaux de cartes. Sur ce nouvel album au titre comme échappé d’un recueil de photos de Martin Parr, Photographing Snowflakes, par ailleurs premier volet de ce qui est annoncé comme une trilogie (It’s What I’m Thinking of), Badly Drawn Boy retrouve la mélancolie pot de colle de ses débuts, et le charme continue d’opérer. Si l’ensemble reste plus plaisant qu’éblouissant, trois morceaux, au moins, méritent les applaudissements : The Order of Things, In Safe Hands et You Lied. Drôle d’impression, confortée par une production lointaine et saugrenue : Badly Drawn Boy semble avoir enregistré son album dans la pièce d’à côté, ou sous l’eau (Too Many Miracles, qui aurait pu figurer sur la bande originale de La Vie aquatique). Un détachement et une distance déroutants au départ mais qui, une fois assimilés, donnent à l’ensemble un charme singulier, voire une humilité délectable. Rare et précieux au royaume de Kasabian. Johanna Seban www.badlydrawnboy.co.uk

Malu Barben

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Bonaparte My Horse Likes You Staarsakt Records Sur scène, c’est Austerlitz. Mais sur disque, Bonaparte, c’est la Bérézina. “Do I like MGMT ? I don’t know. How do you spell that ?” Difficile de ne pas éprouver de la sympathie pour un groupe se posant des questions si essentielles, en l’occurrence Bonaparte, combo germano-suisse loué pour ses concerts hauts en couleur. Sur disque, c’est malheureusement une autre paire de manches : en dehors d’un mambo éponyme taillé pour le pony play, d’une kusturicade électronique (Technologiya) et d’une belle chevauchée synth-pop (Fly a Plane into Me), My Horse Likes You n’est guère plus qu’un produit d’appel.

Le rock tourmenté et impressionnant de Strasbourgeois en rouge et noir. De San Diego à Strasbourg, s’ignorant bien entendu mutuellement, deux groupes partagent le même nom – Crocodiles – et le même penchant pour un psychédélisme dense, sombre. Chansons alambiquées en larmes de crocodile, donc. Les Alsaciens semblent, eux, avoir emprunté leur nom à un vieil album d’Echo & The Bunnymen, dont ils perpétuent la new-wave agitée et lyrique : rock raide dans ses costumes mais aux mélodies épileptiques, secouées, bravaches. Déjà étourdissant sur l’album Evolution, le son de Crocodiles gagne ici en ampleur, en noblesse, en profondeur, accompagnant dans les tréfonds d’un cabaret déglingué le chant d’Adrien Moerlen (fils du batteur de Gong !). Un parti pris outrageusement lyrique et grave qui fait passer Brandon Flowers et Ian Curtis pour d’espiègles sopranos – et pourrait faire fuir les esthètes de la retenue. Pour les autres, que les odeurs fortes et l’emphase ne repoussent pas, on conseille de se jeter dans la (grande) gueule de Crocodiles. Benjamin Montour

Benjamin Mialot www.bonaparte.cc

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Heidi Spencer & The Rare Birds Under Streetlight Glow Bella Union/Cooperative/Pias

The Sand Band All through the Night

Jim Wright

Deltasonic/Cooperative/Pias

Pete Yorn PY Because Après la gloire avec Scarlett Johansson, Pete Yorn revient à son bel artisanat. Après la surexposition médiatique d’un album (Break up) avec Scarlett Johansson, l’homme du New Jersey offre, à l’occasion de ce cinquième album en solo, la parfaite acception de ce que doit être un disque de rock. Tout d’abord sous influences, et celle de Michael Stipe éclate ici à chaque détour de vers. Baignant dans un franc pathos, un Yorn grippé jusqu’aux cordes vocales a été poussé vers le studio par Frank Black, l’ancien Pixies signant une production dépouillée, brute et intrépide. Ensuite, le disque doit raconter de ces histoires pas romantiques dont la rage incite à avancer. Yorn sait parfaitement faire cela, et certains forts tableaux l’imposent comme un auteur prééminent. Enfin, faire preuve de goût. Le garçon s’attaque au Wheels de Gram Parsons, avec passion et reconnaissance. Et ajoute une belle page à la saga des conteurs du rock. Christian Larrède www.peteyorn.com

Mélancolique et farouchement mélodique : de la pop de Liverpool. Ne pas s’arrêter aux paroles CM2 (“Un cœur brisé, c’est comme une porte cassée, il faut le réparer”) : l’accent de Liverpool est à lui seul une petite musique sublime, un charme – la pop n’a qu’à se greffer dessus, naturellement. Tout en douceurs amères, en spleen évasif (un genre d’americana des boues de la Mersey), The Sand Band évoque ainsi toute une glorieuse tradition locale – des Pale Fountains aux La’s – de pop fauchée mais rêvant fièrement d’abondance, caressée sur une guitare sèche qui semble contenir toutes les cordes de Broadway, d’Hollywood. JDB www.myspace.com/ thesandband

La country hantée et douce d’une Américaine. Frissons garantis. Avec sa voix de Castafiore malmenée du Wisconsin, Heidi Spencer rejoint une belle tradition de cow-girls avec le moral dans les santiags, de Dolly Parton à Tarnation. Elle murmure à la bougie une country spectrale, qui aurait l’alcool (moonshine ?) triste, dans un saloon transformé en cabaret de soie rouge, où les cow-boys chevaucheraient des cafards. Cette voix à la douceur brutale, ce chant qui hurle à chaque murmure se déplacent ainsi avec leurs images, insistantes. Normal : avant ce premier album, Heidi Spencer a longtemps été réalisatrice – on se régalera ainsi de la vidéo radieuse d’Alibi. JDB www.myspace.com/heidileighspencer En écoute sur lesinrocks.com avec

Weekend Sports Slumberland/Differ-ant Si vous voulez de la joie et du confort, évitez les week-ends avec Weekend. Il existait, dans les années 80, un groupe né des cendres des Young Marble Giants, chez qui tout n’était que paix, légèreté, volupté, douceur. Trente ans plus tard, à San Francisco, un groupe choisit le même nom, Weekend, et offre le négatif absolu de la musique des Anglais : sombre, lourde, dense, méchante, toxique et teigneuse, elle est une marée noire à elle seule. Proche en cela du rock fruste, effaré et fascinant de No Age, Sports offre beaucoup de mélodies en sacrifice aux bruits blancs et échos angoissants – pas étonnant que le groupe cite en référence My Bloody Valentine ou The Jesus & Mary Chain. Sa force d’impact, ce sont ses ritournelles désinvoltes et radicales, sifflables sous une pluie acide, qui font de cet album une odyssée, un crescendo jouissif vers le chaos. Une chanson parle de coma : c’est chaque beat ankylosé, chaque larsen engourdi qui raconte cette histoire. JD Beauvallet www.myspace.com/weekendmusic

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Christine Salem Lanbousir Cobalt/L’Autre Distribution Venue de la Réunion, une musique capiteuse et âpre, qui déchire le cœur. ’est une musique au nom trompeur : le maloya, style endémique de la Réunion, dont la graphie évoque une fleur à la douceur capiteuse. Mais ses meilleurs interprètes ne se contentent pas d’en humer les fragrances enivrantes, d’en apprécier la joliesse : ils s’écorchent le cœur et la voix à la recherche des racines, pour en tirer l’essence. Après Danyel Waro, il y a Christine Salem. Son maloya est pur – des percussions, du chant, des harmonies vocales – et dur, enragé, amer, intransigeant. Créole, Christine Salem est née un 20 décembre, jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage à la Réunion. Née quelque part, pas n’importe quand, elle chante comme un entonnoir dans lequel s’engouffre le tumulte de l’histoire réunionnaise. Christine Salem chante parfois dans une langue inconnue, en transe. Il y a une paire d’années, elle part aux Comores et à Madagascar, à la recherche de ses origines, et découvre une tribu qui parle la même langue mystérieuse. Lanbousir, son quatrième album, est le fruit sec et piquant de cette quête, de cette révélation. Elle s’appelle Christine, mais

David Dondero #Zero with a Bullet

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Team Love/Affairs of the Heart

www.myspace.com/salemtradition

www.myspace.com/davedondero

Valérie Koch

chante comme si elle était Christian, d’une voix d’homme grave et forte. Elle semble traversée par cette musique intense jusqu’au malaise, qui donne envie de danser pieds nus tout en évoquant une séance de spiritisme cathartique. Grand disque brûlant, foudroyant. Stéphane Deschamps

Visite guidée de l’Amérique bis du rock, à travers de curieux prismes. L’écoute d’un David Dondero se rapproche de la lecture d’un Tom Wolfe : on se fait un peu chier, mais on en sort avec une authentique idée des Etats-Unis. #Zero with a Bullet est de cette trempe. Véritable carnet de voyage, sa bande-son folk-rock surprend aussi peu que ses portraits d’âmes en peine sont saisissants (le manager mesquin de Job Boss), ses visites guidées évocatrices (Don’t Be Eyeballin’ My Po’Boy, Boy, ou La Nouvelle-Orléans par le prisme d’un sandwich) et ses odes au balluchon persuasives (Wherever You Go). Benjamin Mialot

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in Je vous aime de Claude Berri (1980)

Serge Gainsbourg Comme un boomerang (Mercury/Universal) Le retour de Gainsbourg, avec un inédit déjà chanté par Dani/Daho. n fleuron d’une nouvelle ce Boomerang n’en finit “intégrale” pour donc pas de revenir, ici chanté commémorer les vingt ans approximativement par son auteur de la disparition de pour ce qui ne devait être qu’un Gainsbourg, on trouve cet inédit qui guide-voix à l’attention de Dani. circulait depuis des lustres sous C’est surtout, convenons-en le manteau, archi connu également avec trente-cinq ans de recul, à travers la version fidèle l’un des meilleurs titres de qu’enregistrèrent en duo Daho Gainsbourg dans la période creuse et Dani, celle-ci étant à l’origine que son inspiration traversait (1975) la destinataire du titre. à ce moment-là. Avant qu’il Retoqué à l’époque par ne se sente pousser une tête les sourcilleux sélectionneurs de chou. Christophe Conte du concours de l’Eurovision,

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Bright Eyes Shell Games Le toujours brillant Américain publiera en février un plutôt attendu The People’s Key, mais offre déjà un premier extrait à quiconque paiera le prix exorbitant d’une adresse mail. www.lesinrocks.com

Wick-It The Brothers of Chico Dusty On a fini 2010 avec l’un des plus épatants mash-up jamais entendus, celui du mystérieux (mais déjà génial) Wick-It, faisant faire gouzi gouzi et boum boum au Brothers des Black Keys et au Sir Lucious Left Foot: The Son of Chico Dusty de l’OutKast Big Boi. On continuera 2011 avec, c’est certain. soundcloud.com/wick-it

Under The Apple Tree So So Comme pour mieux répondre à Cocoon, les Rouennais de Under The Apple Tree s’appliquent à faire renaître une certaine pop ouatée et champêtre, sans jamais tomber dans le piège du copier-coller. Sous le pommier, certes, mais le pommier d’amour. www.cqfd.com/undertheappletree

C.W. Stoneking Jungle Blues Sérieusement jet-lagué, l’Australien C.W. Stoneking joue de la musique comme si on était en 1927 dans un bordel de New Orleans ou sur une île des Caraïbes, et c’est bien. Musique en noir et blanc, mais vidéo en couleur. Et bientôt en tournée française. www.cwstoneking.com 96 les inrockuptibles 19.01.2011

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Dès cette semaine

Fyfe Dangerfield 2/2 Paris, Boule Noire Daphné 28/1 Saint-Andréde-Cubzac, 7/2 Paris, Bouffes du Nord Deerhunter 10/4 Tourcoing Alela Diane 8/5 Strasbourg, 9/5 Paris, Cigale, 10/5 Lille The Dø 11/2 Rouen, 12/2 Alençon, 16/2 Dijon, 17/2 Strasbourg, 18/2 Nancy, 19/2 Poitiers, 23/2 Caen, 24/2 Rennes, 25/2 Vannes, 26/2 Angers, 9 & 10/3 Paris, Trianon, 16/3 Lyon, 17/3 Lausanne, 18/3 Zurich, 19/3 Nice, 23/3 Nantes, 24/3 Bordeaux, 25/3 Toulouse, 26/3 Montpellier, 27/3 Marseille, 6/4 Lille Dum Dum Girls 24/4 Paris, Machine Elista 2/2 Paris, Maroquinerie Esben And The Witch 19/2 Saint-Malo, 21/2 Paris, Point Ephémère Explosions In The Sky 20/5 Paris, Bataclan Marianne Faithfull 29/3 Roubaix Les femmes s’en mêlent # 14 Du 19/3 au 3/4 à Paris, Bordeaux, Brest, Belfort, Ajaccio, avec Jessy Bulbo, Amandititita, Afrodita, Pau Y Amigos, Sonido Lasser, Drakar, Glasser, Le Prince Miiaou… Arnaud Fleurent-Didier 8/2 Paris, Cigale Fujiya & Miyagi 26/4 Paris, Alhambra Gang Of Four 18/3 Paris, Trabendo PJ Harvey 24 & 25/2 Paris, Olympia

Jacques Higelin 21/1 Amiens, 22/1 Chelles, 27/1 Genève, 29/1 Béthune, 3/2 Toulouse, 10/2 Pau, 19/2 Carhaix, 25/2 Gien, 5/3 Tremblayen-France, 6/3 Suresnes, 15/3 Anzin, 24/3 Lyon Peter Hook “Unknown Pleasures” 10/3 Paris, Trabendo Les Inrocks débarquent à Bordeaux 26/1 Bordeaux, avec Beasty, April Shower, Crane Angels, Kid Bombardos, The Automators Inrocks Indie Club janvier 28/1 Paris, Flèche d’Or, avec Twin Twin, Candy Clash, Chocolate Donuts Inrocks Indie Club février 18/2 Paris, Flèche d’Or, avec The Joy Formidable, The Dodoz, The Airbone Toxic Event, Divine Paist Inrocks Indie Club mars 25/3 Paris, Flèche d’Or, avec The Go! Team, May 68 Interpol 15/3 Paris, Zénith Iron & Wine 17/2 Paris, Alhambra Jamaica 22/1 Reims, 8/2 Paris, Alhambra, 6/4 Strasbourg The Jim Jones Revue 8/4 Paris, Bataclan, avec The Legendary Tigerman, The BellRays Joan As Police Woman 23/2 Paris,

Flèche d’Or, 24/2 Lille, 1/3 Strasbourg Camelia Jordana 6/4 Paris, Trianon June & Lula 19/1 Paris, Maroquinerie Katerine 27/5 Paris, Olympia K’s Choice 1/2 ClermontFerrand, 2/2 Nice, 4/2 Montpellier, 5/2 Marseille, 8/2 Rennes, 11/2 HérouvilleSaint-Clair La Fiancée 17/3 Strasbourg, 18/3 Nantes (+ Florent Marchet) Lilly Wood & The Prick 21/1 Villeneuvela-Garenne

22/1 Cholet, 28/1 Besançon, 4/2 Calais, 9/2 Paris, Cigale, 10/2 Angers, 11/2 Mérignac, 12/2 Agen, 18/2 Nantes, 19/2 Lorient, 11/3 CergyPontoise, 12/3 Ris-Orangis, 24/3 Marseille, 25/3 Toulon, 26/3 Nice, 11/5 Paris, Bataclan Luke 31/3 HérouvilleSaint-Clair Klaxons 19/1 Nantes, 20/1 Paris, Bataclan, 21/1 Caen RayLamontagne & The Pariah Dogs 17/2 Paris, Olympia

Melismell 21/1 Colmar, 17/2 La Bourboule Mercury Rev joue “Deserter’s Songs” 25/5 Paris, Bataclan My Little Cheap Dictaphone 29/1 Paris, Fnac Montparnasse Festival Mo’Fo Du 28 au 30/1, Saint-Ouen, avec The Vaselines, Herman Dune, Heavy Trash, Da Brasilians… Mogwai 17/3 Paris, Trianon, 18/3 Lille, 19/3 Strasbourg, 20/3 Lyon, 21/3 Nice, 22/3 Toulouse, 24/3 Bordeaux, 25/3 Caen

Moriarty Du 14 au 20/3 Paris, Trianon Yael Naim 20/1 Caen, 21/1 Rouen, 22/1 Alençon, 26, 27, 28 & 29/1 Paris, Cigale, 2/2 Angers, 3/2 Bordeaux, 4/2 Toulouse, 5/2 Marseille, 9/2 Strasbourg, 10/2 Grenoble, 11/2 Lausanne, 12/2 Nancy, 22/2 Le Mans, 23/2 Nantes, 24/2 Brest, 25/2 Rennes, 16/3 Lille, 17/3 Bruxelles, 19/3 Lyon Joanna Newsom 19/1 Cenon Noah And The Whale 16/2 Paris, Café de la Danse

Nouvelle Vague 20/3 Ris-Orangis Les Nuits de l’alligator Du 11 au 26/2 Paris, Maroquinerie, et Evreux, Beauvais, Mérignac, ClermontFerrand, avec Laura Veirs & The Hall Of Flames, The Legendary Tigerman, Timber Timbre, Caitlin Rose, etc. Gaëtan Roussel 6/4 Paris, Zénith Ron Sexsmith 2/5 Paris, Maroquinerie Ballaké Sissoko et Vincent Ségal 15/3 Paris, Cigale Youn Sun Nah 6/2 Schiltigheim,

En location

8/2 Cusset, 9/2 Carquefou, 10/2 Lanester Syd Matters 29/3 Paris, Olympia Tahiti 80 7/4 Paris, Bataclan Timber Timbre 21/2 Paris, Maroquinerie Boubacar Traoré 4/3 Paris, Cigale Tricot Machine 3/2 Paris, Boule Noire, 8/2 Lille, 10/2 SaintEtienne, 14/2 Lyon, 15/2 Marseille, 16/2 Toulouse The Wombats 25/2 Paris, Maroquinerie

aftershow

Vincent Brion

1973 21/1 Villeneuvela-Garenne Adam Kesher 21/1 Saint-Ouen, 4/2 Marnela-Vallée, 18/2 SaintBrieuc, 7/4 Paris, Boule Noire Adele 4/4 Paris, Cigale Angus & Julia Stone 26, 27 & 28/4 Paris, Trianon Keren Ann 24/5 Paris, Cigale Carl Barât 7/3 Paris, Trianon Beady Eye 13/3 Paris, Casino de Paris, 19/3 Toulouse Blackfield 29/4 Paris, Trianon The Black Keys 15/3 Paris, Olympia, 16/3 Nantes, 25/3 Lille Soirée Bordeaux Rock 29/1 Paris, Flèche d’Or, avec Pendentif, April Shower, Alba Lua, Ldlf The Boxer Rebellion 25/3 Paris, Nouveau Casino Anna Calvi 8/2 Paris, Nouveau Casino Barbara Carlotti présente “Nébuleuse Dandy” 8 & 9/2 Paris, Cité de la Musique Chapelier Fou 21/1 Bulle, 18/2 Metz Chocolate Genius Inc. 7/4 Paris, Divan du Monde Cocoon 9/2 Lille, 10/2 Rezé, 11/2 Reims, 14/2 Lyon, 15/2 Marseille, 16/2 Ramonville, 16/4 Nice, 26/4 Paris, Olympia Cold War Kids 15/2 Paris, Bataclan Cut Copy 19/3 Paris, Nouveau Casino Da Brasilians 30/1 Saint-Ouen

Nouvelles locations

Revolver Le 12 janvier à Paris, Théâtre des Bouffes du Nord C’est la somptueuse enceinte du Théâtre des Bouffes du Nord qu’avait choisi Revolver pour achever sa tournée. Depuis presque deux ans, le trio français promenait son premier album, Music for a While, dans tout le pays, entre petites salles et gros festivals. On se souvient avoir vu le groupe sur scène à ses débuts, dans une formation quasi acoustique. Revolver est depuis devenu un groupe populaire, parvenant, sur album, à enrober son songwriting virtuose dans un flacon plus consensuel, et réconcilier l’esprit de Simon & Garfunkel avec la grosse FM. Hélas, les concerts ressortent inégaux de cette évolution : si les instants de grâce pullulent, notamment lorsque le groupe chante sans artifice ni gros ampli, comme ce fut le cas en ouverture de soirée, certains titres souffrent aujourd’hui d’une lourdeur électrique. Frustrant car Revolver reste l’un des plus beaux espoirs du paysage musical français, capable de fulgurances inouïes, comme lors de cette époustouflante reprise a cappella de Helplessly Hoping de Crosby Stills & Nash. Qu’ils empruntent cette voie, folk et épurée, pour le second album, serait une excellente nouvelle. Johanna Seban 19.01.2011 les inrockuptibles 97

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Loïs et Clark (Teri Hatcher et Dean Cain)

coït posthéroïque Que font les superhéros une fois à la retraite ? Ils tombent amoureux ou se font tuer. Vrai-faux polar, parodie de comic-book, fresque désenchantée : Marco Mancassola signe le roman le plus original de cette rentrée.

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eaux, jeunes et invincibles. Ils étaient les pourfendeurs du mal, les gardiens de la paix. Ils faisaient régner la justice à Manhattan. Au premier signal, Batman enfilait sa combinaison de latex, faisait rugir le moteur de sa Batmobile et allait régler son compte à quelque crapule sévissant dans la ville. Mister Fantastic n’avait même pas à se déplacer : son corps parfaitement

élastique pouvait accomplir une strangulation à plusieurs kilomètres de là. En haut de l’affiche, Superman, la créature inventée par Jerry Siegel et Joe Shuster en 1938, irradiait par son expérience, superhéros entre les superhéros. Quand tout cela a-t-il commencé à déconner ? On peut dire que l’intitulé du premier roman de Marco Mancassola ne manque pas d’air. Carrément gonflé, même.

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ce roman est un crépuscule, un chant du cygne surgi des cendres du 11 Septembre Jusqu’ici inconnu au bataillon (il a publié un recueil de nouvelles intitulé Les Limbes), cet écrivain italien de 37 ans nous livre l’inimaginable. Ce que la bienséance et la pudeur ont tu pendant des décennies : la vie privée et sexuelle des superhéros de notre enfance. Profanation, scandale. Quoique… Dans La Vie sexuelle des superhéros, les ex-justiciers ont quitté les comics et le grand écran pour vivre dans le réel. Mister Fantastic, Batman, Superman et Mystique ont pris leur retraite, trouvé un métier, sont devenus des people comme les autres. C’est le cas de Red Richards, “l’Homme de caoutchouc, vieille gloire des histoires de superhéros du vingtième siècle”, devenu un illustre scientifique, consultant à la Nasa. Bruce Wayne, alias Batman, se contente de vendre son image aux médias. Superman est un vieillard tenant à peine debout sur sa canne. Mystique, quant à elle, recycle ses pouvoirs de “mutante métamorphe” dans le cadre d’un show de numéros d’imitation – style Gina Gershon, en mieux. La forme résolument parodique du roman ne fait, au fond, qu’appliquer la vague révisionniste des superhéros dans les comics des années 80. La mise en doute de l’idéologie superhéroïque (chez Watchmen, The Dark Knight – lire encadré) est de mise : nos “anciens superhéros des temps glorieux” observent les effets du vieillissement sur leurs corps, ont des rhumatismes et des courbatures. C’est l’ère de la défaillance. Si on se fie à la métaphore fameuse (superpouvoirs = libido sublimée), on comprend alors tout le principe du roman et ses enjeux : privé de l’usage de ses superpouvoirs, l’ancien superhéros n’a plus qu’à baiser. Et même bien pire : tomber amoureux. La première partie, la plus longue et singulièrement bouleversante, tourne autour de la passion de Mister Fantastic pour une jeune astronaute carriériste, donnant lieu à des scènes érotiques tout bonnement enchanteresses (délicieuse grivoiserie touchant à Mr. Caoutchouc et à la taille variable de son sexe !).

Un peu plus loin, c’est Batman qui s’abîme dans un étourdissant fist-fucking, pratiqué par une prostituée de luxe aux poings de fée… avant de finir, fermez les yeux, éventré. Oui, car non content de mettre minables nos superhéros – situations humiliantes, spleen de la vieillesse, horrible peine de cœur –, Marco Mancassola en fait les cibles d’un mystérieux groupe de fanatiques. Un détective est mis sur le coup – dont s’éprendra Mystique –, totalement inefficace, pâle substitut moderne de nos ex-justiciers. Des menaces de mort, des attentats à la bombe. Des procès. Marco Mancassola mime le monde actuel tel qu’il va, comme une farce macabre, une allégorie dérisoire… La Vie sexuelle des superhéros pourrait n’être qu’un livre gadget – une parodie potache et très drôle –, ce qui serait déjà très bien. Il se trouve que ce roman est aussi, surtout, un crépuscule. Un chant du cygne surgi des cendres du 11 Septembre, faisant état de la fin d’un rêve : “Autrefois, c’était sa ville, l’endroit où il accomplissait ses hauts faits, où il projetait ses exploits, où sa femme l’aimait sans réserve et où la moindre phrase prononcée sonnait comme une réplique parfaite.” “Après la mort des superhéros, que reste-t-il ?”, semble demander l’écrivain. Un monde postromantique, sans utopie, sans destin, et sans bienfaiteur. Une ville livrée à “une obscure organisation dont le but est d’éliminer les superhéros historiques” – quand toutes les valeurs de l’Amérique tenaient dans un seul biceps de Superman. Et puisque l’amour est foutu… Du moins l’écrivain trouve-t-il la forme parfaite pour rendre cette agonie grandiose. Il y a des choses en littérature qu’on n’oublie pas : un dédoublement masturbatoire de Mystique en objet de son désir ; une histoire d’amour sado-masochiste entre Batman et Robin ; ou le suicide du haut d’un phare de l’Homme Elastique, qui vient recouvrir la surface du monde… De sa navette spatiale, la petite amie astronaute hérite de la dernière phrase de cet admirable livre : “Ne tombe pas, murmura-t-elle sur le ton d’une prière. Ne tombe pas.” Emily Barnett La Vie sexuelle des superhéros (Gallimard), traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 552 pages, 2 4,90 €

nouveaux héros Watchmen Amorcée dans les années 70, la mise en doute des superpouvoirs commence vraiment au milieu des années 80 avec la série créée par Alan Moore et Dave Gibbons. Le sexe entre dans les mœurs superhéroïques. The Dark Knight Quand le vieux Batman reprend du service, c’est pour déniaiser une bonne fois pour toutes le monde des comics. Créée par Frank Miller et publiée en 1986, cette BD en quatre tomes prend une dimension éminemment politique en pleine guerre froide. The Boys Ultracontroversée, la série inventée par Garth Ennis en 2008 écorne le statut de superhéros. Ce sommet de la vague révisionniste met en scène des “nettoyeurs” de bavures commises par les bienfaiteurs de l’humanité. Au programme : humour noir et partouze géante…

en marge

name dropping Keira Knightley, Britney Spears… Les people squattent les titres de romans : le quart d’heure de célébrité appliqué à la littérature. Plus besoin de cacher Voici ou Closer derrière les pages du Monde, ni d’attendre de “rafraîchir” sa coupe chez le coiffeur (“juste les pointes, s’il vous plaît”) pour s’adonner au plaisir honteux de lire la presse people. Désormais, on peut entrer la tête haute dans une librairie pour s’enquérir des dernières frasques de starlettes névrosées et autres chanteurs déglingués. Leurs noms ne s’étalent plus seulement en une des magazines, mais ornent aussi les couvertures de romans où il n’est pas forcément question de la vie des stars. Ainsi, le 9 février paraît Killing Keira Knightley, roman français signé Arkady K. qui part de l’enlèvement imaginaire de l’actrice anglaise pour parler cinéma. Ce mois-ci, on se délecte du puissant Michael Jackson de Pierric Bailly. Au printemps dernier, Elise Costa appâtait le lecteur avec l’accrocheur Comment je n’ai pas rencontré Britney Spears, et en 2005 Thomas Lélu réussissait à faire parler de lui avec Je m’appelle Jeanne Mass. Entre-temps, nombre de titres signés par des auteurs français où l’on compte les noms de Ziggy, David, Mick et autre John (Lennon)… Simple coup marketing ou symptôme d’une époque éminemment warholienne où l’on recycle à l’infini le quart d’heure de célébrité ? Comme les icônes pop font vendre du papier, on peut en effet espérer écouler plus d’exemplaires de son livre en utilisant leur patronyme, instaurer une confusion entre fiction et réalité propre à susciter la curiosité ou encore inscrire son roman dans l’air du temps. Reste que ces titres-teasing dissimulent parfois des coquilles vides, une littérature éphémère et jetable écrite par des auteurs à la recherche d’une gloire rapide et facile, et qui finalement se rêvent peut-être davantage en people qu’en écrivains.

Elisabeth Philippe 19.01.2011 les inrockuptibles 99

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Erik Fosnes Hansen La Femme lion Gallimard, traduit du norvégien par Alain Gnaedig, 464 pages, 23,50 €

Aux confins du fantastique, une métaphore saisissante du désir féminin. Femmes à barbe, siamois, géants ou lilliputiens. Avec son corps entièrement recouvert d’une toison blonde et soyeuse, Eva est comme eux : un cas, un phénomène de foire. Elevée par son père, austère chef de gare d’un petit village de Norvège au début du XXe siècle, l’enfant effraie et intrigue, bouc émissaire tout désigné ou fascinant cobaye. Mais le troisième roman du Norvégien Erik Fosnes Hansen n’est pas un simple épigone littéraire d’Elephant Man ou de Freaks. Pas d’effets spectaculaires ni de misérabilisme dans ce livre. Tenue, presque rigide, l’écriture froide de Fosnes Hansen annihile tout sensationnalisme, si bien que le regard se détourne de l’apparence de l’héroïne pour s’attacher à son intimité. Un “je”, celui d’Eva, s’insinue parfois dans le récit à la troisième personne, et donne voix et humanité à cette petite fille considérée comme un monstre mais qui, en grandissant, éprouve et suscite un désir trouble. Sa crinière et son animalité s’apparentent moins à une tare qu’à des allégories d’une sexualité que l’omniprésente institution religieuse et la société réprouvent. Roman d’apprentissage faussement classique et parcouru par une tension érotique, La Femme lion rappelle La Féline, le film de Jacques Tourneur où, sous l’effet de la passion, l’héroïne se transforme en panthère. Sauf qu’ici le désir humanise la femme lion. Elisabeth Philippe

tuerie littéraire Roman policier d’avant-garde, récit expérimental avec flingues, complots et sexy girls : un livre incroyable, signé en 1993 par l’Américain Richard Grossman.

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Amérique adore les meurtres, or je suis un meurtrier américain.” Mise en exergue sur la quatrième de couverture, la phrase ne manque pas d’impact : en ouvrant en ces termes le deuxième chapitre de son premier roman, Richard Grossman prouve en 1993 qu’il a pleinement saisi l’esprit d’une époque où les forfaits d’Hannibal Lecter et Patrick Bateman viennent de simultanément affoler éditorialistes et tiroirs-caisses. Ainsi alléché, l’amateur de psychopathes cannibales ou yuppies risque toutefois de rester sur sa faim. L’ambition de Grossman ne se limite pas à exploiter dans le domaine romanesque un célèbre adage du journalisme américain, “if it bleeds, it leads” (“si ça saigne, ça baigne”) : chez lui, c’est au roman d’avant-garde que le thriller entend servir de cheval de Troie. Comme les premiers aventuriers de la métafiction américaine, de John Barth à Gilbert Sorrentino, Richard Grossman, poète de son état, sait que flingues, complots et donzelles sexy ne sont en aucune façon incompatibles avec la plus haute ambition littéraire. Dans son cas, cette ambition a quelque chose de monumental, L’Homme-Alphabet se présentant comme le premier volet – l’enfer – d’une trilogie destinée à faire écho à La Divine Comédie de Dante et à débusquer des correspondances entre les diverses pathologies affectant les Etats-Unis et les préoccupations métaphysiques du poète italien.

Ici, l’enfer prend trois visages : celui, psychologique, des troubles mentaux dont souffre un narrateur schizophrène ; celui, politique, d’un système démocratique parasité par des forces occultes et celui, littéraire, d’une écriture aux sautes d’humeur, de ton et de registre proprement diaboliques. Faisant preuve d’un humour autoréflexif digne du Sorrentino de Salmigondis, Grossman charge un clown particulièrement mal embouché d’ironiser sur “une intrigue macabre à la mords-moi le nœud” ou d’apostropher le narrateur – “t’écris comme un éléphant” –, soulignant ainsi les discordances radicales de sa “pelote de voix qui chancellent dans un labyrinthe”. A la fois plongée dans les obsessions d’un poète parricide à l’œdipe torturé, polar politique regorgeant de fausses identités et objet littéraire aspirant à s’évader de ses propres pages – la voix du clown maléfique gagne à être écoutée, en VO, sur le site internet de l’auteur, plutôt que lue dans une traduction qui la fait ressembler à celle du Barack Obama des Guignols –, L’HommeAlphabet joue crânement la carte des audaces typographiques, des ruptures poétiques et des envolées pornographiques. En tournant ainsi le dos à l’écriture mainstream, Richard Grossman rejoint l’élite des francs-tireurs des lettres américaines – au risque de s’adresser en priorité à une poignée d’exégètes aguerris, disposés à pratiquer le sport de combat qu’est parfois la lecture. Bruno Juffin L’Homme-Alphabet (Le Cherche Midi), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, 484 pages, 2 1 €

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un homme disparaît Entre pure fiction et vraie ethnologie, Marc Augé invente l’“ethnofiction” pour dessiner le territoire physique et mental d’un SDF au cœur de Paris.

Bruno Fert/Picture Tank

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ar contraste avec un “non-lieu”, espace anesthésié et sans affects identifié par l’anthropologue Marc Augé, la rue forme un espace où tout reste possible, où chaque passant porte les traces secrètes d’histoires cachées, d’histoires cassées. La vie se loge dans la rue ; la mort aussi. Le héros de Journal d’un SDF – Ethnofiction prend possession de cet espace ouvert qui a tout d’un enfermement. Inspecteur des impôts à la retraite, divorcé, il quitte son logement faute de ressources suffisantes. Largué par sa seconde femme, il largue les amarres et se retrouve à la rue, dormant dans sa voiture. Ce vrai-faux journal d’un SDF consigne les faits et gestes d’un homme errant – installé dans son errance – au cœur de Paris, rue Brancion, près du square Georges-Brassens, dans le XVe arrondissement. “Ballotté par des courants inconnus, entre livres d’occasion et objets perdus”, il dérive sur ce territoire balisé par un épicier tunisien, un bar-tabac,

un marché aux livres et une boulangerie. Assigné à la périphérie de la vie sociale, le héros s’accroche à ce micro-territoire parce qu’il lui “confère une sorte d’identité territoriale”, la seule forme d’identité à laquelle il peut encore prétendre. “La perte du lieu, c’est comme la perte d’un autre, du dernier autre, du fantôme qui vous accueille chez vous lorsque vous rentrez seul”, écrit-il. En pur anthropologue, Marc Augé s’attache ici aux effets manifestes d’un lien social qui s’efface mais aussi aux fébriles relations humaines qui persistent à travers les contacts avec les commerçants ou de vieux collègues croisés

le sens des autres Ethnologue, Marc Augé, auteur du célèbre Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992) et du Sens des autres (1994), a aussi beaucoup écrit sur ses traversées de lieux parisiens, pour y saisir les règles et les formes du lien social. Ses carnets de route et ses observations des détails urbains forment autant d’analyses fines du monde social : cf. La Traversée du Luxembourg (1985), Un ethnologue dans le métro (1986), Paris ouvert (1995), Eloge de la bicyclette (2008), Le Métro revisité (2008).

par hasard. “Difficile d’exister chez les autres quand on est soi-même sans domicile fixe, sans feu ni lieu, presque sans nom”, note le héros, à la suite d’une invitation à dîner chez l’un de ses anciens amis. La puissance de ce texte tient à l’hybridité de la voix qui le porte. Ce journal a beau être une fiction, il n’en est pas moins construit par le regard d’un ethnologue. D’où le statut d’“ethnofiction” que lui accorde Marc Augé, pour qui ce type de récit “évoque un fait social à travers la subjectivité d’un individu particulier (…) mais puisqu’il ne s’agit ni d’une autobiographie ni d’une confession, il faut bien créer cet individu fictif de toutes pièces, c’est-à dire à partir des mille et un détails observés dans la vie courante”. Ce recours à la fiction comble un manque né de la position naturelle d’extériorité de l’ethnologue. Ici, l’ethnologie se fond dans la fiction, sans s’y diluer ; l’ethnologue prend appui

sur le romancier pour donner du relief à son regard, comme si l’imaginaire revitalisait la parole de l’observateur distancié. L’auteur invente un personnage moins pour susciter chez le lecteur une forme d’empathie que pour décrire à travers lui son époque. “Candide ou le Persan de Montesquieu étaient des personnages d’ethnofiction, mais ils regardaient le monde pour s’en étonner. C’est en se regardant lui-même, aujourd’hui, que le personnage d’ethnofiction découvre la folie du monde”, écrit Marc Augé. Plutôt que traduire un fait social – les sans domicile fixe –, Marc Augé le transpose dans un conte tragique. Entre ethnologie et littérature, il invente un saisissant lieu de récit, où résonne la voix intérieure d’un monde social en perdition. Jean-Marie Durand Journal d’un SDF – Ethnofiction (Seuil, La Librairie du XXIe siècle), 132 pages, 13 € 19.01.2011 les inrockuptibles 101

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Jean-Luc Bertini/Editions Grasser

Alexandre Jardin, attaqué de toutes parts

hystérique contre historique ? Entre l’affaire PPDA et l’opposition Alexandre Jardin/Pierre Assouline autour de la figure de Jean Jardin, cette rentrée pose la question du biographe. e plus étonnant, c’est qu’on s’étonne est l’extraordinaire levée de boucliers qu’il de l’affaire du pompage de PPDA. aura suscitée. Son grand-père, Jean Jardin, Franchement, qui publie ou lit fut directeur du cabinet de Pierre Laval un de ses livres pour son sérieux ? (à Vichy, donc, pas à Tahiti…) du printemps On sait bien qu’il s’agit d’imprimer le nom 1942 à l’automne 1943, et Alexandre Jardin d’un people “vu à la télé” pour faire vendre, finit par le soupçonner d’avoir été soit pour et qu’inversement ça a valeur de caution quelque chose dans la rafle du Vél d’Hiv pour PPDA pour qui ces noms sont comme les 16 et 17 juillet 42, soit en tout cas d’avoir autant d’adjectifs qui le définissent. Il est… eu toute conscience de la mort certaine Lawrence d’Arabie ! Il est… Jules Verne ! Et qui attendait les Juifs déportés, sans pour aujourd’hui, il aurait dû être… Hemingway ! autant s’y opposer. Bref, Patrick n’est pas… biographe. Or, une partie de la presse s’est dépêchée Mais s’il a subi les quolibets de la presse, de s’armer d’une brochettes d’historiens c’est étrangement à Alexandre Jardin, qui a pour flinguer et Jardin, et sa thèse, comme eu l’audace de fouiller la bio de son grands’il n’était pas légitime de s’interroger, père, le collabo Jean Jardin, osant aller sur voire de douter fortement de l’innocence le terrain des biographes, qu’est réservée d’un homme qui se trouvait quand même, la volée de bois vert médiatique. Si son livre, et certainement pas par hasard, à la tête Des gens très bien, est trop souvent irritant du cabinet de Laval sous Vichy, qui n’a pas de bêtise, ce qui irrite encore davantage démissionné après la rafle, et qui de plus

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a conservé jusqu’à sa mort en 1976 les portraits de Pétain et de Laval sur son bureau tout en tenant des propos antisémites (d’après Jardin). Le Figaro magazine est même allé jusqu’à publier sur plusieurs pages la réponse outrée de Gabriel Jardin, frère de Pascal, à son neveu, faisant de Jean un… quasi-résistant. Un “gentil collabo”, ça existe ? Mais là où ça coince vraiment, c’est quand nombre brandissent contre Des gens très bien la biographie que Pierre Assouline a consacrée à Jean Jardin en 1986, Une éminence grise – Assouline qui, lui-même, a descendu le romancier dans son blog, dans un texte intitulé “Alexandre Jardin ou Tintin au pays des collabos”. Il est vrai que le dialogue qu’auraient eu les deux hommes autour de cette bio, restitué par Jardin dans Des gens très bien, pose problème pour Assouline : “Dans ton Eminence grise, pourquoi n’as-tu pas écrit de chapitre sur le 16 juillet 1942 ?”, demande Alexandre Jardin ; Pierre Assouline lui répond : “Parce que j’écris mes biographies en me mettant à la place de mes personnages, en signalant les choses déplaisantes qu’il m’arrive parfois de trouver. Or pour Jean Jardin, la rafle du Vél d’Hiv n’a pas été un événement important. Il ne l’a certainement pas notée dans son agenda. Consacrer un chapitre à quelque chose de secondaire à ses yeux eût été un anachronisme.” Ah bon. A propos d’Une éminence grise, l’historien Philippe Burrin, spécialiste de l’Occupation, avait écrit : “Ainsi la période vichyssoise laisse-t-elle quelque peu insatisfait. L’influence de Jardin sur Laval fut-elle plus qu’épisodique et subsidiaire ? Il est permis d’en douter. Au surplus, à travers les mobiles et les états d’âme que l’auteur attribue à son personnage, sur la base d’une reconstitution apparemment plus empathique que documentaire, c’est une image bien connue de Vichy bouclier qui refait surface, même si les aspects les plus noirs du régime sont signalés.” Peut-être que ce dont Jean Jardin a le plus besoin, c’est d’un biographe qui lui accorderait plus de deux ans de son précieux temps. Nelly Kaprièlian

la 4e dimension

Assange, l’autobiographie

Debray, un visionnaire chez les Goncourt

casting Sévère

Régis Debray vient d’être élu à l’Académie Goncourt. Rappelons qu’en 1999, Debray estimait que tout allait pour le mieux au Kosovo, alors en guerre contre la Serbie de Milosevic, parce qu’on pouvait déjeuner “dans des pizzerias albanaises”. S’il juge les livres avec la même clairvoyance, ça promet.

Benoît Poelvoorde en combinaison de latex et Laetitia Casta dans la peau d’une tueuse ? C’est l’affiche étonnante de l’adaptation de Sévère, le roman de Régis Jauffret inspiré de l’histoire du banquier Edouard Stern. A la réalisation, l’actrice Hélène Fillières.

Amis, bye bye England Bien qu’“incurablement anglais”, Martin Amis a décidé de s’installer à New York. En guise de cadeau de départ, Lionel Asbo, un pamphlet cruel et décapant sur la société britannique qui devrait paraître dans le courant de l’année en Angleterre.

Robert Laffont a obtenu les droits français de l’autobiographie du fondateur de WikiLeaks. Pour ce livre annoncé comme “très personnel”, Julian Assange a signé un contrat de plus de 1,2 million d’euros. Parution prévue en avril en GrandeBretagne, avant un lancement international coordonné.

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Karsh Youssouf/CameraPress/Gamma

Marshall McLuhan, 1974

sixième sens Intellectuel visionnaire, Marshall McLuhan capta notre ère hypercommunicante cinquante ans avant internet. Douglas Coupland, l’auteur de jPod, lui consacre une bio captivante.

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ous êtes une fille ou un garçon de 2011. Vous ouvrez ce nouveau livre de Douglas Coupland (mon Dieu : Génération X, c’était il y a déjà vingt ans) tout en vaquant à vos occupations mécaniques : réception de SMS, checkage de mails, downloadage de morceaux dématérialisés, visite de vos douze blogs favoris et un coup d’œil rotatif sur votre Facebook et quelques tweets. Vous vérifiez chaque fraction de seconde que vous êtes bien de ce monde. Dans une heure, il fera jour à Tokyo et vous pourrez discuter via Skype avec votre meilleure amie. Cette biographie d’un homme célèbre pour ses théories sur la communication édictées il y a un demi-siècle (il faisait la couverture du Time Magazine en 1964 – titre : “La comète intellectuelle”), pourtant, ne parle que de vous. La question que Coupland pose, en biographe, à McLuhan est contemporaine : comment un universitaire de Toronto, peu aimable envers son temps, spécialiste des auteurs du XVIe siècle et de James Joyce, en est-il arrivé à décrire avec cinquante ans d’avance le fonctionnement même de ce qui nous lie, depuis peu mais avec une intensité révolutionnaire, au monde ? Comment, en 1962, un prof d’université pouvait-il déjà savoir que “le prochain média sera le prolongement de la conscience”, entrevoir que “la télévision ne sera plus qu’un contenu et non pas un environnement comme aujourd’hui” et qu’au lieu de “finir par ressembler à une bibliothèque immense

comme celle d’Alexandrie, le monde sera devenu un ordinateur, un cerveau électronique”, et que nos vies, semblables à celles des villages, mais dans un village devenu “global”, seront “un petit monde de tam-tam tribaux, d’interdépendance totale et de coexistence forcée” ? Cette biographie n’est pas le premier essai de vulgarisation sur McLuhan, mais elle est la première à regarder sa trajectoire de vie depuis un monde qui subitement s’est déplié en autant de confirmations de ses prophéties. Le médium est plus que jamais devenu le message. Et les idées, longtemps décrites comme indéchiffrables, du Canadien se décryptent tout à coup d’elles-mêmes. Mais comme Coupland est aussi un romancier malicieusement théorique, il entrecoupe cette vie de Marshall de liens hypertexte, de commandes faites sur Amazon, de listes de mots générés par ordinateur et réorganise sa vision du penseur comme un roman allégorique tout entier bâti sur la dernière image de McLuhan : lui, cet homme qui avait la particularité physiologique d’avoir un cerveau irrigué par deux artères au lieu d’une seule, lui l’analyste le plus visionnaire sur les processus de communication, finira sa vie aphasique, frappé d’un accident vasculaire cérébral. Le médium et son message confondus dans la même ironique parabole. Philippe Azoury Marshall McLuhan (Boréal), traduit de l’anglais (Canada) par Jean Paré, 256 pages, 14 € 19.01.2011 les inrockuptibles 103

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mercredi 19

On entreprend une séance d’exorcisme par procuration en lisant La Malédiction Hilliker (Rivages, 288 pages, 20 €) de James Ellroy qui sort ce mercredi. L’auteur du Dahlia noir y évoque les femmes qui ont jalonné sa vie, à commencer par sa mère, dont le fantôme hante toute son œuvre.

On plonge dans l’univers sombre de James Agee. Mort en 1955, le journaliste et scénariste d’African Queen et de La Nuit du chasseur a laissé derrière lui deux romans, dont Une mort dans la famille, réédité en poche (Christian Bourgois/ Titres, 448 pages, 8 €), l’histoire d’un petit garçon confronté à la mort de son père. Paraît également en poche Brooklyn existe (Christian Bourgois/Titres, 80 pages, 8 €), tableau du New York des années 30.

à venir Granta n° 113 spécial auteurs hispanophones

James Ellroy

vendredi 21

On plane avec High Society – Mind-Altering Drugs in History and Culture (Thames & Hudson, 192 pages, 32 €), un beau livre en VO qui explore le spectre des substances illicites, de la cocaïne dans les banlieues US à l’opium dans le désert du Rajasthan en passant par les pilules d’ecsta dans les clubs d’Amsterdam…

Marie NDiaye Les Grandes Personnes (Gallimard)

bourlingue en compagnie samedi 22 On de Blaise Cendrars. A l’occasion du cinquantième anniversaire de sa disparition, France Culture consacre à partir de 19 heures une soirée à l’écrivain voyageur, auteur de L’Or et de L’Homme foudroyé.  Avec notamment Mathias Enard et Catherine Hiegel.

Après son roman Trois femmes puissantes, prix Goncourt 2009, Marie NDiaye revient au théâtre avec une pièce intitulée Les Grandes Personnes. Elle y met en scène deux couples qui vont devoir faire face à leurs erreurs, ainsi qu’à celles de leurs propres enfants. Plongée au cœur de familles où les placards s’emplissent de cadavres, où Marie NDiaye dresse le portrait de “grandes personnes” à la fois inquiétantes et tourmentées. Chacun traîne son secret, aussi inavouable qu’inaudible.  Sortie le 17 février. Du 4 mars au 3 avril au Théâtre national de la Colline, Paris XXe

prépare ses mouchoirs dimanche 23 On pour Les Larmes, un film-essai autour des Parapluies de Cherbourg qui tente de comprendre ce qui nous fait pleurer, sur une idée originale d’Olivia Rosenthal, qui rejouerait une scène du film. La romancière sera présente, ainsi que le réalisateur Laurent Larivière. A 18 h au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr 

ne peut pas tenir jusqu’au 27 janvier, lundi 24 Sidateond’ouverture du Festival d’Angoulême,

Pete Dexter Spooner (Editions de l’Olivier)

on file à l’exposition Parodies – La Bande dessinée au second degré où, entre une Joconde à bec de canard et un Superman entarté, on pourra également rire des détournements des grands classiques de la littérature comme Madame Bovary. Jusqu’au 24 avril à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, Angoulême, www.citebd.org

On fait une incursion dans le Brooklyn de la dope et des gangs avec Forteresse de solitude de Jonathan Lethem qui paraît en poche (Points, 731 pages, 8,50 €) et qui suit le parcours de Dylan, seul gamin blanc d’un quartier noir qui se lie d’amitié avec Mingus, un jeune métis.

mardi 25

Marion Ettlinger

jeudi 20

La revue littéraire anglaise Granta publie dans son nouveau numéro la liste des vingt-deux meilleurs auteurs hispanophones issus de la génération post-75. En tête des pays cités, l’Argentine est particulièrement bien représentée avec huit écrivains dont Lucía Puenzo, qui avait sorti L’Enfant poisson en 2010. L’Espagne suit de près avec ses six écrivains, parmi lesquels Andrés Barba, qui publiait en 2007 Et maintenant dansez. Chili, Pérou, Mexique, Colombie ou encore Bolivie et Uruguay sont eux aussi présents et témoignent d’un renouveau de la littérature sud-américaine. En librairie

Olivia Rosenthal

Avec Spooner, Pete Dexter s’essaie à la fiction autobiographique. A travers son double littéraire, Warren Spooner, enfant agité et adolescent rebelle soumis à des règles qu’il ne comprend pas, Dexter dessine en toile de fond l’Amérique des années 50 et le profond bouleversement de ses valeurs. Adulé par la critique américaine, Spooner est présenté par son éditeur américain comme l’aboutissement de l’œuvre de son auteur. Sortie le 10 février

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Olivier Schrauwen  L’homme qui se laissait pousser la barbe Actes Sud-L’An 2, traduit du néerlandais par Thierry Groensteen, 112 pages, 22 €

sombres héros de l’amer Sur l’ordinaire monstruosité des hommes, la poésie unique de Ludovic Debeurme, plus affirmée que jamais.

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uatre ans après Lucille, Ludovic Debeurme publie la suite très attendue de l’histoire de cette jeune fille mal dans son corps, qui s’ouvrait à la vie et sortait de l’anorexie grâce à l’amour. Dans Renée, Lucille, toujours en conflit relationnel avec sa mère, doit faire face à un nouveau drame, l’emprisonnement d’Arthur, son fiancé. Parallèlement, Ludovic Debeurme introduit dans sa tragédie Renée, une jeune fille fragile et amoureuse d’un homme marié. Après un dramatique enchaînement de circonstances, les destins tourmentés de Lucille, Renée et Arthur vont finir par se croiser. Comme dans Lucille, Ludovic Debeurme s’immisce sur plus de quatre cents pages à la fois denses et aériennes dans les souffrances et les obsessions de ses protagonistes. Dur et violent, le récit n’épargne aucun d’entre eux, tous hantés par le souvenir d’êtres disparus ou morts. Lucille et Renée sont chacune en pleine recherche du père, la première au propre, la seconde au figuré. Arthur, en cellule avec un pédophile supposé,

s’enfonce dans la noirceur toxique de l’univers carcéral. Ludovic Debeurme sait éviter tous les écueils inhérents à des thèmes aussi sombres et pesants. Jamais manichéens, les personnages inspirent à la fois la pitié et l’effroi. Graphiquement, la narration, exempte de cases, fluide, légère, palpite comme leurs cœurs maltraités. D’un trait moins épuré que dans Lucille, renforcé de fines hachures, empruntant parfois à Jérôme Bosch (une inspiration déjà entrevue dans le recueil de dessins Terra Maxima), Ludovic Debeurme invente des scènes fantastiques, toujours poignantes, qui interrogent la monstruosité des hommes, leurs peurs. Pour mieux échapper à l’emprisonnement, physique autant que psychologique, les corps des personnages se métamorphosent, comme dans cette scène bouleversante où Arthur devient libellule pour aller retrouver Lucille, libre au dehors. Avec intelligence et finesse, Ludovic Debeurme crée ici une poésie unique. Anne-Claire Norot

Des nouvelles singulières interrogent la perception du monde. “L’homme qui se laissait pousser la barbe”, c’est l’homme en décalage, celui pour qui vivre s’accompagne d’une traduction imaginaire. Au fil d’historiettes chargées de citations, Olivier Schrauwen s’amuse, parfois se lamente, mais interroge obstinément les relations entre esthétiques et Weltanschauung (soit la conception du monde propre à chaque individu ou à chaque civilisation). Un colon que sa mission congolaise rend souffreteux, un naturaliste spécialisé dans les relations entre comportements et coupes de cheveux, un handicapé aux perceptions biaisées, un voyageur en route pour la gare (sort-il de prison ? d’un long internat ?) détourné de son projet par l’excitation du spectacle de quelques nonnes en panne au bord du chemin… Voilà autant d’hommes à barbe dont l’imaginaire tente de négocier avec la violence de l’environnement. Un questionnaire, de la folie et du dessin, qui nous poussent à répondre à cette invitation du héros : “Je pénètre dans un monde de possibilités infinies et sans limites. Que l’on me suive ! Q u’attendez-vous donc ?” Stéphane Beaujean

Renée (Futuropolis), 464 pages, 29 € 19.01.2011 les inrockuptibles 105

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Valerie Simmons

Miniatures de José Navas

Vanves force 13 première La Duchesse de Malfi de John Webster, mise en scène Anne-Laure Liégeois Ici, “on déterre les mandragores, cloue les chauve-souris, on se tord la rate avec dans la bouche un goût de plomb…” Du miel pour Anne-Laure Liégeois et ses douze comédiens. Du 19 janvier au 5 février au Théâtre 71, Malakoff, tél. 01 55 48 91 00, www.theatre71.com

précision Festival Le Standard idéal C’est bien au festival Premières de Strasbourg que nous avons découvert le jeune Ilay Den Boer, en scène avec son père dans Ceci est mon père, et non au festival Passages – qui se déroule lui à Nancy –, comme le rebaptisait notre Rentrée scènes la semaine dernière. Nos excuses pour cette regrettable confusion entre l’Alsace et la Lorraine ! Du 27 janvier au 3 avril à la MC93 Bobigny, tél. 01 41 60 72 72, www.mc93.com



aux portes de Paris est installée depuis plusieurs saisons une manifestation singulièrement attractive. Dans deux salles et quelques lieux partenaires, Artdanthé mixe noms en vue de la chorégraphie contemporaine (Jérôme Bel, Alain Buffard ou Lia Rodrigues) et inconnus qui ne le resteront peut-être pas. D’ailleurs, le maître des lieux, José Alfarroba, ose un “Jamais vu !” comme sous-titre à tout un pan de sa programmation pléthorique. Enfin, il a le bon goût de choisir ses artistes associés – comme Mickaël Phelippeau – avec soin et de s’ouvrir au théâtre et à la musique. Cette édition n° 13 est éminemment politique, entre Révolution d’Olivier Dubois et la reprise de deux créations de la Brésilienne Lia Rodrigues. Pour José Alfarroba, “le monde va de telle façon qu’il est difficile de ne pas s’engager avec les artistes. Mais je n’ai pas pour autant d’idées préconçue, voire une ligne : ce serait même plutôt… la pêche à la ligne !” Avec son accent qui bouscule les mots, l’initiateur d’Artdanthé fait dans le partage en permanence. Surtout, il prend le temps de rencontrer chaque semaine cinq ou six jeunes artistes qui viennent parler de projet, de désir. Avec son équipe, les informations sont partagées en temps réel. Une manière de rebondir là où d’autres institutions se montrent frileuses. Ainsi, Eric Arnal Burtschy a séduit avec

un avant-projet et des… photos. Son BUB, Bouncing Universe in a Bulk sera un essai plastique autour d’un liquide opaque et d’une trentaine de danseurs. A suivre. “Cela m’intéresse également, ce statut du danseur qui devient chorégraphe même si, au final, la révélation d’un grand artiste n’est pas toujours au rendez-vous. J’ai une bonne mémoire. Je repère ainsi des interprètes qui franchissent le pas en créant : les retrouver, c’est aussi un plaisir.” Cette saison, Artdanthé insiste sur la création au Québec avec des noms comme José Navas, Martin Bélanger ou Danièle Desnoyers. Du côté des Etats-Unis, c’est la portion congrue avec seulement Kimberly Bartosik. Pour José Alfarroba, c’est un reflet de la situation actuelle : hors New York, toujours très actif sur le terrain de l’avant-garde, les autres grandes villes n’encouragent pas la création contemporaine. Il dit pourtant avoir vu des spectacles engagés sur la question du corps à Seattle. Mais faute de moyens suffisants, Artdanthé passera son tour. Ceci dit, avec une affiche qui réunit quelques-uns de nos coups de cœur de ces dernières années (Jerk, Shirtologie, Cédric Andrieux ou Les Inconsolés), on se dit qu’Artdanthé a réussi son coup. Le 13 est définitivement porte-bonheur. Philippe Noisette Artdanthé du 21 janvier au 26 mars au Théâtre de Vanves, tél. 01 41 33 92 91, www.artdanthe.fr

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Mario Del Curto

Défricheur et tenace, le treizième festival Artdanthé, à Vanves, propose un presque tour du monde de la création actuelle. Tenez-vous au bastingage, ça va souffler.

le shaker Novarina Un maelström jouissif où l’époque contemporaine, le langage et les souvenirs sont passés à la moulinette de l’écriture d’un Valère Novarina maître de son talent. uiconque jette un œil sur On s’y balade aussi dans une œuvre le monde comme il va et l’humanité foisonnante qui joue des récurrences comme elle se déchire ne peut et citations des précédents spectacles, que constater que tout marche comme autant de petits cailloux de à l’envers. Raison pour laquelle reconnaissance jetés dans les méandres le théâtre et l’écriture de Valère Novarina, d’une pièce “où se croisent Le Festin de fondés sur l’inversion des mots Balthazar, trois airs de Gugusse et le souvenir et des actes, tapent si juste. d’un Faust forain vu enfant à Thonon”. Au cœur du cycle que lui consacre C’est peu dire, car il faut ajouter tout le Théâtre de l’Odéon, il en fait à nouveau le vivier des noms, la sarabande des la démonstration avec Le Vrai Sang, créé entrées et sorties de personnages qu’on avec une équipe d’acteurs et de musiciens renonce à compter, capté par l’expérience complices de longue date, ouverte qu’on y fait du langage confronté à quelques nouveaux venus. La pièce à la matière, à l’espace et au temps, brasse large et embarque le langage qui cantonnent l’homme et le cernent dans ses inflexions les plus fantaisistes, de près. Car “la pensée est en cervelle”. tout en tirant à vue sur le ridicule et l’abject Qu’on se le dise. Fabienne Arvers des discours politique et médiatique. Le Vrai Sang texte et mise en scène Valère Sous la banderole “Dans les eaux glacées Novarina, jusqu’au 30 janvier au Théâtre du calcul égoïste”, tous chantent à gorge de l’Odéon, Paris VIe (cycle Valère Novarina, déployée : “Vers un futur sans lendemain, jusqu’en mars), tél. 01 44 85 40 40, allons dans le mur main dans la main.” www.theatre-odeon.fr

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Mario Del Curto

La Comédie des erreurs de William Shakespeare, mise en scène Dan Jemmett, avec David Ayala, Vincent Berger, Thierry Bosc, Valérie Crouzet, Julie-Anne Roth, du 19 janvier au 12 février au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris XVIIIe, www.bouffesdunord.com

mégateuf, William Un Shakespeare tendant vers le burlesque dans une version festive et désopilante signée Dan Jemmett. a bière coule à flots. comédiens survoltés. deux autres habitent C’est la fête. Une ambiance chavirée dans cette ville. On s’en donne à cœur tout à fait en phase avec Les quiproquos se joie. Tout est prévu. l’intrigue invraisemblable multiplient, les deux frères Boule à facettes. Sono de cette pièce, l’une confondant leurs serviteurs à fond. Jusqu’aux fûts des premières écrites et vice versa. Comme empilés dans un coin par Shakespeare. si la réalité se dédoublait – pas de risque de rupture Un marchand de à l’infini. D’ailleurs de stock… Et même Syracuse, père de jumeaux, les malheureux ne cessent les WC de campagne a l’idée saugrenue de se dire qu’ils rêvent pour soulager les besoins ou qu’ils sont ensorcelés. d’assigner à chacun de ses pressants. Des lieux fils un domestique, lesquels Dan Jemmett, qui connaît d’aisance qui permettent servants sont eux aussi… son Shakespeare sur le bout en outre d’assurer jumeaux. C’est malin ! des doigts, attribue cela les nombreuses entrées Et puis paf, un naufrage. à l’alcool. Pourquoi pas ? La Les voilà séparés pendant et sorties indispensables farce en tout cas fonctionne à la gestion de cette des années. Jusqu’au à plein dans un esprit qui comédie désopilante et jour où l’un des frères n’est pas sans rappeler fortement imbibée menée débarque à Ephèse avec son l’univers du cinéma muet. Hugues Le Tanneur à train d’enfer par des serviteur, ignorant que les

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Courtesy La Galerie, Noisy-le-Sec, photo Cédrick Eymenier

la loi des échanges L’Allemand Matti Braun crée le trouble par ses hybridations de formes et son rappel constant de la porosité entre les événements, les cultures et les époques. De l’impureté comme révélateur du monde tel qu’il va.

vernissages David Goldblatt Retour du photographe sud-africain dans deux grands lieux parisiens. Jusqu’au 17 avril à la Fondation Henri Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, Paris XIVe, www.henricartierbresson.org et jusqu’au 19 février à la galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, Paris IIIe, www.mariangoodman.com

Ida Tursic et Wilfried Mille Le tandem Tursic et Mille, qui compte aujourd’hui parmi ce qui se fait de meilleur en peinture, expose à Rennes. Au menu, quelques jeunes filles très dénudées et une série de “smears”, reproductions numériques de leurs feuilles de travail sur lesquelles ils testent et purgent leurs aérosols. A partir du 21 janvier à 40m3, 48, avenue Sergent Maginot, Rennes, www.40mcube.org

Peur sur la ville – Violences urbaines à Paris A travers trois temps forts de l’histoire de la capitale, la Libération, Mai 68 et les émeutes de 2005, retour en images sur la violence à Paris. A partir du 21 janvier à la Monnaie de Paris, 11, quai de Conti, Paris VIe, tél. 01 40 46 56 66

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mpures. A La Galerie de Noisy-le-Sec, les deux installations présentées par l’artiste allemand Matti Braun combinent dans la forme et sur le fond quantité de références au métissage. L’énigmatique et éclectique Pierre, Pierre, d’abord, s’arrime à une chape de béton impressionnante de cinq centimètres d’épaisseur, coulée à même le parquet classé du centre d’art, et qui comprend une quantité infime de sable lui confèrant son aspect irrégulier. La deuxième installation, intitulée Atol, évoque ces bancs de sables mouvants sans cesse redéfinis par le reflux des vagues. Elle aussi repose sur un sol, cette fois-ci réalisé en laiton – alliage de cuivre et de zinc –, matière qui imprime largement le passage du temps et les oxydations qui en résultent. C’est donc sur cette “base” métaphoriquement et physiquement souillée que repose tout le propos de cet artiste qui s’inspire au gré de ses déplacements des paradoxes et des embranchements des civilisations occidentales et non occidentales. “Est-ce qu’il y a une origine des formes ? Comment une forme peut-elle migrer d’un pays à l’autre. Voila le genre de questions que se pose Matti Braun”, commente la directrice de La Galerie Marianne Lanavère, qui programme cette exposition dans le cadre du projet franco-allemand Thermostat, une coopération entre vingt-quatre centres d’art et kunstvereine. Après s’être penché à l’occasion d’une exposition au Credac d’Ivry et au Kunstverein de Nuremberg sur les liens insidieux qui unissent Turquie et Allemagne, Matti Braun se penche ici sur les relations incestueuses entre Afrique de l’Ouest et Allemagne nazie. Plus précisément sur l’étrange résurrection de l’ex-sculpteur nazi Arno Breker, considéré comme un génie

du IIIe Reich par Hitler, et réapparu dans les années 60 au Maroc et au Sénégal. Dans Pierre, Pierre, Matti Braun réunit ainsi deux séries d’images glanées dans des livres d’art et d’histoire qui évoquent par la bande, jamais frontalement, cet épisode douteux : plan d’un monument d’inspiration antique commandé par Hassan II au sculpteur allemand pour la ville de Casablanca ; archives du Festival modial des arts nègres de 1966 organisé par le président et poète sénégalais Senghor, qui flirta lui aussi avec Arno Breker… Un ensemble de toiles de coton et de soie “tachées” au hasard, sur le modèle de l’écriture automatique des surréalistes dont Senghor était l’ami, vient compléter ce tableau sibyllin. Exposées à la lumière noire et à une forte concentration d’UV, ces impressions ont tendance, avec le temps, à s’effacer. Plus abstraite encore, l’installation Atol réunit une collection de papillons sans qualité épinglés sur le modèle des musées d’histoire naturelle et une série de batiks aux motifs géométriques qui évoquent l’abstraction suisse – mais dont l’inscription culturelle est là encore extrêmement complexe, puisque cette technique de tissage originaire d’Indonésie, ancienne colonie néerlandaise, fut par la suite massivement exportée au Sénégal. Comme un dernier pied de nez, le titre générique de l’exposition entretient la confusion qui prévaut à cette entreprise de téléscopage. Salo fait à la fois référence au film de Pasolini, à l’expression finlandaise pour désigner une grande étendue désertique et au souvenir de la ville d’Italie du Nord élue QG de Mussolini pendant la guerre. Claire Moulène Salo Jusqu’au 13 février à La Galerie, 1, rue Jean-Jaurès, Noisy-le-Sec, www.noisylesec.fr

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décrashage Question pressante : pourquoi tant de sculptures en forme de voitures décompressées ? ourquoi, à quelques mois d’intervalle et donc dans une pleine simultanéité, plusieurs artistes travaillaient-ils à décompresser des voitures ? En juin dernier, c’est d’abord Loris Gréaud qui présentait à la Foire de Bâle, soclée comme un objet de collection, ou plutôt saisie au beau milieu de son processus métamorphique, la carcasse légèrement dépliée d’une voiture préalablement compressée (No More Fiction of Nuance, 2010). Dans le même temps, Fabien Giraud et Raphaël Siboni avaient stocké dans leur atelierrésidence du 104 deux berlines extraites d’une décharge, qu’ils décompressaient… à la main, ôtant les fauteuils ou le moteur pour ne plus garder que la carcasse évidée. Exposées le mois dernier chez Loevenbruck, l’une au sol, l’autre à la verticale, ces “cariatides” semblaient revenues d’un monde futuriste et postapocalyptique. Enfin, tout aussi récemment, c’est un autre duo, Florent Pugnaire et David Raffini, qui s’attelait à la détâche : après avoir plié une 2CV (Expanded Crash, 2008), là ils ont grossièrement remodelé à coups de maillet une Fiat 126 d’abord enfermée dans un cube d’Inox. Alors ? De quoi la voiture décompressée est-elle le symptôme, sinon du fait que, décidément, les voitures sont un jouet de garçon et la sculpture automobile une affaire d’homme, au risque du stéréotype ? Plus sérieusement : autant pour le sculpteur César la voiture compressée était un rebut de la société de consommation parvenu à son stade ultime, autant les nouvelles technologies nous ont familiarisé avec l’idée que la compression n’est jamais qu’un état transitoire de fichiers informatiques à dézipper. Geste ordinaire au même titre peut-être que le copier-coller, le compresserdécompresser intègre donc les pratiques artistiques contemporaines et s’impose parmi les états fluctuants de la matière. C’est un petit pan de l’histoire de l’art qui se trouve ici relancé : après les compressions de César ou les sculptures de John Chamberlain, après les Car Crash de Warhol ou J.G. Ballard, sans oublier la Giulietta de Bertrand Lavier, l’heure est au décrashage. Jean-Max Colard

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Prod. Le 104/galerie Loevenbruck. Photo Fabrice Gousset, courtesy galerie Loevenbruck, Paris

Photo Aurélien Mole, courtesy Torri, Paris

Œuvre de Florian Pugnaire et David Raffini

Fabien Giraud et Raphaël Siboni, La Condition, 2009

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Blow up and down Mixant photos et témoignages, un livre retrace le parcours dingue d’Isabella Blow, découvreuse de talents excentrique et désespérée, suicidée en 2007.

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la mort d’Alexander McQueen, en février 2010, c’est son nom qui revint le plus souvent. Isabella Blow avait découvert le créateur anglais. Elle avait été son amie, sa muse. Ils s’étaient peu à peu éloignés au fil des ans, mais on dit que McQueen ne s’était jamais complètement remis de son suicide en 2007. Il aura donc fini par marcher sur ses pas. Bien qu’Isabella Blow n’ait jamais été connue du grand public, elle fut une figure éminente de l’industrie de la mode. Elle découvrit plusieurs mannequins, dont les tops Stella Tennant et Sophie Dahl. Elle révéla surtout les talents de créateurs tels que McQueen, Hussein Chalayan ou encore Philip Treacy, le chapelier fou. Drôle d’oiseau à mettre sur le même perchoir que Catherine Baba, Diane Pernet ou Anna Dello Russo, Isabella Blow était connue pour ses tenues extravagantes et son goût des chapeaux, dont elle aimait à dire qu’ils cachaient un visage fin de race “sorti d’un tableau des Plantagenêt”. Car son physique étrange était une source infinie de complexes. “Si vous êtes beau, vous n’avez pas besoin de vêtements, déclara-t-elle un jour au Vogue américain. Si vous êtes moche comme moi, vous êtes comme une maison sans fondations, il vous faut quelque chose pour tenir debout.” Toute sa vie, Isabella n’eut de cesse d’étonner, portant tour à tour des chapeaux en forme de homard ou de jardin chinois, pratiquant l’art d’un habillement gothique et performatif à la Leigh Bowery, ponctuant chacune de ses apparitions d’un rire tonitruant. Née en 1958 à Londres, Isabella Delves Broughton est issue d’une lignée d’aristocrates richissimes mais scandaleux. Dans les années 40, son grand-père fut accusé d’avoir tué l’amant de sa femme. Acquitté, il se suicidera deux ans plus tard et les drames s’enchaîneront. En 1964, le petit frère d’Isabella, alors âgée de 5 ans, se noie dans la piscine de la propriété familiale du Cheshire alors qu’il était sous sa surveillance. La légende veut qu’à l’annonce de la noyade la mère, descendue voir le corps de son fils, soit aussitôt remontée dans ses appartements pour se remaquiller. Mais Isabella n’aura jamais l’insouciance maternelle.

partout où elle va, elle détonne, arborant des tenues affolantes et maniant un humour noir corrosif

Elle dira au contraire avoir hérité du tempérament dépressif de son grand-père. Après le divorce de ses parents, Isabella vit quelque temps dans un squat londonien avant de s’envoler en 1979 pour New York, où elle traîne avec Warhol et Basquiat. Partout où elle va, l’Anglaise détonne, arborant tenues affolantes, maniant un humour noir corrosif. En 1984, Anna Wintour la repère et en fait son assistante au Vogue US. Isabella, dont on raconte qu’elle nettoyait tous les soirs son bureau avec une bouteille de Perrier et un flacon de Numéro 5, convoque une partie de la scène underground dans les pages du magazine. Quelques années plus tard, elle regagne l’Angleterre, où elle officiera comme rédactrice de mode chez Tatler, Vogue et au Sunday Times. C’est en 1992, lors du défilé de fin d’études de la prestigieuse Saint Martins School, qu’Isabella Blow découvre le travail de Lee Alexander McQueen, alors étudiant de 23 ans. Enthousiasmée, elle rachète l’intégralité de la collection et le présente à son carnet d’adresses. La mode s’entiche alors du prodige, qui prend la tête de la maison Givenchy dès 1996. Devenu célèbre, Alexander McQueen se détache pourtant de son Pygmalion, qui sombre peu à peu. Maniaco-dépressive, minée par son incapacité à avoir un enfant avec son mari, l’architecte Detmar Blow, ruinée, blessée par le manque de reconnaissance de ses protégés, elle multiplie les tentatives de suicide, toutes plus romanesques les unes que les autres : noyade à la Virginia Woolf sur une plage de Goa, saut depuis un pont londonien… Elle finira, au mois de mai 2007, après qu’on lui eut diagnostiqué un cancer des ovaires, par avaler du désherbant. Sa sœur la retrouvera agonisant, en robe lamée années 30. Isabella meurt peu après. Dans le livre de son ancienne assistante Martina Rink, Hussein Chalayan décrit Isabella comme une “excentrique autodestructrice au grand cœur” et regrette qu’elle n’ait pas reçu de son vivant le respect et les honneurs qu’elle méritait. Le créateur confesse sa déception de voir que, depuis sa mort, ceux qui n’avaient pas de temps à lui consacrer se répandent en hommages exaltés. Hommages plus ou moins sincères et touchants que l’on retrouve dans cet ouvrage, où l’on déplore l’absence d’un seul, essentiel : celui d’Alexander McQueen, qui l’a rejointe il y a tout juste un an. Géraldine de Margerie illustration Alexandra Compain-Tissier Isabella Blow de Martina Rink (Thames & Hudson), en anglais, 208 pages, 49 € 19.01.2011 les inrockuptibles 111

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Blexbolex

la mémoire hors la peau Et si l’on enregistrait notre vie quotidienne dans une mémoire artificielle qui suppléerait celle de notre cerveau ? C’est l’expérience du chercheur Gordon Bell et le futur qu’il nous prédit. Utopie ou délire technophile ?



u cours d’un examen ou d’une conversation entre amis, qui n’a jamais rêvé d’accéder à ses souvenirs aussi rapidement qu’avec Google ? Résoudre ce problème en dotant l’être humain d’une super mémoire artificielle (“e-memoire”) est l’idée de Gordon Bell, pionnier de l’informatique et chercheur chez Microsoft. Dans l’essai Total Recall, il raconte comment depuis une douzaine d’années il travaille avec son collègue Jim Gemmell à un programme (Totall Recall) qui permettra à terme à chacun d’enregistrer, stocker et consulter toutes les informations possibles sur soi-même. Ou comment garder sa vie entière en mémoire, non dans son cerveau mais sous forme numérique. L’expérience a commencé en 1998, quand Gordon Bell a réalisé qu’en numérisant ses travaux, il pouvait se débarrasser d’une montagne de paperasse – qu’il ne désirait pas détruire, supposant qu’elle pourrait

toujours servir. Lui vint alors l’idée d’enregistrer et de conserver toute sa vie sous forme numérique – ce qu’il appelle le lifelogging. Alors que dans un premier temps il désirait juste évaluer la faisabilité, le coût et l’intérêt du projet, il se prend au jeu et se met à numériser tout ce qu’il peut, cartes de vœux, bulletins de santé, collection de tasses… Il enregistre la trace de ses déplacements par GPS, photographie automatiquement son environnement, enregistre les calories qu’il dépense avec des capteurs. Bell et Gemmell travaillent alors à l’élaboration d’un logiciel, Mylifebits, permettant de stocker, hiérarchiser et de retrouver ces informations numérisées, une fois celles-ci répertoriées dans une base de données. Gordon Bell entrevoit une généralisation du lifelogging d’ici dix ans et propose aux technophiles les plus aguerris une liste de matériel pour s’y atteler – sans toutefois estimer le temps qu’il leur faudra

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“puisque votre e-mémoire s’occupera de tout, vous pourrez vous concentrer sur des activités plus intéressantes”

y consacrer… Il faut reconnaître que la technologie va dans son sens et depuis les débuts de l’expérience, le travail est déjà bien simplifié. Les capacités de stockage ne cessent d’augmenter – disques durs, cloud computing (services de stockage en ligne). Factures et autres documents officiels sont directement disponibles sous forme numérisée, photos et musique sont stockées sur ordinateur. Une batterie d’outils qui relèvent et enregistrent des données personnelles est disponible, comme les pèse-personnes connectés Withings permettant de suivre son poids sur internet, comme les applications pour smartphone qui enregistrent sommeil, rythme cardiaque, calories dépensées… Certains sites permettent de sauvegarder “tout ce qui importe” (Catch), ou répertorient nos habitudes de lecture (Readmore)… L’intérêt de Total Recall n’est pas uniquement de se débarrasser des tâches matérielles. Education, santé, travail… selon Gordon Bell, à l’enthousiasme sans faille, l’opération pourrait avoir des applications bénéfiques dans chacun de ces domaines (transmission d’expériences, anticipation de problèmes…). Le lifelogging, avec son classement total et efficace, permettrait d’améliorer sa productivité. “Puisque votre e-mémoire s’occupera de tout

enregistrer, vous pourrez le reste du temps vous concentrer sur des activités plus intéressantes,” explique-t-il. Autre intérêt : transmettre un patrimoine (intellectuel, sentimental) quasi exhaustif à sa descendance. S’inscrivant dans une tendance très actuelle (voir les récents sites Memoiredesvies, Foruforever, Virtualeternity qui stockent les souvenirs pour qu’il y en reste une trace après sa mort…), Gordon Bell vise à travers son projet l’immortalité numérique. Mais la mémoire humaine n’est-elle qu’un dispositif de stockage froid et utilitaire ? Gordon Bell n’envisage jamais que les souvenirs puissent être réévalués avec le temps, ne considère pas l’influence des sentiments et de la réflexion, ne croit pas qu’il peut être utile d’occulter certaines choses. Tous ces détails numérisés, “qu’en aurait fait Marcel Proust ?”, se demande Gordon Bell. Certainement pas A la recherche du temps perdu. Autre aspect dérangeant que Gordon Bell ne fait qu’effleurer : lorsqu’il appelle de ses vœux la généralisation de Total Recall, il ne mesure pas vraiment que chacun se retrouvera dans les mémoires numériques des personnes qu’il aura croisées. On entre alors dans des questions de confidentialité et de droit à l’intimité bien supérieures au débat autour de Facebook et des données personnelles. Pour lui, tant que l’on est prudent, que l’on a bien sécurisé et sauvegardé ses données, ou que l’on sait à qui on confie ses “e-souvenirs”, ces problèmes n’ont pas lieu d’être. Une vision bien optimiste. Malgré cette foi idéaliste en l’homme et en la machine, Gordon Bell entrevoit quelques limites à Total Recall. Peut-on divulguer ses souvenirs professionnels ? Quid des gens qui falsifieront leurs souvenirs, histoire de se refaire une virginité ? Et si les e-souvenirs d’un autre étaient utilisés contre soi, dans un procès par exemple ? On croirait le sommaire d’un recueil de nouvelles de Philip K. Dick – auteur de la nouvelle adaptée dans le film de Paul Verhoeven Total Recall. Anne-Claire Norot Total Recall Gordon Bell et Jim Gemmell (Flammarion), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Rosson, 346 pages, 22 €

au poste

Bakchich fait pschitt Triste nouvelle pour la diversité de la presse. Quatre ans et demi après son lancement, Bakchich a rendu l’âme. Dépôt de bilan, liquidation judiciaire, fin de partie. C’est moche. Les quelque 10 000 lecteurs attachés au ton satirique et à une information pugnace à l’égard des pouvoirs n’ont pas suffi à pérenniser l’existence du journal (l’avenir du site, lui, reste encore en suspens). Dans son ultime édito, le directeur de la rédaction Nicolas Beau confessait que les quinze salariés, “le nez dans le guidon”, n’avaient “sans doute pas pris suffisamment le temps de lever la tête pour prendre le vent, cibler la mode, humer l’info affriolante, tout ce qui attire le lecteur au kiosque comme l’abeille à la ruche”. C’est l’un des tristes paradoxes de la presse aujourd’hui : les lecteurs lui demandent d’être plus critique, impertinente, de s’extraire d’une forme de neutralité bienveillante à l’égard des dirigeants, mais la majorité d’entre eux restent scotchés aux journaux qui font l’inverse et mettent en scène l’actualité de manière lisse, légère, apolitique, conservatrice. Dépouillée de toute ambition autre que commerciale, la presse “mainstream” cherche surtout à raconter des “histoires”, comme si le “storytelling”, issu de la sphère politique, avait contaminé à son tour le journalisme. Sortir des infos, dénoncer des abus de pouvoir, déconstruire les modes cachés de domination… ne suffisent plus : pour faire vivre un journal, il faut aussi entretenir le buzz, ce nouveau concept terrifiant comme un éclair qui s’abat sur la société médiatique. Contre les vents dominants, à contretemps du buzz, Bakchich a essayé d’inventer autre chose dans la presse d’information. Sa dignité se loge dans sa naïveté : son refus des “pots de vin” symboliques qui régulent le marché médiatique a eu raison de son existence, pas de son honneur.

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entretien

La téléréalité, c’est du boulot L’avocat Jérémie Assous, cauchemar des producteurs de téléréalité, a fait requalifier les contrats des candidats en contrats de travail et réclame des sommes astronomiques. Décision en avril prochain. ous réclamiez la semaine dernière devant la cour d’appel de Versailles environ 400 000 euros pour chacun des cinquantesept participants de L’Ile de la Tentation. Comment en arrivez-vous à de tels chiffres ? Jérémie Assous > Ces montants correspondent à la stricte application de la loi et au salaire minimum établi par les conventions collectives qui est fixé à 330 euros par jour pour huit heures de travail. A partir du moment où vous êtes en permanence à la disposition du producteur, que vous effectuez plus de vingt heures de travail quotidien, vous avez droit a toutes

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“les participants signent des contrats de participation à un jeu, mais qui n’ont aucune valeur juridique”

les majorations (travail de nuit, le dimanche, les jours fériés...), et vous arrivez donc a un salaire journalier compris entre 1 700 et 2 000 euros, soit environ 45 000 euros de salaire. Et si la cour d’appel reconnaît que TF1 a volontairement écarté l’application de la législation sociale, ce dont je suis convaincu, alors chaque participant a droit en plus à six mois de salaires d’indemnités, soit 270 000 euros. Votre action a-t-elle assaini la téléréalité  ? En partie seulement. Malgré plus de cent vingt décisions de justice, aucune société de production, excepté Endemol, n’a établi de contrats de travail. Les participants de Pékin Express (Studio 89) et de Koh-Lanta (Adventure Line) continuent donc d’être dans l’illégalité la plus totale ! Les participants signent en effet des contrats de

participation à un jeu, mais qui n’ont aucune valeur juridique. En quoi la participation à une émission de téléréalité est-elle un travail ? C’est un travail car le participant est sous la subordination du producteur. Il doit suivre des consignes extrêmement strictes pour jouer un personnage qui correspond au rôle que le producteur leur attribue. Par exemple, l’Ile de la Tentation est un format américain appartenant à la Fox. TF1 signe un contrat de cession de droits d’auteur et c’est la Fox qui décide de tout, jusqu’à la couleur des maillots de bain ! C’est d’ailleurs pour cela que d’année en année le programme est quasi identique… Les participants sont-ils au courant de tout ça quand ils s’inscrivent ? Non, car ils n’ont aucune source d’information,

excepté les diffusions télé des saisons précédentes, qui représentent moins de cinq millièmes de ce qui est enregistré. Ils n’ont aucune idée des conditions de tournage. Et pour arriver à ses fins, TF1 confisque immédiatement les passeports et les téléphones portables des participants. Ceux-ci ne peuvent pas quitter le site car il est gardé par des hommes armés… Comment expliquez-vous qu’autant de gens soient choqués par l’idée que ce soit considéré comme un travail ? Ces réactions passionnelles traduisent à mon sens la force de manipulation de la télévision. Les téléspectateurs associent la téléréalité à la vérité. Or ce sont deux choses totalement différentes. La téléréalité est une œuvre de fiction, absolument pas un documentaire. C’est aussi absurde que de penser que dans Les Bronzés, par exemple, il n’y a aucun acteur, mais juste des vacanciers qui sont filmés pendant leur séjour. Ces décisions de justice vont-elles affecter la téléréalité ? Elles vont avoir un impact certain sur son coût de fabrication. Comme les candidats ne pourront plus travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour avoir le même nombre d’images il va falloir tourner trois fois plus longtemps, et donc salarier en conséquence les centaines de techniciens qui travaillent sur le programme. Pour l’instant, l’Ile de la Tentation coûte 4 millions d’euros et rapporte 15 millions de recettes publicitaires. Si elle coûte le triple, ça va devenir difficile de continuer à la produire… Propos recueillis par Marjorie Philibert

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Jérôme de Missolz

Duff McKagan et Slash de Guns N’ Roses

le rock conserve Contemporain du punk, Jérôme de Missolz filme la musique avec grâce depuis quarante ans. Une généalogie personnelle du rock dessine son rapport sensuel et maniaque au sujet.

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évélé au cinéma en 2000 avec son adaptation audacieuse du roman sensuel et sexuel de Calaferte La Mécanique des femmes, Jérôme de Missolz est un drôle d’oiseau, passé par l’expérimentation, par les portraits filmés d’extrémistes de la photo comme Jan Saudek ou Joel-Peter Witkin. C’est aussi un fou de rock depuis des lustres, comme le prouve le titre de son nouveau diptyque, emprunté aux Troggs, Wild Thing. L’étrangeté de ce documentaire surplombé par la figure tutélaire d’Iggy Pop, synthèse vivante du rock des origines à nos jours (de Little Richard, qui lui a appris le cri primal, à Pete Doherty, dernier avatar du dandy rock déglingué), réside dans son nivellement des genres et des époques. Par l’entremise de la voix envoûtante et chaude de Denis Lavant, Jérôme de Missolz ne semble faire aucune hiérarchie entre des musiciens aux styles opposés, qu’il a successivement ou simultanément aimés, comme par exemple Soft Machine, Motörhead et Tim Buckley. On se demande comment il peut maintenir une passion intacte pour tous ces genres et périodes. Il va jusqu’à interviewer des rescapés oubliés, comme le batteur des Mothers Of Invention de Frank Zappa (en Allemagne), ou le chanteur chenu du Quicksilver Messenger Service. Drôle de mélange et de catapultage que ce cours de recyclage express du rock où il y a à boire et à manger. Film excitant grâce à la brièveté apoplectique de certains extraits ou séquences. Parfois une ou deux notes d’un morceau suffisent comme piqûre de rappel. Parfois on découvre des choses insensées, comme la survie actuelle

des Pretty Things, grand groupe méconnu des sixties, contemporain des Stones et des Beatles, qui tourne encore avec une pêche intacte. Missolz, qui a démarré sa carrière de cinéaste à l’ère punk, a toujours filmé la musique. D’où le caractère personnel du film, où transparaissent ses expériences vécues (par exemple son délire sous ecstasy à l’Haçienda de Manchester), et son insatiable curiosité qui, depuis quarante ans, a mené sa tête chercheuse partout. La richesse du film tient aussi à la variété de ses documents, à certains de ses scoops, comme l’interview de Richard Hell, créateur officieux de la mode punk, devenu un binoclard chevelu et raisonnable. Tout cela est si dynamique qu’à aucun moment, bien que cette révolution adolescente soit désormais sexagénaire, un quelconque sentiment de nostalgie poussiéreuse ne nous envahit. Iggy Pop, qui a beau avoir aujourd’hui un faciès raviné façon Popeye, “smells like teen spirit”, dit joliment le commentaire. De là à affirmer qu’il est immortel, c’est un peu grandiloquent. Il est certain que le rock conserve mieux que d’autres disciplines. Vincent Ostria Wild Thing documentaire de Jérôme de Missolz. Jeudi 20 janvier, 22 h 40, (2e partie le 27 janvier), Arte

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espions

Rubicon l’affranchie

L’espionnage filmé comme une introspection. Une belle série mélancolique dans la lignée du cinéma des années 70, à découvrir absolument.



érie brillante annulée au bout d’une saison, Rubicon pourrait se trouver en plus mauvaise compagnie : Angela 15 ans, Freaks and Geeks, Profit, Studio 60 on the Sunset Strip ont toutes connu le même sort. Il est encore trop tôt pour dire si la série de Jason Horwitch (créateur débarqué avant la mise en production) et Henry Bromell (ancien d’Homicide) connaîtra le destin culte de ses camarades d’infortune, mais elle en a les épaules et les fragilités. Le héros de Rubicon, Will Travers, est un être dévasté par le 11 Septembre – littéralement : il a perdu femme et enfant dans l’une des tours. La série explore le quotidien gris et laborieux de son équipe d’analystes spécialisés dans le renseignement. Espions de bureaux, enfouis sous des piles de documents, sur les traces d’un complot possiblement interne, leur mission consiste à décoder des pages et des pages de données, le plus souvent inutiles car guerres et attentats se déclenchent quand même. Il est dit au cours de la série que le renseignement est une science de l’échec. Ça a le mérite d’être clair.

la mise en scène est élégante, rigoureuse, sans esbroufe

Cette obsession du décodage qui aveugle des personnages hantés contamine l’espace tout autour d’eux : une skyline se reflète tordue sur des vitres de buildings, les trajectoires de passants vus de haut, les voitures sur un échangeur entrelacé… Tout fait signe et pourtant rien ne fait sens. Le réel a toujours quelque chose de discrètement torve, à la fois matière à déchiffrer (un numéro de place de parking peint sur le sol, une suite de résultats de base-ball) et implacablement limpide : la mise en scène est élégante, rigoureuse, sans esbroufe. Là où Rubicon devient passionnante, c’est que la surveillance devient vite introspection : une jeune interprète révèle sa solitude simplement en traduisant la conversation d’un supposé terroriste sur une bande vidéo ; une discussion professionnelle entre un homme et une femme filmée tout près de leurs visages est ce qu’ils auront de plus proche d’une scène d’amour. Ce brouillage constant s’incarne à merveille dans le corps de Will et du formidable James Badge Dale qui l’interprète : regard clair et front soucieux, idéalement innocent et opaque à la fois. Arrive même un moment où la séquence du “Previously” (résumé de ce qui a précédé) en devient presque plus obscure que les épisodes eux-mêmes. Celui qui prendrait par exemple la série à l’épisode 8 ou 9 et

compterait dessus pour se mettre à la page ne serait pas plus avancé. Cette plongée abstraite et indéchiffrable n’en devient que plus belle, reflet d’un monde qui se dérobe sous les pieds d’une Amérique toujours plus floutée. On dit souvent d’un récit ou d’un film qu’il est déceptif quand il n’apporte pas toutes les réponses nécessaires. Avec Rubicon, c’est le contraire : la fin de saison sentira l’urgence de donner des explications, en premier lieu à des patrons de chaîne de plus en plus dubitatifs, et ce seront finalement ces élucidations, classiques, qui seront décevantes. Hantés, personnages et récit le sont avant tout par le cinéma. Les thrillers paranoïaques des années 70 sont en ligne de mire directe, bien sûr : Les Hommes du Président, Les Trois Jours du Condor, Conversation secrète. Mais pas seulement. Dans une réplique célèbre, Tony Soprano se demandait ce que Gary Cooper était devenu. Dans Rubicon, un personnage dit à Will : “Voilà ce que tu récoltes à te prendre pour John Wayne.” Ce à quoi il répond, sourire en coin : “Qui ?” Alors que Tony Soprano regrettait le héros américain à qui il succédait sans le savoir, les cinéphiles amnésiques et insomniaques de Rubicon font mine d’avoir oublié ceux qu’ils ont remplacé. Clélia Cohen Rubicon le mardi à 20 h 40. A partir du mardi 25 janvier sur Orange Cinémax

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brèves Mad Men, cinq ou pas ? Suspense sur l’avenir de Mad Men. La série comptera une cinquième saison, selon les dirigeants de la chaîne AMC, incapables toutefois de dire quand et dans quelles conditions. Les négociations avec le producteur Lionsgate TV et le créateur Matthew Weiner ne sont pas terminées. Si les choses traînent, Don Draper pourrait ne pas revenir durant l’été. Ce serait horrible.

pas de film 24 heures… ? Pour la énième fois, le projet d’adaptation des aventures de Jack Bauer au cinéma a été remis, la Fox ayant rejeté un scénario de Billy Ray. Ancien producteur exécutif de la série, Howard Gordon a fait semblant d’y croire encore, confiant à Entertainment Weekly : “Le réalisateur Tony Scott et Kiefer Sutherland vont se rencontrer pour échanger des idées.” Rendez-vous quand le héros des années Bush aura 50 ans ?

focus

Breaking Bad, so good

Les deux premières saisons d’une grande série injustement méconnue en DVD. Joie ! a sortie d’un DVD peut-elle encore faire événement, au temps du téléchargement roi ? La question se pose en général assez peu, sauf peut-être pour les grandes séries Bob l’éponge anthologiques, celles que l’on a envie toujours mouillée de posséder comme un livre, un film aimés. La série n° 1 des enfants est Aujourd’hui, les reliques matérielles culte chez les branchés depuis constituent parfois les preuves d’un que Marc Jacobs lui a déclaré attachement hors du commun. Comme son amour en 2008. A la fin des preuves d’amour. Et notre amour pour d’un défilé, le créateur avait Breaking Bad grandit chaque épisode un arboré une valise Vuitton peu plus. Ceux qui n’auraient encore rien customisée avec des écrans vu peuvent faire l’expérience en enchaînant diffusant des extraits de la les deux premières levées : la série série. La chaîne Nickelodeon commence bien, mais c’est seulement s’empresse depuis de après les sept épisodes de la saison 1 renouveler annuellement (écourtée pour cause de grève des sa vache à lait. Il y aura donc scénaristes en 2008) que se déploie une saison 9 de Bob l’éponge. On en gazouille de joie. la vraie grandeur d’un récit mélancolique, ravagé, violent et ironique. Tout à la fois, bien sûr, car nous sommes dans LA série contemporaine par excellence, ce royaume étrange où se conjuguent multiplicité, répétition, respiration et étouffement. Heroes (Syfy, le 19 à 20 h 45) Quatrième et Et de quoi ça parle, demandent les distraits ? dernière saison d’un drôle d’objet pop que nous avons tant aimé… pendant un an. D’un pauvre gars nommé Walter White Avant la chute. Un vrai mystère. apprenant un matin qu’il a un cancer des poumons incurable. Perturbé par cette injuste colère des dieux, il se met à Vampire Diaries (TF1, le 22 à 16 h 10) fabriquer de la drogue. Le reste n’est Des vampires adolescents comme s’il en qu’une lente plongée dans la maturation pleuvait. Pas mal, mais on préfère quand d’un cerveau criminel qui ne s’attendait même les adultes obsédés sexuels de True Blood à ces rejetons de Twilight. pas à le devenir. Car cet homme bien sous tous rapports va apprendre le mal. Trois ans que ça dure – bientôt quatre, Pretty Little Liars (Orange Ciné Happy, la nouvelle saison arrive en juillet. le 23 à 20 h 40) Le pilote de cette teen Trois ans qu’on en demande encore. série entre Veronica Mars et Dawson Faites-nous confiance. Olivier Joyard est assez prenant – si ce n’est qu’on y



agenda télé

distingue mal parents botoxés et enfants botoxés. L’Amérique, quoi.

Breaking Bad saisons 1 et 2, DVD Sony Pictures. Environ 30 et 35 €. 19.01.2011 les inrockuptibles 117

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émissions du 19 au 25 janvier

L’Amour au bureau Documentaire de Stéphane Krausz et Marion Pillas (Déshabillez-nous). Dimanche 23 janvier, 23 h, France 3

Les aventuriers des amours “bureautiques”. Les peaux se frôlent à la photocopieuse, les regards se croisent à travers l’open space, les pieds se touchent sous la table de réunion, abrite les fantasmes. Les salariés seraient nombreux à trouver l’âme sœur ou à entamer une relation extraconjugale sur le lieu de leur travail. L’enquête évoque les stratégies, les détours, les moments d’excitation mais aussi les désenchantements nés de ces aventures discrètes sous les yeux des collègues jaloux. Les confessions de ces amants “bureautiques” dessinent un paysage inédit de la vie au bureau, la vraie. JMD

la vie en Noir

En se mettant dans la peau des exclus, le célèbre journaliste Günter Wallraff met à nu l’inconscient d’une certaine Allemagne blanche et raciste. n 1961, John H. Griffin publiait Dans la peau d’un Noir : un voyage au bout de l’enfer sudiste américain, où l’auteur grimé en Afro-Américain exposait la présence d’un racisme névrotique généralisé. Cinquante ans après, le journaliste allemand Günter Wallraff, devenu célèbre en 1986 avec son enquête Tête de Turc, se met à son tour dans la peau d’un Noir (celle d’un immigré somalien) traversant l’Allemagne d’ouest en est durant un an. Son voyage en Allemagne n’a rien à envier à celui de Griffin en Amérique : le même effroi s’en dégage. Quelque chose d’éprouvant transpire tout au long du documentaire, mettant à nu une réalité insoupçonnée à défaut d’être insoupçonnable. Plus qu’elle ne se libère, la parole se défoule ici dans toute sa monstruosité : la peur, le préjugé, la haine affleurent sans cesse, dans le regard et la voix de nombreux Allemands blancs, de tous âges, agents immobiliers, supporters de foot, randonneurs, patrons de bar… Le racisme est au coin de la rue, Wallraff mesure avec effarement l’étendue du mal. Filmé en caméra cachée par deux complices mêlés à de multiples situations concrètes – la recherche d’un appartement, la discussion au café, une promenade dans la rue, une sortie en boîte de nuit… –, le journaliste indésirable met son travestissement au profit d’une révélation sociologique inavouable, déjà déployée dans son dernier livre Parmi les perdants du meilleur des mondes (La Découverte). Pour comprendre, l’auteur a toujours eu besoin d’éprouver : se faire jeter d’un café ou d’un bus parce qu’on est noir, il faut le vivre pour le croire. Le déguisement a la puissance d’un subterfuge démoniaque qui met à nu une réalité sociale, partielle mais tenace. Le costume et le maquillage révèlent les seuls et vrais artifices : ceux d’une société qui se cache à elle-même ses propres vices. Jean-Marie Durand

Nos années 90 : les tempétueuses Documentaire de Patrick Cabouat. Jeudi 20 janvier, deuxième partie de soirée, France 2

E

Noir sur blanc, voyage en Allemagne Docu de Günter Wallraff, Pagonis Pagonakis et Susanne Jäger. Mardi 25/01, 20 h 40, Arte

Les Nouveaux Conteurs Documentaire de PierreFrançois Didek. Jeudi 20 janvier, 22 h 50, Canal+ Cinéma

Entraînés par Marjane Satrapi, les auteurs de BD deviennent cinéastes. Nouvelle tendance : les auteurs de BD passent à la réalisation de films tirés ou non de leurs propres albums. Exemples : Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud (Persepolis), Riad Sattouf (Les Beaux Gosses), Joann Sfar (Gainsbourg [vie héroïque]), et Pascal Rabaté (Les Petits Ruisseaux). Ce documentaire, qui retrace la genèse de ces films, est plus proche du bonus de DVD qu’autre chose. Des sortes de making-of assez soignés. Quant à décréter que la BD est le vivier d’une nouvelle Nouvelle Vague, c’est encore prématuré. Wait and see. Vincent Ostria

Années 1990 : la gauche quitte le pouvoir, le néolibéralisme décolle. Un survol assez exhaustif des années 1990, inaugurées grosso modo par la Tempête du désert de la guerre du Golfe (1990-1991), et closes par “la Tempête du siècle” ravageant l’Europe fin 1999. La partie internationale est succincte. Ni la fin de l’URSS, ni celle de l’apartheid, ni l’ouverture de la Chine ne sont évoquées. Quant à la musique, c’est très flou : on assimile le grunge à une mode vestimentaire, et l’explosion de la techno est escamotée au profit du hip-hop, apparu dans la décennie précédente. V. O.

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Jean Paul Gaultier ou les codes bouleversés Documentaire de Farida Khelfa (Empreintes). Vendredi 21 janvier à 20 h 40, France 5

Retour sur l’œuvre de l’inventeur du soutien-gorge à pointe. Farida Khelfa, l’un de ses anciens célèbres mannequins, revient sur la carrière du couturier Jean Paul Gaultier qui, fidèle à sa réputation, se livre avec appétit à l’exercice de la confession. De ses premiers pas dans la mode auprès de Pierre Cardin à ses premiers défilés sous son nom au début des années 80, de son maillot marin à sa jupe pour homme, de ses collaborations avec Madonna ou Régine Chopinot à son sens de la mise en scène pour ses défilés électriques, de son amour disparu à ses combats contre le sida…, Gaultier tourne les pages de son livre personnel, illustré par de nombreuses images d’archives comme autant de traces des trente dernières années qu’il a marquées de son sceau créatif et fantaisiste. JMD

Le Tour d’écrou Téléfilm de Tim Fywell. Vendredi 21 janvier, 20 h 40, Arte

Lourde adaptation d’un classique de la littérature fantastique. Déjà plus de dix adaptations filmiques (plus un opéra de Britten) de la légendaire nouvelle d’Henry James, la meilleure histoire de fantômes jamais contée. Cette version, transposée dans les années 1920, et gâchée par une mise en abyme psychanalytique, une absence de tact et des effets explicites, qui la font osciller entre l’érotisme soft et L’Exorciste, ne fera pas oublier l’œuvre de référence de Jack Clayton, intitulée Les Innocents. Ce que les concepteurs n’ont pas bien saisi ici, c’est le caractère profondément ambigu des apparitions. Que la gouvernante a-t-elle vu ou pas vu ? Ici, les réponses sont martelées. V. O.

la cité par la bande Une enquête sans langue de bois sur les bandes, par un réalisateur issu de la banlieue. mille lieux des clichés que la télé véhicule dans sa représentation des banlieues, cette enquête d’Atisso Médessou livre enfin une vision nuancée, subtile de la délinquance urbaine. Construit sur un retour sur les lieux de son enfance, à Evry et Courcouronnes, le documentariste décrypte les modes de constitution des bandes et leurs effets réels dans la vie des cités. En écoutant les jeunes des quartiers, mais aussi leurs parents, en interrogeant les passionnants Marwan Mohammed (sociologue) et Lamence Madzou (ex-chef de gang), Atisso Médessou n’élude pas la réalité sociale dégradée et la logique de surenchère qui envenime les embrouilles entre bandes. Se préservant d’une vision angélique autant que d’un constat apocalyptique, il met en relief les logiques d’interaction et de réputation qui gagnent les jeunes, tout en déconstruisant le discours majoritaire sur la prétendue démission de parents laxistes. Posant les bonnes questions sans prétendre apporter des solutions miracles, Atisso Médessou fait du principe d’écoute – des jeunes et des acteurs locaux – le premier levier d’une réflexion dépassionnée et constructive. JMD



Les Bandes, le Quartier et moi Documentaire d’Atisso Médessou. Mardi 25 janvier, 20 h 35, France 5 19.01.2011 les inrockuptibles 119

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Après le Tea Party, le Coffee Party veutr éveiller les masses

enquête

petits clics, grandes causes Ils signent des pétitions à répétition et militent en un clic du fond de leur canapé. Le “slacktivism”, ou “activisme mou”, un moyen d’éveiller les consciences ou simplement de se donner bonne conscience ?

 L

e mois dernier, près de 100 000 internautes dans le monde ont troqué leur photo de profil Facebook pour celle d’un personnage de dessin animé des années 80-90. Simple vague de nostalgie au départ, l’opération vise rapidement à lutter contre les violences infligées aux enfants. Pourtant le débat tourne davantage au “T’étais plutôt Goldorak ou Candy ?” qu’au sort des enfants battus. Qu’importe, cette campagne non officielle met du baume au cœur des “bienfaiteurs”. Comme l’an dernier quand toutes les filles se sont mises à déballer la couleur de leur soutif pour lutter contre le cancer du sein. Le “slacktivism” (ou activisme mou) prend de l’ampleur depuis quelques années. Dans la vie de tous les jours, les “feignactivistes” portent un bracelet contre la pollution. Sur internet, ils signent des pétitions, appellent au boycott d’une entreprise (ex. : la Société Générale après l’affaire Kerviel) ou créent un hashtag sur Twitter. “Les militants étaient autrefois définis par leurs causes, ils sont aujourd’hui définis par leurs outils.1” Pour Malcolm Gladwell, journaliste au New Yorker, ces outils virtuels favorisent la “participation”, mais nuisent à la “motivation”. Tout le monde clique contre la guerre ou pour sauver les tortues, mais qui agit concrètement ? Cependant internet et les réseaux

sociaux sont de bons moyens de mobilisation en masse. Les internautes ont ainsi récemment sauvé le logo de Gap ou poussé Nestlé à ne plus utiliser une huile de palme indonésienne. Pourtant pas militant dans l’âme, Vincent vient aussi d’en faire l’expérience en lançant une pétition en ligne contre l’évacuation des logements de fortune jugés illicites que dicte la loi Loppsi 2. “Je pensais que seuls mes amis signeraient pour me faire plaisir. En deux jours, 17 000 personnes avaient déjà signé.” Le hic, c’est que le buzz est en partie dû à une erreur dans le texte de la pétition. “Je croyais que les élus locaux étaient passibles d’une amende en cas de nondénonciation des mal-logés. Mais c’était faux.” Les nouveaux outils virtuels sont donc à manier avec prudence et rares sont ceux qui engendrent de véritables modifications de comportement. Si les pétitions peuvent parfois être efficaces, d’autres procédés ont peu de chances de changer la face du monde. Ainsi, les twibbons (http://twibbon.com), qui consistent

tout le monde clique contre la guerre ou pour sauver les tortues, mais qui agit concrètement ?

uniquement à associer un logo à sa photo Facebook ou à son compte Twitter, et qui permettent de “défendre” ses causes préférées : légaliser le cannabis, lutter contre l’homophobie, ou encore sauver la série Fringe... Pourquoi devient-on slacktivist ? Peut-être parce que ça donne l’impression de faire partie d’une communauté militante, main dans la main avec le reste du monde. Ou parce qu’on n’a plus à choisir parmi toutes les actions qu’on aimerait mener – un clic sur chaque cause et c’est gagné. Ou encore parce que militer en ligne, c’est plus facile et plus ludique. Certaines marques l’ont bien compris et exploitent le filon : cliquez sur “J’aime” pour cette cause et gagnez un smartphone, achetez un téléphone de couleur rose et nous reversons 25 dollars pour le dépistage du cancer du sein... Pour que le militantisme en ligne échappe aux méandres d’internet, avec ses opérations marketing, ses gestes fictifs et sa bonne conscience universelle, la mobilisation virtuelle doit être liée à des actions et des engagements concrets. La campagne online et offline d’Obama a été un parfait exemple d’efficacité dans ce domaine. Yes, we can! Béatrice Catanese 1. Malcolm Gladwell, “Small Change. Why the revolution will not be tweeted”, The New Yorker, 4 octobre 2010

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in situ parler de soi Comme si Twitter, Facebook et les blogs ne suffisaient pas, Kyle Bragger vient de lancer facto.me, où chacun peut raconter des faits sur lui-même. Les membres de la communauté peuvent ensuite donner leur avis. Par exemple Kyle Bragger “rêve souvent en allemand”. “Sans intérêt” ou “génial” ? facto.me

picto dingue The Noun Project défend une espèce menacée : le pictogramme. Sur le site, une belle collection de symboles visuels, sous licence libre, à diffuser et partager sans modération. Voire jusqu’à s’exercer à la sémiologie – l’étude des signes – en se rêvant disciple de Barthes. A en devenir complètement picto. thenounproject.com

république du cerveau La communauté virtuelle est un vivier d’experts à ne pas négliger. Une question ? Un doute ? Cette “république du cerveau” globale héberge les interrogations pour livrer les réponses des autres membres. De quoi nourrir le lien social en se cultivant dans une encyclopédie humanisée et interactive. brainrepublic.com

étouffés par l’info

Pavlé Savic

Sommes-nous saturés d’information ? Le photographe Pavlé Savic matérialise cette question autour d’une série de 57 clichés, mettant en situation un groupe de jeunes dans un univers inondé par la presse. L’omniprésence de l’info répond-elle à un désir citoyen, ou bien suffoque-t-elle la population ? Sur les photos, les modèles semblent s’en sortir sereinement. tinyurl.com/27pyns5

la revue du web Mashable

Fluctuat

Slate

quand la science dépasse la fiction

Memory lane

pas d’accord

Trop de culture tuerait-il la culture ? C’est ce que demande un dévoreur de livres à Fluctuat, pour qui les intrigues et les personnages de romans qu’il a lus se mélangent. Pas de panique, répond le docteur ès littératures du site ! Si les zones de stockage de l’information ne peuvent évidemment tout retenir, le plus important demeure le souvenir des émotions ressenties à la lecture. Une théorisation passionnante, qu’on pourra donc vite oublier sans scrupules ! tinyurl.com/3ycrsrt

Derrière ses deux lettres, l’interjection “OK” ne voudrait en fait pas dire grand-chose. Sans véritable étymologie, sans accord sur son origine, l’expression, en apparence parfaitement compréhensible, elle revêt dans le langage courant des acceptations variées. Si son contexte fait en général sens, quid des nouveaux usages (textos, e-mails…) qui délivrent le message brut, sans l’aide d’une voix ou d’un visage ? OK, un mot-raccourci qui au final complexifie les échanges par la multiplicité de sens qu’il accorde. tinyurl.com/2cb8wkq

Bombes atomiques, sousmarins ou fusées pour la Lune ont un jour semblé irréalisables et ont fait les beaux jours de la sciencefiction et du roman d’aventures. Pourtant, la science finit souvent par rattraper l’imagination des auteurs. Du pistolet laser à la lévitation en passant par la cape d’invisibilité (chère à Harry Potter) ou la téléportation, l’histoire en photo de dix technologies de science fiction qui sont devenues réelles, ou presque. tinyurl.com/24ubdxj

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Huit et demi de Federico Fellini J’adore l’univers visuel de Huit et demi. Et j’éprouve de la compassion pour le blocage créatif. Aussi, j’aime la réponse de Woody Allen à ce film, Stardust Memories.

The Green Hornet de Michel Gondry Seth Rogen enfile avec une désinvolture irrésistible le masque du Frelon vert, cousu main avec élégance et éclat par le couturier Gondry.

Salem King Night La rencontre du hip-hop, de l’electro et d’une morgue gothique. Pour se préparer à l’Apocalypse.

Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer Un “roman noir” de la chaîne de production de la viande.

de George MacDonald En particulier son essai The Fantastic Imagination. George MacDonald est un orfèvre du langage et de l’allégorie. Son style m’inspire beaucoup pour mes paroles de chansons. Et ces histoires sont terriblement plaisantes à lire.

Minas de Milton Nascimento Un usage très novateur des sons électroniques et du sampling. Quelques-unes de mes chansons préférées de tous les temps sont sur ce disque. Je l’aime pour toutes les occasions de la vie. recueilli par Stéphane Deschamps

Arrietty d’Hiromasa Yonebayashi Un premier film d’animation craquant, sous influence miyazakienne.

Somewhere de Sofia Coppola Le monde de Sofia Coppola, toujours plus vaporeux, décoloré et serti de moments de grâce qui n’appartiennent qu’à elle.

O somma luce de Jean-Marie Straub Des films courts qui reflètent la cohérence de l’œuvre que poursuit Straub sans Danièle Huillet.

Yael Naim She Was a Boy On craignait la redite de son hit New Soul. Yael Naim se révèle une immense mélodiste pop.

Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme de Bill Clegg Confession fiévreuse sur les pouvoirs de l’addiction.

Twin Shadow Forget Un songwriting feutré qui se frotte à un groove froid et synthétique aux accents eighties.

Kamui-Den de Shirato Sanpei Le parcours de trois enfants du XVIIe siècle pour mieux parler du Japon des sixties.

Ce qu’aimer veut dire de Mathieu Lindon Une belle autobiographie, à travers le lien de l’auteur aux autres. Le livre de la rentrée.

Terry et les pirates de Milton Caniff Réédition de ce récit d’aventures fondateur.

Michael Jackson de Pierric Bailly Une vision puissante et ultra contemporaine de l’adolescence.

Body World de Dash Shaw Un ambitieux roman graphique où se télescopent SF, drogue et vie de campus.

Céu Vagarosa Une pop futuriste belle comme un cauchemar de David Lynch.

Mishima Biopic peu orthodoxe du romancier japonais par Paul Schrader. La Naissance de Charlot Les premiers courts métrages du génie burlesque. Luchino Visconti Quatre chefs-d’œuvre du plus baroque des cinéastes italiens.

Sandrine Lee

The Complete Fairy Tales

Esperanza Spalding Esperanza Spalding est chanteuse et contrebassiste. Son dernier album, Chamber Music Society, ressort en vinyle fin février en édition limitée avec des morceaux inédits. En concert en France, le 5 avril à Rouen et le 6 à Saint-Ouen.

La Nuit juste avant les forêts de Koltès, mise en scène Patrice Chéreau Théâtre de l’Atelier, Paris Les premiers pas sur les planches de Romain Duris.

Le Vrai Sang texte et mise en scène Valère Novarina Théâtre de l’Odéon, Paris La pièce tire à vue sur le ridicule et l’abject des discours politiques et médiatiques.

Identité texte et mise en scène Gérard Watkins Théâtre de la Bastille, Paris Pris d’une nausée identitaire, les personnages crèvent à petit feu dans un monde qui transforme l’obscène en politiquement correct.

Denis Savary La Ferme du Buisson, Noisiel Le Suisse tire les ficelles d’une exposition conçue sur le modèle de la maison de poupée. A l’échelle 1.

Mona Isa d’Isa Genzken Galerie Chantal Crousel, Paris Un miroir de la société de consommation où l’artiste allemande clame son goût du jeu et son dégoût du monde.

Robert Breer CAPC Bordeaux Minimalistes et avant-gardistes, les Floats de Robert Breer détournent les canons esthétiques et sociaux depuis les années 1960.

Majin and the Forsaken Kingdom sur Xbox 360 et PS3 Déambulation féerique aux côtés d’un drôle de compagnon.

Donkey Kong Country Returns sur Wii Le gorille trentenaire revient dans une version à l’ancienne, mais follement audacieuse et exigeante.

Gran Turismo 5 sur PS3 La science du pilotage toujours au centre de l’opus le plus accompli de la série Gran Turismo. Pas pour les touristes.

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