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lesinrocks.com

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No.1042 du 18 au 24 novembre 2015

Allemagne 4.40 € - Belgique 4 € - Cameroun 3400 CFA – Canada 6.99 CAD – DOM 4.80 € - Espagne 4.30 € - Grèce 4.30 € - Italie 4.30 € - Liban 11 000 LBP – Luxembourg 4 € - Maroc 42 MAD – Maurice Ile 6.30 € - Pays-Bas 5.90 € - Portugal 4.30 € - Royaume-Uni 6.30 GBP - Suisse 6.50 CHF – TOM 960 XPF – Tunisie 7 TNM

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Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P

Rien n’est ni fort ni le feu ni la foudre Que mon Paris défiant les dangers Rien n’est si beau que ce Paris que j’ai Aragon

Boulevard Voltaire. Paris, le 14 novembre

Paris nous appartient Cette fois, c’était le peuple lui-même qui était visé, c’est-à-dire nous tous, qui aimons les stades, les terrasses de cafés et les salles de concerts. A Saint-Denis comme à Paris, il s’agissait de faire le plus de morts possible, parmi cette multitude française, naturellement diverse et colorée, joyeuse et mélangée, qui s’obstine à vouloir vibrer, aimer et manger ensemble, contre toutes les injonctions séparatistes. Un seul peuple, malgré tout, non pas symboliquement pour complaire à je ne sais quel vieux nationalisme, mais indissoluble dans des faits qui ne sont pas des coïncidences, plutôt des vertiges de sens. C’est ainsi que la sœur d’Antoine Griezmann, notre bel attaquant de l’Atletico de Madrid, assistait au concert du Bataclan, elle est saine et sauve ; alors que Lassana Diarra, né dans le XXe, formé au Paris FC, a perdu sa cousine, Asta Diakité, assassinée dans Paris. Sur son compte Twitter, “Lass” écrit : “Dans ce climat de terreur, il est important pour nous tous, qui sommes représentants de notre pays et de sa diversité, de prendre la parole et de rester unis face à une horreur qui n’a ni couleur ni religion.” Une même terreur contre un seul peuple, pour le diviser encore davantage, pour massacrer ceux qui résistent à la haine de tous contre tous, il s’agit bien de cela. Quand on lui parle “d’attentats aveugles”, Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, auteur du Piège Daech – L’Etat islamique ou le Retour de l’Histoire, rectifie aussitôt : “Ce que visait l’Etat islamique était bien cette jeunesse bobo française qui a élu domicile dans ces Xe et XIe arrondissements. A la fois parce qu’elle symbolise un mode de vie insouciant jugé “répréhensible”, mais surtout aussi parce qu’elle illustre mieux que tout autre milieu les espoirs (et les illusions) attachés aux idéaux républicains français (lutte contre le racisme, les inégalités et les discriminations, empathie envers la population immigrée, tolérance envers l’islam comme “culture du monde” à Paris). En la choisissant pour cible, l’Etat islamique couverture par Charles Berberian

visait à faire sauter un écran de tolérance en opposition avec son projet : susciter la peur et des réactions communautaires en chaîne.” C’est de nous que parle Luizard, de nous et de nos amis, de nous et de nos lecteurs, de nous et de nos morts, nombreux, trop nombreux, à une poignée de mains de chacun d’entre nous, à un degré de séparation. Pendant que nous faisions la fête à la Cigale, au Festival des Inrocks, notre collaborateur Guillaume B. Decherf était assassiné au Bataclan. Dans notre numéro du 28 octobre, il chroniquait le nouvel album d’Eagles Of Death Metal et annonçait le concert du 13. Ce dimanche soir, alors que j’écris ces lignes, lui aurait dû écrire son compte-rendu du concert de Motörhead au Zénith, annulé pour cause d’état d’urgence. C’est cette belle jeunesse de France, cette belle jeunesse française, qui ne ferait pas de mal à une mouche mais qui continue d’emmerder le Front national, que les terroristes ont cherché à massacrer le plus possible. Aucun hasard mais la volonté froide et délibérée d’éteindre un foyer de résistance culturelle et sociale, dans ses arrondissements populaires et métissés qui ont vu naître toutes les révolutions parisiennes et mourir les dernières barricades de la Commune. Et comment oublier que le Bataclan, où nous avons tous vu tant de concerts, est à portée de voix de l’ancien siège de Charlie Hebdo, celui du massacre du 7 janvier ? Alors que beaucoup répètent des formules guerrières avec une satisfaction suspecte, et que seuls Anne Hidalgo, Jean-Luc Mélenchon et Dominique de Villepin, parmi des politiques comme frappés de martialité moutonnière, paraissent avoir perçu de quoi il s’agit exactement, nous avons voulu donner la parole aux artistes et aux chercheurs. Pour essayer de commencer à comprendre ce qui nous arrive à tous. Avec en tête ce titre de Jacques Rivette, opportunément rappelé sur Facebook par l’ami Laurent Chollet : Paris nous appartient. A nous tous, qui vivons et travaillons ici, et qui ne nous laisserons pas détruire.

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pour Guillaume La disparition de notre journaliste et ami Guillaume B. Decherf, 43 ans, tué lors du concert au Bataclan, nous laisse inconsolables.

I

l y a quinze jours à peine, Guillaume BarreauDecherf avait chroniqué dans Les Inrocks le nouvel album de Eagles Of Death Metal, Zipper down, annonçant le concert du 13 novembre au Bataclan. Ce devait être pour lui un grand week-end de marathon musical, avec sans doute un crochet par la Cigale samedi, où avait lieu le festival annuel du journal, et un finale dominical en forme d’apothéose électrique, avec la double charge Motörhead et Saxon au Zénith, concert dont il avait prévu d’écrire le compte-rendu pour notre site. Quelques cinglés ont contrarié ses plans. Guillaume était sur la liste de nombreux concerts, personne n’aurait pu imaginer qu’il figurerait un jour sur celle des victimes de la barbarie, simplement parce qu’il allait voir l’un de ses groupes préférés, pour son boulot comme pour son plaisir. Le plaisir était d’ailleurs le moteur principal de Guillaume B. Decherf lorsqu’il écrivait sur la musique. C’était un épicurien qui ne carburait qu’à l’enthousiasme, au Coca Zéro et au tempo que lui indiquait son palpitant. Il ne donnait pas dans la théorie à froid ou l’analyse péremptoire mais laissait parler ses sensations d’éternel ado, mesurait souvent la valeur d’un groupe au pouvoir que celui-ci aurait de faire agiter sa belle crinière de jais et tinter ses boucles d’oreilles comme les cloches de l’enfer. Sa plume érudite et généreuse était celle d’un garçon qui cherchait avant tout à convaincre, pas à imposer. Lorsqu’il se proposa il y a quelques années d’écrire pour nous sur des genres aussi “étrangers” au journal que le hard-rock ou le metal, il avait conscience d’être le type qui suggère l’organisation d’un méchoui dans

un congrès de végétariens. Mais Guillaume n’aimait pas l’entre-soi de la presse de chapelle, même s’il fut un temps le rédacteur en chef de Hard Rock Mag. Il préférait défendre ses goûts – même les plus chelous – chez les généralistes plutôt que de les voir se racornir entre spécialistes. Il a ainsi traîné son imposante silhouette dans les rédactions de Libé, du JDD, de Metro ou de Rolling Stone, et partout sa gentillesse, son sérieux, son humour et sa volonté de partager n’ont laissé que des souvenirs doux, en plus de papiers remarquables. Pour Les Inrocks, il avait notamment œuvré comme un forcené sur un hors-série consacré à AC/DC, dont il avait écrit la moitié des articles. On lui avait également confié quelques années plus tard la codirection d’un autre hors-série sur le heavy metal, pour lequel il avait imaginé des angles inédits, des rencontres originales, car il avait à cœur, toujours, d’anoblir l’image de ces “mauvais genres”, d’en expliquer humblement mais avec force les arcanes secrètes, les vraies vertus, en se tenant à l’écart des clichés les plus répandus. Contrairement à nombre de rock-critics un peu honteux, qui mettent généralement au placard leurs premiers émois musicaux (c’est bien connu, tout le monde écoutait le Velvet à 10 ans), Guillaume assumait tout. La notion de guilty pleasure lui était étrangère, car pour lui aucun plaisir musical n’était coupable. Il pouvait ainsi tenir des conversations enflammées sur Iron Maiden comme sur Kim Wilde, les Smashing Pumpkins, Duran Duran, Electric Light Orchestra, Massive Attack, Divine Comedy ou A-Ha.

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sa gentillesse, son sérieux, son humour et sa volonté de partager n’ont laissé que des souvenirs doux

Une de ses amies, Chris, qui travaille pour le tourneur Alias, l’accompagnait rituellement aux concerts des Norvégiens : “On gloussait comme des dindons en remarquant que Morgen forçait de plus en plus sur le Botox. On trouvait toujours ça naze, mais la fois d’après on était encore là.” Laurent, patron d’un label de Sony Music, le rencontrait dans des sous-sols plus obscurs : “J’avais pour habitude de le croiser aux concerts où je ne croisais généralement personne : Cannibal Corpse, Moonspell… Notre dernière soirée, c’était en septembre, au Fall of Summer, le jour de la sortie de l’album d’Iron Maiden. On a devisé sur l’inutilité de ce disque et le manque de lucidité des médias qui annonçaient un chef-d’œuvre. Quinze ans plus tôt, je travaillais pour le label V2 lorsque j’ai rencontré Guillaume pour la première fois. J’avais amené ma veste avec des patches, souvenirs d’une adolescence difficile. Ça l’a amusé qu’un cadre de maison de disques assume son passé de métalleux, à une époque où c’était franchement la honte d’être un fils de Satan. Je l’ai tout de suite aimé.” Si Guillaume était resté fidèle à ses amours musicales adolescentes, c’est probablement parce que la musique, à l’époque, lui aura servi de refuge, et le hard d’exutoire. Né en 1972 dans la Meuse mais grandi en région parisienne, dans l’Essonne, Guillaume avait perdu sa mère à l’âge de 15 ans, comme nous l’a confié son amie d’enfance Elisabeth : “Son père était haut fonctionnaire, souvent absent, et c’est Guillaume qui a élevé quasiment seul ses trois petits frères. On était dans une école catho et lui était le seul mec de gauche qui le revendiquait haut et fort.” Sur une carte postale adressée en 1989 à Elisabeth,

il se présente comme “l’anarchiste de service” qui vient pourtant de découvrir les USA. Plus tard, pour parfaire son anglais appris dans les disques et les journaux sur la musique, il effectue un long séjour en Angleterre, à l’université de Loughborough, avant de rejoindre la prestigieuse école de journalisme de Lille, où il décidera de faire de toutes ses passions combinées (la gastronomie, la BD, la musique) un métier dont le plaisir gouvernerait l’essentiel. Guillaume a écrit sur tous ces domaines, et ce n’est pas pour rien si Riad Sattouf a salué samedi sur Twitter la mémoire de celui qui fut l’un des premiers à parler de lui il y a plus de dix ans. Fait du hasard incroyable et troublant, Guillaume B. Decherf était présent en 1995 dans la rame du RER qui fut en partie pulvérisée par un attentat à la station Saint-Michel à Paris. En janvier, il travaillait à deux cents mètres à peine de l’Hyper Cacher où eut lieu l’attaque. Il s’amusait avec la très croyante Elisabeth de ces caprices du destin qui le poursuivaient. Et qui ont fini par le rattraper ce satané vendredi 13. Il laisse une compagne, Carine, journaliste comme lui, ainsi que deux petites filles, vers lesquelles vont toutes nos pensées. Salut Guillaume, pas de doute, vu le mec en or que tu étais, pour toi ce sera assurément le Stairway to Heaven plus que le Highway to Hell. On t’embrasse, tu nous manques déjà. Christophe Conte Nous partageons également la peine de toutes les familles touchées, notamment celles de Thomas Duperron de la Maroquinerie, Thomas Ayad, Manu Perez et Marie Mosser, employés ou ex-employés d’Universal Music, victimes eux aussi de la tuerie. 18.11.2015 les inrockuptibles 9

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trois heures d’horreur au Bataclan De 21 h 40 à 0 h 30, la salle de spectacles parisienne a été le théâtre d’un massacre méthodique doublé d’une prise d’otages. Notre journaliste Marie-Lys Lubrano était au plus près des forces d’intervention.

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P

Une file de policiers équipés de boucliers aux abords du Bataclan, le 13 novembre

aris, vendredi, 22 heures. Voilà une demi-heure que la fusillade au Carillon, près du canal Saint-Martin, a ouvert le bal des attentats, quand une quinzaine de voitures de police s’engouffrent dans le boulevard Voltaire. L’entrée en est rapidement fermée tandis qu’une flotte d’ambulances de la Croix-Rouge prend position. Avenue de la République, les cafés baissent leurs rideaux métalliques. Flanquées de camions de pompiers garés en travers, les rues du quartier sont méconnaissables. Une sur deux est barrée ; difficile de savoir où se diriger. Très vite, on est cernés par les rubans rouges et blancs, incapables de dire si l’on s’approche ou si l’on s’éloigne de la zone dangereuse. Soudain, au coin de la rue Crussol et du boulevard Voltaire, un hurlement nous glace : “N’avancez pas !” Le ton sue la panique. Impossible de savoir d’où vient la voix, jusqu’à ce qu’un homme caché derrière une moto bondisse dans la pénombre, arme au poing. On met un peu de temps à percuter qu’il s’agit d’un policier. L’homme menace : “Recule ou je te défonce !” On obéit. Il retourne s’accroupir entre les motos, sur le trottoir. Nous sommes devant le 41, boulevard Voltaire. Le Bataclan est au 50. Les bribes d’infos qui rebondissaient dans les rues étaient vraies : il est 22 h 40 et une prise d’otages est en cours dans la mythique salle de concerts. A l’intérieur, tout le monde l’a compris depuis une heure. Arrivé en début de soirée, Yves, un auteur de 36 ans, devait retrouver Elea, une amie, à 19 h 30. Lui n’est pas particulièrement fan des Eagles Of Death Metal, elle si. “Pour mon anniversaire, elle m’a offert une place”, s’amuse-t-il. Le groupe qui fait la première partie, les White Miles, “vraiment très cool”, a terminé son set. Yves et Elea vont se ravitailler en bières avant que le show des Eagles commence. Vers 21 heures, ils se replacent devant la scène, à droite. “C’est pas une très bonne place pour le concert mais j’aime bien être devant, précise Yves. Et c’était une super place pour la suite.” Le groupe entame son sixième morceau quand des “bruits de pétard” éclatent. “On pensait que ça faisait partie de la mise en scène”, se souvient Yves. Mais quand les premiers cris résonnent, il comprend qu’il se passe

quelque chose. “On essaie de se retourner, ça hurle, je n’entends pas ce que les gens disent, ça canarde autour de nous”, raconte-t-il. Dans la salle où les assaillants tirent toujours, les spectateurs se jettent à terre, comme ils peuvent, parfois les uns sur les autres car il n’y a pas de place : on est vendredi soir, le Bataclan affiche complet. “Je me suis jeté à plat ventre, avec Elea. J’ai essayé de la couvrir de mon corps. Au-dessus de moi, il y avait un type. Mais lui il était tombé sur le dos, et il ne bougeait plus.” Il était 21 h 40, et ce n’était pas des pétards. Placée à l’autre bout de la salle, près de la cabine des ingénieurs du son, Alice, 23 ans, raconte la même histoire. Elle était venue avec trois copains. “Pas pour les Eagles, précise sa grande sœur, Cécile, “juste pour faire la fête.” C’est Cécile qui décrit l’enfer qu’a vécu Alice : sa petite sœur, toujours sous le choc, s’est réfugiée en banlieue et refuse de quitter ses amis. Comme les autres, aux premiers coups de feu, elle a pensé à des pétards. “Jusqu’à ce qu’elle voie le groupe se barrer de la scène en courant”, rapporte Cécile. Alice se retourne alors, voit des mitraillettes et se jette à terre. Au milieu des cris, elle entend des “Allahou akbar”, et quelques explications sur la Syrie et François Hollande. Clouée au sol, la jeune femme ferme les yeux. Elle entend crier : “Tout le monde reste couché, ceux qui bougent on les tue !” Elle entrouvre les yeux, voit un homme qui bouge se faire tirer dessus à deux reprises. Les tireurs sont tout près. L’un est typé arabe, l’autre européen. Elle referme les yeux. Devant la scène, Yves les entend approcher. “Ils continuaient de tirer. Des coups de feu, pas des rafales, se souvient-il. Toutes les deux ou trois secondes, tac, tac. Ils abattaient les gens par terre. Je ne voyais rien, j’entendais seulement.” L’odeur de poudre et de sang lui fait réaliser la gravité de la situation. “Le sang, surtout, qui commençait à former une flaque de plus en plus grosse.” Durant de très longues minutes, ils restent tous face contre terre, dans un enchevêtrement de corps où l’on ne distingue plus les vivants, les blessés et les morts. A côté d’Alice, une jeune femme touchée au cou perd beaucoup de sang et crie. “Chut, chut”, la supplient ses voisins. Les assaillants tirent toujours, plus lentement. “J’en entendais deux, chacun à un bout de la salle, 18.11.2015 les inrockuptibles 11

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se rappelle Yves. En relevant la tête, j’en ai vu un, à quinze mètres. Il était de profil, il ne m’a pas vu le regarder. Il ne tirait plus, il marchait. Je suis resté soufflé : il était très jeune, blanc, et même blond je crois. Il portait un sweat noir avec une capuche rabattue.” Un “prototype” de gamin whity européen, comme Yves l’expliquera plus tard à l’inspecteur des stups réquisitionné pour l’auditionner au 36, quai-des-Orfèvres. La salle devient bizarrement silencieuse. Même le bruit des balles s’est arrêté. Yves sent un mouvement à côté de lui : des personnes se lèvent et foncent vers la porte, à droite de la fosse. Cinq, dix autres leur emboîtent le pas. Yves attrape Elea et les suit, court le plus vite possible en essayant de ne pas piétiner les gens. Derrière, d’autres font pareil. Et les cris reprennent. Et les tirs. De la salle, Alice relève

la tête, voit les gens courir au fond, vers la porte, et en voit tomber : ils se font tirer dans le dos. Elle baisse la tête et ne bouge pas. De leur côté, Yves et Elea ont miraculeusement réussi à atteindre la porte. Elle donne sur un escalier exigu – ou peut-être le semble-t-il parce que plusieurs dizaines de personnes s’entassent sur ses marches. La porte se referme tandis que ça tire encore et la petite colonne de fugitifs, qui s’étale jusqu’à l’étage, se passe des objets pour bloquer la porte : une chaise, une poubelle, un porte-manteau, tout ce qui leur tombe sous la main. Ils restent là quelques minutes. De l’autre côté, les tirs paraissent s’être calmés. Ils en profitent pour aider les blessés. Yves retire son T-shirt et fait un point de compression à un homme qui a un trou au-dessus de la poitrine. Elea est sous le choc. La troupe essaie de ne pas faire de bruit

“ils continuaient de tirer. Des coups de feu, pas des rafales. Toutes les deux ou trois secondes, tac tac”

Yves, un survivant

en se concertant. Yves sort son téléphone et envoie un SMS à sa petite amie. Il est 22 h 08. Dans la fosse, Alice remarque qu’il y a un petit espace sous la cabine des ingés son ; peut-être qu’elle pourrait s’y glisser. A côté, les assaillants chuchotent en français. Elle entend “grenades” et comprend qu’ils veulent faire sauter la salle. Se fourrer dans un trou n’est pas forcément une bonne idée s’il y a une bombe, ou s’il faut évacuer. Elle ne bouge pas. Dans l’escalier, les rescapés remarquent qu’on peut accéder au toit par une trappe. Deux vigiles, qui sont avec eux, tentent de les en dissuader. Ils ne les écoutent pas, traînent un minifrigo sous la trappe et montent, en commençant par les plus athlétiques pour hisser les autres, y compris les blessés. Sur le toit, ils avancent vers les bureaux, la petite partie du bâtiment située sur la façade. Ils entrent par la fenêtre, installent les blessés sur des fauteuils, les couvrent de vêtements et bloquent la porte qui donne sur le couloir. Mais Elea ne veut pas être enfermée ; Yves reste avec elle dehors, en compagnie d’une vingtaine d’autres personnes. De l’immeuble d’à côté, un riverain leur lance des bouteilles d’eau. Yves appelle ses parents et envoie

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La police tente d’évacuer quelques blessés pendant la prise d’otages

des SMS pendant que certains grimpent sur le toit du bureau. Il est 22 h 20, et une très longue attente commence. Vingt minutes plus tard, devant le 41, boulevard Voltaire, un jeune homme planté au milieu du trottoir filme avec son appareil photo. “Foutez le camp !”, s’énerve le policier planqué entre les motos. “Il y a des tireurs sur les toits ! Foutez le camp !” En face, devant le 36, une trentaine d’hommes casqués, apparemment du Raid, l’unité d’élite de la police, se mettent à avancer lentement, en file indienne, vers le Bataclan. Ils rasent les murs, chacun la main sur l’épaule de celui qui le précède. Derrière, leurs collègues évacuent la rue : désormais, même les riverains ne peuvent plus approcher. Trois hommes, pistolets automatiques tendus devant eux, courent vers Répu ; trois autres courent dans l’autre sens. Les policiers sont à cran, ils ne veulent pas mourir ici et ils le disent. Deux flics en armure s’installent devant la porte du 39 : par leurs radios, on entend les préparatifs de l’assaut. Beaucoup de véhicules d’urgence sont garés au milieu du boulevard avec des voitures et des taxis. A 23 heures, le groupe d’intervention cagoulé et casqué, qui s’était arrêté, se remet en route vers la salle de concerts.

Les policiers hurlent aux habitants de fermer portes et fenêtres. A 23 h 13, un fourgon de la BRI (Brigade de recherche et d’intervention) pile devant le 36. Trois minutes plus tard, une odeur de plastique brûlé se répand sur le boulevard. Les policiers sont entrés dans le Bataclan. Alice et ses copains sont rapidement évacués du rez-de-chaussée et emmenés avec d’autres dans la laverie automatique juste à côté. Tout de suite, elle appelle sa sœur : il est 23 h 19. La police revient les chercher pour les conduire dans la rue d’à côté, puis dans un bar, et enfin dans la cage d’escalier d’un immeuble sur le trottoir d’en face. Pendant ce temps, l’équipe d’intervention réunit ceux qui sont en contact par SMS avec des proches à l’intérieur, et les emmène dans un café, à quelques mètres du Bataclan, reconverti en base arrière : le Baromètre. Sur la terrasse vide, chaises renversées, vêtements et paquets de clopes à terre témoignent de la précipitation avec laquelle les clients sont partis. Un responsable vient les débriefer : “Bonjour, je m’appelle Nicolas, je suis le négociateur de la BRI.” Il est accompagné d’une psychologue. Il se doute que les otages ne sont pas une monnaie d’échange pour les assaillants, 18.11.2015 les inrockuptibles 13

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“nous cherchons à savoir si les preneurs d’otages sont encore à l’intérieur. Ne contactez pas les personnes qui se cachent, donnez-nous leurs coordonnées” Nicolas, négociateur de la BRI

mais il est 23 h 40 et depuis une heure on n’entend plus de coups de feu. Est-ce qu’ils hésitent ? Est-ce qu’ils préparent quelque chose ? “Avec qui êtes-vous en contact ?, demande le négociateur. C’est très important : nous cherchons à savoir si les preneurs d’otages sont encore à l’intérieur. Ne contactez pas les personnes qui se cachent, donneznous leurs coordonnées.” A minuit moins le quart, le responsable de la BRI remet le “groupe des contacts” à un policier en civil, équipé d’un gilet pare-balles, qui note les noms et téléphones. “Ils vous écrivent toujours ? Essayez de savoir où ils sont, demande-til. S’ils sont au rez-de-chaussée, dites-leur que les tireurs sont au deuxième.” Et s’ils sont au premier ? “A partir du premier étage, vous ne leur dites rien du tout, pour éviter la panique.” Il rassemble le groupe pour l’abriter dans une agence du Crédit agricole mais la porte est verrouillée. Soudain, des cris retentissent vers le Bataclan : tous sont poussés derrière une voiture et s’accroupissent. D’autres policiers en civil arrivent en courant avec deux survivants du Bataclan, qui s’abritent eux aussi. Parmi eux Julien, encore sous pression. Grand, baraqué, le crâne rasé, il avait emmené son neveu au concert, avec deux copains. “J’étais en bas quand j’ai entendu quatre ou cinq coups de feu, puis une rafale. Je me suis retourné et j’ai vu un fusil avec le bout orange. Rien d’autre. Je ne peux même pas te dire à quoi ressemblait la personne qui le tenait. Je suis sorti par le passage Amelot.” D’après Xavier, son pote qui s’est planqué dans un placard et lui envoie des SMS, les terroristes seraient trois. Derrière la voiture, on patiente dix minutes. Les policiers évoquent la possibilité de deux autres attentats, au Trocadéro et aux Halles. “Ils évacuent quatre cents spectateurs du MK2 de Gambetta, apprend l’un des agents, histoire de ne pas prendre de risques”. Julien, lui, essaie de rassurer sa sœur affolée au téléphone. “Mais je ne l’ai pas laissé là-bas ! J’ai été littéralement emporté par un mouvement de foule vers la sortie

de secours ! Je ne maîtrisais rien !” La gorge écrasée par l’angoisse, il ne sait plus comment expliquer à sa sœur qu’il n’a pas abandonné son neveu. Dans les minutes qui ont suivi l’attaque, il a réussi à le joindre et lui a demandé de se cacher et d’éteindre son portable, pour ne pas se faire repérer. Quelques nouvelles lui parviennent par SMS : un de ses amis, Mathieu, s’est caché sous les toits avec son neveu. A minuit pile, un policier en pull moutarde informe le groupe que l’assaut a commencé : “L’unité d’intervention est en train de faire toutes les issues.” Julien reprend confiance, quand le flic qui suit les opérations grâce à sa radio lâche machinalement : “Putain, c’est un carton à l’intérieur.” Tout le monde se fige. A 0 h 20, une série de coups de feu auxquels répondent des rafales de mitraillettes sature la nuit. Une première explosion, puis une seconde plus lourde, puis une grosse déflagration… A la quatrième explosion, le policier en pull moutarde tente de rassurer le groupe – “l’assaut est bientôt terminé” –, quand un membre d’une unité d’intervention passe en courant à côté, venant du Bataclan. “Reculez !”, hurle-t-il. “Merde, ça tire à la grenade, grogne le policier. Levezvous, courez jusqu’au mur et suivez-moi.” Sur le toit du Bataclan, Yves et Elea entendent les coups de feu. Dans la rue, ça gueule : “On entendait ‘explosifs’, ‘négociateur’ et aussi ‘tout faire péter’ sans savoir qui parlait”, raconte Yves. Sur le toit, il voit soudain les occupants du bureau se ruer vers le mur du fond : l’unité d’intervention explose la porte. Le flash, le bruit : “On a eu un petit moment ‘soldat Ryan’. Eblouis, on voyait tout au ralenti comme dans les films.” Les hommes de la BRI leur crient de se mettre par terre à plat ventre. Ils obéissent. Une fille se met à hurler, elle ne veut pas se coucher. “Relax, c’est les gentils”, la rassure son voisin. Les survivants du toit sont tous regroupés dans le bureau. L’homme blessé au thorax se remet à saigner. Yves se lève pour refaire le point de

pression. Un quart d’heure plus tard, le médecin de la BRI les rejoint. “On aurait dit un personnage de BD, un type hyper classy, placide, genre 60 ans, qui n’arrêtait pas de faire des blagues”, décrit Yves. Un rapide check et les valides sont emmenés dans la salle juste en dessous, pour les évacuer par les échelles que les pompiers ont posées sur la façade du Bataclan. Hors de question de faire redescendre les rescapés par l’escalier : au rez-de-chaussée, c’est un bain de sang. Il faudrait enjamber les corps pour avancer. Il est 1 h 15 et Yves pose le pied dans la rue : il peut enfin souffler. Derrière le cordon de sécurité, Julien harcèle par SMS Mathieu et Xavier, ses amis cachés dans le Bataclan, pour avoir des infos. Silence radio. A côté, les journalistes échangent des infos. L’assaut est terminé, les tireurs seraient morts, des policiers auraient été blessés. Une centaine d’otages auraient été évacués, mais pas de nouvelles d’eux. Un hélicoptère approche. Devant le bar L’Eventail, les esprits commencent à s’échauffer. Beaucoup de proches s’y sont rassemblés mais les policiers qui gardent le cordon ne peuvent donner aucune info. “L’unité d’intervention vide les lieux lentement, tous les otages ne sont pas sortis même si l’assaut est terminé, explique leur responsable. Nous avons monté un hôpital de campagne devant le Bataclan, vos amis y sont peut-être.” Julien, lui, ne peut plus appeler sa sœur. Il n’a pratiquement plus de batterie et absolument plus de mots. Le Bataclan est évacué depuis une demi-heure, Xavier l’a appelé tout de suite. Mais pas Mathieu ou son neveu. Julien vacille. Les journalistes complètent le tableau : il y a eu sept attentats dans Paris et on parle de près d’une centaine de morts rien qu’au Bataclan. Julien n’entend pas. Enfin, son téléphone sonne. Il décroche et se met à pleurer. Son neveu est sorti avec Mathieu, ils vont bien ; ils ont réussi à rester planqués sous le toit. “Putain, il est fort ce petit mec quand même”, sourit Julien à travers ses larmes.

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toute une nuit Notre rédacteur en chef Jean-Marc Lalanne vit à quelques mètres du café Bonne Bière, où s’est déroulée une des tueries. Ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu.

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uand les détonations ont retenti juste en dessous de mes fenêtres, vers 21 h 30, rue du Faubourg-du-Temple, il nous fut impossible de reconnaître des coups de feu. Le fracas a duré pourtant quelques minutes, on s’est demandé de quoi il s’agissait (pot d’échappement, pétards ?), l’un de nous a bien dit : “J’espère que c’est pas des coups de feu” – hypothèse aussitôt balayée par une blague. Car pour quiconque ne connaît du son d’une rafale de mitraillette que sa représentation cinématographique, la détonation était impossible à identifier. Beaucoup plus sourde, beaucoup plus mate, infiniment moins spectaculaire que les gerbes sonores déployées par tous les actionners hollywoodiens. Pendant que nous continuions à dîner, mon amie Emily descendait, elle, la rue du Faubourg-du-Temple pour se rendre chez moi. Lorsque dans son trajet elle fut interrompue par des passants affolés qui remontaient la rue en courant, l’enjoignant à faire demi-tour fissa parce qu’une fusillade avait éclaté face au McDo de la rue du Faubourg-du-Temple. C’est donc parce qu’Emily m’a appelé, inquiète, pour m’informer qu’elle ne parvenait pas à atteindre mon immeuble, que j’ai regardé par la fenêtre ce qu’il se passait dans la rue. Oui, en effet, il y avait eu une fusillade. Sur un flanc de la Bonne Bière, café dont la terrasse fait l’angle de la rue du Faubourg-du-Temple et de la rue de la Fontaine-au-Roi, deux hommes jeunes gisaient sur le trottoir. Leurs torses étaient nus car on avait enlevé leurs vêtements pour inspecter leurs blessures. Du sang s’écoulait encore de leurs corps inanimés. Autour d’eux, des verres en éclats sur des tables pas toutes renversées, une première ambulance, des escouades de policiers découpant un tronçon de la rue qu’aucun civil ne pouvait plus traverser. A l’arrière du bar, quelques dizaines de clients s’étaient entassés dans un état paroxystique d’apeurement et d’effroi. D’abord, les pompiers ont tiré par le bras les

deux jeunes hommes morts jusqu’à une civière, tandis que leur sang formait désormais une traînée lie-de-vin. Les clients blessés, harnachés sur des brancards, ont été ensuite transportés jusqu’aux ambulances, en nombre croissant autour du bar. Une jeune femme étendue hurlait sans discontinuer pendant qu’on la transportait. Enfin, la dizaine de blessés évacués, les autres rescapés, réfugiés valides au fond du bar, ont été peu à peu exfiltrés, déjà plusieurs heures après la fusillade, tandis que sur les chaînes d’info en continu de mon téléviseur était répété en boucle que les assauts continuaient, que les attaquants étaient toujours en fuite. Il était près de deux heures du matin lorsque la Bonne Bière, vidée de ses occupants, a éteint ses feux, tandis que tout autour de sa terrasse, la police montait encore la garde. Mais entre 4 heures et 5 heures du matin, alors que tous les appartements de la rue étaient éteints, que seuls quelques insomniaques fixaient encore la scène du crime depuis leurs logements dans le noir, la Bonne Bière s’est entièrement rallumée. Désormais, des hommes en tenue de cosmonautes inspectaient le lieu en ratissant tous les indices. Leur capacité motrice rendue difficile par leur appareillage, ils avançaient au ralenti et, du cauchemar hyperréaliste qui venait de se dérouler, cette étrange scénographie était comme le prolongement onirique et lunaire. Au petit jour, la Bonne Bière était à nouveau éteinte, et cette fois barricadée – tous les portails baissés, les tables et les chaises rentrées. La rue du Faubourgdu-Temple n’était pas redevenue pour autant une artère passante : le blocus

“lentement, le sang incrusté se décollait du sol de Paris”

n’étais pas levé, elle n’était toujours occupée que par des hommes en uniforme. Un silence jamais ouï dans cette rue d’ordinaire si bruyante n’en finissait pas de faire résonner la gravité et le chagrin qui s’étaient désormais abattus sur la France. Le dernier rituel avant que la vie ne traverse à nouveau cet espace sous cloche fut l’arrivée, un peu avant midi, de trois camionnettes des services parisiens de nettoyage. Dans leur combinaison baggy verte et blanche, ils ont méticuleusement balayé les trottoirs, déroulé des lances et inondé à grands jets le pavé maculé de larges taches de sang séché. A l’endroit où, douze heures plus tôt, un jeune homme inerte était tiré par les bras, le sang résistait à la pression pourtant très forte du jet. Un autre employé a alors secouru le premier avec un manche à raclette et a gratté le sol de l’extrémité de son outil. Lentement, le sang incrusté se décollait du sol de Paris. Vers 13 h 30, les policiers ont défait les bandelettes rouges qui, attachées d’un bout à l’autre de toutes les rues au croisement desquelles se trouve la Bonne Bière, délimitaient les contours de la scène de crime. En quelques secondes, le silence de plomb s’est percé d’une rumeur encore embryonnaire. Peu à peu, la vie se reformait rue du Faubourg-du-Temple. A droite un vélo, à gauche quelques passants, à l’horizon de Bellevile, une première voiture… Et puis très vite, l’afflux est inhabituel. Des dizaines de passants s’arrêtent devant la Bonne Bière, s’y recueillent. Bientôt, certains apportent des fleurs, allument des bougies. Il devient à nouveau difficile de tracer son chemin pour rejoindre le boulevard RichardLenoir car la foule est désormais compacte. La scène de crime est devenue lieu de culte. Et peut-être pour protéger ou pour surveiller cette coagulation humaine endeuillée, des cars de police sont revenus aux abords de la rue. Il va falloir provisoirement apprendre à vivre avec.

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Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P

Hommage aux victimes des attentats, place de la République. Paris, le 15 novembre

“il faut d’abord lutter contre la panique” Porte-parole du Front de gauche, mais aussi habitant du Xe arrondissement, Jean-Luc Mélenchon juge qu’un seuil a été franchi et que la République est en danger. Il invite, par ailleurs, les responsables politiques à la retenue et à la réflexion.

Q

uelle a été votre réaction lorsque vous avez appris qu’une vague d’attentats avait frappé notre pays ? Jean-Luc Mélenchon – J’ai compris aussitôt que l’on changeait d’époque. Les attentats qui ont frappé Charlie Hebdo nous avaient déjà fait entrer dans un autre espace-temps politico-psychologique. Mais quand on passe au meurtre de masse coordonné, je sais qu’un seuil est franchi. Nous entrons dans une séquence de péril extrême. La manière de tuer a une grande importance dans cette histoire. Les victimes n’étaient pas des guerriers mais des gens sans défense pris par surprise. La gratuité du crime est un signal. L’objectif poursuivi par Daesh est de faire exploser le pays en faisant s’opposer ceux qui sont musulmans et ceux qui ne le sont pas. C’est le cœur du danger.

Comment pouvons-nous répondre à cette menace d’une montée des tensions communautaires ? Il faut d’abord lutter contre la panique en apaisant. Il faut rassurer ceux qui sont dans l’attente d’une parole qui les aide à se structurer face à l’inconcevable. Le dire, ce n’est pas sous-estimer l’intelligence collective. C’est comprendre l’importance des rites humains. C’est comprendre ce qui est attendu des porte-parole, des prêtres, des tribuns du peuple. C’est dans cet esprit que je me suis exprimé. Dans ce cas, chez moi, c’est la tête qui commande autant que le cœur. A l’instant même où j’apprends l’ampleur du carnage, je sais que la République est en danger. Pas ses institutions mais le sentiment d’appartenance à une chose commune, notre patrie républicaine. Bloquer la manœuvre de division de la société

sur l’appartenance religieuse, c’est la priorité. C’est grandiloquent ? Non, car dans ces moments-là, les grandes idées vous aident à vivre. Pour moi, c’est un moment où tous les leaders de parole doivent être pénétrés par le sentiment de responsabilité. Rien ne doit être prononcé sans réfléchir car nul auditeur n’en sortira indemne. Si vous avez choisi de respecter un temps de recueillement et de respect de l’union sacrée, plusieurs responsables de droite et d’extrême droite n’ont pas manqué d’instrumentaliser ces événements. L’extrême droite et les islamistes ont un intérêt commun : fracasser la société et la découper en deux camps, deux civilisations. Il y a une volonté d’ethniciser notre société. Ce n’est pas la première fois. Je garde un souvenir cruel de la campagne présidentielle

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de 2012. Lorsqu’elle est survenue, l’affaire Merah a effacé du tableau toutes les questions sociales, culturelles, écologiques que j’étais parvenu à introduire dans la campagne. Tout a été ramené à un conflit religieux et ethniciste. Tous les communautarismes se faisaient écho, chacun y allant de son couplet venimeux. Il n’y avait plus de citoyens, il n’y avait plus de peuple, il n’y avait plus que des ouailles. C’est un souvenir très violent pour moi. A l’époque, j’ai fait le choix de continuer à parler de social et de métissage. Et j’ai fait un discours au Prado, à Marseille, dans lequel j’ai dit que par sa mixité, Marseille était la ville la plus républicaine de France et la plus française. Face à l’extrême droite qui essaie d’instrumentaliser les peurs, je reste cet homme qui était au Prado. Je crois que Marine Le Pen ne comprend rien à l’existence du peuple français. La France, c’est d’abord un affect collectif. Les raisons d’être français sont extrêmement immatérielles. Liberté, Egalité, Fraternité, c’est abstrait si l’on oublie que c’est là un choix de vie, un affect commun, une manière d’abolir la transcendance et d’assumer la légèreté de vivre. Notre société est-elle préparée à cette guerre contre le terrorisme ? Une génération doit apprendre que l’existence entière est faite de rapports de force numériques, psychologiques, affectifs et culturels. Collectivement, les mentalités ne sont pas préparées à la réalité de la violence pure telle qu’elle apparaît aujourd’hui sur notre territoire et qui règne pourtant partout dans le monde. En frappant des endroits de fête, d’affirmation de soi à travers l’art et la culture, la jeunesse française est meurtrie dans ce qui est le plus ontologique pour elle. Vous ne devez pas croire qu’il existe une recette qui va nous permettre de l’éviter. Chacun doit comprendre que sa responsabilité personnelle est engagée. Un mot d’ordre ne va pas nous libérer de nos angoisses et de nos peurs. Chacun d’entre nous peut faire obstacle au racisme, chacun d’entre nous peut empêcher que des bêtises soient dites, chacun d’entre nous en se comportant de manière digne et solidaire peut faire vivre d’autres valeurs. On ne peut pas vivre en société si l’on n’a pas une morale de cette pratique. Il faut savoir appliquer à titre personnel les principes que l’on voudrait voir appliquer par la société. C’est une action de longue haleine. Pas seulement contre le terrorisme mais également contre la bêtise.

“l’amour et la tendresse sont des valeurs qui précèdent la politique et lui donnent son sens” Est-ce la fin de l’insouciance pour une partie de notre génération ? C’est possible. Nous avons déjà vécu la fin de notre insouciance sexuelle lors de l’apparition du sida au début des années 80. Cette forme nouvelle d’angoisse est entrée dans une société qui n’en savait rien, qui n’imaginait pas que ce type de problèmes puisse exister. Je crois qu’il y a un rapport entre la joie de vivre et le substrat politique. Notre rôle avant de parler de programme politique est de protéger notre substrat culturel. Je repense souvent à la phrase du Premier ministre de Norvège après les meurtres commis par Anders Breivik : “Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance.” Je crois que l’amour et la tendresse sont des valeurs qui précèdent la politique et lui donnent son sens. Contrairement à d’autres responsables politiques, vous avez expliqué qu’il était important d’avoir peur. Pourquoi ? L’assumer pour la dominer. Si l’on doit se protéger de la haine des autres qu’ils veulent introduire en nous, on a aussi le droit et le devoir de haïr ceux qui ont assassiné. Mais la peur qu’on a d’eux, vous ne l’exorcisez pas par le refoulement. C’est l’inverse. Albert Camus dit que les “grandes terreurs périssent d’être reconnues”. Avouez-vous votre peur et vous aurez fait un premier pas vers le courage. Les courageux sont ceux qui arrivent à dominer leur peur, pas ceux qui n’ont pas conscience du danger, ceux-là, ce sont des inconscients. Chaque occasion de la vie politique ou de la vie en société est une occasion de se transformer soi-même. Nous n’opérons pas notre construction individuelle autrement que dans les rapports sociaux. Mais ces rapports sociaux ne sont pas tous heureux. La vie peut être aussi lue comme une suite de ruptures douloureuses.

De celle qui vous éloigne du ventre de votre mère aux ruptures définitives de la mort… Mais elle est aussi la douceur des découvertes que chaque étape comporte également. Le point d’équilibre est à trouver en soi. On a toute une vie pour y arriver. Comment vaincre ce nouvel ennemi invisible ayant recours à des méthodes kamikazes ? Il faut priver Daesh de ses moyens matériels et de ses alliés au niveau régional. Donc à la fois couper l’accès aux moyens financiers et ne pas accepter l’ambiguïté ou le double jeu de la Turquie, du Qatar ou encore de l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, ce qui me trouble, c’est qu’on propose des méthodes dont l’échec est évident. Envoyer des militaires au sol, c’est ce que l’on a fait en Afghanistan et l’on a vu ce que cela a donné... On a fait une erreur en participant à des frappes aériennes en Syrie ? Oui, c’était une erreur totale. Nous sommes fascinés par le droit d’ingérence mais c’est une stupidité géopolitique dont on ne cesse de découvrir l’ampleur. Le droit d’ingérence suppose que des puissances extérieures viennent établir un ordre politique sain dans des sociétés qui en sont privées depuis longtemps et qui ont besoin de faire leur propre cheminement démocratique. Au nom de ce “droit”, nous sommes intervenus en Irak sur la foi de mensonges désormais démasqués. Et ensuite dans toute une série de pays. Il n’y en a pas un qui se porte mieux depuis. Pour la raison que Robespierre avait expliquée : “Personne n’aime les missionnaires armés”. Ça n’a jamais marché dans l’Histoire. Croire qu’une démocratie flambant neuve peut sortir des ruines d’un Etat récent est une illusion. Quand on détruit des régimesEtat, derrière il n’y a plus rien. Malgré ce contexte, gardez-vous l’espoir que nous puissions dominer le terrorisme et la montée de tensions identitaires ? Bien sûr que l’on va vaincre. Chaque génération est enfant de l’amour. L’amour est un principe plus fort que la rage de décimer les autres. Il faut que la gauche assume l’esthétisation de ses valeurs. Les êtres humains sont d’abord des êtres de culture. La conscience d’appartenir à une même espèce se renforce. L’universalisme garde toutes ses chances face aux communautarismes. propos recueillis par David Doucet 18.11.2015 les inrockuptibles 19

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Cœur-Main Par Annette Messager

“la vérité est moche, il n’y a pas de consolation” e ne veux plus regarder leurs visages. Je suis frappé par leur jeunesse, je suis frappé par leur beauté. Doux Jésus, quelle publicité pour Paris. Quelle publicité pour la jeunesse, pour la beauté. Pour la mixité aussi, à les voir ainsi, blacks, blancs, beurs.

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Ça faisait longtemps que nous autres, Occidentaux préservés, n’avions pas eu quelqu’un à haïr. Nous avons oublié ce que ça fait. Nous avons oublié les joies de la haine. L’énergie que ça donne, les bénéfices pour le système cardio-vasculaire. Nous avons oublié le moteur que ça peut être, l’efficacité.

La peau lisse, les sourires si larges qu’on peut compter les dents, impeccables. Les chevelures épaisses, abondantes. Belle jeunesse un peu sotte ; cette innocence, ce sentiment d’être éternel, cette irréductible conviction que tout le monde vous aime.

A quoi ça ressemble, la haine ? Eh bien, c’est la Grande Persuasion. Aucune idéologie, aucun principe, aucun idéal n’en possède l’envergure et la puissance. Avec l’ardeur de la méthamphétamine et cette sorte d’absolue certitude, la haine peut vous faire avaler des montagnes, boire des océans cul sec. Elle peut être le combustible de toutes les émotions, multiplier le ressentiment en synergie, une loupe atomique sur les préjugés.

Tout revient aux visages, pas vrai. Nous aimons y lire les histoires, les signes, la musique même. Les visages ne sont pas des cartes géographiques, plutôt des menus, des guides. Bébé, la première chose que nous voyons est un visage. Le monde entier alors est un visage. Et si nous avons de la chance, la dernière chose que nous verrons sera aussi un visage, nous montrant gentiment la sortie, nous offrant quelque chose à quoi dire adieu. C’est nous : rien que des visages. Je ne veux plus regarder ces visages. Je ne veux plus lire ces menus, écouter cette musique.

Beaucoup ont écrit sur la grande clarté de la haine. Cette vision du monde simple et apaisante. Trop peu ont écrit sur son principal charme, cette rectitude totale et souveraine. Ceux qui haïssent ne pensent pas qu’ils ont raison, ils le savent. La haine le leur a dit. La haine le leur a montré. Et on ne la fait pas changer d’avis, la haine. On ne marchande pas avec la haine. J’ai grandi dans ce genre d’ambiance, à Belfast, un trou, une micro-ville,

courtesy de l’artiste

Grandi à Belfast sous le terrorisme, l’écrivain irlandais vit à Paris depuis plusieurs années. Par Robert McLiam Wilson

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“ils ont été les victimes et nous sommes les cibles. Car on ne terrorise pas les morts” marinade de haines ancestrales, comme une maladie chronique perpétuellement en semi-rémission. Le genre de saloperie avec laquelle on peut vivre mais qui peut aussi réapparaître n’importe quand. Ça donne une enfance un peu spéciale. Les choses qu’on apprend très tôt s’inscrivent dans l’ADN. Elles deviennent un muscle de la mémoire, un phénomène autonome, comme le sommeil ou la respiration. Un truc que vous connaissez comme vous vous connaissez vous-même. Ainsi j’ai appris les joies et l’utilité de la haine. Et j’ai le regret de dire que j’ai aussi appris qu’en dépit de ce que nous disent les discours pieux, l’amour ne triomphe presque jamais de tout. Contre la haine, l’amour n’a aucune chance. En janvier, j’ai écrit sur Paris blessé et terrifié après l’attentat contre Charlie Hebdo. J’ai observé les Parisiens cherchant à exprimer leur désarroi à coups de manifs, de veilles. J’ai écouté les politiciens tenter d’insuffler de la vie aux clichés de la condamnation et du défi. J’ai lu les inévitables arguments relativistes surgis dans les journaux à peine quelques heures après les faits. J’ai été plus honnête que je ne l’aurais voulu mais, venant d’où je viens, pas aussi honnête que j’aurais pu l’être, loin de là. J’ai osé dire que vos bougies, vos câlins, vos condamnations et vos défis ne changeraient rien du tout. Et pourtant, je n’ai pas tout dit. J’hésite encore à dire la vérité. La vérité est moche, et accablante. Il n’y a pas de consolation. Vos gestes sont mignons et insignifiants. Votre tristesse postée sur Facebook, vos tweets indignés ne font aucune différence. Vous ne pouvez rien faire pour apaiser ou mettre au défi. Ceux qui disent que ce n’est pas une guerre ont complètement raison. Ce n’est pas une guerre. C’est un massacre, une boucherie. Cette semaine, Paris est un abattoir.

Ils ont été les victimes et nous sommes les cibles. Car on ne terrorise pas les morts. Une des choses que mon enfance m’a apprises c’est que Jean-Jacques Rousseau s’est complètement trompé, sur presque tout. J’adore Rousseau, Du contrat social est un chef-d’œuvre. Mais aussi influent soit-il, Rousseau a tort. Il contribue à la création du séduisant rêve des droits de l’homme comme un truc que chacun d’entre nous posséderait, individuellement. Comme un manteau qu’on porterait en toute saison. Voici mes droits. Ils font partie de moi, comme mes taches de rousseur ou ma couleur de cheveux. Je ne suis pas le premier à dire que nous avons seulement les droits que nous faisons respecter. Mais j’irai plus loin : nos droits sont en réalité presque complètement entre les mains des autres. Belfast m’a appris ça. Mais c’est encore trop abstrait. Après une particulièrement longue série d’assassinats vengeurs, j’avais 12 ans, j’ai appris que quand un gars armé d’un Browning 9 mm cogne à votre porte au milieu de la nuit, avec de sincères objections politiques, c’est lui qui détient vos droits. Absolument tous vos droits. Et s’il tient un AK-47, alors il détient aussi les droits de tous les gens autour de vous. C’est l’atroce vérité. Votre droit de vivre et de respirer dépend de la tolérance de ceux qui pourraient être tentés de vous en priver ; de leur humeur, de leur caprice. Depuis toujours. Tel est désormais votre monde. Le nouveau maintenant. Mais ne vous inquiétez pas. Vous vous habituerez. Homme de Belfast, je peux vous dire ce que font les citoyens qui ont l’expérience du conflit. C’est facile. Ils font… rien. Ils deviennent, non pas indifférents, mais accoutumés. La vie continue, autour de l’horreur, et les choses suivent leur cours, comme

à la normale, la nouvelle normale. On recommence même à faire des blagues. On invente des jeux chiffrés, on acquiert une épouvantable science du calcul des probabilités (quel degré de malchance pour que moi, mes proches, mon époux, mes enfants, se retrouvent au milieu d’un attentat à la bombe ou d’une fusillade ?). La réécriture de votre ADN a commencé. Et de temps à autre, un truc étonnamment horrible se produit, et vous revient alors le réconfort de certains gestes dérisoires. Vous descendez dans la rue, vous allumez des bougies, vous déposez des fleurs et rien ne change. Vous écoutez les bravades machos ou les molles condamnations avant de revenir aux programmes télé. Vous mangez, vous dormez, vous travaillez. Vous vous mariez, vous partez en vacances, vous emmenez les enfants à l’école. Vous vous inquiétez parce que vous avez grossi ou parce que vous perdez vos cheveux. Les irruptions de la violence se muent en une sorte de terrible embouteillage. Vous essayez de les contourner mais vous ne pouvez pas grand-chose contre. Ce n’est pas que vous vous en fichez. C’est qu’il faut continuer à vivre. Vous pouvez me reprocher d’ignorer les subtilités politiques de cette situation. Je vous en prie, faites-vous plaisir. Mais, si je peux me permettre, de quelles subtilités politiques parlonsnous ? Me trompé-je beaucoup quand je pense que nous avons ici affaire à la version meurtrière, apocalyptique, d’une crise de colère d’un bambin de 3 ans ? Un cri primal de rage et de frustration. Je n’oublierai jamais avoir tenté d’expliquer la situation en Irlande du Nord à une poignée de Danois à Copenhague. Des mecs culminant à trois mètres de haut, enfants d’un pays si moderne qu’il lui reste à peine une classe ouvrière. J’avais l’impression d’être un gamin de 7 ans décrivant une dispute de bac à sable. Ouais, c’est les Protestants contre les Catholiques,

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Peinture sur cartes postales Par Pierre Ardouvin

des connards sans cervelle. Du vide figé dans une posture, rempli de semi-arguments mal informés, empruntés à d’autres débats, d’autres conflits. A Belfast, j’ai enduré ce genre de balivernes pendant des décennies, par des chefs idéologues nationalistes qui confondaient Marx et Trotski.

courtesy de l’artiste

Voyez la trajectoire intellectuelle de ces guerriers dénués de QI. Presque exactement la même que celle de tous les connards que j’ai connus à Belfast. Ce que je soupçonnais là-bas à l’époque, je le vois clairement aujourd’hui. Ce genre d’activité est un plutôt bon choix de carrière pour tous les lassés de la lose. Vous êtes dans l’impasse, coincés dans des trafics minables ou le proxénétisme ? Vous avez perdu de vue les exploits du bad boy effronté que vous étiez au lycée ? Pourquoi ne pas s’équiper et se mettre à tuer des gens ? Partout en Amérique, des petits Blancs puceaux font pareil presque chaque mois. Voilà qui tient lieu de “déclaration” pour les gens qui estiment que Matrix est une philosophie.

mais pas vraiment. Ouais, c’est les Britanniques contre les Irlandais, mais pas tout à fait. Oui oui, une guerre civile, en quelque sorte. Un conflit ethnique dans un Etat mono-ethnique. Ils étaient gentils, ces géants Danois. Ils voulaient comprendre. Mais j’avais trop honte pour expliquer comme il aurait fallu. Ainsi, l’attentat contre Charlie Hebdo, c’était pour le vilain crime de s’être

moqué du Prophète ? OK. Et maintenant, ces nouvelles barbaries ont à voir avec l’intervention en Syrie. Vraiment ? Désarroi doctrinaire ou détresse géopolitique ? Vous pensez que cette bande de superlosers sociopathes aurait pu vous donner un aperçu pertinent de leurs objections politiques ? Et auraientils cité Mao ? Ne vous y trompez pas, mes si cartésiens Français chéris, vous êtes engagés dans une guerre à la con contre

L’idée que les tueurs de Paris entendaient protester contre la marginalisation, semer une forme de division ethnique possiblement profitable en Europe ou provoquer une réaction militaire disproportionnée au Moyen-Orient est risiblement à côté de la plaque. Il n’y a aucun contenu, pas la moindre thèse. Il faut arrêter de prétendre le contraire. C’est ce que font les gens qui pensent face à l’absence de pensée – ils remplissent les blancs de leurs propres projections. Oui. Il y a un message. Il est simplissime. Et il est dans l’air depuis longtemps, dans tous les pays, toutes les cultures. Demandez à un habitant de n’importe quelle cité ce que ce genre de barbarie grotesque veut dire. Ça veut dire nous sommes méchants. Ne venez pas nous emmerder. Les rues étaient presque vides aujourd’hui. Comme un Noël de 18.11.2015 les inrockuptibles 23

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“tel est désormais votre monde. Le nouveau maintenant. Mais ne vous inquiétez pas. Vous vous habituerez” cauchemar. Les quelques passants marchaient sans bruit, d’une démarche douce et souple. J’ai été envahi de tendresse pour mes concitoyens parisiens. Je les ai trouvés très beaux. Black, blanc, beur ou rien de tout cela, ils étaient mes frères, mes sœurs. Ils rayonnaient. D’une lumière muette et éblouissante. Il y a vingt ans, j’ai écrit que ce genre de violence politique est un sport minoritaire. C’est sa force. Il ne faut qu’une centaine de personnes pour forcer une ville ou un pays à l’arrêt. C’est incroyablement facile. Il faut un idiot qui s’y connaisse en explosifs et quelques autres prêts à aller jusqu’au bout. Entre moi et trois ou quatre d’entre vous qui lisez ces lignes, nous pouvons y arriver en quelques semaines. Il n’y a pas d’examen compliqué, pas de compétence requise. Et quelle initiative politique ou diplomatique pourrait y changer quelque chose ? Comment entamer la cruelle domination de ce sport minoritaire ? En trente ans, il y a eu des dizaines de tentatives de résolutions politiques en Irlande du Nord. Aucune n’a marché. Ce sinistre et fâcheux sport minoritaire n’a cessé que lorsque ses pratiquants ont vieilli ou ont fini par se lasser. Il ne faudrait jamais sous-estimer le rôle de la testostérone et de l’orgueil blessé. Cette histoire déborde de machisme débridé. Et d’humiliation. C’est là que la politique entre dans le cocktail. Parce qu’il y a une certaine sorte de politique. Simplement pas celle dont on parle. Quand les Soviétiques se sont pris une raclée en Afghanistan en 1989, après une victoire à laquelle il avait peu contribué le millionnaire et infatigable arnaqueur Oussama Ben Laden est retourné en Arabie saoudite en faux héros des moudjahidines. Ses tentatives farcesques de convertir cette aura en pouvoir politique dans son pays se sont soldées par un échec humiliant. Puis, après l’invasion irakienne du Koweït, la famille royale saoudienne a invité

les Américains à prendre sa défense et a, en substance, envoyé balader Ben Laden. L’importance de Ben Laden est souvent surestimée et pourtant nous n’avons pas cessé de payer sa fierté ébréchée et sa colère primale au prix fort. Pourtant, même cela n’est qu’un produit dérivé de l’automatique doctrine anticommuniste de l’Amérique et de sa méfiance contre l’Iran. Notre monde est ce qu’il est à cause de Ronald Reagan. L’exploration de la bêtise de droite qu’ont été les années Reagan a provoqué un déluge de financements et de soutien envers tout groupe ou nation qui pouvait prétendre s’opposer à ses ennemis. Les Talibans, les ambitions délirantes de Saddam Hussein, le Pakistan perdant la tête, les véritables étincelles originelles du chaos actuel au MoyenOrient : produits de la maladresse et de la myopie américaine. Ce sont toujours les Etats-Unis qui font la pluie et le beau temps dans la région, à travers l’action ou l’inaction, leur présence ou leur absence. L’idée que la position de la France peut avoir la moindre influence durable sur tout ça est d’une tragique naïveté. Sauf que la France a fait la différence. Une fois. Mémorable. En 2003, j’ai été ébahi par le succès des manifestations publiques contre la participation à l’invasion de l’Irak. Bien que ces manifs aient été sensiblement plus modestes qu’en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni, elles ont atteint leur but. A l’éternelle honte et colère du peuple, les Britanniques sont partis à la guerre, et vous, non. Ce fut un moment absolument crucial. Profondément révélateur du déficit de démocratie dans certains pays. Un moment dont les Français ne devraient jamais cesser d’être fiers. La propagande contre la France a continué pendant des années aux Etats-Unis. Mais nous, nous étions admiratifs, pleins de respect et d’envie.

Et qu’y avez-vous gagné ? Qu’est-ce que ça vous a apporté, de ne pas participer à cette guerre inique et ridicule ? Pas grand-chose, semble-t-il. Si la rage qui défigure aujourd’hui Paris était vraiment politique, votre non-participation à cette invasion ne devrait-elle pas vous donner un avantage ? Mais on dirait que vous demeurez tout à fait bons pour le massacre. Parce que vous êtes allés au Mali ? Parce que Charlie Hebdo a dessiné des Mickeys ? Vous vous foutez de moi ? La quête de complexité ne vous mènera nulle part. Les politiques identitaires ne sont qu’entraves. Quant aux répugnants cris de “pas d’amalgame” alors que les corps sont encore chauds sur les trottoirs ? Pas d’amalgame, mon cul. Le pseudo-retour de bâton de l’extrême droite ne viendra pas, bon sang. La présomption pincée qui appelle à la réprimande préventive pour éviter que nous laissions libre cours à notre supposé naturel raciste est une profonde insulte au peuple de France. Et non, ce n’est pas une idée de gauche, pas même de loin. Sur cette question, que vous soyez de droite ou de gauche n’a aucune importance. Pensez-vous vraiment que les virtuoses de la tuerie du 13 novembre savent qui est réac ou pas ? Pensez-vous que ça les intéresse ? Je dois me surveiller sur l’analogie avec l’Irlande du Nord. Mais, dans un certain sens, ça reste un lugubre précédent pour comprendre comme ces choses se passent en Europe. La domination d’une toute petite et sourde microminorité. La capacité à résister d’une population victimisée, forcée de s’habituer à une réalité oppressante, à l’impuissance totale et à la futilité de son désir désespéré de paix. Ça ne fait pas de Belfast le modèle de ce que Paris va devenir. Je n’espère pas, en tout cas. Parce qu’à Belfast, personne n’a gagné. Et rien n’a changé. Par centaines de fois, nous avons répété que nous n’oublierions pas. Et pourtant, à chaque fois, nous avons oublié.

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“nous, qui aimons vivre” Parce que nous sommes libres, parce que nous sommes athées, nous avons été attaqués. Mais nous sommes encore vivants. Par Yannick Haenel

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e suis vivant” : voilà ce qu’on peut écrire de plus nu. Le soir du vendredi 13 novembre, et tout au long de la nuit, en ne cessant d’envoyer des SMS à nos amis pour leur dire que nous étions vivants et pour leur demander s’ils l’étaient eux aussi, c’est à cette nudité que nous avons été renvoyés : à ce minimum dérisoire de l’expression auquel l’horreur nous a contraints. “Je suis vivant”, il n’y avait rien d’autre à dire. A la fin, la seule chose importante (à nos yeux, à ceux de nos proches), consiste à ne pas être mort. A ne pas être sorti ce soir-là. A ne pas avoir bu un verre à cette terrasse d’un café du XIe arrondissement qu’on connaît bien. A ne pas être allés dans cette salle de concerts où nous sommes allés tant de fois, et où ce soir-là on trouvait la mort. Et tandis qu’augmentait au fil de la soirée de vendredi le nombre des victimes, et que l’émotion nous glaçait,

voici que revenait cette sale séquence d’impuissance nerveuse que les Français ont déjà vécue en janvier, après la tuerie de Charlie Hebdo et pendant celle de l’Hyper Cacher, où chacun est rivé à son écran de télévision, à son ordinateur, à son téléphone, attendant, regardant, cherchant quoi ? L’horreur est si complète qu’elle annule les clartés de l’esprit. Non seulement on n’arrive plus à penser, mais on n’a surtout pas envie de penser : la pensée est une manière de s’accommoder de la mort des autres, et il faudrait être capable de ne jamais s’accommoder. L’indignation elle-même se glace face à la mise à mort. Désormais, il n’est plus inimaginable d’être tué, en France, à Paris, à une terrasse de café ou dans un concert. Et il n’est plus délirant de penser, sans pour autant faire le jeu écœurant de l’extrême droite, que personne n’est réellement en sécurité dans les rues de la ville, parce qu’il

Apichatpong Weerasethakul : “soyez forts” Partagé entre la colère et la tristesse, le cinéaste thaïlandais tient à adresser un message aux “gens de Paris”.

“Je suis en état de choc et de profonde tristesse après avoir appris la terrible nouvelle. Mon cœur est avec les gens de Paris. Je vous en prie, tenez le coup, soyez forts. Nous sommes tous extrêmement en colère face à la folie qui s’est emparée d’un certain groupe de personnes. Mais je pense que canaliser notre indignation par la violence n’est pas la bonne réponse, comme nous l’a appris l’histoire. Nous ne devons pas nous calquer sur l’état d’esprit des terroristes, mais essayer de comprendre les mécanismes de l’oppression. Je pense que Dieu est un prétexte pour beaucoup. Ceux qui attisent les politiques de la haine et de la force devraient plutôt permettre que l’égalité sociale, l’éducation et la créativité se fraient un chemin. J’espère qu’un jour les croyances deviendront moins importantes que la raison.”

n’y a pas d’abri contre le nihilisme jihadiste et ses commandos de tueurs. Mais contrairement à l’extrême droite qui voit dans cette insécurité fondamentale l’alibi rêvé pour cadenasser la vie, on peut penser que là, dans cette insécurité, réside aussi notre liberté. Oui, il est devenu dangereux de vivre à Paris parce que nous y vivons librement. Nous aimons boire de l’alcool avec nos amis aux terrasses des cafés, et assister à des concerts de rock pour conjurer la violence du monde ; nous aimons la fête, comme tous les êtres libres – et la fête est notre sacré. Et même si l’on sait maintenant qu’on peut être tué pour ça, on continuera à vivre ainsi – à aimer vivre. La stratégie de l’Etat islamique déplaçant en Occident la zone de combats signifie qu’il n’existe plus de zone sécurisée. Derrière quoi pourrait-on se réfugier, aujourd’hui, en France ? Derrière des principes politiques ? Derrière la République ? Derrière une armée de CRS ? Rien n’empêche le crime. Et contre le crime, quoi qu’en disent les partisans de l’absolue surveillance, il n’y a pas d’abri. Juste nous, qui aimons vivre. Une voiture noire peut traverser les rues de Paris à n’importe quel moment, avec à l’intérieur des tueurs munis d’armes automatiques et de ceintures d’explosifs ; et la simple existence de cette voiture roulant en pleine ville dira qu’il est trop tard : nous sommes exposés à la mort – à la folie jihadiste – parce que nous sommes libres. Que nous ayons peur ou non n’est pas la question : en vivant, nous sommes livrés à ce que nous avons inventé, qui s’appelle la vie du monde occidental, laquelle s’est constituée à partir de la littérature, de la philosophie, de la musique ; un mode de vie libre, délivré de la soumission religieuse, soustrait à la crainte du plus fort ; et cette liberté s’est construite contre l’idée de mort. La liberté, faut-il le rappeler, est précisément ce qui ne peut pas nous protéger. La liberté est un défi à toute protection (policière, religieuse, et même politique).

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God Is Man Made Par John Giorno

A-t-on bien lu le texte par lequel l’Etat islamique revendique le massacre de vendredi ? Ils viennent nous tuer non seulement parce qu’ils nous considèrent comme impies, mais parce qu’ils considèrent que nous nous adonnons à des divertissements idolâtres, c’est-à-dire sataniques. Ils viennent nous tuer, dans la rue, aux terrasses des cafés, dans les salles de concerts, parce que nous nous sommes rendus capables, par notre liberté, de tuer Dieu en nous. La République française n’est-elle pas fondée sur un déicide : la mise à mort du roi en 1793, c’est-à-dire le représentant de Dieu sur terre ? Cette mort a eu lieu en France, elle a été votée, écrite en français, c’est l’acte de naissance de la République. Alors, bien sûr que l’Etat islamique vient frapper la France en représailles des bombardements français en Syrie ; bien sûr que le massacre de vendredi a été décidé stratégiquement à un moment où l’Etat islamique perd du terrain ;

mais il s’agit aussi de sanctionner le peuple qui a osé devenir une nation en tuant Dieu. Ce n’est pas le Dieu des chrétiens qui les dérange ; c’est que nous avons osé le tuer. C’est que nous soyons athées. La mort de Dieu, dont Nietzsche s’est fait plusieurs fois le narrateur, n’existe pas et ne peut pas exister pour l’islam. C’est parce que le monde occidental s’est constitué contre la domination religieuse que le monde islamique le considère comme son ennemi. Une telle lutte ne peut être qu’à mort. Le combat est toujours d’essence spirituelle ;

“il s’agit aussi de sanctionner le peuple qui a osé devenir une nation en tuant Dieu”

et rien n’est plus terrible que l’esprit. A l’instant où les jihadistes sont entrés dans le Bataclan et ont ouvert le feu, le groupe de rock ne jouait-il pas un morceau qui s’appelle Kiss the Devil ? Le démoniaque dont il s’agit n’est pas le reliquat folklorique d’un ésotérisme marginal : il recouvre l’ensemble de ce qui a lieu sur la planète. Et il s’est exposé vendredi 13 avec l’outrance infernale qui le caractérise, en ouvrant une séquence où il s’est d’abord déclaré le sujet d’une chanson parodique, puis a jailli, depuis l’esprit malfaisant des tueurs, en versant le sang de plus d’une centaine de personnes. D’ailleurs, qui a remarqué que la tuerie a eu lieu un vendredi soir, lorsque commence le shabbat – c’està-dire à l’approche d’un jour saint ? C’est aussi cela que nous rappelle cette abomination : rien n’échappe plus aujourd’hui au “sacré”. Nous sommes devenus tous sacrifiables, séquestrés dans un monde où le mal, en empirant, peut à chaque instant nous sacrifier. 18.11.2015 les inrockuptibles 27

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Douceur et Connerie, 15 novembre 2015 Par Alain Séchas

“l’angoisse me fait trembler” Il était vendredi au Théâtre de la Colline pour assister à une représentation de son spectacle, Fin de l’Histoire. Sa soirée a brutalement basculé. Par Christophe Honoré

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epuis deux semaines, le Théâtre de la Colline accueille un spectacle que j’ai mis en scène, Fin de l’Histoire. Vendredi, j’étais venu assister à une représentation. Je m’étais installé discrètement en bout de rang, près de la porte de sortie côté cour. J’avais prévu de prendre des notes mais, comme souvent, je n’ai rien écrit. Il doit être 22 h 30 quand je remarque que plusieurs personnes quittent la salle puis, derrière moi, je ressens une agitation, et je vois un groupe entier de scolaires qui se lèvent de leurs sièges et se dirigent vers la sortie. Je m’étonne un peu, je commence à ronchonner quand une femme qui bosse au service de la médiation culturelle du théâtre apparaît dans l’encadrement de la porte de sortie. Elle semble en

panique. Elle me fait signe, elle m’appelle par mon prénom, me supplie de la rejoindre. Je me lève sans comprendre, je me dis qu’il a dû se passer quelque chose avec ce groupe de scolaires, que je vais me faire engueuler par un prof… Nous sortons de la salle, elle me propose de m’asseoir, dit qu’elle a une mauvaise nouvelle. Brutalement, je pense à ma famille, ma fille et j’entends à peine quand elle m’annonce que des fusillades ont éclaté dans le quartier et qu’une prise d’otages a lieu au Bataclan. “Qu’est-ce qu’on fait ?, me demande-t-elle. Arrêtet-on la représentation ?” Je suis prêt à suivre les décisions qu’on prendra sans comprendre tout de suite qu’elle attend de moi que je la prenne, cette décision. Il reste une demi-heure de spectacle, avec l’équipe d’accueil on s’accorde alors pour juger qu’on peut aller jusqu’au bout, que peut-être les gens sont plus en

sécurité ici que dans les rues, qu’il ne faut pas créer de panique. Je retourne dans la salle, je croise une professeure, elle me dit qu’elle est navrée, ce sont les parents qui ont prévenu leurs enfants, leur ont demandé de sortir d’ici au plus vite, qu’ils les voulaient près d’eux. Je les comprends. Je vais me rasseoir. Bêtement je ne peux pas m’empêcher d’être à l’affût, de guetter la porte comme si quelqu’un pouvait surgir ici et nous briser. Sur scène, les comédiens se lancent dans la dernière séquence, celle que nous appelons “Nos Argentines”. Le comédien qui joue Witold Gombrowicz hurle qu’il ne veut plus jamais choisir, qu’il veut être un homme isolé : “Entre, c’est devenu ma résidence, ma vraie patrie”, et confusément je me dis qu’aujourd’hui il va devenir impossible de revendiquer cette indépendance, de refuser de

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“j’aimerais que les gens rentrent chez eux, qu’ils restent vivants” choisir son camp. Impossible de proclamer l’inachèvement comme la forme idéale de nos vies. Les bruits violents envahissent le plateau, les fumées s’installent, notre apocalypse de théâtre se met à régner : cendre, faux sang, lumières vives, explosions… L’artifice a soudain un goût insupportablement obscène, je me sens honteux, j’aimerais que tout se termine au plus vite, que les gens dans la salle rentrent chez eux, qu’ils restent vivants. L’angoisse me fait trembler, je lutte contre des idées emphatiques et bêtes. Derrière moi, la porte s’ouvre, c’est la même femme, je ressors de la salle. Elle m’explique qu’il faut faire une annonce, prévenir le public des quartiers à éviter, des lignes de métro coupées, elle me demande si je veux bien le faire sur scène. Je dis oui sans réfléchir et descends par la grande pente pour rejoindre le plateau. J’entends les premiers applaudissements, et je traverse le décor pour rejoindre mes comédiens qui saluent. Certains me lancent des regards interdits, ils s’étonnent que je sois présent aux saluts, moi qui déteste ça. Je m’empare d’un micro et je balbutie quelques mots, j’essaie de sourire, d’être rassurant et, dans un premier temps, personne parmi les centaines de spectateurs face à nous ne réagit. Les gens restent assis, comme s’ils attendaient une suite, une confirmation, comme si ces pauvres mots balbutiés ne leur racontaient rien de l’horreur qui se jouait dans les rues toutes proches. Je pense “il faut rentrer chez vous”, mais je ne sais même pas si je le dis. Je pars avec les comédiens vers les coulisses. On partage ce qu’on sait, et on ne sait presque rien. On allume nos téléphones. Et débute la ronde des messages que tous les Parisiens ont reçus à partir de 23 heures, qui demandent plus ou moins maladroitement si nous sommes en vie, qui disent de ne pas bouger, de prendre des chambres d’hôtel, qu’avenue Parmentier, où j’habite, tout est bouclé. Plan Rouge Alpha, ne pas sortir, sauf nécessité absolue,

qui disent le nombre de morts, qui ordonnent de ne pas bouger d’où on est, de ne pas prendre de scooter, de ne pas rentrer chez nous… Et il nous faut peu à peu admettre que cette nuit, chez nous, c’est où la mort détruit tout. Passé minuit, je me décide à rejoindre A. dans son appartement à Belleville. Rue des Pyrénées, avenue Simon-Bolivar, rue de l’Atlas, je ne croise pas grand monde. Je gare mon scooter devant le Café Chéri qui a déjà fermé ses portes. Je me demande si les terroristes ont fait la tournée des cafés du quartier avant de choisir les lieux visés : pourquoi le Carillon plutôt que le Chéri ou le Floréal, qu’est-ce qui a décidé de la pertinence de la cible ? Combien de repérages, de trajets refaits en voiture ou à pied, de bières commandées au bar avec le regard qui analyse les lieux, jauge la fréquentation des tables, de la proximité des commissariats de police… et je me dégoûte à tenter d’imaginer comment peuvent réfléchir des hommes comme eux. Je traverse le boulevard de Belleville, d’une fenêtre s’échappe des voix heureuses qui entonnent un “joyeux anniversaire”. Avec A., on se disperse entre les images de BFMTV sur l’ordinateur, les messages rassurants ou bouleversés sur les téléphones, mais je remarque qu’on a emmêlé nos pieds et nos jambes, dans le besoin de se sentir à deux, à la fois protecteur et protégé. Nous nous couchons tard, abrutis par les images et les récits des tueries. Dans le lit, me reviennent des mots du spectacle, des mots empruntés à Bernard Bourgeois qui explique qu’aujourd’hui le terrorisme fait réagir à des événements qu’il est difficile de considérer comme constitutifs de l’Histoire, mais qui sont plutôt “des coups trouant et affolant le devenir historique, suscitant par leur négativisme des ripostes également négatives, plus policières que proprement politiques”. Quelle pourrait être demain la nature d’une riposte positive à ceux qui nous promettent la mort pour avoir osé profiter pleinement et librement de la vie ? 18.11.2015 les inrockuptibles 29

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“l’effort civique n’est pas réservé aux musulmans” Entretien avec le philosophe Pierre Manent, qui appelle l’ensemble des citoyens à accepter la nouvelle hétérogénéité religieuse de la société française.

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uelle lecture faites-vous de cette vague d’attentats d’une ampleur sans précédent ?  Pierre Manent – La France est frappée de plus en plus durement, à des intervalles de plus en plus brefs. Nous sommes le seul pays dans ce cas. En tout cas, nous sommes clairement le maillon faible, parce que dans la guerre comme dans la paix nous nous sommes donné des buts trop ambitieux, et cette disproportion entre les prétentions et les résultats est un principe de faiblesse. Dans la guerre d’abord : nous sommes le seul pays occidental dont l’essentiel des forces armées est engagé à la fois en Afrique de l’Ouest, au Proche-Orient et bien sûr en France. Sans avoir augmenté nos moyens militaires, notre gouvernement en fait un usage intensif qui ne nous laisse pas de réserves. Dans la paix ensuite : nous nous sommes donné à l’égard de l’islam un but qu’on peut trouver sublime mais qui résiste mal à l’expérience. Nous avons voulu être les plus ouverts possible et en même temps nous attendions de cette ouverture et de ce respect que les musulmans se fondent dans la République, et que toute séparation entre musulmans et non-musulmans disparaisse. Nous avons escompté qu’ils seraient à la fois “entièrement eux-mêmes” et des citoyens français comme les autres. Il nous faut repartir sur des bases plus modestes et réalistes. Plusieurs dirigeants de droite et d’extrême droite ont immédiatement pointé la responsabilité de l’islam. Comment dépasser les amalgames et le risque de conflit communautaire ?  Il faut engager une conversation civique un peu sincère. Sur ces questions, presque tout le monde use d’un langage codé. Les uns dénoncent le “communautarisme”, les autres s’écrient : “pas d’amalgame, halte à l’islamophobie !” Les uns et les autres tournent autour du sujet, soit pour gagner des voix, soit pour éviter d’avoir à répondre à des questions difficiles, tous en tout cas se dispensent de réfléchir sérieusement. Ce qui fait que nous nous connaissons

très mal. Je déplore que les musulmans s’expriment si peu ou alors seulement de manière défensive. Qu’attendent-ils de notre pays qui est le leur ? Que pensent-ils de sa politique ? Comment entendent-ils participer à la vie commune ? Ils sont trop réservés ! S’ils prenaient davantage la parole, s’ils exprimaient leurs critiques et acceptaient les critiques, cela contribuerait beaucoup à faire tomber la méfiance réciproque qui caractérise les relations entre musulmans et non-musulmans. Pourquoi considérez-vous que la laïcité n’est plus adaptée pour faire coexister les différentes “masses spirituelles” de notre pays ? La laïcité est un élément central de notre régime politique. Il importe de la préserver. Elle implique que l’institution religieuse et l’institution politique soient séparées, que l’Etat ne commande pas en matière de religion, et que les hommes religieux ne fassent pas la loi politique. Mais cette laïcité, au sens authentique du terme, n’a pas d’effet direct sur la composition religieuse de la société. Or, le problème, c’est celui de l’hétérogénéité religieuse de la société, hétérogénéité considérablement accrue avec l’installation de l’islam dans la société française. Beaucoup attendent de la laïcité ce qu’elle n’est pas conçue pour produire, à savoir la neutralisation religieuse de la société, une société dans laquelle la religion ne donnerait pas forme à la vie commune et serait en quelque sorte invisible. Dans un tel dispositif, les musulmans seraient présents mais comme s’ils n’étaient pas là. Tout cela est une fiction qui repose sur une interprétation erronée de l’expérience de la France républicaine.

“la tendance est à la jouissance des droits individuels”

Vous appelez à la construction d’un nouveau compromis entre les citoyens français musulmans et le reste du corps civique. Sur quoi repose-t-il ?  Nous nous sommes donné un projet trop ambitieux. Je me donne un projet plus modeste. J’accepte l’hétérogénéité de départ. Dans mon langage, celui classique de la sociologie, j’accepte que les musulmans s’installent parmi nous avec leurs “mœurs” propres que nous avons à accepter tout en fixant certaines limites. Certaines conduites autorisées par les mœurs musulmanes sont contraires à nos lois – par exemple la polygamie – et doivent être interdites. Je commence par accepter une certaine hétérogénéité intérieure qui n’est pas dans notre perspective habituelle qui vise un corps social homogène. En même temps, je ne souhaite pas une société “multiculturelle” ou “communautariste”. Je souhaite que nous allions vers un bien commun auquel prendraient part toutes les composantes de la société française. Nous sommes aujourd’hui passablement séparés, je cherche à nous réunir par la voie politique de l’engagement civique plutôt qu’en nous efforçant de contraindre les musulmans à une réforme immédiate de leurs mœurs qui ne me semble pas praticable. L’engagement civique des musulmans a pour condition qu’ils prennent leur indépendance financière, spirituelle et d’organisation à l’égard des pays du monde arabo-musulman qui ont aujourd’hui sur eux une influence à mes yeux très dommageable. Y sont-ils prêts ? Nous ne le saurons pas si nous n’essayons pas. L’effort civique n’est pas réservé aux musulmans. Tous les citoyens doivent participer à l’élaboration d’un projet collectif alors que la tendance dominante parmi nous est à la jouissance des droits individuels. Sommes-nous prêts pour un tel projet collectif ? Nous ne le saurons pas si nous n’essayons pas. propos recueillis par David Doucet dernier ouvrage paru Situation de la France (Desclée de Brouwer, 2015)

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“une période de guerre nouvelle” La guerre des civilisations que l’Etat islamique entend mener sur notre territoire se fonde sur une jeunesse radicalisée en peu de temps. Ainsi, pour vaincre l’EI en France, il nous faudra aussi gagner le combat idéologique. Par Pascal Blanchard

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vec ces attentats, nous entrons dans une période de guerre nouvelle. La notion de “guerre” est juste pour qualifier ces événements tragiques, celle de “terreur absolue” aussi. C’est une rupture majeure avec les trente dernières années que la France a connues en matière de terrorisme. Nous entrons dans une période de guerre qui ressemble à celle que la France a connue avec les attentats du FLN à partir de l’été 1958, mais aussi avec les attentats de l’OAS qui ont touché directement l’Hexagone. C’était il y a plus d’un demi-siècle. Notamment avec l’attentat du Strasbourg-Paris le 18 juin 1961. La bombe alors avait tué plus d’une vingtaine de personnes et fait une centaine de blessés graves. Ce fut l’attentat le plus meurtrier en France depuis 1805. Avec les événements de 2015, nous sommes entrés dans un trauma équivalent. Le lien avec cette période lointaine de la guerre d’Algérie est évident, notamment dans l’imaginaire de ces grands-parents qui ont connu cette époque et ont le sentiment de revivre cette terreur aujourd’hui en voyant que leurs petits-enfants sont potentiellement visés ; comme le lien avec la crise qui traverse les quartiers populaires depuis trois décennies d’où sont issus la grande majorité de ces terroristes islamiques, ce qui en fait une guerre qui nous oblige à réfléchir autrement sur ce qui se passe, en lien avec l’histoire récente de notre pays et son rapport au monde. Ces “gamins” qui s’engagent dans une guerre contre l’Occident sont dans une situation de fragilité identitaire évidente. D’un seul coup, perdus en Occident, incapables de trouver leur place, perdus dans leurs quartiers et dans la délinquance, ils trouvent tout à coup, avec un simple clic sur internet, une offre de mort qui leur donne le sentiment d’une destinée. Ils ont dès lors le sentiment d’une libération, de devenir surpuissants, de pouvoir se venger d’une société qui les a exclus. Avec cette “offre” de Daesh ou des autres mouvements radicaux islamiques, ces nouveaux automates-zombies se transforment en fanatiques et sont prêts à mourir après endoctrinement, pour tuer et surtout tuer ceux qui sont du même pays qu’eux. Aucune excuse ici, juste une tentative d’explication sur ce qui se passe et s’explique sur le temps long.

Les failles identitaires de ces kamikazes ne se limitent pas aux seuls migrants et aux familles musulmanes, puisque plus d’un tiers des radicaux qui s’embarquent pour le Moyen-Orient sont des convertis. Ils ont le sentiment, eux aussi, d’hériter de la marginalisation de ceux qui les ont précédés. Pour cette jeunesse perdue, en quête de destin, le radicalisme et le terrorisme deviennent “la solution”. La fin de l’histoire coloniale n’a pas mis fin au traumatisme de cette histoire. L’impact est terrible sur cette jeunesse perdue, qui n’est pas d’ici et plus de là-bas, qui est perdue dans son destin et ne se sent ni d’Occident ni d’Orient. Une histoire qui est désormais manipulée par ceux qui les endoctrinent. D’un coup, l’offre du radicalisme permet de régler leur présent en leur donnant un destin, et de venger le passé, de donner du sens à leur engagement. Ces jeunes radicalisés, en peu de temps, ont dès lors le sentiment de porter le glaive de la vengeance. Ils sont les héritiers des infamies, celles de leur histoire ici, celles de l’histoire des autres qui “leur ressemblent” là-bas, comme celles de leurs aînés. Tout se mélange dans leur tête, mais la propagande radicale leur fait croire que ce combat est le leur. Une guerre totale et globale s’engage sur ce terreau. La manipulation de l’histoire est totale, mais comme nous n’avons pas su, ni pu, ni voulu peut-être, raconter cette histoire difficile, d’autres l’ont fait. C’est aussi dans ce vide mémoriel et identitaire que Daesh recrute et fabrique ces “sur-musulmans” (comme l’explique le psychanalyste Fethi Benslama), qui deviennent les croisés des temps modernes dans un voyage inversé de celui des Croisades. Ils ne veulent plus être des “Occidentaux” et sont en guerre contre eux-mêmes et contre cet Occident dont ils ont le sentiment que ce n’est “pas pour eux”, que ce n’est “pas eux”. C’est un trouble identitaire majeur, capable de chercher dans le moindre extrémisme, le moindre sectarisme, une porte de sortie. C’est à ce stade que le clic sur le net donne une solution simple et rapide, une voie immédiate pour changer son destin. Dès lors, ceux qui étaient en guerre avec eux-mêmes entrent en guerre contre les autres, et ces autres à détruire sont ces jeunes qui sont tout ce qu’ils n’ont pu être ici. Leur double dans le miroir, un double qu’ils ne seront

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Capture d’écran d’unevid éo de propagande de l’EI montrant un entraînement

jamais, qu’ils n’ont pu être. Tuer leur semblable, qui de fait n’est désormais plus leur semblable. Mourir pour cela devient presque anecdotique, puisqu’ils ont le sentiment qu’ici ils ne sont rien, alors que dans l’au-delà ils seront des “héros”. Si nous voulons les combattre, il faut certes comprendre que cette guerre sera “totale”, ici et là-bas, mais il faut comprendre ce “mal” qui touche cette jeunesse, ici comme là-bas. Sinon nous reproduirons les erreurs de nos aînés, aussi bien au temps des colonies qu’au temps des migrations ou avec les interventions en Irak, Syrie, Mali ou Libye. Pour combattre le jihadisme et gagner, il faut accepter de regarder toutes les dimensions de ce traumatisme. On leur promet la vie éternelle dans l’au-delà, on les prend en charge, on leur donne du pouvoir, de l’argent, mais aussi le droit de tuer et de violer, on les gave de drogue pour aller au combat et à la mort, ils acquièrent une surpuissance qu’ils n’ont jamais eue, ils sont poussés aussi par l’espoir d’un retour vers le monde d’avant qui rejette le monde présent. Une condamnation des “plaisirs” du temps, que cela soit dans une salle de concerts, une terrasse ou un stade. Tout cela nous semble étranger, incompréhensible, mais pour ces kamikazes des temps modernes, c’est dans la droite ligne de leur engagement, c’est cohérent. Nous devons certes faire la guerre à cette machine de mort qu’est devenu l’Etat islamique, il n’y a pas d’autre choix, mais nous devons aussi

“le sentiment de devenir surpuissants, de pouvoir se venger d’une société qui les a exclus” agir ici sur cette fascination et la comprendre, pour mieux la combattre. Sinon, la jeunesse de France restera la cible de cet instinct de mort et de terreur durant plusieurs décennies. Sinon, les ultras et les extrémistes seront les seuls à répondre aux angoisses de peur en Europe, et dans les urnes, ils accéderont au pouvoir. Dès lors, lorsque seuls les extrémistes sont sur le devant de la scène du pouvoir, la “guerre des civilisations” deviendra la seule et unique lecture du monde. Et nous serons éternellement en guerre. Et notre jeunesse ne connaîtra plus la paix. Tout cela est certes complexe, mais nous savons qu’il est plus difficile de comprendre que de juger, et que c’est indispensable pour gagner la guerre contre le terrorisme, contre le fanatisme, contre l’extrémisme. Pascal Blanchard est historien, chercheur au laboratoire Communication et politique du CNRS, spécialiste du “fait colonial”. Il vient de publier avec Nicolas Bancel et Ahmed Boubeker Le Grand Repli (La Découverte) 18.11.2015 les inrockuptibles 33

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“il n’y aura pas de victoire purement militaire”

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ominique de Villepin a déclaré : “Faire croire que nous sommes en guerre est un piège” car ce serait adopter la rhétorique de l’Etat islamique et lui donner raison. Etes-vous d’accord avec cette analyse ? Pierre-Jean Luizard – Quand on est attaqué sur son propre sol avec la promesse de futures attaques, comment refuser le nom de “guerre” ? Il faut prendre au sérieux l’Etat islamique. Les attentats perpétrés en son nom ne sont pas seulement des actions “terroristes” provenant d’un groupe “barbare”. Ils répondent à une stratégie politique délibérée de la part d’une entité qui a déjà des caractéristiques d’un Etat en formation. Selon cette stratégie, les enjeux moyens-orientaux et occidentaux doivent être liés malgré leurs différences évidentes. En entraînant les pays occidentaux dans la guerre, l’Etat islamique pense pouvoir prendre en otage les communautés musulmanes sunnites là-bas et ici. Il est désormais trop tard pour refuser le combat. L’Etat islamique nous a déclaré la guerre : ne pas le reconnaître serait un aveu de faiblesse qui nous mènerait à notre perte. La force de l’Etat islamique n’est pas militaire : elle réside dans la faiblesse de ses ennemis au Moyen-Orient (les Etats irakien et syrien) et dans l’implication dans les conflits d’intérêts contradictoires

de la part des pays voisins comme des grandes puissances. C’est là qu’il faut une coalition internationale porteuse de propositions aux populations qui ont fait allégeance à l’Etat islamique pour des raisons que nous devons prendre en compte. Il n’y aura pas de victoire purement militaire contre l’Etat islamique. L’Etat islamique avait choisi de s’attaquer à un symbole le 7 janvier – la liberté d’expression – et à une communauté – la communauté juive. Pourquoi a-t-il frappé aveuglément dans les Xe et XIe arrondissements de Paris ce 13 novembre ? Aveuglément ? Peu probable. Ce que visait l’Etat islamique était cette jeunesse bobo française qui a élu domicile dans ces arrondissements. Parce qu’elle symbolise un mode de vie insouciant, mais surtout parce qu’elle illustre mieux que tout autre milieu les espoirs (et les illusions) attachés aux idéaux républicains français (lutte contre le racisme, les inégalités et les discriminations, empathie envers la population immigrée, tolérance envers l’islam comme “culture du monde” à Paris). En la choisissant pour cible, l’Etat islamique visait à faire sauter un écran de tolérance en opposition avec son projet : susciter la peur et des réactions communautaires en chaîne. Comment l’Etat islamique cherche-t-il à diviser la population française ? L’Etat islamique est engagé dans

“l’Etat islamique nous connaît beaucoup mieux que nous ne le connaissons”

Delil Souleiman/AFP

Directeur de recherche au CNRS, Pierre-Jean Luizard décrypte la stratégie de Daesh, le choix de ses cibles et les moyens de le contrer.

Kobané (Syrie), le 6 octobre 2015, après une attaque aérienne de la coalition internationale

une tentative d’OPA sur les musulmans sunnites en France. Il table sur les réactions de défiance et de peur suscitées par ses actions terroristes. Ce projet peut sembler fou, mais qui aurait pu imaginer il y a une trentaine d’années que les Arabes sunnites d’Irak verraient dans leur majorité un groupe comme l’Etat islamique comme un pis-aller face à des dangers jugés supérieurs ? Il y a une crise généralisée de l’autorité religieuse en islam sunnite dont profitent de nouveaux acteurs musulmans. L’Etat islamique est très au fait de nos contradictions et de nos faiblesses. Il nous connaît beaucoup mieux que nous ne le connaissons. On a l’impression que plus on attaque l’Etat islamique sur son territoire, plus il grossit et nous attaque en retour. Sommes-nous en train de l’alimenter ?

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Plus on l’attaque ? Jusqu’à présent, la riposte s’est limitée à des campagnes de bombardements aériens qui n’ont fait que souder un peu plus la population avec l’Etat islamique. Les Occidentaux comptent sur des forces locales (Kurdes, armée irakienne) et régionales pour éviter d’engager leurs soldats au sol. C’est le piège tendu par l’Etat islamique. Car déléguer l’engagement au sol à des forces liées au conflit aggrave les choses et conforte l’Etat islamique dans sa propension à s’imposer comme seul défenseur des Arabes sunnites. Mossoul est une grande ville arabe et ne sera pas “libérée” par des Kurdes ! Il n’y aura pas de victoire face à l’Etat islamique sans volet politique qui évite, en Syrie, le piège du recours au régime de Bachar al-Assad. C’est la première fois que des attentats kamikazes ont lieu en France.

Qu’est-ce qui conduit des fanatiques à se sacrifier pour l’Etat islamique sur le territoire français ? Le martyre est le seul moyen pour l’Etat islamique d’affronter les grandes puissances à égalité. Huit jihadistes prêts à mourir ont ainsi mis un pays en émoi. L’Etat islamique est-il un phénomène purement religieux et purement moyenoriental ? L’Etat islamique est un phénomène à la fois politique et religieux. C’est une manie française que de séparer le politique et le religieux. Mais nous perdons souvent de vue que d’autres ne sont pas comme nous voudrions qu’ils soient. On a même créé un néologisme, l’“islamisme”, pour définir un islam “politique” souvent vu comme une “déviation” du “bon” islam. L’islam n’a jamais séparé politique et religion…

sauf dans les politiques religieuses de la France coloniale, reprises aujourd’hui par certaines élites politiques françaises. Quelles erreurs faites par le passé en Irak et en Afghanistan par l’Occident ne faut-il pas reproduire aujourd’hui ? En Irak, les Américains n’avaient pas anticipé qu’il leur faudrait reconstruire un nouvel Etat au moment de l’invasion du pays par leurs soldats. L’échec de cette reconstruction a ouvert grand les portes à l’Etat islamique, dont l’Irak est le berceau. Quant à l’Afghanistan, l’Etat n’y a pas manifesté sa capacité à accueillir tous les Afghans sur la base d’une citoyenneté partagée. Dans les deux cas, la question de la légitimité de l’Etat est posée. propos recueillis par Mathieu Dejean dernier ouvrage paru Le Piège Daech – L’Etat islamique ou le Retour de l’Histoire (La Découverte) 18.11.2015 les inrockuptibles 35

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“on est pris dans un étau”

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chaud, pouvez-vous éclairer la logique de cette attaque terroriste inédite en France ? Raphaël Liogier – En dépit de son horreur, ce qui s’est passé est analysable. Cela ne veut pas dire qu’on aurait pu l’éviter. Mais on avait les moyens de comprendre. Je le dis non-stop depuis janvier puisque j’ai été baladé de ministère en ministère sur ces questions de jihad en France. La situation actuelle est, selon moi, dominée par deux phénomènes. On assiste au développement d’un néofondamentalisme, qui séduit notamment des jeunes en perdition. Mais il ne faut pas oublier autre chose : ces nouveaux fondamentalistes sont en réalité les premiers à réagir contre le terrorisme ; paradoxalement, plus ils sont fondamentalistes, traditionnalistes, salafistes, plus ils sont anti-Daesh ! Car Daesh n’est pas traditionnel : la kalachnikov n’a rien à voir avec leur foi ; ces fondamentalistes ne sont que des littéralistes, pas des voyous. Le vrai problème est que le gouvernement ne se focalise aujourd’hui que sur eux, les mosquées salafistes et ces nouveaux prédicateurs. Comment Daesh récupère-t-il les jeunes en détresse dont vous parlez ? C’est le second phénomène qui se distingue : le développement d’une sorte de hooliganisme, de criminalité qui se revendique de l’islam. Ces criminels sont des gens à qui l’on attribue une origine musulmane, alors même qu’ils sont éloignés du rapport à la religion. Ils ne sont pas endoctrinés car ils ne parlent même pas l’arabe. Il faut comprendre qu’on n’est plus dans les années 1990 où les terroristes lisaient le

Vincent Wartner/Hans Lucas

Le sociologue et directeur de l’Observatoire du religieux Raphaël Liogier analyse les nouveaux mécanismes de la radicalisation dans notre pays et l’influence de l’intervention française en Syrie sur la situation intérieure.

Hassaké, en Syrie. Une partie de la ville a été conquise par l’EI. L’organisation terroriste a dû quitter la ville fin juillet 2015, notamment à cause des bombardements de la coalition internationale

Coran littéralement. Ces jeunes auraient été des skinheads dans les années 1970 parce que c’est antisocial. L’islam est le nouveau symbole antisocial. Nos forces de renseignement se focalisent sur les mosquées louches et les mouvements fondamentalistes – qui effectivement ne sont pas très sympathiques –, mais en se centrant sur ce phénomène, on laisse d’autres problèmes exister : peu à peu, l’islam devient pour de plus en plus de jeunes cette force antisociale. Lorsque ces jeunes n’en sont pas à un degré de perdition totale, ils n’en arrivent pas au passage à l’acte violent, ils ne se laissent pas complètement embrigader. En quoi ce processus de radicalisation vous semble-t-il nouveau par rapport aux années 1990 ? Les recruteurs de Daesh sur le net ne fonctionnent pas comme ceux d’Al-Qaeda : ils ne cherchent pas à endoctriner les jeunes, ils les embrigadent. Ils leur disent : “On vous a regardés de manière négative, mais ne vous inquiétez pas, cela sert les desseins d’Allah, puisque dans une société pourrie, vous avez le droit d’être des voyous.” Ils sont choisis. C’est un vrai renversement du stigmate.

Ce fondamentalisme ne passe donc pas par le processus d’endoctrinement sur lequel se focalise le gouvernement depuis neuf mois. J’avais proposé dès février un rapport à Claude Bartolone et à François Hollande sur la cohésion nationale ; j’avais dans ce cadre suggéré la création d’un observatoire national des identités. Des sociologues, des psychiatres, des politiques, des islamologues doivent travailler ensemble. Parce qu’aujourd’hui, les jeunes frustrés vont sur internet, parce que les identités multiples ne se construisent plus de manière stable comme avant, avec des sentiments obscurs : des jeunes se sentent fragilisés sans qu’on sache très bien pourquoi. On n’étudie pas ce phénomène de manière concertée et interdisciplinaire alors que l’essentiel se joue là. Comment pourrait-on neutraliser cette radicalisation ? La solution serait déjà de travailler en amont. On s’est focalisé sur un espace social – celui du fondamentalisme et de l’islamisation – qui n’est pas l’espace où se joue l’essentiel. En faisant cela, on donne de l’islam une image négative,

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“ne pas céder aux discours de haine” Pour l’historien Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du musée de l’Histoire de l’immigration, la seule réponse est de contrer la montée des extrêmes identitaires et faire œuvre de pédagogie.

C “la France n’a pas connu la guerre sur son sol depuis trois générations” essentialisée, qui le rend désirable chez des gens qui veulent se venger de la société. C’est de cela que Daesh tire profit. D’autant qu’au niveau international, on ne va pas arriver à sortir de Daesh. Beaucoup de pays disent qu’il faut aider Assad, qui serait un rempart. Alors qu’il est à l’origine de la frustration. Je pense que si l’EI s’est focalisé sur la France, c’est aussi parce que la France a compris qu’il fallait se débarrasser d’Assad. Or l’EI a besoin qu’Assad reste pour avoir le soutien de la population. Du coup, l’action de la coalition internationale sert Daesh. On est pris en étau dans une situation où, en interne, on analyse mal la nouvelle logique du terrorisme ; pendant ce temps, on ne voit pas que sur d’autres terrains sociaux les choses se dégradent, que l’islam devient le refuge antisocial pour ceux qui se sentent exclus. Une demande existe donc dans la société française qui rencontre une offre qu’apporte Daech. propos recueillis par Jean-Marie Durand Raphaël Liogier est l’auteur du Complexe de Suez, le vrai déclin français (et du continent européen), Le Bord de l’Eau, 178 pages, 16 €

omment imaginez-vous l’éventuelle récupération politique à venir ? Benjamin Stora – Dans la lecture de la tragédie actuelle, la tentation est celle de la revanche, attisée par les “identitaires” qui ne veulent pas entendre parler du “vivreensemble”, mot d’ordre de vie commune qu’ils tiennent absolument à détruire depuis de nombreuses années. La société française vous semble-t-elle une “société en guerre”, comme Hollande et Valls le disent ? Comment comprendre le sens du mot “guerre” ? J’ai vécu la sensation de guerre étant enfant, je l’ai racontée dans mon livre Les Clés retrouvées : la peur de perdre ses parents qui ne vous quitte pas, le soupçon à l’égard de l’autre, les fouilles incessantes et banalisées, les circulations difficiles dans l’espace urbain, la vie confinée à l’intérieur des maisons… Cette sensation-là de guerre n’existe pas encore. La France n’a pas connu la guerre sur son sol depuis 1945, depuis trois générations. L’habitude d’une culture de guerre s’est perdue ; mais il existe, durablement installé, la culture démocratique et de l’humanisme. C’est cette culture-là que j’ai retrouvée en arrivant à Paris dans les années 1960, qui a forgé mon caractère, ma personnalité intellectuelle. Elle est encore solidement enracinée dans de larges secteurs de la société. Comment parvenir à combattre le développement des crispations identitaires dans la société française ? Ne pas céder sur le principe de la culture démocratique, ne pas céder aux discours de haine, éviter comme le disait Camus que se “perpétuent les noces sanglantes de la répression et du terrorisme”. La mission politique et pédagogique du musée de l’Histoire de l’immigration, qui vient d’inaugurer une exposition sur les frontières, participe-t-elle de cette bataille culturelle ? Oui, c’est essentiel, car nous assisterons désormais à la montée des extrêmes identitaires, à base de communautarisme religieux et de revanches à prendre. Des discours et des pratiques qui visent à séparer, à opposer. Poursuivre l’enseignement de l’histoire de l’immigration permet non seulement de reconnaître l’autre, mais conduit aussi au renforcement de la cohésion de la nation sur la base de la reconnaissance mutuelle, du respect des principes républicains et démocratiques. Cette bataille sera difficile dans une opinion publique tentée de rejoindre les mémoires dangereuses qui veulent bouleverser nos sociétés. propos recueillis par J.-M. D. 18.11.2015 les inrockuptibles 37

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“islamophobes et islamistes s’instrumentalisent l’un l’autre” Comment et pourquoi “Daesh fait quasi naturellement la campagne du FN” et quelle influence pourraient avoir les attentats sur les prochaines échéances électorales. Par Nicolas Lebourg

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uelques minutes à peine après les attentats du 13 novembre, plusieurs cadres du FN se sont désolidarisés de “l’union nationale” que de nombreux politiques appelaient de leurs vœux. Cette instrumentalisation des événements était-elle prévisible ? Nicolas Lebourg – Certains tweets relevaient de la jouissance. C’est d’une grande maladresse qui témoigne que les discours sur la professionnalisation du parti sont hâtifs. C’est le signe d’une difficulté à s’exprimer hors de l’entre-soi, ce qui est contrariant quand on vise le second tour d’une présidentielle. Mais le principe politique repose sur un échange entre protection et obéissance : j’obéis à l’Etat car l’Etat m’assure protection en retour. Donc, le carnage vise à démontrer que la protection n’est plus assurée et, de là, permet une remise en cause des rapports politiques. En cela, Daesh fait quasi naturellement la campagne du FN : islamophobes et islamistes s’instrumentalisent l’un l’autre, c’est cela qui est prévisible. Les terroristes visent la société mondialisée, ce qui est un excellent argument pour relégitimer un Etat assurant une enveloppe protectrice. Après les attentats de Charlie Hebdo, Marine Le Pen n’avait pas voulu participer à la marche républicaine du 11 janvier. Avez-vous le sentiment qu’elle reproduit aujourd’hui les mêmes erreurs ? Si Marine Le Pen puisait chez Napoléon III ou Déroulède un discours construit sur le thème du rassemblement national, elle aurait un boulevard devant elle. Heureusement pour ses opposants, Florian Philippot est dans l’actualité immédiate et ne connaît pas l’histoire comme ressource du politique. C’est d’autant plus ballot qu’un sondage Ifop d’octobre montre que 67 % des sondés la juge “sectaire”. C’est son pire handicap, et elle s’y enfonce régulièrement en confondant autorité (souhaitée par

l’opinion) et agitation. Mais ça n’a d’incidence que pour des reports de voix entre les deux tours de la présidentielle. Dans sa première allocution après les attentats, Marine Le Pen a déroulé son programme électoral. Pensez-vous que le FN puisse être le principal bénéficiaire politique de ces événements ? Qu’une part de l’électorat estime que nous avons affaire à une globalisation postdémocratique où les gouvernements ne pèsent plus face aux marchés, à l’UE, au terrorisme globalisé, et le souverainisme intégral de Marine Le Pen apparaît comme une offre politique crédible. La frontière paraît un rempart. En outre, toujours en octobre, un sondage révélait que 40 % des sondés accepteraient un “pouvoir politique autoritaire, quitte à alléger les mécanismes de contrôle démocratique s’exerçant sur le gouvernement”. L’idée qu’il faille passer par quelques années d’extrême droite pour remettre de l’ordre en France me paraît progresser. A cet égard, “extrême droite” est un handicap mais aussi un atout : c’est l’assurance que les méthodes seront musclées. D’ailleurs, dire que nous sommes en guerre contre Daesh est maladroit : le propre du terrorisme, c’est d’abolir la distinction entre guerre et paix. Plus la conscience de cet état de fait sera prégnante, et plus on entendra qu’il faut étendre les moyens répressifs de l’Etat. Ces événements vont-ils conforter son statut de favorite aux élections régionales dans le Nord-Pas-de-Calais ? Elle est en mesure de gagner même

“l’image de Marine Le Pen reste très négative pour une grande part de l’opinion”

face à une liste de fusion RépublicainsPS, et de partir vers 2017 en clamant que le rassemblement du peuple a balayé le régime des mouvements politiques. Et pour 2017 ? Son image reste très négative pour une grande part de l’opinion, et son programme économique est critiqué par l’électorat de droite. Il lui faut donc lâcher sur l’euro pour se concentrer sur les thématiques sécuritaires et identitaires. Interrogé la semaine dernière, j’avais dit qu’elle est dans l’incapacité de réussir son second tour, mais qu’ensuite tout dépendrait de la façon dont Daesh et Al-Qaeda s’inviteraient dans la campagne. A mon avis, c’est le candidat qui incarnera tout à la fois le rassemblement et l’autorité qui emportera la mise. Dans votre dernier livre, Les Droites extrêmes en Europe, vous expliquez qu’à bien des égards “l’extrême droite partage la même vision dualiste de la société qu’une partie de la mouvance islamiste”. Comment l’expliquez-vous ? La représentation du monde des islamistes s’articule autour de la distinction ami-ennemi et met l’accent sur l’appartenance organique de l’individu à la communauté, avec un modèle autoritaire et hiérarchisé d’organisation sociale. Néanmoins, le concept d’islamo-fascisme est vide de sens. Le fascisme, c’est un parti-milice de masse qui veut produire un homme nouveau par un Etat totalitaire et la guerre impérialiste. Or non seulement on voit bien que ça n’a guère de rapport mais le 11 Septembre et le 13 novembre, ce sont des réseaux fluides, planétarisés, transnationaux qui ont frappé. Cet islamisme participe des formes de la globalisation et de la postmodernité : c’est un monstre d’aujourd’hui. propos recueillis par David Doucet Nicolas Lebourg est historien, chercheur à l’Observatoire des radicalités politiques et au Cepel (CNRS – université de Montpellier). Il vient de publier Les Droites extrêmes en Europe (Seuil)

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y a-t-il quelqu’un pour  sauver la planète ? Comment penser l’écologie à l’heure de l’anthropocène, tandis que l’action de l’homme sur l’environnement met en péril sa propre existence ? I ntellectuels, artistes, activistes ou créateurs high-tech explorent de nombreuses pistes. Les quatrevingts chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Paris pour la COP21, qui débute le 30 novembre, sauront-ils les écouter ? dossier coordonné par Jean-Marie Durand 40 les inrockuptibles 18.11.2015

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Cai Guo-Qiang, The Ninth Wave, Shanghai, 2014, prix Coal dans le cadre d’ArtCOP21

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vant de constituer un mouvement politique, voire une mobilisation internationale telle que l’ambitionne la Conférence Paris Climat qui réunira pour son premier jour quatre-vingts chefs d’Etat et de gouvernement, l’écologie et l’attention aux dérèglements climatiques constituent une pensée. Le philosophe Dominique Bourg, qui vient de diriger un Dictionnaire de la pensée écologique, revient sur le cheminement d’une pensée apparue dès le XIXe siècle, fondée sur la remise en cause de l’opposition entre l’homme et la nature et sur la critique de la puissance de la technique. A quelques jours de l’ouverture de la COP21 (30 novembre-11 décembre), croyez-vous qu’un accord sur des solutions communes face au réchauffement planétaire soit possible ? Dominique Bourg – J’ai un désespoir mesuré. Je pense que la COP21 ira plus loin que la conférence de Copenhague en 2009 ; quelques chefs d’Etat ont envie d’éviter une dérive. Mais l’objectif de réduire le réchauffement global de deux degrés, c’est déjà plié. Il faut s’en éloigner le moins possible. On a peu de temps pour créer un nouveau cadre : on a dix ans, pas plus. Les chefs d’Etat sont surtout des facilitateurs du commerce international ; or, il faudra bien qu’ils choisissent. Vous avez dirigé le Dictionnaire de la pensée écologique. En quoi peut-on parler d’une pensée spécifiquement é cologique ? Penser, c’est lier. A partir du tournant dramatique de nos relations à la nature, on a été obligé de tout lier, de reprendre la question du droit, de la morale, des institutions, de repenser le statut des sciences… La pensée écologique, c’est le fruit un peu assassin de la modernité qui s’est construite autour de l’opposition entre homme et nature. Ce qui a engendré ce dualisme, c’est la science moderne. L’humanité est pensée en dehors de la nature. La pensée écologique est celle qui reprend à fond la question et récuse ce dualisme. C’est une pensée qui remet en jeu tous les enjeux de la modernité et prend en charge la sortie de ce dualisme. Peut-on situer l’acte de naissance de cette pensée ? A la différence des hommes et des institutions, les pensées ne naissent jamais. Mais à partir du deuxième tiers du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, elle est en gestation. Deux traits centraux de cette pensée s’imposent : la remise en cause du dualisme d’un côté, mais aussi une interrogation sur les techniques. Dans notre civilisation, depuis Bacon et Descartes, on attend beaucoup plus des techniques que ce qu’elles peuvent donner ; on en attend une véritable transformation de la nature humaine. Or, les techniques interagissent avec la nature ; elles ne peuvent pas se substituer à la nature. Tous les grands penseurs critiques de la technique – Heidegger, Anders, Illich, Jonas, Ellul… – ont été des penseurs de

l’écologie, cherchant à réarticuler la relation entre l’homme et la nature. Après la guerre, la critique de l’anthropocentrisme s’est largement imposée. Même si cette critique reste un peu moins présente dans la tradition de l’écologie française, qui va de Jouvenel à Charbonneau, d’Ellul à Castoriadis ou Latouche. A partir de quand l’écologie politique se déploie-t-elle dans ce cadre général ? Au début des années 70 ; mais elle présuppose la pensée écologique. L’écologie politique affirme que nous ne nous en sortirons pas avec la technique ; il faut réorganiser la société. Mais elle ne serait jamais née si elle ne s’appuyait pas sur cette tradition de pensée qui a un siècle et demi. Pourquoi suscite-t-elle encore l’aveuglement de la part de ceux qui en contestent la validité ? Parce que nos institutions, notre économie sont encore rattachées au cadre de la science moderne. Pour penser aujourd’hui, dans un monde de plus en plus complexe, on est obligé d’intégrer des degrés d’information différents, des strates de savoir différentes ; les économistes qui croient encore dans leur modèle de croissance infinie vivent dans un monde simple, classique. Or, le monde dans lequel on est n’est pas tenable. La pensée écologique invite à tout repenser. Peut-on rattacher la pensée écologique, de manière globale, à la tradition de la gauche ? Ou dépasse-t-elle ce clivage idéologique ? A mon sens, elle le dépasse en partie. La pensée écologique est un socle. Elle heurte des valeurs de droite et de gauche. Le productivisme, c’est-à-dire l’idée qu’en accumulant des richesses matérielles on accumule du bien-être, cela ne marche pas. On est confronté à des limites planétaires ; le problème, c’est qu’on les franchit de manière inconséquente. Vous voyez bien qu’on échappe ici aux frontières classiques entre gauche et droite. En revanche, la pensée écologique heurte plus la droite car, sans resserrement de l’échelle de salaires, la question de l’égalité devient un enjeu fondamental. Si la croissance n’est plus un horizon systémique, il faut reprendre au sérieux la question du partage et des inégalités. Le motif de l’anthropocène s’est imposé dans le débat depuis quelques années. En quoi est-il décisif ? L’anthropocène désigne la grande accélération de la dégradation environnementale et démographique à partir des années 1950 : perturbation du climat, du vivant et de la biodiversité. L’anthropocène, c’est donc l’ère marquée par un impact massif des activités humaines sur le système Terre. Mais c’est aussi un impact massif du système Terre sur les activités et les sociétés humaines. Un exemple : la fonte des glaciers du Groenland infléchit la tectonique des plaques et a un effet sur l’activité volcanique. De manière générale, les activités humaines perturbent le cycle du carbone, le cycle de l’azote, du soufre, de l’eau, du phosphore… On interagit à toutes les échelles, y compris l’échelle globale. L’intérêt de l’anthropocène, c’est qu’il permet de ne plus isoler les questions.

Lucy et Jorge Orta, Antarctic Village, 2007 (dans le cadre d’ArtCOP21)

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“on ne peut plus penser les sciences de l’homme sans être informé des sciences de la nature”

photo Thierry Bal

Dominique Bourg

Qui sont les grandes figures contemporaines de cette pensée écologique ? Philippe Descola est l’une de ces grandes figures, comme l’est, à sa manière, Bruno Latour. Il existe une vaste constellation qui mobilise toutes les disciplines, sciences de la Terre comme sciences humaines. On ne peut plus penser les sciences de l’homme sans être informé des sciences de la nature. Comment comprendre le double écho que reçoivent les climato-sceptiques et les militants de la géo-ingéniérie, qui prospèrent tous sur ce qu’on appelle le “négationnisme” climatique ? Une enquête intéressante a récemment prouvé aux Etats-Unis que le degré de scepticisme chez

“le monde dans lequel on vit n’est pas tenable”

les climato-sceptiques était totalement corrélé à leur degré d’adhésion au marché. Plus on a de distance critique avec les mécanismes des marchés, plus on peut entendre qu’il y a un problème avec le climat. Maintenant qu’on a compris qu’il y avait un marché pour résoudre la crise climatique, des entreprises s’engouffrent sur ce marché de la géo-ingéniérie. Bill Gates l’a bien saisi. Il y a deux techniques dominantes totalement délirantes : l’aménagement du système solaire et la capture et le stockage du carbone. C’est un travail de Shadoks ; or, je ne compte pas sur les Shadoks pour nous sauver. La pensée écologique permettra-t-elle de résoudre la crise climatique ? Résoudre, c’est beaucoup dire. Mais si on regarde le précédent de la pensée moderne, la philosophie du contrat a débouché sur la reconnaissance générale des droits humains universels et sur les institutions politiques représentatives. Cette révolution politique procède d’une révolution intellectuelle qui a duré un siècle. Je pense que cela sera pareil pour la pensée écologique ; simplement, on en est au tout début. propos recueillis par Jean-Marie Durand à lire Dictionnaire de la pensée écologique, sous la direction de Dominique Bourg et Alain Papaux (PUF, Quadrige), 1 120 p., 39 € 18.11.2015 les inrockuptibles 43

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Andrejs Strokins

Ci-dessus, le Blackmarket for Useful Knowledge and Non Knowledge : des rencontres entre spectateurs et experts de l’anthropocène se dérouleront au musée de l’Homme. A droite, Hicham Berrada, Céleste, 2014, à voir à la Fondation EDF

mises en anthropocène Quand les artistes s’emparent des questions climatiques et de leurs conséquences. par Claire Moulène

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courtesy galerie Kamel Mennour

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nt été adoptées à l’unanimité la création d’un statut pour les réfugiés climatiques, la connexion globale des marchés carbone et une limitation des hydrocarbures à 40 % de la consommation énergétique d’ici 2050…” Nous ne sommes pas le 11 décembre 2015 mais le 31 mai, loin du Bourget, dans le théâtre des Amandiers, à Nanterre, et la simulation anticipée de la COP21 vient de se conclure sur cette victoire, après trois journées de négociations. Sur l’invitation du metteur en scène Philippe Quesne et du Speap, l’Ecole des arts politiques de Bruno Latour implantée à Sciences Po, deux cents étudiants du monde entier se sont donné rendez-vous dans ce théâtre transformé en campement géant pour un “pre-enactment” de la COP21. Munis de pancartes indiquant leur appartenance, les étudiants ont travaillé leurs rôles : tous les pays membres de l’ONU sont représentés mais aussi, et c’est là la force du projet, ceux que l’on n’entend habituellement

pas : les peuples indigènes, les régions polaires, les territoires en danger et même les océans ou les forêts, ces entités humaines et non humaines avec lesquelles l’anthropocène nous demande désormais de composer, faisant de la fracture nature/culture un schisme caduque. Même les lobbies et les grandes entreprises ont voix au chapitre. “Nous ne voyons pas le même présent, comment pourrions-nous voir le même futur ?”, s’alarme un représentant des pays émergents. Aux Amandiers, on ne se ment pas et “le jeu ne délégitime pas l’enjeu”, comme le fait remarquer l’une des étudiantes, très à l’aise dans son costume de chef d’Etat.   “Il est clair que les hommes politiques jouent des rôles, constamment, surtout dans ce type de grands raouts onusiens”, commentait de son côté Frédérique Aït-Touati, metteur en scène et coordinatrice du projet avec Bruno Latour. “Or là, la dimension théâtrale apparaissait au grand jour ! C’est ce que j’aime au théâtre : il donne à voir la fiction et ainsi ne ment pas. Le Théâtre des négociations était donc totalement vrai, et faux à la fois.”

C’est aussi le point de vue de Philippe Quesne : “Du 30 novembre au 11 décembre, les chefs d’Etat eux-mêmes vont rejouer des arrangements qui auront été conclus préalablement, en coulisses. Là aussi, c’est un jeu de rôle.” “L’imagination est la solution”, entendait-on encore dans les couloirs du Théâtre des négociations. Le terme “scénario” est utilisé par les participants de la COP21 pour trouver des issues compatibles avec le seuil des 2 degrés (limite à ne pas dépasser par rapport à la période préindustrielle dans le cadre de la lutte contre le réchauffement), notait Laurence Tubiana, présente aux Amandiers et qui a été nommée représentante spéciale pour la conférence par Laurent Fabius : “Ça ne fonctionne que sur la croyance.” Et c’est au fond ce que montrent ces initiatives qui émergent du champ de l’art depuis quelques années : cette idée que “l’évolution de la représentation politique implique des opérations esthétiques”. Ou, pour le dire autrement, qu’il faut d’abord faire bouger l’imaginaire collectif pour faire bouger les lignes sur le terrain. C’est le programme d’un autre projet passionnant organisé en marge 18.11.2015 les inrockuptibles 45

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“qu’advient-il de nous quand on abandonne la figure de la Terre comme foyer ?” Fabien Giraud, artiste

de la COP21. Porté Council, la plateforme pilotée par deux anciens directeurs de centres d’art, Sandra Terdjman et Grégory Castéra, le Blackmarket for Useful Knowledge and Non Knowledge s’inspire du modèle du speed-dating. Scénographié par la dramaturge Hannah Hurtzig, ce “marché noir des savoirs et des non-savoirs utiles” réunira le 21 novembre, au musée de l’Homme, soixante-quatorze “experts” de l’anthropocène que les spectateurs seront invités à rencontrer en tête à tête lors de sessions de trente minutes. Toutes les demi-heures, on sonne le gong et il faut jouer des coudes et des arguments (nous sommes sur un marché, et le savoir est une monnaie comme une autre) pour obtenir sa conversation avec la philosophe Vinciane Despret, l’écoféministe Emilie Hache, l’artiste Armin Linke, l’architecte Philippe Rahm ou… le représentant de l’île de Pâques pour la COP21. Des invités prestigieux pour la plupart, parfois inconnus, jamais vraiment attendus. “Il n’y a pas de Nicolas Hulot parmi nos experts, mais des stars dans leur domaine, commente Grégory Castéra. Notre idée : proposer de changer d’échelle. Pour comprendre cet homme de l’anthropocène, il faut apprendre de nouvelles pratiques. Comment entrer en empathie avec un nuage, une molécule ou un temps géologique.” Logique donc d’élargir la liste des porteurs de ces savoirs plus ou moins spécifiques : des scientifiques et des philosophes, mais aussi des religieux, des chamans ou des activistes qui permettent de renouveler “cette pensée occidentale qui a gouverné le monde ces cinq cents dernières années, avec ses strictes hiérarchies et ses lignes de faille entre ‘culture’ et ‘nature’, entre les humains et le reste du monde”. Les membres et organisateurs du Blackmarket misent sur une redéfinition de notre imaginaire commun qui passe par un changement de langage : “Nous pouvons dénommer l’interaction entre l’environnement – anciennement appelé nature – et l’être – anciennement appelé humain – ‘natureculture’, ainsi que Donna Haraway et d’autres l’ont fait ; ou nous pouvons utiliser un vocabulaire tout différent,

par exemple, ‘Terriens’ ou ‘Gaïa’, comme le propose Bruno Latour”, peut-on ainsi lire dans le livret qui accompagne l’événement.  Que peut-on attendre d’une soirée comme celle-ci ? “Nous voulons montrer une image en train de se fabriquer, résume Sandra Terdjman. Cela permet de donner une représentation de la démocratie environnementale. C’est une image de la complexité aussi, avec un point de vue aérien induit par la scénographie et qui rappelle les cartes ou les atlas. On ne ment pas sur l’image qu’on donne. Mais il y a aussi quelque chose d’assez optimiste car si l’image n’est pas nette, les savoirs sont là.” Produire une cartographie complexe des approches de l’anthropocène, cette nouvelle ère dominée par l’action humaine dans laquelle nous sommes bel et bien entrés, constituerait donc l’un des premiers défis à notre pensée collective. Formuler des hypothèses pour penser et endosser ce nouveau costume de “Terrien”, mais aussi se confronter à ces nouvelles données statistiques qui pèsent sur notre futur, c’est aussi ce que cherchent à faire quantité d’artistes et d’opérateurs culturels qui font de la COP21 un tremplin. La plupart sont recensés par le site ArtCOP21. Créé par l’association COAL, qui tente d’établir des ponts entre art contemporain et écologie, le site prend la forme d’une Google Map pour se repérer parmi les 359 événements qui gravitent au sein de la nébuleuse COP21. On retiendra le projet de Yann Toma, Human Energy, qui transformera la tour Eiffel en “phare” citoyen illuminé grâce aux efforts de chacun ; la vidéo de Paul Virilio, Exit, présentée au Palais de Tokyo et réalisée à partir d’informations statistiques qui permettent de prendre la mesure des migrations climatiques, économiques et politiques ou encore l’installation d’Andrea Polli sur la façade du Mona Bismarck American Center, Particle Falls, grâce à laquelle les passants perçoivent en temps réel la qualité de l’air parisien. La Fondation EDF accueille l’exposition Climats artificiels autour d’une trentaine d’artistes qui mettent le monde à leur mesure (de l’artiste-chimiste Hicham Berrada au visionnaire dystopique Laurent

Grasso). La Gaîté Lyrique hébergera, elle, durant toute la durée du sommet du Bourget, un cycle de “conférences des parties (COP) créatives” où l’on pourra croiser la cofondatrice de COAL Lauranne Germond, un représentant de l’Unesco, le collectif d’artistes HeHe ou l’artiste et biologiste Emmanuel Ferrand. Très impliqué dans les questions écologiques, l’artiste Tomás Saraceno prendra la parole au Palais de Tokyo pour un colloque autour de la circulation des énergies et ses implications poétiques et politiques. Il viendra présenter son projet utopique d’Aerocene : une sculpture flottant dans la stratosphère, comme une porte “exit” pour les Terriens condamnés que nous sommes. Cette voie de sortie, c’est celle qu’examine Fabien Giraud. “Ce que j’essaie de faire, c’est un exercice de pensée”, résume l’artiste, qui s’appuie sur la science-fiction autant que sur les projections du physicien Freeman Dyson, qui donna son nom dans les années 1960 à une biosphère artificielle comme un refuge potentiel. “Qu’advient-il de nous, de notre manière de penser et d’être ensemble, quand on abandonne la figure de la Terre comme foyer ? Peut-on délier la logique chagrine de la perte et du retour qui semble partout infuser la pensée contemporaine – et à partir de là concevoir d’autres modèles d’émancipation qui ne soient pas sur le seul mode de la préservation de ce que nous sommes ?” Souvenez-vous : l’imagination est la solution. Human Energy de Yann Toma, du 5 au 12 décembre, tour Eiffel, Paris VIIe, ouestlumiere.fr/human-energy/ Exit de Paul Virilio, du 25 novembre au 10 janvier, Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com Particle Falls d’Andrea Polli, Mona Bismarck American Center for art and culture, Paris XVIe, monabismarck.org Climats artificiels exposition collective, Fondation EDF, Paris VIIe, fondation.edf.com Aerocene colloque de Tomás Saraceno le 6 décembre, Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com Solutions COP21 Paris 2015 exposition au Grand Palais du 4 au 10 décembre artcop21.com/fr lire aussi notre entretien avec le philosophe Timothy Morton sur

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Warner Bros.

Happy Feet de George Miller (2005), finalement le seul film à avoir donné une image exacte des enjeux climatiques

le cinéma n’est pas très chaud Malgré une recrudescence des climate fictions ces quinze dernières années, Hollywood reste assez frileux quand il s’agit d’aborder la thématique du réchauffement planétaire.

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i l’apocalypse a largement occupé les écrans de cinéma ces quinze dernières années, il serait erroné de croire qu’il s’agit d’une idée neuve. C’est même l’une des plus anciennes et des plus régulièrement exploitées par les cinéastes de tous pays. Et comme de bons vieux tests de Rorschach, ces films peuvent donner lieu à mille interprétations sur nos peurs contemporaines, qu’elles se matérialisent par la chute d’une comète, une guerre nucléaire, des catastrophes naturelles, une pandémie, une attaque de zombies ou encore une invasion extraterrestre… Présente depuis la fin des sixties (le rapport Meadows prônant la croissance zéro date de 1972), la peur d’un épuisement des ressources planétaires (Soleil vert de Richard Fleischer en offrant le premier, en 1973, une vision réaliste) est devenue obsédante, à mesure que s’amoncelaient les preuves du réchauffement planétaire et les rapports de plus en plus alarmistes. Une expression a même été inventée aux Etats-Unis pour catégoriser ce sous-genre : cli-fi, ou climate fiction. Si le corpus littéraire est aujourd’hui bien plus abondant que son pendant cinématographique, Hollywood (essentiellement) produit de plus en plus de cli-fi movies, avec l’idée, peut-être, de changer les mentalités avant qu’il ne soit trop tard. Premier blockbuster à se référer ouvertement au dérèglement climatique, Le Jour d’après de Roland Emmerich, maître ès apocalypse s’il en est, prenait en 2004 le public à rebrousse-poil en imaginant un futur glacé plutôt qu’ardent : une image terrifiante certes, mais assez loin des préoccupations immédiates des pays souffrant le plus du réchauffement, en Afrique, en Asie ou dans le Pacifique. Depuis ce succès massif, le genre

a fait florès, divergeant cependant sur les causes et les conséquences de la menace environnementale. Interstellar de Christopher Nolan, par exemple, est peu disert sur les responsabilités humaines, préférant blâmer “une civilisation qui préfère regarder les problèmes à ses pieds plutôt que de lever les yeux au ciel” – idée magnifique pour un film d’aventures spatiales mais ô combien déresponsabilisante, à moins d’attendre l’apparition miraculeuse d’un trou de ver dans le système solaire. Avec Snowpiercer, s’il s’intéresse surtout aux aspects politiques et sociaux d’un retour à l’ère glaciaire, Bong Joon-ho origine celui-ci dans une mauvaise opération de géo-ingénierie qui aurait détraqué le climat plutôt que de le réparer. Alors à quoi bon essayer ? Dans Phénomènes de M. Night Shyamalan enfin, la brise faisant tomber les hommes comme des mouches fait écho à un problème familial : que celui-ci soit résolu, et l’humanité sera sauve – idée là aussi très belle d’un point de vue poétique, mais fort peu pédagogique… On pourrait également citer 2012, le jour où la Terre s’arrêta, Avatar, Into the Storm, Noé ou Wall-E parmi les cli-fi movies produits par une industrie par ailleurs peu soucieuse de son empreinte carbone, comme le montrait une étude de l’University of California en 2006. Aucun cependant n’est parvenu à donner une image exacte des enjeux environnementaux actuels. Le seul film à y être réellement parvenu est en réalité Happy Feet (ainsi que sa suite) de George Miller, sublime film d’animation australo-américain qui partait de la banquise pour se rendre dans un parc aquatique et montrer les conséquences immédiates du réchauffement. Il aura ainsi fallu que quelques pingouins se mettent à chanter et danser comme Fred Astaire pour nous faire, à nous humains, saisir la portée de nos actes. Jacky Goldberg 18.11.2015 les inrockuptibles 47

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Ruben Neugebauer, courtesy 350.org

le temps des activistes

Désobéissants, altermondialistes et écologistes radicaux ont la ferme intention de saisir l’opportunité de la COP21 pour mobiliser autour de la justice climatique. Panorama des actions prévues. par Mathieu Dejean

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es éclats de rire libérateurs s’échappent d’une pièce exiguë située au premier étage du Safe (Squat artistique, féministe et écolo), le 3 novembre au matin, dans le XIVe arrondissement de Paris. “La prochaine fois, on pourrait tenter un : ‘Ne vous inquiétez pas, la direction est au courant !’”, se marre Benjamin, membre des Désobéissants, face à une assemblée d’une dizaine d’activistes du mouvement Jedi for Climate, affalés sur des fauteuils. Ils savourent leur victoire. Quelques heures plus tôt, ces “faucheurs de chaises” procédaient

à une “réquisition citoyenne” dans une agence de la BNP-Paribas. Sous le regard médusé du directeur des lieux, ils sortaient à la file indienne les bras chargés de chaises derrière une banderole indiquant “Banksters, give the money back for climate justice”. Une camionnette les attendait à quelques encablures, prête à partir avec le mobilier pour une destination inconnue. BNP-Paribas détient 171 filiales dans les paradis fiscaux, dont sept aux îles Caïman, selon Attac, qui appelle à la réquisition de 196 chaises (pour les 196 membre de l’ONU) avant et pendant la COP21. Autant d’argent qui échappe aux budgets publics et qui pourrait servir à alimenter le Fonds vert pour le climat. Pourtant, la première banque française sponsorise la conférence

de Paris pour limiter le réchauffement climatique. “Ça en fait une cible idéale”, sourit Adèle, jeune coordinatrice de cette opération de désobéissance civile. Depuis début octobre, plus de cent chaises ont ainsi disparu dans la nature. Une note interne aurait même informé les directeurs des agences BNP-Paribas de l’existence de ce fléau – d’où la réflexion de Benjamin. “On leur rendra quand ils rendront l’argent qui pourrait servir à la transition énergétique”, explique Rémi Filliau, jeune padawan membre des Désobéissants. Ebranlé par les résultats de la Conférence de Copenhague en 2009, le mouvement pour la justice climatique aborde la COP21 avec davantage de circonspection, mais non moins de détermination : “On a saisi que

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“on prépare une société nouvelle, mais de l’intérieur, pas d’en haut” Pauline Boyer (Action non violente-COP21) rouges symbolisant les “nécessités minimales pour une planète vivable”. “On sait d’avance que ces limites vont être franchies par l’accord”, estime Isabelle Frémeaux, cofondatrice avec l’artiste et activiste John Jordan du Laboratoire d’imagination insurrectionnelle (Labofii). Le consensus d’action obtenu entre la multitude d’organisations membres de la Coalition Climat 21 pour cette opération témoigne d’un changement de logiciel des mouvements environnementaux : “Il y avait un mur à l’époque du sommet de Copenhague entre les ONG plus radicales et les grandes ONG et syndicats. Cet accord montre que le moment est historique”, souligne John Jordan. “Après Alternatiba (un tour durant l’été 2015, d’environ 5 000 kilomètres à travers l’Hexagone et cinq autres pays européens avec des vélos tandem, pour mobiliser les gens autour des “vraies alternatives” qui a réuni quelque 60 000 personnes les 26 et 27 septembre à Paris – ndlr), c’est le deuxième palier : maintenant qu’on a des bases solides en région, on va La coalition antinucléaire instaurer le rapport de force”, explique et Sylvine Bouffaron, membre d’Action anticharbon non-violente-COP21 (ANV-COP21). Ende Gelände, en pleine action le 15 août

cette fois-ci on ne pouvait pas mettre l’accent sur la réussite des négociations, mais qu’il fallait se servir de Paris comme d’un moment pour montrer la dimension transversale de la lutte contre le dérèglement climatique”, explique Juliette Rousseau, coordinatrice de la Coalition Climat 21, qui regroupe 130 organisations et mouvements écologistes. “On ne va pas faire comme à Copenhague et attendre d’un sommet qu’il résolve le problème à lui tout seul.” Un alter-sommet se profile donc, avec ses propres échéances : de la marche mondiale pour le climat le 29 novembre à la gigantesque action de désobéissance civile du 12 décembre. A cette date, des milliers de militants ont prévu d’encercler le lieu des négociations au Bourget avec des lignes

Si la rhétorique séculaire du conflit social est intacte, les mouvements pour la justice climatique innovent par leur répertoire d’action. “La joie occupe une place centrale dans l’insurrection : les formes de luttes routinières ne nous permettront pas de gagner, il faut qu’elles soient ludiques”, explique John Jordan, artisan avec Isabelle Frémeaux des Climate Games, qui auront lieu pendant toute la durée de la COP21. Ceux-ci mettront à l’épreuve l’imagination des activistes pour organiser par équipe des actes de désobéissance civile contre le green-washing, les banques coupables d’évasion fiscale et autres projets climaticides. La bataille pour le climat et ses actions non conventionnelles semblent mobiliser une nouvelle génération de militants et d’activistes. “Cela correspond à notre volonté au départ, qui était de faire en sorte que les jeunes et les plus impactés par le climat prennent en main

cette question”, confirme Juliette Rousseau, de la Coalition Climat 21. L’émergence de ces mouvements qui osent franchir le seuil de la légalité pour dénoncer des pratiques jugées illégitimes met les organisateurs de la COP21 dans une situation inconfortable. Après avoir tenu un discours bienveillant vis-à-vis de la société civile, la France envoie des signes de frilosité aux mouvements sociaux : réintroduction temporaire des contrôles à ses frontières durant un mois, difficultés pour les défenseurs du climat venus des pays du Sud pour obtenir des visas, manque d’hébergements mis à disposition des militants… “Je me pose des questions : d’un côté on dit qu’il faut associer la société civile, on organise un espace pour elle au Bourget, et en même temps on crée des difficultés à la venue des gens qui veulent participer aux mobilisations”, remarque Juliette Rousseau. Les sommets internationaux ont déjà été le théâtre d’une répression féroce. Faut-il s’attendre à des débordements ? Certainement, selon John Jordan, en dépit de la non-violence revendiquée par les activistes : “Le monde libéral diffuse l’idée que les mouvements nonviolents ne sont pas réprimés. Ce n’est pas vrai. Les mouvements sont réprimés quand ils commencent à gagner, c’est ça la logique de la répression.” Le mouvement pour la justice climatique n’a donc pas l’intention de baisser les bras et espère s’inscrire de manière durable dans le paysage politique et social après la COP21. “On prépare une société nouvelle, mais de l’intérieur, pas d’en haut”, explique Pauline Boyer, d’ANV-COP21, qui a fait de son engagement une philosophie de vie : “Le bonheur, c’est quand nos actes sont en accord avec notre pensée.” Marche mondiale pour le climat les 28 et 29 novembre à Paris et partout dans le monde Climate Games du 30 novembre au 12 décembre, climategames.net Sommet citoyen pour le climat les 5 et 6 décembre à Montreuil (93) Zone d’action pour le climat du 7 au 11 décembre au CentQuatre, à Paris Action Lignes rouges le 12 décembre au Bourget Toxic Tour marche à Aubervilliers le 12 décembre plus d’infos sur coalitionclimat21.org ; campagnes online sur 350.org 18.11.2015 les inrockuptibles 49

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high-tech

l’imagination au pouvoir Ils inventent des concentrateurs solaires, des maisons de bois en kit ou du plastique à base d’algues. Partout, des innovateurs rivalisent d’ingéniosité pour protéger la planète. Au cœur de leur modèle : respect de l’environnement, open source, partage et sauvegarde des ressources naturelles. Stefano Borghi

par Marie Turcan

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es tentes en toile beige parsèment les six cents hectares de terrain qui bordent le château de Millemont, dans les Yvelines. L’immense bâtisse en pierre blanche a été investie, du 15 août au 20 septembre, par les équipes de la POC21 – pour “Proof of Concept” (“Preuve de faisabilité”), sigle évidemment choisi en référence à la conférence sur le climat. Dans cette sorte de village de l’innovation, une centaine d’ingénieurs, designers, scientifiques et bénévoles ont travaillé d’arrache-pied pour monter douze projets eco-friendly.

Parmi eux, Hugo Frederich est venu avec quatre acolytes construire Solar-OSE, un concentrateur solaire créé à base de miroirs qui génère de la vapeur pouvant atteindre jusqu’à 250° C. “Les volontaires de la POC21 sont venus apporter leur compétence”, raconte le jeune ingénieur, titulaire d’un doctorat en physique. “Ils nous ont d’abord aidés à réfléchir sur notre projet, puis on l’a construit avec eux à partir des plans qu’on avait développés.” A l’origine de cette invention, il y a Open Source Ecology, un mouvement écolo américain dont Hugo a rejoint la branche française. Après cinq semaines passées à discuter, bricoler, manger, dormir et parfois braver le froid d’une fin d’été

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Prototype d’un concentrateur solaire générant de la vapeur à partir d’un banc de miroirs. Solar-OSE est en cours de développement en France, dans le cadre du projet POC21

en demi-teinte, le prototype Solar-OSE est né. L’objectif à long terme : qu’une “grande partie des productions industrielles actuelles puissent être réalisées avec des énergies renouvelables et de manière locale” grâce à cette source de chaleur 100 % verte. Un mois et demi après la clôture de la POC21, son co-organisateur Benjamin Tincq se félicite des résultats : “Sur les douze projets, la moitié au moins est bien partie pour entrer en phase de développement”. Les prototypes seront d’ailleurs exposés pendant la COP21, à plusieurs endroits de la capitale, pour sensibiliser le public à l’existence d’initiatives citoyennes en faveur de la transition énergétique. “On ne peut

plus se contenter de rester à attendre que le changement vienne d’en haut, continue-t-il. Aujourd’hui, il y a des gens qui inventent des solutions dans leur garage.” Depuis quelques années, les initiatives qui émanent de la société civile prennent de l’ampleur, en France et dans le monde. A 24 ans, Matthieu Dardaillon a créé Ticket for Change, une entreprise qui encadre justement de jeunes innovateurs, nommés “entrepreneurs du changement”. “Ce sont des gens qui vont identifier un problème de société, trouver une solution pour le résoudre et développer un modèle économique derrière”, précise-t-il. Pour ce diplômé de la business school ESCP Europe, “la découverte des nouvelles technologies 18.11.2015 les inrockuptibles 51

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“nous entrons dans un futur où l’usine est partout. Ce qui signifie que les concepteurs sont potentiellement tout le monde” Alastair Parvin, architecte, inventeur de la WikiHouse

donne un nouveau pouvoir au citoyen. On a des nouvelles armes au XXIe siècle, qui permettent de démultiplier l’impact des solutions aux problèmes sociaux et environnementaux.” Il insiste sur l’importance des inventions techniques – comme la démocratisation des imprimantes 3D –, mais aussi des outils numériques, qui permettent de s’organiser à grande échelle. Thanh Nghiem, ingénieure de formation, conférencière et professeure à HEC, explique que le rôle du community-building en ligne est devenu aussi important que l’innovation technologique elle-même : “Il faut commencer par créer une tribu, une petite communauté virale rassemblée autour de vous. Ensuite on crée une traction, via les réseaux sociaux. Il faut vérifier qu’au-delà des gens qu’on connaît on ait assez d’abonnés et d’adeptes pour que le projet puisse s’envoler.” C’est cette étape qu’Hugo Frederich est en train de franchir haut la main, après avoir lancé le 29 septembre une campagne de financement participatif en ligne. “Le crowdfunding, ce n’est pas seulement récolter des fonds, c’est aussi s’assurer d’avoir une communauté qui nous suit”, souligne Thang Nghiem. Le 7 novembre, l’équipe avait récolté les 7 500 euros nécessaires à la construction d’un deuxième prototype de concentrateur solaire, plus grand – 16 mètres carrés contre 4 lors de la POC21 –, et d’un “atelier de montage collaboratif”. De l’autre côté de la Manche, l’architecte londonien Alastair Parvin a déjà réussi à passer tous ces paliers. Son invention, WikiHouse, est un kit de construction libre qui permet à n’importe qui de bâtir une maison, n’importe où, avec des matériaux écolo et de manière locale. Les intéressés peuvent éditer en ligne les plans de construction d’une petite maison, disponibles gratuitement, puis utiliser une imprimante dite “CNC” pour découper des pièces en bois ou en contreplaqué selon un tracé défini. Il ne reste ensuite plus qu’à les assembler. La multiplication des “FabLab” – des lieux comme la Nouvelle Fabrique, à Pantin, qui mettent gratuitement des machines-outils à la disposition du public – a grandement facilité la prolifération de ces initiatives à la fois sociales et écolo. “Ces technologies abaissent radicalement les seuils de temps, de coût et de compétence. Elles distribuent massivement des capacités manufacturières vraiment complexes”, a expliqué Alastair Parvin dans une conférence TED (Technology, Entertainment and Design) de février 2013. “Nous entrons dans un futur où l’usine est partout. Ce qui signifie que les concepteurs sont potentiellement tout le monde.” Au cœur de ces dispositifs novateurs, on trouve le concept de l’open source. “C’est l’esprit du partage des idées, façon Wikipédia, mais appliqué aux maisons,

aux tracteurs, aux voitures, résume Thanh Nghiem. Pour chaque objet qu’on a dans notre vie, il y a des gens qui sont en train de les bricoler pour les ‘ouvrir’ et qui partagent ensuite les recettes avec les autres.” L’idée repose sur la mise à disposition des logiciels, techniques et savoirs au plus grand nombre et de manière gratuite, à l’opposé du système de brevets appliqué par les grandes entreprises depuis l’avènement du fordisme. “L’open source est très lié au développement durable”, continue Sandrine Roudaut, cofondatrice de l’entreprise de conseil en développement durable Alternité. “Le développement durable, c’est l’idée qu’on a un patrimoine commun (l’eau, l’air, les matières premières qui sont sur Terre) et que cela appartient à tout le monde. L’open source, c’est pareil, c’est le bien commun. Si une innovation est humaine et progressiste, elle doit appartenir à tout le monde.” Pour cette conseillère en stratégie, la succès de la transition énergétique viendra avant tout de l’humain. Et de prendre l’exemple de Rémy Lucas, un Français qui a inventé en 2011 un plastique d’origine naturelle entièrement biodégradable, façonné à partir d’algues, appelé Algopack. “Le moteur de son innovation, c’est son indignation. Il ne supporte pas que les océans crèvent”, lâche-t-elle. Selon elle, les jeunes diplômés sont de plus en plus nombreux à refuser d’intégrer des grandes entreprises, préférant “aller dans les start-up” ou participer à des initiatives citoyennes. “Ils ne veulent plus de cloison entre leur vie privée et leur vie professionnelle ; ils ont besoin de sens.” Certaines multinationales ne sont pourtant pas en reste en matière de recherche d’innovations vertes. Au sein de Ticket for Change, une branche appelée “intraprenariat” a même été montée pour soutenir les employés qui ont des idées pour innover au sein de leur compagnie. “On ne peut pas changer le monde si on ne change pas les grandes entreprises”, affirme Matthieu Dardaillon, qui travaille avec des sociétés comme BNP-Paribas ou Danone. Mais il prend garde aux stratégies de “green-washing” (ou “écoblanchiment”) de certaines entreprises, qui souhaitent avant tout se donner une image écologique. “Evidemment, ces entreprises existent. Il a pu nous arriver d’être déçus, mais chez la grande majorité des acteurs avec qui on travaille, il y a une véritable envie de changer.” “En ce moment, deux camps sont en train de se dessiner et chacun va devoir choisir le sien, conclut Sandrine Roudaut. Entre ceux qui sont en train d’inventer un monde qui ne nuit pas aux autres – soit la définition du développement durable – et ceux qui continuent comme avant.”

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high-tech

la boutique écologeek Douze produits techno pour préserver la planète. par Philippe Richard

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La marque française Helios propose le premier casque Bluetooth à rechargement solaire. Plus besoin de brancher son casque à son smartphone ni à une prise électrique ! Après une première charge sur secteur, Helios se recharge tout seul à la lumière (même par temps nuageux). Une trentaine de minutes d’exposition vous permettront d’écouter de la musique pendant trente minutes. En pleine charge, ce modèle pliable offre jusqu’à seize heures d’écoute avec une qualité audio HD. Helios, 250 €

Conçue par un Nancéien, la Warm Series de Digitsole est la première semelle connectée. Elle fonctionne comme un radiateur ! Cette gamme couvre l’ensemble des univers liés aux semelles : l’électronique, le sport, les loisirs comme la pêche et la chasse, la pratique de la moto et du vélo. A la fois connectée à un smartphone et interactive, elle est capable de réchauffer les pieds grâce à un thermostat modulable et de suivre votre activité physique. Warm Series, 200 €

soleil sur la tête

les pieds au sec

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pour tout contrôler Proposée par AWOX, la SmartPLUG est une prise connectée qui se branche sur n’importe quel appareil électrique pour le rendre intelligent et communicant : machine à café, luminaire, radiateur… Depuis une tablette ou un smartphone, vous pouvez piloter et programmer à distance l’allumage et l’extinction de chaque appareil depuis l’application SmartCONTROL. Idéal pour faire des économies. SmartPLUG, 30 €

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Petites et compactes, ces petites antennes TV Captipoint (22,7 x 8,7 x 10,7 cm) présentent une sérieuse alternative aux disgracieux râteaux qui polluent notre vue. Conçues par la société française Antengrin et garanties deux ans, elles permettent de réceptionner toutes les chaînes de la TNT. Antengrin Captipoint, 50 €

Le petit boîtier Foobot, de la société française Airboxlab, traque les infimes particules suspendues dans l’air de notre domicile et qui sont à l’origine des allergies. Relié à un smartphone via une application, il vous aide aussi à régler la bonne température et l’humidité de la pièce pour créer un espace de vie plus agréable. Grâce à ces informations, cet appareil vous encourage à modifier certains comportements pour éviter la production de pollution. Foobot, 200 €

Equipé d’un écran Quad HD 5,7” et de haut-parleurs stéréo avant, le smartphone Motorola Moto X Style peut être habillé avec une coque en bois. Grâce à la technologie TurboPower, vous pouvez obtenir jusqu’à dix heures d’autonomie en seulement quinze minutes. Ce smartphone sous Android dispose d’une capacité de stockage d’au moins 16 Go, extensible via une carte microSD. Motorola Moto X Style, à partir de 500 €

la fin des râteaux

air pur

recharge rapide

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radiateurs connectés La marque française Campa (Groupe Muller) parie sur les appareils de chauffage alliant design, innovation et technologie. Ils sont tous intelligents, connectés et équipés “Smart ECOcontrol”, une solution d’efficience énergétique développée par Campa. Elle permet par exemple aux radiateurs de communiquer avec les autres équipements de la maison, de partager des informations essentielles avec le compteur électrique ou le ballon d’eau chaude, ou encore d’être pilotés via smartphone ou tablette. CAMPA, à partir de 500 €

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à l’eau Oubliez les piles à plat au mauvais moment : plongez la lampe Blackout Buddy H₂O dans l’eau et vous pourrez l’utiliser pendant trois jours ! Ne dégageant aucune source de chaleur, elle vous permet de vous éclairer sans danger et dans toutes les situations. Proposée par Soulra, elle est robuste et écologique : sans mercure ni plomb. Blackout Buddy H₂O, 8 €

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la bonne température Conçu par une société espagnole, le Momit Home est un thermostat sans fil doté d’une technologie intelligente et d’un design innovant. Il apprend quotidiennement vos habitudes pour que la température de votre foyer soit idéale. Disponible en cinq couleurs, il intègre trois capteurs : présence, humidité et température. Son installation se fait en moins de deux minutes. En un seul clic, il est possible d’en prendre le contrôle via une application (pour iOS, Android, Windows Phone et BlackBerry). Momit Home, 130 €

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un aquarium pour apprendre Parce qu’il est toujours mieux d’apprendre en s’amusant… Imaginé par la start-up toulousaine Citizenfarm (lauréate du prix de l’entreprise éco-citoyenne et du grand prix du développement durable), Ozarium est un petit “aquarium potager”. Il allie originalité, pédagogie et responsabilité environnementale. On peut y faire pousser des plantes aromatiques, mais aussi des fraises et des tomates-cerises. Et presque sans entretien. Pas besoin de changer l’eau du poisson (il faut juste penser à le nourrir !) ni d’arroser les plantes. Ozarium, 80 €

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radio dynamo La SAFE de Lexon est réalisée en bambou naturel et avec du bio-plastique biodégradable (à base d’amidon de maïs). Cette radio nomade n’a pas besoin de piles : elle se recharge par un système de dynamo. Il suffit de tourner la manivelle deux minutes pour obtenir trente minutes de radio AM et FM. Elle dispose aussi d’une sortie casque et elle peut également se recharger sur secteur. SAFE de Lexon, 80 € (en vente chez Bobart’)

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la tête dans les étoiles Universe2go a la bonne idée de proposer une paire de lunettes connectées qui relient notre ciel et ses étoiles au monde numérique. Basées sur la réalité augmentée, elles fonctionnent grâce à une application et un jeu de miroir intégré aux lunettes. Grâce au système de géolocalisation du téléphone, l’application est capable de détecter la position du regard, l’étoile contemplée et d’afficher en surimpression la constellation à laquelle elle appartient. Universe2go, 100 €

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0013 : permis de jouer

par Jean-Marc Lalanne photo Pierre Zucca

Succession Zucca/coll. Christophe L.

Expérience filmique inédite et unique, Out 1, tourné en 1970, ressort en salle. Acteurs, chef op ou producteur, les protagonistes se souviennent quarante-cinq ans plus tard du projet fou et génial de Jacques Rivette : près de treize heures de ludisme, de risques et de création.

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Courses-poursuites et parties de cache-cache dans Paris : Jacques Rivette et sa fantômette Juliet Berto

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Carlotta Films

L

es admirateurs de la saga James Bond savent bien ce qu’est le Spectre : une organisation secrète régissant dans l’ombre toutes les autres organisations criminelles ; une société parallèle infiltrée dans la société visible ; le plus grand complot de tous les complots. Par un agencement des signes, arbitraire ou malin, sortent en l’espace de huit jours deux films au nom de “Spectre”. Celui, tout récent, de Sam Mendes, 007 Spectre. Celui, très ancien, de Jacques Rivette, Out 1, œuvre-fleuve se présentant sous deux formes : l’une de 12 h 40, appelée Noli me tangere ; l’autre ramenée à un montage de 4 h 30 appelée Spectre – deux versions disponibles dans le superbe coffret qu’édite Carlotta Films. Spectre, comme le fantôme d’un film beaucoup plus long dans sa version intégrale. Spectre peut-être comme dans James Bond, puisqu’il est beaucoup question de sociétés secrètes dans Out 1 et que le film de Rivette est un des plus captivants films d’espions jamais tournés. Out 1 est le récit de deux enquêtes. Celles, menées en parallèle et dans l’ignorance l’une de l’autre, par deux jeunes gens faiblement socialisés à Paris en 1970. Le jeune homme s’appelle Colin Maillard et il avance en effet à l’aveugle. Jean-Pierre Léaud lui prête ses mines d’oiseau étonné, sa grâce funambule, son élégance inégalée à porter des pulls à col rond sous des blousons en cuir. Colin mendie dans les cafés en se faisant passer pour sourd-muet et en jouant par à-coups bruts un peu d’harmonica. La jeune fille s’appelle Frédérique. Juliet Berto lui prête ses moues de Bardot brune et sa gouaille d’Arletty hippie. Frédérique aborde les hommes dans les cafés, invente pour eux des histoires rocambolesques et parvient presque toujours à leur subtiliser quelques billets. Le mendiant farfelu et la voleuse enjôleuse traversent les mêmes lieux, rencontrent les mêmes personnes, mais ne se sont jamais vus. Pourtant, ils se mesurent aux mêmes énigmes. Des lettres passent entre leurs mains qui attestent d’obscures manœuvres, fomentées par d’influentes personnalités issues de différents champs (la création artistique, la justice, la politique…). Et au bout de nombreuses heures de déchiffrage intensif de signes infimes, une certitude se fait jour : les 13 sont parmi nous. Quarante-cinq ans après Colin et Frédérique, on entreprend nous aussi une enquête, pour laquelle on rencontre les mêmes personnes – ou plus exactement ceux qui les ont interprétées : Michael Lonsdale, Françoise Fabian, Bulle Ogier, Jean-François Stévenin… Mais ce qui a été vécu lors du tournage de cet été 1970 reste presque aussi mystérieux que le film lui-même. “J’ai peu de souvenirs… Je ne me rappelais plus que le film se terminait par ces scènes où je m’effondre sur une plage”, confie Michael Lonsdale. Pour la plupart des comédiens, les souvenirs sont cernés de flou, certains témoignages sont parfois contradictoires (une ou plusieurs prises ? tournage dans le désordre ou la continuité ?). “C’est lié à la méthode de fabrication d’Out 1, commente Bulle Ogier.

Ce qui fixe le souvenir d’un film dans la mémoire d’un acteur, c’est de l’avoir d’abord découvert en lisant le scénario, se l’être représenté à l’avance, avoir appris les dialogues. Pour Out 1, il n’y avait aucun scénario, tous les dialogues étaient à inventer par les comédiens au moment du tournage. Ce type d’expérience, où tout doit être trouvé au présent, laisse des traces très volatiles.” En effet, une des particularités saillantes d’Out 1 est de se présenter comme une construction colossale (ne serait-ce que par sa durée hors norme) reposant pourtant sur très peu de fondations. Son producteur, Stéphane Tchalgadjieff, débutant à l’époque (qui produira trois autres films de Rivette mais aussi India Song de Duras et Le Diable probablement de Bresson), raconte cette genèse folle. “Lorsque nous avons commencé la préparation, Jacques savait seulement qu’il voulait se lancer dans un film sans aucune contrainte de durée, qui pouvait durer quatre ou six ou huit heures. Finalement, le film fait 12 h 40 et est découpé en huit épisodes. Comme les “serials” de Louis Feuillade (Fantômas, Les Vampires), une de ses grandes références. A cause de cette structure en feuilleton, on a essayé de proposer le film à l’ORTF, qui n’en a évidemment pas voulu. Le projet de Jacques leur paraissait incompréhensible. Dès sa conception,

“on cavalait aux quatre coins de Paris et Rivette jubilait. Il était perpétuellement dans un état de dynamique souriante” Jean-François Stévenin, assistant et acteur d’une scène

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A gauche : Juliet Berto, la voleuse. Ci-dessus : Bulle Ogier, l’une des 13

il ne voulait pas prévoir ce que le film allait raconter. Pas d’anticipation sur le récit, encore moins sur les dialogues. Tout devait être inventé par les comédiens sur le tournage. Une vague trame devait relier ces improvisations de comédiens : Histoire des 13 de Balzac.” Comme l’explique dans le film, avec beaucoup de malice et de cocasserie, Eric Rohmer, dans le rôle d’un universitaire spécialiste de l’écrivain, Histoire des 13 regroupe trois courts romans de Balzac, Ferragus, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or, dans lesquels figure cette association secrète de personnes de pouvoir, inspirée de la franc-maçonnerie, agissant en sous-main à renverser la société. Dans ces romans, les 13 n’occupent pas le centre du récit. Jacques Rivette a surtout travaillé à partir de l’introduction commune à ces trois œuvres, dans laquelle Balzac décrit le mode opératoire de ce groupe occulte. Le cinéaste a donc imaginé sa transposition dans le Paris de 1970. Lorsqu’il se jette dans l’aventure Out 1, Jacques Rivette n’a réalisé que trois longs métrages et est loin d’avoir la reconnaissance acquise par ses pairs de la Nouvelle Vague, Godard (déjà entré dans la légende), Truffaut et Chabrol (très installés dans l’industrie), ou même Rohmer (qui vient d’obtenir avec Ma nuit chez Maud son premier vif succès l’année précédente). Rivette, lui, a connu une sorte de succès de scandale avec son adaptation de Diderot, La Religieuse, interdite pendant deux ans par le pouvoir gaulliste. Mais ce sont ces deux autres longs métrages, Paris nous appartient (1961) puis L’Amour fou (1969), dont Out 1 opère une sorte de synthèse.

Avec Paris nous appartient, Rivette campait un territoire fictionnel fait de conspirations, d’énigmes à décrypter, un monde où le soupçon, la paranoïa, tiennent lieu de sésame. Avec L’Amour fou, récit de la désagrégation d’un couple, il expérimente en revanche une méthode, fondée sur la dilatation des scènes (le film dure plus de quatre heures) et l’improvisation des comédiens (en l’occurrence Bulle Ogier et JeanPierre Kalfon). Toute la beauté du cinéma de Rivette tient désormais à la tension induite entre un univers fait de préméditation, d’agendas cachés, de scénarios opaques conçus par les personnages, et une écriture qui au contraire vise à dissoudre toute la part de préméditation inhérente à la fabrication du cinéma, où l’anticipation, la maîtrise, sont sans cesse contrariées par une liberté d’invention au jour le jour assez inédite. Jean-François Stévenin fut engagé sur le film comme assistant – mais, à l’initiative de Juliet Berto, il finira par jouer dedans le temps d’une scène. Il se souvient : “Le seul document écrit était un plan de travail d’une page, réalisé par Jacques Rivett e et son bras droit Suzanne Schiffman, dans lequel figurait le lieu de tournage et le nom des personnages qui devaient y figurer. Pas plus. On se réunissait le matin, Rivette arrivait totalement décontracté et nous disait ‘Bon, qu’est-ce qu’on va tourner aujourd’hui ?’ Les comédiens commençaient à imaginer une situation et très vite, on se mettait à tourner. Moi, avant, j’avais déjà bossé comme assistant sur La Chamade d’Alain Cavalier puis La Sirène du Mississipi de Truffaut, des productions assez lourdes, extrêmement préparées. Out 1 a été pour moi une révélation. Tout à coup, j’ai découvert que 18.11.2015 les inrockuptibles 61

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le cinéma pouvait être quelque chose d’extraordinairement joyeux et léger. Qu’on pouvait énormément s’amuser, ne respecter aucune norme de fabrication, y aller complètement en free-style. J’y repenserai beaucoup quand moi-même je viendrai à réaliser des films. On cavalait aux quatre coins de Paris et Rivette jubilait. Il était perpétuellement dans un état de dynamique souriante.” A ce vaste jeu de l’oie, où on arpente un Paris métamorphosé en champ de devinettes, la plupart des comédiens confessent s’être énormément amusés. Françoise Fabian évoque cette part d’euphorie ludique. “A l’époque, je jouais La Puce à l’oreille de Feydeau au théâtre. J’étais très peu disponible et n’ai pu me libérer que quatre jours. Je connaissais un peu Rivette par Rohmer, mais très peu, et j’admirais beaucoup L’Amour fou. J’ai donc accepté d’apparaître dans un film dont je ne savais presque rien, si ce n’est que je jouais une avocate appartenant à la société des 13 et que le premier jour je devais jouer face à Juliet Berto qui avait dérobé des lettres que je devais récupérer. Tout était à inventer. La veille du tournage, j’ai téléphoné à Rivette pour lui dire que je ne viendrais pas, que j’avais trop peur, que je ne connaissais rien au métier d’avocat et que je n’y arriverais pas sans un texte. Ça l’a amusé et il a réussi a me convaincre d’essayer. Eh bien, j’y suis arrivée ! Je me suis découvert des ressources nouvelles. Un tel exercice nécessite de penser vite, d’être extrêmement réactif à ce que fait son partenaire. C’était très fatigant parce qu’on tournait en plan-séquence des bobines entières de 9 minutes. Mais on était sans cesse surpris par ce qu’on se découvrait capables de faire dans le feu de l’action. C’est un des challenges d’acteur les plus excitants auxquels je me suis confrontée.” Pour Bulle Ogier, qui avait déjà tourné L’Amour fou et deviendra l’actrice privilégiée de Rivette, l’expérience fut plus contrastée : “Certains acteurs comme Michèle Moretti ou Michael Lonsdale s’épanouissaient complètement. Michael n’a jamais semblé aussi libre à l’écran que dans Out 1. Il prenait les gens dans ses bras, plus jamais je ne le verrais aussi câlin. Il était très heureux, s’amusait énormément. Bernadette (Lafont – ndlr) ou moi étions plus craintives. Pourtant, j’avais travaillé sur l’improvisation pendant des années au théâtre avec Marc O, puis sur L’Amour fou. Mais là, nous ignorions tout de ce qui avait été tourné en notre absence. Donc j’avais toujours peur de faire fausse route, d’avancer sans direction. Alors que précisément, Jacques ne voulait pas qu’il y ait de direction. Il voulait être le spectateur du film en train de se faire. Et même le spectateur de Pierre-William Glenn, le chef opérateur, qui était en train de le tourner.” Chef opérateur débutant (qui deviendra l’un des plus réputés du cinéma français des années 70-80, notamment pour son travail avec Pialat et Corneau – Loulou, Série noire…), Pierre-William Glenn raconte avoir été choisi pour sa connaissance du 16 mm – qui donne au film son gros grain, sa texture dense et chaude. Il confirme que Rivette et lui avançaient sans jamais revenir sur ce qui avait déjà été tourné. “Tous les trois ou quatre jours, on visionnait les rushes mais on ne débriefait pas. Nous

n’avions pas le temps. Nous faisions rarement plusieurs prises et la condition était de ne surtout pas refaire la même chose, que les comédiens essaient une autre impro, que je filme d’un angle différent. Chaque prise était une aventure.” Cette part prépondérante des comédiens dans la constitution du récit fait d’Out 1 un film assez unique sur la puissance d’invention de l’acteur. Le film tout entier est une déclinaison de tous les sens que peut prendre le mot d’interprète. Il y a d’un côté les personnages de Léaud et Berto, qui mènent une enquête, interprètent des signes, tentent de leur arracher un peu de signification. Il y a les deux troupes de théâtre, l’une menée par Michèle Moretti, l’autre par Michael Lonsdale, dont les séances de travail sur deux pièces d’Eschyle scandent le film et qui, dans un style théâtral inspiré des avant-gardes de l’époque (le Living Theatre, Grotowski, Peter Brook), interprètent leur texte. A la fois en l’incarnant dans de sidérantes impros au bord de la transe, puis en se réunissant à l’issue de la séance pour essayer de tirer un enseignement de ce qui s’est joué. L’interprète, c’est alternativement celui qui explicite un sens et qui enfante un monde, celui qui passe et celui qui accouche. Rarement un film aura fait du travail de production d’un acteur sa matière même, son moteur à combustion. Et il n’est pas indifférent bien sûr que ces acteurs-là, Lonsdale, Fabian, Ogier, Lafont, Berto, Léaud…, tous associés à la mémoire de certains des films mythiques de la Nouvelle Vague, comptent parmi les plus beaux, les plus novateurs, les plus modernes, de tout le cinéma français. Le film débute par deux scènes de répétition d’Eschyle. L’une montre la troupe de Michèle Moretti interpréter Eschyle par les moyens de la danse et de la musique.

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Succession Zucca/coll. Christophe L.

Jacques Rivette (debout) explique à son acteur Eric Rohmer (à droite) comment expliquer, par le film, Balzac à Jean-Pierre Léaud

“nous faisions rarement plusieurs prises et la condition était de ne surtout pas refaire la même chose, que les comédiens essaient une autre impro, que je filme d’un angle différent. Chaque prise était une aventure” le chef opérateur Pierre-William Glenn

L’autre, menée par Michael Lonsdale, le fait par les moyens de l’expression corporelle complètement lâchée, où les corps se roulent par terre, se convulsent, où les voix ne produisent plus que des cris. Le film part de l’inarticulé, campe un monde d’avant la parole – une évocation de la création de l’univers qui n’est pas sans rappeler la scène liminaire de 2001 de Kubrick, avant que les singes ne découvrent le monolythe. Pour, après une quarantaine de minutes de grognements aussi fascinants qu’éprouvants, revenir au langage, au figuratif, à la fiction. Une fiction au compte-goutte, bien sûr. C’est là que la durée exceptionnelle du film trouve toute sa mesure. Sa puissance d’hypnose tient à ce qu’une fiction s’y élabore, mais à une vitesse proche du zéro. Certaines informations prennent sens au bout de plusieurs heures. Un événement mystérieux dans l’épisode 2 est éclairci dans l’épisode 5. Peu à peu, une figure se dessine dans le magma, une forme s’organise dans ce qui semblait informe. Quelque chose se tend, un suspense se met en place, qui triomphe du sentiment de surplace et d’incessantes digressions. Pour Stéphane Tchalgadjieff, le mode de fabrication est un leurre. “Je n’ai jamais douté que Rivette opérait comme un deus ex machina, qu’il laissait les scènes dériver pour mieux pouvoir les organiser en secret. Sa capacité à partir d’éléments disparates pour les ceindre dans une structure et leur donner un sens est proprement hallucinante.” Ce sens qui point par lente coagulation d’informations dispersées, c’est un portrait de la France dans l’immédiat post-68. La clé est donnée lors d’un échange entre Françoise Fabian, Jacques Doniol-Valcroze et Michael Lonsdale, lorsqu’une référence est faite aux “événements d’il y a deux ans”. Le projet secret de ces 13 était la révolution et le film montre ceux qui en ont porté le projet comme une communauté étêtée (le mystérieux Igor, absent du film, leader du groupe qui se cache) et connaissent la lente descente de la désillusion. Si la société résiste, si l’ordre se recompose, l’art est peut-être un champ plus fertile. Et si Out 1 est le plus grand film de 68, ce n’est pas seulement parce qu’il documente et commente cette période historique. Le film est lui-même une révolution, un coup formel inouï proposant à lui seul un autre cinéma possible. Une révolution comme Mai 68 en un sens manquée, car sans équivalent y compris dans le cinéma de Rivette. Si “tout le cinéma de Jacques est dans Out 1” (Bulle Ogier), jamais il ne s’est “donné une telle liberté, même s’il a fait ensuite des films magnifiques” (Stéphane Tchalgadjieff). Une révolution qui en même temps n’a jamais fini de s’accomplir tant ce grand trip immobile, cette déflagration psychédélique à feu doux, ces noces un peu folles entre cinéma feuilletonesque des origines et modèle de série télé expérimentale encore à venir, n’a toujours pas épuisé ses réserves – d’invention fantasque et de sédition poétique.   Out 1, noli me tangere de Jacques Rivette (Fr., 1971, 12 h 40), en salle en huit épisodes d’environ 1 h 30 et en coffret 6 Blu-ray + 7 DVD (Carlotta Films, environ 60 €) 18.11.2015 les inrockuptibles 63

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Fox

Le couple infernal Cookie et Lucious Lyon (Taraji P. Henson et Terrence Howard) avec ses trois fils

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chérie noire

C’est la sitcom des années Obama. Empire, dont la saison 2 est diffusée aux Etats-Unis, fait un carton. Ce Dallas flamboyant, situé dans le milieu du rap, met à nu les ressorts familiaux de la société américaine. par Olivier Joyard

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enant de la télévision mainstream américaine, les chouchous se comptent probablement sur les doigts d’une seule main. On aime encore The Good Wife, du côté des drames. Dans la galaxie Shonda Rhimes (créatrice de Grey’s Anatomy), How to Get away with Murder se distingue par sa virtuosité narrative et sa frontalité dans le traitement des enjeux de genre et de sexualité. A découvrir avec appétit, la nouvelle comédie The Grinder, avec Rob Lowe, augure de belles heures de poilade subtile. Et puis il y a Empire. Depuis son arrivée sur la chaîne Fox au tout début 2015, la série de Danny Strong (ancien acteur vu dans Buffy contre les vampires, devenu scénariste), Lee Daniels (réalisateur du hit indé Precious en 2009) et Ilene Chaiken (showrunneuse, ancienne de The L Word) se place hors catégorie. Beaucoup trop surprenante, beaucoup trop bruyante, beaucoup trop sexy pour toutes les autres. Empire, c’est la sitcom de l’année au pays de Barack Obama et des assauts toujours plus choquants de flics blancs contre des Noirs. Une phrase qui résume le contexte et la portée – contradictions incluses – de ce qu’il faut bien appeler un soap à la mode contemporaine. Dès les premiers épisodes, les critiques ont noté la parenté évidente de la série avec quelques grands ancêtres plus ou moins glorieux, Lee Daniels lui-même nous avouant ceci lors de sa visite parisienne au printemps dernier, à l’occasion du festival Séries Mania : “Faire cette série représente une façon de me reconnecter avec le monde de ma jeunesse, Dynastie, Dallas, ou encore

les sitcoms de Norman Lear comme All in the Family, que je regardais tout le temps.” A la différence près qu’ici personne ou presque n’est blond. Tous les rôles importants d’Empire sont tenus par des comédiens afro-américains, parmi lesquels Terrence Howard et Gabourey Sidibe. Depuis The Wire (qui comptait d’ailleurs davantage de Blancs dans son casting) et la récente comédie Black-ish, on n’avait jamais vu cela dans une série diffusée sur une chaîne majeure. Ce choix est évidemment en cohérence avec le sujet d’Empire, qui scrute avec ses yeux ultra dynamiques et gourmands le monde des stars du hip-hop devenues businessmen – de type Jay Z ou 50 Cent. Cette tradition récente rejoint en creux celle des “moguls” hollywoodiens, personnalités hors normes du monde de l’entertainment dont Howard Hughes fut longtemps l’emblème historique. Mais le pays a changé et cela se voit à chaque plan de la série, qui fait de l’éternelle réappropriation de l’american dream son sujet. Nous sommes à New York, aujourd’hui. Lucious Lyon, ancien dealer devenu multi-millionnaire à la tête de son label, apprend qu’une maladie pourrait le rendre incapable de gérer ses affaires. Il se met en tête de choisir son successeur parmi ses trois fils, Andre, Jamal et Hakeem, jusqu’au moment où son ex, la plantureuse, sulfureuse et très chieuse Cookie, sort de prison pour réclamer sa part du gâteau. La combinaison d’egos inflammables est mise en route. La série joue sur les ressorts du drame familial dans un environnement singulier, où les chansons originales imaginées par le méga producteur 18.11.2015 les inrockuptibles 65

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l’existence même d’Empire, ses personnages modernes et son succès atypique font bouger des lignes Timbaland et son équipe prennent une importance centrale, en plus des rebondissements hystériques et addictifs peuplant les épisodes jusqu’à plus soif. Dans les thèmes qu’elle aborde, Empire ne peut pas être considérée comme directement politique ou militante, même si les échos des tensions raciales actuelles aux Etats-Unis lui parviennent – toute bonne série, écrite au fur et à mesure de sa diffusion, cultive un lien forcément électrique avec le présent. Mais son existence même, ses personnages modernes et son succès atypique font bouger des lignes. “Il n’y a pas longtemps, je suis allé voir The Audience, avec Helen Mirren, à Broadway, raconte Lee Daniels. J’étais la seule personne noire dans le théâtre. Aux toilettes, durant l’entracte, deux hommes de 70 ans, blancs, parlaient de la série en faisant la queue. Je n’ai pas osé leur demander pourquoi ils l’aimaient. Je ne comprenais pas vraiment. Et puis l’un d’eux a dit à l’autre : ‘Le sujet, c’est le pouvoir, j’ai l’impression de regarder ma famille’. Je me rends compte qu’on a franchi un pas. Je n’avais pas l’intention de raconter une histoire pour les Noirs, même si je suis noir. La couleur n’est pas l’enjeu central même si elle est là ! Ceux qui regardent Empire sont les mêmes qui matent le football américain.” Du point de vue des mœurs (et à l’instar de Plus belle la vie en France, il faut bien le noter), ce soap agité profite de sa proéminence pour mettre en avant plusieurs personnages gays – dont l’un est le fils de Lucious –, thématique sociale complexe dans la communauté noire américaine, selon Lee Daniels. Dans une scène marquante du pilote, un flash-back, on voit le jeune Jamal apparaître en haut des escaliers de la maison familiale portant aux pieds les talons de sa mère. Cela lui vaut immédiatement la fureur et la violence de son père. Un trauma vécu par l’écorché vif Daniels lorsqu’il était enfant. “Dans nos discussions pour alimenter les scénarios, j’ai parlé à Danny Strong de ce moment où, à l’âge de 5 ans, j’ai descendu les escaliers de chez moi en portant les talons de ma mère, avant d’être balancé dans une poubelle. En lisant la scène, je me suis dit qu’on ne pouvait pas utiliser quelque chose d’aussi personnel. Mais elle était dans le script et je m’y suis confronté. Ma sœur, qui est figurante dans tous mes projets, comme mon portebonheur, était présente le jour du tournage. Et elle a tout compris. J’étais catatonique, je n’arrivais pas à faire mon travail. J’ai dirigé des scènes dures, mais celle-là, impossible. Je sanglotais sur ma chaise. C’est elle qui a réalisé la scène, en allant voir le jeune acteur et en lui disant quoi faire…” Quand on lui demande si le carton de la série l’a surpris, le réalisateur de Precious se lance dans un long et intense plaidoyer à base de “Dieu veille sur moi” et de psychanalyse sauvage. Le cœur d’Empire, c’est bien lui. “Je n’aime pas tous les épisodes parce que

je ne les ai pas tous réalisés mais il y a un peu de moi partout, en mode dilué. Cela n’empêche pas mon plaisir de faire cette série. Je considère que j’ai de la chance. Je devrais être mort jeune. Je devrais être en prison, comme mon frère, mes neveux, mes oncles. Je devrais avoir attrapé le sida, comme mes amis et mes amants morts, d’autant que je ne mettais pas de préservatifs. J’aurais dû mourir à cause de la drogue que j’ai absorbée, des attaques cardiaques que j’ai subies. Mais je suis là. J’ai vécu des choses dingues. En tant que producteur, j’ai permis qu’une femme noire remporte un oscar pour la première fois (Halle Berry en 2002 pour A l’ombre de la haine – ndlr). Au moment de l’annonce, je me trouvais au Chateau Marmont avec une pipe à crack dans les mains. Elle m’a invité à la fête de Vanity Fair et je me suis dit que je ne méritais pas d’être là. Aujourd’hui, en regardant les chiffres d’Empire, je n’y crois toujours pas.” La star de la série, pourtant, ce n’est pas lui, ni même l’acteur principal. C’est une femme et elle s’appelle Cookie. Si vous ne la connaissez pas, cela ne devrait plus tarder. Quand elle arrive dans une pièce, tout le monde se crispe ou l’admire, parfois les deux en même temps. L’ex-femme du héros un peu falot incarne à elle seule l’expression difficile à traduire de “ghetto fabulous” – une attitude vraiment too much, bling et nouveau riche, marquée par les manières de la rue. Avec elle, Empire touche instantanément au statut culte, inventant un personnage de méchante digne de JR, jusqu’à son goût pour les chapeaux – mais en version léopard. “Cookie est une sorte de monstre, une force de la nature, commente l’incroyable comédienne Taraji P. Henson, qui l’incarne. Elle a eu des enfants très jeune avec cet homme. Après avoir vendu de la drogue avec lui, elle s’est sacrifiée en prison à sa place car il avait le talent requis pour réussir. Maintenant, il la rejette. Cette fille est blessée. Elle pourrait être un stéréotype mais je fais tout pour qu’elle le dépasse. J’ai étudié Bette Davis pour construire l’histoire de Cookie. J’aime aussi beaucoup Lucille Ball (actrice de sitcom mythique des années 1950 – ndlr). Mais le vrai modèle, c’est mon père. C’est vrai que cette fille marque les esprits. J’ai eu des messages de Mary J. Blige (d’ailleurs présente dans la saison 2 – ndlr), de RZA du Wu-Tang Clan, de Questlove… Je n’ai pas le droit de lui faire dire ‘fuck’ parce que nous sommes sur une chaîne hertzienne grand public, mais tant pis : les injures, je les balance avec les yeux.” Quiconque croise le regard de Cookie saura de quoi parle Taraji P. Henson. Cet aspect cru et incarné fait la force d’Empire, qui ne s’embarrasse par ailleurs d’aucune précaution pour arriver à ses fins. Une machine de guerre dont le monde a besoin. Empire saison 1, le mardi, 20 h 50, W9. Saison 2 diffusée sur Fox

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deux saisons d’enfer En 1965-66, Bob Dylan atteint son sommet artistique et bouscule tout sur son passage. La musique populaire américaine ne sera plus jamais la même. Le douzième volume des Bootleg Series et une exégèse complète des paroles du nouveau prophète permettent de suivre pas à pas cet incroyable cheminement créatif. par Serge Kaganski

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n connaissait son Never Ending Tour, il faut maintenant s’habituer à la “never ending actu” de Bob Dylan. A bientôt 75 ans, le natif de Duluth, Minnesota, est partout. Après l’omni-président, voilà donc l’omni-chanteur-auteurcompositeur, l’incarnation bien vivante de soixante années de rock, à la fois patriarche et “forever young”. Il enchaîne les albums à nouveau inspirés (Tempest, Shadows in the Night), vient de triompher sur les scènes de Paris et de Rouen, alors qu’un bouquin de Greil Marcus sur la fabrication de Like a Rolling Stone a été adapté à la Comédie-Française (Comme une pierre qui…). Mais le morceau de choix de cet automne, c’est un pavé analysant son œuvre gigantesque, chanson par chanson (Bob Dylan, la totale, de Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon), et surtout la suite des superbes Bootleg Series, véritable discographie parallèle officielle, dont le volume 12, consacré aux années d’or 65 et 66 (soit le saint graal dylanien), paraît sous le beau et juste titre de The Cutting Edge. L’objet couvre la trilogie chef-d’œuvrale Bringing It All back Home, Highway 61 Revisited

et Blonde on Blonde, et totalise six CD, mais il existe aussi en compile deux CD ou en collector fou dix-huit CD accessible uniquement par commande sur le site du Zim. 1965 donc. Depuis trois ans, Bob Dylan s’est imposé en barde folk-blues, chroniqueur des marges de l’Amérique et dénonciateur inspiré de ses failles politiques et sociales. Mais il prend un peu en grippe son public trop sérieux de barbus à pipe et col roulé, rêve d’Elvis et de Beatles. Il envoie brouter le peuple folk et branche la prise électrique, troque la chemise de flanelle pour le perfecto, met de l’acide dans son burger bio. Tout cela est annoncé sans mystère dans l’album transitionnel Another Side of Bob Dylan (1964) et la chanson My Back Pages (“J’étais manichéen, j’étais vieux, je suis bien plus jeune maintenant”). C’est la première d’une longue suite de ruptures par un artiste qui a toujours adoré dérouter ses fans. Le changement concerne aussi les textes, fondamentaux chez notre homme. Fini les protestsongs à la Woody Guthrie, les récits sociaux à la Leadbelly : place à Shakespeare, Rimbaud, Ginsberg, Burroughs et l’Ancien Testament. Superbe d’arrogance et de génie, Dylan triple sa mise en jeu, accélère et claque le jackpot de la créativité, qui sera aussi

celui de la postérité. Pendant deux saisons d’enfer, il aligne les merveilles comme à la parade, portant le rock et la poésie à des degrés d’incandescence affolants et rarement atteints depuis. The Cutting Edge permet aujourd’hui de plonger une oreille dans les entrailles de ce jaillissement créatif et c’est fascinant. Graver l’histoire de la culture populaire est un processus qui relève à la fois de la génération spontanée et d’un labeur acharné. On entend ici les versions successives (trois, quatre, cinq, parfois même dix-huit) de ces classiques connus par cœur. Faux départs, groupe mal coordonné, voix mal en place et autres accidents constituent bien sûr une part de ces demos ou alternate takes. Mais l’essentiel, c’est le work in progress, l’oscillation à tâtons entre rock, blues, country, l’hésitation entre la dominante de l’orgue, ou de la guitare, ou de l’harmonica. Prenons Visions of Johanna, que l’on connaît comme une drug ballad hallucinée, à la fois douce et vénéneuse. Toutes les versions de travail sont rapides et nerveuses, et ce n’est qu’à la énième prise que Dylan et son équipe décident de ralentir le tempo pour aboutir à la version qui sera gravée pour l’éternité. A l’inverse, un rock picaresque comme Tombstone

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New York, 1965

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Mais la musique n’est pas tout et serait bien démunie sans la voix et les textes qu’elle propulse – ou qui la propulsent, on ne sait plus trop tellement le son Dylan est un tout océanique, un bloc fracassant impossible à fracasser. Peut-on séparer les vagues de la mer ? L’ouvrage de Margotin et Guesdon nous aide à mieux nager dans l’océan dylanien. Après avoir craché ses quatre vérités à l’empire américain blanc, militariste, raciste et socialement injuste (avec un cinglant talent de conteur), Dylan passe à la poésie majuscule. Après avoir signé l’équivalent

Dylane t le prodige de la guitare blues Mike Bloomfield aux Studios Columbia en 1965

musical des films sociaux de la Fox en noir et blanc, il devient Fellini, Godard et Kenneth Anger en couleurs psychédéliques. Le premier classique de cette révolution textuelle est Subterranean Homesick Blues, sorte de slam avant l’heure craché par un Chuck Berry revisité, cut-up façon Burroughs jouant des assonances (“candle/sandals/scandals/ handles”) et alignant les sentences frappantes (“Don’t follow leaders/Just watch the parking meters” – “Ne suivez pas les leaders/Surveillez juste les parcmètres” ou encore “You don’t need a weather man to know which way the wind blows” – “T’as pas besoin d’un monsieur météo pour savoir où le vent souffle”). Dans le célèbre clip de la chanson, on remarque la présence d’Allen Ginsberg en arrière-plan, comme le signe totémique de la nouvelle écriture dylanienne. Pendant deux années, jusqu’à Blonde on Blonde, c’est un tsunami du Verbe mixant les références bibliques, l’americana repassée à la moulinette, les pincées de Shakespeare, Rimbaud ou Blake, les déclarations d’amour à l’acide et les règlements de comptes à OK choral

Don Hunstein

Blues est proposé ici dans ses costumes bluesy, plus lents et poisseux, avec une dominante d’harmonica comme pêchée dans un juke joint du delta du Mississippi. Les exemples de changements de braquet et de palette sonore abondent et atteignent un point d’acmé avec les seize prises de Like a Rolling Stone. Ce single qui a changé la face du rock et la conscience de la jeunesse de l’époque est ici effeuillé, analysé, disséqué, mis à poil, de la version solo au piano à une dominante guitares et voix, de tentatives plutôt tranquilles au sublime crachat de fiel et de miel que sera la mouture finale. Il en faut des errements, des ratures, des essais avant de trouver l’alignement des planètes qui fait les classiques immortels. Mais les brouillons sont souvent aussi beaux que les copies définitives (je préfère les moutures de la chanson Highway 61 délestées de l’espèce de sifflet bizarre de la prise finale). Dylan tenait dans sa manche cinq Bringing It All back Home possibles, dix Highway 61, quinze Blonde on Blonde – des tas de chefs-d’œuvre potentiels différents, et c’est vertigineux. Autre vertige des aléas hasardeux de l’histoire : Al Kooper. Engagé comme guitariste, Dylan lui préfère finalement Mike Bloomfield, prodige du blues électrique. Qu’à cela ne tienne, Kooper sera déplacé à l’orgue, instrument dont il ne maîtrise que des rudiments. Au final, cet organiste de circonstance cimente le son Dylan et écrit l’histoire du rock. Bruce Springsteen prendra bonne note de cette formule alchimique sonique parmi des centaines de groupes qui tenteront vainement d’imiter l’alliage mercuriel orgue-piano-guitares.

où les mots remplacent les balles. Dans ce paysage psychépop et picaresque, comme du Cervantes explosé par Timothy Leary, les images jaillissent en flot ininterrompu. Abraham est convié à sacrifier son fils sur la highway 61 au crossroad maléfique du blues (Highway 61 Revisited), les filles de bonne famille se retrouvent à la rue et elles y apprennent la vie plus sûrement que dans leurs collèges privés (Like a Rolling Stone), Beethoven côtoie saint Jean-Baptiste, Jezabel, Cecil B. DeMille, Paul Revere et Ma Rainey sur fond de blues et de western (Tombstone Blues), alors que sur la Desolation Row errent Caïn et Abel, Cendrillon, le bossu de Notre-Dame, Ophélie, Ezra Pound, T. S. Eliot et Einstein déguisé en Robin des Bois. Dans la chambre d’une certaine Louise, on passe de l’autre côté du miroir de Lewis Carroll et d’obsédantes visions de Johanna reviennent en boucle. Visions of Johanna est l’un des sublimes sommets de Blonde on Blonde et de toute l’histoire du songwriting. Et puis il y a les chansons d’amour, version Dylan. Dans One of Us Must Know, “tôt ou tard, l’un de nous doit savoir que

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Dylan passe à la poésie majuscule, devient Fellini, Godard et Kenneth Anger en couleurs psychédéliques c’est terminé”, alors que dans Just Like a Woman, le barde parle d’une femme qui “fait l’amour comme une femme, qui a le cœur gros comme une femme mais qui rompt comme une petite fille”, ce qui avait irrité les féministes à l’époque. Positively 4th Street est sans doute l’étalon-or indépassable de la chanson trempée dans le curare. On ne saurait dire si elle est adressée à un ami ou une ex, voire aux cercles folk qui l’ont hué sur scène quand il a branché l’électricité, mais son texte est imparable : “I wish that for just one day, you could be inside my shoes, you would know what a drag it is to see you” – “Si seulement, juste un jour, tu te mettais à ma place, tu saurais quelle plaie c’est de te voir”. Toutes les strophes sont de ce tonneau : la vengeance est un plat qui se mange glacial. Ces love songs amères étaient-elles dédiées à Joan Baez, Edie Sedgwick,

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Nico, Suze Rotolo ? On sait que la plus belle et la moins acide est consacrée à son épouse Sara. Sad Eyes Lady of the Lowlands est un long poème amoureux, une revisite du Cantique des cantiques. Dylan enchaîne les métaphores sensuelles – “ta bouche de mercure, tes yeux de fumée, ta peau de soie” – sur cette longue ballade hypnotique enregistrée aux petites heures du matin, comme en témoigne le gardien du studio… Kris Kristofferson : “Je voyais Dylan assis au piano, en train d’écrire depuis le début de la nuit, des lunettes de soleil sur le nez. Les musiciens jouaient aux cartes, en attendant qu’il ait fini d’écrire.” Ces années 65-66, c’était comme prendre le rock et la poésie sur une moto et rouler à 180 sur une route escarpée. Précisément, ce voyage créatif à tombeau ouvert s’achève par un véritable accident de moto, sur une route de campagne, près de Woodstock. L’archange Dylan est

fauché en plein vol. Suivront dix-huit mois de silence. Puis la réapparition avec l’album John Wesley Harding : retour au dénuement acoustique, à des textes qui conservent l’imagerie américaine et biblique mais dépouillée de son surréalisme psychédélique, de ses audaces picaresques, à contre-courant de la vague hippie qui explose alors. Un apaisement, une autre histoire, un virage, un autre chapitre du grand livre de Dylan, qui secrétera aussi ses beautés, plus modestes, moins flamboyantes. Le grand incendie des années 65-66 est passé et ne reviendra jamais. albums Bob Dylan, The Cutting Edge 1965-1966 ; The Bootleg series vol. 12, 6 CD (Columbia/Legacy) The Best of The Cutting Edge, 2 CD (Columbia/Legacy) livre Bob Dylan, la totale de Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon, 704 p., 49,90 € (Chêne)

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Amy Schumer et Dave Attell

Crazy Amy de Judd Apatow Grâce à Amy Schumer, le réalisateur de 40 ans, mode d’emploi change de corps et de cerveau pour mieux se retrouver. Ou comment se dépêtrer de ses névroses en s’amusant.

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n l’avait laissé il y a presque trois ans, à Los Angeles, empêtré dans ses turpitudes de couple, ses réflexes de vieux garçon un brin psychorigide, sa crise existentielle de quadragénaire successful et cependant toujours inquiet. Le film s’appelait 40 ans, mode d’emploi, il constituait une forme d’aboutissement dans l’autofiction, et la fin d’un des chapitres les plus passionnants écrits dans le grand livre de la comédie américaine… On le retrouve aujourd’hui à New York, quinze années de moins au compteur, une belle chevelure blonde, et des formes féminines à faire baver n’importe quel personnage de ses précédents films. Non, Judd Apatow n’a pas changé de sexe : il s’est simplement déterritorialisé, pour reprendre le concept développé par Gilles Deleuze et Felix Guattari dans L’Anti-Œdipe en 1972. Soit l’idée, pour le dire très simplement, de déporter ailleurs un ensemble d’attributs afin de mieux se retrouver soi-même – soi-même

en quelqu’un d’autre. Ces attributs sont, en l’occurrence, géographiques, sexuels, et temporels : écrit et interprété par Amy Schumer, une comédienne new-yorkaise de 33 ans, quasi inconnue jusque-là, Crazy Amy est réalisé par un (désormais) vieux briscard ayant fait carrière à Hollywood, qui a trouvé dans cet autre cerveau et cet autre corps une continuation des siens propres. Le caractère quelque peu mutant de l’œuvre peut se lire dès son prologue : dans une banlieue américaine, un père divorcé parle à ses deux petites filles, 10 ans maximum pour la plus grande, assises sur le capot de la voiture ; il leur demande de répéter après lui, comme un mantra, que “la monogamie n’est pas réaliste”. Cut. Après le prologue, on retrouve l’aînée vingt-trois ans plus tard, de nos jours donc,

le cinéaste a toujours été obsédé par le legs psychique des parents à leurs enfants

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profondément marquée par l’édit paternel, essayant de se frayer un chemin dans la grande jungle de l’amour, cherchant à préserver sa relation avec ce père désormais malade et sa sœur devenue quelque peu amère (Brie Larson, touchante). Un détail frappe dans cette introduction : sa temporalité. Si l’on en croit la notice biographique (et les traits) d’Amy Schumer, celle-ci avait 10 ans au début des années 90 ; or le prologue, si l’on en croit les vêtements, la voiture, les couleurs et le grain de la pellicule, date du milieu des années 70… Soit le moment où Apatow, et non Schumer, avait 10 ans. C’est donc son propre souvenir qu’il filme là, même si l’histoire n’est pas la sienne. Qu’est-ce à dire ? Que le cinéaste, qui a toujours été obsédé par le legs psychique des parents à leurs enfants – communément appelé névrose –, trouve ici matière à actualiser son cinéma dans une autre écriture que la sienne. Celle d’Amy Schumer a le mérite d’être enlevée, efficace, perspicace. A l’instar de Lena Dunham, autre protégée d’Apatow, elle aime exposer les situations les plus embarrassantes et en épuiser toutes les possibilités, mais diverge de sa consœur par un comique plus direct, plus franc. On ne tourne pas autour du pot dans Crazy Amy, et cela donne lieu à des scènes d’une vitalité étonnante – les seconds rôles, comme Tilda Swinton, méconnaissable,

ou le basketteur LeBron James y étant pour beaucoup. Le réalisateur de 40 ans, toujours puceau se fait ainsi une seconde jeunesse. Reste, comme toujours, la question de la morale apatowesque. Son cinéma, leur cinéma, n’est assurément pas subversif. Il est plutôt adaptatif. Il s’agit toujours d’y décrire les relations hommes-femmes telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être, et partant, de filmer le processus par lequel chacun trouve au mieux sa place dans ce système. L’important n’est ainsi pas l’arrivée mais le chemin emprunté. Aussi, on peut regretter que le dénouement soit une forme de reterritorialisation, pour paraphraser à nouveau Deleuze. Mais cela ne doit pas être confondu avec un renoncement, un assujettissement à une norme, ou un jugement moral : parce qu’on a suivi dans le détail le parcours d’Amy, parce qu’on l’a vue se dépêtrer de ses névroses, parce qu’on a appris avec elle à aimer l’homme qui l’a convaincue que la monogamie était possible (Bill Hader, qui trouve enfin un rôle à sa mesure), son choix final résonne comme une évidence. Pas si crazy, Amy. Jacky Goldberg Crazy Amy de Judd Apatow, avec Amy Schumer, Bill Hader, Brie Larson, Tilda Swinton (E.-U., 2015, 2 h 05) 18.11.2015 les inrockuptibles 73

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Macbeth de Justin Kurzel avec Michael Fassbender, Marion Cotillard (G.-B., Fr., E.-U., 2015, 1 h 53)

L’Hermine

de Christian Vincent Film de procès d’assises au scénario qui ne s’intéresse à rien, sauf aux émois amoureux vaseux du président Luchini.

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u film de procès, genre d’ailleurs très peu français, il ne semble rester dans L’Hermine qu’une série de désistements au premier desquels la dissolution pure et simple du cas judiciaire : le film laisse peu à peu tomber l’élucidation de l’affaire criminelle dont on pensait qu’elle allait former sa colonne vertébrale. Là réside une inversion des rôles plutôt culottée : alors qu’on pensait regarder une intrigue à travers la lentille du procès, c’est le procès qui est regardé à travers la lentille de ce qui n’est d’ailleurs plus qu’une anecdote, une simple formalité de scénario – en l’occurrence un infanticide dans la région de Calais. Christian Vincent se penche sur l’appareil judiciaire en lui-même, et pourquoi pas, quitte à se poser les bonnes questions. Celle qu’il pose en premier lieu n’est pas neuve : comment faire fonctionner une justice alors que l’homme est faillible ? L’accusé est têtu comme une mule, le jury n’est pas exempt de préjugés, les témoignages pataugent, l’équipage du tribunal rivalise de pleutrerie. Mais le film se prend les pieds dans

le tapis et simplifie le problème ainsi : comment faire fonctionner une justice alors que le peuple est bête ? Avec son casting à gueules frisant le Bruno Dumont, L’Hermine brade à très bas prix sa représentation des classes prolétaires (allant jusqu’à coller un épouvantable accent picard à la Corinne Masiero de Louise Wimmer) et fait de la délibération une sorte de “Douze Ch’tis en colère” à la limite du tolérable. On peine de toute façon à comprendre ce qui intéresse vraiment Christian Vincent, puisque le film déclare peu à peu forfait sur tout ce qu’il avait entamé (comment un script aussi mal fagoté a-t-il pu gagner le prix du meilleur scénario à Venise ?) pour ne retomber que sur sa partie la plus convenue et la moins intéressante : les petites amourettes du juge Racine, morne président de cour d’assises troublé un beau matin par la présence dans son jury d’une femme jadis aimée. Le repli est navrant et ne semble même pas conscient de ce qu’il a liquidé au passage. Théo Ribeton

Shakespeare n’est jamais sûr. On ne fera pas l’insulte à Justin Kurzel, réalisateur australien révélé en 2011 par Les Crimes de Snowtown, de décréter son Macbeth “raconté par un idiot”, mais choisir comme équivalence formelle au “monde plein de bruit et de fureur” shakespearien un style visuel fondé sur la caméra à l’épaule, un montage tout en hachis et dissonances et des effets de ralentis déréalisants, est tout de même un petit peu tautologique. Kurzel s’ingénie à rendre les conflits dramatiques de la pièce illisibles à force de coupes et d’ellipses, pour ne privilégier qu’une transe visuelle et faire jouer un Michael Fassbender au même diapason de surrégime. Bref, beaucoup de bruit et de fureur pour rien. Jean-Marc Lalanne

L’Hermine de Christian Vincent, avec Fabrice Luchini, Sidse Babett Knudsen (Fr., 2015, 1 h 38)

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Je suis un soldat de Laurent Larivière Louise Bourgoin plongée dans un film social univoquement grisâtre. out fout le camp dans la vie saxon grimaçant, où aucun détail, de Sandrine. Au chômage à 30 ans, aucune scène, aucune virgule narrative ne obligée de revenir squatter s’envisage autrement que sous un angle la maison de sa mère dans la performatif. Dans sa direction artistique banlieue de Roubaix, elle accepte un poste grisâtre, sa manière volontariste de d’assistante dans un chenil, dont elle saisir une Louise Bourgoin au naturel ne va pas tarder à découvrir qu’il sert de (i.e. sans maquillage, et affublée d’un pull plaque tournante à un vaste trafic de chiens, affreux), mais aussi dans sa description façon Donnie Brasco chez les toutous. ultrafolklorique du milieu mafieux, Aspirée dans un engrenage criminel par le film semble tout entier aspiré par un nécessité économique, l’héroïne entre peu impératif vériste un peu décoratif, sans à peu en résistance et met au jour une aucun horizon imaginaire. organisation mafieuse originaire d’Europe Même lorsqu’il fait un écart romanesque, de l’Est. Réinterpréter le film social à l’aune à la faveur d’une soudaine love story entre des codes du polar, c’était déjà l’opération son héroïne et un pieux médecin (Laurent miraculeuse du film des frères Dardenne, Capelluto, l’un des secrets les mieux gardés Deux jours, une nuit, qui propulsait du cinéma français), c’est encore au prix Marion Cotillard dans une sorte de quête d’un tour de force sulpicien : jusque dans son haletante pour sauver son job. Laurent érotisme, le film se refuse de voir au-delà Larivière a beaucoup moins de réussite. de l’écume triste du réel. Romain Blondeau Auteur de courts métrages remarqués depuis quinze ans, dont le bel hommage Je suis un soldat de Laurent Larivière, avec Louise Bourgoin, Jean-Hugues Anglade, à la cinéphilie Les Larmes, il trébuche Laurent Capelluto (Fr., Bel., 2015, 1 h 37) ici sur le chemin d’un naturalisme anglo-

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Made in France de Nicolas Boukhrief avec Malik Zidi, Dimitri Storoge, François Civil (Fr., 2015, 1 h 34)

Le terrorisme pour les nuls dans un polar très anecdotique. inédite entre l’efficacité Une campagne marketing du cinéma d’action assez inélégante n’aura pas manqué de le rappeler : et l’hyperréalisme documentaire. Or c’est Made in France est précisément là que le bât un film “visionnaire et sans blesse : plutôt habile sur concession”. Visionnaire, parce que Nicolas Boukhrief son versant spectaculaire, qui rejoue dans un style sec, en a commencé l’écriture fiévreux et sans fioriture en 2011, bien avant que les tous les codes des récits attentats de Toulouse et de d’infiltration façon Charlie Hebdo ne remettent Scorsese, le film se révèle le terrorisme islamiste au cœur de l’actualité. Sans impuissant dès lors qu’il s’extrait du genre et tente concession, parce que le cinéaste, auteur de polars d’explorer la question de l’islamisme radical. hard boiled plus ou moins Décrivant les mécanismes réussis (Le Convoyeur, d’une cellule jihadiste Cortex, Gardiens de l’ordre) à travers les portraits a décidé d’aborder ce sujet d’apprentis combattants très sensible en ne cédant rien sur son désir de fiction, aux diverses motivations, l’auteur n’apporte que des cherchant une articulation

solutions psychologiques grossières à l’énigme du terrorisme moderne : tel mec épousant l’islamisme par revanche familiale, tel autre pour éprouver sa passion des flingues, des jeux vidéo et de Tony Montana. Tout en veillant à ne stigmatiser personne, Boukhrief dresse un petit inventaire de clichés auquel on préférera, sur le même sujet, l’empathie et le trouble dialectique de La Désintégration de Philippe Faucon, un autre film visionnaire. Romain Blondeau 18.11.2015 les inrockuptibles 75

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Joe Hill de Bo Widerberg Geste buissonnière sur le pionnier du protest-song, condamné à mort en 1915. ernier acte d’une réédition en deux Stylistiquement, le cinéaste aborde parties du best-of de Bo Widerberg, le film sur le mode ludique et buissonnier cousin fantasque et naturaliste de son drame romantique Elvira Madigan d’Ingmar Bergman. Beaucoup plus (1967, avec le même acteur masculin pop, Widerberg était, lui, en prise directe avec Thommy Berggren). La partie son temps, les bouillantes années 60-70. new-yorkaise (l’arrivée aux Etats-Unis) Cinéaste engagé, il a illustré comme Ken est à notre sens la meilleure, car tirant Loach diverses luttes politiques. Exemple un parti génial de moyens réduits et éclatant, son unique film américain où circonscrivant l’action à quelques coins il retrace le parcours de Joe Hill, working de rue pour évoquer la vie locale en 1900 class hero auteur de célèbres protestavec une vérité primitive inconnue dans songs. Joe Hill alias Joseph Hillström était les films d’époque ; la suite, sur l’errance un hobo mythique, condamné à mort pour de Hill à travers les Etats-Unis et sa un meurtre qu’il n’avait sûrement pas découverte du mouvement ouvrier, auquel commis. Martyr de la classe ouvrière, il fut il adhérera, a, elle, de grandes vertus exécuté en 1915 (d’où la ressortie du film, picaresques. qui marque le centenaire). Certes, le romantisme naturaliste Ce n’est pas par hasard que Widerberg et le ludisme l’emportent sur l’exactitude s’intéresse à lui : Hillström était né en Suède historique et l’engagement politique, mais en 1879 sous le nom de Joel Emmanuel ainsi Widerberg traduit la part de fougue et Hägglund et avait émigré aux Etats-Unis de générosité sous-tendant l’anarchisme en 1902. Le film concerne essentiellement – dont le mot clé n’est pas “désordre” mais la fin de sa courte existence, où il s’engagea “fraternité”. Vincent Ostria résolument dans l’anarcho-syndicalisme en devenant un wobbly – membre Joe Hill de Bo Widerberg, avec Thommy Berggren (Suè./E.-U., 1971, 1 h 57, reprise) de l’Industrial Workers of the World.

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Les Amitiés invisibles de Christoph Hochhaüsler avec Florian David (All., Fr., 2014, 1 h 53)

Thriller politico-policier virtuose et prise de tête. Un journaliste d’investigation lance une stagiaire sur un fait divers improbable (un homme s’est jeté dans une fosse aux ours), qui pourrait être lié à des activités troubles de l’armée allemande, en cheville ou non avec une multinationale chimique. Synopsis partiel d’un film abscons qui se voudrait dans la lignée des thrillers

politiques US des seventies, mais se noie dans ses propres tours de passepasse. “Parce que je n’ai jamais voulu être explicite, dit le cinéaste, la difficulté était de laisser deviner la surface immergée de l’iceberg sans en révéler les détails.” Le problème est qu’on ne devine pas vraiment, ou mal. Certes, le héros est surveillé, manipulé,

mais par qui exactement et pourquoi ? A force de vouloir être élégant, on obtient une œuvre cosmétique qui exprime surtout un climat. En plus, la musique hypnotique et le filmage pendulaire ou tournoyant produisent un effet de distanciation et une sorte de vertige qui brouillent l’action, les personnages, les péripéties. V. O.

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El Club

de Pablo Larraín Les secrets sordides d’une communauté religieuse isolée vus par un cinéaste impitoyable.

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près sa trilogie sur le Chili de Pinochet, Pablo Larraín, pourfendeur des déviances sociales et/ou politiques, s’occupe des prêtres pédophiles. Il le fait à sa manière, elle-même déviante, et toujours radicale. Comme d’habitude, cela se traduit tout d’abord par un travail particulier sur l’image, que l’on pourrait décrire comme brute et crépusculaire ; Larraín, ennemi de la haute définition qu’il taxe de “virus”, a employé des lentilles russes du début des années 60 et des filtres (“les mêmes qu’utilisait Tarkovski”, souligne-t-il). D’où une tonalité assez… soviétique. Cela a pour vertu, ou défaut, selon le point de vue, de rendre le tableau plus archaïque, trivial, voire sordide. Mais on peut également déceler un humour sous-jacent, un peu malade, dans cette vision d’un groupe d’hommes d’un certain âge et d’apparence assez quelconque, qui vivent ensemble dans une bicoque au bord de la mer et élèvent un lévrier de course avec lequel ils font des paris. Au départ, rien ne dit que ce sont des religieux, ni pourquoi ils se trouvent ainsi mis au rancart dans une petite ville côtière du Chili. On découvre la vérité petit à petit. Larraín a le don de faire monter insidieusement la tension et l’horreur ordinaire. Il finira par mettre les points sur les “i” et par pousser le malaise à son

comble. L’enfer sera amorcé avec l’arrivée d’une ancienne victime d’un de ces curés apparemment tranquilles, qui va décrire à tue-tête et avec précision les viols dont il fut victime, puis camper devant la maison des prêtres. Comme dans ses précédents films, le cinéaste opte pour une approche très tortueuse, ou du moins trompeuse. C’est en faisant exploser la situation qu’il la résoudra, suggérant in fine un modus vivendi déglingué. Quant à savoir quel est le moteur de Pablo Larraín, le malaise ou bien la provocation, notre cœur balance. Ici, malgré quelques actes explicites, l’essentiel passe par la parole, crue et théâtralisée (le sujet provient d’ailleurs d’une pièce écrite par le cinéaste). Quoi qu’il en soit, Larraín reste de film en film – sauf dans No, sa parenthèse pop – un cinéaste de la cruauté. Mais une cruauté d’autant plus dérangeante qu’elle n’est pas codifiée ni stéréotypée. Elle se manifeste souvent par une violence absurde, dans un contexte atypique aux apparences banales. S’il y a un cinéaste aux antipodes des genres, c’est bien Pablo Larraín, qui ne magnifie jamais l’horreur, au contraire. Il préfère insister sur la perversité humaine, qu’il traque comme une bête immonde. V. O. El Club de Pablo Larraín, avec Alfredo Castro, Roberto Farías, Antonia Zegers (Chili, 2015, 1 h 37) 18.11.2015 les inrockuptibles 77

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Mersey pour la lumière Depuis sa tanière des environs de Liverpool, l’ancien guitariste surdoué de The Coral, Bill Ryder-Jones, a apaisé ses tourments. Sur son nouvel album, il renoue avec l’esprit de groupe et rebranche l’électricité.

E Ecoutez les albums de la semaine sur

n 1996, à 13 ans, Bill Ryder-Jones devient le guitariste principal d’un petit groupe de copains qui ont tous grandi autour de l’estuaire de la Mersey, à deux pas de Liverpool. Avec une euphorie et une inconscience propres à leur âge, les ados de The Coral peaufinent leurs idées farfelues. Leurs concerts dans la région ne passent pas inaperçus. C’est en les découvrant sur scène qu’Alan Wills, décédé l’an dernier dans un accident de vélo, décida de sauter le pas au tout début des années 2000 pour créer son propre label, Deltasonic, qui devint par la suite la maison-mère d’une ribambelle de talents de cette région fertile. Pour une raison incompréhensible, The Coral ne décrocha pas la gloire que ses albums espiègles méritaient, mais le retour de la pop à guitares ne lui est pas étranger. Aujourd’hui, la trentaine passée, Bill Ryder-Jones a conservé ses airs d’enfant perdu qui porte des fulgurances électriques

inouïes sur ses frêles épaules. Depuis qu’il a quitté The Coral en 2008, hanté par des crises d’anxiété et d’agoraphobie, il a plusieurs fois fréquenté l’obscurité. “J’ai eu un blocage mental quand j’avais 8 ans, donc je ne garde de mon enfance que des souvenirs très vagues. Mes parents avaient tous les deux leurs propres problèmes. Ils s’en sont sortis sans jamais en parler et ça peut être oppressant. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à dire que j’ai connu des périodes difficiles liées à la drogue, l’automutilation, la maladie.” Il a beau s’exprimer à cœur ouvert sur ces expéditions dans les ténèbres, la pudeur et l’humilité ne quittent jamais cette âme sensible qui doit son salut à la musique. Pour se reconstruire, il se retranche chez sa mère, dans la chambre de son enfance, et se met à composer au piano des instrumentaux crépusculaires et des bandes-son pour des courts métrages, encouragé par Laurence Bell, le patron bienveillant du label Domino. Conçu comme la bande originale d’un film imaginaire,

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Rachel King

“j’étais à deux doigts de sortir un mauvais album, mais je me suis repris en main”

If… (2011), son premier album solo, met soigneusement en musique chaque chapitre d’un roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Pour l’occasion, il s’accompagne d’un orchestre philharmonique, loin des lads de Liverpool. Le guitariste précoce s’est métamorphosé en un compositeur multi-instrumentiste. En parallèle, il reprend confiance à travers plusieurs collaborations de taille. Il prête main forte à Alex Turner en posant sa guitare sur deux morceaux du Submarine ep, élaboré pour le film du même nom. Quelques années plus tôt, les deux Anglais avaient déjà joué ensemble pour une face B des Last Shadow Puppets. Plus récemment, ils se rejoignent sur un titre d’AM, le dernier album en date des Arctic Monkeys et, lors de la tournée qui s’ensuit, le groupe invite Bill Ryder-Jones à l’accompagner sur scène. Bill a également travaillé avec Graham Coxon en 2011, sur une chanson pour une pub Converse. Il a aussi joué les intermédiaires pour présenter Anna Calvi, encore inconnue, à Laurence Bell qui s’empressa de la signer. Ces derniers temps, il a assuré la production de plusieurs albums, des Wytches à Hooton Tennis Club.

Son CV a de quoi donner le tournis, mais ne pas compter sur lui pour énumérer ses prouesses, torse bombé. D’une modestie touchante, Bill Ryder-Jones a toujours préféré rester dans l’ombre et poursuivre discrètement son échappée solitaire. Sorti en 2013, A Bad Wind Blows in My Heart, son deuxième album sous son propre nom, s’éloigne des instrumentaux et du classique pour revenir vers des mélodies dépouillées, teintées de pop intimiste. Décomplexé, il devient un chanteur au timbre fragile, tendrement écorché, qui semble effleurer du bout des lèvres ses morceaux. Cette voix paraît plus apaisée sur son nouvel album, West Kirby County Primary. “Mes deux premiers disques sont arrivés en l’espace de six mois, dans un grand flot de créativité. C’était différent cette fois. J’ai commencé par des demos et j’ai essayé de faire autre chose pour ne pas me répéter. Mais je me suis rendu compte que ça n’allait pas. Je n’y prenais aucun plaisir. Donc je suis reparti de zéro en ressortant les deux premiers morceaux que j’avais écrits depuis l’album précédent, Daniel et Satellites, qui parlent de sujets qui me tiennent à cœur. Je venais de passer six mois à boire sans doute un peu trop, à passer trop de temps sur les canapés de mes amis, au lieu d’être chez moi à écrire. J’étais à deux doigts de sortir un mauvais album, mais je me suis repris en main et j’ai recommencé à composer très rapidement. Il y a un côté très addictif dans cette énergie.” Il a visiblement retrouvé la lumière sur ces nouvelles chansons qui rappellent autant la nonchalance chiffonnée de Pavement que les comptines patraques du Velvet Underground. Désormais entouré d’un groupe, il revisite les éclairs d’électricité de ses débuts avec souplesse et dextérité sur ces dix morceaux où la décontraction générale n’éclipse pas une part de douleur toujours palpable. You Can’t Hide a Light with the Dark, rappelle l’un des titres. Même quand il s’aventure vers des contrées sombres ou accidentées, le songwriting éblouissant de Bill RyderJones brille dans le noir. Noémie Lecoq album West Kirby County Primary (Domino) concerts le 10 décembre à Paris (Point Ephémère), le 12 à Lille, le 22 mai à Paris (Zénith) 18.11.2015 les inrockuptibles 79

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Louisahhh!!!

Leonard Cohen repris en chœur Dans les disques de Leonard Cohen, c’est parfois les chœurs féminins que l’on préfère. C’est donc grande joie, et même extase, de découvrir Anonymous Choir Sings Leonard Cohen, un album de reprises a cappella par la chanteuse du groupe américain Dark Dark Dark en compagnie d’une quinzaine de choristes. Le disque est magnifique, et le prochain concert (le 20 décembre au 104 à Paris) devrait l’être tout autant.

village musical Qui a dit qu’il n’y avait pas de festivals en hiver ? Pour sa deuxième édition, le Music Village se réinstalle aux Arcs, du 11 au 13 décembre. Au programme, deux labels pour des têtes d’affiche collectives : Bromance (avec Brodinski, Club Cheval, Louisahhh!!!, Gener8ion) et Roche Musique (avec Darius, FKJ, Zimmer, Dabeull, Cezaire…). De quoi donner envie de chausser les skis et se perdre en musique dans la vallée de la Tarentaise. lesarcs-musicvillage.com

Il est sur tous les fronts. Après Manipulator en solo l’année dernière, puis son nouveau disque avec Fuzz ou encore des projets comme GØGGS, on ne pensait pas que l’Américain Ty Segall nous réservait encore des surprises. Et pourtant, son label Drag City a envoyé d’étranges VHS à certains médias américains, qui ont ainsi pu découvrir un album intégral de onze chansons. Durée : environ quarante minutes. Attente : infinie. Pas encore de date de sortie pour cet album titré Emotional Mugger.

C’est un des grands rendez-vous de la découverte musicale en Europe chaque année. Eurosonic, installé à Noorderslag aux Pays-Bas, se tiendra du 13 au 16 janvier. On pourra y voir des concerts de dizaines d’artistes dont Blossoms, Violet Skies, Sarah P., Postaal, Ninos Du Brasil, Forever Pavot ou encore Jeanne Added, qu’on connaît déjà. Pour le reste, une certitude : ça ne saurait tarder. eurosonic-noorderslag.nl

la surprise de Booba

Loïc Ercolessi

Denee Petracek

Europe sonique

Ty Segall en VHS

C’est officiel, Booba dévoilera Nero Nemesis, très prochainement, quelques mois seulement après D.U.C. Ce nouvel album comprend treize titres, dont Validée, dévoilé il y a peu (en feat. avec Benash du collectif 40 000 Gang). Il paraîtra le 4 décembre, veille de son concert à Paris-Bercy – sortie qui correspond à celle d’un nouvel album… de Rohff, son meilleur ennemi. La guerre est déclarée.

neuf

Tuxedomoon COMPNY

Beach Youth Alerte, Français talentueux ! Avec à la fois une désinvolture désarmante et un sentiment d’urgence exacerbé, Beach Youth se joue de l’héritage éblouissant des Drums pour balader un premier ep depuis les plages de Caen jusqu’à celles de Los Angeles, où le groupe est récemment parti enregistrer. Vivement la suite. soundcloud.com/beach-youth

Yimmy Yayo

Tod Seelie

Nona Marie Invie, de Dark Dark Dark, et ses choristes

On reste dans un genre de pop solaire avec les Londoniens de COMPNY, qui devraient en trouver, de la compagnie. Dans leurs premiers morceaux produits par Barny Barnicott (Arctic Monkeys, Bombay Bicycle Club ou Peace), ils séduisent et donnent envie d’aller surfer entre potes, en disant merde à tout le reste. facebook.com/compnymusic

The Jam Double dose de confiture pour Noël avec, tout d’abord, un coffret CD de six concerts issus de chaque époque du groupe, de 77 à 82. En parallèle sort en DVD le beau documentaire About the Young Idea, sur l’histoire du power-trio, avec en prime DVD et CD du concert de l’émission Rockpalast en 80. Fire and Skill (coffret Universal) About the Young Idea (Eagle/Universal)

L’un des groupes les plus sophistiqués de la new-wave, qui aura tracé une ligne directe entre la Californie et le Benelux, voit une partie de son opulente discographie réunie dans un beau coffret vinyle qui contient neuf albums et une dixième galette d’inédits baptisée Appendix. Le tout décrypté dans un livre de 28 pages. The Vinyl Box (Crammed Disc)

vintage

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les violences tribales de William Golding croisent les lumières d’Edouard Glissant ou de Juliette Gréco

la cicatrice intérieure Le rappeur Abd al Malik revient avec la rage au ventre et signe un disque majeur produit par le ponte de la techno Laurent Garnier.

 I

l y a l’urgence et la pression sonore, le verbe et la morgue. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu Abd al Malik rapper avec cette hargne, et on n’a probablement jamais entendu Laurent Garnier coucher sur bande ce genre de 4/4. Si l’alliance du rap et de la techno étonne, cette collusion supersonique ne doit pourtant rien au hasard. Le rap et la techno sont nés à la même époque, dans les mêmes lieux, derrière les mêmes platines : “Ces musiques sont nées sous les doigts des mêmes producteurs, commente ainsi Laurent Garnier. Quand j’ai débuté à l’Hacienda en 1987, je jouais autant

de hip-hop que de house et ça ne posait de problème à personne.” Nés entre Detroit, New York et Chicago, rap et techno ont en effet beaucoup en commun, en dépit de leurs publics, qui se sont séparés à la fin des années 1980 au point de se mépriser. Mais pour Abd al Malik, qui a grandi à Strasbourg où il fonda le groupe de rap N.A.P., rien n’est plus incompréhensible : “Nous étions frontaliers de l’Allemagne, l’electro était notre quotidien, précise-t-il. Dans les clubs allemands, on écoutait Colonel Abrams, Kraftwerk et Jackmaster. La techno ne nous a jamais parue étrange, alors qu’elle l’était pour la majorité

des rappeurs français à cette époque, ce qui me mettait très mal à l’aise.” Scarifications est un creuset où s’entrechoquent nappes lunaires, beats en acier trempé et piments de synthèse, rapping sidérant et instants de grâce. Un texte électrique peuplé de dieux instrumentalisés, de soldes payables en dollars, d’amours indicibles et de derviches tourneurs qui revendent du shit sur fond de breakbeat. C’est là le second aspect marquant de ce disque qui nous rappelle que Malik, en dépit des élégies qu’il disperse depuis des années sur des disques fadasses, est autre chose qu’un slameur qui tire de beaux discours, autre chose

qu’une version acceptable de la “culture urbaine” que saluent des médias qui l’adulent autant qu’ils la méprisent. Sur Scarifications, il renoue avec un rap mordant, baise son slam sympathique, évite les paraboles sur l’amour et les oiseaux pour heurter l’intime. La faute aux pulsations digitales de Garnier mais pas seulement : ce disque a été pensé et en partie écrit durant la réalisation de Qu’Allah bénisse la France, le premier long métrage d’Abd al Malik, sorti en 2014. Ces histoires d’adolescent mal dans sa cour d’école, de dealers et d’amis trépassés reviennent en urgence dans la gueule du rappeur. “Ce film, qui parle de ma vie, m’a poussé à revenir, physiquement, dans des zones où je n’avais pas forcément envie d’aller. Je suis revenu pendant un an dans la cité où j’ai grandi, et beaucoup de choses sont remontées à la surface.” Ce sont ces émotions qui font de Scarifications un pavé vivant, ramonant les combles, tirant des leçons de ces méfaits dont on n’est jamais très fiers, où les violences tribales de William Golding croisent les lumières d’Edouard Glissant ou de Juliette Gréco, empruntant à la chanson française comme au rap underground, à la haute littérature comme au baratin des voyous. Thomas Blondeau album Scarifications (Pias) concerts le 10 décembre à Valenciennes, le 14 janvier à Mâcon, le 22 à La Chapellesur-Erdre, le 4 février à Annecy, les 6 et 7 à Marciac, le 3 mars à Paris (Gaîté Lyrique) abdalmalik.fr 18.11.2015 les inrockuptibles 81

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Floating Points Grandiloquent mais radical, le premier album d’un producteur singulier. Docteur en neurosciences à l’Université de Londres (!), Sam Shepherd – aka Floating Points – n’est pas vraiment un rigolo en ce qui concerne ses ambitions artistiques. Avec son premier album, Elaenia (un nom d’oiseau qu’il dit avoir trouvé dans un rêve), il déverse l’expérience accumulée ces dernières années en tant que DJ et laborantin studieux. On y retrouve une épopée électronique sans concession, pensée entre jazz, post-rock et musique néoclassique – rien de très évident au premier abord. Ainsi, cet album pourra impressionner, voire être un poil surestimé bien que certains moments de bravoure (sur Silhouettes I, II et III ou Elaenia notamment) laissent effectivement sur le cul. Mais dans le genre mindfuck électronique, certains lui préféreront le dernier Oneohtrix Point Never… Pour écouter les deux, on conseille une santé mentale du genre solide. Maxime de Abreu floatingpoints.co.uk

LePetitRusse

Elaenia Pluto/La Baleine

Safia Nolin Limoilou Bonsound Pour se faire pardonner de nous envoyer d’insupportables Castafiore, le Québec se rattrape en une fois avec une jeune songwritrice fragile et bouleversante. a première trace de Safia Nolin et de pirlouits électriques, un genre date de l’automne 2009. de slow-core acoustique, tendu et indolent, Sur YouTube, une vidéo lo-fi au coin du feu et parfois tombé dedans, parmi des millions d’autres, où comme on en entendait dans les meilleurs une jeune femme pour qui la vie disques tristes des années 90. n’a pas l’air d’être drôle tous L’intensité dramatique n’est pas le plus les jours chante à la guitare acoustique beau dans ce disque : c’est la voix (elle en jouait depuis sept mois) une reprise de Safia Nolin qui la sauve du pathétique. hésitante de Bad Romance de Lady Gaga. Une voix juvénile et ancienne, lente et Six ans et 374 382 vues plus tard, affûtée comme un brise-glace, qui évoque Safia Nolin sort son premier album, les premiers miaulements de Cat Power, Limoilou, titré d’après le nom d’un quartier Mirel Wagner en hiver ou, forcément, Lhasa. de la ville de Québec, où elle a vécu. Et pour ceux qui cherchaient une idée de Et c’est un choc. Safia Nolin est devenue cadeau, il y a même une chanson de Noël Lady Glagla, chanteuse (en français sur ce disque. Elle dit : “Noël, Noël partout/ avec l’accent) de folk du grand Nord. Sauf chez nous”. Stéphane Deschamps “Dans la vie, tout le monde se ment, on ment aux autres pour se protéger. Moi, non”, concerts le 2 décembre à Nîmes, le 4 à disait-elle au journal québécois Le Devoir. Grenoble, le 5 à Rennes (Bars en Trans), Et c’est ce qu’on entend dans Limoilou : le 10 à Paris (Trois Baudets), le 12 à Six-Fours, l’expérience d’une vie mardique racontée le 15 à Alençon, le 16 à La Rochelle, et transformée en chansons simples, le 17 à Cesson-Sévigné, le 18 à Blois safianolin.com justes et souvent bouleversantes. Ou, comme elle le chante magnifiquement, “faire une rivière de mon igloo”. Les treize chansons de Limoilou sont comme des traces de pas dans la neige, qui se languissent du dégel. Il y a de l’espoir, mais il faut d’abord chanter la litanie de la douleur, de l’enlisement – “Des scénarios de moi qui meurs”, chanteelle sur Le Goût du ciment. Pour la musique, un peu de guitare, de basse, de percussions

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Fred Pallem & Le Sacre du Tympan François de Roubaix Train Fantôme/L’Autre Distribution

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isparu accidentellement il y a quarante ans, François de Roubaix n’a jamais été aussi vivant. Notre équivalent frenchy du maestro Morricone (le charisme et la vitalité cool en plus) imprègne aujourd’hui nombre de productions dans la pop comme dans l’electro, et ses musiques pour le cinéma et la télé demeurent une matière première mélodique et sonore dont la modernité ne cesse d’éblouir. En fins connaisseurs, puisqu’ils labourent ce terrain fertile depuis des années, Fred Pallem et son orchestre multipistes embrassent ici

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Un hommage inspiré et pétaradant à l’un des génies de la musique française. fougueusement rassemble à merveille les ce répertoire magique, voix badines d’Alice Lewis accompagnés d’invités qui et Alexandre Chatelard. rendent grâce également à Dans sa relecture de ce formidable compositeur De Roubaix, Fred Pallem de chansons. Ainsi, Barbara n’a pas cherché à faire Carlotti arpente le Boulevard le malin, et le seul (petit) du rhum avec une distinction reproche qu’on pourrait plus stupéfiante encore lui adresser est d’avoir que celle de Bardot, quand collé au plus près des Katerine est parfaitement thèmes originels, comme synchrone avec la douce par crainte d’en dérégler folie enfantine de l’horlogerie interne. Chapi Chapo. Mais face à tant d’audace Le sublime – et tellement formelle, vis-à-vis d’une prémonitoire – Ariadne telle perfection à tous les Thread (L’Enterrement niveaux, comment ne pas sous-marin) nous laisse s’obliger à l’humilité ? au bord des larmes grâce L’une des belles idées, au timbre iodé de Juliette toutefois, est d’avoir, sur Paquereau, tandis que le long et tumultueux le très gainsbourien L’Atelier, intégré la voix Je saurais te retenir du compositeur, qui

Fred Pallem

livre quelques-uns de ses fascinants secrets. “Ça va être un peu ennuyeux…”, dit-il, alors que ça ne l’est, comme le reste du programme, pas une seule seconde. Christophe Conte concert le 19 novembre à Paris (New Morning)

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Syracuse Liquid Silver Dream Antinote

Drame

Suzy Creamcheese

Drame Platinium

Younghusband Dissolver ATPR/Modulor La pop sublime d’Anglais américanophiles. ans le monde de plus en plus étriqué, standardisé de l’indie-pop à six cordes descendues, pour simplifier, du Velvet Underground via ses maintes ramifications (toutes les guitares tristes du monde en fait, depuis presque cinquante ans), Younghusband parvient à enthousiasmer. La faute à des mélodies très nettement au-dessus du rata générique habituellement servi par les disciples de, disons, Big Star ou Elliott Smith, à des refrains qui sentent la cabriole dans l’herbe, la joie de dodeliner béat-cool, le plaisir inouï de creuser des puits de lumière dans la vie grise (production admirable de Robert Hampson, des vétérans Loop). Gloire soit donc rendue ici à Broken Girls, Misguided Light ou Only for You pour leur romantisme même pas soigné, pour le soin et la noblesse apportés à l’artisanat désuet et si fondamental du refrain fatal. JD Beauvallet

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Le groupe récréatif de Rubin Steiner : chahutée, la récré. Récemment, des rumeurs annonçaient le son du Bowie à venir : un mélange de jazz expérimental et de krautrock. A Tours, Rubin Steiner dut rire, voire ricaner, lui qui depuis des années tente cet oxymore à longueur de disques et de collaborations : concilier la rigueur métronomique de l’un et la liberté formelle de l’autre. Soit, pour simplifier (des téléspectateurs de Top Gear nous suivent), conduire en zigzag une voiture incontrôlable entre les rails de sécurité d’une autoroute allemande en ligne droite. Fureur et discipline, comme chez les Anglais de Beak>, sont mariés de force ou d’amour fou dans ce projet de Rubin Steiner, enregistré en groupe, en transe, en chaos. Loin des influences LCD Soundsystem un peu insistantes de son dernier album, il trouve dans ces digressions analogiques, ces improvisations privées d’ordinateur une frénésie, une tension, un affolement général qui offrent à Drame une pulsion primale, sauvage. Par contre, les djembés, vous êtes sûrs ? JDB facebook.com/ rubinsteinerofficial

Un duo français captivant et libre de toute contrainte. ’est quoi, ce truc ? Voilà ce que se demanderont certains en écoutant Liquid Silver Dream, le premier album de Syracuse. Mais cette question est la meilleure chose qu’un groupe français peut espérer provoquer en 2015 (Bon Voyage Organisation, groupe proche de Syracuse, a aussi testé cette année). Et pour cause : malgré la multiplication des intentions, certains arrivent encore à surprendre, à produire des choses neuves et singulières, à fouiller, à inventer sans tomber dans le jeu des expérimentations inaudibles. Ainsi, le duo formé par Isabelle Maître et Antoine Kogut parvient à faire tourner la tête avec des sons acides de pistolets laser et autres djembés du futur (c’est en tout cas ce qu’on croit entendre), mais aussi avec des voix un peu pop, un peu r’n’b, en anglais autant qu’en français, qui humanisent l’ensemble et lui donnent ces montées de chaleur addictives. Pour le reste, les instants de folie discoïdotechnophiles de Liquid Silver Dream sont une des choses les plus obsédantes écoutées cette année en France. Maxime de Abreu

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concert le 19 novembre à Paris (Point Ephémère) facebook.com/syracusemusic

Maxime Michel

facebook.com/YoungHusbandMusic

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Shawn Brackbill

Martin Courtney Many Moons Domino En échappée solitaire, le leader discret de Real Estate éblouit. uand ils jouent en collectif, la concurrence en toute humilité avec les Américains de Real Estate des mélodies vaporeuses, un chant rêveur sont capables de merveilles et des instrumentations délicates mais où mélancolie et douceur très travaillées. Produit par un membre s’entrelacent pour ne former qu’un. de Woods, le multi-instrumentiste Ils prolongent l’expérience en multipliant Jarvis Taveniere, ce premier album solo les projets parallèles, aussi passionnants baigné d’un soleil d’or enivre d’effluves que leur activité principale. Après automnaux, en attendant la suite Ducktails, récréation du guitariste qui vient des aventures de Real Estate et la de sortir cet été son cinquième album, prochaine lune (de miel). Noémie Lecoq ou Alex Bleeker And The Freaks, facebook.com/iammciv la seconde peau du bassiste, c’est au tour de Martin Courtney, chanteur, guitariste et principal songwriter de Real Estate, de partir en escapade. Cette charmante promenade l’emmène sur le terrain de la pop bucolique et du folk psychédélique, où résonne l’écho des Byrds, de Nick Drake et de Big Star. Sur Many Moons, cet artisan éclipse

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Lanterns On The Lake Beings

Bella Union/Pias

De Newcastle, le rock épuré mais indispensable de quatre éclaireurs de la nuit. La priorité des priorités, lorsque l’on écoute le troisième album de Lanterns On The Lake, est de ne rien prévoir

après, car bien malin celui ou celle qui sera capable d’arriver à l’heure pour son brunch, tant les rêves qui se distillent au fil des dix morceaux de Beings imprègnent la tête et tout ce qu’il y a dedans. Une leçon de poésie subversive – on pense à Rimbaud, Cat Power et Patti Smith –, sincèrement rock, teintée d’indie, qui ne s’arrête pas là et s’immisce tranquillement partout où elle peut, pour faire revenir un tas d’images enfouies depuis la bouche habitée et pleine

de saveurs d’Hazel Wilde, comme sur I’ll Stall Them, morceau miracle, insolent, Send Me Home et son intro violemment douce, Stuck for an Outline et ses cordes colériques, nerveuses, brûlantes. Brûlant comme le feu d’un album lumineux dont on ne se défait pas facilement : le dénominateur commun des disques réussis. Romain Lejeune concert le 12 février à Paris (Point Ephémère) lanternsonthelake.com 18.11.2015 les inrockuptibles 85

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Alexandre Chenet

la découverte du lab Gisèle Pape

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concert le 1er décembre à Paris (Trois Baudets) en écoute sur giselepape.com

Stanley Brinks And The Wave Pictures My Ass Fika Dans les traces des Modern Lovers, un album qui troue le culte. Back to My Island in the Sun, s’appelle l’avant-dernier morceau de cet album (qui s’appelle “Mon cul”). Si cette île est déserte et qu’un disque y attend Stanley Brinks & The Wave Pictures, c’est forcément le Rock’n’Roll with The Modern Lovers, chef-d’œuvre absolu du folk-rock en tongs sorti en 1977 par Jonathan Richman. Le Jojo originel se faisant rare ces temps-ci, Stanley Brinks et les Wave Pictures sortent un grand disque à sa place : du folk qui danse sans quitter son hamac, qui rêve des Caraïbes, d’éthio-jazz et d’emmener le garage-rock en vacances au soleil. Stanley Brinks chante comme Dylan, mais c’est bien quand même. Cet adorable disque ne va pas changer l’histoire du rock, mais c’est tout de même un grain de sable dans la machine, venu directement d’une plage dorée. Stéphane Deschamps fikarecordings.com

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

Yani Clarke

Une fée venue de l’Est, oscillant entre les expérimentations sonores de Laurie Anderson et le chant des sirènes de Françoiz Breut. riginaire de Belfort, cette ancienne diplômée de l’école Louis-Lumière a rapidement fui les plateaux de cinéma pour consacrer son temps libre à la musique. Pas totalement novice en la matière, Gisèle est diplômée du Conservatoire et jouait de l’orgue à l’église à l’âge où d’autres avalent leur 4 heures devant la TV. Après avoir signé des BO de courts métrages et fondé une compagnie de théâtre, elle revient à ses premières amours, passant du 8 mm au 4-pistes. Après un projet en duo inachevé avec une copine lusophone, elle se lance en solo et diffuse quelques chansons sur le net. Le collectif La Souterraine la repère et l’invite à jouer en concert. La blogosphère s’émeut et adopte rapidement ses ritournelles sensibles et nostalgiques. Amoureuse de la nature, Gisèle se promène avec son enregistreur portable pour capturer les chants des oiseaux au Brésil, mais aussi les bruits du métro à Hong-Kong ou les cours d’anglais d’une vieille cassette. Prenant le temps de laisser infuser ses comptines poétiques, elle limite les arrangements et privilégie le français pour transmettre ses récits avec sincérité. A 33 ans, elle présente son premier ep, Oiseau, disponible en digital mais également dans une version physique soignée, imprimée via un processus de risographie. Abigaïl Aïnouz

Half Moon Run Sun Leads Me on Glassnote Records/Caroline

Les Canadiens continuent de marier songwriting folk et orchestrations vertigineuses avec une sensibilité lumineuse. n 2012, le single Full Circle justifiait presque à lui seul de chérir Half Moon Run sans aucune retenue. Trois ans plus tard, les folk-songs des quatre Canadiens ne changent pas radicalement : leur habillage y est juste un peu rehaussé par la production ambitieuse de Jim Abbiss (Arctic Monkeys, Adele). On y retrouve avec une joie égale leur intérêt certain pour les ambiances contrastées, partagées entre des cavalcades teintées d’électricité et de cuivres (Consider Yourself), des complaintes à l’élégance radieuse (Hands in the Garden) et un minimalisme acoustique entourant amoureusement un songwriting délicat (Devil May Care). Sun Leads Me on, enregistré entre Montréal et un séjour de surf en Californie, assure ainsi brillamment la relève du pourtant déjà très acclamé Dark Eyes. Avec ses refrains séduisants et ses quelques arrangements empruntés à la musique électronique, il sait aussi s’en distinguer. Certes, on perçoit encore les influences de Patrick Watson ou de Radiohead, mais Half Moon Run a l’art d’emmener ses compositions dans des détours singuliers, haletants, constamment accessibles, nous embarquant dans une musique que l’on croirait rêvée plutôt qu’écrite. Maxime Delcourt

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dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

Bantam Lyons 26/11 Nantes, 12/12 Nantes

Albert Hammond Jr. 28/11 Tourcoing, 29/11 Paris, Trabendo Arlt 19/11 Allonnes 2/12 Poitiers Ash 1/12 Paris, Petit Bain Baden Baden 18/11 Strasbourg, 26/11 Lyon, 27/11 Nevers, 28/11 Vauréal, 01/12 Metz, 02/12 Paris, Cigale, 10/12 Massy, 11/12 Audincourt Bagarre 21/11 Brest, 28/11 Limoges, 12/12 La Glacerie

Black XS Festival du 28 au 29/11 à Paris, Trianon, avec Camélia Jordana, Pony Pony Run Run, Shake Shake Go, Hanni El Khatib, Nach… Bloc Party 1/12 Paris, Alhambra Built To Spill 23/11 Paris, Maroquinerie Darius 20/11 Ramonville, 21/11 Lyon, 5/12 Rennes The Dø 24/11 Mérignac, 25/11 Ramonville, 26/11 Rennes, 27/11 Alençon, 1/12 Caluireet-Cuire, 2/12 Annemasse, 3/12 Besançon, 4/12 Avignon, 9/12 Strasbourg, 10/12 Nantes, 12/12 Lille

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Dominique A, 26/11 Metz, 27/11 Lens, 1/12 VélizyVillacoublay, 11/12 Auxerre, 12/12 Annemasse, 14/12 Paris, Châtelet, 17/12 Joué-lèsTours, 18/12 Nantes Feu ! Chatterton 19/11 Cognac, 20/11 Biarritz, 21/11 Agen, 22/11 La Rochelle, 27/11 Orléans, 28/11 Sannois,

sélection Inrocks/Fnac Feu ! Chatterton à Biarritz Bien installés dans le sillage de The Dø, les Feu ! Chatterton sont devenus les nouveaux chouchous de la french pop grâce à leur prose douce et élégante. A voir en live ce vendredi à Biarritz.

1/12 Bordeaux, 2/12 Ramonville, 3/12 SaintJean-de-Vedas, 4/12 Perpignan, 11/12 Paris, Trianon, 12/12 Rouen Flavien Berger 21/11 La Rochelle, 11/12 Joué-lèsTours, 12/12 Paris, Trabendo Hot Chip 18/11 Paris, Casino de Paris, 19/11 Reims FKJ 20/11 Ramonville, 21/11 Lyon, 4/12 Auxerre, 10/12 Paris, Cigale, 12/12 SaintEtienne Ghost Culture 19/11 Bordeaux, 20/11 Rennes, 21/11 Rouen Her 19/11 Nantes, 20/11 Vannes, 27/11 Caen, 28/11 Hédé, 3/12 Rennes Hot Chip 18/11 Paris,

Casino de Paris, 19/11 Reims Hyphen Hyphen 20/11 Sannois, 21/11 Villefranchesur-Saône, 28/11 BourgoinJallieu, 5/12 Montignyle-Bretonneux, 11/12 Auch Ibeyi 18/11 Toulouse, 19/11 Nîmes, 20/11 Villefranchesur-Saône JC Sàtan 20/11 Limoges, 25/11 Rennes Jeanne Added 19/11 La Rochesur-Yon, 21/11 La Rochelle, 26/11 Thourotte, 27/11 Laval, 28/11 Jouélès-Tours Kartell 20/11 Ramonville, 21/11 Lyon La Mverte 21/11 Annecy, 5/12 Rennes Las Aves 17/12 Douai

Last Train 26/11 Nancy, 28/11 Auxerre, 2/12 Cléon, 3/12 Le Havre, 4/12 Herblay, 10/12 Nice, 11/12 Montpellier, 18/12 Annemasse, 19/12 Mulhouse LenParrot 20/11 Nantes Lou Doillon 19/11 Mérignac, 20/11 Nantes, 21/11 Angers, 25/11 Annemasse, 26/11 Strasbourg, 27/11 Nancy, 28/11 Villeurbanne, 2/12 Nîmes, 4/12 Grenoble, 5/12 Besançon, 8/12 Paris, Casino, 10/12 Ramonville, 11/12 ClermontFerrand, 12/12 Six-Foursles-Plages, 15/12 Alençon, 16/12 La Rochelle, 17/12 CessonSévigné, 18/12 Blois Lower Dens 24/11, Paris, Badaboum

sélection Inrocks/Fnac Her au Stereolux (Nantes) Ce duo joue sur le désir de volupté primaire de l’homme avec une certaine virtuosité. Depuis la sortie de Quite Like, single pop aphrodisiaque, Her transmet entre deux notes douces de synthé une poésie érotique frissonnante. Une musique galante qui excite les sens, à ressentir en live ce jeudi, en espérant que ce romantisme sonore à la française vous fasse frémir. Mansfield.TYA 19/11 La Rochesur-Yon, 20/11 SaintNazaire, 27/11 Lyon, 28/11 Massy, 3/12 Metz, 4/12 Lure, 5/12 Saint-Etienne, 11/12 Tours 12/12 Paris, Trabendo, 16/12 Poitiers, 17/12 Limoges, 19/12 Auray

Radio Elvis 18/11, Paris, Limonaire, 19/11 Villefranchesur-Saône, 21/11 Bergerac, 3/12 Allonnes, 05/12 SaintJean-de-laRuelle, 11/12 Paris, Festival Bonsoir Paris!, 16/12 Joué-lèsTours

Odezenne 18/11 Rouen, 21/11 Tourcoing, 27/11 Nantes

Salut C’est Cool 20/11 Lyon, 27 et 28/11 Paris, Cabaret Sauvage, 11/12 Tournefeuille, 19/12 Rennes

Perez 19/11 Tourcoing, 21/11 Villefranchesur-Saône

The Shoes 18/11 Paris, Olympia, 20/11 Lille Superpoze 19/11 Paris, Trabendo, 20/11 Magnyle-Hongre, 21/11 Creil, 25/11 Poitiers, 26/11, Paris, Gaîté Lyrique, 28/11 BourgoinJallieu, 3/12 Rennes, 12/12 Orléans Swervedriver 21/11, Paris, Flèche d’Or Vald 19/11 Grenoble, 20/11 Rennes, 27/11 Annecy, 28/11 Nantes, 4/12 Toulon, 11/12, Tremblayen-France Viet Cong 23/11 Caen, 24/11 Rouen We Are Match 19/11 Lille, 20/11 Sannois, 27/11 ClermontFerrand, 28/11 Toulouse, 3/12 Rennes, 16/12 Strasbourg 19/12 Auray

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l’encre du poète Ecrites par Antonin Artaud pendant six années d’internement psychiatrique, des lettres nous plongent au cœur de sa souffrance, ses obsessions et ses délires.

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omment lire Artaud ? La question peut sembler un peu rhétorique, mais elle continue de se poser pour ce génie sans égal, qui a fait éclater dans le fracas de sa folie très spéciale les cloisons habituelles entre les livres et la vie, l’écrit et le dessin, l’âme et la main… Chez Artaud, tout fait œuvre, et ce “tout” ne va pas de soi. Depuis sa mort en 1948, à chaque fois qu’est versée une nouvelle pièce à son dossier éditorial, c’est en effet la même excitation, la même interrogation aussi : que faire avec ça ? On se le demande à nouveau en découvrant un recueil de lettres en partie inédites, écrites entre 1937 et 1943, pendant six années d’internement psychiatrique, d’abord en Normandie, à Sotteville-lèsRouen, puis à Sainte-Anne et Ville-Evrard, en région parisienne, avant le départ d’Artaud pour l’asile de Rodez. Ce sont bien là, a priori, les “lettres d’un fou”. Artaud est expulsé d’Irlande, où il a séjourné à l’été 1937, et se fait arrêter dès son débarquement au Havre : il est jugé dangereux, violent, en proie à des délires de persécution ; on lui passe alors une camisole de force, et c’est le début d’une longue série d’enfermements. Mais cet homme de 40 ans n’est pas un fou ordinaire : surréaliste et poète de L’Ombilic des limbes, acteur incandescent

chez Carl Theodor Dreyer (La Passion de Jeanne d’Arc, 1928) ou Abel Gance (Napoléon, 1927), épistolier frénétique, explorateur du Mexique et des drogues, dynamiteur enfin du théâtre occidental. Artaud est trop. Cet excès, et l’exaltation croissante de ses écrits, jusqu’aux centaines de cahiers d’écolier remplis à la fin de sa vie, expliquent la prolifération d’une œuvre dont il est difficile d’établir un catalogue raisonné : pas moins de 31 volumes étaient prévus chez Gallimard à partir de 1956, avant qu’une querelle d’héritage n’oppose Serge Malausséna, le neveu d’Artaud, à Paule Thévenin, son amie et éditrice historique morte en 1993… Du coup, on est particulièrement curieux de ces Lettres, dont quelques-unes avaient déjà été publiées (par exemple dans un excellent volume de la collection Quarto), mais dont l’essentiel restait inédit. De quoi s’agit-il vraiment ? Artaud écrit à ses médecins, à sa mère, à ses amis, pour dénoncer l’arbitraire de son internement, et déjouer les divers complots dont il se croit la victime et qui lui font imaginer des envoûtements dont les protocoles varient, avec un luxe de détails réjouissant et des fulgurances comico-métaphysiques proprement inouïes. Il veut absolument qu’on lui procure de l’héroïne, signe parfois Jésus-Christ, se lie d’amitié avec un jeune interne

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Rue des Archives/Collection Bourgeron

Le psychiatre Gaston Ferdière et Antonin Artaud à l’asile de Rodez, où l’écrivain fut interné de 1943 à 1946

du nom de Fouks, fait de sa mère sa fille, s’en prend à Balthus (“SERF TU ES, MON SERF. TU N’ES DEVANT MOI QUE L’OMBRE D’UN MORPION…”) ou à Gide (“BOUGRE DE SALE VIEUX MASTURBATEUR… TU ES VIDE, GIDE”), et écrit même à Hitler (“Je lève aujourd’hui, Hitler, les barrages que j’avais mis !”). On peut, à l’évidence, lire ce recueil sans être un spécialiste du “Mômo”, presque comme une chronique à suspense, délirante, drôle aussi, et souvent déchirante, qui donne à entendre la voix d’un homme enfermé, sans traitement médical particulier, aux prises avec l’ordre de l’hôpital et l’envahissement progressif de ses peurs, la machine emballée des sorts et des envoûtements, dans un monde d’“initiés” où l’imagination réinvente des lois singulières, et se brûle de lettre en lettre, avec une énergie noire mais communicative. On y est pris comme par un “page-turner” : va-t-il, littéralement, s’en sortir ? L’une des particularités de cette correspondance, c’est aussi que ses destinataires, ou les personnes auxquelles elle fait allusion, sont le plus souvent des figures de la vie intellectuelle et artistique de l’époque : Robert Desnos, Adrienne Monnier, Roger Blin, Jean Paulhan, etc. On aimerait citer intégralement, par exemple, une lettre merveilleuse

à l’acteur Alain Cuny, ou tel billet de répit tendre à Jacqueline Breton, qui scandent ce qui reste avant tout une aventure humaine, avec ses attentes, ses élans, ses aigreurs… Le mystère, c’est que se devine dans ces lettres, par une sorte d’imprégnation hallucinatoire, le chaos d’une époque  de guerre, sinon d’apocalypse : il est troublant d’imaginer cet homme enfermé communiquer comme par magie avec le monde extérieur en train de se défaire, qu’il ne voit pas mais dont il accueille les spasmes. Répétons-le : il ne s’agit pas ici d’une correspondance “intime”, dont l’édition posthume viendrait éclairer après-coup l’œuvre ou les conditions de sa production ; ce n’est pas non plus une suite d’échanges “littéraires”, comme l’usage de l’époque en a produit beaucoup, et parfois de fort beaux, entre des écrivains. La force d’Artaud, à vif sur les enveloppes recyclées, les papiers à demi-brûlés, les feuillets volants saturés de lettres capitales, c’est de rendre caduques de telles distinctions : tel qu’il se donne, dans le délire de ses “sorts”, il est définitivement ailleurs, et cet ailleurs nous demeure étrangement familier. Fabrice Gabriel Lettres – 1937-1943 (Gallimard), 496 p., 29,90 €  18.11.2015 les inrockuptibles 89

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Margin Call de J. C. Chandor (2011)/Arp Distribution

un recueil combatif où persiste néanmoins une lueur d’espoir

des nouvelles de New York Quand les écrivains se lâchent contre les injustices sociales qui rongent de plus en plus la Grosse Pomme. Une anthologie engagée et vivante.

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’est un New York triomphant que nous ont donné à lire les grands auteurs américains. Ville grouillante et cosmopolite chez Dos Passos, cité financière à la splendeur froide sous la plume d’Ellis ou de Don DeLillo, son faste est nourri de mots qui ont contribué à façonner son mythe. Mais une nouvelle génération d’écrivains émerge – plus critique à son égard – et une trentaine a répondu présent à l’invitation de John Freeman, ex-rédacteur en chef de Granta, d’écrire une histoire sur le thème des inégalités sociales. On est surpris par l’extraordinaire prolifération fictionnelle de ce recueil,

qui prenait le risque, par son thème, d’une certaine austérité. De nombreuses nouvelles s’accordent d’ailleurs sur une commune critique de la “gentrification”. Ce processus d’embourgeoisement des quartiers, au détriment des pauvres repoussés hors de chez eux, et désigné par Freeman comme “le fléau new-yorkais”, est traité par Dinaw Mengestu dans un récit magistral sur les difficultés rencontrées par les parents d’un enfant autiste, perdus dans un labyrinthe bureaucratique, ruinés par le coût exorbitant des écoles. “Des choix” est un pavé dans la mare du système éducatif américain, réservé aux privilégiés. “Dans presque chaque aspect de la vie, New York

promet quelque chose de plus, de mieux, à ceux qui ont les moyens de payer – de meilleures vues sur Central Park, de meilleurs repas et évidemment de meilleures écoles”, renchérit Mengestu, annonçant ainsi l’univers ultrariche de Jonathan Dee, observateur post-whartonien de la grande bourgeoisie new-yorkaise aujourd’hui. “Quatre ans de plus” évoque un gala de charité pris dans une tempête de neige, où les privilèges les plus ancrés fléchissent face aux caprices météorologiques. Chez Zadie Smith (“Miss Adele et les corsets”), Manhattan apparaît sous un jour homophobe et raciste ; Colum McCann plonge dans ses arcanes souterrains, sur les traces des sansabris, ces “taupes humaines” chassées depuis la politique

urbaine de Giuliani (“Aux abords des ténèbres”) ; Lydia Davis restitue un climat d’insécurité et se reproche son “manque de courage” lors d’une rixe dans le métro (“Voyageuse dans le métro”)… Sortie des fantasmes qui lui sont accolés, cette grande ville célébrée perd sa beauté complexe, remplacée par des politiques urbaines cupides, des problèmes de logement, la ségrégation sociale. Quelques irréductibles idéalistes font le pari d’une métropole ayant gardé sa liberté et ses mystères : Jonathan Safran Foer, dans “Le Sixième District”, s’embarque dans un conte proche de Roald Dahl et de Lewis Carroll, sur une île imaginaire à Manhattan. Cette fable pleine de féerie détonne dans ce recueil combatif où persiste néanmoins une lueur d’espoir : la toute petite voix inconnue de Chaasadahyah Jackson, 15 ans, sur son quotidien à Park Slope. Avec une candeur facétieuse, elle raille “les nouveaux commerces (qui) ont explosé à tous les coins de rue comme du pop-corn dans un micro-ondes” et rend à New York un peu de son lustre d’antan. Emily Barnett New York pour le meilleur et pour le pire anthologie dirigée par John Freeman (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Justine Augier et AnnieFrance Mistral, 352 pages, 23 €

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Eric Schaal/New York World-Telegram and Sun Newspaper Photograph Collection/Library of Congress

trip espagnol La réédition d’un des premiers livres de John Dos Passos, récit picaresque en Espagne, révèle déjà le génie de l’écrivain américain. a vie de John Dos Passos est périple de Madrid à l’Andalousie. Réalisme, aussi passionnante et tragique que précision, simplicité du vocabulaire l’est son œuvre. L’écrivain américain séduisent dans ce texte qui rend hommage fait partie de ces intellectuels au genre, le picaresque. Ces deux antihéros anarchistes du début du XXe siècle, évoquent autant Don Quichotte et Sancho pour lesquels l’écriture devait se forger Pança que Bouvard et Pécuchet, enfin dans l’expérience d’une vie intense, Hemingway et l’auteur lui-même, les deux engagée, radicale. Au service des autres. Américains ayant vadrouillé un temps Jean-Paul Sartre disait de Dos Passos ensemble sur le Vieux Continent. qu’il était “le plus grand écrivain de notre Ecrit à la première personne, l’autre temps”. En 1917, à 21 ans, le jeune homme récit est explicitement autobiographique. s’engage dans un corps d’ambulanciers Il relate le voyage de l’écrivain à travers volontaires de l’armée française. cette même Espagne, ponctué par des Il rencontre sur le front un certain Ernest digressions et considérations sur l’esprit Hemingway, qui deviendra son meilleur ami. ibérique, qui témoignent de l’intelligence Après l’armistice, Dos Passos se lance inouïe de l’auteur autant que de sa culture sur les routes d’Espagne. C’est ce voyage vertigineuse sur ce pays. Dos Passos qu’il décrit dans Rossinante reprend dialectise ainsi l’opposition entre les la route, publié en 1922. “deux grandes figures qui incarnent à jamais Le livre est construit sur l’alternance l’Espagne” : d’un côté Don Quichotte de deux formes, qui se succèdent à ou la spiritualité désincarnée des “figures chaque nouveau chapitre. Sous une forme extatiques qui considèrent que l’âme a un romanesque d’une part, les (més)aventures pouvoir illimité” ; de l’autre Sancho Pança de deux quidams sympathiques et quelques et les “matérialistes jovials, avec à l’extrême peu paumés, Télémaque et Lyaeus, leur la figure épique de Don Juan, sa sensualité

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John Dos Passos en 1939

frénétique et mystique”. Il prédit même l’avenir sombre d’une nation qui basculera, dix ans plus tard, dans la guerre civile. On achève Rossinante… avec une question : comment un homme aussi brillant, engagé aux côtés des opprimés, a-t-il pu devenir si réactionnaire, soutenant Eisenhower et la chasse aux sorcières antisémite du sénateur McCarthy ? Dos Passos mourut en 1970, à Baltimore. Yann Perreau Rossinante reprend la route (Grasset), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-France Girod, 192 pages, 8,90 €

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colorie et tais-toi Décryptage d’un nouveau phénomène de librairie : les livres de coloriage pour adultes. e Brest à Strasbourg, de Marseille à Lille, quand on demande à un libraire de qualité le meilleur de ses ventes, la même réponse fuse dans un festival de regards fuyants et de voix plus que basses : “Les coloriages (pause) pour adultes (silence)” Pardon ?! Spontanément, on suppute chez nos amis libraires un abus d’omelette aux champignons qui font rire ou les effets secondaires d’une relecture de Peyotl, My Friend. Or pas du tout. Les coloriages, mais si !, pour adultes, c’est à ne pas croire ! Comme tous les raz-de-marée régressifs, la tendance nous est venue des EtatsUnis, ce beau pays qui donna naissance, entre autres dérèglements mentaux, à George W. Bush, celui-là même dont des méchants brocardaient le Q.I. en prétendant que le Président n’avait qu’un seul livre dans sa bibliothèque et qu’il n’avait pas tout à fait fini de le colorier. C’est dire que l’exemple vint du firmament de la psyché américaine et se solda par des millions d’exemplaires vendus des adult coloring pages. En France, le filon fut activé il y a quelques années par les éditions Marabout,

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pionniers sur le secteur. Le succès fut là encore immédiat et fulgurant. Depuis, les plus prestigieuses maisons d’édition qui, a priori, ricanaient du phénomène, s’y adonnent à foison. Mais enfin, dekoikès ? Une rapide plongée dans les nombreux catalogues dédiés nous offre un premier aperçu. Il n’y a, comme on dit, que l’embarras du choix, un choix, de fait, très embarrassant. Avec forte occurrence de motifs plus ou moins abstraits, des mandalas bouddhisants aux labyrinthes du op art. Mais aussi, puisqu’apparemment on ne sait plus où donner du coloriage : des tags arty et des graffitis urbains, des paysages mayas et des montagnes tibétaines, des fonds sous-marins forcément mystérieux et des jardins fatalement archisecrets.

Dernier succès des coloriages pour adultes : les héros de séries télé (Walter White de Breaking Bad ou la princesse Daenerys Targaryen de Game of Thrones) et, surtout, par définition inépuisables, les chefs-d’œuvre de la peinture mondiale : La Joconde (fatalitas !) ainsi qu’une palanquée de Léger, Klimt, Dubuffet, Rothko, etc. Ce qui ouvre un gouffre iconoclaste qu’on n’avait pas vu venir s’il nous prenait, armé de nos petits crayons de couleur, de repeindre la période bleue de Picasso en vert pistache ou Les Tournesols de Van Gogh en fuchsia façon Hello Kitty. Cette vogue bon marché (plus ou moins 10 euros par fascicule de coloriage), s’accompagne d’une volumineuse littérature censément déculpabilisante, un gloubi-boulga psy-machin-chose d’où il ressort, le saviez-vous ?, que le coloriage est une thérapie (la colorthérapie, ça tombe sous le sens) où il n’est question que de se recentrer, s’harmoniser, voyager au cœur de soi (bon courage !). D’autant que, tête folle, on avait occulté depuis trop longtemps que le jaune lutte contre l’angoisse, que le bleu détend l’atmosphère et que l’orange aide à la digestion. Si l’on tient absolument à détecter dans cet engouement pour le coloriage adulte un symptôme de notre épique époque opaque, admettons qu’il est à ranger et, sauf votre respect, à laisser moisir, sur la même étagère que Mon copain l’intestin, voire le tome 5 de La Joie du bonheur d’être super content. Gérard Lefort

la 4e dimension étrange Haruki Murakami

marathon d’automne Le festival Le Marathon des mots version automnale aura lieu du 2 au 6 décembre à Toulouse : hommages à Patrick Modiano, Hervé Guibert, Roland Barthes. Et à la collection L’Arbalète, avec notamment Joy Sorman.

Le nouveau livre de l’auteur d’Underground est un roman graphique : L’Etrange Bibliothèque (Belfond). Avec de belles illustrations très dark de Kat Menschik.

Simon Liberati et Pilooski : show devant ! L’auteur d’Eva (Stock) et Pilooski se produiront sur la scène de la Maison de la poésie, à Paris, le 20 novembre à 22 heures. Liberati fait partie du lp du DJ, aux côtés de Jarvis Cocker. maisondelapoesieparis.com

un autre Michka Assayas Un père et son fils ado, dont les rapports sont tendus, finiront par se réconcilier en créant ensemble un groupe de rock. Dans Un autre monde (Rivages), l’auteur du Dictionnaire du rock nous entraîne dans les coulisses de la musique (sortie le 6 janvier).

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Jonathan Ames & Dean Haspiel Alcoolique Monsieur Toussaint Louverture, 144 pages, 22 €

état des vieux Roz Chast s’immisce dans le quotidien de ses parents âgés pour leur venir en aide. Un récit teinté d’ironie.

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oyce Farmer, figure de la BD underground féministe des seventies s’était risquée il y a quelques années à aborder le sujet de la vieillesse et de la dépendance, avec le touchant Vers la sortie. Aujourd’hui, c’est une dessinatrice phare du New Yorker, Roz Chast, qui se lance sur le sujet dans ce livre autobiographique. Les parents de Roz Chast ont eu la chance de pouvoir rester chez eux jusqu’à plus de 90 ans avant d’intégrer ensemble une maison de retraite. Ils sont morts à deux ans d’intervalle. L’auteur revient sur leurs dernières années en appartement, les débuts de la dépendance, la douloureuse décision de rejoindre une résidence spécialisée, les difficultés administratives et financières, les maladies, la démence de son père et, en filigrane, évoque leur jeunesse et leur vie d’adulte. Surtout, Roz Chast raconte comment, en tant que fille unique, elle a vécu ces années compliquées. Elle fait preuve de beaucoup de recul et d’honnêteté, décrivant la situation sans complaisance ni apitoiement. Tiraillée entre son devoir filial, ses sentiments complexes envers ses parents, et sa volonté de continuer à mener sa propre vie, Roz Chast fait le point sur son implication, l’aide qu’elle leur

a apportée, mais aussi ses moments de découragement, d’impatience et d’exaspération face à leurs comportements irrationnels et pénibles. Des instants toujours suivis d’une grande culpabilité, d’autant que survient toujours la peur de ne pas en faire assez. A côté de passages de texte illustrés, Roz Chast a recours au strip, une forme idéale pour dédramatiser, pour dépeindre le quotidien. Avec beaucoup d’humour et de tendresse teintée d’ironie, elle croque la maniaquerie de ses parents, leurs routines indéboulonnables, leurs peurs infondées, leurs remarques et leurs obsessions irritantes – ils sont par exemple les champions des petites économies, ne jetant absolument rien et surveillant sans cesse leurs livrets d’épargne bien cachés au fond d’armoires. Elle sourit aussi de son propre comportement, entre impuissance et agacement. Grâce à sa verve pétillante, son esprit et sa profonde humanité, elle rend drôles, et plus faciles à accepter, des situations très dures. Un témoignage réconfortant pour mieux supporter ces moments d’une tristesse infinie. Anne-Claire Norot

Les déboires d’un écrivain à la recherche de lui-même. Que ça soit dans ses romans, ses chroniques ou à la télévision (la série Bored to Death pour HBO), l’écrivain américain Jonathan Ames met souvent en scène un troublant double fictionnel. Un geste qui n’a rien de complaisant tant il impose à son alter ego des séances d’autoflagellation et des séjours dans le caniveau. Dans Alcoolique, dessiné par Dean Haspiel avec expressivité et sans fioritures, l’écrivain Jonathan A. revient sur sa longue danse avec l’alcool, depuis les premières bitures innocentes avec son ami d’enfance. La force de cet album vient de son sens de l’équilibre. Malgré les flash-backs, les digressions et les gueules de bois, le récit reste sobre et avance droit. Cruellement drôle – certains épisodes sont ultra pathétiques –, il est aussi émouvant et consistant. Pour sa première incursion dans la BD, l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture ne rate pas son coup et soigne l’objetlivre – à l’image de sa reliure dont le carton a été “cabossé légèrement pour rappeler que la vie ne laisse personne indemne”. Vincent Brunner

Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ? (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alice Marchand, 236 pages, 25 €

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l’été de mes 16 ans En parfait maître du récit, Michel Rabagliati pose son regard sur son adolescence sur fond d’olympiades montréalaises. près la sortie de la petite enfance dans Paul au parc, Michel Rabagliati s’intéresse à une autre étape charnière de l’existence de son double de papier. En 1976, Paul va sur ses 16 ans. C’est un grand dadais boutonneux, naïf, un peu rêveur, en conflit perpétuel avec ses parents. Comme le futur chalet familial ou le stade olympique de Montréal, il est en pleine construction. Paul dans le Nord relate cette année où l’amour, les copains et les expériences vont faire de lui un jeune homme. Les tourments de l’adolescence sont un marronnier de la bande dessinée d’auteur,

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mais Paul dans le Nord se détache des ruminations ordinaires. Ce n’est pas le journal intime d’un honnête gribouilleur, mais le récit parfaitement maîtrisé d’un amoureux de la BD qui en possède le langage sur le bout des doigts. Scénario, mise en scène, dessin : tout concourt à la clarté d’un album qui commande de tourner la page. Evitant les effets pesants ou les détails sursignifiants, Michel Rabagliati ne s’interdit pas en revanche des effets de style d’autant plus efficaces qu’ils sont parcimonieux (comme la disparition soudaine des cases théâtralisant la scène de rupture entre Paul et Linda).

Grâce à cette maîtrise formelle, il tire le meilleur de l’autofiction, soit la capacité à être autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son personnage. Michel Rabagliati est suffisamment Paul pour retrouver les émotions de ses 16 ans, mais il a aussi assez de recul pour s’en détacher et faire de lui un personnage parmi d’autres. Ainsi, lors du premier rendez-vous avec Linda, on rit autant qu’on souffre de voir Paul commettre à peu près toutes les gaffes imaginables, tandis que la planche merveilleuse consacrée à Nadia Comaneci, l’héroïne des Jeux de 1976, suffit subitement à rattacher Paul au reste de l’humanité. Habile et juste, Paul au Nord démontre qu’il n’est pas nécessaire d’étaler de bons sentiments pour être touchant ou de s’exhiber pour parler de soi. Il suffit de savoir raconter une histoire. Jean-Baptiste Dupin Paul dans le Nord (La Pastèque), 184 pages, 23 €

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Marc Ginot

au poulailler des désirs Rodrigo García réactive en poète les souvenirs de ses pulsions sexuelles enfantines. Convoquant acteurs et volatiles, il invente une basse-cour surréaliste où rêves et fantasmes règnent en maître.

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urant son enfance en Argentine, Rodrigo García était un fan inconditionnel de Charlie le coq, l’un des héros des dessins animés de la série Looney Tunes. Rien ne le ravissait tant que l’hystérie des rapports sado-maso entre Charlie et Bernie, le chien de la basse-cour. Avec 4, le metteur en scène se replonge dans les souvenirs des après-midi passés chez sa tante Tota pour réactiver les fantasmes habitant

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une déferlante d’images théâtrales toutes aussi tendres que scabreuses

la cervelle du préado qu’il était alors… “A l’époque, j’étais un objet animé de 8 ans, chaud comme la braise et qui au lieu d’étudier voulait commencer à baiser.” S’identifiant à Charlie le coq et instrumentalisant sa tante en clone au féminin du cabot Bernie, le petit Rodrigo passe à l’action. “J’ai peloté les seins de ma tante Tota et Tota était plus chaude qu’une chienne.” Raconté à la manière d’un conte digne d’un film de Kurosawa, le récit de ce premier écart gestuel est repris dans la pièce par un comédien harnaché en samouraï qui l’adresse à deux gamines, en talons hauts et robe de soirée, maquillées en gagnantes d’un concours de beauté pour minimiss. Le rappel

de cette scène véridique irrigue le propos de 4 et participe d’une déferlante d’images théâtrales toutes aussi tendres que scabreuses et porteuses d’une charge érotique puisée à l’enfance. Rodrigo García aborde avec cette pièce le sujet tabou d’une vérité que la morale réprouve, celle des premiers fantasmes sexuels ayant éclos dans nos caboches quand nous donnions encore l’illusion de n’être que d’innocentes têtes blondes. Ainsi, quand l’un des acteurs fait des balles contre un mur où est projetée une reproduction de L’Origine du monde de Courbet, ce sont les cris rauques des joueuses des tournois de tennis qu’on entend en fond sonore

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langage corporel Daniel Linehan explore la gymnastique des sons et la danse des mots. n connaît le goût des mots du chorégraphe américain en résidence à l’Opéra de Lille : que ce soit avec Montage for Three ou The Karaoke Dialogues, Daniel Linehan ne cesse de fouiller les sons et les langues de la danse. Il s’est même essayé au livre-objet, signant A No Can Make Space avec le graphiste Gerard Leysen. Cet artiste polymorphe aime semer son public en route, osant les circonvolutions en mouvement. Il y a chez lui un appétit pour la texture même qu’il met à nouveau en jeu dans dbddbb. Soit un exercice virtuose à base de marches et de voix. La marche est un motif récurrent chez les chorégraphes, notamment américains. On pense à Trisha Brown ou Anna Halprin, pionnières du genre. Mais pas seulement. Linehan en a une conception légèrement dévoyée qu’il met en pratique dans dbddbb. Une impulsion première qui va se transformer en onde parcourant le corps. Les interprètes semblent alors obéir à une foule d’ordres dans un continuum de pas et de figures. De la marche militaire à celle de protestation, tout y passe avec entrain comme si Linehan avait mélangé l’une et l’autre dans un shaker géant. A la fin, l’euphorie de la marche se nuance d’une palette plus sombre. Une menace dans l’air, pour tout dire. Il faut des emprunts à la poésie sonore pour désamorcer cette bombe à fragmentation potentielle. Car dbddbb est aussi et surtout un concert de danse exécuté en live par les solistes plus d’une heure durant. Daniel Linehan cherchait une “langue physique impliquant des effets de résonance dans le corps”. Sous influence dada, il invente autant de langage que de séquences. Cris d’animaux, vocifération, voix basse : sa pièce est un patchwork d’effets sidérants a capella. Jusqu’à cette battle face aux spectateurs avec ces boucles de mots sans fin. Par instants, l’ensemble paraît en roue libre comme s’il était moins sûr de ses effets. Avant de se reprendre. Daniel Linehan fait souffler dans ces instants rien moins qu’un courant d’art.

O comme à la télé. Sous un jet d’eau, un immense savon de Marseille d’un mètre de haut devient un ring où un garçon et une fille luttent en mémoire des premiers attouchements qu’on s’accorde en le faisant mousser sous la douche. Reste, tout en crête et en plumes, les quatre coqs convoqués… Rodrigo García retrouve ses passe-temps de gosse facétieux quand il affuble les pattes de ces vivantes incarnations de Charlie le coq d’une paire de baskets d’enfant. Avec des gestes de magicien, l’acteur Juan Loriente s’empare des volatiles et les couche inanimés sur le plateau dans l’abandon troublant d’une extase qui fascine. Nous savions depuis Shakespeare que nous étions de l’étoffe dont sont faits nos rêves. Avec 4, Rodrigo García invente un spectacle qui n’est peut-être rien d’autre qu’une dédicace à ce que songent les coqs quand ils sont ainsi endormis. Patrick Sourd 4 de Rodrigo García, en espagnol surtitré en français, avec Gonzalo Cunill, Núria Lloansi, Juan Loriente, Juan Navarro, jusqu’au 22 novembre au Théâtre Nanterre-Amandiers, Festival d’automne à Paris, nanterre-amandiers.com lire aussi l’entretien avec Rodrigo García sur

Philippe Noisette dbddbb conception Daniel Linehan, le 28 novembre au Festival de danse de Cannes, festivaldedanse-cannes.com, et du 13 au 16 janvier au Centre Pompidou, Paris IVe, centrepompidou.fr 18.11.2015 les inrockuptibles 97

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Photo Marc Domage, courtesy de l’artiste et Crac LR

Sète à vous Au Crac Languedoc-Roussillon, retour en majesté de l’artiste Sylvie Blocher, peu habituée aux honneurs d’un centre d’art français.

L Tous les lundis à 8 h 55 sur France Musique, écoutez la chronique de Jean-Max Colard des Inrockuptibles, dans La Matinale culturelle de Vincent Josse de 7 h à 9 h 30

orsqu’on rencontre Sylvie Blocher, on a d’abord l’impression d’une urgence. A dire vite, toute une vie d’artiste, exposée dans le monde entier, quasiment jamais en France. Et force est de reconnaître que l’on connaît à peine son travail, mieux la réputation qui le précède, celle d’un art politique, féministe, engagé et sans concessions. “Je suis de retour chez nous”, commence-t-elle par dire alors qu’elle vit depuis plus de trente ans à Saint-Denis et enseigne à l’école d’art de Cergy. Certes, elle revient d’Helsinki après avoir fait le tour de la planète, mais ça n’est pas tout à fait cela que sous-entend Sylvie Blocher : plutôt qu’il y a longtemps qu’un centre d’art ne lui a pas offert la possibilité de présenter l’étendue de sa palette et la gamme haute en couleur de ses portraits filmés. Mais revenons au storytelling de Sylvie

Blocher, la rupture originelle avec le milieu de l’art français, à la fin des années 1980, et avec Daniel Buren en particulier qu’elle interpelle dans un meeting à New York : là-bas, ce sont des visions de l’art, des générations, un homme et une femme qui s’affrontent. A l’époque, elle oscille entre spectacle vivant et arts plastiques, il faut trancher. De son goût pour le spectacle, elle gardera un sens certain de la dramaturgie qui impose à ses vidéos une présence physique indéniable. Sylvie Blocher tourne dans le monde entier où elle enregistre des visages à la fois singuliers et interchangeables : l’universalité, en somme. Mais son travail, au-delà de la tension politique, convoque aussi une certaine relation à la tradition picturale, à l’art si codifié du portrait. “Ils rappellent les portraits des puissants, avec leur visage de trois quarts et leur air hautain”, remarque Noëlle Tissier, la directrice du Crac, devant le ballet

au ralenti des gamins d’une favela que l’artiste est allée enregistrer au Brésil. Sur les quatre écrans sculpturaux qui ouvrent l’exposition, ce sont d’autres visages lévinassiens, en extase, terrorisés, sublimés ou impassibles que Sylvie Blocher soustrait au flux des images. Pour cette vidéo tournée dans le grand hall du musée d’Art moderne du Luxembourg, elle a loué une machine utilisée sur scène qui vous fait monter dans les airs. Les volontaires ont accédé au 7e ciel, se sont au moins élevés à 15 mètres de hauteur, parfois comme une montgolfière dont on aurait subitement largué les amarres, parfois plus timidement en s’étirant au maximum sur la pointe des pieds pour toucher encore terre. Mais tous, raconte Sylvie Blocher émerveillée, ont fini par lâcher prise pour revivre des moments traumatisants de leur existence ou rire aux éclats. La thérapie par l’art n’est jamais loin sauf qu’il n’y a aucun sentimentalisme

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chez Sylvie Blocher, tous ses sujets étant pris dans une forme d’intégrité, de complétude qui fait que jamais ils ne se désagrègent sous le poids du pathos. A l’image de ces ressortissants australiens conviés à se prononcer sur ce que représente pour eux la nation, leur appréhension de la communauté aborigène, et qui, dans le dispositif de dédoublement mis en place par l’artiste, se retrouvent auditeurs/ récepteurs de leur propre parole. A l’image encore de ces Latino-Américains, lors d’une expo au Texas, invités à se positionner devant un grand schéma Pantone couleur chair allant du beige clair au brun foncé. Ici, la couleur devient un choix. Les visages de Sylvie Blocher, que l’on aperçoit le plus souvent dans la série Living Pictures, sont aussi, parfois, des portevoix. C’est le cas dans la magistrale série Speeches qui, à Sète, conclut l’expo. Sur des fonds logotypés, cinq interprètes mélomanes rejouent des textes célèbres : le Manifeste du Parti communiste (en images), un discours d’Angela Davis ou encore la Convention de Genève de 1951 qui statuait sur le sort des réfugiés. Avec son lot d’interprétations et de distorsions inhérent au projet, cette reconduction de la parole politique ne relève ni du prêche, ni de la propagande, mais prône plutôt une façon d’inscrire durablement, par la force d’une ritournelle qui trotte dans la tête, l’empreinte du politique. Claire Moulène S’inventer autrement jusqu’au 31 janvier au Crac de Sète, crac.languedocroussillon.fr

A Bruxelles, Klara Lidén expose sa vision de l’environnement urbain. Puisqu’il y a de plus en plus d’expositions liées à l’obtention d’un prix artistique (Turner Prize, prix Ricard, prix Duchamp), on pourrait à bon droit se dire que c’est là un sous-genre de l’exposition, un format spécifique. L’interrogation revient souvent de savoir s’il faut disposer ces œuvres et artistes dans un même espace ou au contraire les isoler les uns des autres. Fausse question en vérité, car tout l’enjeu est de savoir si l’on intensifie la compétition entre les artistes ou si l’on cherche au contraire à l’estomper. Par exemple, en 2011 à la Hamburger Bahnhof à l’occasion du prix de la Nationalgalerie, finalement remporté par Cyprien Gaillard, l’artiste suédoise Klara Lidén était aussi en lice. Dans ce contexte de compétition, les œuvres de chaque artiste apparaissaient dans leur étroite singularité, forcément imperméables les unes aux autres. Mais en visitant aujourd’hui l’exposition personnelle de Klara Lidén au Wiels de Bruxelles, à la fois généreuse et absolument radicale, en apercevant ces blocs d’asphalte comme directement arrachés à la rue et empilés les uns sur les autres comme des tumulus ou des cairns contemporains (Strada come strata, 2015), c’est au contraire une sorte de proximité, d’affinité non pas formelle mais ambiante avec l’œuvre de Cyprien Gaillard qui paradoxalement fait retour. Hors de tout esprit de compétition. Paysage générationnel déjà : née en 1979, marquée par le street art mais aussi par Robert Smithson, Klara Lidén est elle aussi une artiste éminemment vandale, et ses œuvres ont la forme dure et belle d’une radicalité sauvage, à l’image de cet environnement de blocs de bois et de béton posés au sol, entre design et architecture, sorte de place publique surplombée par des citernes en plastique blanc qui font office de luminaires. Mais à cet espace public en proie à une entropie trash, telles les poubelles récupérées à Paris, Rio ou Berlin et qu’elle réinstalle dans l’exposition, répond aussi chez elle un paysage intérieur à la fois réservé et agité. En témoignent ses vidéos : quand elle s’accroche tel un panda apeuré en haut d’un poteau urbain ou quand elle se montre assise à son atelierbureau, désemparée au point de disparaître bientôt dans sa poubelle, Klara Lidén et son œuvre en deviennent absolument bouleversantes. Jean-Max Colard Battement battu jusqu’au 10 janvier au Wiels, Bruxelles, wiels.org 18.11.2015 les inrockuptibles 99

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climat de défiance A quelques jours de la COP21, Arte propose une programmation spéciale : de nombreux documentaires mettent au clair les enjeux du réchauffement climatique et les manières, lucides ou démesurées, d’y répondre.

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éduire de moitié l’émission des gaz à effet de serre, contenir le réchauffement climatique à deux degrés : si les objectifs fixés par le sommet Paris Climat 2015 (COP21) ne seront pas atteints, beaucoup d’observateurs saluent néanmoins le début d’une réelle prise de conscience, sinon l’amorce d’une nouvelle “trajectoire”. Cette fameuse trajectoire, visant à opérer un virage dans la logique productiviste et à “décarboner” la planète, anime depuis des années un groupe de scientifiques dirigé par l’économiste Jeffrey Sachs. Dans leur enquête Climat, pour quelques degrés de moins, Thierry Robert, Elena Sender et Alexis Barbier-Bouvet ont filmé au fil des mois les travaux de ce groupe influent dont le programme intitulé “Deep Decarbonization Pathways Project” (“projet sur les voies de décarbonisation profonde”, ou DDPP) forme la ligne d’horizon de la conférence de Paris. Comme le consigne clairement le documentaire, le défi que tentent de relever les experts scientifiques des pays les plus émetteurs de CO2 est aussi simple dans son intention que

complexe dans sa mise en pratique : comment se débarrasser du pétrole, du charbon, du gaz ? Trois leviers principaux sont à actionner : baisser la consommation des machines pour gagner en efficacité énergétique, remplacer les carburants fossiles par des carburants renouvelables, produire l’électricité par des énergies zéro carbone et électrifier tout ce qui peut l’être. Dans ce cadre général et impératif, chaque pays est invité à déterminer ses propres paramètres pour faire chuter son taux de CO2. Le documentaire consigne les stratégies dispersées des principaux pays confrontés à des enjeux répondant à leurs propres structures et pratiques industrielles. Dans ce contexte, la société américaine reste l’une des plus dures à décarboner, avec son taux d’émission par personne le plus élevé du monde. Pourtant, même aux Etats-Unis, où l’administration Obama s’active sur la question, une révolution est en cours. Dans le Michigan, par exemple, on remplace le charbon par des déchets : la firme General Motors s’est engagée à réduire ses émissions de CO2… Certes plausibles et dynamiques, ces scénarios

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Des lignes électriques se perdant dans le smog chinois

Bonne Pioche

comment se débarrasser du pétrole, du charbon, du gaz ?

de décarbonisation ne visent quand même pas à restreindre le mode de vie américain. Cette question d’un mode de vie sacralisé, que rien, pas même l’idée du réchauffement climatique, ne devrait perturber, forme le cœur du problème de la géo-ingénierie, abordé par une autre enquête passionnante de la programmation spéciale d’Arte. Dans Les Apprentis sorciers du climat, Pierre-Oscar Lévy s’intéresse à ces ingénieurs fous, exaltés par le pari technique autant que par les gains financiers qui s’y rattachent. Tous prétendent pouvoir refroidir la Terre sans changer le modèle de consommation. Asperger du soufre dans la haute atmosphère, modifier la chimie des océans, ou y pulvériser des tonnes de fer, stocker le carbone dans les profondeurs de la Terre, envoyer des miroirs en orbite… : la promesse folle de ces sorciers, soutenus par Bill Gates lui-même, le plus important financeur de la recherche en géo-ingénierie dans le monde, inquiète tous les observateurs sérieux de la question, tel Clive Hamilton, auteur du livre Les Apprentis sorciers du climat (Seuil). Lucide sur les logiques mercantiles de tels projets, il oppose la raison à celle de David Keith, interrogé dans le film, qui propose d’injecter un immense nuage de cendre dans l’atmosphère pour dévier la lumière du soleil et la chaleur. Comme le souligne Nicolas de La Casinière dans son livre Les Saboteurs du climat, ces méthodes irréfléchies et brutales “pourraient se révéler pires que le mal, avec des effets divers selon les latitudes, et

des conséquences imprévues, incontrôlées, bénéfiques ici, catastrophiques ailleurs”. Ce vieux rêve prométhéen de devenir maître et possesseur de la nature n’est évidemment pas nouveau dans l’histoire américaine. Pierre-Oscar Lévy rappelle que dès la Seconde Guerre mondiale, l’armée avait formé des météorologues censés faire du contrôle des nuages une arme de combat indirecte. Durant la guerre du Vietnam, les Marines ont voulu bousculer artificiellement la météo pour embourber les routes, favoriser le glissement de terrains, conserver la boue… Faiseurs de pluies, saboteurs du climat, qu’ils soient soldats, ingénieurs, politiques prisonniers des lobbies climato-sceptiques, hommes d’affaires…, la puissance de ces multiples apprentis sorciers est le symptôme d’un dérèglement politique, qui ne peut que conduire à ce constat exprimé par l’activiste bolivien Pablo Solón, dans Crime climatique, stop ! : “La véritable lutte contre le changement climatique est intimement liée à la lutte contre les logiques du capital et du pouvoir.” Jean-Marie Durand Climat, pour quelques degrés de moins de Thierry Robert, Elena Sender et Alexis BarbierBouvet, mardi 24 novembre, Arte, 20 h 55 Les Apprentis sorciers du climat de Pierre-Oscar Lévy, mardi 1er décembre, Arte, 20 h 55 à voir aussi Les Sentinelles du climat de Pierre-François Glaymann, mardi 24 novembre, 20 h 55, France 2 à lire Crime climatique, stop ! – L’appel de la société civile (Seuil), 310 pages, 15 € ; Les Saboteurs du climat de Nicolas de La Casinière (Seuil), 144 pages, 10 € 18.11.2015 les inrockuptibles 101

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Etienne Daho, un itinéraire pop moderne documentaire d’Antoine Carlier. Samedi 21, 22 h 20, Arte

Le journaliste Jérôme Pierrat a infiltré les réseaux mafieux pour mettre au jour le trafic de cannabis.

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omme un poisson délicat égaré dans l’eau du grand banditisme et des petits voyous, Jérôme Pierrat constitue, de reportage en reportage, un corpus cohérent et sidérant à la fois. A sa tenace obsession de raconter les rites et pratiques des trafics illicites de toutes les familles du crime, il a ajusté un mode d’écriture facilement reconnaissable : la mise en scène tranquille, quasi débonnaire, de son infiltration au cœur des systèmes crapuleux. Grâce à ses réseaux accumulés et son expérience secrète de journaliste complice des voyous, il s’immisce partout, y compris, comme ici, au cœur d’une filière du trafic de shit entre le Maroc et l’Espagne. Dans le Rif marocain, à Chefchaouen, il révèle au grand jour la réalité d’une production artisanale à grande échelle du shit (la première région productrice au monde). L’enquêteur intrépide filme les ateliers où se fabriquent les plaquettes, notamment le “Spoutnik”, un “shit qui te met sur orbite”, confie un spécialiste local. Des champs de cannabis à perte de vue à la chaleur des ateliers clandestins où la résine est tamisée et mise dans des sachets en plastique, jusqu’à la traversée de la Méditerranée, du Maroc vers la côte espagnole, Jérôme Pierrat est présent à chaque étape d’un trafic ultrasurveillé, ultrarentable et ultradangereux : 26 millions

d’Européens fument du shit et les trafiquants génèrent un chiffre d’affaires de 30 milliards d’euros annuels. A chaque étape du trafic, le reporter apporte un éclaircissement circonstanciel, sans se perdre dans des volutes de fumée. De manière parfois trop étirée, il interroge des repentis pour mieux comprendre leurs codes : un mafieux lyonnais, un ancien pilote de Crampton, sorte de Zodiac géant qui fuse sur les mers chargé de dope. Le bateau sur lequel Pierrat s’est embarqué n’a pas réussi à faire passer la marchandise, jetée à la mer sous la pression de la Guardia Civil. Sur les 1 700 tonnes de haschich qui traversent chaque année la Méditerranée, 20 % sont saisies par les autorités espagnoles. Souriant, jamais inquiet à l’écran, qu’il navigue sur les eaux agitées sous surveillance, qu’il traîne dans les bars de malfrats ou des ateliers clandestins, Jérôme Pierrat se fond facilement dans cet univers. Comme s’il trouvait dans ses excès et ses égarements une forme d’excitation, loin du train-train journalistique ; lorsqu’il confie, face caméra, au terme de son voyage, qu’il doit rentrer à Paris, on entend dans sa voix l’aveu d’un regret. La vie des bandits n’est jamais monotone, à défaut d’être vertueuse. Jean-Marie Durand Aux royaumes du shit documentaire de Jérôme Pierrat. Mercredi 18, 20 h 55, Canal+

lire aussi l’interview express p. 18

Walter Films

shit connection

Le portrait d’un chanteur libre qui n’a cessé de réinventer la pop française. De la scène rennaise du début des années 80, d’où il émergea après en avoir animé les soirées, notamment en organisant un concert des Stinky Toys, aux Chansons de l’innocence retrouvée, Etienne Daho n’a cessé pendant trente ans de réinventer la pop française. Il incarne son esprit depuis qu’il en a tracé les frontières audacieuses, poreuses, entre la tradition hexagonale des yé-yé et celle anglosaxonne du rock indé. Comme le rappelle Antoine Carlier dans un portrait documenté, l’itinéraire de Daho frappe par son mélange de cohérence et de détours permanents. Nourri de nombreux entretiens avec des musiciens (Elli Medeiros, Arnold Turboust, Lou Doillon, Debbie Harry, Dominique A, les Comateens, Les Valentins…), cinéastes (Olivier Assayas), photographes (Richard Dumas), journalistes (Jean-Eric Perrin, Gérard Lefort, Christophe Conte…), le film de Carlier consigne les cheminements d’Etienne, sinueux et soyeux. Filmé en contre-jour à Ibiza, où il retrouve ses sensations d’enfance algérienne, le chanteur se souvient des climats intimes et artistiques de chacun de ses disques (La Notte la notte, Pop Satori, Paris ailleurs, Eden, L’Invitation…). A la fois direct et discret, il s’en tient à un mot pour définir sa démarche aventureuse : “liberté”. Si elle semble en effet avoir guidé ses choix, d’autres motifs, comme celui de la “fêlure” évoquée par Gérard Lefort, affleurent au fil des ans. Sans altérer ce goût de la liberté, elle colore les succès accumulés d’une touche plus équivoque. Il se “voulait léger, léger”, dit-il dans une chanson (En surface) ; oui, mais cette légèreté semble inséparable des tourments qui l’enveloppent. Son art de la mélodie porte la trace de cette ambivalence, comme nous le rappelle sa cargaison de tubes. De cet itinéraire pop, aux mille ramifications, Antoine Carlier dresse un plan pétri d’élégance. J.-M. D.

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la messe cathodique est finie Retour dans un village du Sud-Ouest, où en 1985 la cinéaste Marie-Claude Treilhou avait mené une enquête sur l’impact de la télévision. igure d’un certain cinéma pour un vieil homme qui continue français, rattachée à suivre les rituels JT de 13 h à des figures comme Paul et de 20 h, et un autre qui regarde Vecchiali ou Jean-Claude les infos sur une chaîne au nom Guiguet, parfois actrice (cf. le récent incompréhensible, on a l’impression La Fille et le Fleuve d’Aurélia que la télévision n’est plus Georges), Marie-Claude Treilhou une référence journalistique. Soit est retournée à Labastide-en-Val, elle déforme, soit elle rabâche les sublime petit village de l’Aude catastrophes et les guerres. Les JT où elle tourna un film-enquête en sont anxiogènes. On trouve plus 1985. Les habitants y étaient pratique et rapide de s’informer sur interrogés sur leur relation avec internet, ou alors on préfère la presse le petit écran. Quelle était sa place écrite, plus détaillée et permettant dans leur vie ? Trente ans après, mieux de se forger une opinion. le village est toujours aussi Dans ce village de l’Aude, comme tranquille, mais il ne dépérit pas sans doute ailleurs, la télé n’est comme on le craignait en 1985 (sa plus qu’un appareil domestique population a augmenté, atteignant parmi d’autres. Les sources le chiffre de 100 âmes en 2012). d’information et de divertissement Le grand changement, c’est se sont diversifiées. On apprécie le que les gens ne vivent plus dehors pittoresque du lieu et la survivance comme autrefois (même en été). de certains accents rocailleux du Fini la pétanque sur la place, plus Sud-Ouest, mais la disparition des de vieux qui papotent au bord particularismes régionaux peutde l’eau. La faute à la télé ? Difficile elle être imputée (seulement) à à dire. En fait, si, en 1985, l’étrange l’emprise des médias audiovisuels ? lucarne était encore une révolution Il n’est pas certain que l’on puisse et induisait un changement dans établir un lien de cause à effet les comportements, maintenant entre l’omniprésence des écrans elle ne fait plus débat. Certains s’en et la diminution des liens sociaux. sont lassés. Ils la prennent avec Et si la société actuelle est moins des pincettes ou bien la regardent grégaire et conviviale, le monde de façon ponctuelle. est en revanche devenu plus La majorité des griefs des ouvert et accessible. On n’a plus habitants interrogés concernent pour seul horizon le clocher de l’information, les journaux son village. Vincent Ostria télévisés. Les infos à la télé “ce n’est plus forcément la grand-messe, Il était une fois la télé, trente ans ce n’est plus l’Evangile”, remarque après documentaire de Marie-Claude Treilhou. Lundi 23, 23 h 55, France 3 une dame. Aujourd’hui, à part

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les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 lesinrocks.com mail [email protected] ou [email protected] abonnement société Everial tél. 03 44 62 52 35 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 4e trimestre 2015 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Carole Boinet, Claire Pomarès, Mathieu Dejean, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia, Cora Delacroix (stagiaire) cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Léo Moser (stagiaire) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall, Charles Binick et Guillaume Barrot (stagiaires) reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/idées Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet, Vincent Richard, Dominique Sacco maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny collaborateurs P. Ardouvin, E. Barnett, C. Berberian, P. Blanchard, R. Blondeau, T. Blondeau, V. Brunner, M. Delcourt, J.-B. Dupin, F. Gabriel, J. Giorno, J. Goldberg, Y. Haenel, C. Honoré, O. Joyard, S. Lagoutte, N. Lecoq, G. Lefort, R. Lejeune, M.-L. Lubrano, R. McLiam Wilson, A. Messager, P. Noisette, Y. Perreau, T. Ribeton, P. Richard, A. Séchas, P. Sourd, A. Weerasethakul, P. Zucca publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Pierre Moinet tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistant promotion presse Emily Casenaz tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Baptiste Grenguet tél. 01 42 44 16 62 contact agence Destination Média – Didier Devillers et Cédric Vernier tél. 01 56 82 12 06, [email protected] fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Patricia Barreira, Elodie Valet accueil, standard ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini impression, gravure, brochage, routage SIEP, ZA Les Marchais, rue des Peupliers, 77590 Bois-le-Roi distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles B1302 60643 Chantilly Cedex [email protected] ou 03 44 62 52 35 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2015 tous droits de reproduction réservés. ce numéro comporte une surcouverture “Galeries Lafayette” brochée dans l’édition abonnés ; un programme “Africolor” dans l’édition abonnés des départements 75 et 93 18.11.2015 les inrockuptibles 103

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007 Spectre de Sam Mendes Le dernier épisode des aventures de James Bond combine la noirceur d’usage à une surenchère d’autocitations amusée.

Francofonia d’Alexandre Sokourov Collage inspiré où il est question de la collection du Louvre sauvée par deux ennemis éclairés.

Le Fils de Saul de László Nemes Plongée hallucinatoire dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Notre petite sœur d’Hirokazu Kore-eda Une adolescente qui vient de perdre son père part à la découverte de ses demi-sœurs.

Fat White Family Song for Our Mothers La relève du rock anglais, entre fougue et débauche.

documentaire Cosmos de Carl Sagan Composée par Vangelis, la musique ajoute du mystère pour que les faits scientifiques aient l’air d’être les choses les plus merveilleuses du monde – et ils le sont. La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch Malgré son Nobel, la Biélorusse fait l’objet d’attaques. Son tort : témoigner des vicissitudes de l’histoire.

Nick Helderman

album L’Apocalypse des animaux de Vangelis L’équilibre parfait entre humeurs et mélodies, pour transporter l’auditeur très loin. C’est la bande-son idéale pour réfléchir à des rêves étranges ou des mondes non explorés.

appli Google Cardboard Certains n’y verront peut-être pas de l’art mais, à mon avis, l’idée de changer ton écran de téléphone en un monde de réalité virtuelle à l’aide d’un simple morceau de carton pourrait être l’idée la plus géniale de Google. Interactif et en 3D, un kaléidoscope psychédélique. propos recueillis par Noémie Lecoq

Jacco Gardner Son nouvel album, Hypnophobia, est disponible. Il sera en concert le 20 novembre à Lille, le 25 à Strasbourg, le 4 décembre à Nancy, le 5 à Nantes, le 6 à Caen et le 7 à Paris (Café de la Danse).

Perez Saltos Un premier album qui malaxe la synth-pop des années 80 et l’héritage d’un psychédélisme frenchie porté par Manset et Christophe.

Odezenne Dolziger Str. 2 Un album qui explose les frontières entre les genres.

John Grant Grey Tickles, Black Pressure L’une des plus belles plumes et des plus grandes voix de la pop moderne.

Jessica Jones saison 1 Netflix Cette héroïne brutale et hantée crève l’écran. Fargo saison 2 Netflix Nouveaux héros, nouvelle intrigue, nouvelle époque. Homeland Canal+ Séries Une cinquième saison dominée par une étrange atmosphère de noirceur ahurie.

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Carthage ; Terres amères de Joyce Carol Oates Roman ou poèmes, Oates continue d’éreinter l’hypocrisie de la classe moyenne américaine.

Michel Foucault Œuvres Le philosophe fait son entrée dans la Pléiade.

Raymond Carver – Une vie d’écrivain de Carol Sklenicka Une biographie impressionnante fouille la genèse d’un des mythes de la littérature américaine.

Chiisakobé vol.1 de Minetaro Mochizuki L’histoire de trois reconstructions intimement liées. Un récit chorégraphié comme un ballet.

Les Intrus d’Adrian Tomine Un portrait mouvant de petites existences contemporaines.

Parenthèse patagone d’Aude Picault Carnet de voyage dans les latitudes extrêmes de l’hémisphère Sud.

Bella figura de Yasmina Reza, mise en scène Thomas Ostermeier Les Gémeaux, Sceaux Un ouvrage dédié au talent de l’actrice Nina Hoss.

Fin de l’Histoire texte et mise en scène Christophe Honoré Théâtre de la Colline, Paris Une farce provocatrice et philosophique sur fond de Seconde Guerre mondiale.

Fleur de cactus de Barillet et Grédy, mise en scène Michel Fau Théâtre Antoine, Paris Catherine Frot et Michel Fau nous font redécouvrir l’élégance piquante du tandem Barillet et Grédy.

LaToya Ruby Frazier Carré d’art de Nîmes La jeune photographe américaine LaToya Ruby Frazier affiche une œuvre sans complaisance.

Ugo Rondinone : I John Giorno Palais de Tokyo, Paris Une exposition magistrale, comme une déclaration d’art et d’amour entre l’artiste et le poète.

Omer Fast Jeu de Paume, Paris L’artiste israélien explore les affres de notre mode contemporain et les passent à la moulinette de la fiction, du reenactment et des jeux de rôle.

Cloud Chasers sur iPhone, iPad et mobiles Android Un jeu qui s’inspire du drame des migrants et fait polémique.

Undertale sur PC et Mac Le phénomène indé du moment bouleverse les habitudes des amateurs de jeux de rôle en leur offrant une option folle : ne tuer personne.

Her Story PC, Mac, iPhone, iPad Entre série policière et face-à-face intime, la nouvelle création du Britannique Sam Barlow repousse les frontières du jeu vidéo.

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Savages par Renaud Monfourny

Le quatuor de pétroleuses londoniennes sort un nouveau single, The Answer, en prélude à l’album de janvier, Adore Life (Matador), et sera en concert parisien, à la Maroquinerie, le 1er décembre.

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