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suivez les inRocKs sur Apple Music Playlists et contenus exclusifs. Les coups de cœur et les coulisses de la rédaction.

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cher Henri Guaino par Christophe Conte

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’autre mardi, tu as pris la parole devant la représentation nationale. LA REPRÉSENTATION NATIONALE, Riton, tu m’entends ? En tant que représentant des citoyens des Yvelines, tu as ainsi défendu, devant tes confrères députés, le cas d’un citoyen des Yvelines : toi-même. Henri l’outragé, Henri le martyrisé, mais Henri libéré d’une grosse poche de bile qui te pesait sur la conscience. Condamné une semaine plus tôt à 2 000 euros d’amende pour outrage à l’encontre d’un juge

pourtant Gentil, tu as donc pris l’hémicycle pour un gueuloir personnel en remettant une couche à propos des magistrats qui osent te chatouiller les clochettes. En traitant les juges d’“infâmes”, de “pervers” et de “psychopathes” dans une diatribe en roue libre, tu as donc mollardé comme une caillera sur les sièges en cuir de la République, insultant ceux qui en appliquent les lois, montrant l’exemple à tous ceux, puissants ou misérables, qui désormais se sentiront lésés par la décision d’un tribunal.

Ce serait grave, très grave, si ça ne venait de toi, Riri l’incontrôlable, Guaino future, l’anar keupon le plus déjanté des plateaux télé et des prétoires. Proposant au passage d’interdire les syndicats judiciaires, tu n’en as visiblement plus rien à foutre de passer pour le voyou qui promet de rétablir la dépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir. Et d’instaurer par référendum une magistrature masochiste, à la botte de ceux qui cracheraient sur les siennes. Je suis certain que tu aimerais bien conduire une mission sur le sujet, et comme tu l’as suggéré un peu plus tard la semaine dernière sur BFMTV, ce serait même cool que Marion Maréchal-Le Pen te confie ladite mission. “Moi, je ne pourrais pas travailler dans un gouvernement avec le Front national, as-tu pris soin de prévenir. Maintenant, s’il s’agit de faire un rapport, une mission oui ! C’est quelqu’un que je respecte”, as-tu ajouté à propos de la benjamine du clan frontiste. En t’imaginant avoir des rapports avec la marionnette du Vaucluse, Robert Ménard en a quasiment eu une érection régionale, se réjouissant dans la foulée sur Twitter que “les digues vont peut-être enfin céder”. Vous allez tous Béziers ensemble dans pas longtemps, toi, Morano, Ménard, Collard, la future Miss Paca et Alain Delon ? Ta position de missionnaire potentiel d’un pouvoir d’extrême droite, je dois bien avouer que ça m’amuse plutôt, les gaullistes à demi ramollis ne sachant plus où planter leur croix de Lorraine pour retrouver la gaule. Je crois que tu as besoin de te calmer les nerfs, mon Ritounet. On devine la surchauffe derrière tout ça, le burn-out qui guette, l’ulcère qui gonfle et les plombs qui grésillent. “Pendant ce temps, as-tu vociféré à l’Assemblée, les trafiquants et les voyous sont en liberté.” Et ça, c’était vraiment pas sympa pour Guéant, Balkany et Sarkozy. Je t’embrasse pas, je te laisse à tes rapports. 4.09.2013 les inrockuptibles 5

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No. 1 040 du 4 au 9 novembre 2015 couverture Odezenne par Yann Rabanier pour Les Inrockuptibles

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billet dur édito debrief recommandé interview express Denis Robert reportage législatives en Turquie :

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nouvelle tête Jack Garratt le monde à l’envers la courbe à la loupe démontage futurama style food

Yann Rabanier pour Les Inrockuptibles

victoire inattendue de l’AKP d’Erdogan

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42 cette semaine sur 46 Odezenne, c’est mon dada rencontre avec les trois Bordelais, artisans d’un album qui explose les genres. Ils joueront la semaine prochaine au festival les inRocKs Philips, tout comme quelques futures stars de 2016 (pp. 51-53) nouveaux héros, nouvelle intrigue, nouvelle époque : Fargo risquait gros, elle n’en est que plus passionnante. Analyse

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56 Le Fils de Saul de László Nemes avec son premier long métrage, le réalisateur hongrois propose une vision immersive inédite de l’extermination des Juifs. Entretien

60 Ugo Rondinone : I

John Giorno

l’artiste rend hommage au poète au Palais de Tokyo. Une exposition comme une déclaration d’art et d’amour

62 Michel Foucault en Pléiade 66 cinémas Le Fils de Saul, Lav Diaz… 76 musiques John Grant, Rover, Deerhunter… 88 livres Raymond Carver, William Boyd… 94 scènes Cyril Teste, Moses und Aron 96 expos Omer Fast, Là où commence le jour 98 médias Le Masque et la Plume… ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Edition générale” jeté dans l’édition vente au numéro ; un CD “Un automne 2015” encarté dans toute l’édition

Raymond Depardon/Magnum Photos (1978)

trente et un ans après sa mort, le philosophe invite toujours à la réinvention de soi

John Giorno, God Is Man Made, 2015. Courtesy the artist & Elizabeth Dee NY/© Etienne Frossard

54 Fargo, une saison 2 qui repart à 0

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cher Alain Delon Vous n’en faites pas d’autres, hein ? Vous ne pouvez pas vous en empêcher, c’est ça ? Du coup, j’en connais qui vous verraient mieux sous la rubrique “Billet dur”… Alors comme ça, “elle a des couilles”, Nadine Morano ? Toujours ce sens inné du compliment fait à une dame, cher Alain. C’est bien simple, à chaque fois qu’un plumitif vous appelle, vous sortez une ou plusieurs énormités, genre conneries fachos. Vous êtes seul, vous aimez ça, fort bien, mais vous devriez vraiment ne parler à personne, et surtout pas aux journalistes. Parlez à vos chiens, plutôt, moins nocifs pour votre réputation, et surtout abstenez-vous de commenter les horreurs qu’on entend et voit à la télé, qu’elles s’appellent Morano ou Hanouna. Cessez de vous prendre pour Garrigos et Roberts, nom de Dieu ! La solitude + la télé + le journaliste qui appelle pour parler de tout et de rien = mauvaise mayonnaise, je vous assure. Remarquez, moi, je m’en fous, je vous aime. Amour toujours, conneries fachos ou pas. Parce que moi, comme Jean-Luc Godard, que vous imitez très bien paraît-il, j’ai vu vos films et comme lui, je sais que vous en avez fait quatre ou cinq importants. C’est énorme, c’est très rare un acteur qui fait quatre ou cinq films vraiment importants dans une carrière. Vous n’êtes pas nombreux sur la liste. Il a raison, Godard, et il n’est pas connu pour avoir le compliment facile. Voyons un peu, deux des trois Melville, les deux Visconti, évidemment, un des deux Losey, mettons Plein soleil en plus, sans oublier le Zurlini, sublime, un film que presque personne ne connaît, Le Professeur en français, La Prima Notte di quiete en italien, c’est-à-dire la mort, d’après un vers de Goethe. Celui-là, vous êtes allé le faire malgré Melville qui voulait enchaîner Le Cercle rouge avec Un flic. Vous y jouez une épave qui tourne dans la nuit de Rimini et vous incarnez et transmettez une inoubliable douleur. Après ça, soutenez qui vous voulez, Giscard, Barre, Morano, Le Pen, sa fille, sa petite-fille, on s’en fout, aucune importance.

De toute façon, comme votre copine Morano, vous ne valez pas grand-chose comme anthropologue. Comme comédien, en revanche… A force de répéter que vous vous contentez d’être à l’écran, que vous ne jouez pas, la différence entre l’acteur de rencontre et le comédien de métier, les gens ont fini par croire à vos fadaises. Et avec Visconti, le plus grand directeur d’acteurs qui soit, à trois heures du matin, dans ce palais à Palerme, à la cinquantième prise, pendant le tournage nocturne du bal du Guépard, vous ne jouiez pas, sans doute ? Mon Dieu, cher Alain, ce regard blessé de Tancrède, un peu veule, trop conscient de son infériorité, en jouissant presque, que vous portez sur votre oncle et votre fiancée, si souverainement assortis. Comme elle aurait aimé se donner à lui plutôt qu’à vous… Et vous jouez ça comme personne d’autre n’aurait pu le faire, d’un regard d’une infinie tristesse, dans le plus grand film du monde. Si brillant comédien, jouant tout le temps, évidemment, vingt-quatre fois par seconde, intelligent et travailleur, mais aussi homme courageux, qui tourne et produit L’Insoumis d’Alain Cavalier alors que la guerre d’Algérie s’achève à peine. Les Smiths en feront la pochette de The Queen Is Dead. Et puis sans vous, star et producteur tout-puissant, pas de Mr Klein de Losey, encore un “rouge”. Encore une interprétation stupéfiante, un regard hanté. Lundi dernier, j’ai regardé sur France 3 le beau documentaire que vous a consacré Philippe Kohly, à l’occasion de vos 80 ans. Et là, ça valait le coup de regarder la télévision. Bon anniversaire, M. Delon.

Frédéric Bonnaud 8 les inrockuptibles 4.11.2015

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avoir sa place dans l’histoire grâce aux inRocKs La semaine dernière, le choix entre collaboration et résistance, l’attractivité réduite, la violence des patrouilles et un camp de Calais pire que l’Albanie.

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n a l’impression d’être les commentateurs d’une histoire qui se passe très loin de nous. On n’a jamais eu à choisir entre être collabo ou résistant. Qu’est-ce qu’on fait avec la non-histoire de notre pays et que représente aujourd’hui l’expression ‘avoir sa place dans l’Histoire’ ?” Bonne question de Christophe Honoré ! Nous n’avons pas connu la guerre. Les tragédies de l’histoire sont pour nous des objets de connaissance, pas des souvenirs, ni des urgences. Nous ne saurons jamais si nous aurions été résistants ou collabos. Notre pays a été sorti de l’histoire, et nous observons le destin du monde se jouer comme les spectateurs d’une pièce dont nous ne sommes pas acteurs. Fin de l’histoire. Vraiment ? “Femmes, hommes et enfants, épuisés par un terrible voyage, laissés à eux-mêmes dans des bidonvilles, avec un maigre repas par jour, un accès quasi impossible à une douche ou à des toilettes, une épidémie de gale dévastatrice, des blessures douloureuses, des abcès dentaires non soignés. Et les viols des femmes. Les enfants laissés à eux-mêmes dans les détritus. Les violences policières presque routinières. Les ratonnades organisées par des militants d’extrême droite.” Calais 2015. Il y a trois semaines, une tribune de Médecins du monde évoquait “le plus grand bidonville d’Europe”, l’impression d’un “pays en guerre (…). Et encore… L’une d’entre nous était en Albanie, près de la frontière du Kosovo en 1999 : le camp était mieux tenu.” On a viré l’histoire par la porte, elle revient par la fenêtre. “Que représente aujourd’hui l’expression ‘avoir sa place dans l’Histoire’ ?” Bonne question. “Réduire l’attractivité” du camp et renforcer la présence policière est “la seule réponse apportée par le gouvernement”. Quelle est la mienne ? Je lis désormais ton reportage sur la dégradation des rapports entre la jeunesse et la police en banlieue, dix ans après les émeutes. Plus violente encore que l’absence de tout – piscine, cinéma, MJC, commerces, boulot, avenir –, la présence de la police. “Quand ils patrouillent, ils ralentissent, baissent leurs fenêtres, crachent par terre et nous lancent ‘Rentrez chez vous, bande de macaques’.” Ils “insultent les mamans”. Certaines témoignent du climat d’insécurité qui règne dans le quartier quand ils débarquent et “courent après les petits ou (…) les font tomber par terre, même lorsqu’ils n’ont rien fait”. Plus loin dans le dossier, le sociologue Fabien Truong : “Brûler des bagnoles, certes, c’est violent, mais par rapport à la violence sociale que ces jeunes subissent au quotidien, ce condensé de violence physique paraît relativement faible.” Une forme de dégoût me saisit en même temps que revient cette “impression d’être les commentateurs d’une histoire qui se passe très loin de nous”, mais qui est pourtant à quelques kilomètres, et qui est la nôtre. “Que représente aujourd’hui l’expression ‘avoir sa place dans l’Histoire’ ?” Bonne question. Alexandre Gamelin

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une semaine bien remplie Vibrer lors d’un concert exceptionnel, se laisser envoûter par une fée californienne, plonger dans un thriller venu des fjords et boire les paroles d’hommes charismatiques.

iconique Ingrid Caven

Ingrid Caven et Rainer Werner Fassbinder dans L’Ombre des anges de Daniel Schmid (1976)

Filminstitut Wiesbaden

Chanteuse et actrice allemande, la grande Ingrid Caven fut révélée par la caméra de Rainer Werner Fassbinder, avec qui elle resta liée jusqu’à la mort du cinéaste, avant de jouer chez Jean Eustache ou André Techiné. Le Goethe-Institut lui rend un vibrant hommage avec la projection de cinq de ses films ainsi qu’avec un concert exceptionnel où Caven interprétera les chansons qui l’ont fait connaître à travers le monde. projections jusqu’au 5 novembre au Goethe-Institut, Paris XVIe, goethe.de/paris, concerts le 6 au Goethe Institut, le 8 au Théâtre de l’Atelier, Paris XVIIIe, theatre-atelier.com

libéré, délivré Acquitted Vingt ans après avoir été acquitté du meurtre de sa petite amie mais chassé de sa bourgade d’origine, un riche entrepreneur se voit obligé d’y retourner et de se confronter à son douloureux passé. Avec pour toile de fond les mystérieux fjords norvégiens, cette série noire s’inscrit dans la lignée des captivants thrillers venus du froid. série à partir du 7 novembre, Canal+ Séries, les samedis à 20 h 50 14 les inrockuptibles 4.11.2015

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sons divers

Joanna Newsom Antidote parfait contre le blues du dimanche soir : la fée californienne Joanna Newsom enchantera la salle Gaveau, à Paris, accompagnée de sa harpe fétiche. L’occasion de voir une artiste rare, aussi envoûtante sur scène que sur disque, et de découvrir son quatrième album, le voluptueux Divers, qui vient de sortir.

Annabel Mehran

concert le 8 novembre à Paris (salle Gaveau)

les élégants Collection Christian Raabe/Miso Film Norge

Fantastic Man Deux fois par an, les éditeurs-fondateurs de Fantastic Man donnent la parole aux hommes les plus pointus, charismatiques et influents du moment : Ewan McGregor, Bret Easton Ellis, Tom Ford… Pour célébrer le dixième anniversaire de ce génial magazine qui a, avec son pendant féminin The Gentlewoman, révolutionné la presse mode, Gert Jonkers et Jop van Bennekom ont rassemblé les meilleurs portraits et interviews dans ce bel ouvrage. livre Fantastic Man: Men of Great Style and Substance (Phaidon), 288 pages, 40 € 4.11.2015 les inrockuptibles 15

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Son livre, Mohicans, raconte une autre histoire de Charlie Hebdo : Denis Robert revient sur l’après-7 janvier, les années Val et la “machine à cash” qu’était devenu le journal. 16 les inrockuptibles 4.11.2015

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Aurélie Lamachère/Sipa

“nous devons notre liberté de la presse à Choron et Cavanna” 02/11/15 15:59

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ourquoi sortir ce livre aujourd’hui ? Denis Robert – Les attentats de janvier m’ont beaucoup affecté. J’étais incapable d’aller défiler avec ces millions de personnes dans la rue, le 11 janvier. Voir Richard Malka et Philippe Val truster les écrans et les entendre parler d’une histoire de Charlie Hebdo, voir utiliser ce nom d’une manière, par moments, absolument obscène m’a convaincu de faire ce livre. Mais je n’étais pas audible au moment des attentats. Il y a une période de deuil à surmonter. Je ne voulais pas qu’on interprète ce que j’avais à dire comme un règlement de comptes. Il y avait un côté sacrilège à s’attaquer à Charlie. Aujourd’hui, on peut sereinement évoquer cette histoire qui est aussi une histoire du capitalisme. Comment Charlie est devenu une marque commerciale et comment des types, à coups de procès, ont réussi à détourner l’identité du journal. La crise que vit aujourd’hui la rédaction de Charlie est évidemment liée aux attentats, mais prend aussi sa source dans les non-dits, les violences internes. Riss et Coco peuvent faire le tour des médias pour expliquer que tout va bien, les gens un minimum au courant de ce qui se passe en interne savent que ça va très mal. C’est comme les secrets de famille dont il faut parler. Je ne suis pas habité par la haine et la colère, c’est un devoir de mémoire. Si je ne fais pas ce livre, personne ne le fera. Au fil de l’enquête, c’est peut-être plus l’histoire fondatrice de Cavanna et Choron que celle de Charlie Hebdo que vous voulez raconter ? Avant de mourir, Cavanna m’avait longuement parlé. J’avais perçu sa détresse et le “mensonge” dont il avait été la victime. Je n’arrivais pas à me lancer, je ne savais pas quoi faire de mes notes car je restais habité par ce qu’il m’avait dit. Il me répétait “qu’une fois qu’on est mort, on est mort”. Il me conseillait de laisser tomber tout ça. Il me disait que la vie était ailleurs. J’ai voulu expliquer à quel point ça a été dur pour Cavanna et Choron de se battre contre la censure. Nous devons notre liberté de la presse à Choron et Cavanna. Que pensez-vous de la multiplication des proclamations “Je suis Charlie” durant cette période ? Il y a eu beaucoup d’ambiguïtés, d’amalgames et de contre-sens. On en arrive à mille interprétations différentes. Je n’ai pas un regard de sociologue ni de philosophe sur cette histoire, mais un regard d’écrivain. Je me sens proche de Godard sur cette question quand il dit “Je suis Charlie”, du verbe suivre. Même si j’avais arrêté de le lire quand Val a commencé ses éditos pro-guerres et très droitiers, finalement insupportables. On ne pouvait pas continuer à être Charlie à ce moment-là. Qu’avez-vous pensé de Qui est Charlie ?, le livre d’Emmanuel Todd ? Je ne l’ai pas lu, mais j’ai suivi ce qu’on en disait. Je suis en accord avec lui sur le fait que les foules présentes ce 11 janvier étaient un mélange très

hétéroclite. Mais je ne suis pas d’accord sur l’islamophobie. Ce n’est pas ce qui animait les gens. C’était l’émotion, le fait de se retrouver et de dire non au terrorisme. Que pensiez-vous des récents numéros de Charlie Hebdo ? Le numéro “Charia Hebdo” m’a bien fait marrer. Ils ont peut être commencé à déconner après celui-là. La question de la censure et du dessin est très compliquée. On peut rire de tout à condition d’être drôle. Et par moment, ils ne l’étaient plus, drôles. Vous reprenez à ce sujet des propos de l’essayiste Pacôme Thiellement (“Il faut renoncer à l’humour quand l’humour est une arme qui ne blesse plus personne” – dans Tous les chevaliers sauvages, éditions Philippe Rey, 2012 – ndlr). Sans le dire, on comprend que vous partagez cet avis… J’ai trouvé le numéro “Charia Hebdo” plus intéressant sur le terrain de l’humour que la publication des caricatures de 2006. Je suis absolument laïc, je pense que le blasphème fait partie des cartes de l’humour. On peut se moquer des religions. Le problème, c’est d’être drôle. Certaines caricatures ne l’étaient pas, il y en a eu un usage forcené. Charb insistait, continuait de faire des vannes et de dessiner le Prophète. Un peu comme l’oncle qui, à chaque mariage, raconte tout le temps la même vanne. A la cinquième fois, vous dites : “Tonton, ferme-là et passons à autre chose.” Avez-vous compris la charge de Delfeil de Ton contre Charb dans L’Obs au lendemain de l’attentat (“Quel besoin a-t-il eu d’entraîner l’équipe dans la surenchère ?”) ? Delfeil de Ton a été profondément accablé par la mort de Charb. Il l’appréciait, contrairement à ce que l’on peut penser. Je pense que son papier a été mal lu et mal interprété. Il aimait surtout Wolinski qui, lui, préférait dessiner ses nanas et fumer des cigares. Il racontait à Delfeil qu’il en avait ras-le-cul des caricatures. Dans le tête de Delfeil, quand il écrit cet article, il y a de ça. Mais Charb était dans la provocation permanente, il s’était engagé sur ce chemin-là, entraîné peut-être par d’autres, je ne sais pas. Ne profitez-vous pas de certains épisodes – comme le limogeage de Siné en 2008 – pour régler vos litiges avec Malka (avocat de Clearstream contre Denis Robert – ndlr) et Val, auteur d’éditos vous mettant en cause dans l’affaire Clearstream ?

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“Charb était dans la provocation permanente, entraîné peut-être par d’autres, je ne sais pas” J’avais autre chose à faire que de régler mes comptes, j’ai gagné mes procès. Il est vrai que le passage sur Siné m’a posé problème dans le livre. Je ne voyais pas comment ne pas évoquer mon cas. Je devais informer les lecteurs de ma relation avec Val et Malka, de la manière dont ils peuvent parler de moi. Ce fut le déclenchement de l’affaire Siné, ce que j’avais du mal à croire car je le connaissais à peine en 2005. J’étais devenu un personnage du livre. Votre livre précède celui de Val d’une semaine… En juin, je vais chez Julliard pour parler du livre. J’évoque Val et Malka. J’ai quarante représentants face à moi, les gens parlent autour d’eux. Val a été alerté de l’existence de mon projet et, en réaction, décide de manière précipitée d’écrire le sien qui n’était pas au programme de Grasset en juin et qui va l’être en juillet. Vous faites de Philippe Val (rédacteur en chef de 1992 à 2004, puis directeur de la publication de 2004 à 2009 – ndlr) une sorte de gourou au sein de la rédaction de Charlie… L’extrait audio d’une réunion de rédaction que je retranscris dans le livre est équivoque. Nous sommes témoins d’un rapport de disciple à gourou. Ajoutons à cela le problème du rapport à l’argent. Dès le départ, comme en témoigne Olivier Cyran (collaborateur du journal jusqu’en 2001 et auteur de Charlie Hebdo, pas raciste ?, si vous le dites… sur Article11.info – ndlr), Val va distribuer des primes aux membres de la rédaction sans que personne ne sache combien touche chacun. Il réglementait tout. Charlie a été, jusqu’à sa revente à Riss et Charb, une machine à faire du cash. Certains ont gagné beaucoup d’argent. Au fil du temps, Val a viré les éléments récalcitrants comme Siné, Cyran ou Mona Chollet. Il a pris des lieutenants, comme Agathe André qui lui est complètement soumise. Charb me l’a confirmé lorsque je l’ai croisé lors d’un salon du livre. Les membres de la rédaction se justifiaient en disant qu’ils faisaient de petites concessions à Val pour s’offrir un confort financier. C’est le procédé du patron un peu paternaliste qui distribue les enveloppes. Ça permet d’acheter les silences et les consciences. Vous décrivez un Cabu “respectueux de Cavanna, mais dévoué à Val”… A la fin de sa vie, Cavanna ne voulait plus entendre parler de Cabu. Cabu avait de l’admiration pour Val, il était bluffé par sa rhétorique. C’est très intéressant car sans lui, Val ne serait pas parvenu à liquider La Grosse Bertha et n’aurait pas mis la main sur Charlie Hebdo comme il l’a fait. J’ai eu des journalistes du Canard enchaîné et de Charlie Hebdo qui m’ont expliqué que Cabu avait tenté à maintes reprises de joindre Val quand il s’est retrouvé à France Inter. Il n’y arrivait plus et était très malheureux de ça. L’argent n’était

pas le moteur de Cabu, c’était sans doute le plus doué des dessinateurs de toute l’équipe. J’ai du mal à comprendre. Vous reste-t-il des questions sans réponses ? Pourquoi Charb et Riss ont accepté de reprendre Charlie Hebdo dans des conditions que je juge déplorables, avec un trou de 486 000 euros. Pourquoi Riss continue à être solidaire de Val et de Portheault (directeur financier de Charlie – ndlr) ? Et quelle est la relation entre Malka et Val ? Avez-vous cherché à les contacter ? Je leur ai écrit à chacun une lettre au mois de septembre pour leur poser un certain nombre de questions. Je les appelle à mettre de côté nos griefs respectifs. Je porte alors des accusations très lourdes à leur encontre. La seule réponse qu’ils me font, c’est de prendre un avocat, maître Kiejman, qui écrit non pas à mon éditeur mais à la maison mère, Editis, pour nous mettre en garde contre l’utilisation que je pourrais faire de ce qu’ils qualifient d’allégations. L’épilogue du livre est absent de la version finale ? Il a été censuré. On a eu deux problèmes à la fin du livre. Un de mes témoins, l’avocat Bernard Dartevelle (dont le cabinet, duquel Malka est membre, est en charge des intérêts du journal depuis sa renaissance en 1992 – ndlr), me demande d’être retiré du livre. Il subissait des pressions terribles. Il avait le conseil de l’ordre des avocats – sollicité par Malka – sur le dos. Et d’autres choses, beaucoup plus graves, dont je ne peux pas faire état. Je l’avais eu longuement, nous avions échangé des mails, il avait relu ses propos. Je lui explique que ce n’est pas possible car dans le courrier de réponse du conseil de Malka, Dartevelle est mentionné. Malka s’est fait prendre à son propre piège. Dartevelle, lui, a été courageux. Vous avez été déprogrammé du Grand Journal ? J’avais de très bons rapports avec Maïtena Biraben. J’ai été invité le 7 novembre pour présenter mon livre. L’attachée de presse de chez Julliard est alors sollicitée par d’autres émissions, mais Canal avait demandé l’exclusivité. Elle essaye donc de se faire confirmer mon invitation. Et là, silence. Or Anne Hommel, la conseillère image de Biraben, est aussi celle de Charlie Hebdo. On apprend finalement par plusieurs sources qu’elle a mis son veto. Je suis déçu, je pensais que Maïtena Biraben jouissait d’un peu plus de liberté. Mon livre les inquiète vraiment, Val se rêve en ministre de la Culture de Sarkozy. Je suis un gros caillou dans leur chaussure. propos recueillis par Julien Rebucci livre Mohicans (Julliard), 306 pages, 19,50 € DVD Cavanna – Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai (Le Bureau, Citizen films/Rezo films)

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Le2 no vembre à Istanbul

le pari gagnant d’Erdogan Dimanche 1er novembre, les 54 millions d’électeurs turcs ont renouvelé leur parlement. La résurgence du conflit kurde, l’accroissement de la menace Daech et la dérive autoritaire du gouvernement ont influencé le scrutin, dont le parti islamo-conservateur est sorti vainqueur.

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ntre les murs de l’imposant édifice du Parti de la justice et du développement (AKP), dans le quartier de Beyoglu à Istanbul, l’ampoule électrique, emblème du mouvement, est partout. Dimanche, à la tombée de la nuit, elle s’est comme éclairée de nouveau. A l’image des visages des membres islamo-conservateurs. “Les gens nous ont choisis, nous sommes et nous restons la plus grande force politique en Turquie, et même en Europe. Je savais que nous y arriverions”, triomphe Fatih Tuna, en charge des Affaires internationales, dans son bureau, donnant sur les berges modernes de la rivière Kagithane. Contre tous pronostics, son parti a récolté 49,3 % des suffrages, reprenant la majorité absolue au parlement, soit 316 sièges sur 550. Il est suivi du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate, 25,4 %), du Parti

d’action nationaliste (MHP, ultranationaliste, 12 %) et du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde, 10,4 %). “L’AKP gouverne seul et efficacement depuis treize ans. Les gens ne l’oublient pas”, se targue Fatih Tuna, tout sourire. Dans la nuit, les klaxons et les cris ont résonné entre les mosquées et les tours de verres illuminées d’Istanbul. L’AKP a célébré sa revanche. Quelques jours plus tôt, les mines de ces hommes en costume étaient plutôt grises au siège du parti. Les dirigeants islamo-conservateurs restaient traumatisés par les législatives du 7 juin, où l’AKP avait récolté 41 % des voix, contraint de tenter une alliance pour gouverner. Après cet échec, les sondages annonçaient un scénario similaire pour ce scrutin. Galip Dalay, spécialiste de la Turquie et de la question kurde, est lui-même surpris du revirement de quelque 4 millions

d’électeurs vers l’AKP. “Le parti a bénéficié de la chute des ultranationalistes du MHP qui ont refusé de faire une coalition aux dernières législatives. Le pays est ensuite entré dans une période politique incertaine pendant cinq mois.” L’expert analyse : “Les Turcs veulent de la stabilité et un seul parti au pouvoir, ils refusent une alliance, ce qui explique le choix du Parti de la justice et du développement.” Derrière ce retour en force de l’AKP, c’est Recep Tayyip Erdogan qui ressort en maître du jeu. Ce parti, qu’il a fondé en 2001, c’est lui. “Notre peuple a clairement exprimé qu’il préférait le service et les projets à la polémique”, a t-il jugé dans un communiqué publié dans la soirée. A Usküdar, faubourg résidentiel pro-AKP de la rive asiatique d’Istanbul, le chant du muezzin se perd entre les minarets. Assis devant un thé fumant, Enes Kayan fait

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“les Turcs veulent de la stabilité et un seul parti au pouvoir, ce qui explique le choix de l’AKP” Galip Dalay, spécialiste de la Turquie et de la question kurde

partie de ceux qui ont choisi le parti “qui protège les valeurs religieuses et la démocratie”. Ce Kurde de 24 ans originaire de Malatya, à l’Est, l’assure : son pays “situé dans une région instable, voisin de la Syrie (plus de 800 kilomètres de frontière commune – ndlr) est toujours en voie de développement. Nous avons besoin d’un homme strict, comme Erdogan. Il n’est ni un dictateur ni un autoritaire, juste strict”. Inquiet, le jeune dentiste passe sa main dans ses cheveux gominés. “Je souhaite avant tout la fin de la guerre avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Coûte que coûte… je mise sur l’AKP.” Après l’attentat de Suruç, près de la frontière syrienne, attribué à Daech, dans lequel 34 personnes ont perdu la vie en juillet, les combats entre régime et cette guérilla dans l’opposition depuis 1984 ont repris dans l’Est. Le PKK accuse Ankara de complicité avec les djihadistes. En octobre, un second attentat sanglant, tuant 102 civils dans la capitale, également perpétré par Daech, a ravivé les craintes. Le long de la rue piétonne bouillonnante d’Istiklal, des Stambouliotes soulignent le climat de tension. “Je ne prends plus le métro, récemment des SMS viraux circulaient, recommandant d’éviter la place centrale Taksim”, avoue Elif, trentenaire. “J’évite les malls. Mais de toute façon, à Istanbul, tout est une cible pour les fous de Daech”, déplore Ozcan, autre résident de la mégapole. D’ordinaire, Elif Agkul ne vote pas. Le 1er novembre, la jeune femme, blouson de cuir et cheveux courts, a toutefois fait une exception, se rendant aux urnes pour choisir le HDP. “Nous sommes sur le chemin du fascisme, la montée de ce parti pourrait au moins freiner cela”, espérait-elle. Son espoir est tombé en même temps que la nuit. En juin, le Parti démocratique des peuples, de gauche et prokurde, avait

suscité une vague d’espoir chez ses partisans, raflant 80 sièges. Dimanche, il a gagné sa représentation in extremis, retrouvant 59 places au sein de l’institution. “Le scrutin a été manipulé, via des intimidations, des fraudes sans doute”, fustige Timour Abel, franco-turc et étudiant en sociologie de 26 ans. Favorable au HDP, ce jeune homme brun à la silhouette élancée, compare cette force politique “aux gauches européennes, comme Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne”. Timour Abel relativise : “L’essentiel est que le HDP ait franchi les 10 %, mais je suis inquiet pour l’avenir car l’AKP va pouvoir nous marginaliser politiquement.” Timour comme Elif font partie de ceux qui ont assisté aux protestations de Gezi, en juin 2013. Des dizaines de milliers de personnes avaient alors contesté “l’autoritarisme” d’Erdogan. Depuis, les protestataires désenchantés observent la “dérive” du président. “Erdogan a utilisé la force contre les manifestants de Gezi. Il contrôle désormais 70 % des médias”, estime Celil Sagir, journaliste au quotidien Zaman, réputé pro-Gülen, prédicateur musulman à la tête d’une énigmatique confrérie. Le numéro deux du quotidien turc exhibe son compte twitter, supprimé à trois reprises. “Je suis poursuivi pour ‘insulte au pouvoir’ dans un tweet.” Après ces événements, l’étudiant Timour Abel insiste sur la “polarisation” de la Turquie. “Jamais il n’y a eu un tel fossé entre pro et anti-Erdogan. Nous ne vivons pas dans le même monde que les sympathisants de l’AKP. Eux sont dans leur univers, avec leurs propres médias à leur botte, et nous dans le nôtre, déplore le jeune de gauche. Quand nous expliquons que Daech a commis l’attentat d’Ankara, certains membres de l’AKP vont accuser le PKK. Nous sommes dans un dialogue de sourds…” Elisa Perrigueur (à Istanbul) 4.11.2015 les inrockuptibles 21

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Jack Garratt La soul électronique de cet Anglais délicat est à découvrir lors du prochain festival les inRocKs Philips.

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ar romantisme éperdu – qu’on nous pardonne d’être français –, on a toujours adoré les tatoué(e)s à cœur sensible, leurs allures de castagneurs ou de pétroleuses et leurs voix sensibles, presque inappropriées. On pense ici aux regretté(e)s Amy Winehouse ou Elliott Smith. On ne souhaite absolument pas le même sort funeste à Jack Garratt qui, lui aussi, cache bien son jeu avec son air de bûcheron hostile et ses biscoteaux de déménageur : il joue une musique pacifique, une soul éplorée qui fera de lui, en 2016, le challenger, à coups de murmures déchirants, de James Blake. Au jeu des mélodies anesthésiées, de la nature morte

grouillante de vie, Jack Garratt s’impose comme le surdoué de cette musique sans nom, sans forme, sans dogme, vaguement issue du dubstep, qui visite des régions chaudes du cosmos. Du DJ Zane Lowe au producteur Rick Rubin, nombreuses sont déjà les victimes de ce druide hirsute et de sa musique solaire. On le retrouvera sur la scène de la Cigale lors du prochain festival les inRocKs Philips : une histoire d’amour entre la France et Jack Garratt est déjà prévue. JD Beauvallet album Phase (Island/Universal) facebook.com/ jackgarrattmusic concert le 12 novembre à Paris (Cigale), dans le cadre du festival les InRocKs Philips

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Tom Jamieson/The New York Times/Redux/RÉA

Dans cette boucherie de Mumbai, la viande de bœuf a été remplacée par du buffle

un effet bœuf En Inde, des musulmans ont été agressés, voire tués, car soupçonnés d’avoir mangé du bœuf. Des faits qui confirment l’influence croissante des extrémistes hindous, et un repli identitaire qui en rappelle d’autres.

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in septembre, dans l’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde, un musulman de 50 ans a été battu à mort par ses voisins hindous, convaincus qu’il avait mangé du bœuf, alors que l’hindouisme considère les vaches comme sacrées et en prohibe la consommation. Depuis, pas une semaine sans un incident du même genre. Mi-octobre, dans l’Himachal Pradesh, le chauffeur d’une bétaillère était pris à partie et tué par une milice hindouiste. Au Cachemire, la foule a brûlé un musulman soupçonné d’avoir tué une vache. Toujours au Cachemire, un député a été battu en pleine séance du parlement local, après avoir organisé un repas servant du bœuf. A Delhi, la police fédérale indienne a cru bon d’inspecter la cuisine de la cantine d’un bâtiment officiel de l’Etat du Kerala à la recherche de bœuf. Simple mesure de prévention… Fin octobre, c’est un documentaire sur les habitudes culinaires des Indiens en termes de viande de bœuf qui a été retiré du programme d’un festival de Delhi par “mesure de sécurité”. On ne soulignera jamais assez le paradoxe de la situation : les Indiens sont loin d’être strictement végétariens.

Certes, la plupart ne consomment pas de bœuf, mais ils ne dédaignent pas un plat de buffle au curry de temps en temps. C’est même une des spécialités du Kerala. Par ailleurs, en fournissant 20 % de la production de viande bovine, l’Inde en est le premier exportateur mondial. On ne saurait mieux illustrer l’hypocrisie de ce qui passe pour être une prescription religieuse. Pourquoi une telle crispation sur la viande de bœuf ? D’abord, l’affaire est ancienne. Depuis 1949, l’article 48 de la Constitution indienne stipule que l’Etat doit faire en sorte d’interdire l’abattage des vaches. Et de nombreux Etats indiens ont effectivement adopté des mesures interdisant l’abattage, voire même la consommation de bœuf sur leur territoire. Des lois évidemment contestées par la minorité musulmane

l’Inde est le premier exportateur mondial de viande bovine

qui y voit une discrimination flagrante. Mais jusqu’ici, leur application, bien que satisfaisant les hindouistes militants, laissait à désirer – ce qui permettait aux musulmans de continuer d’en consommer discrètement. L’arrivée au pouvoir du BJP, un parti ouvertement hindouiste et nationaliste, a donné des ailes aux plus radicaux. Pour eux, les “mangeurs de bœuf” ne sont pas de vrais Indiens, confondant à dessein tabou alimentaire et identité nationale. Cette confusion qui vise les musulmans, a donc fait des morts. Au fait, ça ne vous rappelle rien ? Ce sont les mêmes arguments qu’emploie en France l’extrême droite lorsqu’elle organise des “soupes au cochon” ou “identitaires”. Et d’une façon plus insidieuse, c’est le message passé par certains maires lorsqu’ils prennent prétexte d’une stricte observance de la laïcité pour interdire les menus de substitution dans les cantines scolaires. Derrière ces décrets détestables, il y a l’idée, comme en Inde, qu’un musulman – ou un juif – ne serait pas vraiment français. Pour que la comparaison soit complète, il ne reste plus qu’à attendre les victimes, non ? Anthony Bellanger

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retour de hype

George Shiras au musée de la Chasse

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Ashton Kutcher kiffe Shy’m

“nan mais là j’danse le nae nae en fait”

Alber Elbaz quitte Lanvin “j’ai pas la flemme, j’hiberne, nuance”

Véronique Sanson

les terrasses chauffées

le McPétard

A-Wa

“et Nabilla, elle devient quoi ?”

“j’ai compté 8 592 hommes barbus au Pitchfork”

“l’idée de Xavier Dolan, c’était de proposer une allégorie de la laideur ?”

le pulled pork

Kirsten Dunst et Chloë Sevigny dans le même film

les plaids

A-Wa Le premier ep des trois sœurs israéliennes, Habib Galbi, sort le 6 novembre. Kirsten Dunst et Chloë Sevigny dans le même film Il s’agira d’un biopic consacré à la meurtrière Lizzie Borden. Aucune date de sortie n’a encore été annoncée. Le McPétard Les salariés d’un McDo de Genay

(Rhône) utilisaient le McDrive pour dealer du cannabis. George Shiras au musée de la Chasse Les superbes photos d’animaux de cet Américain (1859-1942) sont exposées jusqu’au 14 février. Le pulled pork De l’épaule de porc confite, délicieuse dans un burger. C. B.

tweetstat Le maire de Béziers part en croisade contre les kebabs car ils ne sont pas de “tradition judéo-chrétienne”. Suivre

Robert Ménard @RobertMenardFR

-·DVVXPHMHQHYHX[SDVTXH%p]LHUVGHYLHQQH ODFDSLWDOHGXNHEDE&HVFRPPHUFHVQ·RQW ULHQjYRLUDYHFQRWUHFXOWXUH#OH/DEB( 13:40 - 30 oct. 2015

Répondre

Retweeter

16 % Top chef Pour la sentence implacable.

84 % Marine Le Pen

Pour le chauvinisme nauséabond.

Favo

0 % Booba

Qui disait si bien : “Salade tomates oignons à vie, c’est de plus en plus sûr.”

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Black is the new Orange Deux ans après le brillant Cupid Deluxe, Devonté Hynes, alias Blood Orange, rend hommage au mouvement Black Lives Matter avec le clip de Sandra’s Smile.

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notes de couleur vs noir et blanc N’en déplaise à Proust, qui estimait que la vie d’un artiste n’est pas nécessaire à la compréhension de son œuvre, un détail de celle de Devonté Hynes aide à percer le mystère Blood Orange : atteint de synesthésie, il associe une couleur à chaque note de musique, et inversement. Si ses morceaux évoquent des tons roses et bleus, du lamé et du jean, l’élégie r’n’b Sandra’s Smile ne pouvait être qu’en noir et blanc. Car Dev Hynes y rend hommage à Sandra Bland, afro-américaine de 28 ans morte dans une cellule texane.

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un sentiment de force face caméra L’image de ces quatre Afro-Américains marchant bras-dessus bras-dessous dans les rues de New York, le regard planté dans la caméra, dégage un sentiment de force fraternelle. Elle fait écho à Black Lives Matter, mouvement qui dénonce les violences policières à l’encontre des personnes noires, comme Sandra Bland – dont les circonstances de la mort, le 13 juillet, restent floues. Dev Hynes s’est toujours exprimé sur les questions de racisme. Fin 2014, il confiait avoir composé un album entier le temps d’un week-end, suite à la mort de Trayvon Martin, lycéen noir tué en 2013 par George Zimmerman, un civil qui assurait la “sécurité” de son quartier – et dont l’acquittement a donné naissance à Black Lives Matter. Baptisé Black out, l’album n’est toujours pas sorti.

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une esthétique ultraréférencée Crop top, anneaux en argent, manteau en cuir, petites lunettes rondes, teddy… le clip déploie une esthétique typique du hip-hop et du r’n’b de la fin des années 80, milieu des années 90. Si certains mouvements ultrasouples de Dev Hynes, inspirés du voguing, se fondent à merveille dans les caresses du saxophone eighties, le noir et blanc rappelle le clip de 99 Problems de Jay Z, et les tenues, la période Killing Me Softly des Fugees. Mais, chez Blood Orange, les références, simples esquisses, ne concourent qu’à créer une œuvre résolument actuelle, nourrie des cultures afro-américaines sans pour autant s’y limiter, transpirant, en définitive, le génie de son auteur. Peut-être tient-on là l’une des plus belles illustrations du slogan “Black lives matter”. Carole Boinet

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en chiffres

un film à fuir Fondé sur l’exode de 1940, en France, cette bluette historique aux traits épais ne convainc guère.

le sujet Le film est inspiré par des témoignages sur l’exode de 1940, tel que l’ont vécu les habitants d’un petit village de la région d’Arras, dont le maire est interprété par le sympathique Olivier Gourmet. Ils fuient vers Dieppe sans trop se précipiter, évitant les routes principales déjà saturées, inventant ainsi l’itinéraire bis. Quand ils ont une décision à prendre, ils réunissent le conseil municipal sur le bord de la route. Pépouzes et républicains ; inquiets, mais sans plus. Parallèlement, sont contées les aventures d’un officier écossais isolé de son armée, d’un petit garçon allemand, Max, en quête de son papa, résistant antinazi réfugié en France.

le souci Le sentimentalisme (bien entretenu par la partition d’Ennio Morricone), le pittoresque, le caricatural (tous les Ecossais savent jouer de la cornemuse) pour ne pas dire l’anecdotique (Gourmet, déjà “résistant”, a appelé l’un de ses chevaux “Hitler”). Tout est confus, prophétique, voire anachronique (l’Ecossais pousse le gentil Allemand à rejoindre Londres…). Les personnages secondaires sont bourvilesques, comme celui joué par Laurent Gerra, resté seul au village suite à une cuite aux grands crus dans sa cave. Il sympathisera avec l’Allemand anti-nazi et l’officier écossais égaré, of course connaisseur en bourgognes – soit la construction de l’Europe par le vin. Sinon, les soldats

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allemands sont en gros sympathiques (ils balancent des plaques de chocolat depuis leurs chars Panzer). Le seul nazi avéré est un civil, un cinéaste de propagande (qui, ouf !, finira mal). Les aviateurs qui tirent sur les populations n’ont ni corps ni visage. Les soldats allemands subclaquants sont dignes de pitié, ils ont peur, ils sont donc humains. Christian Carion, le réalisateur du film, a toujours prôné la réconciliation entre les peuples (Joyeux Noël filmait la fraternité dans les tranchées). Parfois, le propos se perd dans des irruptions psychologiques saugrenues : Mathilde Seigner rappelle à Gourmet que l’institutrice n’est pas sa fille.

Le nombre de films de Christian Carion, ancien ingénieur devenu réalisateur. Il rencontre le succès dès le premier, Une hirondelle a fait le printemps (2001), avec Michel Serrault et Mathilde Seigner.

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En millions, le nombre d’entrées de Joyeux Noël, en 2005. L’Affaire Farewell (2009), avec Guillaume Canet et Emir Kusturica, son troisième opus, avait, quant à lui, attiré près de 800 000 spectateurs en France.

le symptôme Que dit ce film ? Que la guerre, c’est moche et que l’exode serait l’histoire de huit millions de gens qui fuyaient leurs chez-eux pour une vie meilleure ailleurs… Et non pas une fuite devant un ennemi conquérant qui fait peur, ni un ”mouvement migratoire”. Et pourquoi pas un départ vers le Nouveau Monde (Gourmet proposant à Seigner de partir au Canada, et cette caravane de chariots qui rappelle certains westerns) ? De là à en conclure que En mai fais ce qu’il te plaît est un film sur les réfugiés syriens aujourd’hui, il n’y a qu’un pas que le film nous permet de franchir. Délirant. Christian Carion est possiblement un homme très sympathique, mais un piètre cinéaste et penseur de la guerre. Jean-Baptiste Morain

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En années, l’âge que va bientôt atteindre la mère de Christian Carion, à laquelle le film est dédié et qui l’a inspiré : “Ma mère m’a dit que (l’exode) était un des plus beaux mois de sa vie. Le plus chaud du XXe siècle aussi ! Ils dormaient à la belle étoile”, déclare Christian Carion dans le dossier de presse du film…

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créateurs solidaires Un site collaboratif propose de composer un morceau de musique à plusieurs. Des livres et des films sont écrits de même… La fin de l’underground ?

E à lire L’avenir est pavé de bonnes intentions (La Librairie Vuibert) de Nicolas Carreau

nfin seul, se disait naïvement l’introverti au moment d’entrer dans l’ère numérique. Tranquille derrière son écran, loin de la foule, loin du bruit et de la fureur, mais connecté tout de même au monde. Las, très vite il a dû se rendre à l’évidence : le web n’est pas un outil d’égoïste casanier, mais une machine à collaborer. Les forums sont nés, les financements sont devenus participatifs et les réseaux… sociaux. Nul domaine n’y échappe. L’artiste, lui, dans son atelier, jurait qu’on ne l’y prendrait pas. Il devra pourtant s’y résigner, il est prié d’aller jouer avec ses petits camarades. Ainsi, la musique, par exemple, n’émane plus de l’esprit torturé du créateur mais d’innombrables contributions d’internautes charriant chacun une pierre de la grande cathédrale. Brendon Ferris, un programmeur australien, a lancé cet été Crowdsound, une plate-forme collaborative où chacun est invité à voter pour définir la prochaine note sur la partition. La mélodie n’est pas terminée, mais on compte déjà plus de 42 000 contributeurs. Pour l’emporter, la note candidate doit compter cinquante suffrages pour le couplet et cent pour le refrain. Interrogé par Rue89, le concepteur du projet admet “des périodes d’incertitude”. Mais “des modèles se forment ensuite et la foule développe une forte opinion sur ce qui devrait venir après”. Une bonne partie du morceau est audible sur le site et on peut déjà développer une opinion sur cette boue musicale agglomérant les pires clichés harmoniques de

la banale ballade easy listening. Mais ce n’est qu’un essai, une expérience. Après tout, n’est-ce pas là une bien belle initiative qui tente de faire battre à l’unisson les cœurs des humains rassemblés ? Des films et des livres ont aussi été écrits sur ce mode. Phrase par phrase, vote par vote. Nous assistons à l’avènement de l’art démocratique et participatif. On comprend sans mal le recours à la foule pour former un orchestre, un casting ou combler les salles de spectacles, mais pour la création en elle-même, elle paraît plutôt parasite. Dans son beau De profundis, Oscar Wilde exigeait “le calme, la paix et la solitude” pour “le développement de son art”. Dans le futur, l’écrivain devra soumettre ses paragraphes à l’assentiment des urnes. C’était déjà la majorité qui décidait de porter au pinacle ou de laisser dans l’ombre tel ou tel par le vote du portefeuille. Ce sera elle qui créera dorénavant. Nous verrons et lirons ce que nous produirons, tous réunis dans un bel élan créatif. Mais plus de surprises ni d’émergence de courants underground. Finis aussi les polars puisqu’on en connaîtra le dénouement. Tout le monde sur la scène, tous créateurs. Mais plus de spectateurs. Nicolas Carreau illustration Vincent Boudgourd pour Les Inrockuptibles

pour aller plus loin La plate-forme collaborative : crowdsound.net

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un automne 2015 Beach House comme toujours délicieux, Tinariwen en live, Oxmo Puccino très classe, le retour de Rover, les parfums de la tornade Jain, la soul d’Eska et l’onctuosité d’Elliot Moss…

1. Jain Come

7. Rover Some Needs

extrait en avant-première de l’album Zanaka (Columbia/Sony) Tube de l’automne en vue pour cette jeune tornade de Toulouse, héritière piquante des Neneh Cherry et autres Lily Allen avec sa façon de faire entrer le monde entier dans son petit flacon parfumé.

extrait de l’album Let It Glow (Cinq7/Wagram) Brillant retour du colosse frenchy, qui croise sur son nouvel album les fantômes de Gainsbourg, Bowie et… Bach. Un ovni sans âge de la pop d’ici.

2. Beach House Majorette extrait de l’album Thank Your Lucky Stars (Bella Union/Pias/Cooperative Music) Toujours passionnant, le duo américain a publié deux albums cette année. A chaque fois, un grand moment de rêverie pop, comme le prouve l’écoute du délicieux Majorette.

3. Elliot Moss About Time extrait de l’album Highspeeds (Fat Possum/Pias) L’album, prodigieux, de ce jeune Américain s’appelle Highspeeds mais sa musique onctueuse se joue au ralenti : délice automnal, pour sieste coquine dans la mousse

4. Imarhan Tahabort extrait du single Tahabort  (City Slang/Pias) On connaissait le blues du désert et le rock saharien, voici un funk des sables dégainé par ce groupe de Tamanrasset et produit par Eyadou Ag Leche, bassiste de Tinariwen.

5. Oxmo Puccino Slow Life extrait en avant-première de l’album La Voix lactée (Cinq7/Wagram) Le rappeur le plus classe de France revient avec un album à l’inspiration intacte, où chaque morceau propose d’envisager la vie autrement. Slow Life : à méditer.

8. Soom T City Zoo extrait en avant-première de l’album Free As a Bird (Cinq 7/Wagram) Originaire d’Inde via Glasgow, Soom T se révèle boîte à malices et boîte à tubes sur Free As a Bird. Pétillant et exotique, le cocktail de l’hiver.

9. Victor Démé Yafaké extrait de l’album Yafaké (Harmonia Mundi/Pias) Mort cet été du paludisme, le chanteur burkinabé Victor Démé livre, en guise de testament musical, ce Yafaké où l’on retrouve sa voix poignante.

10. Raphaële Lannadère Sur mon île extrait en avant-première de l’album L. (Tôt ou Tard/Warner) Elle a retrouvé son nom entier, mais n’a pas perdu ses “L”. Et c’est ainsi qu’L a baptisé son deuxième album, dont est extrait ce titre noctambule et gracile.

11. Son Little Toes extrait de l’album Son Little (Anti-/Because) Protégé des Roots, Son Little chantourne à travers blues, funk, rock et rap ce Toes capable de vous mettre les doigts de pied en ébullition.

12. Matt Low Blow extrait de l’ep Banzaï (Pias) Ecrit par Jean-Louis Murat, le premier ep de Matt Low est une révélation dans la petite famille exigeante de la chanson française.

13. Tinariwen Azawad (live) 6. Eska Rock of Ages extrait de l’album Eska (Naim Edge/Modulor) L’Angleterre sait y faire avec ces voix soul qui, en quelques modulations, ensorcèlent et fascinent. Eska est un talent brut du genre, à suivre de près dès maintenant.

extrait de l’album Live in Paris – Oukis n’asuf (Pias) Les bouffées de vent du Sud soufflent sur le premier live du groupe de rock touareg. Une aventure aussi passionnante sur scène que sur disque : les deux ensemble, c’est le bonheur.

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style

où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

dans le sportswear minimal Revisiter l’esprit et la silhouette minimale et élégante Adidas des années 1970 avec des matériaux et des coupes contemporaines : tel est le pari réussi de la seconde collaboration entre la marque aux trois bandes et le duo de designeuses japonaises Hideaki Yoshihara et Yukiko Ode, de la marque Hyke. adidas.fr/hyke

maharam.com

Frame Bag by Konstantín Grcic

au fond de ce sac orange vif Perfection que ce sac en Nylon au fond en vinyle, dont la couleur orange vif est inspirée par les vêtements de sûreté. Il est signé Maharam, marque fondée en 1902 par Louis Maharam, un Russe émigré aux Etats-Unis. Spécialisée dans les textiles et décors de cinéma dans les années 1940, la marque a ensuite été pionnière dans le textile technique dans les années 1960. Son sens du design a achevé d’en faire une référence pour les architectes d’intérieur. 36 les inrockuptibles 4.11.2015

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en regardant Fresh Dressed Comment les codes d’une culture underground deviennent-ils mainstream ? C’est la question à laquelle tente de répondre Fresh Dressed, documentaire consacré à la mode et à la culture hip-hop, de sa naissance dans les rues de New York à son arrivée sur les catwalks et les malls américains. Riche en images d’archives, le film de Sacha Jenkins propose aussi des interviews de rappeurs (Kanye West, Pharrell Williams…) et de designers.

Javier Callejas Architecture Photography

vimeo.com/ondemand/freshdressed

dans cette maison modulable Le studio madrilène Herreros se compose d’une vingtaine d’architectes de différentes nationalités. Ils ont, par exemple, conçu ce prototype industriel et modulable. La maison est livrée quasi entièrement en kit – le toit est installé sur place. Des meubles et des rangements sont incorporés aux murs. Un concept économique et recyclable. Casa Garoza, estudioherreros.com

plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com 4.11.2015 les inrockuptibles 37

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vous n’y échapperez pas

la néo-Crocs Quel est cet étrange objet du désir ? Revitalisant la sandale en caoutchouc, la création de Romain Kremer pour Camper sème le trouble nécessaire à tout acte esthétique.

Camper

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ramboise-pêche ou menthe-myrtille, ces chimères de caoutchouc viendront habiller les pieds de celles qui osent l’été prochain. Pas votre tasse de thé ? C’est fait exprès. Non, elles ne répondent pas aux règles d’harmonie de l’esthétisme classique. Oui, elles interloquent. Mais n’est-ce pas l’essence même du luxe que de déranger avant de charmer ? Sorties tout droit de l’esprit de Romain Kremer pour Camper dont il dirige la création, ces sandales sont l’emblème d’un relooking radical pour le chausseur espagnol. Quant au styliste, qui s’est fait connaître sous son propre nom puis à la tête de Mugler (où il habillera notamment Lady Gaga), sa vision – sorte d’enfant fantasmée d’un cyberpunk et d’une Harajuku Girl – part une fois de plus en guerre contre un bon goût préétabli. Chez Camper, il choisit de détourner l’héritage pragmatique, voire normcore, de la marque. Il en sublime l’esthétique utilitaire en transformant des chaussures d’escalade ou de montagne en objets oversize ; des chaussures de ville se muent en coquines Creepers ; et, pour ces dernières-nées, il cite un des grands tabous pop actuels : vous avez sous le nez des néo-Crocs. Pour ceux qui font mine de ne pas s’en souvenir, ces charentaises-sabots-méduses nées au début

du XXIe siècle deviennent vite le symbole d’une Amérique infantilisée. Avec la promesse de répondre aux besoins de tous les genres, générations, tailles, les Crocs réduisent la chaussure à sa pure fonctionnalité. Ludique, on pourrait même la comparer à ce que certains sociologues anglo-saxons appellent déjà la “McDonaldification” de la consommation : un objet si “rigolo” et pratique qu’il en devient totalement déraciné, faisant perdre à son porteur toute conscience de qualité, de fabrication (et de son âge ?). Cependant, la néo-Crocs de Camper “n’est plus une chaussure mais une structure qui protège le pied”, dit Romain Kremer. Ainsi, ce design se positionne en readymade de la mode : un produit élevé au rang d’objet graphique qui négocie ses propres règles avec celle qui le possède. Et surtout, l’excentricité de ses formes se trouve bien loin de tout fétichisme du soulier féminin traditionnel – ovni ou étrange objet du désir, la néo-Crocs vient célébrer le trouble au cœur de toute beauté, et vice-versa. Alice Pfeiffer

1992 Derrière l’adolescente timide Usagi Tsukino se cache Sailor Moon, une justicière aux superpouvoirs (et superlooks). Dans ce manga culte, la double vie de son héroïne est marquée par des détails stylistiques : ses cheveux souvent roses matérialisent son aspect surhumain et sa force. Comme une marque religieuse, ils rappellent aussi la conviction qui l’habite à tout moment.

2011 Charlotte Free, mannequin et figure de proue de la tendance seapunk, orne la couverture du magazine Wonderland. Pull arc-en-ciel et cheveux Tagada, elle devient une Alice au pays des merveilles dont la dimension parallèle serait internet. L’artificialité de sa teinte de cheveux raconte une vie dématérialisée, où la seule identité qui compte est notre alter ego 3.0.

2015

Louis Vuitton

ça va, ça vient : le cheveu rose pastel

Tout comme quand il était à la tête de Balenciaga, Nicolas Ghesquière, aujourd’hui directeur artistique de la maison Louis Vuitton, redéfinit les armes symboliques et stylistiques de la guerrière urbaine. Ci-dessus, la top Fernanda Ly cite le manga guerrier-fem Evangelion. Et prouve qu’au cœur de tout acte kawaii sommeille un cri de guerre enragé. A. P.

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Waste, global gâchis/Capa TV/Canal+

bouche à oreille

la grande redistribution Afin de venir en aide aux plus démunis, associations et restaurateurs se mobilisent contre le gaspillage alimentaire.

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ue ce soit un spot branché à deux pas du canal Saint-Martin ou un petit italien du XXe arrondissement, des patrons de restaurants et des associations de l’est parisien s’unissent pour aider les plus démunis. En février, une bande de copains a créé l’association Ernest, fondée sur la générosité : la consommation d’un repas permet d’en financer un autre. Chaque établissement remplace le pourboire par un “pourmanger” qui sera reversé à des personnes dans le besoin. D’après la Fédération française des banques alimentaires, 3,9 millions de personnes ont bénéficié de l’aide alimentaire en France en 2013. Eva, cofondatrice d’Ernest, raconte : “Dès le début, le projet a cartonné et les clients ont joué le jeu à fond. On a voulu une approche simple pour avancer ensemble vers une consommation permettant l’entraide.” Avec la proximité comme principe : “L’ambition d’Ernest n’est pas de devenir une grosse ONG”, précise-t-elle. Aujourd’hui, dix-sept restos, dont le fish and chips The Sunken Ship ou le My Food (resto sud-africain à Montreuil), participent au projet.

Pour Clémentine Hugol-Gential, sociologue spécialiste de l’alimentation, ce phénomène s’explique par l’envie générale de consommer autrement : “On observe une prise de conscience notamment sur les circuits de distribution et le gaspillage.” En réalité, le donateur ne donne plus seul et “appartient à un groupe de soutien”, estime-t-elle. Dans son Manifeste contre le gaspillage alimentaire (Fayard), Arash Derambarsh insiste sur l’importance de redistribuer la nourriture à ceux dont la situation est précaire afin qu’ils bénéficient “d’un soutien et (reçoivent) dans la dignité”. Selon ce conseiller municipal de Courbevoie, 800 000 euros de nourriture partent à la poubelle chaque année en France, vingt à trente kilos de denrées sont jetées par habitant, tandis que chaque grande surface produit deux cents tonnes de déchets. La nouvelle génération de restaurateurs s’en soucie, concoctant des menus avec le moins de déchets possible à l’arrivée. Ernest lancera sa seconde campagne le 9 novembre à Toulouse. Cora Delacroix avec-ernest.fr

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Pour continuer à vous transmettre nos passions et coups de gueule, nous lançons une offre 100 % numérique et multisupport où retrouver l’intégralité du magazine et des contenus exclusifs. Les inRocKs premium sont une déclinaison digitale de ce qui a forgé notre identité : un accès privilégié aux artistes, des articles et des entretiens au long cours, un point de vue acéré sur l’actualité. En plus de cette offre, chaque jour, des invitations et des cadeaux sont disponibles sur le club abonnés. Rendez-vous sur lesinrocks.com

Man on Wire de James Marsh (2008)

cette semaine sur

Philippe Petit, en 1974, au sommet du WTC

club abonnés DVD Jauja film de Lisandro Alonso Patagonie, 1882. Le capitaine Dinesen arrive du Danemark avec sa fille de 15 ans. Elle tombe amoureuse d’un jeune soldat et tous deux s’enfuient à la faveur de la nuit. à gagner : 25 DVD

DVD La Bataille de la montagne du tigre film de Tsui Hark Chine 1946 : de puissants bandits pillent le pays. Hawk est le plus puissant et le plus redouté. Jianbo, capitaine de l’armée, décide d’en venir à bout. à gagner : 20 DVD

scènes Fin de l’histoire du 3 au 28 novembre, Théâtre de la Colline, Paris XXe Reprenant le fil d’une pièce inachevée de Gombrowicz, Christophe Honoré lui associe le Journal et les écrits polémiques de l’auteur polonais, notamment son célèbre Contre les poètes. à gagner : 10 × 2 places pour les représentations des 11 et 12 novembre

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chaque jour, un contenu exclusif pour nos abonnés

sur le fil

A l’occasion de la sortie du film The Walk, nous avons rencontré le funambule français Philippe Petit, qui a marché sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center.

Equals de Drake Doremus (2015)

et aussi

révolte morale et politique En 2006, le sociologue Gérard Mauger donnait une interprétation des émeutes. Dix ans après, il précise son analyse.

C. Athanasiadis et E. Perrigueur

discussion et prévention Dans des lycées professionnels, un animateur vient parler drogue, sexe, sida, égalité hommesfemmes… Reportage.

le fantôme de Staline En Grèce, le Parti communiste, nostalgique du passé glorieux de l’URSS, attend sa Grande Révolution. Reportage.

scènes Focus à Théâtre Ouvert du 16 au 21 novembre, Théâtre Ouvert, Paris XVIIIe Cette nouvelle édition vise à mettre en partage des écritures pour le théâtre, dans leur exigence et leur diversité, dressant une cartographie de ce champ vaste et en mouvement que constitue l’écriture pour le plateau. à gagner : 2 × 2 pass

scènes Slow Futur du 10 au 14 novembre, TNB de Rennes (35) Deux êtres humains jonglent et avancent ensemble, font corps, se laissent emporter, résistent, lâchent prise, s’accordent, se désaccordent parfois. à gagner : 3 × 2 places pour la représentation du 12 novembre

nos albums préférés, 2010-2015 (vidéo) Chaque semaine, un(e) journaliste musique donne ses trois meilleurs albums. Johanna Seban dévoile sa sélection.

musiques San Fermin et John Grant le 16 novembre, Maison de la Radio, Paris XVIe Retrouvez John Grant et San Fermin en concert pour l’émission Label pop de Vincent Théval. à gagner : 10 × 2 places

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“on reste trois branleurs dans une cave” Avec un album qui explose les frontières entre les genres, les Bordelais d’Odezenne trouvent une place à part et au top dans la musique en français. Ils joueront devant leur ardente communauté de fans au festival les inRocKs Philips. par JD Beauvallet photo Yann Rabanier pour Les Inrockuptibles

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ichel Houellebecq au Macumba.” Ainsi a-t-on répondu à un ami qui demandait de décrire la musique de Dolziger Str. 2, le troisième album d’Odezenne. Quand on évoque la formule devant le trio, il acquiesce, tant ce paradoxe résume l’unicité de sa musique, l’impossibilité de la décrire avec des mots installés, elle qui n’est pas hip-hop, pas pop, pas electro, pas chanson, pas rock mais tout à la fois, par bribes, par lambeaux. Musique sans famille si ce n’est la sienne, resserrée. On a rencontré beaucoup de groupes ainsi repliés sur eux-mêmes, unis, solidaires, accrochés coûte que coûte à un rêve, un idéal. Mais peu l’ont incarné avec la virulence, le jusqu’au-boutisme d’Odezenne. Il y a une beauté désespérée, une fuite en avant assez effarante dans ce groupe qui est aussi une histoire d’amour triangulaire : Alix, Jaco et Mattia, deux MC et un trafiquant de sons. On leur demande : pourquoi c’est vous trois ? Les yeux brillent. Alix commence : “Il fallait s’accrocher, donner un sens au quotidien. On s’est aimés avant même de faire de la musique, on ne voulait pas se quitter… On se soucie beaucoup les uns des autres. Jaco et Mattia sont pleins de choses que je suis incapable d’être, je ne suis pas bien quand ils vont mal, on s’aide dans ces cas-là. On s’impressionne les uns les autres.” Jaco, l’autre voix, enchaîne : “A la base, Alix et moi, on rentre là-dedans par le rap, un monde où il faut écraser l’autre par tes mots. Mais on a cassé ces codes, on travaille ensemble, soudés. Il a les neurones qui me manquent.” Visiblement ému, Alix continue : “Pourquoi c’est nous trois ? Parce que nous n’avons pas besoin de jardins secrets, on veut tout partager. Il n’y a pas de pudeur entre nous. On habite ensemble, on a chacun son étage. Les maisons où on vit et où on travaille, ce sont nos utopies… Je n’aurais jamais

“on dort où on travaille, il ne faut pas la moindre distance, le moindre recul” Alix

rêvé une meilleure façon de réinventer les règles.” Mattia, le générateur de musiques et de beats, confirme cette complicité : “Alix et Jaco sont immédiatement devenus mes meilleurs potes, leurs textes me touchent, je suis en admiration. Soudain, mon ancien groupe pop a pris un coup de poussière : j’ignorais que ma propre musique pouvait me toucher à ce point. En les rencontrant, je savais que je ne vieillirais pas seul.” Ce qui sidère chez Odezenne, comme chez Houellebecq donc, c’est la capacité de Jaco et Alix à résumer des ambiances, des scènes, des sentiments complexes en une formule lapidaire, aussi horizontale que cinglante. Cette musique invite sur le dance-floor, où elle casse les jambes à la batte de base-ball, au moral de mouroir. Ces mots résonnent longtemps après l’extinction de la musique : plus qu’hanter, ils squattent la mémoire vive. Les pieds sur la table et le bédo au sourire. On interroge Jaco sur sa gouaille, ses rimes obliques et il nous parle de Mike Skinner, le pareillement fascinant conteur de The Streets. Le hip-hop, chez lui, a été une rencontre déterminante et formatrice, plus que chez Alix. “Gamin, à Vitrysur-Seine, j’étais fan du groupe de rap local Little MC et j’avais enregistré un premier ep, ça m’avait coûté mille francs. Ça me suffisait, au mieux j’envisageais un concert à l’Espace Jeunesse Elsa-Triolet. J’étais un cancre à l’école et une maîtresse, pour amuser les autres, m’a fait lire Prévert en CM1. J’avais donc lu des passages de Paroles et j’ai immédiatement su que je voulais faire ça. Même si, aujourd’hui encore, je ne trouve pas ça terrible, ce que j’écris. Je passe derrière tellement de génies… Là, je vis une aventure de fou pour un mec qui a arrêté l’école à 15 ans pour aller vider des camions aux halles de Rungis.” Dans les paroles de Dolziger Str. 2, d’une économie et d’une précision cinglantes, “liesse” rime avec “en laisse” – et ça résume bien cette ambiance aussi euphorique que plombée. Tout semble ici empoisonné par le spleen, le mal-vivre, la tension sexuelle, la certitude du dérisoire. On sent bien que chez Odezenne, le prix du lendemain est lourd à payer en mélancolie, gueule de bois et bite en berne. Et pourtant, le groupe est rigolard, bon vivant, bien vivant. Sa musique aspire même à la lumière, à la grâce, au sauvetage en merde. Accablé mais optimiste, patraque mais droit, le trio fait même mine de s’étonner quand on insiste sur la noirceur de ses visions. Mattia hésite… “Un ami à nous parle de ‘belle tristesse’ pour évoquer notre musique. Parfois, on pleure d’émotion sans être malheureux : c’est pour ça que je ne trouve pas triste la musique de Portishead ou No Surprises de Radiohead.”

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Mattia Lucchini (assis), Jacques Cormary et Alix Caillet

– épicée. “On dort où on travaille, il ne faut pas la moindre distance, le moindre recul”, martèle Alix alors que, sur les rives de la Garonne, on visite la friche industrielle où le groupe a reçu les clés d’une des quelques maisonnettes abandonnées. Un cadre Mad Max bucolique, où se pressent plasticiens, ferroniers ou street-artists, éparpillés dans ce havre de paix que forme Les Vivres de l’Art, refuge d’artistes épargné par l’urbanisme dévorant de ce quartier. Ce petit parc où la récup est reine accueille expositions, fêtes et concerts. Dans la maison voisine de celle d’Odezenne, Alix a monté avec un vieil ami une brasserie collaborative, développant de nouvelles bières artisanales. Le lieu abrite même une truie, achetée pour être grillée mais épargnée : elle est aujourd’hui dodue et s’appelle Bernadette. A l’intérieur de sa maison, et on aime le symbole, le groupe nous montre avec fierté les cloisons abattues. Une porte d’entrée a été détruite : elle sera découpée en cinq mille pièces, chacune s’insérant dans la pochette compliquée d’une série limitée de l’album.

“Ecrire, pour moi, relève toujours du jeu, continue Jaco. Quand j’écris, je bois, et je vais chercher le débile.” Alix enchaîne : “Ce sont des choses sombres qui me motivent pour écrire, tout ce que je laisse sur le côté de la route… Mais l’écriture est du coup une véritable libération, ça met des mots sur plein de questions qui me hantent. Ça me valorise à mes yeux.” On évoque aussi la sexualité omniprésente, triste ou goguenarde, dans leurs textes. Alix répond par son érotisme, parle du sexe comme d’un “rendez-vous avec le présent, un garde-fou” ; Jaco jure qu’il n’écrit pas “sur le cul mais sur l’amour”. On est pourtant ici nettement plus proche du plan cul glauque d’Arab Strap que des fanfaronades de Booba. On est à Bordeaux pour visiter en vrai les endroits qui ont constitué Odezenne. Lieux de vie et de musique indissociés, parce que tout ici a été mélangé, enchevêtré, jusqu’au passionnel : les trois Odezenne partagent depuis des années une maison, avec les copines bienveillantes. Souvent, Jaco fait la cuisine pour tous

Quelques kilomètres plus loin, dans le centre, le groupe nous montre La Concorde, cave médiévale qui lui servit pendant six ans de lieu de vie, de répétitions et de formation, reliée par un étroit escalier en colimaçon au petit appart où Mattia dépensait pour le groupe son RSA en coquillettes et saucisson, pour faire tenir coûte que coûte le rêve Odezenne. Jaco y a vécu six mois, à son arrivée à Bordeaux. Dans une cave. Pour qui douterait encore de l’engagement, de la motivation. “C’est rien, ça, à côté du tri des tripes de porc à 3 heures du matin à Rungis”, commente-t-il. Pour ce troisième album, Odezenne a pourtant ressenti l’appel du large, loin des habitudes et formatages qui le menacent à Bordeaux. Il rêve d’une ville-musique : ce sera Berlin. Le groupe place toutes ses économies dans la location d’un studio, en apprend l’adresse par cœur, la visite au quotidien sur Google Street View. L’arrivée est euphorique, la douche froide carabinée : pendant deux mois, rien ne se crée. Malgré le succès du précédent album, O.V.N.I., et de véritables triomphes sur le net, c’est un groupe dans le doute qui s’installe aux studios Subland de Berlin. Alix écrit une nouvelle, Jaco de la poésie et Mattia enchaîne les nouveaux sons sans but. Il ne se décourage pourtant pas, offre sans répit des musiques à ses deux amis, qui tentent, sur leurs épais carnets, de dénicher les rimes qui débloqueraient cette impuissance. Alix : “Berlin, c’était notre cadeau les uns aux autres. Ce qu’on n’osait pas se dire, c’était que ce voyage était sans doute notre dernière chance… Au bout de deux mois, j’ai dû leur avouer que je pensais que c’était fini, j’étais paumé. Deux ans plus tard, je considère donc cet album comme un miracle : il n’aurait jamais dû exister.” 4.11.2015 les inrockuptibles 49

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C’est la chanson Bûche – et une engueulade salvatrice – qui, au bout de deux mois, décoince les cerveaux et les corps, soumis à rude épreuve par une hygiène de vie borderline. La chanson “désacralise” le processus, redonne au trio le goût de l’urgence, de la tension. Une semaine après, les chansons pleuvent, la frénésie reprend. “On était tous dépassés par ce flux, c’était comme avoir fait la guerre avec un pote et s’en être sorti vivant”, confirme Jaco. Les maquettes, sans le moindre sample, enregistrées sur place, s’inviteront d’ailleurs copieusement dans la version finale de l’album, produit entre Bordeaux, Bègles et Paris. Comme s’il fallait garder en souvenir du chaos ces instants de vie, ces accidents, ces épiphanies. “Pour la première fois, je suis en paix au moment de sortir un album, se réjouit Jaco. Sur les cinq plus beaux moments de ma vie, trois sont liés à ce disque. Des moments où il se passe un truc très fort entre nous. Alix y a beaucoup souffert, il vivait entre son lit et les bars, j’ai eu peur.” L’histoire d’Odezenne démarre au lycée, quand Alix et Mattia, musicien prodige (son père est batteur de jazz) débarqué d’Italie, forment un premier groupe sous influence Nirvana. Une phase adolescente, avant la découverte du hip-hop : Métèque et mat, d’IAM, La Rumeur et surtout des Américains en marge comme Madlib ou MF Doom. “Mais le hip-hop n’est qu’une parenthèse dans ma vie, j’ai été beaucoup plus influencé par Gainsbourg que par le rap”, dit Alix. C’est à cette époque où le rap est encore central qu’il rencontre un Parisien en rupture, venu à Bordeaux en week-end coquin : Jaco. L’un et l’autre partagent le micro pour des freestyles dans une soirée. Immédiatement, Alix est séduit par ce beau parleur aux histoires toutes plus drôles les unes que les autres. Jusqu’à le penser totalement mytho. “Mais tout s’est vérifié au fil des ans.” On en garde une : adolescent, Jaco hantait les night-clubs du sud de Paris, endimanché en costard de lumière, inventant des danses suggestives pour des femmes mûres qui le payaient en nature. Sous le nom de Jacques Travolta. Lui aussi se souvient de la première rencontre. “Alix, immédiatement, a été pour moi le commerçant du futur ! Un visionnaire ! Il m’a tout de suite rassuré, je savais qu’il ne me laisserait jamais tomber dans la Garonne. Il avait, à l’école, un classeur hyper bien ordonné, avec les prix, grâce auquel il vendait des stickers de streetwear.” Cette éthique de la démerde, entre organisation maniaque et joyeuse filouterie, a logiquement propulsé Alix dans le rôle de “commerçant du futur” de la petite

“sur les cinq plus beaux moments de ma vie, trois sont liés à ce disque” Jaco

entreprise Odezenne. On connaît le travail sidérant qu’ordonne cette indépendance, la gestion en coopérative de tout ce qui touche au groupe, des visuels aux concerts, des lieux de travail à la composition, du label Universeul au management. “J’avais soudain l’impression de diriger une start-up”, affirme Alix, qui vient juste d’apprendre à déléguer. Le groupe évoque pourtant sans complexe son goût militant pour le farniente, qui ne peut prendre comme prétexte voire justification que les jeux Olympiques ou Roland-Garros. “Les moments de glande sont d’une intensité effarante”, jure Jaco. Alix cite Kundera, qui disait que s’il y avait tant d’écrivains en France c’était qu’il n’y avait rien d’autre à faire. “Tourner en rond est vraiment une condition pour écrire”, énonce-t-il en évoquant ce besoin de désœuvrement. On leur parle de démission par rapport à la vraie vie. En chœur, ils s’exclament : “C’est exactement ça !” “Je ne me suis jamais senti dans la vie, continue Alix. Et je continue de repousser l’échéance. Le seul moment où je suis responsable, c’est quand ça touche à Odezenne. Il faut travailler dur pour mériter sa démission. Je pense que ma copine aurait deux ou trois choses à dire à ce sujet ! Mais ça demande une certaine forme de résistance de continuer à tout remettre en question après 25 ans…” Ils n’ont certes rien en commun musicalement, mais comme Fauve ≠ ou Salut C’est Cool, autres groupes artisans proposant des univers clés en main, personnels jusqu’au militant, Odezenne a ainsi farouchement réévalué, voire réinventé, les codes de l’industrie, défendu au canif son territoire et ses désirs – on a failli écrire “son dogme”, mais le groupe n’est pas assez sectaire pour ça et chante même qu’il emmerde les puristes. Comme Fauve ≠ et Salut C’est Cool, le groupe bordelais a aussi tissé avec ses fans une relation intime : ses auditeurs lui empruntent ses expressions, se calent sur sa démarche, le suivent au hasard des concerts en mode guérilla. Comme eux, il a surexploité, voire détourné, les réseaux sociaux, avec des pas d’avance sur l’industrie traditionnelle. Quand on évoque sa récente signature avec le label parisien Tôt Ou Tard, le groupe raconte d’abord ses innombrables rendez-vous avec les majors, suite au carton sur le net (près d’un million de vues) de Je veux te baiser. Sans illusions, sans ambitions, il s’y rendait presque en ethnologue, fasciné mais estomaqué par un discours standard, où il était surtout question de force de vente, de richesse et de parts de marché. “On n’était pas là pour parler stratégie, mais musique : on est des artisans, ricane Alix. On est dans le faire. On met tout dans ce groupe. Il est ma vie. Mais bon, on reste trois branleurs dans une cave.” album Dolziger Str. 2 (Tôt Ou tard), sortie le 12 novembre festival les inRocKs Philips le 12 novembre à Paris (Cigale), avec Jack Garratt, Rationale et Minuit (lauréat inRocKs lab), odezenne.com

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détour vers le futur

Matthew Pandolfe

Chaque année, le festival les inRocKs Philips présente les stars de l’année suivante. Pour connaître 2016, quelques pistes à suivre.

Beau Beau, c’est la rencontre de deux jeunes New-Yorkaises, la chanteuse Heather Golden et la guitariste Emma Jenney. Si la voix évoque dans de brèves fulgurances Lana Del Rey, la guitare, elle, s’inspire du répertoire folk américain des années 1970. A la tête d’un premier ep – sorti chez Kitsuné – où les paysages traditionnels acoustiques se transforment en cocon pop éthéré, le duo s’amuse à redéfinir l’americana, en version intime et à la lenteur caniculaire. potentiel star 2016 : 15/20 le 14 novembre à Paris (Boule Noire) 4.11.2015 les inrockuptibles 51

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C Duncan Loin du lad écervelé, Christopher Duncan a suivi des cours de musique dès l’enfance puis intégré le Royal Conservatoire of Scotland. C’est aussi un passionné d’architecture, d’où le titre de son premier album, Architect, où l’on trouve des arrangements à la beauté stupéfiante évoquant le Smile de Brian Wilson ou les envolées de Grizzly Bear.

Formation Les deux jumeaux de Formation viennent du sud de Londres mais rappellent dans leur frénésie les illustres aînés new-yorkais de LCD Soundsystem. Les boîtes à rythmes, les basses rondes et le son des cloches sont ici au service d’un esprit funk et sexuel encore plus assumé. Préparez-vous à danser jusqu’à l’aube. potentiel star 2016 : 13/20 le 13 novembre à Tourcoing (Grand Mix), le 14 à Paris (Cigale), le 15 à Nantes (Stéréolux), le 17 à Toulouse (Bikini)

Cat Stevens

Elliot Kennedy

potentiel star 2016 : 14/20 le 15 novembre à Paris (Cigale)

Bo Ningen La tradition psychédélique nippone ne date pas d’hier, mais elle se trouve rénovée par ce quatuor sonique basé à Londres, musicalement et capillairement impressionnant. En trois albums convulsifs et abrasifs, dépourvus de toute nostalgie, ils ont réécrit les tables de la loi de l’acid-rock et livrent sur scène des performances qui troublent la rétine et laissent généralement l’auditeur en état d’hébétude, mais pas loin de la béatitude. potentiel star 1967 : 20/20 le 12 novembre à Tourcoing (Grand Mix), le 13 à Paris (Cigale), le 14 à Nantes (Stéréolux), le 16 à Toulouse (Bikini)

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Blossoms Manchester n’en finit pas de faire émerger des groupes qui inventent le futur depuis des lustres. Avec Blossoms, c’est aussi le passé qu’on revisite, des Stone Roses ou Johnny Marr à Oasis. Avec leurs dégaines de branleurs de luxe, les cinq garçons promettent de retourner la Boule Noire – avec nonchalance et une efficacité foudroyante. potentiel star 2016 : 18/20 le 12 novembre à Paris (Boule Noire)

Danilo Plessow a passé une bonne partie de sa vie à Stuttgart, la capitale allemande de l’automobile. Vous avez compris : Danilo, c’est le cerveau derrière le projet bien nommé Motor City Drum Ensemble. Une ambiance industrielle, donc, mais aussi, et surtout, des rythmiques chaudes parmi les plus excitantes de ces dernières années. Influencé par le jazz, le funk et la soul, ce producteur orienté house est aussi à l’origine du label MCDE Recordings, fondé avec son camarade Pablo Valentino. potentiel star 2016 : 15/20 le 13 novembre à Paris (Machine), le 14 à Lyon (Sucre)

Harvey Pearson

Motor City Drum Ensemble

Lapsley Comme Adele, Lapsley peut être considérée comme une chanteuse soul anglaise. Comme Adele, Lapsley est blanche comme neige. Comme Adele, Lapsley a signé avec le label londonien de prestige XL. Mais là s’arrêtent les comparaisons entre la chanteuse longtemps absente de Londres et la jeune pythie glaciale de Liverpool. A même pas 20 ans, Lapsley pourrait, ceci dit, assurer au pied levé le remplacement d’Adele, avec des arrangements autrement plus sobres et de belles surprises à découvrir en live. potentiel star 2016 : 16/20 le 13 novembre à Tourcoing (Grand Mix), le 14 à Paris (Boule Noire) 4.11.2015 les inrockuptibles 53

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noir c’est blanc

Nouveaux héros, nouvelle intrigue, nouvelle époque. Arrivant juste après l’accident True Detective, la deuxième saison de Fargo risquait gros à repartir à zéro. Elle n’en est pourtant que plus passionnante encore. par Olivier Joyard

A

près la réception glaciale de True Detective saison 2 l’été dernier, certains dans l’équipe créative de Fargo ont tremblé, comme les personnages de la série quand un flingue leur caresse le front. Remettre à zéro les compteurs de la narration chaque année – nouvelle histoire, nouvelles têtes –, comme l’exigent les lois de l’anthologie, c’est prendre le risque de la perturbation

spatiotemporelle du spectateur, créature sensible et néanmoins féroce en ces temps de concurrence acharnée. La création so dark de Nic Pizzolatto, par exemple, n’a jamais réussi à faire oublier les acteurs, Matthew McConaughey et Woody Harrelson, ni la Louisiane lascive et hantée de ses premiers pas. Pour sa deuxième saison en cours de diffusion, Fargo connaît elle aussi quelques ratés du côté des audiences. Pour le reste, c’est-à-dire ce qui compte vraiment au-delà des chiffres, son importance dans le paysage TV/streaming se révèle potentiellement majeure.

Première certitude, des bases ultrasolides lui permettent de passer le cap du recommencement avec cohérence et parfois brio. On rappellera que Fargo n’est pas une adaptation du film des frères Coen sorti en 1996, mais plutôt une variation sur le même thème : faire du noir (un drame brutal mais distancié) avec du blanc (les paysages enneigés du nord de l’Amérique). Joel et Ethan s’apprêtant à tourner la suite de The Big Lebowski, le talentueux Noah Hawley reste en charge, sans ressentir le poids de l’original, comme il l’a affirmé au site slashfilm.com : “Tout le monde

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des gens simples, confrontés au mal en eux ou chez les autres d’un massacre sanglant à Sioux Falls. Deux organisations criminelles rivales s’en mêlent. Les flics, pendant ce temps, tentent de recoller péniblement les morceaux. Parmi eux se trouve l’un des personnages de la saison inaugurale. On connaissait Lou Solverson en patron de coffee-shop taiseux, père d’une policière ultradouée, le revoici avec presque trente ans de moins, jeune flic ambitieux et méthodique dont la femme est atteinte d’un cancer. Avec lui, Fargo intègre un élément de prequel et parvient à moduler les principes de l’anthologie. Elle joue avec l’une des lois typiques des séries – mettre en scène les destins, parfois à l’échelle d’une vie – mais à sa sauce, en inversant tranquillement la chronologie.

Kirsten Dunst

sans exception pensait que l’idée de cette série était très mauvaise. Alors, je me suis senti plutôt libéré : c’était à ce point une mauvaise idée qu’il suffisait de ne pas être nul.” Nulle, Fargo ne l’est certainement pas. Parmi les séries actuelles, elle est peut-être celle qui maîtrise le mieux sa trajectoire. Après 2006 dans la première saison, nous voyageons maintenant vers 1979, entre le Minnesota et le Nord Dakota. Un couple de trentenaires (Kirsten Dunst et Jesse Plemons, ex-Friday Night Lights) se retrouve malgré lui concerné par les suites

Le jeu est un principe fort à tous les étages de cette étrange fusée narrative, capable de mélanger les visions naturalistes de l’Amérique des provinces avec une extrême stylisation – en cela, elle est peut-être la première véritable héritière de Breaking Bad. La série suit des êtres empêtrés dans la routine d’une géographie à la fois mentale et concrète. Le titre “Fargo”, en ce sens, représente d’abord une idée, un rapport aux lieux, aux autres et au monde. Chez les héros de ce drame collectif, l’utilisation du langage reste parfois laconique (la fameuse expression “OK, then…”). Tous semblent voués aux mêmes gestes répétés à l’infini et aux couleurs de tapisserie identiques. L’ironie règne, savamment distillée – visages hagards, postures ridicules. Mais elle ne doit pas être confondue avec du mépris. Ces femmes et hommes ont beau ne pas résoudre leurs difficultés avec aplomb, ce ne sont pas forcément des idiots. Plutôt des gens simples confrontés au mal en eux ou chez les autres, ce qui les place devant d’impossibles problèmes de timing et de communication. Certains évoluent trop en avance sur l’action (ceux qui ont des secrets à garder), d’autres systématiquement en retard (ceux qui cherchent à percer ces secrets). Parfois, les positions s’inversent.

De ce problème de synchronisation avec la réalité naît la tragédie, qui est aussi celle d’un pays. Cette saison débute d’ailleurs par une (fausse) scène de film avec Ronald Reagan, ancien acteur élu président en 1980. Un choix tout sauf anodin, comme l’a expliqué Noah Hawley à Vulture : “Je ne voulais surtout pas que l’année 1979 se résume à un simple décor. Cette année-là, l’Amérique atteint l’un des points les plus bas de son histoire moderne. Après le Vietnam et le Watergate, elle connaît une grave récession, la crise gazière et bientôt l’Afghanistan. Pour beaucoup, le monde s’écroule. Un an plus tard, Reagan va être élu, boutant le pays hors des 70’s radicales, avec le retour aux valeurs familiales et à la morale des années 1950. Nous jouons avec cela dans cette saison. Presque à la manière d’En attendant Godot, c’est ‘En attendant Reagan’…” La lenteur. Le silence. L’absurde. La référence à Beckett n’est pas infondée. Mais si Fargo passionne autant – malgré des faiblesses dans les trois nouveaux épisodes, notamment les figures de méchants, moins fascinantes –, c’est parce qu’elle offre une vue imprenable sur la question des rapports entre séries et cinéma. Celle-ci fait bien sûr partie de l’ADN de la série. Non seulement Hawley ne l’évite pas, mais il la creuse pour arriver plus loin que beaucoup d’autres. Car ce n’est pas grâce à ses effets “cinématiques” ou à sa majesté visuelle – qui relèvent de la direction artistique – que Fargo fricote avec le cinéma. Pour elle, le cinéma n’est pas une simple boîte à outils référentielle mais plutôt un esprit, au sens fantomal du terme, un imaginaire à observer, ressasser, étirer, déplier sans cesse devant soi. Le dialogue est à la fois plus direct et plus souterrain. Fargo la série n’est pas un succédané de Fargo le film, ni une tentative à la manière de… C’est une maison construite à côté d’une autre, qui lui emprunte ici sa façade, là ses mystérieux intérieurs, avant d’affirmer sa singularité. A ce compte-là, elle peut bien durer cent ans. Fargo, saison 2 sur Netflix 4.11.2015 les inrockuptibles 55

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“faire de ce film une expérience viscérale” Avec son premier long métrage, Le Fils de Saul, le Hongrois László Nemes propose une vision immersive inédite de l’extermination des Juifs. Un parti pris fort qu’il assume posément. par Serge Kaganski photo Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles



l est singulier qu’un jeune cinéaste s’empare de la Shoah comme sujet de premier film. Comment vous est venue cette idée audacieuse et périlleuse ? László Nemes – Quand je cherchais des financements pour ce film, on me disait tout le temps que c’était un sujet trop risqué. La Shoah me hantait depuis mes 5 ans, ce récit m’a été transmis par mes parents, notamment ma mère. Cette histoire m’habitait donc depuis longtemps et, vers 25-26 ans, après mes études de cinéma, j’ai éprouvé le désir de faire un film là-dessus, mais je ne savais pas comment. J’avais constaté que presque toutes les fictions traitant de ce sujet l’abordaient par l’angle de la survie, alors que pour moi l’extermination est absolument liée à la mort. Qu’est-ce qui vous a permis de trouver votre angle ? La lecture des manuscrits des Sonderkommandos (les écrits des détenus chargés de faire fonctionner les chambres à gaz, enfouis dans le sous-sol d’Auschwitz et découverts après la guerre, publiés sous le titre Des voix sous la cendre – ndlr). Je n’avais plus l’après-guerre qui faisait écran, il n’y avait plus la distance historique, j’étais comme plongé en plein cœur et au présent de l’extermination. J’avais trouvé l’approche de mon film.

A part Des voix sous la cendre, on a le sentiment en voyant votre film que vous avez tout vu et tout lu sur la question ? Tout, non, impossible. Mais j’ai probablement vu les films et lu les livres essentiels. Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi dit qu’en tant que survivant des camps, il lui est impossible de raconter l’expérience totale des camps, parce que ceux qui ont connu cette expérience jusqu’au bout sont ceux qui ne peuvent plus en parler, et pour cause. De son côté, Imre Kertész dit que le camp était un processus où, pour survivre, il fallait faire un pas, puis un pas, etc. On ne savait jamais quel serait le pas suivant mais l’existence se mesurait ainsi, en pas. Aujourd’hui, on a tous un point de vue extérieur sur les camps, un point de vue distant dans le temps et l’espace. On n’a jamais mesuré ce qu’était l’expérience du camp dans les limites très étroites d’un individu qui le vivait au présent. Ces limites étaient visuelles, informatives… Le détenu ne savait jamais ce qui se passerait dans la minute suivante. Cette idée de l’expérience concentrationnaire vue de l’intérieur manquait à mon sens dans le cinéma de fiction. Cette expérience vue de l’intérieur est présente dans les témoignages et récits de la littérature et de Shoah… Avec ma scénariste et mon chef op, on a regardé plusieurs fois Shoah,

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non seulement pour les informations qui y sont distillées et pour l’approche de Claude Lanzmann, mais aussi pour le cadre, les couleurs… C’est évidemment un film qui a été très important pour nous aider à attaquer notre propre film. Pour moi, le plus marquant dans Shoah, c’est son horschamp infini, qui donne au spectateur l’intuition de ce qu’a été la Shoah. Votre film contient une allusion aux photos clandestines prises par des membres des Sonderkommandos, à propos desquelles Georges Didi-Huberman évoquait les “images malgré tout” de l’extermination, ce qui avait suscité une controverse avec Lanzmann. On n’a jamais voulu se positionner pour ou contre les positions de Lanzmann ou de Didi-Huberman. Peut-être d’ailleurs que Le Fils de Saul pourrait les mettre d’accord. Sans prétendre parler à la place de Lanzmann, il me semble qu’il a simplement voulu dire que faire une fiction sur ce sujet implique une responsabilité immense. J’espère que ce film rendra plus difficile de se lancer dans une fiction sur les camps, parce que jusque-là c’était presque trop facile. Le cinéma offre une tentation constante de montrer, d’illustrer, mais on ne peut pas illustrer les camps comme n’importe quel autre sujet. Si on montre fictionnellement un camp de façon naturaliste, on risque de banaliser, d’empêcher l’imaginaire du spectateur de se déployer vers l’infini. Le Fils de Saul parvient à faire oublier que c’est une fiction ? Il ne montre pas la Shoah réelle mais la Shoah telle que je me l’imagine. Rétrécir le cadre, limiter la perspective visuelle, fragmenter ce qui arrive au personnage central, c’est quelque chose qui fait naître un sentiment très personnel chez chaque spectateur. Je souhaitais faire naître ce sentiment subjectif, et non pas proposer une vision globale et illustrative de la Shoah. C’est le devoir de chaque nouvelle génération de rendre présent un rapport à cet événement. Je pense qu’il est aussi important de toucher chaque spectateur dans sa subjectivité individuelle que de 4.11.2015 les inrockuptibles 57

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Oswiecim, Musée d’Etat d’Auschwitz-Birkenau

l’hommage de Didi-Huberman En 2004, le philosophe Georges Didi-Huberman publiait Images malgré tout, un ouvrage majeur sur la représentation de la Shoah, articulé autour de quatre photographies prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. Un texte que László Nemes connaît et des images qui ont nourri la conception de son film. Après l’avoir vu, Didi-Huberman adresse au cinéaste une longue lettre vibrante. Il définit le geste de Nemes comme une tentative de “mettre de la lumière” sur “ce trou noir” et, ce faisant, de sortir de la “facilité” à faire de ce trou noir “un saint des saints, intouchable, inimaginable, impossible à figurer” – rompant ainsi avec “l’idéal du noir radical” dans lequel nous a plongés la pensée d’Adorno. Le texte loue aussi le tour de force que réussit selon lui le cinéaste : “toucher sans blesser”, sans pour autant “se contenter d’aller dans le sens du poil”. Un texte critique particulièrement habité. J.-M. L. Sortir du noir (Minuit), 64 pages, 6 €

lui transmettre un savoir objectif global. Le savoir historique fait de la Shoah un chapitre figé, posé sur la table, avec ses images en noir et blanc, comme si cet événement venait d’une autre planète. Notre civilisation a besoin de savoir de quoi elle est capable et c’est pourquoi il était important pour nous de rendre sensible cet événement au présent. Le film se tient en permanence sur la frontière mouvante entre le visible et l’invisible. Où placer cette frontière ? On s’est toujours posé cette question. Le personnage principal ne voit pas tout parce qu’il est accoutumé et qu’il est enfermé dans sa bulle, dans un état qui est au-delà du traumatisme. Il a déjà traité des milliers de corps sortis des chambres à gaz, dont sans doute des amis, des membres de sa famille. Il ne regarde plus, et comme on est avec lui, on ne regarde pas non plus. Les seuls moments où il regarde, et où le film ouvre le champ de vision, c’est quand il est dans sa quête d’un enterrement digne pour son “fils”. Dès que Saul pense à une étape à venir, le film ouvre le cadre. La perspective visuelle est corrélée à la perspective existentielle.

Photo de la crémation de corps gazés à Auschwitz, probablement prise en août 1944 par Alberto Errera, dit Alex, membre du Sonderkommando du camp

Quelle est la signification de cette quête de Saul ? A Birkenau, non seulement on tue des gens de manière industrielle, mais on le fait de manière à effacer leurs traces. En voulant un enterrement digne, Saul essaie de donner une histoire à ce garçon. Sa démarche est innée, pas intellectuelle, elle passe par la conviction que ce garçon est son fils. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir si cette quête qui peut sembler absurde a un sens pour le spectateur. Cela rejoint des récits de survivants qui disent qu’ils gardaient leur humanité par des petits gestes dérisoires comme se raser le matin, chanter, dire une blague… L’expérience du camp est celle d’un lieu où on ne réfléchit plus parce qu’on ne peut plus. Les époques d’après oublient souvent cet aspect, elles intellectualisent a posteriori. Il me semble qu’on n’a jamais compris cette expérience viscérale, et les camps sont devenus une sorte de cliché de l’après-guerre parce qu’on les a toujours regardés de l’extérieur, soit à travers les images d’archives en noir et blanc, soit comme un lieu de visite.

Durant le film, on est impressionné par votre virtuosité mais on est parfois gêné de regarder “ça”. Le spectateur est mis dans une position très inconfortable de témoin impuissant devant le spectacle de la mort industrielle. La place du spectateur était une réflexion centrale dans l’approche de ce projet. Je voulais que l’intellect lâche, je souhaitais faire de ce film une expérience viscérale. Le risque du viscéral n’est-il pas d’abolir la nécessaire distance qui permet de penser ? En s’adressant à l’imaginaire et aux émotions du spectateur, on lui demande de lâcher certaines prédispositions intellectuelles, mais chacun sait que le contrôle intellectuel revient après. J’espère qu’après avoir vu ce film les gens vont y réfléchir, en discuter… Je n’ai pas envie de faire des films qui sont oubliés le lendemain, je voulais que ce film ait un effet durable parce qu’il traite un sujet important de notre civilisation. Des rescapés des camps ont vu le film ? Oui. Certains avaient peur de le voir, puis ils sont venus me remercier après

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“mon film ne montre pas la Shoah réelle mais la Shoah telle que je me l’imagine” l’avoir vu. Ils ne s’attendaient pas à un tel film, qui n’agit pas avec les codes habituels du cinéma classique. C’est un film sans échappatoire, où le spectateur est “embedded”, comme si vous aviez voulu le malmener… Le cinéma n’est pas fait uniquement pour créer des bons sentiments ou du soulagement. Je trouve qu’il délaisse parfois certaines possibilités parce qu’il est mangé par les habitudes télévisuelles. Le cinéma doit rester un outil d’innovation, même si ça peut être malaisant. Avez-vous pensé que des antisémites seraient tentés de voir votre film pour de mauvaises raisons ? Si c’est le cas, ils vont être très déçus ! En fait, je ne me suis jamais posé cette question. Le public du film a été très varié en Hongrie. Cela a ouvert un large débat sur l’histoire du pays où ont quand même sévi beaucoup de collabos virulents, de stakhanovistes de la déportation. Il y a

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eu 500 000 Juifs hongrois (dont 100 000 enfants) envoyés à Auschwitz en trois mois, d’avril à juillet 1944). La Hongrie n’a jamais pris la mesure de ce qui s’est passé et les difficultés politiques actuelles sont sans doute liées à cette mémoire défaillante. Le parti de Viktor Orbán est nationaliste, xénophobe, et certains de ses membres sont antisémites. Le film a permis de lancer enfin ce débat. Le son est impressionnant. Quelle est la part de son direct et celle de création sonore en post-production ? C’est essentiellement de la recréation. Beaucoup de sons sont très métalliques parce que c’est une usine. Une usine de mort mais aussi un organisme vivant, presque une bête. Pourquoi avoir tourné en pellicule ? La disparition de la pellicule est la première régression de l’histoire du cinéma. La projection d’un film pellicule

est un processus physique fondé sur l’alternance entre la lumière et l’obscurité, ce qui crée un voyage hypnotique. Avec le numérique, on perd cette dimension. Il y a aussi des mauvais films en pellicule et des bons films en numérique. Bien sûr, mais le numérique a quand même entraîné une baisse de qualité globale. Les voix singulières du cinéma sont de plus en plus rejetées au profit d’une standardisation des récits et des images. De plus en plus, le cinéma est mangé par la télé – par ses codes, son esthétique. En plus, on n’a pas encore découvert le moyen fiable et durable pour stocker et conserver les images numériques. Quels sont les cinéastes qui vous ont donné l’envie de faire ce métier ? A chaud, je dirais Antonioni et Kubrick. Chez eux, l’image est centrale. lire aussi la critique du Fils de Saul p. 66

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you too

Ugo Rondinone rend hommage au poète John Giorno au Palais de Tokyo. Une exposition comme une déclaration d’art et d’amour. par Jean-Max Colard photo Giasco Bertoli

J

e veux remercier tout le monde pour tout… Merci, merci, merci, merci… Merci de tout prendre à votre profit sans rien donner en retour, merci d’exploiter mon ego énorme et de faire de moi une vedette pour votre profit, merci de ne jamais m’avoir payé, merci pour toutes les saloperies… Je suis heureux que vous m’ayez volé, je suis heureux que vous m’ayez menti, je suis heureux que vous m’ayez aidé, thank you, grazie, merci beaucoup… Merci pour rien…” En 2006, pour son 70e anniversaire, John Giorno écrivait et prononçait un long et très beau poème, qui inaugure l’exposition que lui consacre le Palais de Tokyo. Son titre, Thanx 4 Nothing (“Merci pour rien”), apparaît comme un slogan sur les T-shirts des jeunes médiateurs du Palais. C’est ça, la poésie de Giorno : une œuvre qui depuis les années 1960 est sortie du livre pour gagner d’autres espaces (les murs, la rue, les messageries téléphoniques avec Dial-a-Poem, qui reçut en 1968 plus d’un million d’appels et se trouve réactivé au 0 800 106 106, ou encore les galeries d’art avec la série des Poem Paintings, etc.). On notera d’ailleurs ce paradoxe renversant : quand le champ littéraire, ses critiques et sa rentrée se trouvent dominés par le roman, quand l’industrie du livre ne fait plus aucun cas de la poésie, voilà qu’un poète majeur se trouve exposé au Palais de Tokyo. Mais pour cela, il aura justement fallu faire bien du chemin au cours du XXe siècle, et émanciper la poésie hors du livre… D’ailleurs, le poème Thanx 4 Nothing ne se donne pas à lire mais à entendre, en quatre grands écrans et une myriade de téléviseurs. On y voit John Giorno sur scène, en maître de cérémonie, tantôt en costume noir sur fond blanc, tantôt en costume blanc sur fond noir, passant ainsi du positif au négatif, psalmodiant ses remerciements comme un moine tibétain qui aurait tout digéré, les bonnes et les mauvaises actions, sans nostalgie ni amertume : “Que toutes les drogues que j’ai prises puissent revenir et vous défoncer… Merci de me laisser être un poète.”

Cela dit, si cette première salle est déjà un chefd’œuvre d’exposition, ce n’est pas seulement le fait de John, c’est aussi grâce à Ugo. A savoir Ugo Rondinone, immense artiste, intense amant aussi de John Giorno, qui lui déclare publiquement sa flamme dès le titre de l’expo, et sur tous les murs d’entrée du Palais de Tokyo : I John Giorno. “Mais ce ‘I’, ce n’est pas seulement moi. C’est tout le monde. Tous ceux qui rencontrent John l’aiment aussitôt. Avec moi c’est un peu le contraire !” (rires) Sur ce chemin essentiel qui a consisté à émanciper la poésie hors des espaces trop confinés du livre, ceux qui ont rencontré John Giorno et qui l’ont aimé sont bien nombreux : il y a des poètes bien sûr, le beat hurleur Allen Ginsberg, l’acide William S. Burroughs, l’hallucinogène Brion Gysin ou le poète sonore Bernard Heidsieck (“Il était mon ami depuis les années 1970, quand je venais à Paris je venais forcément chez lui, et lui

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courtesy the artist & Elizabeth Dee New York/copyright Etienne Frossard

chez moi à New York”), sans doute le poète français le plus important de la seconde moitié du XXe siècle, décédé il y a un an et auquel la Villa Arson de Nice avait déjà consacré, de son vivant, une exposition sonore. Il y a des artistes aussi : artistes-amants comme Robert Rauschenberg, Jasper Johns, et aujourd’hui Ugo, artistes-amis comme Jean-Jacques Lebel, artistes-sphinx comme Andy Warhol, qui lui fit jouer le rôle du dormeur dans le long film Sleep en 1963 (“Ça a été un tournage facile. J’adorais dormir. Andy tournait trois heures environ, jusqu’au lever du soleil à cinq heures du matin”, confie-t-il dans le précieux petit journal qui accompagne l’exposition). Et si je n’oublie pas dans la liste de citer la styliste et collectionneuse Agnès b. qui l’a souvent exposé en France, mentionnons enfin les nombreux artistes

John Giorno, God Is Man Made, 2015

contemporains convoqués à leur tour dans l’exposition, de Pierre Huyghe, qui fit un remake du film Sleep de Warhol, à la peintre Judith Eisler aux tableaux très beaux et très sombres. “Le sujet de l’exposition, c’est John, commente Ugo Rondinone. Mais je considère aussi cette exposition comme une de mes œuvres à part entière, comme une œuvre totale. Et puis, c’est aussi une exposition collective car John Giorno a toujours créé dans la collaboration, avec une grande ouverture vers les autres.” Ugo, John et les autres : merci pour tout. Love, Jmx Le visuel du CD qui accompagne ce numéro est signé John Giorno exposition Ugo Rondinone : I John Giorno, jusqu’au 10 janvier au Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com 4.11.2015 les inrockuptibles 61

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Raymond Depardon/Magnum Photos

pour le temps présent L’œuvre de Michel Foucault fait son entrée dans la Pléiade. A la fois embaumé par l’institution et ressuscité par les penseurs critiques des normes et des pouvoirs, le philosophe subversif invite toujours, trente et un ans après sa mort, à la réinvention de soi. par Jean-Marie Durand 62 les inrockuptibles 4.11.2015

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Michel Foucault prend la parole lors d’une réunion contre l’emprisonnement de militants membres de la Fraction armée rouge à l’université technique de Berlin, 1978

près Claude LéviStrauss en 2008, c’est au tour d’une autre des grandes figures du structuralisme, Michel Foucault (1926-1984), de faire son entrée dans la Pléiade. L’événement éditorial est à la mesure de son étrangeté, puisque la prestigieuse collection n’accueille que très occasionnellement des philosophes en dehors des auteurs consacrés par l’histoire de la pensée (Montaigne, Descartes, Diderot, Voltaire, Rousseau, Marx…). Cet embaumement soudain constitue l’indice de la présence, quasi spectrale, du penseur dans notre actualité. Par-delà le monde universitaire ou la sphère militante des citoyens engagés, souvent en son nom, dans des luttes spécifiques (les malades du sida, les détenus, les réfugiés, tous ceux qu’il appelait les “hommes infâmes” pris dans les rets du pouvoir), Foucault agite encore l’imaginaire social et culturel. Dans son roman paru en septembre, La Septième Fonction du langage, Laurent Binet en fait l’un de ses héros, quasi comique dans sa caricature, affirmant que Roland Barthes a été tué par “le système” et les “valets serviles de l’ordre établi” ; Mathieu Lindon se souvient de leur amitié passée dans l’un de ses derniers livres, Ce qu’aimer veut dire ; François Caillat réalise un documentaire pour Arte, Foucault contre lui-même ; un collectif de théâtre, F71, s’appuie sur son œuvre pour construire un feuilleton théâtral… Ici et là, au centre et à la périphérie de l’actualité culturelle, sans cesse depuis plus de dix ans, Foucault se rappelle à nous. Foucault perdu puis retrouvé L’auteur de Surveiller et punir revient pourtant de loin, d’une punition tardive, d’une pendaison symbolique. Sa résurrection enchantée succède à une occultation ambiguë contre laquelle une nouvelle génération de penseurs s’est élevée au début des années 2000. Dans leur livre clé, paru en 2007, D’après Foucault – Gestes, luttes, programmes, Philippe Artières et Mathieu Potte-

Bonneville, qui n’ont jamais connu le philosophe, rappelaient que “Foucault n’était pas seulement mort de manière brutale”, mais qu’on avait décidé “d’enterrer avec lui sa pensée”. “Il fallait en finir avec ce trublion, avec cette figure inclassable et politiquement suspecte. Il ne devait pas y avoir d’‘aprèsFoucault’, parce que l’événement-Foucault était réputé nul et non avenu, ne faisant ni scansion ni histoire.” De Jean Baudrillard à Luc Ferry, la pensée dominante des années 80 avait appelé à oublier son œuvre, parce que trop subversive, opaque, indéfinissable, trop libre en somme. Pourtant, bien qu’évacué du débat intellectuel (en dehors de quelques passeurs fidèles comme Michelle Perrot, Pierre Macherey, Daniel Defert…), Foucault ne cessait de hanter l’actualité : sa pensée se télescopait avec les transformations sociales en cours. Réactiver la pensée de Foucault permettait de réaffirmer la nécessité d’écouter les sujets soumis à des traitements dégradants. “Au détour de chaque chemin, on butait littéralement sur les questions par lui posées, au point que, par une sorte d’évidente nécessité, nous nous trouvions régulièrement à puiser, dans cette pensée plus ou moins ostracisée, nos outils principaux de pensée”, affirment Artières et Potte-Bonneville. le sacrement d’un styliste Beaucoup de jeunes penseurs ayant découvert Foucault dans les années 19902000 s’étonnent néanmoins de sa nouvelle consécration académique qui, comme le souligne Mathieu PotteBonneville, “prétend apposer son sceau sur une masse de textes qui le déborde, comme on tenterait de cacheter à la cire une liasse de papiers qui s’envolent”. Geoffroy de Lagasnerie, autre lecteur attentif et tardif de son œuvre, s’inquiète de “cette entreprise d’académisation, de normalisation et de dépolitisation de l’œuvre de Foucault depuis une dizaine d’années”. S’il y a quelque chose d’un peu vain ou de suspect dans ce geste de momification, l’entrée dans la Pléiade pourrait néanmoins redonner aussi à ces textes “une forme de maniabilité et d’agilité, tout le contraire d’un académisme”, reconnaît Potte-Bonneville. 4.11.2015 les inrockuptibles 63

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Bruno de Monès/Roger-Viollet

Comment saisir alors le sens de cette consécration académique de l’un de nos penseurs contemporains les moins académiques ? D’évidence, elle est d’abord due à la puissance d’un vrai styliste, soucieux de la beauté de l’écriture, fût-ce sous différents registres : ardue, voire un peu raide à ses débuts (Les Mots et les Choses, L’Ordre du discours), la langue de Foucault dériva vers une extrême sobriété, devenant presque blanche, ascétique, refusant tout effet de style dans ses derniers textes (L’Usage des plaisirs, Le Souci de soi). Comme nous le fait observer le philosophe Frédéric Gros, qui a dirigé cette édition de la Pléiade, son style “prolonge une vieille tradition de la philosophie française qui, de Descartes à Merleau-Ponty, a souvent affirmé son attachement atavique à la qualité d’une écriture limpide, précise, élégante”. “Le travail du style fait œuvre en même temps chez Foucault”, insiste Gros. Mais, aussi symptomatique soit-il, cet hommage posthume au style d’un écrivain-philosophe ne suffit pas, seul, à justifier la sanctification d’une œuvre.

Chezlui, à Paris, 1984

composée d’un triptyque (Histoire de la folie à l’âge classique, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses), où il souligne que les structures et les systèmes absorbent le sujet, selon un schéma structuraliste ; une généalogie la consécration d’une œuvre des pouvoirs (1970-1979), avec Surveiller antidogmatique et punir, dans lequel il formalise l’utopie Ce que la Pléiade consacre reste politique des sociétés modernes : une avant tout une pensée qui infuse, surveillance généralisée et continue ; une plus de trente ans après la mort de son problématisation des sujets (1980-1984) auteur, les circuits éclatés du paysage enfin, avec L’Usage des plaisirs et Le Souci intellectuel. Comment embrasser un tel de soi, où il propose à partir de sa lecture foisonnement qui a toujours résisté des sages de l’Antiquité et des traités à l’idée même de son unité – préférant chrétiens des premiers siècles de notre les discontinuités, les ruptures –, difficile ère une nouvelle philosophie du sujet. à situer, entre philosophie, histoire, Il s’intéresse alors aux pratiques de littérature ? Pour se persuader de subjectivation, à l’économie du désir, à ce l’obstacle à rendre transparente l’œuvre qu’il appelle “l’éthique” du sujet, c’est-àde Foucault, il suffit de l’écouter : dire non pas un catalogue de devoirs “Je ne veux pas de ce qui pourrait donner et de valeurs morales, mais la manière l’impression de rassembler ce que j’ai dont chacun se rapporte à lui-même. fait en une espèce d’unité qui me “Il n’y a pas de pensée de Foucault caractériserait et me justifierait”, disait-il. au sens où il n’a pas construit L’entreprise philosophico-historique un système”, nous précise Frédéric Gros. de Foucault se décline en trois moments Antidogmatique, sa pensée doit distincts, ajustés à trois décennies : se comprendre avant tout “comme une archéologie des savoirs (1961-1969), une aventure”. “Il a moins procédé

par autovérification de ce qu’il venait de dire que par déplacement”. Sa philosophie repose moins sur la lucidité que sur “le courage de penser autrement”. “C’est un élan qui nous apprend qu’on n’est jamais quitte avec la vérité. Au fond, la philosophie aide à intensifier notre sentiment de vivre.” une boîte à outils permanente Sans avoir forcément lu le philosophe, beaucoup de citoyens ont ainsi intégré dans leur vocabulaire des concepts et néologismes inventés par lui : la gouvernementalité, la véridiction, la subjectivation, l’hétérotopie, le biopouvoir, qui furent ses objets de pensée, se sont imposés dans nos imaginaires politiques. Si Foucault “n’a pas inventé une nouvelle philosophie, précise Frédéric Gros, il a inventé une nouvelle manière de faire de la philosophie”. La Pléiade ne célèbre pas autre chose au fond que ce geste d’invention : une nouvelle manière de penser, à travers de nouveaux objets, de nouvelles méthodes. Foucault voulait avant tout rendre à notre présent,

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un penseur qui cherche à donner au monde, plutôt que des leçons, des outils de combat “à notre sol silencieux et naïvement immobile (…) ses ruptures, son instabilité, ses failles” (in Les Mots et les Choses). Aux yeux de Foucault, la philosophie n’aide pas à découvrir des vérités cachées, sur un mode platonicien, mais à rendre visible ce qui précisément est visible, “faire apparaître ce qui est si proche, ce qui nous est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne percevons pas”, écrivait-il. “Faire voir ce que nous voyons” implique avant tout d’interroger, partout, les relations de pouvoir. Pour Foucault, le politique se loge toujours là où on ne l’attend pas. Tel fut son programme le plus tenace, opéré d’un geste de chirurgien, profession de son père. “Je trace sur la blancheur du papier ces mêmes signes agressifs que mon père traçait jadis sur le corps des autres lorsqu’il opérait. J’ai transformé le bistouri en porte-plume”, avouait-il. Si sa volonté de diagnostiquer le présent est aujourd’hui aussi largement saluée, c’est parce qu’elle nous aide, selon Frédéric Gros, à “lutter contre le repli, contre l’idée qu’un retour vers le passé est une solution à la crise. Comme chez Deleuze, sa pensée se donne pour tâche l’invention de l’avenir. Contre l’idée d’une décadence, d’un délitement des valeurs, Foucault va toujours chercher du côté des forces d’affirmation qui percent, des nouvelles modalités inventives, plutôt que du côté de la nostalgie et du regret.” A l’opposé de tous les intellectuels aigres qui polluent aujourd’hui l’espace médiatique, lui ne faisait jamais de leçon, et préférait parler à partir de situations locales, plutôt qu’en surplomb, selon sa conception de “l’intellectuel spécifique”. Quand beaucoup regrettent de nos jours la figure du grand intellectuel, visionnaire et charismatique, Foucault ne fut ni Voltaire, ni Zola, ni Sartre : “Ni l’intellectuel savant, qui combat l’obscurantisme, ni l’intellectuel universel, qui défend la justice, ni l’intellectuel prophète, qui est du côté des forces de l’histoire”, souligne Gros.

Défendant des interventions beaucoup plus locales, aux côtés des oubliés de l’histoire, Foucault incarne la figure de l’intellectuel engagé la plus juste et la mieux ajustée à nos enjeux actuels : c’est-à-dire d’un penseur qui cherche à articuler des fragments de savoir pour fragiliser les évidences, donner au monde, plutôt que des leçons, des outils de combat, ou encore, selon Frédéric Gros, “inciter chacun à être moins d’accord avec lui-même chaque fois que cet accord est une résignation et une facilité”. après Foucault  Si l’entrée dans la Pléiade consacre ainsi un geste intellectuel et politique qui peut éclairer notre présent, si l’on peut se réjouir que tous ses textes réunis soient accompagnés d’une édition critique, il n’est pour autant pas exclu d’imaginer que nous assistons ainsi à la fin du cycle du commentaire foucaldien. “Etre foucaldien aujourd’hui, c’est passer à autre chose”, estime Geoffroy de Lagasnerie, l’un de ses plus fidèles héritiers, qui au nom de cette fidélité invite à s’en détacher. Comment ? En interrogeant toujours notre présent et en critiquant les pouvoirs qui pèsent sur nous, grâce aux concepts qu’il a forgés, mais en les remaniant surtout, “en en faisant quelque chose”. Perdu puis retrouvé, il s’agirait aujourd’hui de reperdre Foucault, pour à partir de tout ce qu’il a apporté, d’intelligence critique, d’attention au présent, de lectures réfléchies, de luttes politiques, le réinventer lui-même, et nous-mêmes à travers lui. Michel Foucault, Œuvres 2 volumes (Gallimard, La Pléiade), tome 1, 1 712 pages, 59,50 € ; tome 2, 1 792 pages, 59,50 € ; coffret 130 €, prix de lancement 119 € ; édition publiée sous la direction de Frédéric Gros, avec la collaboration de Jean-François Bert, Philippe Chevallier, Daniel Defert, François Delaporte, Bernard Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot, Michel Senellart 4.11.2015 les inrockuptibles 65

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Le Fils de Saul de László Nemes Plongée hallucinatoire dans un camp d’extermination à travers les yeux d’un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau.

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oncernant le cinéma et la Shoah, longtemps, on s’en est tenu à l’adage de Claude Lanzmann : pas de fiction possible. Non par dogmatisme obtus, mais par simple constat : de Kapò à La Liste de Schindler, du Choix de Sophie à La vie est belle, les reconstitutions naturalistes des camps ont toujours revêtu un aspect sombrement kitsch, vaguement obscène, en deçà ou à côté de la gravité des enjeux induits. La parole (Shoah), l’écrit (l’abondante littérature sur le sujet, de Primo Levi à Filip Müller), ou la figuration ultrastylisée (Maus, les installations de Christian Boltanski…) semblaient mieux convenir à la transmission de cet épisode majeur de notre civilisation, trou noir qui sollicite plutôt le savoir, la pensée et l’imaginaire que le voir, pour les

générations d’après. C’est dire si le trentenaire László Nemes a fait preuve d’un mélange incroyable de courage et de culot en s’appropriant ce matériau pour en proposer sa vision. Il ne s’est pas lancé à l’improviste, mais armé d’une solide connaissance de la question. Le Fils de Saul est très clairement informé, infusé, investi de tout ce savoir préalable (voir la scène de la photo clandestine au seuil de la chambre à gaz). Mais cette rigueur historique n’est qu’une nécessaire fondation sur laquelle s’appuyer. Nemes la dépasse, l’amène vers l’œuvre, par un choix de mise en scène radical : tout voir et surtout entendre depuis le point de vue subjectif et limité de son personnage (joué par l’extraordinaire Géza Röhrig). Flou des distances, rayon de vision réduit, exacerbation ou éloignement

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tout voir et entendre depuis le point de vue subjectif et limité de son personnage

des sons (hurlements, portes qui claquent, bruits métalliques, brouhaha babélien…), toutes les options esthétiques de Nemes découlent de ce choix, qui est également historique autant qu’éthique. Car qui pourrait prétendre avoir une vision globale d’un camp, hormis le SS sur son mirador, ou l’historien des années après ? En se calant sur la vision immersive d’un membre d’un Sonderkommando (groupe de détenus en charge des chambres à gaz), Nemes opte logiquement pour ce style subjectif, fragmenté, chaotique, hallucinatoire, éprouvant, où l’on ne voit pas grand-chose tout en ayant le sentiment de tout voir, où l’on ressent pour la première fois dans une fiction de cinéma la sensation puissante, secouante et juste d’approcher un peu l’idée de ce qu’était un camp de la mort. Si le film n’était que cela, une expérience de la perception, ce serait déjà costaud, mais limité – embedded à Auschwitz, ça remue puissamment, certes, mais en quoi cela fait-il avancer la pensée ? Le coup d’inspiration de László Nemes consiste à avoir imaginé dans cet univers une histoire qui tient à la fois de la parabole biblique, du conte yiddish (tel que les frères Coen nous en ont donné un aperçu dans le prologue de A Serious Man)

et d’une certaine véracité de la condition concentrationnaire. A la sortie de la chambre à gaz, Saul repère un corps d’enfant qu’il croit être celui de son fils. Il veut à tout prix l’inhumer selon le rituel juif : un rabbin, un kaddish, une sépulture. Des funérailles dignes dans cette usine de cadavres ? Absurde ? Même ses camarades du Sonderkommando ne comprennent pas Saul, alors qu’ils préparent une mutinerie. “Occupe-toi des vivants”, disent-ils. “On est tous déjà morts”, répond-il. Sauver un mort, un seul, lui donner une tombe, une histoire, une trace durable, n’est-ce pas un acte de résistance face à la broyeuse nazie qui supprimait les vies, puis les morts, dans le but dingue d’effacer totalement ces existences ? Chercher trois fois un rabbin (version tragique de A Serious Man, encore), organiser une cérémonie funéraire dans cet enfer, désigner et “immortaliser” son fils dans l’incessant massacre, c’est fou. Mais pas plus fou que vouloir, au milieu du carnage, se raser, réciter un poème, raconter une blague, ainsi que l’ont écrit divers rescapés, expliquant combien ces gestes minuscules leur permettaient de préserver leur humanité. Combat inégal entre la résistance de l’esprit et la barbarie fasciste, entre la métaphysique juive et le réel nazi, entre le loup et la chèvre qui sera dévorée mais non sans avoir vaillamment résisté toute la nuit. “Sauver une vie, c’est sauver l’humanité”, disait Spielberg citant le Talmud. “Sauver un mort, c’est aussi sauver l’humanité”, répond Nemes. “Faire œuvre serait donc entrer dans l’espace de la mort, mais pour que la nuit s’ouvre – et non pas, justement, pour qu’on la laisse se refermer sur nous”, écrit Georges Didi-Huberman dans Sortir du noir, texte puissant sur le film (lire p. 58). A cette aune, László Nemes a indéniablement fait œuvre. Il est, nous sommes tous, des générations de l’aprèsAuschwitz, des fils de Saul. Serge Kaganski Le Fils de Saul de László Nemes, avec Géza Röhrig, Levente Molnár (Hongrie, 2015, 1 h 47) lire aussi l’entretien avec László Nemes p. 56 4.11.2015 les inrockuptibles 67

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Norte – La fin de l’histoire de Lav Diaz

Une rétrospective et une sortie en salle donnent l’occasion de découvrir les films du cinéaste philippin, grand agenceur des états de la matière.

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n m’a chargé de vous apporter la bonne nouvelle : les films du grand Lav Diaz, cinéaste philippin inconnu en France, seront projetés au Jeu de Paume à Paris pendant un mois, tandis que Norte – La fin de l’histoire, un de ses films récents (2013), sort en salle. C’est un événement, on n’en sortira pas indemne, c’est un risque à prendre. Toute bonne nouvelle est aussi une mauvaise nouvelle. Ou plutôt, j’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise, je commence par laquelle ? Norte, comme les autres films de Lav Diaz, concerne les états multiples de la matière. On recule à en “faire la critique”, à mélanger des mots à cette terre, cet air, ces corps. Il paraît que la technique du labour, pour la culture, n’est pas la meilleure : il vaut mieux soulever la terre, y mélanger un peu d’air sans retourner les couches. Les mots, la terre, l’air, les corps : des états de la matière et non des éléments séparés. Vie de la matière, dans ces blocs qui composent les films de Lav Diaz. La question ou plutôt la réponse du cinéma, c’est bien quelque chose du genre “comment vivre ?”. Réponse qui a encore la forme d’une interrogation (un point), mais qui se pose déjà ailleurs. Ce n’est pas la même

la vie s’étend bien au-delà des corps, elle est dans tout le plan, et d’un plan à l’autre

réponse que “comment s’en sortir ?”. On n’en sort pas, de la matière, on change d’état avec elle, et elle avec nous. La vie s’étend bien au-delà des corps, elle est dans tout le plan, et d’un plan à l’autre. Tout est là, ce qui change c’est plutôt la densité de la matière, du dense au rare, et la caméra une sorte de densimètre. La densité de la matière est une grandeur sans unité de mesure, et cet instrument exprime seulement des rapports. Grandeur sans mesure ou sans jugement. Norte parle beaucoup de loi et de droit, de la nature juridique des choses. Le droit comme une des forces de la matière, qui règle l’accord entre ses différents états. Mais il y a d’autres accords : forces météorologiques pour les typhons de Storm Children – Book One (2014) et Death in the Land of Encantos (2007), forces historiques d’Evolution d’une famille philippine (2004) ou From What Is Before (2014), neurologiques de Florentina Hubaldo – CTE (2012), etc. Crimes, tempêtes, révolutions, idioties, où Lav Diaz pose son densimètre vidéo. Peut-être le premier grand cinéaste des matières uniquement numériques, quoique non mesurables. Norte est l’histoire d’un homme, puis de deux, et bifurque encore pour devenir l’histoire de toutes les choses, ou, selon le sous-titre ironique, la fin de l’histoire. Dans la première scène, Fabian, jeune homme bourgeois et fauché qui a arrêté ses études de droit, proclame que “la vérité est morte, la signification aussi”. C’est déjà un cliché, une évidence dont on tire les mauvaises causes

et conséquences. A chercher le cadavre de la vérité, le meurtre de la signification, et non une vie libérée d’elles, il désigne un coupable, et tue une première fois, sauvagement, excité, l’affreuse prêteuse sur gages. Un autre homme, Joaquin, est désigné coupable à perpétuité. Le travailleur pauvre paie pour les crimes de l’étudiant en droit. Un processus est lancé, la matière fait son impersonnel travail de densification et de raréfaction. Il n’y aura pas de happy end, de justice divine, de deus ex machina, mensonge du cinéma qu’une scène évoque, ni de justice humaine. Pas de bien et de mal, pas même de bon et de mauvais. Seulement les bases d’accords sans loi avec le cosmos-matière. Fabian, le faux innocent, voulant faire le vide, fait le plein (réalisant le nihilisme, il étouffe). Joaquin, le faux coupable, à vivre pleinement, fait le vide, jusqu’à la lévitation (littéralement, matériellement). C’est la vie : soit ça se densifie, on étouffe, soit ça se raréfie, on décolle sans retour. J’ai deux mauvaises nouvelles, cherchez la bonne. Il n’y a pas d’équilibre des forces dans la matière, il y a des rapports de forces, de l’accord dans l’air. Dans les plans larges de Lav Diaz qui nient toute signification fixe ou morte, affirmant les droits de la matière. Mouvement fatal vers un état respirable des choses. Luc Chessel Norte – La fin de l’histoire de Lav Diaz, avec Sid Lucero, Angeli Bayani, Archie Alemania (Phi., 2 013, 4 h 10) Lav Diaz – Les très riches heures jusqu’au 5 décembre au Jeu de Paume, Paris VIIIe, jeudepaume.org

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Avril et le monde truqué de Christian Desmares et Franck Ekinci Féerie steampunk sous l’égide de Jacques Tardi. out compte fait, en a imaginé les prémices et toutes proportions avec un de ses scénaristes, gardées, voici l’un Benjamin Legrand, puis a des meilleurs dessins supervisé la réalisation due animés français, option à Franck Ekinci et Christian fantastico-romanesque. Desmares. Ce dernier, Cette fantaisie plus spécifiquement chargé rétrofuturiste, uchronique de l’animation, a fait sien ou steampunk, qui tutoie les le trait du dessinateur sommets d’exubérance et et phagocyté avec aisance de prolifération mécanique son univers. On pense bien d’œuvres nipponnes telles sûr au maître de la SF que Steamboy (Katsuhiro en crinoline, Jules Verne, Otomo), Le Château père spirituel du courant ambulant (Hayao Miyazaki), steampunk actuel. ou même le complexe Ce courant, qui privilégie Paprika (Satoshi Kon), est la l’aspect baroque de l’ère de première adaptation animée la vapeur par opposition au de l’univers de Jacques futurisme froid de l’ère de Tardi. Si elle ne s’inspire pas l’électricité (et de l’atome), directement d’un de ses a déterminé le scénario. albums (contrairement à Le récit en découle : l’Adèle Blanc-Sec en images en 1941, la société réelles de Luc Besson), elle française vit toujours au a été impulsée par Tardi, qui rythme du XIXe siècle ; elle



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est restée au stade de la vapeur, suite à la disparition inexplicable des principaux scientifiques ; le paysage parisien s’en trouve modifié en conséquence (une double tour Eiffel sert de gare à un téléphérique intercontinental). Deux adolescents, Avril et Julius, tentent de démêler le mystère de la disparition des savants, qui les mènera dans un monde parallèle axé sur le progrès écologique. On pourrait tiquer sur un récit qui, quoique relativement haletant et fort documenté, concède beaucoup à l’enfance, pour ne pas dire aux gamineries, avec une fin un peu trop emberlificotée à notre sens. Pourtant, le film est

en permanence transcendé par la force visuelle de son onirisme industriel et la teneur quasi entropique de sa narration. En sus de la truculence plaisante de certains personnages (le chat, campé par Philippe Katerine, ou le grand-père, par Jean Rochefort), se déploie une vertigineuse folie décorative, avec une démesure des échelles et un oppressant foisonnement mécanique. Autant de vecteurs d’un dépaysement global, qui caractérisent les animes les plus marquants. Vincent Ostria Avril et le monde truqué de Christian Desmares et Franck Ekinci (Fr., Bel., Can., 2 015, 1 h 45)

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Shameik Moore

Sigo siendo de Javier Corcuera (Esp., Pér., 2013, 2 h)

Dope de Rick Famuyiwa Un jeune hipster noir qui joue du rock garage, un sac d’ecstasy, le contexte policier raciste de la fin de l’ère Obama. Un film saillant sous un vernis un peu trop trendy.

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out le monde ou presque sait que “dope” signifie drogue ; moins nombreux en revanche sont ceux qui savent que le terme, en tant qu’adjectif, est synonyme de cool, frais, chouette, stylé – entourez la mention la plus significative pour vous. Dans cette bisémie tient tout le film de Rick Famuyiwa, son quatrième, acclamé à Sundance et remarqué en clôture de la dernière Quinzaine des réalisateurs. Une histoire de drogue et de coolitude, en somme. Commençons par la coolitude. Malcolm est noir et il vit à Inglewood, un ghetto du sud de Los Angeles, dans un foyer monoparental : le moins que l’on puisse dire est que les statistiques ne sont pas de son côté. Il est pourtant bon en classe, doté d’une solide culture geek, porte des chemises bariolées boutonnées jusqu’en haut, écoute du hip-hop old school et joue du rock garage avec ses copains, dont l’excellent Tony Revolori, le groom indien du Grand Budapest Hotel. Autrement dit : Malcolm est cool. Rick Famuyiwa lui emboîte le pas en garnissant son film de classiques 90’s, de quelques inédits de Pharrell (qui coproduit par ailleurs, coucou la caution), de seconds rôles plus glamour tu meurs (Zoë Kravitz

définir son identité entre les clous, se jouer des apparences pour mieux les retourner

et A$AP Rocky), d’une image tout ce qu’il y a de plus flatteuse et d’une mise en scène bourrée de gimmicks. Ce qui vient d’être énuméré, ce sont les défauts de Dope, ou du moins ce qui risquerait de le classer au rayon des sucreries inoffensives. Le film, par bonheur, a mieux à proposer qu’un inventaire appliqué de la hype contemporaine. Sa partie “drogue”, ou son drame pourrait-on dire, débute lorsque Malcolm se retrouve par inadvertance avec une grosse quantité d’ecstasy dans son sac à dos. Que faire de l’encombrant colis, évidemment traqué par les dealers qui en sont propriétaires ? Sans rien révéler de la suite de l’intrigue, disons simplement que le film emprunte une voie étonnante. Si beaucoup d’éléments ici évoquent John Hughes (pour le meilleur), c’est surtout à Risky Business que l’on pense. Sorti en 1983, le beau film de Paul Brickman (trop souvent résumé à sa scène de danse culte avec Tom Cruise en chemise, slip et chaussettes) embrassait parfaitement l’air du temps et son cynisme décomplexé, sans le justifier pour autant. Dope opère le même dévoilement pour l’ère Obama, et offre, quelques mois après la sortie du plus riche Dear White People, un contre-champ aux glaçantes images d’arrestations racistes que rien ne semble pouvoir arrêter. Echapper aux assignations, définir son identité entre les clous, se jouer des apparences pour mieux les retourner : tel est ainsi le programme réjouissant de Dope. Jacky Goldberg Dope de Rick Famuyiwa, avec Shameik Moore, Tony Revolori, Kiersey Clemons (E.-U., 2015, 1 h 43)

Panorama disparate mais fourni de la musique populaire péruvienne. On pourrait comparer ce documentaire ethnomusical à d’autres, comme Latcho Drom (Tony Gatlif) ou Buena Vista Social Club (Wim Wenders), car il détaille des pratiques toutes authentiques et populaires. C’est indéniable et c’est sa grande qualité. Mais il lui manque une cohérence esthétique. C’est un parcours un rien décousu dans la tradition musicale péruvienne, dont on tente de pallier les disparités en tissant entre eux plusieurs segments par un montage alterné. Mais ces disparités tiennent aussi aux écarts stylistiques de la musique de ce pays. Dominante quechua, l’ethnie indienne originelle, avec comme instrument de prédilection le violon (pas la flûte des Andes à laquelle on s’attend). Ensuite dominante afro-américaine, dont la grande affaire est le rythme, produit en tapant des pieds (zapateado). Enfin, un aspect vocal plus urbain, avec le blues de Lima. Autant de veines que l’on tente parfois de relier les unes aux autres avec quelques bribes de mise en scène. Voir la belle séquence où le violoniste indien accompagne les Noirs qui défilent en chantant et “zapatéant” ; ou l’étonnante danse des ciseaux, précédée par une bénédiction païenne. Ce foisonnement de traditions aurait pu être plus sobrement et harmonieusement présenté, mais ce film reste un précieux témoignage. Vincent Ostria

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Mia Wasikowska

Madame Bovary de Sophie Barthes Fadeur et cabotinage : visite touristique du roman de Flaubert. éputé inadaptable”, entend-on balade touristique dans le cinéma en souvent au sujet du roman costumes pour petite troupe hollywoodoïde. de Flaubert, sans doute parce La fadeur des uns (Ezra Miller) en dispute qu’au-delà des gestes et des lieux au cabotinage des autres (Rhys Ifans), (eux éminemment cinématographiques : et si les tenues sont d’époque, les visages le lapement érotique du fond de liqueur, la sont tristement, terriblement actuels. porte de derrière qui mène chez l’amant…) Surtout, une stupeur et, il faut le dire, une y règne une présence tentaculaire, certaine satisfaction nous prennent vampirique et quasi infilmable des valeurs en découvrant qu’Emma Bovary, un siècle de la petite bourgeoisie. Sans faire et demi après sa naissance, fait encore l’inventaire des réussites variables dont peur aux bonnes mœurs : le film commet quelques grands noms (Renoir, Minnelli, l’énormité de couper l’enfant de son Chabrol…) ont pu faire preuve face à ce scénario de peur de filmer une mauvaise vieux défi, contentons-nous de ce constat mère. Théo Ribeton simple et peu surprenant : le film de Sophie Barthes est bien là où on l’attendait, Madame Bovary de Sophie Barthes, épisode indésirable et inévitable de la vie avec Mia Wasikowska, Ezra Miller (All., Bel., E.-U., 2014, 1 h 58) à l’écran de tout roman du XIXe, soit une

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Le Conformiste de Bernardo Bertolucci avec Jean-Louis Trintignant, Dominique Sanda (It., Fr., All., 1970, 1 h 51, reprise)

Un homme en quête de normalité bascule dans le fascisme. A mi-chemin entre film politique et drame psychologique, Le Conformiste suit la trajectoire glissante de Marcello Clerici (Jean-Louis Trintignant), fonctionnaire dans l’Italie des années 30, engrené dans les rouages du fascisme. Pour expier un traumatisme de son enfance – le meurtre d’un homosexuel qui tentait d’abuser de lui – Marcello s’engouffre dans une quête désespérée de normalité : il épouse une bourgeoise

Jean-Louis Trintignant

naïve, confesse ses fautes à l’église et adhère mollement au parti fasciste. La machine s’accélère lorsque le régime mussolinien le charge d’assassiner son ancien professeur de philosophie, devenu opposant politique réfugié à Paris. Sous couvert d’un voyage de noces, Marcello se rend en France pour accomplir sa sinistre mission. Glaçant de bout en bout, le film de Bertolucci montre comment le fascisme prend racine dans la banalité du quotidien,

facilité par les aspirations conformistes et univoques d’une bourgeoisie déconnectée des réalités sociales. La mise en scène, baroque et épurée, offre des visions troublantes d’un Paris dépeuplé, plongé dans une teinte bleutée et hivernale, comme anesthésié par les dérives idéologiques qui soufflent sur l’Europe. Film puissant et rare, Le Conformiste jette sur notre actualité tourmentée l’ombre menaçante du passé. Léo Moser 4.11.2015 les inrockuptibles 71

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Emma Stone et Bradley Cooper

Welcome Back de Cameron Crowe

Sortie française directement en VOD du nouveau Cameron Crowe après son bide US. Une comédie sentimentale pourtant belle et habitée.

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elcome Back fut un échec cuisant aux Etats-Unis, aussi bien public que critique, suffisamment pour dissuader son distributeur Fox de ne pas le sortir dans les salles françaises comme prévu, et d’en revendre les droits à Netflix, qui vient donc de l’ajouter à son catalogue VOD. Un tel flop, même si ses proportions interrogent étant donné le pedigree du casting (Bradley Cooper, Emma Stone, Rachel McAdams, Bill Murray, Danny McBride, John Krasinski, Alec Baldwin, n’en jetez plus) et le prestige de son auteur Cameron Crowe (oscarisé pour Presque célèbre et nommé pour Jerry Maguire), n’est pas une totale surprise. Non pas que le film soit raté, au contraire : il est, dans son genre, tout à fait réussi. Seulement, il appartient à un genre qui ne fait plus, depuis longtemps, recette. Il était courant, à Hollywood jusque dans les années 1970, de croiser la route de tels films indéterminés, un peu comiques, un peu dramatiques, un peu statiques, un peu dynamiques, sous la direction de vieux cinéastes n’ayant plus rien à prouver – par exemple Howard Hawks et son Ligne rouge 7000, ou Raoul Walsh et son Bungalow pour femmes, qui partage le même décor hawaiien que Welcome Back – et se concentrant donc sur l’essentiel : l’amour et l’amitié, le vieillissement des corps, quelques secrets ne demandant qu’à être éventés… Plus récemment, Comment savoir de James L. Brooks (le mentor de Cameron

Crowe…) souffrit du même malentendu : “il n’y a pas de drame”, “on ne comprend pas les enjeux”, “c’est bordélique”, “les acteurs ne sont pas naturels”, etc. Tous qualificatifs qui, à l’ère où les films sont de plus en plus formatés par les manuels de scénario, nous apparaissent à nous comme les plus grandes des qualités. Dans Welcome Back se croisent ainsi, dans un extatique chaos, un pilote blessé en quête de seconde chance (le motif de Crowe par excellence), son ex-petite amie ayant refait sa vie, une brillante recrue de l’US Air Force portant un quart de sang hawaiien, un séduisant magnat de la conquête spatiale, quelques militaires butés et un roi sur sa montagne. Difficile (et inutile) d’en dire plus. La caméra, portée par le génial Eric Gautier (chef op d’Assayas ou des derniers Resnais), virevolte d’un personnage à l’autre, comme une boule de flipper guidée par quelque aimantation mystérieuse, recueillant une larme par-ci, un sourire par-là. C’est bordélique, oui, mais c’est parfait ainsi. Car lorsque tous les fils narratifs, reliés par un montage cabossé mais généreux, finissent par se dénouer, ils laissent place au finale le plus beau vu cette année : un simple jeu de regards, muet, où vient se déposer toute l’écume de ce film hors du temps, et si précieux. Jacky Goldberg Welcome Back de Cameron Crowe, avec Bradley Cooper, Rachel McAdams, Emma Stone (E.-U., 2015, 1 h 45), sur Netflix

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Fox

un vampire, ca trompe énormément La deuxième saison de The Strain confirme l’habileté du tandem Guillermo del Toro/Chuck Hogan à revivifier la vieille figure du buveur de sang.

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es miroirs, on le sait, ont le plus grand mal à réfléchir les vampires. Si un vampire se penche sur une glace, il y verra la pièce où il se trouve vidée de sa présence. Quand l’actualité met en miroir la télévision et le cinéma à travers l’œuvre d’un seul homme, qu’est-ce qui réflechit mieux le genre du fantastique ? Sur quel écran miroite avec le plus d’intensité le petit bestiaire morbidocarnavalesque de Guillermo del Toro ? La réponse fait long feu. Au cinéma, avec Crimson Peak, il ramène le film de maison hantée dans ses pénates gothico-kitsch avec une maniaquerie d’antiquaire, ajoutant simplement une couche de ripolinage numérique sur de vieilles images pieuses de la Hammer. A la télé, en revanche (sur FX en l’occurence), il expérimente avec une efficacité tranquille un fantastique ultracontemporain, totalement formol free, et réussit là où tous les miroirs échouent : The Strain réfléchit avec éclat la figure toute loqueteuse du vampire. Le propre du vampire est d’absorber les forces vitales des autres espèces, se nourrir de leur sang. The Strain upgrade ses vampires en leur inoculant les attributs de multiples autres créatures fantastiques. Des vampires mutants en quelque sorte, des X-vamps comportant en leur sein tout un tas de sous-groupes, tous hybrides. Au plus bas de l’échelle, il y a les vampireszombies. Récemment transformés, ils sont

privés de parole, de pensée, leurs peaux pourrissent et ils traînent dans les rues, dépossédés de tout, n’ayant plus – comme les pauvres hères de Romero ou de The Walking Dead – qu’une chose à eux : leur faim. Au plus haut, il y a le maître qui a, lui, tous les attributs classiques du vampire depuis Bram Stoker : lit-tombeau, longue cape, immenses doigts crochus… Et, entre les deux, des êtres intermédiaires, des vampires travestis en humains, à coups de postiches et de maquillage, qui renvoient plutôt à une tradition parano de grand remplacement, des Envahisseurs aux Body Snatchers. L’un d’eux, un ancien nazi qui en a bien la tête, a même le privilège de se tordre pour éviter les balles à la façon du Neo de Matrix. Enfin, la saison 2 élargit encore le caractère composite de ces vampires en imaginant une portée d’enfants vampires aux pouvoirs très spéciaux, ultrarapides et narguant l’ordre gravitationnel. Comme de bondissants insectes, ils sautent au plafond, sur les murs, aussi à leurs aises sur des pans verticaux qu’horizontaux. Des spidervamps, en quelque sorte.

la plus belle idée de The Strain est d’avoir vampirisé Alien

Mais la plus belle idée de The Strain consiste à avoir vampirisé Alien. Un des particularismes de ces vampires rebootés est de ne rien faire de leurs canines. En revanche, une trompe rétractile logée dans leur gorge peut se dérouler dès que se signale une proie. Il suffit d’une bonne intuition figurative pour qu’une œuvre fantastique fasse empreinte. Et cette trompe a du génie. Elle surgit comme le monstre d’Alien transperce ses corps porteurs. Et elle ne sort pas toujours de la bouche, mais parfois du cou. Dans les films de vampires traditionnels, le cou est la part faillible des humains, celle où le vampire incise. Ici, le cou n’est pas la cible mais le chargeur. Les vampires ne prennent pas à la gorge, mais d’elle. Et puis, bien sûr, cette trompe vaut imaginairement comme organe sexuel. Comme double organe sexuel, puisqu’elle est à la fois un pénis et un vagin (denté), un membre qui durcit et se tend, et un orifice qui s’ouvre en corolle pour recueillir la sève/le sang de sa proie. Dès lors, le reste, pourtant très réussi (panel de personnages intéressants, machinerie dramatique qui bastonne, emberlificotage narratif habile à base de flash-backs de l’Antiquité à la Seconde Guerre mondiale), est presque accessoire. Ce qu’on veut voir, c’est jaillir encore et encore cette trompe, dans un cri guttural de sanglier aux abois. Jean-Marc Lalanne The Strain, saison 2 Canal+ Séries

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à suivre… HBO déconne

The Grinder assure A grand renfort de blagues “meta”, cette excellente sitcom relance une fois de plus la carrière de Rob Lowe, dans un rôle d’acteur reconverti en avocat. Joie, The Grinder est aussi très rentable pour la Fox, qui vient de commander une saison entière de 22 épisodes.

Melissa Benoist

CBS

Annoncer le renouvellement d’une série avant, quelques mois plus tard, d’opérer un rétropédalage ? Tel est l’exploit réalisé par HBO avec la satire politique The Brink, qui ne connaîtra donc pas de deuxième saison. Certes, les aventures de Tim Robbins en secrétaire d’Etat loufoque faisaient doublon avec celles de Veep, qui met en scène une présidente branque, qui plus est sur la même chaîne. Mais pourquoi avoir attendu une saison entière ?

une affaire de femme

Supergirl a tout cassé lors de son arrivée sur CBS la semaine dernière. Faut-il succomber ? ourquoi l’équivalent féminin de Superman ne s’appelle-t-il pas Superwoman ? La question concerne Otto Binder et Al Plastino, créateurs de cette héroïne en 1959 pour DC Comics, Showtime ose Delia Ephron (sœur de Nora mais Kara la pose quand même à sa chef et coscénariste de la plupart de dans le journal où elle travaille. Kara, 20 ans ses succès) écrit actuellement et des poussières, est le personnage central un pilote pour Showtime, de la nouvelle série US la plus regardée intitulé 36-24-36, soit, cette rentrée. Nous pouvons même vous en pouces, la mensuration dévoiler un scoop : Supergirl, c’est elle. estimée idéale des mannequins. Cousine de Superman, elle entame son La série suivra le parcours travail de justicière contre les forces du mal de la première femme noire (du mâle ?) quand le premier épisode débute, embauchée dans un jeu télévisé et se plaint donc auprès de sa boss du petit type La Roue de la fortune nom choisi par les médias pour la qualifier. en 1990 et évoquera le racisme, Elle vient tout juste de sauver un avion la misogynie et l’homophobie. de la catastrophe au-dessus de Manhattan, pourtant, il lui importe en priorité qu’on ne l’appelle pas “fille” mais “femme”. Elle a évidemment raison. Si elle doit baisser la garde concernant son pseudo, Justified (OCS City, le 5 à 22 h 10) On ne sur le reste, cette blonde faussement le répètera jamais assez : s’ils sont préparés discrète s’apprête à lutter pas à pas pour par les créateurs en toute connaissance son identité. Voilà ce que laisse entendre le de cause, les derniers épisodes de série sont en général captivants. A vérifier avec le néowestern pilote de Supergirl, étonnant objet à la fois daté dans son univers visuel, ses effets Justified, achevé après six saisons. spéciaux, et ultracontemporain dans son rapport au féminisme, plus militant que The Leftovers (OCS City, le 9 à 20 h 55) dans Girls. Le mot “féministe” est d’ailleurs Beaucoup plus convaincante à nos yeux prononcé, ce qui, dans une série diffusée que la première, la deuxième saison sur CBS, chaîne américaine conservatrice, de la série de Damon Lindelof amuse et fait du bien. L’avenir dira si et Tom Perrotta fait figure d’incroyable Supergirl peut porter sur le long terme redémarrage. A ne pas rater. une évolution de la représentation des femmes-filles-etc. dans la culture mainstream sans recréer les clichés qu’elle Homeland (Canal+ Séries, le 10 à 22 h 15) souhaite éradiquer. A l’époque de Taylor Carrie encore, Carrie toujours ? Au bout Swift, rien n’est impossible. Olivier Joyard de cinq saisons, la vie devrait nous pousser

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agenda télé

à abandonner Homeland. Mais la maturité de la série et le vécu de ses personnages nous rattrapent toujours.

Supergirl chaque mardi sur MyTF1 VOD, 1,99 € l’épisode 4.11.2015 les inrockuptibles 75

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Michael Berman

la Grant évasion Le cabossé et passionnant John Grant, l’une des plus belles plumes et des plus grandes voix de la pop moderne, revient avec un album fou, kaléidoscopique, exubérant et libre. Il est l’une des têtes d’affiche du festival les inRocKs Philips.

D Ecoutez les albums de la semaine sur

ans ses interviews à la franchise confondante comme dans ses textes acides, intimes, crus et d’une grande mais noire drôlerie, John Grant semble ne mettre aucun filtre entre sa vie et le monde : l’Américain est ce que l’on pourrait appeler un livre ouvert. Une autobiographie écrite à l’encre noire : Grant a tout vu, tout fait, tout traversé, une homosexualité réprimée par ses parents bigots, la dépression ampante et permanente, l’autodépréciation destructrice, le sida, les addictions à l’alcool, aux drogues ou au sexe dont il s’est extirpé à grand-peine. “Drôle et lunatique”, explique d’emblée l’adorable garçon quand on lui demande de se décrire. “Je suis une montagne russe

d’humeurs changeantes. Je peux être empathique, mais je peux également être très égoïste. Je suis curieux. Très, très critique envers moi-même. Perfectionniste. J’ai peur de faire des bêtises en face d’autres gens, j’ai peur de l’humiliation publique : ça vient de mon enfance, j’étais constamment humilié, devant les gens. Je suis gentil. Et plein de rage. Toujours plein de rage : on s’adoucit un peu avec l’âge, mais elle est toujours là.” Ces cahots, le songwriter magique les a explorés avec une force et une grâce admirables sur le magnifique Queen of Denmark en 2010. Pas tout à fait sorti de l’ombre de ses démons mais replacé en pleine lumière, Lazare inattendu, avec l’aide de ses copains Midlake, l’Américain renaissait alors au monde, qui lui offrait ce qu’il avait toujours refusé à ses pourtant

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Michael Berman

“je suis une montagne russe d’humeurs changeantes. Je suis gentil et plein de rage”

merveilleux Czars : un peu de succès. Un succès que, trois ans plus tard, il transformait en amour global avec Pale Green Ghosts, album extraordinaire et reconnu comme tel par le public, la presse et les prix officiels, disque où ses chansons majeures mélangeaient, dans un étourdissant tourbillon électronique et symphonique, ses passions variables et ses humeurs changeantes, sa drôlerie et son obscurité (“Je suis le plus grand enfoiré que tu rencontreras jamais”, tonnait-il sur la renversante GMF), la chaleur d’une voix à carboniser Méduse, l’immensité d’arrangements boisés et le froid de machines robotiques et dansantes. Désormais installé en Islande, où ce linguiste accompli (il parle couramment l’allemand, très bien le russe, un peu l’espagnol et apprend notamment le français) a trouvé un semblant de stabilité et un compagnon de vie, John Grant aurait pu se reposer sur ses lauriers bien mérités, thésauriser l’amour reçu. Et, à l’aube de son troisième album, Grey Tickles, Black Pressure, se contenter d’un copier-coller de ce qui a déjà fonctionné. C’est mal connaître l’Américain : les lauriers sont pour lui un poil à gratter, l’instabilité lui est congénitale, ses doutes sont permanents et la méfiance en l’amour, celui qu’il ne se sent pas capable d’offrir ou celui qu’il trouve curieux de recevoir, semblent avoir paradoxalement excité ses envies de grandiloquence, d’humour brutal, de folie et de mélanges tranchants. En islandais, “grey tickles” (“chatouilles grises”) est une expression désignant la crise de la quarantaine, et “black pressure” (“pression noire”) signifie cauchemar en turc : le ton est donné. Mais quel ton, pour celui qui cite, dans ses influences récentes ou majeures, à la fois Prince et Goldfrapp, Nina Hagen et la BO de It Follows, Abba et Kim Gordon, Róisín Murphy ou Chris & Cosey ? Tous les tons, justement : sans boussole, stylistiquement exubérant, expérimental, sonique, rageur, mordant, cru ou cul dans

ses textes souvent hilarants, furieux par ses contre-pieds permanents, Grey Tickles, Black Pressure est un kaléidoscope zinzin, qui compte autant de motifs et d’humeurs que le cerveau sans pause de son auteur. John Grant ne va pas vraiment mieux, il n’a rien à perdre mais il a tout à donner. Et, avec l’aide du producteur John Congleton (St. Vincent, Anna Calvi, FFS, The Districts), il donne tout : des chansons amples aux mélodies bouleversantes et aux arrangements grandioses (le somptueux morceau-titre, les très belles Global Warming, Magma Arrives, Geraldine ou No More Tangles), une disco-pop narquoise à géométrie très variable (Disappointing, single ébouriffant chanté avec Tracey Thorn, Down Here), du funk synthétique et maboul (Snug Slacks, Voodoo Doll, les deux visages du bizarre et tubesque You & Him), des chansons à l’électricité industrielle (Guess How I Know), de l’électronique abyssale et épique (la très impressionnante Black Blizzard). Transformiste pop génial et songwriter décidément fascinant, Grant dynamite sans gêne les limites habituellement imposées aux goûts, bons comme mauvais : sa crise de la quarantaine et ses cauchemars ressemblent paradoxalement à la jouissive libération de ses fantasmes infinis. Thomas Burgel album Grey Tickles, Black Pressure (Bella Union/Pias) festival les inRocKs Philips le 15 novembre à Paris (Cigale), avec Flo Morrissey, C Duncan et Max Jury retrouvez l’intégralité de l’entretien sur

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la réponse de Savages “Stoner-punk”, “neo-grunge”... On a vu défiler pas mal de qualificatifs depuis la révélation de The Answer, nouveau titre incandescent de Savages qui confirme l’arrivée prochaine d’un nouvel album. Rythmiques tribales et tapageuses, guitare incendiaire, basse ronde, lourde et savonneuse, une voix au bord de la dépression... The Answer est du Savages tout craché, et c’est bon signe pour la suite.

un Tame Impala en solo Multi-instrumentiste membre de Tame Impala et Pond, Jay Watson a annoncé sur Pitchfork la sortie d’un second album de son side-project, Gum. La sortie de Glamorous Damage, qui succède à Delorean Highway, est prévue pour la mi-novembre via le label Spinning Top. Un premier extrait, Anesthetized Lesson, est déjà en écoute sur le net.

Avis aux fans de rock et de Martin Scorsese : le 19 novembre au Bus Palladium, à Paris, se tiendra une soirée spéciale autour du plus rockeur des cinéastes. Alors que la Cinémathèque revient actuellement sur son œuvre, Scorsese se redécouvre aussi en musique avec des invités qui reprendront les bandes originales de quelquesuns de ses films. Rolling Stones, Cream, Sex Pistols, The Band, Roxy Music... Ils sont tous au programme, avec quelques surprises en bonus.

Jimmy King

Scorsese sur scène Apple Music × les inRocKs  = le futur

Blackstar. Voilà le titre du prochain album de David Bowie, qui devrait sortir en janvier. Une information lancée par le Times puis rapidement officialisée sur la page Facebook de l’artiste. Ce sera son vingt-cinquième album et il comportera sept pistes pour une durée totale de quarantecinq minutes. Il s’agirait du disque “le plus étrange” de Bowie et certaines idées seraient “complètement dingues”. Avec, pour patienter, un premier single le 20 novembre.

Apple Music et les inRocKs s’associent pour proposer de nouvelles façons d’explorer l’actualité musicale. Au programme : des playlists hebdomadaires, des contenus exclusifs et les coulisses de la rédaction des inRocKs. Rendez-vous sur Apple Music dès aujourd’hui !

neuf

Big Star Irvin Dally

Gisèle Pape Son premier ep arrive dans quelques jours et déjà le ciel s’assombrit. Dans ces quelques chansons en clair-obscur, Gisèle Pape fait de la chanson française un petit refuge nocturne, où les rêves et les fantômes se croisent. A mi-chemin entre Mesparrow et Maissiat, cette Française s’y connaît déjà en élégance. giselepape.com

Bowie, round 25

Avant un ep et quelques dates en France, l’Américain Irvin Dally publie un single où sa voix, chaude et limpide, se cale sur quelques accords de guitare. Simple, efficace et puissant : Brown Sugar, ou l’avant-goût d’une révélation. Pour patienter : voir le clip sur YouTube, tourné à juste titre dans le désert californien. facebook.com/IrvinDally

Bruce Springsteen En 1980, c’était déjà un festin inépuisable. The River revient en format quatre CD et trois DVD le 4 décembre, déployant 52 titres et plus de quatre heures de live et de documentaires. Parmi les inédits, une version antérieure de l’album, jugée trop confuse par son auteur. The Ties That Blind: The River Collection (Columbia/Sony)

A l’occasion du Black Friday, le Record Store Day hivernal, qui se tiendra le 27 novembre, parution d’un ep des immenses Big Star, avec deux versions déjà parues de Jesus Christ, cinq inédits, des demos instrumentales comme le très recherché Another Time, Another Place, and You… Jesus Christ ep (Omnivore Recordings)

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Claude Gassian

le rayon Rover Sur un deuxième album incandescent, le géant français s’affirme comme un véritable crooner glam, qui cite autant Bach que Bowie. Brillant.



n a beaucoup glosé, dès 2012, sur son patronyme et son physique d’ogre. A l’heure du premier album, Rover était déjà précédé par une aura légendaire où se mêlaient fantasmes et figures tutélaires pléthoriques. Let It Glow, trois ans plus tard, aura du mal à changer la donne. Dès la pochette, où il s’impose en icône interlope mi-warholienne, mi-antonionienne, le Français creuse le sillon de sa mythologie, quelque part entre Bach, Bowie et Gainsbourg, les fantômes de Marc Bolan et de John Lennon en sus. Voici pour le périmètre. Dans le fond, Let It Glow affiche un parti pris encore plus affirmé que son prédécesseur, en même temps que le silence

“le fait que ce soit déstabilisant, ça m’excite”

y est d’or quand il le faut : “J’avais la volonté, peut-être inconsciente, d’être moins démonstratif, explique Rover. De suggérer plutôt que d’imposer, de faire travailler l’oreille et l’imagination de l’auditeur avec ce disque. J’ai enregistré, dans les conditions de l’analogique uniquement, dans un ancien internat transformé en studio. Du coup, on entend les bruits du dehors, les oiseaux. L’air, le vide y sont aussi très différents du vide numérique : quand on ne fait rien sur une bande et qu’on appuie sur play, il y a déjà la vie. Dans cet album, il y a des défauts, des aspérités, mais c’était l’intention : le fait que ce soit déstabilisant, ça m’excite.” Diamant brut qui brille dans le noir, Let It Glow s’impose dans la catégorie du concept album, revêche et long en bouche là où son prédécesseur, foisonnant, jouait les élèves prodiges. Ce qui n’empêche pas son

auteur de prendre certaines libertés vocales, au point de crooner à la manière d’un Thin White Duke ou de transformer une interrogation fatale en onomatopée sexy (“How could she?” devenant “Akouchi kouchi” sur l’impeccable single Call My Name – manière de brouiller les pistes et de se réapproprier une langue anglaise qu’il malaxe). “Crooner, c’est peut-être une liberté que je ne m’étais pas permise jusqu’ici, acquiescet-il. Le deuxième album, c’est un peu comme un deuxième rendez-vous amoureux où l’on ose montrer des choses qu’on n’afficherait pas plus tôt : ‘Ben ouais, je fume…” (rires) N’en déplaise à ses détracteurs, les seventies restent un terrain de jeux inégalé pour Rover. Au fil de ses dix titres, ce nouvel opus se fait tour à tour éthéré, psychédélique ou bucolique, jusqu’au recueillement

ecclésiastique ou au spectral. En fin de parcours, Along, aussi réussi que froid comme une lame, joue avec la notion de danger, au point de frôler périlleusement la glissière de sécurité : Rover fait alors de Let It Glow un film noir en même temps qu’un space opera, pas moins. “Si je devais avoir une nostalgie, c’est celle-là : celle de l’œuvre artistique que permet le disque en tant qu’objet. La dématérialisation du support me déprime. On vit à une époque où l’approche de la musique est devenue raisonnable, où la peur de se tromper est omniprésente et où l’ordinateur pousse à la perfection. Ça ne fait pas de moi un vieux réac qui fantasme sur les seventies, c’est juste que ça abîme le disque. Après, je suis un enfant né à la fin de cette vague, j’ai grandi avec l’écume de cette décennie. Et si mon triangle des Bermudes c’est Bach, Gainsbourg et Bowie, j’ai envie de dire : ‘rejoignezmoi !” (rires). Une vie ne suffira pas pour épuiser Bach. Ces disques restent mes chambres d’écho.” Claire Stevens album Let It Glow (Cinq/7/Wagram) concerts tournée française à partir du 16 janvier, le 24 mars à Paris (Olympia) rover-music.com

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Here We Go Magic Plus intimiste et directe mais pas moins touffue ni folle, la sorcellerie pop des Américains invente encore de nouvelles couleurs. arement le nom d’un groupe a été à ce point en adéquation avec sa substance. Sur l’inoubliable Here We Go Magic en 2009, sur l’ultradense Pigeons en 2010, sur l’impeccable A Different Ship en 2012, les chansons cosmiques, psychédéliques et pop, abstraites et alambiquées, les ouragans de couleurs et d’humeurs, les tissages soniques minutieux et les motifs mélodiques pointillistes des Américains ont ainsi toujours semblé crier “c’est parti pour la magie !”, avant de plonger effectivement leurs auditeurs dans une envoûtante sorcellerie. Le précédent, A Different Ship, avait été produit par le très platiné Nigel Godrich, avec pour volonté affirmée de capturer l’essence qui fait carburer Here We Go Magic

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Shawn Brackbill

Be Small Secretly Canadian/Pias

sur scène, mais un léger pépin a poussé les Américains à bouleverser leur méthode pour son successeur, Be Small : le départ soudain de deux de ses membres clés a ainsi fait imploser le groupe, réduit à Luke Temple et Michael Bloch, qui ont alors décidé de revenir à la formule initiale du home studio et d’une conception plus intimiste. La manière de le prononcer a changé, mais l’“abracadabra !” de Here We Go Magic conserve pourtant, sur Be Small, des propriétés ébouriffantes équivalentes. Ses effets ? Un album intime et maximaliste à la fois, plus direct, plus lo-fi sans doute que ne le fut A Different Ship, la concentration, dans des espaces réduits éclatant vite en d’impressionnants feux d’artifice, des innombrables influences

du groupe, des Beatles à Robert Wyatt, du Nigérian King Sunny Adé à l’Italien Roberto Cacciapaglia. Une collection de chansons-univers (les arabesques de Stella, l’exaltante Falling, le sucre collant de la réjouissante Candy Apple, le périple dingo de Tokyo London US Korea) qui s’écoute dans l’oubli de soi, prêt à un passionnant périple dans cette miniature incroyablement touffue d’un décor monumental. Thomas Burgel retrouvez l’entretien sur herewegomagicband. tumblr.com

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Tijuana Panthers Poster Innovative Leisure/Because

Entre surf-rock et garage, des Californiens assagis par une production proprette. Derrière un nom de groupe à la géolocalisation trompeuse, ce trio de Long Beach est devenu l’un des piliers de marbre du label Innovative Leisure (Hanni El Khatib, Allah-Las…). Après un troisième album tranchant l’an dernier, ils délaissent la lo-fi et décident d’appliquer une production plus lisse à leur garage-pop furibarde. Assagis sur Poster, leur surf-rock dissipé rentre dans le rang, leur punk abrasif devient presque doux et leur new-wave renfrognée accueille la lumière. Ce choix laisse perplexe et leur chant monotone a tendance à lasser, mais ils continuent malgré tout de fourmiller d’énergie et de laisser libre cours à leurs bonnes idées (les attachants Church Bell et Monitor) qui ne manquent pas d’ambition. Les panthères osent. Noémie Lecoq facebook.com/tjpanthers

Funkstörung Funkstörung Monkeytown Records/La Baleine Après dix ans d’absence, retour du duo electro qui aime dézinguer la pop. la fin des 90’s, Michael Fakesch et Chris de Luca ont surgi avec une signature sonore – mélodies pastel au-dessus de rythmiques sismiques – qu’ils ont vigoureusement apposée sur des morceaux de Björk ou du Wu-Tang le temps de remixes fulgurants. Disciple germain d’Autechre ou d’Aphex Twin, leur duo Funkstörung (“interférence radio” en VO) bidouillait, avec un bonheur sourd, une pop cyborg et fracassée. Après quelques albums, l’élégant laboratoire a fermé et chacun est parti de son côté. Dix ans plus tard, cette reformation tombe à pic pour rappeler combien la vision initiale des producteurs allemands reste valide. Car, non, Funkstörung n’a pas changé. Le groupe prône toujours la sécheresse des beats, le minimalisme des textures ou les motifs de clavier fantomatiques. Surtout, il maîtrise comme personne l’art de la glitch song et des compositions en sables mouvants. Les invités, comme le chanteur élastique Jamie Lidell ou Jay-Jay Johanson (pour une relecture de I Love Him So entendu sur le dernier album du Suédois), habitent sans mal les paysages électroniques dessinés et animés par Fakesch et de Luca. Le bien nommé Funkstörung ne surprend pas mais déçoit encore moins.

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Vincent Brunner funkstorung.com

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The Polyversal Souls Invisible Joy

Stéphane Deschamps concert au festival les inRocKs Philips, le 13 novembre à Paris (Machine), le 14 à Lyon (Sucre)

Melanie Aubies

Philomon Records

Une découverte afro-excentrique du festival les inRocKs Philips. Cet album, le premier de The Polyversal Souls (le nouveau projet de Max Whitefield), il faut l’écouter en fixant sa pochette : le mandala psychédélique commence à tourner, et à vous retourner le cerveau et les sens. Batteur de formation et sorcier du groove sans frontières, Max Whitefield est surtout une sorte d’aspirateur à musique, ghostbuster du funk sous toutes ses formes. Pour cet album, il est parti du Ghana, sans s’y arrêter : afro-centrée mais surtout excentrique, sa musique sent aussi la Jamaïque, le hip-hop, le jazz (éthio et américain), la soul progressive. Le tout arrangé et produit avec une élégance folle, une vraie magie dans la mise en sons. La joie est invisible, mais la sueur et l’extase, c’est prochainement sur scène.

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Fishbach Fishbach Entreprise/A+LSO/Sony Premier ep d’une Française qui bouscule l’electro-pop avec violence et sensualité. uand, sur scène, elle fait semblant de reprendre Bernard Lavilliers, sur un Petit Monstre qui organise les grandes bacchanales entre Suicide et Rita Mitsouko, la Française Fishbach s’impose, jusqu’au malaise : danse affolée, corps au fusain et regard fou, qui tranperce un par un chaque spectateur. Son premier ep est lui-même un petit monstre dans la pop synthétique française, bousculée dans ses petites chorégraphies placides et ses mélodies Toys “R” Us. Rugueuse, violentée, noircie au vice et au mauvais sang, l’electro-pop de Fishbach rappelle que les Fluokids ne sont plus d’actualité : impression d’entendre The xx branché sur 480 V, de découvrir une version carbonisée, irradiée de Lio. Fishbach, ou Flora dans le civil (civile ?, mouais), a été chanteuse punk avant de jouer à la Desireless no future, et ça s’entend dans chaque soupir de sa voix rauque et miraculeusement sensuelle, dans chaque refrain de son electro-pop mal lunée. Comme s’entend et se voit un futur qui cognera le ventre, bousculera les têtes ébahies et fera du bien à la routine dissipée, dérangée. Comme Rimbaud, elle vient de Charleville-Mézières : on peut être très sérieuse, quand on a 17 ans. JD Beauvallet

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Mathilde Cazes

la découverte du lab François 1er

Pensionnaire actif et cofondateur du collectif Boussole Records, ce petit prince de la French Touch allie avec élégance electronica et deep house. l y a tout juste deux ans, on souriait en découvrant un mystérieux souverain de la MAO, qui dévoilait son premier ep baptisé 1515. Coup de buzz et coup de foudre immédiat pour cette bataille rudement bien menée entre trip aquatique et dance-floor. Produisant une musique aérienne et dansante à la fois, François Giesberger trouve ainsi une alternative entre deux plaisirs : “J’ai toujours aimé la musique planante, Tangerine Dream, Laurie Anderson, Jon Hopkins, et également danser en club sur des structures répétitives et plus dynamiques.” Arrivé sur le tard au cœur du ring français de la musique électronique, ce Parisien s’essaie à la production musicale en marge de ses études. Au sein du collectif et label Boussole Records, il côtoie des DJ et producteurs éclectiques (dont Mangabey, Facil, Joy!), entre techno, electronica et disco. Etudiant en audiovisuel, il est forcément sensible à l’association du son et de l’image, et au travail de compositeurs de BO tels que François de Roubaix, Georges Delerue, ainsi que plus récemment Para One. En témoignent ses deux derniers ep, Neptune et le plus sombre Nyrmal, composé à la suite d’un voyage initiatique à NYC. François Giesberger travaille actuellement sur un nouveau disque qui devrait sortir début 2016. Abigaïl Aïnouz



concert le 6 décembre aux Transmusicales de Rennes en écoute sur soundcloud.com/francoisler

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

Deerhunter Fading Frontier 4AD/Beggars/Wagram Groupe sacré de l’indie-rock US, Deerhunter se débarrasse de ses tics et s’extrait du noir pour publier son album le plus pop, le plus lumineux et le plus abouti. Merveille. e ce côté de l’Atlantique, il est près de cette obscurité, Cox a su tirer une sacrée d’une heure du matin. Avec épiphanie. Car, sans tout à fait tourner un gros “ouf !” de soulagement, le dos à la bizarrerie, Fading Frontier on raccroche le téléphone. est peut-être le plus lumineux, le plus pop, Et, vengeance instinctive mais invisible, le plus abouti des albums de Deerhunter. on fait un doigt d’honneur à l’appareil, à Le plus sincère aussi. D’une grande défaut de pouvoir le faire à celui qui en tenait crudité, sans aucun filtre, les textes sans politesse le bout du sans-fil. Car de cette fausse peste disent plus sur en un gros quart d’heure de non-interview son âme et son corps torturés que minable, de boniments à la bêtise crâneuse, n’importe quelle interview. Le plus pur, de sermons atrabilaires à demi-aboyés, enfin, celui où les Américains semblent de “fucking trucs” et de “fucking bidules”, s’être le mieux débarrassé des tics Bradford Cox, leader de Deerhunter, vient de l’indie-rock US qui, parfois, pouvaient de confirmer sa réputation : l’Américain faire sombrer certaines de leurs peut être une infernale tête de lard, merveilles dans la pose conceptuelle. pour ne pas dire un véritable trou du cul. Infusées par l’influence forcément Etrange contraste avec les bienfaits bénéfique de Broadcast et de Stereolab, infinis que distillent les albums tordus les évidents parrains James Cargill de son groupe (Microcastle en 2008 et Tim Gane étant tous deux invités sur ou Halcyon Digest en 2010 en particulier) l’album, l’éclatante introduction All the ou ses chansons solo, sous le nom Same, l’imparable tube funky Snakeskin, d’Atlas Sound. Et, surtout, contraste absolu la perfection mélodique de Breaker, Carrion avec la beauté radieuse de Fading Frontier : ou Duplex Planet, l’ésotérique et magnifique à croire que le garçon, en alchimiste Ad Astra sont des chansons littéralement des états d’âme, transforme sa bile en or merveilleuses. Bradford Cox est peut-être et que la magnificence de ses disques un trou du cul, mais c’est surtout un génie. est proportionnelle à l’acidité Et si son malheur fait notre bonheur, de ses flux neuronaux. c’est moche à dire mais on lui en souhaite Du noir, Cox a dû en broyer quelques encore un peu. Thomas Burgel tonnes avant d’en extraire Fading Frontier. concerts le 9 novembre à Tourcoing, Un accident de la circulation en 2014 a, le 10 à Reims, le 11 à Nîmes pendant des mois, cloué son corps deerhuntermusic.com hors normes au lit et plongé ses humeurs retrouvez l’entretien sur dans une dépression profonde mais,

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Nova Heart

Ghost

Nova Heart

Meliora Spinefarm Records/Universal

Fake Media Music/Caroline

Le premier album de trois Chinoises à la conquête du monde. Présentées à l’Europe comme les “Riot grrrls” de Pékin”, les trois filles de Nova Heart symbolisent à elles seules le renouveau de la scène chinoise. Alors, évidemment, dans leur premier album, elles chantent en anglais et font de la pop ce grand langage international (universel ?) qui séduira là-bas autant qu’ici. Un peu disco, un peu kraut, un peu new-wave : il y a tout ce qu’il faut pour agiter les nuques sans craindre un quelconque choc des civilisations. Maxime de Abreu nova-heart.com

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Les goules anonymes de Ghost couchent leurs litanies sataniques sur des formats hard-pop. l arrive que le metal enfante des groupes hors norme, qui débordent les figures imposées avant de mettre tout le monde d’accord. Comme un effet “fraîcheur de vivre” assumé jadis par Sepultura, Faith No More, Rammstein ou Mastodon. Et aujourd’hui par Ghost, qui n’en finit plus de grimper dans les charts avec Meliora. Ce troisième album en cinq ans, hybride de hard-pop entre Abba et Blue Oyster Cult se révèle finement troussé. Presque autant que les codes visuels de ces Suédois. Soit cinq goules cachées sous un masque vénitien autour du chanteur Papa Emeritus III. Cet antipape en chasuble noire et pallium orné de croix inversées, au corpse paint repoussant sous sa mitre, est l’acmé visuel de Ghost. Mais on lui sait gré de ne pas se sentir obligé de growler comme verrat qu’on égorge. Car – secret de son succès ? – Ghost est musicalement à rebours du metal 2015, les guitares

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tintinnabulant plus qu’elles ne débitent du riff ! Et entre orgues et chœurs, leur musique plaira au rookie alléché par l’image grand-guignolesque comme au quadra fan de classic-rock. Gare toutefois au côté dragée au poivre, puisque sous les mélodies accrocheuses se nichent des textes jonglant avec l’occulte cher à Belzébuth, tout en prônant la liberté de penser… heu, chère à Florent Pagny. Guillaume B. Decherf concerts le 24 novembre à Lyon, le 1er décembre à Toulouse, le 2 à Clermont-Ferrand, le 7 à Paris (Cigale) ghost-official.com

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Youth Lagoon Savage Hills Ballroom Trevor Powers muscle sa pop de rêve sombre. Si elle perd en intimisme, elle gagne une ampleur parfois magnifique. Dans notre esprit, depuis ses sublimes The Year of Hibernation (2011) puis Wondrous Bughouse (2013), Trevor Powers constituait un stéréotype parfait : un rêveur extramondain, le songwriter reclus dans une chambre qui, entre quatre murs noircis par l’anxiété adolescente, développait des trésors de pop multicolore, psychédélique, brillante d’inventivité songeuse et déchirante de sincérité. Le jeune Américain, notamment parce qu’il a gagné quelques muscles sur scène, a décidé sur son troisième album de faire exploser les idées reçues : ses angoisses, visions et idées, c’est dans la pleine lumière, avec force et parfois avec rage, qu’il les présente désormais au monde. Et ce que ses compositions peuvent parfois, sur Savage Hills Ballroom, perdre en bizarrerie, en intimisme, en délicatesse, elles le gagnent en ampleur et en rutilance, parfois saisissantes de beauté. Trevor Powers reste un songwriter surdoué, et Officer Telephone, Highway Patrol Stun Gun, The Knower, Rotten Human, Kerry ou Doll’s Estate sont de grandes chansons.

Jimi Tenor

Fat Possum/Pias

Nicole Willis & The Soul Investigators Happiness in Every Style Timmion Records/Differ-ant

Thomas Burgel

Troisième album et toujours autant de classe pour ces amoureux de la soul à l’ancienne. epuis 2005 et la sortie de leur première collaboration (l’excellent Keep Reachin’ up), la chanteuse américaine Nicole Willis et son groupe de musiciens finlandais se sont faits les champions d’un revival soul de qualité aux côtés d’Amy Winehouse, Sharon Jones ou autres Raphael Saadiq. Jusqu’à s’attirer les faveurs d’un supporter de choix en la personne de Barack Obama, admirateur déclaré de leur premier opus, qui avait choisi d’inclure Keep Reachin’ up dans sa playlist Spotify lors de la campagne présidentielle de 2012. Ayant fait ses preuves, la formule reste inchangée sur ce troisième album : une bonne dose de soul venue de Philadelphie, une autre empruntée à Motor City, quelques élans funk (Let’s Communicate) et la voix de Nicole Willis, entre caresses réconfortantes (Thief in the Night) et déclarations d’amour à tue-tête (One in a Million, très entraînant). Plus ensoleillé que le précédent Tortured Soul (2013), Happiness in Every Style a des arrangements chaleureux où des cuivres enjoués répondent tantôt à une sémillante guitare, tantôt à un orgue chaloupé (Where Are You Now) ou à une flûte espiègle (les instrumentaux Bad Vibrations et Vulture’s Prayer). En bonus, Hot Sauce, sexy, prouve que Nicole Willis et son groupe savent aussi faire monter la température… Alexis Hache

savagehillsballroom.com

msnicolewillis.com

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dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

avec The Soft Moon, Son Lux, Flavien Berger, Ibeyi, Albert Hammond Jr., Lou Doillon…

Albert Hammond Jr. 13/11 Nantes Algiers 13/11 Reims, 17/11 Lyon Ash 1/12 Paris, Petit Bain Bantam Lyons 14/11 Paris, Espace B, 26/11 Nantes Bebop Festival du 4 au 14/11 au Mans, avec The Shoes, Jeanne Added, Thylacine, Shake Shake Go, Arthur H… Benjamin Clementine 4/11 Paris, Olympia, 17/12 Genève Black XS Festival du 28 au 29/11 à Paris, Trianon, avec Camélia Jordana, Pony Pony Run Run, Shake Shake Go, Nach, Hanni El Khatib… Deerhunter 9/11 Tourcoing 10/11 Reims 11/11 Nîmes Dominique A 5/11 Biarritz, 6/11 Saint Médard-enJalles, 26/11 Metz, 27/11 Lens Feu ! Chatterton 14/11 Saint-Lô, 22/11 La Rochelle, 28/11 Sannois Flavien Berger 6/11 Gennevilliers, 7/11 Metz, 13/11 Lorient, 21/11 La Rochelle Hot Chip 18/11 Paris, Casino de Paris, 19/11 Reims Festival Les IndisciplinéEs du 7 au 15/11 à Lorient,

Festival les inRocKs Philips du 10 au 17/11 à Paris, avec Algiers, Fat White Family, Flo Morrissey, Son Lux, Flavien Berger, Alabama Shakes, John Grant, Odezenne, Lapsley, Wolf Alice, The Districts, Max Jury, Formation, Ghost Culture, Bo Ningen, Last Train… Hyphen Hyphen 5/11 Orléans 13/11 Savignyle-Temple 20/11 Sannois 28/11 BourgoinJallieu Ibeyi 13/11 Lorient, 18/11 Toulouse,

19/11 Nîmes, 20/11 Villefranchesur-Saône Jain 3/11 Bordeaux, 4/11 Nantes, 5/11 Orléans, 26/11 ChâtenayMalabry José Gonzales 16/11 Paris, Trianon Kadavar 5/11 Strasbourg, 17/11 Paris, Trabendo

sélection Inrocks/Fnac The Soft Moon à La Rochesur-Yon Post-punk, toujours incisif et déroutant, The Soft Moon déroule une musique à la limite de l’explosion sensorielle. En live ce vendredi.

Kid Wise 7/11 SaintRaphael, 16/11 Lille Last Train 26/11 Nancy Lou Doillon 14/11 Lille, 18/11 Biarritz, 20/11 Nantes, 28/11 Villeurbanne Mansfield.TYA 5/11 Brest, 6/11 Rennes, 7/11 Laval, 13/11 Paris, Café de la Danse, 19/11 La Rochesur-Yon, 20/11 SaintNazaire, 27/11 Lyon, 28/11 Massy Multiple Tap le 17/11 à Paris, Gaîté Lyrique, avec Yousuke Fuyama, Akiko Nakayama, Ko Ishikawa… New Order 4/11 Paris, Casino de Paris

sélection Inrocks/Fnac Apparat à la Gaîté Lyrique (Paris) Pionnier de la scène berlinoise et vétéran de l’IDM, Sascha Ring a toujours décelé à travers l’expérimentation une voie à embrasser. Tantôt en solo, tantôt avec Modeselektor (Moderat), il se voit pourtant boudé par les médias spécialisés qui mettent en cause ses œuvres toujours plus larmoyantes. Amoureux de musique de film, Apparat montera sur scène ce vendredi pour le Live Soundtrack Tour à la Gaîté Lyrique. Perez 14/11 Istres, 19/11 Tourcoing, 21/11 Villefranchesur-Saône Radio Elvis 3/11 Nantes, 7/11 Aiffres, 12/11 Cholet, 14/11 Cebazat, 19/11 Villefranchesur-Saône, 21/11 Bergerac Salut C’est Cool 5/11 Nancy 7/11 Oignies 10/11 Saint-

Nazaire, 14/11 Avignon 20/11 Lyon, les 27 et 28/11 Paris, Cabaret Sauvage Sarah McCoy 11/11 Paris, Café de la Danse The Shoes 18/11 Paris, Olympia, 20/11 Lille We Are Scientists 1/12 Paris, Petit Bain

aftershow

!!! le 26 octobre à Paris (Machine du Moulin Rouge) Une seule lettre sépare punk de funk : les Californiens de !!! l’ont bien compris dès leurs débuts, avec une force de frappe qui les a propulsés depuis longtemps parmi les meilleurs groupes de scène. En jouant une bonne moitié d’As If, ils réhabilitent haut la main ce nouvel album, moins immédiatement captivant que le précédent. Minishort serré et bouclettes indomptables, Nic Offer, leur chanteur et performeur, incarne à lui seul l’esprit frénétique du groupe. On note qu’il a ajouté plusieurs mouvements à ses chorégraphies aussi fantaisistes que fougueuses. A plusieurs reprises, il descend dans la fosse pour se trémousser avec le public, désinhibé par ces rythmiques diaboliques (dont Must be the Moon et sa ligne de basse contagieuse). En guise de premier rappel, I Feel so Free (Citation Needed) décortique la mécanique de !!! : une intro calme, trompeuse, à laquelle viennent s’ajouter la batterie et un riff chaloupé. Impossible de résister à cette montée en puissance, renforcée par les gigotements de Nic Offer, improbable arme de séduction massive. Le deuxième rappel, Yadnus, conclut cette soirée à la Machine en compagnie d’une machine à danser invincible. Noémie Lecoq 4.11.2015 les inrockuptibles 87

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Bob Adelman/Corbis/Editions de l’Olivier

Raymond Carver en 1984

le prix à payer Comment devient-on Raymond Carver ? Une biographie impressionnante fouille la genèse d’un des mythes de la littérature américaine, pendant qu’un recueil de poésie restitue ses souvenirs.

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u petit matin, une guimbarde cahote sur une route du Midwest, une roue à plat. Le moteur tourne encore quand un sexagénaire en veste en tweed et pantalon de flanelle en jaillit, puis trotte vers l’un des rares magasins dans lesquels la vente d’alcool est ici légale. Quand le conducteur – un grand bonhomme à dégaine de cow-boy – y pénètre à son tour, l’élégant est déjà à la caisse, une bouteille de deux litres de scotch sous le bras. A l’automne 1973, John Cheever et Raymond Carver sont inséparables : unis par un amour commun de la boisson et d’une forme littéraire dans laquelle le premier excelle, et dont le second va, quelques années plus tard, faire exploser les chiffres de ventes, les deux plus grands auteurs de nouvelles

d’Amérique jouent les poivrots sur le campus de l’université d’Iowa City. Après ses visites aux Alcooliques anonymes – à partir de juin 1977, il remplace le whisky par les cigarettes, la marijuana, le Coca-Cola et des kilos de chocolat –, Carver baptisera Bad Ray l’homme qu’il fut au début des années 70. Plus clairvoyants, ses amis écrivains l’avaient depuis longtemps surnommé Running Dog, “le chien fuyant”. Et fuir, l’auteur de Tais-toi, je t’en prie s’y sera longtemps employé : avec la publication simultanée d’une biographie impressionnante de méticulosité, signée par Carol Sklenicka, et d’un livre regroupant trois recueils de poèmes (Où l’eau s’unit avec l’eau, 1985, La Vitesse foudroyante du passé, 1986 et Jusqu’à la cascade, ouvrage posthume paru en 1989),

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on découvre un Carver habitué de la grivèlerie, des chèques en bois et de la violence conjugale. Même riche, sobre et fêté par l’establishment littéraire, le Carver des années 80 sera encore poursuivi par son passé : plus révélateurs encore que la masse de témoignages recueillis par Sklenicka, les poèmes sont l’œuvre d’un homme que ses souvenirs transpercent “comme un épieu”. Le drame de Raymond Carver est celui d’un écrivain vampire qui, pour réussir son œuvre, aura dû foirer sa vie et foutre en l’air celle de ses proches, puis tirer de cette succession de désastres la substance de nouvelles immortelles. L’histoire commence comme une romance en col bleu. Dans un magasin de doughnuts d’Union Gap, Etat de Washington, un fils d’ouvrier épris de littérature tape dans l’œil d’une jolie vendeuse. Il a 17 ans, elle en aura bientôt 15, en juin 1957 ils se marient et ont coup sur coup deux enfants. Amour et vocation se renforcent l’un l’autre : convaincue du génie de son époux, Maryann Carver fait tout pour lui permettre d’écrire, enchaînant les boulots – serveuse, professeur de lycée, vendeuse d’encyclopédies – et relisant d’un œil vigilant ses textes. A la bluette succède pourtant le blues : au terme de deux décennies d’emplois précaires, de déménagements incessants, de loyers impayés, de cuites, d’adultères et de faux-fuyants, le couple s’effrite. Mais tandis que l’état de santé de Carver se détériore, son étoile littéraire monte. En recensant la kyrielle de revues auxquelles il envoie ses textes et en suivant à la trace ses séjours dans les universités de Californie, de l’Iowa, du Texas et de l’Etat de New York où il est chargé d’animer des cours d’écriture créative, Sklenicka éclaire tout un pan de la vie littéraire des années 70, avec ses réseaux d’écrivains fêtards – on croise ici Charles Bukowski, John Gardner, James Crumley et Richard Ford – et son système de cooptation. Avec ses compromis aussi : quand Carver accepte en 1980 de laisser publier sous le titre de Parlez-moi d’amour un recueil de nouvelles dans lequel il ne se reconnaît pas, le “minimalisme” auquel il devra sa renommée porte en fait la marque du conseiller éditorial des éditions Knopf, Gordon Lish. En taillant dans les textes – dont le volume est réduit de moitié –, Lish, qui a découvert Carver dès 1967, instille angoisse et étrangeté dans ses tragédies blue collar, faisant de l’économie narrative une arme d’envoûtement massif. Le procédé fait école : durant près de trente ans – il faudra attendre 2009 pour que paraisse Beginners, version originale

un écrivain vampire qui, pour réussir son œuvre, aura dû foirer sa vie et foutre en l’air celle de ses proches de Parlez-moi d’amour –, les ellipses du “Tchekhov américain” susciteront émulation et imitations. Si le legs littéraire de Carver est pour l’essentiel constitué de nouvelles longuement retravaillées, ses poèmes dévoilent une écriture plus spontanée. Séparé de Maryann, l’écrivain trouve au début des années 80 un domicile (presque) fixe à Port Angeles, dans la région de Seattle. Au bord du Pacifique, l’inspiration lui vient, fluide et facile. En dépit d’odes à la pêche à la ligne et de célébrations appuyées du bonheur présent – Carver partage alors sa vie avec la poétesse Tess Gallagher –, les irruptions du passé témoignent du peu de poids que pèsent dans les vies américaines les seconds actes : rattrapé par ses peurs d’enfant (“Personne, à l’époque, ne pouvait m’aimer/ moi le gamin le plus gros du quartier”), par sa culpabilité de père (sa fille Christine boit et vit avec un biker brutal, ce qui lui vaut de porter des lunettes noires “dans la cuisine à dix heures/du matin”) et par la nostalgie des folles années Maryann (“En ce temps-là ils vivaient selon leur volonté/décidés à être invincibles. /Rien ne pouvait les arrêter. Rien/pendant très très longtemps…”), c’est à l’heure des souvenirs que le poète se fait lyrique. A l’heure des hantises aussi : omniprésente dans ses poèmes, la mort rattrape Carver en août 1988, deux mois après son cinquantième anniversaire et six semaines après son second mariage, célébré à Reno. Au lendemain de la cérémonie nuptiale – intime –, Tess Gallagher fonce jouer à la roulette dans un casino, d’où elle ressort des dollars plein les poches. Des dollars, elle continuera d’en accumuler en veillant – avocats à l’appui – à ce que les enfants de Carver ne voient jamais la couleur des droits d’auteur générés par l’œuvre de leur père. Bruno Juffin Raymond Carver – Une vie d’écrivain de Carol Sklenicka (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, 800 pages, 25 € Poésie de Raymond Carver (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses, 432 pages, 24 € 4.11.2015 les inrockuptibles 89

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Samuel Masury/Library of Congress

Frances L. Clalin, comme Constance dans le roman de Laird Hunt, s’est travestie pour partir combattre lors de la guerre de Sécession

l’art d’être Constance L’Américain Laird Hunt plonge dans le passé de son pays et donne voix à une soldate inconnue. Un très beau roman, résolument féministe.

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’étais forte, lui pas, ce fut donc moi qui partis au combat pour défendre la République.” Depuis sa ferme de l’Indiana, une femme âgée nous raconte sa guerre de Sécession, quand, toute jeune, elle se fit passer pour un homme afin de prendre l’uniforme, et devint le meilleur tireur d’élite de son régiment. En se glissant dans le personnage de Constance, le romancier américain Laird Hunt signe un livre chargé d’émotion, classique par sa phrase et cependant moderne par les questions qu’il aborde, et par sa structure elliptique, qui s’affranchit

de la chronologie. L’histoire que Constance nous raconte est pleine de larmes et de sang, car pour survivre elle devra s’affranchir de la brutalité des hommes. On s’attache vite à cette narratrice déterminée, aguerrie d’obscures épreuves anciennes qu’elle dévoile peu à peu. Sur le champ de bataille, elle vit dans la peur d’être découverte, mais sa position décalée lui permet d’observer avec acuité les rituels virils et d’apprécier ce que sa nouvelle identité masculine lui apporte. Au milieu des charniers et des combats qui s’intensifient, Constance pense chaque jour à son amour qui l’attend dans l’Indiana,

3 questions à Laird Hunt Des femmes se sont-elles engagées pendant la guerre de Sécession ? Oui, par patriotisme ou pour des questions d’argent, on estime qu’il y en eut environ cinq cents, dont on ne sait pas grand-chose. On a retrouvé des lettres, deux d’entre elles ont publié leurs mémoires, c’est à peu près tout. Ces vies de femmes, comme effacées de l’histoire, me touchent. Pourquoi raconter à la première personne ? C’est une contrainte, comme dans l’Oulipo.

J’étais quelqu’un de différent, cela m’a donné beaucoup de liberté tout en me rapprochant du personnage, elle raconte comme si je n’étais pas là. Vous avez étudié à Paris. Cela a-t-il une incidence sur votre travail ? C’est à la Sorbonne que j’ai découvert Giono, et on peut lier la dimension rurale de mon roman à ses évocations de paysages. Et Flaubert, qui a dit “Madame Bovary, c’est moi”, m’a donné du courage pour écrire ce livre.

son homme qui était trop faible et trop mauvais tireur pour partir à la guerre et qu’elle a voulu protéger envers et contre tous. Vient le moment où elle est démobilisée : telle un Ulysse au féminin, elle s’engage alors dans un long périple plein de méandres, semé d’embûches comme de moments de grâce, et traverse à pied son immense pays pour retrouver sa maison et son époux. Genre, sexualité, identité, ségrégation raciale, injustice sociale, violence et religion : des questions encore étonnamment d’actualité traversent ce livre. Si, dans Les Bonnes Gens (2014), Laird Hunt abordait le thème de l’esclavage, il cherche ici à saisir, parmi les dissensions qui agitent les Etats-Unis aujourd’hui, ce qui était déjà en germe lors de la construction du pays. On aurait pourtant tort de réduire ce livre à une problématique strictement américaine. En se glissant dans la peau de Constance, Hunt réussit à approcher l’éternelle étrangeté qu’il y a à être une fille dans un monde conçu pour les hommes, et signe un roman salutairement féministe. Sylvie Tanette Neverhome (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut, 272 pages, 22 €

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éprise de vues A travers le destin d’une téméraire photographe anglaise, William Boyd compose une fresque des événements les plus marquants du XXe siècle. oute vocation de la photo – Lee Miller, appareil dans la fange artistique naît-elle Vivian Maier, Diane Arbus… la plus nauséabonde et la d’un traumatisme ? Une forme biographique plus décadente”), cette forte Ce n’est pas William originale, qui a valeur tête animée par sa passion Boyd qui dira le contraire. d’hommage, et révèle est alors aspirée par la Les Vies multiples d’Amory aussi la censure dont furent grande histoire, les défilés Clay débute en fanfare : la cible ces héroïnes fascistes (où elle se fait un écrivain se jette du genre – attaquées autant tabasser), la Libération, en voiture dans un lac, pour leurs sujets que pour le guerre du Vietnam… entraînant sa fille Amory leur statut de femme. Boyd réussit une fresque dans sa tentative de suicide. Dépositaire d’un Kodak de facture conventionnelle L’adolescente s’en sort, Brownie à 7 ans – cadeau mais fine et incarnée, grâce mais fait une dépression d’un oncle excentrique au caractère impétueux nerveuse, et son géniteur homosexuel –, Amory Clay de son héroïne qui promène finit dans un asile. L’ombre parcourt le monde et fait son objectif sur tous de cet épisode plane sur la feu de tout bois, se faisant les hot spots du XXe siècle. suite des aventures d’Amory remarquer pour ses clichés Aventurière et amante, elle photographie Clay, célèbre photographe interlopes, ses photos un homme tendrement anglaise, donnant son relief de mode ou ses reportages aimé, le cadavre d’un à ce beau portrait d’artiste. de guerre. Assistante soldat allemand, des GI Après avoir ressuscité de son oncle dans les bals au Vietnam. Toutes James Bond avec succès mondains, elle découvre ces photos égrènent le (Solo en 2014), William Boyd les bordels berlinois texte, concourant à rendre donne vie à une héroïne et, à New York, s’invente sa lecture trépidante inventée : un être fictif photographe de mode. et son héroïne théâtrale composé à partir des Jugée pour “obscénité” et attachante. Seules biographies de pionnières (“Miss Clay plonge son

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Trevor Leighton

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ses mises en scène de la cruauté, à laquelle le pouvoir photographique confère grâce et fixité, conjurent les vieilles douleurs. Emily Barnett Les Vies multiples d’Amory Clay (Seuil), traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, 528 pages, 22,50 €

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True Blood/HBO

vampire ultra Brite A l’heure où Twilight célèbre sa première décennie de mièvrerie érotico-réac, Le Corps exquis de Poppy Z. Brite est réédité : un roman fulgurant qui a réactivé la vraie dimension subversive du tueur buveur de sang. ans un manoir lugubre doute pour sa relecture si crue des années des eighties et dont Poppy Z. Brite a été de La Nouvelle-Orléans, un jeune sida, le texte est judicieusement réédité l’une des figures les plus bouillonnantes. garçon aux membres imberbes aujourd’hui, manière d’interroger à nouveau Biberonnés au folklore vaudou, aux légendes et aux muscles élastiques est attaché la figure du vampire, reléguée au rang gothiques et autres rites horrifiques, à une table métallique. Au-dessus de son de héros de romances guimauves par une les membres du splatterpunk conjuguent corps écartelé, deux hommes s’affairent. décennie de littérature à la sauce cryptole patrimoine fantastique au nihilisme Tandis que le premier lui lutine le sphincter mormone. agressif de la mouvance punk. de son érection, le second entaille Si les meurtriers de ce Corps exquis ne En convoquant le mythe de celle ses entrailles d’une lame effilée. Dans un sont pas à proprement parler des vampires, que l’on surnomma l’ogresse des Carpates, climax de fluides et de douleur, le violeur Poppy Z. Brite les affuble pourtant de leurs Elisabeth Báthory, autant que celui jouit en grognant tandis que le tueur mord attributs légendaires : frénésie carnivore, du comte Dracula ; en invoquant les à pleines dents les organes de l’adolescent. cruauté sadique, charme magnétique. sociopathes de papier de Bret Easton Ellis Puis, les deux hommes s’embrassent En refusant d’inscrire son roman dans le ou d’Hubert Selby Jr., autant que les fougueusement, les lèvres empourprées genre fantastique, tout en s’en réappropriant tueurs bien réels Jack l’Eventreur ou de sang, s’échangeant les chairs arrachées les codes, la romancière réactive Jeffrey Dahmer (surnommé le cannibale à coups de langues excitées. cependant le mythe du vampire en créature de Milwaukee), Poppy Z. Brite convoque Passage inédit d’une variation queer subversive, en héros dissident et en les monstres au procès d’une humanité et trash de Twilight ? Non. Script censuré lanceur d’alerte. Ames damnées de ces coupable, férocement coupable. Léonard Billot de la dernière saison de True Blood ? années 80 ravagées par l’épidémie Non plus. Cette scène infernale – mais du sida, ils témoignent d’un monde malade Le Corps exquis (Au Diable pas si troublante tant elle est gorgée et semblent aux antipodes des amants Vauvert), traduit de l’anglais de l’esthétique fantastique qui fait fureur (et hétéronormés, conservateurs et gnan-gnan (Etats-Unis) par Jean-Daniel recette) depuis près de dix ans – est de la saga Twilight de Stephenie Meyer. Brèque, 352 pages, 20 € extraite du Corps exquis, troisième roman A la barbarie humaine, répondre par de l’Américaine Poppy Z. Brite. Publié la sauvagerie littéraire et le mauvais genre : une première fois en 1996 sous les huées c’est le pacte fictionnel du mouvement des ligues familiales et religieuses, sans splatterpunk, créé aux heures sombres

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la 4e dimension David Duchovny romancier intégrale Bret Easton Ellis Pendant que l’auteur d’American Psycho se consacre à son compte Twitter et à ses podcasts, Robert Laffont réunit l’ensemble de ses romans en deux volumes dans la collection Bouquins. Sortie début février.

L’acteur-phare d’X-Files et de Californication signe son premier roman : Oh la vache ! (Grasset). L’histoire d’une vache, Elsie Bovary, qui tente de s’évader d’un abattoir avec ses amis, un dindon et un cochon. La vérité est ailleurs ? Sortie début janvier.

Simon Liberati en Californie Le prochain roman de Simon Liberati, qui devrait s’intituler California Girls (Grasset), tournera autour du meurtre de Sharon Tate sous la forme d’une enquête sur les membres de la famille Manson. Sortie non déterminée.

en novembre, on fête les morts Avec des correspondances en pagaille : celles d’Artaud, de Beckett, de Paul Celan et René Char. Mais aussi avec Journaux de bord (1947-1954) de Jack Kerouac chez Gallimard. Parution le 5 novembre.

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Benoît Vidal Pauline à Paris Editions Flblb, 144 pages, 20 €

la vie est un roman graphique Dans six histoires courtes, Adrian Tomine dessine un portrait silencieux et mouvant de petites existences contemporaines.

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epuis ses débuts en 1991, Adrian Tomine explore avec une grande subtilité les existences banales de jeunes gens aux relations sociales compliquées. Dans ce recueil de six histoires courtes, ce fin observateur de la société contemporaine met en scène des gens ordinaires installés dans l’âge adulte, mais toujours aussi perplexes devant les méandres de la vie. Dans “Hortisculpture”, un jardinier crée une nouvelle forme d’art à partir de végétaux mais est totalement incompris et rejeté. “Amber Sweet” met en scène une jeune femme qui voit sa vie compliquée parce qu’elle est le sosie d’une star du porno. Dans “Allez les Owls !”, deux paumés immatures s’engagent dans une relation bancale et qui ne finit pas du tout comme on pourrait s’y attendre. Dans le très elliptique “Traduit du japonais”, une jeune Japonaise rentre avec son enfant en Californie où habite son (ex ?) mari. “Tuer et mourir”, probablement l’histoire la plus déchirante que Tomine ait jamais écrite, met en scène une jeune fille bègue qui veut faire du stand-up, sous les regards enthousiaste de sa mère et sceptique de son père. Enfin, dans “Les Intrus”, un soldat s’introduit chaque jour dans son ancien appartement et les choses tournent mal. Quelle que soit la gravité des sujets, ici rien n’est jamais appuyé, tout est suggéré,

caché dans le dessin d’une précision à la Chris Ware. Le passage du temps, en particulier, est remarquablement signifié, par des petits détails comme un changement de coupe de cheveux, l’apparition d’une ride sur le front. Sa mise en page, extrêmement étudiée, emmène dans des directions inattendues. Ainsi, dans “Hortisculpture”, la forme du récit – un strip – laisse penser que l’histoire va être humoristique, alors que l’on assiste à un petit drame humain. Dans “Tuer et mourir”, la véritable tragédie se joue en filigrane, derrière les cases rigides d’un strict gaufrier. Adrian Tomine est toujours concis, son trait comme ses textes, tout en économie, n’ont jamais rien de superflu. Ses récits ne sont pourtant jamais austères. La personnalité complexe de ses protagonistes, la façon toujours inattendue dont se terminent les histoires – on ne peut pas toujours parler de chute, parfois il s’agit juste d’une parenthèse qui se referme, ou d’une fin ouverte – témoignent de sa grande empathie, et de son sens doux-amer de la poésie. Avec sa lucidité terrible qui le rapproche du maître Yoshihiro Tatsumi – à qui il dédie un récit –, le très abouti Intrus montre un Adrian Tomine au sommet de son art. Anne-Claire Norot

Un roman-photo pour évoquer l’histoire d’une bonne au début du XXe siècle. A la croisée du cinéma et de la BD, le roman-photo souffre de son image niaise donnée par les magazines à l’eau de rose qui ont fait ses beaux jours. Pourtant un roman-photo peut se révéler passionnant et riche de sens, comme en témoigne ce Pauline à Paris. L’auteur, Benoît Vidal, y retrace à l’aide de photos prises par lui-même mais aussi de documents d’époque (illustrations, cartes postales…), une histoire qu’il tient de sa grand-mère Joséphine. Cette histoire est celle de Pauline, petite bonne à Paris au tout début du XXe siècle, séduite, délaissée, recueillie par un protecteur plus âgé. Benoît Vidal, retranscrivant la parole de Joséphine qui a connu le couple quand elle était enfant, finit toutefois par douter de la véracité de certains faits. Il entreprend des recherches de son côté, au résultat surprenant. Bien écrit, sensible, à la fois chronique familiale, tranche d’histoire de France et hommage à la littérature classique et populaire, de Victor Hugo à Eugène Sue, ce récit pose d’intelligentes questions sur la transmission, la mémoire et le souvenir, la vérité et la légende. Et lie formidablement les vies de ces deux femmes, aux parcours si banals et pourtant si poignants. A.-C. N.

Les Intrus (Cornélius), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Moreau, 120 pages, 23,50 € 4.11.2015 les inrockuptibles 93

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leur nom est personne S’inspirant des séries américaines, Cyril Teste exalte la sensualité du théâtre de l’Allemand Falk Richter et relaie sa dénonciation des pratiques qui font du salarié une simple variable d’ajustement.

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ffet aquarium garanti… Nobody de Cyril Teste se déroule derrière de larges baies vitrées se déployant sur la longueur du plateau. Avec cette invitation à nous faire passer une soirée en apnée, le metteur en scène focalise notre attention sur l’observation dans ce bocal d’un banc de bébés requins s’initiant à l’apprentissage des règles propres à l’évaluation des individus dans le cadre d’une entreprise de consulting international. Auteur d’un théâtre se réclamant du politique, le dramaturge allemand

Falk Richter décrypte les mécanismes du système capitaliste en s’immergeant dans la vie des humains rompus à l’exercice de courber le dos à son service. Sélectionnant plusieurs de ses pièces (Sous la glace, Electronic City, Le Système et Ivresse), Cyril Teste puise dans ces textes pour extraire le scénario original de Nobody à la manière d’un cut-up, en offrant à nos regards la salle de réunion et l’open space où ce petit monde s’entredéchire…

Le dispositif de cette performance filmée en direct nous livre en simultané les vues larges du théâtre comme celles d’un paysage en vase clos à contempler et les plans serrés de la vidéo pour suivre les intrigues de couloir et les amours inévitables qui agitent les eaux troubles de ce phalanstère dévoyé à la cause des actionnaires de la finance mondialisée. Il convient alors de se reporter à l’écran surplombant le plateau pour que notre attention soit attirée sur le feutré d’une prise de bec, la perversité d’une humiliation ou le dérapage d’un débordement hormonal. L’esthétique maîtrisée de ce portrait de groupe à focale variable justifie le soin apporté au choix glamour des costumes des garçons, à celui du sexy exempt d’ostentation des robes des filles. Un souci du détail qui va jusqu’à cadrer

un phalanstère dévoyé à la cause des actionnaires de la finance mondialisée

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l’image manquante La création de Moses und Aron de Schönberg, dirigée par Philippe Jordan et mise en scène par Romeo Castellucci, fascine par sa puissance musicale et visuelle. out nous fait signe. L’image, qui emprunte au regard sa perception du réel. Le langage, qui sous sa forme écrite rend lisible le mouvement de la pensée. De cette tension entre ces deux formes signifiantes où s’origine l’élan créateur, Romeo Castellucci a conçu le décor et la mise en scène de Moses und Aron, œuvre inachevée d’Arnold Schönberg disparue des productions d’opéra françaises depuis quarante ans. Quel choc pour le public d’entendre, magistralement dirigé par Philippe Jordan, ce joyau de musique dodécaphonique où la rigueur de la composition charrie tant d’échos de musiques du passé. “Pour moi, constate le chef d’orchestre, Schönberg est à la fois un impressionniste et un expressionniste et non un compositeur analytique, froid. Cela se révèle dans son formidable sens des contrastes et des dynamiques.” A Dieu qui se révèle à lui dans le buisson ardent et lui demande d’être Son prophète auprès du peuple juif, Moïse répond qu’il lui manque le don de la parole. Il devra donc s’allier avec son frère Aron, fin rhéteur et faiseur de miracles, pour convaincre le peuple d’Israël d’abandonner l’idolâtrie. Le chœur qui l’interprète occupe une place centrale et la maîtrise de la complexité dodécaphonique aura nécessité un an de travail de répétition. Une précision et une perfection musicale qui s’accordent à celles de la mise en scène de Romeo Castellucci. Au commencement était le blanc, indistinct, aveuglant : le désert du langage, l’éblouissement de la révélation divine, l’interdit de l’image, les contours tremblants produits par la chaleur forment le premier tableau d’où surgissent Moïse, puis Aron. Comme un mirage, le peuple d’Israël assiste aux miracles d’Aron auxquels Romeo Castellucci donne l’apparence d’une technologie de pointe qui balaie des millénaires de progrès pour mettre sur le même plan l’humaine fascination face à ce qui déjoue sa compréhension. Et puis il y a la plongée dans les tréfonds de l’idolâtrie et le magnétisme, la force brute du taureau qui incarne le Veau d’or et marche avec lenteur au milieu des chanteurs. Alors se produit un autre miracle : l’œil écoute, l’oreille voit et, de cette expérience, on sort émerveillé.

Simon Gosselin



la manière de nouer une cravate ou celle d’arborer un rouge à lèvres assassin. Dignes de la réécriture d’une œuvre de Kafka par les plumes expertes des scénaristes de la chaîne HBO, les vies sans but de ces rouages humains pour qui le glas du burn-out sonne dès la trentaine inquiètent autant qu’elles fascinent. La mise en lumière du caractère générationnel de cet asservissement est un des points forts de cette performance brillamment incarnée par un collectif d’acteurs ayant entre 25 et 30 ans. On rend grâce à leur talent, à leur aptitude à condenser tant de cauchemars individuels. A la manière d’un frisson glacé parcourant l’échine, le signal d’alerte de cet électrochoc soft restera pour longtemps en nos mémoires. Patrick Sourd Nobody d’après Falk Richter, mise en scène Cyril Teste/ Collectif MxM, avec le collectif d’acteurs La Carte blanche, jusqu’au 21 novembre au Monfort Théâtre, Paris XVe, lemonfort.fr. En tournée jusqu’en février 2016

Fabienne Arvers Moses und Aron d’Arnold Schönberg, direction musicale Philippe Jordan, mise en scène Romeo Castellucci, avec Thomas Johannes Mayer, John Graham-Hall, jusqu’au 9 novembre à l’Opéra Bastille, Paris XIIe, operadeparis.fr 4.11.2015 les inrockuptibles 95

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Vidéo HD, couleur, son, 77 min. © Omer Fast

Continuity (Diptych), 2012-2015

Fast and curious Au Jeu de Paume, Omer Fast passe notre monde à la moulinette de la fiction dans de nouvelles formes narratives de l’installation vidéo.

C  Tous les lundis à 8 h 55 sur France Musique, écoutez la chronique de Jean-Max Colard des Inrockuptibles, dans La Matinale culturelle de Vincent Josse de 7 h à 9 h 30

e qui frappe lorsqu’on visite l’exposition d’Omer Fast, ce sont les régimes d’attention qu’elle génère. Pour le dire clairement : le sujet mais aussi les dispositifs mis en œuvre pour chacune des quatre installations vidéo induisent chez le spectateur une panoplie de comportements distincts. Devant l’écran suspendu comme dans un hall d’aéroport, qui retransmet à la manière des chaînes d’information continue l’une des premières vidéos de l’artiste – un collage irrespirable d’extraits de CNN –, le spectateur lambda passera tout au plus quelques minutes. Le nez en l’air, déjà familier de ces reprises en boucle, il comprendra que le stationnement dans ce sas d’entrée n’est pas de mise. Un peu plus loin, plongé dans la pénombre qui appelle pourtant à plus de concentration, son esprit vagabond sautera volontiers d’un écran à l’autre, pour recomposer une image globale qui unifiera les quatre vidéos désormais désolidarisées (quand elles furent autrefois présentées dans un display étagé pour reproduire physiquement la répartition des hommes au sein d’un blindé) d’une installation réalisée à partir d’interviews de quatre ex-membres de l’équipage d’un tank de l’armée israélienne. La faute sans doute à l’éparpillement des écrans dans l’espace, et peut-être à leur format réduit qui rappelle celui des tablettes. A l’inverse, il passera sans doute beaucoup de temps devant les deux projections inédites en France qui occupent le reste de l’exposition. Entre trente et

soixante-dix-sept minutes exactement, pour tenter de résoudre l’énigme de ces films à tiroirs où fiction et réalité se chevauchent. “J’aime imaginer les spectateurs comme des détectives (…) qui ont besoin de prêter attention aux indices, d’établir une chronologie, de trouver des mobiles, de déceler une logique”, analyse Omer Fast dans un entretien publié dans le catalogue de l’exposition. Et de fait, il faut accepter de jouer le jeu : apprivoiser le rythme de ces filmsenquêtes qui flirtent avec le documentaire, la fiction voire la science-fiction, admettre que leur compréhension passera par une construction mentale qui nous fera écarter telle ou telle hypothèse pour resserrer petit à petit les mailles du filet. S’il serait donc de mauvais goût de spoiler l’intrigue de ces deux derniers films, dont la force repose en partie sur l’effet de surprise qu’ils produisent, on peut néanmoins livrer quelques clés de lecture. Dire d’abord que Continuity (Diptych) et 5,000 Feet Is the Best explorent l’un et l’autre la notion de traumatisme entendue au sens lacanien, comme le rappelle l’artiste lui-même, comme “une expérience inassimilable, une rupture de la chaîne signifiante”. C’est le spectacle de cette rupture qu’Omer Fast met en scène ici :

“comme jouer à un jeu vidéo en étant toujours au même niveau” Omer Fast

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chez un couple allemand qui imagine et reproduit en boucle des scénarios de retrouvailles avec son fils disparu en Afghanistan ou chez un ex-pilote de drone souffrant de stress posttraumatique. Dans un cas comme dans l’autre, la narration est extrêmement complexe qui s’appuie sur des formes de reenactment, de jeux de rôle et de fausses interviews. La répétition, comme souvent chez Omer Fast, est l’un des leviers permettant tout à la fois au spectateur de cerner la réalité du sujet, autant qu’à l’intrigue de lentement glisser vers le bizarre. C’est le cas dans le premier film, où la même scène, banale au premier abord, est reproduite trois fois et permet aux “fantômes” de faire leur entrée en scène. La sexualité, le désir, le corps de façon générale sont au cœur de ce film qui ne parle au fond que de l’absence : celle du fils donc, mais aussi celle qui grandit au sein d’un couple uni depuis des années. “L’Afghanistan est comme un fantasme. C’est l’histoire du vide, de l’absence à la maison. Chez un couple middle age qui prend aussi conscience de sa propre réalité : où on ne parle plus, on ne baise plus. Ils sont engagés dans un processus très théâtral, basé sur la répétition, mais ils sont sans public, racontait ainsi Omer Fast rencontré quelques jours avant son vernissage. Ce film pose aussi la question de la position de l’Allemagne en Afghanistan. Si on n’est pas vraiment en guerre, qu’est-ce que c’est ? Et si ce ne sont pas des soldats, qui sont-ils ?” Dans 5,000 Feet Is the Best, le héros a le même problème. Confortablement installé dans son bureau climatisé de Las Vegas d’où il pilote des drones qui opèrent au Pakistan ou en Irak, il doit se justifier : “Les gens se demandent pourquoi je souffre de choc posttraumatique alors que je ne suis pas en zone de guerre.” Plus loin, ce conducteur de drone rencontré dans la vraie vie, mais réincarné ici dans ce faux documentaire basé sur le reenactment, a encore cette formule frappante : “C’est comme jouer à un jeu vidéo qu’on ne pourrait pas éteindre, en étant toujours au même niveau.” “Les conducteurs de drones attendent des heures sans qu’il ne se passe rien, puis en quarante secondes ils doivent être super réactifs et prendre des décisions, confirme Omer Fast. L’usage du drone marque une nouvelle étape dans le fantasme de la technologie. Cela parle aussi de notre désir de superhumains : voir sans être vu, être offensif sans se mettre en danger.” Claire Moulène Le présent continue jusqu’au 24 janvier au Jeu de Paume, Paris VIIIe, jeudepaume.org

reprendre connaissance Le LaM de Villeneuved’Ascq présente une expo encyclopédique. uvrez le grand livre des connaissances et laissez-vous guider. L’expo présentée au LaM s’inscrit dans le cycle “Renaissance” de Lille 3000. Son commissaire, Marc Donnadieu, a pris le mot d’ordre au pied de la lettre en allant chercher du côté de la Renaissance, âge de lumières après les affres du Moyen Age, les leviers de son parcours lumineux. Dans ce gros volume en douze chapitres et près de 130 œuvres, l’invention de l’imprimerie marque évidemment un point d’entrée : l’accès intime à la connaissance. Les découvertes scientifiques et humanistes, les héros et les muses, la reconquête des éléments primaires dans des représentations fécondes, l’apprentissage des mesures du corps constituent, dans une fluidité remarquable, les marqueurs de cette épopée qui prend appui sur des œuvres anciennes, modernes ou contemporaines, issues des collections du LaM ou de prêts. Parmi les trésors de cet accrochage encyclopédique, on croise ainsi la Melencolia de Dürer, Les Trois Grâces de Jean-Luc Moulène, les animaux fantastiques d’Hubert Duprat, les corps démembrés comme étalons de mesure chez Balthasar Burkhard et un fragment de terre pétrie entre les mains de Gabriel Orozco. Le monde à portée de main. Et une expo à portée de tous puisqu’elle peut également se visiter en ligne : la-oucommence-le-jour.fr. C. M.

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Là où commence le jour jusqu’au 10 janvier au LaM, Villeneuve-d’Ascq, musee-lam.fr 4.11.2015 les inrockuptibles 97

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A l’occasion des 60 ans de l’émission, son animateur Jérôme Garcin consigne dans un livre les rituels du Masque et la Plume. Une institution et un lieu de mémoire du paysage radiophonique.

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Roger Picard

derrière le masque

haque dimanche soir, La Fileuse de Mendelssohn annonce la clôture du week-end en même temps que l’ouverture de rideau sur Le Masque et la Plume. Une joie et une souffrance, même si l’ordre des plaisirs (l’écoute de l’émission, la reprise du travail le lendemain) peut se renverser au gré de l’humeur de l’auditeur. Chaque dimanche soir, depuis vingt-cinq ans, Jérôme Garcin maîtrise son effet en maintenant un silence d’un quart de seconde entre l’énonciation du “Masque”… (respiration) “et la Plume”. Ouf, la plume est toujours là, elle ne s’est pas envolée. Tout est toujours là d’ailleurs ; le ton, le rythme de l’émission, la lumière du jour qui s’assombrit, les embouteillages qui s’accumulent sur les routes, le jeu rhétorique des chroniqueurs conviés à livrer leurs goûts argumentés se déploient comme au premier jour, depuis que François-Régis Bastide et Michel Polac créèrent l’émission le 13 novembre 1955. Soixante ans plus tard, la tribune des critiques de l’actualité culturelle fidélise toujours autant d’auditeurs comme si le temps avait à peine imposé sa marque dans le transistor. Son archaïsme fait sa modernité, son esprit poussiéreux conditionne sa vitalité inépuisée. Le miracle de la longévité de l’émission tient d’abord à sa fidélité envers elle-même, à ses rituels.

Si, à force de célébrer ses anniversaires, l’histoire du Masque et la Plume est désormais documentée, un texte inédit de Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, apporte néanmoins un éclairage, plus intime, sur l’émission. “Je pourrais écrire mon histoire personnelle dans le miroir et le sillage de cette émission qui me ressemble, me prolonge, et d’une certaine manière, me définit”, confesse Garcin, qui commença à participer à l’aventure du Masque à la fin des années 70, avant de prendre la place de Pierre Bouteiller à la présentation en octobre 1989. Rappelant combien il fut paniqué à ses débuts devant “cette réunion publique de beaux parleurs, ce concours d’éloquence, ce mariage de l’Actors Studio et du grand oral de l’ENA, où il fallait inventer son texte, son rôle et le tenir”, Jérôme Garcin mobilise ses souvenirs sous la forme d’un abécédaire. Au fil des anecdotes sur les coulisses des discussions et les moments saillants au micro, l’auteur dévoile la mécanique rodée de l’émission : même les dérapages occasionnels (les sorties de scène des uns affligés par l’agressivité des autres…) ne sont que le visage enjoué d’un mode d’organisation du débat qui pousse parfois à éructer, persifler, cabotiner, à faire mal. Garcin confie sur ce point que “la liste serait trop longue, si je tentais de l’établir, de tous les artistes qui, après avoir été d’ardents

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Georges Charensol, Jérôme Garcin, FrançoisRégisB astide, Michel Polac et Pierre Bouteiller, en 1989

un mode d’organisation du débat qui pousse parfois à éructer, persifler, cabotiner adeptes de l’émission, m’ont claqué la porte au nez, m’ont menacé de représailles, m’ont exprimé leur hostilité à partir du moment où ils étaient étrillés, fût-ce avec des égards”. Traversant le temps, renouvelant régulièrement son casting de plumes, captant des générations successives, l’émission posséderait, selon Garcin, les caractéristiques de ce que l’historien Pierre Nora appelle un “lieu de mémoire”, dès lors qu’un pays l’investit de ses affects et de ses émotions. Jérôme Garcin a en effet pu mesurer combien l’émission restait l’objet d’un investissement particulier, tel que l’illustrent quelques lettres d’auditeurs et messages enthousiastes de présidents de la République comme Hollande ou Chirac, qui ne rataient rien des noms d’oiseau qu’échangeaient dans les années 60-70 Jean-Louis Bory et Georges Charensol, deux voix dont l’affrontement légendaire a posé la matrice de l’émission. Si elle est un lieu de mémoire, c’est parce qu’elle abrite ce goût de la controverse, qui

n’a cessé, depuis, de se déployer dans d’autres sphères audiovisuelles, jusque dans la manière dont les experts du foot commentent l’actualité de leur spécialité, ou dont la bande de Cyril Hanouna s’écharpe sur la télévision populaire. Les objets se déplacent, les discours s’étiolent ; reste le dispositif d’une parole qui ne fait écho qu’à travers la confrontation. Pour certains, la place prise par la gaudriole, les bons mots, les numéros de charme et de cirque auraient pris le pas sur la place dévolue à la critique pure. Si l’atrophie du jugement de valeur, propre à notre époque, affecte le Masque lorsqu’il s’amuse à noyer le commentaire critique dans l’eau du divertissement, Jérôme Garcin rappelle que l’émission ne doit sa fortune qu’à l’enchâssement de l’un dans l’autre. “N’oublie jamais que Le Masque, c’est d’abord du spectacle”, lui confia en 1989 Georges Charensol. Ce que Claude Chabrol confirma plus tard en avouant en studio : “J’aime quand la plume gratte le masque. J’ai toujours pensé, en vous écoutant, que plus on s’engueule, plus on est près de la vérité.” Jean-Marie Durand Nos dimanches soirs (Grasset-France Inter), 298 pages, 19 € à écouter les 60 ans du Masque et la Plume, vendredi 20 novembre toute la journée ; dimanche 22, soirée spéciale de 20 h à 22 h 4.11.2015 les inrockuptibles 99

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Mystères d’archives

il était une fois ailleurs Un documentaire explique comment le western, genre si américain, s’est déplacé pour explorer de nouveaux territoires.

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e documentaire accompagne une “Semaine du nouveau western” sur Canal+ Cinéma. Divers réalisateurs expliquent leur vision du genre aujourd’hui. Question sous-jacente : le western a-t-il toujours un avenir, ou est-il bien mort, comme on le ressasse depuis au moins quarante ans ? Leur réponse, c’est que si ce genre, le plus américain de tous, n’est pas florissant, on le transpose et on le réinvente ailleurs. On tourne désormais des westerns, ou des films proches de son esprit, un peu partout dans le monde. Exemple le plus exotique cité : My Sweet Pepperland d’Hiner Saleem, pastiche se déroulant dans un village isolé du Kurdistan irakien. Autre exemple, non cité, lui : une ébouriffante fantaisie sud-coréenne, Le Bon, la Brute et le Cinglé de Kim Jee-woon, qui est à Sergio Leone ce que Leone était à John Ford… Si le genre ne fait plus recette, voir le flop de Lone Ranger cité d’entrée de jeu, il conserve son éclat mythique. Pour John Carpenter, qui n’a jamais

tourné de western, le genre, en déclin, en a infusé d’autres, comme la science-fiction (Carpenter prêche évidemment pour sa paroisse, ayant transposé le western dans des films fantastiques). Certes, les westerns diffusés dans ce programme, qu’ils soient américains, danois ou autrichiens, ne donnent pas l’impression d’un véritable renouveau. Mais on devine que ce genre est appelé à (per)durer, parce qu’il est archaïque, donc exotique, et facilement spectaculaire. Ensuite, comme l’expliquent plusieurs cinéastes interviewés, le western permet de traiter de manière stylisée des sujets de société contemporains (la place des femmes, l’immigration, le racisme). Enfin, par son contexte et ses décors naturels, c’est une superbe alternative campagnarde au polar, trop rebattu. D’ailleurs, dès l’époque du muet, on tourna une série de westerns en Camargue. Vincent Ostria Western : nouvelles frontières documentaire de Marius Doïcov et Julien Dupuy. Lundi 9, 22 h 45, Canal+ Cinéma

Chaplin, Hitler... Nouvelle salve de décorticage de films historiques. Serge Viallet poursuit ses analyses d’images de tous styles de l’histoire. Il pointe des personnages, les révèle par des retours en arrière en sélectionnant des parties de l’image par un système de grille. On part d’un document principal, souvent corroboré par des images annexes. Comme dans le cas du tournage du Dictateur de Chaplin, scruté par un frère du cinéaste, avec une caméra amateur. Superbe making-of en couleur, mis en parallèle avec des films d’actualité sur Hitler, dont Chaplin étudia la gestuelle. Une autre émission est consacrée au même Hitler, filmé en couleur par Eva Braun dans son repaire favori, le Berghof de Berchtesgaden. Etonnant contrechamp familier, presque familial, de l’appareil nazi. On remarque que les images documentaires sont souvent mises en scène, ou bien manipulées au montage. C’est flagrant dans le volet consacré à Pancho Villa, le chef rebelle mexicain des années 1910. Star des actualités, Villa avait signé, comme un acteur, un contrat d’exclusivité avec une compagnie hollywoodienne, et fut le protégé puis la bête noire du gouvernement américain. L’inverse se produira avec la Chine, dont les relations glacées avec les Etats-Unis se dégèleront après un séjour presque touristique de Richard Nixon en 1972, qui changera la face du monde. L’étude des documents filmés révèle ce qui se trame sous les simagrées officielles et les ronds-de-jambe pékinois. Leçon de diplomatie. V. O. RichardNix on avec le Premier ministre chinois Chou En-lai, en visite en Chine (1972)

White House Photo Office/Nara

Empreinte Digitale

collection documentaire dirigée par Serge Viallet. Jusqu’au 27 novembre, du lundi au vendredi, 17 h 35, Arte

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Patrick Fournial/Arte

Marie-Sophie Ferdane

six feet under Adapté du roman de Delphine de Vigan, le téléfilm de Philippe Harel suit deux êtres abîmés par la vie.

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ans Paris s’agitent et se croisent en silence des êtres fatigués : fatigués par la ville, les autres, le travail, la vie elle-même. Des êtres abîmés par une anxiété confuse et diffuse. Les deux héros du téléfilm de Philippe Harel, adapté du roman de Delphine de Vigan paru en 2009, portent sur leurs visages pâles le poids de cet épuisement. Et si leurs regards vibrent encore un peu, ce n’est que parce que l’angoisse leur confère une vitalité inquiète. Tandis que l’une, cadre d’une grande entreprise, mère de trois enfants, subit le harcèlement brutal de son supérieur, jusqu’à la folie et la soumission involontaire, l’autre, médecin, erre dans les rues de Paris pour soigner des êtres en souffrance. Fidèle à la trame du roman et à sa structure en miroir, Philippe Harel traduit imperceptiblement la lourdeur de deux vies que rien ne réunit sinon le commun désarroi devant un horizon bouché. Les heures souterraines qu’ils traversent sont celles d’un temps où rien n’avance, où tout

se fige dans l’ennui et la répétition, où aucun sens précis n’affleure à la fin de journées vidées de toute substance vitale. Déjà attiré par le climat glaçant de son époque lorsqu’il adapta en 1999 le roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Philippe Harel traduit sensiblement ce à quoi les conditions d’existence actuelles peuvent conduire : à une panique sourde, à une disqualification de soi, à la perte d’une vie commune qui serait irréversible si un bref regard échangé dans le métro ne portait la promesse d’un élan salutaire. La sècheresse de la mise en scène s’ajuste à l’amertume de son récit. Serré, habité, à l’image des deux comédiens très justes, Marie-Sophie Ferdane et Mehdi Nebbou, le film balance entre les indices de la déshumanisation contemporaine et le peu d’énergie qui reste au fond de soi pour la combattre et échapper à son propre enfouissement. Jean-Marie Durand Les Heures souterraines téléfilm de Philippe Harel. Vendredi 6, 20 h 55, Arte

Festins imaginaires documentaire d’Anne Georget. Jeudi 5, 22 h 45, Planète+

Pendant la Seconde Guerre mondiale, pour s’évader d’un quotidien sordide, certains prisonniers des camps ont rédigé des recettes de cuisine. Ecrire quand la faim, rédigées la faim au ventre Lents travellings le froid, la peur vous sur des carnets de fortune. sur ces manuscrits et tenaillent, résister d’un mot, Quel incroyable effort ces reliques en tissu, voix griffonné sur quelque feuille d’imagination faut-il pour chuchotantes, psalmodiant froissée, à l’entreprise arriver à concevoir des les noms de plats, d’anéantissement menus imaginaires, quand pieusement consignés… des systèmes tout autour de soi tend Par ce sobre dispositif, concentrationnaires… à vous déshumaniser, Anne Georget met Aussi désespéré soit-il, et quand de ces aliments en lumière le caractère le phénomène ne surprend on ne sait même plus quasi sacré et universel plus. On sait que des la saveur ? “On se gavait de de ces écrits. Organisés, centaines de poèmes festins de mots parce qu’on classifiés, mais empreints furent écrits, au cours crevait de faim”, se souvient de toute une mémoire de leur détention, par des André, un ancien prisonnier. familiale, sans doute ontdéportés des camps nazis. Ces salutaires moments ils permis à leurs auteurs, Ce que l’on sait moins, de communion et de cuisine privés de tout, de retrouver c’est que parmi ces traces virtuelle ne furent pas un peu de sens, et témoignant de leur calvaire, seulement le lot de camps d’humanité dans cet univers figurent aussi des milliers nazis mais se sont aussi de chaos et de violence. Anaïs Leehmann de recettes de cuisine produits au goulag russe. 4.11.2015 les inrockuptibles 101

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Nathalie Guyon/FTV

splendeurs et misères d’un courtisan Dans une biographie documentée, Marion Van Renterghem retrace la trajectoire mouvementée de Franz-Olivier Giesbert : le récit d’un parcours journalistique au cœur du pouvoir.

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ux yeux de la génération post-68 abonnée dans les années 1970-1980 à son hebdomadaire de référence, Le Nouvel Observateur, le départ en 1988 de sa plume vedette FranzOlivier Giesbert pour Le Figaro fut un choc, à la mesure des désillusions d’alors à l’égard du pouvoir. Comment un journaliste de gauche pouvait-il diriger le quotidien historique de la droite sans faire le deuil de ses engagements passés et d’un minimum d’éthique intellectuelle ? A la continuité, Franz-Olivier Giesbert semble avoir toujours préféré les discontinuités, ne serait-ce que parce qu’elles bousculent l’ordre figé d’une existence qui ne veut pas abriter les formes de l’ennui. Comme tous les mélancoliques rentrés et les insatisfaits patentés, FOG a besoin de provoquer, de jouer contre les autres autant qu’avec luimême. C’est ce goût des paradoxes que Marion Van Renterghem saisit dans FOG – Don Juan du pouvoir. “Traître et connivent”, “tendre et assassin”, “mondain et ermite”, “parisien et terrien”, “prédateur sans plan de carrière”, FOG est cet homme double aux deux prénoms, perdu entre des pulsions opposées et des désirs inversés. Nourrie de plus de 150 entretiens avec ses proches et ennemis (parfois les mêmes), la biographie saisit la complexité romanesque d’une figure médiatique dont les affèteries, l’entregent, les ambitions agacent

et intriguent tout autant. L’enquête oscille entre ces deux pôles, même si elle se préserve d’une lecture trop moraliste devant cet homme d’influence qui, ayant dirigé trois journaux (Le Nouvel Obs, Le Figaro, Le Point), animé diverses émissions de télé, publié des livres en pagaille, participé à des jurys littéraires, a toujours aimé “tirer les ficelles” et “jouer à vérifier qu’il est toujours le maître en tout, partout”. S’il se définit lui-même comme quelqu’un “d’incertain”, une certitude affleure pourtant : son envie de crâner, de jouer dans la cour des pouvoirs, qu’il dénigre et flatte au gré de ses humeurs. A force de déjouer ses desseins, on ne sait plus très bien ce qu’il pense au fond, en dehors de ses ritournelles libérales habituelles qui l’ont éloigné de son camp d’origine. Si l’intéressé préférerait ressembler à Saint-Simon ou à Julien Green, cet alliage entre une parole journalistique académique et un verbe plus proche de la comédie réduit son extravagance à ce qu’elle est : le produit d’un brouillage idéologique qu’il a accompagné, voire préfiguré. Sans élucider tous ses secrets, Marion Van Renterghem dévoile les carnets de bal d’un courtisan qui ne se “vautre” dans les filets du pouvoir que pour s’amuser à en décrire le théâtre. Jean-Marie Durand FOG – Don Juan du pouvoir (Flammarion), 268 pages, 18 €

les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 lesinrocks.com mail [email protected] ou [email protected] abonnement société Everial tél. 03 44 62 52 35 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 4e trimestre 2015 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Carole Boinet, Claire Pomarès, Mathieu Dejean, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia, Cora Delacroix (stagiaire) cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Léo Moser (stagiaire) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall, Charles Binick et Guillaume Barrot (stagiaires) reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/idées Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet, Vincent Richard maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny collaborateurs E. Barnett, G. B. Decherf, A. Bellanger, G. Bertoli, L. Billot, D. Boggeri, V. Boudgourd, V. Brunner, N. Carreau, C. Cau, L. Chessel, Coco, A. Desforges, A. Gamelin, J. Goldberg, A. Hache, O. Joyard, B. Juffin, N. Lecoq, A. Leehmann, E. Perrigueur, A. Pfeiffer, Y. Rabanier, T. Ribeton, P. Sourd, C. Stevens, S. Tanette publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Pierre Moinet tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistant promotion presse Emily Casenaz tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Baptiste Grenguet tél. 01 42 44 16 62 contact agence Destination Média – Didier Devillers et Cédric Vernier tél. 01 56 82 12 06, [email protected] fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Patricia Barreira, Elodie Valet accueil, standard ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini impression, gravure, brochage, routage SIEP, ZA Les Marchais, rue des Peupliers, 77590 Bois-le-Roi distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles B1302 60643 Chantilly Cedex [email protected] ou 03 44 62 52 35 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2015 tous droits de reproduction réservés. 4.11.2015 les inrockuptibles 103

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Nocturnes, de Willis Earl Beal, sorti à la fin de l’été, ne fait que confirmer tout le bien que je pense de ce musicien depuis son premier album en 2012 : c’est grand ! Comme il le commente sur son site : “The colors go from Gray to White to Blue to Gold and back again to Blue.”

livre Vie ? ou Théâtre ? de Charlotte Salomon Ce livre, ou plutôt cet impressionnant monument, rassemble toutes les gouaches confiées par cette artiste à son médecin avant sa déportation et sa disparition à Auschwitz en 1943. La première publication française de cet ensemble, à traverser absolument.   

Notre petite sœur d’Hirokazu Kore-eda Une adolescente qui vient de perdre son père part à la découverte de ses demi-sœurs.

Arlt Deableries Le duo qui incarne la partie émergée d’un passionnant underground musical.

Une jolie fille comme ça d’Alfred Hayes L’histoire d’un amour tragique entre un scénariste à succès et une actrice ratée.

album Think Bach d’Edouard Ferlet Une prouesse, un défi pour lui-même certainement, et un plaisir pour les autres. Pianiste de jazz, il cherche à libérer ou à défier par l’improvisation la structure sublime mais rassurante de Bach. L’effet de mémoire dynamique que cela propose me passionne. propos recueillis par Claire Moulène

Le Caravage d’Alain Cavalier Fidèle à son style documentaire, le cinéaste dresse le portrait du cheval de l’artiste équestre Bartabas.

Martin Scorsese Cinémathèque française, Paris Rétrospective et exposition pour l’un des plus grands cinéastes américains.

Melik Ohanian L’artiste vient de remporter le prix Marcel-Duchamp 2015.

sur

Julia Holter Have You in My Wilderness La Californienne fait pencher son cœur vers la pop. Ce monde disparu de Dennis Lehane L’écrivain réactive l’un de ses personnages récurrents pour le plonger dans la mafia des années 40. Parenthèse patagone d’Aude Picault Un carnet de voyage dans les latitudes extrêmes de l’hémisphère Sud.

Joanna Newsom Divers Un quatrième disque qui visite la drôle de cervelle de cette Américaine qui a mangé un arc-en-ciel.

10 jours dans un asile de Nellie Bly Première traduction du récit culte de l’inventrice du journalisme gonzo. Seul sur Mars de Ridley Scott Il faut encore sauver le soldat Damon ! Mais cette fois, le survival prend un tour plein de fantaisie.

Courtesy de l’artiste et galerie Chantal Crousel, Paris

album

J.C Satàn J.C. Satàn Les Bordelais signent un quatrième album jouissif et riche d’influences américaines.

Homeland Canal+ Séries Une cinquième saison dominée par une étrange atmosphère de noirceur ahurie. Beasts of No Nation Netflix Efficace récit d’initiation sur les enfants-soldats en Afrique. Panthers Canal+ D’après l’histoire du célèbre gang de braqueurs d’origine serbe.

Vichy et les Juifs de Michaël R. Marrus et Robert Paxton Version remaniée d’un des premiers grands livres à établir le caractère antisémite du régime de Pétain.

Arsène Schrauwen d’Olivier Schrauwen Entre biographie fantasmée et parodie de récits d’aventures colonialistes.

Les Equinoxes de Cyril Pedrosa Un récit choral où se croisent des solitudes.

Fleur de cactus de Barillet et Grédy, mise en scène Michel Fau Théâtre Antoine, Paris Catherine Frot et Michel Fau nous font redécouvrir l’élégance piquante du tandem Barillet et Grédy.

Ne me touchez pas d’Anne Théron Nantes Anne Théron réinvente le duel Merteuil/Valmont de Laclos et réserve à la femme la primeur de l’attaque et le refus de la capitulation.

Père mise en scène Arnaud Desplechin ComédieFrançaise, Paris Le cinéaste trouve en Strindberg un écho à ses thèmes favoris : le couple, la famille, l’enfermement.

Occidental Temporary – C’est la vie ? Villejuif Une expo comme un happening, dans un décor de film, avec une nouvelle génération d’artistes aux manettes.

Shadows musée d’Art moderne de la Ville de Paris Masterpiece de cette rétrospective Warhol, Shadows est montrée pour la première fois dans son dispositif original.

Co-Workers musée d’Art moderne de la Ville de Paris Une expo générationnelle impulsée par le très actif collectif new-yorkais de DIS Magazine.

Cloud Chasers sur iPhone, iPad et mobiles Android Un jeu qui s’inspire du drame des migrants et fait polémique.

Undertale sur PC et Mac Le phénomène indé du moment bouleverse les habitudes des amateurs de jeux de rôle en leur offrant une option folle : ne tuer personne.

Her Story PC, Mac, iPhone, iPad Entre série policière et face-à-face intime, la nouvelle création du Britannique Sam Barlow repousse les frontières du jeu vidéo.

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John Lydon par Renaud Monfourny

Vieux punk pas mort. Avec son groupe PiL, il vient de publier son dixième album, What the World Needs Now… (Differ-ant).

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