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Lana Del Rey

“je voudrais vivre sans peur”

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dossier

les filles de Marrakech

la folie du vin naturel Much Loved

David Grossman

contre la guerre éternelle

M 01154 - 1033 - F: 3,50 €

Allemagne 4.40 € - Belgique 4 € - Cameroun 3400 CFA – Canada 6.99 CAD – DOM 4.80 € - Espagne 4.30 € - Grèce 4.30 € - Italie 4.30 € - Liban 11 000 LBP – Luxembourg 4 € - Maroc 42 MAD – Maurice Ile 6.30 € - Pays-Bas 5.90 € - Portugal 4.30 € - Royaume-Uni 6.30 GBP - Suisse 6.50 CHF – TOM 960 XPF – Tunisie 7 TNM

No.1033 du 16 au 22 septembre 2015 lesinrocks.com

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cher Téléphone par Christophe Conte

J

e ne sais même plus comment t’appeler. Les Insus ? Portable ? Riri, Fifi et Loulou Bertignac ? En PCV ? Moi, j’aurais opté volontiers pour les Plaies Mobiles, je t’aurais préféré a-Phone, mais je crains que le mal soit déjà fait, puisque vendredi dernier tu as donné le premier de tes concerts du grand retour de Téléphone. Appelons un chat un chat et un groupe has-been par son nom obsolète. Précisons que tu n’as pas le droit d’utiliser le nom en question parce que Corine n’a pas été conviée à vos bamboches de vieux gars poivre et sel. Elle dit que personne

ne l’a appelée. Putain, tu t’appelles Téléphone et t’appelles pas ? Non mais allô, quoi ? Au fait, Nabilla à la place de cette bêcheuse de Marienneau, c’était pas une option ? N’empêche, Téléphone rebranché et l’affaire Boulin relancée le même jour, ça fout un peu les miquettes. On peut donc légitimement craindre maintenant un come-back de Raymond Barre, la réactivation d’Antenne 2 et d’Action directe, des PTT, du coup, ainsi que la remise d’un César au dernier Jean-Jacques Beineix. On se demande bien qui a pu laiSFR ça. Personnellement, tu ne m’as pas manqué. Faut dire qu’à l’époque, je préférais Television.

Voire Téléchat. Et puis j’ai assez entendu comme ça de reprises à s’en crever les tympans de La Bombe humaine les jours de Fête de la musique pour avoir envie de me cogner la tienne à retardement. Ce qui appartient à l’âge des adolescences difficiles devrait rester à l’âge des adolescences difficiles. Calfeutré à jamais dans le sac US des nostalgies acnéiques. Je ne nie pas ton importance sociologique, note bien, ni le fait que tu demeures, trente ans après, dans certaines mémoires, “le plus grand groupe de rock français”, bien qu’il y ait de l’oxymore dans cette affirmation. “Le plus grand groupe de rock français”, un peu comme les Rolling Stones, tu vois, mais à l’échelle régionale de ce petit pays recroquevillé comme un oignon sur ses vieilles pelures, qui pleure encore Gabin, la 4L, Claude François, l’union de la gauche et Casimir. Certains de mon espèce, ceux qui salissent tout, prétendent que le mobile de cette reformation, qui n’en est pas une mais un peu quand même, serait la parution prochaine d’une intégrale de tes œuvrettes, mais ça je n’ose y croire. Ce serait vraiment moche de maculer les rêves d’un tas de gens juste pour refourguer des boîtes en carton. Paraîtrait aussi qu’un album-hommage est sur le point de sortir avec Zaz, Christophe Maé et Superbus, et ça c’est quand même bien fait pour ta gueule. On a les héritiers qu’on mérite. Ça va cartonner à Taratata, qui en ces temps de calamités en série est également de retour. Toutefois, si jamais tu donnes une conférence de presse, j’aurais quand même une question pour toi. Un questionnement philosophique qui me tarabuste depuis les années 80. Qu’est-ce que tu entendais au juste par : “Je rêvais d’un autre monde/Où la Terre serait ronde” ? Merci de m’envoyer ta réponse par télégramme. Je t’embrasse pas, j’ai pas de réseau. 16.09.2015 les inrockuptibles 5

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No. 1 033 du 16 au 22 septembre 2015 couverture Lana Del Rey par Neil Krug

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billet dur débrief édito recommandé interview express Jean-François Piège événement la visite surprise d’Alain Juppé

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Neil Krug

au congrès des Jeunes Républicains

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démontage le monde à l’envers la courbe à la loupe nouvelle tête Helena Hauff futurama style

36 cette semaine sur 40 céleste Lana Del Rey

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disparue des radars, l’Américaine peaufinait les chansons d’Honeymoon, nouvel album tout en torpeur qui chemine vers une dilution finale. Entretien

46 dossier vin : retour à la nature ils sont jeunes et conçoivent le vin autrement. Naturellement. Regards sur un secteur revalorisé par une nouvelle génération de passionnés, garantie sans pesticides

56 Hervé Lassïnce pour Les Inrockuptibles

56 Nabil Ayouch, de l’amour à la haine avec Much Loved, sur le quotidien de prostituées à Marrakech, le cinéaste marocain est passé du rang d’artiste acclamé à celui d’artiste honni dans son pays. Rencontre

60 Biennale de Lyon n° 13, à l’aise une édition qui fait de la place aux œuvres plutôt que de miser sur un message. Pari réussi

64 David Grossman : stand-up tragedy

60 Anthéa Hamilton, Fruity Seating, 2012. Photo Blaise Adilon, courtesy la Biennale de Lyon 2015

à travers Un cheval entre dans un bar, l’écrivain tend un miroir cruel à une société israélienne accro à la guerre. Entretien

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cinémas Much Loved, Marguerite… musiques Low, Hyphen Hyphen, Orwell… livres Monica Sabolo, Javier Cercas… scènes Stéphane Braunschweig expos Jean-Alain Corre… médias Ping Pong, Chère humaine, la NSA…

ce numéro comporte un supplément “Théâtre-Sénart” jeté dans l’édition kiosque et abonnés Paris-IDF ; un encart “Centre culturel suisse” jeté dans l’édition kiosque et abonnés Paris-IDF et Suisse

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Eytan Jan DPQ_MONABANQ_parution_1.indd 2

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“Les inRocKs s’associent à Monabanq pour mettre en lumière ceux qui œuvrent dans l’ombre de l’industrie musicale. Ils sont musiciens studio, ingénieurs du son, travaillent dans des labels ou dans l’organisation de concerts. Vous découvrirez ainsi au cours des prochaines semaines ceux qui, comme les artistes que vous aimez, donnent aussi vie à la musique que vous écoutez.”

Alice Casenave, 28 ans, chef de projet marketing chez Gérard Drouot Productions Depuis cinq ans, Alice Casenave travaille chez Gérard Drouot, producteur de spectacles allant des concerts de Motörhead aux shows de 50 Cent. Rencontre avec une passionnée de musique qui officie dans l’ombre. uel a été votre parcours scolaire ? Il est un peu décousu : j’ai commencé par un cursus littéraire en faisant hypokhâgne, puis j’ai passé une licence en langues étrangères appliquées. J’ai ensuite intégré l’ISCOM (école de communication et de publicité) pour terminer par des études de management international et de la finance aux Etats-Unis et en Irlande. Comment en êtes-vous venue à exercer ce métier ? Je me suis toujours intéressée à la musique. J’ai fait un stage en relations presse pour un bureau de presse qui travaillait avec mon actuel employeur. Quand j’ai cherché un nouveau stage de fin d’études, j’ai remarqué qu’ils cherchaient quelqu’un chez Gérard Drouot en marketing. Cela s’est donc fait naturellement. J’ai néanmoins essayé de bifurquer dans le commerce parce que j’avais un peu peur de m’engouffrer dans la musique. Finalement, quand je suis rentrée de ma cinquième année aux Etats-Unis, j’ai recommencé chez Gérard Drouot en CDD, et cela fait maintenant cinq ans que j’y travaille. En quoi consiste le métier de chef marketing pour un tourneur ? Je suis en charge des partenariats médias et du marketing. En fonction du projet que Gérard Drouot défend, je vais définir les médias qui peuvent être intéressés, négocier des partenariats avec eux s’ils souhaitent faire partie du projet, et je vais ensuite

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construire mon plan marketing. Cela peut prendre la forme d’affichages dans le métro, de marketing web, d’encarts dans la presse, de street marketing (distribution de flyers… – ndlr). Je vois aussi si le projet peut se prêter à une opération de relations presse, comme par exemple faire un voyage avec des journalistes français sur une date en Europe. Je mets en place tout cela en suivant les ventes, et cela jusqu’à ce que le concert soit complet. Avec quels artistes avez-vous eu la chance de travailler depuis vos débuts ? J’ai une relation un peu particulière avec Asaf Avidan. Quand je suis arrivée chez Gérard Drouot, il passait dans la salle du Nouveau Casino où il vendait à peine vingt places. Maintenant, il remplit des Zéniths, des salles énormes et on le retrouve dans de nombreux festivals. Il y a aussi Lenny Kravitz que j’ai rencontré à plusieurs reprises et que j’aime beaucoup. Récemment, j’ai eu beaucoup de chance car j’ai fait la connaissance du groupe AC/DC. J’ai vu aussi Bruce Springsteen, qui nous a remercié d’avoir rempli son stade (de France – ndlr) ! C’est un personnage tellement généreux et puissant que quand il nous a remerciés, nous sommes tous tombés sous son charme. Quels sont d’après vous les avantages de votre métier ? C’est un métier très dynamique. Honnêtement, même si cela demande beaucoup de temps, notamment personnel,

je n’ai pas vraiment l’impression d’aller au travail le matin. J’aime beaucoup mes interlocuteurs, que ce soit les médias ou les prestataires avec lesquels je travaille. C’est un beau métier que celui de vendre des places de concerts : il faut reconnaître que l’on passe quand même son temps dans de très beaux événements. Quels en sont les inconvénients ? Je dirais que c’est le temps qu’on y consacre. Cela grignote pas mal sur le temps personnel, il faut savoir se dire que cela reste du travail, même si le coefficient plaisir est assez élevé. Il faut garder du temps pour ses proches. N’avez-vous jamais eu envie de monter sur scène ? Jamais. Peut-être dans mes rêves les plus fous, et encore… Je n’ai pas de talent particulier pour la musique : j’en jouais petite, mais j’ai complètement abandonné. Peut-être dans une autre vie. Je ne suis pas du tout une musicienne frustrée : j’ai plus vocation à faire émerger des projets quand j’ai un coup de cœur pour un groupe. Je me dis qu’il faut que je fasse tout pour le faire connaître. Un bon souvenir lié à votre carrière ? Gérard Drouot nous a fait le cadeau un soir de nous faire dîner sur la scène de l’Olympia avec toute la société. Au-delà de tous les artistes que j’ai croisés, je garde un très bon moment de ce repas dans cette salle mythique. Nous avons eu l’Olympia pour nous tout seul.

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chercher la sortie du Dismaland grâce aux inRocKs La semaine dernière, des canards souillés, des grands principes fondateurs, le jeu du Front national, un mécanisme permanent et un enfant mort sur la plage.

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on cher Inrocks, bienvenue à Dismaland, le “parc de répulsion” imaginé par Banksy auquel tu consacres plusieurs pages et “que l’on pourrait traduire par Lugubreland”. A Dismaland, tout est mignon, rigolo, divertissant, “sauf que”… Dans les manèges, “les chevaux de bois tournent en toute innocence, jusqu’à ce qu’on découvre un boucher en train de découper un animal, entouré de boîtes de lasagnes. Dans un coin, on retrouve une de ces pêches au canard qui font la joie des bambins : sauf que les canards sont souillés par une marée noire qui a vomi son pétrole sur les animaux”. Le carrosse est joli comme celui de Barbie ou d’un livre de princesses, sauf qu’il est renversé, que la princesse est morte, et que les paparazzis photographient. Ici, on peut jouer aux petits bateaux sur l’eau… “Sauf que là, des migrants s’entassent, visages fermés et tordus de malheur, sur des bateaux qu’un dispositif technique empêche d’atteindre la rive.” Dismaland est un parc d’attractions éphémère qui fermera le 27 septembre. Mais devant le succès de l’initiative, le monde s’organise pour une exposition permanente hors les murs. A Lugubreland, on a pleuré à l’unisson devant la photo d’un enfant mort. L’attraction a connu un franc succès. Pas de carrosse de Barbie mais une jolie plage, et les photographes étaient là quand même. On a vibré, on s’est sentis vivants. Soudain, les foules sentimentales se dressaient, notre humanité se réveillait, nous aussi on avait un petit cœur palpitant, irrigué de compassion, prêt à pleurer devant l’injustice du monde, à agir, qui sait ? Quel spectacle ! On en voulait plus. Il fallait nous raconter l’histoire, les circonstances du voyage, le corps de l’enfant qui glisse des mains du père. Ça nous a fait la semaine. Soudain, on voyait des Allemands accueillir des migrants, pardon, des réfugiés avec des grands panneaux plein de smileys. Une femme d’Etat rappelait les grands principes fondateurs et universels de l’Europe. On avait tellement honte de nous que soudain, on n’osait plus lui rappeler que ces principes pouvaient aussi être applicables en Grèce, tant qu’à faire. Le Pépère du peuple, qui deux mois avant, ne voulait pas entendre parler de “quotas”, inventait un “mécanisme permanent et obligatoire” d’accueil des réfugiés. La main sur le cœur et la larme à l’œil, il annonçait l’accueil de 24 000 réfugiés sur deux ans. 12 000 par an, pour 66 millions d’habitants. Quel sens de l’équilibre. Ni trop ni trop peu. Il fallait prendre les vents porteurs du souffle d’émotion créé par la photo, sans causer cet appel d’air qui aurait “fait le jeu du Front national” et provoqué une tempête politique. A Lugubreland, la météo des émotions est une science complexe et périlleuse. Dismaland est “aussi flippant que comique”. Mais au bout de deux jours, “la morosité (…) se révèle contagieuse” et il est temps de partir. C’est par où la sortie ? Alexandre Gamelin 16.09.2015 les inrockuptibles 11

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Samuel Kirszenbaum

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

PinçonLeaks Tentative d’évasion (fiscale), la nouvelle enquête de Michel Pinçon et Monique PinçonCharlot, agit comme une efficace piqûre de rappel. L’affaire Cahuzac est loin, ça paraît s’être calmé autour de Liliane Bettencourt, et cela fait bien six mois qu’un Leaks quelconque n’a pas éclaté. A croire que tout serait rentré dans l’ordre : nos amis les riches, vous savez, ceux que n’aime pas François Hollande, acquittent désormais la totalité de leurs impôts rubis sur l’ongle, et l’évasion fiscale serait devenue un sport aussi rare et désuet que le polo ou le tir aux pigeons, mettons. C’est que le vieux lecteur des “Pinçon” – tout le monde les appelle comme ça – que je suis se souvient d’un de leurs chefs-d’œuvre d’enquête sociologique, Les Ghettos du Gotha – Comment la bourgeoisie défend ses espaces (2007, réédité en Points), divertissant et instructif ouvrage dans lequel ils expliquaient comment “l’entre-soi” propre aux riches se protégeait territorialement et toutes griffes dehors des agressions extérieures, dans les clubs sportifs du bois de Boulogne comme ailleurs. Pour en avoir le cœur net, Michel et Monique se sont transportés en Suisse, dans l’espoir d’y rééditer leur expérience de 1994 : “Ouvrir un compte dans une banque dont la spécialité consiste à gérer, dans la plus grande confidentialité, une richesse supposément malmenée par le fisc français.” Chou blanc, “l’heure est à la précaution”, et chez HSBC (ticket d’entrée à un million d’euros), on s’est méfié de ces deux retraités français à l’air malicieux. C’est moins facile qu’avant et en plus de vingt ans, “l’évasion fiscale a énormément gagné en opacité”, constatent nos deux faux naïfs.

Mais comment s’organise cette opacité ? Comment expliquer, par exemple, que le fameux “verrou de Bercy” résiste à tous les exécutifs depuis sa création, en 1977, par VGE et Raymond Barre ? Comme souvent quand il s’agit des intérêts de la caste, c’est une dérogation au droit commun qui empêche les fonctionnaires des impôts de porter une fraude fiscale devant les tribunaux. En amont, c’est le ministre qui décide et fait le tri. La justice passe pour le commun des mortels, les voleurs de poules et les vendeurs de shit ; pour les très gros (et très rétifs) contribuables, un bon arrangement vaudra toujours mieux qu’un mauvais procès. C’est ainsi que fut créée la Commission des infractions fiscales (CIF), actuellement présidée par le vicomte Jean-François de Reydet de Vulpillières. Dit comme ça, ça a l’air inventé, mais non. Comme ils sont sérieux et honnêtes, les Pinçon sont allés chercher si tous les hauts fonctionnaires membres de la commission avaient le même genre de pedigree aristocratique. Du tout, figurez-vous : “Cette CIF présente une sorte d’équilibre sociologique avec des trajectoires sociales et des positions politiques diverses. Les sensibilités de la droite et de la gauche libérale s’y mêlent harmonieusement, symbolisant ainsi l’unité idéologique profonde des défenseurs du capitalisme.” Ça, c’est l’humour Pinçon, très understatement. Mais avec tout ça, et l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt ? Nous y voilà. L’évasion fiscale prospère sur un fonctionnement oligarchique et les Pinçon mettent à nu chacun des rouages de cette affaire de classe. Tentative d’évasion (fiscale) de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Zones), 256 pages, 17 € à lire aussi en ligne sur editions-zones.fr

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une semaine bien remplie Redécouvrir une figure de proue du cinéma nippon, suivre une mère de famille sur le chemin de l’école, s’immiscer dans l’intimité galante d’un peintre du XVIIIe siècle, et profiter de l’éclectisme curieux de l’un des derniers festivals de l’été.

sensible A l’occasion de la sortie de Vers l’autre rive, Kiyoshi Kurosawa fait l’objet d’une rétrospective où seront projetés ses plus grands films ainsi que quelques inédits en France. Figure de proue du cinéma de genre nippon, mais aussi réalisateur de drames familiaux sensibles, Kurosawa est surtout l’inlassable portraitiste du Japon moderne, explorant, à travers des personnages de désaxés et de marginaux, les rapports sociaux compliqués dans un pays tiraillé entre tradition et hypermodernité. cinéma jusqu’au 22 septembre, Reflet Médicis, Paris Ve

Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, photo Sayuri Suzuki

rétrospective Kiyoshi Kurosawa

déambulation De Myrha à Babylone L’actrice et réalisatrice Valérie Donzelli se fait photographe le temps d’une exposition intitulée De Myrha à Babylone. On y suit l’itinéraire parisien d’Anna, jeune mère de famille, qui fait tous les jours le trajet de son appartement, rue Myrha, à l’école de son fils, rue de Babylone. Son quotidien, rythmé par ses déambulations urbaines, est capté à travers des clichés en noir et blanc empreints d’une poésie ordinaire. exposition du 18 septembre au 14 novembre, Galerie Cinéma – Anne-Dominique Toussaint, Paris IIIe

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intrigues

Fragonard amoureux De Fragonard, et d’une toile en particulier, La Liseuse, montrant une délicate jeune femme dévolue à sa lecture, on se rappelle l’analyse qu’en donna l’historien de l’art Michael Fried, et Diderot avant lui, qui en fit l’incarnation d’une “esthétique de l’absorbement”. C’est un autre prisme de lecture qu’a choisi le musée du Luxembourg dans cette exposition vouée au peintre galant du XVIIIe siècle : celui de l’intrigue amoureuse et de l’érotisme, dont Le Verrou, l’une de ses plus célèbres toiles, est évidemment un modèle.

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, vers 1777-1778. Paris, musée du Louvre, département des Peintures, photo Daniel Arnaudet/RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

exposition du 16 septembre au 24 janvier, musée du Luxembourg, Paris VIe, museeduluxembourg.fr

lumineux festival Scopitone

Louis Jammes

Non, la période des festivals n’est pas terminée. A Nantes, on profitera de la 14e édition de Scopitone, qui accueille The Shoes, Django Django, Yelle, Andrea Balency, Rone ou encore Thylacine (photo). En bonus : un tas d’expos, de rencontres et de performances autour du thème de la lumière. concerts, expos et performances jusqu’au 20 septembre à Stereolux, Nantes, stereolux.org/festivalscopitone-2015

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“je ne veux pas faire un restaurant de décorateur” Le chef étoilé Jean-François Piège ouvre un nouveau restaurant gastronomique. Il nous parle de french bashing, de Top Chef et de Louis de Funès.

V

ous ouvrez votre nouveau gastro et il s’appelle Le Grand Restaurant, comme le film avec Louis De Funès. C’est votre acteur préféré ? Jean-François Piège – J’aime bien Le Grand Restaurant le film, et cette référence met un peu d’humour dans la gastronomie. Après, ce nom est clair : ce sera de la grande cuisine. Qu’est-ce qui pousse un chef à changer d’établissement quand ça marche bien ? J’ai été salarié toute ma vie. Maintenant, j’aurai mon restaurant. Ça fait deux ans que j’en ai envie. L’idée est de faire de la bonne cuisine inventive avec de bons produits et ingrédients français. Le french bashing me soûle un peu. Pour y répondre, il ne faut pas se plaindre ou revendiquer, il faut proposer. Ce que je vais faire. Le Grand Restaurant, c’est 2 millions d’investissement, vingt-cinq couverts, dix-sept salariés, un menu déjeuner à 80 euros et dans les 180 euros à la carte. Ce sera chic, mais cool. Cuisine française, c’est revenir aux classiques, aux fondamentaux ? Non. “Revenir” a un côté nostalgique qui ne me plaît pas. Par contre, je n’aurai que des vins français sur ma carte. Pas besoin de chercher ailleurs, on en a tellement de très bons chez nous. De même que quand je vais à l’étranger, je bois local. Même principe pour la cuisine, des produits locaux, mais sans nostalgie. Et des produits cuisinés, contre la tendance actuelle du cru. Mais je cuisine avec mon âge et mon époque, pas selon un retour à la tradition. Quand vous dites french bashing, vous faites allusion au fameux classement mondial de la revue anglaise Restaurant, qui malmène les tables françaises ? J’étais à leur cérémonie avec AnneSophie Pic, Eric Fréchon et Yannick Alléno. On était quatre cons de Français pas classés. La France a cinq restos dans ce classement, l’année prochaine, il y en aura moins. A côté, le Mexique a balancé 5 millions de dollars et ils ont un resto

classé troisième. Il faut faire du lobbying, comme aux oscars. Néanmoins, ce classement induit l’idée que le monde de la cuisine bouge et que la France se repose sur ses lauriers… Le monde bouge, oui, mais la France aussi. A quoi se mesure la créativité d’une cuisine ? Les paramètres bougent tout le temps, et les Français sont aussi créatifs que les autres. En France, nous ne faisons plus notre promotion. Je suis de Valence et ai été formé par Alain Chapel : les élèves de l’école hôtelière partaient en promotion à travers le monde avec leurs produits. On ne le fait plus. Pour exister dans ces classements marketing internationaux, il faut faire du lobbying. On ne peut se contenter de dire “les autres, c’est pas bien”, il faut proposer, ouvrir des restaurants, c’est comme ça qu’on s’en sortira. La prééminence de la cuisine française est-elle menacée ? J’ai 44 ans. J’ai appris le métier au Crillon en 1989, sous la direction de Christian Constant. Dans notre brigade, il y avait aussi Eric Fréchon, Yves Camdeborde, Thierry Breton… A l’époque, crise ou pas, les restaurants étaient pleins. Cette année, les tables trois étoiles sont le plus souvent vides. Mais à côté, il y a eu l’explosion de la bistronomie, financièrement plus accessible… Oui, mais Yves (Camdeborde) m’a dit qu’il a pu faire ce qu’il a fait parce qu’il venait d’une grande maison. Ces dernières ont tendance à disparaître : c’est terrible parce qu’elles sont l’équivalent des grandes écoles. La bistronomie n’existe pas seule, hors sol. Il faut que les grandes maisons existent pour qu’il y ait d’autres générations de bistronomes. La bistronomie, c’est très bien, mais citezmoi un gastro de haut niveau indépendant qui a ouvert récemment à Paris ? 180 euros : la grande cuisine n’est pas accessible à tout le monde… C’est vrai, ce n’est pas pour tout le monde, mais on a des coûts, et puis

quand on voit les prix dans certaines brasseries… Dans mon autre restaurant, Clover, il y a un menu du midi à 30 euros. Une brasserie est un lieu où les cuisiniers se dispersent, avec de gros coûts liés à l’amplitude horaire. Au final, c’est le client qui paie et pas toujours pour bien manger. C’est pour ça que la bistronomie a explosé. Je crois moyennement à la brasserie et beaucoup plus au restaurant concentré sur ce qu’il fait. Juré à Top Chef, ça accroît la notoriété et le chiffre d’affaires ? Difficile de répondre, mes restaurants marchaient bien avant Top Chef. Par contre, ces émissions ont apporté un truc : un jeune n’a plus honte de dire qu’il veut devenir cuisinier. Quand j’ai grandi, j’entendais des remarques du type : “Si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras cuisinier.” Le Grand Restaurant, ce sera de la grande cuisine d’auteur ? Ce sera une cuisine correspondant à mon identité. Surtout, je ne veux ni faire le malin, ni un restaurant de décorateur. On va essayer de raconter une histoire, de faire vivre une émotion au client. Un exemple : la poularde en croûte de riz, on va d’abord la présenter crue, puis la mijoter. Ces mijotés modernes me sont venus du souvenir de ma grand-mère. Je la voyais préparer le repas le matin tôt, avant l’école, puis, le soir, on mangeait ce qui avait mijoté la journée. Je me suis dit qu’il fallait travailler là-dessus. Ma cuisine, c’est celle qui est cuisinée, qui mijote, avec les sauces qui caramélisent, vrai marqueur de la cuisine française. Attention, la cuisine moderne, les émulsions, les marinades, le mi-cuit, c’est très bon aussi ! Mais il ne faut pas opposer les deux écoles : elles doivent coexister. propos recueillis par Serge Kaganski et Frédéric Bonnaud photo Frédéric Stucin pour Les Inrockuptibles Le Grand Restaurant 7, rue d’Aguesseau, Paris VIIIe, tél. 01 53 05 00 00, jeanfrancoispiege.com 16.09.2015 les inrockuptibles 17

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Sébastien Valente/E-Press Photo

Luc Chatel, Alain Juppé et François Baroin au Touquet. Au menu : taboulé, poulet froid et soupe à la grimace

combat de coqs au Touquet La visite surprise d’Alain Juppé au congrès des Jeunes Républicains en a été l’indice le week-end dernier : la bataille de la primaire à droite est bien lancée. Quitte à ce que le duel annoncé entre Sarkozy et son ancien ministre escamote l’échéance électorale des régionales.

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u crois que je dois sortir pour l’accueillir ?”, demande l’ex-ministre Luc Chatel, désormais conseiller politique de Nicolas Sarkozy. “Ce serait mieux que tu te montres avec lui en effet”, lui répond le directeur général du parti et ancien flic Frédéric Péchenard. Il est midi passé samedi 12 septembre au congrès des Jeunes Républicains au Touquet. Les deux cadres ne parlent pas de Nicolas Sarkozy – qui n’est arrivé qu’à 17 heures – mais de son nouveau meilleur ennemi, Alain Juppé. Le maire de Bordeaux s’est invité au déjeuner du premier congrès organisé par les Jeunes Républicains. Une cuisse de poulet – froide – plus tard, “Juppé la surprise”, comme le surnomme

un sarkozyste, s’en allait déjà. Pendant le repas, en retrait, son bras droit Gilles Boyer jubile du coup politique qu’il vient de réaliser. Regard fermé, il commente : “On savait qu’un événement avait lieu, donc on est passés. C’est bien, nous n’avons pas été sifflés à notre arrivée. C’est l’avantage de la surprise.” Si, officiellement, tous les cadres des Républicains présents ce week-end se réjouissent de la venue impromptue du maire de Bordeaux, les visages crispés dans le camp des sarkozytes ne trompent personne. “Ils sont venus faire leur petit numéro pour emmerder Sarko. Je crois qu’ils ont réussi”, commente un ancien ministre. Lors de son discours, Nicolas Sarkozy, plutôt tendu, ne se privera pas de commenter l’épisode : “Je remercie Alain Juppé pour sa venue, car à chaque fois qu’une personnalité de notre famille politique viendra à un de nos rassemblements, je la remercierai.” Avec cette visite fugace lors de laquelle il n’aura pas pris le temps d’écouter le moindre discours mais aura serré de nombreuses mains, Alain Juppé marque un peu plus son territoire en vue de l’élection présidentielle de 2017. Si, officiellement, la primaire n’est pas à l’ordre du jour chez Les Républicains, la bataille est bel et bien lancée. Peu importe les élections régionales de décembre prochain. “La primaire est dans toutes les têtes de notre famille politique, mais sûrement pas dans celles des militants. On vit une guerre de clans qui ne débouche que sur un charabia politique”, se lamente Frédéric Lefèbvre. “Cette amère surprise ne donne vraiment pas l’image d’unité dont nous avons grandement besoin à trois mois

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des régionales”, rapporte un conseiller politique d’un des cadres du parti. Deux sondages ont animé la rue de Vaugirard la semaine dernière. Jeudi 10 septembre, Le Point créditait Alain Juppé de 40 % d’intentions de vote au premier tour de la primaire (contre 34 % pour Nicolas Sarkozy) parmi un échantillon de personnes “certaines” de participer au scrutin. Vendredi 11, c’était au tour du Figaro de confirmer une nouvelle “Juppémania”. Le quotidien annonce que trois points seulement séparent les deux principaux candidats de la droite en vue de la course à l’Elysée (39 % pour Nicolas Sarkozy contre 36 % pour Alain Juppé). Des sondages commentés par Gilles Boyer, soutien de celui qui fut le Premier ministre de Jacques Chirac de 1995 à 1997 : “Ils sont très encourageants pour nous en ce moment. Je veux bien qu’on me dise qu’un bon sondage n’a pas de valeur prédictive, mais ne venez pas me dire qu’il n’a pas de valeur psychologique”, a-t-il appuyé sans jamais lâcher des yeux son candidat en train de terminer son taboulé, coincé entre François Baroin et Luc Chatel. Mais le politologue Christophe Bouillaud tempère ces chiffres : “La primaire n’est que dans un an, la crédibilité de tels sondages reste très moyenne. Il suffit de se rappeler du duel Chirac-Balladur.” En 1994, Edouard Balladur était régulièrement en tête des sondages mais Jacques Chirac avait récupéré du terrain au véritable lancement de la campagne. De plus, pour le politologue, “Sarkozy garde un socle très solide de militants. Des gens capables, pour lui,

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“Alain Juppé a eu raison de passer prendre le café” Alexandre, militant Les Républicains

de traverser le désert sans boire une goutte d’eau. Et puis, il ne faut pas oublier qu’ils l’ont nommé chef du parti il y a moins d’un an, c’est une question d’amour-propre pour eux de ne pas changer de cheval.” Au Touquet, parmi le millier de militants présent durant le week-end, les avis restent mitigés concernant le duel Sarkozy-Juppé qui se profile. “On attendait des débats clairs et sérieux autour des régionales et pas électoralistes. C’est dommage”, se désespère PierreHenri, médecin généraliste à Lille. “Une chose est sûre, François Fillon et Bruno Le Maire ont perdu des points. Même s’il est passé en coup de vent, Alain Juppé a eu raison de passer prendre le café”, analyse, goguenard, Alexandre, jeune militant républicain. Finalement, les seuls à promouvoir l’unité ce week-end sont peut-être Marie-Paule et Jean, un couple de la région. Il est juppéiste, elle est sarkozyste : “C’est dommage que Juppé ne soit pas resté plus longtemps, on aurait bien voulu les prendre en photo ensemble avec Sarkozy pour les encadrer chez nous”, s’amuse Marie-Paule avant que Jean ne conclue : “Alain Juppé a probablement la faveur globale des Français, mais il lui reste à conquérir celle des Républicains.” Julien Rebucci

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humain, trop humain

en chiffres

Un dispositif filmique aussi mégalomaniaque que distant ruine les quelques moments d’émotion du deuxième film de Yann Arthus-Bertrand.

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le sujet Des hommes et des femmes anonymes de tous pays, de toutes couleurs, un par un, face caméra, en gros plan, devant un fond noir, témoignent de leur vie, partagent leurs peines, le pire souvenir de leur vie, leurs espoirs, leur vision de la vie, du bonheur, de la famille, de la mort, de l’au-delà. Tous ont revêtu leurs plus “beaux” atours et leurs propos sont soustitrés (même ceux des francophones). On voit et écoute des condamnés à perpétuité américains, une paysanne cambodgienne désespérée, des survivants du génocide rwandais, des réfugiés de Sangatte, un vieux pépé lotois qui avoue être vierge, etc. C’est souvent émouvant, oui, malgré le côté “petites annonces” d’Elie Semoun du dispositif. Des images de la Terre vue du ciel, arrosées d’une musique planante, viennent régulièrement ménager de longues pauses soporifiques dans ces trois heures onze de film. Pendant le générique de fin, certains des “témoins” (comment les appeler puisqu’ils n’ont pas de nom ?) remercient ceux qui sont venus les filmer.

le souci Yann Arthus-Bertrand n’a qu’un mot à la bouche : le Vivre Ensemble (avec des majuscules, bien sûr). Or il nous montre des individus seuls enfermés dans un Photomaton de luxe produisant des images somptueuses d’êtres humains marqués par la vie. Des plans de coupe sur d’autres intervenants essaient de nous faire croire qu’ils écoutent celui qui parle, mais le spectateur voit très bien qu’il ne s’agit que d’un effet de montage. Quant aux images aériennes

Le nombre de journalistes ayant enregistré les deux mille interviews tournées pour le film. Deux ans de travail dans soixante-douze pays. Au total, plus de 2 000 heures de rushes filmés par vingt chefs opérateurs différents.

de beaux paysages (la signature YAB, même s’il semble avoir été, à travers sa fondation, un maître d’œuvre à distance), elles témoignent, à travers la récurrence des travellings arrière, de sa volonté de prendre du recul (voire d’une phobie du moindre contact ?), et surtout de la hauteur. Certains plans montrent même des groupes qui, têtes levées vers le ciel, regardent sa caméra. Lui s’éloigne au ralenti, dieu en hélicoptère. Tel le propriétaire d’un de ses livres, le contemplant de haut, recouvert de poussière, sur la table basse du salon. Où est le Vivre Ensemble ?

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Le nombre d’heures d’images aériennes tournées pour Human. Et dire que Yann va sûrement vouloir nous refourguer ailleurs les rushes non utilisés… Argh.

le symptôme Le syndrome Cousteau. Sous couvert d’humanisme, de dénoncer la dure condition humaine dans ce pauvre mais si beau monde, ce “film”, sponsorisé par la fondation Bettencourt, est une vaste opération mégalomaniaque, qui est et sera diffusée sous différentes formes sur tous les canaux possibles, parfois même gratuitement (internet, cinémas, festivals, ONU, écoles, universités, et bientôt plusieurs déclinaisons sur France 2). Comme le déclare YAB au sujet de Human : “Mon souhait le plus cher est que tout un chacun s’en empare à sa façon, organise des projections et devienne un ambassadeur du Vivre Ensemble !”… Jean-Baptiste Morain

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Le nombre de films “réalisés” par Yann Arthus-Bertrand. Apôtre de l’écologie “apolitique”, le photographe choisit toujours ses sponsors avec discernement, comme le groupe PinaultPrintemps-Redoute et la Fondation du Qatar pour Home, son premier film…

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Peter Nicholls/Reuters

Jeremy Corbyn à Londres, le 10 septembre

un nouveau cycle pour le Labour Avec la victoire inattendue de Jeremy Corbyn à la primaire du parti travailliste, un rejet des élites s’est exprimé dans les urnes en Grande-Bretagne. Tandis qu’aux Etats-Unis, les outsiders font aussi la course en tête dans les sondages.



ous ne connaissez pas Bernie Sanders ? Rassurezvous, l’immense majorité des Américains non plus. Pourtant, depuis le 10 septembre, cet ancien hippie de Brooklyn, impénitent gauchiste du Parti démocrate, est devenu la dernière sensation politique. Plusieurs sondages d’affilée le situent en effet devant Hillary Clinton dans les deux premiers Etats qui devront voter pour l’investiture démocrate à l’élection présidentielle de 2016 : l’Iowa et le New Hampshire. Le “Bernie qui ?” de la presse et de la nomenklatura américaines fait autant peine à lire que le “Corbyn quoi ?” de la presse et des élites britanniques lorsque ce dernier a commencé à écraser ses adversaires pour le leadership du parti travailliste. On connaît désormais la suite : le 12 septembre, Jeremy Corbyn l’emportait avec près de 60 % des suffrages dans cette première primaire ouverte organisée par le Labour. C’est-à-dire trois fois plus de voix qu’Andy Burnham, arrivé second.

La claque pour les barons travaillistes est à la mesure de leur mépris envers Jeremy Corbyn : magistrale. Ces happy few du travaillisme pensaient que les vieilles recettes éculées de gauche, c’était pour les “pays du Club Med” : Espagne et Grèce. Je fais le pari que les huiles démocrates aux Etats-Unis, toutes rassemblées derrière Hillary Clinton, sont en train de suer à grosses goutes. Au Royaume-Uni, comme aux Etats-Unis, les mêmes causes sont pourtant en train de produire les mêmes effets. Aux Etats-Unis, c’est la perspective de devoir arbitrer un énième match Bush-Clinton qui pousse les électeurs à placer en tête Donald Trump

tous les candidats travaillistes étaient issus d’Oxbridge, sauf Jeremy Corbyn

et Bernie Sanders. En Grande-Bretagne, c’est une révolte “anti-Oxbridge” qui a abouti à l’élection de Jeremy Corbyn. Oxbridge est la contraction d’Oxford et de Cambridge, les deux universités de l’élite britannique. Seuls les conservateurs de David Cameron revendiquaient ouvertement leur appartenance à ce club sélect qui combine école privée et universités de prestige. D’ailleurs, inutile d’aller plus loin que le simple comptage : un peu moins de 60 % des ministres conservateurs sont issus d’Oxbridge. De la même façon, plus de la moitié des députés conservateurs ont été inscrits dans une école privée. Le Labour, pour sa part, parvenait à marquer la différence, puisque seuls 10 % des députés travaillistes ont effectué leur scolarité dans le privé. C’est dix fois plus que la population britannique, mais l’honneur et le passé ouvriériste du Labour étaient saufs. Jusqu’à la primaire ouverte de 2015. Car tous les candidats qui se sont présentés aux suffrages des militants travaillistes étaient issus d’Oxbridge. Tous, sauf Jeremy Corbyn : il en a habilement joué auprès des jeunes qui, pour beaucoup, ont fait son élection. Car en Grande-Bretagne, comme en France ou dans l’Europe du Sud, ce sont les jeunes qui sont les premières victimes de l’austérité. Avec ce particularisme qu’en Grande-Bretagne les frais de scolarité des universités ont flambé pour atteindre 9 000 livres par an. La domination d’Oxbridge, même chez les travaillistes, a paru insupportable à cette jeunesse qu’on endette. Or, contrairement à ce que des sociologues paresseux ont pu écrire, la génération Y ne se prélasse pas dans des sofas en avalant des séries américaines et de la junk food : elle est très politique et déteste qu’on préfabrique pour elle le monde qui vient. Partout, elle saisit les occasions qu’on lui laisse (primaires partisanes, manifestations de rues, militantisme associatif) pour anéantir les plans de carrière de leurs aînés, qui avaient tout calculé, tout planifié. En GrandeBretagne aujourd’hui, en France demain ? Anthony Bellanger

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retour de hype

Homo Naledi

Lévitation à Angers

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Uchronia

James Dean

Claire Chazal

le “bar populaire” de Fauve ≠

Peter Doherty, saison 10 Pinky

“j’ai eu un coup de cœur de tendresse”

la Nuit Blanche

“si on était dans un film, j’aimerais bien en être à l’ellipse”

“dans l’fond, Carla Bruni, je l’admire parce qu’elle n’a aucun sens du ridicule”

“chiche, tu te ramènes avec un jambon-beurre au concert de Morrissey”

Peter Doherty, saison 10 Les Libertines ont annulé un concert à Londres pour “urgence médicale”. “Chiche, tu te ramènes avec un jambon-beurre au concert de Morrissey”, à l’Olympia le 24 septembre. Uchronia L’expo du photographe Maciek Pozoga et du musicologue Christopher Kirkley sur un Mali

“tu t’rappelles du moment boule à zéro de Britney ? Bah, j’me sens un peu comme ça en ce moment”

Le Grand Journal

semi-imaginaire, jusqu’au 16 octobre à la galerie 12Mail, à Paris. Le “bar populaire” de Fauve ≠ Une reconversion envisagée par ces garçons pas pleins d’avenir. “J’ai eu un coup de cœur de tendresse” Séverine Ferrer, sur son idylle avec Faudel en 1999. Le Grand Journal Nan, c’est une blague. C. B.

tweetstat En attendant un come-back fleurant bon la naphtaline, la chanteuse donne un cours d’orthographe aux djeuns. Laam @LaaP2IÀFLDO

SRXUTXRLpFULUH¶·VDYD¶·""""DXOLHXGH¶· YD¶·"""""F·HVWVLPSOHQRQ"""""GHPH XQo"""""XQo"""""XQo""""oDYD 15:1VHSW

76 %

Bescherelle ta mère

L’orthographe c’est pas yolo, hein…

Répondre

Retweeter

15 % Nabilla

Pour la ponctuation, elle, très yolo.

9 % Shia LaBeouf

Pour le pétage de boulon sorti de nulle part.

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le droit d’asile pour Anish Kapoor Alors que son œuvre Dirty Corner a été vandalisée une troisième fois à Versailles, l’artiste a trouvé refuge et soutien chez des dominicains fans d’art contemporain.

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ô vous, frères humains… Que prêche ce frère dominicain devant la peinture en silicone molle et visqueuse signée Anish Kapoor ? La tolérance, à coup sûr. Après les multiples attaques portées contre Dirty Corner, l’œuvre de l’artiste indo-anglais exposée au

château de Versailles, il a eu “l’audace” d’inviter le paria à investir le couvent de La Tourette, comme ses frères avant lui avaient eu “l’audace de faire appel à Le Corbusier” pour construire, dans les années 50, cette

drôle de structure en béton armé. Mais aussi une certaine complexité du monde : “Nous sommes toujours en tension entre ces deux pôles, le charnel et le spirituel”, a admis avec finesse le frère Marc Chauveau, historien de l’art à ses heures.

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un miroir de la société

“L’architecture rigoureuse, sans décoration et sans concession de Le Corbusier structure nos vies, c’est une architecture miroir”, a déclaré le frère Marc Chauveau devant un des Mirror Aluminium d’Anish Kapoor, installé sur les murs en crépi du réfectoire de sa confrérie. L’exposition Kapoor en ce lieu sacré est aussi un miroir tendu aux extrémistes, un pied de nez savoureux qui veut

que c’est de l’Eglise, celle-là même dont se revendiquent certains des détracteurs de Kapoor, que vient la riposte. L’un des graffitis sanctuarisé de Versailles indique “seul le Christ est roi”. “C’est inadmissible”, a commenté avec calme frère Marc avant de conclure : “Les œuvres présentées ici ne sont pas exposées, elles habitent ici.” La messe est dite. Claire Moulène

l’homme par qui le vandale arrive Le rouge sang de cette pièce intitulée Discrobe rappelle le rouge cuivre du “vagin de la reine” attaqué à la peinture jaune le 17 juin. Au couvent de La Tourette, Kapoor répond à Le Corbusier. A Versailles, en revanche, le dialogue avec Le Nôtre semble plus problématique, ses sculptures en plein air ayant déjà été vandalisées à trois reprises. Quelques jours après l’inauguration donc, puis le 6 septembre avec des inscriptions antisémites que l’artiste, habilement, a choisi de ne pas effacer. “Désormais, ces mots infamants font partie de mon œuvre”, a-t-il déclaré. Enfin,  dans la nuit du 9 au 10 septembre, alors que Kapoor assistait au vernissage de son exposition au couvent de La Tourette et que la ministre de la Culture inaugurait la Biennale de Lyon en rendant hommage à cet artiste capable “de rétablir les conditions du dialogue”.

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Helena Hauff Originaire de Hambourg, elle terrorise les dance-floors européens avec sa techno sombre et martiale.

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lle a fait des études de physique, de musicologie, bouquine de la philo et c’est peu dire qu’on verrait bien cette geek à l’air sévère en superhéroïne un peu SM des Wachowski. Originaire de Hambourg, Helena Hauff se contente pour l’heure de martyriser les dance-floors européens à coups de sets versatiles, tendance terroriste : de l’acid techno, un gars criant pendant vingt minutes sur un pied (le Nazis of the Night des Belges Club Moral), de la cold-wave, des constructions plus expérimentales et froides à la Dopplereffekt – accueillis avec un plaisir non dissimulé par ses fans transis. Après un premier ep et une mystérieuse cassette, distribuée par Handmade Birds à très peu d’exemplaires et qui laissait transparaître son amour du krautrock, Helena Hauff sort son premier album, l’excellent Discreet Desire. Elle vient de lancer son propre label pour rassembler rock, psyché et techno. Son nom, Return to Order, est inspiré du mouvement artistique du même nom et post-Première Guerre mondiale. Tout un programme.

Katja Ruge

Géraldine Sarratia album Discreet Desires (Werkdiscs/Ninja Tune) 28 les inrockuptibles 16.09.2015

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trop court décompte Un test sanguin permet de mesurer le vieillissement de notre corps et d’en déduire notre espérance de vie. Saura-t-on un jour précisément l’heure de notre mort  ?

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n a beau savoir qu’elle arrivera un jour, on aime mieux ne pas cocher sur l’agenda la date du rendez-vous. Qui voudrait connaître l’heure de sa propre fin ? Une fois le compte à rebours lancé, soudain le temps se rétracte. C’est l’idée développée par une équipe internationale de chercheurs qui a mis au point un test sanguin qui permet d’évaluer notre âge réel. Non celui qui détermine le nombre de bougies à planter sur le gâteau, mais notre âge biologique, celui qui ne ment pas. Nous ne sommes pas égaux devant le vieillissement. Deux individus du même âge n’ont pas vieilli également. Malgré les apparences, l’un est plus vieux que l’autre. L’équipe du professeur James A. Timmons du King’s College de Londres a identifié cent cinquante marqueurs génétiques chez des sujets de 65 ans en bonne santé. Cette “signature” génétique est donc associée à un vieillissement optimal. Par déduction, ils sont à présent capables de déterminer l’âge réel d’un individu et donc les risques d’être atteint d’une maladie liée à l’âge et la date approximative du grand saut… Signe des temps, sans doute. Dans le dernier film de Jaco Van Dormael, Le Tout Nouveau Testament, chaque terrien reçoit un texto avec l’heure définitive de sa mort. Et le calcul est fait avec d’autant plus d’acuité qu’il est établi par Dieu lui-même. Dans un autre film, Time Out d’Andrew Niccol, avec Justin Timberlake, le temps se monnaye. L’horloge vitale est intégrée dans le bras des citoyens et fait office de porte-monnaie. On gagne, littéralement, sa vie. Evidemment, les riches sont centenaires et les pauvres courent contre la montre et se battent pour quelques secondes de plus. Depuis l’année dernière déjà, une application pour smartphone a rattrapé la fiction. Baptisée délicatement

Deadline, elle propose à ses utilisateurs une horloge fatidique qui indique le nombre d’années, de mois, de secondes qu’il leur reste à vivre en piochant dans les informations de santé captées par l’appareil (poids, rythme cardiaque, efforts physiques…) et transmises par l’utilisateur (clope ou pas clope, alimentation…). Ce gadget n’a rien de fiable, bien entendu, mais les progrès scientifiques aidant et la mode du quantified self s’intensifiant, on peut imaginer à l’avenir une montre connectée que chacun portera au poignet, un compteur d’espérance de vie sous la forme d’un cadran à aiguille de 0 à 150 ans. Nous passerons notre existence à gagner ou perdre des minutes de vie. Un shot de vodka, dix minutes en moins, un footing et on les récupère. Jusqu’alors, seules les données biologiques étaient comptées, mais on pourra sans doute améliorer le système et gagner en ponctualité. Intégrer la chance, par exemple. Douze euros gagnés au Loto, c’est quinze secondes dans le réservoir. Une jardinière de géraniums qui tombe une seconde après notre passage, deux jours de plus ! Mais la technique a ses limites et ne saurait embrasser tous les paramètres. Dans la fleur de l’âge, tête penchée, les yeux rivés sur sa montre, l’homme du futur, trop confiant, censé vivre jusqu’à 102 ans, ne verra que trop tard le bus qui croisera violemment sa route. Nicolas Carreau illustration Vincent Boudgourd pour Les Inrockuptibles

pour aller plus loin L’article de Genome Biology genomebiology.com/2015/16/1/185

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style

où est le cool ?

Julien Lanoo

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

à Paris, rue de Lourmel plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com

Dans le XVe arrondissement, ces trois bâtiments abritent cinquante-quatre logements sociaux, une résidence sociale de vingt-cinq appartements, un centre d’accueil de jour pour personnes âgées, des commerces, une halte-garderie. L’intention des architectes : réunir autour d’une place publique des usagers très spécifiques via “un système pittoresque qui interagit fortement avec le caractère puissamment hétéroclite” de cette partie de Paris. tvk.fr

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dans un K-Hole Une installation en pdf qui caricaturerait et traduirait en langage artistique les tendances : tel fut le concept de K-hole, projet kétaminé fustigeant le consumérisme né de l’imagination de cinq jeunes artistes diplômés de la Brown University et de la Rhode Island School of Design. Il touche à sa fin avec cette ultime et cinquième parution, A Report of a Doubt, malicieusement sous-titrée “Voir le futur ≠ changer le futur”. khole.net

chez gallery 09 Derrière ce jeune label new-yorkais se cache le talentueux designer Scott Watts. Son inspiration : le fameux E = mc2 d’Einstein et sa théorie de la gravitation. Dans ses collections, des T-shirts or, des vestes futuristes ou encore des textiles qui tentent de reproduire la sensation de la peau. gallery909.com

dans cette basket immaculée On a beau ne pas être ultrafan des baskets de créateurs, force est de constater que le Belge Raf Simons, qui continue de diriger sa propre maison en plus de son rôle de directeur artistique chez Dior, excelle dans l’exercice. Sa basket montante Velcro, blanche immaculée, est tout simplement sublime. rafsimons.com

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vous n’y échapperez pas

le tricot cool Oubliez les pull-overs de grand-mères : cette laine-là est une carapace et un doudou.

L

e monsieur ci-contre ne porte ni un voile, ni un masque de Tortue Ninja, et pourtant l’ambiguïté autour d’un visage couvert en dit long sur l’époque actuelle. Autre fait troublant : derrière ses airs de loubard, cet homme mystérieux aime profondément l’artisanat. La preuve, il s’est intégralement habillé de laine tricotée, sophistiquée et luxueuse : mérinos souple, maille bouillie et pantalon de feutre texturé lui permettent de rouler des mécaniques tout en restant en pyjama. Ou presque. Il a compris que l’équilibre de chaque tenue se jouait entre coquille protectrice et confort imperceptible. Ainsi, il renoue avec la promesse ancienne du luxe, celle d’améliorer le quotidien de son porteur de façon invisible. Une proposition qui vaut aux créateurs Dao-Yi Chow et Maxwell Osborne, fondateurs du label new-yorkais Public School, de remporter le prix Woolmark 2015. Ce producteur de laine demande chaque année à des créateurs avant-gardistes de se prêter à l’exercice peu évident du tricot. Résultat intéressant quand il ne correspond, a priori, pas à l’univers de la marque. “On a là une proposition streetwear avec des lignes familières à tous, mais une finition à première vue inattendue… et pourtant pensée pour être portée”, dit Simon Chilvers, directeur de la mode masculine de la boutique de luxe en ligne matchesfashion.com, qui vend la collection en exclusivité. Ainsi, Public School rappelle le potentiel marginal et sans cesse modernisé de la laine tricotée, alors que ce savoir-faire est historiquement associé à la sphère domestique (car longtemps confectionné à la main par des femmes au foyer), et miroir local et saisonnier (comme les tapis, il se voit orné d’arbres et d’animaux

de la région ou de flocons). Pourtant, en parallèle, son détournement articule les premières libérations du corps féminin : Coco Chanel tricote des mailles souples inspirées de l’uniforme de polo de son amant Boy Capel, Elsa Schiaparelli imagine des sweat-shirts en trompe l’œil influencés par le sportswear d’époque. Plus tard, c’est Vivienne Westwood, Comme des Garçons ou Marc Jacobs qui ajoutent des trous grunge dans leurs tricots, juxtaposant références ménagères et critique sociale. Aujourd’hui, la laine tricotée de Public School emprunte moins à sa mythologie classique qu’à son histoire sportive et technique : il imagine un corps protégé, réconforté, aux pouvoirs invisibles. L’homme (et la femme) de demain sera toujours fort, toujours au chaud, et ça ne se verra pas forcément. Alice Pfeiffer

1987 La robe de viande de l’artiste Jana Sterbak détourne un symbole féminin quasi universel. Une esthétisation de codes mortifères et de décomposition qui évoque les vanités classiques – référence à laquelle elle superpose la notion de vanité narcissique imposée à la femme, confrontant ainsi l’obsession de la jeunesse et l’incapacité d’arrêter le temps.

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Zhang Huan Studio

ça va, ça vient : les vêtements en viande

L’artiste Zhang Huan revêt un costume de superhéros avec des gros muscles en steak. Il évoque ainsi la profonde faiblesse au cœur de toute apparence de force. Lors de sa performance, il libère des colombes, symbole bouddhiste de compassion – et façon de libérer la masculinité de toute attente de performance physique héroïque.

2015 En 2010, Lady Gaga arborait une robe de viande pour protester de la dépossession de son propre corps dans un monde cherchant à interdire l’avortement. Aujourd’hui, la tenue est exposée au Museum of Cleveland et a, comme la chanteuse, vieilli, sorte de momie pop tombée dans les oubliettes et dans le piège d’une société en accéléré. A. P.

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Pour continuer à vous transmettre nos passions et coups de gueule, nous lançons une offre 100 % numérique et multisupport où retrouver l’intégralité du magazine et des contenus exclusifs. Les inRocKs premium sont une déclinaison digitale de ce qui a forgé notre identité : un accès privilégié aux artistes, des articles et des entretiens au long cours, un point de vue acéré sur l’actualité. En plus de cette offre, chaque jour, des invitations et des cadeaux sont disponibles sur le club abonnés. Rendez-vous sur lesinrocks.com

Jim Urquart/Reuters

cette semaine sur

cl - ub abonnés musiques anniversaire du Plan

expo Take Me (I’m Yours)

le 25 septembre au Plan, Ris-Orangis (91) Pour fêter sa première année de réouverture, le Plan fait monter du beau monde sur scène, avec Etienne de Crécy, Jeanne Added, Salut C’Est Cool et beaucoup d’autres. à gagner : 5 × 2 places

jusqu’au 8 novembre à la Monnaie de Paris (VIe) L’exposition conçue par Christian Boltanski et Hans-Ulrich Obrist,  Take Me (I’m Yours), est recréée. Chaque visiteur sera invité, pour ne pas dire encouragé, à toucher, utiliser ou emporter avec lui les projets et les idées des artistes invités. à gagner : 25 × 2 places

musiques Chassol le 25 septembre au Théâtre de SaintQuentin-en-Yvelines (78) Après l’Inde et La Nouvelle-Orléans, Chassol continue son tour du monde et pose cette fois ses valises en Martinique, pour y capturer sons, voix et rythmes de la rue. Un concert à regarder, des images à écouter. à gagner : 5 × 2 places

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chaque jour, un contenu exclusif pour nos abonnés

la tête dans le charbon Tandis que le quotidien britannique The Guardian milite en faveur du désinvestissement du secteur des énergies fossiles, en France, la presse en parle (un peu) et se positionne (rarement).

une pop de rêve Trois excellentes raisons d’écouter Depression Cherry de Beach House par notre journaliste Thomas Burgel.

Nojnoma

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et aussi

La mine de charbon Jim Briger (Wyoming) représente1 2 % de la production US

musiques Macki Music Festival du 25 au 27 septembre à Carrières-sur-Seine (78) Le Macki Music Festival reste fidèle à la direction artistique des collectifs La Mamie’s et Cracki Records : un mélange de genres autour d’une programmation musicale alliant concerts et DJ-sets. à gagner : 3 × 2 places

collectionneur atypique / 3 (portfolio) A Venise, l’ex-guitariste de Clash a transformé un bureau de l’Assistance publique en un capharnaüm de pop culture.

Tang frères

mickjonesrockandrollpubliclibrary.com

dans la tête de Nojnoma Ses autoportraits s’affichent à Paris depuis le début des années 2000. Qui est-il et que veut-il démontrer ? Entretien.

dix produits d’Asie à oser Les énigmatiques produits proposés dans les supermarchés asiatiques vous laissent perplexes ? Décodage.

musiques Elektricity

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du 24 au 27 septembre à Reims (51) Belle programmation cette année encore pour le festival, avec Flavien Berger, The Shoes, Metz, Sufjan Stevens, The Notwist et bien d’autres. à gagner : 2 × 2 places par soir pour les soirées du parvis, les 25 et 26 septembre

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“ma liberté musicale est palpitante” Elle avait annoncé sa retraite de la musique ou un disque de jazz, puis avait disparu des radars. Lana Del Rey peaufinait en fait les chansons de Honeymoon, nouvel album qui continue son langoureux travail de dématérialisation de la pop-music. par JD Beauvallet photo Neil Krug

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epuis des années, on nous rebat les oreilles avec des discours émerveillés sur la dématérialisation de la musique, en insistant avec compassion ou condescendance sur ce petit village gaulois que constituent les résistants du vinyle. Sans évoquer un instant l’importance du toucher (voire de l’odorat, avec certaines pochettes en carton fort) dans la panoplie des sens enchantés par la musique. Les vinyles de Lana Del Rey sentent très bon – le Pepsi, notamment. On parle de la dématérialisation de la musique, certes, mais on ne parle dans ce cas pas assez de la dématérialisation de la pop-music. Ils sont pourtant nombreux à l’œuvre sur ce vaste chantier d’épuration, de nettoyage par le vide, l’absence, le creux. Des mélopées néoclassiques de Max Richter à pas mal de tubes à danser au-dessus du vide de la trap music, des diableries électroniques de James Blake aux torch-songs fantomatiques de Lana Del Rey, c’est comme si toute une partie de la musique actuelle était livrée en points à relier entre eux, comme dans un jeu d’enfant où la forme finale ne se révèle qu’aux plus patients. A ce jeu de l’effacement, de la dématérialisation donc, Lana Del Rey reste l’une des plus mystérieuses artisanes en chansons étirées, éthérées. On parle de la dématérialisation de la pop-music, certes, mais on ne parle pas assez de la dématérialisation de la pop-star. Car Lana Del Rey, pour l’avoir eue plusieurs fois en face de nous, n’existe pas. Déjà, elle est née Elizabeth Woolridge Grant. Et surtout : elle est un spectre. La première fois qu’on l’avait rencontrée, dans un petit piano-bar de Londres, on avait été incapable de lui parler, tant son aura, déjà, imposait le malaise. Mais on avait regardé ses pieds, pour être bien certain qu’ils touchaient terre, tant elle se mouvait avec la grâce indolente et infernale des créatures au charme toxique du film Mars Attacks! de Tim Burton. Elle avait éclaté d’un rire de petite fille quand, des années plus tard, on lui avait rapporté l’anecdote. Entre garçon manqué et femme fatale réussie, Lana Del Rey est un tourbillon, une confrérie des impossibles, mille personnalités incompatibles. Sous ses airs de papier glacé, elle porte en croix des malheurs anciens, trop lourds pour elle seule, des morts proches et des cadavres exquis, de ces amis que seuls ceux qui ont grandi avec des disques pour intimes peuvent comprendre sans ricaner. Il suffit d’évoquer devant elle Jeff Buckley, Kurt Cobain ou Elliott Smith pour saisir. Sa musique avait pourtant tenté de revenir au concret, aux pieds sur terre. En embauchant Dan Auerbach des Black Keys et son armada

de copains aux biscoteaux saillants, Lana Del Rey avait abandonné, le temps d’Ultraviolence, sa matière épaisse, luxuriante et pourtant décharnée, évidée. Elle rêvait de simplicité, d’une accalmie, d’une pause respiratoire sous haute influence de la quiétude californienne des années Laurel Canyon, des années baba. Visiblement, la nonchalance n’était pas taillée pour elle et ses tourments. C’était juste un masque de sérénité, qui devait se fissurer. Malgré des trésors comme West Coast ou l’impérial Brooklyn Baby, l’album Ultraviolence sera loin d’atteindre les triomphes de Born to Die, son premier album réellement distribué, sorti en 2012, après les méconnus et déjà intenses Sirens (2006) et surtout Lana Del Ray A.K.A. Lizzy Grant (2010), sur lequel une chanson comme Yayo portait les germes d’une discographie à venir. Car le ton était déjà donné, malgré une production parfois excentrique, voire affreuse – macabre. Summertime Sadness, Born to Die, Dark Paradise, Sad Girl : les titres de Lana Del Rey résonnent comme un catalogue La Redoute du mal-être, avec ce côté cru et cagneux de textes qui jouent loin de l’autoapitoiement, loin des bobos existentiels d’une petite diva. On ne sait pas d’où remonte le malheur, mais il imprègne en profondeur une musique qui se résume souvent à une mise en scène luxueuse de la mort, à un cabaret funèbre tendu de soie et de satin catin. Cet univers, Lana Del Rey a eu le temps de le construire : lors de notre première rencontre en 2011, elle nous avait longtemps expliqué à quel point elle vivait depuis l’enfance “dans sa tête”, bulle où la rejoignaient quelques films, Scarface ou American Beauty, toujours les mêmes, des livres, Kerouac, Nabokov, Sartre, Allen Ginsberg, toujours les mêmes, et beaucoup de chansons, toujours les mêmes, de Nina Simone, qu’elle reprend, à 2 Pac ou Leonard Cohen. On parlait de dématérialisation de la musique de Lana Del Rey. C’est encore plus vrai sur le nouvel album Honeymoon, où la musique prend souvent le chemin du rêve éveillé, de l’évasion, de l’absence. Une sorte de musique de film, immobile mais inquiète, qui se confond avec les brumes, pâle et floue. Une musique d’apparence indolente, mais ferme pourtant avec la mémoire, qui se siffle sous la douche – froide. Un son finalement bien d’époque, dont la lenteur, la langueur, la torpeur, l’agonie incarnent assez bien une forme d’abandon crâneur, de dilution finale. Un laisser-aller qui contraste étonnamment avec la fermeté, la poigne d’une Lana Del Rey de plus en plus au cœur, aux rênes de sa musique et de son commerce : c’est elle et elle seule qui décide avec qui elle parle, comment sa musique sera représentée. “Je ne connais pas de meilleure combinaison que l’animal

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et le cérébral”, nous avait-elle prévenu à ses débuts. Elle le rappelle avec Honeymoon : ce qu’on peut regarder en premier chez une femme, ça peut être son cerveau, sexy comme mille.

“en termes de plaisir, je place la musique à égalité avec le sexe”

Comment as-tu vécu l’incompréhension face à ton album Ultraviolence de l’an passé ? Lana Del Rey – J’ai hérité du côté philosophe de mon père : si les choses ne se passent pas trop mal, alors elles se passent bien. Je me sens privilégiée de pouvoir continuer à faire ce que j’adore. Je me fiche des chroniques de mes disques mais elles changent la façon dont les gens vont écouter ma musique, alors autant recevoir des échos favorables… Avais-tu alors besoin de cette légèreté dans ta vie, de cette nonchalance ? D’une certaine façon, c’était un contre-poison à ce qui se passait dans ma vie. J’avais besoin de faire un album qui sonne exactement comme celui que j’entendais alors dans ma tête. C’était le seul moyen de préserver ma vision. J’ai toujours eu besoin de ce genre de simplicité. Je ressentais une vraie nonchalance par rapport à la façon dont la musique allait être reçue et en même temps j’étais totalement obsédée par mon artisanat, mes chansons. C’est le meilleur état d’esprit possible quand on est en train de faire un album. Autour de toi, y avait-il trop de gens pour donner leur opinion, leurs conseils ? Il y a constamment beaucoup de gens et ils émettent tous beaucoup d’opinions au sujet de mon album en cours. Ce n’est pas que je les méprise tous mais… quand il s’agit de produire, notamment la voix, je ne me sens à l’aise que si je demeure fidèle à ce que j’entends en moi. Je n’ai pas enregistré Ultraviolence en réaction à qui ou quoi que ce soit : c’est juste le disque que je voulais écrire, et la façon dont je voulais qu’il sonne. T’inquiètes-tu, au nom des attentes, devant la feuille blanche ? Je me sens très éloignée de ces attentes, sans doute parce que la réaction des gens à ma musique reste fondamentalement différente de la mienne. Je me suis juste sentie accablée à un moment où on disait partout que ma musique n’était qu’extrême tristesse, voire nocivité. Le meilleur remède a été de fermer les volets et de continuer à travailler. Tu pensais alors à t’évader ? Oui, ça peut être une vraie tentation, de plusieurs manières possibles… Mon cerveau et mon imagination ont tendance à tourner à plein régime, mes évasions sont donc plutôt physiques – déménager par exemple. Je ressens le besoin de vivre quelque chose de différent, neurologiquement ou physiquement… J’ai toujours trouvé des façons de m’évader. Et sans avoir recours à des amis imaginaires ; je n’en ai jamais eu. 16.09.2015 les inrockuptibles 43

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“je réfléchis tout le temps, je suis contemplative et romantique : la combinaison de tout ça s’appelle peut-être la nostalgie” Peux-tu parfois juste claquer la porte ? Il est toujours possible de s’enfuir. Le gros problème, c’est que partout où je vais, je pars en compagnie de moi-même. C’est donc compliqué pour moi de m’évader comme je le souhaiterais. Les deux endroits où je parviens à le faire, c’est à la plage ou au volant. Pendant longtemps, ma propre musique était ma plus belle source d’évasion… Quand elle est devenue plus concrète au fil des ans, elle est devenue ma réalité, ce dont je cherchais à m’évader. Pourtant, j’ai une relation viscérale à la musique, c’est une des choses les plus intimes et naturelles pour moi. En termes de plaisir, je la place à égalité avec le sexe. Pourquoi la musique a-t-elle pris une telle place dans ta vie ? Parce que j’étais destinée à en jouer. Je me suis contentée de faire ce que j’étais censée faire et ça a totalement envahi ma vie. C’est ce qui arrive quand on est sur la bonne route. Jusqu’à il y a quelques années, je considérais certains musiciens comme une énorme inspiration, je ressentais beaucoup d’amour pour eux, mais de manière saine ! J’ai récemment perdu un peu de cette connexion. Tu chantes un bout de texte de David Bowie sur l’album. A-t-il toujours été dans ton panthéon ? Parfois, quand tu chantes et improvises, des phrases surgissent de nulle part… J’espère qu’il ne m’en voudra pas. Mais je suis convaincue que ses mots ont surgi pour une raison, je n’ai donc jamais changé cette ligne. C’est une âme tellement excitante. Il vient d’une période extraordinaire, avec toute cette musique, l’art, l’énergie de l’époque. (On lui parle d’une photo réunissant, en 1973, Bowie, Iggy Pop et Lou Reed) J’aurais adoré vivre ces années-là, avec des amis incroyables ! A quel point ton rapport à l’artisanat de la chanson a-t-il évolué depuis tes débuts ? Depuis une dizaine d’années, je me suis complètement immergée, avec délice, dans cet artisanat. Je me souviens avec tendresse de mes premiers pas, même si c’est très loin… Mais récemment, je me suis moins souciée de structures, de compositions, j’ai laissé les choses se créer, naturellement. Pour être honnête, cette liberté musicale est palpitante, je me sens bénie. C’est comme si tu t’évadais des structures qui t’ont jusqu’alors définie et que tu évoluais dans une autre dimension psychique, que tu repoussais les limites de ton âme grâce aux mots et aux mélodies… Es-tu très impliquée techniquement ? En termes de sons, d’arrangement, de production, il est fondamental pour moi d’être très précise. Sur un album, la partie consacrée au mixage et au

mastering prend énormément de temps. Avec mon producteur et mon ingénieur, je suis totalement impliquée dans ce travail. Avec moi, bien après que j’aie fini de composer les chansons, la production évolue constamment, jusqu’à la dernière minute. Je suis donc très pointilleuse sur cet aspect aussi, qui me prend beaucoup de temps. Je me sentais pourtant plus fluide, plus éloquente avec le “langage de la musique” lorsque j’étais plus jeune… J’ai déjà dit beaucoup de choses dans mes disques et j’ai traversé beaucoup d’expériences ces deux dernières années qui ont fini par parasiter les transmissions, les traductions entre ma muse et moi. Qu’as-tu changé dans les méthodes de travail pour Honeymoon ? Pas grand-chose, je me suis contentée de ne pas chercher cette fois un second producteur pour bouleverser en cours de route le son de l’album tel qu’il avait débuté. L’an passé, j’avais tout fait avec Rick Nowels avant d’emporter cet album chez Dan Auerbach. Cette fois-ci, je suis restée en studio avec Rick et nous avons tout fini ensemble. Il est à la fois mon partenaire et un ami cher. Un mot, une idée ont-ils défini l’esthétique de ce nouvel album ? La chanson Honeymoon a défini le ton, avec Music to Watch Boys to. J’adore l’idée d’“honeymoon”, de lune de miel, c’est l’apogée d’une relation romantique… C’est même censé être le plus beau moment de la vie d’une femme… Je cherchais sans doute à rendre ma vie plus belle qu’elle ne l’était. Tous les sentiments, toutes les inquiétudes que je ressens, toutes les questions que je me pose sur le futur influencent les paroles, bien sûr, mais aussi les mélodies… A part ça, je n’ai pas ressenti d’influences extérieures pour cet album, si ce n’est le jazz et la trap music, qui a marqué la production de deux chansons. Tu te souviens de ta première guitare ? Mon oncle Tim m’avait prêté la sienne, je ne l’ai pas gardée, elle est restée chez lui. D’où te vient cette nostalgie ? Je réfléchis tout le temps, je suis plutôt contemplative, ma passion pour les beaux films explique sans doute pourquoi mon esthétique peut passer pour de la nostalgie… Je suis également très romantique : la combinaison de tout ça s’appelle peut-être la nostalgie. Je préfère penser que j’ai juste de très bons goûts ! Est-ce que je vais composer un jour une BO ? Qui sait, c’est peut-être écrit dans mon futur… Qu’aimerais-tu changer chez toi ? Je voudrais vivre sans inquiétude, sans peur. album Honeymoon (Polydor/Universal)

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édito

L’offre en vin étant pléthorique et brumeuse, surtout en ces temps de foires en grandes surfaces, ne pas boire idiot relève de l’exploit. A moins de devenir spécialiste – les cours d’œnologie sont en plein boom –, c’est à l’intuition qu’il faut avancer dans la jungle des tanins. Une mission pas si anodine. En plus d’accélérer la bonne humeur, le vin sédimente les enjeux et batailles de l’époque, comme tous les marqueurs culturels. Le débat actuel se situe autant au niveau du plaisir (à reconquérir) que de l’éthique (à réinventer). Alors que la vigne représente 3 % des surfaces agricoles françaises, les vignerons utilisent 20 % des pesticides vendus dans le pays. “Le grand avenir du vin, c’est qu’un jour, tous soient bio” (Ségolène Royal, juin 2015). Si même la ministre de l’Ecologie le dit… L’essor des vins naturels, pourtant très minoritaires – moins de 5 % de la production –, provoque des crispations entre tenants d’une agriculture raisonnée et libérée, souvent des viticulteurs et des consommateurs plutôt jeunes, et les apôtres du vin façonné par intervention chimique, auquel nos palais sont habitués depuis des décennies. Ces derniers détiennent les clefs politiques et commerciales. Leur crispation signifie que le débat est bien réel. La prochaine génération vin aura peut-être une révolution sur les bras. O. J.

au vin nouveau

Ils sont jeunes et conçoivent le vin autrement. Naturellement. Regards sur un secteur revalorisé par des trentenaires exigeants et rencontre avec Solenne Jouan, sommelière des temps modernes. dossier réalisé par Olivier Joyard

A

près avoir lâché un emploi dans la communication, Solenne Jouan a travaillé comme sommelière dans plusieurs restaurants parisiens réputés pour leurs vins naturels – Le Baratin, Saturne, Vivant –, avant de poser son sac au 6 Paul Bert. Les vins naturels, c’est quoi ? Solenne Jouan – Il y a des clichés sur les mecs tout nus dans leurs vignes (rires)… En fait, c’est un nom de code qui regroupe des réalités diverses. On imagine que les vins naturels sont sans soufre… sauf que les sulfites se développent naturellement pendant une fermentation. D’où des situations étonnantes : Philippe Jambon, en Beaujolais, ne met pas du tout de SO₂ dans son vin, pourtant il se retrouve avec des taux plus élevés que certains domaines qui en ajoutent pour réguler le pH dans leurs cuves ou favoriser la conservation ! Disons que le vin naturel est “sans sulfites ajoutés”. Parfois, il reste des particules en suspension car il n’a pas été filtré. Il y a aussi le cas des vins en biodynamie, aux vignes pas ou peu traitées. Mais un vin en biodynamie n’est pas nécessairement naturel – alors qu’un vin naturel provient toujours de vignes en biodynamie…

Bref, l’important est d’abord que ce soit très bien fait ! Les “vins vivants”, comme je préfère les appeler, demandent un esprit particulier de la part du vigneron, qui laisse le raisin s’exprimer et n’utilise pas d’intrants (produits chimiques ajoutés – ndlr), mais aussi du consommateur prêt à s’ouvrir les sens. Ces vins sont souvent proposés dans les restaurants de la nouvelle génération “food” mais restent controversés. Ils seraient instables et se ressembleraient tous : goût de cidre pour les blancs, odeur d’écurie pour les rouges… Dans Libération, le philosophe Olivier Assouly évoquait récemment “une signature gustative supposément rebelle, mais stéréotypée et normalisatrice”… On parle aussi de mode, mais non ! Les vins naturels existent depuis très longtemps. L’un des pionniers, Marcel Lapierre, ami de Guy Debord, travaillait ses morgons de cette manière dès les années 70. L’engouement commence à se propager. Dans certains restaurants haut de gamme comme L’Arpège, où les serveurs sont tirés à quatre épingles, ils proposent des vins de Loire de Thierry Germain, des montepulcianos de Valentini. On se rend compte que les traitements chimiques et les pesticides ne représentent pas l’avenir. Mon parrain en vin, Vincent Laval, à Cumières,

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SolenneJ ouan règne sur la cave du6 P aul Bert, Paris XIe

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“une parcelle traitée en biodynamie se voit à l’œil nu : au sol, il n’y a rien d’autre que de la terre, les feuilles sont belles, les escargots ne sont pas morts” en Champagne, se bat pour l’appellation bio et pour cesser les traitements aux pesticides par hélicoptère, comme dans certains grands domaines. Il m’a raconté qu’il y a quelques années, les vignerons de Champagne achetaient les déchets des Hôpitaux de Paris pour faire grossir les raisins. Dans les vignes, tu trouves encore des seringues, des morceaux de plastique… Une parcelle traitée en biodynamie se voit à l’œil nu : au sol, il n’y a rien d’autre que de la terre, les feuilles sont belles, les escargots ne sont pas morts. Les méthodes sont-elles différentes ? Les vignerons possèdent deux ou trois hectares, des pressoirs manuels… Parfois, ils foulent le raisin au pied. C’est plus de boulot d’aller labourer à la pioche, désherber à la main… La production n’a rien d’industriel. On se bat pour obtenir douze bouteilles de Pierre Overnoy, dans le Jura ! Mais si le sol est travaillé correctement et la vigne saine, eh bien cela se ressent dans le goût. On obtient une palette tellement différente… Chaque parcelle possède un caractère singulier. C’est peut-être pour ça que les vins naturels plaisent : ils remettent de la surprise dans le vin. Pour l’instant, entre eux et les grands domaines classiques, il y a un abîme. Pourquoi les trentenaires s’intéressent-ils au vin naturel ? Parce qu’on peut prendre une cuite sans être par terre pendant trois jours ? Il y a de l’alcool, quand même (rires) ! Mais tu n’as pas la barre au front due aux sulfites et aux produits chimiques. Le côté festif du vin naturel est hyperattractif, oui. Les bouteilles ont un look barré. Sans doute, il y a une manière de se démarquer en buvant cela. Certains s’y engouffrent par opportunisme, notamment chez les négociants. Mais c’est quand même fondamentalement une question de goût et d’accessibilité. Des filles qui ne buvaient pas de vin ou n’aimaient que le moelleux et le sauternes y trouvent leur compte. Les Japonais apprécient leur finesse et leur côté facile à digérer. On peut offrir du “nature” à des personnes qui ne boivent pas beaucoup de vin. Il y a des bouteilles légères et faciles à boire, axées sur le fruit, certaines à neuf ou dix degrés d’alcool. Mais aussi des quilles ultracomplexes à garder longtemps en cave.

A quoi ressemble le buveur naturel t ype ? Parmi les fans de vin vivant, je vois autant d’hommes d’affaires que de hipsters, ou des amateurs de pinard qui veulent changer leur routine. Je connais une fille qui ne buvait plus de vin car elle était allergique au rouge, qui lui donnait des migraines. Elle s’est mise à en reboire grâce au vin naturel. C’est vrai qu’il y a un effet générationnel. Je ne suis pas sociologue, mais je peux parler de mon exemple. J’ai commencé ma vie professionnelle dans la communication, même si j’étais passionnée de nourriture. A 25 ans, je bossais pour Cavalli, Tod’s, et j’allais manger trois ou quatre fois par semaine au Baratin (repaire bistronomique parisien – ndlr), si bien que les propriétaires m’ont finalement proposé d’y travailler. J’ai découvert les vins naturels et j’ai changé de vie. Et les vins classiques ? Ma famille fait du vin, à Graves : ils sulfitent à fond (rires). Mais je ne peux plus boire de vins formatés. Je suis passée à une foire de la grande distribution où était vendu un vin de ma famille. J’ai goûté : ça coupe la langue en deux (rires). C’est bon pour les paupiettes ! Dans ce cas, je préfère ne pas boire, plutôt un jus de fruit ou de l’eau. Après, les grands bourgognes ou un très bon bordeaux, oui. Les vins naturels ont la réputation d’être chers… Le boulot des artisans qui produisent peu d’unités se paie. Nous défendons ces vignerons et leur travail, comme la cuisine défend les artisans, la provenance des légumes. C’est une démarche

quotidienne. La moyenne au restaurant où je travaille, c’est 40 euros la bouteille. Dans un restaurant qui ne sert pas de vins naturels, c’est dix euros de moins… A Paris, tous les endroits un peu d’actualité servent des vins naturels : Haï Kaï, Servan, Septime, Saturne, Le Chateaubriand… Noma, à Copenhague (longtemps considéré comme le meilleur restaurant du monde – ndlr) a ouvert dans les années 2000 avec une carte exclusivement nature. Un gros parti pris : des clients étaient déstabilisés parce qu’ils n’avaient plus la possibilité de claquer 3 000 euros dans une bouteille… Ces vins se marient très bien avec une cuisine légère et naturelle, mais il arrive que les gens les renvoient : trop bizarres ! Un vin naturel bouge et n’est pas forcément prêt tout de suite. Il peut produire des bulles ou repartir en fermentation. On fait attention à ne pas servir n’importe quoi. Les pionniers comme le Domaine Valette à Chaintré, proposent des vins bien faits, droits, contrairement à d’autres qui sont complètement rock’n’roll. Finalement, le vin naturel est un choix politique ? Je n’en fais pas un étendard, sauf quand quelqu’un me pique sur le sujet. La plupart du temps, je ne dis même pas aux clients qu’on n’a que du vin comme ça. Ils sont là pour se faire plaisir, on ne va pas les prendre de haut. propos recueillis par Olivier Joyard et Anne Laffeter photo Frédéric Stucin pour Les Inrockuptibles restaurant Le 6 Paul Bert 6, rue Paul-Bert, Paris XIe, tél. 01 43 79 14 32

le tour du monde selon Wine Explorers Quand deux jeunes Français partent dénicher des crus inconnus. Au 8 septembre, ils en étaient à 188 250 kilomètres parcourus et 2 397 vins dégustés. Autant dire une folie douce pour Jean-Baptiste Ancelot (concepteur du projet) et Ludovic Pollet (photographe-réalisateur), lancés dans l’aventure Wine Explorers depuis janvier 2014. Leur mot d’ordre : “Et si tous les grands terroirs du vin n’avaient pas été découverts ?” Leur but, visiter 92 pays où est produit du vin pour établir une cartographie mondiale. L’affaire devrait leur prendre trois ans. Diplômé en commerce des vins, le jeune trentenaire Ancelot a travaillé en Suisse et aux Etats-Unis pour de grandes maisons françaises, avant de tout quitter. Si un livre et une série documentaire sont en vue, le quotidien consiste avant tout à rencontrer des viticulteurs et à comprendre leur production, bien au-delà des territoires majeurs. Namibie, Kazakhstan, Taiwan, Bali, Corée du Sud, Brésil, Danemark, Uruguay et Suède ont entre autres déjà été visités… La touche finale est prévue pour juillet 2017, en France. Avec combien de découvertes à la clé ? wine-explorers.net

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trois vignerons dans la nature Chacun à leur façon, ils mettent en pratique les préceptes du “vin vivant”.

Kenjiro Kagami, le Japonais du Jura Domaine des Miroirs Avec son compatriote Hirotake Ooka (qui officie à Saint-Péray, au domaine de la Grande Colline, depuis 2007), Kenjiro Kagami représente l’avantgarde des vignerons japonais installés en France. Cet ingénieur de formation a quitté son pays en 2001 pour venir étudier l’œnologie et la viticulture. Passé par des vignobles traditionnels de Bourgogne, il a ensuite pris des chemins de traverse et travaillé chez quelques grands noms du vin naturel : Thierry Allemand à Cornas, Bruno Schueller en Alsace – ce dernier durant cinq ans. Aidé par Jean-François Ganevat, il a finalement déniché un peu moins de trois hectares (principalement du chardonnay et du savagnin) à Grusse, au cœur du Jura, pour s’installer à son compte et secouer ce qu’il appelle “un grand terroir méconnu”. Au domaine des Miroirs depuis 2011, Kagami vinifie sans soufre ajouté des breuvages floraux et complexes, somptueux de vivacité. La précision et la singularité de ses crus lui valent d’être référencé de Copenhague à New York et bien sûr à Tokyo. En quête de “tranquillité”, lui se montre très peu, la tête dans les vignes – et dans les nuages ornant ses bouteilles.

Sous ses airs de rasta égaré dans les cuves de bourgogne, Yann Durieux incarne un profil de vigneron totalement contemporain, en alliant la technique des grands vinificateurs et un esprit proche du vin naturel. Solide sur ses bases, il a travaillé une décennie pour le domaine Prieuré Roch, qui produit de grands pinots noirs non conventionnels en nuits-saint-georges. Lui s’est installé à Villers-laFaye, sur une appellation de hautes-côtes-de-nuits avec laquelle personne ne rigole. Et pourtant, il rigole, balance des vins aux noms barrés (Love and Pif, White Pinot Why Not) et des grands crus renversants. Ses cépages ? Pinot noir, chardonnay mais aussi aligoté. Le problème ? Trouver ses bouteilles requiert une certaine patience.

à lire Tronches de Vin, volume 2, ouvrage collectif préfacé par Jonathan Nossiter (Editions de l’Epure/Marie Rocher), 280 pages, 22 €

Cyril Turla

Yann Durieux, l’oiseau de Nuits Domaine Recrue des sens

Eve Maurice, la pionnière mosellane Domaine Les Béliers Après des études d’œnologie et de viticulture à Beaune, elle a relancé le domaine familial près de Metz quand son père – qui faisait du vin à temps partiel – a pris sa retraite à la fin des années 2000. Avec des principes clairs et modernes. “Nous avons arrêté le désherbant. Notre génération tend vers des méthodes respectant la vigne, le raisin et les humains qui travaillent avec. Ici, nous ne sommes pas labellisés bio mais nos préceptes vont dans ce sens. J’interviens le moins possible, il y a beaucoup d’observation. Si besoin, je peux rajouter du soufre a minima lors de la mise en bouteille.” Ses vins (cépages auxerrois, pinot gris, pinot noir, gamay) appartiennent pour la plupart à la toute nouvelle et méconnue AOC Moselle. “Je les espère assez droits, tranchants, avec une forte empreinte climatique. J’aime les profils cristallins et minéraux, légers et élégants.” Ses quelque 25 000 bouteilles par an sont vendues entre 7 et 12 euros au domaine.

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devinettes La nouvelle culture vin en neuf questions.

le vin orange est-il le nouveau rosé ? Bien loin des pratiques pas toujours reluisantes de son compère colorimétriquement incorrect, le vin orange est un blanc dont les raisins laissés entiers avec la peau subissent une macération de plusieurs semaines – technique millénaire. Cela lui donne une structure tanique le rapprochant du rouge. Sa polyvalence dans les accords avec la nourriture est surprenante, même s’il est parfait tout nu. Produit notamment en France, en Italie (exceptionnel Domaine Radikon, dans le Frioul) ou en Slovénie, ce synonyme d’originalité gustative est de plus en plus prisé. James Murphy, ex-LCD Soundsystem, en sert dans son bar new-yorkais The Four Horsemen. Pour lui, la messe est dite : orange is the new red, white, rosé.

peut-on encore boire du bordeaux ?

les foires aux vins des supermarchés  sont-elles maléfiques ?

Plutôt s’offrir des vacances qu’une caisse de six bouteilles de grands crus. La région reste, avec la Bourgogne, la plus chère du monde – parfois plusieurs dizaines d’euros le centilitre. Mais les soucis ne s’arrêtent pas là. Même s’ils squattent les tables françaises et planétaires, les bordeaux à prix moyen sont souvent… moyens et bourrés d’additifs qui en standardisent le goût. Parmi les résistants, le Château Le Puy dépasse les conservatismes et cultive ses raisins en biodynamie. Mais l’avant-garde comme le vrai classicisme du vin ne sont plus à Bordeaux.

“Je ne peux pas recommander aux gens d’aller chercher du vin au supermarché, même s’il y a forcément des choses buvables, y compris dans les foires”, estime une œnologue. Nerf de la guerre pour les industriels, les foires des grandes surfaces – inventées par Leclerc dans les seventies – proposent souvent des vins au large stock et excluent quasiment de facto les producteurs naturels et/ou bio – à l’exception de Lavinia, sur internet. Pour une trouvaille au bon rapport qualité-prix (bordeaux supérieur Domaine Reignac à 15,50 euros chez Leclerc cette rentrée), combien de déceptions ?

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le vin a-t-il un genre ? De plus en plus de viticulteurs sont des viticultrices. De plus en plus de sommeliers sont des sommelières. De plus en plus de buveurs sont des buveuses. Le vin peut donc revendiquer une expression féministe et transgenre. Surtout que le cliché d’une boisson d’homme a depuis longtemps perdu en substance, comme d’autres bêtises. Certains mecs préfèrent les nectars légers et virevoltants assimilés girly, tandis qu’au restaurant il est fréquent que des femmes demandent “des rouges taniques, avec du corps, de la puissance”, comme l’explique Solenne Jouan du 6 Paul Bert. Seul le goût neutre reste à éviter.

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qu’est-ce qu’une verticale ? Ce petit jeu en vogue chez acheteurs et sommeliers consiste à goûter les uns après les autres (tout en prenant des notes, restons sérieux) le maximum de millésimes d’un cru identique. Laura Vidal, du Paris Popup, se souvient avoir testé vingt-cinq années consécutives des vins du Château Musar (Liban), du plus jeune au plus vieux : “C’était incroyable de voir un même terroir évoluer sur le temps et d’observer les changements dans la vision du vinificateur.” L’histoire ne dit pas si la petite assemblée a terminé la journée debout.

faut-il croire au retour du cubi ? Attention, on n’appelle plus cet éternel ami des vacances cubi mais “bib” (de “bag in box”). Plus d’un tiers des vins vendus en grandes surfaces le sont sous cette forme (c’était 2 % il y a quinze ans) et la branchitude affleure : Bibovino, une chaîne spécialisée visant une clientèle de connaisseurs, cartonne depuis 2013. Moralité, rien ne sert d’être snob, car quelques pépites se dénichent à prix d’ami. Sur internet ou au restaurant La Pointe du Grouin, à Paris, un languedoc en macération carbonique du Domaine de Gabelas coûte environ 20 euros les cinq litres.

que boire les lendemains de cuite ?

qu’avaler lors d’un premier rendez-vous ? Vin + sexe + amour ? Les ponts entre les trois sont fréquentés depuis (au moins) les partouzes – pardon, les bacchanales – de l’antiquité . A éviter, les blancs trop puissants qui appuient direct sur les paupières et figent les jambes. A picorer avant toute grande décision, le très marrant petit ouvrage d’Ophélie Neiman (Miss Glouglou) et Guillaume Long, Boissons et séduction (Delcourt/Tapas, 15,50 euros), avec des conseils bien roulés ainsi qu’une “liste des bouteilles à avoir chez soi pour choper utile”.

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faut-il revoir un(e) ami(e) qui met des glaçons dans son vin ?

Soyons francs : la technique consistant à réingurgiter l’alcool bu la veille en petite quantité pour “réhabituer son estomac” ne fonctionne pas. Donc, thé et eau, dans n’importe quel sens. Si vous êtes obligés ou masochistes, privilégiez un vin en-dessous de 10 degrés – on en trouve, comme l’excellent Primitif du domaine Giachino en Savoie –, voire un cidre peu sucré. Mais ne faites pas l’intéressant(e) avec un côtes-du-luberon qui a pris le soleil toute l’année.

Sauf cas exceptionnel – une piquette allongée à l’eau ne sera pas pire que l’original –, le fait de rafraîchir son vin avec des cubes de glace est à ranger du côté des interdits briseurs d’amitiés, voire de couples. Même si la tendance progresse nettement (1,5 million de bouteilles du “rosé piscine” de Vinovalie auraient été vendues l’an dernier), le tribunal du sexy dit non à cette pratique estivalo-barbare qui casse les arômes et n’évite pas le mal de tête.

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the place to boire Sélection drastique mais non exhaustive : trois bonnes adresses à Paris pour du vin de qualité. Et des blogs essentiels. etna de Frank Cornelissen, savoie de Jean-Yves Péron, tavel d’Eric Pfifferling, sologne de Claude Courtois, cheverny d’Hervé Villemade, loire de Patrick Bouju, jura de Pierre Overnoy et Emmanuel Houillon, sancerre de Sébastien Riffault… Nombreuses animations.

Marie Genel

35, rue Daguerre, Paris XIVe, tél. 01 43 20 05 74

Le Verre volé, Paris Xe

un resto Le Verre volé Ouvert en 2000 à quinze mètres du canal Saint-Martin, quand personne n’utilisait encore le mot “bobo”, ce resto-cave à vins agité conserve le privilège des pionniers. En jouant collé-serré avec des foodies américains ou japonais, on avale les plats bistronomiques délicats de Takao Inazawa. Mais le cœur du lieu reste les centaines de bouteilles 100 % nature, dont les références évoluent au fil des rencontres avec les vignerons. Le boss Cyril Bordarier, aux conseils gentiment bourrus, a été l’un des premiers à faire connaître ce style à Paris. Tout est à emporter. Sur place, droit de

bouchon parmi les moins chers du coin (7 euros). Pour une première, demander un anjou du Domaine Mosse, préliminaire idéal. 67, rue de Lancry, Paris Xe, tél. 01 48 03 17 34 autres adresses  38, rue Oberkampf (uniquement cave à vins) et 54, rue de la Folie-Méricourt (épicerie et sandwicherie), Paris XIe

un caviste La Cave des Papilles L’un des cavistes parisiens les plus fournis en vins turbulents, mais pas que – 20 % des bouteilles proposées ici sont “conventionnelles”, ce qui évite les conflits stériles avec votre meilleur ami qui n’aime que le bordeaux. Parmi un bon millier de références, le namedropping impressionne :

une cave à manger La Buvette L’hédonisme raffiné est un concept que Camille Fourmont pourrait déposer. Dans ses vingt-huit mètres carrés à tout casser, décorés faïences/carrelage métro, cette trentenaire passée par Le Dauphin d’Inaki Aizpitarte sert des produits top (terrine exclusive du Repaire de Cartouche, charcuteries ibériques de chez Aitana, fromages d’Italie…), avec pickles, confitures maison et trouvailles diverses – vingt kilos de gouda chopés lors de vacances en Hollande. A 5 euros le verre, les canons qu’elle débouche avec une tchatche souriante font plaisir : naturels, mais sans idéologie. Un chinon “Les Débonnaires” signé Luc Sébille fait figure de “vin officiel de La Buvette, qui met tout le monde d’accord”. Plus funky, un muscat de macération “Trafalgar” (languedoc), à 22 euros la bouteille sur place.

les blogs la Pinardothek “Caviste enragée, féministe, blogueuse”, dit le profil Twitter de cette Belge aux textes plus pointus qu’il n’y paraît. lapinardothek.worpress.com

le blog d’Olif En direct du Jura, une référence des blogueurs orientés nature, au style fleuri et aux conseils souvent justes. leblogdolif.com

Miss Glouglou Le blog d’Ophélie Neiman n relève le défi de parler intelligemment de tous les styles de vins. Un peu en jachère, mais les archives sont fournies. missglouglou.blog.lemonde.fr

No Wine Is Innocent Ne parlez pas à Antonin Iommi-Amunategui d’enseignes comme Nicolas, il pourrait mordre. mordre e A lire, son Manifeste p pour le naturel (Editions vin naturel (Editions de l’Epure, 24 pages, 7 euros). blogs.rue89.nouvelops.com/ no-wine-is-innocent

67, rue Saint-Maur, Paris XIe, tél. 09 83 56 94 11

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de l’amour à la haine Avec son dernier film, l’ardent Much Loved, traçant le quotidien de quelques jeunes femmes prostituées à Marrakech, Nabil Ayouch est passé du rang de cinéaste marocain acclamé à celui d’artiste honni dans son pays. Rencontre avec l’indocile témoin d’un pays en mutation. par Romain Blondeau photo Hervé Lassïnce pour Les Inrockuptibles 56 les inrockuptibles 16.09.2015

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Nabil Ayouch et l’actrice Loubna Abidar 16.09.2015 les inrockuptibles 57

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C

e devait être un soir de fête. Le 19 mai, Nabil Ayouch présentait à la Quinzaine des réalisateurs cannoise son nouveau film, Much Loved, un portrait d’une bande de jeunes femmes prostituées vivant dans les rues de Marrakech. Sur la scène, devant un public ému et conquis, l’auteur, ses producteurs et certaines de ses actrices paradaient en vainqueurs, enfin libérés de longues semaines d’un tournage sous haute tension, et conscients d’avoir participé à une œuvre décisive, peut-être capitale dans l’histoire récente du cinéma marocain. Tous se savaient impliqués dans un film hors norme, le premier à oser aborder les sujets du sexe tarifé et de la condition féminine dans le monde arabe sans aucun tabou, ni aucune forme de politesse. Mais les célébrations furent de courte durée. Quelques heures seulement après la projection officielle, des extraits de Much Loved diffusés en ligne suscitaient une violente controverse au Maroc, où des milliers d’internautes dénonçaient le contenu sexuel du film et son “immoralité”. “Ça nous est tombé dessus d’un seul coup, raconte l’actrice Loubna Abidar, visiblement encore sous le choc. Sans même l’avoir vu, des types ont jugé que le film était indigne et nous nous sommes alors retrouvés au cœur d’une polémique folle. Très inquiétante.” Appels anonymes, messages d’insultes, fuite d’une copie de travail du film sur internet et menaces de mort sur les réseaux sociaux, où un groupe Facebook réclamant jusqu’à l’exécution du réalisateur a recueilli près de 4 000 likes : Nabil Ayouch et son équipe ont été la cible d’une vaste entreprise de pression menée par les mouvements

conservateurs marocains. “On ne pouvait même plus allumer les portables ou marcher dans la rue sans que des gens nous agressent, poursuit Loubna Abidar. Ils me demandaient : ‘pourquoi vous avez fait ce film ?’, ‘pourquoi vous avez joué une pute ?’, ‘pourquoi vous avez accepté de vous mettre à poil ?’ Des gens que je ne connaissais pas sont même allés voir ma mère chez elle pour lui faire peur !” Face à l’ampleur des menaces, les actrices ont été placées dans un appartement sécurisé, tandis que l’affaire s’accélérait encore lorsque, le 25 mai, le ministère de la Communication du Maroc décidait d’interdire le film de diffusion dans le pays, au motif qu’il représentait “un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l’image du royaume”. “Là, c’est devenu un vrai scandale, fulmine le producteur français de Much Loved, Saïd Hamich. Ils ont annoncé cette interdiction totale sans voir le film, et sans respecter le protocole démocratique de la commission de censure au Maroc. Ils ont voulu passer en force et, résultat, ils ont piétiné les libertés fondamentales des artistes…”

Plus de trois mois après le début de l’affaire, et alors que la tempête médiatique s’est un peu calmée, c’est un Nabil Ayouch fragilisé mais pas résigné que l’on rencontre dans les jardins d’un hôtel parisien, où il vient s’acquitter de la promotion de son film. “Je vais continuer à me battre, je ne suis pas là pour jouer les victimes, lâche-t-il, dans un soupir. J’attends un peu et je déposerai un recours pour contester cette interdiction injuste.” Aujourd’hui, le cinéaste a le sentiment d’avoir été “incompris”, “diabolisé”, et tient à rétablir quelques vérités sur la nature de son film : “La rumeur a fait de Much Loved un objet scandaleux, or ce n’était pas mon intention, dit-il. Tout ce que je voulais, c’était explorer une réalité encore ignorée du Maroc : celle de la prostitution, de ces femmes qui donnent leur chair, leur sang pour survivre. Je voulais montrer le quotidien de ces filles exploitées par la société, leur donner la parole, raconter leur solitude.” Pendant près de deux ans, Nabil Ayouch sillonna donc toutes les grandes villes du pays à la recherche de ces femmes invisibles, recueillant des centaines de témoignages pour nourrir son projet Much Loved. Il a infiltré

“jusqu’à Much Loved, il était le seul à pouvoir aborder des sujets sensibles tout en attirant le public” Saïd Hamich, producteur français de Nabil Ayouch 58 les inrockuptibles 16.09.2015

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un monde interlope, clandestin, dont il a restitué la violence sociale et sexuelle dans une fresque ultraréaliste, à la lisière du documentaire anthropologique et de la fiction. “Le plus important, pour lui, c’était de montrer fidèlement ce qui est nié, et tenter de provoquer un débat pacifié à l’échelle du pays, observe Maryam Touzani, la compagne et proche collaboratrice du cinéaste, qui organisa les rencontres avec les prostituées. C’est sans doute ce qui le heurte le plus dans la censure du film : il ne veut pas que ces paroles restent interdites.” Mais au-delà de cet échec politique, “l’affaire Much Loved” constitue aussi une douleur plus intime pour le réalisateur, une “blessure” dans son rapport au Maroc, ce pays avec lequel il entretient depuis longtemps un lien passionnel. Né d’un père arabe et d’une mère juive française, Nabil Ayouch a été élevé dans la banlieue nord de Paris, à Sarcelles, où il vécut quelques années entre deux cultures, frappé d’une violente crise identitaire. “En France, je me suis très tôt senti déconnecté de mes racines, se souvient-il. Je faisais des études sans passion, je tentais de m’exprimer à travers le théâtre, mais le vrai déclic est venu grâce au cinéma. Je devais avoir 20 ans quand j’ai réalisé mon premier court métrage, Les Pierres bleues du désert. Je suis parti complètement fauché avec une caméra pour tourner dans les coins les plus reculés du Maroc, comme une volonté de pénétrer à l’intérieur du pays, de renouer avec ma culture. J’ai retrouvé le lien presque organique que j’avais avec cette terre. Et le cinéma a été l’outil de reconquête de mon identité.” Installé définitivement à Casablanca à la fin des années 90, Nabil Ayouch poursuivit alors ce travail de cartographie collective et intime du Maroc, à la faveur d’une série de films qui l’imposèrent en témoin privilégié d’un royaume en mutation. En même temps qu’il reprenait contact avec ses racines, il jetait un regard acéré et sans filtre sur l’actualité de son pays, filmant les violences policières dans Mektoub, le quotidien cramé des enfants pauvres dans Ali Zaoua prince de la rue ou les tentations terroristes qui menacent

la jeunesse maghrébine dans Les Chevaux de Dieu, sélectionné en 2012 au Festival de Cannes. Dans le contexte d’une industrie marocaine dévastée, où la grande majorité de la production se résume à de banals téléfilms, il s’imposa en une dizaine d’années comme l’un des piliers du cinéma d’auteur local, capable d’attirer les foules (près de 350 000 entrées pour Mektoub), et régulièrement nommé pour représenter le Maroc aux oscars. “Il est vite devenu une figure de référence dans le pays, confirme son producteur français, le jeune Saïd Hamich. Jusqu’à Much Loved, ses films étaient toujours très vus et discutés. Il était le seul à pouvoir aborder des sujets sensibles tout en attirant le public…” Comment, dès lors, expliquer que Nabil Ayouch soit passé en à peine trois ans du statut de réalisateur acclamé à celui d’artiste maudit, interdit de diffusion dans son propre pays ? Le sujet sulfureux de Much Loved ne peut pas être la seule raison. Selon le cinéaste, la controverse provoquée par son film traduit aussi une crise identitaire de la société marocaine, qu’il met en lien avec quelques affaires de mœurs très médiatisées de ces derniers mois, tel ce lynchage d’un travesti survenu à Fès en juin 2015, ou cette récente couverture d’un journal local qui titrait : “Faut-il brûler les homos ?”. “On voit bien qu’il y a de nouvelles crispations, souvent liées aux affaires de moralité ou de sexe, remarque le cinéaste. Depuis les printemps arabes, qui ont conduit à l’arrivée au pouvoir des islamistes du PJD (le Parti de la justice et du développement – ndlr), une ligne de front s’est dessinée dans le pays, qui oppose deux projets de société radicalement différents. Une forme de cohabitation, de vivre-ensemble, a fini par s’éroder, et les conservateurs n’hésitent plus à exprimer leur haine en public.” Pas de quoi néanmoins refroidir les convictions de Nabil Ayouch, qui adresse un dernier message aux officiels de son pays : “Je ne vais pas laisser des abrutis abîmer mon lien au Maroc, prévient-il. Il me reste encore quelques sujets à défricher.” lire aussi la critique de Much Loved p. 68 16.09.2015 les inrockuptibles 59

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l’art à l’aise Sous le patronage du Londonien Ralph Rugoff, la 13e Biennale d’art contemporain de Lyon fait de la place aux œuvres plutôt que de miser sur un message. Pari réussi pour cette édition parfaitement limpide. par Jean-Max Colard et Claire Moulène

L

’écrivain Michel Butor disait que certaines peintures de Jean Dubuffet lui avaient appris à regarder la boue. Il en est ainsi : par leurs visions décalées ou au contraire réalistes, les artistes nous aident à voir le monde. Dans sa matérialité, ou sa complexité, ou autrement. C’est en somme fort de ce regard que le commissaire de la 13e Biennale de Lyon, Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery à Londres, a composé une biennale d’une totale limpidité. Où les œuvres

les plus marquantes ont cette qualité. Ce peut être, par exemple, les pneus crevés ramassés par l’Anglais Mike Nelson sur l’autoroute A7 qui traverse Lyon. Exposés sur des socles en béton armaturés de fer, ces déchets inutiles aux formes déchiquetées sont ici montrés comme les reliques, les fossiles de notre monde industriel, encore actuel mais peut-être déjà finissant. A quoi font écho les photographies du Nigérian George Osodi montrant au quotidien les réalités et les ravages de l’économie pétrolière dans le delta du fleuve Niger. Autre exemple d’œuvres à la fois miraculeuses et tout aussi limpides : ce pourraient

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photo Blaise Adilon, courtesy de la Biennale de Lyon 2015

être ces ordinateurs, ce téléphone portable et cette imprimante laser que le Français Michel Blazy a transformés en jardinières. Des herbes sauvages, de la mousse humide, une fraise des bois poussent tranquillement au milieu de ces objets technologiques et très vite périmés du quotidien. Ne dit-on pas que la ruine, c’est le retour du végétal ? D’autres fois, place est faite à des œuvres qui offrent une vision plus décalée, déroutée et déroutante du monde. A l’image des bizarres berceaux organico-technologiques de la Berlinoise d’adoption Katja Novitskova, ou de l’étrange hotline créée

par Camille Henrot, où une voix électronique s’intéresse surtout aux névroses, aux inquiétudes, aux angoisses des auditeurs – le tout stylisé par une sculpture en bronze en forme d’oreille-téléphone au milieu d’une pièce et entourée de dessins doucement saugrenus. Outre le nouveau film psychotrope de Cyprien Gaillard (lire encadré), celui de Fabien Giraud et Raphael Siboni évoque la deuxième révolte des canuts, les ouvriers textiles de Lyon, face au métier à tisser Jacquard en 1834. Une histoire de la technique automatisée dont nous sommes les héritiers, et où les deux artistes insèrent au passage

Anthéa Hamilton, Fruity Seating, 2012

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photo Blaise Adilon, courtesy de Art:Concept et de la Biennale de Lyon 2015

Cécilia Bengolea et Jeremy Deller, Rhythmasspoetry, 2015

une technologie toute actuelle, l’algorithme, pour recomposer une scène d’émeute tout droit sortie de ce novembre sanglant. On pourrait se dire que cette évidence est un peu courte, insuffisante intellectuellement : ainsi le titre de cette biennale, La Vie moderne, qui ne s’interroge pas du tout, ou si peu, sur la question de la modernité, et de sa relation proche ou différentielle avec le contemporain. C’est plus simplement une biennale

aspiration Agressé à Versailles, Anish Kapoor investit un couvent de dominicains et dialogue avec le sacré près de Lyon. C’est sur une colline d’Eveux, à quelques dizaines de kilomètres de Lyon, que se tient l’autre expo-événement : celle d’Anish Kapoor, au couvent de la Tourette. Invité par les frères dominicains qui ont élu domicile il y a cinquante ans dans ce bâtiment de Le Corbusier, le très controversé Kapoor semble faire bon ménage avec le sacré – n’en déplaise à ceux qui ont dégradé son Dirty Corner à Versailles, avec cette fois des injures antisémites que l’artiste a choisi de ne pas faire effacer. A la Tourette, il investit l’église avec une Spire sur mesure qui semble tracer un chemin vers le ciel et le puits de lumière du grand Corbu, le réfectoire de la confrérie, avec l’un de ses miroirs inversés qui n’est pas sans dialoguer avec les coupoles colorées et elles aussi inversées du bâtiment ou de la chapelle, avec deux séries de tableaux en silicone dont la chair à vif a d’abord inspiré “un double sentiment de répulsion et d’attraction” au frère Marc Chaveau. Historien de l’art à ses heures, il adresse, par son invitation, un pied de nez aux extrémistes. “Les œuvres présentées ne sont pas exposées, elles habitent ici. Ma réponse (au vandalisme de Versailles) est dans cette exposition”, a expliqué Marc Chaveau, avant de rappeler combien les frères dominicains ont toujours été proches des artistes et de l’art de leur temps. C. M.

sur le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est regardé et revisité par les artistes contemporains. Mais sans doute faut-il beaucoup de qualités pour atteindre à cette simplicité fluide qui contraste avec nombre de biennales, de Lyon ou d’ailleurs, souvent alourdies d’un discours d’où les œuvres et les artistes émergent avec difficulté. Cette exposition évite l’écueil d’une biennale trop discursive, mais elle a aussi le mérite de ne pas donner dans la “playlist” des artistes les plus trendy, se tenant ainsi à une distance assez juste du marché de l’art. Enfin, on notera qu’il n’y a jamais eu autant d’artistes français dans cette biennale de Lyon. Quand bien des commissaires français pensent acquérir le label de curateur international en squizzant les artistes de leur propre scène, il est bien amusant de voir un commissaire anglais (quoique de nationalité américaine) nous faire la leçon : “Ce fut le vœu de Ralph Rugoff, commente le directeur de la Biennale Thierry Raspail. D’abord, les Anglais ont toujours eu cette stratégie par rapport à leurs propres artistes. Et pour Rugoff, une biennale internationale doit aussi donner de la visibilité à la scène locale.” Si cette biennale manque passablement de folie, hormis peut-être du côté des décors gourmands et sensuels d’Anthea Hamilton ou du très réjouissant clip de Jeremy Deller et de la chorégraphe Cecilia Bengolea, qui mettent en scène un ancien élu à la culture lyonnais en pleine fascination pour trois jeunes adeptes du twerk venues de Vaux-en-Velin, sa limpidité tient aussi au choix de confier aux artistes des espaces solo, de manière à leur permettre

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© Cyprien Gaillard, courtesy Sprüth Magers

de montrer pleinement leur univers et leur vision du monde. Et d’ailleurs, la Biennale s’affaiblit quand Ralph Rugoff s’essaie davantage à mettre des œuvres diverses ensemble, et à aller encore plus vers l’exposition. Dans la grande halle de la Sucrière, l’un des deux lieux avec le musée d’Art contemporain où se déroule l’essentiel de cette biennale, les grandes sculptures tendues de tissu du Chinois Liu Wei forment une entrée bien lourde, tandis que les stores vénitiens que la Sud-Coréenne Haegue Yang suspend dans l’espace entrent certes en résonance avec la pièce centrale de Céleste Boursier-Mougenot, une batterie d’instruments rythmée de temps à autre par une chute de noyaux de cerises. Mais tout près de là se juxtapose une pièce lourdement littérale : une cabane en carton de SDF mais en réalité fabriquée en marbre, signée du Grec Andreas Lolis. On préférera donc des ensembles constitués : comme cette salle perturbée par Emmanuelle Lainé, qui fait du musée son atelier, où elle s’essaie à diverses opérations plastiques de moulages ou d’objets sculptés. Puis elle photographie l’espace, colle sur les murs les images du lieu et en modifie à nouveau la disposition des sculptures, engageant ainsi le visiteur dans un jeu de piste troublant entre réalité et représentation – ces deux éternels pôles entre lesquels les artistes tentent de renégocier sans cesse notre rapport au monde. 13e Biennale de Lyon – La vie moderne jusqu’au 3 janvier, labiennaledelyon.com

Cyprien Gaillard, Nightlife, (Film Still), 2015

sidération La nouvelle vidéo de Cyprien Gaillard, Nightlife, était une des pièces les plus attendues de la Biennale. Ces dernières années, Cyprien Gaillard s’était fait rare dans le paysage artistique français. Avis à ceux qui auraient manqué ses débuts fulgurants : allez voir sa vidéo Desniansky Raion (2007), exposée à la Fondation Louis-Vuitton. Et à Lyon son tout nouveau film Nightlife, montré en mai à Berlin. “Je voulais faire un film de danse sans aucune présence humaine. Je voulais voir des arbres danser.” C’est même un film de transe rythmé par le sample d’un reggae de 1969 d’Alton Ellis, Black Man’s World, au refrain lancinant, “I was born a loser”, devenu en 1972, dans une autre version, “I was born a winner”. Partant d’une sculpture endommagée de Rodin exposée au musée de Cleveland, passant par Los Angeles puis par le stade olympique de Berlin, où Jesse Owens remporta quatre médailles d’or en 1936 sous l’œil médusé des nazis, et retournant à Cleveland pour filmer les chênes plantés par l’athlète noir dans son école de Cleveland, Nightlife est un trip visuel où les arbres sont à la fois sculptures et corps en transe. Une vision subjective augmentée par l’utilisation de la 3D : “Les blockbusters font un usage modéré de la 3D, pour ne pas donner la nausée. Moi j’ai poussé les divergences de focales au maximum, travaillant parfois sur la profondeur, parfois sur l’avant-plan.” Quand, au milieu du film, une séquence aérienne tournée à partir d’un drone nous emmène au cœur d’un feu d’artifice, c’est d’une beauté hallucinée. Jmx

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“nous avons besoin de la paix” Le romancier David Grossman met en scène un comédien de stand-up et tend un miroir cruel à une société israélienne accro à la guerre par Nelly Kaprièlian photo Rémy Artiges pour Les Inrockuptibles

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61 ans, David Grossman signe son huitième roman, l’impressionnant Un cheval entre dans un bar : une performance d’écriture, menée tambour battant dans un seul lieu, la scène, et un seul temps, celui du one-man show d’un comédien de stand-up, Dovalé. Celui-ci va peu à peu glisser de l’humour au récit de sa propre enfance : celle d’un souffre-douleur issu d’un milieu modeste, dont la mère fut torturée par le Dr Mengele en camp de concentration. Pendant ce temps, le public réclame plus de blagues et quitte peu à peu la salle. A l’exception d’un homme devenu juge, que Dovalé a invité et qu’il n’a pas revu depuis son séjour dans un camp d’entraînement pour adolescents, d’où il fut renvoyé pour se rendre à l’enterrement d’un de ses parents, sans que le commandant ait cru bon de lui dire lequel d’entre eux était mort. Un livre sous tension, sans cesse cruel, qui interroge la société israélienne aussi bien que la nature humaine, en profondeur. Rencontre à Paris avec une grande figure de la littérature israélienne qui a toujours milité pour la paix.

Pourquoi avez-vous choisi la forme du one-man s how ? David Grossman – J’ai eu l’idée de ce livre il y a vingt-cinq ans, quand j’ai entendu l’histoire d’un garçon qui s’était rendu à l’enterrement d’un de ses parents sans qu’on lui dise duquel il s’agissait. A chaque fois que je terminais un livre, j’essayais d’écrire celui-ci mais je n’y arrivais pas : il me manquait la voix, et c’est le plus important. Il y a trois ans, j’ai vu un comédien de stand-up à la télé, et j’ai eu l’idée que Dovalé ferait un show. Et puis j’aime ces situations d’enfermement car elles sont intenses et font émerger des choses. Beaucoup de mes livres sont construits sur ce principe, car je veux que le lecteur se sente lui aussi prisonnier. A un moment, Dovalé dit qu’il allait à un enterrement en écoutant des blagues, et une femme dans la salle lui répond que nous en sommes tous là. Peut-on penser à la situation en Israël ? Non, c’est juste le cas de tout le monde : nous nous acheminons tous vers nos funérailles en entendant des blagues. En Israël, ce mélange de vie et de mort est certes plus présent, quotidien. Chacun de nous connaît quelqu’un qui est mort à cause de la “situation”. Ce qui est étonnant, c’est que malgré cette atmosphère il y a une grande vitalité en Israël. Ou peut-être est-ce

à cause de cela ? Nous éprouvons l’envie de vivre plus intensément quand la mort est proche. Etant athée, je ne crois pas à la vie après la mort, et pour moi, la meilleure façon pour ressentir le vide de la mort et la beauté de la vie, c’est écrire. L’écriture est le meilleur moyen de ressentir l a mort ? Ecrire est avant tout le meilleur moyen de ressentir la vie. Cela vous met en contact avec tant de parts différentes de la vie : on peut y être d’autres que soi, vivre d’autres vies. J’ai adoré être Dovalé pendant un an et demi. Une bonne part de notre identité se constitue sur ce qu’on n’est pas. Si on s’autorise à nier ces dichotomies, un Israélien peut se permettre de comprendre ce que l’on ressent quand on est occupé – ce que cela produit sur l’estime de soi, ce qu’on est obligé d’ajuster en soi pour vivre dans un monde distordu. Ça peut être dur aussi. Par exemple, quand j’ai écrit au sujet d’un commandant nazi : l’autoriser à m’envahir a été ma plus difficile expérience d’écriture. Etait-ce dur d’écrire sur la mère de Dovalé, qui a connu les camps ? Non, parce que c’est un personnage que je connais : il y en avait beaucoup dans le voisinage quand j’étais enfant. Certains survivants de la Shoah étaient très forts, voulaient vivre, mais d’autres étaient comme des ombres.

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“il est important de savoir qu’il n’y a pas de Dieu. Le peu de temps que nous avons sur Terre, il faut en tirer le meilleur” La mère d’un ami était ainsi, et elle a fini par se suicider. Ça m’a profondément marqué. Il y en avait plein comme elle : ils erraient dans les rues, avaient un tatouage sur le bras et, quand j’étais enfant ils me faisaient peur. Ce n’est que plus tard que j’ai compris leur histoire. L’héroïsme des hommes et des femmes qui ont vécu la Shoah m’impressionne : comment ont-ils trouvé le courage de faire des enfants dans un monde aussi terrible ? L’énergie avec laquelle ils ont pu faire confiance à la vie, et en d’autres êtres humains, est fascinante. C’est la tragédie d’Israël : comment faire confiance en un autre ? Voilà pourquoi la paix est difficile : comment faire confiance à un ennemi ? Ne craignez-vous pas qu’on interprète vos livres par le prisme de la “situation” israélienne ? C’est toujours irritant. Ce que je fais, c’est de l’art, et si vous voulez réduire l’art à la politique, vous manquez sa complexité. Il y a bien sûr plusieurs dimensions dans mon livre, et l’une d’elles est certes politique : la façon dont Dovalé se moque de la droite et de la gauche, des colons, etc. Mais ce n’est pas la seule. Vous êtes devenu le porte-parole de la paix en Israël. Vous avez récemment écrit dans Haaretz contre les terroristes israéliens qui ont brûlé un bébé palestinien cet été. Que pensez-vous de la situation aujourd’hui ? Israël utilise sa force militaire contre les Palestiniens, ce qui n’est pas toujours mieux que le terrorisme arabe. Et, à chaque fois, cela crée des situations malsaines, qui sont le symptôme d’une plus grande maladie : l’occupation d’une part et, d’autre part, le refus des pays arabes à accepter l’existence d’Israël. N’oubliez pas que ces pays ont déjà attaqué Israël avant même l’occupation. Les gens refusent de reconnaître que, depuis quatre mille ans, les Juifs viennent de ces terres. Ce n’est pas une sorte de caprice des Juifs de vouloir vivre là, ni parce que nous aimons coloniser les autres, mais parce que nous venons de là. Nous avons certes besoin d’une armée très forte, car

à nos portes se trouvent Daech, Al-Qaeda et le Hamas. Mais l’armée seule ne peut pas répondre à tout. Nous avons besoin de la paix. Plus la paix gagnera du terrain, moins nous aurons besoin d’une armée. La paix, n’est-ce pas qu’un rêve ? Tant de choses commencent par un rêve. Comme Israël qui a commencé par un rêve à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, nous manquons de rêve, de vision – Netanyahou n’en a aucune et ne vise certainement pas la paix. Or il faut penser à ce que serait la vie quotidienne en Israël par temps de paix, il faut penser à la possibilité d’une autre vie, et alors vous commencez à comprendre que la guerre n’est pas un décret divin. Le problème, c’est que beaucoup d’Israéliens croient que la guerre est notre destinée. Pas parce qu’ils aiment la guerre, mais ils pensent qu’il n’y a pas d’autre option. Cela dit, après cent vingt ans de guerre avec les Arabes et la Shoah, c’est très facile d’être pessimiste. Pourquoi Israël ne parvient-il pas à renoncer à l’occupation ? (grand soupir). En 1967, quand la guerre a commencé, j’étais un enfant et j’avais peur. Nous étions 3,5 millions de Juifs entourés de 100 millions d’Arabes, et nous étions sûrs que nous allions mourir. Soudain, en six jours, tout s’est retourné, nous avons été sauvés de la mort. Israël a commencé à sentir son propre pouvoir, à se sentir supérieur, et a eu la tentation de devenir un empire. Cela s’est aussitôt traduit en faits sur les terres : Ariel Sharon l’a délibérément décidé. Graduellement, des enfants sont nés dans les zones occupées et, aujourd’hui, ils ne peuvent accepter de donner et de quitter leurs terres. Je pense que c’est une immense erreur : ces territoires occupés nous détournent de la paix. Et il y a de moins en moins de chances pour la création de deux Etats. Il faut une frontière entre les deux – le problème c’est que nous n’en avons jamais eue. Pas un mur, et surtout, beaucoup de portes pour que les idées communiquent. Vous qui êtes athée, en avez-vous assez d u religieux ? J’en ai assez de toute forme de fanatisme, qu’il soit nationaliste ou religieux. Je pense qu’il est important

pour les gens de savoir qu’il n’y a pas de Dieu, et que le peu de temps que nous avons sur Terre, c’est tout ce qu’on a, et qu’il faut en tirer le meilleur. Vous avez perdu un fils durant le conflit israélo-libanais de 2006. Est-ce que cela a changé votre manière d’écrire ? Bien sûr, puisque ça m’a changé en tant que personne. Mais, s’il vous plaît, ne me demandez pas comment. Votre roman est particulièrement cruel : il y a la cruauté de la Shoah, la cruauté de l’enfance de Dovalé, celle des gens soi-disant bien entre eux, celle des spectateurs contre lui, etc. Vouliez-vous explorer tous les registres de la cruauté ? Ce qui me semble pire que la cruauté, c’est l’indifférence. Le fait que le commandant envoie Dovalé à un enterrement sans lui dire qui est mort est une preuve d’indifférence, ce qui est une nuance très subtile de la cruauté, très difficile à percevoir comme telle. Ce qui est arrivé avec les migrants en Europe est un bon test : nous verrons si les gens vont faire preuve d’indifférence et leur tourner le dos. Mais mon roman est aussi un texte sur la grâce. Vingttrois ans après, le juge et Dovalé vont se rapprocher et devenir amis. Pour la première fois, Dovalé va s’autoriser à être lui-même, à s’avouer que sa mère lui manque. Le fait qu’il se sente coupable ne le lui permettait pas. Parfois, en nous sentant coupables, nous pensons payer le prix pour nos actes, mais cela nous empêche de ressentir toute la gamme de nos émotions. Dovalé est devenu obtus, dur, alors que sa véritable personnalité, c’est d’être vulnérable. Je connais des tas de gens qui vivent comme en parallèle à ce qu’ils sont au plus profond d’eux : ils se sont trompés de travail, de conjoint, ou de genre sexuel, ils dénient leur propre identité, et deviennent durs et déplaisants. Dans son dernier show, Dovalé s’autorise soudain à dire sa véritable histoire, à redevenir l’enfant qu’il était et à le regarder avec compassion. C’est un privilège de s’autoriser une seconde chance dans cette vie-là, sans attendre une autre vie. Un cheval entre dans un bar (Seuil) traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, 240 pages, 19 €

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Much Loved

de Nabil Ayouch Le labeur, la violence, mais aussi la rage et la joie d’être au monde : la vie de quatre prostituées captée avec une densité rare.

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supposer que la vérité soit une femme, n’aurait-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ont mal compris les femmes ? Et que le sérieux effroyable, la gauche indiscrétion avec laquelle, jusqu’ici, ils ont poursuivi la vérité, étaient des moyens maladroits et malséants pour prendre une fille ?”1 A supposer que la vérité soit une pute, non, que la vérité soit plusieurs putes réunies. A supposer que le cinéma s’occupe de ça, de la vérité, ou seulement qu’un film de temps en temps y revienne, comme le fait Much Loved de Nabil Ayouch. Non pas pour la poursuivre, la vérité, mais pour nous raconter un peu ce qu’elle devient. Il aurait besoin de se déplacer, de faire un pas même infime, de changer de place pour prendre position. Quitter la place de tous les philosophes, je veux dire, de tous les cinéastes. Quitter la place de tous les clients, de tous les policiers, de tous les spectateurs, trouver une autre place. Il ferait scandale (n’importe où : un tel film, tourné en France, ferait scandale tout autant qu’au Maroc, mais il raconterait d’autres choses). Much Loved

est scandaleux parce qu’il se place un pas à côté du scandale, qu’il en démonte le mécanisme même en l’accueillant en lui. C’est un film qui résiste avec ses héroïnes comme peu de films osent le faire – accompagner, protéger, encourager ses personnages. Non pas en les libérant, mais en les présentant telles qu’elles se libèrent elles-mêmes, en les désirant telles qu’elles se désirent elles-mêmes. Noha, Soukaïna et Randa, rejointes par Hlima, vont, dans les nuits de Marrakech, à la chasse aux hommes riches, de fêtes privées en bars interlopes, en rêvant à voix haute leurs lignes de fuite. Nabil Ayouch filme le travail des putes de leur point de vue (ce qui est la moindre des choses), et avec amour. Un amour charnel qui se fait entièrement distinct du désir des clients, de la théâtralité contrainte du rapport des hommes aux filles qu’ils croient prendre. Un regard qui diverge de toute capture, tout en exposant les autres regards, les gestes brutaux dont les quatre héroïnes se dégagent avec force, et l’apparat glauque, menaçant, le luxe mauvais qui les entoure. La part de description du labeur et de la violence (la vie comme conditions de vie), et la part de tendresse hilarante du film

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de femmes entre elles (la vie inconditionnée) se fondent en une seule échappée – rage et joie chantant ensemble dans un crachat à la face du monde comme il va. Cette échappée permanente est celle des quatre femmes elles-mêmes : même sans savoir l’arabe, au fil des sous-titres et des sourires, on entend que se lancent ici plus de géniales vannes graveleuses que dans cinq Reservoir Dogs réunis. Des putes qui passent leur temps à se traiter de “putes” entre elles, c’est une bonne image de l’humour même. Elles sont drôles, elles sont belles, elles sont dures, elles sont le doigt et l’honneur. Loubna Abidar jouant Noha, chef et sœur de la communauté du film, c’est ensemble Ava Gardner et Che Guevara : quand elle lève son verre “aux putes réunies du monde entier”, ce monde tremble sur ses bases pourries. Ce monde de flics corrompus, de rois du pétrole, de colons français minables, ce monde de mécréants qui a si mal compris les femmes, et qu’elles ont très bien compris. Les putes savent par cœur le secret éventé du mal, la manière dont les choses marchent. Elles ont autre chose à dire et à vivre, loin d’un désir qui se prendrait au sérieux (voyez l’affreuse

elles sont drôles, elles sont belles, elles sont dures, elles sont le doigt et l’honneur mine sombre de l’homme qui jouit), loin d’une vérité qui se prendrait tout court. Un film qui irait encore voir du côté de cette autre chose-là, sans la forcer à se montrer et à s’énoncer, ne serait-ce pas un film qui dit la vérité ? Le cinéma, s’il existait, aurait à voir avec quelque chose d’imprenable ou d’impayable. Il rirait, comme le fait Much Loved de bout en bout, de l’idée que la vie ne soit que ça, une affaire sérieuse, une affaire à saisir. Ça ferait un putain de scandale. Luc Chessel Much Loved de Nabil Ayouch, avec Loubna Abidar, Asmaa Lazrak, Halima Karaouane, Sara Elhamdi Elalaoui (Fr., Mar., 2015, 1 h 45) lire aussi le portrait de Nabil Ayouch p. 56 1. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1886) 16.09.2015 les inrockuptibles 69

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True Story de Rupert Goold avec Jonah Hill, James Franco (E.-U., 2015, 1 h 40)

La Vie en grand de Mathieu Vadepied Du collège au deal, la vie d’un jeune gars de banlieue dans un style tonique et vivant.

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e nombreux films ont présenté l’aspect anxiogène, violent, fracturé de la banlieue et de ses quartiers dits difficiles, Dheepan en étant l’exemple le plus récent et l’un des plus sombres. La Vie en grand tranche en offrant une vision, sinon angéliste, en tous cas beaucoup plus décontractée et positive. L’autre grande vertu de ce film qui saute aux yeux, c’est d’être centré sur des personnages et comédiens noirs, comblant un déficit du cinéma français souvent dénoncé à juste titre, et s’inscrivant sur ce plan-là dans la lignée d’Intouchables ou de Bande de filles – en attendant le prochain Brooklyn. Rien d’étonnant puisque La Vie en grand est produit par la team Intouchables. Les choses semblent évoluer, c’est bien. Une fois pointés ces mérites sociopolitiques, il faut surtout s’attacher aux qualités propres de ce premier film du chef opérateur Mathieu Vadepied. On y suit les mésaventures scolaires d’Adama, sympathique collégien qui ne fiche pas grand-chose en classe et se retrouve au bord de l’exclusion. Alors qu’Adama promet de mettre un coup de collier, son pote Mamadou lui propose de gagner un peu d’argent de poche avec un deal de shit. Le petit deal devient gros, et les chefs du business local de la beuh ne sont pas des tendres – c’est aussi ça, la vie en grand. Résumé à ces péripéties, le film peut

sembler banal, mais il est réalisé avec une légèreté, un naturel, une justesse, une bienveillance qui sont tous sauf banals. Les deux jeunes acteurs, Balamine Guirassy et Ali Bidanessy, y contribuent largement par la qualité de leur jeu et leur charme difficilement résistible. La tonalité humoristique et ludique n’est pas synonyme de bisounourserie ni d’irréalisme à côté de la plaque sensible des banlieues. Vadepied n’omet rien des difficultés quotidiennes, des familles décomposées à la brutalité des gangs qui tiennent l’économie parallèle du quartier, mais n’insiste pas lourdement sur cette moitié vide du verre, préférant rappeler que derrière les réalités ou clichés sociaux, derrière les gros titres des médias, palpitent des êtres humains, des profs, des éducateurs, des gamins. Il circule dans ce film d’apprentissage une fraîcheur tonique, une grâce enfantine, qui rappellent le meilleur Gondry ou même le totémique 400 Coups de Truffaut. La Vie en grand permet de voir la vie en moins gris (voire en rose pâle), avec un optimisme républicain mesuré, à rebours des peurs et du déclinisme ambiants. Un “feel-good movie” au sens le meilleur du terme. Serge Kaganski

Face-à-face poussif entre un journaliste et un tueur. Attention, histoire vraie : le journaliste Mike Finkel (Hill) est viré du New York Times après avoir bidonné un reportage. Déchu, le voilà intrigué par le cas de Christian Longo (Franco), accusé d’avoir massacré sa propre famille. Et qui a adopté l’identité de Finkel lors de sa cavale. Ils se rencontrent, chacun un plan en tête : Finkel croit avoir trouvé le scoop qui ferait de lui un nouveau Truman Capote ; Longo veut raconter sa version des faits. Qui manipule qui ? Il y avait matière ici à faire un film en poupées russes – sous l’écriture, les faits, puis la déontologie, puis le rapport au sujet, puis le mal de crâne. Quelque chose de vertigineux. L’enquête de Finkel ne va malheureusement pas très loin au bord de l’abîme, ni True Detective, ni même Le Nouveau Détective. Le film retient l’intrigue et ses acteurs par le col dans une reconstitution flapie où, ce qui a l’air d’exciter Rupert Goold, ce sont les face-àface entre Finkel et Longo. Plutôt inégaux : Hill aligne les regards interrogateurs (comprenez, il est journaliste) avec l’application du bon élève réclamant les encouragements. Franco est lui une énigme : moins le personnage (coupable ou pas ?) que l’acteur, toujours au bord du clin d’œil en prédateur ténébreux. Le trou bienvenu dans l’agencement sage de scènes de True Story, c’est lui. Léo Soesanto

La Vie en grand de Mathieu Vadepied, avec Balamine Guirassy, Ali Bidanessy, Guillaume Gouix (Fr., 2015, 1 h 33)

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The Program de Stephen Frears Un biopic de Lance Armstrong qui se disperse dans trop d’anecdotes. ’il avait été réalisé quelques années de plusieurs vies, ainsi son biopic – adapté plus tôt, The Program eût été un de l’enquête Seven Deadly Sins du tout autre film – celui d’une bataille journaliste irlandais David Walsh – est-il contre la maladie récompensée fait de plusieurs biopics. Autour d’un par un triomphe sportif, ou plus tard celui programme classique de rise and fall (dont d’un champion à la retraite qui, en mal l’indispensable chapitre “rédemption” de challenges, se perd dans un come-back n’a pas encore été écrit, ce qui laisse un fade. On se serait délecté aujourd’hui vrai goût de “film de salaud” quittant de l’existence de tels films célébrant Lance Armstrong dans une posture morale des vérités révolues, balayées par peu reluisante), The Program s’équipe donc le scandale du dopage, d’où certainement d’une multitude d’angles d’approche qui que Frears intègre à son film la mention lui donnent des airs de labyrinthe narratif de ces anciens projets (“ils veulent faire alors même qu’il respecte une chronologie un film sur moi, Matt Damon doit tenir impeccable. le rôle”, lâche Armstrong/Ben Foster). En s’emmêlant ainsi les pinceaux, La vie du champion-tricheur est, Frears égrène moins les “péchés capitaux” comme celle de tous les menteurs, faite d’Armstrong que ceux du biopic lui-même,

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se laissant porter par le flot des anecdotes du fait d’un pur fétichisme de la ressemblance inhérent au genre, et peinant de facto à inscrire un sens à la vie racontée, à insuffler à l’ensemble l’esprit d’une fiction sculptée par les forces du destin (grande affaire, là aussi, du genre). Atteint d’un appétit vorace qui le pousse à tout décalquer sans rien retracer, The Program manque donc avant tout de maintien même s’il contenait, certainement, trois ou quatre films potentiellement intéressants. Théo Ribeton The Program de Stephen Frears, avec Ben Foster, Chris O’Dowd (G.-B., Fr., 2015, 1 h 43)

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Agents très spéciaux  – Code U.N.C.L.E. de Guy Ritchie avec Henry Cavill, Armie Hammer (E.-U., 2015, 1 h 57)

N.W.A – Straight Outta Compton de F. Gary Gray Un biopic très officiel et ultra consensuel du groupe mythique du gangsta rap californien N.W.A. près seize ans d’un silence d’une reconstitution sèche, hyperréaliste assourdissant, Dr. Dre effectuait de l’époque. en plein cœur de l’été un brusque Mais au-delà de ses qualités de retour aux affaires du rap US, fabrication, le film déçoit assez vite tant publiant un troisième album solo (Compton il semble verrouillé de toutes parts, – A Soundtrack) tandis que sortait dans les inféodé au point de vue de ses puissants salles américaines le biopic très autorisé producteurs. Au fond, N.W.A – Straight de son groupe d’origine : N.W.A – Straight Outta Compton évoque à peine l’incroyable Outta Compton. Une soudaine précipitation nébuleuse rap qui agita la Côte Ouest dans la carrière d’un producteur de la fin des 80’s, pas plus qu’il ne prend en au perfectionnisme quasi obsessionnel, charge le climat politique qui lui servait de et dont on ne distinguait pas encore décor ; le vrai sujet du film, c’est la manière les réelles motivations : l’artiste amorçait-il dont Dre et Ice Cube ont bâti un empire. ici un nouveau départ, ou cherchait-il Les deux hommes, impliqués dans simplement à fixer sa propre mythologie l’écriture du scénario, s’attribuent les beaux pour rappeler à l’industrie qui est rôles de ce mythe musical, apparaissant le patron historique du gangsta-rap ? tels des héros hyper lucides, derniers Le film, qui sort aujourd’hui en France survivants d’une époque maudite où tous après un triomphe aux Etats-Unis, confirme leurs anciens potes finirent aspirés sans nuance la seconde hypothèse. Produit par différents démons (l’argent, la dope, par Dre lui-même, avec son compère la violence, et le sida pour Eazy-E). Ice Cube, il relate la naissance du collectif Jusque dans sa façon de gommer N.W.A, pionnier flamboyant du rap les détails les plus embarrassants de leur West Coast né à la fin des années 80 dans biographie, dont les rapports brutaux un fameux quartier dévasté de Los Angeles, qu’entretenait Dre avec les femmes, le film Compton, terrain d’un affrontement entre s’apparente ainsi à une vaste entreprise flics suprématistes et lascars rêveurs. d’autopromo complaisante et policée ; Des premiers enregistrements, bricolés le biopic du “groupe le plus dangereux dans des studios de fortune, aux premiers du monde” qui n’avait peur de rien, sinon concerts et contrats juteux, l’ex-clippeur de son propre passé. Romain Blondeau F. Gary Gray emballe sa success story avec une efficacité redoutable et une séduisante N.W.A – Straight Outta Compton de F. Gary Gray, économie de moyens, qui se détourne avec O’Shea Jackson Jr., Corey Hawkins (E.-U., 2 015, 2 h 27) (presque) du folklore gangsta au profit

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Une parodie de film d’agents secrets, très en deçà du récent Kingsman. Ayant acquis auprès d’une certaine génération un statut de réalisateur culte avec ses premiers films, Guy Ritchie est pour à peu près autant de monde un auteur méprisé du fait d’une virtuosité technique tournant à vide, obsédée par les manifestations les plus superficielles du style de quelques autres dont il s’est maladroitement arrogé l’héritage (Tarantino en tête). Agents très spéciaux mettra tout le monde d’accord, puisque Ritchie s’y trouve étrangement dépourvu de ce que les uns prenaient pour une qualité et les autres pour un défaut, à savoir sa dextérité et son tempo. Le film apparaît comme une contrefaçon très bas de gamme du cinéma d’espionnage en costumes, pataugeant dans des séquences d’action bloquées au point mort, employant la parodie comme un cache-misère plutôt qu’un véritable ressort comique – de même que son usage “rustine” de la musique, tout à fait embarrassant. Même en guise de chic, le film ne sert qu’une espèce de beauferie dandy, avec ses armoires à glace endimanchées qui nous laissent franchement regretter le tandem Clooney-Gosling imaginé aux origines du projet. Théo Ribeton

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Marguerite de Xavier Giannoli Le désir irrépressible d’une femme de jouir avec sa voix. Un portrait tout en drôlerie raffinée.

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lle chante l’“Air de la Reine de la nuit” de Mozart, donne tout d’elle-même, mais sa voix est atrocement (ou génialement) fausse. C’est Marguerite Dumont, baronne du Paris des années 20, fondue d’art lyrique mais chanteuse nulle. Cet étrange être de fiction est inspiré par une certaine Florence Foster Jenkins, vraie cantatrice velléitaire qui avait déjà servi de modèle à un personnage de Citizen Kane. Xavier Giannoli semble reprendre ici un de ses thèmes favoris, l’imposture (A l’origine, Superstar…), mais il fait beaucoup plus et mieux que ça. Car l’imposteur est acteur conscient de sa duperie, alors que Marguerite ne sait pas qu’elle chante faux, et que son entourage se garde bien de le lui dire, par servilité ou par affection. Marguerite agite des questions complexes et cruelles. Que se passe-t-il quand on aime éperdument un art mais que celui-ci ne vous aime pas ? Déroger aux codes admis du beau n’est-il pas une forme de déconstruction, une mise en crise, un éclat dadaïste ? Est-il plus important de chanter parfaitement ou de s’investir totalement dans son désir (voire son délire) même si on est mauvais ? Giannoli brasse ce feuilleté de motifs avec virtuosité, fait de sa Marguerite un personnage aussi ridicule qu’émouvant et de son film autant une comédie qu’une tragédie. Il parvient à mener tout du long ces deux registres a priori contradictoires, tenant en haleine

avec toute l’arborescence de son intrigue (va-t-elle apprendre à finalement bien chanter ? va-t-elle reconquérir son mari ? découvrira-t-elle la terrible vérité de sa voix ? si oui, comment la prendra-t-elle ?, etc). Au passage, Giannoli dresse le tableau vivace du Paris twenties (photo désaturée superbe), de ses marges artistiques, avant-gardes et freaks magnifiques (le Paris queer, dirait-on aujourd’hui), tout en effeuillant petit à petit le vrai sujet profond de son film : la libido féminine. Pour Marguerite, chanter est un acte existentiel et sexuel (dans une scène, elle saigne de la bouche), c’est le substitut vital à un époux qui la délaisse mais auquel le film réservera aussi sa part de complexité. L’apprentissage du chant, c’est celui d’elle-même et de son corps, par lequel Marguerite devient femme, comme dirait Simone. Giannoli est servi par une Catherine Frot exceptionnelle, très bien entourée par le superbe cabotin Michel Fau, l’excellent André Marcon dans un registre plus intériorisé, ou encore le remarquable Denis Mpunga, qui incarne avec une sobriété souveraine le majordome aimant et protecteur de Marguerite. Drôle et bouleversante, cruelle et empathique, féministe et picturale : cette Marguerite, je l’aime un peu, beaucoup, passionnément. Serge Kaganski Marguerite de Xavier Giannoli, avec Catherine Frot, André Marcon, Michel Fau, Denis Mpunga (Fr., 2015, 2 h 07) 16.09.2015 les inrockuptibles 73

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Fou d’amour de Philippe Ramos avec Melvil Poupaud, Dominique Blanc (Fr., 2015, 1 h 47)

Nous venons en amis d’Hubert Sauper Avec un mini-avion, le cinéaste explore le Soudan, livré à la convoitise des Chinois et Nord-Américains.

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ix ans après son controversé mais dantesque Cauchemar de Darwin, Hubert Sauper revient avec le second volet de sa trilogie potentielle sur la postcolonisation et la globalisation en Afrique. Mais ce film n’est que la partie émergée d’une aventure qui pourrait fournir la matière d’un autre documentaire sur les modalités hasardeuses du tournage. En effet, Sauper a lui-même construit un ULM amélioré, déguisé en mini-avion, qui l’a mené par étapes de France jusqu’au Sud-Soudan. L’engin est certes présent dans le film et a servi aux prises de vues aériennes. Mais Sauper reste modeste et ne s’appesantit pas sur ses propres exploits, préférant consacrer l’essentiel à son regard à la fois pessimiste et fasciné sur ce continent qui reste la foire d’empoigne des pays riches. Tourné au moment de la partition du Soudan, après des décennies de guerre (remember the Darfour ?), le film explore surtout le camp chrétien (le Sud-Soudan), à la merci d’entreprises chinoises venues exploiter le pétrole ou d’évangélistes texans tout droit sortis de Tintin au Congo. Le ton et le style global du film sont dans la lignée du Cauchemar de Darwin. Il faut rappeler, comme l’a répété Hubert Sauper, accusé par le passé d’inexactitude et d’inventions, qu’il n’est pas un reporter, ni un documentariste impassible. Ce film est une œuvre personnelle, un documentaire de création. Sauper joue du catapultage entre le macrocosme et le microcosme, entre l’usine chinoise futuriste où l’on regarde des films de SF et, à deux pas de là, un village de cases où la nappe phréatique est contaminée par le pétrole. Ce n’est pas un récit linéaire et limpide mais un chaudron de sorcière dont l’hétérogénéité, les chocs formels, le goût des contrastes, font la force et la singularité. Voir la séquence surréaliste où un ambassadeur américain venu inaugurer une centrale électrique débite un laïus old school sur les vertus de la civilisation lorsque soudain un guerrier traditionnel déboule avec une lance et tourne furieusement autour de la foule. Toute la magie du cinéma de Sauper se trouve dans ces raccourcis visuels aussi déroutants qu’éloquents. Vincent Ostria

Un prêtre assassine sa maîtresse enceinte. Grivois et grinçant. Cela fait vingt ans drôle – le film est grivois, que Philippe Ramos mène drolatique mais toujours sa barque de cinéma soigneusement filmé, discrètement, semant et très élégamment écrit. quelques belles pépites Soit donc ce prélat comme L’Arche de Noé séducteur (Melvil Poupaud, ou Capitaine Achab. très sexy dans sa soutane) Fou d’amour a le potentiel qui conquiert les cœurs pour élargir son public. et les corps de ses Il y reprend l’argument de paroissiennes, semant une son premier court métrage, onde de plaisir et de liberté Ici-bas, inspiré de l’affaire dans cette région reculée. du curé d’Uruffe. En 1956, Jusqu’au jour où notre en Lorraine, un prêtre avait homme d’Eglise tombe assassiné l’amante qu’il amoureux d’une jeune avait mise enceinte. Le fait aveugle en laquelle il décèle divers avait fait du bruit la grâce (Diane Rouxel, et Claude Lanzmann lui actrice en effet très avait consacré l’un de ses gracieuse déjà vue chez plus grands textes dans Larry Clark et Emmanuelle Les Temps modernes. Bercot). Le film bascule Si Ici-bas revêtait une alors dans le thriller tonalité bressonienne, rural et la tragédie, le rose Fou d’amour se situerait et vert se teinte de noir. plutôt entre Bresson Fou d’amour n’est pas et… Joël Séria, oscillant pour autant une charge entre une veine picturale et contre l’Eglise ou un dossier métaphysique et une autre sur la sexualité réprimée plus triviale et charnelle. des prêtres. Rien de Le mélange de ces genres sociologique ici. C’est une est curieux, inattendu, mais étude sur la complexité il fonctionne. Comme dans des êtres et les apparences Boulevard du crépuscule, sociales, un portrait le récit procède par une voix qui pourrait se résumer off en flash-back du point par “l’habit ne fait pas de vue du mort – le curé, le moine”. Et c’est surtout qui vient d’être guillotiné. un beau film singulier. Serge Kaganski C’est gonflé, macabre et

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Garry Maclennan

Charlotte Spencer

Glue colle à la peau Cette série post-ado de E4, la chaîne de Skins, dresse le portrait d’une jeunesse anglaise rurale blessée par la vie. A découvrir sans tarder en DVD.

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ne bonne série anglaise ne fait jamais de mal. La règle existe depuis cinquante ans et ne semble pas près de changer, quels que soient la météo, le cours de la livre et le niveau des productions américaines. Une sorte de constante à vérifier sans risque de se tromper, tant, historiquement, la télé made in UK a proposé le haut du panier dans tous les genres possibles et imaginables. Reste à savoir quand la France sera capable sinon de la rattraper, du moins de rivaliser avec elle – mais c’est une autre histoire. Revenons à nos Brits. Prenons Glue. L’histoire d’un groupe d’amis dont la principale occupation semble être de se défoncer dans un silo. Des post-ados qui jouent avec l’ennui des campagnes, avec la drogue, avec leur vie. Jusqu’au moment – on ne vous dévoile rien d’interdit par les lois du spoiler, tout cela se déroule dans le pilote – où l’un d’eux, Cal, meurt assassiné. Il est retrouvé le visage contre la boue. Une teen-série croisée avec une enquête au long cours ? On a vite fait d’assimiler les huit épisodes de Glue à un croisement bizarre entre Skins et Broadchurch. Dans le fond, ce n’est pas tout à fait faux. Le scénariste et créateur Jack Thorne est un trentenaire venu du théâtre, qui a fait ses armes sur le petit écran en écrivant This Is England ’86 (2010) avec Shane Meadows, après avoir participé

au beau bordel nommé Shameless auprès de Paul Abbott. Il est également connu pour avoir scénarisé plusieurs épisodes de Skins – y compris dans la première saison mythique –, la série ado anglaise qui a donné le ton pour la représentation actuelle des 14-20 ans, de plus en plus subtile, dure et réaliste. On retrouve ces fondamentaux dans Glue, mais la filiation avec la création de Bryan Elsley et Jamie Brittain prend d’autres formes que l’hommage direct. Le casting n’aurait sans doute jamais été le même sans Skins. On y croise des jeunes femmes et hommes d’un naturel fou, comme l’ambigu Jordan Stephens et la bombe rousse Charlotte Spencer, dont les manières haut de gamme et le visage tendu restent longtemps gravés. Regarder des acteurs se révéler – même s’ils ne sont pas complètement débutants – produit un effet majeur. Les découvertes de l’enquête (celle-ci se révèle complexe et très bien construite) sont aussi les leurs. Ils se cherchent, nous les trouvons. L’effet première fois joue à plein.

Glue réussit à se montrer aussi bucolique que noire, à coups de trahisons, de désirs contrariés ou révélés trop tard

La tentative de résolution du meurtre de Cal lève des lièvres intimes parfois intolérables pour les personnages. Dans la tradition anglaise, les tensions sociales sont naturellement amarrées à la fiction – il est question d’une famille rom, notamment –, mais Jack Thorne prend soin de ne pas surligner ses effets. L’étude de caractères reste sa priorité. L’atmosphère aussi. Beau joueur, il laisse à l’expérimenté réalisateur Daniel Nettheim (quatre épisodes, les deux premiers ainsi que les deux derniers) le temps nécessaire pour tirer le meilleur du brouet narratif mis à sa disposition. L’action au rythme évolutif s’inscrit dans un décor à couper le souffle. La campagne est lumineuse, les couleurs souvent saturées, les corps saisis dans leur brutalité et leur essence sexuelle. Glue réussit à se montrer aussi bucolique que noire, à coups de trahisons, de désirs contrariés ou révélés trop tard. Le dernier épisode carrément western boucle l’affaire en beauté. Il donne envie de revoir le travail de Jack Thorne au plus vite. Joie : cet homme est l’unique scénariste de la future série de Canal+, Panthers, qui s’intéresse au célèbre gang de voleurs de bijoux serbes ayant sévi place Vendôme et ailleurs à la fin des années 2000. Diffusion cet automne. Olivier Joyard DVD Glue, série créée et écrite par Jack Thorne (Wild Side), environ 30 €

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la grande dépression Groupe majeur depuis plus de vingt ans, Low revient avec un album âpre, rageur et variable, né dans la colère, le doute et la frustration. En “poignardant l’obscurité”, Ones and Sixes la fait accéder au sublime.

O  Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

n sait depuis deux décennies que Low, certainement l’un des groupes les plus durablement beaux de l’ère moderne, est assez peu porté sur la gaudriole multicolore, fait rarement chanter les sardines, ne tirelipimpone pas des masses sur le chihuahua. Toujours magnifiques, lents et violents, les albums des mormons américains ont oscillé entre le gris anthracite, pour les plus lumineux, et le noir absolu pour ceux que la dépression à mèche lente d’Alan Sparhawk a infusés avec le plus de force. Porté par l’indélébile merveille Just Make It Stop, produit par Jeff Tweedy de Wilco, superstar du rock indé US, le précédent, léché, beau mais relativement sage The Invisible Way faisait plutôt partie de

la première catégorie. La (légère) rémission morale n’aura pas duré : son magnifique successeur, Ones and Sixes, replonge le groupe dans la noirceur, la tension en filigrane, la violence slowcore qui ont dessiné ses albums les plus marquants, Trust (2002) en tête. Ones and Sixes n’a ainsi fait que suivre Alan Sparhawk dans les méandres abyssaux d’un nouvel effondrement de son taux de sérotonine. La bête sombre qui dévore depuis toujours et dévorera à jamais ses humeurs a de nouveau pleinement kidnappé l’Américain, englué dans le labyrinthe existentiel, enragé par le délabrement moral de son pays et la cruauté du monde et, surtout, hanté par le récent décès de son père. “Je me bats toujours contre moi-même, explique-t-il

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“sur de nombreux plans, on empire en vieillissant. Les choses se gravent en toi, tu réalises avec l’âge que ce que tu es ne changera pas, le portrait ne fait que se préciser”

MimiP arker, Steve Garrington et Alan Sparhawk

Zoran Orli

Alan Sparhawk

lors d’une interview d’une rare intensité. Je reste la même personne. Mais, sur de nombreux plans, on empire en vieillissant. Les choses se gravent en toi, tu réalises avec l’âge que ce que tu es ne changera pas, le portrait ne fait que se préciser. Certains fardeaux s’alourdissent, encore et encore et encore. Certaines personnes arrivent à mettre, peut-être inconsciemment, ces questions sous le tapis. Chez moi, ça reste là, en permanence, et ça m’affecte.” “Mon père est mort il y a à peu près un an. Beaucoup de questions ont alors surgi. Celle de la détérioration inéluctable des corps et des âmes. La question, tout simplement, du sens de l’existence : comment justifier la vie si elle ressemble à ça, à quelque chose qui empire de manière inéluctable, à cet empilement de fardeaux ? Mon père était comme une version amplifiée de moi. Je dois dire que nous étions très similaires. Pareillement bizarres – ses bizarreries étaient heureusement plus prononcées que les miennes. Me rendre compte de cela a été dur : de manière très primale, j’ai pris conscience de ce qui m’attend. Et mon père étant mort, je suis désormais en première ligne.” Le grand malheur des uns peut, dans certains cas, faire le bonheur de tous. Né dans le tumulte intime, la frustration, la colère et le doute insolubles, Ones and Sixes se révèle de bout en bout d’une absolue beauté. Il ne bouleverse pas l’art des

Américains mais, avec l’aide du producteur BJ Burton, installe leurs chansons, mélodies et mariages vocaux bouleversants dans un territoire sonique sombre, postapocalyptique, un sillon crasseux de mort et de brutalité. Ones and Sixes souffle, susurre, crache mais confine une rage qui semble vouloir, à tout instant, exploser en un champignon atomique formidable et terminal. Déroulé de grandes chansons âpres et poussiéreuses, très variables mais toujours noires, il frotte certaines de ses splendeurs mélodiques à une électronique famélique, les anime d’un pacemaker rouillé et souffreteux (l’introduction parfaite Gentle, l’obsédante No Comprende, la dramatique de The Innocents). Les rares lumières qui caressent son cœur noir semblent n’être que celles d’un soleil mourant (les presque pop mais poisseuses What Part of Me ou Kid in the Corner ou le quasi-hymne Lies, les belles à pleurer Congregation ou DJ). Il ne détone véritablement qu’une fois, sur les presque dix minutes des terrifiantes, turbulentes et électriques montagnes russes de Lies. “Je suis fier de ce disque, de son honnêteté, de la manière dont nous avons essayé, musicalement, d’explorer d’autres territoires. Ones and Sixes est l’expression d’une certaine confusion mentale. Il reflète un moment où je regarde l’état dans lequel je suis, le monde dans lequel j’évolue, et où je réalise que quelque chose cloche profondément. Je cherche une solution, une réponse. Mais la lutte pour comprendre est infinie : à chaque étape, de nouvelles questions surgissent, sans réponses elles non plus. C’est comme poignarder l’obscurité : c’est ce que je fais en permanence.” Sur Ones and Sixes, Sparhawk, sa femme et immense chanteuse Mimi Parker et leur camarade Steve Garrington poignardent l’obscurité mais ne la tuent pas : ils la rendent, paradoxalement, sublime et désirable. Thomas Burgel album Ones and Sixes (Sub Pop/Pias) concert le 2 novembre à Paris (Divan du Monde) chairkickers.com retrouvez l’intégralité de l’entretien sur

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Christine en Amérique Christine And The Queens publie un nouveau morceau : No Harm Is Done, en collaboration avec l’Américain Tunji Ige. Il s’agit en fait du premier extrait de la version américaine de son album, qui contiendra des inédits et… des titres traduits. Sur son compte Twitter, la chanteuse a posté une partie des paroles : “Sure, we slur. Though we wrote it down it’s unclear and bitter/Tears and sweat can numb like melted snow” (“Bien sûr, nous bredouillons. Même si on l’a écrit, c’est flou et amer. Les larmes et la sueur peuvent nous engourdir comme de la neige fondue”). Du Christine tout craché.

le son du Sahara en images Fin connaisseur de la culture saharienne et de la musique en particulier, Arnaud Contreras est un homme de radio (pour France Culture et RFI), qui fait aussi des photos. Il vient de publier Sahara Rocks ! (Editions de Juillet), livre de photos qui documente une quinzaine d’années de tribulations auprès des musiciens du Sahara et éclaire au-delà des clichés folkloriques et des stars du genre.

sous les pavés, le dance-floor Du 19 au 26 septembre, la culture électronique est à l’honneur à Paris avec la bien nommée Paris Electronic Week : des conférences, des masterclass, des rencontres et de la scène. Ouverture des festivités avec la Techno Parade et notamment Mushxxx (photo). Ensuite, on pourra se rendre à l’Institut du monde arabe, au musée Carnavalet, à Ground Zero et dans plein d’autres endroits. pariselectronicweek.fr

teuf sur mer Nouveau venu dans le paysage festivalier, Roscella Bay s’annonce déjà sexy avec une première édition qui accueillera Motor City Drum Ensemble, Kosme ou encore Mad Rey. Un festival en forme de dance-floor, donc, qui se tiendra à La Rochelle, au bord de la mer, les 26 et 27 septembre. Le tout en petit comité (entre 2 000 et 3 000 personnes) et labellisé écoresponsable. Bien joué. roscellabay.fr

HSK : le festival entre Lyon et Paris Deux labels curieux (Humanist et SK), l’un lyonnais l’autre parisien, se sont retrouvés pour créer un festival forcément bicéphale mais pas bipolaire, entre Lyon et Paris. La cinquième édition a déjà commencé à Lyon, elle se poursuit dans les deux villes jusqu’au 4 octobre, et on pourra y voir Solids, Eric Chenaux, Gratuit, Circuit Des Yeux (photo), Aidan Knight, Julie Byrne, Baptiste W. Hamon ou Le Bâtiment. Et quand Le Bâtiment vient, tout va.

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The Chills

Gemma Il y a du Jeanne Cherhal et du Barbara Carlotti dans cette façon de découper les mots au plus près de l’émotion. Pour le reste, Gemma sortira un ep titré Juste après au mois d’octobre avec, dedans, une poignée de morceaux qui ne manquent ni de délicatesse ni de singularité. En concert aux Trois Baudets en novembre. facebook.com/GEMMA.officielle

Dans la nouvelle scène portugaise, en pleine explosion, il faut désormais compter sur The Walks. Soit quatre garçons et une fille venus de Coimbra et qui jouent de la guitare comme si internet n’existait pas. Dans une intemporalité désormais propre au rock, ils signent des chansons gouailleuses à souhait. facebook.com/thewalksband

Edward Bishop

Mélanie Ranval

The Walks

Tracey Thorn Nostalgiques de Everything But The Girl, réjouissez-vous. Une compilation, SOLO – Songs and Collaborations 1982-2015, consacrée à la carrière solo de Tracey Thorn, est annoncée chez Caroline Records pour le 23 octobre. Elle devrait contenir trente-quatre titres, dont des collaborations avec Paul Weller, Massive Attack et Robert Wyatt. traceythorn.com

Ils furent les héros de la suprématie pop néo-zélandaise. Près de vingt ans après leur dernier album Sunburnt, The Chills annoncent leur retour avec Silver Bullets, prévu pour le 30 octobre, déjà dévoilé via le single America Says Hello. Au line-up : Martin Phillipps, James Dickson, Todd Knudson, Erica Stichbury et Oli Wilson. facebook.com/thechills

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Fanny Schilchter

à fond à fond Après avoir écumé les scènes et les concours de découvertes, les Niçois de Hyphen Hyphen publient un premier album de pop ambitieuse.

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armi nos maquettes, dès qu’un morceau ressemble à un autre ou dès qu’il nous fait penser à un groupe ou un artiste en particulier, on le met à la poubelle.” Santa, la chanteuse de Hyphen Hyphen, n’y va pas par quatre chemins pour expliquer les choix de son groupe. Une façon de faire et de penser qui, dès 2011, posait les bases d’un vent frais dans la pop française – c’était avant Fauve ≠, La Femme et Griefjoy (ex-Quadricolor). Comme ces derniers, les membres de Hyphen Hyphen viennent de Nice, chantent en anglais et ne semblent pas trop se préoccuper des appartenances scéniques

“si cet album était un film, ce serait une sorte de blockbuster entre E.T. et Tarantino” Santa, chanteuse

locales. La pop, ici, est un langage universel dont la grammaire s’apprend sur internet. Santa : “Avant, les gens s’influençaient les uns les autres car ils cohabitaient, ils se connaissaient vraiment. Avec YouTube, tu peux faire des grands écarts en quelques clics, sans influences proches. Les nôtres sont très lointaines : on considère la pop dans son sens le plus large.” A l’heure du premier album, il a fallu à Santa, Adam, Line et Zaccharie la force de prendre de la distance avec l’expérience acquise. Car depuis 2011, même sans album, les jeunes Niçois ont su provoquer les promesses du milieu musical (concours Adami, Fair, Printemps de Bourges…) ainsi que les tournées sans fin, avec des passages dans les plus grands festivals (Rock en Seine, Eurockéennes, Solidays…). En quatre ans, Hyphen Hyphen a eu le temps de s’amuser, de se faire connaître,

de progresser sur scène, mais pas vraiment de se dévoiler comme groupe porteur de chansons. “Quand on a commencé, on sortait tout juste du lycée. A l’époque, à part crier et sauter partout, on ne savait pas faire grand-chose… On a donc pris le temps de faire évoluer le groupe, on ne voulait pas griller les étapes. Depuis, on a fait plus de deux cents dates. Et puis il a fallu s’arrêter un moment pour composer et trouver quelque chose à dire sur l’album. On a appris à s’apprivoiser, à canaliser notre énergie, à s’affranchir de nos influences premières.” Le résultat, c’est Times, un premier album épais, ambitieux, gonflé de morceaux tubesques et pensés comme tels. Avant, Hyphen Hyphen était une réserve d’énergie scénique sans fin – mais peut-être sans finalité. Aujourd’hui, le groupe a su contenir ses pulsions pour les mettre au service d’un songwriting pop racé, où l’efficacité

s’exprime non pas dans la performance vocale, mais dans la capacité à créer de l’émotion. “Si cet album était un film, ce serait une sorte de blockbuster entre E.T. et Tarantino”, résume Santa. L’écoute de Just Need Your Love, The Fear Is Blue ou encore Please Me ne contredit pas l’idée. Et si certains morceaux flairent un peu la normalisation FM (on croit parfois entendre Florence & The Machine), d’autres font preuve d’assez de bizarrerie pour retenir l’attention et ouvrir quelques pistes : le vocoder sans complexe de I See Myself, à lui seul, promet un avenir radieux à Hyphen Hyphen. Maxime de Abreu album Times (Parlophone/Warner) concerts le 25 septembre à Besançon (+ Selah Sue), le 2 octobre à Metz (+ Kid Francescoli), le 5 à Paris (Maroquinerie), le 10 à Toulon, le 16 à Joué-les-Tours, le 17 à Chelles, le 24 à Troyes, le 5 novembre à Orléans 16.09.2015 les inrockuptibles 81

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Dr. Yen Lo (Ka and Preservation) Days with Dr. Yen Lo Iron Works/Pavlov Institute Records

Willis Earl Beal Noctunes Tender Loving Empire Retour splendide de l’Américain avec un disque cathartique hanté par son divorce. es berceuses contre chaotique (clochard céleste, c’est l’insomnie : c’est ainsi lourd), Willis Earl Beal vole bas, que Willis Earl Beal présente mais ses chansons attestent les douze chansons qu’il est en phase de redécollage de Noctunes, son quatrième disque. plutôt qu’au bord du crash. Toutes Depuis une paire d’années, et après tournent autour de son divorce, le succès de son premier album chansons d’amour déchu Acousmatic Sorcery, le chanteur qui font écho au Vulnicura de Björk. avait perdu plus que le sommeil. En Berceuses contre l’insomnie, ou vrac et dans le désordre : sa femme pour endormir les démons hurlants (divorce), son label (l’influent XL, de l’angoisse et du souvenir. qui l’avait sorti de la mouise et Willis Earl Beal chante soyeux, de l’anonymat en 2012), son adresse doucement, lentement, sur des (il s’est installé à Portland, dormant instrumentaux ambient génériques sous la tente, dans des motels, (ambiance Twin Peaks, un peu), sur des canapés ou parfois minimalistes, élémentaires, joués en prison) et surtout sa position en solo sur un synthé. Il a beau d’artiste freak, outsider, mais porter un masque, sa musique néanmoins signé et installé, qui sort avance aujourd’hui sans artifices des disques, fait des tournées et (mais pas sans mystère). Il n’y a de la promo. Avaries et dérives, plus rien de lo-fi ou de maniéré un sabordage social et personnel, dans l’intention, ni dans un retrait du monde qui ne l’a jamais la production. Juste une économie empêché de continuer à composer de moyens, pour faire ressortir et enregistrer des chansons. la voix magnifique et les histoires Noctunes sort en catimini sur un cathartiques de ce crooner nihiliste, petit label de Portland. Le premier sur qui la nuit est venue, mais single s’appelle Flying So Low pas le repos. Stéphane Deschamps (qu’on peut entendre “solo”), comme une métaphore de sa vie concerts le 8 décembre à Nancy, et de sa carrière, repassée le 9 à Paris (Divan du Monde), sous les radars de la hype et d’une le 10 à Bordeaux, le 12 au Havre, reconnaissance pourtant méritée. dans le cadre du Winter Camp Festival tenderlovingempire.com Rattrapé par son background

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Un MC et un DJ, pour une épopée hip-hop mentale qui réinvente le vieux boom-bap new-yorkais. Depuis que le destin lui a refusé la lumière dans les 90’s, Ka s’est fait une raison. Pompier de jour (selon la légende), l’homme de 42 ans écrit la nuit. Des kilomètres de rimes, dont la plupart ne sortent jamais de son antre de moine perfectionniste. Mais son regard s’est accoutumé à l’obscurité, et ses lyrics cryptiques ont fini par taper dans les tympans de GZA, du Wu-Tang Clan, qui l’a sorti de l’ombre en 2008. Sept ans plus tard, Ka est devenu le joyau secret du rap East Coast. Sur ce quatrième album inspiré par Un crime dans la tête (1962), thriller culte sur le lavage de cerveau pendant la guerre froide, le MC de Brownsville s’accompagne de Preservation, DJ présent sur son ep précédent. Dans un brouillard asphyxiant de film noir, le duo génère un boom-bap ascétique, sans “boom” ni “bap” parmi les samples seventies, avec pour pouls unique les mantras parano de Ka. Hypnotique. Eric Vernay brownsvilleka.com

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Orwell Exposition universelle Raffinement et élégance sur le nouvel album de ces discrets Français. ’il est devenu à la mode d’évoquer l’essor et la reconnaissance, à sa juste valeur, d’une scène pop française contemporaine, il ne faudrait pas pour autant oublier ceux qui, dans l’ombre et la discrétion, s’agitent et produisent de jolis disques depuis des années. Parmi eux, Orwell, groupe nancéien à la discographie délicate entamée il y a quinze ans, sort pour cette rentrée un élégant album, son cinquième, à qui il a donné le nom d’Exposition universelle. Pas question, ici, de la candidature de Paris pour le grand raout de 2025 :

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Thierry Bellia

Europop/Rue Stendhal

l’artwork de l’album, qui rappelle les formidables dessins d’Albert Robida, évoque au contraire les expositions universelles de la fin du XIXe siècle, celles qui virent la capitale française recevoir sa tour Eiffel, son Grand Palais ou ses somptueux pavillons étrangers disparus. Belle nouvelle ensuite, puisque le flacon est ici aussi soigné que l’ivresse est grande : Exposition universelle aligne treize compositions au raffinement admirable, chantées dans un français délicatement poétique, sur lesquelles planent aussi bien les fantômes des High Llamas que

de William Sheller (Je ne sais pas mourir), de Voulzy que de Stereolab (Tous les avenirs). Ce cinquième disque bénéficie de la participation de plusieurs amis du groupe – Cascadeur (sur Rengaine européenne) ou Kidsaredead (sur La Vie électrique). Il confirme surtout la valeur de la formation de Jérôme Didelot qui, tant sur le plan des textes que des arrangements et mélodies, réussit ici un coup d’éclat – une seule écoute d’Entrelacs, par exemple, devrait suffire à vous en persuader. Johanna Seban orwellmusic.com

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Naytronix Mister Divine City Slang/Pias

la découverte du lab Requin Chagrin De la pop rugueuse et inconsolable, chérissant les amours de vacances sur la Riviera et les illusions perdues. epéré par La Souterraine – dont les compiles redorent le blason de la scène pop underground française –, Requin Chagrin est un drôle d’animal mélangeant pêle-mêle garage, dream-pop, shoegaze et surf music, le tout bercé par une voix féminine désenchantée. Réunis à Paris, les membres du quatuor viennent d’un peu partout en France : Marion Brunetto (chanteuse et guitariste) de Ramatuelle, Grégoire Cagnat (bassiste) de Paris, Yohann Dedy (claviériste) de Rennes et Romain Mercier-Balaz (batteur) d’Angoulême. Dans leurs cartons, ils ont ramené des CD d’Electrane, des Pixies, mais aussi les plus belles bobines du cinéma italien (Fellini et Moretti) qui les “inspire et motive de ses dialogues, ses cadrages et sa nostalgie”. Côté roman, ils affectionnent ceux qui “remuent les tripes” comme Virginie Despentes. Après avoir épaté la blogosphère avec la ballade mi-dansante mi-spleenante Adelaïde, le quatuor revient pour présenter un mini-album mélo et élégamment orchestré. Enregistré à la maison avec les moyens du bord, ce huit-titres est disponible en numérique (Chez Objet Disque) et bientôt en vinyle (le 31 octobre). Abigaïl Aïnouz concert le 13 novembre à Paris (Gaîté Lyrique) à l’occasion de leur release party en écoute sur souterraine.biz/album/ requinchagrin

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

Rebecca Lupton

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Jane Weaver The Silver Globe Bird Records/Finders Keepers

Version augmentée d’un disque habilement troussé par une ensorceleuse folk. njustement oublié lors de sa sortie en fin d’année dernière, The Silver Globe, sixième album de Jane Weaver (ex-Kill Laura et Misty Dixon), bénéficie d’une réédition augmentée d’un deuxième disque, The Amber Light. Si ce dernier s’inscrit à part entière dans la discographie de la Mancunienne en raison d’un processus délibérément expressionniste, c’est bien l’album original qui suscite de somptueux vertiges. A défaut de changer de cap, Jane Weaver emprunte ici des itinéraires inédits, explorant de nouveaux horizons pour flirter davantage avec un folk psychédélique et un krautrock joliment ludique. En découlent des morceaux aux reliefs intenses, parfaitement équilibrés entre sophistication et spontanéité, et possédant chacun une couleur propre, souvent profonde et nuancée. Au sein de ce frémissant paysage sonore, peaufiné aux côtés de riches et inventifs mélodistes (David Holmes, BC Camplight, Thom Furse ou encore Andy Votel, patron de Finders Keeprs), Don’t Take My Soul est la pièce qui accomplit le plus merveilleusement sa tâche : elle frise l’excellence avec cette pop aérienne et évanescente dans laquelle se fondent chant hypnotique, arrangements hallucinés et autres effets de réverbération. Maxime Delcourt

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Foufou, un kaléidoscope jubilatoire par le bassiste de Tune-Yards. Déjà au sein de Tune-Yards, l’Américain Nate Brenner contribuait, avec sa basse compacte, rebondie, à entraîner la pop dans le genre de fiesta que les Talking Heads avaient démarré avec Remain in Light. En solo sous le nom laid de Naytronix, il s’éloigne ici des liesses funky de ses débuts, composant au hasard des pauses de tournée un kaléidoscope foufou et touffu, qui ressemble à ces mixtapes érudites que des génies du bien compilent en puisant généreusement dans leurs collections de psychédélisme coréen, de beats new-yorkais et de pop nigériane. Un DJ-set joyeux et bigarré devenu finalement un second album à la fois dansant et lo-fi, dans la lignée évidente d’Arthur Russell. Elargisseur, assouplisseur de pop-music, Mister Divine se soucie ainsi bien peu des modes d’emploi et des usages, rebondissant en parfaite bonhommie sur une ligne de fuite qui mène droit au bonheur, à l’émancipation. JD Beauvallet naytronix.com

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Pierre Wetzel

Romain Humeau Vendredi ou les Limbes du Pacifique Pias Inspiré du mythe de Robinson Crusoé, un beau projet du leader d’Eiffel. tape obligée du cursus multiples, revendiqués des étudiants en littérature, comme autant d’influences le roman de Michel Tournier par le compositeur (soul, Vendredi ou les Limbes pop, musique baroque…). du Pacifique, variation introspective D’une remarquable fidélité et ethno-philosophique du mythe à l’écrivain (jusqu’à l’humilité, de Robinson Crusoé, inspire lorsque les musiques ici le leader d’Eiffel, qui opte s’évanouissent derrière en vingt-cinq vignettes pour les phrases), l’album omet une création protéiforme, incluant assez curieusement la conclusion huit chansons (parfois en du texte, le départ de Vendredi anglais, puisque c’est l’idiome et son remplacement par un du naufragé), des pièces mousse supposé porteur d’avenir. instrumentales en tapis volants Mais le résultat, en objet sonore de la narration et autant non identifiable et absolument d’interventions d’un récitant pas morcelable, déroule (Denis Lavant), le tout fortement la forte identité d’une création qui charpenté par le texte originel. n’est pas de la chanson, ni Le projet, initié par France Culture, de la littérature, ni de la musique bénéficie de l’appui logistique contemporaine, mais un peu de l’Orchestre national de France tout cela à la fois. Christian Larrède et des musiciens du groupe romain-humeau.com bordelais, et décline des univers

E  

Dark Horses Hail Lucid State Last Gang Record Avec dix sillons tracés au fusain, le groupe de Brighton signe un deuxième album en déclinaisons de noir. Dark Horses, ce sont le jour après une tournée tentent ensuite de prendre six musiciens dont de dix-huit mois aux côtés le pouvoir sur Seven, tandis l’énigmatique chanteuse de Beck, Sigur Rós, que Wake up flirte avec Lisa Elle, et un photographe, Tame Impala ou The Dandy les années 80 des Cure. membre à part entière, Warhols. Sur un tapis Quelle que soit la nuance qui appose les noirceurs de guitares bourdonnantes, de noir déclinée, musicales sur négatifs on pénètre dans l’univers l’impression finale tombe et fixe leur univers en noir âpre de Live on Hunger. toujours juste et la palette et blanc. Hail Lucid State, Le tumulte rageur laisse de Dark Horses s’élargit. Amandine Jean leur second album place après quelques titres en forme de confirmation à une rebelle nonchalance darkhorsesmusic.com courte et efficace, voit (Wise Blood). Les synthés 16.09.2015 les inrockuptibles 85

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Tonje Thilesen

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Panda Bear Crosswords Domino/Pias L’Américain offre quatre inédits magnifiques sur un nouveau maxi. Indispensable. n aimerait, un jour, faire les treize morceaux à l’inaltérable passer un IRM à Noah Lennox. beauté de son album Panda Bear Sans doute n’apercevrionsMeets the Grim Reaper sont nous pas les éléments désormais complétés par constitutifs habituels d’un cerveau un autre indispensable compagnon. humain normal. Sans doute y Outre une version remaniée de trouverions-nous une porte secrète Crosswords, présente sur l’album, vers des univers en constante on découvre quatre inédits suffisants expansion, un dédale où galaxies pour prolonger de quelques multicolores et trous noirs années-lumières les songes se croisent et se mêlent dans et voyages, sombres et flippants un ballet cosmique dont lui seul ou colorés et enfantins, nés sur peut comprendre les mouvements, PBVSGR : la magnifique No Man’s et dans lequel il trouve Land, tamouré chaloupé et bête les matières inédites et infinies sonique aux mille organes, le soleil de ses morceaux magiques. halluciné de Jabberwocky, la très 2015 est une année productive impressionnante The Preakness, pour l’Américain. Précédé de comme un hommage à Broadcast, l’incontournable Mr Noah ep, maxi et l’épiphanique et pacifique offrant trois inédits magnifiques Cosplay. Thomas Burgel aux affamés de psychédélisme pop pbvsgr.com en Technicolor halluciné,



Jerusalem In My Heart If He Dies, If If If If If If Constellation/Differ-ant Entre Beyrouth et Montréal, modernité et tradition accouchent d’un monstre sublime. Voilà deux fois que A l’opposé de toute Buzuk tisse un monde entier le brillant Radwan Ghazi superposition stérile, autour de son instrumentMoumneh marque l’année il orchestre une tension titre. Des mirages dans avec sa formation la plus féconde, un geyser une mégalopole, des drones personnelle, Jerusalem In d’émotions brûlant et glacé. dans le désert – les seuls My Heart. Après un puissant Si le projet est d’abord qu’on voudrait y voir. lp cosigné avec Suuns, scénique, l’écoute du disque Rémi Boiteux If He Dies… est le véritable est tout sauf anecdotique. successeur de Mo7it Le chant emporte loin concerts (avec Suuns) Al-Mo7it. S’y creuse sur 7ebr El 3oyoun (toujours le 28 octobre à Nantes un sillon passionnant, ce langage arabo-SMS (Soy Festival), le 23 novembre à mêlant musiques arabes qui ancre JIMH dans Paris (Institut du monde arabe) traditionnelles et avantson espace-temps), cstrecords.com/jerusalemin-my-heart gardisme noise ou electro. le bien-nommé A Granular 86 les inrockuptibles 16.09.2015

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dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

sélection Inrocks/Fnac Torres à Paris, La Maroquinerie Mackenzie Scott, jeune femme plutôt douce et calme à la ville, se transforme sur scène en Torres, véritable furie incandescente à la guitare acerbe et au chant explosif.Ce jeudi, l’Américaine investira la Maroquinerie afin de proposer les œuvres tordues et torturées de son deuxième album, Sprinter. Si la chanteuse clame, scande et parfois hurle pour s’exprimer, c’est tout simplement parce que ses morceaux sont de véritables exutoires émotionnels, que vous risquez fort d’adorer. En bref, une soirée qui promet du vrai rock, qui vient des tripes et qui secoue les nôtres.

Finale Sosh aime les inRocKs lab 19/9 Paris, Trianon, avec Kazy Lambist, Louis Aguilar, Volin, Minuit et Sin Tiempo Hot Chip 18/11 Paris, Casino de Paris, 19/11 Reims Festival Les IndisciplinéEs du 7 au 15/11 à Lorient, avec The Soft Moon, Son Lux, Flavien Berger, Albert Hammond Jr., Ibeyi, Lou Doillon… Festival les inRocKs Philips du 10 au 17/11 à Paris, avec Christophe, Algiers, Fat White Family, Tobias Jesso Jr., Flo Morrissey, Son Lux, Flavien Berger, Agua Roja, Alabama Shakes, John Grant, Odezenne, Lapsley, Wolf Alice, The Districts, Max Jury, Formation, Ghost Culture, Bo Ningen, Last Train… Jamie xx 20/10 Luxembourg, 21/10 Paris, Cigale Jay Jay Johanson 13/10 Villeurbanne, 14/10 Fontaine, 16/10 SaintHerblain, 17/10 Bordeaux, 29/10 Strasbourg Kevin Morby 21/9 Paris, Point Ephémère Kraftwerk 7/11 Lille, 9/11 Nantes, 11/11 Monaco, 12/11 Marseille, 13/11 Grenoble Kwamie Liv 23/9 Paris, Théâtre Les Etoiles Low 30/10 Tourcoing, 2/11 Paris, Divan du Monde MaMA Festival du 14 au 16/10 à Paris, avec Is Tropical, Kid Wise,

Jay Jay Johanson, Radio Elvis, Chapelier Fou… Mansfield T.Y.A 1/10 Lyon, 2/10 Nîmes, 13/10 Bordeaux, 28/10 Toulouse, 13/11 Paris, Café de la Danse Festival Marsatac les 25 et 26/9 à Marseille, avec Boris Brejcha, Paula Temple, Brodinski, Salut C’est Cool, Tale Of Us, Vessel, Boys Noize, Rone, Vandal, Boddika… Jarryd James 18/9 Paris, Théâtre Les Etoiles Jeanne Added 2/10 Fontaine, 3/10 Annemasse, 14/10 Strasbourg, 15/10 Nancy

sélection Inrocks/Fnac Girlpool à Paris Deux Riot Grrrls, deux voix qui gueulent, une guitare, une basse et beaucoup de sincérité, là est la recette du succès des nanas de Girlpool qui seront ce mercredi au Point Ephémère.

Metz 17/9 Toulouse, 23/9 Villeurbanne New Order 4/11 Paris, Casino de Paris Festival Nördik Impakt du 21 au 24/10 Caen, avec Daniel Avery, Rødhåd, Marek Hemmann,

Superpoze, Flavien Berger, Jeanne Added, Boys Noize, Skip&Die… Only Real 29/9 Paris, Café de la Danse Pitchfork Festival du 29 au 31/10 à Paris, avec Beach House, Run The Jewels, Battles, Deerhunter, Spiritualized, Ariel Pink, Kurt Vile & The Violators, Rhye, Father John Misty, Unknown Mortal Orchestra, Destroyer… Salut C’est Cool 1/10 Bordeaux, 2/10 Mulhouse, 9/10 Dijon, 31/10 Brest Saycet 20/10 Paris, Café de la Danse, 6/11 Lille

Festival Scopitone jusqu’au 20/9 à Nantes, avec Rone, Django Django, The Shoes, Yelle, Boris Brejcha, Thylacine, Traumer, Marek Hemmann, Christine, Andrew Hung, Josh Wing… The Shoes 24/9 Strasbourg, 18/11 Paris, Olympia, 20/11 Lille The Soft Moon 6/11 La Rochesur-Yon, 8/11 Paris, Machine Sophie Hunger 2/10 Strasbourg, 3/10 Rouen, 5/10 Tours, 4/10 Rennes, 7/10 Nantes, 8/10 La Rochelle, 9/10 Toulouse, 10/10 Cenon

Soy Festival du 28/10 au 1/11 à Nantes, avec Ariel Pink, Girls Names, Suuns + Jerusalem In My Heart, Protomartyr, Skull Defekts…

Sufjan Stevens 20/9 Genève, 25/9 Reims, 27/9 Caluireet-Cuire Youth Lagoon 26/9 Paris, Café de la Danse 28/9 Bruxelles

sélection Inrocks/Fnac Festival Levitation à Angers Pour sa troisième édition ce week-end, le clone angevin de l’Austin Psych Fest (devenu lui aussi Levitation) propose une programmation en or : The Melvins, Melody’s Echo Chamber, Wire, Tess Parks & Anton Newcombe, Blanck Mass, Flavien Berger… La scène garage psyché sera mise à l’honneur et le jumelage Austin-Angers sera plus que jamais d’actualité puisque cette année, la Austin Week habillera la ville française aux couleurs de la ville texane. Cuisine, cinéma et nouvelles technologies, l’occasion de passer un séjour aux Etats-Unis sans avoir à subir le décalage horaire.

aftershow

Cyberceb

The Arcs 13/11 Paris, Trianon Bebop Festival du 4 au 14/11 au Mans, avec The Shoes, Jeanne Added, Thylacine, Shake Shake Go, Arthur H, Hyphen Hyphen… Beirut 22/9 Paris, Zénith Benjamin Clementine 4/11 Paris, Olympia, 17/12 Genève Black XS Festival du 22 au 23/11 Paris, Trianon, avec Temples, Arthur Beatrice, Owlle, Au Revoir Simone, Thomas Azier, Talisco… Bob Dylan 18 et 19/10 Paris, Palais des Sports, 1/11 Bruxelles, 3/11 Rouen Chassol 25/9 SaintQuentinen-Yvelines Christine And The Queens 23/9 Toulouse, 25/9 Paris, Zénith, 26/9 Lille, 30/9 Nantes, 2/10 Bruxelles,

9/10 Rouen, 13/10 Grenoble, 14/10 Genève Chvrches 10/11 Paris, Trianon Deerhunter 29/10 Paris (Pitchfork Festival), 9/11 Tourcoing, 10/11 Reims, 11/11 Nîmes Django Django 24/9 Paris, Casino The Dø 15/10 Nancy, 17/10 Marseille, 29/10 Les Pieux, 30/10 Vendôme, 13/11 Paris, Olympia, 24/11 Bordeaux, 9/12 Strasbourg, 10/12 Nantes, 12/12 Lille Eldorado Music Festival du 26 au 30/9 à Paris, avec Youth Lagoon, Only Real, Petit Fantôme, Casablanca Drivers… Festival Elektricity du 24 au 27/9 à Reims, avec Sufjan Stevens, Django Django, Austra, Flavien Berger, The Shoes, Club Cheval, Boris Brejcha, Paula Temple… Feu ! Chatterton 17/10 Bruxelles, 19/10 Paris, Trianon, 23/10 Nantes, 22/11 La Rochelle Flavien Berger 25/9 Reims, 21/10 Caen, 30/10 Brest, 6/11 Gennevilliers, 21/11 La Rochelle

Bon Voyage Organisation le 5 septembre au 6b (Saint-Denis) A qui se souvient, encore un peu choqué, de son premier concert de La Femme ou de Fauve ≠, on conseille d’aller découvrir Bon Voyage Organisation sur une prochaine date. Sur scène, il y a la même fureur de montrer, la même bizarrerie dans l’ambiance, la même singularité qui promet d’exciter les foules dans les prochains mois. Pour la clôture de La Fabrique à rêves, festival pluridisciplinaire installé au 6b, à Saint-Denis, le groupe joue sur la petite scène extérieure. Le public, lui, a les pieds dans le sable (il y a une plage improvisée au bord du canal, oui).

Et si certains préfèrent continuer leur partie de beach volley, d’autres s’agitent petit à petit devant BVO (comme on les surnomme déjà). Il faut dire qu’Adrien Durand et sa bande ont assez d’énergie dans les pattes et de folie dans les yeux pour pousser au mimétisme. Mais comment on danse sur cette espèce de disco cosmique et asiatisante, au fait ? Sans doute comme la chanteuse de la formation : en secouant son corps avec un peu de nervosité – et beaucoup de style aussi. Bon Voyage Organisation, tout est raconté d’avance dans le nom. Maxime de Abreu 16.09.2015 les inrockuptibles 87

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nos vies parallèles Sur fond de bourgeoisie feutrée, Monica Sabolo suit une poignée de personnages qui trahiront leurs rêves et leur jeunesse. Crans-Montana rayonne d’une lumière sombre et d’une mélancolie délicate.

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n est dans la station de ski suisse de Crans-Montana au milieu des années 60, et la jeunesse dorée en vacances s’observe, se frôle, s’aimante. Ils vivent tous à Paris, certains en Italie, et se croisent sur les pistes, à la piscine, en discothèque ou dans les cafés. On suit d’abord une bande de garçons, un peu ingrats, qui souffrent de ne pas grandir aussi vite que les filles : “Il semblait qu’on nous avait endormis, nous avions été saisis par une torpeur maléfique. Et, pendant ce temps-là, la nature avait tout envahi et fait surgir une féminité puissante, humide, qui irradiait et couvrait le monde de buée comme dans un aquarium. Et ainsi s’ouvrit l’ère des trois C.” Les “trois C.”, ce sont Charlotte, Chris et Claudia, ces ex-petites filles qui, en un clin d’œil, se sont métamorphosées en jeunes femmes ravissantes.

Les garçons les regardent, les suivent, collectionnent les détritus qu’elles jettent (sachets d’Ovomaltine, etc.) comme autant de reliques d’une divinité à trois têtes, inaccessible, indifférente. Monica Sabolo, qui n’en est pas à son coup d’essai (c’est son quatrième roman), parvient à décrire très précisément cette fascination qu’exerce un être sur un autre, la cristallisation des sentiments, un certain voyeurisme aussi, celui de ces jeunes adolescents tellement confinés dans leur rôle de spectateurs qu’ils n’en sortiront probablement jamais. Elle sait saisir tout ce qui est fugace, un réseau d’émotions invisibles, et teinte son texte d’une mélancolie aussi délicate qu’inextricable, surtout quand il s’agira de passer de la poésie de l’enfance et de l’adolescence aux déconvenues de la vie adulte. C’est ce qui différencie son texte du très beau Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides,

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Foxfire – Confessions d’un gang de filles de Laurent Cantet (2012)/Haut et court

c’est peut-être la tragédie de toute existence adulte dont parle ici Monica Sabolo : le trivial, implacable, finit par nous prendre au piège

et du film qu’en a tiré Sofia Coppola. Si, au début, la ressemblance avec ces œuvres (des garçons regardent une bande de filles qui seront tôt ou tard frappées par une tragédie) gêne un peu la lecture de Crans-Montana, très vite Sabolo affirme la singularité de son roman en passant d’une voix à l’autre, d’un destin à l’autre, et en suivant ses personnages jusqu’à la quarantaine. A cet âge, la tragédie frappera bien l’une des trois C., celle qui s’avérera la plus romanesque et la plus vulnérable. Les filles, ici, ne sont pas que des rêves évanescents pour jeunes garçons boutonneux : Sabolo les incarne, délivre leurs secrets, de leurs liens entre elles à leurs complexes ou leurs traumas, car la vie n’est jamais simple, même pour les heureux du monde. Elle montre ces familles piégées dans la bourgeoisie, l’excès d’argent et leurs valeurs de droite, s’amuse à les voir frémir quand Mitterrand arrive au pouvoir (obsédées dès lors par le passage clandestin de leur fric en Suisse). “A Crans-Montana, tout le monde avait quelque chose à cacher – des fantômes, des comptes bancaires, un passé – et tout cela reposait dans le silence, sous la neige qui s’étendait à l’infini devant l’Archéoptérix. (le nom d’un des luxueux chalets de la ville – ndlr)”

Purs produits de leur classe et de ses préjugés, les garçons finiront eux aussi par recouvrir leurs rêves de neige et de silence, et par pourrir sur place à force d’avoir renoncé à la possibilité d’une autre vie – ce rêve poétique incarné le temps de leur jeunesse par trois jeunes filles au charme irradiant. A la fin, ils comprendront, mais trop tard, que c’est leur lâcheté à tous, celle aussi d’une société entière, qui saccagera la vie des “trois C.”. : “Nous les avons abandonnées. Tout au long de notre vie, nous les avons regardées, le bras tendu dans leur direction mais nous n’avons rien fait. Elles ont attendu. Elles ont espéré l’amour dont nous semblions capables, que nous leur avions promis d’une certaine façon, mais nous avons préféré jeter des poignées de terre sur le feu.” Jusqu’à la tragédie finale : “Elles ont rejoint ce lieu secret, là où se déroulent nos vraies vies, hors de portée.” Ainsi de chaque fait, chaque image dans ce beau roman, qui se double sans cesse d’une autre image, d’une autre idée, comme s’il s’agissait pour Monica Sabolo de restituer cette vie parallèle qu’ils ne choisiront pas. Pour cela, son écriture est sans cesse métaphorique, notamment grâce à l’usage des “comme” (dont elle abuse un peu) : “le temps était comme un élastique” ; “un rire délicat, comme un torrent d’eau fraîche”, etc. C’est peut-être la tragédie de toute existence adulte dont parle ici Monica Sabolo : le temps n’est jamais un élastique, un rire jamais un torrent d’eau fraîche, et le trivial, implacable, finit par nous prendre au piège. Reste un personnage énigmatique, qui fait le lien entre le monde des garçons et celui des filles, entre le monde des grands bourgeois et celui des gens simples, le beau Franco, qui travaille à l’épicerie de son père. Mais sa vie, à lui aussi, finira par stagner, rejoindre celles des autres dans ce grand cimetière que met en scène Monica Sabolo : celui des illusions perdues. Nelly Kaprièlian Crans-Montana (JC Lattès), 240 pages, 19 €

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Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1955)/Argo Films

maître des illusions Javier Cercas s’embarque dans un projet voué à l’échec : écrire l’histoire d’Enric Marco, le plus grand menteur de l’Espagne contemporaine. Un grand livre sur ce que peut (et ne peut pas) la littérature face au mensonge.

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n mai 2005, le scandale Enric Marco secoue l’Espagne. Ce héros national, porte-parole des survivants espagnols de l’Holocauste et figure de la résistance espagnole, se révèle être un imposteur : il n’a jamais connu les camps nazis et n’a pas combattu contre Franco. Quand Javier Cercas décide de rencontrer ce personnage, puis d’en faire le sujet de son livre, c’est un projet quasi impossible qu’il entreprend. Comment démêler le vrai du faux dans le tissu de mensonges de cet affabulateur ? Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? A quelle “vérité” l’écrivain peut-il prétendre qui soit plus pertinente que celles de l’historien ou du journaliste ? Au long d’un récit écrit à la première personne, Cercas tâche de cerner l’homme qui se cache derrière le personnage Marco. Il se plonge dans les archives, interviewe ses proches, retrace chaque étape de sa vie. Et s’interroge sans cesse sur le bien-fondé de son entreprise. Celle-ci lui fait peur. D’abord car ses rencontres avec l’intéressé le laissent toujours avec l’impression de s’être

à quelle “vérité” l’écrivain peut-il prétendre qui soit plus pertinente que celles de l’historien ou du journaliste ?

fait avoir par ce menteur hors pair. Ensuite parce qu’il sait que c’est à lui-même qu’il va devoir se confronter : tout romancier n’est-il pas un “imposteur”, qui se leurre d’illusions pour mieux embellir la réalité ? Cercas s’interroge, en convoquant Kant et Nietzsche, sur le bien-fondé du mensonge. Il cite deux “romans sans fiction” qui placent leurs auteurs face à des dilemmes moraux semblables aux siens : L’Adversaire d’Emmanuel Carrère (dont le sujet est aussi le portrait d’un imposteur) et De sang-froid de Truman Capote (“chef-d’œuvre littéraire mais aberration morale”). Il décide pour sa part de jouer la carte de l’honnêteté : toutes ses questions, incertitudes, toutes les déconvenues qu’il rencontre, il les couche sur le papier. Le pacte de confiance qu’il crée ainsi avec le lecteur n’est jamais rompu. Et malgré un ou deux chapitres fastidieux, on suit avec un mélange de fascination et d’inquiétude fiévreuse ses pérégrinations à la recherche du “vrai” Marco. Si l’homme restera une énigme, son destin renvoie in fine à celui de son pays et à tous ceux qui, sans le génie de “l’Imposteur”, s’inventèrent comme lui un passé de résistant à la mort de Franco. Et ce n’est pas nous, Français, qui pourrions lui donner des leçons à cet égard. Yann Perreau L’Imposteur (Actes Sud), traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, 416 pages, 23,50 €

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Philippe Matsas/Opale/Leemage

les mots et les maux En offrant à Frank Bascombe une ultime occasion de discourir, Richard Ford confronte sa parole aux caprices du réel. Sur fond de catastrophe naturelle et de tragédies individuelles, un recueil de nouvelles d’une drôlerie désespérée.



vant tout, cet homme est un discours. Un discours d’une éloquence, d’une subtilité et d’une persévérance hors du commun. Depuis près de trente ans, Frank Bascombe entretient un incessant dialogue avec lui-même, avec son pays et avec le lecteur. Voire, quand les circonstances s’y prêtent, avec l’auteur des trois livres (Un week-end dans le Michigan, 1986, Indépendance, 1995, L’Etat des lieux, 2006) ayant fait de cet écrivain devenu agent immobilier l’un des personnages les plus complexes et attachants du roman américain contemporain.

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En 2012, l’ouragan Sandy frappe le New Jersey. Alors qu’il en parcourt les routes, Richard Ford s’entend penser avec la voix de Frank, puis décide d’ajouter un ultime volet à une saga avec laquelle il déclarait six ans plus tôt en avoir fini. Survivant, Frank Bascombe l’est à plus d’un titre. Avant qu’un caprice de la météo ne lui vaille de constater la dévastation de ses paysages favoris, il avait déjà triomphé d’un cancer et réchappé d’une fusillade – à la fin de L’Etat des lieux, il avait failli être la troisième victime d’une explosion de violence gratuite. Aux flingues et aux couteaux – bien qu’éprises de quiétude, les banlieues middle class qu’affectionne

Frank sont en butte aux prédateurs – succède dans En toute franchise la puissance dévastatrice du vent, des vagues et de la maladie, physique ou mentale. Au cours de quatre nouvelles se faisant écho, Frank – qui, dans Indépendance, se définissait lui-même comme un “personnage comique”, abonné aux contretemps et aux déconvenues – fait montre d’une causticité inédite. Tandis que le destin s’ingénie à enfermer les êtres dans la solitude, les vertus du silence finissent par l’emporter à ses yeux sur celles des échanges verbaux : “Nous sommes, pour la plupart, les dernières personnes à qui un individu sensé aurait envie

d’adresser la parole quel que soit le jour, Noël compris.” C’est à l’ironie voulant que Frank ne cesse d’y prononcer des paroles de réconfort dans lesquelles il n’a aucune foi qu’En toute franchise doit de clore en toute cohérence un cycle romanesque dont l’un des thèmes récurrents est l’impuissance de la parole à dompter le réel. Bruno Juffin En toute franchise (éditions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, 240 pages, 21,50 €

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Rosemary Carroll

Jim Carroll

fin des 60’s, tout le monde descend Au crépuscule des années 60, de New York à la Californie, le rêve hippie montre ses premiers signes d’agonie. Ils transparaissent dans deux textes de la déchéance : Downtown Diaries de l’auteur culte Jim Carroll, et Low Down d’A. J. Albany. n jeune homme que nimbées de encore poupon, succède poignardé par romantisme désenchanté : un jeune écrivain addict des Hell’s Angels Ginsberg extatique à l’héroïne, gravitant dans gavés de LSD : se paluchant à l’aide d’un le New York underground. le concert des Rolling vibromasseur, Warhol Journal intime de la Stones à Altamont en 1969 claquemuré dans sa Factory déchéance, publié en 1987, marque communément comme dans une tour où le corps n’est plus la fin des sixties, la mort d’ivoire “depuis qu’(il) qu’un réceptacle à des litanies hippies et injections, Downtown Diaries s’est fait tirer dessus de l’utopie “peace and love”. saisit le “vent de folie” par une goudou”, le Velvet Ce qui relève d’un marqueur (dixit Burroughs en Underground, Bob Dylan, collectif se vérifie dans les “sorte de caméléon quatrième de couve) qui pages de Downtown Diaries sage et cacochyme”… souffle sur Manhattan au à la même époque, soit Un job de caissier début des années 70. la confession furieuse d’un plus tard – dans un ciné Addiction au speed, poète sans le sou et brûlé porno certifié warholien –, lofts immondes de saleté de l’intérieur par la drogue. des aventures sexuelles (où l’auteur et sa copine se Son auteur, Jim Carroll, débarrassent mutuellement piteuses avec “la fille est connu pour un récit de leurs morpions) et faune aveugle de Quasimodo” autobiographique intitulé et une artiste qui enregistre du Chelsea Hotel rythment Basketball Diaries, dont toutes ses conversations le quotidien de ce jeune Downtown est la suite. Au camé pour qui “ne pas mourir téléphoniques, puis narrateur encore adolescent jeune constitue un véritable une fugue en Californie sombrant peu à peu dans parachèvent cette dilemme”, et entend la dope, incarné plus tard confession où le corps combler cette attente par au cinéma par un DiCaprio du poète accomplit une des scènes aussi cocasses

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sorte de performance : entre autodestruction et écriture sous drogues, défaite intime et exploration. La création flirtant avec le sabordage personnel fait aussi la marque de l’hommage d’A. J. Albany à son père, célèbre pianiste de jazz dans les années 60. Sur la Côte Ouest cette fois, traversée de grands noms (Armstrong, Chet Baker…), l’auteur restitue de manière bouleversante l’histoire d’un “corps ravagé par un demi-siècle de dépendances et de tristesse”. Une épopée du malheur qui convoque à son bord une mère junkie, ex de Ginsberg (dans sa phase hétéro), et un père génial mais schizophrène. Héroïne, jazz et électrochocs scandent l’enfance chaotique de cette femme qui, aujourd’hui encore, ne parvient pas à se séparer des cendres de son père enfermées dans un placard, dans un pot de peinture. Ce récit de survie très émouvant finit par des photos – fragiles reliquats de bonheur – et ce constat d’une implacable tristesse : “Il avait un talent immense mais n’était pas capable d’en jouir.” Emily Barnett Downtown Diaries de Jim Carroll (Inculte), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jérôme Schmidt, 208 pages, 16,90 € Low Down d’A. J. Albany (Le Nouvel Attila), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clélia Laventure, 208 pages, 19 €

la 4e dimension Charlie Hebdo : “contre-enquête” de Maryse Wolinski La veuve du dessinateur Georges Wolinski, assassiné dans l’attaque du 7 janvier contre Charlie Hebdo, publiera au Seuil sa “contre-enquête” sur les attentats, interrogeant notamment les failles dans la sécurité des dessinateurs. Sortie prévue à une date symbolique : le 7 janvier 2016.

les facéties du Goncourt Don DeLillo consacré L’auteur d’Americana et Outremonde recevra le 18 novembre le National Book Award, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires américaines. Le prix vient couronner “un des grands romanciers de sa génération”.

Angot, Despentes, Jonathan Coe… tous à Manosque Les Correspondances de Manosque accueillent la crème des auteurs : Christine Angot lira Un amour impossible, Virginie Despentes donnera une lecture musicale, on pourra même découvrir les compositions de Jonathan Coe. Avec aussi Mathias Enard, Alain Mabanckou, Delphine de Vigan… du 23 au 27 septembre, correspondances-manosque.org

Les jurés Goncourt nous réservent toujours une petite blague dans leur première sélection. L’an dernier, c’était la présence de Grégoire Delacourt, l’auteur de best-sellers misérabilistes. Cette année, on trouve le super réac Denis Tillinac avec Retiens ma nuit (Plon). Pas si drôle.

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Léo Quievreux Le Programme immersion Editions Matière, 160 p., 23 €

la guerrière de l’arc-en-ciel Les aventures hilarantes d’une superhéroïne lesbienne dont la devise est “jouir et servir”. Entre absurdité, dérision, crudité et sarcasmes, Lisa Mandel étale son immense talent comique.

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orsqu’un monstrueux cumulonimbus menace de détruire la planète, Lisa et son amoureuse Francisse décident d’aider les Services secrets francophones à lutter contre ce péril. Pour cela, elles dérobent des combinaisons “Super Rainbow”, qui donnent des superpouvoirs à leurs propriétaires à une condition : partager un orgasme. Aussitôt dit, aussitôt fait, et ainsi parfaitement équipées, les deux nouvelles superhéroïnes partent sauver le monde. Mais les choses se compliquent quand elles se séparent. Lisa doit trouver d’autres partenaires sexuelles pour continuer à mener à bien ses missions. Car la Terre pullule de méchants qui lui veulent du mal : un caniche géant qui détruit Montbéliard, des chauves qui commettent des attentatssuicides dans des salons de coiffure,

des animaux envoyés dans l’espace qui reviennent se venger des humains, la terrible commissaire Vayan qui roule des pelles aux filles pour supprimer leur libido… On l’aura compris, Super Rainbow est une histoire totalement délirante, débridée. Sur une trame mêlant vengeance et amour, Lisa Mandel laisse cours comme jamais à son immense talent comique – que l’on connaît depuis Nini Patalo, sa première série (pour enfants). Son humour, ici tour à tour absurde, salace, sarcastique, tourne tout en dérision. L’intolérance, le politiquement correct, la beauferie, la tyrannie des canons de beauté, la psychologie de comptoir, les récits de superhéros et d’espionnage, le sexe, le couple ou même la Suisse, tout est passé à sa moulinette foldingue. Les dialogues, enfantins, les jeux de mots faciles, les références à la culture populaire et/ou gay (mais à qui donc ressemble la commissaire Vayan… ?) sont tordants. Son dessin simple mais efficace, truffé de détails loufoques, renforce le rythme étourdissant et la fraîcheur de ce récit hilarant. Fidèle à la devise de son double de fiction, “jouir et servir”, la superhéroïne Lisa Mandel a trouvé sa voie avec ces aventures aussi déjantées que (dé)culottées. Anne-Claire Norot

Espionnage, SF et paranoïa : un cocktail glaçant et addictif. Une mystérieuse agence de renseignements se fait voler un boîtier de son invention qui, fixé sur le crâne, permet de visualiser ce qu’un individu a vu dans un passé récent. Pour le récupérer, sa seule solution est de connecter deux agents à la machine et de fouiller leur paysage mental. Commence alors un complexe jeu de piste et de dupes, fluctuant entre réalité, souvenirs et imagination, dans lequel tout le monde semble manipuler tout le monde. Avec Le Programme immersion, Léo Quievreux mêle espionnage et science-fiction et crée un univers angoissant à la limite de la paranoïa. Son noir et blanc fortement contrasté, son trait clair et cette exploration dans les tréfonds de la mémoire rappellent Charles Burns, Toxic notamment. Mais ici, pas d’introspection, pas de références cachées. La froideur des dialogues, les lignes géométriques au tracé rigoureux, la sensation d’enfermement qui en résulte sont entièrement au service de l’efficacité du récit et font du Programme immersion un polar dont il est difficile de s’échapper. A.-C. N.

Super Rainbow (Casterman), 80 pages, 16 € 16.09.2015 les inrockuptibles 93

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Elizabeth Carecchio

Pirandello, c’est géant L’ultime pièce de l’inventeur du théâtre dans le théâtre reste inachevée. Stéphane Braunschweig nous en offre une superbe relecture et venge par la même occasion l’honneur de son auteur.

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osée sur l’immense plateau vide du Théâtre de la Colline, la structure métallique cubique d’une première boîte aux parois tendues d’une toile translucide en dévoile une autre placée en son cœur, blanche et cylindrique, où se découpe une ouverture fermée par un rideau de théâtre. A l’image des poupées russes, la scénographie conçue par Stéphane Braunschweig pour Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello s’apparente à une mise en abyme idéale de l’espace de la représentation quand on se décide à monter une pièce de l’inventeur du théâtre dans le théâtre. Avec cette machine à jouer, capable de tourner sur elle-même, de servir d’écran à des projections vidéo et de s’illuminer comme une baraque foraine, Braunschweig se donne les moyens d’ouvrir l’incroyable boîte de Pandore emplie de spectres et d’apparitions fantasmatiques que sont Les Géants… Ultime pièce que Pirandello

annonçait comme son chef-d’œuvre et qu’il laissa inachevée. L’action se déroule sur une île. Squatteurs d’une villa de la vallée, une tribu de va-nu-pieds clownesques assiste le magicien Cotrone (Claude Duparfait), qui use de ses tours pour vivre en paix et faire fuir les curieux avec les prodiges de son “arsenal pour les apparitions”. C’est là que se réfugie la troupe de la comtesse Ilse (Dominique Reymond), des comédiens chassés de tous les théâtres, désespérément à la recherche d’une scène et d’un public pour jouer leur pièce fétiche, La Fable de l’enfant échangé. Quant aux géants annoncés dans le titre, ils ont pris possession de la montagne et, au prétexte de changer le monde, ont entrepris de la remodeler comme des brutes en créant des routes, des usines et des villes. Leur menace reste invisible, la pièce chutant sur un terrible vacarme faisant craindre du pire, quand la horde sauvage des géants déboule dans la vallée.

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Braunschweig se donne les moyens d’ouvrir l’incroyable boîte de Pandore emplie de spectres et d’apparitions fantasmatiques que sont Les Géants…

Avec Les Géants de la montagne, Luigi Pirandello avait certainement pour ambition de régler ses comptes avec Mussolini et de se venger des désillusions que lui valurent ses affinités avec le fascisme. Il prend sa carte du parti en 1924 et, après avoir bénéficié un temps de l’aide des dirigeants au pouvoir pour fonder le Teatro d’arte di Roma, il tombe en disgrâce et doit fermer son théâtre en 1928, date à laquelle il commence à écrire Les Géants…Citée à travers des extraits joués à de nombreuses reprises dans la pièce, La Fable de l’enfant échangé est une autre cause de son ressentiment. Pirandello y fait le récit d’un fils de roi qui tourne le dos à son destin et reconnaît pour mère une simple villageoise persuadée qu’il est le fils qu’on lui a enlevé… Et il adapte le conte pour le livret d’un opéra de Malipiero en 1934. Assistant à la première de l’œuvre à Rome, Mussolini l’interdit de représentation dès le lendemain. Dans une interview donnée en 1928 au Corriere della Sera, Luigi Pirandello évoque l’écriture de sa prochaine pièce, Les Géants de la montagne. S’agissant pour ceux-ci d’assister à une représentation donnée par la troupe de la comtesse, Pirandello précise alors : “Ils sont venus au spectacle après un banquet colossal, ivres et féroces, et quand l’actrice se dresse pour la défense de l’œuvre d’art, ils l’écrasent et la détruisent, elle et ses

compagnons, comme des jouets.” Ce faisant, il nous éclaire sur cette fin qu’il n’osera jamais donner à cette œuvre dans laquelle il inclut plus tard la fable et qui va l’obséder pourtant jusqu’à l’heure de sa mort, en 1936. Ne pouvant se contenter de cet état d’infinitude, Stéphane Braunschweig choisit de réaliser le rêve brisé de Pirandello ; comme lui, il suspend le temps au moment où l’arrivée de la catastrophe est imminente, mais il en profite pour enchaîner et faire jouer à ses comédiens La Fable de l’enfant échangé – comme un pied de nez à Mussolini qui l’avait interdite. Entouré par une magnifique troupe d’acteurs et maîtrisant toutes les étapes de son projet, de la retraduction des Géants de la montagne à celle de La Fable de l’enfant échangé, Stéphane Braunschweig relève avec brio le défi qu’il s’est lancé de faire entendre tous les niveaux de l’œuvre, d’en exalter le ludique et le fantastique tout autant que le politique et le philosophique. Car il n’est plus question ici pour Pirandello d’une énième démonstration de sa thèse du théâtre dans le théâtre et des liens entre le réel et la fiction qui ont fondé sa renommée. C’est à un autre débat sur l’art que l’auteur nous convie en opposant un théâtre de l’illusion qui se satisfait simplement d’exister, celui du magicien Cotrone, à cette autre manière d’être comédien, celle qu’incarne la comtesse, pour qui il n’est de sens à une représentation qu’à partir du moment où elle s’apparente à une adresse au public. Une polémique sur l’art qui, loin d’être comparable à celle de la nature du sexe des anges, implique de choisir son camp… Ce que fait Stéphane Braunschweig en réactivant devant des spectateurs le texte oublié de La Fable de l’enfant échangé et en réparant du même coup l’outrage à son auteur commis plus de quatrevingts années auparavant. Patrick Sourd Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello, traduction, scénographie et mise en scène Stéphane Braunschweig, en français et en italien surtitré en français, jusqu’au 17 septembre, puis du 29 septembre au 16 octobre au Théâtre national de la Colline, Paris XXe, tél. 01 44 62 52 52, c olline.fr 16.09.2015 les inrockuptibles 95

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greffe générale A la galerie Thomas Bernard, à Paris, le jeune artiste Jean-Alain Corre expose son intrigant foutoir, duquel émergent des lignes bien plus claires et précises qu’il n’y paraît.

Tous les lundis à 8 h 55 sur France Musique, écoutez la chronique de Jean-Max Colard des Inrockuptibles, dans La Matinale culturelle de Vincent Josse de 7 h à 9 h 30

Courtesy Galerie Thomas Bernard/Cortex Athletico

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l y en a cinq en tout : des matelas bleu SNCF, légèrement maculés ou customisés, remisés dans un coin de la pièce ou suspendus au bout d’un bras articulé qui les fait s’avancer drôlement dans l’espace d’exposition. Si bien qu’on ne sait pas trop comment qualifier ces encombrants dont Jean-Alain Corre a garni le tout nouvel espace de la galerie Cortex Athletico, qui endosse désormais le nom de son fondateur : Thomas Bernard. Entre le paravent, le pare-choc (pour celui qui vient épouser l’angle du mur) et le rebut, ces matelas érigés en sculptures molles racontent pourtant bien des choses sur l’univers calfeutré de ce jeune artiste qui, en 2014, participe à l’exposition des artistes sélectionnés par castillo/corrales au Prix de la Fondation d’Entreprise Ricard. Avec cette impression, au premier abord, d’un monde cadenassé ou matelassé, vaguement assoupi sur lui-même et comme en sommeil donc. Mais les matelas sont à la verticale et l’on circule ragaillardi dans cet entrepôt feutré, à l’affût de tel ou tel détail qui accroche l’œil : un ticket de métro posé sur une main en papier mâché, une ligne tremblée ou “sprayée”, des hiéroglyphes contemporains vaguement familiers mais que l’on peine à décoder. Revient alors en mémoire la visite, il y a quelques années, en compagnie d’un spécialiste des machines célibataires de Raymond Roussel, François Piron, dans l’atelier lyonnais de Jean-Alain Corre, situé à proximité de l’Ecole des beaux-arts, d’où l’artiste est sorti diplômé en 2009. Au milieu des machines et montages inassouvis de ce jeune artiste, au cœur de ce foutoir où l’art et la vie se confondaient, tout semblait faire signe sans que jamais n’émerge tout à fait un sens de lecture. Il n’y a pas de panneaux de signalisation chez Corre, encore moins de mode d’emploi, où la mécanique à l’œuvre répond à une logique sécessionniste, comme si une fois profilées, les pièces étaient laissées

à elles-mêmes. “L’œuvre pour moi est une sorte de jardinage, a raconté l’artiste lors d’un entretien, le monde végétal me semble plus intéressant que le monde animal : il est bien plus plastique quand on commence à prendre conscience de sa manière d’exister.” S’il regarde pousser ses œuvres comme des plantes, Jean-Alain Corre procède de même quand il s’agit de les signer ou de les assumer. En créant un personnage, “Johnny”, dont il dit qu’il n’est pas un avatar mais plutôt “une greffe qui pousserait sur le travail” lui permettant d’introduire la question de l’affect, Jean-Alain Corre reste

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la force du faible La photographie du petit Aylan est au départ une image pudique, éthique et morale. Est-ce pour cela qu’elle a autant bouleversé une opinion pourtant habituée à la consommation effrénée de “visuels” ? o comment”. C’est le la construction médiatique de cette simple mot posté sur sa image, recadrée en format vertical page Facebook par l’artiste par The Independent pour mieux Nicolas Moulin à côté de l’adapter à sa une – une pratique l’image de l’enfant syrien retrouvé en vérité très courante. mort un matin sur une plage N’empêche, cette puissance de Bodrum, en Turquie. Il est vrai d’arrêt est contenue dans que les mots paraissent indécents l’image et dans le “choc statique” face à cette image infiniment qu’elle produit. D’abord, elle ne bouleversante, jamais usée quand montre pas le flux des migrants, bien même elle tourne depuis des mais la fin de leur fuite désespérée. jours sur les réseaux sociaux et à Et surtout, elle opère en deux la une des médias. Et puis, la seule temps : “La photo n’est pas vraie réponse à apporter à cette choquante au premier abord, ajoute émotion visuelle se joue sur le Eric Baradat. On voit en premier lieu terrain, par une politique d’accueil une image calme, sereine, d’un des réfugiés au sein, mais pas enfant qui semble en train de dormir. seulement, de l’Union européenne. Trois quarts de seconde plus tard, on Pourquoi en parler malgré tout ? comprend que l’enfant est mort et là Parce que cette image a en elle l’effet émotionnel se trouve décuplé.” quelque chose qui nous demande De son côté, l’artiste Olivier de nous y arrêter. De ne pas Blanckart, habitué à retraiter en continuer la ronde des images, sculptures des images de presse, la consommation des “visuels”, y voit “une image faible” : non pas comme si de rien n’était. Depuis esthétiquement, mais faible sa publication, le paysage visuel en intensité et en information. s’organise autour de cette image : Le sujet n’est pas centré et surtout c’est ainsi que des opposants l’enfant n’est pas figuré. A ce titre, à l’accueil des migrants tentent elle se distingue absolument de de faire circuler d’autres images nombreuses “photos chocs”, telle d’horreur pour tenter de contrer celle de la petite fille vietnamienne l’impact émotionnel et surtout brûlée au napalm, prise par Nick Ut l’effet politique de cette en 1972. Ici, la photoreporter photographie qui fait bouger turque Nilüfer Demir intègre dans les lignes et les frontières. sa vision une certaine pudeur, une Certes, pour atteindre un tel éthique du regard, elle se refuse niveau de diffusion, “il faut que à aller chercher ce visage de l’opinion publique, de plus en plus l’enfant, que certains médias à fleur de peau sur le sujet des plus charognards n’hésiteront pas migrants, soit prête à la recevoir, à cadrer en gros plan serré. commente Eric Baradat, rédacteur Cette photo nous adresse donc non en chef du service photo de l’AFP. seulement un message politique Ensuite, mentionnons que les mais aussi une leçon de morale journaux anglais, à commencer par visuelle : loin des images chocs, et The Independent, ont fait d’emblée quand la photographie humanitaire un usage politique de cette image s’est enlisée dans une rhétorique qui leur a servi pour interpeler compassionnelle usée, voilà que directement le gouvernement c’est cette image pudique, éthique, britannique.” D’autres comme qui bouleverse la donne. La force André Gunthert insistent sur du faible. Jean-Max Colard

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Jean-Alain Corre, Métro bondage (le bras gauche de Paul), 2015

bien planqué derrière son œuvre et ses ramifications qui se seraient comme autoengendrées, parfois à son insu. D’où un certain éloge de la paresse qui semble affleurer dans son travail, comme dans cette exposition au titre ronfleur, Oozzz…da zzzz…Hom i n g. Soit la petite musique d’un art faussement indolent qui coïncide ici, à travers ces cinq matelas redressés, avec une forme de reprise en main. Claire Moulène Oozzz.. da zzzz... Hom i n g jusqu’au 17 octobre à la galerie Thomas Bernard, Paris IIIe, galeriethomasbernard.com

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Sébastien Lopoukhine/Radio France

trop de la balle Dans Ping Pong, leur magazine quotidien sur France Culture, Mathilde Serrell et Martin Quenehen confrontent deux invités et explorent l’actualité culturelle sous toutes ses coutures, avec énergie, éclectisme et érudition.



e n’est pas encore La croisière s’amuse mais on a déjà trouvé un ton.” Quelques jours après la mise à flot de la nouvelle émission quotidienne de France Culture Ping Pong, Martin Quenehen affiche la sérénité d’un baroudeur des mers radiophoniques. A la barre depuis le 31 août, avec Mathilde Serrell, de l’une des seules nouveautés de la station en cette rentrée, l’animateur de La Grande Table d’été se prépare déjà à suivre son rythme de croisière, forcément animé : tout est déjà en place, la promesse du rendez-vous culturel comme le dispositif de la conversation. Il ne reste plus qu’à

accomplir la période de rodage, ajuster avec plus de précision encore la répartition des rôles et la chaleur des voix volontairement disséminées au cours de l’heure d’émission. Deux voix pour animer, donc, mais aussi deux voix pour nourrir la discussion : la règle de Ping Pong consiste à organiser un échange entre deux invités engagés l’un et l’autre dans l’actualité culturelle, mais que rien, à la surface de leurs œuvres, ne rassemble. Un gouffre de préoccupations sépare l’écrivain Bernard Chambaz et le commentateur de basket George Eddy, la chanteuse de jazz Cécile McLorin Salvant

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et le réalisateur punk Benoît Delépine, le romancier américain Ryan Gattis et le photoreporter Tomas Van Houtryve, l’écrivain Gérard Lefort et le cinéaste Jaco Van Dormael… Sauf qu’à chaque fois ces face-à-face ont révélé des horizons communs et des partages insoupçonnés. C’est ce qui fonde le principe même d’une conversation éclairée : la possibilité de nourrir sa propre curiosité de celle des autres. Le goût des rencontres autant que le refus des frontières fixes au cœur du paysage culturel sont aux fondements de Ping Pong, qui affirme, comme un slogan identitaire, vouloir explorer “la culture sans limites”. “La culture est partout, y compris où on ne l’attend pas !”, disent ses animateurs. “On tient vraiment à faire se télescoper la culture de masse et la culture savante”, précise Martin Quenehen, 37 ans, à peine l’aîné de sa partenaire, Mathilde Serrell, 35 ans. Rap, basket, porno, littérature… : tout s’imbrique, se répond, sans critère hiérarchique, sans mépris de classe artistique. Ce mélange des genres existait déjà dans Le Rendez-vous, qu’animait à la même heure Laurent Goumarre, parti sur France Inter. Martin et Mathilde assument cet héritage, même s’ils entendent le radicaliser, c’est-à-dire l’ouvrir davantage à des espaces artistiques plébiscités par les jeunes publics. France Culture, aussi, pense aux jeunes auditeurs qui l’ignorent… S’ils appartiennent à la même génération, s’ils partagent la même envie de suivre l’actualité culturelle sur tous les chemins possibles, s’ils ont commencé la radio assez jeunes, les M/M de France Culture maîtrisent chacun des territoires spécifiques : la culture savante et classique pour Martin, ancien prof d’histoire (dont il restitue l’expérience dans un livre en 2011, Jours tranquilles d’un prof de banlieue), la culture pop et activiste pour Mathilde, longtemps voix de Radio Nova. Arrivé sur France Culture en 2006, Martin Quenehen en a adopté le double ethos : le son à travers des documentaires (Sur la route) et l’animation à travers des grands entretiens (Une vie, une œuvre ; Grantanfi ; La Grande Table d’été…). Hanté par les voix de la maison

– Alain Veinstein, Marc Voinchet ou Antoine Spire (“son A voix nue avec George Steiner était génial”) –, il dit aussi avoir été marqué par Mark, animateur de Bombattak, sur la radio Générations. Mathilde, elle, reste marquée du sceau de Radio Nova, mais aussi par ses récentes expériences à Canal+ (rédactrice en chef du Before, chroniqueuse au Grand Journal). Ses souvenirs de radio restent fixés sur les grandes heures de Nova, notamment “le feuilleton Underground par Marc-Alexandre Millanvoye”, inspiré du livre de Jean-François Bizot. “Les zazous, Steve Reich, Arthur Cravan…, c’est tout ce que j’ai aimé.” Aujourd’hui, elle aime “autant Huysmans que Miley Cyrus”. Mais l’écart entre “l’énergie” de l’une et l’image d’“intello ébouriffé” de l’autre semble un peu trop grand pour être complètement opérant. Leur séparation disciplinaire et leur opposition de caractère ne résistent pas à l’orchestration de leur union sacrée. Leur complémentarité produit un effet de concorde : la marge et le centre, la joie et le sérieux, la tonicité et la réflexion, l’érudition et le buzz, l’innocence et la maturité se confondent dans un seul geste sonore. En une heure, chacun s’agite avec ses outils et ses ressources en vue de produire un même élan : l’envie de faire émerger une conversation nourrie des expériences de chacun des invités. Le ping-pong, c’est le renvoi que chaque invité fait de la balle qu’il reçoit. Comme sur une vraie table verte, les balles s’échangent, parfois très vite, prises dans un rythme alerte et vif, parfois plus lentement. “On cherche effectivement à bien varier les rythmes”, confesse Martin. “C’est vrai qu’une émission aussi séquencée, qui cherche à être dynamique, c’est un peu inédit sur France Culture”, reconnaît Mathilde. “En fait, le sens de l’écoute associé à un rythme plus vif, c’est vraiment le gai savoir de 2015”, estime Martin. Réalisée par Thomas Beau, rythmée aussi par le pertinent journal de la culture de Zoé Sfez, l’émission s’impose déjà comme l’un des plus stimulants terrains de jeu de la saison. Jean-Marie Durand Ping Pong du lundi au vendredi, 19 h 03, France Culture

bouillons de culture La culture se décline un peu partout en cette rentrée radiophonique : dan Le Nouveau Rendez-Vous de Laurent Goumarre, tous les soirs sur France Inter à 21 h ; dans Boomerang

d’Augustin Trapenard, qui redémarre une seconde saison sur Inter, à 9 h, comme Ali Rebeihi avec Pop Fiction le dimanche à 17 h ; ou chez Pascale Clark dans Making of le samedi à 22 h.

Sur Europe 1, Frédéric Taddeï poursuit tous les soirs son Social Club à 20 h. Et sur France Musique, tous les jours de la semaine à 7 h, Vincent Josse anime La Matinale culturelle… 16.09.2015 les inrockuptibles 99

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Soundhunters, une expédition musicale

Artline Films

documentaire de Beryl Koltz. Samedi 19, 23 h 15, Arte

new wargames En deux documentaires, Pierre-Olivier François fait le point sur une nouvelle menace, la cyberguerre, dont la NSA américaine est un des fers de lance.

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vec On nous écoute, PierreOlivier François propose un diptyque autour de la NSA (National Security Agency) américaine, troisième organisme de surveillance avec la CIA ou le FBI, et des révélations d’Edward Snowden sur le rôle de cette agence d’espionnage. Dans le premier film, on s’intéresse en gros aux attaques informatiques menées par des hackers pirates ou militaires ; dans le second, aux actions illégales de la NSA menées avec l’aval de la Maison Blanche après 2001. Dans Cyberguerre, l’arme fatale ?, Pierre-Olivier François s’interroge sur les possibilités d’agression concrètes à partir du virtuel, voire de destructions réelles en quelques clics d’ordinateurs. Postulat principal : la bombe atomique est obsolète. La nouvelle arme absolue est l’ordinateur, qui peut infiltrer et manipuler des réseaux, saboter des installations ou des armements gérés par informatique : avions, centrales nucléaires, banques, centres de commandement, de décision, etc. Suit l’exemple connu de Stuxnet, logiciel malveillant (conçu par la NSA) qui, en 2010, aurait détruit à distance de nombreuses centrifugeuses dans une centrale nucléaire iranienne. Cas qui a largement inspiré Hacker (Blackhat), le récent thriller de Michael Mann. On cite encore les cyber-attaques subies par le ministère des Finances français en 2010, l’Elysée en 2012, puis la firme Sony à Los Angeles – pour empêcher

la sortie de la comédie The Interview, satire de la Corée du Nord. Malgré ces menaces potentiellement dangereuses, qui ont suscité la création de divisions militaires spécialisées, on se doit de constater, avec l’ancien directeur de la CIA et de la NSA Michael Hayden, que le cyberterrorisme n’est pour l’instant pas très opérant. Les vrais terroristes préfèrent les vieilles méthodes. L’Histoire secrète de la NSA retrace en gros les activités illégales de la NSA, qu’Edward Snowden a révélées en 2013. Complémentaire du docu Citizenfour de Laura Poitras sur Snowden, le film remonte aux prémices, aux attentats du 11 septembre 2001, qui ont incité le gouvernement américain à lancer une campagne d’espionnage généralisé des communications, y compris privées. Pourtant, malgré les documents publiés par Snowden prouvant la mise sur écoute de millions d’individus, malgré des démissions en cascade à la NSA et au ministère de la Justice américain, l’agence américaine poursuit sa sale mission. L’officine fédérale, désormais en cheville avec les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, fouille sans trêve les données privées. Obama a déclaré en riant que son pays n’était pas Big Brother. Mon œil. Vincent Ostria Cyberguerre, l’arme fatale ? L’Histoire secrète de la NSA documentaires de Pierre-Olivier François. Mardi 2 2, 2 2 h 50, 2 3 h 45, France 2

L’Histoire secrète de la NSA

A la rencontre des bidouilleurs de sons. Du plus fugace au plus insistant, du plus doux au plus violent, des sons innombrables nous accompagnent au quotidien. Cette matière première d’une richesse inépuisable constitue une source majeure de la musique depuis les expériences décisives de John Cage, Karlheinz Stockhausen ou Pierre Schaeffer. Grâce aux progrès techniques et aux appareils de plus en plus perfectionnés, le processus du field recording (enregistrement de terrain) n’a cessé de se développer, en particulier dans le domaine de la musique électronique. Soundhunters nous emmène à la rencontre de plusieurs (dé)traqueurs de sons, entre Europe et Etats-Unis. Le duo français KIZ fait office de guide et se livre à des démonstrations de musique concrète (à pied, en vélo, en train, en bateau ou en avion) qui ponctuent les différents entretiens avec les musiciens. Un périple durant lequel on croise notamment Jean-Michel Jarre, Blixa Bargeld, Chassol et Matthew Herbert. “Je suis d’accord avec John Cage : musique ou bruit, il n’y a pas de différence”, déclare Bargeld tandis qu’Herbert, abordant le field recording comme une question morale, s’interroge : “Peut-on utiliser le bruit d’un accident de voiture arrivé à des inconnus ?” Traité de façon vivante et stimulante par ce documentaire, le sujet peut être approfondi sur Arte Creative via quatre webdocumentaires centrés sur d’autres chasseurs de sons (par exemple, Daedelus à Berlin et Luke Vibert à New York). Jérôme Provençal

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Arja Hyytiäinen/Vu/Quark Productions

un rêve d’amour perdu Stéphane Breton coud un patchwork de photos en noir et blanc et en fait le support onirique d’une quête amoureuse dans un superbe documentaire de création. eprenant pour La Lucarne insensiblement un récit de Luciano Rigolini de fin de monde : Paris 1913, le principe de son court Leningrad 1990, Detroit 2015 ou métrage Nuages apportant Paris 2035 ? Toutes ces hypothèses la nuit, Stéphane Breton utilise sont envisageables avec ce film comme unique substrat dont l’esthétique s’inscrit de ce documentaire de création dans la lignée de splendides – accompagné par sa voix prenante prédécesseurs, également et les nappes orchestrales de son constitués d’une suite de musicien fétiche, Karol Beffa – des photographies (notamment La Jetée clichés en noir et blanc de quelques de Chris Marker), qui tiraient photographes de l’agence Vu : leur magie de la fixité de leurs Michael Ackerman, Lorenzo protagonistes et de leurs scènes. Castore, Arja Hyytiäinen, Juan En revanche, la voix off Manuel Castro Prieto. Même s’il ne connaît aucun répit. Le héros s’agit d’images fixes, le montage erre, enquête, commente, avant n’est pas un vain mot : ce n’est pas d’imaginer un dialogue avec un bête bout-à-bout mais un travail sa bien-aimée disparue. Comme dynamique fondé sur des allers et dans une fiction, on retrouve de loin retours visuels, des répétitions, des en loin certains personnages. agrandissements, des recadrages. En particulier une vieille femme A partir de ce savant patchwork étrange qui l’invite chez elle, lui à l’atmosphère étrange, le cinéaste raconte des sornettes. Dans la rue, imagine les déambulations urbaines il aborde d’autres quidams aux d’un personnage s’exprimant mines patibulaires. à la première personne et narrant, La constante de cette œuvre, grosso modo, sa recherche d’une c’est sa force onirique, induite non jeune femme avec qui il a passé seulement par la voix off intimiste, quelque temps et qu’il désespère mais aussi par le noir et blanc de retrouver. Ça n’est finalement charbonneux, les regards étranges, pas très éloigné de ce film les visions plus expressionnistes de Breton tourné à Paris il y a que réalistes, le mélange quelques années, Le Monde d’apocalypse et d’archaïsme. Chère extérieur, d’où sourdait, grâce humaine retrouve mieux qu’un film à quelques plans simples volés traditionnel ce qui fait la matière à de mystérieux quidams des rêves : le ressassement aussi et à des images de rues désertes, obsessionnel qu’évanescent une inquiétante étrangeté qui de lambeaux de vie épars dont tenait en haleine. la signification nous échappe. V. O. Avec son ton confidentiel et semi-gouailleur, Breton fait Chère humaine documentaire de Stéphane Breton. Lundi 21, 23 h 40, Arte merveille, échafaudant

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Le Petit Journal, le 7 septembre

Bolloré donne le la

La purge se poursuit à Canal+ depuis que le président de Vivendi a pris les rênes du groupe qu’il veut redéployer à sa sauce. chaque jour suffit sa purge que Bolloré peut imposer ou pas à Canal+ depuis que à ses ouailles. Outre Le Grand Vincent Bolloré s’est mis Journal, trop légèrement remanié en tête, avant l’été, de pour incarner un changement prendre les affaires de la chaîne significatif, ou Le Supplément, c’est en main. Pas un jour ne passe sans du côté du Petit Journal que qu’une nouvelle tête ne tombe, l’attention sera portée pour sans préavis ni ménagement. constater jusqu’où Yann Barthès La liste des cadres dirigeants pourra abuser de son mauvais sacrifiés s’allonge chaque matin esprit (dès sa rentrée, il ne s’est depuis que Rodolphe Belmer, pas privé de titiller Bolloré). directeur général, et le producteur Seules les bonnes audiences du Grand Journal Renaud Le Van pourront protéger Le Petit Journal Kim ont été mis à la porte en juillet. des humeurs du patron, connu Après eux, l’hécatombe a pris pour ne pas se laisser emmerder l’allure d’un jeu sacrificiel, dont quand ses intérêts sont en jeu Vincent Bolloré, smiling killer, (cf. la récente censure du tire les ficelles : bye-bye les quatre documentaire sur le Crédit mutuel auteurs des Guignols (dont on ne ou celle de l’enquête sur l’OM). sait toujours pas s’ils résisteront Si l’accélération de ses prises à l’opération de lissage que de décision depuis la mi-juillet voudrait leur imposer Bolloré pour semble donc l’indice de sa leur retour prévu début octobre) ; volonté de réorienter la stratégie bye-bye Bertrand Meheut, du groupe, il reste impossible président du directoire ; bye-bye de mesurer clairement de quoi elle Ara Aprikian, très proche de retourne. On sait au moins qu’il Belmer, et patron de D8, D17 et est fan de Cyril Hanouna, puisqu’il i-Télé ; bye-bye Thierry Langlois, vient de prolonger son contrat directeur des antennes ; bye-bye de cinq ans sur D8. Alice Holzman, patronne de Dans un courriel adressé CanalSat ; bye-bye Cécilia à ses salariés début septembre, Ragueneau directrice d’i-Télé, Vincent Bolloré a affirmé et Céline Pigalle, directrice de que la partie en clair de Canal+ la rédaction du groupe Canal+ ; devait “être réduite” et qu’il fallait bye-bye Thierry Thuillier, directeur privilégier le crypté, le numérique, des sports de Canal+ ; bye-bye le développement à l’international Nathalie Coste-Cerdan, directrice et les synergies avec Dailymotion. du cinéma… En attendant que ne se D’autres rejoindront précise son projet, on devine probablement le bateau ivre des qu’une nouvelle histoire s’esquisse éconduits. A ce rythme effréné, à Canal+, sans que personne, Canal+ ne sera plus qu’une coquille en dehors des hommes de main vidée de sa substance, ne sauvant de Bolloré – Guillaume Zeller la face que grâce aux quelques à l’info, Thierry Cheleman au sport, signes extérieurs de sa puissance Didier Lupfer au cinéma – ne d’antan. A ce jeu, les émissions sache très bien comment il pourra en clair vont forcément constituer accompagner ses prochaines un baromètre intéressant de ce vicissitudes. Jean-Marie Durand

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les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 lesinrocks.com mail [email protected] ou [email protected] abonnements société Everial tél. 03 44 62 52 35 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 3e trimestre 2015 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Diane Lisarelli, Carole Boinet, Mathieu Dejean, Claire Pomarès, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia, Cora Delacroix (stagiaire) cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Léo Moser (stagiaire) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall, Ana BenAbdelKarim (stagiaire) reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/idées Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Thomas Hong secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet, Anne-Sophie Le Goff maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee, Agathe Hocquet photographe Renaud Monfourny collaborateurs R. Artiges, E. Barnett, A. Bellanger, R. Blondeau, D. Boggeri, V. Boudgourd, N. Carreau, L. Chessel, Coco, M. Delcourt, A. Gamelin, A. Jean, O. Joyard, B. Juffin, N. Krug, C. Larrède, H. Lassïnce, N. Lecoq, Y. Perreau, A. Pfeiffer, E. Philippe, J. Provençal, T. Ribeton, L. Soesanto, P. Sourd, F. Stucin, E. Vernay publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Pierre Moinet tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistant promotion presse Jean-Baptiste Viot tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz responsable éditoriale du concours création vidéo Anna Hess marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Baptiste Grenguet tél. 01 42 44 16 62 contact agence Destination Média – Didier Devillers et Cédric Vernier tél. 01 56 82 12 06, [email protected] fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Elodie Valet accueil, standard ([email protected]) Geneviève BentkowskiMenais, Walter Scassolini impression, gravure, brochage, routage SIEP, ZA Les Marchais, rue des Peupliers, 77590 Bois-le-Roi distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles B1302 60643 Chantilly Cedex [email protected] ou 03 44 62 52 35 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2015 tous droits de reproduction réservés. 16.09.2015 les inrockuptibles 103

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film Le Père de la mariée (1 et 2) de Charles Shyer Aucun film n’a autant compté dans mon enfance que ces deux-là. J’en cite des répliques au moins une fois par jour. Diane Keaton, Steve Martin et Martin Short sont ici à leur apogée.

Life d’Antin Corbijn Quand une légende de la photographie rock se penche sur le plus célèbre cliché de James Dean.

Richard Hawley Hollow Meadows Le crooner anglais revient aux ballades plantureuses à fracasser le cœur.

Intérieur nuit de Marisha Pessl Ample polar gothique autour de la figure d’un cinéaste diabolique.

The Dreaming de Kate Bush Je l’ai entendu pour la première fois il y a un an, en enregistrant mon nouvel album avec Rob Ellis. J’ai été subjuguée par ce son étrange. C’est très rare que je découvre un album et que je ressente cette magie instantanément.

roman Stoner de John Williams L’année dernière, j’ai rêvé qu’une voix murmurait le nom “William Stoner”. Le lendemain, j’ai découvert que c’était le protagoniste de ce livre. C’est l’un des romans les plus foudroyants que j’aie jamais lus. propos recueillis par Noémie Lecoq

Jamais entre amis de Leslye Headland Les retrouvailles entre deux sex-addicts.

Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul Le réalisateur thaïlandais déploie un cinéma tout simplement magique.

The Libertines Anthems for Doomed Youth Retour des enfants terribles du rock d’Albion.

Tous nos noms de Dinaw Mengestu L’exil, les illusions perdues, le sentiment d’être étranger à soi comme aux autres.

Cette ville te tuera de Yoshihiro Tatsumi Un recueil d’histoires courtes de la fin des années 60.

Foals What Went down Un quatrième album juste parfait.

Georgia Georgia Un style percutant, qui slalome entre electro et pop.

Tyler Cross – Angola de Fabien Nury et Brüno Une formidable BD de genre au fond noir et aux couleurs éclatantes. La Cache de Christophe Boltanski Une immersion dans l’intimité d’un clan à part dont on connaissait déjà le père, sociologue, et l’oncle, plasticien.

Narcos Netflix Pablo Escobar est le héros de la nouvelle série captivante de Netflix. Fear the Walking Dead Canal+ Séries Une nouvelle série qui raconte les débuts de la propagation virale des zombies en Amérique. Show Me a Hero OCS City David Simon prend le pouls d’une société malade de son racisme.

Torres Son nouvel album, Sprinter, est disponible. Elle sera en concert le 17 septembre à Paris (Maroquinerie).

sur

Les Amygdales de Gérard Lefort Les délires d’un jeune garçon qui tente d’échapper à sa famille dysfonctionnelle.

Les Secrets des autres de Patrick Wang Variations sensibles autour de la mort d’un nouveau-né et du deuil impossible.

Shawn Brackbill

album

Le Chat du rabbin 6 de Joann Sfar Neuf ans après le dernier tome, un retour aux fondamentaux.

Démons de Lars Norén, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo Théâtre du Rond-Point, Paris Casting all-stars pour une exploration de l’enfer de la vie de couple.

Faim de Knut Hamsun, mise en scène Arthur Nauzyciel Lucernaire, Paris Xavier Gallais seul en scène pour porter le texte de l’auteur norvégien.

Les Géants de la montagne mise en scène Stéphane Braunschweig Théâtre de la Colline, Paris L’œuvre restée inachevée de Pirandello. Une dramaturgie de légende et une énigme en attente de résolution.

Take Me (I’m Yours) Monnaie de Paris Remake d’une exposition londonienne de 1995 où les visiteurs étaient invités à repartir avec les œuvres.

La Vie moderne Lyon La 13e Biennale de Lyon, chapeautée par Ralph Rugoff, décrypte les ressorts et échos dans le contemporain de la vie moderne.

Brian Calvin Consortium de Dijon Désinvolte et un brin snob mais aussi adepte du selfie, la tribu cool de Brian Calvin défile au Consortium de Dijon.

Metal Gear Solid V: The Phantom Pain PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One, PC Hideo Kojima invite le joueur à infiltrer bases et villages dans l’Afghanistan des années 80.

Pac-Man 256 iPhone, iPad, Android, Kindle Fire Fraîchement paru sur iPhone et Android, le jeu gratuit renouvelle intelligemment la formule qui a fait le succès de la série depuis le titre pionnier de 1980.

Her Story PC, Mac, iPhone, iPad Entre série policière et face-à-face intime, la nouvelle création du Britannique Sam Barlow repousse les frontières du jeu vidéo.

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Eric Cantona par Renaud Monfourny

L’ancien footballeur est actuellement au Théâtre Hébertot (Paris XVIIe), où il joue dans Victor d’Henri Bernstein. Au cinéma, il sera à l’affiche des Rois du monde de Laurent Laffargue, en salle le 23 septembre.

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