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les tubes solaires de

Tame Impala

Amy Winehouse le film de sa vie

Philippe Djian apprend à écrire

M 01154 - 1023S - F: 4,90 € - RD

Allemagne 5.90 € - Belgique 5.50 € - Cameroun 3700 CFA – Canada 9.20 CAD – DOM 6.30 € - Espagne 5.70€ - Grèce 5.70€ - Italie 5.70 € - Liban 15 000 LBP – Luxembourg 5.50 € - Maroc 46 MAD – Maurice Ile 7.20 € - Portugal 5.70 € - Royaume Uni 7.10 GBP - Suisse 9.20 CHF – TOM 1 200 XPF – Tunisie 7.60 TNM

No.1023 du 8 au 14 juillet 2015 lesinrocks.com

cher Vincent Bolloré par Christophe Conte

T

u as un humour de yacht, on le savait. De là à envisager de couper la chique aux Guignols pour plaire à ton passager et ami d’une fameuse croisière qui n’amusa personne, ça manque cruellement d’élégance. Tu n’as même pas attendu qu’Alain de Greef soit enterré, qu’au moins il puisse se retourner dans sa tombe. Les forces de l’esprit Canal – le vrai, l’authentique, pas celui des youtubeurs canalphabètes – seront de toute façon plus fortes que toi. Elle viendront de l’au-delà te chatouiller la conscience pendant la nuit, hanteront tes cauchemars comme lorsqu’un de tes semblables,

Francis Bouygues, décida de virer Polac. Si Les Guignols se taisent, aujourd’hui ou plus tard, tu en entendras parler toute ta vie, cela maculera ton parcours de tycoon des médias comme une tache de ketchup. Tu seras malgré toi associé aux frères Kouachi parmi ceux qui auront décidé, en 2015, par des méthodes plus ou moins expéditives, d’abattre dans ce pays les rares poches de résistance, celles où l’on use d’armes bien dérisoires comme l’encre ou le latex. Tu étais Charlie le 11 janvier, j’en suis sûr, mais la liberté d’irrévérence n’est pas ajustable selon que l’on soit un fanatique religieux ou un industriel chatouilleux. Les Guignols sont

un bien commun, l’indispensable caillou dans la chaussure d’une société médiatique et politique dont tu incarnes à la perfection les liaisons dangereuses. Tu n’as pas le droit, c’est presque une question sanitaire, de nous laisser avec pour seul bouffon Cyril Hanouna, guignol sans latex qui patiente sur la chaîne d’en dessous en attendant de prendre d’assaut le navire amiral. Tu ne peux pas non plus, en lieu et place des illustres marionnettes, nous infliger pour seule distraction les blagues de ton copain de plaisance, genre “Bayrou, c’est le sida” ou “Le sort des migrants est un problème de plomberie”, celui dont apparemment tu es devenu toi-même le guignol. D’ailleurs, Vinçounet, j’ai une question un peu intime à te poser. Tu n’as pas un peu mal au cul à force de te faire manipuler par ce petit revanchard hystérique ? Sans rire, on va devoir le supporter encore longtemps, votre numéro de duettistes ? Est-ce bien digne d’un grand industriel milliardaire que d’accéder aux désirs de censure d’un parvenu allergique à la caricature ? Est-ce bien malin de la part de l’inventeur de l’Autolib’ que de rouler sur la gueule de l’autodérision ? Il t’a promis quoi, Sarko, en échange de la tête des Guignols au bout d’un piquet ? Il a gardé les clés du rafiot c’est ça ? Quelle est la suite du programme ? Tu vas détruire Groland au napalm à cause de son sosie nain de l’ancien président ? Tu achètes une muselière à Cyrille Eldin parce qu’il n’a pas assez fait copain avec Nico le malaimé ? Tu envoies Gaspard Proust se coucher de bonne heure ? Tu embauches Bigard et Sébastien pour relancer l’esprit anal ? T’as qu’à bombarder carrément Bismuth à la direction de l’humour de la chaîne, ça lui passera peutêtre l’envie d’une seconde croisière en 2017. Au moins, Les Guignols ne seront pas morts pour rien. Je t’embrasse pas, j’ai latex ailleurs. lire aussi p. 20

8.07.2015 les inrockuptibles 3

No. 1 023 du 8 au 14 juillet 2015 couverture Tame Impala (Kevin Parker) photo Neil Krug

38 03 08 10 12 14 16

billet dur édito debrief recommandé interview express Gaspar Noé reportage en Italie, l’exploitation des réfugiés est un marché florissant

20 événement Canal+ : les coups de force 22 23 24 25 26 27 28 31

le monde à l’envers nouvelle tête Céline Pham la courbe à la loupe démontage futurama style food

Neil Krug

de Vincent Bolloré

44 David Balicki pour Les Inrockuptibles

34 cette semaine sur 38 Tame Impala : psyché perché avec Currents, le groupe australien signe un grand album de pop psychédélique. Rencontre avec son leader, Kevin Parker

44 divins lecteurs à Avignon au Festival, Isabelle Huppert lira Sade et Nicolas Maury, Thomas Bernhard. L’occasion d’un dialogue entre un fan et son actrice favorite

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50 Amy Winehouse : images d’un mythe Amy, film-enquête composé d’archives, réinvente le docu musical. Story

58 M. le professeur Philippe Djian rencontre dans les salons de Gallimard, où le romancier anime depuis trois ans un atelier d’écriture

62 la BD de l’été : Tyler Cross

cinémas Hill of Freedom, Terminator… musiques Paramount, Salut C’est Cool… livres lieux de littérature (1/3) : Los Angeles scènes Des arbres à abattre… expos TSAE, Hyperdelia médias tout le monde pleure à la télé…

ce numéro comporte un encart abonnement 2 pages “Edition générale” jeté dans l’édition vente au numéro ; un CD “La bande-son de l’été 2015” encarté dans toute l’édition

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Nury, Brüno © Dargaud, 2015

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Wenn/Sipa

chaque semaine, quatre planches en exclusivité du tome 2 de ce polar décapant

8.07.2015 les inrockuptibles 7

Personne ne sait ce qui va se passer maintenant, c’est entendu, mais tout le monde sait qu’il s’est passé quelque chose de véritablement historique le 5 juillet 2015 : un très vieux peuple de la très vieille Europe a répondu “non” à l’austérité que des instances fort peu démocratiques et fort peu communautaires prétendaient lui imposer ad vitam æternam, au mépris de sa souveraineté démocratique la plus élémentaire, et au mépris des résultats désastreux de la dite austérité. Pronostiqué “serré”, voire “suicidaire”, ce référendum restera comme une immense victoire politique de Syriza, un coup de maître d’Aléxis Tsípras, remporté haut la main contre des adversaires puissants et déterminés qui n’ont cessé de tempêter, menacer et promettre les pires représailles. Mais rien n’y a fait. Le “non” est arrivé en tête dans toutes les régions de Grèce, sans exception. Dans le New York Times, le prix Nobel d’économie américain Paul Krugman salue la détermination grecque face à une campagne sans précédent d’intimidation et de chantage, orchestrée par tous les dirigeants européens et relayée par l’immense majorité des médias. Mais rien n’y a fait. En faisant campagne pour le “oui”, avec une absence de vergogne qui ne laisse pas d’étonner, Lagarde, Merkel, Juncker et Schulz ont écrit une page particulièrement honteuse de l’histoire de l’Europe. Ils ont tombé les masques. Comment résister à de telles injonctions quand les banques sont fermées et que vos poches sont vides ? Pour arracher le “oui” et mettre fin à “l’expérience Syriza”, les créanciers n’ont pas hésité à asphyxier financièrement un pays tout entier. Mais rien n’y a fait. C’est une histoire de fous, quand on y songe, un triomphe politique d’une portée considérable : la victoire de la petite Grèce rouge, ruinée et seule au monde, contre l’Europe tout entière. Il faut se frotter les yeux pour y croire… Angela elle-même, si inflexible, si certaine de son bon droit, doit être un peu sonnée.

Marko Djurica/Reuters

une page d’histoire “J’ai tout à fait conscience que le mandat que vous m’avez confié n’est pas celui d’une rupture avec l’Europe, mais un mandat pour renforcer notre position aux négociations afin de rechercher une solution viable”, s’est empressé de déclarer Tsípras, sitôt connu le triomphe du “non”. Et dire qu’avant le référendum, leurs ennemis les qualifiaient de “gouvernement d’amateurs”… Ils sont redoutables, au contraire. Les Allemands et les autres avaient pourtant été clairs : la victoire du “non”, c’est la sortie de l’euro et de l’Europe, le “Grexit” dans sa version la plus brutale. Mais Tsípras, son pari réussi, ne s’y résoudra qu’en toute dernière extrémité. Ce n’est pas un “non” à l’Europe. Lui veut continuer de peser, mettre la dette sur la table, et devenir une pomme de discorde entre un impérialisme allemand qui ne prend même plus la peine de se dissimuler et les sociauxlibéraux français ou italiens, horriblement mal à l’aise, contraints de tenter d’apaiser les esprits avec leurs atermoiements habituels : sortir la Grèce ? Mais vous n’y pensez pas ! De quoi aurions-nous l’air ? Surtout maintenant qu’ils nous ont donné une énième leçon de démocratie… Le signal politique serait ravageur. Tsípras le sait, il est devenu le sparadrap du capitaine Haddock. Vu du petit bout de la lorgnette français, ce référendum au résultat sans appel nous rappelle évidemment quelque chose, une autre victoire du “non”, après des mois de débats enflammés, la même arrogance des oligarques et la même résistance contre ceux – les mêmes, exactement, que ceux qui se sont déchaînés pendant dix jours – qui nous prédisaient l’apocalypse, la ruine et la honte. En 2005, nous aussi avions voté “non”, un résultat de type grec, à 55 %, vite rayé d’un trait de plume, dans un déni de démocratie dont la société française n’a pas fini de payer les conséquences. Mais les Grecs, eux, n’ont pas l’intention de se laisser voler leur victoire.

Frédéric Bonnaud 8 les inrockuptibles 8.07.2015

Victoire du “non” au référendum en Grèce, le 5 juillet

transgresser les bonnes manières grâce aux inRocKs La semaine dernière des ambassadeurs de la rébellion, un enfant terrible des surréalistes, une boîte pour riches à Austerlitz, un camp à choisir et des connards bourrés.

M

on cher Inrocks, je crois aux forces de l’esprit. Il m’est d’ailleurs souvent arrivé de leur parler quand ma mère sortait le soir et qu’elle me laissait seul avec mon désespoir. Je parle donc en expert : ceux que j’ai vus dans ton dernier numéro étaient des spécimens extraordinaires. Il y a des règles chez les esprits. Pour vivre heureux, ils vivent cachés. Ils rôdent, ils planent sur ou sont tapis sous la surface des choses, mais ils ne s’affichent pas plein pot à la une d’un journal ! Chez les esprits, cela ne se fait pas. Les “esprits rebelles” transgressent les bonnes manières. Ils prennent d’assaut la une des Inrocks, se choisissent deux ambassadeurs, Nekfeu et Despentes, et nous n’avons encore rien vu. Ouvrons ce numéro 1 022 : tout le journal a été colonisé. L’été commence. On était prêt à remiser les combats politiques devant un Spritz en écoutant de la variété italienne. Raté. Les esprits rebelles nous rappellent à l’ordre. Ce sont les rebelles grecs, qui osent opposer aux puissances “biens décidées à leur tordre le bras” que la démocratie peut se faire aussi avec le peuple. C’est le collectif Informer n’est pas un délit qui “dénonce la dangerosité du projet de directive européenne sur le secret des affaires pour les investigations journalistiques et les lanceurs d’alerte”. C’est René Crevel, “enfant terrible des surréalistes”, “seul contre tous” et qui avait dans son viseur “la religion, l’intelligentsia bourgeoise” et même “ce cher Crotté de Barbey d’Aurevilly”. Partout, des “esprits rebelles” qui nous disent : “Lève-toi, feignasse, et marche”. Je pensais pouvoir m’allonger sur mon transat grec, ou savourer des pâtes aux fruits de mer sur une île au large de la Sicile. Mais ce sera partout comme au Wanderlust, une boîte pour riches sur le quai d’Austerlitz : En bas : les migrants, en mode soupe populaire. En haut : nous, qui buvons des bières à six euros.” Tchin Tchin ! Un client du Wanderlust : “Dormir dans des tentes de merde pendant que des connards bourrés comme nous sont en train de se pécho (…), ce n’est pas tenable.” Méditerranée/Wanderlust : même combat. Bonnes vacances camarade. Et après ? J’annule mes vacances au soleil pour construire rapidos un monde plus juste ? Nekfeu, pose le problème : “On est nombreux à être en colère mais on a tendance à ironiser sur notre sentiment de révolte. Genre “t’es un rebelle, tu veux tout remettre en cause, mais tu portes des Nike”. Voilà, je suis en colère et je porte des Nike. Je ne crois pas au grand soir. Je ne suis même pas certain que les Grecs ne paient cher la rébellion de leurs gouvernants, même si cette rébellion me plaît. Je suis partagé. “D’un côté, un sentiment d’impuissance par rapport à la situation (…) et, de l’autre, un sentiment d’espoir.” Il faut trancher ? Miguel Gomes se rebelle contre cette injonction. “Alors on va me dire, espoir ou défaite, il faut choisir son camp. Mais pourquoi pas les deux ?” Alexandre Gamelin

10 les inrockuptibles 8.07.2015

une semaine bien remplie Des pauses musicales à l’horizontale, l’âge d’or de la BD franco-belge dans une abbaye en pays cathare, un road-movie noir et minéral au frais, des arlésiennes pluridisciplinaires et le top de la gastronomie populaire dans les Hautes-Pyrénées.

farniente Les Siestes Electroniques Démarrée le 5 juillet à Paris avec Aïsha Devi (photo), la déclinaison du festival toulousain fera les belles heures de vos dimanches après-midi durant presque un mois. Au programme, des artistes de qualité à écouter à l’horizontale dans le théâtre de verdure du musée du Quai Branly. Avant Para One (fin juillet) et Frànçois And The Atlas Mountains (début août), on retrouve ce dimanche 12 juillet un DJ set de Stephen O’Malley de Sunn O))) et un live de Jéricho. Et c’est gratuit. festival jusqu’au 2 août au musée du quai Branly, Paris VIIe, les-siestes-electroniques.com/ Les-Siestes-a-Paris

bédédictin L’abbaye de Caunes-Minervois, en pays cathare, sert cet été de beau cadre à trois expositions de BD en collaboration avec le Centre belge de la bande dessinée. L’Art de la BD présente une centaine d’originaux pour comprendre toutes les étapes de la réalisation d’une bande dessinée, des crayonnés à la publication. A travers 70 planches originales de l’âge d’or franco-belge, on découvrira Le Moyen Age dans la BD. Enfin, avec Les Belles Images du CBBD, une quarantaine d’auteurs témoignent de leur attachement au musée bruxellois. expositions jusqu’au 30 septembre, à Caunes-Minervois 12 les inrockuptibles 8.07.2015

Jean-Louis Pesch, Bec en fer chez les Bourguignons, Le Lombard, 1989

L’Art de la BD

souviens-toi Barbara Wanda

Camélia Films

Chef-d’œuvre de 1970, l’unique long métrage de Barbara Loden (qui fut la femme d’Elia Kazan) ressort en salle. Road-movie glaçant qui raconte la trajectoire tortueuse d’une femme à la recherche d’elle-même, Wanda permet à Barbara Loden, réalisatrice et actrice principale, d’y démontrer son incroyable talent. Pour Marguerite Duras, éprise du film, “il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda.”

Guy Bourdin, courtesy The Guy Bourdin Estate 2015

cinéma en salle (E.-U., 1970, 1 h 45, reprise)

focus Les Rencontres de la photographie

bigorre now

A nouveau directeur, nouvelles directions. Pour Sam Stourdzé, précédemment directeur du musée de l’Elysée à Lausanne, la photo doit sortir de son isolement et dialoguer avec les autres arts : la musique, avec une expo de pochettes de vinyles conçues par les plus grands – de Winogrand à Avedon ou Bourdin (photo) – ; ou l’architecture, avec la mise en avant du travail de Venturi et Scott Brown sur Las Vegas dans les années 1970. Et aussi, une rétrospective de pionniers de l’histoire de la photographie, des découvertes…

Les Tablées de Vic

festival jusqu’au 20 septembre, à Arles, rencontres-arles.com

food du 11 au 13 juillet à Vic-en-Bigorre, lestableesdevic.com

Non loin de Tarbes, Vic-en-Bigorre reçoit la première édition d’un festival de gastronomie. Au programme : cuisine, mais aussi concerts, ateliers créatifs et DJ-sets. Plusieurs chefs ont répondu à l’appel (Romain Tischenko, Yann Mastantuono, Nicolas Brousse…), accolant leurs noms à une affiche qui réunira aussi des fanfares, des food trucks et des producteurs locaux.

8.07.2015 les inrockuptibles 13

“il y a des relents pétainistes en France” Le cinéaste Gaspar Noé nous parle de son rapport au porno, de sa nostalgie pour la France permissive des seventies, de la classification des œuvres et de la polémique provoquée par son dernier film, le très chaud Love.

14 les inrockuptibles 8.07.2015

“j’ai une libido qui passe par les yeux”

Frédéric Stucin/Pasco

L

ove a d’abord été interdit aux moins de 16 ans par la commission de classification du CNC. Mais le ministère de la Culture a exigé un deuxième examen du film qui, selon ton distributeur Vincent Maraval, avait pour objectif de le faire interdire aux moins de 18 ans. Que s’est-il passé ? Gaspar Noé – On va une première fois devant la commission et on obtient le moins de 16 ans. Et puis, en coulisse, t’as un mec qui s’agite, André Bonnet, qui réclame au nom de l’association d’extrême droite Promouvoir que le film soit interdit aux mineurs. Ce gars, proche de Mégret, n’arrête pas de faire pression sur l’Etat pour censurer le sexe ou la violence dans les films. Il y a quinze ans, il a fait interdire Baise-moi de Virginie Despentes. Récemment, il a fait en sorte que Saw 3D soit rétrospectivement interdit aux moins de 18 ans en faisant pression sur le Conseil d’Etat. C’est un grand malade, et il a les outils juridiques pour défendre ses idées préhistoriques. Au ministère, pourtant, on indique qu’aucune pression n’a provoqué la demande de réexamen, que c’était une décision indépendante, volontaire. Ils ont dû subir une pression psychologique. On m’a dit que le ministère craignait que le fameux André Bonnet porte plainte devant le Conseil d’Etat, donc ils ont voulu ce réexamen pour blinder la classification moins de 16 et éviter tout problème par la suite. Mais, en vrai, je ne comprends même pas que Love soit interdit aux moins de 16 ans. J’ai fait un film doux, sans violence, et je me retrouve dans la même classification que Salò de Pasolini ou Irréversible, dans lequel je parlais de viol. Alors quoi ? Le simple fait de montrer une bite qui bande doit valoir une interdiction ? On retombe dans les limbes des années 60. Faudrait que les gens saisissent que quarante ans de cinéma sont passés, qu’il y a eu la télé, internet... Les ados que tu veux protéger avec cette décision, ils ont accès aux pires images via internet, cette invention à la fois géniale et terrifiante. C’est illusoire, anachronique et crétin de penser qu’une telle classification va changer la vie d’un film. Dans trois mois, Love sera sur internet, et des Pakis le vendront dans le métro.

Interdire aux ados de voir le film, c’est comme nier le monde contemporain... Quelles que soient ses motivations, ce contrôle renforcé sur ton film a surpris parce qu’il provenait d’un gouvernement socialiste. Qu’est-ce que cela dit, selon toi, de la gauche au pouvoir ? Ça se saurait si les socialistes étaient de gauche, non ? Ce qui me gave dans cette affaire, c’est qu’elle traduit l’état de dégradation de la France quant à la liberté d’expression. La France que j’ai aimée, était celle permissive et folle d’Hara Kiri, des années 70. Aujourd’hui, on pèse tout ce que l’on dit, on fait attention à ne heurter aucune communauté, rester sagement dans les clous. Récemment, une œuvre du sculpteur Anish Kapoor, surnommée le “vagin de la reine” et installée dans les jardins de Versailles, a été vandalisée. Avant, il y a eu le “plug anal” de Paul McCarthy, place Vendôme. Le sexe redevient un objet de scandale en France ? Ça confirme qu’il y a des relents pétainistes en France, des spasmes d’un autre temps. Mais c’est aussi rassurant que ces gestes artistiques potaches aient été autorisés dans un premier temps. Que tu puisses ériger un plug anal géant dans la rue, c’est une volonté de provoc qui révèle un état collectif de bonne santé. En définitive, la polémique Love aura été plutôt bénéfique au film, non ? Elle aura alimenté l’habituel storytelling sur le “sulfureux Gaspar Noé”... En tout cas, rien n’était calculé. Si on avait eu l’interdiction aux moins de 18 ans, le film était commercialement mort. Aucune salle ne l’aurait diffusé, on était bon pour la casse. Quant au statut de “sulfureux”, je ne le cherche pas, mais la place est facile à prendre. Il n’y a quasiment plus aucun projet sulfureux produit en France : ils ne sont pas rentables et effraient les exploitants. La Vie d’Adèle ou L’Inconnu du lac sont des films salutaires... Mais ils sont trop rares. Cela fait quelques années que tu interroges la représentation du sexe au cinéma, notamment depuis Sodomites, ton court métrage de 1998. Qu’est-ce qui te fascine dans ce sujet ? Je suis un animal. Le sexe occupe beaucoup de place dans ma tête, et j’y projetais tout mon désir de cinéaste récemment. Avec Love, je voulais

représenter une passion amoureuse dans son entièreté. Or, quand tu tombes amoureux, tu ne penses qu’au cul, tu es obsédé par l’autre, parce que tu sais qu’en baisant tu vas sécréter d’énormes quantités d’endorphines, de sérotonine et de dopamine. Je voulais raconter le sexe comme une sorte d’addiction chimique, qui provoque l’euphorie puis du manque. Tu consommes beaucoup de porno ? Que penses-tu de la production actuelle ? J’en ai bouffé pendant longtemps, sur Canal+, en VHS, mais j’ai décroché. Ça ne m’intéresse plus. Je n’ai même jamais vu un film de cul sur internet. Il y a un effet de saturation, avec les images du porno. Love s’est d’ailleurs un peu pensé contre les codes contemporains des films X : il n’y a aucune prouesse sexuelle, les filles n’ont pas la chatte rasée, les mecs n’ont pas des physiques de pompiers, et tous ont un rapport assez convenu et ordinaire à l’acte sexuel. Ce ne sont pas des guerriers du lit. D’ailleurs, ton personnage principal a un rapport assez conservateur au cul. Il est exclusif, vaguement homophobe, transophobe... C’est l’image que tu as de la sexualité des gens de 20 ans et quelques d’aujourd’hui ? On m’a aussi reproché d’avoir une vision hétéronormative du sexe. Mais je crois qu’il y a une confusion : je ne cherche pas à produire un discours sur la sexualité, pas plus que je ne montre ce personnage comme un héros ou un modèle. Ce jeune mec n’est pas conservateur, il est juste à moitié con. Le manque amoureux le rend fou, ultrapossessif, agressif, dominateur. Il ne pense plus qu’avec son cerveau reptilien. Alors oui, il n’est pas très glorieux, il réagit comme un abruti, parfois mais il me ressemble un peu, ressemble à mes amis, à des gens que j’ai rencontrés dans ma vie. C’est un animal. Il paraît que tu es scoptophile (qui entretient un rapport libidineux, érotique aux images). Quelle est ta dernière jouissance scopique ? J’ai une libido qui passe par les yeux, oui. Là, mon dernier trip, c’est la plastique de Laura Gemser dans Black Emanuelle (Bitto Albertini, 1975 – ndlr) : une sorte d’idéal féminin absolu. propos recueillis par Romain Blondeau Love de Gaspar Noé, en salle le 15 juillet 8.07.2015 les inrockuptibles 15

le grand marché des réfugiés Conditions d’accueil déplorables, détournements de fonds, exploitation par des mafieux : en Italie, la misère humaine rapporte gros.

K

han, 28 ans, est un rescapé. Voilà deux ans qu’il a effectué la périlleuse traversée en bateau jusqu’aux côtes italiennes, sans compter la route depuis son Afghanistan natal, à travers l’Iran et la Turquie. Il s’en est tiré sans une égratignure. La cicatrice qui abîme sa paume, et dans laquelle on aperçoit encore un bout de métal, il la doit à l’effondrement du lit superposé qu’il occupe depuis dix mois, dans un centre d’accueil de la banlieue de Rome. “Ça devait arriver”, soupire-t-il. Deux semaines durant, il a essayé de prévenir le staff que ses compagnons de chambrée et lui étaient trop lourds pour ces lits à trois étages. “Ils ont répondu qu’il n’y avait pas d’argent pour en acheter d’autres…” Une nuit, donc, tout le monde s’est retrouvé par terre. Khan avait la main en sang mais le médecin ne devait venir que trois jours plus tard – autre problème de budget. Un rapide bandage, un coup de balai et l’affaire était pliée. Depuis, ce sympathique gaillard joue au lit musical avec son voisin béninois : l’un dort pendant que l’autre s’ennuie dans le couloir. Sous les toits de ce vieux bâtiment défraîchi, à peine aux normes de sécurité et dont la peinture écaillée est maculée de grandes traces noires, les migrants s’entassent à sept ou huit par chambre. 16 les inrockuptibles 8.07.2015

Près de la gare Tiburtina, àR ome, des migrants dans un centre ene xtérieur, le 15 juin 2015

Près du métro Rebibbia, un autre centre abrite d’autres réfugiés. Quand on sort de la station, une odeur d’urine et d’excréments prend à la gorge et ne vous lâche pas, tout le long du chemin qu’il faut emprunter pour arriver au camp. Là, tout est à l’avenant. La minuscule cour qui entoure le dortoir est en travaux : mieux vaut ne pas tomber dans le trou béant qui laisse entrevoir le tout-à-l’égout.

Des poubelles traînent sous la chaleur écrasante, la porte en fer complètement rouillée posée dans un coin est un appel au tétanos. “De toute façon, on va fermer, prévient Monica1, la responsable du camp. Et je suis la première à vouloir partir.” Pour cette travailleuse sociale épuisée et à fleur de peau, la tâche est surhumaine. “On a une capacité d’accueil de 80 personnes”, précise-t-elle.

“avec l’argent qui circule, on pourrait louer à l’année une villa pour chaque migrant”

Antonio Masiello/NurPhoto/AFP

Carlo Stasolla, président d’une association d’aide aux Roms

“Habituellement il y en a 100. Depuis l’année dernière, il y en a 140… On manque de tout.” Officiellement, Monica et les autres employés sont salariés de la société ABC, à laquelle la coopérative Eriches sous-traite la gestion du centre. Eriches est donc propriétaire de ce camp – comme du premier cité d’ailleurs. C’est à cette entreprise qu’incombent les travaux d’entretien. “Mais cet hiver, ils n’ont même

pas daigné mettre le chauffage”, lâche Monica, écœurée. Si le centre de Rebibbia est en passe de fermer, c’est surtout parce que la holding dite du “29 Juin”, propriétaire d’Eriches, a été décapitée par une opération de police d’envergure, en décembre dernier. Au terme d’une enquête de plusieurs mois, baptisée “Mafia capitale”, les carabinieri ont démantelé un réseau d’opportunistes

“avec l’argent qui circule, on pourrait louer une villa pour chaque migrant” une association d’aide aux Roms

8.07.2015 les inrockuptibles 17

“je me fais plus d’argent avec les migrants qu’avec le trafic de coke” Salvatore Buzzi, directeur de la holding dite du “29 Juin”

particulièrement gratinés : dirigée en sous-main par un ancien terroriste d’extrême droite, Massimo Carminati, cette brochette d’enflures s’était découvert une vocation d’accueil de migrants à la vue des subventions publiques débloqués par l’Etat italien. Le calcul était rapide : nourris exclusivement de pâtes et de riz, parqués dans des bâtiments insalubres, les migrants, Roms ou réfugiés, leur rapportaient chacun 45 euros par jour. Soit 53 millions d’euros en 2013, dont la majeure partie allait tout droit dans leur poche. Chez Carminati, qui se faisait appeler “le dernier roi de Rome”, les policiers italiens ont saisi pour 200 millions d’euros de biens. Alors que Khan et ses compagnons d’infortune tentaient de survivre, Carminati, lui, tapissait les murs de sa villa de tableaux de Jackson Pollock et d’Andy Warhol. “Avec l’argent qui circule, on pourrait louer à l’année une villa pour chaque migrant”, résume Carlo Stasolla, président de l’association 21 Juillet, qui vient en aide aux Roms. C’est suite au travail de fourmi effectué par sa petite structure, il y a un an et demi, que les policiers italiens se sont penchés sur ce scandale. A l’époque, Carlo Stasolla enquêtait sur un immense village de Roms, à Castel Romano, dans la banlieue romaine, géré par la holding 29 Juin. En 2011, l’Etat a versé 6 millions d’euros pour sa gestion. Mais l’endroit est dans un tel état de délabrement que les Roms préfèrent planter leurs tentes ailleurs. “Dans le camp, les égouts refoulent l’eau sale, il n’y a pas eu de travaux depuis trois ans”, témoigne Danielo1, une jeune qui y vit. “Depuis des mois, on vit dans une odeur pestilentielle, assaillis par les insectes, et les cas d’hépatite se multiplient. Tout est si crade que lorsqu’un incendie s’est déclaré, les vigiles ont eu trop honte pour appeler les pompiers. On a éteint le feu nousmêmes. Personne n’est venu déblayer.” Alertés par l’association, l’adjointe aux politiques sociales a fini par organiser une visite officielle du camp. Tandis que les journalistes hurlaient 18 les inrockuptibles 8.07.2015

devant les colonies de cafards qui leur couraient entre les jambes, l’élue a failli vomir sous l’œil des caméras. C’est lorsque les carabinieri ont placé les gérants sur écoute qu’ils ont eu le fin mot de l’histoire : “Je me fais plus d’argent avec les migrants qu’avec le trafic de coke”, se vantait Salvatore Buzzi, directeur de la holding et supposé homme de paille de Massimo Carminati. Le trafic de coke, c’est justement la principale source de revenus de la ‘Ndrangheta, la plus puissante – et la moins connue – de toutes les mafias. Installée en Calabre, à l’extrême sud de la Botte, cette organisation a très vite compris comment tirer parti de la vague d’immigration que connaît le pays. “La drogue suit le même chemin que les immigrés”, souligne Antonio Nicaso, journaliste qui a longuement enquêté sur le trafic de coke. “Elle arrive de Buenos Aires, via Dakar, passe par les centres d’accueil et se diffuse dans le pays puis dans toute l’Europe.” C’est donc tout naturellement que les boss ont proposé aux Nord-Africains de s’occuper du deal de rue, en échange d’une misérable poignée d’euros et, surtout, d’une opportunité de monter vers le nord. Très vite, les mafieux ont compris que leur système présentait un double avantage. Non seulement ils n’avaient plus à se salir les mains, mais employer des migrants au black leur permettait aussi de blanchir l’argent sale. Aux réfugiés qui refusaient de dealer, la ‘Ndrangheta a donc trouvé d’autres jobs : “Le plus souvent, ils sont employés comme manutentionnaires sur le marché de Milan”, affirme Nicaso. Un secret de Polichinelle, bien couvert par les autorités. Pour pérenniser leurs sources de revenus, les directeurs de coopératives “sociales”, comme Eriches, s’étaient assuré les faveurs de plusieurs hommes politiques. Au cours de la première vague d’arrestations, en décembre 2014, l’ancien maire de Rome, Gianni Alemanno, s’est donc retrouvé sur la sellette. Le nom de ce proche de Berlusconi revient souvent dans les écoutes

téléphoniques : on peut y entendre Buzzi inviter Carminati à “enfiler sa plus belle jupe pour aller tapiner devant l’hôtel de ville”, un jour que l’un de ses hommes de main s’était vu refuser l’entrée par un dircab mal informé – un outrage très vite réparé. Si les mauvaises fréquentations de la droite italienne font figure de coutume locale, la deuxième vague d’arrestations, début juin, a en revanche laissé plus d’un Italien sans voix. Les investigations de la police antimafia sur la gestion d’un autre centre d’accueil, le C.A.R.A. de Mineo, en Sicile, n’ont pas seulement mis en cause des politiques de droite. En remontant la piste de Carminati et de Buzzi, qui géraient un centre à Melilli (Sicile), les enquêteurs sont d’abord tombés sur le nom de Luca Odevaine, bras droit d’un autre ancien maire de Rome, Walter Veltroni – de “gauche” celui-là. Au cours d’une conversation téléphonique écoutée par les policiers, on entend Odevaine demander à sa secrétaire de lui rappeler qu’il doit demander au préfet de “penser au centre de Melilli” lorsqu’il dispatche les migrants. Examinant alors avec attention ce juteux marché, notamment en Sicile où s’échouent les survivants de l’infernale traversée, les enquêteurs anticorruption sont tombés en arrêt devant un appel d’offres de plus de 100 millions d’euros… dont le trucage impliquerait jusqu’au secrétaire d’Etat à l’Agriculture, censément de gauche aussi, Giuseppe Castiglione. “Si je parle, le gouvernement italien va tomber”, menace maintenant Salvatore Buzzi, qui se vante d’avoir organisé “des dîners pour financer la campagne du nouveau maire de Rome et même celle de Matteo Renzi”. “Tout le monde est corrompu”, assure-t-il. Pour reprendre la métaphore chère à Sarkozy, il semblerait que la plus grosse fuite de cette histoire soit à chercher dans le pipe-line des subventions siphonnées par des raclures, qui ont bien compris que l’argent coulait à flots dans Mare Nostrum. Marie-Lys Lubrano 1. Le prénom a été changé

Luigi Mistrulli/Ropi/RÉA

L’homme pilote la stratégie de la chaîne cryptée et entend le faire savoir

Vincent m’a tuer ? En limogeant le patron de Canal+ après avoir voulu la peau des Guignols et sorti Le Grand Journal des programmes de la rentrée, le boss de Vivendi Vincent Bolloré s’impose en force et marque la fin d’une époque.

L

a fin des Guignols ? Vincent Bolloré en rêve depuis qu’il a pris les rênes du groupe Canal+. Durant quelques jours, début juillet, beaucoup ont cru à l’éradication de l’esprit corrosif de la chaîne, autant qu’ils l’ont craint. Pour Bolloré, créateur en 2005 de Direct 8, dont l’impertinence n’avait d’égale que la finesse d’esprit – totalement nulle –, l’humour sur Canal+ devrait se réduire à des vannes dépolitisées, quelque part entre la déconne beauf à la Cyril Hanouna et la touche comique inoffensive, comme chez Florence Foresti ou Gad Elmaleh, approchés en vain pour remplacer les Guignols mal aimés. L’emballement médiatique que suscita l’avenir des marionnettes (et des trois cent personnes qui travaillent pour elles depuis vingt-sept ans) a atteint la semaine dernière un niveau d’intensité très rare. Comme si presque vingt ans après la couverture provocatrice des Inrocks en juin 1996, saluant le départ des premiers auteurs (Delépine, Halin),

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la fausse prophétie se réalisait. Mais si cette fin semble plus ou moins avortée, suite à une impressionnante réaction collective durant trois jours (réseaux sociaux en surchauffe, pétitions, unes des quotidiens, soutiens issus des rangs politiques eux-mêmes…), elle flotte dans l’air nouveau de Canal+. Les Guignols restent en sursis. Maxime Saada, directeur des programmes promu no 1 de la chaîne en pleine pagaille, doit concocter d’ici quelques jours une nouvelle grille à la demande de Bolloré. Les auteurs et l’équipe artistique pilotée par Yves Le Rolland estiment que le passage annoncé en hebdomadaire ou en crypté, comme le souhaite Bolloré, “serait une suppression déguisée”. Autant dire, un diktat non négociable. Tous ont appris, dès le 26 juin, que Bolloré voulait leur peau. “Dans le couloir, le dernier jour de l’émission avant les vacances, il a exhorté Maxime Saada à régler le problème. Cela a été une vraie claque pour nous tous”, confie un auteur. Mais pourquoi cette fixation

sur Les Guignols ? Plusieurs proches confirment que, malgré ses démentis officiels, Nicolas Sarkozy, proche de Bolloré, est en boucle depuis des mois sur le sujet. “Michel Denisot prépare en ce moment une émission avec lui, Conversation secrète : il ne cesse de répéter que Les Guignols sont une honte”, avoue un salarié de la maison. La malveillance subie par Les Guignols aboutit au terme de deux jours de vive tension en pleine canicule au sacrifice de deux victimes collatérales : Le Grand Journal qui les abritait, jeté à la corbeille des programmes en quelques secondes, le 3 juillet (à moins que les tractations encore en cours ne débouchent sur un compromis) ; mais surtout le patron de Canal+, Rodolphe Belmer, rejeté par Bolloré pour lui avoir tenu tête et avoir soutenu Les Guignols coûte que coûte, contre sa volonté. Un péché de lèse-majesté : beaucoup de salariés en interne ont compris que l’homme n’apprécie pas qu’on lui résiste. C’est lui qui dicte la loi, commande les troupes, fixe un cap,

et tant pis pour les sceptiques. “Bolloré est un fou furieux”, confie un salarié de manière anonyme (la paranoïa a gagné les esprits refroidis par l’effet d’intimidation du patron autoritaire). “C’est un voyou qui vit dans un autre monde”, suggère un autre. “Il prépare aussi en ce moment le ménage chez Universal. C’est surtout un petit dictateur qui humilie ses propres associés.” “Impossible de bosser avec Bolloré”, avance un membre de l’équipe de production du Grand Journal dirigée par Renaud Le Van Kim qui venait de signer un nouveau contrat pour la saison prochaine (sans mise en concurrence avec d’autres boîtes, ce qui agace Bolloré). Tous sont écœurés d’autant qu’ils travaillaient depuis des semaines sur une nouvelle formule de l’émission pour la rentrée. Vincent Bolloré voyait, de fait, d’un mauvais œil Le Grand Journal animé par Antoine de Caunes, dont les audiences, estimées trop basses (chahutées par ses concurrents directs), et les coûts de production, évalués trop hauts (120 000 euros par émission),

“un fou furieux”, “un voyou”, “un petit dictateur”… des salariés de Canal+

l’auraient fâché et convaincu de passer à autre chose. Confier par exemple l’animation de l’access à Maïtena Biraben, dont Le Supplément, produit par le producteur en vue Laurent Bon (Bangumi), s’est imposé comme l’émission phare de la chaîne, à côté du Petit Journal, autre valeur sûre de Bon. A moins que l’émission ne soit finalement produite en interne par une boîte intégrée au groupe comme Flab Prod, producteur de plusieurs magazines comme La Nouvelle Edition, Le Tube ou Canal Football Club. Avant que se précisent le réagencement des émissions en clair et la distribution des cases entre producteurs influents, une ère nouvelle a en tout cas vraiment commencé pour la chaîne cryptée avec ce coup de force de Vincent Bolloré, ce “bol...os”comme le qualifia Cécile Duflot d’un tweet ravageur et ironique. L’agitation du patron de Vivendi en ce

vendredi 3 juillet aura été l’expression brûlante d’une seule idée, à défaut d’un projet éditorial cohérent : une prise de pouvoir claire et nette. Depuis la revente de ses chaînes Direct 8 et Direct Star en 2012 au groupe Canal+, il est devenu le premier actionnaire de Vivendi. Après avoir remplacé Jean-René Fourtou en 2014 à la présidence du conseil de surveillance, il pilote la stratégie de la chaîne et entend le faire savoir. Comme l’annonçait une dépêche avisée du Gorafi, le 2 juillet : “D’après une source proche de Vincent Bolloré, ce dernier veut remplacer toute la chaîne Canal+ par de simples vidéos de chaises en rotin ou la diffusion en direct des répétitions de l’émission de D8 Touche pas à mon poste, plus proches de ‘l’esprit Canal’ tel que le conçoit le patron de Vivendi.” On ne saurait mieux dire. L’esprit Canal, lui, s’il a jamais existé, s’est définitivement envolé. Alain de Greef, enterré le jour même du coup de force de Bolloré, peut se lamenter dans sa tombe, à moins qu’il ne soit soulagé de ne plus jouer dans cette arène des brutes et boloss de l’info. Jean-Marie Durand

8.07.2015 les inrockuptibles 21

Wassilios Aswestopoulos/NurPhoto/AFP

imaginez que les Grecs décident d’ouvrir leurs frontières et d’accorder l’asile à tous Le ministre de la Défense, Panos Kammenos, avec le Premier ministre, Aléxis Tsípras, le commandant du Changbai Shan 989 et l’ambassadeur de Chine Zou Xiaoli pour le Nouvel an chinois au Pirée le 19 février

la Grèce toute-puissante Le nez dans les comptes et les dettes, l’Union européenne en a oublié la position stratégique de la Grèce dans l’espace Schengen. Un aveuglement dont pourraient tirer profit la Chine, la Russie et les Etats-Unis.

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ans le bruit et la fureur du référendum grec, l’info est passée inaperçue. Et pourtant. Barack Obama s’est immiscé dans la campagne en se fendant d’un communiqué demandant aux Européens de ménager la Grèce et de trouver une solution à l’amiable. Que venait faire le président des Etats-Unis dans cette galère (ou plutôt cette trirème) grecque et pourquoi se positionner si ouvertement au côté d’un Premier ministre d’extrême gauche, Aléxis Tsípras, avec qui il ne partage rien politiquement ? La réponse est simple : la première chose qui vient à l’esprit de Barack Obama quand il pense à la Grèce, ce ne sont pas ses monceaux de dettes, son déficit budgétaire et ses retraités mais une carte de géographie. Il ne pense pas finance mais géopolitique. Les Européens, à l’inverse, ont oublié la géographie et l’importance stratégique de la Grèce pour s’empailler avec elle sur d’infinis (et abrutissants) calculs de taux d’intérêt et de niveaux de déficit primaire. Pourtant, ils auraient dû retenir la leçon ukrainienne. C’est parce qu’ils s’étaient enferrés dans les mêmes calculs économiques, refusant de lever le nez des statistiques, que les Européens ont 22 les inrockuptibles 8.07.2015

bien failli perdre Kiev. La révolution de Maïdan les a sauvés de la déroute. Mais revenons à la Grèce. Ce n’est pas pour ses terres montagneuses que la Grèce compte stratégiquement mais uniquement pour son contrôle de la mer Egée. Pas moyen pour la flotte russe de la mer Noire de passer en Méditerranée sans être détectée par les Grecs. Même chose pour le trafic dans le canal de Suez avec, cette fois-ci, la Crète aux avantpostes. Sans parler de la Turquie dont les Américains se méfient beaucoup plus que des fidèles Grecs, même si les deux pays appartiennent à l’Otan. Cette position privilégiée de la Grèce – barrière d’îles et de ports en eaux profondes – face notamment au Moyen-Orient compliqué n’a pas échappé à la Chine qui a la concession de deux des quais du port du Pirée et pourrait à l’avenir le contrôler en grande partie. Pourtant, l’actualité ne manque pas de rappeler quotidiennement aux Européens l’importance de la Grèce. Depuis le début de l’année, 68 000 réfugiés (essentiellement syriens, afghans ou irakiens) sont arrivés en Grèce. C’est désormais plus qu’en Italie. A la fin de l’année, ce sont 200 000 migrants qui auront passé cette frontière est de l’Union européenne, parfois en traversant

à la nage les quelques kilomètres qui séparent la Turquie de certaines îles du Dodécanèse. Une augmentation de… 560 % en une année. Imaginez que, pris de dépit face à l’intransigeance financière et monétaire de ses partenaires européens, les Grecs décident d’ouvrir en grand leurs frontières et d’accorder l’asile à tous. Après tout, la Grèce appartient encore à l’espace Schengen. Un visa accordé par le gouvernement grec vaut donc pour toute l’Europe. Ce sont des dizaines de milliers de personnes qui entameraient alors une migration incontrôlée vers l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, en passant par la France, entre autres. Evidemment, ça n’arrivera pas (encore que). Ce qui, en revanche, est déjà une réalité, c’est que rien n’est possible dans les Balkans, dernière frontière de l’Europe unie, sans l’appui de la Grèce : ni l’intégration de la Macédoine, ni l’apaisement de la Serbie. Voilà pourquoi Barack Obama a appelé les Européens à la prudence, pourquoi la Chine investit dans des ports grecs, pourquoi la Russie reçoit avec égard Aléxis Tsípras. Les seuls à ne pas comprendre sont les Européens, aveuglés par leurs calculs statistiques. Anthony Bellanger

Céline Pham Cette cheffe hybride la cuisine vietnamienne de son enfance et s’inscrit dans la nouvelle vague des cuisiniers pop-up.

J

e suis une cheffe couteau suisse”, rigole Céline Pham. A 27 ans, cette cuisinière a créé un concept hybride et mobile qui mélange résidences pop-up, repas associatifs préparés en famille et dîners privés sur mesure. Il suffit de se rendre sur son site celinepham.com pour s’offrir sa cuisine franco-vietnamienne qui réinvente les plats de sa grand-mère. “Ils sont tous associés à un souvenir d’enfance”, précise-t-elle. Cet été, la cuisine de Céline Pham investira trois lieux. Jusqu’au 24 juillet, elle cuisinera face aux clients à la Table ronde (Paris IIIe) où l’on pourra goûter sa soupe phô à la joue de bœuf confite ou ses raviolis homard ou porc caramélisé. Du 18 au 22 août, elle officiera en Angleterre au Carousel London, avant de passer septembre en Toscane à la villa Lena, plantée au milieu des vignes et des oliviers. Le petit plus inestimable : ses deux chiens chasseurs de truffes blanches. Anne Laffeter photo Renaud Monfourny 8.07.2015 les inrockuptibles 23

“mais non ça fait pas grossir les glaces”

retour de hype

la tour Triangle

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

la grille d’été de Radio France

Pauline à la plage

Misty Copeland

prêter de l’argent à Rihanna

les petits pois dans le guacamole

“une solution de type grec” “et sinon, tu connais pas quelqu’un qui a une piscine ?”

“ouh, it’s like a sauna in here”

“bien sûr que si il existe le verbe brumiser” le permis de végétaliser Paris

OXI

Le permis de végétaliser Paris Dispositif pour devenir acteur de la végétalisation des rues. Misty Copeland Première danseuse étoile afro-américaine à l’American Ballet Theatre. Le guacamole Obama s’est élevé contre un article du New York Times recommandant d’y ajouter des petits pois.

communiquer avec son éventail les bracelets de festival

Les bracelets de festival Porteurs d’un max de staphylocoques et de bactéries. Communiquer avec son éventail Tenu main gauche face au visage : “je désire un entretien”. Posé contre l’oreille gauche : “je désire que vous me laissiez tranquille”. Glissé sur le front : “t’as changé, man”. D. L.

tweetstat Pas très très content du “non” grec, BHL compare la situation au suicide d’un philosophe présocratique. Suivre

Bernard-Henri Lévy @BHL

2 % Haroun Tazieff

Danser sur un volcan? #Tsipras HWOHVVDQGDOHVG·(PSpGRFOH 11:16 - 6 juil. 2015

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1 % Gilles Deleuze

Favori

Qui, tel Nietzsche ou Bachelard, vit dans le destin d’Empédocle un exemple de subversion et de profondeur. 24 les inrockuptibles 8.07.2015

D’après la légende, Empédocle se jeta dans l’Etna, ne laissant derrière lui qu’une de ses sandales.

97 % Mamounia

Où l’on préfère plonger dans une piscine plutôt que dans un volcan.

Paris is burning Après avoir mis en scène tous les aspects de sa vie, Paris Hilton a tenté de recréer du désir autour de sa personne en médiatisant une vraie fausse mort.

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canicule et canular Fin juin, une émission de télé égyptienne organisait un canular au retentissement planétaire en faisant croire à Paris Hilton, starlette des années 2000, que son avion allait s’écraser. Résultat : une vidéo débordant de hurlements, de turbulences, de pleurs, d’interjections à portée religieuse et de sauts dans le vide. Tous les éléments, donc, pour une reprise de masse sur l’internet mondial. Chaque média y allant de son texte compatissant tout en postant allègrement les images d’une personne paniquée car persuadée d’aller vers une mort certaine.

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attention spoilers

Il est des morts plus spectaculaires que d’autres. L’agonie de madame Bovary, violente et sensationnelle, se distingue du trépas discret, escamoté, de Gervaise dans L’Assommoir. Quand la première, secouée par un souffle furieux, halète, vomit de la bile noire et rit d’un rire frénétique face à une audience tétanisée, la seconde disparaît sous l’escalier sans que l’on ne sache jamais au juste de quoi elle était morte (“On parla d’un froid et chaud”). Cela dit, concernant le personnage de Paris Hilton, la chose ressemble plutôt à une scène criarde et bâclée d’un téléfilm de mauvaise qualité.

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the simple death Evidemment, l’héritière Hilton était en fait au courant. Celle qui semblait pétrifiée (et menaçait a posteriori de porter plainte) aurait même signé un contrat d’un million de dollars pour jouer dans cette pseudo-caméra cachée. N’intéressant plus personne et ayant déjà médiatisé tous les aspects de sa vie (sexuelle comme sociale), il ne restait à Paris Hilton qu’une seule chose : mettre en scène sa mort (ou presque). Emma Bovary survécut à Flaubert. Pas sûr que mademoiselle Hilton se survive à elle-même. Diane Lisarelli

8.07.2015 les inrockuptibles 25

en chiffres

crash de Drones En concert cette semaine, Muse sortait un nouvel album il y a un mois. A retenir de ce nouvel effort : un réel manque d’envergure et une migraine persistante.

le sujet Muse, c’est le groupe qu’on a adoré, puis adoré détester. Il faut dire que le temps a passé depuis le premier album du groupe en 1999. Titré Showbiz, il avait placé Muse directement au rang de meilleur espoir du rock anglais. Et ça n’a pas loupé : quinze ans plus tard, Matthew Bellamy, Christopher Wolstenholme et Dominic Howard sont parmi les plus gros squatteurs de stades et leurs albums se vendent par palettes. Le dernier en date, baptisé Drones et paru il y a tout juste un mois, s’est ainsi imposé en France comme le meilleur démarrage de l’année pour un album international (78 444 ventes la première semaine) et n’a pour l’instant trouvé que Francis Cabrel et son In Extremis pour se faire piquer la première au classement général (et bim !). Ces jours-ci, Muse est de passage dans trois festivals français : Main Square, Musilac et les Vieilles Charrues. De quoi se farcir en live un album marketé comme un retour aux sources.

le souci Ceci est un mensonge ! Car la recette de Muse n’a pas changé depuis des années. Quand il chante, Matthew Bellamy est toujours la starlette d’opéra (ou la star d’opérette) qu’il est devenue avec le temps. Et quand il joue de la guitare, il est toujours le même copiste appliqué : AC/DC sur Reapers, Rage Against The Machine sur Defector, Queen sur Revolt… 26 les inrockuptibles 8.07.2015

Et si, au détour d’un couplet, d’un pont ou d’un refrain, on retrouve effectivement certains gimmicks nous ayant jadis poussés à aimer Muse (quelques modulations mélodiques de Dead Inside, le tapping malin sur The Handler ou la grande douceur d’Aftermath), l’ensemble ne s’éloigne que très peu de la bouillie prog-rock dans laquelle le groupe a sombré par la suite. Une accalmie dans la grandiloquence qui ne convaincra que les fans les plus naïfs.

le symptôme Et si cette accalmie n’était au fond qu’un manque d’inspiration, ou bien l’aveu dissimulé, sous couvert d’un prétendu retour aux sources, d’une flemme cynique à poursuivre le chemin emprunté ces dernières années ? Une hypothèse en partie vérifiable à travers des choses bizarres et vides comme les interludes inutiles (Drill Sergeant et JFK), des instrus plates dignes de Maroon 5 ou Rihanna (Mercy) et une fin d’album bien chiante en forme de chant religieux (Drones). Mais trois ans après le traumatisme The 2nd Law, véritable tombeau du rock, ce Drones sans envergure a l’air au mieux d’un album banal, au pire d’un album mollasson. Plus rien, chez Muse, n’évoque la fougue et la nervosité des débuts : la vraie crasse dans tout ça, en fait, c’est de nous forcer à tenir l’écœurant discours du “c’était mieux avant”. Maxime de Abreu

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Le nombre de pays dans lesquels Drones s’est placé numéro 1 des ventes la semaine de sa sortie. Pis qu’une épidémie de vache folle.

1999 L’année où Muse a sorti son premier album… et joué au Festival des Inrocks. Eh oui.

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Le nombre d’albums de Muse à ce jour. Avec son lot de plaisirs parfois assumés, souvent coupables, toujours bafoués par l’évolution d’un groupe populiste et mégalo.

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Le nombre de pouces bleus sur la page Facebook du groupe, la dernière fois qu’on a regardé. Et sans doute plus beaucoup de fans de la première heure.

c’est vous qui voyez… Une start-up française a mis au point une caméra de surveillance domestique capable de reconnaître les visages. Et donc d’animer durablement les discussions en famille.

I

mpossible d’y échapper : téléphones, ordinateurs, lunettes, scanners, radars… les caméras traînent dans tous les coins. Et en voici une nouvelle : Welcome, c’est son nom. Une “jolie caméra de surveillance connectée”, comme l’indique le communiqué de presse de la start-up française Netatmo, “idéale pour savoir si les enfants sont bien rentrés de l’école, si l’infirmier de Papi est arrivé”. Et ça continue : idéal donc pour savoir “si l’inconnu qui vient d’entrer dans la maison de campagne n’est pas un vilain cambrioleur”. Comptez 199 euros pour le gadget déjà disponible sur le marché. Mais un peu plus loin, comme conscient du danger, le communiqué rassure le journaliste inquiet et explique que les paramètres sont personnalisables, “parfait pour un adolescent qui n’apprécierait pas forcément d’être filmé !” Tout est parfait et tout est beau décidément avec cette caméra qui se place sur la console de l’entrée en direction de la porte. “Welcome”, en effet. Quelle belle façon d’être accueilli, avec cet œil rassurant pointé sur le visiteur. Et inutile d’éteindre la lumière : Welcome est équipée d’une vision nocturne. Ne rasez pas non plus le mur en pas chassé pour sortir du champ, son objectif couvre un angle de 130 degrés. Elle ne vous connaît pas encore, cela dit. Mais elle apprend ! Il suffit de lui présenter un ami ou toute personne susceptible de franchir le seuil et la caméra enregistre ses caractéristiques physiques, les traits de son visage et la remettra à coup sûr la prochaine fois. Sauf ce vilain cambrioleur qui, lui, sans doute, aura pris la précaution de se couvrir

la figure d’une cagoule. Peut-être ferons-nous tous de même d’ailleurs, un jour, si ce genre d’appareil se généralise. “Mais tournez-vous donc, si vous ne voulez pas jouer avec nous !”, crient le convaincu et le fabricant. Las, la volte est dorénavant inutile. Ne perdons pas notre temps en acrobatie. Facebook vient d’annoncer le développement d’un nouvel algorithme capable de reconnaître vos “friends” de dos ! Bientôt trouverontils l’algorithme qui distingue un visage furieux derrière des mains tendues pour le dissimuler. Dans le futur, pas un recoin sombre, pas une cachette, pas un trou n’échappera à l’œil électronique. Hors cape d’invisibilité, inutile d’essayer de se planquer. Reste une solution, une parade de la dernière chance : accélérer le mouvement. Installer d’autres caméras, doubler, tripler la zone de couverture. Se cacher à découvert, en somme. Se montrer plus encore, poser une caméra sur son épaule. Et une deuxième par-dessus. C’est la seule solution. Gaver le monstre avide, saturer la vidéothèque. Les objectifs vont se multiplier. Tant mieux. Perdu dans cet océan d’images, on ne verra plus rien. Ni vu ni connu. Nicolas Carreau illustration de Jérémy Le Corvaisier pour Les Inrockuptibles

pour aller plus loin Vidéo de démonstration de Welcome de Netatmo netatmo.com/fr-FR/produit/Camera?play_video=tru 8.07.2015 les inrockuptibles 27

style

où est le cool ? par Géraldine Sarratia photo Dorothée Smith

spécial mode homme fashion week parisienne, printemps-été 2016 “J’aime shooter backstage, j’ai l’impression d’être dans un jeu vidéo. Tout se joue à la seconde.” Lâchée dans les coulisses des défilés homme parisiens printemps-été 2016 qui viennent de s’achever, la photographe Dorothée Smith en a tiré des clichés poétiques et fiévreux, qui confirment la diversité et le foisonnement qui traversent la mode masculine contemporaine. Tour d’horizon des défilés Dior, Dries Van Noten, Rick Owens et Etudes Studio.

“Col boutonné haut/ C’est moins pour l’allure/Que pour cacher l’éraflure.” Et si c’était Christine And The Queens (aperçue dans le public) qui résumait le mieux l’homme Dior de Kris Van Assche ? Quelques motifs militaires (à l’image de ce souspull orange-bomber qu’on entrevoit sous la chemise) venaient hybrider une silhouette tailoring classique.

Cadre magnifique pour Etudes Studio qui défilait au milieu des colonnes de Buren, sur un live de Kindness. Très aboutie, la collection présentait un flâneur urbain, qui concentrait allure streetwear, élégance années 40 et magnifiques imprimés sur tissus en lin épais. Chic absolu : ces cartons à dessin XXL en cuir. 28 les inrockuptibles 8.07.2015

Imposantes bottes noires monolithes et longue tunique, mix entre inspirations militaires (la M65 jacket) et arty (les travaux de Steven Parrino), la collection de l’Américain Rick Owens est de haute volée.

Pantalons larges, bombers sur lesquels s’imprimait la figure de Marilyn Monroe : en restant fidèle à ses fondamentaux, Dries Van Noten livre une collection forte, qui revisite Hollywood et ses mythes, entre glamour et morbidité.

plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com 8.07.2015 les inrockuptibles 29

vous n’y échapperez pas

la maison John Galliano Sous la houlette de Bill Gaytten, la marque du créateur éruptif renaît et relate un chic anglais contemporain.

Collection John Galliano Contemporary SS 16

Contre toute attente, la marque renaît : Bill Gaytten n’occupe plus un espace transitoire comme chez Dior ou à son arrivée chez Galliano. Assisté de l’Atelier Franck Durand (derrière le rebranding de Balmain), qui se charge d’une refonte graphique, Gaytten se débarrasse du logo gothique et invoque une nouvelle voie plus épurée. Pour sa nouvelle ligne homme/femme présentée à l’occasion de la semaine de la mode, il mélange les matières techniques évoquant les raves anglaises des années 90 et une sensibilité artisanale. Son Angleterre, ce n’est pas celle que la France attend mais celle qu’il connaît – pas un remâché de culture rock mais une petite frappe secrètement romantique. Si Galliano – l’homme, pas la marque – était enrichi (puis perdwpar ses débordements, Galliano – la marque, pas l’homme – est forte de ses silences. En yin puis en yang, la maison Galliano baisse d’un ton… et la mode apprend à hurler moins fort pour mieux l’écouter. Alice Pfeiffer

ça va, ça vient : Janet Jackson

1976 Dans ce Jackson TV Show diffusé sur CBS, elle a un micro aussi gros que son avantbras et un boa pailleté autour du corps : Janet Damita Jo Jackson a l’age d’être en primaire mais suit déjà ses cinq frères sur des tournées rodées. Ce glamour taille bébé à l’air effaré évoque les enfants stars des 50’s, entertainers pro aux dents de lait qui devinent déjà la triste fin de leur carrière. 30 les inrockuptibles 8.07.2015

1995 Janet apparaît aux côtés de son frère Michael dans le clip Scream, alors le plus cher de l’histoire de la musique. Il a la peau blanche et les cheveux longs, elle la tignasse déstructurée et décolorée, les deux avec le nez pointu passé sous le même bistouri expert. Avec leurs airs de cyborgs punks et androgynes, ils repoussent les stéréotypes de genre et de couleur.

2015 Elle revient, contre toute attente, pour exploser les charts avec un nouveau single, No Sleep. Ses cheveux sont blonds et lisses, sa peau liftée, son sourire éclatant. Cette Dorian Gray du r’n’b semble évoluer dans un univers noir et blanc à tout jamais photoshoppé. En plein revival soul 90’s, elle déclare son propre revival, comme si aucun temps stylistique ne s’était écoulé. A. P.

Harley Weir

D

ans la cour d’une cité de Ladbroke Grove, terminaison populaire du quartier londonien bobo de Notting Hill, ce jeune homme aux faux airs de Richard Ashcroft n’a pas peur. Son blouson satiné, son pantalon d’ouvrier (et son ami le pigeon) lui assurent une enveloppe férocement protéiforme. Avec ses références à la culture workingclass des “lads” relevées de finitions dignes de Savile Row, ses vêtements relatent une modernité britannique hybride. Telle est la promesse que nous fait John Galliano aujourd’hui – la marque, pas l’homme. Alors que ce dernier, enfin pardonné des propos antisémites qu’il avait tenus éméché en 2011, est à la tête de Maison Margiela, la griffe à son nom est tenue par un homme aux antipodes de ce qu’il représentait. Le doux Bill Gaytten, gentleman réservé, travailla aux côtés du créateur pendant vingt-trois ans. C’est lui qui assura les collections chez Christian Dior entre le renvoi de John Galliano et l’arrivée du médiatique Raf Simons. On lui découvrit alors une élégance mesurée, des références intercontinentales respectueuses, une vision de la féminité bien trempée mais résolument contemporaine, loin de la grandiloquence de son prédécesseur. Puis, on lui confia les rênes de la maison John Galliano, un lourd challenge à relever. Héritier involontaire d’un passé dont il n’est pas responsable, Bill Gaytten doit défendre, dépoussiérer et exorciser un nom imprononçable. Il doit apporter une continuité à une histoire riche (mais démodée), tout en imposant sa propre voix. Pari réussi.

hot spot

Rachel’s 25, rue du Pontaux-Choux, Paris IIIe. Tous les jours, de midi ( 10 h samedi et dimanche) à 18 h (22 h 30 mercredi et jeudi, 23 h vendredi et samedi), tél. 01 44 61 69 68

bouche à oreille

Mad’leine à la fraise par Akrame Benallal

C  

hez Rachel’s, le problème, c’est les autres. Il faut faire abstraction du flot d’affamés qui viennent planter leurs crocs dans les créations pâtissières de la fameuse Rachel – expat originaire de l’Ohio. Il faut s’asseoir sur les foodies surexcités, la pièce du haut confinée et bruyante et l’enfer du Marais surpeuplé un dimanche après-midi. Cela fait, son diner passe de l’enfer au paradis pour teufeurs en mal de sucre ou chasseurs de brunchs – activité du dimanche très courue, mais qui a souvent pour défaut de creuser le portefeuille plus que de satisfaire le palais. Rachel, casquette et short en jean, connue dans le milieu parisien de la food pour ses pâtisseries et ses cheesecakes (peut-être les meilleurs de la capitale), promet mille délices et emporte la mise avec ses merveilleux produits maison (pickles, pulled pork et pastrami, condiments, frites, glaces…) et sa cuisine régionale américaine qui a le goût d’un après-midi solitaire dans les rues de New York. Il faut grignoter ses salades au quinoa bio, stichelton, avocat, pastèque, pépins de courge et noix de pécan… (entre 12 et 19 euros ) et engouffrer ses sandwichs (de 16,50 à 18,50 euros avec salade et frites). Le must reste ses desserts, cheesecakes en tête, bien sûr. Anne Laffeter

place à la madeleine Proust en avait fait un souvenir. Elle resurgit des nôtres, belle et bien vivante, déclinée en de multiples versions.

M

acarons, cookies, éclairs, choux ont eu leur heure de gloire. Place à la madeleine. Ce petit gâteau à la forme généreuse d’un sein sur un banc de sable, qui colle à Swann comme à Commercy, fait un retour fracassant. Chaudes, colorées, salées, expansées, “ces gâteaux courts et dodus qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques”, comme les décrivaient Marcel Proust, ressortent des placards pour prendre la voie des grands succès pâtissiers. Née en 1770 en Lorraine, la madeleine s’est vendue à la criée sur le quai de la gare de Commercy à un rythme quotidien de 2 500 unités jusqu’à la moitié du XXe siècle. Le train est passé, la boîte en sapin des Vosges est restée. Désormais, la bien nommée Marion Proust les livre en vélo électrique aux salons de thé parisiens bien éduqués ou au Front de mode (Paris IIIe). Les “Léonie” de mademoiselle Proust, fabriquées dans son atelier de Vincennes en version matcha, nature et bio, arrivent aussi sans gluten. Des historiques modèles de la Biscuiterie Pouget qui régale Sète depuis 1931 aux Mesdemoiselles Madeleines de la rue des Martyrs (Paris IXe), le parfum

de fleur d’oranger est dans l’air. Ici, on les mange fenouil-cassis, là on les déguste encore chaudes. Dans ses bistrots, Cyril Lignac ne laisse personne repartir sans avoir entamé la plaque sortant du four. Laurent FavreMot a quitté Marseille pour Pigalle (Paris IXe) avec la ferme intention de détrôner la plus gourmande des madeleines parisiennes. Son grand modèle de 510 grammes dépasse la géante de 120 grammes que Conticini (conticini.fr) réalise depuis 2009, à l’image de l’effet que lui procurait la madeleine dans la main quand il était enfant. A Mad’leine (Paris XVe), Akrame Benallal offre lui aussi depuis peu une deuxième vie à ce petit plaisir bombé, agité par le souvenir d’enfance de la madeleine préparée avec le café au lait de sa maman. Son kiosque enfourne non-stop de 10 heures à 21 heures des madeleines parfumées au chocolat, citron tonique ou tonka-fraise, et au cœur dégoulinant de miel jasmin au beurre Bordier. Avec un emballage en forme de cocotte de nos cours d’école, au graphisme street art de Tanc et Honet, on résiste mal à la gourmandise régressive qui, tout à coup, vient de passer à l’âge adulte. Cécile Cau 8.07.2015 les inrockuptibles 31

la bande-son de l’été 2015 Tame Impala psychotrope et romantique, la belle certitude de Beach House, Son Lux interstellaire, la voix-réconfort de Max Jury, les guitares ludiques de Ratatat et Rover rêveur. 1. Tame Impala Eventually

8. Emilie Nicolas Pstereo

extrait en avant-première de l’album Currents (Fiction/Caroline/Universal) Grand album romantique et psychotrope attendu pour le 17 juillet, le nouveau Tame Impala est bourré de jolies surprises. A l’image de cet Eventually planant.

extrait de l’album Like I’m a Warrior (Arista/Sony) La Norvégienne publie un premier album sur lequel on retrouve Pstereo : lyrique, enlevé, punchy et frais, la recette d’un été fantasmé.

2. Beach House Sparks (radio edit) extrait en avant-première de l’album Depression Cherry (Bella Union/Pias) Comme une certitude de beauté dans un monde tournant trop vite, Beach House revient presque inchangé sur un cinquième album fait de chansons éblouissantes. Sparks en est le premier exemple.

3. Rover Let It Glow extrait en avant-première de l’album Let It Glow (Cinq 7/Wagram)  Précédé par l’envoûtant morceau Let It Glow, il s’annonce rêveur, le prochain Rover. On avait adoré le premier album de ce doux géant, et tout laisse à croire qu’il en sera itou du second.

4. Wolf Alice Bros extrait de l’album My Love Is Cool (Caroline) Sur ce morceau, Wolf Alice adoucit le ton de son rock rêche et revêche, et propose une ballade sur la fraternité portée par une guitare acoustique et un refrain fédérateur.

5. Son Lux Change Is Everything extrait de l’album Bones (Glassnote Records/Caroline) Performeur impressionnant lors des tournées qui ont suivi le stellaire Lanterns, Son Lux reste un compositeur de génie : son Bones est un passionnant périple sonore.

6. Ratatat Cream on Chrome extrait en avant-première de l’album Magnifique (Because Music) Cinq ans se sont écoulés depuis LP4 : revenant vers les guitares des origines, Ratatat accouche de son meilleur album, géniale collection de morceaux ultraludiques, à l’image de ce Cream on Chrome scintillant.

32 les inrockuptibles 8.07.2015

9. Max Jury All I Want extrait de l’ep The Sonic Factory Sessions (Pias) L’autre espoir du songwriting au piano (avec Tobias Jesso Jr.) continue sa route en semant des chansons polies par sa voix réconfortante.

10. Ezra Furman Restless Year extrait de l’album Perpetual Motion People (Bella Union) Ezra Furman se balade dans les rues de San Francisco et ne prend pas de repos. Ce qui n’empêche pas son indie-pop d’être lumineuse.

11. Gwilym Gold Triumph extrait de l’album A Paradise (Pias) Une rythmique façon tachycardie, un piano flottant et un feuilleté de voix en suspension révélateurs du premier album de ce Londonien.

12. Alejandra Ribera I Want (radio edit) extrait en avant-première de l’album La Boca (Jazz Village/Harmonia Mundi) Alejandra Ribera arrive du Canada avec ses racines argentino-écossaises et ses chansons, dont ce I Want funambule et mélancolique.

13. Bertrand Belin Folle folle folle extrait en avant-première de l’album à venir (Cinq 7/Wagram) Prélude emballant à son cinquième album (prévu pour octobre), Folle folle folle sort le chanteur des parcs et de l’hypernuit, et l’emmène vers des territoires rythmiques nouveaux.

14. The Maccabees Something Like Happiness extrait en avant-première de l’album Marks to Prove It (Caroline) Les indie Maccabees tiennent le coup depuis le mitan des années 2000. Ils sortent bientôt un nouvel album, Marks to Prove It. Toujours solides.

7. Mathieu Saïkaly Changing upside down

15. Ana Zimmer Young and Brave

extrait en avant-première de l’album A Million Particles (Polydor/Universal) Le vainqueur 2014 de Nouvelle star a déjà accompli en un an plusieurs pas de géant, comme en témoigne cet extrait pimpant de son premier album.

le coup de cœur inRocKs lab & Sosh un live enregistré pour à retrouver sur France 4

Déjà une grande voix pour cette jeune Française : son Young and Brave n’a pas grand-chose à envier au Young and Beautiful de Lana Del Rey.

Pour continuer à vous transmettre nos passions et coups de gueule, nous lançons une offre 100 % numérique et multisupport où retrouver l’intégralité du magazine et des contenus exclusifs. Les inRocKs premium sont une déclinaison digitale de ce qui a forgé notre identité : un accès privilégié aux artistes, des articles et des entretiens au long cours, un point de vue acéré sur l’actualité. En plus de cette offre, chaque jour, des invitations et des cadeaux sont disponibles sur le club abonnés. Rendez-vous sur lesinrocks.com

Sophie Harris-Taylor

cette semaine sur

Flo Morrissey, en concert le 15 novembre à Paris (Cigale) dans le cadre du Festival les inRocKs Philips

club abonnés festival La Route du rock du 13 au 16 août, Saint-Malo (35) Ride, Fuzz, Flavien Berger, Björk, Timber Timbre, Viet Cong, The Soft Moon et un paquet d’autres. L’une des meilleures affiches depuis vingt-cinq ans. à gagner : 25 × 2 pass

34 les inrockuptibles 8.07.2015

festival Festival du bout du monde du 31 juillet au 2 août, Crozon (29) D’Arthur H à CharlElie Couture en passant par Fakear, Orange Blossom et Criolo, venez découvrir la prog hétéroclite du Festival du bout du monde. à gagner : 2 × 2 places par soir

festival Les Nuits secrètes du 31 juillet au 2 août, Aulnoye-Aymeries (59) Belles soirées d’été en perspective, avec Jeanne Added, Etienne Jaumet, The Dø, Salut C’est Cool et beaucoup d’autres… à gagner : 5 × 2 pass

chaque jour, un contenu exclusif pour nos abonnés

l’intemporalité folk de Flo Morrissey

(vidéo) Pourquoi nous allons tous tomber raides dingues de Tomorrow Will Be Beautiful, premier album vaporeux d’une star en devenir.

Mars Distribution

et aussi

Philippe Garnier raconte Depuis Los Angeles, il revient sur les dessous du western mythique L’Aventurier du Rio Grande (1959), tiré d’un roman de Tom Lea.

Netflix

Untitled, Prostitute Series (1975-1977). © Kaveh Golestan Estate

souvenirs d’Amy Winehouse (archives) La reine de la soul est morte en juillet 2011. A relire, notre story sur un parcours tragique et fulgurant.

Laverne Cox à nu Rencontre avec l’actrice d’Orange Is the New Black, “l’une des personnes trans les plus connues au monde” (dixit elle-même).

DVD Les Trois Sœurs du Yunnan

musiques compilation Paramount

de Wang Bing Trois jeunes filles vivent dans les montagnes du Yunnan, région rurale et isolée. Alors que leur père est parti en ville chercher du travail, Yingying s’occupe seule de ses sœurs. à gagner : 15 DVD

Supervisés par Jack White et conçus par l’archéomusicologue Dean Blackwood, deux coffrets somptueux remettent en lumière les enregistrements du label Paramount. Un voyage unique dans les entrailles de la musique américaine du début du XXe siècle. à gagner : 10 CD sampler

prostitution en Iran Le photojournaliste Kaveh Golestan s’est rendu en 1975 dans un quartier réservé à la prostitution. Retour en images.

DVD It Follows de David Robert Mitchell Après une expérience sexuelle apparemment anodine, Jay se retrouve confrontée à d’étranges visions et a l’impression que quelqu’un ou quelque chose la suit… à gagner : 15 DVD et 15 Blu-ray

8.07.2015 les inrockuptibles 35

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Kevin Parker, tête pensante et homme à tout faire de Tame Impala

38 les inrockuptibles 8.07.2015

de la fuite dans les idées Bien décidé à s’affranchir des clichés du rock, Tame Impala change de registre sans perdre son identité : de retour avec Currents, le groupe australien signe un grand album de pop psychédélique. par Maxime de Abreu photo Neil Krug

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L

es puristes vont encore râler. Ils critiqueront une production trop lissée, la mise en avant de la voix et les velléités hautement mélodiques de Currents. Un troisième album très éloigné, il est vrai, des origines bluesrock de Tame Impala. Mais ce reproche, certains le faisaient déjà en 2012 avec le précédent Lonerism. Et puis d’autres, sérieusement aliénés par l’underground et ses mythes, ne perdaient pas de temps et grognaient dès 2010 en écoutant le premier album du groupe australien, Innerspeaker, qui s’écartait déjà trop des enregistrements bordéliques d’un premier ep paru en 2008. Aujourd’hui, une pièce d’archives destinée à écrire l’histoire. En quelques années, Tame Impala s’est en effet imposé dans le paysage et a traversé le décor. Comme Animal Collective ou MGMT, le groupe incarne désormais un certain retour du psychédélisme en tant que musique profondément contemporaine, ayant digéré le changement de siècle et ne se réduisant pas, quand trop de cheveux obstruent la vue, au revivalisme d’une poignée de gugusses en manque de sensations provoquées chimiquement. Quand on rencontre Kevin Parker dans un petit hôtel parisien, la tête pensante et homme à tout faire de Tame Impala balaie ces considérations avec un sourire détendu. “Il était hors de question de faire un Lonerism 2 ou un Innerspeaker 3 ! Cet album raconte une transition personnelle, l’histoire de quelqu’un qui est en train de changer. J’avais envie de sortir certaines choses précises de ma tête. Pour ça, j’avais besoin d’un son nouveau. Il y a un parallèle entre le fond et la forme de cet album. Mais je ne suis pas d’accord quand j’entends que Tame Impala est de plus en plus pop : ce groupe a toujours été pop ! Si on se penche sur certaines structures de chansons, certaines mélodies, je dirais même que la musique de Tame Impala a parfois été plus pop dans le passé que maintenant. Et puis ‘pop’ ne veut pas dire grand-chose. C’est un sentiment, une sorte une saveur : on ne peut pas définir ce mot concrètement… J’ai du mal avec l’étiquette ‘rock psyché’ qu’il y a toujours eu sur Tame Impala.” Cette étiquette, coupons-là en deux. Le rock d’un côté, le psychédélisme de l’autre. Car si Tame Impala n’a plus grand-chose de classiquement rock effectivement, il y a bien une constante qui continue d’alimenter l’identité et l’esthétique du groupe : une façon particulière de doubler la voix, des sons qui divaguent sec et un sentiment général de flottement, de fuite, d’un ailleurs recherché. En somme, une musique au-dessus d’elle-même : la recette du psychédélisme vu comme tel n’a pas beaucoup changé depuis les débuts de Tame Impala – ni depuis les premiers groupes du genre dans les années 60. Dès l’époque du deuxième album toutefois, Kevin Parker affirme son envie de se détacher des courants, de dire “merde” aux appartenances scéniques et de ne suivre que ses propres instincts, certes très

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référencés à l’origine, mais dont l’ampleur, la souplesse, la liberté ne pouvaient que définir des codes et des savoir-faire nouveaux. Aujourd’hui, combien de jeunes groupes ne s’inspirent plus de Jefferson Airplane, Love ou des Byrds mais directement de Tame Impala ? C’est là le paradoxe d’un groupe qui voulait échapper aux règles mais en a créé de nouvelles : telle est la loi d’airain de l’histoire du rock. Mais cette éternelle volonté de fuir, Kevin Parker l’entretient en maniant le psychédélisme comme matière première de son art, modelant la production, les arrangements et les mélodies autour comme autant de masques ne changeant rien à ce qui se passe derrière – les yeux sont clos, le sourire béat. “Le psychédélisme, c’est comme la pop : c’est un sentiment, une atmosphère, quelque chose qui permet de sortir de soi. Ça ne se résume pas à quelques effets de manche musicaux : certaines chansons n’ont aucune réverb et pourtant, en les écoutant, on a l’impression d’être complètement défoncé au milieu du désert.” Etre complètement défoncé au milieu du désert, voilà ce qu’on a pu ressentir en mars dernier quand Tame Impala a publié le premier extrait de Currents. Le morceau s’appelle Let It Happen et c’est une énorme baffe : qui aurait pu s’attendre à cette folie de presque huit minutes, tout en virages lyriques, en boucles hypnotiques et en voix de robots façon Daft Punk ? En un seul morceau, l’histoire de Tame Impala vient de basculer. Le groupe avait certes ouvert la voie en 2014 avec un mini-album live, où certains titres se réinventaient dans la longueur. Et si Kevin Parker n’a pas hésité, en 2014 également, à s’afficher en featuring avec Mark Ronson (grand manitou de la pop mainstream ayant bossé avec Lily Allen, Maroon 5 ou encore Bruno Mars), on aurait pu penser à une aventure sans lendemain, un one shot motivé par l’amitié entre les deux garçons. Mais non, Kevin Parker le dit très clairement, il a beaucoup appris sur le métier de producteur aux côtés de Ronson. C’est donc l’influence de ce dernier qu’on retrouve chez Tame Impala en 2015.

“le psychédélisme ne se résume pas à quelques effets de manche musicaux : c’est un sentiment, une atmosphère”

8.07.2015 les inrockuptibles 41

2015, année perchée Le psychédélisme est partout ces derniers mois. Tour d’horizon.

Panda Bear Panda Bear Meets The Grim Reaper

Les morceaux dévoilés ces dernières semaines – Cause I’m a Man, Disciples, Eventually – n’iront toutefois pas aussi loin que Let It Happen dans la geekerie de studio, mais confirmeront bien la tendance d’une hauteur, d’une ouverture, d’une ambition nouvelles chez Kevin Parker. Il tempère : “L’ambition est un drôle de mot. J’ai toujours été ambitieux, ce n’est pas nouveau, j’ai toujours voulu toucher un maximum de personnes avec ma musique – et peu importe qui sont ces personnes. Il y a tellement de groupes qui font de la musique alternative dans l’intention de ne pas être aimés… C’est très bizarre ! Moi, je ne réfléchis pas à ce genre de choses. J’accepterai sans problème d’être ‘mainstream’, comme disent certains, le jour où Tame Impala sera en haut des charts. Ça n’a jamais été le cas…” Rien d’impossible. Tame Impala n’a certes pas le profil du groupe battant des records sur iTunes, mais Currents développe un potentiel d’accroche tel que le monde entier pourrait bien lui ouvrir les bras. Et le cœur aussi : avec des chansons aussi romantiques et tubesques que The Less I Know The Better, Love/ Paranoia et surtout Yes I’m Changing (une poignante déclaration d’intention), Kevin Parker pourrait bien se faire comprendre, enfin, auprès de ceux étant restés à la porte d’une production jadis un peu rugueuse. Une production que la presse musicale s’est empressée de qualifier de “moins rock, plus électronique” après une interview de Jay Watson, clavier de Tame Impala sur scène, pour le site australien Faster Louder. A ce moment de la discussion, Kevin Parker avale son Perrier de travers. “Jay a fini par lâcher cette phrase sous la pression du journaliste. Celui-ci voulait absolument savoir à quoi ressemblerait le nouvel album, il insistait, et Jay a fini par dire ça très rapidement. Ça s’est évidemment retrouvé partout dans la presse le lendemain… Un tas de conneries ! Ce genre de descriptions ne veut rien dire pour moi, vraiment rien. La musique électronique n’est pas l’inverse du rock. Le rock, aujourd’hui, est autant – voire plus – électronique que la musique électronique en tant que telle. A mes yeux, la musique de Tame Impala a toujours été électronique.” Ces deux dernières années, Kevin Parker ne s’est pas trop soucié des questions de genres. Parti de reprises d’OutKast et Michael Jackson, aperçu en feat. avec Discodeine ou Kendrick Lamar (pour la BO de Divergent), mixeur pour Moodoïd et producteur auprès de Melody’s Echo Chamber, ce déserteur de Parker a baladé l’ombre de Tame Impala un peu partout. Et pourtant, durant tout ce temps, il s’épuisait à répéter publiquement qu’un nouvel album ne l’excitait pas, qu’il avait d’autres envies, d’autres projets. Mais c’était sans compter sur le trop-plein d’énergie de ce garçon qui, bien que nonchalant, a les idées qui fusent et se mettent vite à turbiner, entre les hôtels et les vols long-courriers, pour accoucher de l’expansif et touchant Currents. “Cet album m’a épuisé. Je suis en train 42 les inrockuptibles 8.07.2015

Après l’explosion Daft Punk en 2013 (il figure sur l’incroyable Doin’ It Right de Random Access Memories), Panda Bear a sorti un cinquième album au début de cette année. Toujours au large d’Animal Collective, l’Américain expatrié au Portugal continue d’explorer un monde où des bêtes sauvages se tapent des barres de rire.

Flavien Berger Léviathan En France, cette année, le psychédélisme s’appelle Flavien Berger. Ce jeune Parisien, avec son premier album, donne une leçon de folie à toute la nouvelle scène d’ici. Barré et joueur, ce Léviathan pixélisé se place à mi-chemin entre Thomas Hobbes et Pokémon. Un choc avant-gardiste.

Fumaça Preta Fumaça Preta Le premier album de ces Luso-Vénézuélo-Anglais basés à Amsterdam (!) est une petite bombe tropicaliste. A la fois punk et cool du genou, une vision du champ psyché qui fait voyager Pink Floyd au Brésil et qui exporte, d’un hémisphère à l’autre, une langue portugaise écorchée par des cris hallucinés d’angoisse et de joie.

Django Django Born under Saturn 2015, c’est aussi le grand retour de Django Django après la révélation que fut leur premier album il y a trois ans. Bonne nouvelle : les quatre Anglais sont toujours aussi excités, leurs chansons toujours aussi obsédantes et l’héritage des Beach Boys toujours aussi vivace. Django Django, bientôt un grand nom de la pop mondiale.

Pond Man It Feels Like Space again Pond, c’est le groupe tout droit sorti de la cuisse de Tame Impala (via Jay Watson et Nick Allbrook, un ancien membre). Avec Man It Feels Like Space again, le groupe continue d’envoyer les hommes dans l’espace et de faire vivre une scène rock australienne certes insulaire, mais voyageuse et libre au plus haut point.

Matias Aguayo El Rudo del House La house music aussi s’envoie en l’air ces derniers mois. Avec son projet de quatre ep réunis sous le titre El Rudo del House, le producteur chilien importe un peu d’ayahuasca à Berlin via son propre label, Cómeme. Et fait du dance-floor une grande salle de communion et de rêves éveillés.

de vivre une montagne russe émotionnelle avec sa sortie. Quand je termine un album, je suis incapable de le réécouter avant au moins un an – sinon, je ne vois que les erreurs. Avec Currents, c’est différent. Je peux déjà m’y replonger, quelques semaines après seulement. C’est la première fois que je prends autant de plaisir avec un album.” Plaisir partagé, merci Kevin. album Currents (Fiction/Caroline/Universal), disponible le 17 juillet concerts le 22 août en Belgique (festival Pukkelpop), le 30 à Saint-Cloud (festival Rock en Seine)…

divins lecteurs

Le Marquis de Sade pour elle, Thomas Bernhard pour lui. Isabelle Huppert et Nicolas Maury incarneront les mots de ces deux dissidents de génie. Leur présence commune à Avignon a donné l’idée de ce dialogue  et permis à un fan de rencontrer son actrice favorite. propos recueillis par Jean-Marc Lalanne photo David Balicki pour Les Inrockuptibles

A

u théâtre sous la direction de Guillaume Vincent, Robert Cantarella, Galin Stoev, mais aussi au cinéma chez Philippe Garrel, Nicolas Klotz, Rebecca Zlotowski ou Yann Gonzalez, Nicolas Maury s’est rapidement imposé comme l’un des interprètes les plus touchants et originaux de sa génération. Nous connaissions son admiration pour Isabelle Huppert. Tous deux sont à Avignon pour des lectures (Sade pour elle, Thomas Bernhard pour lui). L’occasion d’initier un dialogue. Isabelle, qui a eu l’idée de ce montage d’extraits de deux textes de Sade, Juliette et Justine…, que vous lirez à Avignon ? Isabelle Huppert – Olivier Glucksmann, qui dirige la société Les Visiteurs du soir. Ça faisait longtemps qu’il me parlait de ce projet de lecture. Un jour, il est venu me proposer ce montage fait par Raphaël Enthoven, opposant ces deux figures féminines très contrastées, Juliette et Justine. C’est assez amusant de donner accès à deux figures contraires. Justine et Juliette expriment deux postures 44 les inrockuptibles 8.07.2015

existentielles fortes, deux positionnements sur la question du bien, du mal, de l’accomplissement de soi. Le discours de Justine est par moments picaresque, très visuel, avec tous ses voyages entre le Dauphiné et la Drôme. Avec des moments assez drôles, presque comiques, dans l’accumulation des déboires. Le discours de Juliette est plus conceptuel, théorique dans sa cruauté perverse. Il y aura un travail de mise en scène ? Isabelle Huppert – Disons un soutien technique à la lecture, avec un travail d’éclairage permettant d’identifier s’il s’agit de Juliette ou de Justine. Mais c’est vraiment très minimal, ce n’est même pas une mise en espace. L’idée de monter cette simple lecture dans l’espace un peu impressionnant de la Cour vient-elle d’Olivier Py ? Isabelle Huppert – Oui, je crois. J’ai tout de suite accepté parce que j’avais super envie d’y retourner. Je n’y avais pas joué depuis Médée de Jacques Lassalle (2000). C’est une scène que j’aime vraiment beaucoup… Tu y as joué aussi, Nicolas ? Nicolas Maury – Oui, les Feuillets d’Hypnos de René Char par Frédéric Fisbach. C’est incroyable, la Cour. Mais c’est aussi très puissant. Il y a beaucoup de publics différents, qui n’ont pas tous le même

Paris, juin 2015

regard sur l’art. C’est un lieu qui ressemble à la France. C’est très politique de jouer dans la cour d’Honneur. Quant à la lecture, ce n’est pas le parent pauvre de quoi que ce soit. Jouer, c’est toujours donner à voir la page. Qu’on ait le livre ou pas sous les yeux. Moi, je vais lire Goethe se mheurt de Thomas Bernhard, trois récits tellement violents qu’ils en deviennent comiques. Je l’avais déjà fait avec André Wilms et Audrey Bonnet aux Bouffes du Nord. Une lecture, ça se prépare un peu, mais ce qui est intéressant, c’est d’ouvrir dans le texte des choses qu’on n’avait pas prévues. Pourrais-tu jouer le texte sans le lire ? Est-ce que tu l’intériorises avant la lecture ? Nicolas Maury – Non, ce serait difficile. Je ne cherche pas à l’apprendre. Même si parfois les gens autour de moi le croient. C’est plutôt une mémoire photographique, qui fait que je fixe certaines pages. Comme un athlète à court terme pendant sa course, je me dis : ‘Tiens sur ce passage je vais faire ça’ ou ‘Tiens là, je connais le texte, je peux faire tout un paragraphe en regardant le public’. Comme un défi. Comme si ça me stimulait d’essayer de me faire tomber. Isabelle Huppert – On pourrait apprendre le texte. Mais ce serait un tout autre travail. Je reprends au vol l’idée de Nicolas d’ouvrir le texte à l’imprévu. C’est ce qui me traverse quand je fais une lecture. J’aime que ce soit assez peu préparé. Comme s’il s’agissait aussi 46 les inrockuptibles 8.07.2015

de s’identifier au spectateur qui découvre le texte, pour beaucoup pour la première fois. C’est un travail d’agilité. Mais c’est une agilité confortable parce qu’elle évacue le problème de la mémoire. C’est un problème pour vous, la mémoire ? Isabelle Huppert – Au théâtre c’est la source essentielle de la peur. La peur que le texte échappe. Nicolas Maury – Moi, ce qui me fait peur, c’est qu’il ne se passe rien. Que ce soit juste un moment culturel. Il y a des spectateurs qui peuvent changer l’identité d’une pièce. Le théâtre, c’est un partage d’intelligence – je crois que la formule est de Barthes. Parfois, certaines salles ne brillent pas par leur intelligence. Parfois, je suis en colère contre les gens. Je le suis aussi contre moi-même, mais ça je ne le montre pas. Parfois, quand je suis au théâtre, j’ai l’impression de voir des acteurs-Stabilo, qui jouent le texte tel qu’ils l’ont stabiloté lorsqu’ils l’ont appris. On voit toutes les notes, toutes les intentions. mais avec certains acteurs, au contraire, on ne sait pas par où ça passe. Isabelle en est la reine. Quand elle joue, la réplique d’après semble aller contre celle d’avant. Vous stabilotez vos textes, Isabelle ? Isabelle Huppert – Non ! Mais j’écoute avec grand intérêt Nicolas. Ça me fait penser à Bob Wilson qui dit que tout jeu tient de l’improvisation. Pas au sens commun du mot improvisation. Au sens profond,

“sur scène, on est dans un état d’hyper-sensibilité proche de la paranoïa, à la fois tout puissant et complètement fragile” Isabelle Huppert qui rejoint sans s’y confondre l’invention. Je pensais aussi à ce que tu disais sur l’intelligence qu’on prête à une salle quand on est sur scène. C’est évidemment une construction. C’est de l’ordre du ressenti. Comme le temps réel et le temps ressenti qui n’ont souvent rien à voir, l’humeur d’une salle telle qu’on la ressent n’a pas grand-chose à voir avec la perception réelle qu’ont les spectateurs du spectacle. Sur scène, on nourrit des fantasmes sur la salle, on se dit : ‘Ils rient pas assez, ils rient trop, ils toussent trop…’ Et puis, quand vient le moment des applaudissements, on peut être très surpris. Parfois, l’accueil ne correspond pas du tout à l’idée qu’on s’en faisait au moment où on jouait. Sur scène, on est dans un état d’hypersensibilité proche de la paranoïa, à la fois tout puissant et complètement fragile. Vous pensez donc en permanence à la perception du public pendant que vous jouez ? Isabelle Huppert – Oui, jusqu’à un certain point. On y pense, ou plutôt on ressent des vibrations… Et en même temps c’est lointain. Il y a une formule de Grotowski (metteur en scène polonais décédé en 1999 – ndlr) que je ressors souvent et que j’adore : “Jouer, ce n’est pas une affaire entre soi et le public. Ce n’est pas une affaire entre soi et son partenaire. Ce n’est même pas une affaire entre soi et soi. Mais c’est une affaire entre soi et quelque chose de très mystérieux au-dessus de soi.” C’est une définition extraordinaire. On ne saurait mieux dire. Nicolas Maury – Oui, c’est génial. Ça rend bien compte sensuellement de ce qu’on ressent sur scène. Et au cinéma aussi d’ailleurs. Isabelle Huppert – Evidemment, ce n’est vrai qu’à un certain niveau. Car on sait bien que jouer, c’est d’abord jouer avec. Les partenaires sont essentiels. Mais on peut jouer avec à la fois ceux qui sont sur le plateau avec vous, et aussi avec cette instance mystérieuse au-dessus de nous. Attendez-vous une parole du metteur en scène, au cinéma comme au théâtre, après chaque prise ou chaque bout de répétition ? Nicolas Maury – Quand quelque chose a lieu, qu’aussitôt après on vienne vous dire pourquoi 8.07.2015 les inrockuptibles 47

ça a eu lieu, ou au contraire pourquoi ça n’a pas eu lieu, c’est vraiment compliqué. Ça casse tout. Comme en amour. Après l’orgasme, on n’a pas envie de tout de suite débriefer sur ce qui vient de se passer… Isabelle Huppert – Ça dépend… Au théâtre, il y a les metteurs en scène qui nous laissent très libres, ne viennent pas à toutes les représentations après la création, comme Luc Bondy. Et puis il y a ceux qui sont tout le temps là, comme Claude Régy. C’est inimaginable pour lui de ne pas être dans le contrôle total de ce qu’il fait. Sur 4.48 Psychose, j’avais parfois envie de lui dire que, bon, maintenant, il pouvait quand même lâcher un peu l’affaire… Et en même temps, je m’étais totalement accoutumée à sa présence. Au point qu’un soir, il n’est pas venu et je me suis sentie complètement orpheline. (rires) Le coup classique de la servitude qui finit par créer une dépendance ! Nicolas Maury – Oui ! On connaît ça ! (rires) Isabelle, je me demandais par ailleurs si vous avez un projet, un angle quand vous faites une lecture comme celle de Sade à Avignon ? Isabelle Huppert – Ah non, pas du tout. Je ne fonctionne pas comme ça. Je n’ai pas de projet quand je joue. Enfin, j’ai un projet fondamental. Mais je n’ai pas de prévisions. Pas grand-chose n’est antérieur au moment où je joue. C’est curieux car le cliché sur vous consiste à vous dépeindre comme quelqu’un de perfectionniste, qui bosse énormément ses rôles, qui contrôle tout. Isabelle Huppert – Oui, mais je ne m’y reconnais pas du tout ! Enfin, il y a plusieurs formes de contrôle. J’ai quand même besoin de certaines conditions pour me mettre à jouer : un temps de concentration, de très grand silence. Par exemple, j’ai un problème avec les spectateurs qui toussent au théâtre. Nicolas Maury – Ah, moi aussi ! Au Théâtre de la Ville, on a l’impression que les gens achètent leur billet pour tousser. (rires) Quand les gens toussent, je me mets à tousser sur scène pour leur répondre ! Guillaume Vincent s’est déjà mis en colère quand je fais ça, parce que la salle rit et que du coup on sort de la pièce…

“la lecture n’est pas le parent pauvre de quoi que ce soit. Jouer, c’est toujours donner à voir la page. Qu’on ait le livre ou pas sous les yeux” Nicolas Maury 48 les inrockuptibles 8.07.2015

Isabelle Huppert – Moi, je réagis de façon subliminale. Je tourne la tête en direction de la toux. Pour que les gens soient pris d’un doute, se disent : “Elle l’a remarqué ou pas ?” (rires) Vous avez vu Nicolas au théâtre, Isabelle ? Isabelle Huppert – Oui, dans La nuit tombe… de Guillaume Vincent. Je ne l’ai pas vu dans le Marivaux, hélas… (Le Triomphe de l’amour par Galin Stoev – ndrl). Tu prépares un spectacle en ce moment ? Nicolas Maury – Oui, je vais reprendre Notre Faust, mis en scène par Cantarella. Vincent Baudrillet m’a aussi demandé de travailler sur un texte. J’ai pensé à Matin et soir de Jon Fosse, qui est magnifique. Et puis je suis aussi sur un projet de Philippe Quesne. Et toi, Nicolas, as-tu été souvent spectateur d’Isabelle au théâtre ? Nicolas Maury – Oh ben oui ! (rires) Je l’avais déjà vue dans des captations vidéo, en extraits, mais la première fois que je l’ai découverte sur scène, en live, c’est dans 4.48 Psychose de Claude Régy. J’arrivais à Paris. Je venais d’être pris au Conservatoire. C’était… fracassant. Je l’ai vue deux fois en peu de temps. Pour moi, ça condensait beaucoup de choses que je cherchais, que j’attendais. Souvent, les profs nous demandaient “d’attaquer le texte”, de se jeter dessus. Chez Régy, les mots ne viennent pas briser le silence. Isabelle n’attaque pas le texte, mais le prend par en-dessous. Cela a eu sur moi un impact maximal. Vous, Isabelle, votre prochain projet théâtral ? Isabelle Huppert – Phèdre par Warlikowski. Il ne s’est pas servi de la Phèdre de Racine, mais de bouts de plusieurs autres Phèdre. Celle d’Euripide, de Sénèque, et celle de Sarah Kane, L’Amour de Phèdre. Et il ajoute aussi un texte sur lequel il revient toujours, Elizabeth Costello de Coetzee. Nicolas Maury – Est-ce qu’il y a Hippolyte de Robert Garnier dans l’affaire ? Isabelle Huppert – Ah non… C’est bien ? Nicolas Maury – C’est un texte que j’ai joué à Avignon il y a quelques années sous la direction de Cantarella. C’est sublime, barbare. C’est une langue baroque, bouchère aussi. Phèdre parle de son estomac, dit des choses comme “Ça rampe dans ma moelle”. Robert Garnier l’a écrit en 1573 et ça éclaire beaucoup le Phèdre de Racine. Isabelle Huppert – Qui jouait Phèdre ? Nicolas Maury – Une magnifique actrice hollandaise, Johanna Korthals Altes, qu’on va voir pour la première fois au cinéma dans le prochain film de Sokourov. C’est aussi une rousse, à la peau très blanche. Elle jouait Phèdre presque comme une gymnaste, très physique, musclée, tendue. Isabelle Huppert – Oui, c’est vraiment une très bonne idée : faire une Phèdre sportive. Juliette et Justine, le vice et la vertu lecture de textes du Marquis de Sade par Isabelle Huppert, le 9 juillet à 22 h, cour d’Honneur du palais des Papes Goethe se mheurt de Thomas Bernhard, avec Nicolas Maury et Audrey Bonnet, le 11 juillet à 20 h, Musée Calvet, dans le cadre des Fictions France Culture

Amy, toute en images Exclusivement composé d’images d’archives, le controversé Amy d’Asif Kapadia lève le voile sur le mythe Amy Winehouse et réinvente le genre du documentaire musical à l’ère YouTube. A la rencontre de ceux qui ont porté ce biopic innovant. par Romain Blondeau

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aux origines du mythe et explore ses zones d’ombre. Une anomalie totale à l’échelle du docu musical. L’histoire de ce projet singulier débute à l’été 2012, soit un an après le décès d’Amy Winehouse, retrouvée morte par overdose d’alcool dans son appartement de Camden Town, à Londres. A cette époque, Asif Kapadia semble en pleine crise d’inspiration. Courtisé par les plus gros studios après le succès de son précédent film, Senna (2010), un superbe portrait du pilote Ayrton Senna composé uniquement d’images d’archives, il ne sait toujours pas quel nouveau sujet aborder, hésite, tâtonne, jusqu’à ce que son ami et producteur James Gay-Rees reçoive un coup de fil inattendu. “C’était le boss d’Universal Music pour l’Angleterre, nous raconte cet homme d’affaires à la coule, lunettes rondes et look de hipster soigné. Il venait de voir Senna et m’a dit : ‘Nous lançons un projet de film sur Amy Winehouse et nous voudrions que votre équipe le réalise.’ Sur le coup, j’étais un peu décontenancé : qu’est-ce qu’on pouvait faire avec une major comme Universal ? Allaient-ils nous laisser bosser selon nos méthodes ? J’hésitais et en même temps je pressentais que c’était un sujet en or, qu’il y avait un truc à raconter.” Asif Kapadia eut la même intuition et saisit très vite “le potentiel romanesque” du cas Amy Winehouse. “Je ne connaissais pas très bien sa musique mais

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sif Kapadia vient de réussir son coup. Il le sait. Dans les salons de l’hôtel de luxe où on le rejoint ce 16 mai, le cinéaste britannique fait les cent pas, surveille son iPhone et manipule fébrilement sa montre en attendant les prochains rendez-vous. La veille au soir, son film Amy, documentaire consacré à l’icône déchue Amy Winehouse, fut présenté en Séance de minuit au Festival de Cannes dans une salle chauffée à blanc. Précédé d’une vive controverse suite aux appels au boycott lancés par le père de la star, Mitch Winehouse, le film dérouta les fans et divisa la critique, entre éloges exaltés et accusations de voyeurisme. “Tant mieux si l’on fait débat, dit le réalisateur d’une voix claire, déterminée. Depuis la projection, des journalistes et des proches d’Amy Winehouse m’avouent qu’ils ont redécouvert la chanteuse, qu’ils se posent de nouvelles questions sur son parcours, sur sa mort. D’autres s’indignent, défendent leurs intérêts, mais c’est normal : nous savions que le projet ne serait pas consensuel.” De fait, Amy ne ressemble pas vraiment aux biopics mainstream qui polluent chaque mois les écrans ; c’est un essai formel radical et intimiste, un filmenquête ultradocumenté et romanesque, qui revient

Chez elle, à Camden (Londres), le 28 avril 2008

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sa personnalité me fascinait, confie-t-il. Elle ne peut pas se réduire au simple cliché de la rock-star morte de trop d’excès à 27 ans. Il y a autre chose chez Amy Winehouse. Il y a une histoire d’amour, de famille, de célébrité, d’addiction… La tragédie d’une gamine qui s’est laissée aspirer par le système. Et puis je suis né à Londres, je vivais dans le même quartier qu’elle, je fréquentais les mêmes bars, les mêmes rues. Le jour où elle est morte, j’ai ressenti un choc énorme, comme beaucoup de Londoniens. J’avais l’impression de perdre une amie. Cette fille s’était laissée mourir devant nos yeux pendant des années et personne n’avait rien fait. Pourquoi ? Comment ? Je voulais tenter de le comprendre avec ce projet, à la manière d’un journaliste d’investigation qui rouvre une affaire classée. L’affaire d’un crime public.” Le réalisateur et son producteur organisèrent donc une réunion avec les pontes d’Universal, auxquels ils exposèrent leurs conditions : “Nous avons exigé le final cut et du temps pour mener nos recherches, précise James Gay-Rees. Il a fallu négocier un peu mais ils nous ont laissés totalement indépendants. C’était inespéré pour un film d’un tel enjeu.” Dès la fin 2012, Asif Kapadia et sa team débutent un long processus de recherche, dans l’idée de réaliser un film constitué exclusivement d’images d’archives, suivant le dispositif déjà expérimenté avec Senna. De l’enfance d’Amy Winehouse à sa gloire planétaire, de son élection au rang de nouvelle diva soul à sa lente chute opiacée, en passant par son histoire d’amour avec le toxico Blake Fielder-Civil, le film retrace ainsi toutes les étapes de la vie de la star sans jamais 52 les inrockuptibles 8.07.2015

Amy Winehouse, de l’enfance à l’adolescence

produire une seule image inédite ou postérieure à sa mort. Une manière de se distinguer des conventions du documentaire classique, usant de banals extraits musicaux et d’interviews face-caméra, mais aussi d’approcher au plus près la personnalité Winehouse. “Je voulais rester sur son visage, sur son corps et sa voix, décrypte le cinéaste, qui définit sa méthode comme de la “true fiction”. Il fallait qu’Amy soit la protagoniste du film, son personnage principal, et non pas un simple sujet, commenté à distance par des témoins de sa vie. Utiliser des archives, c’est une façon de recréer de l’incarnation, du vivant. En filmant des interviews des proches, comme le font la majorité des documentaires musicaux destinés à la télé, j’aurais presque eu le sentiment de trahir mon personnage, de rompre le contrat d’identification avec le spectateur…” Pour retrouver les traces vidéo ou photo de la vie de la chanteuse, Asif Kapadia s’associa au Britannique Paul Bell, archiviste limier qui collecta pendant plus d’un an toutes les sources d’images possibles : captations de concerts, enregistrements en studio,

“je voulais rester sur son visage, sur son corps et sa voix” Asif Kapadia

Ici avec son ami Nick Shymansky, qui fut son manager de 1999 à 2006

Amy d’Asif Kapadia Depuis sa plus tendre enfance, Amy Winehouse a été filmée. Mais en passant de la sphère privée à la sphère publique, son rapport à l’image s’est transformé.

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vidéos de famille, scènes de la vie ordinaire saisies par des potes via des portables ou chutes d’interviews inexploitées. Avec la complicité des proches d’Amy Winehouse, qui lui donnèrent accès à ses ordinateurs personnels, il dénicha des images rares, parfois bouleversantes, figurant la chanteuse dans son intimité nue à tous les moments clés de son existence. “Au cours de nos recherches, on a été surpris de voir à quel point elle avait été filmée en permanence, dit Paul Bell. Sa trajectoire coïncide avec l’apparition des nouvelles pratiques numériques. Quand elle sort son premier disque (Frank, 2003 – ndlr), la mode est aux minicaméras DV. Puis, au sommet de sa gloire, au moment de Back to Black (son second album, 2006 – ndlr), les smartphones et YouTube explosent conjointement. Ses sorties publiques, ses concerts, ses débordements nocturnes, tout se retrouve filmé et diffusé sur internet.” Ce rapport quasi vampirique aux images est l’une des pistes d’investigation du documentaire, qui montre la manière dont le flux médiatique a parasité l’intimité d’Amy Winehouse jusqu’à dissoudre son identité. Traquée par les fans et les paparazzi, assignée au rôle de star trash, la chanteuse rayonnante des débuts se mue en fantôme à mesure que progresse le film, qui saisit avec acuité le vertige existentiel d’une jeune fille brûlée par la célébrité. “Elle ne supportait plus cette surexposition permanente, et je pense que sa dégradation physique était aussi une sorte de défi adressé aux médias, une manière de tester leurs limites.

adis, Lou Reed avait intitulé un album Growing Up in Public. “Grandir en public”, c’est ce qui arrive aux célébrités, surtout à celles qui le deviennent précocement. Ce phénomène est aussi ancien que la médiatisation des “people” mais il s’est accentué avec le progrès technologique comme le prouve Amy. Le réalisateur Asif Kapadia n’a filmé que les témoins. Il n’a pas tourné un seul plan d’Amy Winehouse mais a recherché, collecté puis ordonné une profuse banque d’archives consacrées à la chanteuse prématurément disparue. Les sources sont multiples : Kapadia utilise des images de provenance “classique” (concerts filmés, talk-shows, émissions musicales, séances en studio, extraits de sujets ou reportages de JT…) et d’autres qui n’auraient pas pu exister avant l’âge digital (séquences intimes, sans enjeu de diffusion, filmées à la dérobée, à la DV ou au smartphone). Enfin, on voit des images qui appartiennent aux deux époques : celles qui étaient faites autrefois en super-8 (où l’on aperçoit Amy enfant) et aujourd’hui au Camescope, à l’appareil photo ou à la caméra numérique. Avec cette nuance importante : la labilité du digital rend ces family movies numériques beaucoup plus aisés à fabriquer et à faire circuler que les vieilles et fragiles bobines analogiques qui nécessitaient un appareillage complexe… L’un des aspects les plus saisissants du film de Kapadia est donc de se rendre compte qu’Amy Winehouse a été filmée quasiment durant toute sa courte vie, dans des moments publics et privés. On peut ainsi la découvrir dans les situations classiques de son métier (sur scène, en coulisses, en studio…) que dans des moments intimistes et habituellement non médiatisés (conversations avec ses copines ou son amoureux, vacances, voyage de noces…). Les fabricants de ces images intimes sont parfois extérieurs (équipes télé ou ciné) mais le plus souvent, il s’agit de la chanteuse elle-même ou de son très proche entourage. La frontière public/privé a souvent été franchie par les médias “people” depuis des décennies mais Amy prouve que les technologies numériques tendent à faire disparaître complètement cette ligne de démarcation essentielle à l’équilibre mental des êtres. On peut supposer que cette tendance va s’accentuer, et que bientôt fleurira ce nouveau genre : le docu biopic uniquement composé d’archives qui documenteront la vie du sujet de sa naissance à sa mort, sous toutes les coutures possibles de son existence. Ce qui est à la fois excitant et effrayant : où s’arrêtera notre voyeurisme prédateur ? Car la profusion polysémique des images d’Amy Winehouse n’est pas seulement la forme du film, mais aussi son sujet. Entre autres choses, le film montre bien l’évolution de la chanteuse dans son rapport aux images : au début désirant, à la fin terrorisé. Amy Winehouse est passée de l’image miroir flattant son narcissisme ordinaire de girl next door à l’image prédatrice omniprésente menaçant sa santé mentale et sa vie. Ce qui a tué Amy est un cocktail très complexe de fragilités personnelles, de mauvaises rencontres, d’abus de drogues et de pressions liées au succès : les images, sorte de cinéma permanent doublant la vie, ont sans doute fait partie de ce mélange détonant. “Growing up and dying in public”… Serge Kaganski Amy d’Asif Kapadia, avec Amy Winehouse, Mark Ronson, Tony Bennett (G.-B., 2015, 2 h 08) 8.07.2015 les inrockuptibles 53

Au fond, elle a été l’une des premières pop-stars de l’ère du tout-image, et l’une de ses premières victimes”, remarque Paul Bell. Le grand projet du film consiste alors à interroger l’envers de ces clichés médiatiques, à leur redonner enfin du sens, de la perspective. Avec plus de 300 heures de vidéos récoltées, Asif Kapadia a tenté de rendre une sorte de virginité au personnage d’Amy Winehouse, en la montrant sous un angle inédit, intime, sans pour autant faire l’impasse sur les images publiques de sa déchéance. “On ne pouvait pas raconter la chanteuse sans ces scènes d’excès et de crise, confirme le monteur du film, Chris King, fidèle collaborateur du cinéaste. Le concert de Belgrade (son dernier show, le 18 juin 2011, où elle apparaît ivre et titubante sur scène – ndlr) était par exemple inévitable : ce sont des images qui ont été vues des millions de fois sur YouTube et qui participent au cliché d’une Amy Winehouse junkie. Or, personne ne connaît la réelle histoire derrière ce concert. Personne ne s’interroge sur les raisons qui ont poussé la star à monter sur scène ce soir-là, alors qu’elle n’en avait visiblement pas envie. Notre défi était de recontextualiser toutes ces scènes qui alimentent aujourd’hui la caricature de la chanteuse, d’en chercher le sens caché.” Et pour faire parler ces images, Asif Kapadia mena de son côté une longue série d’interviews des proches d’Amy Winehouse, récoltant leurs souvenirs et sentiments liés à l’icône soul. Nick Shymansky fut l’un des premiers témoins à être sollicité par le réalisateur. Figure majeure de l’industrie musicale anglaise, ce discret trentenaire rencontra Amy lorsqu’elle avait 16 ans et devint son manager de 1999 à 2006. Il n’avait jamais voulu parler de son ancienne collaboratrice et amie. “C’était encore trop tôt, nous dit-il, depuis son bureau de Londres. Lorsque j’ai appris qu’un film se préparait sur Amy, ma première réaction a été de rejeter le projet en bloc : je trouvais ça putassier, opportuniste. Asif Kapadia m’a alors invité à venir le rencontrer, et quand je suis entré dans son bureau, j’ai vu une immense timeline sur le mur, avec des photos d’Amy punaisées et des indications 54 les inrockuptibles 8.07.2015

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Avec son amour maudit, Blake Fielder-Civil, le 16 juillet 2007

très précises sur les dix dernières années de sa vie. Voir ça m’a rendu malade, et en même temps je me suis dit qu’il y avait une telle rigueur dans sa démarche qu’il devait être la bonne personne pour réaliser un film sur Amy. Il m’a aussi convaincu grâce à sa manière de parler d’elle. Il parlait de musique, de vie, de création. Pour la première fois depuis 2011, quelqu’un m’interrogeait à propos d’Amy sur un autre sujet que la dépression.” Après Nick Shymansky, le cinéaste approcha une centaine d’autres témoins ayant gravité autour de la comète Winehouse : ses parents, ses vieux amis, ses producteurs célèbres (Mark Ronson, Salaam Remi) et son amour maudit, Blake Fielder-Civil, considéré comme celui qui initia la chanteuse aux drogues dures et précipita sa chute. Tous se sont livrés au rituel de l’interview dans un studio radio au cœur de Soho, aménagé en “centre de recherche”, tel que nous le décrit la directrice de production, Raquel Alvarez :

“il fallait qu’Amy soit le personnage principal du film, et non pas un simple sujet, commenté à distance par des témoins de sa vie” Asif Kapadia

Xposure/Abaca

vibrant soit-il, ne fut pas du goût de tout le monde. Quelques semaines avant le Festival de Cannes, une première projection, organisée à Londres pour les membres de la famille, vira à la violente crise de nerfs. Raquel Alvarez était présente. Elle raconte : “Le père d’Amy Winehouse, qui avait accepté de participer au documentaire et donna une interview à Asif, est sorti de la salle en état de choc. Il a pris l’auteur à partie, disant que ça ne passerait pas, qu’il ne voulait pas être montré sous cet angle.” Dans un communiqué officiel appelant au boycott du film, Mitch Winehouse explicitait ainsi ses griefs : “Le documentaire est une opportunité ratée de célébrer la vie et le talent d’Amy. Il est trompeur et contient certaines contre-vérités basiques.”

Avec son père Mitch Winehouse, après une visite chez son avocat, le 15 janvier 2008

“Asif les accueillait autour d’un micro, sous une lumière très faible. Il menait ses interviews sans conducteur, comme une simple discussion, et parvenait au bout de plusieurs heures à nouer une relation de confiance avec les proches d’Amy. Beaucoup d’entre eux parlaient pour la première fois de la chanteuse et les interviews avaient presque valeur de thérapie…” Ces nombreux témoignages, qui viennent commenter les images d’archives, dessinent un portrait dense et complexe d’Amy Winehouse, évoquant les grands récits de non-fiction du nouveau journalisme américain, dans la lignée de Gay Talese. Rythmé par les chansons de la star, dont les textes autobiographiques s’impriment sur l’écran, le documentaire raconte au fond l’histoire simple d’une gamine ordinaire de Londres, dont la passion intense, pure et naïve pour la musique noire-américaine fut compromise par l’industrie et la célébrité. Mais l’hommage, aussi

Plusieurs fois mis en cause par des intervenants du film qui lui reprochent d’avoir voulu faire du fric sur le dos de sa fille et retardé son entrée en rehab, le père de la star dénonçait aussi des interviews à charge et des manipulations dans le montage. Des accusations balayées par Asif Kapadia, qui précise qu’aucun procès n’a été intenté contre lui et défend avec fermeté ses méthodes : “Nous savions que son père ne serait pas favorable au film, mais tout ce que nous avons gardé au montage a été confirmé par plusieurs sources. Il doit juste comprendre que le documentaire n’est pas dirigé contre lui et qu’à aucun moment nous n’avons voulu le rendre responsable de la mort de sa fille. Amy est morte pour un tas de raisons emmêlées : un enchaînement de mauvaises décisions, d’erreurs irréparables… Il ne s’agit pas de dire qui est coupable mais de chercher à comprendre ce qui a créé les conditions de sa dépression.” Une scène particulière du documentaire revient ici en mémoire. Elle montre Amy Winehouse en pleine rechute, partie s’installer quelques jours sur l’île de Sainte-Lucie, loin de la folle pression médiatique. Son père la rejoint très vite, avec une équipe de télé-réalité avec qui il a signé un contrat d’exclusivité. Dans les yeux de la chanteuse voyant la caméra se lit alors l’effroi soudain d’être à nouveau filmée. Encore une fois capturée vivante par les images. 8.07.2015 les inrockuptibles 55

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A   docus pop

KurtCob ain et Nina Simone ont récemment fait l’objet de docus musicaux innovants 56 les inrockuptibles 8.07.2015

Courtesy of Gerrit de Bruin/Netflix

Dans la lignée d’Amy, d’autres films récents tentent de réinventer le genre du documentaire musical.

quelques exceptions près, le documentaire musical constitua longtemps le parent pauvre du cinéma. Calqué sur un modèle télé préhistorique, les hagiographies de groupes ou d’artistes reconduisaient systématiquement le même académisme, enchaînant courts extraits de musique, interviews édifiantes face caméra et archives décoratives. Ce modèle – décliné en mode blockbuster dans l’opulent Daft Punk Unchained d’Hervé MartinDelpierre, diffusé récemment sur Canal+ – semble battu en brèche par une nouvelle génération de docus musicaux qui osent les défis formels et abordent leur sujet avec des points de vue plus aiguisés, iconoclastes. Dans la lignée d’Amy, sont ainsi apparus ces derniers mois des films aux partis pris novateurs, dont Pulp, a Film About Life, Death & Supermarkets (sorti en avril), excellent documentaire de Florian Habicht qui décrypte l’ultime concert du groupe de Jarvis Cocker à travers les yeux de son public, les quidams et trognes impossibles de la ville de Sheffield. Diffusé sur Netflix, l’efficace What Happened, Miss Simone? choisit lui de raconter la diva jazz Nina Simone par le prisme quasi exclusif de son engagement pour les droits des Noirs américains ; tandis que l’inédit Kurt Cobain: Montage of Heck, diffusé sur la chaîne américaine HBO le 4 mai, fait le pari du documentaire-mental, retraçant le fil de la vie de l’icône grunge à la faveur d’archives familiales hyper intimes mêlées à des séquences d’animation et effets de montage expérimentaux. Dans son formalisme parfois excessif, sa longueur, son regard désinhibé sur Kurt Cobain, dont il saisit la complexité avec une frontalité inouïe, ce film résume bien les nouvelles aspirations du docu musical. Un vieux genre contraint de se moderniser face à la concurrence d’internet où fleurissent depuis des années des initiatives amateurs (mashup, fan-films…) et professionnelles (la Blogothèque, les docus du site Pitchfork) qui réinjectent du style et de la subjectivité dans les manières de filmer la musique. R. B.

What Happened, Miss Simone? de Liz Garbus (disponible sur Netflix France) Kurt Cobain: Montage of Heck de Brett Morgen (inédit) Pulp, a Film About Life, Death & Supermarkets de Florian Habicht (prochainement en DVD)

Djian, professeur de désir Les ateliers d’écriture, à quoi ça sert ? Comment ça fonctionne ? Philippe Djian a invité Les Inrockuptibles à assister au cours qu’il donne depuis trois ans dans les salons de Gallimard. par Yann Perreau photo Rémy Artiges pour Les Inrockuptibles

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E

n ce mercredi soir, tandis que les employés de Gallimard quittent le bâtiment après leur journée de travail, une dizaine de personnes y entrent. Elles passent devant un mur où sont accrochés les portraits des auteurs historiques de la vénérable maison, longent un couloir sombre qui débouche sur un salon somptueux, avec ses dix mètres sous plafond et son gigantesque miroir aux ornementations dorées. Leur salle de classe. Comme chaque mois, les élèves de Philippe Djian viennent assister à son atelier d’écriture. Djian professeur est assis face à eux, répartis de part et d’autre d’une grande table : cinq à gauche, six à droite. Manches retroussées, jambes croisées sous la table, santiags aux pieds. “Par qui on commence ? Christian n’est pas là, c’est dommage, car c’est plutôt bien ce qu’il a fait. Il tient le bon bout. Bon, après, j’ai Chloé…” Il s’empare d’une copie, parcourt ses notes. “Chloé, tu as une belle langue, un style adapté à ce que tu racontes. Tu as mis au point une espèce d’humour décalé qui m’amuse beaucoup. J’ai envie de lire la suite. J’ai pas fait beaucoup de corrections, juste quelques petits réglages. Tu verras, je suis pas sur de l’italique dans ce paragraphe. Qu’est-ce que vous en pensez ?”, lance-t-il à la salle en redressant la tête. Ma voisine de gauche opine de la tête : “Oui, ça fonctionne.” Acquiescements. L’ambiance est décontractée, le tutoiement d’usage. On perçoit des connivences, des complicités. Ils se connaissent depuis presque deux ans, ont déjà fait “l’atelier un” ensemble, l’année dernière (celui-ci consistait en des exercices pratiques).

Avec une élève, dans les locaux deG allimard. Paris, juin 2015

L’écrivain se fait prof bienveillant et sans concession envers des élèves, qui ne cachent pas leur admiration pour celui qui les forme à devenir écrivains

Depuis le début de l’année (“l’atelier deux”), ils ont l’occasion de travailler sur un texte personnel, qui fera près de soixante-dix pages. Libre à chacun d’écrire ce qu’il veut (nouvelle, tragédie, poème en prose), même si le roman prédomine. Djian les suit, corrige les copies, donne des indications. “Isabelle, tu as laissé tomber l’idée de l’avortement ?”, demande-til. “Oui, c’était trop compliqué à introduire dans l’histoire”, répond cette trentenaire un peu timide, enceinte de quatre mois. Olivier s’implique : “Tu fais ce que tu veux, mais nous, on n’est pas d’accord !” Rire général. “S’il y a un atelier trois, l’année prochaine, je pourrais peut-être y penser”, suggère Isabelle. Les histoires s’écrivent ainsi ensemble, au pluriel, au fur et à mesure. Tout le monde se lit, intervient, conseille. Certains ont imprimé leur texte ou ceux de leurs camarades, sur lesquels ils griffonnent des commentaires à la main. D’autres suivent sur leur Mac, leur iPad. “Annick, tu as lu le commentaire que je t’ai fait ? Tu as eu l’intelligence de faire partir tes deux protagonistes au même moment, chacun de leur côté, ça te libère de plein de choses. Mais le décor que tu plantes n’est pas assez présent. Il faut que tu les imagines vraiment en voiture, tes personnages. Il faut qu’on les sente plus au volant – je sais pas, le Skaï leur colle aux fesses, etc. Il y a un truc qui pourrait t’aider ; c’est peut-être pas la solution, mais j’ai pensé qu’au lieu de mettre des chapitres 2, 3, 4, 5, tu pourrais mettre des kilomètres. Si tu te sers de ces kilomètres, ça te permettrait de faire comprendre au lecteur qu’ils ne sont 60 les inrockuptibles 8.07.2015

pas dans le même état d’esprit. Au kilomètre 80, dans le brouillard, y a de la fatigue chez lui. Elle, pendant ce temps, j’aime bien quand tu écris : ‘J’y vais pas, mon fils, qu’est-ce qu’il va penser ?’ N’oublie pas ce qu’ils ont en tête : ce projet qui les excite, leur fait peur, les effraie. Il faut que tu partes en zigzag. Eux, ils filent tout droit, et toi tu dois partir comme ça.” Annick répond : “C’est ce que j’ai essayé de faire.” “Eh bien tu y es presque. C’est ça les réglages.” Pol-Jean, la cinquantaine, répète en haussant les épaules qu’il “n’y arrive pas. Je trouve que mes personnages sont plats”. Une autocritique qui est en train de virer au blocage chez lui. “Tu peux parler des personnages par la bande”, suggère Djian. Pince-sans-rire, François explique au sujet de son histoire (le récit tragi-comique d’un type déjanté, qui n’est autre que lui même) : “Comme je dois finir par m’immoler par le feu, il faut que je donne quelques coups de griffes, d’abord. Et que je couche avec l’une des filles, ou les deux.” “Ecris ça alors, lui conseille Djian. Ne garde pas des trucs sous le coude, c’est pas bon. Aussi, est-ce que tu sais jusqu’où tu veux aller ? C’est important de savoir dans quoi vous vous lancez : est-ce un sprint ? Un marathon ?” Après une heure passée en groupe, c’est la récré. Un quart d’heure pour boire un verre dans le jardin ou fumer une clope, et c’est reparti en ateliers individuels. Djian reçoit chacun de ses étudiants en tête à tête, des sessions d’une dizaine de minutes pour rentrer dans des détails qui ne sont pas partagés. Mais Djian est-il un bon prof ? On peut être excellent romancier

“ce que j’essaie de leur enseigner avant tout, c’est la langue. Un type qui a réussi à développer son style, c’est gagné” Philippe Djian et piètre pédagogue… Les élèves sont unanimes, presque étonnés de la question, comme si elle ne se posait pas. Ils ne cachent pas leur admiration pour celui qui les forme à devenir des écrivains. “Il est très attentif à ce qu’on fait, sans pour autant essayer de nous imposer quoi que ce soit”, se réjouit Anne. Certains aimeraient poursuivre l’expérience une autre année encore (le fameux “atelier trois” qu’ils espèrent convaincre leur prof de concevoir pour eux). Olivier dit apprécier qu’il soit “à la fois bienveillant et sans concession”. Quadragénaire, père de quatre enfants, ce chef d’une petite entreprise fait tous les mois le trajet depuis Arles. Il se lève à cinq heures du matin, prend son train, dort sur place. Rien ne lui ferait rater un cours, lui qui lit l’auteur d’Oh ! depuis l’adolescence. Il confie avoir déjà écrit plusieurs romans, qu’il n’a jamais osé envoyer à un éditeur. Désormais, il y songe. “C’est comme un rêve d’enfant que je peux enfin réaliser.” Chacun a ses raisons d’assister à ces ateliers – lancés par Gallimard depuis 2012, et dont les profs sont des écrivains (Jean-Marie Laclavetine, Camille Laurens, Hédi Kaddour, etc.)1 –, qui coûtent la somme non négligeable de 1 500 euros pour l’année. François, journaliste, affirme que l’écriture de Philippe Djian l’a libéré de ses angoisses et a fait de lui un autre homme. Il a accroché au-dessus de son bureau la devise qui leur fut enseignée lors du premier cours : “Montre, ne dis pas.” Certains sont déjà écrivains, comme cet auteur de polar, inscrit dans l’autre cours que Djian donne à Genève, qui veut perfectionner son style. “Le risque, évidemment, c’est de faire du sous-Djian,” prévient Olivier. Mais Djian professeur y veille – et a d’ailleurs préféré ne pas prendre dans son atelier une personne dont l’attitude ressemblait trop à celle du fan. S’il a accepté de nous recevoir aujourd’hui (tout en précisant

avoir décliné plusieurs demandes similaires), c’est parce qu’il en avait marre. Marre de ce dédain affiché, en France, par ceux qui ne connaissent rien aux creative writings, pourtant enseignés dans les universités américaines. Ces classes préparatoires, ces universités où on enseigne la théorie, jamais la pratique de la littérature. “Dans ce pays, on prétend que l’écriture, ça ne s’apprend pas, s’emporte le romancier. Regardez les Américains : les meilleurs écrivains ont souvent été les élèves de leurs maîtres !” Parmi les difficultés majeures rencontrées par ses élèves, il cite les dialogues : “Un dialogue, c’est un art en tant que tel. Ça doit être parfaitement inutile. Au début, on a tendance à écrire les dialogues comme des scénaristes, pour expliquer quelque chose.” Comme conseils de lectures, il cite William Gaddis pour le monologue intérieur et Raymond Carver “pour comprendre que les histoires, on n’en a pas besoin. Je préfère une histoire bien écrite et mal ficelée que l’inverse. L’important, ce que j’essaie de leur enseigner avant tout, c’est la langue. Un type qui a réussi à développer son style, c’est gagné.” Ses cours ont pour titre une formule énigmatique : “Marcher sur la queue du tigre (réveiller ce qui est endormi)”. Quand on l’interroge sur son sens, il raconte l’épisode de cette femme bon chic bon genre, tombée en larmes lors d’un de ses ateliers. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n’y arrivait pas, ne supportait plus les critiques. “Si tu rentres en littérature, tu risques de vivre une expérience merveilleuse, mais qui peut se révéler dangereuse. Tu vas devoir te confronter à toi.” A la fin de l’année, les éditions Gallimard publient un livret des textes écrits lors de ces ateliers. Djian fait même passer certains projets particulièrement réussis au comité de lecture de sa maison d’édition… 1. ateliersdelanrf.fr

Tyler Cross – Angola de Fabien Nury et Brüno Chaque semaine durant tout l’été, quatre planches en exclusivité. Après un casse qui a mal tourné, Tyler Cross entame un séjour au pénitencier.

Planches extraites de Tyler Cross, tome 2 – Angola de Fabien Nury et Brüno (Dargaud), 100 pages, 16,95 €, à paraître le 28 août 62 les inrockuptibles 8.07.2015

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à suivre la semaine prochaine 8.07.2015 les inrockuptibles 65

Hill of Freedom d’Hong Sangsoo

Un jeune homme amoureux et abandonné poursuit une jeune fille, mais les rencontres de hasard tempèrent sa détermination. L’art clairvoyant et taquin d’Hong Sangsoo à plein régime.



es films sont conçus de plus en plus vite (un à deux par an), avec la particularité d’être de plus en plus courts (celui-ci dure 1 h 06). Comme si le réalisateur de Turning Gate et La Vierge mise à nu par ses prétendants visait une sorte de quintessence par sa vitesse d’exécution. Par là, on entend ce qui fait la singularité de son cinéma depuis la fin des années 90 : en tout, seize longs métrages qui sont autant de traités savants sur le sentiment amoureux, de casse-tête existentiels et rohmériens traversés de motifs poétiques et littéraires. L’un d’eux est le temps et occupe une place centrale dans Hill of Freedom. Il représente “l’inconnue” d’une équation sentimentale à laquelle un étudiant

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sera confronté le temps d’un bref séjour à Séoul sur les traces de sa bien-aimée. Cette jeune fille, il ne l’a plus vue depuis des années, par la faute d’une altérité géographique (il est japonais alors qu’elle est coréenne) ou d’une anomalie intrinsèque à leur histoire dont on n’apprend de toute façon rien, ou pas grand-chose. Mais il la poursuit, convaincu qu’“elle est une meilleure personne que (lui)” et dépité en constatant qu’elle n’est jamais chez elle (n’habite plus ici ? mais a-t-elle jamais existé?) Dès lors, le temps se meut en attente. Une stase biographique, de celles qui se creusent parfois dans nos vies où il ne se passe apparemment rien, et qui constitue pour Hong Sangsoo un précieux terreau fictionnel : peu à peu, l’ennui

un double élan résolu à capter l’intelligence de son héros, mais aussi sa maigreur et ses mines rougissantes

Ryo Kase

du jeune homme se meuble de rencontres, de conversations avec la propriétaire de sa maison d’hôte, avec son voisin endetté ou encore une serveuse de café qui le drague. L’inattendu, voilà ce qui affleure sous l’œil nonchalant de la caméra, épousant tous les codes naturalistes de mise en scène. En réalité, le cinéaste se montre continuellement farceur, installant le spectateur dans de longues scènes (souvent des plans-séquences) qui mêlent mélancolie et humour taquin. Comme cet épisode, drôle et pathétique, où le héros ivre mort se lamente sur son sort d’amant abandonné, ou ce chapitre un peu humiliant au cours duquel il passe la nuit enfermé dans les toilettes de sa nouvelle petite amie. Hong Sangsoo prend de même un malin plaisir à épingler tous les a priori culturels (la patronne d’hôtel trouve les Japonais “propres” et “gentils”). Il a d’ailleurs inauguré une série de films “exotiques” avec Night and Day en 2008, situé à Paris, suivi d’In Another Country qui mettait en scène une Isabelle Huppert paumée dans un ailleurs en Asie. A l’étude des cœurs, il adjoint encore ici le paramètre de la différence culturelle et de la déviation spatiale, interrogeant les effets de ces déplacements sur notre vie intérieure.

Si l’alcool, le sexe et les discussions à bâtons rompus recomposent ainsi l’univers familier du cinéaste, ce dernier ne cesse d’introduire des variations (parfois aussi subtiles qu’un dialogue en anglais), des nuances qui permettent de révéler des facettes insoupçonnées de notre pauvre condition d’Homo sapiens doué d’affects et de langage. Les personnages d’Hong Sangsoo sont des machines intellectuelles, tout en étant extrêmement vulnérables. Toute la beauté de ce Hill of Freedom réside dans ce double élan résolu à capter l’intelligence de son héros, mais aussi sa maigreur et ses mines rougissantes – dès qu’un dialogue s’engage avec les autres. Ou que les événements et les coïncidences se jouent de lui, fragilisant sa détermination amoureuse – en dépit de cet essai de philo intitulé Time coincé sous son bras d’un bout à l’autre du film. Le cinéaste érige cet absence d’emprise sur le temps en principe de notre vie ici-bas : Hill of Freedom est aussi, en ce sens, un superbe modèle de déconstruction à la temporalité chahutée. Emily Barnett Hill of Freedom d’Hong Sangsoo, avec Ryo Kase, Sori Moon (Corée du Sud, 2014, 1 h 06) 8.07.2015 les inrockuptibles 67

ThéophileB aquet et Ange Dargent

Microbe et Gasoil de Michel Gondry

Entre road-movie buissonnier et teen-movie mélancomique, Gondry retrouve la forme.

 M

ichel Gondry dit avoir fait ce film sur le conseil d’Audrey Tautou, pour se détendre après la lourde production de L’Ecume des jours. Bien lui en a pris, et nous aussi, on se détend. L’Ecume des jours souffrait en effet de sa surcharge pondérale, de son mauvais cholestérol de décors et costumes, de son embolie esthétisante qui empêchait récit et personnages de respirer. C’était le mauvais penchant Jean-Pierre Jeunet de Gondry, qui étouffe le cinéma sous les gadgets visuels. Microbe et Gasoil, c’est au contraire le Gondry qu’on aime, celui d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de Soyez sympas, rembobinez ou de L’Epine dans le cœur, celui chez qui domine une certaine grâce enfantine, celui qui met son esprit de Géo Trouvetou bricoleur au service de son histoire et de ses protagonistes. En l’occurrence, les surnommés Microbe et Gasoil, deux copains collégiens à teneur autobiographique. Ils vivent à Versailles mais font figure d’outsiders dans l’univers rupin de la banlieue ouest : Microbe parce qu’il a les cheveux longs et qu’on

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le prend souvent pour une fille, Gasoil parce qu’il vient d’une famille un peu folklorique. Les grandes vacances venues, les deux loustics vont bricoler une voiture home-made (comme les films suédés de Soyez sympas...) pour tailler les routes secondaires à la vitesse de leur moteur de tondeuse à gazon (un peu comme dans Une histoire vraie de David Lynch). Il y a d’ailleurs une certaine parenté entre ce film-bagnole bricolé buissonnier et le road-movie statique en kayak de Bruno Podalydès, autre cinéaste versaillais. Les Bourbon et le lycée Hoche auraient-ils engendré à leur insu un autre genre de dynastie, plutôt poétique, humble, vagabonde que trônante et plastronnante, plus proche de Tati, Truffaut ou Queneau que des ors et fastes mentalement associés au nom de Versailles ? Toujours est-il que le charme de Microbe et Gasoil s’étalonne à sa finesse

le film s’étalonne à sa finesse et à sa sensibilité plutôt qu’à sa vitesse

et à sa sensibilité plutôt qu’à sa vitesse, à son nombre de kilomètres parcourus ou à ses chiffres records de production. Les deux gamins sont impec (l’un s’appelle Ange Dargent, ça ne s’invente pas et ça lui va à merveille) et l’initiatrice de ce film (Audrey Tautou) est extra dans un second rôle de mère fantasque et lunaire. Le film-collège est un genre ingrat parce que mille fois rebattu. Les meilleurs sont ceux que l’auteur investit fortement de sa personnalité : tristesse poisseuse et énergie prolétaire dans Passe ton bac d’abord de Pialat, introversion dandy d’Assayas dans L’Eau froide, acné, frustration sexuelle et comédie dans Les Beaux Gosses de Sattouf… Gondry réussit à son tour un teen-movie qui lui ressemble, plus pop que punk (dont il se fout de la gueule drolatiquement à travers le grand frère borné de Microbe) : mélancomique, bricoludique, modestement inventif et joueusement frondeur. Serge Kaganski Microbe et Gasoil de Michel Gondry, avec Théophile Baquet, Ange Dargent, Audrey Tautou (Fr., 2015, 1 h 43)

Que viva Eisenstein ! de Peter Greenaway Vision iconoclaste mais également boursouflée du séjour au Mexique de Sergueï Eisenstein, assimilé à un bouffon capricieux et sensuel pour qui le cinéma est un lointain souvenir. ’immense différence d’Eisenstein, le Mozart zinzin de Milos entre Que viva rigoureusement fondé Forman (Amadeus). Eisenstein ! et Que viva En fait, on pense encore sur le montage (pas Mexico ! (d’Eisenstein), plus aux déboulonnages sur le mouvement). c’est la parole. Cette Bien sûr, Greenaway n’est baroco-psychédéliques délirante reconstitution du pas obligé d’imiter le style qu’infligeait Ken Russell séjour de Sergueï Eisenstein aux icônes de la musique d’Eisenstein, mais il le au Mexique en 1931 déglingue avec son kitsch classique. Comme Russell, est soûlante de bavardage, kaléidoscopique, il le vautre Greenaway est atteint alors que le film tourné dans un vomi multicolore de pulsions iconoclastes et sur place par le cinéaste (parfois littéralement). sensationnalistes. Il désire russe est muet. Son intérêt Avec comme corollaire montrer que non seulement pour ce pays était ailleurs : un dédain pour la mission Eisenstein se comportait dans le paysage, les signes, comme une pop-star, artistique d’Eisenstein la tradition populaire. au Mexique. Greenaway le mais qu’il a découvert Peter Greenaway se dit dépeint comme un sybarite l’homosexualité à super-fan d’Eisenstein, capricieux, oubliant Guanajuato. Sur ce plan, dont l’œuvre n’est plus qu’il était là pour tourner il pousse les choses très à la mode aujourd’hui. un film. Pourtant, bien plus loin que Russell Mais qui aime bien châtie puisqu’il ne se contente pas Que viva Mexico ! n’est pas bien. Par peur d’être taxé une broutille. Malgré d’une simple suggestion. d’hagiographe, Greenaway un montage posthume, Il met en scène l’acte très a décidé d’illustrer deux l’œuvre conserve précisément, avec un luxe facettes peu évidentes une grande force primitive. de détails (et, en guise de son idole : sa sensualité de bouquet final, un drapeau On pourrait considérer et sa bouffonnerie. ce travail de démolition de rouge planté dans le cul). Sa thèse, c’est qu’Eisenstein Soit, et peu importe. Greenaway comme une s’identifiait à un clown. farce monty-pythonesque, Ce qui choque surtout, Et le but de Greenaway à la rigueur, s’il ne posait c’est la débauche d’effets était de “dresser le portrait pas en artiste d’avantemployés par le cinéaste, d’un homme on ne peut garde à chaque seconde. mêlant incrustations Vincent Ostria plus humain, aussi numériques, traficotages bien émotionnellement sur la couleur, split-screens que physiquement”. à gogo, mouvements Que viva Eisenstein ! L’Eisenstein qui débarque, de caméras insensés de Peter Greenaway, hilare et tonitruant, (circulaires, travellings avec Elmer Bäck, Luis Alberti, dans un hôtel de la ville interminables). Une parfaite Maya Zapata (P.-B., Mex., Fin., Bel., Fr., 2015, 1 h 45) de Guanajuato, rappelle antithèse du travail

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Elmer Bäck

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golden eighties Quatre beaux films des années 80 de Paul Vecchiali ressortent en salle, ainsi qu’un des sommets de son œuvre en DVD.

L

’hiver dernier ressortaient en salle quelques jalons essentiels de l’histoire du cinéma français, les films des années 70 de Paul Vecchiali : L’Etrangleur, le sublime Femmes, femmes, Change pas de main et l’éblouissant Corps à cœur. Six mois plus tard, ce sont ceux des années 80 qui prennent le relais. La période suscite un culte plus inégal. Elle comprend pourtant de très beaux films. En premier lieu, En haut des marches (1983). Le film se confronte à deux figures tutellaires fondamentales : sa mère et sa star. La mère, on la voit en photo au générique. La voix off du cinéaste s’adresse à elle, qui ne verra pas le film (de fait, elle disparaît durant le tournage). La fiction qui suit sera imprégnée d’elle, sans qu’il faille y lire une vérité biographique. Plutôt un bouquet de réminiscences, déplacées par le champ de la fiction. La star, c’est Danielle Darrieux, l’icône absolue du cinéaste qui découvrit à l’âge de 6 ans son portrait en couverture d’un magazine et lui voua dès lors une passion sans limite. La mère est idolâtrée comme une star, la star est l’évident objet transitionnel pour la mère. Et les deux figures glissent l’une sur l’autre dans une rumination complexe où les spectres d’un pays et d’un siècle (la Seconde Guerre mondiale, la collaboration, l’OAS…) cernent les fétiches amoureux. Once More (1988) est aussi un grand film : le parcours en quelques plans-séquences magistraux d’un homme

Shellac

“Once More” saisit par sa fièvre à dire le chagrin amoureux, le sentiment d’asphyxie, l’anéantissement par amour

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sur près de dix ans, de sa vie conjugale hétéro à sa disparition des suites du sida, en passant par un grand amour manqué avec un moustachu en cuir. Outre son acuité à l’époque (première fiction du sida en France), le film saisit par sa fièvre à dire le chagrin amoureux, le sentiment d’asphyxie, l’anéantissement par amour. On passera plus rapidement sur Le Café des jules, adaptation néanmoins très réussie d’une pièce de Jacques Nolot autour d’un viol, et sur Rosa la rose…, drôle de mélo au casting farfelu et vintage (Marianne Basler, Pierre Cosso et Catherine Lachens). Enfin, étrangement passé entre les mailles de ces deux salves de reprises, un film génial de 1977, qui n’a pas eu droit à sa ressortie en salle mais bénéficie néanmoins d’une sortie DVD : La Machine. Jean-Christophe Bouvet, vraiment prodigieux, y incarne un homme accusé d’avoir assassiné une fillette. Il y a beaucoup de machines dans la machine : la machine judiciaire, lourde, protocolaire, mais aussi poreuse (subissant toutes sortes de pressions, notamment celle de l’opinion publique) ; la machine médiatique (sous les traits d’un téléviseur plein cadre diffusant de fausses actualités, qui parasitent le récit à répétition, parfois pour une quinzaine de minutes) ; la machine à trancher des têtes enfin, la guillotine, sur laquelle se clôt le film, plaidoyer contre la peine de mort d’une sauvagerie inouïe. On attend désormais un travail de réédition sur les décennies suivantes de Paul Vecchiali, des années 90 à nos jours, période la plus récente et pourtant la plus connue, qu’on espère voir rassemblée un jour en coffrets. Jean-Marc Lalanne Paul Vecchiali, rétrospective partie 2 de 1983 à 1989 (En haut des marches ; Rosa la rose, fille publique ; Once More ; Le Café des jules) DVD La Machine (La Traverse), environ 20 €

Danielle Darrieux dans En haut des marches (1983)

Dior et moi de Frédéric Tcheng Un habile et sensible documentaire qui infiltre la maison Dior en pleine révolution post-Galliano. n février 2011, la hommage à la mythique évoque le maître américain, maison Dior traverse tête chercheuse dans sa manière l’une des pires crises du Vogue américain. de circonscrire son sujet de son histoire après Bénéficiant d’un accès via d’infinis détails le départ de son directeur inédit aux coulisses captés à partir de points artistique, John Galliano, de la maison de haute stratégiques : salles capturé par des images couture (au prix, on s’en d’essayage, coulisses, amateurs en plein délire doute, de certains petits ascenseur, bureaux, antisémite dans les rues arrangements, le nom et autres lieux interdits où de Paris. Un an plus tard, de Galliano n’étant se raconte sans filtre la marque recrute le très par exemple jamais cité), la création de mode. discret créateur belge Raf le cinéaste infiltre Le geste a ceci de Simons pour lui succéder, l’écosystème de la mode paradoxal qu’il normalise avec pour mission de créer au rythme d’un récit choral, le milieu de la haute couture la prochaine collection un portrait composite tout en lui redonnant une en moins de huit semaines. et égalitaire qui passe aura mythique : au terme Formé au minimalisme de l’ombre des ateliers, où de huit semaines de et à l’épure moderniste, s’échinent les petites travail intense et de conflits le nouveau designer devra mains ouvrières, humains, la vue de réussir dans ce court laps au luxe des podiums. la collection enfin achevée de temps à fondre son style Cette articulation habile a quelque chose de dans l’héritage Dior, tout entre artisanat et business, l’ordre de l’apparition en gérant une entreprise esthétique et industrie, fantasmatique, surréelle. fragilisée, soumise à renvoie évidemment Belle et sensible façon une brutale réorganisation à l’œuvre de Frederick de rendre hommage à Raf de ses ateliers. C’est Wiseman, qui n’a cessé Simons, dont les créations cette double révolution de décrire les institutions pop et futuristes – esthétique, sociale – artistiques comme autant se nourrissent autant que met en scène le de petites entreprises d’une tradition prestigieuse documentariste Frédéric humaines, régies selon de la mode que des arts Tcheng, réalisateur de mode des codes très figés. de la rue. Romain Blondeau français repéré pour avoir Mais c’est avant tout cosigné Diana Vreeland: dans ses partis pris de mise Dior et moi de Frédéric Tcheng (Fr., 2 014, 1 h 30) The Eye Has to Travel, un bel en scène que Dior et moi

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MGM

1984 : des prothèses, du maquillage, du latex pour figurer un Schwarzy abîmé (Terminatord e James Cameron)

une genèse et une renaissance Sorti la semaine dernière, Terminator Genisys réussit de façon alerte et enjouée à relire finement tous les grands tropes d’un des mythes les plus forts du cinéma américain de ces trente dernières années. des pères et des fils Une des grandes affaires de la série Terminator aura été de déplier sous toutes ses facettes un fantasme enfantin de base : celui de l’autoengendrement. Le complexe de John Connor consiste à être en situation de caster son propre père. Adulte, il va former un jeune homme, Kyle, immiscer en lui du désir pour celle qui fut, dans un autre monde (avant le règne des machines), sa mère. Puis il va envoyer ce fils spirituel dans le passé pour qu’il couche avec sa mère, assurant par là-même sa naissance. A ce scénario d’autoengendrement, les quatre premiers épisodes de Terminator conféraient des atours héroïques. Choisir puis éduquer son père biologique, organiser sa rencontre avec sa mère grâce à un voyage dans le temps, c’était la ruse suprême par laquelle John Connor assurait rien moins que la survie de l’humanité. La première bonne idée de Terminator Genisys est de porter un regard ambivalent sur cette autogenèse. Le geste de John Connor est pointé comme une folie démiurgique, une tyrannie, et le film va réinjecter dans ce scénario de l’autoengendrement une bonne dose de ce vieux complexe d’Œdipe. Pour la première fois, la relation John/Kyle 72 les inrockuptibles 8.07.2015

devient un affrontement œdipien, avec désir de parricide à la clé. Sauf qu’ici le fils qui se retourne vers le père est aussi (techniquement) son père. Aucun film de la série n’a autant joué de la réversibilité de ce lien (fils-tuteur, père putatif qui devient monstrueux, père biologique qui devient ado en crise œdipienne…) et fait de ce conflit de tragédie classique un motif de burlesque camp. des pixels et des hommes L’autre grande affaire de la série a été de documenter/commenter/mettre en scène les transformations techniques qui affectent le cinéma spectaculaire hollywoodien dans le dernier mouvement du XXe siècle : la révolution des effets spéciaux numériques. Les images se défont désormais de leur attache à la prise de vues réelle pour devenir une matière labile retouchée sans fin par ordinateur. Entre le Terminator 800 qui terrorisait le Los Angeles de 1984, colosse de ferraille qui dès qu’on l’écorchait laissait apparaître des boyaux métalliques, et le T1000 de Terminator 2 – Le jugement dernier (1991), robot en métal liquide protéiforme, miroir mobile promené sur le monde pour en épouser toutes les apparences, c’est

la grande bascule du cinéma américain dans l’ère des images virtuelles dont la série prend acte. Du mécanique au numérique, du T800 au T1000, James Cameron a su trouver la forme fictionnelle idoine pour raconter ce qui arrivait en son temps aux images. Cette révolution consommée, ce règne des machines (dont se repaît le récit) n’ayant cessé d’asseoir sa domination dans la fabrication des films, comment chaque épisode de la série pouvait-il continuer à commenter le pedigree génétique des images à Hollywood ? Le beau film mésestimé de Jonathan Mostow, Terminator 3 – Le soulèvement des machines, qui tentait de réactiver la série en 2003, optait pour une stratégie réactive, à contre-courant du sens de l’évolution. A la digitalisation généralisée du cinéma de l’époque (post-Matrix), il tentait d’opposer un retour nostalgique à la matière solide, au cinéma d’explosifs et de tôle d’un John Carpenter, une tentative de réinjecter un peu de réalisme et de contact physique dans la grande déréalisation numérisée en marche. L’échec public du film solda la tentative. Douze ans plus tard, Terminator Genisys choisit au contraire d’avancer d’un cran

Paramount Pictures

2015 : des prodiges numériques pour figurer un Schwarzy rajeuni (Terminator Genisys)

dans la dématérialisation. Désormais, le méchant n’a plus de matière : il est un champ magnétique. Ni un corps, ni une machine : une force. Mais surtout, il n’est plus un robot mais un humain upgradé. C’est l’intuition la plus fine du film : l’horizon n’est plus une opposition sans fin entre les humains et les machines mais leur possible hybridation pour constituer une entité suprêmement performante. A la mesure de celle accomplie dans le cinéma hollywoodien entre la prise de vues réelle et son ressaisissement complet par les puissances des effets numériques. Ce point d’indiscernabilité et de trouble entre le photographique et le numérique, le robot et l’humain, culmine dans les scènes d’affrontement entre le T800 qui a passé pas mal d’années sur terre et un T800 flambant neuf qui, prisonnier de la même boucle de temps, atterrit une fois encore, toujours à poil, dans une zone urbaine du Los Angeles 1984. La premier a vu les chairs humaines qui recouvrent son squelette métallique s’affaisser à la mesure de celle de son comédien sexagénaire, Arnold Schwarzenegger. Le second est de façon sidérante absolument conforme à ce qu’était Arnold Schwarzenegger en 1984. L’un et l’autre se battent, s’entremêlent. Le jeune et le vieux. Le corps présent et l’actuel ; le corps passé et le virtuel. Deux images à l’identique coefficient de réalisme. Le corps réel, photographié et l’image numérique ne s’opposent plus mais se confondent. Fera-t-on un jour un long métrage uniquement avec des acteurs morts (et exaucer des rêves cinéphiles que la réalité historique n’a pas actualisés : Marilyn dans les bras de Brando, Bruce Lee face à John Wayne… ? Le jeune Arnold que ressuscite Terminator Genisys va-t-il

ni reboot, ni sequel, ni prequel, le film est une revisitation, un périple acrobatique dans les limbes de trois décennies de cinéma refaire des films et entamer une filmo bis de Schwarzenegger (et survivre à l’acteur humain qui était son point de référence) ? L’enjeu le plus fort de l’effet spécial désormais est le corps humain. des vies à se souvenir Lorsque, à l’issue de son voyage temporel, Kyle rencontre, à-nouveau-maispour-la-première-fois, Sarah Connor, quelle n’est pas sa surprise de découvrir qu’elle n’est absolument pas stupéfaite de voir débarquer un homme du futur. Elle l’attendait. Elle sait déjà tout. Et même beaucoup plus que lui. Dans Terminator Genisys, les spirales du temps ont fini par construire chez les personnages de drôles de savoirs : des souvenirs de choses à venir, une mémoire de choses non advenues mais qui auraient pu… Le passé télescope non seulement le futur mais aussi le futur antérieur. Et les personnages, contrairement au premier, sont experts des enjeux et des problématiques de la série. A l’image de cette Sarah Connor qui sait déjà tout, Terminator Genisys est le premier épisode self conscious, méta, voire parodique, de la série. Ce qu’il vise est avant tout une relecture critique et amusée de toute la saga.

Et sa structure dramatique consiste en une compression des quatre films précédents. Le début du film, avec son climat de guérilla futuriste, évoque le précédent opus, le très disgracieux Terminator – Renaissance (2009), le seul sans Schwarzy, qui n’a pas vraiment marqué les mémoires. Au bout de dix minutes, le film devient une amusante contraction des deux films de Cameron, le 1 et le 2 à la fois, avec le faux flic en métal liquide qui se trouve catapulté dans le Los Angeles de 1984. Ce sont des séquences entières des deux films qui sont reproduites presqu’au plan près, ou au contraire déjouées en un clin d’œil (la petite flaque de métal traînant sur la chaussée et absorbée par une pointe de chaussure du T1000 dans le 2 est ici ramassée avec nonchalance en laissant traîner le bout de ses doigts). La genèse est d’abord assemblage de micro-remakes. C’est qu’avec le temps la série a fini par se confondre avec son personnage. Elle est devenue un Terminator, a acquis le pouvoir de voyager dans le temps. Se promène désormais dans la mémoire de son spectateur. Ni reboot, ni sequel, ni prequel, le film est une revisitation, un périple acrobatique dans les limbes de trois décennies de cinéma. Comme le T800 dans la vie de Sarah Connor, les Terminator-movies ressurgissent dans la vie du spectateur. Ils ne viennent pas du futur mais d’un temps plus instable encore, dont ils réaniment avec une habileté très sûre toute la petite économie affective : la nostalgie de ses propres souvenirs de cinéma. Jean-Marc Lalanne Terminator Genisys d’Alan Taylor, avec Arnold Schwarzenegger, Jason Clarke, Emilia Clarke (E.-U., 2015, 2 h 06), en salle depuis le 1er juillet 8.07.2015 les inrockuptibles 73

Des Willie/Kudos/AMC/C4

Dan Tetsell et Gemma Chan

British touch Le remake réussi de Real Humans confirme la touche particulière d’une maison de production anglaise exceptionnelle, Kudos.

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ous pourrions profiter de l’occasion pour accuser les Anglais de commettre le mal. Le tableau est d’ailleurs cohérent. Eux, les seuls capables de résister à la domination américaine, non seulement s’allient maintenant avec l’ennemi mais emploient ses méthodes ? Après plusieurs années de tergiversations, l’excellente série suédoise Real Humans vient en effet d’être refaite par une alliance entre Channel 4, la chaîne de Skins, et AMC, la chaîne de Breaking Bad. Las, le résultat n’a rien de vraiment critiquable, cynique ou impersonnel. La trame de la série originale créée par Lars Lundström est intacte. Même si l’action a lieu désormais en Angleterre, il s’agit de radiographier une famille, puis un pays, à travers leurs rapports avec des robots ressemblant trait pour trait à des humains. Employés pour diverses tâches, d’abord ménagères mais parfois aussi sentimentales, voire sexuelles, ces androïdes baptisés “Synths” servent de vecteur aux conflits sociaux et intimes. Via leur perfection de surface, ils révèlent nos failles et les insuffisances de nos liens. Certains de ces robots s’y connaissent très bien dans ce domaine : par un dérèglement digne de l’imaginaire d’Isaac Asimov, ils ont développé des sentiments. Le jeu des acteurs qui les interprètent fascine

74 les inrockuptibles 8.07.2015

toujours autant par sa manière de renoncer à toute expressivité classique pour inventer un paradoxe : une sorte d’indifférence concernée. Là où Humans (pourquoi avoir enlevé le mot “Real” du titre, seul Dieu le sait) perd un peu de terrain par rapport à celle qui l’a précédée, c’est dans la visée politique, pour l’instant moins développée. La série suédoise filait consciencieusement une métaphore liée à l’immigration et à la manière qu’a une entité humaine de se comporter avec les étrangers. Ici, le discours se fait pour l’instant plus discret, moins abruptement contemporain, pour privilégier une atmosphère de mystère, moins lisible au premier regard mais aussi plus addictive. Les épisodes de Humans durent une dizaine de minutes de moins que ceux de la série originale, détail qui n’en est pas vraiment un. La précédente, c’était sa seule vraie faiblesse, avait tendance à s’égarer parfois dans d’étranges circonvolutions. Ici, nous allons droit au but, à la recherche de l’épure et de l’effet immédiat.

ici, nous allons droit au but, à la recherche de l’épure et de l’effet immédiat

Alliée à une forme d’élégance visuelle parfois presque froide, cette manière d’envisager la fiction est immédiatement reconnaissable par les amateurs de bonne séries british depuis quinze ans. Un coup d’œil au générique le confirme, nous sommes en terrain connu puisque Humans a été produite par Kudos, maîtresse du drama à l’anglaise contemporain. Dirigée par Stephen Garnett, cette maison de production basée à Londres a survécu à un rachat par le groupe Shine en 2007 pour continue à imposer sa patte reconnaissable entre mille. Parmi ses productions réputées, passées ou présentes, on trouve MI-5, Life on Mars, Occupation, The Hour mais aussi Utopia et Broadchurch. Soit aucune série absolument révolutionnaire – sauf peut-être l’avant-dernière citée – mais une flopée de créations solides aux sujets en phase avec les palpitations du monde. S’il existe une politique des producteurs comme il existe une politique des auteurs ou des acteurs, Kudos l’incarne. Sérieuse, moderne et efficace, elle représente la fiction européenne dans ce qu’elle a de plus novateur. Comment critiquer son alliance avec l’Amérique ? Même de ce côté-là de l’Atlantique, certains ont des leçons à tirer d’elle. Olivier Joyard Humans sur Channel 4 et AMC

à suivre… Rooney Mara dans Utopia ?

après Dexter Showrunner de Dexter durant ses quatre premières saisons – les meilleures –, l’intéressant Clyde Phillips va effectuer son retour en tant que boss d’une série avec Broke, inspirée d’une série danoise. AMC (Breaking Bad, Mad Men) vient de commander une première salve d’épisodes de ce drame où il sera question de l’ouverture d’un restaurant par deux amis bientôt croqués par la Mafia…

Adam Rayner

Tyrant, deuxième chance ?

Cette série post-Homeland avait très mal commencé. Qu’en est-il aujourd’hui ? lors qu’ils avaient raison à un instant T, les fans de séries – et les critiques avec eux – ont parfois tort un an plus tard. Friedkin s’autoadapte ? Leur médium préféré est ainsi fait que L’un des meilleurs films l’objet de leur affliction peut évoluer, du grand William Friedkin voire muter. Sans compter qu’eux-mêmes va devenir une série télé. Police peuvent changer de désir au fil du temps. fédérale, Los Angeles (To Live Beaucoup, par exemple, sont revenus and Die in L. A., 1985, avec à Friday Night Lights après l’avoir William Petersen) va en effet abandonnée et ne s’en sont jamais remis. être développé par la chaîne Concernant Tyrant, les chances étaient américaine WGN. Friedkin, minces de virer sa cuti après les débuts dont le dernier long métrage catastrophiques de la série de Gideon Raff Killer Joe date de 2011, devrait et Howard Gordon, le duo dépareillé réaliser lui-même tous les à l’origine de Homeland. Dans cette série épisodes, alors qu’il s’apprête à située dans un pays fictif du Moyen-Orient fêter tranquillement ses 80 ans. en proie à des luttes de pouvoir familiales – et au terrorisme –, on ne voyait que clichés pro-américains et lourdeurs scénaristiques, celles d’une série ancrée dans un imaginaire très marqué New York, police judiciaire (NRJ 12, le 8 à 20 h 50) Les vestiges de la télévision par les années 2000 – Gordon est d’avant sont encore visibles tous les jours ou un ancien de 24 heures chrono. presque, comme ici ce sommet du procedural Et puis la série a été renouvelée. nineties qu’il serait idiot de négliger. La voilà, toujours debout, vaillante, Parfois, les épisodes bouclés font du bien. audiences en hausse, qui nous nargue en exigeant d’être revue fissa. Le résultat ? Les Mystères de l’Ouest Il est encore plus évident que Tyrant (Paris Première, le 9 juillet à 16 h) ne doit pas être prise trop au sérieux. Le visionnage d’été idéal est peut-être On ne voit qu’une seule manière de l’aimer là, aux trousses de James West et un peu : en la prenant pour ce qu’elle de ses aventures stylées. Rappelons est, un pur soap familial dans un décor un détail : il n’y a eu que quatre saisons de crime et de catastrophe, une tragédie des Mystères de l’Ouest. light dont certains aspects sont maîtrisés. Le pic dramaturgique du premier épisode Halt and Catch Fire (Canal+ Séries, de la saison 2 va dans ce sens. Pour le 14 à 21 h 30) La saison 2 de cette série le reste (la géopolitique, notamment), sur la guerre des ordinateurs personnels Tyrant n’est pas plus pertinente qu’avant. dans les années 80 a un peu dispersé Mais c’est une autre histoire. O. J. ses personnages au départ. Mais elle

A  

agenda télé

devrait resserrer les rangs pour le rush final. A vérifier dès maintenant.

Tyrant saison 2 Sur FX 8.07.2015 les inrockuptibles 75

Kata Vermes/FX

Révélée grâce à la scène d’ouverture de The Social Network de David Fincher, l’excellente Rooney Mara reste fidèle à ce dernier puisqu’elle est actuellement en négociations pour jouer dans le remake de la sanglante série britannique Utopia, confiée au réalisateur par la chaîne HBO. Ce qui fait deux bonnes nouvelles pour le prix d’une.



Le chanteur, auteur et joueur de banjo Dock Boggs (à gauche) en 1915

american dream Supervisés par Jack White et conçus par l’archéo-musicologue Dean Blackwood, deux coffrets somptueux remettent en lumière les enregistrements du label Paramount. Un voyage unique dans les entrailles de la musique américaine du début du XXe siècle.

 D Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

76 les inrockuptibles 8.07.2015

ans le bureau de Jack White à Nashville, en face d’une tête de girafe empaillée (cou compris) se trouve un immense portrait de Charley Patton, le musicien emblématique du country-blues antique. Il prend bien la moitié d’un mur, et il occupe aussi l’esprit du patron. Quand on interviewait Jack White pour la première fois, en 2001, il déclarait : “Je pense que les années 20-30 ont été l’âge d’or de la musique américaine. J’aurais aimé naître en 1900.” A la même époque, juste avant le grand décollage des White Stripes, Jack White croisait pour la première fois Dean Blackwood, le bras droit du crypto-légendaire guitariste et archéomusicologue John Fahey, dont le label

Revenant Records, basé à Austin, venait de sortir Screamin’ and Hollerin’ the Blues, un monstrueux coffret consacré à l’œuvre de Charley Patton. En termes d’objet, d’esthétique, de documentation et de compilation musicale, ce coffret est historique. On le croyait insurpassable. C’est ce qu’on croyait. Dean Blackwood et Jack White (devenu millionnaire) se sont revus depuis, dans les locaux de Third Man Records (le label créé par White) et ils se sont découvert une passion commune pour l’histoire et la musique du label d’avant-guerre Paramount, jadis sis à Grafton, dans le Wisconsin. A l’origine, en 1917, Paramount est une filiale de la Wisconsin Chair Company,

l’assurance d’émotions esthétiques fortes, de découvertes nombreuses et renversantes, et de longues rêveries dans l’espace-temps

qui fabrique des fauteuils – comme Jack White, qui était tapissier avant les White Stripes. Puis la firme commence à produire des phonographes et lance un label pour sortir des disques, alimenter la demande, créer un marché et vendre encore plus de phonographes, en particulier au nouveau public des Noirs – et c’est ainsi que naît le catalogue des “race records”. Le bon vieux capitalisme à l’œuvre, en pleine croissance. Il est avéré que Paramount n’était pas un label de mélomanes, ni d’audiophiles. Le business avant tout : ses disques étaient de piètre qualité sonore, il sortait tout et n’importe quoi (mais surtout tout), en espérant que ça se vende. En quinze ans, Paramount va ainsi graver pour la postérité des milliers de chansons, des enregistrements de Jelly Roll Morton, Louis Armstrong, Fats Waller, Ethel Waters, Fletcher Henderson, Ma Rainey, Son House (le musicien préféré de Jack White), Charley Patton, Skip James, Blind Lemon Jefferson, Big Bill Broonzy… Et des centaines d’autres, plus ou moins obscurs, dont l’accumulation dessine une fresque assez précise et unique de la musique américaine de l’époque. C’est cette histoire que Jack White et Dean Blackwood voulaient raconter. Mais pas n’importe comment. Dean Blackwood : “On a commencé par se demander ce qu’auraient fait Paramount s’ils avaient eu l’ambition et les moyens.” La réponse pèse deux fois dix kilos. The Rise & Fall of Paramount Records vol. 1 & 2, deux coffrets énormes et hors normes en forme de valises, des cabinets de curiosités, des musées portables, qui confondent le passé et le présent dans un maelström de disques vinyles (avec hologrammes), de livres, de fac-similés, d’informations et d’une paire de clés USB belles comme des bijoux (avec huit cents chansons en bonus, des applications et des goodies numériques sur chacune). Le premier, en bois, couvre la période 1917-1927 et s’inspire du design du phonographe Victor Victrola VV-50 de 1924. Le second, en aluminium, va jusqu’en 1932, et fait référence à l’esthétique streamline, art-déco tardif, du phonographe RCA Victor Special Model, designé par John Vassos en 1934.

Fabriqués à la main dans de nobles matériaux et en édition limitée, ces deux coffrets sont, déjà, de très beaux objets qui font la noblesse de l’industrie discographique, et sauvent son honneur. Mais la forme ne saurait occulter le fond : 352 artistes et 1 600 chansons. Avec, pour les amateurs de musique américaine old-time, l’assurance d’émotions esthétiques fortes, de découvertes nombreuses et renversantes, et de longues rêveries dans l’espace-temps. Du jazz babillant et fanfaronnant des années 20 au sombre blues des années 30, en passant par un contingent de chorales religieuses et de prêcheurs hallucinés, avec un crochet par les violoneux des montagnes ou du bayou, tout cela dessine une ligne d’horizon de la musique américaine d’alors, comme on ne l’avait jamais vue ni entendue avant, avec une netteté et une richesse de détails inédites. Dean Blackwood : “C’est la quintessence de l’Amérique : à la recherche d’argent rapide et facile, et pratiquement contre son gré, Paramount a déterré de l’or. Par inadvertance, ils ont créé la première et la plus importante archive de musique américaine vernaculaire, le vrai son de l’Amérique – et dès les années 30, une partie de tout ça avait disparu.” Le dernier mot à Charley Taylor, qui chantait en 1929 dans Heavy Suitcase Blues (référence Pm 12967) “Ma valise est trop lourde, pour descendre cette route poussiéreuse.” D’autant que maintenant, il y en a deux. Stéphane Deschamps coffrets The Rise & Fall of Paramount Records, vol. 1 & 2 (Third Man Records/Revenant/ La Baleine) thirdmanrecords.com retrouvez l’intégralité de l’entretien de Dean Blackwood sur tentez de gagner des compilations grâce au club abonnés, pp. 34-35

8.07.2015 les inrockuptibles 77

jours tranquilles au Pays basque Joli projet que le festival Baléapop de Saint-Jean-de-Luz, qui entend marier musiques et art contemporain tout autant que les impératifs du farniente de l’été (la plage et le beau temps aidant). L’année dernière, Ron Morelli, Etienne Jaumet, Mykki Blanco s’y produisaient. Et cette année, la programmation n’est pas moins excitante : outre la carte blanche au label Antinote (en photo, Zaltan) et la soirée Sonotown x La Fête Triste, Camera, Paranoid London, Jessica93 ou encore High Wolf seront de la partie du 5 au 9 août. baleapop.com

Santigold de retour

des nouvelles de Low Belle nouvelle : Low, l’un des groupes américains les plus importants des vingt-cinq dernières années, reviendra en septembre avec un nouvel album. Toujours fidèle au spleen ravageur et aux splendeurs instantanées du groupe, il s’intitule Ones & Sixes et a été produit par BJ Burton dans les studios de Justin Vernon (Bon Iver), dans le Wisconsin. Un premier extrait est écoutable dès maintenant sur internet.

Darkside en DVD

On l’avait quittée en 2012 avec son album Master of My Make-Believe. Santogold, devenue Santigold (pour une sombre histoire de doublon de nom), revient avec le single Radio, issu de la BO de La Face cachée de Margo, en salle le 12 août. Et ça donne quoi ? De l’electro hip-hop toujours aussi puissante, avec un flow prêt à défier toutes les hanches immobiles. Un nouvel album de l’Américaine devrait suivre dans l’année.

Sean Thomas

En mars 2014, Darkside passait par le Stereolux de Nantes pendant une tournée qui se terminait six mois plus tard à New York. Aujourd’hui, la prestation est à retrouver en DVD, édition limitée à 1 000 exemplaires, ainsi qu’en streaming sur le site Qello. Titrée Psychic Live, cette captation a été assurée par la fine équipe de La Blogothèque, avec le soutien de Télé Nantes et Arte Concert. Vidéo hypnotique en perspective. darksideusa.com

Carl Craig

le plan Weather de la rentrée Après le Weather Winter, c’est au tour du Weather Summer d’incarner une nouvelle déclinaison du Weather Festival. L’édition hiver se tenait ainsi le 21 février, et la première édition de la collection été se déroulera quant à elle le samedi 12 septembre, de midi à 8 heures le lendemain matin. Au programme : Carl Craig, Dave Clarke, Levon Vincent, Paul Ritch, Detroit Swindle, Lazare Hoche, Barac et bien d’autres. weatherparis.fr

neuf

The Sisters Of Mercy A-Wa

Après des premières parties de Half Moon Run, ces Canadiens commencent à se faire un nom dans le milieu du folk boisé. Celui à écouter le dimanche dans le baladeur en cueillant des champignons, ou bien dans les salles de concerts dans quelque temps : leur premier album sortira à la rentrée, il faudra aller les voir. thefranklinelectric.com 78 les inrockuptibles 8.07.2015

Yosef Tomer

The Franklin Electric

Déjà stars sur internet et chez un public qui aime bouger son boule au soleil, les trois sœurs de A-Wa ont fait du chemin depuis leur village d’origine dans le sud israélien. Dans un genre d’electro chaabi et sur des textes en hébreu yéménite, elles rendront fou d’amour avec un ep tout neuf qui sortira à la rentrée. Joie ! a-wamusic.com

David Bowie Après avoir été l’objet d’une exposition, David Bowie occupe à nouveau l’actu avec une série de coffrets. Le premier, à paraître le 25 septembre, s’attarde en 12 CD ou 13 lp sur les années 1969-1973, de la conquête de l’espace à la vie sur Mars. Singles hors album, B-sides et raretés en prime : on ne va pas en revenir de sitôt. (Five Years 1969-1973)

L’un des groupes gothiques 80’s encore audibles en 2015 remet en circulation son premier album, First and Last and Always, dans un coffret 4 vinyles qui comprend les maxis et faces B de la période 1984-1985. Pas idéal pour l’été, à moins d’être une chauvesouris, mais on leur dit quand même Mercy pour ce moment. sortie le 27 juillet

vintage

le cool dans les veines Grande première : Salut C’est Cool publie un nouvel album via un label. Mais ne change pas la recette d’un projet à l’horizon de l’art total.



n aime ouvrir des portes.” Quand James dit ça en interview, il parle évidemment de façon imagée. Il pointe du doigt les cloisons entre les genres (artistiques en général, musicaux en particulier) et les efforts de Salut C’est Cool pour continuer d’inventer un monde à soi. Mais envisagée stricto sensu, cette phrase colle tout aussi bien au groupe : “On aime ouvrir des portes” pourrait être le titre d’un de ses morceaux, ou bien le thème répétitif d’un clip monté avec trois fois rien. Ou encore une blague absurde de quatre amis rencontrés en école d’art. Sur leur nouvel album, Martin, Vadim, Louis et James signent des chansons titrées Des formes et des couleurs,

“ce groupe est devenu notre bac à sable, on s’y amuse beaucoup, on essaie plein de choses” Martin

Bibliothèque, Les Fleurs, Je suis en train de rêver, Globules, Au supermarché… La question du quotidien et de la normalité, de la sublimation du banal et du regard posé sur les choses – autant de sujets pour l’art depuis Marcel Duchamp – se place donc, encore une fois, au centre des réflexions de Salut C’est Cool. Depuis ses débuts, le groupe a publié quatre albums sur son site internet (salutcestcool.com) – un site devenu, au-delà de la musique, un vaste terrain d’expérimentation esthétique. Martin : “Quand on a créé Salut C’est Cool, notre monde manquait d’espaces de fête. Ce groupe est devenu notre bac à sable, on s’y amuse beaucoup, on essaie plein de choses. On aime bien bricoler tout ce qu’on fait, depuis nos clips et nos morceaux jusqu’à nos styles vestimentaires.” Pour un cinquième album titré Sur le thème des grandes découvertes, Salut C’est Cool tente une nouvelle expérience :

celui des réseaux officiels. Après que leur réputation sur scène et le bouche à oreille ont pris de l’ampleur, les garçons ont en effet franchi le pas et signé chez un label, Barclay – juste de quoi se placer pour de bon à la hauteur des attentes. Forts d’une centaine de concerts en forme de happenings incontrôlables, où un public toujours plus large est séduit par leur fraîcheur, leur insouciance, leur sens inné de la fête, les garçons avaient besoin de passer à la vitesse supérieure. Louis : “Avec cet album, on a passé vachement plus de temps à écouter les sons, à se pencher sur le mixage, ce genre de choses. On s’est beaucoup appliqué. C’était plus laborieux, en fait, parce qu’on était plus critique que d’habitude. On avait envie d’un son plus sophistiqué. Depuis l’album précédent, on a fait beaucoup de concerts, on a rencontré plein de gens… Il fallait rendre les choses plus écoutables.” Le résultat se décrit très simplement : Sur le thème des grandes découvertes

est du Salut C’est Cool tout craché, mais avec une meilleure production. Juste de quoi profiter encore davantage de chansons tantôt frénétiques, tantôt poétiques, toujours bercées par la grâce dada de textes dont la légèreté avance masquée. Car Salut C’est Cool ne laisse pas forcément deviner ses accointances avec l’art postinternet, le mouvement PC music ou encore l’héritage des sous-cultures de la teuf : ici, la recherche et la création se vivent à corps perdu, sans dogmes ni frontières, avec une innocence jusqu’au-boutiste. Vadim : “L’idée que l’art soit dans la rue, dans l’air, partout, c’est une idée qu’on aime bien. Mais c’est une utopie : ce n’est pas le cas, et ça ne le sera jamais.” Alors ils dansent. Maxime de Abreu album Sur le thème des grandes découvertes (Barclay) concert le 11 juillet aux Francofolies de La Rochelle, puis en tournée salutcestcool.com 8.07.2015 les inrockuptibles 79

Inti Rowland 17th Century Japanese Aviary autoproduit

The Monsanto Years Warner Le Loner joue les moissonneuses-batteuses pour s’attaquer aux multinationales. e vieux volcan canadien presque trente ans le sponsoring conjugue ses combats contre des marques (This Note’s For You), la mondialisation avec combat qui paraît bien désuet à des chansons étonnamment l’ère des Kanye/Pharrell hyper sereines. Et garanties sans OGM. brandés. “Ne dites pas que les pesticides C’est donc plutôt sur le terrain donnent des enfants autistes, musical que l’on ira chercher les gens ont envie d’entendre parler un peu de fraîcheur (toute relative), d’amour”, chante Neil Young son nouveau groupe ayant au moins sur People Want to Hear about le mérite du renouvellement. Love, ce qui situe l’ambiance plutôt Après deux fausses notes empesée et manichéenne de ce (l’inaudible A Letter Home, caprice nouvel album. Au risque de passer, rétro assez risible, et l’ennuyeux au mieux pour un Don Quichotte Storytone qui ne vaut guère mieux), combattant les moulins à céréales il retrouve un peu de prestance et café transgéniques, au pire pour en enrôlant notamment à ses côtés un vieil Indien grincheux n’ayant les deux fistons de Willie Nelson, plus le temps ni la force d’affûter Micah et Lukas, pour des parties ses flèches, le Loner joue ici de guitares moins fourbues que les moissonneuses-batteuses celles du Crazy Horse. sans la moindre subtilité poétique. Disque sans la moindre esbroufe, Monsanto, Starbucks, ceux alternant les emballements qui exploitent les fermiers électriques (Big Box) et les et polluent les rivières en prennent accalmies acoustiques (Wolf Moon), ainsi plein leur mangeoire The Monsanto Years doit beaucoup industrielle, ce qui est certes de sa distinction au travail salutaire mais ne confère pas sur les voix ainsi qu’à sa manière pour autant à cet album un souffle d’aborder à la hussarde les à la Steinbeck – ni même à la dogmes de la country (Workin’ Man) Springsteen. L’éclair de lucidité et du classicisme rock nordqui perce à la fin de ce sombre américain. Prouvant si besoin tableau (If I Don’t Know) montre était que le génome youngien bien que Neil Young ne croit n’est pas à la veille d’être modifié plus des masses au pouvoir des par quiconque. Christophe Conte chansons pour changer le monde, neilyoung.com/monsanto comme lorsqu’il dénonçait il y a

 L

80 les inrockuptibles 8.07.2015

intirowland.com

Hermione Hodgson

Neil Young + Promise Of The Real

Le premier album d’un Londonien qui voyage en rêve. Un matin qui s’étire, un bol de café sans fond entre les mains. Des grappes de guitare et de violon s’échappent et déroulent le tapis parfait à une voix de velours. Quelques incursions discrètes de cuivres rappellent le spleen contemplatif de Beirut. Le premier album d’Inti Rowland, Londonien originaire du Chili, a été enregistré en six jours dans une ancienne chapelle isolée dans les Highlands. C’est peut-être ce qui fait son unité, brute et imparfaite, façonnée par les vents écossais. 17th Century Japanese Aviary n’est pas l’album qui va changer le monde, mais définitivement celui dont on a besoin parfois pour s’en échapper. Il s’achève sans que l’on ait retenu une chanson plus qu’une autre, comme si l’on s’éveillait d’un songe nébuleux. Amandine Jean

Four Tet Morning/Evening Text Records) Une face pour le matin, une autre pour le soir : Kieran Hebden, un ami qui nous veut du bien. vec habileté, Four Tet ne cesse d’emmener sa musique là où on ne l’attend pas. Ces dernières années, on l’a ainsi vu s’associer à Burial, lancer son propre label (Text Records), produire de fascinants esthètes (Neneh Cherry, Roots Manuva, Omar Souleyman), enchaîner un DJ-set de cinq heures aux côtés de Floating Points pour la dernière du Plastic People de Londres et renouer avec une dance-music hédoniste sous le pseudonyme Percussions. Aujourd’hui, c’est sous son nom qu’il revient avec Morning/Evening, un huitième album de deux longues plages de vingt minutes pour “célébrer le solstice d’été”.

 A

L’intelligence musicale de ce disque, qui n’aurait pu être qu’une simple succession de mélodies progressives et contemplatives, sidère au contraire un peu plus à chaque passage, révélant un nombre d’idées fortes à la minute comme seul Four Tet en a le secret. Entre textures riches et ambiance planante, entre synthétiseurs incisifs et symphonies méditatives, Morning/Evening est un grand disque aux deux faces bien distinctes. La première, portée par la voix de la chanteuse Lata Mangeshkar, est infectée de sonorités indiennes, de nappes solaires et de rythmiques répétitives qui prennent le temps d’enchevêtrer les

boucles et d’inciter à la transe avant de mettre nos sens à la dérive en revenant à une techno plus organique et déconstruite. La seconde, elle, conserve la même ambition mais en changeant radicalement de grammaire : éprise de volutes planantes et de folktronica aux vertus mystiques pendant une dizaine de minutes, elle s’achève dans une profusion de beats étourdissants et savamment dosés. Impressionnant de bout en bout, d’une désarmante agilité, ce Morning/ Evening, disons-le tout net, suscite de somptueux vertiges. Maxime Delcourt fourtet.net

Tom Sheehan

Kathryn Williams Hypoxia Caw Records/One Little Indian Inspiré d’un roman de Sylvia Plath, le beau disque d’une discrète Anglaise. eux lectures du nouvel auront donc nourri ici des chansons album de Kathryn Williams que les non-anglophones pourraient sont possibles. La première : prendre pour de jolies ballades l’Anglaise sort un nouveau tant l’emballage est raffiné. recueil, joli et léger, de folk-songs Mais quelle que soit la lumière, qu’elle a brodées à quatre mains les ciels demeurent ici menaçants avec son ami Ed Harcourt, – comme sur Cuckoo, le titre lui confiant l’habit de producteur. le plus fascinant du disque. Il y a La seconde : Kathryn Williams plus de dix ans, Kathryn Williams, s’inspire aujourd’hui de La Cloche sur son très recommandable album de détresse, l’œuvre ultime Relations, reprenait Lee Hazlewood, de l’écrivaine Sylvia Plath, parue les Byrds ou Big Star. La discrète un mois avant son suicide. musicienne confirme ici son talent Résultat, un disque délicat dans pour les disques-hommages. Johanna Seban son enveloppe, sombre dedans. La bipolarité, la dépression, kathrynwilliams.co.uk la solitude et la lutte contre la folie

 D

Maribou State Portraits Counter Records Des protégés de Fatboy Slim maintiennent la flamme de l’electro hédoniste. C’est une fine limite qu’il et accord house. Grâce plus ou moins voluptueux appartient aux plus habiles au chant de Pedestrian affiche la pétillance de ne pas franchir : (The Clown) et Jono McCleery du champagne mais celle entre la fraîcheur et (Say More), moins avec aussi la légère amertume le cheesy. Homophonie Holly Walker (quelle idée d’un cocktail vénitien. Hervé Lucien révélatrice : Maribou sonne de pomper une partie parfois comme Caribou, de piano du 45:33 de LCD pour les sons troublés et la Soundsystem dans Midas ?), facebook.com/mariboustate réinterprétation lumineuse cette electro raffinée de la dance music. Chris parvient à une forme Davids et Liam Ivory, lancés supérieure de chic (Home, par Fatboy Slim sur Rituals, Wallflower). son label Southern Fried Clairement moins indie Records, savent naviguer dans sa facture que le projet entre voix soulful ou de Dan Snaith, ce Portraits susurrées, guitares soyeuses fragmenté en morceaux 82 les inrockuptibles 8.07.2015

Dasha Rush Sleepstep – Sonar Poems for My Sleepless Friends Raster-noton Du minimalisme sensuel et distingué par une Berlinoise d’origine russe. Gage d’excellence en matière d’électronique épurée, le label teuton Raster-noton s’est longtemps apparenté à un club très fermé, réservé aux hommes… Après la Japonaise Kyoka, c’est au tour de la Russe (et Berlinoise) Dasha Rush – productrice/DJette dans le circuit depuis une bonne dizaine d’années – d’entrer dans ce club et d’y entrer par la grande porte, avec un album splendide. Flottant dans un espace indistinct entre electronica sensualiste, ambient pointilliste et techno minimaliste, Sleepstep – Sonar Poems for My Sleepless Friends est un authentique disque de rêve(s). Agencés avec autant de subtilité que de sensibilité et parsemés pour certains de poèmes écrits (et dits) par Dasha Rush, les seize morceaux – qui représentent 72 minutes de musique hypnotique – s’écoulent en un continuum d’une parfaite fluidité et plongent l’auditeur dans un état de complète félicité. Jérôme Provençal soundcloud.com/dasha-rush

la découverte du lab Ana Zimmer

Outfit Slowness Memphis Industries/Pias La pop pacifique et sinueuse de prodiges de Liverpool. e titre déjà, comme éloge de la lenteur : le groupe quitte, dès son second album, la frénésie de l’époque pour une respiration patiente, un art martial de la décomposition pop. Plus encore que sur le précédent Performance (2013) au psychédélisme touffu, Outfit prend ici le large, le vide, ne suivant plus que de loin les lignes raides de la côte, ces vieilles terres brumeuses où l’on laboure jusqu’à épuisement des ressources la pop ou l’electro. Outfit, comme Talk Talk, It’s Immaterial ou Blue Nile, va vers l’irréel, vers l’immatériel. Producteurs (réputés) autant que songwriters, ces designers soniques, atavisme de Liverpool oblige, ne refusent pourtant jamais le refrain, la mélodie. Dans une musique débarrassée des gadgets, du cancan et des habitudes casanières, ils en ressortent d’autant plus massifs, éclatants. Loin d’obéir aux règles, cette musique titube aujourd’hui comme un automate déréglé, ou plutôt émancipée des ordres de la machine. Les consistances semblent ici incertaines, les couleurs inédites et l’addiction inévitable (Slowness, Genderless). Bref, cette pop pourrait avoir été inventée par Haribo. JD Beauvallet

 C

facebook.com/outfitoutfitoutfit

ep Santoré Silverado EP soundcloud.com/santoremusic

De plus en plus large et enjouée, l’electro rêveuse de Français à suivre. Ce n’est que le bonus track de ce nouvel ep, mais son titre méritait de servir d’étendard à ces cinq titres qui caressent la peau et massent l’âme : Beau soleil. En plein hiver 2013, on avait déjà reçu les caresses lascives de cette musiquebaume sur un Tabou ep de tremblante mémoire. Le jeune Français y endossait les codes stricts – cliquetis de sons, nappes étales de bruit rose, notes en flocons au ralenti – de ce qu’on appelle cliniquement la folktronica. Mais lui préférait une joyeuse luxuriance à la désolation austère, des mélodies excentriques à une ronde des silences. Il persévère pervers dans cette musique tellement sensuelle qu’elle devrait bientôt être condamnée par quelques culs-bénis. Raison de plus pour en faire la BO suave et fumante de toute sieste crapuleuse, de respirer guilleret sur ces rythmes absents. Sur le magnifique Teyssandier, Santoré murmure aussi d’une voix languissante sa pop émiettée, accablée de violoncelle, et ça donne envie de plonger dans un fjord, nu sous la glace. JDB

Lauréate du concours inRocKs lab en 2015, la Parisienne signe un premier single électrisant et élégant. ianiste et chanteuse de formation, Ana Zimmer vient de terminer une année scolaire bien remplie. A 26 ans seulement, la Parisienne affiche déjà sur son carnet de collaborations artistiques des noms prestigieux comme Benjamin Biolay, Aufgang, Antipop (un des membres de Télépopmusik) et encore plus récemment Jabberwocky, à qui elle a offert sa voix sur le titre Fog – extrait de leur prochain album. Décidée à faire de la musique son métier un peu sur le tard, elle participe aux auditions des inRocKs lab pour présenter son projet personnel – qu’elle mène en parallèle de ses featurings. Abandonnant les instruments classiques pour des triturations électroniques et autres boîtes à claviers, Ana Zimmer tient dans sa voix l’instrument le plus précieux et le plus enviable. Côté influences, Ana aime les figures de style et les grands écarts, nous rapportant des mentors tels que Santigold ou la reine du jazz Billie Holiday, en passant par le rap américain et les années prolifiques des 80’s. Après avoir secoué la toile avec son hymne yolo Live It All, où elle encourage à ne pas se laisser submerger par la peur pour avancer librement, la revoilà avec un nouveau single, Young and Brave. Amusegueule de son premier album, ce titre renforce les potentiels de dance-floors et de messages idéalistes qui taraudent cette chanteuse. En attendant la sortie de son nouveau single à la rentrée, une session live pour l’émission Monte le son sera bientôt disponible en replay sur le site Culturebox. Abigaïl Aïnouz

 P

en écoute sur soundcloud.com/ana-zimmer

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

lesinrockslab.com/santore 8.07.2015 les inrockuptibles 83

Jack Daly

ep Alain Peters (à droite)

Charlie Cunningham Breather ep Butterfly Collectors

Alain Peters Rest’ la maloya Moi J’Connais/Sofa/L’Autre Distribution Uniquement en vinyle, des enregistrements sublimes d’un Réunionnais de légende. epuis une paire chansons, qui méritent de figurer de rééditions posthumes, dans le classement des plus tristes et divers hommages (et envoûtantes) du monde, sonnent et reprises, on connaît par comme un voyage initiatique cœur (brisé) la musique du défunt vers les tréfonds, ou le naufrage troubadour du 9.7 Alain Peters. mystique d’un Robinson qui sait Une musique insulaire à tous qu’on le retrouvera trop tard. Tout points de vue, née à la Réunion cela n’est pas joyeux, mais Alain dans les années 70-80, qui Peters aurait sans doute esquissé ne ressemble à aucune autre, un sourire s’il avait eu cette nouvelle et promise à la postérité, comme compilation entre les mains : c’est une bouteille de rhum jetée un vinyle, et le travail sur le son à la mer par un genre de bluesman est si bon qu’on redécouvre cette maudit de l’océan Indien, musique (enregistrée en amateur longuement confit dans l’alcool et sur un 4-pistes) comme si on mort d’une crise cardiaque à 43 ans. ne l’avait jamais entendue, heureux Alain Peters a inventé de se perdre encore une fois sa musique, du dark-maloya dans la jungle enchantée psychédélique et vénéneux, joué de ses détails. Réédition de l’année. Stéphane Deschamps sous la menace de son takamba (une guitare basse traditionnelle moijconnais.com du Sahel). Ses meilleures

 D

Young Thug Barter 6 300/Atlantic/Universal Issu du formidable bouillonnement d’Atlanta, du rap déréglé et fascinant. Inconnu il y a peu, se laisse soulever par de guerre, de dépressions le rappeur d’Atlanta Young des codas lunaires, chroniques et d’amitiés Thug a réussi la prouesse des accidents moelleux qui foireuses. Paresseux et de se glisser en à peine dessinent un cosmos pourtant vivifiant, touchant trois ans au rang de lascar drogué, lent et mou. Argot et repoussant dans le même le plus attendu du sérail déglingué, sans structure ni souffle, Barter 6 est géorgien, dont surgissent discours suivi : Young Thug un disque déréglé, vacillant, régulièrement les génies regarde ses (fusils à) qui avance par convulsions, du rap moderne. Le temps pompes mais atteint comme le battement de ce Barter 6, c’est lui les étoiles avec ses dictions erratique d’un cœur cassé. Thomas Blondeau le génie : abstrait, lunaire, singulières, percées de cris mariant les lignes du rap et et de chuchotements, celles du chant ; la livraison de mots d’amour et de mots facebook.com/youngthugmusic 84 les inrockuptibles 8.07.2015

Acoustique et pourtant ample, un folk qui peut rendre gaga. Un ange passe, puis deux, puis trois, en chorale flottante, planant au-dessus du nid de cocon de Charlie Cunningham : on croirait James Blake un jour de panne d’électricité, retrouvant au grenier une guitare en bois doux, bigarré. Comme chez José González, la douceur et la plénitude viennent, chez ce jeune homme venu d’Oxford, d’un dialogue feutré mais fertile entre une voix solennelle et une guitare volubile, qui n’a rien oublié de ses deux années de vie à Séville, dans son incandescence, son impétuosité, sa mélancolie aussi. A elle seule, elle fait sortir du cadre une pop recueillie, l’entraîne vers des nuages en forme de meringues, de moutons noirs. Une guitare qui, comme l’indique le somptueux finale Own Speed, évolue à son propre rythme, patient, mais atteint systématiquement son but : l’ascension, sans masque à oxygène. JD Beauvallet facebook.com/ charliecunninghammusic

dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

Mac DeMarco 14/9 Tourcoing, 15/9 Paris, Cigale Montreux Jazz Festival du 3 au 18/7, avec The Chemical Brothers, A$AP Rocky, Baxter Dury, D’Angelo And The Vanguard, Alabama Shakes,

sélection Inrocks/Fnac Festival Terres du son à Tours De vendredi à dimanche au soleil et en plein air, avec au programme une vingtaine d’artistes dont The Dø, Rodrigo Y Gabriela, Thylacine, Kid Wise et beaucoup d’autres. Un beau week-end.

Benjamin Booker, Ibeyi, Anna Calvi, Hot Chip, Foxygen… Nice Jazz Festival du 15 au 18/7, avec Selah Sue, Denai Moore, Lindsey Stirling et Twin Atlantic Festival Pause guitare du 9 au 12/7 à Albi, avec Bob Dylan, Etienne Daho, Charlie Winston, Asaf Avidan… La Route du rock du 14 au 16/8 à Saint-Malo, avec Björk, Girl Band, Savages, Thurston Moore Band, Ratatat, Rone, Only Real, Timber Timbre, Jungle, Ride, The Notwist, Father John Misty… SBTRKT 18/7 Carhaix

sélection Inrocks/Fnac Swans à Paris Qui aurait cru que Swans deviendrait, en 2015, une machine de festivals ? Apparu depuis les tréfonds de la no-wave au début des années 80, le groupe mené par l’infatigable Michael Gira (61 ans et toujours autant d’énergie destructrice à revendre) a depuis subi de continuels changements et opéré d’éternels retours, pour finalement renaître de ses cendres en 2012 avec l’album-épopée The Seer. Sa suite, To Be Kind, a achevé de les replacer au centre des débats, en parvenant enfin à capturer sur disque leur hypnotique violence scénique. Le groupe sera en concert ce mercredi à Paris, et prendra d’assaut le Trabendo. Tess Parks & Anton Newcombe 21/7 Paris, Maroquinerie Tijuana Panthers 21/7 Paris, Cigale Festival Les Vieilles Charrues du 16 au 19/7 à CarhaixPlouguer, avec The Chemical

Brothers, Christine And The Queens, London Grammar, Dominique A, Brigitte, The Drums, SBTRKT, Salut C’est Cool, Feu! Chatterton, The Dø, Anna Calvi, Brodinski, Archive, The Shoes…

aftershow

Lindigo

Cécile Quiroz

Baléapop Festival du 5 au 9/8 à Saint-Jeande-Luz, avec Camera, Flavien Berger, Paranoid London, Jessica93, D.K., High Wolf, Geena, Zaltan, Lena Willikens, Superpitcher, Young Marco… Big Festival du 11 au 19/7 à Biarritz, avec Jeff Mills, Brigitte, Paradis, Nina Kraviz, Selah Sue, Soko, Ben Klock, The Avener, Agoria… Booba 26/11 Montpellier, 27/11 Talence, 28/11 SaintHerblain, 4/12 Metz, 5/12 Paris, POPB, 26/1 Lyon, 30/1 Lille Festival Cabaret vert du 20 au 23/8 à CharlevilleMézières, avec Paul Kalkbrenner, The Chemical Brothers, Etienne Daho, Tyler The Creator, Jungle, Rone, Benjamin Clementine, Fakear, Selah Sue… Festival City Sounds 17/7 et 18/7 Paris, Cigale, avec Thurston Moore, The Men, Heavy Trash, The Mystery Lights, Beech Creeps, White Hills Christine And The Queens 21/7 Festival de Nîmes, avec Etienne Daho, Perez, Benjamin Clementine Garbage 7/11 Paris, Zénith

Festival Hello Birds du 18 au 19/7 à Etretat, avec Black Yaya, Cosmic Neman (Zombie Zombie), Rhum For Pauline, Holy Oysters, Babe, Paris Psych Fest DJ, Vie Sauvage… Ibeyi 30/7 Lyon, 2/8 Sète, 10/10 Reims, 12/10 Paris, Trianon, 14/10 Nancy Iceage 17/8 Paris, Batofar Festival Lives au Pont les 9 et 10/7 au Pont du Gard, avec Flume, Lilly Wood & The Prick, The Parov Stelar Band, Brigitte, Jungle, Brodinski, Cypress Hill, Kaytranada…

Damily et Lindigo le 25 juin à Paris (Maroquinerie) Very Aomby, le dernier album de Damily, commence par un morceau de neuf minutes tout plein de saturation et de boucles obsédantes. Sur scène, c’est la même chose mais en pire, c’est-à-dire en mieux : le guitariste et chanteur malgache fait durer ses morceaux dans une hyperthermie sonore annonçant la canicule à venir. Nous sommes fin juin à la Maroquinerie, fameuse salle parisienne, et la température grimpe en effet de minute en minute. Ça frétille doucement côté public, les zygomatiques se tendent, les mollets s’agitent – pas le choix, avec des riffs et des rythmes pareils, qu’on appelle tsapiky mais qui sont aussi du rock’n’roll, avec ce qu’il faut de guitares pleines d’échardes inévitables. Ça fait mal, mais c’est bon. Pareil, ensuite, avec les Réunionnais de Lindigo, qui partagent l’affiche de cette soirée brûlante. Et si le tsapiky laisse la place au maloya, c’est la même énergie fiévreuse qui se dégage de ces harmonies vocales (elles semblent sorties d’un rêve drogué) et de ces percus frénétiques (attention à la crise d’hallu). Car Lindigo et Damily ont ce savoirfaire commun sur scène : ne pas se contenter de jouer, mais créer une zone temporairement placée hors réalité. Maxime de Abreu 8.07.2015 les inrockuptibles 85

spécial

été

voyage littéraire (1/3)

Los Angeles

lost in Babylon Dès 1939, trois romanciers américains voyaient en Los Angeles un cimetière à rêves. Trois quarts de siècle plus tard, Raymond Chandler, John Fante et Nathanael West continuent de faire des émules.

 C

’est à son frère ennemi le cinéma que le roman américain doit de se découvrir en 1939 une nouvelle capitale. Loin des universités de l’Ivy League et des salons littéraires de Boston et de Greenwich Village, c’est à – et sur – Los Angeles que s’écrivent cette année-là trois livres dont l’impact ne cessera de croître. En donnant au polar hard boiled son héros archétypal (Philip Marlowe, narrateur du Grand Sommeil), en chantant les rues d’une “triste fleur dans le sable” (Demande à la poussière) et en faisant d’Hollywood un vaste charnier à illusions (L’Incendie de Los Angeles), Raymond Chandler, John Fante et Nathanael West – tous trois scénaristes à leurs heures, et pour leur malheur – tracent, sans s’être concertés, les contours d’un univers que les plumes les plus passionnantes des Etats-Unis revisitent encore de nos jours. Paradoxalement, cette invention va de pair avec un constat de décès, Chandler, Fante et West mettant la mort au cœur même du roman californien. Si l’approvisionnement en eau de Los Angeles durant son essor des années 30 n’a été rendu possible que par la construction d’un aqueduc géant, la capitale de la Californie du Sud s’abreuve

86 les inrockuptibles 8.07.2015

simultanément à un autre fluide. Plus que les nappes phréatiques, c’est l’imaginaire d’une nation que la mégapole entreprend alors de pomper. Mais pour les écrivains, l’oasis Los Angeles est un cimetière à illusions. Au surnom traditionnel donné à Hollywood – the Dream Factory –, Nathanael West en préférait un autre : the Dream Dump. Soit “le Dépotoir à rêves”, formule dont Le Grand Sommeil, Demande à la poussière et L’Incendie de Los Angeles inventorient les différentes facettes. Chez Raymond Chandler, styliste nostalgique, l’une des images clés illustre le déclin des valeurs médiévales. Quand le détective privé – et Don Quichotte dans l’âme – Philip Marlowe se rend dans le manoir de la famille Sternwood, il découvre sur un panneau de verre “un chevalier en armure sombre, délivrant une dame attachée à un arbre” ; vingt-quatre chapitres emplis de meurtres, trahisons et chantages plus tard, il parvient à un constat désabusé : “Les chevaliers n’avaient rien à faire dans ce jeu. Ce n’était pas un jeu pour les chevaliers.” (phrases absentes, comme nombre d’autres, de la traduction française signée Boris Vian). Pour le narrateur/alter ego affabulateur de John Fante, Arturo Bandini, les mythes de l’Egypte antique agonisent

Lauren Bacall et Humphrey Bogart dans Le Grand Sommeil d’Howard Hawks (1946)/Warner Bros.

à Los Angeles, étouffés par la crasse : “Par cette fenêtre, j’ai vu mon premier palmier, et bien sûr j’ai essayé de penser aux Rameaux, à l’Egypte et à Cléopâtre, mais ce palmier-là était tout noirci aux branches, les frondes jaunies par le monoxyde de carbone.” L. A., vaste chambre à gaz ? Nathanael West ne dirait pas le contraire : au cours du premier chapitre de L’Incendie de Los Angeles, son héros, Tod Hackett, croise successivement une armée de figurants en tenue de l’armée napoléonienne puis des bataillons de faux yachtmen et tenniswomen – en fait employés de bureau ou secrétaires – mais ne rencontre la réalité que sous les traits de badauds vêtus de noir : “Quand on croisait leur regard, leurs yeux étaient emplis de haine. Ils étaient venus en Californie pour mourir.” Un constat auquel fait écho celui de Fante, pour qui les évadés du Midwest viennent à Los Angeles “histoire de mourir au soleil, avec juste assez d’argent pour vivre jusqu’à ce que le soleil les tue”. A quoi cette omniprésence de la mort dans les romans de Los Angeles tient-elle ? D’une part au fait que des écrivains ne peuvent qu’avoir envie de se venger d’un lieu ayant réduit les meilleurs d’entre eux – Faulkner en tête – au statut de mercenaires stipendiés par les studios de cinéma, d’autre part à un facteur géographique. Si les hommes ont, pour vivre, besoin de croire en un ailleurs, la route vers l’Ouest s’arrête ici, au bout de la jetée couverte d’attractions foraines de Santa Monica. Paradisiaque sur grand écran, la Cité des anges est dans la réalité un cul-de-sac où, entre désert et océan, des légions de losers ressassent

leurs frustrations – dans sa version de travail, L’Incendie de Los Angeles s’intitulait The Cheated, soit “Les Floués”. Quand le rêve trépasse, les névroses prennent le relais ; à défaut de devenir star à Hollywood, tout le monde peut y faire son cinéma, s’inventer une identité nouvelle et la mettre en scène. Cette prolifération de faux-semblants explique pourquoi les héros de Chandler, Fante et West sont, chacun à sa manière, des enquêteurs. Détective aux réparties qui tuent pour le premier, aspirant écrivain pour le second, peintre fasciné par l’esthétique de la catastrophe pour le troisième, Philip Marlowe, Arturo Bandini et Tod Hackett se sont donné pour mission de débusquer la réalité derrière les trompe-l’œil, au premier rang desquels figure la représentation hollywoodienne de l’amour, qui rime avec glamour. Si l’un des surnoms de Los Angeles est “El Lay” (to lay signifiant “coucher”), la ville de la baise est chez Chandler peuplée de nymphomanes (Carmen, la fille cadette du général Sternwood), chez West d’allumeuses castratrices (la beauté blonde de L’Incendie de Los Angeles, Faye Greener, est dotée de jambes “semblables à des épées”) et chez Fante de paumées à la sexualité génératrice de cataclysmes – quand un séisme dévaste Long Beach, Arturo Bandini se persuade qu’il s’agit là d’un châtiment d’ampleur biblique, destiné à le punir d’avoir couché avec une alcoolique prénommée Vera. Dans le sillage de Chandler l’ironiste, de Fante le révolté au “cœur plein d’encre noire” et de West le roi du vitriol, l’élite des écrivains n’a cessé de régler ses comptes avec une ville trop sexy, opulente et flambeuse pour être honnête. Nid de vipères dans les polars néo-chandlériens de Ross Macdonald et Michael Connelly, capitale du stupre et de l’alcool dans les livres du fan numéro un de Fante, Charles Bukowski, symbole de toutes les turpitudes dans les romans d’Hollywood – du Parc aux cerfs de Norman Mailer à Suite(s) impériale(s) de Bret Easton Ellis et aux satires trash de Bruce Wagner, en passant par le chefd’œuvre de laconisme dépressif qu’est le Play It as It Lays (en VF, Maria avec et sans rien) de Joan Didion, la Babylone de l’Ouest reste, aujourd’hui encore, la cible favorite des snipers à stylo. Bruno Juffin Le Grand Sommeil de Raymond Chandler (Folio), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Boris Vian, 250 pages, 6,40 € Demande à la poussière de John Fante (10/18), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, 272 pages, 7,10 € L’Incendie de Los Angeles de Nathanael West (Points), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marcelle Sibon, 220 pages 6,10 € 8.07.2015 les inrockuptibles 87

spécial

David Iliff

été

la cité des damnés En 1997, Mike Davis dévoilait la psyché de toute une ville à travers une enquête urbanistique, City of Quartz. Un essai inclassable, pour tout comprendre de Los Angeles.

S  

i Los Angeles était une personne, le livre de Mike Davis en serait la biographie. Sauf qu’aux habituels ressorts psychologiques (et freudiens) de toute existence, Mike Davis substitue ses origines urbanistiques. Publié en 1997, City of Quartz – Los Angeles, capitale du futur retrace toute l’histoire de cette ville-mirage, créée de toutes pièces sur le désert, dont la Mecque, Hollywood, engendrera cet autre mirage à ampleur industrielle qu’on appelle le cinéma. Sociologue spécialiste de l’urbanisme, Davis signe un essai inclassable, où Los Angeles devient une ville-laboratoire de toutes les villes du futur, une utopie démoniaque où les maux de l’humanité se retrouvent amplifiés. Il y fouille les arcanes du pouvoir, ceux de la finance et de l’immobilier, la corruption des policiers du LAPD et leur racisme, la folie sécuritaire, l’intolérance des wasp et l’implacable lutte des classes qui s’y joue dans ses marges. Résolument à gauche, Davis n’en finit pas de dénoncer ce lupanar du capitalisme-roi. Dans l’un de ses chapitres les plus convaincants, “Ombres et lumières”, il convoque les écrivains qui, dès les années 30, s’opposèrent à Los Angeles à coups de livres désabusés en recréant le roman noir, dévoilant les coulisses de la fabrique des rêves et de la propagande américaine. “Dans Qu’est-ce qui fait courir Sammy ? (1940), Budd Schulberg, enfant des studios (son père était directeur

une ville mortifère, un miroir où l’on se perd à force de se regarder 88 les inrockuptibles 8.07.2015

de la Paramount) devenu écrivain communiste, décrit de l’intérieur et avec un réalisme quasi documentaire le capitalisme hollywoodien et l’exploitation des auteurs. Son personnage central, Sammy Glick, est un jeune producteur ambitieux qui s’enrichit en exploitant la créativité d’amis et d’employés qu’il n’hésite pas ensuite à trahir et à détruire. Comme l’observe l’un des personnages du roman, il exprime l’“inconscient de notre société’.” James M. Cain, Raymond Chandler, Chester Himes, Joan Didion et Bret Easton Ellis : tous ont décrit Los Angeles comme une ville mortifère, une scène décadente, un miroir où l’on se perd à force de se regarder. Une ville où l’arrivisme a fini par triompher. Comme concluait Budd Schulberg en 1989 : “Le livre que j’avais écrit pour dénoncer tous les Sammy Glick est devenu aujourd’hui le portrait d’un héros positif.” L’autre chapitre captivant de City of Quartz, “Le marteau et le caillou”, est consacré à la guerre des gangs, d’abord afro-américains puis hispaniques, qui engendra chez le LAPD (soutenu par les présidents successifs) des assauts de plus en plus aléatoires, violents et racistes. Ou la version visible de la lutte des classes made in California. Pendant ce temps, des voyous à col blanc pouvaient s’en mettre légalement plein les poches en détruisant des quartiers pauvres pour y construire des habitats de luxe, et étendre ainsi encore davantage une ville déjà immense. Où seul un petit groupe de nantis y trouvent leur compte. Nelly Kaprièlian City of Quartz – Los Angeles, capitale du futur (La Découverte), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry et Michel Dartevelle, 406 p., 13,50 €

voyage littéraire (1/3)

Los Angeles

Hollywood Boulevard

les artères de L. A. Le bad boy de la littérature américaine James Frey offre une description inoubliable des autoroutes aériennes de la mégapole, freeways, highways, expressways et autres échangeurs à bretelles. Accrochez vos ceintures, c’est parti. uiconque est déjà malédiction pour certaines Californie fumait de l’herbe James Frey leur rend allé à Los Angeles d’entre elles. L’Interstate 10, le jour où il lui a donné un hommage magnifique se souvient de ces ou Santa Monica– ce nom, parce qu’elle ne au vingtième chapitre une à deux heures San Bernardino Freeway, passe pas à moins de de L. A. Story. Il commence passées, chaque jour, sur est ainsi “la petite brute des soixante kilomètres de San par évoquer leurs noms, l’une des voies de circulation “étranges et merveilleux” autoroutes de L. A, détestée, Diego”. La Pacific Coast géantes qu’on ne peut Highway enfin, qui flirte avec mais que personne n’utilise, crainte, les gens ont des éviter, dès qu’il s’agit de frissons rien que d’y penser, l’océan, est la plus belle les Angelenos leur sortir de son quartier. Les planifient leurs journées dans autoroute au monde : “Telle préférant des numéros voies rapides (expressways), (on dit “la 10” ou “la 405”). le but de l’éviter (…)”. La 101, l’adolescente ingrate, vilain voies hautes (highways) la plus apparentée à l’image petit canard qui s’épanouit en Il y a ainsi “le raccourci surplombant la ville et les de la ville, évoque “le plaisir, une élégante top model, ou Johnny Carson’s Slauson joliment nommées “voies les voitures rapides, les filles l’actrice disgracieuse qui sort (une route qui a le sens de libres” (freeways) sont à excitantes, le beau temps, les de la cabine de maquillage l’humour), la Ronald Reagan Los Angeles ce que les stars de cinéma et l’argent”. transfigurée en une star Freeway (très conservatrice pavés sont à Paris. Elles Comme pour Hollywood, éblouissante, la PCH se libère et présidentielle), le Eastern sont devenues, au fur et à il suffit pourtant de gratter des artères de L. A. pour Transportation Corridor mesure de leur expansion, sous le vernis pour prendre son indépendance, (suuuperchiant), et la l’un des symboles de la découvrir la réalité d’un et devient immédiatement Terminal Island Freeway (oh ville au même titre que lieu sale, dangereux (“on y magnifique.” Yann Perreau mon Dieu, vous n’avez pas les palmiers, la plage ou jette des vieux pneus, et intérêt à finir là)”. les stars. On y fonce, la parfois des cadavres“). Au Erigées en personnages, L. A. S tory (Flammarion), musique à toute berzingue, sujet de l’Interstate 405, ces routes se mettent traduit de l’anglais (Etats-Unis) apercevant au loin les Frey s’imagine que “le à raconter leur histoire, par Constance de Saint-Mont, montagnes ou l’océan. fonctionnaire de l’Etat de leur magie, voire leur 490 p., 21 €

 Q

spécial

été

l’enfant d’un lieu où un même biotope pouvait favoriser l’émergence de doux poètes et de monstres assoiffés de sang

voyage littéraire (1/3)

Charles Manson vers 1969

Twofour Broadcast Limited

Los Angeles

Manson superstar A Los Angeles, les assassins aussi ont le sens de la mise en scène. Autour du personnage de Charles Manson, trois romanciers sondent la face infernale de l’Eden californien.

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ans Vice caché, Thomas Pynchon voit en lui le fossoyeur des idéaux sixties – “Charles Manson et sa bande ont tout fait foirer pour tout le monde.” Perpétré à Beverly Hills une semaine avant le festival de Woodstock, l’assassinat de l’épouse de Roman Polanski par les disciples d’un gourou fou se prête effectivement aux interprétations métaphoriques. Coïncidant avec la fin de l’utopie fleurie des années 1967/1969, l’irruption dans la conscience américaine d’une figure du mal telle que Charles Manson ne pouvait que fasciner analystes et écrivains – pour Madison Smartt Bell, rencontré lors de la publication de La Couleur de la nuit, “Manson a été le terroriste le plus efficace d’Amérique. Il n’a fait que six victimes, mais il a foutu une frousse monstre au pays tout entier, il a persuadé les gens que leurs enfants voulaient les tuer”. Charles Manson, un enfant ? Oui, mais l’enfant d’un lieu – la Californie hédoniste – où un même biotope pouvait favoriser l’émergence de doux poètes et de monstres assoiffés de sang. A moins que ce ne soit celle de monstres au ramage de poètes… Aux yeux de la planète envieuse, le Los Angeles de 1969 est un paradis laidback, une oasis de cool dans un monde en guerre. Pour les stars du cinéma et du rock qui y résident, c’est également un lieu où tout s’échange et se monnaie – drogue, sexe, thérapies miracles. A la fois dealer, proxénète, songwriter, commensal du Beach Boy Dennis Wilson, théoricien de l’Apocalypse et habitué des pénitenciers, Charles Manson circule entre plusieurs univers. Sous la plume d’un trio de romanciers – John Kaye, Zachary Lazar et Madison Smartt Bell, respectivement auteurs de The Dead Circus (2003), Sympathie pour le démon (2008) et La Couleur

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de la nuit (2011) –, son parcours, son charisme et ses crimes interrogent l’image que la Californie a d’elle-même. Dans The Dead Circus, un lupanar ayant pignon sur Hollywood Boulevard propose à ses riches clients de revivre l’assassinat de Sharon Tate, tandis que l’hypothétique existence d’un film de ces mêmes meurtres éveille les convoitises. Dans Sympathie pour le démon, le fait que Mick Jagger ait signé en 1969 la BO du Invocation of My Demon Brother de Kenneth Anger – film dans lequel le rôle de Lucifer est tenu par l’un des acolytes de Manson, Bobby Beausoleil – permet à Zachary Lazar d’orchestrer un système d’échos reliant les refrains des Rolling Stones, les fantasmes du cinéaste gay et les agissements de la “famille” Manson. Dans La Couleur de la nuit, les meurtres commandités par Manson – rebaptisé D, pour Dionysos – jettent une passerelle entre la mythologie de la Californie et celle du Péloponnèse. Autant qu’à sa monstruosité, c’est à la facilité avec laquelle il se fond dans le paysage de Los Angeles que Manson doit de fasciner les romanciers. Allié à l’emprise sexuelle et spirituelle qu’il exerce sur ses fidèles, son sens de la mise en scène fait de lui un pur produit de la culture californienne. Jusque dans l’horreur, le showmanship du criminel le plus terrifiant du siècle dernier peut être interprété comme un hommage pervers aux valeurs d’Hollywood. Bruno Juffin The Dead Circus de John Kaye (Grove Press), non traduit, 323 p. Sympathie pour le démon de Zachary Lazar (Jean-Claude Lattès), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier, 357 p., 20,50 € La Couleur de la nuit de Madison Smartt Bell (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Girard, 240 p., 22 €

Lewis Trondheim Les Petits Riens, tome 7 – Un arbre en furie Delcourt, 128 pages, 12,50 €

bella Valentina Actes Sud rend enfin disponibles les aventures oniriques et érotiques de la fameuse héroïne de Guido Crepax.

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lbums devenus introuvables, histoires non traduites… Vouloir lire Valentina de Guido Crepax (1933-2003) peut se révéler compliqué, la disponibilité des récits étant inversement proportionnelle à la notoriété du personnage. La sensuelle héroïne du maître italien trouve aujourd’hui un nouveau havre chez Actes Sud, qui entreprend une publication thématique de ses aventures. Ce premier volume, Biographie d’un personnage, propose quatre histoires présentant chronologiquement la vie de Valentina. Une démarche logique car Valentina est un personnage construit, que Guido Crepax a doté d’une histoire, d’une carrière, d’une personnalité étoffée. L’Intrépide Valentina et L’Intrépide Valentina de papier retracent ainsi sa vie de sa naissance à son arrivée dans l’âge adulte. Déjà débordante d’imagination, la petite Valentina s’imagine dans Alice au pays des merveilles et plus tard dans les bras de héros de bandes dessinées, comme Mandrake, qui la passionne. Son anorexie, ses premiers émois, sa coupe de cheveux inspirée par Louise Brooks… Guido Crepax détaille toute sa jeunesse de son trait sublimement précis. Il entrecoupe son récit par des bribes d’histoires

sur Philip Rembrandt, alias le justicier Neutron – futur amant de Valentina. Troisième récit du recueil, Le Virage de Lesmo est celui dans lequel la jeune femme est apparue pour la première fois sous la plume de Crepax. A l’origine, il s’agit d’une aventure de Neutron, dans laquelle Valentina n’est qu’un personnage secondaire. Ce récit sous haute influence des fumetti, et de Diabolik en particulier, allie une action rapide, des rebondissements tirés par les cheveux et le premier flirt Valentina/Philip. Situé dans le milieu du sport automobile, il démontre que Crepax, qui dessinait déjà fabuleusement les corps, tout en courbes, grâce et mouvements, excellait aussi à représenter la vitesse et les voitures – il avait été dessinateur pour Shell à la fin des années 50. Enfin, L’Enfant de Valentina raconte sa grossesse. Ce récit est le plus onirique du recueil, qui ne comporte pas de scènes très érotiques et peu de séquences fantasmatiques. On ne trouve jamais de vulgarité chez Valentina, mais une sensualité inouïe, des suggestions, des fantasmes et des références culturelles en pagaille (que la femme et le fils de Crepax détaillent dans d’enrichissantes notes). Ces quatre récits montrent l’époustouflante maîtrise qu’avait Crepax des pages et des cases, fragmentées, lyriques, tourbillonnantes, donnant souffle à une narration qui ne cesse d’alterner différents fils et de passer du rêve à la réalité. Biographie d’un personnage, et avènement d’un chef-d’œuvre. Anne-Claire Norot Valentina – Biographie d’un personnage (Actes Sud/L’An 2) traduit de l’italien par Delphine Gachet, 152 pages, 18 €

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Retrouvailles avec le dessin précis, gracile et indispensable de Lewis Trondheim. Ce qui est chouette chez Lewis Trondheim, c’est qu’il est rassurant. Tous les trois mois environ, seul ou en collaboration, il publie un album – aventures, polar, autofiction, tous genres confondus – qui séduit immanquablement par son humour, son ironie, sa fluidité, sa manière de dépeindre le monde… Ce septième tome du journal autobiographique Les Petits Riens ne fait pas exception. Même s’il écrit lui-même sur la couverture d’Un arbre en furie que c’est “un livre avec beaucoup de pas grand-chose”, ce “pas grand-chose” est pourtant passionnant. Un arbre en furie, comme toujours riche en réflexions pertinemment acérées ou désabusées sur la vie moderne, montre un Lewis qui se débat avec ses doutes, sa conscience, son pessimisme. Inspirées par l’air du temps, ses observations concernent l’environnement et la nature, qu’il met en beauté par son dessin toujours plus précis et gracile. Comme dans cette scène où il contemple, fasciné, “un petit buisson sec qui roule, porté par le vent, comme dans les westerns”, Lewis Trondheim décèle de l’exotisme et du rêve dans les choses les plus banales. Et transcende avec poésie le quotidien. A.-C. N.

dans la tête de Thomas Bernhard Krystian Lupa revient à son auteur fétiche avec Des arbres à abattre, un voyage aux tréfonds de l’âme du dramaturge autrichien mais aussi un manifeste sur l’état de l’art en Pologne.

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omme toujours chez Krystian Lupa, le rouge est mis dès qu’on pénètre dans la salle, via le tracé d’une ligne de lumière écarlate suivant le pourtour du cadre de scène et alertant sur les limites immatérielles d’une porte ouverte sur la fiction. Avec Des arbres à abattre, roman qui fit scandale en 1984, Thomas Bernhard débonde le trop-plein de sa détestation pour les représentants de la microsociété des artistes viennois avec lesquels il a coupé les ponts depuis

la maîtrise du temps théâtral est, chez Lupa, proche de l’envoûtement 94 les inrockuptibles 8.07.2015

plus de vingt ans. A la suite du suicide d’une amie artiste, Joana Thul, il croise à son enterrement deux figures de la coterie des happy few viennois, les époux Auersberger. Certain d’avoir fait “une erreur magistrale”, il accepte leur invitation à un “dîner artistique” où le convive de marque est un comédien du Burgtheater qui doit les rejoindre à l’issue de la première du Canard sauvage d’Ibsen dont il interprète le rôle principal. Bernhard retranscrit dans son roman le flot de pensées qui lui viennent à l’esprit, calé au fond du “fauteuil à oreilles” qui fut le sien quand il partageait avec eux les soirées de sa jeunesse : un monologue intérieur ininterrompu où l’ironie des commentaires sur les

propos de chacun se mêle à la plus tendre des émotions dans la résurgence des souvenirs intimes de sa complicité avec la défunte. Sur la durée de ses 4 heures 20 avec entracte, le projet de Krystian Lupa use du théâtre et de la vidéo pour nous faire littéralement entrer dans la tête de Thomas Bernhard. Reprenant à son compte les critiques de son auteur pour cibler le monde artistique polonais, Lupa actualise le procès à charge mais, là où il se fait magicien et nous émeut au plus haut point, c’est dans la maîtrise d’un temps théâtral qui, chez lui, est proche de l’envoûtement. Bien au-delà d’une simple retranscription des faits rapportés par le roman, la pièce s’autorise

ode au partage Mêlant habilement drôlerie et beauté, Denis Podalydès met en scène Le Bourgeois gentilhomme aux Bouffes du Nord, avec l’aide d’une troupe de comédiens et de musiciens au diapason. ien que pétri de défauts, aussi touchants soient-ils – crédule, naïf, ridicule –, le bourgeois gentilhomme possède au moins une qualité : la générosité. Elle ne le perdra peut-être pas, mais le confondra magistralement. En attendant, tout le monde en profite : de la noblesse, qu’il voudrait tant égaler et qui vit de ses largesses, au public convié à une comédie-ballet haute en couleur qui déploie ses fastes musicaux et chorégraphiques, des envolées baroques de l’ouverture aux volutes orientales du finale. Mais qu’a donc la noblesse que notre bourgeois ne possède pas ? Le savoir, l’élégance, les manières. Tout un art du paraître, inné, et qui se perpétue de génération en génération mais qui ne s’acquiert pas, même si, pour ce faire, l’impétrant bourgeois gentilhomme ne lésine pas sur les efforts. Las, un bataillon de maîtres de danse, de musique, de philosophie et d’armes ne saura venir à bout d’autant d’ignorance et d’aveuglement. Dans cette critique au vitriol du verrouillage pyramidal des classes sociales, Molière s’en donne à cœur joie. Tout son petit monde de personnages retrouve la place, intangible, qui est la sienne : le maître de maison autoritaire et borné qui veut contrer les amours de sa fille pour la marier à sa guise, les valets et servantes insolents et roués, l’épouse clairvoyante qui ne s’en laisse pas conter, les parasites qui vivent à ses crochets. L’acmé de sa démonstration – la culture ne s’achète pas, elle se transmet et se partage – consiste alors à mettre au même niveau la haute culture française et celle, inventée de toutes pièces par les valets moqueurs, de l’Empire ottoman. Dans chaque cas, notre bourgeois est d’autant mieux dupé qu’il n’y entend rien et, faute d’accès à ce qu’il désire, se voit contraint de tout gober et de faire mine d’y prendre plaisir. Denis Podalydès fait son miel du génie de Molière et sa mise en scène déploie autant de drôlerie que de beauté, avec la complicité et le talent d’une troupe d’acteurs au diapason et l’élégance de la partition de Lully dirigée par Christophe Coin et joliment chorégraphiée par Kaori Ito. Un régal. Fabienne Arvers

Natalia Kabanow



le décryptage de ses zones d’ombre et le metteur en scène use sans limites de sa liberté. Réincarnant Joana Thul, il transforme son théâtre en une séance de spiritisme qui nourrit de ses hallucinations les émotions vécues par Bernhard. Avec une première partie s’apparentant à des conversations après un enterrement et une seconde qui tient de la veillée funèbre, comment imaginer les réactions d’un public qui n’arrête pas de rire ? “L’ironie de Bernhard est aussi radicale qu’extrême, précise Krystian Lupa. Le rire n’exclut pas l’émotion. Autrefois, dans les tragédies, ce sont les pleurs qui cristallisaient les effets du rôle purificateur de la catharsis. On retrouve cette idée chez Bernhard avec le rire.” Patrick Sourd Wycinka Holzfällen (Des arbres à abattre)d’ après Thomas Bernhard, adaptation, mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa, en polonais surtitré en français, jusqu’au 8 juillet au Festival d’Avignon (la Fabrica), festival-avignon.com merci à Mariola Odzimkowska pour la traduction

Le Bourgeois gentilhomme de Molière, musique Lully, mise en scène Denis Podalydès, direction musicale Christophe Coin, chorégraphie Kaori Ito, jusqu’au 26 juillet aux Bouffes du Nord, Paris Xe, bouffesdunord.com 8.07.2015 les inrockuptibles 95

voyage au centre de la terre A Sérignan, l’artiste portugais Francisco Tropa propose un carottage du monde et de ses strates culturelles dans une expo-fiction vertigineuse.



peine entrevu le titre de l’exposition, TSAE, pour “Trésors submergés de l’ancienne Egypte”, surgissent dans l’esprit du visiteur quantité d’échos plus ou moins justifiés. Convoquant tour à tour les pharaons et les sarcophages des cours d’histoire autant que des souvenirs de Jules Verne ou, dans un télescopage proprement contemporain et une confusion spatiotemporelle inavouée, les récentes attaques vandales de Daech au cœur du musée de Mossoul ou de la cité antique de Palmyre, on est

Tropa désenfouit, autant qu’il complexifie, la logique du monde des formes et des images 96 les inrockuptibles 8.07.2015

d’emblée assiégé par une foule de marqueurs culturels et historiques. Si bien qu’il nous faudra un certain temps pour “désapprendre” et se défaire de ces images-écrans et se plonger tête baissée dans le projet vertigineux de l’artiste portugais Francisco Tropa. Ce dernier, amusé, commence ainsi la visite : “Je vais vous raconter une histoire.” Tout en apportant par la suite suffisamment de preuves pour certifier l’authenticité du scénario qui se déploie sous nos yeux. Mais reprenons du début : ce que vous voyez ici, comme l’indiquent les cinq sérigraphies aux couleurs primaires qui nous accueillent dès l’entrée de l’exposition, est le résultat d’une expédition archéologique. Trois sites (“Partie submergée”, “Chambre violée” et “Terra

platonica”) ont déjà fait l’objet de fouilles qui, dans les précédents chapitres, ont permis l’excavation d’une constellation de reliques. L’exposition, ou plutôt la restitution, qui se déplie dans la grande salle du musée de Sérignan rend compte de l’ultime étape de cette exploration : celle d’un puits découvert dans les tréfonds de la croûte terrestre. Or ce puits renferme, nous dit Tropa, la clé du mystère. L’avènement, en vase clos, d’un nouveau système spatiotemporel qui se traduirait sous la forme d’une bulle de savon en lévitation, et dont une petite armée d’objets contraires baptisés “antipodes” constitueraient les instruments de navigation. Embarquement immédiat. De part et d’autres de cette “allégorie de la caverne”

grandeur nature, deux bulles en verre suspendues et éclairées par une lumière filtrée par une pierre d’agate représentent l’enfer et le purgatoire. Au centre, un système solaire mécanisé (Tropa sort d’une résidence à l’atelier Calder, auquel il emprunte le modèle du mobile) est cerné par des objets posés au sol, les fameux “antipodes” mentionnés plus tôt, qui se répondent deux par deux. Objets de mesure pour la plupart, en bois, marbre ou verre, ils donnent l’illusion (nous sommes dans la caverne, n’oubliez pas) d’une certaine rationalité fondée sur une logique binaire (envers/endroit, chaud/froid, léger/lourd). Plus loin, un viseur (plus précisément un téléviseur, lui-même emprisonné dans un sarcophage en Plexiglas transparent) indique la direction à suivre. Sauf que lui aussi est un leurre. Intitulé L’Influence américaine, ce “cube dans le cube dans le cube” contient une archive filmée des années 60 qui documente sur un mode ethnographique la fabrication d’une boîte parfaite par le chef d’une

Claire Moulène TSAE (Trésors submergés de l’ancienne Egypte) jusqu’au 30 août au musée régional d’Art contemporain LanguedocRoussillon, Sérignan, mrac.languedocroussillon.fr

mercure au chrome A Paris, les frères Florian & Michael Quistrebert plongent dans la matière même de la peinture. force, j’aimerais voir programmée une rétrospective des peintures des frères Quistrebert, Florian & Michael de leurs prénoms, tant ces deux Nantais d’origine sont devenus “frères de l’ombre”, “Brothers of the shadow” disait un de leurs solo shows à New York en 2010, tant ils se sont déplacés, tant ils se déplacent encore, de série en série. Qu’y verrait-on ? En dix ans, un chemin parcouru, depuis les premières toiles figuratives, voire narratives, jusqu’au passage à l’abstraction – ombres noires empâtées des cathédrales de Gotham City, projections de spectres lumineux, revisitation spectrale du modernisme des années 30, vibrations cinético-psychédéliques. A la galerie Crèvecœur, installée dans de nouveaux locaux du quartier de Belleville, leurs toiles Overlight scintillent doublement : d’abord par les petites lumières LED incrustées dans la pâte informe et grossièrement posée sur la toile, ensuite par la peinture chromée qui les recouvre. Avec vue sur parking, la galerie Crèvecœur prend alors un air de Los Angeles, où les Quistrebert Brothers font figure de garagistes illuminés et mystiques, capables de voir des signes et des messages clignotants dans leur collection particulière de “crash cars”. Pas étonnant que le titre de leur exposition, Hyperdelia, soit emprunté à une vidéo du groupe de rock Psychic TV, pionnier de la musique industrielle, composée notamment de Genesis P-Orridge. Car il y a dans ces décompositions iridescentes quelque chose comme une technologie perverse. A moins qu’il ne s’agisse, tout simplement, de paysages lunaires, de prélèvements de croûtes extraterrestres, de surfaces ovni continuant à émettre dans l’espace les derniers faibles signaux de leur incompréhensible message intergalactique. Jean-Max Colard

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Hyperdelia jusqu’au 18 juillet à la galerie Crèvecœur, Paris XXe, galeriecrevecoeur.com

Photo Aurélien Mole, courtesy galerie Crèvecœur

Photo Jc Lett, courtesy musée régional d’Art contemporain Languedoc-Roussillon

FranciscoT ropa, Le Songe de Scipion,2015 et Antipodes, 2015

tribu amérindienne. Cette forme qui se crée à l’écran et qui pourrait, au vu de son titre, renvoyer au minimalisme américain et à des artistes comme Donald Judd par exemple, témoigne au contraire d’une pratique et d’un répertoire de formes bien antérieur, d’un continuum antique en quelque sorte, plutôt que d’une rupture. “Le bruit sur les choses nous empêche de lire ce qui est archaïque et persiste depuis la nuit des temps”, commente sobrement Tropa. Car ce qui est à l’œuvre dans la grande fiction plausible que cet artiste érudit, qui lorgne du côté de Roussel comme de Cicéron, Borges ou Platon, développe depuis 2008, ressemble fort à une démonstration d’universalité. Avec un répertoire de formes finalement très simple, qui emprunte à la géométrisation du monde, Tropa désenfouit, autant qu’il complexifie, la logique du monde des formes et des images. Chez lui, chaque objet est tout à la fois une monade et sa réplique, l’original et sa copie – ou son héritier –, comme en témoignent les galets et leurs doubles, en bronze, présentés sur un tapis de jeu mallarméen dans la dernière salle de l’exposition. “C’est un processus archéologique inversé”, commente encore Tropa devant une dernière série de douze sérigraphies vert pâle dont l’image se compose au fur et à mesure que les couches se superposent, “je cache plus que je ne découvre”. Comme si cette redensification du monde permettait paradoxalement d’en percevoir l’harmonie, les lignes de force et les filiations. Que seul le geste iconoclaste des barbares pourrait venir interrompre.

Florian & Michael Quistrebert, Overlight S2E7, 2015 8.07.2015 les inrockuptibles 97

comme un torrent Plus encore que les rires gras, les sanglots inondent les plateaux de télévision. Animateurs, anonymes, artistes, politiques : tout le monde pleure à la télé, nouveau déversoir hystérique des affects impudiques.



u’est-ce qu’on a pleuré à la télé cette année ! De Claire Chazal à Audrey Pulvar, de Roselyne Bachelot à Cyril Hanouna, de Valérie Bonneton à Stromae, de Thierry Marx à Aymeric Caron, de Lady Gaga à Gilles Verdez, les larmes ont coulé. Ces micro-événements lacrymaux resteraient anecdotiques s’ils ne formaient l’indice d’un fait total à l’échelle des valeurs de la télé : la place qu’ont prise, ces dernières années, les pleurs à l’écran. Les larmes du chagrin ou les sanglots de l’émotion se déversent sur les plateaux. Inondés par ces torrents continus, autant que par le fiel des agités rigolos du PAF, les larmes électrisent l’ambiance plus qu’elles ne l’attristent. En deux temps trois mouvements de caméra, on passe des larmes aux rires, des hurlements aux voix aphasiques, des cris aux tremblements : la loi du spectacle télévisuel invite à ne rien dissimuler de ses propres affects. Pire, elle conditionne leur manifestation explicite. Tout semble surjoué, excessif, poussé à bout, impudique. Le pathos n’a même pas besoin d’être désiré de manière stratégique par des

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programmateurs en quête de moments d’égarement ; c’est tout à fait naturellement qu’il se déploie sur un plateau télé, vraie scène tragique (et comique) du spectacle outrancier du monde contemporain : un spectacle souvent très lourd, gênant, laid, mais fascinant par sa capacité à accueillir et mettre en scène les pulsions des invités. Tout est cash aujourd’hui à la télévision : l’expression de ses propres émotions autant que la promesse de l’investigation. Comme si au bout du compte, tout s’équilibrait, ou plutôt tout s’annulait. Les pleurs se perdent dans les cris de joie, les larmes se fondent dans l’hystérie générale. On ne pleure jamais dans un moment de recueillement ou de silence, mais toujours au cœur de l’effervescence et de la fureur. Ce n’est pas un hasard si ce sont souvent les “trublions” du PAF, les professionnels de la bonne humeur portée en bandoulière, qui basculent dans les pleurs sans vergogne. Puisque tout – et n’importe quoi – est propice aux larmes. Un souvenir d’enfance qui affleure (Stéphane Bern évoquant sa mère aimée en décembre 2014 ou Cauet, ému, évoquant ses parents en juin 2014 sur

pas un hasard si ce sont souvent les “trublions” du PAF qui basculent dans les pleurs sans vergogne

le plateau de Toute une histoire) ; l’empathie et la compassion d’un animateur pour ses invités en souffrance (les larmes de Sophie Davant dans son émission qui avoue avoir “vécu la même situation”, en avril 2014), ou à l’inverse pour des invités heureux (Karine Le Marchand en larmes face à Thierry et Véronique dans L’amour est dans le pré en septembre 2014). L’émotion non contenue devant l’éloge et les hommages de ses pairs gagne aussi les stars du petit écran : Cyril Hanouna fond en larmes dans Un soir à la tour Eiffel en novembre 2014 ; Audrey Pulvar s’essuie les yeux après les clameurs de ses collègues auxquelles elle annonce son départ du Grand 8, il y a quelques jours. Parfois, ce sont les critiques qui passent mal, comme chez le présentateur de Tous ensemble Marc-Emmanuel Dufour dans Touche pas à mon poste en février 2015… Mais il n’y a pas que les animateurs télé à se laisser gagner par l’émotion ; les politiques eux-mêmes fendent l’armure de leur raideur. Ségolène Royal fond à l’annonce de sa défaite aux primaires du PS en 2012 devant les caméras d’iTélé ; Jérôme Lavrilleux, directeur de cabinet de Jean-François Copé, reconnaît au micro de BFM-TV ses erreurs dans l’affaire Bygmalion en mai 2014 ; Alain Juppé lui-même, d’habitude toujours sous contrôle, ne dissimule pas son émotion à la fin de l’émission de David Pujadas, Des paroles et des actes, devant un sondage positif en sa faveur… Des artistes aussi craquent : Pharrell Williams pleure sur le plateau

d’Oprah Winfrey devant le succès planétaire de sa chanson Happy ; Robert De Niro lui-même, en pleine promotion du film Happiness Therapy (l’évocation du bonheur suscite les larmes, décidément), craqua en direct dans un talk-show américain… Les pleurs à la télé ont eu surtout cette année un vrai goût de tragédie, lié au traumatisme des morts de Charlie. Les rescapés et amis des disparus ne pouvaient contenir leur chagrin en janvier, Patrick Pelloux le premier, en larmes sur les plateaux qui l’accueillaient ; mais aussi à la matinale de Patrick Cohen sur France Inter, dans une interview éprouvante, illustrant la force particulière de la radio lorsque l’émotion emporte une voix et l’enterre. Les larmes coulèrent sans cesse, de Jeannette Bougrab à Madonna elle-même, en pleurs dans les bras de Luz sur le plateau du Grand Journal, de Juliette Binoche, bouleversée dans Sept à huit sur TF1 à tous les amis, connus ou non, de Charlie. “Je suis Charlie” ne signifia d’abord que cela : je charrie des larmes, je ne suis qu’un sanglot. Mais les larmes à la télé excèdent le cadre du moment Charlie. Avant même le 7 janvier, cela n’allait pas très bien ; après, non plus, rien ne semble s’être arrangé. Au-delà du contexte âpre de notre société et des humeurs maussades des Français, ne serait-ce pas la télévision elle-même qui autoriserait à faire des larmes l’une de ses histoires préférées ? Autant que le clash, dont les émissions de débats n’ont cessé d’exploiter le filon juteux en termes d’audiences, le pleur s’est imposé comme un motif dominant de la théâtralité télévisuelle. On peut voir ce goût des larmes comme le symptôme d’une déperdition générale et d’un sentiment de malaise diffus ; mais on peut tout autant déceler cette fortune actuelle des larmes comme le signe de la machinerie télévisuelle elle-même, hystérique, et comme l’indice de sa propre loi, autocentrée, obsédée par la tristesse des gens filtrée par les caméras intrusives plus que par la tristesse invisible du monde. Jean-Marie Durand 8.07.2015 les inrockuptibles 99

BBC Films

Woody Allen et Scarlett Johansson dans Scoop (2006)

Woody, double face Sur France Culture, Judith Perrignon nous entraîne dans les méandres de la vie et de l’œuvre schizophrénique d’un ami de toujours : Woody Allen.

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e Prends l’oseille et tire-toi à Magic in the Moonlight, en passant par Annie Hall, La Rose pourpre du Caire, Manhattan ou Crimes et délits, cela fait presque cinquante ans que le cinéma de Woody Allen nous accompagne, à raison d’un film par an. Comme le beaujolais, sa filmographie prolixe comporte des cuvées plus ou moins bonnes, mais elle demeure l’événement modeste que l’on est heureux de découvrir chaque année. Non seulement son cinéma fait partie de notre vie, mais par sa fréquence il la contamine, accomplissant l’alchimie un peu folle qui travaille le cœur même de ses films : rivaliser avec la vie, réparer par la fiction les blessures et les heurts qu’elle inflige. Comme Chaplin, Woody Allen, c’est d’abord un personnage familier : une silhouette, chétive et maladroite, un petit rouquin binoclard au phrasé balbutiant et volubile, qui vous raconte, comme il le ferait chez son psy, ses déboires amoureux, ses problèmes de couple, ses paniques d’hypocondriaque et ses crises existentielles, avec l’autodérision fantasque qui fait tout le sel de l’humour juif new-yorkais. Mais comme tous les cinéastes complexes, Woody Allen est infiniment plus secret et plus trouble que le personnage qu’il a créé à son image. Judith Perrignon nous le rappelle dans le premier volet de cette story qui, au fil d’un commentaire élégant baignant dans un flot

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d’ambiances sonores puisant dans la filmographie et des extraits de stand-up du jeune Woody, revient sur son enfance et ses années d’apprentissage : du gamin inadapté, rétif à tout cadre scolaire qu’il était, aux premiers pas de gagman à la radio et à la télévision, jusqu’au cinéaste autodidacte, cultivé, fan des Marx Brothers et de Bergman. La part d’autobiographie savamment diluée dans ses films et passée au tamis de la fiction, comme une petite entreprise de magie qui transforme et enjolive le réel, demeure finalement assez opaque. Et s’ils habitent le même corps, le personnage de Woody et Allen Stewart Konigsberg, le rejeton peu aimé, turbulent et complexé d’une famille modeste de Juifs new-yorkais originaire d’Europe de l’Est, ne sont pas exactement les mêmes. De cette schizophrénie féconde, le cinéaste tire une œuvre qui semble ressasser jusqu’à l’obsession les mêmes thèmes : les difficultés amoureuses, et la vie dont on s’arrange comme on peut – le seul horizon moral des films de Woody Allen étant cet art étrange de bricoler avec l’existence, pour en accepter l’absurdité, l’absence de sens d’une vie sans Dieu, etc. Tout cela sur fond omniprésent de jazz et de magie – une passion de jeunesse qui ne l’a jamais quitté et qui émaille nombre de ses films. Magie qui, comme le cinéma et l’imaginaire, transfigure, réinvente et recrée un monde infiniment plus joyeux, plus léger et plus beau que cette réalité qu’il exècre mais avec laquelle il faut bien composer “puisqu’il n’y a pas d’autre monde que celui-là”. Anaïs Leehmann Woody Allen Stories série d’émissions de Judith Perrignon réalisée par Gaël Gillon, du lundi 13 au vendredi 17, 9 h 10 (multidiffusion à 22 h10), France Culture

Les Voix de Srebrenica Le récit, nourri de témoignages, du pire massacre en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’était le 11 juillet 1995, lors du conflit bosniaque : environ 8 000 personnes furent assassinées froidement à Srebrenica par l’armée serbe de Bosnie. Ce documentaire retrace les événements avec des images d’archives et, surtout, en faisant appel aux témoignages de plusieurs Bosniaques présents sur les lieux, qui perdirent leurs proches. Une grande partie était constituée de la population environnante qui, fuyant la menace serbe, avait trouvé refuge dans cette enclave, déclarée zone protégée par l’ONU et gardée par quatre cents casques bleus néerlandais. Chose incroyable, ceux-ci ne tentèrent rien pour sauver les Bosniaques capturés par les Serbes, aux méthodes proches de celles des nazis. Le maire de Srebrenica de l’époque et divers membres de la société locale ajoutent leur pierre au tragique tombeau de leurs compatriotes, décrivant la double horreur d’être froidement mitraillé par des militaires lorsqu’on est civil et de ne pas être protégé par ceux qui sont censés le faire – la Forpronu, qui faisait de la figuration. On jette bien sûr la pierre aux militaires néerlandais présents, mais rien ne serait arrivé si le général Bernard Janvier, commandant des forces de l’ONU en ex-Yougoslavie, était intervenu. Or Janvier ne se décida pas, apprend-on, à envoyer des forces aériennes, qui auraient pu stopper la progression de l’armée serbe. Le massacre eut lieu après qu’une partie des hommes et femmes, qui avaient pris la fuite dans la forêt et la montagne en direction de deux localités proches, Tuzla et Potocari, fut rattrapée par l’ennemi. C’est à Potocari, où se trouvait la base de l’ONU – qui devint un piège –, que se joua la partie la plus sordide. On le voit dans un document d’époque où Ratko Mladic, chef des forces serbes de Bosnie, offre des cadeaux à Thom Karremans, commandant des casques bleus néerlandais, et trinque avec lui – peut-être après la tuerie… V. O.

Dock en Stock

documentaire de Nedim Loncarevic. Mercredi 8, 0 h 15, France 3

à l’origine Des débuts du langage à ceux de la religion : vaste programme survolé dans un documentaire didactique mais fourre-tout. rôle de titre pour un préhistoriques à l’ancienne, documentaire un peu fourreutilisant de simples éclats de silex tout, conçu dans le cadre comme outils. Un autre spécialiste d’un programme d’Arte étudie une discipline préhistorique sur les origines de l’univers et de rarement évoquée : la musique. Il a l’humanité. Ce film de Frank Guérin découvert que des objets en pierre et Emmanuel Leconte vise trouvés dans le Sahara et baptisés à démontrer que les hommes “pilons”, sont en fait des ancêtres dits “préhistoriques” avaient déjà du vibraphone au son cristallin. exploré une foule de domaines Mais le véritable intérêt de ce cognitifs, artistiques et cultuels. documentaire est ailleurs. Il a trait On ignore pourquoi les propos à l’exhumation en 1995, au sud des différents chercheurs qui de l’Anatolie en Turquie, à Göbekli témoignent sur des aspects divers Tepe, d’un grand centre votif de leurs spécialités (préhistoriens, du dixième millénaire avant J.-C. ! philosophe, ethnominéralogiste, Ce lieu à peine déblayé bouleverse paléosculpteur, etc.) sont nos idées préconçues en terme constamment illustrés (voire d’art, de représentation et de mimés) par un groupe de danseurs. religion originelle. C’est un temple Sans doute sont-ce des interludes où sont plantés de grands destinés à aérer un film didactique, parallélépipèdes verticaux en a priori peu visuel. Normal, pierre sculptée. D’après le il traite en partie du langage. découvreur du lieu, l’archéologue On y apprend par exemple que allemand Klaus Schmidt, la taille des silex faisant office ce centre fut le lieu à partir duquel d’armes ou d’outils nécessitait l’agriculture essaima dans la région une conceptualisation, qui était limitrophe du Croissant fertile, déjà presque un discours. d’où est issue par extension Des chercheurs auraient d’ailleurs la société urbaine. Göbekli Tepe découvert que le langage, nous apprend que la civilisation est contrairement à ce que l’on pense, née de la religion, et pas l’inverse. n’est pas seulement acquis, Et aujourd’hui, soit douze mille ans mais aussi en partie inné, plus tard, à soixante kilomètres ce qui expliquerait le particularisme de là, en Syrie, un groupe de l’espèce humaine : la parole. de fanatiques sanguinaires tente Du verbe on passe à l’art, présent d’éradiquer la civilisation au nom dès le paléolithique. On connaît de la religion… Vincent Ostria bien sûr les peintures animalières sur les parois des grottes, et Le Grand Roman de l’homme la sculpture. Une longue partie documentaire de Franck Guérin est consacrée à un artiste allemand et Emmanuel Leconte. Mardi 14, 22 h 55, Arte qui élabore des statuettes



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HORS SÉRIE

Alors que la tournée mondiale d’AC/DC bat son plein, il est l’heure de réviser ses classiques. A travers un  hors-série de 100 pages, les inRocKuptibles racontent l’histoire survoltée du groupe, de ses débuts en Australie à son règne mondial. Quarante ans plus tard, toujours rock’n’roll !

EN KIOSQUE et sur les inRocKs store également disponible en version numérique

Gérard Bedeau/Canal+

Alain de Greef (1947-2015) La mort d’Alain de Greef, directeur des programmes emblématique du Canal+ des années 80 et 90, marque la fin d’une époque télévisuelle où le divertissement restait digne et corrosif. vec le décès d’Alain de Greef, audiovisuel, Le Centre de visionnage, lundi 29 juin, à l’âge de L’Œil du cyclone, L’Appartement, 68 ans, une certaine idée de Les Carnets de Monsieur Manatane… –, la télévision s’est éclipsée. occultés par la puissance Sans pouvoir la réduire à un des émissions restées cultes, seul symbole, la mort de l’ancien comme Nulle part ailleurs, directeur des programmes Les Guignols, Groland, Le Vrai de Canal+ résonne comme le chant Journal, Les Deschiens, La Grande du cygne possible d’un temps Famille, En aparté… télévisuel. Celui qui, s’accommodant Beaucoup des personnalités des contraintes commerciales qu’il fit venir sur la chaîne traînaient du marché des médias de masse, à Radio Nova, où il puisa des s’autorisait encore des prises talents en plus d’un certain “ethos” de risques et des pas de côté au audiovisuel. Succédant aux cœur du système dominant. disparitions récentes de quelquesAlain de Greef fut peut-être le unes des figures de cette aventure dernier des grands programmateurs – Jean-François Bizot, au premier de la télévision française, l’un de ces chef, puis Michel-Antoine Burnier, “saltimbanques” du petit écran qui, Léon Mercadet, Jean-Pierre Lentin, sous la surface de sa désinvolture, Rémy Kolpa Kopoul… –, la mort cachait un sens aigu et précis d’Alain de Greef marque la fin de ce que devait être une télévision d’une génération flamboyante de de divertissement intelligente. journalistes marquée par le goût La fantaisie et l’esprit, la déconne de l’avant-garde, de la contreet la réflexion ne s’opposaient culture, du journalisme narratif jamais dans son atelier de à l’américaine et de la provocation création télévisuelle : la légèreté libertaire et dandy à la fois. conditionnait l’épaisseur, plutôt Si tout son héritage n’a pas été qu’elle ne l’excluait. dilapidé depuis son départ de Canal+ Il avait commencé sa carrière au début des années 2000, fidèle à dans l’audiovisuel comme chef ce qu’il avait inventé dans les grandes monteur à l’ORTF en 1971, avant lignes, l’avenir semble plus incertain. de débarquer sur Antenne 2 en La reprise en main de la chaîne 1974, où il rencontra Pierre Lescure, par le nouvel actionnaire majoritaire avec lequel il conçut l’émission Vincent Bolloré pourrait marquer Les Enfants du rock en 1982, une rupture forte avec tout ce à quoi puis déploya l’identité de Canal+ croyait Alain de Greef : l’irrévérence dès le milieu des années 80. à l’égard des puissants, dont les De 1986 à 2000, il ne baissa Guignols portent encore aujourd’hui jamais la garde de son inventivité, l’étendard, mais qui, semble-t-il, toujours prêt à la provocation et à ne sont pas de son goût. l’exploration de sentiers parallèles. Autre époque, autre ambiance : On a peut-être un peu oublié la mort de De Greef attriste autant aujourd’hui qu’il tenait beaucoup à ses proches que ceux qui attendent quelques programmes minoritaires de la télé autre chose qu’une – Objectif Nul, le JTN, A la rencontre machine normative et tiède. Tout de divers aspects du monde ce qu’il détestait, tout ce qui fut contemporain ayant pour point sa signature et son honneur. Jean-Marie Durand commun leur illustration sur support

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les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 lesinrocks.com mail [email protected] ou [email protected] abonnements société Everial tél. 03 44 62 52 35 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 3e trimestre 2015 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Diane Lisarelli, Carole Boinet, Mathieu Dejean, Claire Pomarès, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Manon Chollot (stagiaire) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall, Marc-Aurèle Baly (stagiaire) reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/idées Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Thomas Hong secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny collaborateurs R. Artiges, D. Balicki, E. Barnett, A. Bellanger, R. Blondeau, T. Blondeau, N. Carreau, C. Cau, Coco, M. Delcourt, A. Gamelin,A. Jean, O. Joyard, B. Juffin, N. Krug, N. Lecoq, J. Le Corvaisier, A. Leehmann, M.-L. Lubrano H. Lucien, Y. Perreau, A. Pfeiffer, J. Provençal, P. Sourd, D. Smith publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 assistante Estelle Vandeweeghe tél. 01 42 44 43 97 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistante Elise Beltramini tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion presse Romane Bodonyi tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz responsable éditoriale du concours création vidéo Anna Hess marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Marion Bruniaux tél. 01 42 44 16 62 contact agence Destination Média – Didier Devillers et Cédric Vernier tél. 01 56 82 12 06, [email protected] fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Elodie Valet accueil, standard ([email protected]) Geneviève BentkowskiMenais, Walter Scassolini impression, gravure SIEP, ZA Les Marchais, rue des Peupliers 77590 Bois-le-Roi brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles B1302 60643 Chantilly Cedex [email protected] ou 03 44 62 52 35 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2015 tous droits de reproduction réservés. 8.07.2015 les inrockuptibles 103

Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes Une pièce jouée en ce moment au Théâtre du Petit-Saint-Martin à Paris. Une histoire touchante. Un acteur touchant. Une histoire prenante. Un acteur prenant. Love & Mercy de Bill Pohlad L’émouvant portrait d’un des plus foudroyants mythes de la pop : Brian Wilson.

Flo Morrissey Tomorrow Will Be Beautiful Un premier album où se dessine l’histoire d’une songwriter habitée et d’une star en devenir.

Louis-René des Forêts – Œuvres complètes Un auteur rare, souvent considéré comme un écrivain pour écrivains, mort en 2000.

musique Young Fathers Coup de cœur immédiat, en particulier pour la vidéo de Shame en session pour le Guardian. A consommer sans modération.

littérature La Question d’Henri Alleg Je l’ai lu il y a peu. J’en reste encore sans voix. propos recueillis par Noémie Lecoq

Dominique A – La mémoire vive de Thomas Bartel Un portrait aussi sensible, intelligent et drôle que son sujet.

Les Mille et Une Nuits – L’inquiet de Miguel Gomes Premier volume d’un triptyque sur les tumultes politiques et sociaux du monde à travers l’histoire de Shéhérazade.

Météorologie des sentiments de Philippe Rahm L’architecte restitue ses émotions comme autant de phénomènes climatiques.

Son Lux Bones Désormais grand performeur sur scène, l’Américain revient avec un disque complexe, viscéral et rageur.

The Zomba Prison Project I Have No Everything Here Le producteur Ian Brennan a saisi les voix et les musiques de prisonniers du Malawi.

The Honourable Woman Canal+ Avec l’intense Maggie Gyllenhaal. True Detective saison 2 OCS City La série phare de 2014 revient, avec Colin Farrell et Vince Vaughn. Sense8 Netflix Les Wachowski continuent de n’en faire qu’à leur tête.

104 les inrockuptibles 8.07.2015

Gaëtan Roussel Il sera en concert le 8 juillet au festival Days Off (Paris) pour Re-Play Blessures, une relecture de l’album d’Alain Bashung écrit avec Serge Gainsbourg.

sur Emilie Nicolas Like I’m a Warrior Une nouvelle pierre à l’édifice electro-pop scandinave.

Le Feu et le Récit de Giorgio Agamben Dans un recueil de dix essais inédits, le philosophe italien interroge l’acte de créer. Unfriended de Levan Gabriadze Un film d’horreur sur un écran MacBook. Le Projet Blair Witch de notre époque.

Richard Schoeder

théâtre

Les Certitudes du doute ; L’Art de la joie de Goliarda Sapienza Redécouverte de cette écrivaine italienne hors norme, féministe et bisexuelle.

Allô, Dr Laura ? de Nicole J. George Un poignant récit autobiographique où il est question d’identité sexuelle, du père et de la liberté.

Les Ménines de Santiago García et Javier Olivares Une biographie fictionnelle de Vélasquez.

Hiver rouge d’Anneli Furmark Quand l’amour et la politique s’emmêlent dans la Suède des 70’s.

Antoine et Cléopâtre texte et mise en scène Tiago Rodrigues Festival d’Avignon Rodrigues convoque Plutarque et Mankiewicz pour une épure de la pièce de Shakespeare.

Des arbres à abattre d’après Thomas Bernhard, mise en scène Krystian Lupa Festival d’Avignon Un voyage aux tréfonds de l’âme du dramaturge autrichien et un manifeste-fleuve sur l’état de l’art en Pologne.

Richard III de William Shakespeare, mise en scène Thomas Ostermeier Festival d’Avignon L’expression d’une violence métaphorique en écho à la barbarie contemporaine.

Korakrit Arunanondchai Palais de Tokyo, Paris Toile denim, culture populaire et lumière de plateau : le langage plastique du Thaïlandais.

Images à charge ; Le Jour d’après BAL et Bétonsalon, Paris Comment l’image fait preuve, et de quelles manières peut-elle être représentative d’une réalité ?

Fomo Friche Belle de Mai, Marseille Une expo collective qui prend des nouvelles de notre monde.

Sunset PC, Mac Le nouveau jeu du studio belge Tale of Tales plonge le joueur dans l’Amérique latine des années 70 et lui fait vivre une révolution du point de vue d’une femme de ménage.

Splatoon Wii U Des créatures mi-hommes, mi-calamars s’affrontent dans des parties de paintball endiablées, et cela donne tout simplement le jeu en ligne le plus grisant du moment.

The Witcher 3 PS4, Xbox One et PC Très attendu, le troisième volet de la série de jeu de rôle est encore plus réussi que prévu. Aussi riche que plastiquement éblouissant.

HORS SÉRIE The Who, maximum rock’n’roll Les Who, qui célébreront leurs 50 ans de carrière sur la scène du Zénith de Paris le 30 juin, sont à l’honneur de ce nouveau hors-série des inRocKuptibles. Phénomène musical planétaire, le groupe anglais a, depuis les années 1960, conjugué pop ravageuse, opéra rock et hard-rock. C’est leur trajectoire fascinante que les inRocKs retracent ici.

EN KIOSQUE et sur les inRocKs store également disponible en version numérique

Du Blonde par Renaud Monfourny

Beth Jeans Houghton a achevé sa mue : elle est désormais Du Blonde et vient de sortir un nouvel album, Welcome back to Milk (Mute).

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