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les démons de Soko

enquête

l’Italie dans le tunnel

Jean Paul

Gaultier

40 ans d’humour et de génie

M 01154 - 1005 - F: 3,50 €

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Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 11 000 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

No.1005 du 4 au 10 mars 2015 lesinrocks.com

spécial mode

24 pages

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chers Enfoirés par Christophe Conte

J

e sais, c’est pas très Charlie de s’en prendre à vous, j’irai sans doute en enfer à cause de ça. Mais j’ai comme le sentiment prémonitoire que l’enfer est une épreuve moins terrible que celle qui consiste à devoir s’infliger vos merdes sonores et visuelles depuis maintenant plus de vingt-cinq ans. Jusqu’ici, on ne disait trop rien, vous étiez immunisés, sanctifiés au nom d’une noble cause qui vous avait désignés comme VIRPP. Very Important Représentants de la Pauvreté People. Cracher sur vos bonnes consciences caritatives, c’était mollarder par ricochet dans la gamelle du nécessiteux, atteindre

aussi les milliers de bénévoles anonymes, glavioter sur la tombe de Coluche et, pire que tout le reste, faire de la peine à TF1. Du coup, on baissait les yeux devant vos spectacles de patronage dégueulasses, on gardait pour nous cette rage écœurée en voyant défiler dans vos rangs un grand nombre d’évadés fiscaux – même déguisés en Bécassine ou en Casimir, certains Enfoirés demeurent de beaux enculés –, on ne mégotait même plus sur le fait que d’autres touchaient de conséquents droits d’auteur grâce aux chansons reprises par la troupe, souvent par la croupe. Un petit tacle à l’encontre des généreux professionnels, des aristos du cœur, de la secte

Goldman, et c’était les tibias chétifs d’un enfant mal nourri qui volaient symboliquement en éclats. Et puis arriva, la semaine dernière, votre nouvelle chanson, Toute la vie, accompagnée d’un clip, deux raisons pour briser le silence avec le même vacarme que votre chorale de tartuffes nous casse les tympans. Dans la vidéo, on voit un groupe de jeunes anonymes qui vous font face en vous déballant à la gueule quelques vérités. Ils vous reprochent, et à travers vous aux adultes, d’avoir tout pris, tout vécu, tout détruit aussi (de l’environnement aux idéologies) et de ne leur avoir laissé que des décombres (“Nous c’est chômage, violence et sida”). Réplique de votre camp, celui des supposés nantis, des “rondsde-cuir” aurait dit Francis Lalanne : “Tout ce qu’on a, il a fallu le gagner. A vous de jouer, mais faudrait vous bouger !” Notons tout d’abord qu’il y a encore des jeunes, le casting a dû être épineux, dont le but dans la vie est de ressembler à Liane Foly, à Mimie Mathy, au pétomane Michael Youn, à Gringoire le chanteur participatif ou au rappeur en fin de droits MC Solaar. Ensuite, quel est le message, le sous-texte de cette leçon paternaliste ? Faudrait pas vous plaindre, les merdeux, lâchez un peu Facebook, arrêtez de fumer des clopes (si, si, c’est dit explicitement) et sortez-vous les doigts du derche pour tenter de devenir des cadors lumineux du genre Patrick Fiori, Kad Merad, Lââm ou Pascal Obispo. “Vous avez toute la vie, c’est une chance inouïe”, s’époumone cette joyeuse bande de squatteurs médiatiques, au risque involontaire de provoquer une recrudescence de suicide chez les jeunes, qui préféreront sans doute crever que de ressembler à ça. Quant à ceux qui crèvent la dalle, et si le message caché s’adressait aussi à eux, les “assistés” auxquels tant de stars très occupées font l’aumône de leur temps si précieux ? Je vous embrasse pas, on a toute la vie.

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No. 1005 du 4 au 10 mars 2015 couverture Jean Paul Gaultier par Alexandre Guirkinger, graphisme Gala Collette, pour Les Inrockuptibles

38 billet dur édito debrief recommandé interview express Karim Rissouli l’Italie dans le tunnel les chiffres du chômage s’aggravent et poussent les jeunes à fuir le pays + les travaux de la ligne TGV Lyon-Turin vont bon train : Erri De Luca s’explique sur ses propos appelant au “sabotage” du projet du val de Suse

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le monde à l’envers nouvelle tête Julien Creuzet la courbe la loupe démontage futurama food spécial mode

Luca Campri pour Les Inrockuptibles

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manteau Paul Smith

70 Vincent Ferrané pour Les Inrockuptibles

rencontre avec Jean Paul Gaultier, un mois avant l’exposition qui lui est consacrée au Grand Palais + les nouveaux folks + l’esthétique petite frappe + Gosha Rubchinskiy, un Russe peu orthodoxe + Bjarne Melgaard : un artiste ausculte la mode + où est le cool ?

66 Saul à l’appareil portrait de Bob Odenkirk, l’avocat de la série Better Call Saul, spin-off de Breaking Bad

70 le cas Soko la Française a puisé dans ses démons pour un deuxième album intime et surprenant. Entretien

74 Tariq Teguia fait sa révolution

profitez de nos cadeaux spécial abonnés

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cinémas Citizenfour, L’Art de la fugue… musiques Father John Misty, Will Butler… livres Gary Shteyngart, Ricardas Gavelis… scènes Hideki Noda, Fassbinder expos l’appropriationnisme, Davide Balula médias Society, Los Angeles : cité du film noir… ce numéro comporte un encart “Musée du quai Branly” jeté dans l’édition kiosque et abonnés PIDF.

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Hervé Lassïnce pour Les Inrockuptibles

une rétrospective à Pompidou et un troisième film bientôt en salle pour ce cinéaste de l’Algérie contemporaine

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Quoi de plus ennuyeux, au fond, qu’un étalage de virtuosité sans enjeu ? C’est ce qu’on finit par se dire vers la fin de Birdman, quand on s’est lassé des grimaces de Michael Keaton et des encombrantes interventions de son ancien personnage d’homme-oiseau. Que tout ça est lourd et sans grâce, toutes ces redites à propos de l’acteur et ses défroques (Michael Keaton et Batman, OK), du réalisme au théâtre, de l’opposition Broadway/Hollywood, Côte Ouest/ Côte Est, et de fifille qui se tape le partenaire de papa parce que papa n’a pas assez pris soin d’elle quand elle était petite, trop occupé qu’il était à faire l’homme-oiseau contre du bon argent, pitié ! Mais, en plus de ces tonnes de psychologie de bazar, le choix du (faux) planséquence unique – qui devient donc plan-film, comme dans L’Arche russe de Sokourov (2002) – rend les choses encore plus embarrassantes. Avec le numérique, on fait ce qu’on veut, on truque, on triche, on raccorde à gogo, ni vu ni connu je t’embrouille, et Birdman ne prétend d’ailleurs pas le contraire puisqu’il renonce à toute illusion diégétique, l’action étant censée se dérouler sur plusieurs jours, et sur plusieurs répétitions publiques et payantes, avant l’opening night, la vraie première, celle après laquelle la dame du New York Times lèvera ou baissera le pouce sur le spectacle. Alors, combien de raccords numériques invisibles, en plus des effets spéciaux trop visibles ? Combien de fois se sont-ils plantés et combien de confettis numériques ont-ils mis bout à bout pour finalement former cette illusion de continuité ? Quel est l’intérêt d’une performance de mise en scène privée de sa difficulté majeure : la nécessité de tout recommencer si quiconque se trompe. Pour L’Arche russe, Sokourov, lui, a dû s’y reprendre à quatre fois. Ça devait être quelque chose, cette unique prise de 99 minutes réussie : le musée de l’Ermitage et ses fantômes, des mois de répétition et deux mille acteurs et figurants, ça passe ou ça casse… C’est passé et la majesté du film tenait aussi à la folie de son pari,

Malec l’insaisissable (The Goat) de Buster Keaton et Malcolm St. Clair (1921) Birdman d’Alejandro González Iñárritu (2014)

blockbuster Keaton

nullement gratuit. L’Arche russe ne pouvait qu’avoir cette forme souveraine, un authentique suspense de fabrication. Nul suspense dans Birdman, le mal nommé, mais un long étalage de vanité. Alors que Vincent n’a pas d’écailles, le si beau premier long métrage de Thomas Salvador, ne contient que des effets spéciaux “à l’ancienne”, “proches du cirque et de la magie, et sans une goutte d’eau numérique”, comme le précise son auteur. Du coup, le contraste entre la lourdeur du monde et les bondissants pouvoirs de ce drôle de superhéros devient tout naturellement le cœur du film. Comme s’il fallait d’abord ressentir le poids des choses et leur dangerosité avant de jongler avec elles. C’est ce que semblait dire Buster Keaton – génie du cirque et du cinéma, dont le prénom signifie “casse-cou” – à chaque fois qu’il survivait aux plus dangereuses cascades, comme dans Steamboat Bill Jr. (1928) quand la façade de la maison s’écroulait et qu’il ne bronchait pas au milieu de la fenêtre – écrabouillé à dix centimètres près, miraculé après chaque plan. On aura toujours peur pour lui, comme on aura toujours peur que Skolimowski se casse le cou en descendant du train en marche dans Walkover (1965), même si on l’a vu dix fois, alors qu’il saute comme si de rien n’était, avec son élégance et son détachement de cinéasteboxeur. C’est un plan-séquence, le coup du train en marche, de ceux qui font décoller le monde et échapper soudain aux lois de la pesanteur. Pour Keaton (Buster), Skolimowski et Salvador, le cinéma sert aussi à ça.

De Buster à Michael, du vrai au faux plan-séquence retouché ad libitum, quelque chose – la majesté, la grâce, l’enjeu ? – du cinéma s’est perdu

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s’échapper de soi et faire le mort grâce aux inRocKs La semaine dernière, un quota explosé, des voix qui nous animent, des impératifs de construction, une page blanche, des risques à courir et, enfin, le déploiement.

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on cher Inrocks, Brodinski est beau. Brodinski est doué. Brodinski porte une belle montre sur ta couve : il a réussi sa vie. Oh putain, je sens qu’il va m’énerver. Brodinski est “le son d’une génération”, et Brodinski fait fait fait c’qui lui plaît plaît plaît : “J’avais dit que je le ferais et une fois de plus, je l’ai fait (…) j’ai explosé le quota de ‘faire ce dont j’ai envie’…” Jaloux, moi ? Pfff. Consolons-nous, me dis-je : mon “quota de ‘faire ce dont j’ai envie’” est intact. Au rythme où vont les choses, mes vieux jours risquent d’être follement débridés. En attendant, l’automate doit aller gagner sa croûte. Réveil, chronique politique de 7 h 22, clope, café, douche, clope, chronique humoristique de 7 h 58, clope, habillage, brossage de dents, clope, c’est parti jusqu’à demain, et ça s’appelle ma vie. Je suis comme cet acteur qui, dans le dernier spectacle des Chiens de Navarre, “du réveil à la douche, du petit déjeuner au suicide (…) suit à la lettre et en play-back les bruitages et les voix qui l’animent”, un pantin animé de l’extérieur, déconnecté de soi. Il y a eu un bug quelque part. Benoît Hamon dit, à propos de la République, “on peut s’interroger sur ce qu’on a raté”. C’est vrai, on peut. Mais est-ce bien nécessaire ? Est-on certain qu’on aurait pu faire mieux autrement ? Que ça n’aurait pas été pire, qu’on n’aurait pas raté différemment ? N’est-il pas plus sage de cesser la comédie de l’ado, du jeune homme, du trentenaire, puis, comme le Riggan de Birdman, du “quinqua ou sexagénaire qui sent que les potentialités de son avenir se réduisent et qui cherche désespérément, urgemment, un sens à son existence” ? Le “sens de l’existence”, c’est la réduction progressive des potentialités d’avenir, et, à la fin, la disparition. Alors quitte à disparaître, disparaissons maintenant ! Au moins pour un temps. Résistons à ces “impératifs de se construire une identité”, dont parle David Le Breton dans Disparaître de soi – Une tentation contemporaine. Disparaître de soi, explique-t-il, c’est décider de “s’échapper de soi, plus encore que du monde, cesser de vouloir contrôler son existence, se laisser couler, s’effacer face à l’obligation de s’individualiser”. Devenir personne. Relâcher la pression. Retrouver ce que Le Breton appelle la “blancheur”, c’est-à-dire maintenir son existence “comme une page blanche pour ne pas se perdre ou courir le risque d’être impliqué, d’être touché par le monde”. “Faire le mort” pour rester en vie, se sauver en désertant. Entrer dans ce “contremonde, champ de pures sensations, d’où l’on revient, où l’on se perd aussi parfois définitivement”. Un voyage vers la “blancheur”, exact inverse d’une quête de sens, qui “est parfois une puissance, une énergie en attente de son déploiement prochain”. Les pages blanches peuvent donner envie d’écrire. Il faut se mettre en retrait, en pause pour accumuler cette énergie qui nous fera renaître. Excellente raison pour ne pas aller bosser, me mettre sur messagerie et “faire le mort”. Café, clopes. Plumard. J’accumule de la puissance. Alexandre Gamelin

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une semaine bien remplie Se balader dans les chroniques italiennes d’un amoureux de la Botte, suivre la nouvelle série postapocalyptique écrite par Tina Fey, traverser cinquante ans de pop-culture avec les avatars de Ziggy et mettre au jour l’inconscient féministe dans la culture contemporaine.

conte de Fey Unbreakable Kimmy Schmidt La nouvelle série créée par la talentueuse Tina Fey (30 Rock, Mean Girls) déboule sur Netflix. On y suivra l’histoire d’une certaine Kimmy Schmidt (Ellie Kemper, photo), jeune femme rescapée d’une secte apocalyptique, et de la cave où elle était enfermée pendant quinze ans, découvrant la vraie vie à New York City. Une comédie sucrée qui ne devrait pas manquer de ces piques satiriques dont Tina Fey a le secret.

Eric Liebowitz/Netflix

série à partir du 6 mars sur Netflix

a casa mia Foudroyé par l’Italie comme d’autres tombent amoureux, le photographe Bernard Plossu présente ici les fragments de sa relation passionnelle avec ce pays. Documentant du nord au sud cette terre où sont nés tant de chefs-d’œuvre, Plossu entre dans le décor et construit son imaginaire par son histoire familiale, les fresques de Giotto ou les films d’Antonioni. exposition jusqu’au 5 avril, Maison européenne de la photographie, Paris IVe, mep-fr.org

Italie, île de Capraia, 2014

L’Italie de Bernard Plossu

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kaléidoscope

Masayoshi Sukita, 1973/The David Bowie Archive

David Bowie Is Cinquante ans de pop-culture débarquent à Paris par le biais du fascinant personnage shakespearo-warholien qu’est David Bowie. Après son immense succès londonien, David Bowie Is, objet monumental, hors norme et indéfinissable, se retrouve en parfaite adéquation avec ce vaisseau futuriste qu’est la Philharmonie. Une expérience à poursuivre avec notre hors-série sur le Thin White Duke, toujours en kiosque. exposition jusqu’au 31 mai, Philharmonie de Paris, Paris XIXe, philharmoniedeparis.fr

MLF OKLM Les 30 féministes que personne n’a vus venir “Peut-on être féministe sans le savoir ?”, s’interrogent Johanna Luyssen et Enora Denis dans un petit livre qui chine et déniche, hors des marronniers de l’histoire du féminisme, l’inconscient féministe de figures de la culture contemporaine comme Jimmy Carter, Tony Micelli, 2Pac ou Nicki Minaj. Un livre drôle, malin, rafraîchissant et érudit qui met dans le mille du féminisme pop. livre Le Contrepoint, 80 pages, 12,90 € 4.03.2015 les inrockuptibles 15

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“on a sous-estimé l’animal politique qu’est Hollande” Chroniqueur au Grand Journal, Karim Rissouli parle du fact-checking, d’Eric Zemmour, de Stefan Edberg et évoque l’esprit du 11 janvier.

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epuis le début de l’année, ta présence s’est élargie au Grand Journal. Est-ce pour contrer Natacha Polony et Jean-Michel Aphatie ? Karim Rissouli – Avant Noël, on a constaté que la partie politique du Grand Journal manquait d’humeur, d’esprit de bande, mais aussi de fluidité. Tous deux restent des éditorialistes purs. Je suis là pour l’info, le factchecking, pour briser des clichés. En janvier, on a vérifié les cinquantedeux dernières unes de Charlie Hebdo pour mesurer l’absence de fixation du journal sur l’islam. On a compté trentecinq unes sur la politique dont dix sur le FN, deux sur les cathos, une sur Israël et une seule sur Mahomet. Trois journalistes politiques côte à côte, n’est-ce pas un peu trop ? Nos prises de parole s’articulent plutôt bien. Je gardais un souvenir un peu traumatisant de ma première rencontre

avec Aphatie. Il m’avait interviewé en 2009 à propos de mon premier livre, Hold-uPS, arnaques et trahisons, et m’avait chahuté en me demandant où étaient mes preuves. Je n’avais pas su répondre car je me sentais attaqué. Comment as-tu vécu les événements de Charlie et de l’Hyper Cacher ? Cela a été un moment intimement fort. Je suis un peu schizophrène sur ce sujet. Je suis un laïcard convaincu : le blasphème est un droit et quasiment un devoir. En même temps, je conçois que des populations reléguées socialement puissent se sentir blessées à cause de cette relégation même. S’appeler Karim, être issu d’une famille marocaine musulmane par mon père, catholique par ma mère, ce n’est pas anodin. C’est-à-dire ? Au début des années 90, un de mes oncles est devenu fanatique intégriste. Ma famille s’est divisée en deux camps, avec mon père opposé à mon oncle. L’été, quand j’allais en vacances chez mes grands-

parents au Maroc, mon oncle me disait que mon père irait en enfer parce qu’il ne priait pas… Ces souvenirs très lourds sont remontés au moment des attentats. Je me suis senti musulman dans le regard des autres, ce qui ne me dérange pas car je sais ce que je suis. J’avais envie de chialer toute la journée. Je l’ai dit en plateau. Crois-tu en ce fameux “esprit du 11 janvier” ? L’esprit du 11 janvier est évidemment fragile. C’est surtout l’esprit d’avant qui était flippant. J’étais paradoxalement plus inquiet cet automne, quand le livre de Zemmour cartonnait, quand je voyais les débats autour du livre de Houellebecq, au-delà du roman lui-même. Pour le coup, l’après-11 janvier a fait se ressouder une autre France. J’ai emmené mon fils de 3 ans à la marche, je me suis surpris à saluer des flics, j’ai été très sensible à ce moment. Au point de t’avoir changé ? Oui, même si j’ai encore du mal à dire comment.

J’aime la politique, mais je n’ai plus envie de recevoir des politiciens obsédés par la conquête du pouvoir. Et les politiques, eux, ont-ils changé ? Je ne crois pas, non. La vie politique a repris ses droits très vite. Le fait que Sarkozy demande à ses troupes de faire échec à la loi Macron prouve bien que l’esprit du 11 janvier est terminé. Les frondeurs du PS avaient des raisons idéologiques, mais Sarkozy n’a rien à reprocher à la loi Macron sur le fond. Et la résurrection de François Hollande ? Je ne l’ai jamais cru fini, même avant le 7 janvier. Je pense depuis le début du quinquennat qu’il sera candidat en 2017 et qu’il a une bonne chance d’être réélu. Celui qui sera au second tour sera élu. On a sous-estimé l’animal politique qu’est Hollande. Qui t’a impressionné récemment chez les politiques français ? Macron, quoi qu’on pense de lui. Après l’avoir rencontré la première fois en 2011, je me suis dit que j’étais plus intelligent

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en sortant du rendezvous qu’en entrant. Je ne parle pas du fond, mais de l’animal politique. Même s’il lui manque le rapport au suffrage universel, la vie dans une circonscription rurale au fond de la France. Tu as eu des mots avec certains invités comme Eric Zemmour ou Marine Le Pen… J’aurais aimé dire plus et mieux ce que je pensais à Eric Zemmour, que je présentais en novembre 2013 comme un visiteur du soir de Le Pen. Depuis, on a dit que son livre avait été relu par des conseillers de Marine Le Pen. C’est dans la logique de ce que je disais déjà. Avec Marine Le Pen, à qui je reprochais la gestion des mairies FN dans les années 90, cela a été très violent. D’où vient ton goût de la politique ? On parlait de politique à la maison, tout le temps. Mes parents sont engagés dans des associations et syndicats. Mon père, éducateur spécialisé, a travaillé avec les travailleurs immigrés

“je suis venu au journalisme par l’engagement et le militantisme” dans les années 70. Ma mère, assistante sociale, a monté des projets d’aide aux villages roumains à l’époque de Ceausescu. Mon premier souvenir de télé, c’est le premier tour de la présidentielle de 1988, avec Le Pen à 15 %. Quelles personnalités t’ont fasciné ? Petit, j’adorais Stefan Edberg. La première bio que j’ai lue, celle de Martin Luther King, m’a marqué. En 2003, j’ai rencontré Yasser Arafat, cela m’a impressionné. J’étais assez engagé dans les territoires palestiniens. J’ai monté une association il y a dix ans : des écoles de musique dans des camps de réfugiés palestiniens. Je suis aussi venu au journalisme par là, par l’engagement et le militantisme.

Le Bondy Blog vient de fêter ses 10 ans. Comment perçois-tu cette expérience d’un média écrit par des jeunes des banlieues ? La question n’est pas d’avoir plus d’Arabes et de Noirs à la télé : si c’est des fils de diplomates, on s’en fout. Je suis plus attaché à un critère social : le jour où un fils d’ouvrier, qu’il soit noir ou blanc, présentera le 20 heures, cela changera quelque chose. Or si tu travailles sur le critère social, tu abordes la question de la représentation des minorités dites visibles. Il faudrait cent cinquante Bondy Blog dans ce pays. Si on ne traduit pas en actes l’émotion collective du 11 janvier, j’ai peur que cela soit trop tard. propos recueillis par Jean-Marie Durand 4.03.2015 les inrockuptibles 17

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I Am Me, We Are Us and That’s All de Beast (Milan, octobre 2014), photo Piaggesi/Fotogramma/ROPI-RÉA

Œuvre du street artist Beast. Matteo Renzi, toujours plus sérieux à mesure qu’il s’approche des dirigeants européens

drame à l’italienne A l’heure où l’Italie dresse un premier bilan des réformes menées par son chef de gouvernement Matteo Renzi, le chômage des jeunes continue à s’aggraver.



e comprends aujourd’hui que le départ m’a sauvée.” Diplômée en économie, Diletta, 28 ans, a fui l’Italie il y a deux ans. Direction l’Angleterre d’abord, où elle acquiert une spécialisation en management à l’University College de Londres, puis Paris où elle obtient un stage dans une banque et un premier emploi. Un contrat à durée déterminée, “bien rémunéré”. Elle exulte. Forte de ses premiers succès, elle rentre en Italie il y a trois mois, persuadée d’y trouver un emploi. Mais, à son arrivée, elle retrouve des amis anéantis et incrédules : “Même les meilleurs, multilingues et surdiplômés, ont été éjectés par le système. Ils sont totalement perdus. C’est indécent.” A son tour, Diletta multiplie les entretiens d’embauche et se retrouve “aliénée”, engluée chez ses parents. Aujourd’hui, elle sait déjà que si elle veut continuer à faire partie des rescapés, elle va devoir “à nouveau s’échapper”. Même trajectoire pour Claudia, réalisatrice de 31 ans, qui avait choisi il y a quelques mois de rentrer chez elle, à Lecce, au sud de l’Italie. “Je suis revenue pour voir, portée par un certain sentiment de responsabilité et peut-être de culpabilité. Boostée par l’énergie des années passées à l’étranger, j’étais persuadée que si j’y croyais, ça allait marcher.” Depuis son retour, Claudia répond à des dizaines d’appels à projets. Presque systématiquement, elle les remporte. Mais “en réalité, c’est usant.

Tu restes en attente, toujours”. En attente d’un contrat, qu’on “met des semaines à t’envoyer”. Puis en attente d’un salaire, qui arrive souvent “avec cinq à sept mois de retard”. Chaque matin, elle se demande désormais si elle ne doit pas repartir en vitesse. “Cette situation me rend folle”, conclut-elle. Un an après la nomination de Matteo Renzi à la présidence du Conseil, la situation de la jeunesse italienne continue à s’aggraver. En novembre, le taux de chômage des moins de 25 ans frôlait les 44 %. Un record. Ils sont désormais 729 000 sur un total de plus de trois millions de chômeurs. Le plus jeune chef de gouvernement de l’Union européenne (40 ans) avait pourtant promis dès son entrée au Palazzo Chigi, le 22 février 2014, de rompre la “prison générationnelle” en luttant contre la corruption, le népotisme et la culture des raccomandazione (pistons). Il se donnait alors cent jours pour entamer des réformes structurelles. De l’avis général, un changement colossal a été impulsé. Cependant, un an plus tard, les chantiers sont toujours en cours, la dette publique s’aggrave (2 135 milliards d’euros, contre 2 069 en 2013), et le “Rottamatore” (démolisseur) s’est résolu, dès l’automne dernier, à présenter un nouvel agenda. Il lui faudra désormais mille jours pour transformer le pays en profondeur. Début décembre, Matteo Renzi sauve l’honneur, de justesse, en obtenant une première

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grande victoire : l’adoption par le Sénat du “Jobs Act”, une réforme du code du travail offrant assouplissement des règles de licenciement, incitations fiscales pour les entreprises embauchant pour une durée indéterminée, renforcement des indemnités chômage et création d’une agence pour l’emploi. “Une réforme à destination des jeunes, ou en tout cas présentée comme telle par Matteo Renzi. Son discours à leur égard est empli de bonnes intentions”, commente Sofia Ventura, professeur de sciences politiques à l’Université de Bologne. Mais la politologue peine à masquer son embarras face à l’optimisme démesuré de Matteo Renzi. “Le décalage est important entre son enthousiasme et la réalité vécue par les jeunes Italiens. Leur situation est critique et pour l’heure, rien ne laisse véritablement présager un changement de tendance.” Malgré un sondage Demos, publié le 7 février par le quotidien La Repubblica, attestant que la cote de popularité du chef de gouvernement italien a chuté de treize points en cinq mois, Matteo Renzi continue de bénéficier d’un taux de confiance rarement égalé dans le paysage politique transalpin. Une confiance partagée par Chiara, 21 ans, étudiante en deuxième année d’économie à la prestigieuse université Bocconi : “C’est un roublard qui fait le malin en permanence, mais je continue de croire que c’est le meilleur politique qu’on ait eu depuis des années.”

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le phénomène de la fuite croissante des bras et des cerveaux s’accélère chaque mois Même évidence pour Diletta : “Pour l’instant, je le suis, il est bien moins pire que les autres.” Paolo, florentin de 28 ans, applaudit “son énergie incroyable. Certains disent qu’il a fait virer le parti à droite. A l’inverse, je crois que la gauche va de l’avant avec lui. C’est un vainqueur. Quoi qu’il arrive, il marque des buts. Et quoi qu’il advienne, il a quasiment fait disparaître Berlusconi. C’est notre dernier espoir. Soit on le suit, soit on est mort.” Tour à tour, ils concèdent que le jeune chef du Conseil aura besoin d’un peu de temps supplémentaire, mais ils comptent sur des résultats tangibles. En attendant, Sofia Ventura, perplexe, ne voit pas quoi conseiller d’autre à ses étudiants que la fuite : “Chaque jour, ils me demandent ce qu’ils doivent faire. Je leur dis de partir. Qu’ils voyagent. C’est bien trop difficile ici… C’est triste. Nous dépensons beaucoup d’argent et d’énergie pour former des jeunes qui investiront

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Manifestation contre les réformes du travail de Matteo Renzi. Milan, le 28 novembre 2014

en réalité les rangs des entreprises étrangères. Le coût est énorme. Ce n’est vraiment pas une affaire !” Depuis le début des années 2010, experts et médias italiens s’inquiètent de la “fuite croissante des bras et des cerveaux”. Mais chaque mois, le phénomène s’accélère. Le quotidien Il Fatto Quotidiano est allé jusqu’à créer une rubrique dédiée à la problématique, “Cervelli in fuga”, qui chaque semaine recense analyses et témoignages. “Aujourd’hui, je rencontre plus d’amis à l’aéroport que dans le centre-ville”, ironise le journaliste Ferruccio Sansa sur le site du journal. S’il est difficile d’établir avec certitude la quantité de départs, l’Istat (l’Institut national de statistiques) évalue à 100 000 le nombre de jeunes Italiens qui ont fui chômage, travail au black et contrats précaires. La précarité, c’est le quotidien de Margherita, jeune diplômée en littérature qui collabore avec plusieurs maisons d’édition, en free lance – “tout sauf un choix”. Comme elle, les jeunes Italiens contraints au travail indépendant seraient des centaines de milliers. “Bloquée” en Italie parce qu’elle assure “être incapable de maîtriser la moindre langue étrangère”, Margherita cumule des dizaines de contrats, chaque mois. “En travaillant sans arrêt, au mieux je réussis à gagner 1 100 euros. Mais ça m’arrive de tourner autour de 500 euros par mois. Alors, je complète en donnant des cours du soir aux étudiants. Tous mes amis à Rome vivent comme ça.” Epuisée, elle ne sait plus quoi dire et préfère en rire : “L’avantage c’est que tu ne t’ennuies jamais. Tu bosses tout le temps, et ton cerveau reste éveillé, en permanence… Mais, en réalité, ti rompe le scatole  (ça te casse les couilles) !” Elle conclut : “Je ne comprends pas ce que fichent les gens de ma génération. Personne ne gueule. On vit dans une sorte de torpeur.” Autant de galères que Paolo a rapidement esquivées, en prenant le large. A sa sortie de l’université Bocconi, un master d’économie en poche, il enchaîne stages et entretiens d’embauche. En vain. “Tu perds confiance en toi. Alors, tu sors tout le temps, tu fais la fête, tout ça financé par tes parents qui acceptent de te défrayer de ton alcool et de continuer à t’héberger. Tu réalises certains matins que tu es sorti un mois sans t’arrêter.

Marmorino/Newpress/ROPI-RÉA

certains hommes politiques moquent des jeunes blotties dans les bras de mamma

Tu recommences alors à envoyer des CV, déchaîné, tous les jours pendant une semaine. Puis tu attends. Et toujours rien. Le temps se dilate. Tu perds toute ton énergie, toute ta poigne. Tu peux renoncer très vite.” Au printemps dernier, Paolo décide de tracer à Paris. Rapidement, il obtient un CDD, puis un CDI quelques mois plus tard, avec un énorme soulagement. Aujourd’hui, s’il ne se dit absolument pas prêt à rentrer, “il continue de penser chaque jour à l’Italie. Un pays sublime, un pays parfait. Tout le monde devrait rêver d’y vivre, d’y travailler… Mais depuis que je suis né, c’est le foutoir dans mon pays. Et on considère ça comme tout à fait normal. Comme si le bordel était génétiquement italien.” Pour ses amis restés en Italie, il a peu d’espoir. “Beaucoup sont restés anéantis, chez leurs parents”, glisse-t-il, amer. De témoignages en témoignages, la responsabilité des parents est désormais remise en question. Sans jamais accuser “ceux qui permettent notre survie, parfois jusqu’à 40 ans”, tous s’interrogent. Francesco, 28 ans, exilé à Berlin, relève que “nos parents ne nous ont jamais confronté à un mur. Pourquoi ?” Diletta s’étonne quant à elle de constater depuis son retour à Florence que “beaucoup de ses amis sont en colère contre leurs aînés. Ils nous permettent de survivre parce qu’ils ont eu la chance de profiter d’un boom économique, mais c’est vrai qu’ils ne nous ont pas mis en garde, ils ne nous ont rien expliqué de la réalité.” Antonello, jeune journaliste exilé à Paris, note également “qu’un conflit de générations est en train de naître”, jusque sur les plateaux de télévision où certains hommes politiques moquent des jeunes blottis dans les bras de mamma, une jeunesse dans l’incapacité maladive de mener luttes et combats politiques. Une raillerie que l’éditorialiste Massimo Gramellini a contrée dans le quotidien La Stampa, la semaine dernière : “La société que les anciens soixante-huitards confient à leurs petits-enfants est profondément différente.” Faut-il rappeler, souligne-t-il, qu’“avec la chute des naissances et l’allongement de la durée de vie, les jeunes sont devenus une minorité silencieuse qui pèse peu sur les décisions politiques” ? Olivia Müller

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Marco Bertorello/AFP

L’écrivain Erri De Luca devant le tribunal de Turin, le 28 janvier

le défenseur du val Tandis que Hollande et Renzi lancent les travaux de la ligne de train à grande vitesse Lyon-Turin, Erri De Luca comparaît pour avoir soutenu le mouvement des habitants du val de Suse contre la construction d’un tunnel de 57 kilomètres sous les Alpes.

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ardi 24 février à l’Elysée, à l’issue du sommet francoitalien, François Hollande et Matteo Renzi s’administrent quelques tapes dans le dos en signe de sincère amitié. Au cœur de leur déclaration conjointe à la presse, le lancement des travaux de la ligne de train à grande vitesse Lyon-Turin. Quatorze ans après un accord passé pour la création de la ligne ferroviaire, “nous pouvons dire que le Lyon-Turin est non seulement acté, mais lancé. Sa réalisation prendra encore du temps, mais il n’y a plus aujourd’hui aucun frein, aucun obstacle pour aller vers la réalisation de cet ouvrage”, déclare le président français. Aucun obstacle, si ce n’est les habitants du val de Suse dans le Piémont en Italie et leurs très nombreux soutiens qui, depuis des années, s’opposent au projet qui prévoit, notamment, la construction d’un tunnel transalpin de 57 kilomètres. Parmi eux, l’écrivain italien Erri De Luca

qui, depuis 2005, joint sa voix à celles des résistants du mouvement No TAV (“Non au train à grande vitesse”), qui jugent ce projet inutile mais aussi dangereux. Erri De Luca est aujourd’hui poursuivi par la LTF, la société de construction de la ligne, devant le tribunal de Turin. Motif ? “Incitation au sabotage et à la dégradation” du chantier. En cause, des propos tenus et relayés dans la presse en 2013 où l’auteur affirmait : “Je reste persuadé que la TAV est une entreprise inutile et je continue à penser qu’il est juste de la saboter.” Car, contrairement à ce qu’affirmait Hollande à l’issue du sommet franco-italien, la mobilisation des No TAV fédère largement en Italie où elle s’impose comme un mouvement de résistance majeur. Très connu et très soutenu, il ne se passe pas une manifestation sans qu’un drapeau blanc où figure l’avant d’un train noir barré ne vogue au vent – et Renzi lui-même, alors qu’il n’était encore que maire de Florence, s’était déclaré opposé

à ce projet qu’il jugeait “inutile”. “C’est un mouvement de résistance qui regarde désormais des générations, une lutte exemplaire”, explique Erri De Luca, joint au téléphone alors qu’il attend sa prochaine audience, fixée au 16 mars. Dans La Parole contraire, son pamphlet publié en France début janvier, l’auteur italien revendique le droit d’utiliser le mot “saboter” qu’il qualifie de “verbe noble”. “Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens. Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête (…) J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire”, écrit-il, retournant l’accusation contre ceux qui le traînent aujourd’hui en justice. Invoquant l’article 21 de la Constitution italienne qui garantit au citoyen la plus large liberté d’expression, il affirme : “L’accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire.” “Pour moi, porter à une plus

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Matteo Renzi lui-même, alors maire de Florence, jugeait le projet “inutile” large audience celle du val de Suse est un devoir”, nous confie-t-il en se faisant l’écho de leurs arguments. “C’est un projet inutile : il y a déjà une ligne qui relie Lyon à Turin. C’est une ligne sous-employée, qui voyage vide à 70 %. Il n’y a donc aucune demande réelle, aucune nécessité. En plus, il ne s’agit pas de grande vitesse, le terme est faux : sur la distance Lyon-Turin, le train ferait gagner moins d’une heure. Ensuite, il s’agit de percer des montagnes qui contiennent des gisements de pechblende (un matériau hautement radioactif – ndlr) et qui sont pleines d’amiante. L’amiante est très dangereux, il n’y a aucun seuil de sécurité d’exposition. L’amiante ne fait pas de blessés, mais des morts.” C’est en effet un chantier périlleux et pharaonique qui est prévu ici. A la suite du sommet franco-italien, Europe Ecologie-Les Verts publiait un communiqué dénonçant une “catastrophe économique”, une “aberration”, un “projet du siècle dernier que la France et l’Italie s’évertuent à soutenir en dépit du bon sens et de l’opposition des populations concernées”. En 2012, même la Cour des comptes émettait des réserves en pointant l’absence de certification des coûts par un tiers extérieur et la faible rentabilité socioéconomique du projet. L’investissement financier est en effet énorme, de l’ordre de 26 milliards d’euros pour l’ensemble de la ligne. Le tunnel reliant la France à l’Italie coûterait à lui seul 8,5 milliards d’euros, dont 40 % seraient pris en charge par l’UE. Le 21 février, à Turin, des milliers de personnes (entre 4 000 et 10 000 selon les comptages) se sont rassemblées à l’appel du mouvement No TAV. Sur leurs affiches, on pouvait lire : “Chaque euro dépensé pour le train à grande vitesse est un euro volé à quelque chose d’utile pour tous.” Autre mot d’ordre : le soutien aux quarante-huit No TAV condamnés fin janvier à cent quarante années de prison en total cumulé.

Tous sont passés par le département spécialisé du parquet de Turin. Quatre procureurs et un adjoint y sont chargés de s’occuper à plein temps des poursuites contre ces militants. Une “activité de répression judiciaire d’un mouvement de masse” selon Erri De Luca qui rappelle que ces dernières années, il y a eu une intensification des poursuites. “Avec plus de mille personnes incriminées à des titres différents et dont les dossiers passent en priorité, c’est une lutte contre le mouvement d’opposition. Non pas l’application du droit dans le but de rendre la justice mais une lutte.” En outre, l’auteur italien pointe du doigt “la nonapplication des circonstances atténuantes pour ceux dont le casier est vierge”. S’il est condamné, Erri De Luca a déjà déclaré ne pas vouloir faire appel. “Ma parole, je la défends là, en dehors d’une salle de justice, je la défends à l’air libre. J’ai déjà fait mon appel : un appel à l’opinion publique avec ce pamphlet que j’ai écrit sur la parole contraire.” L’auteur engagé considère ce procès comme une forme de prix littéraire. Lui qui fait partie des auteurs italiens les plus lus dans le monde et qui n’a jamais voulu concourir à aucun prix dans son pays ajoute : “Là, mes mots ont reçu un tel intérêt, on leur a donné une telle importance en les disant capables d’inciter à commettre des crimes, que je le prends pour un prix littéraire.” Bien décidé à continuer à “commettre” son opinion comme on commet un délit ou un crime, il se dit touché par les nombreuses personnes qui se sont mobilisées pour organiser des lectures publiques à haute voix. “Des lectures des pages d’un écrivain incriminé... C’est la plus belle et surprenante des défenses possibles pour moi.” Malgré ce que déclarait François Hollande en se félicitant du lancement des travaux, voilà bien un obstacle de poids. Diane Lisarelli en ligne pétition de soutien à Erri De Luca : soutienaerrideluca.net 4.03.2015 les inrockuptibles 23

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Affiche de l’Union sioniste, coalition entre travaillistes et centristes. Jérusalem, le 6 février

Knesset et match ? Depuis vingt ans, la droite dirige Israël. Mais les élections législatives de mars pourraient être remportées par un centre-gauche partisan de la social-démocratie plutôt que d’un libéralisme à l’américaine.

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ela fait vingt ans, depuis l’assassinat de Rabin, qu’Israël n’a pas voté majoritairement à gauche. Deux décennies marquées par deux Premiers ministres issus du Likoud : Ariel Sharon et Benyamin Nétanyahou. Vingt années d’expansion des colonies en territoires palestiniens, de construction du mur de séparation, de rendezvous manqués avec la paix, d’opérations militaires meurtrières dans la bande de Gaza. La roue commence à tourner. Pour les

Nétanyahou écrase la vie politique israélienne depuis bientôt dix ans

élections du 17 mars, l’Union sioniste, coalition formée par le travailliste Isaac Herzog et la centriste Tzipi Livni est au coude à coude dans les sondages avec la droite de Nétanyahou. Peut-être faudra-t-il attendre une autre législature pour confirmer cette renaissance, mais le balancier politique semble être reparti vers la gauche. Que s’est-il passé pour parvenir à cette tendance ? Il y a l’usure du pouvoir. Benyamin Nétanyahou écrase la vie politique israélienne depuis bientôt dix ans. Il y a aussi les affaires, le train de vie extravagant de “Bibi” aux frais du contribuable. Il y a encore de dures réalités sociales : la persistance d’une pauvreté indigne de la start-up economy que l’on se complaît à décrire

à longueur de brochures. Un Israélien sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Mais au-delà de ces circonstances, un fond sociologique singulier explique cette nouvelle donne politique. Une histoire vieille comme la fondation d’Israël : l’opposition entre les Juifs venus d’Europe (Ashkénazes) et ceux du monde arabe (Séfarades). Pour faire vite, Israël a été fondée par des Juifs d’Europe centrale et orientale. Une domination culturelle, économique et politique qui se retrouve encore dans les élites dirigeantes. Tous les actuels candidats au poste de Premier ministre – à gauche et à droite – sont issus de leurs rangs. Le plus “capé” étant le travailliste Isaac Herzog, fils d’un ancien président israélien.

Cette élite ashkénaze est marquée à gauche. Elle peuple les colonnes d’Haaretz, le quotidien de centre-gauche, et alimente les rangs des écrivains et universitaires. Elle est toujours aussi fermée aux Séfarades, plus marqués à droite. Ainsi, dans un premier temps, l’élite ashkénaze a vu d’un bon œil l’immigration massive de Juifs en provenance de Russie ou d’Ukraine. Ils ont pensé rééquilibrer en leur faveur le paysage politique. Mauvais calcul : ce million de nouveaux venus s’est révélé nationaliste, autoritaire et très à droite. Les vingt ans de domination de la droite, voire de l’extrême droite, c’est l’alliance des Séfarades humiliés et des Ashkénazes tout juste débarqués. Ce qui est nouveau, c’est que les enfants de ces immigrés russes commencent à voter. Et contrairement à leurs parents, ils votent à gauche. Issus de familles où le judaïsme est plus culturel que religieux, ils ont souvent fait des études supérieures et voyagent beaucoup. Enfin, ils se sentent européens de culture, alors que le Likoud de Nétanyahou est américanophile. C’est l’autre grande leçon de ce retour en grâce de la gauche israélienne : Israël commence tout juste à revenir d’un voyage politique qui l’a conduit aux Etats-Unis, sur des rives conservatrices et libérales, pour retrouver son essence européenne et pour tout dire solidaire. Anthony Bellanger

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Julien Creuzet L’artiste antillais donne corps à la créolisation du monde grâce à ses “œuvres-îles” et un “opéra-archipel”.

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a première fois que nous avions contacté l’artiste Julien Creuzet, il nous avait envoyé cette petite note biographique : “Né en 1986, Julien Creuzet vient du Tout-monde, celui de son ami défunt. Il est un de ces magiciens de terre, un faiseur de formes-monde, de petits bouts d’œuvres-

îles composées en archipel.” Derrière ce quasi-haïku, toute la poésie de son travail : ses origines antillaises, le sens de la formule, la référence à Edouard Glissant et à l’exposition fondatrice Les Magiciens de la terre de Jean-Hubert Martin qui, en 1989, faisait pour la première fois figurer les pays du

Sud sur la cartographie de l’art contemporain. Depuis, Julien Creuzet a donné du corps à ses films et installations créolisées. A la Galerie de Noisy-le-Sec, en marge de Scroll infini – qui fait du net et de ses images un territoire à conquérir – il déploie son “opéraarchipel” : un ensemble diffracté de livrets, voix,

décors et performances inspiré par un opéra de Rameau, une revue de la France coloniale des années 30 et de son environnement direct, en Seine-Saint-Denis. Claire Moulène photo Rüdy Waks pour Les Inrockuptibles Scroll infini jusqu’au 28 mars, La Galerie, Noisy-le-Sec, lagalerie-cac-noisylesec.fr

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“en avril, ne te découvre pas d’un fil, tsé”

“qu’elle soit bleue ou blanche, elle est surtout moche, cette robe”

retour de hype

l’huile d’olive

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

Parks and Recreation

l’odorama

Facebook City

Madonna

“non, moi je suis plus gin tonic que gym tonique”

“je râle pas, je constate”

tout Ken Loach gratos sur YouTube

“je l’ai mauvaise, un peu comme Kim Gordon, tu vois”

les excuses de Kanye West à Beck Work with Sounds

Godspeed You! Black Emperor les drones

Facebook City Mark Zuckerberg envisage d’aménager un terrain de 80 hectares à côté du siège de sa société afin d’y loger ses salariés et leurs familles. Work with Sounds Coopérative de six musées européens qui collecte depuis 2013 des sons en voie de disparition.

L’odorama Polyester de John Waters est ressorti depuis le 28 février dans sa version originale en odorama au Studio Galande, à Paris. L’huile d’olive Quand elle est de très bonne qualité, elle recèlerait un polyphénol, l’oléocanthal, capable de tuer les cellules cancéreuses. D. L.

tweetstat A Bourgoin-Jallieu, lors d’une réunion tenue en vue des départementales, François Fillon s’est lâché. Suivre

François Fillon @FrancoisFillon

31 % France Gall “Où es-tu, où es-tu ?”

Je suis France ! 21:00 - 26 févr. 2015

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