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un espoir de type grec

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Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 11 000 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

No.1003 du 18 au 24 février 2015 lesinrocks.com

Syriza

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cher Louis Aliot par Christophe Conte

a va sans doute te surprendre, mais je t’aime bien. Enfin, t’emballe pas non plus. Mais disons qu’à l’échelle horrifique du FN, tu fous un peu moins les jetons que certains des cons patriotes qui t’entourent sur le trombinoscope. J’ignore à quoi ça tient, à ta bonhommie midi-pyrénéenne peut-être, à ce côté facho-cassoulet un peu trop lourdaud pour être vraiment dangereux, quand pas loin de là, à Béziers, un Ménard qui arme à tout-va sa police municipale semble jouir à chercher des crosses. En réalité, je sais pourquoi je t’aime bien, Loulou. T’imaginer, toi le gars de la Marine, en première dame

de la France aux Français, si par malheur on en confiait un jour la gestion à ta moitié, ça me fait rire. Jaune, certes, mais tant qu’à se colleter Roucas et Dieudonné en humoristes officiels de ce cauchemar possible, autant rire d’avance des choses légères. Bon, trêve d’amabilités, je dois t’avouer que la fragile affection que j’avais pour toi en a pris un sérieux coup dans les tendrons après ta sortie du 1er février, à l’occasion d’une galette des rois frontiste à Antony, où Charles Martel faisait la fève et où tu fis pour ta part un parallèle navrant entre l’enterrement de Charb et celui d’un nazi. Déjà, si tu atteins le point G avec la même fulgurance

que le point Godwin, elle doit pas s’ennuyer, madame la Présidente. Plus sérieusement, et si je comprends qu’une Internationale chantée le poing levé par des amis endeuillés puisse te chiffonner le drapeau, pisser sur les tombes à peine refermées est franchement une attitude de revanchard misérable. “Moi je ne suis pas Charlie, je ne l’ai jamais été et je ne le serai jamais”, as-tu cru bon de préciser entre le cidre et la frangipane, en préambule à cet hasardeux raccourci coco/nazi. Merci du scoop ! Ton slogan à toi, ce serait plutôt Je suis Présent, Je suis Minute, Je suis National Hebdo, Je suis Rivarol, Je suis Valeurs actuelles, je suis partout où l’anticommunisme primaire a la colonne haineuse qui s’érige et l’encre noire qui jaillit. Cette compote idéologique digne de Nabila (Non mais, Aliot, quoi !), qui consiste à mettre à égalité les communistes d’où qu’ils viennent et les nazis, à ne pas faire “la différence entre l’un et l’autre”, c’est déjà d’une crétinerie insondable. Le faire à propos de dessinateurs qui n’avaient pas de couteau mais juste un crayon entre les dents, quand en parallèle, dans ton parti, on en trouve encore qui se tirent la nouille en écoutant les chants de la Waffen-SS et du IIIe Reich édités jadis par ton beau-père, ça frise le monstrueux. Et lorsqu’on repense au culot indécent de ta bourgeoise, qui s’offusquait ne n’avoir pas reçu de carton d’invitation officiel à la marche du 11 janvier, on se console en se disant qu’au bal des pangermanistes de Vienne, où elle fut dûment conviée il n’y a pas si longtemps à valser avec d’authentiques nazis, il n’y avait point de communistes dans la salle. Au fait, tu faisais quoi, en attendant ? Tu gardais le sac à main ? Je t’embrasse pas, ma tendresse a des limites.

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No. 1003 du 18 au 24 février 2015 couverture par Jacques Floret pour Les Inrockuptibles

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Yannis Behrakis / Reuters

reportage à Athènes trois semaines après la victoire du parti de gauche radicale + comment Syriza a su s’implanter en s’adossant aux mouvements sociaux récents + entretien avec Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques + pourra-t-on exporter le modèle grec à la gauche du PS français ? + l’influence de la diaspora hellène dans le monde + rencontre avec la romancière Ersi Sotiropoulos pour Eva, errance dans les rues athéniennes

la courbe la loupe futurama style food

40 le scoop de Die Antwoord entretien rare avec les rappeurs sud-africains et DJ Muggs de Cypress Hill, qui collabore au prochain album du duo

44 American Sniper de Clint Eastwood tirs croisés autour d’un film événement, très habile à ménager tous les partis + comment Hollywood a traité les conflits depuis la première guerre du Golfe

56 fist-fucking : un poing sait tout une pratique sexuelle souvent décriée a priori, qui nécessite “un principe de délicatesse”

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60 les sœurtilèges Ibeyi les jumelles franco-cubaines arrivent avec un album idéal pour s’évader

64 Nina Childress, créatrice à tiroirs

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cinémas Vincent n’a pas d’écailles, Réalité… musiques The Avener, The Districts… livres Noémi Lefebvre, William H. Gass… scènes La Bête dans la jungle, 1914 expos Pedro Cabrita Reis, Ficcionario médias Bondy Blog, portrait de famille…

ce numéro comporte un supplément “Le Fresnoy” jeté dans l’édition abonnés PIDF et l’édition kiosque et abonnés des départements 59 et 62 ; un encart “Route du rock hiver” dans l’édition kiosque et abonnés du département 35.

Keith Bernstein, Village Roadshow Films (BVI) Limited, Warner Bros.

la peintre franco-américaine fut aussi une égérie punk et la seule femme d’un collectif d’artistes-activistes dans les années 80

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Marko Djurica / Reuters

Militants de Syriza à Athènes, quelques jours avant la victoire de leur parti le 25 janvier

il était une fois en Grèce… Il faut lire le programme de Syriza à la rubrique “immigration” pour comprendre l’ampleur du séisme grec. Pour comprendre que le mouvement qui a remporté les élections avec 36 % des suffrages et manqué la majorité absolue au Parlement de deux sièges est aussi celui qui refuse absolument la rhétorique de l’immigré comme bouc émissaire de la misère, dans un pays où les néonazis d’Aube dorée restent la troisième force politique, avec un peu plus de 6 % et 17 députés. Dans sa quête de la majorité absolue, Syriza aurait pu être tenté d’amoindrir un peu son programme et cesser de prôner la facilitation du regroupement familial, la naturalisation massive des étrangers et de leurs enfants, l’accès plein et entier aux soins et à l’éducation, et le droit de vote et l’éligibilité des immigrés. Dans un pays comme la Grèce, pauvre et ouvert aux quatre vents, avec un corps social à l’agonie, massacré par une politique d’austérité ouvertement punitive, ce type de mesures n’est pas forcément gage de triomphe électoral, on le comprendra aisément. Eh bien, Syriza a tenu bon, n’a rien lâché, et les Grecs l’ont quand même porté au pouvoir. Dans son éditorial du Monde diplomatique de février, Serge Halimi cite Vassilis Moulopoulos, conseiller en communication d’Aléxis Tsípras : “Si Syriza avait été moins intransigeante sur la question de l’immigration, on aurait déjà obtenu 50 % des voix. Mais ce choix est l’un des seuls points sur lequel nous sommes tous d’accord !” Ah ! comme il va être délicat de coller l’étiquette infamante de “populisme” à ces internationalistes sourcilleux…

Personne ne sait ce qui va se passer maintenant mais tout le monde a compris que plus rien ne serait comme avant. Syriza, c’est non seulement l’inverse du “There is no alternative” néolibéral mais aussi la réinvention grandeur nature de la démocratie, pas moins. Et dire qu’il a fallu que ce soit la Grèce, la Grèce piétinée et humiliée, mais aussi la Grèce éternelle, qui nous donne cette leçon d’histoire et de politique… Leçon qui pourrait hâter la décomposition des vieux partis sociauxdémocrates, qui paraissent encore plus sourds et aveugles, tout à fait inaptes à relever le défi du fascisme qui vient, plus pressant en France qu’ailleurs. De ce point de vue, on peut regretter comme l’économiste Guillaume Duval (lire entretien p. 18) que François Hollande n’ait pas saisi la balle grecque au bond pour commencer de tenir ce qu’il avait tant promis. Mais non, plus contrarié qu’autre chose par l’incongru succès de Syriza, Hollande n’a pas dévié de sa ligne Merkel et continue de miser sur l’irrésistible montée de Marine Le Pen et les désunions de l’UMP pour espérer une très improbable réélection. Comme les autres dirigeants européens, il a choisi la pensée magique et attend que l’anomalie Syriza disparaisse d’elle-même en rentrant dans le rang de l’orthodoxie économique. Mais les Grecs ont l’air de tenir bon – alors que les Espagnols pourraient bien finir l’année comme elle a commencé, en portant Podemos au pouvoir. Syriza est un spectre qui n’a pas fini de hanter l’Europe, le spectre de la souveraineté populaire retrouvée.

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en finir avec la magie grâce aux inRocKs La semaine dernière, un rapport de maître à esclave, un objet insignifiant, le retour des hussards noirs, des hommes d’Eglise et des choses qui n’existent pas.

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ours sur les valeurs ‘morales et civiques’ de la primaire à la terminale, signalement automatique de tout incident à l’encontre des rites républicains, travaux d’intérêt général en guise de sanction, instauration d’une journée nationale de la laïcité” : c’est beau une République qui se redresse ! Tout a changé, ”un mois après”. Pépère est devenu le petit père de la nation, les profs baba-cool-soixante-huitards-inféodésaux-syndicats sont redevenus les “hussards noirs de la République” et Valls n’est plus Premier ministre : la réincarnation de Clemenceau l’a remplacé. Et ça marche ! Vous avez remarqué ? Partout en France et dans le monde – car la France est universelle, n’est-ce pas ? –, on a remisé la barbe pour se friser les favoris, le monocle et la montre à gousset s’arrachent. En Irak, les guinguettes fleurissent, où tout le monde chantonne : “Quand la Madelon vient nous servir à boireuuu, sous la tonnelle on frôle son jupon !” “Un mois après, qui est encore Charlie ?” Le gouvernement, plus que jamais : ils adorent se caricaturer. Et c’est à hurler de rire. “Une journée nationale de la laïcité” ? Et pourquoi pas des assises nationales du vivre ensemble dans l’union sacrée de l’esprit du 11 janvier ? “Comment un objet insignifiant devient un objet sacré ?”, s’interroge Bernard Lahire à propos de notre rapport à l’art, à partir d’un tableau de Nicolas Poussin acquis pour 17 millions d’euros par le musée des Beaux-Arts de Lyon. Question qui en éclairera d’autres : comment la République a-t-elle pu devenir aussi insignifiante, désacralisée ? Comment ses acteurs sont-ils devenus des personnages de farce ? Pourquoi n’y croit-on plus ? “Admiration, adoration, fascination, vénération, éblouissement, respect, emprise, élévation” : quand on parle d’art, explique Lahire, “on emploie un vocabulaire renvoyant aux rapports de maître à esclave, de puissant à faible” parce que “comme Dieu, comme les hommes d’Etat ou d’Eglise, l’artiste a la possibilité de créer quelque chose qui n’existait pas”. Mais Bernard Lahire nuance. Ce rapport quasi religieux est aujourd’hui plus fort vis-à-vis de l’art que du pouvoir : “On n’a sans doute plus ce rapport de dévotion envers un président de la République.” Les prix sur le marché de l’art ne cessent de s’envoler quand la parole publique est démonétisée. Pourquoi ? Peut-être parce qu’à force d’avoir vendu des choses qui n’existeraient jamais, plus personne ne croit que les hommes d’Etat puissent “créer quelque chose qui n’existait pas”. Le pouvoir a déserté le pouvoir. La “magie” n’opère plus. On pourra bien signaler tout blasphème “à l’encontre des rites républicains”, rien n’y fera. Il ne suffit pas de forcer les gens à aller à la messe pour leur donner la foi. Les “rites républicains” – vote, fleurissage de soldat inconnu, minutage des silences, défilé de bidasses – sont un folklore usé qui ne mobilise plus. Bon débarras. Alexandre Gamelin

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une semaine bien remplie Observer l’évolution de la société par le logement social, collectionner les statuettes dorées devant la télé, appprendre à utiliser souris et perroquet, laisser garage, blues et rock envahir la France et retourner aux fondements de la tradition écrite.

HLM Paris Habitat A l’Arsenal, c’est l’histoire et l’évolution du logement social que l’on revisite. Un patrimoine méconnu qui, depuis cent ans, convoque acteurs, architectes, maîtres d’ouvrage, ingénieurs réunis par un pari : celui de changer la société par l’habitat. En mettant notamment en avant les archives inédites de 40 projets emblématiques de ces années, le Pavillon de l’Arsenal se propose de partager cent ans de ville mais aussi cent ans de vie. exposition jusqu’au 4 mai, Pavillon de l’Arsenal, Paris IVe, pavillon-arsenal.com

hypertexte Qu’ont en commun la page qui s’affiche sur votre écran et les tables canoniques d’Eusèbe de Césarée ? Anthony Grafton, historien de la culture européenne et enseignant à Princeton, montre dans cet ouvrage issu d’un cycle de conférences données au Louvre en 2012 que les mutations à l’œuvre en ce début de XIXe siècle coïncident avec des pratiques de diffusion et de réception du texte ayant fondé la tradition écrite depuis l’Antiquité. Passionnant. livre La Page – De l’Antiquité à l’ère du numérique (Hazan), 192 pages, 15 €

Adeline Bommart

Anthony Grafton

Logements dans les Hautsde-Seine. Daniel Badani/ Pierre Roux-Dorlut/Pierre Vigneron, architectes, 1976

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animalerie Bricologie

Villa Arson

Wim Delvoye, Bétonneuse, 1991 ; Berhard Rüdiger, maquettes d’études, 1997-2007

“Faire c’est penser”, affirment les trois commissaires, deux artistes et un historien de l’art, de l’expo Bricologie, la souris et le perroquet (un clin d’œil à ces outils modernes que sont la souris d’ordinateur et le perroquet, gabarit utilisé dans le dessin technique). La visée de cette expo collective ? Une réconciliation entre art et technique. Avec, entre autres, les œuvres de Xavier Antin, Chris Bierl, Liz Deschenes, Thea Djordjadze, Robert Filliou, Emilie Parendeau, Jean-Marie Perdrix ou Jennifer Trask. exposition jusqu’au 31 août à la Villa Arson, Nice, villa-arson.org

awards les César et les oscars Comme chaque année, le monde du cinéma ressort ses smokings et ses robes de soirée de plus ou moins bon goût pour un week-end très glamour. De chaque côté de l’Atlantique, Edouard Baer et Neil Patrick Harris (photo) tenteront de rendre l’attribution des précieux trophées aussi divertissante que possible. cérémonies les César, 20 février, 21 h ; les oscars, dans la nuit du 22 février, Canal+

Heavy Trash

french bayou Les Nuits de l’alligator A Paris et dans une quinzaine de villes de province (Caen, La Rochelle, Saint-Etienne, Strasbourg, Nancy…), le festival Les Nuits de l’alligator, guidé par notre collègue Stéphane Deschamps, continue sa belle aventure sonique en conviant cette année Hanni El Khatib, Hell’s Kitchen, Black Strobe, Heavy Trash, Sarah McCoy…

American Broadcasting Companies, Inc.

festival jusqu’au 10 mars, nuitsdelalligator.com

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pour le meilleur et le Pirée Trois semaines après les élections législatives, le gouvernement de gauche radicale bénéficie d’un soutien quasi unanime. Reportage dans la capitale grecque où le Premier ministre, Aléxis Tsípras, est présenté comme le héros qui saura triompher de la rigueur européenne.

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Yannis Behrakis/Reuters

our la première fois depuis sept ans, j’ai souri, avec honnêteté.” Nikos, 59 ans, a le teint hâlé, le cheveu blanchi par l’écume des jours et l’œil rieur. Il est planté là, seul sur une gigantesque zone de construction navale, à l’extrémité nord du Pirée. Sur cette parcelle du port attenante à la petite cité ouvrière de Perama, les chantiers ont presque tous fermé. Restent quelques chiens errants, des paquebots rouillés, des grues immobilisées et des baraquements à l’abandon. Pour repérer Nikos, il faut suivre les effluves d’une fumée âcre. Un immigré qu’il emploie fait brûler des câbles électriques. Ancien patron d’une imposante entreprise portuaire de recyclage, Nikos n’a pas pu quitter les lieux. “Etre physiquement sur le port, ça me maintient en vie.” Après avoir déposé le bilan et licencié ses soixante employés, Nikos a loué une petite parcelle du port.

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Orstis Panagiotou/Reuters

Aléxis Tsípras en campagne, le 22 janvier à Athènes

“Tsípras, c’est le premier politique grec qui n’a pas de casseroles au cul”

Astenis, patron de bar

Pour tenter de continuer une activité, aussi restreinte soit-elle. Câbles, pneus, roues, fauteuils de bureau, il recycle, stocke ou brûle… à ciel ouvert. Comme beaucoup d’habitants de Perama, il est endetté jusqu’au cou. “Asphyxié” : le terme revient en boucle. “Il y a encore quelques années, j’avais un train de vie luxueux. Motos, maisons, bateaux… j’amassais. Fils d’ouvrier, je m’étais battu pour construire un capital, je voulais que mes enfants vivent mieux. Presque du jour au lendemain, je me suis retrouvé pris à la gorge, sans liquidités. J’ai tenu six mois avant de me décider à licencier. Puis j’ai cédé. Les banques nous couraient après.” Ancien membre actif du Pasok (parti social-démocrate grec, équivalent du PS français), Nikos s’est rapproché d’Aube dorée (extrême droite). Aux législatives de 2012, il accorde sa voix à ce parti

néonazi, une manière à lui de hurler contre la décision gouvernementale d’entamer la privatisation du Pirée en revendant une partie des terminaux à l’armateur chinois Cosco. Cette privatisation, Aléxis Tsípras a promis de la bloquer. Nikos rejoint alors la gauche radicale en votant Syriza le 25 janvier. Aujourd’hui, il est fermement décidé à soutenir le nouveau gouvernement : “Tant qu’ils nous montrent qu’ils luttent pour mener à bien leurs projets, je serai avec eux. Même s’ils échouent. Dans ce pays, c’est la première fois qu’on voit des politiques s’investir pour nous. Tsípras est un gars bien, un jeune qui a des ambitions réelles. Il me rend ma fierté d’être grec.” Nikos a le sentiment d’être le rescapé d’une guerre pernicieuse, “parce qu’économique et silencieuse. La guerre la plus dévastatrice qui soit. Quand tu es au front, en principe,

tu entends le bruit des obus, tu es prévenu, tu peux tenter de te protéger”. Face au port, dans un café de Perama, Stefanos et Christos avouent s’être pris les obus en pleine face. Agés de 54 et 56 ans, les deux frères se retrouvent là, chaque jour, après avoir tenté de grappiller quelques heures de travail au port. “Entre 2010 et 2014, nous avons travaillé un an et demi. Dix jours par mois, en tout et pour tout.” Yeux cernés, veste élimée, cigarette allumée, ils ont le regard doux et la main tremblante. “Des années à travailler pour l’élégance des formes, des lignes, des courbes. C’est ça, la soudure. Nous avions du succès. Nous étions très bons à nous deux. En réalité, tous dans ce port, nous faisions du beau boulot, propre, et mondialement compétitif, expliquentils. Revenir chaque jour au port, c’est la dernière chose qui nous permet de tenir

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debout. Quand tu ne peux plus faire vivre ta famille, tu perds ta dignité. Alors que les Grecs sont des personnes fières. Ces bâtards ont étouffé notre fierté.” Le plus humiliant : ne pas pouvoir aider leurs fils, être contraints de renoncer à financer les études des cadets. Le plus scandaleux : “Que des mômes tombent à terre d’épuisement à l’école, évanouis parce qu’ils n’ont pas assez à manger. Sur l’île de Salamina, juste en face.” Lors de leurs premières années de chômage, les deux frères sont allés manifester devant le Parlement, place Syntagma. Depuis 2010, plus de 20 000 rassemblements ont été organisés dans le pays. Contre la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), contre la politique d’austérité imposée par l’Europe et rigoureusement défendue par le Pasok puis par le gouvernement Samarás. Peu à peu, “les gaz et les coups de matraque” ont usé Stefanos et Christos. Ils sont rentrés chez eux. Puis, l’un et l’autre ont décidé de s’extirper d’une torpeur suffocante en votant pour Syriza. Convaincus de la capacité du jeune Tsípras de redresser le pays, ils croient en lui. Près de trois semaines après son entrée en fonction, ils sont déjà stupéfaits par sa ténacité. Touchés, aussi, d’avoir appris que vingt-quatre heures auparavant, lors du rassemblement progouvernemental organisé place Syntagma, grilles de protection et forces de l’ordre avaient disparu. Au lendemain de la manifestation et à la veille de la réunion de l’Eurogroupe, l’euphorie n’est pas perceptible d’emblée à Athènes. Les hauteurs de la ville sont recouvertes de neige et les habitants tracent dans le vent glacial. Tour à tour, ils témoignent cependant avec bonheur de “l’espoir et de la dignité recouvrés”, de “la joie de vivre ensemble un changement démocratique, social, économique et politique historique”, du “plaisir inouï de percevoir la solidarité et l’unité nationale”, d’“d’entrevoir le futur sereinement”. “La Grèce tente enfin quelque chose de novateur. La Grèce revit”, commente Panayotis, jeune réalisateur grec. Après des études de cinéma à Londres, il a longtemps hésité

“c’est bien tôt pour se réjouir : on est en train de crever” Christos, poissonnier

avant de revenir. Tandis que ses amis fuyaient en masse, affolés par le taux de chômage des jeunes à 60 %, il est rentré, pour comprendre. Panayotis est de gauche. “Plus jeune, j’ai tenté le parti communiste. Mais ils sont complètement à la ramasse, s’acharnent sur des questions théoriques. C’est du snobisme pur en réalité.” Le 25 janvier, il a voté Syriza. Mercredi dernier, il était place Syntagma. “C’était très émouvant. Même ceux qui n’avaient pas voté Syriza étaient là, pour signifier leur soutien aux ministres, pour leur dire ‘N’ayez pas peur, nous sommes à vos côtés’.” Souriant, il poursuit : “De toute façon, les Grecs ont toujours tendance à rejoindre la team gagnante. C’est leur problème, ils sont toujours en quête de leur sauveur. Mais ça peut être dangereux, les gens doivent se sauver eux-mêmes. Ils ont le pouvoir, ils doivent en prendre conscience.” Pour lui, “Tsípras est un jeune héros charismatique qu’on envoie au combat. Tant qu’il mène la bataille, les gens continueront à le supporter. Il doit simplement montrer qu’il peut dire non.” Il conclut : “Tsípras a formé un très bon gouvernement, avec des ministres qui ont des valeurs fortes. C’est moderne, c’est civilisé.” Depuis les élections, ses amis l’appellent depuis l’étranger. Déjà, ils pensent à rentrer. Partir, Astenis n’a jamais eu l’occasion d’y songer. Depuis vingt ans, il est patron d’un bar, dans le quartier d’Ampelokipoi. Un comptoir, trois tables, un écran de télévision, et Sia en fond très sonore. A 40 ans, il est “dans la survie” et s’insurge contre la crise humanitaire qui ravage le pays. Lui aussi a voté pour Syriza. “Soudain, après toutes ces années en enfer, les gens découvrent un quadra qui sait convaincre. En l’observant, on voit qu’il est dans la vérité. Mais ce n’est pas un hasard, c’est le premier politique grec qui n’a pas de casseroles au cul. Ils étaient tous corrompus, depuis des années.” Devant le bar, un enfant d’une dizaine

d’années attend. Quand Astenis le voit, il l’invite à entrer et lui fourre un sandwich dans les mains. L’enfant remercie et déguerpit. Astenis explique que son jeune ami vient chaque jour. “Et quand je ferme il y a toujours quatre ou cinq familles qui viennent récupérer les restes. Je ne suis pas le seul. Aujourd’hui, la solidarité est presque aussi forte que pendant la guerre civile.” Dispensaires médicaux alternatifs, friperies solidaires, cuisines collectives…, l’entraide explose à Athènes. “Pour ne pas avoir honte de ce qui nous arrive, explique Sofia Tzitzikoy. Cette crise nous a permis de comprendre que nous avions besoin les uns des autres.” Vice-présidente d’Unicef Grèce, Sofia Tzitzikoy est pharmacienne. “En faisant ce métier, c’était facile de comprendre les besoins réels des gens.” Si bien qu’elle a fondé un centre de soins gratuits, discrètement niché au troisième étage d’un immeuble d’habitations dans le centre d’Athènes. Elle a réuni ses amis pédiatres, gynécologues, cardiologues, dentistes ou généralistes. Depuis deux ans, ils se succèdent pour offrir consultations et médicaments. “Pendant ces deux années au dispensaire, j’ai vu des choses que je n’avais jamais rencontrées en trente-sept ans de carrière en Grèce… Sans parler des maladies rares qui refont surface : la syphilis, la tuberculose. Mais ça va aller… ça va aller mieux.” Sofia rassure par habitude, mais cette fois elle semble particulièrement confiante. Certains de ses amis sont entrés au gouvernement. “Ce sont des gens bien, ils vont lutter.” Au marché aux poissons de Varvakios, près de la place Omonia, Christos reste en colère. Il appâte le chaland depuis trente ans, au centre du “ventre” d’Athènes. Face à ses poulpes et ses soles, il agite ses mains rougies pour appuyer sa diatribe. Il a voté Syriza lui aussi, mais “c’est bien tôt pour se réjouir. On est en train de crever, dit-il. Il n’y a pas d’acheteurs, aucune liquidité.” A quelques rues, dans un café du quartier universitaire et anar d’Exarchia, Dimosthenis Papadatos, 32 ans, membre du Comité central de Syriza, sait bien que “le soutien du peuple grec n’est pas acquis”. Ces derniers jours, le nouveau gouvernement bénéficie de 81 % 18.02.2015 les inrockuptibles 15

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Olivia Müller

5000 signes chapo qui le fait

Pascal Rossignol/Reuters

d’opinions favorables (selon un sondage de l’institut Marc pour Alpha TV). Cependant, Dimosthenis connaît le poids des attentes des Grecs : “Nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons pas perdre. Mais ce ne sera pas facile.” Parce qu’il n’a “plus le temps d’avoir peur”, Dimosthenis n’est pas effrayé par l’ampleur de la tâche. Persuadé que le gouvernement saura convaincre ses partenaires européens de la nécessité de protéger la Grèce, il a bon espoir : “Je crois qu’ils ont compris que s’ils ne nous concèdent qu’un accord humiliant, ils risquent de renier le processus électoral en déclarant publiquement que les élections ne servent à rien. Ce serait un choix très dangereux qui renforcerait l’euroscepticisme et les forces d’extrême droite en Europe.” En attendant que “les camarades de la gauche espagnole, italienne, française ou irlandaise rejoignent la logique grecque”, Dimosthenis dort peu. Tard dans la nuit, arriveront ces mails, des dizaines de graphiques qui attestent de la nécessité pour l’Europe d’adopter le “plan de sauvetage national”. Il y a joint quelques chiffres et statistiques dont, en lettres capitales rouges : “Deux personnes se suicident chaque jour en Grèce.” Ce chiffre, John, taxi de nuit, s’était irrité que “les médias grecs l’aient si longtemps caché”. En conduisant à une allure démoniaque, il commente l’actualité dans un anglais précis. Sur les routes désertes, il jubile : “L’Allemagne n’a pas le choix. Les enjeux sont trop importants, pour tout le monde. L’Europe est fragile. Si nous échouons, nous risquons le Grexit (la sortie de la Grèce de la zone euro – ndlr). Ça aurait un effet domino. L’Italie, l’Espagne tomberaient à leur tour. Impossible.” Il y a deux mois, il pensait encore à partir. Puis il a refusé un poste offert par un haut fonctionnaire anglais, qu’il avait énergiquement conduit de l’aéroport au port d’Athènes : “En quinze minutes, au lieu de quarante. Il m’a proposé de le suivre à Londres, pour un salaire de 4 000 euros par mois. J’ai refusé. Je ne suis pas un lâche, je veux résister, je veux me battre pour que ce pays puisse renaître et que l’Europe vive. C’est d’autant plus important que ça ne va pas changer du jour au lendemain, on mettra au moins cinq ou dix ans à se relever.” D’un regard malicieux, il ponctue : “Et vous la France, ça va aller ?”

papier fixeuse

Syriza m’était compté Crédité de 4,60 % des suffrages en 2009, le parti d’Aléxis Tsípras a capitalisé sur les mouvements sociaux et citoyens pour asseoir sa victoire de 2015.

A

vec 36,34 % des voix le 25 janvier alors qu’il n’en avait que 4,60 % en 2009, Syriza avait déjà accompli un exploit. Mais recueillir 60,8 % de soutien dix jours à peine après ce scrutin historique, soit près de deux fois plus que son score électorale, c’est du jamais vu. Comment Syriza, parti ignoré de tous, en est arrivé là ? Il y a la crise, bien sûr, mais pas seulement. En fait, son ascension est un long parcours jalonné de manifestations. Syriza est le parti de la contestation. Jusqu’à fin 2008, il était sur le front de toutes les luttes sociales, que ce soit la question des universités, le traitement des ordures ou le sort des immigrés. C’était le Syriza des 4 %, le Syriza que Catherine, la cinquantaine, une journaliste pourtant de gauche, estimait “totalement irresponsable”. Lors des trois semaines d’émeutes de décembre 2008, Syriza est le seul parti qui soutient la révolte des lycéens descendus dans les rues après l’assassinat par la police de l’un des leurs, Alexis Grigoropoulos, 15 ans. A court terme, Syriza a payé cher ce soutien, puisqu’aux élections de 2009, il est resté bloqué à moins de 5 %. Il a depuis capitalisé auprès de ces

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“Syriza a su allier le profond attachement des Grecs à l’Europe et leur désir de sortie de la crise” Petros Linardos, économiste

Juin 2011, place Syntagma, manifestation contre les mesures d’austérité et la corruption

jeunes de 2008. Quand, trois ans plus tard, se lève le mouvement des Indignés de la place Syntagma, ou mouvement des platïes (“des places publiques”), le seul parti à s’y intéresser, c’est encore Syriza. Aujourd’hui, les réseaux sociaux qui fédèrent les rassemblements de soutien au gouvernement Tsípras dans ses négociations avec l’Eurogroupe se réfèrent aux platïes. Manólis Glézos, député de 90 ans et icône nationale depuis 1942 pour avoir décroché, à même pas 18 ans, le drapeau nazi flottant sur l’Acropole, est venu parler aux Indignés grecs. Personne d’autre ne l’a fait. A cette époque, non seulement le Syriza s’impliquait dans ces manifestations, mais il se remettait en cause tout en se préparant au pouvoir. Les bavures des conservateurs ont été un catalyseur et la crise a accéléré le processus. En 2012, la société civile, marquée à gauche, lance le mouvement “Solidarité pour tous” pour répondre à la crise sanitaire et sociale fruit des mesures d’austérité. Mesures qui poussent un tiers des Grecs sous le seuil de pauvreté, les excluent du système de santé, mettent un quart de la population au chômage alors que le PIB chute de 26 % et que les suicides se multiplient. Quarante dispensaires ont été créés, mais aussi des banques de temps, des potagers et des vergers dans les espaces publics, tels que l’ancien aéroport d’Athènes ou les casernes de Thessalonique, des collectifs pour l’éducation, des collectes de nourriture, de vêtements, des cuisines collectives, des marchés de troc et d’échange, même des théâtres et cinémas sur les terrasses des immeubles où chacun paie ce qu’il peut.

A la grande différence d’autres mouvements de même nature organisés par l’Eglise ou des organisations caritatives, il ne s’agissait pas là de charité mais de riposte civile : “On voulait redonner une raison de vivre aux gens. On veut les faire sortir de leur dépression collective, de leur maison où ils s’enferment dans le noir, souvent sans chauffage et sans électricité, le frigo vide, pour qu’ils se prennent en main. Oui, ils ont faim, mais le repas ils vont le chercher. On ne leur apporte pas. Ils l’exigent, ne le mendient pas. Ils s’organisent collectivement pour retrouver ensemble une dignité. C‘est toute la différence. Chez nous, le mot charité n’existe pas !”, explique Babis, un activiste de la banlieue sinistrée de Perama où le chômage plafonne à 70 %. En moins de deux ans, un grand filet de survie est dressé dans tout le pays. Les soixante-et-onze députés de Syriza offrent 20 % de leur salaire pour relayer le mouvement sans le patronner. De parti de la révolte, Syriza devient le parti de la solidarité, les deux maîtresmots du pays ces cinq dernières années. Pour Chronis Theocharis, 53 ans, technicien, une autre explication du succès de Syriza est que, d’une part, les gouvernements qui se sont succédé “n’ont rien fait pour soulager la population touchée par cette crise”, et que d’autre part, “ils n’ont rien fait de mieux en matière de réussite économique”, mais surtout “les Grecs ne croient plus aux mensonges qu’on leur dit sur la crise. Maintenant, ils ont décidé de croire celui qui leur parle d’espoir”. Petros Linardos, économiste, soutient que “Syriza a su allier deux choses, le profond attachement des Grecs à l’Europe et leur désir de changement, de sortie de la crise. Tant que le Syriza laissait planer un doute sur une sortie ou pas de l’euro, il avait des scores plutôt bas. Dès qu’il a clarifié sa position en faveur du maintien dans l’euro et qu’il s’est unifié en un parti prêt à gouverner, une majorité des Grecs s’est massivement rangée derrière lui”. Reste que Syriza est une coalition de petits partis et de formations de l’extrême gauche au centre gauche en passant par les écologistes et différents mouvements citoyens. Cela ne fait que deux ans qu’ils sont structurés en parti unique prêt à gouverner, décision prise lors d’un congrès dit “de fondation”, l’un des plus houleux de l’histoire du parti, où il s’en est fallu de peu que Manólis Glézos claque la porte. Cette réforme interne était la première concession historique de Syriza aux dures réalités de la gouvernance, son passage à l’âge adulte. Un Syriza désormais géré par un comité directeur de dixneuf membres toutes tendances confondues – ce qui tend à ralentir les prises de décision. A ceux qui lui demandent comment il va faire pour gérer tout ça, Aléxis Tsípras, serein, répond : “Je suis fier de cette opposition interne car elle est basée sur la confiance. Ils me font confiance comme je leur fais confiance.” Fotis Damigis, commerçant, a fait, lui aussi pour la première fois confiance à Syriza. Angélique Kourounis 18.02.2015 les inrockuptibles 17

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“on danse au bord de la falaise” Alors que les négociations continuent entre la Grèce et ses créanciers, le rédacteur en chef d’Alternatives économiques s’inquiète d’une Europe au bord de la rupture.

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n compromis sur la restructuration de la dette grecque entre le gouvernement Tsípras et l’Europe vous semble-t-il possible, compte tenu des exigences du Premier ministre grec ? Guillaume Duval – Nous sommes dans une situation très différente de celle de 2010 ; à l’époque, il y avait un danger évident de contagion financière pour la zone euro car beaucoup de banques détenaient des titres grecs. Aujourd’hui, ça ne concerne quasiment plus que des acteurs publics. Et puis il existe désormais des mécanismes pour éviter ces effets de contagion directs. Sous cet angle-là, la Grèce est aujourd’hui dans une position plus faible qu’il y a cinq ans. Au point qu’Angela Merkel peut penser que si la Grèce sort de la zone euro, ce ne serait pas très grave. Sur un plan strictement économique, elle a peut-

être raison même si le pari reste risqué. En revanche, sur le plan politique, la situation est très différente : le gouvernement grec a un mandat très clair de la part de son peuple. Certes, des accords ont été passés par ses prédécesseurs avec le reste de l’Europe. Mais compte tenu de l’histoire, aucun dirigeant allemand ne peut se permettre d’être celui ou celle qui aura poussé la Grèce en dehors de la zone euro et de l’Union européenne. C’est pourquoi le gouvernement d’Angela Merkel devrait probablement finir par accepter un compromis. J’ai davantage peur de la réaction des petits pays intégristes de l’austérité – Finlande ou Pays-Bas – que des Allemands, car ce qui doit se faire doit être décidé à l’unanimité. Quel scénario vous semble le plus probable ? Les échéances sont très courtes ; les Grecs ne veulent pas d’une prolongation

du plan actuel qui arrive à échéance le 28 février. Or un nouvel accord devrait être soumis à la ratification des dix-neuf parlements nationaux de la zone euro. Si on ne trouve pas un tel accord le 16 février, on n’aura plus le temps de passer devant les parlements avant le 28, et là on ne sait pas ce qui se passera. Si la BCE cesse de soutenir à bout de bras les banques grecques, la Grèce sera obligée de sortir de la zone euro. Comment comprenez-vous le fait que la Grèce réclame le remboursement de la dette de guerre de l’Allemagne ? L’attitude intransigeante et moralisatrice du gouvernement allemand depuis quatre ans a réveillé dans toute l’Europe de très mauvais souvenirs. On ne peut pas nier qu’une part non négligeable du succès économique allemand est en effet dû aux mesures prises après-guerre

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Yanis Varoufakis, nouveau ministre des Finances grec, lors de sa prise de fonction le 28 janvier à Athènes

Yannis Kolesidis/EPA/Maxppp

“la politique d’austérité imposée par la troïka depuis 2010 est un échec total”

pour annuler une grande partie de la dette allemande. Mais je ne pense pas que Tsípras a envie d’aller au bout. C’est de l’agitation dans une négociation. Que pensez-vous des propositions de Syriza ? La politique d’austérité imposée par la troïka depuis 2010 a eu un impact social dramatique : les Grecs ont subi des pertes de revenus massives, le système de santé est en ruine, la moitié des jeunes sont au chômage. C’est en outre un échec total sur le plan de l’objectif initial principal : l’endettement de l’Etat grec a continué à exploser. A cause essentiellement de la récession et de la déflation – quand le PIB diminue, même si vous arrêtez totalement de vous endetter, le taux d’endettement augmente. On a cependant déjà fait beaucoup de choses en 2012 pour alléger la charge de la dette : les Grecs bénéficient de taux d’intérêts très bas

et d’une période où ils n’ont pas à payer les intérêts sur une grande partie de la somme due… C’est aussi pour cela qu’il est compliqué de trouver des nouvelles mesures pour alléger la dette sans paraître l’annuler. Mais ce que demande surtout le gouvernement grec, c’est de réduire les exigences de la troïka sur l’excédent budgétaire primaire : c’est-àdire combien l’Etat grec doit faire entrer d’impôts au-delà de l’ensemble des dépenses publiques. La troïka demandait 3 % cette année et 4,5 % en 2016 : Tsípras veut ramener cet excédent primaire à 1,5 point de PIB. Il s’agit donc de desserrer l’étau de l’austérité sans passer pour autant à des politiques de relance massives puisque l’Etat grec continuerait à dégager un excédent primaire. Dans le contexte grec actuel, une telle demande est légitime et acceptable. Les exigences de Tsípras et de son ministre des Finances Varoufakis vous semblent-elles exagérées ? Yanis Varoufakis n’a jamais été un fou dangereux ; il avait écrit un article en 2012 pour dire que le programme de Syriza ne valait pas l’encre avec laquelle il était écrit et qu’une fois au pouvoir, ce parti ferait bien entendu lui aussi une politique d’austérité. Il est très pragmatique. Mais Varoufakis a aussi besoin d’engranger des acquis : il ne peut pas accepter en l’état la poursuite de l’action de la troïka ni de l’accord en cours. Mon sentiment, c’est que le gouvernement grec finira par céder sur la prolongation de l’accord actuel si on sort la troïka du jeu et qu’on accepte des réaménagements substantiels de ce programme. Des effets de contagion de la victoire de Tsípras sont-ils possibles au sein de l’Union européenne ? Je l’espérais mais pour le moment, ils sont encore limités. J’escomptais en particulier que François Hollande saisirait l’occasion pour non seulement servir de médiateur dans l’affaire grecque elle-même mais aussi faire des propositions nouvelles pour l’avenir de l’Europe. Mais il préfère continuer de s’aligner sur le gouvernement Merkel. Sa politique européenne est ma plus grande déception. Cela ne tient pas seulement à l’idée (erronée) qu’on ne pourrait de toute façon pas infléchir la position allemande mais aussi et surtout au poids déterminant de l’énarchie

du ministère des Finances auprès de l’exécutif de gauche. Or ces énarques soutiennent activement le type de politique d’austérité sacrificielle prôné par Angela Merkel. Pour la direction du Trésor, c’est donc une occasion bénie de pouvoir enfin mettre en œuvre son programme très libéral pour la France, comme elle n’en avait plus retrouvé depuis la fin de l’ère Bérégovoy. Mais n’est-ce pas un signe encourageant pour ceux qui militent pour un changement de politique économique en Europe ? On va voir ce que va donner Podemos en Espagne. Mais les élections n’ont lieu qu’en fin d’année. D’ici là, beaucoup de choses peuvent se passer, notamment en Grèce. On ne peut pas totalement exclure que le gouvernement Syriza s’écroule. Surtout à cause de la fragilité du système bancaire. Les Grecs ont commencé à retirer leur argent des banques ; n’importe quel incident peut faire déraper la situation et provoquer un bank run. De plus, l’appareil d’Etat, corrompu et mis en coupe réglée de manière clientéliste depuis des décennies par les deux grands partis traditionnels, attend Syriza au tournant. Ces clientèles ont la trouille qu’il réussisse et fasse vraiment le ménage. Un état de crise politique peut arriver. L’autre inconnue, c’est ce qui va se passer en Italie, le vrai malade de l’Europe. C’est devenu le pays où les habitants sont le plus hostiles à l’intégration européenne. Ça peut aussi déraper très vite là-bas. Vous semblez donc assez inquiet. On danse au bord de la falaise. Dans l’ensemble, les Européens sont assez confiants et pensent qu’on finira bien par trouver une solution au dernier moment, comme d’habitude. Mais il y a aussi la question de la dette espagnole, de la dette portugaise, de la dette irlandaise, de la dette italienne. L’espoir, c’est que les solutions qu’on invente dans le cas grec permettent d’aborder la question de l’endettement de l’ensemble de la zone euro et de sortir du déni allemand sur la mutualisation des dettes. Si on fabrique des dettes perpétuelles pour la Grèce, pourquoi ne le ferait-on pas pour d’autres ? propos recueillis par Jean-Marie Durand dernier ouvrage paru Marre de cette Europe-là ? Moi aussi… (Textuel), 108 pages, 15 € 18.02.2015 les inrockuptibles 19

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“le Parti socialiste installe l’idée d’une impuissance généralisée”

Gonzalo Fuentes/Reuters

Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques

Le rapprochement de la gauche de la gauche française avec Syriza ne date pas d’hier. Ici, Jean-Luc Mélenchon et Clémentine Autain avec Aléxis Tsípras en mai 2012

s’inspirer du profil grec Au Front de gauche comme chez EE-LV, la victoire de la coalition de la gauche radicale en Grèce en fait rêver plus d’un. Jusqu’à certains socialistes frondeurs… Mais le scénario d’un Syriza à la française est-il plausible ?

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lle a des airs de Liberté guidant le peuple et de “Marianne de Mai 68”, cette jeune femme au drapeau grec surplombant la foule réunie à Athènes le 25 janvier. En quelques jours, elle a fait la une de la presse internationale, devenant l’icône de la victoire de Syriza aux législatives. Elle n’est pourtant pas grecque : Rosalie Salaün est une Française de 27 ans, élue porte-parole des Jeunes écologistes l’été dernier. En 2009, elle avait passé six mois à Athènes pour un service volontaire européen. Depuis, elle s’est engagée à Europe Ecologie-Les Verts (EE-LV) puis aux Jeunes écolos, en gardant un œil sur la situation hellénique : “Plus je me politisais, plus je trouvais la troïka scandaleuse”, raconte-t-elle. Quand elle a su que Julien Bayou, porteparole d’EE-LV, prévoyait d’envoyer une délégation pour la capitale grecque le 25 janvier, son sang n’a fait qu’un tour : “Ma décision d’aller sur place était à la fois très personnelle et très politique, car j’y allais en tant que Jeune écolo”, explique-t-elle, rappelant au passage que le parti des Verts grec s’est allié à Syriza. Le sourire aux lèvres, elle se souvient de l’ambiance qui régnait à Athènes ce soir-là : “Des Allemands

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“la droitisation du Parti socialiste affaiblit toute la gauche” Rémi Lefebvre, professeur en sciences politiques

chantaient L’Internationale dans un coin, des Italiens entonnaient Bella ciao dans l’autre. La foule était grecque, mais il y avait au moins un tiers d’Européens venus d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne ou du Portugal !” Finalement, la symbolique fonctionne. Jeune, française et écolo, Rosalie Salaün restitue trois dimensions de la victoire de Syriza : le renouvellement, l’internationalisme et l’union à la gauche de la social-démocratie, des écolos aux trotskystes. Autant d’obstacles que la gauche française est encore loin d’avoir franchis, rendant le scénario d’un Syriza hexagonal pour le moins improbable dans l’immédiat. La victoire de Syriza et la montée en puissance de Podemos en Espagne – parti issu des Indignés, donné gagnant aux législatives prévues en fin d’année – sont cependant de mauvais augure pour le Parti socialiste. Elles s’accompagnent en effet d’un déclin des partis sociaux-démocrates traditionnels. En Grèce, le Pasok a quasiment disparu du paysage politique en n’obtenant que 4,68 % des voix le 25 janvier. “A 18 h, il n’y avait plus personne pour tenir son stand, qui était situé à 300 mètres de celui de Syriza, resté lui ouvert et bondé jusqu’à 2 h du matin”, se rappelle Pierre Larrouturou, coprésident de Nouvelle Donne, présent à Athènes ce soir-là. Des socialistes français avaient discrètement fait le déplacement. Certains ont été pris en photo à leur insu en train d’applaudir la victoire de Syriza aux côtés de Rosalie Salaün. “Ce n’est pas forcément ce qu’ils voulaient, se souvient la jeune écologiste. Ils m’ont dit en rigolant à moitié : ‘Merci Rosalie, grâce à toi on ne trouvera plus jamais de boulot !’” Ambiance. L’arrivée au pouvoir de Syriza jette une lumière crue sur la situation de la gauche française et sur les contradictions du PS. François Hollande a cessé d’incarner une alternative quand il a renoncé à renégocier le pacte budgétaire européen. Depuis, les électeurs de gauche boudent les urnes, et alors que les écologistes ont quitté le gouvernement, la gauche est rarement apparue aussi divisée. “Comme le Pasok et le PSOE (équivalents du PS en Grèce et en Espagne – ndlr), le PS est confronté à une question de crédibilité : contre quoi et pour quoi se bat-il ?”, convient le député socialiste frondeur Pouria Amirshahi. La victoire de Syriza annonce-t-elle pour autant l’effondrement du PS en France et son remplacement par une gauche de transformation sociale ? C’est la menace implicite de la vanne adressée par Aléxis Tsípras à François Hollande peu après son élection, l’exhortant à tenir ses promesses de campagne sous peine de se transformer en “Hollandréou”, en référence à Geórgios Papandréou, ex-Premier ministre et fossoyeur du socialisme grec. Mais pour l’instant, rien ne semble confirmer cette hypothèse. Les résultats électoraux du Front de gauche en témoignent : aux élections européennes de 2014, il a retrouvé son modeste score de 2009, date de sa création. “Le Front de gauche n’a pas été capable de poursuivre

sa dynamique issue de la présidentielle ni de peser suffisamment sur la ligne de François Hollande, par conséquent l’électorat de la gauche de la gauche cesse de voter par dépit”, explique Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise à l’Ifop. L’hypothèse du professeur de sciences politiques Rémi Lefebvre, auteur du livre Les Primaires socialistes – La fin du parti militant (Raisons d’agir, 2011), est autrement plus inquiétante : “Le PS est en train de tuer la gauche dans son ensemble. Il installe l’idée d’une impuissance généralisée, ce que j’appelle le social-défaitisme. Comme une partie des électeurs modérés ne se retrouve pas dans la radicalité de Jean-Luc Mélenchon, la droitisation du PS affaiblit toute la gauche.” Le système électoral français ne joue pas non plus en faveur des challengers du PS, contrairement au système proportionnel grec, qui rend toute idée de “vote utile” caduque. Malgré toutes ces entraves, auxquelles il faudrait ajouter la situation économique et sociale relativement épargnée de la France par rapport à la Grèce et le manque de mobilisations sociales, le PS ne cache pas ses craintes. Au lendemain de l’élection partielle du Doubs, son premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, affirmait dans un communiqué : “Entretenir le fantasme d’un ‘Syriza français’, en voulant affaiblir le Parti socialiste, ne provoquerait rien d’autre que la bérézina de la gauche française.” Le patron du PS a raison de s’inquiéter : aux élections départementales qui auront lieu fin mars, 40 % des listes présentées par EE-LV sont des alliances conclues avec au moins une composante du Front de gauche, 33 % sont des listes écologistes autonomes, et 20 % des alliances avec le PS. “Cet indice fait complètement paniquer les dirigeants socialistes en ce moment, rapporte Rémi Lefebvre. Ils ont peur que le scénario de Grenoble se généralise.” L’exemple de la capitale des Alpes, ravie aux socialistes lors des dernières municipales par une liste mêlant écologistes, Parti de gauche et diverses associations citoyennes, fait rêver les adeptes d’une recomposition de la gauche. “L’unité ne règle pas le problème de la gauche, nuance cependant Raquel Garrido, secrétaire nationale du Parti de gauche. Nous faisons face à une grève civique : les nôtres ne votent plus !” Sans doute sera-t-il trop tôt au soir des départementales pour juger d’un éventuel “effet Syriza”. Mais les régionales pourraient servir de premier étalon, alors que certains réclament déjà une primaire unitaire à la gauche du PS pour 2017. Julien Bayou, l’artisan de cette idée, a demandé conseil aux “vieux de la vieille de Syriza” le 25 janvier à Athènes : “Ils m’ont dit : ‘Patience, confiance, persévérance’. En gros, c’est pas gagné”, conclut-il. Mathieu Dejean 18.02.2015 les inrockuptibles 21

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Saul Loeb/AFP

Le patriarche grec orthodoxe Demetrios à la Maison Blanche avec Barack Obama

le label hellène Les Grecs ont l’habitude de dire qu’ils sont aussi nombreux à l’extérieur qu’à l’intérieur de leur pays. Une diaspora qui leur permet d’étendre leur zone d’influence jusqu’aux Etats-Unis.

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maginez que 35 millions de Français vivent à l’étranger. Non pas dispersés dans le monde mais, au contraire, concentrés dans quelques pays riches et influents. Une dizaine de millions de personnes, donc d’électeurs, aux Etats-Unis par exemple. Tout à coup, il semblerait plus facile de faire passer le point de vue de Paris auprès d’Obama, non ? Surtout si ces compatriotes étaient organisés en congrès mondial des Français de l’étranger chargés de défendre les intérêts de leur mère-patrie. Les Français sont loin du compte, pas les Grecs. Selon leur congrès mondial, les Grecs de l’étranger seraient 6 millions. En Grèce, on a plutôt l’habitude de dire qu’il y autant de Grecs à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, à savoir 11 millions. Mais qu’importent les chiffres, en matière d’influence, seule compte l’implantation. Commençons par les Etats-Unis où les Helléno-Américains seraient environ 2 millions, concentrés à New York, à Detroit et surtout à Chicago. Or, où vivait Barack Obama avant de devenir président des Etats-Unis ? Dans quelle ville a-t-il rencontré son épouse Michelle et possède-t-il toujours une maison ? De quelle ville a-t-il été l’élu local avant d’en représenter l’Etat au Sénat ? Chicago. Les Grecs de Chicago ont, en plus, une qualité essentielle : ils votent démocrate.

Barack Obama leur doit donc une fière chandelle. Aussi n’oublie-t-il jamais, à Pâques, de recevoir le patriarche grec orthodoxe à la Maison Blanche. Le président américain s’est également entouré d’Américains d’origine grecque dans son équipe gouvernementale. Dernier exemple, la nouvelle secrétaire à la Santé, Sylvia Mathews Burwell, nommée en 2014. On comprend mieux la bienveillance – ou la prudence – d’Obama : “On ne peut pas pressurer (la Grèce) qui est en pleine dépression. Il faut une stratégie de croissance pour rembourser ses dettes.” Syriza ne dit pas autre chose. L’influence grecque aux Etats-Unis est, en plus, réciproque. Le Premier ministre sortant, Antónis Samarás, a étudié aux Etats-Unis et partagé sa chambre d’étudiant avec… Geórgios Papandréou, Premier ministre de 2009 à 2011. Papandréou, précisément, qui a conservé la nationalité américaine et est rentré au pays sur le tard avec un fond d’accent yankee et une syntaxe approximative. Les Grecs le moquent toujours.

les Grecs moquent toujours le fond d’accent yankee de Papandréou

Les Grecs sont aussi particulièrement nombreux et influents sur le sol de leur “pire” ennemi européen : l’Allemagne. Ils y seraient plus de 300 000, nombre en constante augmentation. Environ 35 000 jeunes médecins grecs se sont ainsi récemment installés outre-Rhin. Un comble lorsqu’on se souvient des campagnes de dénigrement orchestrées ces dernières années par la presse conservatrice allemande. En GrandeBretagne, l’immigration des jeunes diplômés grecs a même connu une véritable explosion : 300 % de mieux par an par rapport au niveau d’avant-crise. La France, elle, reste à l’écart de cette migration de masse – et de qualité. Ce qui n’empêche pas la Grèce d’y compter aussi des relais d’opinion influents. Traditionnellement, les Grecs de France sont, certes, moins nombreux mais bien insérés dans les milieux académiques et culturels. Les Grecs de France sont plus souvent issus de l’intelligentsia ou de la bourgeoisie urbaine. Ils ont fait leurs études ici et souvent votent à gauche. Beaucoup sont venus au moment de la dictature des colonels (1967-1974) et sont restés. De passage à Paris, Aléxis Tsípras n’a d’ailleurs pas manqué de rencontrer le plus illustre d’entre eux, le cinéaste Costa-Gavras. Ils ont parlé culture et sont tombés d’accord sur la nécessité d’aider la Grèce… depuis Paris. Anthony Bellanger

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les nuits blanches d’Athènes La crise grecque inspire la littérature. La preuve avec Eva d’Ersi Sotiropoulos : une errance somnambulique dans les zones d’ombre de la ville à la rencontre d’un monde marginal.

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n est loin du Pirée et du mont Lycabette, et pourtant, dans ce Paris de fin janvier furtivement enneigé, on vit au rythme d’Athènes. Comme une partie de l’Europe. Lorsqu’on rencontre Ersi Sotiropoulos dans son pied-à-terre du XIVe arrondissement pour parler de son dernier roman, Eva, Syriza, le parti de gauche radicale emmené par Aléxis Tsípras, vient de remporter les élections législatives en Grèce. L’espoir renaît dans un pays exsangue après cinq années d’austérité imposée par la troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne et Fonds monétaire international). Chez la romancière née en 1953 à Patras, au nord du Péloponnèse, on perçoit le soulagement : “Je suis contente. On ne pouvait plus tenir comme ça. La Grèce est un pays meurtri. J’espère que cette fois, on va s’en sortir”, lâchet-elle dans un français impeccable. Sa voix est caverneuse, éraillée par le tabac. Son paquet de cigarettes reste à portée de main, posé sur le bureau près

d’un exemplaire de The Athens Review of Books, Franny et Zooey de Salinger et un livre de John Fante. Pas de triomphalisme. C’est un lendemain de fête anxieux et sans illusions. Il faut dire que la situation ne se prête pas franchement à la liesse. Le peuple grec paie très cher les quelques points de croissance retrouvés : explosion du chômage, service public au régime sec, salaires et pensions de retraite amputés… Un Grec sur quatre vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. “Un déchirement humanitaire et social”, résume l’écrivaine. Le monde de la culture n’a pas été épargné, avec un budget sacrifié, des artistes en grande difficulté. “Mais malgré la crise, malgré la chute du marché de l’édition, malgré les fermetures du Centre national du livre et du Centre national de la traduction, il y a une véritable énergie de la scène culturelle, assure Ersi Sotiropoulos. Il y a des expos, des petits théâtres un peu partout. On fait des choses, on se mobilise. Surtout les jeunes.” Le marasme économique a engendré et irrigué une multitude d’œuvres.

Paris, janvier 2015

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“Athènes est un personnage vivant, un organisme qui peut tout engloutir” Des pièces, des films comme le documentaire Khaos d’Ana Dumitrescu ou Xenia de Panos H. Koutras, mais aussi des romans tel Une lampe entre les dents de Christos Chryssopoulos (Actes Sud) paru en 2013. La crise grecque inspire au-delà de ses frontières jusque dans des livres français. L’an dernier, dans Athènes ne donne rien de Léonard Vincent (Editions des Equateurs), et tout récemment dans Chut de Charly Delwart (Seuil), l’histoire d’une ado qui décide d’arrêter de parler et se met à taguer les murs d’Athènes. Ses graffitis se mêlent aux inscriptions politiques, aux slogans et aux revendications du type “Leurs richesses, notre sang” ou “Ne sous-estimez pas la faim”. Ersi Sotiropoulos, elle, a commencé à écrire Eva juste avant les Jeux olympiques de 2004 : “J’ai mis cinq ans pour finir ce livre. Il est sorti en 2009, quand tout commençait à grincer. Mais j’ai perçu dès le début des années 2000, pendant les années de ‘vaches grasses’, que la fête serait bientôt finie. Mon roman précédent, Dompter la bête, montrait déjà une société malade et ce qui allait nous mener à la chute.” Paru en France en 2011 (Quidam), Dompter la bête suivait le parcours méandreux d’un homme politique tiraillé entre son obsession pour le sexe et son amour de la poésie. On trouvait déjà dans ce livre, comme dans le précédent, Zigzags dans les orangers (Maurice Nadeau, 2003), des éléments présents dans Eva : la peinture acide de l’élite grecque, une déambulation chaotique dans Athènes. Fait notable, le thème de l’errance se retrouve dans la plupart des textes qui traitent de la crise grecque, aussi bien chez Chryssopoulos dont le personnage flâne dans les rues de la capitale que chez Léonard Vincent et Charly Delwart. Comme si ce mouvement sans but précis était le plus à même de dire un pays à la dérive dont les stigmates se lisent dans les plaies de la ville. Des odyssées contemporaines et urbaines pour écrire l’antimythologie du monde moderne. “En Grèce, on transporte la gloire du passé comme

un fardeau sur notre dos, on a le regard tourné vers ce passé plutôt que vers le présent, explique Ersi Sotiropoulos. Dans le regard des autres, la Grèce se réduit à des stéréotypes touristiques, ‘moussaka et sirtaki’. On ne voit pas que c’est aussi un pays moderne, contradictoire, avec une vitalité malgré la crise. Athènes concentre tout ça, tout est emmêlé. Athènes est un personnage vivant, un organisme qui peut tout engloutir. Même si on la parcourt chaque jour, une grande partie de la ville reste cachée.” C’est dans ce dédale que choisit de se perdre l’héroïne de son dernier livre. Le soir de Noël, Eva quitte la fête dans laquelle elle s’est incrustée avec son mari Nikos. Elle est partie seule dans la nuit. Vêtue d’une jupe en satin et d’une veste en astrakan trop courte, elle marche dans les rues, croise des clochards, des travestis, des flics et une prostituée qui se réchauffe devant un brasero. Elle s’appelle Moïra. Eva la suit dans un hôtel minable où elles retrouvent un voleur, un paumé et une pauvre fille qui se dit médium. Nuit blanche aux accents dostoïevskiens, dérive poétique, Eva, avec ses scènes lynchiennes et sa beauté somnambulique, entrouvre les portes d’un univers ordinairement invisible. “C’est le monde de l’intime, le monde refoulé, marginal”, précise Ersi Sotiropoulos. Plus Eva s’enfonce dans les zones d’ombre de la ville, mais aussi dans les replis de sa mémoire, plus elle se découvre elle-même. Un cauchemar doux, enveloppant et sensuel, illuminé par la langue incandescente de Sotiropoulos. “J’ai commencé par écrire de la poésie et c’est ma torture aujourd’hui, déplore-t-elle. J’ai la même exigence pour un texte en prose que pour un poème. Chaque mot a sa place, un poids spécifique, chaque mot est une entité.” On suit donc Eva dans ce labyrinthe textuel dont les seuls fils sont des images : des insectes à carapace dorée, la neige, un billet de loterie. Autant de balises semées par l’auteur comme des cailloux pour que le lecteur ne se perde pas en route. Car tout s’entrelace

dans le livre. Les récits, les lieux, les voix et les temporalités se mêlent et se superposent. On passe de la troisième à la première personne, du présent au passé des souvenirs, des histoires racontées par Eddy le voleur à celles que se remémore Eva dans un état de semi-conscience, de la boîte de nuit où se tient la fête aux rues athéniennes, de l’hôtel miteux à la chambre d’hôpital où se trouve le père d’Eva. De cette sédimentation de strates se détache un tableau de la société grecque impressionniste et acéré. Il faut peutêtre voir là les restes de la formation d’anthropologue d’Ersi Sotiropoulos qui parvient à faire cohabiter dans son texte toutes les classes : l’élite intellectuelle autosatisfaite, la sphère politique à travers le personnage d’un député pervers et corrompu, les migrants – qu’il s’agisse d’un jeune réceptionniste venu d’Afrique ou d’une femme de ménage polonaise – et les pauvres, les marginaux, ceux que l’on ne veut pas voir mais qui, avec la crise, ont pris de plus en plus d’espace. Ainsi des quatre personnages “tout droit sortis d’un roman de Dickens” qui font irruption dans la soirée littéraire, s’immiscent entre les coupes de champagne et les petits fours. L’un d’eux, blême, les joues creuses, se met à hurler qu’il a faim. Les invités pensent qu’il s’agit d’un happening, s’immobilisent un instant et retournent à leurs cocktails. Cette attitude, ce fut aussi celle de certains milieux au début de la crise, de certaines “petites cellules de mondanités culturelles” comme les nomme Ersi Sotiropoulos, qui ont continué à faire comme si de rien n’était. Jusqu’au sursaut, culturel avant d’être politique. En un sens, parce qu’elle s’est emparée très tôt du sentiment de déréliction qui frappait le pays, la littérature a montré qu’il est possible d’écrire un autre récit que celui imposé par Bruxelles ou la fatalité. Elisabeth Philippe photo Hervé Lassïnce pour Les Inrockuptibles Eva d’Ersi Sotiropoulos (Stock), traduit du grec par Marie-Madeleine Rigopoulos, 200 p., 19 €

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l’heure d’été

retour de hype

“j’te tchipe aussi toi”

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

le deal de pignons

les débats sur Fauve ≠

la fiche technique de Jack White la mairie de Hyères Werner Herzog sur un volcan

“bon j’avoue, j’ai jamais regardé un late show en entier mais j’aime bien l’idée”

le nain de jardin Noam Chomsky

les Américains et la lecture

“je me sentais tellement mal à l’aise, j’avais l’impression d’être Paul McCartney dans le clip de Kanye West”

“moi, j’ai un compte aux 3 Suisses, ça craint ou pas ?”

le nouveau Nanni Moretti

“non, moi c’est plutôt 50 shades of grippe, là”

lécher la barre du métro

Nanni Moretti Mia madre sortira en Italie mi-avril. Jack White Il y a le SwissLeaks et il y a le leak de la fiche technique de Jack White qui mentionne ses exigences en tournée : du guacamole frais (recette incluse) et INTERDICTION ABSOLUE DE BANANE. Les pignons En Italie, cette graine bénie des

dieux est l’objet d’une certaine flambée des prix provoquant vols et marché noir. La mairie de Hyères annule la subvention au déjà très fragilisé MIDI Festival. Werner Herzog Salt and Fire, son prochain long métrage, sera un thriller et aura pour décor un volcan au bord de l’éruption. D. L.

tweetstat La coanimatrice du Grand 8, Roselyne Bachelot, s’est invitée dans le paysage politique français. Suivre

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$ORUVOjF·HVWVXSHUV\PSDOHUHVSRQVDEOH GHVMHXQHV803Q·DYDLWSDVGHWLWUHGHVpMRXU &·HVWYUDLPHQWODUpQRYDWLRQ 20:57 - 10 févr. 2015

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daily émotion Présentateur vedette de la chaîne Comedy Central, Jon Stewart a annoncé sa retraite. Un événement dans le petit monde de l’infotainment.

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satiriste en chef Petite mine pour Jon Stewart qui, le 10 février, annonçait sa retraite. Pour l’occasion, le présentateur satirique avait semble-t-il piqué la cravate de Manuel Valls. Un moindre mal : le vrai drame étant bien sûr le lancement du compte à rebours qui mettra fin à son règne à la

tête du Daily Show. L’émission vedette de la chaîne Comedy Central où, depuis près de dix-sept ans, Jonathan Leibowitz de son vrai nom, “satiriste en chef de la nation” pour le New York Times, slashait joyeusement la politique et les médias américains.

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3 les shows de tard dans la nuit

Source d’inspiration majeure pour les télés du monde entier (aujourd’hui chacun s’applique à produire des émissions et chroniques “décalées”), Stewart a amassé une vingtaine d’Emmy Awards. Des récompenses pour le Daily Show mais aussi pour The Colbert Report, dont Stewart fut l’un des producteurs et qui a pris fin l’année dernière, son présentateur, Stephen Colbert, remplaçant David Letterman au

Late Show de CBS. Un sérieux remaniement dans le petit monde des late-night shows et de ses animateursstars de soirées “ludiques et festives” (à ne pas confondre avec les “parties fines”) dont les figures majeures sont, entre autres, Jimmy Fallon, Jay Leno, Conan O’Brien, David Letterman, Jimmy Kimmel ou John Oliver.

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mange ta soupe Ces émissions typiquement américaines où les séquences humoristiques et parodiques se mêlent à des interviews en plateau font, depuis des années, fantasmer la télé française. Pour le “meilleur” et surtout pour le pire. Si Le Petit Journal en a repris les codes avec le succès que l’on sait, rares sont ceux qui ne s’y sont pas violemment cassé les dents. Ainsi de Jean-Pierre Foucault ou d’Arthur, institutions de la télé mainstream qui n’avaient du late-night show que le mug. Récemment, Jon Stewart, lucide, pointait du doigt “la confusion de l’infotainment”, un symptôme qui a largement dépassé les frontières américaines. Diane Lisarelli

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allez venez, Mylar ! Le lancement d’un prototype de voile solaire est annoncé pour mai. Fabriquée dans un matériau unique, elle s’appuie sur la puissance des photons.

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t si l’on ralentissait un peu ?”, ont l’air de dire les spécialistes de l’exploration spatiale. N’a-t-on pas sillonné les océans, des siècles durant, au rythme lent et aléatoire du vent ? Arrêtons cette course effrénée. Plutôt que de s’échiner à égaler la vitesse de la lumière, essayons d’abord de nous glisser dans son courant. La voile précède la vapeur, prenons notre temps. La Planetary Society, organisation privée à but non lucratif fondée en 1980 par un groupe de passionnés d’exploration spatiale, lancera au mois de mai un prototype de voile solaire en Mylar, un polyester aux allures d’aluminium. La voile profite de la force des photons, des particules de lumière qui, en la percutant, lui transfèrent de l’énergie. Et on connaît le principe, c’est celui du vent : la voile solaire va de l’avant et entraîne avec elle le vaisseau. La poussée est légère et dans notre atmosphère on aurait du mal à mouvoir une planche à voile. Mais dans l’espace, grâce à ce rayonnement continu, sans les frottements de l’air, le navire pourra atteindre de hautes vitesses. Surtout, cette énergie est inépuisable. Théoriquement, elle permet d’explorer tout le système solaire sans ravitaillement. “Avec une fusée, il y a un grand boum, un ‘phwooosh’, le sol tremble, mais neuf minutes plus tard, vous êtes en roue libre pour rejoindre Pluton”, se moque Bill Nye, le pdg de l’organisation, cité par le Washington Post. La surface de la voile du LightSail mesure 32 mètres carrés environ et ce vaisseau – un nanosatellite en fait – n’est pour l’instant qu’une boîte de 30 centimètres

de haut sur 10 de large. Une fois dans l’espace, il déploiera lentement sa toile de quelques microns d’épaisseur pour tester le principe. Mais en 2016, un second prototype – plus fonctionnel celui-là – sera envoyé là-haut pour faire quelques ronds dans l’espace. Si tout fonctionne correctement, un immense terrain de jeu s’ouvrira aux explorateurs de la terra incognita intersidérale. Les nouveaux grands découvreurs embarqueront sur des vaisseaux mus par des voiles gigantesques à la recherche du nouveau Nouveau Monde. “Parés à virer, les gars faudrait haler !”, chanteront les mousses et capitaines à jambe de bois. Le vieux mythe de la marine à voile renaîtra : pirates galactiques, flibustiers des étoiles et corsaires de l’espace, trésors enfouis aux confins de la galaxie… Les romanciers ont d’ailleurs devancé ces futurs aventuriers. Bernard Werber imaginait dans Le Papillon des étoiles une sorte d’arche de Noé propulsée par une voile solaire, emmenant des milliers d’humains pour reconstruire ailleurs une nouvelle civilisation. En 1961 déjà, Gérard Klein évoquait l’idée dans ses Voiliers du soleil. Ou Pierre Boulle dans La Planète des singes. Au fait, quel livre emporter sur la planète déserte ? Nicolas Carreau illustration Jérémy Le Corvaisier pour Les Inrockuptibles

pour aller plus loin Le projet Lightsail de The Planetary Society sail.planetary.org

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où est le cool ?

Paul Crosby

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

dans le Minnesota Conçue par le studio Snow Kreilich, sur les rives du Minnetonka, cette maison formée de deux volumes en L perpendiculaires joue les contrastes entre extérieur/ intérieur, cèdre foncé et plus clair. Elle possède de très nombreuses baies vitrées qui assurent une vue sur le lac depuis presque toutes les pièces et donnent la sensation de se fondre dans le paysage. snowkreilich.com

en feuilletant The Travel Almanac Fabriqué entre Berlin et New York, ce magazine élégant de petit format se revendique comme la première publication “post-touristique”. Ce qui veut plus simplement dire que The Travel Almanac propose des photos arty, interviews, dessins ou reportages sur des habitats temporaires agencés autour du thème de la mobilité et du voyage. Dans ce numéro : Bryan Ferry, Bjarne Melgaard, Viviane Sassen et Alejandro Jodorowsky. travel-almanac.com 34 les inrockuptibles 18.02.2015

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chez la femme Simon Gao Une power woman active, qui recherche la fonctionnalité sans pour autant renoncer à une certaine idée du luxe : telle est la femme Simon Gao. Né en 1981 à Pékin, ce jeune designer, qui a créé son label en 2012, est aujourd’hui une des stars montantes de la mode chinoise. simon-gao.com

dans ce sac de voyage californien Fondé en 1973 par Mark Epperson, un Californien féru de montagne, Epperson Mountaineering s’est fait connaître grâce à ses sacs à dos de randonnée, esthétiques et très résistants. Sans sacrifier la qualité (la marque est toujours fabriquée aux Etats-Unis), la gamme s’élargit désormais pour devenir urbaine et citadine. eppersonmountaineering.com

plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com 18.02.2015 les inrockuptibles 35

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vous n’y échapperez pas

le corps nu de Golshifteh Farahani En se dé-voilant, l’actrice abat les murs entre espace privé et public.



a jeune femme qui vous regarde ci-contre, l’air mélancolique, n’est autre que l’actrice iranienne Golshifteh Farahani, entièrement nue sur la couverture du magazine de mode Egoïste. Si ce cliché signé Paolo Roversi date d’il y a plus de deux ans, sa publication récente fait l’effet d’une bombe dans son pays. Il fallait s’y attendre. Ce n’est pas la première fois que le corps de Golshifteh fâche et que la jeune femme chamboule l’histoire. Avec son rôle dans Mensonges d’Etat de Ridley Scott, en 2008, elle devient la première actrice iranienne à jouer dans une production américaine depuis la révolution islamiste de 1979. De plus, elle ne porte pas toujours le voile dans le film et, lors de l’avant-première, se montre les bras dénudés au côté de Leonardo DiCaprio. Le gouvernement iranien fera tout pour la contraindre à l’exil. En 2012, dans la vidéo Corps et âmes où elle figure en compagnie d’acteurs et actrices présélectionnés pour les César, elle découvre un sein. Sur Facebook, elle appuie l’aspect féministe de sa démarche en postant une photo d’elle torse nu accompagné d’un lien vers un texte sur la situation des femmes en Iran. Aujourd’hui, ce shoot pour Egoïste est suivi d’une interview où elle explique que la France l’a “libérée” : “Paris est le seul endroit de la planète où les femmes ne se sentent pas coupables. En Orient, tu l’es tout le temps. Dès l’instant où tu ressens tes premières pulsions sexuelles.”

Là, son corps occupe une sphère double, à mi-chemin entre dévêtissement glamour (témoin de son succès médiatique et quasi-rituel hollywoodien) et nudité revendicatrice – deux attitudes interdites aux femmes iraniennes. “La particularité de ce pays est que les femmes sont admises dans l’espace public et professionnel moyennant le port du voile. Là, l’actrice rompt un contrat avec l’Etat et vient briser la frontière entre privé et public”, analyse la sociologue Carol Mann, spécialiste des problématiques de genre au Moyen-Orient. La comédienne révèle ainsi une ambiguïté centrale de son pays, où le corps drapé de noir est le plus public de tous : dépossédé de son identité propre, il est cédé à la communauté (familiale, nationale) dont il incarne l’honneur. En se déshabillant, Golshifteh récupère son intimité et abat un mur entre intérieur et extérieur, homme et femme, Orient et Occident. Alice Pfeiffer

ça va, ça vient : Rihanna toute en jean

2012 En plein boom des collaborations, Rihanna s’impose à la fois comme créatrice et modèle pour la griffe italienne Armani Jeans. Et s’il est difficile de cerner la complexité de sa confection denim, celle-ci agit néanmoins comme une promesse de se faire déshabiller sur un bolide vintage – clin d’œil involontaire à son autre collab de l’année, un tube avec David Guetta ?

2013 Nouvelle égérie Balmain et soudaine BFF du créatif de la marque, Olivier Rousteing, Rihanna et sa tenue en jean brodé aux accents très 90’s fait entrer le denim dans le monde du luxe. Et souligne un nouveau pont entre mode et culture de rue, pour un glamour hybride et métissé, précisément ce que la carrière de Rihanna – et la matière jean – semble promouvoir.

2015 Rihanna est à l’apogée de sa carrière. La voilà en trio avec Kanye West et Paul McCartney. Dans le clip, elle se dandine dans une combinaison en denim, petite poupée pompiste, devant la caméra du duo star Inez & Vinoodh – et rappelle que son plus grand talent est avant tout dans la mode. La chanteuse dancehall de Pon de Replay est bien loin. A. P.

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Black Sesame Waffle à déguster chez Ibaji

hot spot

La Jeune Rue

P  bouche à oreille

Séoulons-nous ! L’année de la Corée en France débutera en septembre. Mais en terme de food fusion, la péninsule asiatique a déjà conquis Paris avec nombre de spots audacieux.

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u Gangnam Style au miammiam style, il n’y a qu’un pas que Paris est en train de franchir. L’année de la Corée en France démarre en septembre – la péninsule fêtera, elle, l’Hexagone en 2016 –, et le coréen pourrait bien être à 2015 ce que le japonais fut aux années 90. Hero, un restaurant de yangnyeom – spécialité coréenne traditionnelle de poulet frit – et de “cuisine d’auteur moderne” à base de petits plats à partager, ouvre début mars. Le très attendu dernier bébé de l’équipe de la Candelaria sera leur “interprétation de la cuisine coréenne”, précise Carina Soto Velasquez. Le lieu proposera un pairing champagne et bar d’inspiration coréenne : bières, softs maison au soja ou haricots rouges et cocktails péninsulaires, comme ce Nice Legs au soja et shrub litchi & baies roses. Hero s’engouffre avec assurance sur ce dernier bastion asiatique à conquérir. Ibaji, seul établissement de la Jeune Rue (projet en pleine déconfiture d’une rue dédiée à la gastronomie et au design) à avoir vu le jour en septembre, a déjà déblayé le terrain avec ses bibimbap, banchans et autres porcs laminés. La cuisine coréenne dévoile soudain un autre visage que les traditionnels BBQ.

Kim Kwang-loc, dans son Mandoobar de poche (douze couverts), exécute raviolis et tartares au rythme de vinyles de folk coréen. “Je veux partager la culture coréenne avec les Français”. Jules & Shim, fruit d’un mariage franco-coréen, surfe sur la maîtrise street-food coréenne. Le précurseur Pierre Sang, Coréen d’origine, et son art du kimchi – rue Oberkampf depuis 2012 –, entend, lui, se recentrer sur ses origines. Simple, rempli de légumes, épicé, le style Séoul a tout pour séduire. Débarqué sur le territoire avec sa K-pop il y a cinq ans, le soft power coréen s’attaque à la blanquette. “Jeune et dynamique, le pays le plus connecté au monde a le potentiel pour développer ici autant de restos que les Japonais”, analyse Charles Chu, fondateur de l’agence de production musicale francocoréenne Revival Agency. Destination en vogue (+ 6 % de Français en 2014), modèle d’entertainment, pépinière fashion, le pays qui consomme le plus de crème française au monde et qui a explosé YouTube promet un succulent food business. Cécile Cau Hero 289, rue Saint-Denis, Paris IIe (ouverture semaine du 3 mars) Ibaji 13, rue du Vertbois, Paris IIIe Mandoobar 7, rue d’Edimbourg, Paris VIIIe Jules & Shim 22, rue des Vinaigriers, Paris Xe

lanqué au milieu d’une rue déserte du Xe arrondissement parisien, Porte 12 n’usurpe pas son nom : sa mystérieuse entrée cuivrée ressemble à celle d’un club secret, du genre Dodo la Saumure mais en beaucoup plus chic (le lieu est un ex-atelier de lingerie fine). Une fois passé la porte, un couloir débouche sur un intérieur cosy, un loft avec mezzanine, peuplé de foodies globe-trotters américains, allemands, japonais. Au second service viendront des jeunes gens stylés. En cuisine, Vincent Crépel (ancien lieutenant du chef star de Singapour André Chiang) envoie deux entrées renversantes et affriolantes : une langue d’oursin sur brioche au jus parfumé à la vanille de Madagascar et au vinaigre du Japon, pousses de moutarde, carpaccio de dorade et émulsion d’étrille ; ou des topinambours confits servis avec une émulsion de truffe et de truffe noire. Du génie. Viennent ensuite un suprême de caille, oignons et poudre de cèpe ; un cabillaud, purée de butternut et carotte tandoori ; un suprême de pigeon, purée de topinambours, betteraves en gelée. En dessert, un délicieux duo de chocolat et sorbet de betterave ferme cette boucle délicieuse. Anne Laffeter

Porte 12 12, rue des Messageries, Paris Xe, 01 42 46 22 64, porte12.com. Fermé samedi midi, dimanche et lundi. Menus 28-35 € (midi) et 58-65 € (soir).

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“la censure ne peut pas nous atteindre” Le jour de leur concert triomphal à Paris, Die Antwoord nous a accordé un rare entretien… et un scoop : DJ Muggs de Cypress Hill collaborera au prochain album du groupe de rap sud-africain. par Francis Dordor et Basile Lemaire

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ie Antwoord : “la réponse” en afrikaans. C’est le nom qu’ont choisi Ninja et Yolandi Vi$$er pour ce duo qui, depuis 2008, rompt férocement avec tous les codes officiels de la représentation et de l’éloquence rap. Mais la réponse à quoi au juste ? La question, jamais tranchée, ne semble pouvoir l’être qu’à l’aide de leurs trois albums sortis à ce jour et de la petite dizaine de clips, tous aussi virtuoses que dérangeants, qui s’en prennent à un politiquement correct à la sud-africaine plutôt étouffant. Un consensus postapartheid que Die Antwoord met en pièce dans leurs petits films au point de séduire quelques orfèvres du laid et du scabreux tels que Harmony Korine, David Lynch ou Neill Blomkamp, ce dernier les sollicitant pour Chappie, son tout nouveau film. Aussi, les retrouver dans cet antre du bon goût qu’est le Studio Harcourt à Paris, juste avant un concert où sera présenté un nouveau venu en la personne de DJ Muggs du groupe Cypress Hill, avait de quoi surprendre… 18.02.2015 les inrockuptibles 41

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Basile Lemaire

Vous retrouver ici au Studio Harcourt est plutôt étonnant, vous dont l’imagerie est à l’opposé, dont l’esthétique est plutôt trash… Ninja – Nous avons découvert l’existence du Studio Harcourt lors de notre passage au festival Rock en Seine l’été dernier. Je traînais backstage quand je suis tombé sur le petit studio qu’ils avaient installé et j’ai été immédiatement séduit par le côté intemporel de ces images. Le fait est qu’au même moment, Yolandi me montrait des photos du Rat Pack, le groupe formé par Frank Sinatra et Dean Martin (Yolandi est très concernée par tout ce qui se rapporte aux rats – ndlr). Les photos Harcourt ont ce même côté old fashion. Nous avons donc fait quelques images avant notre concert et aujourd’hui, nous sommes ici pour une vraie session. Yolandi – Nous avons toujours cherché à innover. Nous aimons surprendre notre public. Nous ne nous sommes jamais arrêtés sur une seule représentation de nous-mêmes. Ninja – Nous pouvons passer des ghettos les plus mal famés aux endroits les plus huppés. A quel usage destinez-vous ces photos ? Ninja – Nous ne le savons jamais à l’avance. C’est comme pour notre musique. Nous emmagasinons les choses et nous les laissons vieillir, comme pour le vin. Vous semblez accorder autant d’importance à l’image, à vos vidéos en particulier, qu’à la musique. Comment procédez-vous ? Ninja – Quand nous finissons une chanson, nous avons toujours l’impression que c’est arrivé un peu par hasard, par accident. En revanche, une fois la vidéo réalisée, la chanson nous devient totalement évidente. Nous savons pourquoi nous l’avons faite. Comme si l’image servait de révélateur. Par exemple, c’est en découvrant les photos de Roger Ballen (célèbre photographe new-yorkais qui vit en Afrique du Sud – ndlr) que nous sommes vraiment devenus Die Antwoord.

C’est lui qui a pris la première photo du groupe et qui a réalisé la vidéo de I Fink U Freeky, à mon sens la meilleure chose que l’on ait produite à ce jour en terme de clip. Et aussi la moins chère ! Vous jouez dans le prochain film de Neill Blomkamp (District 9), intitulé Chappie. De quoi s’agit-il ? Ninja – Nous sommes des fans et des amis du réalisateur depuis longtemps. Nous jouons nos propres rôles dans ce film dont l’action se déroule dans un futur proche. Nous avons été arrêtés et sommes devenus des petits criminels, vendeurs de drogue à Johannesburg parce que nous ne pouvons plus donner de concerts. Ah oui : et nous avons un fils, Chappie, qui est en fait un robot… Disons que c’est l’histoire d’une famille défectueuse, “a fucked up family”. Il semblerait que vous ayez adopté aussi un nouveau membre au sein de Die Antwoord ? Ninja – Oui, DJ Muggs de Cypress Hill. Si l’on nous avait demandé il y a quelques années “Avec quel producteur souhaitez-vous travailler ?”, nous aurions immédiatement répondu : DJ Muggs. De toute la scène rap, c’est lui qui a eu le plus d’influence sur notre style. Nous l’avons rencontré à un anniversaire mexicain à Los Angeles et nous avions du mal à croire qu’il aimait vraiment notre musique. Nous avons commencé

à collaborer avec lui sur une chanson de notre dernier album, Donker Mag (“force du mal” en afrikaans), qui s’intitule Rat Trap 666. Nous avions la matière première mais nous butions sur la finalisation. Cette chanson représentait pour nous une porte ouvrant sur une nouvelle dimension et c’est DJ Muggs qui avait la clé de cette porte. Ce premier pas nous a conduits à collaborer sur un nouvel album qui s’appelle Rats Rule dont Muggs est le producteur. Nous n’avons pas l’habitude de collaborer avec quelqu’un de l’extérieur. C’est même quelque chose qui nous effraie d’ordinaire. Mais avec Muggs, les choses se sont faites progressivement et naturellement. DJ Muggs – Quand j’ai débuté avec Cypress Hill à South Gate (quartier mexicain de Los Angeles – ndlr) dans les années 80, le plus important était d’avoir son style propre, qui ne soit pas celui du voisin, pas une copie. Moi, je venais de New York où j’avais commencé avec un premier groupe qui s’appelait 7A3. J’apportais avec moi quelque chose de la Côte Est que les groupes de la Côte Ouest n’avaient pas. Aujourd’hui, tout semble tellement standardisé que l’on n’arrive plus à distinguer les uns des autres. C’est ce qui m’a accroché avec Die Antwoord. Ils ne sont pas comme les autres. Après cette quinceañera

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Sony Pictures

Ninja et Yolandi, à gauche avec DJ Muggs, ci-contre dans Chappie, long métrage de Neill Blomkamp (en salle le 4 mars)

“pour être honnêtes avec vous, nous ne nous intéressons absolument pas à l’Afrique du Sud” Ninja (fête organisée pour le quinzième anniversaire d’une jeune fille – ndlr), ils sont venus dans mon studio et nous avons essayé quelques plans sur cette chanson (Rat Trap 666) qui leur ont plu. Ils m’ont dit : “Mec, ça c’est de la dope !” Nous sommes donc restés en contact. On a échangé comme ça pendant quelque temps jusqu’à ce que cette collaboration devienne de plus en plus fructueuse. Ninja – Depuis que Muggs nous a rejoints, j’ai l’impression que c’est la première fois que je fais vraiment du rap. Jusqu’à présent, nous avons collaboré avec des gens qui étaient sous nos ordres. C’est la première fois que l’on se met à la disposition de quelqu’un d’autre. Quand nous avons tourné Chappie, nous avons adopté la même attitude avec Neill Blomkamp. Mais là, c’est encore plus poussé parce qu’il s’agit de notre musique et je dois dire que Yolandi et moi sommes ravis de travailler sous sa direction. Le rap est mort selon moi parce que le rap, c’est toujours avoir un coup d’avance, être à la pointe ; une attitude s’est perdue en cours de route. Avec Muggs, pour la première fois de ma vie, je me sens dans la peau d’un disciple qui pourrait tuer pour son maître. Pourquoi avoir quitté Cypress Hill ? DJ Muggs – Je ne les ai pas quittés. Je suis membre de Cypress Hill pour la vie. J’ai juste arrêté de tourner avec

eux à cause de la naissance de ma fille. Nous étions sur la route huit mois par an. Aujourd’hui, ma fille est grande. Je viens de terminer un nouvel album avec eux qui sort l’été prochain. Où en est l’enregistrement de Rats Rule, le prochain album de Die Antwoord ? Ninja – Nous en sommes encore au début. Avant de passer à la concrétisation, nous avons toujours une période de gestation. Aujourd’hui, nous pouvons dire qu’avec cet album nous allons enfanter des sons étranges que nous avons toujours entendus dans nos têtes, mais que nous n’avions jamais eu la possibilité de rendre audibles. C’est comme si nous étions des rats qui grattent un mur jusqu’à ce qu’ils arrivent à se glisser de l’autre côté. Yolandi, dis-nous pourquoi tu aimes tant les rats ? Yolandi – J’aime leurs queues. Ninja – Et peux-tu nous expliquer en quoi consiste la philosophie Rats Rule ? Yolandi – Elle est le propre des gens qui vivent en marge de la société, qui se sentent aliénés par elle, qui vivent comme des rats sous la surface mais qui finissent à la fin par conquérir. Rats Rule est un disque de conquête. Ninja – Depuis nos débuts, nous avons toujours été pris pour cible en Afrique du Sud, toujours été repoussés. Et c’est

la raison pour laquelle nous avons explosé. Quand vous empêchez une chose de s’exprimer, il y a de grandes chances pour qu’elle finisse par le faire avec encore plus de force. C’est exactement ce qui nous est arrivé et c’est ce qui explique que nous soyons devenus à ce point extrêmes. Vous n’avez jamais subi de censure ? Ninja – La censure ne peut pas nous atteindre car l’assentiment des médias ne nous préoccupe en rien. Internet a résolu ce problème. De même qu’il a rendu les maisons de disques totalement périmées. Die Antwoord aujourd’hui, c’est YouTube et les concerts. Longtemps, nous avons eu le sentiment qu’il nous fallait un contrat : ça s’est avéré être un piège. Pendant un an, nous avons été obligés de nous expliquer sur ce que nous faisions, de rendre des comptes à des gens sans savoir pourquoi. Nous nous sommes sentis piégés mais nous avons continué à faire notre truc en les ignorant. Jusqu’au jour où nous nous sommes demandés : “Au juste, à quoi nous sert une maison de disques ?” Il y a eu récemment en France un débat au sujet de la liberté d’expression. Qu’en est-il en Afrique du Sud de cette liberté ? Ninja – Pour être tout à fait honnêtes avec vous, nous ne nous intéressons absolument pas à l’Afrique du Sud. Nous vivons totalement isolés. Il y a nous et internet. Il n’y a aucun pays entre les deux, pas d’Afrique du Sud, pas de frontières. Nous sommes le produit de la société sud-africaine certes, mais depuis que nous avons commencé Die Antwoord, nous nous sommes complètement isolés du reste du pays. Seule notre musique nous intéresse. Nous nous produisons dans le monde entier, à Mexico, à Paris, à Moscou, en Australie, et partout c’est le même spectacle, la même énergie, la même folie. Nous habitons entre Los Angeles et l’Afrique du Sud mais la plupart du temps nous sommes en tournée. Nous sommes notre propre pays, notre propre Etat indépendant. dieantwoord.com 18.02.2015 les inrockuptibles 43

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Keith Bernstein, Village Roadshow Films (BVI) Limited, Warner Bros.

Clint ou les ambiguïtés Le succès commercial du dernier Clint Eastwood, American Sniper, démontre que l’Amérique est toujours prête à acclamer ses “héros”, cette fois le tireur d’élite qui a tué plusieurs centaines d’Irakiens… Tirs croisés autour d’un film événement, très habile à ménager tous les partis. par Philippe Garnier, Jacky Goldberg, Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne

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Le réalisateur avec Bradley Cooper sur le tournage du film

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Paul Moseley/AP/Sipa

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arner l’a échappé belle. Au lieu d’avoir un film de Spielberg certain de diviser le marché auquel il destinait très cyniquement American Sniper, le studio a un film de Clint Eastwood qui ne fait pas dans la dentelle, pulvérise les records d’entrées aux States (200 millions de dollars en dix jours), rafle contre toute attente une brassée de nominations aux oscars, et divise seulement la partie du pays qui compte pour du beurre : les intellos, les progressistes d’Hollywood, et les six mille membres de l’Academy. Au lieu des nobles débats attendus que suscitent généralement les films de Spielberg, c’est pan dans le mille pour la cible avouée par le studio et l’acteur Bradley Cooper, qui a développé le projet dès 2013 et s’est lui-même développé le tour de poitrine et de biceps – à la Raging Bull – pour les circonstances. American Sniper raconte la vie d’un tireur d’élite d’une unité des Navy SEAL, Chris Kyle, et est basé sur ses mémoires écrites avec deux journalistes, qui firent sensation lors de leur publication en janvier 2012. Le livre se lit en une heure, ce qui est aussi bien vu la teneur nauséeuse des propos tenus à longueur de pages par Kyle, sniper archidécoré et détenteur du record d’ennemis tués confirmés de toutes les forces armées américaines : 160 ; en privé notre assassin disait en avoir tué une centaine de plus. Chris Kyle était un Texan pur jus qui s’essaya brièvement à l’élevage et au rodéo, assez longtemps cependant pour s’esquinter les deux poignets ; les vis qu’on lui avait mises, après les broches, le firent initialement échouer à sa visite médicale lorsqu’il voulut s’engager dans les Marines. Le personnage qu’incarne Bradley Cooper (le maigrichon assistant procureur à la fatale coupe de douilles dans American Bluff, si, si) est sensiblement différent de l’homme qui se dégage de l’autobiographie de Kyle, un homme animé par le patriotisme et soutenu par la foi. La question est de savoir si Eastwood se montre suffisamment circonspect sur l’histoire qui lui est donnée. Certes, il ne cille pas devant les plaisanteries oiseuses des SEAL, et les Irakiens sont constamment appelés “les sauvages”, comme dans le bouquin. Certes, les véhicules de nos bonshommes arborent le masque de tête de mort du Punisher, la BD Marvel favorite du sniper. Mais Eastwood ne va pas jusqu’à mettre sur Cooper l’insigne des croisés (la croix de Malte) que Kyle arborait tatouée sur son biceps. Parce que pour le sniper, quand on lit son livre,

c’était quasiment un jihad inversé. Son seul regret était, au bout du compte, de “ne pas en avoir tué plus, ni sauvé plus de nos gars”. On ne saura sans doute jamais ce qui s’est réellement passé lorsque début août 2013 Steven Spielberg, qui devait faire le film, s’est désisté du projet. Apparemment, le budget que Warner était prêt à lui allouer ne collait pas avec sa vision du film ; ni avec le script qui avait enflé jusqu’à 160 pages depuis sa collaboration. Selon le scénariste Jason Hall, Spielberg envisageait de centrer son film sur la rivalité entre Kyle et un homologue syrien nommé Mustafa, à laquelle Eastwood ne consacre que le dernier tiers de son film. Il y a tout juste une plaisanterie pour le situer : apparemment, il aurait participé aux Jeux olympiques dans une autre vie. (“Ils ont la catégorie sniper, aux Jeux ?”, demande un SEAL). Dans sa version, le sniper syrien aux longs cils et aux yeux de velours (interprété par l’acteur égyptien répondant au nom assez piquant de Sammy Sheik, qui a baroudé dans Homeland et pas mal de films américains) est juste une silhouette – et finalement une cible. Une autre explication est peut-être aussi le fait que six mois avant le désistement de Spielberg, le 2 février 2013, Chris Kyle et un ami, comme lui un ancien SEAL, ont été tués sur un champ de tir par un ex-Marine souffrant de désordres post-traumatiques (s’entraîner au tir étant un divertissement fréquent pour les SEAL estropiés ou maboules). A 38 ans, Kyle avait tout récemment retrouvé son équilibre, après avoir dû combattre des troubles similaires (violence,

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Tim Sharp/Reuters

Chris Kyle, le 9 avril 2012 à Midlothian, Texas (à gauche) ; sa veuve, Taya, lors d’un éloge funèbre à son mari au Cowboys Stadium d’Arlington, Texas, le 11 février 2013 (ci-contre)

American Sniper est une histoire de marketing et l’histoire d’un homme insomnies, alcool). Toujours selon Jason Hall, le projet a vite pris une autre tournure avec la participation accrue de Taya Kyle, la veuve du sniper. Spielberg, lui, ne s’est pas exprimé sur le fulgurant succès de son ami Clint, et il est peu probable qu’il le fasse de sitôt. American Sniper est une histoire de marketing (un public insoupçonné, mais réel, ainsi que des relations très suivies avec l’armée et le personnel militaire ayant servi en Irak) et l’histoire d’un homme, mais c’est aussi, emphatiquement, un film de Clint Eastwood – et son meilleur depuis au moins Million Dollar Baby, en 2004. Même s’il n’est venu à bord que quinze jours après le désistement de Spielberg. American Sniper est un bon film d’action, qui visuellement évite le piège des rogatons que Spielberg avait refilé à Eastwood il y a quelques années – Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, avec leur affreuse lumière bleue et leurs couleurs désaturées. Et cela faisait aussi une éternité qu’on n’avait pas entendu dans un de ses films des répliques à la “Go ahead, make my day” comme “Je suis meilleur quand ça respire” (sur le champ de tir à l’entraînement lors de sa formation, Kyle rate plusieurs fois la cible, mais dézingue un serpent à sonnette à mille mètres). Eastwood a rendu son héros plus sexy et plus drôle que le bourrin texan auteur du livre, pétri de patriotisme sans émoi, avec Dieu derrière lui. Eastwood prête aussi des doutes à son héros, qui n’en avait pas, encore qu’il le fasse parfois d’une manière aussi convaincante que lorsqu’il abordait

le même sujet dans son western crépusculaire de 1992, Impitoyable. On avale ou non le “It’s a hell of a thing, killing a man” de Bill Munny (“c’est pas rien, de tuer un homme”), surtout quand il en extermine dix dans le saloon une heure après, dont plusieurs à terre agonisant. Impitoyable était un western exceptionnellement bien fait et original, mais avec quelque chose qui faussait le thème en son cœur : Munny affirmait être un homme changé avec toute la conviction de l’alcoolique réformé qui rabâche ses serments comme un mantra, et on ne croyait au film que si l’on acceptait qu’il y avait deux Munny en un. Le fait qu’il se métamorphose presque instantanément de cadavre ambulant en ange exterminateur rendait la fin risible, après le choc bien réel de l’explosion d’adrénaline. Cette fois, le cinéaste nous ressort son heck of a thing, façon chanson country : “It’s a heck of a thing to stop a beating heart” (“c’est pas rien de stopper un cœur qui bat”, dit Kyle à son fils aîné au cours d’une bucolique scène d’initiation de chasse). On peut discuter de la validité de la philosophie, mais pas douter de la suite qu’Eastwood a dans les idées – ce qui réjouira les derniers tenants auteuristes, lesquels préféraient récemment ne plus aller voir ses films, pour ne pas égratigner leurs théories au sujet de leur homme Clint. Lequel est devenu plus qu’un auteur : un phénomène. La façon dont il a choisi ses projets ces quinze dernières années rappelle ce que faisait John Ford à l’automne de sa vie, prenant les films 18.02.2015 les inrockuptibles 47

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l’engouement d’une nation pour ce film est presque une garantie de le faire honnir en France au vol, tels qu’ils se présentaient, faisant pour le mieux, et généralement encore mieux que cela. Qu’il s’agisse de Frankie Valli ou des G. I. d’Iwo Jima, ou des rechapes de film criminel genre Créance de sang, c’est la même personne qui repeint la girafe, et c’est bien là la difficulté parfois de réconcilier toutes les facettes dans ce diable d’homme. On pourrait dire aussi qu’American Sniper était tout indiqué pour Eastwood et ses ruminations sur la valeur, les honneurs et les médailles – et les méprises qui y contribuent parfois. Les Américains aiment tuer de loin, c’est connu : par drones, par bombardements si possible, par sniper interposé si la nécessité s’en fait sentir. Chris Kyle, dès son deuxième “tour” en Irak, est vite surnommé “The Legend” par ses congénères. Donc pas la peine de s’appeler Liberty Valance pour la voir venir de loin (la légende qu’on imprime), et on ne se privera sûrement pas d’en faire un fromage dans les gazettes. Sauf qu’ici, Eastwood élude la chose comme au tai-chi. C’est presque de la magie. On sent que son personnage le rebute, au fond, mais il est certain que ses défenseurs à tout crin préféreraient qu’il soit plus clair sur la question (il y a aussi le cahier des charges Warner, l’attitude de Cooper qui est coproducteur, et la veuve et les amis SEAL de Chris Kyle, tous à ménager). C’est ici qu’entre en considération la bio de Chris Kyle, et sa vraie personnalité. On a fait grand cas de ses “exagérations”. On l’a même traité de menteur. A sa décharge (si le personnage n’était si peu engageant), on pourrait arguer que toutes ces rodomontades n’étaient peut-être que le fait de la dépression et de l’alcool, une fois rentré chez lui. Il affirmait par exemple avoir été envoyé “par Washington” à La Nouvelle Orléans juste après l’ouragan Katrina, en 2005, et que, perché sur le Superdome, il aurait tué près d’une trentaine de pillards. Aucune preuve n’a jamais été apportée à ces dires extravagants. Il y a aussi les deux car-jackers au Texas qui s’en seraient pris à son camion et qu’il aurait tués. Aucun cadavre ni aucune personne disparue n’ont jamais été signalés dans les trois comtés texans adjacents.

la critique

American Sniper de Clint Eastwood Si l’histoire de Chris Kyle est parfaite pour satisfaire le patriotisme américain, le cinéaste y instille une bonne dose d’équivoque.

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Keith Bernstein, Village Roadshow Films (BVI) Limited, Warner Bros.



a “surprise” de ce nouveau film de Clint Eastwood ne tient pas à sa qualité de mise en scène, car même s’il n’est pas à chaque fois au top, Clint continue de signer régulièrement de grands films (J. Edgar, Gran Torino, le diptyque Mémoires de nos pères/Lettres d’Iwo Jima…), peaufinant à chaque fois sa stature voire sa statue de dernier grand cinéaste américain classique. Non, ce qui étonne, c’est la vigueur d’American Sniper au box-office américain, dans un marché dominé par les blockbusters de superhéros. Si le vieux cowboy parcheminé parvient encore à régner sur un domaine a priori dévolu aux teenagers, c’est peut-être aussi pour de mauvaises raisons : American Sniper est adapté d’un best-seller américain, récit des exploits guerriers d’un Navy SEAL en Irak, Chris Kyle, et il n’est pas impossible que ce public massif se soit plu à s’enrouler dans son drapeau pour applaudir bien au chaud les performances d’un p’tit gars de chez eux qui défend leurs valeurs et combat leurs ennemis lointains et basanés

selon leur bonne vieille tradition : flingue à la main. Dans un pays où le droit de posséder une arme est sacré, inscrit dans la Constitution, l’immense succès d’American Sniper est peut-être avant tout un effet NRA. Mais le style laconique, détaché d’Eastwood ainsi que l’histoire complète de Chris Kyle permettent une lecture politique plus ambivalente du film. Bien sûr, le Chris Kyle interprété par Bradley Cooper suit l’entraînement des Marines, pratique la chasse comme loisir, aime les armes, et une fois sur le terrain des opérations, en Irak, il vise et tue avec la précision d’une machine. D’un autre côté, il a parfois une lueur de doute dans le regard. Eastwood et Cooper réussissent à humaniser la brute épaisse. Il y a cette scène de suspense où Kyle hésite longuement à tirer sur un enfant, et ne l’abat que lorsqu’il est certain que le môme porte une arme. Eastwood insère aussi toutes ces séquences domestiques qui valent comme contrepoint critique. L’épouse de Kyle le presse de ne pas repartir, remet en cause sa mission de “premier

violon” de l’armée. Message : occupe-toi des tiens plutôt que d’aller faire l’ange exterminateur à 10 000 kilomètres de ton pays. Autre scène mémorable : quand Kyle est prostré dans un bar et qu’il ne parvient pas à rentrer chez lui. La guerre vous transforme, vous rend inapte à une vie “normale”. On ne peut pas non plus faire abstraction du corpus eastwoodien récent, de ces films où il remettait clairement en cause la morale westernienne du “tire d’abord, réfléchis après” (Impitoyable, Gran Torino…), où il décortiquait la machine à propagande nationaliste (Mémoires de nos pères). Dans son rapport ambigu au patriotisme et aux guerres impérialistes, American Sniper fait penser aux remous suscités jadis par Voyage au bout de l’enfer (Cimino) et Born in the USA (Springsteen). A la fin du Cimino, les prolos détruits par la guerre chantaient God Bless America comme un chant de deuil, peut-être autant contre les leaders américains qui les avaient envoyés au casse-pipe que contre les soldats du Vietcong. On se souvient de la mésaventure de Springsteen : en pleine reaganmania, une partie du public et jusqu’à Reagan lui-même n’avaient retenu de son disque que le titre et les stars & stripes, n’écoutant pas les couplets amers racontant l’histoire d’un Vietnam veteran brisé. Cimino et Springsteen arboraient les signes extérieurs d’américanité, mais pour dire “Nous aimons notre pays mais notre Amérique n’est pas la vôtre, celle de la guerre loin de chez nous qui détruit nos fils”. De la même façon, American Sniper paraît se terminer sur une apothéose militaropatriotique : les funérailles de Kyle avec Marines en apparat, bannières étoilées saturant l’écran et musique élégiaque. Mais le ver est dans le fruit : la violence américaine s’est retournée contre elle-même, son hubris, ses dérives, conduisent à la folie et au suicide. Si le sens du film est incertain, ouvert, en débat, sa virtuosité de mise en scène est indiscutable. Eastwood allie la limpidité de découpage à l’ancienne à la puissance de feu de la technologie contemporaine – le son métallique des impacts de balles est particulièrement saisissant. Il s’autorise même une séquence quasi abstraite de fusillade dans un brouillard de sable orangé qui rappelle l’assaut nocturne de la casa Ben Laden dans Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. On sort d’ailleurs du Eastwood avec les mêmes sentiments mêlés qu’après les derniers Bigelow : aucune sympathie pour ces personnages qui tuent, torturent, occupent un pays étranger au nom de la défense des démocraties, mais une certaine reconnaissance pour ces cinéastes qui nous permettent d’aborder ces réalités guerrières par un biais plus profond, anglé et questionnant que celui des actualités télévisées. S. K. American Sniper de Clint Eastwood, avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Ben Reed, Jake McDorman (E.-U., 2014, 2 h 12) 18.02.2015 les inrockuptibles 49

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Spielberg, qui devait faire le film, ne s’est pas exprimé sur le fulgurant succès de son ami Clint, et il est peu probable qu’il le fasse de sitôt Et puis il y a la fameuse histoire selon laquelle il aurait tabassé un ancien SEAL (et incidemment ancien gouverneur du Minnesota) dans un bar de Coronado, près de San Diego. Selon Kyle, lui et des collègues venaient juste d’apprendre la mort d’un des leurs et buvaient à sa mémoire, lorsque Jesse Ventura aurait tenu des propos injurieux sur les SEAL. Ventura, un ancien catcheur et acteur (qui disait, dans un film avec Schwarzenegger, “j’ai pas le temps de saigner”), a toujours nié que l’incident ait jamais eu lieu et, au terme d’un procès en diffamation, a obtenu un million huit cent mille dollars en réparation, peu avant la mort de Kyle. Après le décès du sniper, l’affaire étant en appel, Ventura a reporté ses griefs en attaquant la veuve, ce qui a fait de l’ancien SEAL un paria dans la communauté militaire. Ce qu’on ne peut pas nier, par contre, et qu’on peut savourer pleinement, c’est le travail étonnant que fait Eastwood derrière la caméra, illustré par la dernière séquence d’action au milieu d’une tempête de sable (le contraire de la poudre aux yeux). C’est comme s’il voulait en remontrer au technicien hors pair qu’est Spielberg dans ses bons jours (disons, les scènes d’ouverture d’Il faut sauver le soldat Ryan). La faillite du film, c’est par contre de ne pas avoir de dilemme réel : puisque le sniper n’a pas d’états d’âme sur ce qu’il fait – tuer de loin et souvent –, la seule tension dramatique se cantonne dans le foyer et la chambre à coucher, où il refoule les griefs de son épouse comme un patient catatonique. Ces séquences, qui expliquent que plus de 40 % des spectateurs du film sont des femmes – une rareté pour un film de guerre –, sont aussi les plus banales et les moins convaincantes. Par contraste, l’énergie et le côté physique, palpable, des scènes d’action sont impressionnants – et on ne parlera même pas de l’âge du capitaine. L’engouement immédiat d’une nation pour ce film est presque une garantie de le faire honnir en France, et on peut parier que les débats resteront centrés sur Eastwood et son estomaquant retour en forme, tout en faisant résonance aux détracteurs américains comme Michael Moore (“les snipers sont des lâches”) et à tout le cirque médiatique qui a suivi. Il est moins sexy mais plus intéressant de s’interroger sur ce qui, en amont, a motivé Warner à mettre en chantier un pareil film. Bien sûr, il y avait un best-seller au départ. Mais avec, au centre, un être pas des plus ragoûtant. Et puis l’Irak était encore du poison au box-office. Mais c’était sur un sniper, sujet fascinant pour tout cinéaste – ce qui explique l’intérêt initial de Spielberg, qui a déjà

signé des morceaux de bravoure avec des scènes de snipers : celles de l’officier allemand qui tirait les prisonniers juifs comme des grives dans La Liste de Schindler était glaçante ; celles de Il faut sauver le soldat Ryan, avec Barry Pepper qui prie en visant, et le sniper allemand dans le beffroi, étaient difficilement oubliables. C’est un classique américain, mais c’est aussi, intrinsèquement, un classique du cinéma tout court. L’œil qui cherche, l’œil qui voit, ou celui qui ne voit rien (comme les hommes de La 317e Section s’usant les yeux sur le feuillage de la jungle), quoi de plus naturel, de plus adéquat, comme sujet ? Plus récemment (2005), Jarhead racontait aussi une histoire de snipers en Irak, basée sur un autre genre de livre autrement plus complexe et négatif que celui de Kyle, par un ancien Marine nommé Anthony Swofford : deux snipers qui ne tiraient pas sur un seul être humain (ce qui résonne avec le “Je suis meilleur quand ça respire” de Kyle). Le film avait coûté cher, dirigé par un cinéaste prestigieux (Sam Mendes), et avait au final rapporté tout juste plus que son budget, n’atteignant pas les cent millions qu’American Sniper a ratissé en un week-end aux seuls Etats-Unis. Jarhead était déplaisant et déprimant, une bombe de testostérone et de frustration, le genre même de film qui déplaît à la majorité de la nation. Par contraste, Warner avait de toute évidence remarqué les cartons obtenus année après année par les jeux vidéo comme Hitman: Sniper Challenge, Sniper Team 2, Sniper: Ghost Warrior 2 (“Il y a les soldats, et il y a les snipers”, dit la bande annonce), ou Sniper Elite III. Ajouté à l’entière population militaire ayant servi ou ayant des parents ayant servi en Irak ou en Afghanistan, l’étude de marché semblait couler de source – comme le prouve actuellement le succès du film d’Eastwood. Quand on lit son livre, il paraît évident que Chris Kyle faisait un complexe du sauveur. Le film y fait allusion avec le discours du père sur les trois sortes d’hommes qui existent, les moutons, les prédateurs et les chiens de berger. La raison pour laquelle le film d’Eastwood résonne à ce point dans l’Amérique profonde, écrit un blogueur américain sur la question, c’est que les Américains sont une nation de chiens bergers, “ce qui est une bénédiction pour le monde quand on sait ce qu’on fait, et une tragédie quand on ne sait pas”. Chris Kyle ne se posait pas ce genre de question, et Eastwood exerce tellement de mesure dans sa présentation du personnage qu’on peut supposer qu’il ne s’en pose pas plus. Il a juste fait du “beau travail”, comme on dit dans l’armée. P. G.

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Universal Pictures

Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (2012)

contrechamps de batailles Comment Hollywood a traité les conflits depuis la première guerre du Golfe. Jusqu’à la représentation empathique qu’en fait Eastwood.

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n 2008, Serge Kaganski avait écrit dans ces colonnes un long article sur la question de la représentation par Hollywood des guerres d’Irak et d’Afghanistan. A l’époque, Bush était encore à la Maison Blanche, l’armée américaine complètement embourbée sur ses deux terrains d’opération, et la salve tirée par une industrie hollywoodienne majoritairement acquise à la cause pacifiste – une demi-douzaine de longs métrages en un an – laissait indifférentes les masses saturées d’images du conflit, qui préféraient essuyer leurs larmes sur les épaules de superhéros high-tech, l’un au cœur de fer, l’autre à la silhouette de chauve-souris… La sortie d’American Sniper, tandis que débute ce que d’aucuns appellent la troisième guerre du Golfe, 18.02.2015 les inrockuptibles 51

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contre Daesh, justifie que l’on revienne sur le sujet. Le film de Clint Eastwood semble en effet ouvrir un nouveau paradigme, aussi bien dans son esthétique que dans sa réception. Plus de douze ans ont passé depuis le déclenchement des guerres d’Irak et d’Afghanistan, une vingtaine de films (à la louche) les ont abordées pour ne citer que ceux qui l’ont fait directement, et on peut affirmer que désormais elles ne font plus partie des news mais de l’histoire. La voilà, la principale nouveauté d’American Sniper : Eastwood a du recul. Mais du recul sur quoi exactement ? ne regardez pas la caméra Lors de la guerre du Vietnam, contrairement à une idée reçue et à l’exception du navet propagandiste Les Bérets verts (1968), Hollywood avait mis du temps à réagir, et il avait fallu attendre l’émergence d’une nouvelle génération pour enfoncer les clous sur le cercueil de la politique guerrière américaine. Cela donna quelques chefs-d’œuvre : Voyage au bout de l’enfer (1978), Apocalypse Now (1979), ou Full Metal Jacket (1987). Les deux guerres du Moyen-Orient, excessivement liées et surnommées par leur initiateur

George W. Bush “Global War on Terror”, furent au contraire largement commentées au présent. Parfois avec une grande pertinence, parfois moins. Le rapport aux images d’actualité en fut en tout cas profondément modifié. Lorsque Francis Ford Coppola apparaissait en reporter dans son propre film Apocalypse Now pour hurler à Martin Sheen “Ne regarde pas la caméra ! Fais comme si tu te battais normalement”, il mettait en scène, avec beaucoup d’ironie, un spectacle a priori classique mais dont l’instantanéité était un mensonge, le naturel une construction. Ce spectacle, cependant, avait toujours besoin d’un médiateur : un cinéaste (ou téléaste) présent sur place. Or on sait grâce à Jean Baudrillard (La guerre du Golfe n’a pas eu lieu) que cette façon de se battre et de le montrer changea radicalement en 1991, avec la première guerre sans ennemi, sans bataille, sans mort (du moins le crut-on), et sans autres images que celles fabriquées par le ministère de la Défense américain et envoyées à tous les JT du monde en simultané. Le beau film de Sam Mendes, Jarhead, rendra compte en 2005 de cette situation beckettienne où des soldats désaffectés dans leur caserne exultaient devant

la Chevauchée des walkyries d’Apocalypse Now, dissolvant ainsi sa charge antimilitariste. La vraie guerre avait lieu sur l’écran, et c’est celle-là qu’on rêvait de faire. Mais tout cela avait encore lieu à l’époque du cinéma et de la télévision – Mathusalem. tu as tout vu à Fallujah Avec les guerres de Bush Jr. s’est en effet institué un nouvel outil, assorti de son médium propre : YouTube et ses petites caméras numériques. Désormais, le soldat, comme tout un chacun, peut se filmer et publier ses propres images, instantanément, sur internet. La guerre non seulement en direct, mais désormais sans médiation. Aussi, dans Redacted (2007), il n’est plus question pour Brian De Palma de demander à ses marines de “ne pas regarder la caméra”. Au contraire, ils ne font que ça, de la première à la dernière scène ; ils passent même plus de temps à regarder la caméra qu’à se battre. Le théâtre des opérations n’a jamais aussi bien mérité son nom : on y joue, on s’y met en scène, pour les millions d’anonymes devant leur ordinateur, pour la postérité. Aussi âpre que passionnant, dévoilant une réalité sordide que personne

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Showtime

Warner Bros

De gauche à droite : Redacted de Brian De Palma (2007) ; Dans la vallée d’Elah de Paul Haggis (2007) ; Homeland, saison 1 (2011)

il faut croire que l’Amérique a besoin de héros véritables, en chair et en os ne voulait vraiment voir (et que personne ne vit d’ailleurs), Redacted demeure la référence absolue, sans doute indépassable, sur cette nouvelle guerre des images. Paul Haggis, de façon beaucoup plus classique avec Dans la vallée d’Elah (2007), rendra lui aussi compte de cette sidération, en racontant l’histoire d’un père découvrant les horreurs pixélisées envoyées d’outre-tombe par son fils. En Irak et en Afghanistan, tout est là, à portée, mais personne ne veut regarder. L’hypervisibilité finit par produire de l’invisibilité. Pour voir la souffrance, il faut en passer par la métaphore, par le genre : c’est ainsi le cinéma d’horreur qui réfléchira le plus (à défaut du mieux) à ce que signifie pour un soldat de se prendre en selfie, sourire aux lèvres, en train de torturer quelqu’un comme s’il promenait son chien. Hostel, Saw et autres torture porn movies qui se sont multipliés comme des clones (pour reprendre la terminologie de W. J. T. Mitchell, Cloning Terror ou la guerre des images, du 11 Septembre au présent) dans les années 2000 sont ainsi hantés par les clichés crus d’Abou Ghraib ; tout comme dans les années 70 les films de George A. Romero ou

Wes Craven étaient hantés par la photo de la petite fille brûlée au napalm au Sud-Vietnam. Les images de guerre sont partout, mais nous refusons de les voir : alors elles nous pénètrent par les pores, elles s’immiscent dans nos rêves. Et finissent par nous contrôler. la guerre à la maison Comme le montre admirablement Christophe Beney dans La démocratie est un art martial, la “guerre contre la terreur” a été sournoisement importée à la maison, elle fait désormais partie du quotidien, elle s’est fondue dans le paysage. Il suffit par exemple de voir l’excellent End of Watch de David Ayer, filmé lui aussi selon le principe de found footage, pour saisir ce que veut dire “militarisation de la police”, et comprendre les récentes échauffourées dans le Missouri ou ailleurs. Ou se souvenir comment Jack Bauer torturait ses ennemis dans 24 heures chrono, dans un Los Angeles qui ressemblait par moments à Bagdad. Ou observer aujourd’hui comment Carrie Mathison entretient la paranoïa dans Homeland… On peut aussi citer les nombreux films qui ont mis en scène le difficile retour à la maison des soldats atteints de stress

post-traumatiques (Brothers, Stop-Loss, Démineurs, American Sniper), voire leur non-retour (The Messenger, Grace Is Gone, Cher John, Friday Night Lights). Le constat est toujours le même : la guerre n’est plus sur le champ de bataille, elle est partout, absolument partout, de Kandahar à Ferguson, des champs de mines aux terrains de football. C’était déjà le cas après le Vietnam, la différence est que désormais cela affecte tout le monde, plus seulement les militaires. une guerre sans bataille et sans ennemi Guerre diffuse, sans véritable bataille, la guerre au Moyen-Orient n’en a pas moins été émaillée de violents combats. Et si l’on regarde la façon dont ceux-ci ont été filmés par les cinéastes à Hollywood, il en ressort une grande homogénéité. La première évidence, c’est l’imposition du style télévisuel embedded, caméra à l’épaule et montage heurté. Là encore, ce style n’est pas nouveau, mais son absolue domination esthétique frappe. De l’efficace Paul Greengrass (Green Zone) à l’impériale Kathryn Bigelow (Démineurs en 2008, Zero Dark Thirty en 2012), de l’habile 18.02.2015 les inrockuptibles 53

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Gaumont Columbia Tristar

L’imagerie de la torture fait résonner le conflit irakien avec des fictions domestiques, du film d’horreur Hostel 2 d’Eli Roth (2007) au thriller militarisé End of Watch de David Ayer (2012)

Peter Berg (Le Royaume en 2007, Du sang et des larmes en 2013) au roublard Nick Broomfield (Battle for Haditha en 2007), presque tout le monde a, ces dernières années, passé son temps à secouer sa caméra (plus ou moins habilement), accrochée aux basques de soldats hyper individualisés, comme dans un bon vieux first person shooter (Counter Strike exemplairement). On a beaucoup critiqué cette tendance à la confusion, sans voir qu’elle était en fait parfaitement raccord avec la réalité représentée. Si, devant son écran, on a du mal à comprendre la topographie, qui tire sur qui, etc., c’est que sur le terrain on ne comprenait pas beaucoup mieux. Essentiellement urbaine (ou prenant place sur un terrain encombré, comme les montagnes afghanes de Du sang et des larmes), la “guerre contre

la terreur” a rendu particulièrement difficile l’identification de l’ennemi et, partant, son éradication. Le point de vue de l’autre, d’ailleurs, n’a presque jamais été embrassé, si ce n’est par De Palma et, naïvement, par Broomfield – tous deux à la marge d’Hollywood quoi qu’il en soit. Sur la période, seul un film, européen, prendra le point de vue d’un jihadiste (ou supposé tel), traqué dans la neige : le brillant Essential Killing de Jerzy Skolimowski en 2010. Les GI’s partirent chercher des armes de destruction massive (Green Zone en 2010), ils trouvèrent à la place des mines artisanales, des snipers dissimulés, des civils prêts à se faire sauter devant eux, et pire que tout, des “tirs amis”. Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, ou même à la guerre du Vietnam,

ce conflit fut essentiellement immobile, poussiéreux, poisseux, lâche et honteux – au fond davantage un westernspaghetti qu’un film de guerre. le retour du héros Et c’est aujourd’hui sur ce champ de ruines que débarquent Clint Eastwood et son sniper américain. Que ce soit celui qui jadis incarnait le western-spaghetti et son dévoiement des valeurs qui restaure l’héroïsme, la clarté et le classicisme n’est pas le moindre des paradoxes. Tous ces qualificatifs – héroïsme, clarté, classicisme – n’excluent pas la subtilité, bien au contraire. Mais pour la première fois depuis longtemps, on sait qui tire sur qui, on sait pourquoi (même si les raisons profondes sont plus confuses qu’il n’y paraît), et on sait comment. Le Chris Kyle d’Eastwood peut parfois paraître antipathique à force d’entêtement, mais il n’est mû que par la générosité, quoi qu’il lui en coûte par ailleurs : sa famille, sa lucidité, sa propre vie. Rien à voir avec les personnages de Kathryn Bigelow, sergent James dans Démineurs ou Maya dans Zero Dark Thirty, dont l’obstination confinait à la folie, à la déshumanisation. Quatorze ans après les attentats du 11 Septembre, il faut croire que l’Amérique a besoin de héros véritables, en chair et en os, et si possible pas nécessairement dotés de superpouvoirs. Qu’elle en profite car bientôt, à n’en pas douter, elle ouvrira les yeux sur la nouvelle guerre que mène depuis six ans son leader, dans une relative tranquillité, à l’aide de drones dirigés depuis des silos bien ventilés du Nouveau-Mexique. Et alors la clarté prétendument retrouvée depuis les cieux finira par apparaître pour ce qu’elle est vraiment. “The horror ! The horror!”, chuchotait le colonel Kurtz dans son ultime souffle en 1979. C’est bien la seule chose qui n’a pas changé. J. G.

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un poing sait tout Source de fantasmes et victime d’a priori, le fist-fucking n’est pas la pratique sexuelle SM souvent décriée par les non-initiés. Tentative de compréhension d’un geste qui nécessite, selon Marco Vidal, “un principe de délicatesse”. propos recueillis par Géraldine Sarratia photo Georges Tony Stoll

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u bout du fil, la voix est chantante, gorgée du soleil du sud-est de la France. On peine à lui donner un âge. “Marco Vidal est un jeune homme”, répond la voix, en riant. Un jeune homme tout ce qu’il y a de plus fictif. Pour signer un des premiers ouvrages français consacrés au fistfucking, cette pratique qui consiste à pénétrer son ou sa partenaire à l’aide du poing, ce prof de fac qui se définit comme philosophe et critique a préféré

recourir à un pseudonyme. “Je voulais éviter les mauvais coups”, explique celui qui, dans la lignée des Foucault et autres philosophes cobayes, n’a pas hésité à embrasser son sujet et se frotter à des poings inconnus. Ouvrage savant et sauvage, Fist se lit comme une passionnante enquête qui constitue à travers des récits, archives, témoignages, expériences de l’auteur, une généalogie de cette pratique transgenre, contemporaine (elle serait la seule inventée par le XXe siècle) et encore taboue.

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Droite Gauche, 1997, diptyque. Courtesy galerie Jérôme Poggi, Paris

Comment est née l’idée de ce livre ? Vous la liez à la découverte du témoignage d’un certain Jean-Luc dans Gai-Pied, en 1981. Quelle a été la genèse de cet ouvrage et son ambition ? Marco Vidal – Quand j’ai découvert cet entretien, j’étais un garçon romantique et j’ai entrevu une puissance du corps à laquelle je me sentais étranger mais qui me semblait fascinante. Je n’ai jamais oublié ce texte, ni cette curiosité. Dans ma vie d’adulte, quand l’occasion s’est présentée, j’ai accepté

la pratique du fist-fucking même si ce n’était pas ma sexualité. Il y a quelques années, je suis retombé sur cette opinion, attribuée à Michel Foucault, qui dit que le fist-fucking est la grande invention sexuelle du XXe siècle. On en restait là. Cela a relancé ma curiosité, j’ai eu envie d’enquêter. J’ignorais totalement ce que j’allais trouver. Cette croyance que le fist-fucking serait apparu au XXe siècle, et plus précisément dans les années 60 sur la x des Etats-unis, posait question ? 18.02.2015 les inrockuptibles 57

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Sans titre (Les parfaits amoureux), 1997, diptyque. Courtesy galerie Jérôme Poggi, Paris

L’idée qu’il ait fallu attendre tant de siècles pour conjoindre la main et l’anus ou le vagin paraît totalement incroyable. Il n’existe pas d’iconographie du fist, pas de trace, contrairement à toutes les perversions possibles et imaginables. Il n’y pas de témoignage ou de figure qui représente le fist-fucking. Cela paraît pourtant un geste tellement simple. Qu’est-ce qui a freiné ce geste ? Le premier frein, c’est le rectum, le dégoût. Les gens font la grimace dès que vous prononcez le mot de fist-fucking. Mais je ne pense pas que cela soit la raison véritable. La sodomie est devenue une pratique commune, banale. Mon hypothèse, c’est que le grand problème, contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est la main. Au cours de mon enquête, j’ai rencontré une proctologue. Elle m’a donné la clé : “On dit c’est sale, c’est sale, ce n’est pas parce qu’il y a du caca que c’est sale. La main, c’est sale.” Cela a été une révélation qui rejoignait ce que j’avais rencontré dans des textes, dans des rapports de médecine – la main est une puissance criminelle qui peut évidemment semer la mort. Le fist est une des pratiques les plus sadiennes, totalement liée à la mort. Complètement. Elle questionne le rapport à la mort de manière très paradoxale. Cela ne peut devenir une pratique sexuelle et amoureuse qu’à partir du moment où les puissances criminelles sont domptées. L’anthropologue Gayle Rubin le dit très bien : il faut énormément de douceur et de délicatesse pour pénétrer le corps de son partenaire et faire de cette pénétration une caresse et non une destruction. La mort est là mais il y a un renversement de la mort en douceur. Au fond de toute passion, disait Sade, il y a un principe de délicatesse. Au fond du fist, il y a un principe de délicatesse. Sans quoi, cela ferait des assassins en série. Quels sont les premiers signes visibles de la culture fist qui apparaît dans la Californie des années 60 ? Un des premiers héros du fist est Steve McEachern. Il arrive à San Francisco dans les années 60, vit toute la contre-culture sexuelle et urbaine et découvre la culture du fist. Dans les années 70, pour faire plaisir à un amant, il aménage une sorte de donjon consacré au fist et destiné à faire plaisir à leurs amis. Très vite, ce lieu, The Catacombs, s’agrandit et acquiert une réputation dans le monde entier. Ça devient la mecque du fist-fucking. La mort de McEachern est spectaculaire : il décède en 1981 en pleine action, sur un sling, d’une crise cardiaque. Le fist ne se limite pas au milieu gay masculin – votre livre parle du rôle joué par certaines lesbiennes telles que Pat Califia, ou par des femmes bisexuelles. Comment expliquer toutefois que la majorité des témoignages restent gays ? Certaines lesbiennes organisaient en effet dans les années 70 des séances où des femmes se mêlaient à ces hommes gays et pratiquaient le fist. Elles dépassaient le clivage gay/lesbien dans des plaisirs absolument transgenres. Les formes dont on a un témoignage sont homosexuelles parce que ce sont celles qui se sont inscrites dans l’espace social. David Halperin raconte que Gayle Rubin a ainsi trouvé

“l’humeur du SM et du fist est très différente. Le SM est plus baroque, le fist est un oratorio” le témoignage d’une course organisée par des fistfuckers dans les années 60. C’étaient des communautés qui avaient pignon sur rue et assumaient la nature de leur plaisir. Je n’en ai pas trouvé la trace chez les hétérosexuels. Vous expliquez également que le fist est très éloigné du SM. Pourquoi ? Ce sont des pratiques marginales, qui avaient lieu sur les mêmes territoires. Le vocabulaire même du fist, “top/bottom” et ses variations, est emprunté au SM. En dépit de cela, on voit vite que l’humeur de ces deux pratiques est très différente. Il n’y a pas de décorum dans le fist. C’est une pratique qui n’est pas théâtralisée. Le SM est plus baroque, le fist est un oratorio. Les fist-fuckers trouvaient également le SM trop violent. Donc ces deux communautés se sont affirmées de manière très autonome. Vous parlez de Johan – Mon été 75, film de Philippe Vallois projeté à Cannes en 1976. C’est la première fois qu’on voit un fist en France ?

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pour approfondir Pour compléter l’essai de Marco Vidal, les plus curieux pourront y adjoindre la lecture passionnante du manuel d’Erik Rémès sobrement intitulé Osez... le fist-fucking. Le livre est d’une grande utilité pédagogique, fourmillant d’informations anatomiques, précis comme un guide pratique propre à rasséréner les plus hésitants. L’objet d’Erik Rémès (ancien journaliste à Libération, romancier...) est aussi de défaire la réputation de pratique extrême, de pratique violente (au contraire, elle exige une grande sensibilité et écoute de l’autre) et de pratique exclusivement homosexuelle (puisqu’il existe aussi des fists hétéros – que le receveur soit mâle ou femelle – et bien sûr des fists vaginaux). Jean-Marc Lalanne Osez... le fist-fucking d’Erik Rémès (La Musardine), 164 pages, 15,90 €

C’est une scène extrêmement forte. Dans les bonus du DVD, Philippe Vallois raconte qu’elle lui a été suggérée sur le plateau. Quelqu’un lui aurait dit : “C’est ce qui se passe aux Etats-Unis.” Comme il abordait avec son film la question de l’homosexualité de façon très frontale et contemporaine, il l’a intégrée. J’en parle aussi dans mon livre pour montrer que la généalogie du fist, ce n’est pas simplement les films porno sur le net mais aussi le cinéma d’auteur. Dans la seconde partie du livre, en revisitant de nombreux ouvrages, vous tentez d’éclairer quelles furent les prémices esthétiques et philosophiques du fist. Je me suis dit que si on ne trouvait pas de fist dans l’histoire, c’est parce qu’on cherchait une forme contemporaine, et que si on acceptait de la faire un peu varier, de l’assouplir, on pourrait alors la deviner. Dans La Philosophie dans le boudoir, madame de Saint-Ange met son poing dans le rectum de Dolmancé. Mais si l’on se replace dans le contexte sadien, c’est plus une sodomie qu’un fist-fucking. Là, la main est un phallus. Mais c’est très intéressant qu’en 1795 on ait la figuration de cette pratique. Vous voulez dire que c’est une sodomie parce que politiquement ce poing n’est pas encore devenu un fist ? L’imaginaire de Dolmancé, c’est l’empalement. Il y a donc un imaginaire de la punition et de la dérivation de cette punition vers le plaisir. Le poing de madame de Saint-Ange, c’est une punition, un phallus, une façon de jouir de la punition. Pour moi, ce poing est très phallique, criminel. Je pense que le fist-fucking ne devient une

pratique sexuelle que lorsque ce poing est dompté. Que lorsque la main devient véritablement une caresse, refoule sa puissance criminelle pour devenir un poing d’amour. Le fist-fucking, c’est un poing d’amour. Le fist se dissocie du phallus ? Totalement. Est-ce en cela que c’est un geste de la modernité, transgenre ? Oui. Le phallus, c’est à la fois un organe et un symbole. En tant qu’organe, sa grande fonction est celle de pénétration. Sa fonction symbolique est de créer un ordre et une hiérarchie. Foucault disait que dans l’Antiquité, il n’y avait pas d’homosexualité. Il y a des rapports entre passifs et actifs. La position passive, c’est alors la position infamante. Un homme actif ne perd pas ses prérogatives viriles, qu’il sabre une femme ou un autre homme. Etre sabré, c’est le signe d’une infériorité. Le phallus, c’est donc une certaine hiérarchie symbolique qui découle d’une pénétration. Dans le fist, la pénétration n’en est pas une. C’est une pénétration qui se nie comme une pénétration, c’est d’abord et avant tout une caresse qui se dissocie de la génitalité. Il y a peu d’orgasme dans la pratique du fist-fucking. Ah bo n ? Il y a peu d’érection. Certains adeptes se masturbent avant pour ne pas être encombrés par l’érection et avoir une jouissance uniquement liée au fist, qui ne passe pas par l’éjaculation. Comment expliqueriez-vous le plaisir particulier lié au fist ? C’est un plaisir qui dépasse les organes qui sont en jeu, le rectum et la main. La main qui pénètre le rectum a des résonances dans le corps entier des deux partenaires. Pour moi, c’est supérieur à un coït. Vous parlez de douceur, de main domptée. Ne pensez-vous pas que certains adeptes sont excités par la possibilité de mort, de violence ? C’est ce qu’on peut voir dans certaines vidéos sur le net. Je décris deux scènes dans mon livre où un des partenaires, saturé de drogues, convulse. Cette partie noire m’intéresse peu. Je pense qu’il y a davantage une ascèse érotique dans le côté caresse. Je parle aussi dans mon livre d’Amerifist, un Noir américain monumental avec des mains énormes, qui est un fister d’exception. Il n’y a aucune violence. Il vient souvent à Berlin. Je l’assimile à un Achille moderne. Fist de Marco Vidal (Zones), 140 pages, 13 € 18.02.2015 les inrockuptibles 59

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sœurtilèges Deux jumelles franco-cubaines viennent sauver du froid cette fin d’hiver, avec un album idéal pour s’évader, déjà protégé par les plus hautes instances anglaises. “Ibeyi nous a sauvé la vie”, disent-elles en chœur. par Stéphane Deschamps photo Flavien Prioreau

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ans l’histoire récente de la musique, les jumeaux ont beaucoup donné : les sœurs Deal dans les Breeders, les frères Pace dans Blonde Redhead, les Gibb dans les Bee Gees, une paire de Dessner dans The National, deux Barnett dans These New Puritans, encore des jumeaux dans Clap Your Hands Say Yeah ou Múm, les sœurs Watson dans The Watson Twins, sans oublier deux paires de jumeaux du Soleil levant dans Tokio Hotel et Indochine. Alors que les Thompson Twins, eux, n’étaient même pas de la même famille. Plus insolite est le cas de Lisa et Naomi Díaz qui, en plus d’être sœurs jumelles, sont un duo (claviers, percussions et chant à deux voix). Ibeyi est leur nom, qui veut dire “jumeaux” en yoruba. Le yoruba n’est pas seulement une langue africaine parlée au Nigeria, au Bénin et au Togo. C’est aussi une culture et une religion, que les lointaines déportations esclavagistes ont menées jusqu’en Amérique : le vaudou dans les Caraïbes et en Louisiane, le candomblé au Brésil, la santería à Cuba. Les sœurs Díaz sont de la dernière obédience. Elles sont nées à Paris, mais d’un père cubain (Miguel “Angá” Díaz, un percussionniste renommé dans la musique latino) et d’une mère francovénézuélienne, ancienne attachée de presse dans la musique, et même un temps manageuse du père de ses filles. “On dit que notre mère est une musicienne sans instrument, elle a une très bonne oreille. On a toujours vécu avec de la musique, c’était la joie. Maman ne jouait pas à la poupée avec nous, mais elle mettait la musique et dansait”, se souvient Lisa Díaz – à moins que ce ne soit Naomi. Ce qui surprend d’abord quand on rencontre ces deux jumelles de 20 ans,

Naomi

c’est qu’elles ne se ressemblent pas vraiment – pas les mêmes cheveux, ni les mêmes traits, ni le même caractère. Alors que Naomi balance son dégoût des profs et de l’école (qu’elle a arrêtée avant le bac), Lisa avoue qu’elle a toujours rêvé de devenir prof de musique en collège, et même qu’elle y pense encore. Naomi adore le hip-hop, le ragga, le dance-hall, alors que Lisa est plutôt versée dans les divas soul (Nina Simone, Me’Shell Ndegeocello)… Elles sont sans doute d’accord sur le fond et parlent en chœur, mais pas d’une seule voix. “C’était affreux” et “Je trouvais ça magnifique”, disent-elles exactement en même temps, à propos d’une fausse note pendant l’enregistrement de l’album… Mais c’est à l’unisson qu’elles l’affirment : “Ibeyi nous a sauvé la vie.” “On a étudié la musique pendant une dizaine d’années, le piano pour moi et les percussions classiques pour Naomi. Notre mère y tenait, elle était convaincue

que ça allait faire de nous des personnes plus heureuses. Et elle avait raison. Moi, la musique m’a sauvée de la solitude. Au collège, j’étais assez invisible, on m’invitait aux soirées, mais limite sans savoir comment je m’appelais. Je n’étais pas intéressante. Et quand j’ai commencé à chanter, je suis devenue Lisa la chanteuse, ‘Ah ! tu chantes, tu fais quoi ?’ Les gens sont venus vers moi grâce à ça”, raconte Lisa. Naomi : “Moi, ça m’a sauvée parce que je n’étais pas bonne à l’école. J’en ai eu ras le bol, à un moment j’ai arrêté le conservatoire et le lycée. Je ne savais plus quoi faire, je ne faisais rien, et c’est là qu’on a lancé Ibeyi. Donc oui, la musique m’a sauvée.” Elles ont alors une quinzaine d’années. Lisa fait des chansons qu’elle chante en privé, en famille. Des amis l’encouragent à continuer. L’enregistrement d’un ep est dans les tuyaux. Naomi demande à en être. Les premiers petits concerts

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“C’était affreux” et “Je trouvais ça magnifique”, disent-elles exactement en même temps, à propos d’une fausse note pendant l’enregistrement de l’album… se présentent. Des vidéos commencent à tourner, et l’une d’elles parvient aux oreilles de Richard Russell, le patron du puissant label anglais XL (White Stripes, Prodigy…), qui vient les voir sur scène à Paris, les signe et décide de produire leur premier album. “On est devenues un groupe sans s’en rendre compte. C’est allé très vite, parce qu’on a rencontré les bonnes personnes au bon moment.

Lisa

On a inauguré le nouveau studio de Richard Russell, et l’enregistrement fut un pur bonheur. On a pleuré, on a ri, on a dansé et on s’est rarement aussi peu engueulées. Richard a tout de suite compris ce qu’on voulait : un truc à la fois intimiste et organique, juste nous deux, avec le minimum de production. Richard nous a poussées à composer de nouvelles chansons, pour notre père et notre sœur, décédée il y a deux ans.”

un premier album simple et mystérieux Dans le culte santériste, Eleggua est la divinité gardienne des routes, des carrefours et des passages. C’est aussi le nom du premier morceau de l’album d’Ibeyi, et il est bien là, Eleggua, à sa place. Des carrefours, des passages, des routes : on n’entend que ça dans Ibeyi. Des chants traditionnels qu’on croirait enregistrés à Cuba par un ethnomusicologue croisent des arrangements electronica et font le reste du chemin ensemble. Des refrains nu-soul et des ambiances trip-hop jazzy, mais dont la simplicité et la solennité évoquent des chants sacrés, un gospel intime et domestique. Basées uniquement sur le chant et les percussions, avec quelques nuées de sons synthétiques, ces chansons viennent de très loin (le folklore afro-cubain) et très profond (la perte

de proches), mais elles semblent flotter entre plusieurs mondes, à la fois légères et intenses, entre l’éther et la terre, les ancêtres et le futur. Cette musique est la somme de beaucoup d’échos et d’influences, mais surtout la soustraction de tout ce qui pouvait la rendre prévisible, trop facile. Musique sombre pour hanter les nuits blanches. Du coup, on n’a rien entendu de pareil depuis des lustres – les débuts de CocoRosie ou certains moments intimes de Björk, ce genre de petites sorcières de l’internationale vaudou. album Ibeyi (XL/Beggars/Wagram) ibeyi.fr concerts le 24 février à Paris (Carreau du Temple), le 25 à Tourcoing, le 27 à Cenon, le 28 à La Roche-sur-Yon, le 3 mars à Saint-Lô, le 6 à Villeurbanne, le 7 à Sannois, le 16 avril à Paris (Gaîté Lyrique)

Leur père, sommité du jazz latin – il a joué dans le groupe cubain Irakere avec Chucho Valdés, puis avec Herbie Hancock, Roy Hargrove, le Buena Vista Social Club ou Cachaíto López –, est un peu le troisième membre fantôme d’Ibeyi. Le géniteur de Naomi et Lisa, et le père spirituel de leur musique. “Nos parents se sont séparés quand on avait 2 ans et demi, mais en restant amis et en se voyant beaucoup. Petites, on allait tout le temps à des concerts, il y a une photo où on nous voit à un concert de notre père, dans une poussette”, raconte Naomi. “On a vécu deux ans et demi à Cuba avant de revenir en France, et on y retourne tous les ans. On n’a pas beaucoup vécu avec notre père et il nous a manqué, mais on n’a jamais douté de son amour. A chaque fois qu’on se voyait, ce n’était que de l’amour”, dit Lisa – à moins que ce ne soit Naomi. Le 9 août 2006, ce père aussi important qu’intermittent meurt d’un infarctus à l’âge de 45 ans. Lisa et Naomi ont 11 ans. Le lendemain, Naomi commence à jouer sur un instrument qui appartenait à son père, un cajón, cette percussion sud-américaine en forme de boîte percée qui peut aussi servir de siège, et qui est aujourd’hui son instrument principal dans Ibeyi. Une boîte magique, par où transite l’esprit des morts et voyage la musique d’Ibeyi. 18.02.2015 les inrockuptibles 63

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Photo Ilmari Kalkkinen, Mamco, Genève, courtesy Nina Childress et galerie Bernard Jordan, Paris

Nina Childress dans la salle Marjorie Lawrence pour son exposition Détail et destin au Mamco, 2009

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Courtesy Nina Childress et galerie Bernard Jordan, Paris

Exposition Magenta (Reading on Stairs, 2013) auCr ac de Sète, 2015

une artiste peut en cacher une autre Créatrice à tiroirs, la peintre francoaméricaine Nina Childress fut aussi une égérie punk et la seule femme d’un collectif d’artistes-activistes dans les années 80. par Claire Moulène

C

omment se bâtit un mythe ? L’ascension est-elle toujours linéaire ? Lorsque l’on rencontre Nina Childress dans son atelier des Lilas, quelques jours après avoir visité son exposition au Crac de Sète, ces questions nous précèdent. L’intéressée, pas dupe, sait bien que l’époque est au repêchage d’artistes injustement passés à la trappe. Nina Childress revient de loin et ne cache pas sa traversée du désert. Mais lors de cette entrevue de près de trois heures, elle n’aura de cesse de rappeler qu’elle est d’abord une peintre, dont le travail, par définition, s’inscrit dans le temps long, à l’abri des regards, dans l’atelier où elle a su tracer une ligne de démarcation, comme un halo lumineux autour de ses tableaux vifs et figuratifs rehaussés de fluo arsenic ou fuchsia. Quel que soit le motif – et ils sont nombreux chez Childress : scènes de décoration d’intérieur très fifties, espionnage  en Technicolor d’une colonie nudiste, sorties d’opéra, gros plans sur Sissi l’impératrice ou copies de sculptures d’un maître italien –, les tableaux sont immédiatement identifiables. 18.02.2015 les inrockuptibles 65

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“c’est drôle de voir que ceux qui ont le mieux réussi sont les deux qui ont abandonné la peinture. C’était pourtant une chose qu’on prenait tous très au sérieux” Nina Childress à propos de Pierre Huyghe et de Claude Closky

De taille variable (les dernières sont au format “d’un écran d’ordinateur”, précise l’artiste qui depuis quelque temps travaille quasi exclusivement à partir de captures de films d’exploitation érotiques des années 70), ils prennent leurs aises avec l’époque et les standards, se dorent la pilule (comme au Crac de Sète, où cinq minuscules toiles prennent un coup de frais au contact d’un rideau de papier rose fluo) et ne rechignent pas à exhiber leur tranche peinte ou biseautée. Une peinture franche et gentiment exhibitionniste. En un mot : rock. Pour l’heure, c’est d’une boîte à chaussures (un musée portatif que Duchamp n’aurait pas renié) que l’artistearchiviste sort les reproductions miniatures de toutes ses œuvres, des années 80 à nos jours. Nous y sommes donc : Nina Childress est une artiste qui a plus de trente ans de travail derrière elle. Si l’on a vu quelques-unes de ses œuvres au Mamco à Genève ou à la galerie Bernard Jordan à Paris, l’exposition que lui consacre aujourd’hui le Crac de Sète sonne comme une piqûre de rappel. A double titre. D’abord parce que pour la première fois une institution française lui donne l’occasion de décliner son travail dans la diversité. Ensuite parce qu’en cette période lasse de voir apparaître et disparaître aussitôt quantité d’artistes happés/digérés/recrachés par le marché, on se plaît à renouer avec ces histoires alternatives,

Photo Xavier Laupretre, courtesy Nina Childress et galerie Bernard Jordan, Paris

Photo Philippe Chancel, courtesy Nina Childress et galerie Bernard Jordan, Paris

Les Frères Ripoulin à l’exposition Les Allumés de la télé, Grande Halle de la Villette, Paris, 1986

Nina Childress lors de l’exposition Peintures pour chiens et pigeons à la galerie Le Bail-Viaud, Paris, 1991

d’un art qui n’aurait pas éclos dans un de ces salons réservés aux artistes émergents mais au début des années 80, dans le sillage du Centre Saint-Charles à Paris (“où c’était le happening permanent”, nous rappelle notre confrère Christophe Conte qui y fit ses études), dans les squats, dans la rue, sur scène et dans une presse en plein renouvellement du genre qui avait pour porte-parole Actuel et Hara Kiri. “On va partir des images”, suggère Nina Childress, 54 ans aujourd’hui, qui en un clic cède la place à Nina Kuss – son pseudo alors qu’elle vocifère dans le groupe punk Lucrate Milk. Nous sommes en 1981, la jeune femme, avec ses faux airs de Twiggy, ses yeux immenses et ses jambes interminables, vient de prendre la tangente après avoir croisé dans les couloirs des arts déco Laul et surtout Masto qui deviendra son compagnon. “Ça a été un coup de foudre capillaire avec Masto, raconte amusée Nina Childress, dont nous reviennent en mémoire les typologies chevelues qu’elle réalisa des années plus tard, en 1997-1998. Moi, j’avais une sorte de crête putois très réussie.” L’artiste retrace ces trois années houleuses en compagnie des Lucrate Milk : “A la fin, je voulais faire de la disco, j’écoutais Jefferson Airplane. J’étais déjà dans un trip psyché. Ça ne collait plus. Le groupe s’est dissous et avec Masto, on s’est séparés. Il a pris un appartement juste en face des locaux d’Actuel qui hébergeait

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Courtesy Nina Childress et galerie Bernard Jordan, Paris

Exposition Magenta (Petit rideau rose, 2014) au Crac de Sète, 2015

à ce moment-là les Frères Ripoulin. C’est comme ça que je les ai rencontrés.” Si les Frères Ripoulin ne disent plus grand-chose aux jeunes artistes et critiques d’aujourd’hui, c’est que les plus célèbres du groupe (Pierre Huyghe et Claude Closky) n’ont pas beaucoup fait pour entretenir la mémoire de ce collectif ultraprolifique qui s’inscrivait dans le sillon de la Figuration Libre, rendait visite à Basquiat et Keith Haring à New York et importait en France une version du street art. “C’est drôle de voir que ceux qui ont le mieux réussi sont les deux qui ont abandonné la peinture, commente mi-figue mi-raisin Nina Childress. C’était pourtant une chose qu’on prenait tous très au sérieux.” Elle retrouve parfois ces anciens compagnons, Ox en particulier, pour des séances d’affichage sauvage dans l’espace public. De cette époque, Nina Childress garde aussi un goût certain pour l’accrochage et la mise en scène foutraque qu’elle décline dans toutes ses expos. “En 1991, j’ai fait une expo physiquement coupée en deux qui s’appelait Peintures pour chiens et pigeons. L’espace interfère toujours avec la peinture”, raconte celle qui désormais ne se prive pas de forcer le trait avec ses tableaux montés sur tiges et ses paravents fluo qui déteignent sur ses peintures. Mais cette manie, confirmée au contact des Frères Ripoulin, vient aussi d’une autre donnée biographique.

“Biologique”, a-t-on failli écrire tant Nina Childress est une artiste à tiroirs, prise en étau, comme on vient de le voir, entre un revival tardif et un passé galopant, mais aussi deux aïeux que tout opposait. “Il y avait ma grand-mère paternelle, du côté américain, Doris Childress. Une peintre amateur qui lorsqu’elle arrivait chez nous pouvait foncer acheter un châssis et des couleurs pour donner bonne mine à un mur qu’elle trouvait trop blanc”, raconte Nina Childress devant son établi moucheté où trônent en bonne place les boîtes de pastels et le tube de peinture violette légués par ladite grand-mère. “De l’autre côté, il y avait le troisième mari de ma grandmère française, Georges Breuil, un peintre abstrait sans concession qui exposait en 1961 devant les usines de Renault à Billancourt, ajoute-t-elle devant une archive de l’INA qui en atteste. J’ai toujours été prise entre ces deux conceptions de la peinture.” “Dans les images sources à partir desquelles je travaille, je cherche surtout une qualité de couleur liée au vieillissement de l’encre d’impression. Ces images sont hantées par des corps absents, résume l’artiste avant d’ajouter en s’excusant presque : Il y a une forme de nostalgie dans ma peinture.” Nina Childress : l’art et la vie confondus. Magenta jusqu’au 31 mai au Centre régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, Sète, crac.languedocroussillon.fr 18.02.2015 les inrockuptibles 67

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Vincent n’a pas d’écailles de Thomas Salvador Un premier long métrage éclaboussant d’inventivité et de grâce poétique sur l’histoire d’un garçon beaucoup plus fort quand il se mouille.

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incent n’a pas d’écailles mais il aime l’eau. Et celle-ci le lui rend bien : lorsqu’il en est recouvert, sa force décuple. Dans les lacs, il nage comme un dauphin ; sur terre, pour peu qu’il soit mouillé, il perce des murs, soulève des bétonneuses, saute comme un cabri. De lui, on ne saura rien d’autre : d’où vient-il ? pourquoi est-il ainsi ? qu’a-t-il fait avant ? Mystère. A la question “que veut-il ?”, en revanche, Thomas Salvador, qui interprète lui-même le personnage principal, apporte une réponse : Vincent veut vivre tranquillement, travailler un peu, se faire éventuellement un ou deux copains, nager beaucoup, pourquoi pas tomber amoureux et, peut-être, partager son secret. C’est tout. Rien de très compliqué, mais pas besoin de faire compliqué pour voir grand.

Thomas Salvador n’est pas tout à fait un inconnu. Depuis 2000, il a réalisé une demi-douzaine de films courts, certains primés en festival (à Pantin, à Belfort, à Vendôme), composant une œuvre absolument singulière, d’une rare cohérence, tout entière construite autour du burlesque dans sa plus pure essence : effet comique produit par le déplacement d’un corps (celui, filiforme et hyperagile de Salvador lui-même) dans l’espace. Attendu, son premier long métrage poursuit cette quête tout en la reconfigurant. Pour “tenir la distance” du long, lui qui faisait généralement primer le dispositif sur la narration, le cinéaste a en effet dû, à l’instar de son personnage, s’ouvrir, accepter de s’adjoindre des forces extérieures : d’autres acteurs (notamment l’incendiaire Vimala Pons) ; une romance, tout en plaisirs simples et caresses

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Laurent Thurin-Nal

merveilleux, prodigieux, sont à lire au sens propre : il y a de la magie chez Salvador

(dont “la plus longue du monde”) ; et un genre a priori américain, le film de superhéros, auquel il rend un hommage décalé. Après le Ch’tider-Man de Bruno Dumont, place à Speedoman ! A la dépense du film de superhéros américain, Salvador oppose une économie toute française – économie au double sens : financier et visuel. Réalisé pour un budget modeste et sans palette graphique (si ce n’est pour gommer efficacement les câbles, plus vieux trucage du monde), avec pour seules armes une prodigieuse ingéniosité et une merveilleuse générosité, Vincent n’a pas d’écailles vient du cinéma primitif, celui de Méliès et de Keaton, lorsqu’il n’y avait ni Dolby ni effets spéciaux numériques pour clouer les spectateurs sur leur peu confortables fauteuils. Merveilleux, prodigieux, sont à lire au sens propre : il y a de la magie chez Salvador, de la magie mais nulle esbroufe, juste un émerveillement face aux puissances du cinéma. Un parallèle se fait ainsi jour entre les superpouvoirs de Vincent, fort peu commodes et requérant beaucoup d’astuce, et ceux de Salvador, qui passent par ce vieil outil de la mise en scène et nécessitent eux aussi mille combines pour fonctionner. Un superpouvoir ne fait cependant pas le bonheur. De mares en piscines, de ruisseaux en océans, il est toujours

question pour Vincent de trouver la meilleure place. Condamné à l’exil dès le premier plan, trop à l’étroit dans un cadre souvent serré (pour donner plus de poids aux effets spéciaux), il n’apparaît bien nulle part, sauf dans les bras de sa dulcinée. Mais il s’en accommode. Cependant, un événement malheureux, une bagarre inopinée, va attirer sur lui l’attention de la police et l’obliger à fuir. Le film devient à partir de là une longue course-poursuite, où l’inventivité visuelle se démultiplie, et le propos politique peu à peu s’affine, jusqu’à un dénouement inouï qui rejoue une situation vécue par nombre de sans-papiers, mais toujours sous le prisme du superhéroïsme. Si la France passe, bon an, mal an, pour un pays de cocagne, prête à accueillir toutes sortes d’êtres (de films ?) singuliers, elle sait aussi se montrer obtuse à leur égard, dès lors qu’ils entendent sortir de la minuscule case qui leur est assignée. Entre Vincent et Thomas, entre l’exilé permanent et le cinéaste indépendant, semble ainsi s’instaurer un destin commun : nager, toujours plus vite, toujours plus loin. Jacky Goldberg Vincent n’a pas d’écailles de Thomas Salvador, avec lui-même, Vimala Pons, Youssef Hajdi (Fr., 2014, 1 h 18) 18.02.2015 les inrockuptibles 69

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Réalité de Quentin Dupieux Un cinéaste perd les pédales dans la nouvelle rêverie hallucinée et absurde signée Quentin Dupieux.

I

l aura fallu près de huit ans à Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo, pour enfin concrétiser son projet Réalité. Faute de financement, d’inspiration, de compatibilité d’agenda avec ses acteurs, le cinéaste-musicien retarda l’échéance et signa entre-temps une série de films-laboratoires (Rubber, Wrong, Wrong Cops) dans lesquels il affûtait son style. Une longue période de recherches et de ratures dont Réalité pourrait être l’aboutissement, tant la dernière bizarrerie de Dupieux a des airs de film-somme, déployant avec une forme de clarté et de majesté tout ce qui fait la signature de l’auteur. Ses fans et détracteurs ne seront donc pas dépaysés par cette nouvelle expérimentation absurde, à la croisée du comique lo-fi et du thriller paranoïaque, de la blague conceptuelle et du drame existentiel. Campé dans le décor traditionnel du cinéaste, un Los Angeles suburban mi-réaliste, mi-onirique,

le scénario tresse au départ quatre histoires parallèles. Il y a d’un côté cette fillette obsédée par une VHS bleue qu’elle croit avoir vue sortir des entrailles d’un sanglier ; un présentateur d’une émission culinaire persuadé d’être atteint d’une violente crise d’eczéma ; un directeur d’école qui se travestit en secret ; et enfin Jason (Alain Chabat), cadreur de plateau télé qui rêve de réaliser son premier film d’horreur où les téléviseurs se mettraient à tuer les gens via des ondes mortelles. Tout ce petit monde se croise et se perd dans les méandres d’un scénario a priori sans queue ni tête, où Quentin Dupieux récite son art du non-sens avec une certaine habileté qui menace, un temps, de virer à la routine. Mais voilà qu’à mi-chemin le film opère une brusque métamorphose et se recentre sur le personnage de Jason, à qui un producteur (Jonathan Lambert) promet de financer son projet de long métrage s’il remplit une seule condition : enregistrer

un cinéma sans aucune frontière, sans entraves, délié des conventions logiques des scénarios, des décors et des personnages le gémissement “parfait”. Lancé dans sa quête du cri ultime, Jason perd les pédales et s’enfonce peu à peu dans un état de rêve, ou de cauchemar : il souffre d’un dédoublement de personnalité, pense être l’acteur d’un autre film, voit apparaître d’étranges silhouettes sans visage. Réalité, dès lors, s’emballe au rythme du vertige psychologique de son personnage, multipliant les niveaux de réalité à la faveur d’un montage tentaculaire, où le tangible et l’hallucination se confondent sans cesse. Avec une vitesse inouïe, Quentin Dupieux orchestre ainsi son film tel un labyrinthe mental, ou une poupée gigogne, dont chaque scène se conclut par une relance narrative, et ainsi de suite, jusqu’à une résolution finalement

anecdotique. Il trouve ici la formule la plus aboutie de cette utopie de cinéma vers laquelle convergent tous ses films depuis ses débuts : un cinéma sans aucune frontière, sans entraves, délié des conventions logiques des scénarios, des décors et des personnages. Un cinéma de pur mouvement, fait de boucles et de crescendos, dont la finalité est moins de créer du sens que de provoquer, chez le spectateur, un effet de transe euphorique. En cela, Réalité est sans doute le film de Quentin Dupieux qui aura le mieux réussi la conjonction des deux disciplines de l’auteur, la musique et le cinéma, retrouvant dans ce récit symphonique quelque chose de l’ordre de la poésie machinale, primitive, extatique,

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Paramount Pictures Corporation

Bob l’éponge, le film – Un héros sort de l’eau de Paul Tibbitt (E.-U., 2015, 1 h 33)

Alain Chabat est Jason le cadreur

Realitism Films

L’esprit de Bob l’éponge dilué dans un film destiné aux tout-petits. 1970 : le petit Stephen Hillenburg, 9 ans, est fan du commandant Cousteau. 1983 : il enseigne la biologie à l’Institut océanographique d’Orange County, Californie. Un jour, sans doute enivré par l’iode, le jeune Stephen imagine Bob, une éponge anthropomorphe qui vit dans un ananas au fond de l’océan. Hillenburg renonce à l’enseignement. Il va lui falloir sept années de persévérance pour mener

à bien le projet de sa vie : produire une série de dessins animés autour de son métazoaire cubique en culotte courte marron et chemise-cravate. A partir de 1999, la chaîne Nickelodeon les diffuse. C’est un triomphe – l’humour absurdissime des dialogues est aussi apprécié des adultes. 2004 : Bob l’éponge, le film arrive sur les écrans. Le jeune Paul Tibbitt succède

au senior Hillenburg (43 ans) à la tête de la série et sort son propre film. Un pirate, Steak Barbe (Antonio Banderas), subtilise la recette du pâté de crabe, plat préféré des amis de Bob. Il se transforme en superhéros pour la récupérer. Le cinéma d’action pour enfants de 3 ans s’est hélas un peu trop substitué à la folie du verbe de la série. Jean-Baptiste Morain

Cinquante nuances de Grey de Sam Taylor-Johnson avec Jamie Dornan, Dakota Johnson, Jennifer Ehle (E.-U., 2015, 2 h 05)

de l’electro. Il est aussi son film le plus frontal, celui où l’absurde n’advient plus grâce à des idées un peu gadget (le pneu de Rubber, les horloges détraquées de Wrong…) mais agit comme une force motrice qui préside à chaque situation. C’est, enfin, son film le plus intime, le premier où Quentin Dupieux se raconte et se livre à une sorte d’autoanalyse en tant qu’auteur – son Huit et demi, si l’on veut. A travers le personnage de Jason, qu’incarne un Alain Chabat idéalement ahuri, le cinéaste révèle son rapport flippé à la création, sa peur de la répétition et du système. Il montre bien quel genre d’angoisse nourrit son œuvre si singulière, et quel élan suprêmement amateur en fonde le manifeste. Résumé en une phrase déjà culte prononcée par Jason, cela donne : “Kubrick mes couilles”.

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Universal Pictures

Romain Blondeau Réalité de Quentin Dupieux, avec Alain Chabat, Jonathan Lambert (Fr., Bel., 2014, 1 h 27)

Une semaine après sa sortie, retour sur le film que tout le monde aime détester : un soft-porn agréable à l’idéologie parfois nauséabonde. ne fessée, puis deux. Anastasia illustre lignée (fille de Melanie Griffith et Steele n’a pas été sage : elle a levé Don Johnson, petite-fille de Tippi Hedren), les yeux au ciel. Tandis qu’il Dakota Johnson est encore rare au cinéma la rudoie, l’homme d’affaires (on l’a vue dans The Social Network), tout et milliardaire Christian Grey lâche comme Jamie Dornan, acteur irlandais cette phrase, mi menace, mi promesse repéré dans la série The Fall, dont la fadeur de nirvana : “Welcome to my world”. n’est qu’apparente et qui investit son rôle En dépit de ses sommets kitsch (ils sont de gentil pervers avec un certain panache. nombreux) et de sa réputation de film Jusqu’à ce plan, fugitif et néanmoins merchandising (sortie trois jours spectaculaire, de ses poils pubiens. avant la Saint-Valentin, plan com oblige), On n’en attendait pas tant de cette l’adaptation de la franchise à succès romcom à l’érotisme censément frelaté, signée E. L. James est plutôt une bonne formatée pour les adolescentes prépubères, surprise. L’héroïne y est moins cruche qui étouffe toute puissance sexuelle que dans le roman. Certes Ana se mord au profit d’une mise en scène somme toute toujours autant la lèvre, quand elle assez caressante. Malgré son emballage ne mâchouille pas un crayon incrusté soft-porn agréable, le film souffre parfois du nom de son amant (la classe), mais son d’une idéologie balourde et nauséabonde interprète substitue au côté bécasse une qui se repaît de clichés sur la différence frimousse à la Zooey Deschanel, girl next entre les sexes (l’héroïne qui rêve door innocente et intello qui préfère les de conjugalité et se met aux fourneaux livres aux garçons. Si elle appartient à une en chantonnant tandis que son amant pilote de grosses voitures), les rapports de classes (la “domination” sociale et forcément sexy du héros aux yeux de sa pouliche), et une toile de fond psy qui tend à faire du sadomasochisme une pathologie, et surtout pas un acte de transcendance ou de liberté. Reste l’extrême solitude des personnages entrecoupée de jolis et chastes frôlements. Chacun est prisonnier de son fantasme, de sa vision de l’amour, et ce conflit parvient à s’incarner au cours de quelques vraies et sincères scènes de ménage. Emily Barnett 18.02.2015 les inrockuptibles 71

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Kingsman – Services secrets de Matthew Vaughn

Un film pop signé par un petit malin du box-office, épicé de saillies de violence ravageuses et jouissives.



n reconnaît dans Kingsman un cocktail “tweed et amphétamines” qui a déjà servi de formule chimique à quelques blockbusters de ces dernières années, les Sherlock Holmes de Guy Ritchie en tête. Notre imaginaire british condamné aux mêmes épithètes périmées (“flegmatique”, “dandy”…) s’y voit réveillé par une sorte d’ecstasy numérique qui le charge d’une vigueur surnaturelle et un peu dérangeante. C’est cette néodrogue numérique qui transforme sous nos yeux le Colin Firth du Discours d’un roi en Terminator encostumé dès le trailer du film qui le voit pulvériser une bande de hooligans à coups de parapluie high-tech. La scène est le coup de démarreur d’un film d’actionespionnage en courant alternatif : idiot et lourd dans ses passages initiatiques à trois sous, idiot (tout de même) et stimulant dans ses montées d’adrénaline. Kingsman annexe une nouvelle terre à l’hypercontinent absurdement vaste qu’on continue d’appeler la “culture geek”, et dont Matthew Vaughn est l’un des maîtres depuis le coup Kick-Ass. C’est qu’il connaît tous les trucs. Ici, un Samuel L. Jackson en bad guy zozoteur et bling-bling verse jusqu’au ridicule dans une certaine idée de la guest-star haute en couleur parée à faire buzzer le film. Un peu plus loin, le cul impeccable d’une princesse scandinave vient opportunément s’offrir à la caméra dans l’esprit d’une suggestion porno digne d’une pub sortie des tréfonds du web (“rencontres faciles près de chez toi”).

Kingsman annexe une nouvelle terre à l’hypercontinent absurdement vaste qu’on continue d’appeler la “culture geek”

Ce côté petit malin des rudiments du box-office, parsemant ses films de clins d’œil et d’effets de manche geek comme on se recouvre de grigris pour éloigner le mauvais œil, a fait la réputation de Matthew Vaughn pour le pire mais aussi pour le meilleur. Son œuvre hollywoodienne a presque toujours répété cette troublante cohabitation entre un empaquetage pop très grand public et un goût de la violence à la limite du gore. Dans ce cinéma d’action joyeux, mâtiné de comédie et destiné aux kids du monde entier, ces accès de brutalité nous prennent de court. Ils en inquiètent même certains. Pourtant, à y bien regarder, ils nous excitent prodigieusement : un alliage impur d’innocence et de barbarie y vient au jour, comme une bête féroce et captivante qui se réveille, et tout le film se trouve ainsi électrisé par la possibilité toujours réalimentée de ce déferlement. C’est la scène préférée de Vaughn, celle qu’il aime faire et refaire depuis ses débuts : la bagarre générale, et si possible celle qui n’a aucun sens, celle où des êtres dépourvus de raison se démolissent collectivement. Des ivrognes dans un pub (il a produit les premiers films de Guy Ritchie, dont Snatch) ou, comme dans ce Kingsman, des humains innocents menacés par un virus qui les incite à s’entretuer. Car s’il y a bien un personnage auquel identifier Vaughn ici, c’est son grand méchant pop et tapageur, et après tout pourquoi pas : il y a chez lui une sorte de Zack Snyder médiocre, un goût pour l’orgie brutale à la fois abrutissant et psychédélique, et absolument jouisseur. Rien de mal à ça. Théo Ribeton Kingsman – Services secrets de Matthew Vaughn, avec Colin Firth, Samuel L. Jackson, Taron Egerton (G.-B., 2014, 2 h 09)

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Bons à rien de Gianni Di Gregorio Gianni Di Gregorio fait de la résistance en prônant la muflerie comme règle de vie. ianni Di Gregorio, papy scandaleux qui a débuté une carrière d’acteur et de cinéaste à l’âge où d’autres prennent leur retraite, joue merveilleusement de son archaïsme. Et comme Nanni Moretti est rentré dans le rang et tous les autres disparus, il entretient à lui seul la flamme de la comédie italienne. Dans son troisième film, il distille son charme vieillot mais toujours irrésistible – à condition qu’on soit sensible à ce type d’anachronisme. Mettant un bémol à son donjuanisme chronique (quoique), Di Gregorio fustige ici avec bonheur la vie de bureau sur un mode vintage, bien que quelques indices (téléphone portable, informatique) confirment que l’histoire est bien contemporaine. Il joue un gratte-papier tire-au-flanc qui, au lieu d’accéder enfin à une retraite espérée, voit sa carrière rallongée

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de quelques années et, pire, est muté dans une filiale de sa société au fin fond de la banlieue romaine. Annexe ultramoderne où il est contraint de se mettre à l’informatique, et surtout de travailler… Le sujet central de cette farce, et source de gags jubilatoires, c’est la colère, ou plutôt l’affirmation de soi, dont Gianni découvre soudain les vertus. D’où une suite de facéties où il se venge des humiliations qu’il tolérait auparavant. La vision tatiesque du cinéaste sur l’inhumanité du monde de l’entreprise se double donc du sens habituel de la provoc de Di Gregorio, maestro

de la transgression hédoniste. Ce principe se concrétise avec force à travers un personnage annexe, Marco, collègue gentil et corvéable à merci, auquel Gianni inculque son credo réactif. Si tout n’est pas percutant chez Di Gregorio, et certaines de ses ficelles parfois usées, son cinéma aussi modeste qu’impertinent est un havre de fraîcheur dans un monde confus où le sens de l’humour est en perte de vitesse. Vincent Ostria Bons à rien de Gianni Di Gregorio, avec lui-même, Marco Marzocca (It., 2014, 1 h 27)

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Melinda Sue Gordon/Dogwood Pictures

ChristianB ale et Natalie Portman dans Knight of Cups de Terrence Malick

Berlin sans magie Malgré la faiblesse générale de la sélection, quelques films ont retenu l’attention à la Berlinale.

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asard malheureux du calendrier ? Hégémonie cannoise en perpétuelle expansion qui n’autorise plus aucune concurrence ? Rarement le festival de Berlin aura paru si démuni et peu à même de rivaliser avec Cannes sur le terrain du défilé de haute création cinématographique mondiale. Seulement quelques grands noms – et pas toujours avec des œuvres à la hauteur du nom. Et, plus grave, très peu de découvertes. Côté grandes signatures en voie de démonétisation, Knight of Cups, le nouveau Terrence Malick, seulement deux ans après A la merveille, a laissé pas mal de festivaliers médusés. De façon toujours plus radicale, tout n’est désormais chez Malick que collage d’instants fugitifs, micro-sensations montées en mosaïque, poussière d’existence balayée aux quatre vents d’un montage plus symphonique que jamais. C’est comme si le compte Instagram de toute une vie se trouvait pris dans un shaker et que des instantanés de l’enfance du personnage, de toutes ses histoires d’amour, de ses conflits professionnels étaient recrachés dans le plus grand désordre. Christian Bale est d’ailleurs un peu moins que le personnage central du film (en l’occurence un hipster de L. A. terrassé par la dépression et le doute existentiel), un peu moins que son interprète aussi. Tout juste son premier spectateur, qui se balade les mains dans les poches de son élégant costume sombre et jette un air triste et las en contrechamp unique à toutes les merveilleuses natures mortes malickiennes (un reflet dans une vitre, l’écume d’une vague, un chien dans une piscine en contre-plongée sous-marine). Il y a un certain plaisir sensible, presque fœtal, à se laisser bercer

par le film, ses voix off chuchotantes, son lit de grande musique, ses surfaces visuelles ondoyantes et son ballet de lumière. Mais le revers de ce cinéma du tout-labile, c’est qu’il ne peut faire que glisser et produire sur le spectateur le même détachement flottant que celui qui caractérise son personnage. Werner Herzog est plus coutumier que Malick des variations boursières des auteurs. Longtemps dévalué, il a vu sa cote remonter en flèche depuis une dizaine d’années. Mais la courbe devrait s’inverser avec Queen of the Desert, mélo maladroit autour de l’archéologue aventurière Gertrude Bell (Nicole Kidman). Le film est très conventionnel dans sa présentation mais bizarrement heurté par des rasades d’humour caustique inadapté au genre – comme cette scène romantique observée par un vautour qui dévore ses proies. Dans le registre du classicisme tendu, travaillé par une férocité rentrée, Benoît Jacquot s’en sort mieux avec Le Journal d’une femme de chambre, nouvelle adaptation du roman de Mirbeau (après Renoir et Buñuel), pédagogique dans son souci de faire entendre la langue et la virulence critique de son auteur anarchiste, assez brillant dans le déploiement d’une mise en scène tout en sécheresse et rétention. Plus irrespirable encore que la bourgeoisie française fin XIXe, les turpitudes du clergé. Pablo Larraín (fort du succès de No, son précédent film avec Gael García Bernal sur le référendum chilien de 1988) a séduit largement le festival avec El Club, ténébreuse histoire de prêtres pédophiles. L’atmosphère est étouffante et le cinéaste traite ses personnages, condamnés à chaque instant, avec une brutalité inouïe. Entre sordide gratuit, usage calamiteux

de la musique d’Arvo Pärt et facilités scénaristiques, le film est indigne du grand cinéaste que Pablo Larraín croit devenir. L’autre vainqueur à l’applaudimètre de la compétition est le nouveau Jafar Panahi, intitulé Taxi. C’est en effet un film assez touchant, construit sur un dispositif de caméras fixes rivées à l’avant d’une voiture, proche de celui du Ten de Kiarostami. Un faux chauffeur de taxi (Panahi himself) transporte des dizaines de passagers pendant une même journée. Puzzle de conversations croisées et de personnages hétéroclites, le film encapsule un panoramique vivace de l’Iran d’aujourd’hui, que le cinéaste semble à la fois aimer et abhorrer. En fréquentant les sélections parallèles (le forum, le panorama…), on découvrait quelques gestes formels forts, comme Rabo de Peixe, le nouveau docu/fiction poétique de Joaquim Pinto signé avec Nuno Leonel, Histoire de Judas de Rabah AmeurZaïmeche, évocation ascétique et vibrante de la relation entre Jésus et son apôtre présumé traître, ou encore Le Dos rouge d’Antoine Barraud, très belle réflexion sur le processus créatif, avec pour acteur principal le cinéaste Bertrand Bonello et quelques actrices remarquables autour (Jeanne Balibar, Joana Preiss, Géraldine Pailhas, Valérie Dréville, Isild Le Besco…). Vu son faible niveau, il va de soi que la compétition aurait bénéficié de sélectionner ces films-là et que les programmateurs auraient tout intérêt à updater leur idée d’un “grand film de festival”. Jean-Marc Lalanne et Alex Vicente 65e Berlinale – Festival international du film de Berlin

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Ben Blackall/Channel 4

Cucumber

séries haute couture Avec Catastrophe et Cucumber, l’audacieuse chaîne publique britannique Channel 4 lance son année sur les chapeaux de roue.

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u de France, les premiers émois sériephiles procurés par Channel 4 ont concerné la comédie bizarrement irrésistible Father Ted (1995-1998), et ce n’était pas seulement à cause de la musique composée par The Divine Comedy. La chaîne publique britannique fondée en 1982 – et sa filiale E4, destinée aux 15-34 ans, apparue dix-neuf ans plus tard – dessine depuis son arrivée une trajectoire cohérente et majeure dans le paysage contemporain, suivant à sa manière la révolution du genre initiée aux Etats-Unis. On l’a crue un moment en énorme baisse de régime, dans l’ombre de ses grandes sœurs et néanmoins concurrentes, la BBC et ITV. Mais les faits sont là. Des geeks de The IT Crowd aux gangsters post-The Wire de l’incroyable Top Boy, en passant par la famille perturbée de Shameless, la folie d’Utopia, sans compter Misfits, Skins et My Mad Fat Diary (sur E4), des séries marquantes sont nées grâce à cette tête chercheuse unique en Europe. Sur son territoire, la chaîne joue le rôle qu’a voulu tenir en France Canal+ pendant des années (Les Revenants y a d’ailleurs été diffusée en prime time) et qu’aujourd’hui Arte prend davantage à son compte. La fiction comme terre d’innovation a toujours été un point fort de la télévision anglaise, ce que les patrons des départements drame et comédie de Channel 4, Piers Wenger

et Phil Clarke, appliquent toujours en faisant appel à des personnalités décalées et/ou sans expérience particulière. Le premier expliquait récemment à Digital Spy sa philosophie : “Nous sommes là pour faire ce que les autres ne font pas. Bien sûr, un jeudi soir, les téléspectateurs peuvent tomber chez nous sur une série policière ou un thriller nordique, mais nos séries se doivent d’être plus audacieuses dans le ton.” Ces dernières semaines, Channel 4 a enregistré le retour d’une star de la maison (et de la télé made in UK en général) en la personne de Russell T. Davies. Le Gallois de 51 ans, créateur de la mythique Queer as Folk (1999-2000), est passé lors de la dernière décennie par la case Doctor Who – un monument de la série anglaise –, s’affirmant comme le scénariste le plus en vue du royaume avec Steven Moffat. Il retrouve sa chaîne-cocon avec Cucumber, drame gay sur des quadras en pleins tourments sexuels et affectifs. Un genre de post-scriptum à Queer as Folk qui s’impose déjà comme l’une des plus belles séries de 2015 (cf. Les Inrocks de la semaine dernière). Le seul petit hic pour

l’instant, c’est que Cucumber n’attire pas les foules, à peine plus d’un million de personnes. Mais qui s’en soucie vraiment à Channel 4 ? Jusqu’à un certain point, personne. La dernière comédie diffusée depuis la fin du mois de janvier le prouve. Catastrophe ne fait à peu près aucune concession aux rires gras et se situe dans la lignée des sitcoms dépressives dont Louie constitue l’inaccessible figure de proue. Créée et interprétée par Sharon Horgan et Rob Delaney (une Irlandaise aux faux airs de Connie Britton, l’actrice de Friday Night Lights ; un Américain star de Twitter et du stand-up), la série étudie avec distance et drôlerie la rencontre de ce duo un peu fatigué par la quarantaine. Ces êtres sans attaches s’attachent presque malgré eux, puisque tout leur arrive en même temps : la rencontre, la baise, l’enfant, et peut-être bientôt le mariage. “Je n’arrête pas d’être très excitée et très déprimée simultanément”, dit-elle. De l’autre côté de l’écran, nous apprenons à les connaître au même rythme qu’eux se touchent. Une énergie se crée, celle des séries qui nous accrochent le cœur. Olivier Joyard

genre de post-scriptum à Queer as Folk, Cucumber s’impose déjà comme l’une des plus belles séries de 2015

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à suivre… Alors que les derniers épisodes des aventures de Don Draper vont être diffusés en avril et mai, AMC a lancé un concours original et revigorant en donnant aux spectateurs la possibilité de “réécrire” le pilote de Mad Men, l’un des plus forts de la dernière décennie. Celui-ci a été mis en ligne sur YouTube par petits morceaux. Les fans peuvent choisir une scène et la refaire à leur goût en vidéo. L’épisode entièrement recréé sera finalisé au mois de mai après le choix d’un jury. madmenfancut.com

Portlandia renouvelée La sitcom secouante et alternative de la minuscule chaîne IFC est encore largement inconnue dans nos contrées, mais elle aura droit aux Etats-Unis à deux saisons supplémentaires, les sixième et septième. De quoi se motiver pour rattraper un retard qui devient embarrassant – d’autant qu’elle est visible sur Netflix.

Craig Blankenhorn/NBC

on refait Mad Men

espions mais pas trop

Allegiance est un exemple de raté monumental, comme la télévision US continue d’en produire. Décryptage. a concurrence est si rude, les projets envoyés au cimetière dès le stade du pilote si nombreux, que les bras nous en tombent parfois devant les séries qui se fraient un chemin jusqu’à l’antenne. On imagine les longs mois de travail de la part des scénaristes, les réunions anxiogènes avec la chaîne, Ken Jeong superstar les kilomètres de notes, le soin maniaque Le pilote de Dr. Ken a convaincu apporté à chaque détail, et finalement, la chaîne ABC. L’ancien on comprend en quelques images qu’une médecin devenu comique, repéré pour ses performances flopée de personnes bien intentionnées hilarantes et méchantes dans s’est trompée du début à la fin. En cloque, mode d’emploi et Voilà ce qui arrive devant la nouveauté Community, aura donc droit à sa de NBC, Allegiance, un drame d’espionnage propre série l’année prochaine. familial où un jeune employé de la CIA Ken Jeong y jouera une version découvre que ses parents adorés sont fantasmée de lui-même, en fait des agents russes infiltrés aux ce qui fait forcément très envie. Etats-Unis. Que celui qui vient de penser à The Americans lève le doigt. C’est l’un des premiers réflexes naturels devant ce pitch. L’atmosphère générale de double vie qui parcourt la série affine le diagnostic, Better Call Saul (Netflix) Le prequel de Breaking Bad, avec pour personnage principal même si Allegiance est l’adaptation l’avocat Jimmy McGill (alias l’excité Saul d’un drama israélien, The Gordin Cell. Goodman), tient pour l’instant ses promesses Mais la comparaison s’arrête là tant bavardes et même émouvantes – lire la elle est défavorable à ce produit bancal, critique sur lesinrocks.com. A ne pas rater. qu’on dirait au stade de l’ébauche perpétuelle mais sans le charme des esquisses au fusain de grands maîtres. Actors Studio : Tina Fey (OCS City, Dans Allegiance, les personnages le 18 à 13 h 15) L’actrice et scénariste gesticulent pour donner un semblant de 30 Rock n’a pas de série à l’antenne de profondeur émotionnelle à des situations ces temps-ci. L’occasion de l’écouter revenir sur une carrière déjà capitale potentiellement fortes mais tragiquement de la comédie US. plates. Ils tentent de nous faire croire, et la série avec eux, qu’ils s’appuient sur des années de vie commune. L’incarnation Chefs (France 2, le 15 à 20 h 40) D’accord, impossible est une tare qu’ils porteront Clovis Cornillac en fait un peu trop, mais avec eux jusqu’au bout, probablement ce drame culinaire et filial vaut le détour. bientôt, puisque Allegiance réalise Une rareté en soi dans le domaine des des audiences très molles. Regarde séries françaises grand public. L’épisode 4 est le meilleur de cette première saison. les séries tomber. O. J.

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agenda télé

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désirs d’Avener Après l’explosion du tube Fade out Lines, le Niçois The Avener publie un premier album où l’électronique s’affranchit des codes et lorgne en direction de la pop.

avec

Jim Rosemberg

Ecoutez les albums de la semaine sur

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ien ne prédisait au morceau Fade out Lines le succès qui fut le sien. Sur YouTube, le clip a dépassé les dix millions de vues ; sur iTunes, c’est carrément la folie : le single a été numéro 1 dans pas loin de vingt pays. Les radios se sont également emparées de ce tube évident – simple remix, pourtant, d’un morceau de Phoebe Killdeer – pour en faire un des plus “shazamés” de 2014. “C’est un rêve d’enfant qui se réalise”, avoue Tristan Casara, alias The Avener. Quand on le rencontre au festival Music Village, aux Arcs, en décembre 2014, alors que son premier album est sur le point de sortir, le Niçois digère à peine le succès mondial de son single. “Avec ce titre, je me suis trouvé. C’est un mélange de toutes mes influences en tant que DJ et producteur. J’ai passé dix ans comme DJ résident dans ma ville, à Nice. Je suis passé par plein de styles musicaux. Par moments, même, la musique électronique me plaisait moins. Je la trouvais trop froide, trop agressive, trop aiguë – c’était l’époque de l’engouement pour la dance music américaine. J’ai parfois eu envie de revenir aux basiques : il y a dix ans, j’ai commencé avec la deep house – ce créneau revient en Europe depuis quelque temps.” La deep house, c’est le fil rouge du bien nommé The Wanderings of The Avener, soit les errances de Tristan Casara, qui retrace ici un parcours à la fois musical et personnel en explorant ce qu’il avait mis de côté pendant des années. Pour bricoler cet album – constitué à 80 % de reworks –, The Avener est allé piocher dans un “petit dossier” où il gardait “secrètement” ce qui lui tenait à cœur, attendant le bon moment pour revisiter ce répertoire multiple, voire schizophrène. A travers remixes, samples et featurings, ce premier album voit en effet se croiser les talents de Kadebostany, John Lee Hooker, Adam Cohen, Mazzy Star, Ane Brun ou encore Sixto Rodriguez. Pas vraiment une playlist homogène. Et pourtant, The Avener a su marier les genres en les fondant à la texture de son propre son, peint en clair-obscur, à la fois sautillant et toujours doux – au final, une démarche et une esthétique résolument pop. “Je viens du piano classique, ce qui m’a permis d’ouvrir mon oreille à beaucoup de choses différentes. L’electro, je l’ai découverte à 15 ans. Je suis passé par plein d’étapes :

“aujourd’hui, j’ai du mal à dire où je me trouve. Je fais de la musique, tout simplement” Tristan Casara, aka The Avener

le rock, le blues, le funk… J’ai connu des périodes où, pendant quelques mois, je n’écoutais qu’un seul style. Je me suis perdu dans tout ça. Aujourd’hui, j’ai du mal à dire où je me trouve. Je fais de la musique, tout simplement.” Tristan Casara est né à Nice en 1987. A 5 ans, lors d’un dîner chez des amis de sa mère, il voit un piano pour la première fois. C’est le coup de foudre : en sortant de l’appartement, il demande à intégrer une école de musique et se lance dans une formation classique, qu’il ne mettra de côté qu’à l’adolescence en découvrant Amon Tobin et Aphex Twin. Il possède bientôt ses premières platines et commence à passer de la musique dans les clubs locaux, tout en intégrant une fac de droit qu’il abandonnera rapidement pour se consacrer pleinement à la musique. Suivront de longues années en tant que DJ et “ghost producer” entre Nice et Paris – une période ingrate, pendant laquelle Tristan Casara, devenu The Avener, ne trouve pas sa place dans un paysage électronique à l’offre saturée, et finalement très cloisonnée. The Wanderings of The Avener peut donc être considéré comme une revanche sur le purisme techno-house, mais aussi comme un affranchissement vis-à-vis de l’héritage French Touch, dans la mesure où il s’obstine à suivre ses propres règles en prenant soin de se détacher des tendances, bien que cette souplesse pop dans l’electro soit effectivement une signature typiquement française. L’autre signature de The Avener, c’est de n’avoir jamais perdu de vue les bases de son apprentissage. “Quand tu as commencé la musique aussi tôt, les choses deviennent vite inconscientes quand tu composes. J’ai étudié pendant des années la structure, la musicalité, le langage… Je reproduis forcément, même sans m’en rendre compte, les schémas que j’ai appris.” Ce premier album esquisse ainsi, en prolongeant la longue histoire des musiques électroniques, une sorte de nouveau classicisme. Maxime de Abreu album The Wanderings of The Avener (Capitol/Universal) concerts le 27 février à Toulouse, le 28 à Alençon, le 18 avril à Strasbourg interview intégrale sur theavener.com 18.02.2015 les inrockuptibles 79

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Tindersticks

une saison philharmonique Un mois après son lancement, la Philharmonie de Paris commence à déployer une programmation musicale à la hauteur de ses installations. Après Tindersticks et The Divine Comedy, on pourra bientôt y retrouver Chilly Gonzales, Jeff Mills ou encore Steve Reich pour une mise en scène chorégraphiée de son Music for 18 Musicians. Rock, electro et musique contemporaine semblent avoir trouvé une maison commune. philharmoniedeparis.fr

Woodkid + Lykke Li =